F. Chopin
V.
ne curiosité naturelle s'attache à la biographie des hommes qui ont
consacré de grands talents à glorifier de nobles sentiments, dans des
œuvres d'art où ils brillent comme de splendides météores aux yeux de la
foule, surprise et ravie.
Celle-ci reporte volontiers les impressions admiratives et sympathiques qu'ils réveillent, à leurs noms qu'elle divinise aussitôt, dont elle voudrait immédiatement faire un symbole de noblesse et de grandeur, inclinée qu'elle est à croire que ceux qui savent si bien exprimer et faire parler les purs et beaux sentiments, n'en connaissent pas d'autres. Mais à cette bienveillante prévention, à cette présomption favorable, s'ajoute nécessairement le besoin de les voir justifiées par ceux qui en sont l'objet, ratifiées par leurs vies. Quand dans ses productions on voit le cœur du poète, sentir avec une si exquise délicatesse ce qu'il est doux d'inspirer; deviner avec une si rapide intuition ce que voile l'orgueil, la pudeur craintive, l'ennui amer; peindre l'amour tel que le rêve l'adolescence et tel qu'on en désespère plus tard; quand on voit son génie dominer de si grandes situations, s'élever avec calme au-dessus de toutes les péripéties de l'humaine destinée, trouver dans les entrelacements de ses nœuds inextricables des fils qui la délient fièrement et victorieusement, planer au-dessus de toutes les grandeurs et de toutes les catastrophes, monter vers des sommets que ni les unes ni les autres n'atteignent plus; quand on le voit posséder le secret des plus suaves modulations de ta tendresse et des plus augustes simplicités du courage, comment ne se demanderait-on pas si cette merveilleuse divination est le miracle d'une croyance sincère en ces sentiments,—ou bien—une habile abstraction de la pensée, un jeu de l'esprit?
On s'informe, pourrait-il en être autrement? on cherche en quoi ces hommes, si épris du beau, ont fait différer leurs existences de celles du vulgaire? Comment en agissait cette superbe de la poésie, alors qu'elle était aux prises avec les réalités de la vie et ses intérêts positifs?... En combien ces ineffables émotions de l'amour que le poète chante, étaient effectivement dégagées des aigreurs et des moisissures qui les empoisonnent d'ordinaire?... En combien elles étaient à l'abri de cette évaporation et de cette inconstance qui habituent à n'en plus tenir compte!... On veut savoir si ceux qui ont éprouvé de si nobles indignations, ont toujours été équitables!... Si ceux qui ont exalté l'intégrité, n'ont jamais fait commerce de leur conscience? Si ceux qui ont tant vanté l'honneur, n'ont jamais été timides?... Si ceux qui ont fait admirer la fortitude, n'ont jamais transigé avec leurs faiblesses?...
Beaucoup ont intérêt à connaître les transactions acceptées entre l'honneur, la loyauté, la délicatesse, et les avantages ambitieux, les profits vaniteux, les gains matériels, acquis à leurs dépens, par ceux auxquels fut départie la belle tâche d'entretenir notre foi et notre attachement aux nobles et grands sentiments, en les faisant vivre dans l'art alors qu'ils n'ont plus d'autre refuge ailleurs. Car, pour beaucoup, ces tristes transactions subies par des esprits qui savent si bien faire resplendir le sublime et si bien stigmatiser l'infamie, servent à prouver avec évidence qu'il y a impossibilité ou niaiserie à les refuser. Ils s'en prévalent pour affirmer hautement que ces transactions entre le noble et l'ignoble, entre le grand et le mesquin, entre le laid et le beau éthique, sont inhérents à la fragilité de notre être et à la force des choses, puisqu'elles jaillissent de la nature des êtres et des choses à la fois.
Aussi, lorsque des exemples de malheur viennent apporter un déplorable appui aux assertions ricaneuses des «réalistes» en morale, avec quelle hâte n'appellent-ils pas les plus belles conceptions du poète, de vains simulacres!... De quelle sagesse ne se targuent-ils pas, en prêchant les doctrines savamment préméditées d'une mielleuse et farouche hypocrisie... d'un perpétuel et secret désaccord entre les discours et les poursuites!... Avec quelle cruelle joie ne citent-ils pas ces exemples aux âmes inquiètes et faibles, dont les aspirations juveniles, dont les convictions de la valeur décroissantes essayent encore de se soustraire à ces tristes pactes! De quel fatal découragement celles-ci ne sont-elles pas atteintes devant les violentes alternatives, les séduisantes insinuations, qui se présentent à chaque détour du chemin de la vie, en songeant que les cœurs les plus ardemment épris de sublime, les plus initiés aux susceptibilités de la délicatesse, les plus touchés par les beautés de la candeur, ont pourtant renié dans leurs actes les objets de leur culte et de leurs chants!... De quels doutes angoissés ne sont-elles pas saisies et dévorées devant ces flagrantes contradictions!...
Mais, ce qui peut-être fait le plus de peine à voir, ce sont les cruels sarcasmes déversés sur leurs souffrances par ceux qui répètent: la Poésie, c'est ce qui aurait pu être... se complaisant ainsi à la blasphémer par leur coupable négation!—Non!—Tous les dieux l'attestent, toutes les consciences le disent, toutes les innocences l'affirment, tous les justes le prouvent, tous les repentirs le répètent, toutes les belles âmes le sentent, tous les héros en témoignent, toutes les saintetés le proclament, la poésie n'est point l'ombre de notre imagination, projetée et grandie démesurément sur le plan fuyant de l'impossible! «La Poésie et la Réalité»—(Dichtung und Wahrheit)—ne sont point deux éléments incompatibles, destinés à se côtoyer sans jamais se pénétrer, de l'aveu même de Goethe qui disait d'un poète contemporain, «qu'ayant vécu pour créer des poèmes, il avait fait de sa vie un poème!»—(Er lebte dichtend und dichtete lebend). Goethe était trop poète lui-même pour ne pas savoir que la poésie n'existe que parce qu'elle trouve son éternelle réalité dans les plus beaux instincts du cœur humain. C'est là le secret que, sur ses vieux jours, le «vieillard olympien» disait avoir emmystèré—eingeheimnisst—dans ce vaste poème de Faust, dont la dernière scène nous montre comment la Poésie, qui fut déchaînée par l'imagination sur toutes les latitudes du monde, emportée par la fantaisie sur tous les domaines de l'histoire, rentre dans les sphères célestes guidée par la Réalité de l'amour et du repentir, de l'expiation et de l'intercession!
Il nous est arrivé de dire autrefois: Aussi bien que noblesse, génie oblige[20]. Aujourd'hui, nous voudrions dire: Plus que noblesse, génie oblige, parce que la noblesse qui vient des hommes est, comme toute chose venue d'eux, naturellement imparfaite. Le génie vient de Dieu et, comme toute chose venant de Dieu, il serait naturellement parfait si l'homme ne l'imperfectionnait. C'est lui qui le défigure, le dénature, le dégrade, au gré de ses passions, de ses illusions, de ses vindications! Le génie a sa mission; son nom le dit déjà en l'assimilant à ces êtres célestes qui sont les messagers de la bonne providence. Quand le génie est départi à l'artiste et au poète, sa mission n'est pas d'enseigner le vrai, de commander le bien, qu'une divine révélation a seule autorité d'imposer, qu'une noble philosophie rapproche de la raison et de la conscience humaines. Le génie de la poésie et de l'art a pour mission de faire resplendir le beau du vrai, devant l'imagination charmée et surélevée; de stimuler au bien par le beau, des cœurs émus, entraînés vers ces hautes régions de la vie morale, où la générosité se change en délices, où le sacrifice se transforme en volupté, où l'héroïsme devient un besoin, où, la com-passion remplaçant la passion, l'amour dédaigne de rien demander, sachant que dès lors il trouvera toujours en lui-même de quoi donner! L'art et la poésie sont donc les auxiliaires de la révélation et de la philosophie; auxiliaires aussi indispensables, que l'indescriptible éclat des couleurs et la vague harmonie des tons le sont à la parfaite intégrité de la nature!
Aussi, l'interprète du beau dans la poésie et dans l'art doit-il,—le mot devoir n'est-il pas synonyme de dette?—tout comme l'interprète du vrai et du bien divin, tout comme l'interprète de la raison et de la conscience humaines, après avoir agi par les œuvres de son intelligence, de son imagination, de son inspiration, de ses méditations, agir encore par les actes de sa vie; accorder à un même diapason son chant et son dire, son dire et son faire! Il se le doit à lui-même, il le doit à son art et à sa muse, afin qu'on n'accuse point sa poésie d'être un subtil fantôme et son art de n'être qu'un jeu puéril. Le génie du poète et de l'artiste ne peut doter la poésie d'une incontestable réalité et l'art d'une auguste majesté, qu'en donnant à leurs plus hautes et plus pures aspirations la fécondité solaire de l'exemple, qui appose le sceau de la foi à l'enthousiasme de la manifestation. Sans l'exemple de l'artiste et du poète, la majesté de l'art est abaissée, raillée; la réalité de la poésie est contestée, mise en suspicion, niée!
L'exemple de la froide austérité ou du désintéressement absolu de quelques caractères rigides suffit, il est vrai, à l'admiration des natures calmes et réfléchies. Mais les organisations plus passionnées et plus mobiles, à qui tout milieu terne est insipide, qui recherchent vivement, soit les joies de l'honneur, soit les plaisirs achetés à tout prix, ne se contentent pas de ces exemples aux contours roides, qui n'ont rien d'énigmatique, rien de sinueux, rien de transportant. Tournant vers d'autres l'anxieuse interrogation de leurs regards, ces organisations complexes questionnent ceux qui se sont abreuvés à la bouillante source de douleur, jaillisante au pied des escarpements où l'âme se construit une aire. Elles se libèrent volontiers des autorités séniles; elles déclinent leur compétence. Elles les accusent d'accaparer le monde au profit de leurs sèches passions, de vouloir disposer les effets de causes qui leur échappent, de proclamer des lois dans des sphères où elles ne peuvent pénétrer! Elles passent outre devant les silencieuses gravités de ceux qui pratiquent le bien, sans exaltation pour le beau.
La jeunesse ardente a-t-elle le loisir d'interpréter les silences, de résoudre leurs problèmes? Les battements de son cœur sont trop précipités pour lui laisser la claire-vue des souffrances cachées, des combats mystérieux, des luttes solitaires, dont se compose quelquefois le tranquille coup-d'œil de l'homme de bien. Les âmes agitées ne conçoivent que mal les calmes simplicités du juste, les héroïques sourires du stoïcisme. Il leur faut de l'exaltation, des émotions. L'image les persuade, les larmes leur sont des preuves, la métaphore leur inspire des convictions! À la fatigue des arguments, elles préfèrent la conclusion des entraînements. Mais, comme chez elles le sens du bien et du mal ne s'émousse que lentement, elles ne passent point brusquement de l'un à l'autre; elles commencent par diriger leurs regards avec une avide curiosité vers ces nobles poètes qui les ont entraînés par leurs métaphores, vers ces grands artistes qui les ont émus par leurs images, charmés par leurs élans. C'est à eux qu'elles demandent le dernier mot de ces élans et de ces enthousiasmes!
Aux heures déchirées où, au milieu de la tourmente du sort, le sens secret du bien et du mal, la conscience engourdie, non endormie, deviennent comme un lourd et importun trésor, capable de faire chavirer la frêle barque d'une destinée ou d'une passion si on ne les jette par-dessus bord, dans l'abîme de l'oubli, nul d'entre ceux qui en ont traversé les périls n'a manqué d'évoquer, alors qu'un cruel naufrage le menaçait, des ombres et des mânes glorieux, pour s'informer jusqu'à quel point leurs aspirations ont été vivaces et sincères? Pour s'enquérir avec un ingénieux discernement, de ce qui chez eux était un divertissement, une spéculation de l'esprit, et de ce qui formait une constante habitude de sentiment?—C'est à ces heures aussi que le dénigrement, qui à d'autres moments fut écarté et chassé, réapparaît. Pour le coup, il ne chôme pas; il s'empare avidement des faiblesses, des fautes, des oublis de ceux qui ont flétri les fautes et les faiblesses: il n'en omet aucune. Il attire à lui ce butin, compulse ces faits, pour s'arroger un droit de dédain sur l'inspiration, à laquelle il n'accorde d'autre but que de nous fournir un amusement de bon-goût, un divertissement de haut-goût, comme se les procurent les patriciens de tous les pays, dans tous les temps d'une belle et haute civilisation! Mais, il dénie obstinément à l'inspiration du poète, à l'enthousiasme de l'artiste, le pouvoir de guider nos actions, nos résolutions, nos acquiescements ou nos refus.
Le dénigrement moqueur et cynique sait vanner l'histoire! Laissant tomber le bon grain, il recueille soigneusement l'ivraie, pour répandre sa noire semence sur les pages brillantes où flottent les plus purs désirs du cœur, les plus nobles rêves de l'imagination. Puis, il demande avec l'ironie de la victoire: À quoi bon prendre au sérieux ces excursions dans un domaine où ne se recueille aucun fruit? Quelle valeur attribuer à ces émotions et à ces enthousiasmes qui n'aboutissent qu'au calcul de l'intérêt, ne recouvrant que les intérêts de l'égoïsme? Qu'est-ce donc que ce pur froment qui ne fait germer que la famine? Qu'est-ce donc que ces belles paroles qui n'engendrent que des sentiments stériles? Pur passe-temps de palais, auquel s'associent le foyer du tiers-état, la veillée de la chaumière, mais où les âmes naïves prennent seules au sérieux la fiction, en croyant bonassement que la poésie peut devenir une réalité!...
Avec quelle arrogante dérision le dénigrement ne sait-il pas alors rapprocher, mettre en regard, le noble élan et l'indigne condescendance du poète, le beau chant et la coupable légèreté de l'artiste! Quelle supériorité ne s'adjuge-t-il pas sur les laborieux mérites des honnêtes gens, qu'il considère comme des crustacés, destinés à ne connaître que les immobilités d'une organisation pauvre: ainsi que sur les pompeux enorgueillissements de ces fiers stoïciens, qui ne parviennent pas à répudier, même aussi bien qu'eux, la poursuite haletante de la fortune, avec ses vaines satisfactions et ses jouissances immédiates!... Quel avantage le dénigrement ne s'attribue-t-il pas, dans la concordance logique de ses poursuites avec ses négations! Comme il triomphe lestement des hésitations, des incertitudes, des répugnances de ceux qui voudraient encore croire possible la réunion des sentiments ardents, des impressions passionnées, des dons de l'intelligence, de l'intuition poétique, avec un caractère intègre, une vie intacte, une conduite qui ne dément jamais l'idéal poétique!
Comment alors ne pas être affecté de la plus noble des tristesses, toutes les fois qu'on s'aheurte à un fait qui nous montre le poète désobéissant aux inspirations des muses, ces anges-gardiens du talent, qui lui enseigneraient si bien à faire de sa vie le plus beau de ses poèmes? Quels désastreux scepticismes, quels regrettables découragements, quelles douloureuses apostasies, n'entraînent pas après elles les défaillances de l'artiste? Combien y en a-t-il qui, doutant de la révélation divine, l'ignorant parfois, se rient avec un amer mépris de la philosophie humaine, et ne savent plus à quoi se fier, à qui croire, quand ils ne peuvent plus se fier aux incitations du beau, ni croire au génie!
Et pourtant, elle serait sacrilège la voix qui confondrait ses écarts dans un même anathème, avec les rampements de la bassesse ou l'impudeur vantarde! Elle serait sacrilège, car si l'action du poète a parfois menti à son chant, son chant n'a-il-pas encore mieux renié son action?... Son œuvre ne peut-elle pas contenir des vertus plus efficaces, que son action n'a de forces malfaisantes!—Le mal est contagieux, mais le bien est fécond!—Si les contemporains ont été souvent atteints d'un mortel scepticisme devant le génie en flagrant délit, devant le poète qui se vautre dans les fanges dorées d'un luxe mal acquis, devant l'artiste dont les actions insultent au vrai et outragent le bien, la postérité oublie ces méchants rois de la pensée, comme elle oublia le nom du mauvais roi qui, dans la ballade d'Uhland, méconnut le caractère sacré du barde! Le jour vient où elle jette leur mémoire aux gémonies du non-être! Elle ne connaît plus leur histoire, pendant que, de siècle en siècle, elle abreuve de leurs œuvres sublimes, les générations qui ont la soif du beau!
Le poète apostat, l'artiste renégat, ne sauraient donc jamais être comparés à ces hommes dont la mort ne laisse après eux que la mauvaise odeur de leurs vices, les ruines accumulées par leurs méfaits, les débris informes amoncelés par qui, ayant semé le vent a recueilli la tempête! De tels êtres ne rachètent point un mal transitoire, par un bien durable. Il serait donc injuste de flétrir le poète et l'artiste, avant d'avoir flétri ceux qui leur ont ouvert la voie; le prince qui porte indignement un nom déjà illustre, le financier qui verse des flots d'or dans l'insatiable gueule de la corruption! Qu'on applique d'abord sur leur front, le fer rouge de l'infamie. Ceci fait, ce sera justice de procéder contre le poète et l'artiste; mais, pas avant! Qu'ils passent en premier sous les Fourches-Caudines de la honte, ceux qui passèrent les premiers sur le théâtre du grand-monde, sur les pavois d'une renommée scandaleuse et enviée, sur les tréteaux élégants et enguirlandés d'une mode parasite et d'un succès bâtard, eux, qui n'ont aucune rançon pour les affranchir devant les sentences d'une sainte indignation! Le poète et l'artiste possèdent cette rançon. Qu'ils ne comptent point sur elles, mais qu'on ne la leur dispute pas!
En assouplissant ses convictions devant des passions indignes de son regard d'aigle, habitué à fixer le soleil; devant des avantages plus éphémères que la vague scintillante, indignes de sa cure, le poète n'en a pas moins glorifié les sentiments qui le condamnaient et qui, en pénétrant ses œuvres, leur ont donné une action d'une portée plus vaste que celle de sa vie privée. En succombant aux tentations d'un amour impur ou coupable, en acceptant des bienfaits qui font rougir, des faveurs qui humilient, l'artiste n'en a pas moins ceint d'une immortelle auréole l'idéal de l'amour, la vertu et ses renoncements, l'austérité et ses innocences! Ses créations lui survivent, pour faire aimer le vrai et stimuler au bien des milliers d'âmes, venues au monde après que la sienne aura expié ailleurs les fautes qu'elle a commises, en s'illuminant du bien-fait qu'elle a rêvé.—Oui!—Cela est certain! Les œuvres du poète et de l'artiste ont consolé, rasséréné, édifié plus d'âmes, que les fluctuations de sa triste existence n'ont pu en abattre!
L'art est plus puissant que l'artiste. Ses types et ses héros ont une vie indépendante de son vacillant vouloir, car ils sont une des manifestations de l'éternelle beauté! Plus durables que lui, elles passent de générations en générations, intactes et immarcessibles, renfermant en elles-mêmes une virtuelle faculté de rédemption pour leur auteur.—Puisque l'on peut dire de toute bonne action qu'elle est une belle action, l'on peut dire aussi de toute belle œuvre qu'elle est une bonne œuvre.—Est-ce que le vrai ne s'en dégage pas nécessairement en quelque manière, à travers les fissures du beau, le faux ne pouvant engendrer a lui seul que le laid? Est-ce que, pour les natures plus impressionnables que réfléchies, plus sensibles que conséquentes, le bien ne se dégage pas du beau plus sûrement presque que du vrai, parce qu'en toute manière celui-ci est la source de l'un et de l'autre?
S'il est advenu, hélas! que plusieurs d'entre ceux qui ont immortalisé leurs aspirations en donnent à leur idéal l'impérieux ascendant d'une entraînante éloquence, étouffèrent pourtant ces aspirations et foulèrent un jour aux pieds leur idéal, entraînant ainsi par leur funeste exemple bien des âmes qui eussent pu devenir hautes et sont devenues basses, combien n'y en a-t-il pas à côté de celles-ci, qu'ils ont secrètement confirmées, encouragées, fortifiées dans le vrai ou le bien, par les évocations de leur génie! L'indulgence ne serait peut-être que justice pour eux; mais qu'il est dur de réclamer justice! Combien il déplaît d'avoir à défendre ce qu'on ne voudrait qu'admirer, d'excuser alors qu'on ne voudrait que vénérer!...
Aussi, quel doux orgueil l'ami n'éprouve-t-il pas à remémorer une carrière dans laquelle, pas de dissonances qui blessent, pas de contradictions qu'on doive indulgencier, pas d'erreurs dont il faille remonter le courant pour en trouver l'excuse, pas d'extrêmes qu'on ait à plaindre comme la conséquence d'un excès de causes. Avec quel doux orgueil l'artiste ne nomme-t-il pas celui dont la vie prouve qu'il n'est pas seulement réservé aux natures apathiques, que ne séduisent aucunes fascinations, que n'attirent aucuns mirages, qui ne sont susceptibles d'aucune illusion, qui se bornent aisément aux strictes observances et aux abstinences routinières des lois honorées et honorables, de prétendre à cette élévation d'âme que ne soumet aucun revers, qui ne se dément à aucun instant! À ce titre le souvenir de Chopin restera doublement cher aux amis et aux artistes qu'il a rencontrés sur sa route, comme à ces amis inconnus que les chants du poète lui acquièrent; comme aux artistes qui, en lui succédant, s'attacheront à être dignes de lui!
Dans aucun de ses nombreux replis, le caractère de Chopin n'a recelé un seul mouvement, une seule impulsion, qui ne fût dictée par le plus délicat sentiment d'honneur et la plus noble entente des affections. Et cependant, jamais nature ne fut plus appelée à se faire pardonner des travers, des singularités abruptes, des défauts excusables, mais insupportables. Son imagination était ardente, ses sentiments allaient jusqu'à la violence,—son organisation physique était faible et maladive! Qui peut sonder les souffrances provenant de ce contraste? Elles ont dû être poignantes, mais il n'en donna jamais le spectacle! Il se garda religieusement son propre secret; il déroba ses souffrances à tous les regards sous l'impénétrable sérénité d'une fière résignation.
La délicatesse de sa constitution et de son cœur, en lui imposant le féminin martyre des tortures à jamais inavouées, donnèrent à sa destinée quelques-uns des traits des destinées féminines. Exclu par sa santé de l'arène haletante des activités ordinaires, sans goût pour ce bourdonnement inutile où quelques abeilles se joignent à tant de frelons en y dépensant la surabondance de leurs forces, il se créa une alvéole à l'écart des chemins trop frayés et trop fréquentés. Ni aventures, ni complications, ni épisodes, n'ont marqué dans sa vie qu'il a simplifiée, quoiqu'elle fut dans des conditions qui semblaient rendre ce résultat peu aisé à obtenir. Ses sentiments et ses impressions en formèrent les événements, plus marquants et plus importants pour lui que les changements et les accidents de dehors. Les leçons qu'il donna constamment, avec régularité et assiduité, furent comme sa tâche domestique et journalière, accomplie avec conscience et satisfaction. Il épancha son cœur dans ses compositions, comme d'autres l'épanchent dans la prière, y versant toutes ces effusions refoulées, ces tristesses inexprimées, ces regrets indicibles, que les âmes pieuses versent dans leurs entretiens avec Dieu. Il disait dans ses œuvres, ce qu'elles ne disent qu'à genoux: ces mystères de passion et de douleur qu'il a été permis à l'homme de comprendre sans paroles, parce qu'il ne lui a pas été donné de les exprimer en paroles.
Le souci que Chopin prit d'éviter ce zigzag de la vie, que les allemands appelleraient anti-esthétique, (unästhetisch); le soin qu'il eut d'en élaguer les hors-d'œuvres, l'émiettement en parcelles informes et insubstantielles, en a éloigné les incidents nombreux. Quelques lignes vagues enveloppent son image comme une fumée bleuâtre, disparaissant sous le doigt indiscret qui voudrait la toucher et la suivre. Il ne s'est mêlé à aucune action, à aucun drame, à aucun nœud, à aucun dénouement. Il n'a exercé d'influence décisive sur aucune existence. Sa passion n'a jamais empiété sur aucun désir; il n'a étreint, ni massé, aucun esprit par la domination du sien. Il n'a despotisé aucun cœur, il n'a posé une main conquérante sur aucune destinée: il ne chercha rien, il eût dédaigné de rien demander. Comme du Tasse, on pouvait dire de lui:
Brama assai, poco spera, nulla chiede.
Mais aussi, échappait-il à tous les liens, à tous les rapports, à toutes les amitiés, qui eussent voulu l'entraîner à leur suite et le pousser dans de plus tumultueuses sphères. Prêt à tout donner, il ne se donnait pas lui-même. Peut-être savait-il quel dévouement exclusif sa constance eût été digne d'inspirer, quel attachement sans restriction sa fidélité eût été digne de comprendre, de partager! Peut-être pensait-il, comme quelques âmes ambitieuses, que l'amour et l'amitié s'ils ne sont tout, ne sont rien! Peut-être lui a-t-il coûté plus d'efforts pour en accepter le partage, qu'il ne lui en eût fallu pour ne jamais effleurer ces sentiments et n'en connaître qu'un idéal désespéré!—S'il en a été ainsi, nul ne l'a su au juste, car il ne parlait guère ni d'amour, ni d'amitié. Il n'était pas exigeant, comme ceux dont les droits et les justes exigences dépasseraient de beaucoup ce qu'on aurait à leur offrir. Ses plus intimes connaissances ne pénétraient pas jusqu'à ce réduit sacré où habitait le secret mobile de son âme, absent du reste de sa vie: réduit si dissimulé, qu'on en soupçonnait à peine l'existence!
Dans ses relations et ses entretiens, il semblait ne s'intéresser qu'à ce qui préoccupait les autres; il se gardait de les sortir du cercle de leur personnalité pour les ramener à la sienne. S'il livrait peu de son temps, en revanche ne se réservait-il rien de celui qu'il accordait. Ce qu'il eût rêvé, ce qu'il eût souhaité, voulu, conquis, si sa main blanche et effilée avait pu marier des cordes d'airain aux cordes d'or de sa lyre, nul ne le lui a jamais demandé, nul en sa présence n'eut eu le loisir d'y songer! Sa conversation se fixait peu sur les sujets émouvants. Il glissait dessus et, comme il était peu prodigue de ses instants, la causerie était facilement absorbée par les détails du jour. Il prenait soin d'ailleurs de ne pas lui permettre de s'extraverser en digressions, dont il eût pu devenir le sujet. Son individualité n'appelait guère les investigations de la curiosité, les pensées chercheuses et les stratagèmes scrutateurs; il plaisait trop pour faire réfléchir.
L'ensemble de sa personne, étant harmonieux, ne paraissait demander aucun commentaire. Son regard bleu était plus spirituel que rêveur; son sourire doux et fin ne devenait pas amer. La finesse et la transparence de son teint séduisaient l'œil, ses cheveux blonds étaient soyeux, son nez recourbé expressivement accentué, sa stature peu élevée, ses membres frêles. Ses gestes étaient gracieux et multipliés; le timbre de sa voix un peu assourdi, souvent étouffé. Ses allures avaient une telle distinction et ses manières un tel cachet de haute compagnie, qu'involontairement on le traitait en prince. Toute son apparence faisait penser à celle des convolvulus, balançant sur des tiges d'une incroyable finesse leurs coupes divinement colorées, mais d'un si vaporeux tissu que le moindre contact les déchire.
Il portait dans le monde l'égalité d'humeur des personnes que ne trouble aucun ennui, car elles ne s'attendent à aucun intérêt. D'habitude il était gai; son esprit caustique dénichait rapidement le ridicule bien au-delà des superficies où il frappe tous les yeux. Il déployait dans la pantomime une verve drolatique, longtemps inépuisée. Il s'amusait souvent à reproduire, dans des improvisations comiques, les formules musicales et les tics particuliers de certains virtuoses; à répéter leur gestes et leurs mouvements, à contrefaire leur visage, avec un talent qui commentait en une minute toute leur personnalité. Ses traits devenaient alors méconnaissables, il leur faisait subir les plus étranges métamorphoses. Mais, tout en imitant le laid et le grotesque, il ne perdait jamais sa grâce native; la grimace ne parvenait même pas à l'enlaidir. Sa gaieté était d'autant plus piquante, qu'il en restreignait les limites avec un parfait bon goût et un éloignement ombrageux de ce qui pouvait le dépasser. À aucun des instants de la plus entière familiarité, il ne trouvait qu'une parole malséante, une vivacité déplacée, puissent ne point être choquantes.
Déjà en sa qualité de Polonais, Chopin ne manquait pas de malice; son constant commerce avec Berlioz, Hiller, quelques autres célébrités du temps non moins coutumiers de mots, et de mots poivrés, ne manqua pas d'aiguiser plus encore ses remarques incisives, ses réponses ironiques, ses procédés à double sens. Il avait entre autres de mordantes répliques pour ceux qui eussent essayé d'exploiter indiscrètement son talent. Tout Paris se raconta un jour celle qu'il fit à un amphitryon mal avisé, lorsqu'après avoir quitté la salle à manger il lui montra un piano ouvert! Ayant eu la bonhomie d'espérer et de promettre à ses convives, comme un rare dessert, quelque morceau exécuté par lui, il put s'apercevoir qu'en comptant sans son hôte on compte deux fois. Chopin refusa d'abord; fatigué enfin par une insistance désagréablement indiscrète: «Ah! monsieur», dit-il de sa voix la plus étouffée, comme pour mieux acérer sa parole, «je n'ai presque pas dîné!»—Toutefois, ce genre d'esprit était chez lui plutôt une habilité acquise qu'un plaisir naturel. Il savait se servir du fleuret et de l'épée, parer et toucher! Mais, quand il avait fait sauter l'arme de l'adversaire, il se dégantait et jetait bas la visière, pour n'y plus songer.
Par une exclusion absolue de tout discours dont il eût été l'objet, par une discrétion jamais abandonné sur ses propres sentiments, il réussit à toujours laisser après lui cette impression si chère au vulgaire distingué, d'une présence qui nous charme sans que nous ayons à redouter qu'elle apporte avec elle les charges de ses bénéfices, qu'elle fasse succéder aux épanchements de ses gaietés entraînantes, les tristesses qu'imposent les confidences mélancoliques et les visages assombris, réactions inévitables dans les natures dont on peut dire: Ubi mel, ibi sel. Quoique le monde ne puisse refuser une sorte de respect aux douloureux sentiments qui causent ces réactions, quoiqu'elles aient même pour lui tout l'attrait de l'inconnu et qu'il leur accorde quelque chose comme de l'admiration, il ne les goûte qu'à distance. Il fuit leur approche incommode à ses stagnants repos, aussi empressé à s'apitoyer avec emphase à leur description, qu'à se détourner de leur vue. La présence de Chopin était donc toujours fêtée. N'espérant point être deviné, dédaignant de se raconter lui-même, il s'occupait si fort de tout ce qui n'était pas lui, que sa personnalité intime restait à l'écart, inabordée et inabordable, sous une surface polie et glissante où il était impossible de prendre pied.
Quoique rares, il y eut pourtant des instants où nous l'avons surpris profondément ému. Nous l'avons vu pâlir et blêmir, au point de gagner des teintes vertes et cadavéreuses. Mais dans ses plus vives émotions, il resta concentré. Il fut alors, comme de coutume, avare de paroles sur ce qu'il ressentait; une minute de recueillement déroba toujours le secret de son impression première. Les mouvements qui y succédaient, quelque grâce de spontanéité qu'il sût leur imprimer, étaient déjà l'effet d'une réflexion dont l'énergique volonté dominait un bizarre conflit de véhémence morale et de faiblesses physiques. Ce constant empire exercé sur la violence de son caractère, rappelait la supériorité mélancolique de certaines femmes qui cherchent leur force dans la retenue et l'isolement, sachant l'inutilité des explosions de leurs colères et ayant un soin trop jaloux du mystère de leur passion pour le trahir gratuitement.
Chopin savait noblement pardonner; nul arrière-goût de rancune ne restait dans son cœur contre les personnes qui l'avaient froissé. Mais, comme ces froissements pénétraient très avant dans son âme, ils y fermentaient en vagues peines et en souffrances intérieures, si bien que longtemps après que leurs causes avaient été effacées de sa mémoire il en éprouvait encore les morsures secrètes. Malgré cela, à force de soumettre ses sentiments à ce qui lui semblait devoir être pour être bien, il arrivait jusqu'à savoir gré des services offerts par une amitié mieux intentionnée que bien instruite, qui contrariait sans s'en douter ses susceptibilités cachées. Ces torts de la gaucherie sont cependant les plus malaisés à supporter aux natures nerveuses, condamnées à réprimer l'expression de leurs emportements et amenées par là à une irritation sourde qui, ne portant jamais sur ses vrais motifs, tromperait fort pourtant ceux qui la prendraient pour une irritabilité sans motif. Comme pourtant, manquer à ce qui lui paraissait la plus belle ligne de conduite fut une tentation à laquelle Chopin n'eut pas à résister, car probablement elle ne se présenta jamais à lui, il se garda de déceler en face d'individualités plus vigoureuses et, par cela seul, plus brusques et plus tranchantes que la sienne, les crispations que lui faisaient éprouver leur contact et leur liason.
La réserve de ses entretiens s'étendait aussi à tous les sujets auxquels s'attache le fanatisme des opinions. C'est uniquement par ce qu'il ne faisait pas dans l'étroite circonscription de son activité, qu'on arrivait à en préjuger. Sincèrement religieux et attaché au catholicisme, Chopin n'abordait jamais ce sujet, gardant ses croyances sans les témoigner par aucun apparat. On pouvait longtemps le connaître, sans avoir de notions exactes sur ses idées à cet égard. Il s'entend de soi que, dans le milieu où ses relations intimes le transportèrent peu à peu, il dut renoncer à fréquenter les églises, à voir les ecclésiastiques, à pratiquer tout naturellement la religion, comme cela se fait dans la noble et croyante Pologne où tout homme bien né rougirait d'être tenu pour un mauvais catholique, où il considérerait comme la dernière des injures de s'entendre dire qu'il n'agit pas en bon chrétien. Or, qui ne sait qu'en s'abstenant souvent et longtemps des rites religieux, on finit nécessairement par les oublier plus ou moins? Cependant, quoique pour ne pas donner à ses nouvelles accointances le déplaisir de rencontrer une soutane chez lui, il laissa se détendre ses rapports avec les prêtres du clergé polonais de Paris, ceux-ci ne cessèrent jamais de le chérir comme un de leurs plus nobles compatriotes, dont leurs amis communs leur donnaient de constantes nouvelles.
Son patriotisme se révéla dans la direction que prit son talent, dans ses intimités de choix, dans ses préférences pour ses élèves, dans les services fréquents et considérables qu'il aimait à rendre à ses compatriotes. Nous ne nous souvenons pas qu'il ait jamais pris plaisir à exprimer ses sentiments patriotiques, à parler longuement de la Pologne, de son passé, de son présent, de son avenir, à toucher aux questions historiques qui s'y rattachent. Malheureusement, la haine du conquérant, l'indignation virulente contre une injustice qui crie vengeance au ciel, les désirs et l'espoir d'une revanche éclatante qui étrangle à son tour le vainqueur, n'alimentaient que trop souvent les entretiens politiques dont la Pologne était l'objet. Chopin qui avait si bien appris à l'adorer durant une sorte de trêve dans la longue histoire de ses tortures, n'avait pas eu le temps d'apprendre à haïr, à rêver la vengeance, à savourer l'espoir de souffleter un vainqueur fourbe et déloyal. Il se contentait par conséquent d'aimer le vaincu, de pleurer avec l'opprimé, de chanter et de glorifier ce qu'il aimait, sans philippiques aucunes, sans excursions sur le domaine des prévisions diplomatiques ou militaires qui, faute de mieux, finissaient par des aspirations révolutionnaires antipathiques à sa nature. Les Polonais, voyant toutes les chances de briser le fameux «équilibre européen» basé sur le partage de leur patrie se perdre de plus en plus, étaient convaincus que le monde se déjetterait sous le coup d'un pareil crime de lèse-christianisme. Ils n'avaient peut-être pas tellement tort; l'avenir se chargera de le démontrer! Mais, Chopin ne pouvant encore entrevoir un tel avenir, reculait instinctivement devant des espérances qui lui donnaient pour alliés des hommes et des choses qui ne devaient être que des causes!
S'il s'entretenait quelquefois sur les événements tant discutés en France, sur les idées et les opinions si vivement attaquées, si chaudement défendues, c'était plutôt pour signaler ce qu'il y trouvait de faux et d'erroné que pour en faire valoir d'autres. Amené à des rapports continus avec quelques-uns des hommes avancés qui ont le plus marqué de nos jours, il sut borner entre eux et lui les relations à une bienveillante indifférence, tout à fait indépendante de la conformité des idées. Bien souvent il les laissait s'échauffer et se haranguer entre eux des heures entières, se promenant de long en large dans le fond de la chambre sans ouvrir la bouche. Par moment, son pas devenait plus saccadé; personne n'y prêtait attention, sinon des visiteurs peu familiers avec ce milieu. Ils observaient aussi en lui certains soubresauts nerveux à l'énoncé de certaines énormités ineffables: ses amis s'en étonnaient quand on leur en parlait, sans s'apercevoir qu'il vivait auprès de tous, les voyait, les regardait faire, mais ne vivait avec aucun d'eux, ne leur donnant rien de son «meilleur moi» et ne prenant pas toujours ce qu'on croyait lui avoir donné.
Nous l'avons contemplé de longs instants au milieu de ces conversations vives et entraînantes, dont il s'excluait par son silence. La passion des causeurs le faisait oublier; mais nous avons maintes fois négligé de suivre le fil de leurs raisonnements, pour fixer notre attention sur sa figure. Elle se contractait imperceptiblement et s'assombrissait souvent sous une pénible impression, quand des sujets qui tiennent aux conditions premières de l'existence sociale étaient débattus devant lui avec de si énergiques emportements, qu'on eût pu croire notre sort, notre vie ou notre mort, devoir se décider à l'instant même. Il semblait souffrir physiquement lorsqu'il entendait déraisonner si sérieusement, accumuler si imperturbablement les uns contre les autres des arguments également vides et faux, comme s'il avait entendu une suite de dissonances, voire même une cacophonie musicale. Ou bien, il devenait triste et rêveur. Alors il apparaissait comme un passager à bord d'un vaisseau que la tempête fait rebondir sur les vagues; contemplant l'horizon, les étoiles, songeant à sa lointaine patrie, suivant la manœuvre des matelots, comptant leurs fautes, et se taisant, n'ayant pas la force requise pour saisir un des cordages de la voilure...
Son bon sens plein de finesse l'avait promptement persuadé de la parfaite vacuité de la plupart des discours politiques, des discussions philosophiques, des digressions religieuses. Il arriva ainsi à pratiquer de bonne heure la maxime favorite d'un homme infiniment distingué, à qui nous avons souvent entendu répéter un mot dicté par la sagesse misanthropique de ses vieux ans. Cette façon de sentir surprenait alors notre impatience inexpérimentée; mais depuis, elle nous a frappé par sa triste justesse.—«Vous vous persuaderez un jour, comme moi, qu'il n'y a guère moyen de causer de quoi que ce soit avec qui que ce soit», disait le marquis Jules de Noailles aux jeunes gens qu'il honorait de ses bontés, lorsqu'ils se laissaient entraîner à la chaleur de naïfs débats d'opinions. Chaque fois qu'on lui voyait réprimer une volonté passagère de jeter son mot dans la discussion, Chopin semblait penser, comme pour consoler sa main oisive et la réconcilier avec son luth: Il mondo va da se!
La démocratie représentait à ses yeux une agglomération d'éléments trop hétérogènes, trop tourmentés, d'une trop sauvage puissance, pour lui être sympathique. Il y avait alors plus de vingt ans déjà, que l'avènement des questions sociales fut comparé à une nouvelle invasion de barbares. Chopin était particulièrement et péniblement frappé de ce que cette assimilation avait de terrible. Il désespérait d'obtenir des Attila conduisant les Huns modernes, le salut de Rome auquel est attaché celui de l'Europe! Il désespérait de préserver de leurs destructions et de leurs dévastations, la civilisation chrétienne, devenue la civilisation européenne! Il désespérait de sauver de leurs ravages, l'art, ses monuments, ses accoutumances, la possibilité en un mot de cette vie élégante, molle et raffinée, que chanta Horace et que les brutalités d'une loi agraire tuent nécessairement, puisque ne pouvant obtenir ni l'égalité, ni la fraternité, elles donnent la mort! Il suivait de loin les événements et une perspicacité de coup d'œil, qu'on ne lui eût d'abord pas supposée, lui fit souvent prédire ce à quoi de mieux informés s'attendaient peu. Si des observations de ce genre lui échappaient, il ne les développait point. Ses phrases courtes n'étaient remarquées que quand les faits les avaient justifiées.
Dans un seul cas Chopin se départit de son silence prémédité et de sa neutralité accoutumée. Il rompit sa réserve dans la cause de l'art, la seule sur laquelle il n'abdiqua dans aucune circonstance l'énoncé explicite de son jugement, sur laquelle il s'appliqua avec persistance à étendre l'action de son influence et de ses convictions. Ce fut comme un témoignage tacite, de l'autorité de grand artiste qu'il se sentait légitimement posséder dans ces questions. Les faisant relever de sa compétence et de son appel, il ne laissa jamais de doutes quant à sa manière de les envisager. Pendant quelques années il mit une ardeur passionnée dans ses plaidoyers; c'était celles où la guerre des romantiques et des classiques était si vivement conduite de part et d'autre. Il se rangeait ouvertement parmi les premiers, tout en inscrivant le nom de Mozart sur sa bannière. Comme il tenait plus au fond des choses qu'aux mots et aux noms, il lui suffisait de trouver dans l'immortel auteur du Requiem, de la symphonie dite de Jupiter, etc. les principes, les germes, les origines, de toutes les libertés dont il usait abondamment, (quelques-uns ont dit surabondamment), pour le considérer comme un des premiers qui ouvrirent à la musique des horizonts inconnus: ces horizonts qu'il aimait tant à explorer et où il fit des découvertes qui enrichirent le vieux monde d'un monde nouveau.
En 1832, peu après son arrivée à Paris, en musique comme en littérature, une nouvelle école se formait et il se produisait de jeunes talents qui secouaient avec éclat le joug des anciennes formules. L'effervescence politique des premières années de la révolution de Juillet à peine assoupie, se transporta dans toute sa vivacité sur les questions de littérature et d'art qui s'emparèrent de l'attention et de l'intérêt de tous. Le romantisme fut à l'ordre du jour et l'on combattit avec acharnement pour ou contre. Il n'y eut aucune trêve entre ceux qui n'admettaient pas qu'on pût écrire autrement qu'on n'avait écrit jusque là, et ceux qui voulaient que l'artiste fût libre de choisir la forme pour l'adapter à son sentiment; qui pensaient que, la règle de la forme se trouvant dans sa concordance avec le sentiment qu'on veut exprimer, chaque différente manière de sentir comporte nécessairement une manière différente de se traduire.
Les uns, croyant à l'existence d'une forme permanente dont la perfection représente le beau absolu, jugeaient chaque œuvre de ce point de vue préétabli. En prétendant que les grands maîtres avaient atteint les dernières limites de l'art et sa suprême perfection, ils ne laissaient aux artistes qui leur succédaient d'autre gloire à espérer que de s'en rapprocher plus ou moins par l'imitation. On les frustrait même de l'espoir de les égaler, le perfectionnement d'un procédé ne pouvant jamais s'élever jusqu'au mérite de l'invention.—Les autres niaient que le beau pût avoir une forme fixe et absolue, les styles divers leur apparaissant, à mesure qu'ils se manifestent dans l'histoire de l'art, comme des tentes dressées sur la route de l'idéal: haltes momentanées, que le génie atteint d'époque en époque, que ses héritiers immédiats doivent exploiter jusqu'à leur dernier recoin, mais que ses descendants légitimes sont appelés à dépasser.—Les uns voulaient renfermer dans l'enclos symétrique des mêmes dispositions, les inspirations des temps et des natures les plus dissemblables. Les autres réclamaient pour chacune d'elles la liberté de créer leur langue, leur mode d'expression, n'acceptant d'autre règle que celle qui ressort des rapports directs du sentiment et de la forme, afin que celle-ci fût adéquate à celui-là.
Aux yeux clairvoyants de Chopin, les modèles existants, quelque admirables qu'ils fussent, ne semblaient pas avoir épuisé tous les sentiments que l'art peut faire vivre de sa vie transfigurée, ni toutes les formes dont il peut user. Il ne s'arrêtait pas à l'excellence de la forme; il ne la recherchait même qu'en tant que son irréprochable perfection est indispensable à la complète révélation du sentiment, n'ignorant pas que le sentiment est tronqué aussi longtemps que la forme, restée imparfaite, intercepte son rayonnement comme un voile opaque. Il soumettait ainsi à l'inspiration poétique le travail du métier, enjoignant à la patience du génie d'imaginer dans la forme de quoi satisfaire aux exigences du sentiment. Aussi, reprochait-il à ses classiques adversaires de réduire l'inspiration au supplice de Procuste, sitôt qu'ils n'admettaient pas que certaines manières de sentir sont inexprimables dans les formes préalablement déterminées. Il les accusait de déposséder par avance l'art, de toutes les œuvres qui auraient tenté d'y introduire des sentiments nouveaux, revêtus de ses formes nouvelles qui se puisent dans le développement toujours progressif de l'esprit humain, des instruments qui divulguent sa pensée, des ressources matérielles dont l'art dispose.
Chopin n'admettait pas, qu'on voulût écraser le fronton grec avec la tour gothique, ni qu'on démolisse les grâces pures et exquises de l'architecture italienne, au profil de la luxuriante fantaisie des constructions mauresques; comme il n'eût pas voulu que le svelte palmier vienne à croître en place de ses élégants bouleaux, ni que l'agave des tropiques soit remplacée par le mélèze du nord. Il prétendait goûter le même jour l'Ilyssus de Phidias et le Pensieroso de Michel-Ange, un Sacrement de Poussin et la Barque dantesque de Delacroix, une Improperia de Palestrina et la Reine Mab de Berlioz! Il réclamait son droit d'être pour tout ce qui est beau, admirant la richesse de la variété non moins que la perfection de l'unité. Il ne demandait également à Sophocle et à Shakespeare, à Homère et à Firdousi, à Racine et à Goethe, que d'avoir leur raison d'être dans la beauté propre de leur forme, dans l'élévation de leur pensée, proportionnée, comme la hauteur du jet-d'eau aux feux irisés, à la profondeur de leur source.
Ceux qui voyaient les flammes du talent dévorer insensiblement les vieilles charpentes vermoulues, se rattachaient à l'école musicale dont Berlioz était le représentant le plus doué, le plus vaillant, le plus hasardeux. Chopin s'y rallia complètement et fut un de ceux qui mit le plus de persévérance à se libérer des serviles formules du style conventionnel, aussi bien qu'à répudier les charlatanismes qui n'eussent remplacé de vieux abus que par des abus nouveaux plus déplaisants encore, l'extravagance étant plus agaçante et plus intolérable que la monotonie. Les nocturnes de Field, les sonates de Dussek, les virtuosités tapageuses et les expressivités décoratives de Kalkbrenner, lui étant ou insuffisantes ou antipathiques, il prétendait n'être pas attaché aux rivages fleuris et un peu mignards des uns, ni obligé de trouver bonnes les manières échevelées des autres.
Pendant les quelques années que dura cette sorte de campagne du romantisme, d'où sortirent des coups d'essai qui furent des coups de maître, Chopin resta invariable dans ses prédilections comme dans ses répulsions. Il n'admit pas le moindre atermoiement avec aucun de ceux qui, selon lui, ne représentaient pas suffisamment le progrès ou ne prouvaient pas un sincère dévouement à ce progrès, sans désir d'exploitation de l'art au profit du métier, sans poursuite d'effets passagers, de succès surpris à la surprise de l'auditoire. D'une part, il rompit, des liens qu'il avait contractés avec respect, lorsqu'il se sentit gêné par eux et retenu trop à la rive par des amarres dont il reconnaissait la vétusté. D'autre part, il refusa obstinément d'en former avec de jeunes artistes dont le succès, exagéré à son sens, relevait trop un certain mérite. Il n'apportait pas la plus légère louange à ce qu'il ne jugeait point être une conquête effective pour l'art, une sérieuse conception de la tâche d'un artiste.
Son désintéressement faisait sa force; il lui créait une sorte de forteresse. Car, ne voulant que l'art pour l'art, comme qui dirait le bien pour le bien, il était invulnérable; par là imperturbable. Jamais il ne désira d'être prôné, ni par les uns ni par les autres, à l'aide de ces ménagements imperceptibles qui font perdre les batailles; à l'aide de ses concessions que se font les diverses écoles dans la personne de leurs chefs, lesquelles ont introduit au milieu des rivalités, des empiètements, des déchéances et des envahissements des styles divers dans les différentes branches de l'art, des négociations, des traités et des pactes, semblables à ceux qui forment le but et les moyens de la diplomatie, aussi bien que les artifices et l'abandon de certains scrupules qui en sont inséparables. En refusant d'étayer ses productions d'aucun de ces secours extrinsèques qui forcent le public à leur faire bon accueil, il disait assez qu'il se fiait à leurs beautés pour être sûr qu'elles se feraient apprécier d'elles-mêmes. Il ne tenait pas à hâter et à faciliter leur acceptation immédiate.
Toutefois, Chopin était si intimement et si uniquement pénétré des sentiments dont il croyait avoir connu dans sa jeunesse les types les plus adorables, de ces sentiments que seuls il lui plaisait de confier à l'art; il envisageait celui-ci si invariablement d'un unique et même point de vue, que ses prédilections d'artiste ne pouvaient manquer de s'en ressentir. Dans les grands modèles et les chefs-d'œuvre de l'art, il recherchait uniquement ce qui correspondait à sa nature. Ce qui s'en rapprochait lui plaisait; ce qui s'en éloignait obtenait à peine justice de lui. Rêvant et réunissant en lui-même les qualités souvent opposées de la passion et de la grâce, il possédait une grande sûreté de jugement et se préservait d'une partialité mesquine. Il ne s'arrêtait guère devant les plus grandes beautés et les plus grands mérites, lorsqu'ils blessaient l'une ou l'autre des faces de sa conception poétique. Quelque admiration qu'il eût pour les œuvres de Beethoven, certaines parties lui en paraissaient trop rudement taillées. Leur structure était trop athlétique pour qu'il s'y complût; leurs courroux lui semblaient trop rugissants. Il trouvait que la passion y approche trop du cataclysme; la moelle de lion qui se retrouve dans chaque membre de ses phrases lui était une trop substantielle matière, et les séraphiques accents, les raphaëlesques profils, qui apparaissent au milieu des puissantes créations de ce génie, lui devenaient par moments presques pénibles dans un contraste si tranché.
Malgré le charme qu'il reconnaissait à quelques-unes des mélodies de Schubert, il n'écoutait pas volontiers celles dont les contours étaient trop aigus pour son oreille, où le sentiment est comme dénudé, où l'on sent, pour ainsi dire, palpiter la chair et craquer les os sous l'étreinte de la douleur. Toutes les rudesses sauvages lui inspiraient de l'éloignement. En musique, comme en littérature, comme dans l'habitude de la vie, tout ce qui se rapproche du mélodrame lui était un supplice. Il repoussait le côté furibond et frénétique du romantisme; il ne supportait pas l'ahurissement des effets et des excès délirants. «Il n'aimait pas Shakespeare sans de fortes restrictions; il trouvait ses caractères trop étudiés sur le vif et parlant un langage trop vrai; il aimait mieux les synthèses épiques et lyriques qui laissaient dans l'ombre les pauvres détails de l'humanité. C'est pourquoi il parlait peu et n'écoutait guère, ne voulant formuler ses pensées ou recueillir celles des autres que quand elles étaient arrivées à une certaine élévation.»[21].
Cette nature si constamment maîtresse d'elle-même, pour laquelle la divination, l'entre-vue, le pressentiment, offraient ce charme de l'inachevé, si cher aux poètes qui savent la fin des mots interrompus et des pensées tronquées; cette nature si pleine de délicates réserves, ne pouvait éprouver qu'un ennui, comme scandalisé, devant l'impudeur de ce qui ne laissait rien à pénétrer, rien à comprendre au delà. Nous pensons que s'il lui avait fallu se prononcer à cet égard, il eût avoué qu'à son goût il n'était permis d'exprimer les sentiments qu'à condition d'en laisser la meilleure partie à deviner. Si, ce qu'on est convenu d'appeler le classique dans l'art, lui semblait imposer des restrictions trop méthodiques, s'il refusait de se laisser garrotter par ces menottes et glacer par ce système conventionnel, s'il ne voulait pas s'enfermer dans les symétries d'une cage, c'était pour s'élever dans les nues, chanter comme l'alouette plus près du bleu du ciel, ne devoir jamais descendre de ces hauteurs. Il eût voulu ne se livrer au repos qu'en planant dans les régions élevées, comme l'oiseau de paradis dont on disait jadis qu'il ne goûtait le sommeil qu'en restant les ailes étendues, bercé par les souffles de l'espace, au haut des airs où il suspendait son vol. Chopin se refusait obstinément à s'enfoncer dans les tanières des forêts, pour prendre note des vagissements et des hurlements dont elles sont remplies; à explorer les déserts affreux, en y traçant des sentiers que le vent perfide roule avec ironie sur les pas du téméraire qui essaye de les former.
Tout ce qui dans la musique italienne est si franc, si lumineux, si dénué d'apprêt, en même temps que de science; tout ce qui dans l'art allemand porte le cachet d'une énergie populaire, quoique puissante, lui plaisait également peu. À propos de Schubert il dit un jour: «que le sublime était flétri lorsque le commun ou le trivial lui succédait». Hummel, parmi les compositeurs de piano, était un des auteurs qu'il relisait avec le plus de plaisir. Mozart représentait à ses yeux le type idéal, le poète par excellence, car il condescendait plus rarement que tout autre à franchir les gradins qui séparent la distinction de la vulgarité. Il aimait précisément dans Mozart le défaut qui lui fit encourir le reproche que son père lui adressait après une représentation de l'Idoménée: «Vous avez eu tort de n'y rien mettre pour les longues oreilles». La gaieté de Papageno charmait celle de Chopin; l'amour de Tamino et ses mystérieuses épreuves lui semblaient dignes d'occuper sa pensée; Zerline et Mazetto l'amusaient par leur naïveté raffinée. Il comprenait les vengeances de Donna Anna, parce qu'elles ne ramenaient que plus de voiles sur son deuil. À côté de cela, son sybaritisme de pureté, son appréhension du lieu-commun étaient tels, que même dans Don Juan, même dans cet immortel chef-d'œuvre, il découvrait des passages dont nous lui avons entendu regretter la présence» Son culte pour Mozart n'en était pas diminué, mais comme attristé. Il parvenait bien à oublier ce qui lui répugnait, mais se réconcilier avec, lui était impossible. Ne subissait-il pas en ceci les douloureuses conditions de ces supériorités d'instinct, irraisonnées et implacables, dont nulle persuasion, nulle démonstration, nul effort ne parviennent jamais à obtenir l'indulgence, ne fût-ce que celle de l'indifférence, pour des objets d'un spectacle antipathique et d'une aversion si insurmontable qu'elle est comme une sorte d'idiosyncrasie?
Chopin donna à nos essais, à nos luttes d'alors, si remplies encore d'hésitations et d'incertitudes, d'erreurs et d'exagérations, qui rencontraient plus de sages hochant la tête que de contradicteurs glorieux, l'appui d'une rare fermeté de conviction, d'une conduite calme et inébranlable, d'une stabilité de caractère également à l'épreuve des lassitudes et des leurres, en même temps que l'auxiliaire efficace qu'apporte à une cause le mérite des ouvrages qu'elle peut revendiquer. Chopin accompagna ses hardiesses de tant de charme, de mesure et de savoir, qu'il fut justifié d'avoir eu confiance en son seul génie par la prompte admiration qu'il inspira. Les solides études qu'il avait faites, les habitudes réfléchies de sa jeunesse, le culte dans lequel il fut élevé pour les beautés classiques, le préservèrent de perdre ses forces en tâtonnements malheureux et en demi-réussites, comme il est arrivé à plus d'un partisan des idées nouvelles.
Sa studieuse patience à élaborer et à parachever ses ouvrages le mettait à l'abri des critiques qui enveniment les dissentiments, en s'emparant de victoires faciles et insignifiantes dues aux omissions et à la négligence de la mégarde. Exercé de bonne heure aux exigences de la règle, ayant même produit de belles œuvres dans lesquelles il s'y était astreint, il ne la secouait qu'avec l'à-propos d'une justesse savamment méditée. Il avançait toujours en vertu de son principe, sans se laisser emporter à l'exagération ni séduire aux transactions, délaissant volontiers les formules théoriques pour ne poursuivre que leurs résultats. Moins préoccupé des disputes d'école et de leurs termes que de se donner la meilleure des raisons, celle d'une œuvre accomplie, il eut ainsi le bonheur d'éviter les inimitiés personnelles et les accommodements fâcheux.
Plus tard, le triomphe de ses idées ayant diminué l'intérêt de son rôle, il ne chercha pas d'autre occasion pour se placer derechef à la tête d'un groupe quelconque. En cette unique occurrence où il prit rang dans un conflit de parti, il fit preuve de convictions absolues, tenaces et inflexibles, comme toutes celles qui, en étant vives, se font rarement jour. Mais, sitôt qu'il vit son opinion avoir assez d'adhérents pour régner sur le présent et dominer l'avenir, il se retira de la mêlée, laissant les combattants s'assaillir dans des escarmouches moins utiles à la cause qu'agréables aux gens qui aiment à se battre, surtout à battre, au risque d'être battus. Vrai grand-seigneur et vrai chef de parti, il se garda de survaincre, de poursuivre une arrière-garde en déroute, se conduisant en prince victorieux auquel il suffit de savoir que sa cause est hors de danger pour ne plus se mêler aux combattants.
Avec les dehors plus modernes, plus simples, moins extatiques, Chopin avait pour l'art le culte respectueux que lui portaient les premiers maîtres du moyen-âge. Comme pour eux, l'art était pour lui une belle, une sainte vocation. Comme eux, fier d'y avoir été appelé, il desservait ses rites avec une piété émue. Ce sentiment s'est révélé à l'heure de sa mort dans un détail, dont les mœurs de la Pologne nous expliquent seules toute la signification. Par un usage moins répandu de nos temps, mais qui toutefois y subsiste encore, on y voyait souvent les mourants choisir les vêtements dans lesquels ils voulaient être ensevelis, préparés par quelques-uns longtemps à l'avance[22].
Leurs plus chères, leurs plus intimes pensées, s'exprimaient ou se trahissaient ainsi, pour la dernière fois. Les robes monastiques étaient fréquemment désignées par des personnes mondaines; les hommes préféraient ou refusaient le costume de leurs charges, selon que des souvenirs glorieux ou chagrins s'y rattachaient, Chopin, qui parmi les premiers artistes contemporains donna le moins de concerts, voulut pourtant être mis au tombeau dans les habits qu'il y avait portés. Un sentiment naturel et profond, découlant d'une source intarissable d'enthousiasme pour son art, a sans doute dicté ce dernier vœu, alors que, remplissant fervemment les derniers devoirs du chrétien, il quittait tout ce que de la terre il ne pouvait emporter aux cieux. Longtemps avant l'approche de la mort, il avait rattaché à l'immortalité son amour et sa foi en l'art. Il voulut témoigner une fois de plus au moment ou il serait couché dans le cercueil, par un muet symbole comme de coutume, l'enthousiasme qu'il avait gardé intact pendant toute sa vie. Il mourut fidèle à lui-même, adorant dans l'art ses mystiques grandeurs et ses plus mystiques révélations.
En se retirant, ainsi que nous l'avons dit, du tournant tempêtueux de sa société, Chopin reportait ses sollicitudes et ses affections dans le rayon de sa famille, de ses connaissances de jeunesse, de ses compatriotes. Il conserva avec eux, sans aucune interruption, des rapports fréquents, qu'il entretenait avec un grand soin. Sa sœur Louise lui était surtout chère; une certaine ressemblance dans la nature de leur esprit et la pente de leurs sentiments, les rapprocha plus particulièrement encore. Elle fit plusieurs fois le voyage de Varsovie à Paris, pour le voir; en dernier lieu, elle vint y passer les trois derniers mois de la vie de son frère, pour l'entourer de ses soins dévoués.
Dans ses relations avec ses parents, Chopin mettait une grâce charmante. Non content d'entretenir avec eux une correspondance active, il profitait de son séjour à Paris pour leur procurer ces mille surprises que donnent les nouveautés, les bagatelles, les infiniment petits, infiniment jolis, dont la primeur fait le charme. Il recherchait tout ce qu'il croyait pouvoir être agréable à Varsovie et y envoyait continuellement des petits riens, modes ou babioles nouvelles. Il tenait à ce qu'on conservât ces objets, si futiles, si insignifiants qu'ils fussent, comme pour être toujours présent au milieu de ceux à qui il les destinait. De son côté, il attachait un grand prix à toute preuve d'affection venue de ses parents. Recevoir de leurs nouvelles ou des marques de leur souvenir lui était une fête; il ne la partageait avec personne, mais on s'en apercevait au souci qu'il prenait de tous les objets qui lui arrivaient de leur part. Les moindres d'entre eux lui étaient précieux et, non seulement il ne permettait pas aux autres de s'en servir, mais il était visiblement contrarié lorsqu'on y touchait.
Quiconque arrivait de Pologne était le bienvenu auprès de lui. Avec ou sans lettre de recommandation il était reçu à bras ouverts, comme s'il eût été de la famille. Il permettait à des personnes souvent inconnues quand elles venaient de son pays, ce qu'il n'accordait à aucun d'entre nous: le droit de déranger ses habitudes. Il se gênait pour elles, il les promenait, il retournait vingt fois de suite aux mêmes lieux pour leur faire voir les curiosités de Paris, sans jamais témoigner d'ennui à ce métier de cicerone et de badaud. Puis, il donnait à dîner à ces chers compatriotes, dont la veille il avait ignoré l'existence; il leur évitait toutes les menues-dépenses, il leur prêtait de l'argent. Mieux que cela; on voyait qu'il était heureux de le faire, qu'il éprouvait un vrai bonheur à parler sa langue, à se trouver avec les siens, à se retrouver par eux dans l'atmosphère de sa patrie qu'il lui semblait encore respirer à côté d'eux. On voyait combien il se plaisait à écouter leurs tristes récits, à distraire leurs douleurs, à détourner leurs sanglants souvenirs, eu consolant leurs suprêmes regrets par les infinies promesses d'une espérance éloquemment chantée.
Chopin écrivait régulièrement aux siens, mais seulement à eux. Une de ses bizarreries consistait à s'abstenir de tout échange de lettres, de tout envoi de billets; on eût pu croire qu'il avait fait vœu de n'en jamais adresser à des étrangers. C'était chose curieuse de le voir recourir à tous les expédients pour échapper à la nécessité de tracer quelques lignes. Maintes fois il préféra traverser Paris d'un bout à l'autre pour refuser un dîner ou faire part de légères informations, plutôt que de s'en épargner la peine au moyen d'une petite feuille de papier. Son écriture resta comme inconnue à la plupart de ses amis. On dit qu'il lui est arrivé de s'écarter de cette habitude en faveur de ses belles compatriotes fixées à Paris, dont quelques-unes possèdent de charmants autographes de lui, tous en polonais. Cette infraction à ce qu'on eût pu prendre pour une règle, s'explique par le plaisir qu'il avait à parler sa langue, qu'il employait de préférence et dont il se plaisait à traduire aux autres les locutions les plus expressives. Comme les slaves en général, il possédait très bien le français; d'ailleurs, vu son origine française, il lui avait été enseigné avec un soin particulier. Mais, il s'en accomodait mal, lui reprochant d'être peu sonore à l'oreille et d'un génie froid.
Cette manière de le juger est d'ailleurs assez répandue parmi les Polonais, qui s'en servent avec une grande facilité, le parlent beaucoup entre eux, souvent mieux que leur propre langue, sans jamais cesser de se plaindre à ceux qui ne la connaissent pas de ne pouvoir rendre dans un autre idiome que le leur, les chatoiements infinis de l'émotion, les nuances éthérées de la pensée! C'est tantôt la majesté, tantôt la passion, tantôt la grâce, qui à leur dire fait défaut aux mots français. Si on leur demande le sens d'un vers, d'une parole citée par eux en polonais,—Oh! c'est intraduisible!—est immanquablement la première réponse faite à l'étranger. Viennent ensuite les commentaires, qui servent surtout à commenter l'exclamation, à expliquer toutes les finesses, tous les sous-entendus, tous les contraires renfermés dans ces mots intraduisibles! Nous en avons cité quelques exemples, lesquels joints à d'autres, nous portent à supposer que cette langue a l'avantage d'imager les substantifs abstraits et que, dans le cours de son développement, elle a dû au génie poétique de la nation d'établir entre les idées un rapprochement frappant et juste par les étymologies, les dérivations, les synonymes. Il en résulte comme un reflet coloré, ombre, ou lumière, projeté sur chaque expression.
L'on pourrait dire ainsi que les mots de cette langue font nécessairement vibrer dans l'esprit un son enharmonique imprévu, ou bien, le son correspondant d'une tierce qui module immédiatement la pensée en un accord majeur ou mineur. La richesse de son vocabulaire permet toujours le choix du ton; mais la richesse peut devenir une difficulté et il ne serait pas impossible d'attribuer l'usage des langues étrangères, si répandues en Pologne, aux paresses d'esprit et d'études qui veulent échapper à la fatigue d'une habileté de diction, indispensable dans une langue pleine de soudaines profondeurs et d'un laconisme si énergique, que l'à-peu-près y devient difficile et la banalité insoutenable. Les vagues assonances de sentiments mal définis sont incompressibles dans les fortes nervures de sa grammaire. L'idée n'y peut sortir d'une pauvreté singulièrement dénudée, tant qu'elle reste en deçà des bornes du lieu-commun; par contre, elle réclame une rare précision de termes pour ne pas devenir baroque au delà. La littérature polonaise compte moins que d'autres les noms d'auteurs devenus classiques; en revanche, presque chacun d'eux dota sa patrie d'une de ces œuvres qui restent à jamais. Elle doit peut-être à ce caractère hautain et exigeant de son idiome, de voir le nombre de ses chefs-d'œuvre en proportion plus grande qu'ailleurs avec celui de ses littérateurs. On se sent maître, quand on se hasarde à manier cette belle et riche langue[23].
L'élégance matérielle était aussi naturelle à Chopin que celle de l'esprit. Elle se trahissait autant dans les objets qui lui appartenaient, que dans ses manières distinguées. Il avait la coquetterie des appartements; aimant beaucoup les fleurs, il en ornait toujours le sien. Sans approcher de l'éclatante richesse dont à cette époque quelques-unes des célébrités de Paris décoraient leurs demeures, il gardait sur ce point, ainsi que sur le chapitre des élégances de cannes, d'épingles, de boutons, des bijoux fort à la mode alors, l'instinctive ligne du comme il faut, entre le trop et le trop peu.
Comme il ne confondait son temps, sa pensée, ses démarches, avec ceux de personne, la société des femmes lui était souvent plus commode en ce qu'elle obligeait à moins de rapports subséquents. Ayant toujours conservé une exquise pureté intérieure que les orages de la vie ont peu troublé, jamais souillé, car ils n'ébranlèrent jamais en lui le goût du bien, l'inclination vers l'honnête, le respect de la vertu, la foi en la sainteté, Chopin ne perdit jamais cette naïveté juvénile qui permet de se trouver agréablement dans un cercle dont la vertu, l'honnêteté, la respectabilité, font les principaux frais et le plus grand charme. Il aimait les causeries sans portée des gens qu'il estimait; il se complaisait aux plaisirs enfantins des jeunes personnes. Il passait volontiers de soirées entières à jouer au colin-maillard avec de jeunes filles, à leur conter des historiettes amusantes ou cocasses, à les faire rire de ces rires fous de la jeunesse qui fout encore plus plaisir à entendre que le chant de la fauvette.
Tout cela réuni faisait que Chopin, si intimement lié avec quelques-unes des personnalités les plus marquantes du mouvement artistique et littéraire d'alors que leurs existences semblaient n'en faire qu'une, resta néanmoins un étranger au milieu d'elles. Son individualité ne se fondit avec aucune autre. Personne d'entre les Parisiens n'était à même de comprendre cette réunion, accomplie dans les plus hautes régions de l'être, entre les aspirations du génie et la pureté des désirs. Encore moins pouvait-on sentir le charme de cette noblesse infuse, de cette élégance innée, de cette chasteté virile, d'autant plus savoureuse qu'elle était plus inconsciente de ses dédains pour le charnel vulgaire là, où tous croyaient que l'imagination ne pouvait être coulée dans les moules d'un chef-d'œuvre, que chauffée à blanc dans les hauts fourneaux d'une sensualité âcre et pleine d'infâmes scories!
Mais, une des plus précieuses prérogatives de la pureté intérieure étant de ne pas deviner les raffinements, de ne pas apercevoir les cynismes de l'impudeur, Chopin se sentait oppressé par le voisinage de certaines personnalités dont l'œil n'avait plus de transparence, dont l'haleine était impure, dont les lèvres se plissaient comme celles d'un satyre, sans se douter le moins du monde que des faits, qu'il appelait les écarts du génie, étaient élevés à la hauteur d'un culte envers la déesse Matière! Le lui eût-on dit mille fois, jamais on ne lui eût persuadé que la rudesse baroque des manières, le parler sans-gêne des appétits indignes, les envieuses diatribes contre les riches et les grands, étaient autre chose que le manque d'éducation d'une classe inférieure. Jamais il n'eût cru que chaque pensée lascive, chaque espoir honteux, chaque souhait rapace, chaque vœu homicide, était l'encens offert à cette basse idole et que chacune de ces exhalaisons, devenue si vite d'étourdissante, fétide, était reçue dans les cassolettes de similor d'une poésie menteuse, comme un hommage de plus dans l'apothéose sacrilège!
La campagne et la vie de château lui convenaient tellement, que pour en jouir il acceptait une société qui ne lui convenait pas du tout. On pourrait en induire qu'il lui était plus aisé d'abstraire son esprit des gens qui l'entouraient, de leur partage bruyant comme le son des castagnettes, que d'abstraire ses sens de l'air étouffé, de la lumière, terne, des tableaux prosaïques de la ville, où les passions sont excitées et surexcitées à chaque pas, les organes rarement flattés. Ce que l'on y voit, ce que l'on y entend, ce que l'on y sent, frappe au lieu de bercer, fait sortir de soi, au lieu de faire rentrer en soi. Chopin en souffrait, mais ne se rendait pas compte de ce qui l'offusquait, aussi longtemps que des salons amis l'attendirent et que la lutte des opinions littéraires et artistiques le préoccupa vivement. L'art pouvait lui faire oublier la nature; le beau dans les créations de l'homme pouvait lui remplacer pour quelque temps le beau des créations de Dieu; aussi, aimait-il Paris. Mais, il était heureux chaque fois qu'il pouvait le laisser loin derrière lui!
À peine était-il arrivé dans une maison de campagne, à peine se voyait-il entouré de jardins, de vergers, de potagers, d'arbres, de hautes herbes, de fleurs telles quelles, qu'il semblait un autre homme, un homme transfiguré. L'appétit lui revenait, sa gaieté débordait, ses bons-mots pétillaient. Il s'amusait de tout avec tous, devenait ingénieux à varier les amusements, à multiplier les épisodes égayants de cette existence au grand air qui le ranimait, de cette liberté rustique si fort de son goût. La promenade ne l'ennuyait pas; il pouvait beaucoup marcher et roulait volontiers en voiture. Il observait et décrivait peu ces paysages agrestes; cependant il était aisé de remarquer qu'il en avait une impression très vive. À quelques mots qui lui échappaient, on eût dit qu'il se sentait plus près de sa patrie en se trouvant au milieu des blés, des prés, des haies, des foins, des fleurs des champs, des bois qui partout ont les mêmes senteurs. Il préférait se voir entre les laboureurs, les faucheurs, les moissonneurs, qui dans tous les pays se ressemblent un peu, qu'entre les rues et les maisons, les ruisseaux et les gamins de Paris, qui certes ne ressemblent à rien et ne peuvent rien rappeler à personne, tout l'ensemble gigantesque, souvent discordant, de la «grand' ville», a quelque chose d'écrasant pour des natures sensitives et maladives.
En outre, Chopin aimait à travailler à la campagne, comme si cet air pur, sain et pénétrant, ravigotait son organisme qui s'étiolait au milieu de la fumée et de l'air épais de la rue! Plusieurs de ses meilleurs ouvrages écrits durant ses villeggiature, renferment peut-être le souvenir de ses meilleurs jours d'alors.
VI.
hopin est né à Żelazowa-Wola, près de Varsovie, en 1810. Par un hasard
rare chez les enfants, il ne gardait pas le souvenir de son âge dans ses
premières années; il paraît que la date de sa naissance ne fut fixée
dans sa mémoire que par une montre, dont une grande artiste, une vraie
musicienne, lui fit cadeau en 1820, avec cette inscription: «Madame
Catalani, à Frédéric Chopin âgé de dix ans». Le pressentiment de la
femme douée, donna peut-être à l'enfant timide la prescience de son
avenir! Rien d'extraordinaire ne marqua du reste le cours de ses
premières années. Son développement intérieur traversa probablement peu
de phases, n'eut que peu de manifestations. Comme il était frêle et
maladif, l'attention de sa famille se concentra sur sa santé. Dès lors
sans doute il prit l'habitude de cette affabilité, de cette bonne grâce
générale, de cette discrétion sur tout ce qui le faisait souffrir, nées
du désir de rassurer les inquiétudes qu'il occasionnait.
Aucune précocité dans ses facultés, aucun signe précurseur d'un remarquable épanouissement, ne révélèrent dans sa première jeunesse une future supériorité d'âme, d'esprit ou de talent. En voyant ce petit être souffrant et souriant, toujours patient et enjoué, on lui sut tellement gré de ne devenir ni maussade, ni fantasque, que l'on se contenta sans doute de chérir ses qualités, sans se demander s'il donnait son cœur sans réserve et livrait le secret de toutes ses pensées. Il est des âmes qui, à l'entrée de la vie, sont comme de riches voyageurs amenés par le sort au milieu de simples pâtres, incapables de reconnaître le haut rang de leurs hôtes; tant que ces êtres supérieurs demeurent avec eux, ils les comblent de dons qui sont nuls relativement à leur propre opulence, suffisants toutefois pour émerveiller des cœurs ingénus et répandre le bonheur au sein de leurs paisibles accoutumances. Ces êtres donnent en affectueuses expansions bien plus que ceux qui les entourent; on est charmé, heureux, reconnaissant, on suppose qu'ils ont été généreux, tandis qu'en réalité ils n'ont encore été que peu prodigues de leurs trésors.
Les habitudes que Chopin connut avant toutes autres, entre lesquelles il grandit comme dans un berceau solide et moëlleux, furent celles d'un intérieur uni, calme, occupé; aussi ces exemples de simplicité, de piété et de distinction, lui restèrent toujours les plus doux et les plus chers. Les vertus domestiques, les coutumes religieuses, les charités pieuses, les modesties rigides, l'entourèrent d'une pure atmosphère, où son imagination prit ce velouté tendre des plantes qui ne furent jamais exposées aux poussières des grands chemins.
La musique lui fut enseignée de bonne heure. À neuf ans il commença à l'apprendre et fut bientôt confié à un disciple passionné de Sébastien Bach, Żywna, qui dirigea ses études durant de longues années selon les errements d'une école entièrement classique. Il est à supposer que lorsque, d'accord avec ses désirs et sa vocation, sa famille lui faisait embrasser la carrière de musicien, aucun prestige de vaine gloriole, aucune perspective fantastique, n'éblouissaient leurs yeux et leurs espérances. On le fit travailler sérieusement et consciencieusement, afin qu'il fût un jour maître savant et habile, sans s'inquiéter outre mesure du plus ou moins de retentissement qu'obtiendraient les fruits de ces leçons et de ces labeurs du devoir.
Il fut placé assez jeune dans un des premiers collèges de Varsovie, grâce à la généreuse et intelligente protection que le prince Antoine Radziwiłł accorda toujours aux arts et aux jeunes talents, dont il reconnaissait la portée avec le coup d'œil d'un homme et d'un artiste distingué. Le prince Radziwiłł ne cultivait pas la musique en simple dilettante; il fut compositeur remarquable. Sa belle partition de Faust, publiée il y a nombre d'années, continue d'être exécuté chaque hiver par l'académie de chant de Berlin. Elle nous semble encore supérieure, par son intime appropriation aux tonalités des sentiments de l'époque où la première partie de ce poème fut écrite, à diverses tentatives pareilles faites de son temps.
En subvenant aux moyens assez restreints de la famille de Chopin, le prince fit à celui-ci l'inappréciable don d'une belle éducation, dont aucune partie ne resta négligée. Son esprit élevé le mettant à même de comprendre toutes les exigences de la carrière d'un artiste, ce fut lui qui, depuis l'entrée de son protégé au collège jusqu'à l'achèvement complet de ses études, paya sa pension par l'entremise d'un ami, M. Antoine Korzuchowski, lequel garda toujours avec Chopin les relations d'une cordiale et constante amitié. De plus, le prince Radziwiłł faisait souvent intervenir Chopin aux parties de campagne, aux soirées, aux dîners qu'il donnait, plus d'une anecdote se rattacha dans la mémoire du jeune homme à ces charmants instants, qu'animait tout le brio de la gaieté polonaise. Il y joua souvent un rôle piquant, par son esprit comme par son talent, gardant le souvenir attendri de plus d'une beauté rapidement passée devant ses yeux. Dans le nombre, la jeune Psse Élise, fille du prince, morte à la première fleur de l'âge, lui laissa la plus suave impression d'un ange pour un moment exilé ici-bas.
Le charmant et facile caractère que Chopin apporta sur les bancs de l'école, le fit promptement aimer de ses camarades, en particulier du prince Calixte Czetwertynski et de ses frères. Lorsque arrivaient les fêtes et, les vacances, il allait souvent les passer avec eux chez leur mère, la Psse Idalie Czetwertynska, qui cultivait la musique avec un vrai sentiment de ses beautés et qui bientôt sut découvrir le poète dans le musicien. La première peut-être, elle fit connaître à Chopin le charme d'être entendu en même temps qu'écouté. La princesse était belle encore et possédait un esprit sympathique, uni à de hautes vertus, à de charmantes qualités. Son salon était un des plus brillants et des plus recherchés de Varsovie; Chopin y rencontra souvent les femmes les plus distinguées de cette capitale. Il y connut ces séduisantes beautés dont la célébrité était européenne, alors que Varsovie était si enviée pour l'éclat, l'élégance, la grâce de sa société. Il eut l'honneur d'être présenté chez la Psse de Lowicz, par l'entremise de la Psse Czetwertynska; celle-ci le rapprocha aussi de la Csse Zamoyska, de la Psse Micheline Radziwiłł, de la Psse Thérèse Jablonowska, ces enchanteresses qu'entouraient tant d'autres beautés moins renommées.
Bien jeune encore, il lui arriva de cadencer leurs pas aux accords de son piano. Dans ces réunions, qu'on eût dit des assemblées de fées, il put surprendre bien des fois peut-être, rapidement dévoilés dans le tourbillon de la danse, les secrets de ces cœurs exaltés et tendres; il put lire sans peine dans ces âmes qui se penchaient avec attrait et amitié vers son adolescence. Là, il put apprendre de quel mélange de levain et de pâte de rose, de salpêtre et de larmes angéliques, est pétri l'idéal poétique des femmes de sa nation. Quand ses doigts distraits couraient sur les touches et en tiraient subitement quelques émouvants accords, il put entrevoir comment coulent les pleurs furtifs des jeunes filles éprises, des jeunes femmes négligées; comment s'humectent les yeux des jeunes hommes amoureux et jaloux de gloire. Ne vit-il pas souvent alors quelque belle enfant, se détachant des groupes nombreux, s'approcher de lui et lui demander un simple prélude? S'accoudant sur le piano pour soutenir sa tête rêveuse de sa belle main, dont les pierreries enchâssées dans les bagues et les bracelets faisaient valoir la fine transparence, elle laissait deviner sans y songer le chant que chantait son cœur, dans un regard humide où perlait une larme, dans sa prunelle ardente où le feu de l'inspiration luisait! N'advint-il pas bien souvent aussi que tout un groupe, pareil à des nymphes folâtres, voulant obtenir de lui quelque valse d'une vertigineuse rapidité, l'environna de sourires qui le mirent d'emblée à l'unisson de leurs gaietés?
Là, il vit déployer les chastes grâces de ses captivantes compatriotes, qui lui laissèrent un souvenir ineffaçable du prestige de leurs entraînements si vifs et si contenus, quand la mazoure ramenait quelqu'une de ses figures que l'esprit d'un peuple chevaleresque pouvait seul créer et nationaliser. Là, il comprit ce qu'est l'amour, tout ce qu'est l'amour, ce qu'il est en Pologne, ce qu'il doit être dans ses cœurs bien nés, quand un jeune couple, un beau couple, un de ces couples qui arrachent un cri d'admiration aux vieillards en cheveux blancs, un sourire approbatif aux matrones qui croient avoir déjà contemplé tout ce que la terre produit de beau, se voyait bondir d'un bout à l'autre de la salle de bal. Il fendait l'air, dévorait l'espace, comme des âmes qui s'élanceraient dans les immensités sidérales, volant sur les ailes de leurs désirs d'un astre à un autre, effleurant légèrement du bout de leurs pieds si étroits quelque planète attardée dans sa route, repoussant plus légèrement encore l'étoile rencontrée comme un lumineux caillou... jusqu'à ce que l'homme éperdu de joie et de reconnaissance se précipite à genoux, au milieu du cercle vide où se concentrent tant de regards curieux, sans quitter le bout des doigts de sa dame dont la main reste ainsi étendue sur sa tête, comme pour la bénir. Trois fois, il la fait tourner autour de lui; on dirait qu'il veut ceindre son front d'une triple couronne, auréole bleue, guirlande de flammes, nimbe d'or et de gloire!... Trois fois elle y consent, par un regard, par un sourire, par une inflexion de tête; alors, voyant sa taille penchée par la fatigue de cette rotation rapide et vertigineuse, le cavalier se redresse avec impétuosité, la saisit entre ses bras nerveux, la soulève un instant de terre, pour terminer cette fantastique course dans un tourbillon de bonheur.
Dans les années plus avancées de sa trop courte vie, Chopin jouant un jour une de ses Mazoures à un musicien ami, qui sentait déjà, plus qu'il ne comprenait encore, les clairvoyances magnétiques qui se dégageaient de son souvenir en prenant corps sur son piano, s'interrompit brusquement pour lui raconter cette figure de la danse. Puis, en se retournant vers le clavier, il murmura ces deux vers de Soumet, le poète en vogue d'alors:
Je t'aime
Sémida, et mon cœur vole vers ton image,
Tantôt comme un encens, tantôt comme un orage!...
Son regard semblait arrêté sur une de ces visions des anciens jours que nul ne voit, hormis celui qui la reconnaît pour l'avoir fixée durant sa courte réalité avec toute l'intensité de son âme, afin d'y imprimer à jamais son ineffaçable empreinte. Il était aisé de deviner que Chopin revoyait devant lui quelque beauté, blanche comme une apparition, svelte et légère, aux beaux bras d'ivoire, aux yeux baissés, laissant s'échapper de dessous ses paupières des ondes azurées, qui enveloppaient d'une lueur béatifiante le superbe cavalier à genoux devant elle, les lèvres entr'ouvertes, ces lèvres dont semblait s'échapper un soupir, montant
Tantôt comme un encens, tantôt comme un orage!...
Chopin contait volontiers plus tard, négligemment en apparence, mais avec cette involontaire et sourde émotion qui accompagne le souvenir de nos premiers ravissements, qu'il comprit d'abord tout ce que les mélodies et les rhythmes des danses nationales pouvaient contenir et exprimer de sentiments divers et profonds, les jours où il voyait les dames du grand monde de Varsovie à quelque notable et magnifique fête, ornées de toutes les éblouissances, parées de toutes les coquetteries, qui font frôler les cœurs à leurs feux, avivent, aveuglent et infortunent l'amour. Au lieu des roses parfumées et des camélias panachés de leurs serres, elles portaient pour lors les orgueilleux bouquets de leurs écrins. Ces tissus d'un emploi plus modeste, si transparents que les Grecs les disaient tissés d'air, étaient remplacés par les somptuosités des gazes lamées d'or, des crêpes brodés d'argent, des points d'Alençon et des dentelles de Brabant. Mais il lui semblait qu'aux sons d'un orchestre européen, quelque parfait qu'il fût, elles rasaient moins rapidement le parquet; leur rire lui paraissait moins sonore, leurs regards d'un étincellement moins radieux, leur lassitude plus prompte, qu'aux soirs où la danse avait été improvisée, parce qu'en s'asseyant au piano il avait inopinément électrisé son auditoire. S'il l'électrisait, c'est qu'il savait répéter en sons hiéroglyphiques propres à sa nation, en airs de danse éclos sur le sol de la patrie, d'entente facile aux initiés, ce que son oreille avait entre-ouï des murmurations discrètes et passionnées de ces cœurs, comparables aux fraxinelles vivaces dont les fleurs sont toujours environnées d'un gaz subtil, inflammable, qui à la moindre occasion s'allume et les entoure d'une soudaine phosphorescence.
Fantasmes illusoires, célestes visions, il vous a vu luire dans cet air si rarescible! Il avait deviné quel essaim de passions y bourdonne sans cesse et comment elles floflottent dans les âmes! Il avait suivi d'un regard ému ces passions toujours prêtes à s'entre-mesurer, à s'entre-entendre, à s'entre-navrer, à s'entre-ennoblir, à s'entre-sauver, sans que leurs pétillements et leurs trépidations viennent a aucun instant déranger la belle eurhythmie des grâces extérieures, le calme imposant d'une apparence simple et sciemment tranquille. C'est ainsi qu'il apprit à goûter et à tenir en si haute estime les manières nobles et mesurées, quand elles sont réunies à une intensité de sentiment qui préserve la délicatesse de l'affadissement, qui empêche la prévenance de rancir, qui défend à la convenance de devenir tyrannie, au bon goût de dégénérer en raideur; ne permettant jamais aux émotions de ressembler, comme il leur arrive souvent ailleurs, à ces végétations calcaires, dures et frangibles, tristement nommées fleurs de fer: flos-ferri.
En ces salons, les bienséances rigoureusement observées ne servaient pas, espèces de corsets ingénieusement bâtis, à dissimuler des cœurs difformes; elles obligeaient seulement à spiritualiser tous les contacts, à élever tous les rapports, à aristocratiser toutes les impressions. Quoi de surprenant, si ses premières habitudes, prises dans ce monde d'une si noble décence, firent croire à Chopin que les convenances sociales, au lieu d'être un masque uniforme, dérobant sous la symétrie des mêmes lignes le caractère de chaque individualité, ne servaient qu'à contenir les passions sans les étouffer, à leur enlever la crudité de tons qui les dénature, le réalisme d'expression qui les rabaisse, le sans-gêne qui les vulgarise, la véhémence qui blase, l'éxubérance qui lasse, enseignant aux amants de l'impossible à réunir toutes les vertus que la connaissance du mal fait éclore, à toutes celles qui font oublier son existence en parlant à ce qu'on aime[24]; rendant ainsi presque possible, l'impossible réalisation d'une Ève, innocente et tombée, vierge et amante à la fois!
À mesure que ces premiers apperçus de la jeunesse de Chopin s'enfonçaient dans la perspective des souvenirs, ils gagnaient encore à ses yeux en grâces, en enchantements, en prestiges, le tenant d'autant plus sous leur charme, qu'aucune réalité quelque peu contradictoire ne venait démentir et détruire cette fascination, secrètement cachée dans un coin de son imagination. Plus cette époque reculait dans le passé, plus il avançait dans la vie, et plus il s'énamourait des figures qu'il évoquait dans sa mémoire. C'étaient de superbes portraits en pied ou des pastels souriants, des médaillons en deuil ou des profils de camées, quelque gouache aux tons fortement repoussés, tous près d'une pâle et suave esquisse à la mine de plomb. Cette galerie de beautés si variées finissait par être toujours présente devant son esprit, par rendre toujours plus invincibles ses répugnances pour cette liberté d'allure, cette brutale royauté du caprice, cet acharnement à vider la coupe de la fantaisie jusqu'à la lie, cette fougueuse poursuite de tous les chocs et de toutes les disparates de la vie, qui se rencontrent dans le cercle étrange et constamment mobile qu'on a surnommé la Bohême de Paris.
En parlant de cette période de sa vie passée dans la haute société de Varsovie, si brillante alors, nous nous plaisons à citer quelques lignes, qui peuvent plus justement être appliquées à Chopin que d'autres pages où l'on a cru apercevoir sa ressemblance, mais où nous ne saurions la retrouver, sinon dans cette proportion faussée que prendrait une silhouette dessinée sur un tissu élastique, qu'on aurait biaisé par deux mouvements contraires.
«Doux, sensible, exquis en toutes choses, il avait à quinze ans toutes les grâces de l'adolescence réunies à la gravité de l'âge mûr. Il resta délicat de corps comme d'esprit. Mais cette absence de développement musculaire lui valut de conserver une beauté, une physionomie exceptionnelle, qui n'avait, pour ainsi dire, ni âge, ni sexe. Ce n'était point l'air mâle et hardi d'un descendant de cette race d'antiques magnats, qui ne savaient que boire, chasser et guerroyer; ce n'était point non plus la gentillesse efféminée d'un chérubin couleur de rose. C'était quelque chose comme ces créatures idéales que la poésie du moyen âge faisait servir à l'ornement des temples chrétiens. Un ange beau de visage, comme une grande femme triste, pur et svelte de forme comme un jeune dieu de l'Olympe, et pour couronner cet assemblage, une expression à la fois tendre et sévère, chaste et passionnée.
«C'était là le fond de son être. Rien n'était plus pur et plus exalté en même temps que ses pensées, rien n'était plus tenace, plus exclusif et plus minutieusement dévoué que ses affections... Mais cet être ne comprenait que ce qui était identique à lui-même... le reste n'existait pour lui que comme une sorte de songe fâcheux auquel il essayait de se soustraire en vivant au milieu du monde. Toujours perdu dans ses rêveries, la réalité lui déplaisait. Enfant, il ne pouvait toucher à un instrument tranchant sans se blesser; homme, il ne pouvait se trouver en face d'un homme différent de lui sans se heurter contre cette contradiction vivante...
«Ce qui le préservait d'un antagonisme perpétuel, c'était l'habitude volontaire et bientôt invétérée de ne point voir et de pas entendre ce qui lui déplaisait en général, sans toucher à ses affections personnelles. Les êtres qui ne pensaient pas comme lui devenaient à ses yeux comme des espèces de fantômes, et, comme il était d'une politesse charmante, on pouvait prendre pour une bienveillance courtoise ce qui n'était chez lui qu'un froid dédain, voire une aversion insurmontable...
«Il n'a jamais eu une heure d'expansion, sans la racheter par plusieurs heures de réserve. Les causes morales en eussent été trop légères, trop subtiles pour être saisies à l'œil nu. Il aurait fallu un microscope pour lire dans son âme où pénétrait si peu de la lumière des vivants...
«Il est fort étrange qu'avec un semblable caractère il pût avoir des amis. Il en avait pourtant; non seulement ceux de sa mère, qui estimaient en lui le digne fils d'une noble femme, mais encore des jeunes gens de son âge qui l'aimaient ardemment et qui étaient aimés de lui... Il se faisait une haute idée de l'amitié, et, dans l'âge des premières illusions, il croyait volontiers que ses amis et lui, élevés à peu près de la même manière et dans les mêmes principes, ne changeraient jamais d'opinion et ne viendraient point à se trouver en désaccord formel...
«Il était extérieurement si affectueux, par suite de sa bonne éducation et de sa grâce naturelle, qu'il avait le don de plaire même à ceux qui ne le connaissaient pas. Sa ravissante figure prévenait en sa faveur; la faiblesse de sa constitution le rendait intéressant aux yeux des femmes; la culture abondante et facile de son esprit, l'originalité douce et flatteuse de sa conversation, lui gagnaient l'attention des hommes éclairés. Quant à ceux d'une trempe moins fine, ils aimaient son exquise politesse et ils y étaient d'autant plus sensibles qu'ils ne concevaient pas, dans leur franche bonhomie, que ce fût l'exercice d'un devoir et que la sympathie n'y entrât pour rien.
«Ceux-là, s'ils eussent pu le pénétrer, auraient dit qu'il était plus aimable qu'aimant; en ce qui les concernait, c'eût été vrai. Mais comment eussent-ils deviné cela, lorsque ses rares attachements étaient si vifs, si profonds, et si peu récusables?...
«Dans le détail de la vie, il était d'un commerce plein de charmes. Toutes les formes de la bienveillance prenaient chez lui une grâce inusitée et quand il exprimait sa gratitude, c'était avec une émotion profonde qui payait l'amitié avec usure.
«Il s'imaginait volontiers qu'il se sentait mourir chaque jour; dans cette pensée, il acceptait les soins d'un ami et lui cachait le peu de temps qu'il jugeait devoir en profiter. Il avait un grand courage extérieur et s'il n'acceptait pas, avec l'insouciance héroïque de la jeunesse, l'idée d'une mort prochaine, il en caressait du moins l'attente avec une sorte d'amère volupté»[25].
C'est vers ces premiers temps de sa jeunesse que remonte son attachement pour une jeune fille, qui ne cessa jamais de lui porter un sentiment imprégné d'un pieux hommage. La tempête qui dans un pli de ses rafales emporta Chopin loin de son pays, comme un oiseau rêveur et distrait surpris sur la branche d'un arbre étranger, rompit ce premier amour et déshérita l'exilé d'une épouse dévouée et fidèle en même temps que d'une patrie. Il ne rencontra plus le bonheur qu'il avait rêvé avec elle, en rencontrant la gloire à laquelle il n'avait peut-être pas encore songé. Elle était belle et douce, cette jeune fille, comme une de ces madones de Luini dont les regards sont chargés d'une grave tendresse. Elle resta triste, mais calme; la tristesse augmenta sans doute dans cette âme pure, lorsqu'elle sut que nul dévouement du même genre que le sien ne vint adoucir l'existence de celui qu'elle eût adoré avec une soumission ingénue, une piété exclusive; avec cet abandon naïf et sublime qui transforme la femme en ange.
Celles que la nature accable des dons du génie, si lourds à porter,—chargés d'une étrange responsabilité et sans cesse entraînés à l'oublier,—ont probablement le droit de poser des limites aux abnégations de leur personnalité, étant forcées à ne pas négliger les soucis de leur gloire pour ceux de leur amour. Mais, il peut se faire qu'on regrette les divines émotions que procurent les dévouements absolus, en présence de dons les plus éclatants du génie; car, cette soumission naïve, cet abandon de l'amour, qui absorbent la femme, son existence, sa volonté, jusqu'à son nom, dans ceux de l'homme qu'elle aime, peuvent seuls autoriser cet homme à penser, lorsqu'il quitte la vie, qu'il l'a partagée avec elle et que son amour fut à même de lui acquérir ce que, ni l'amant de hasard, ni l'ami de rencontre, n'auraient pu lui donner: l'honneur de son nom et la paix de son cœur.
Inopinément séparée de Chopin, la jeune fille qui allait être sa fiancée et ne le devint pas, fut fidèle à sa mémoire, à tout ce qui restait de lui. Elle entoura ses parents de sa filiale amitié; le père de Chopin ne voulut pas que le portrait qu'elle en avait dessiné dans des jours d'espoir, fût jamais remplacé chez lui par aucun autre, fût-il dû à un pinceau plus expérimenté. Bien des années après, nous avons vu les joues pâles de cette femme attristée se colorer lentement, comme rougirait l'albâtre devant une lueur dévoilée, lorsqu'en contemplant ce portrait son regard rencontrait le regard d'un ami arrivant de Paris.
Dès que ses années de collège furent terminées, Chopin commença ses études d'harmonie avec le professeur Joseph Elsner, qui lui enseigna la plus difficile chose à apprendre, la plus rarement sue: à être exigeant pour soi-même, à tenir compte des avantages qu'on n'obtient qu'à force de patience et de travail. Son cours musical brillamment achevé, ses parents voulurent naturellement le faire voyager, lui faire connaître les artistes célèbres et les belles exécutions des grandes œuvres. À cet effet, il fit quelques rapides séjours dans plusieurs villes de l'Allemagne. En 1830, il avait quitté Varsovie pour une de ces excursions momentanées, lorsque éclata la révolution du 29 novembre.
Obligé de rester à Vienne, il s'y fit entendre dans quelques concerts; mais cet hiver-là, le public de Vienne, si intelligent d'habitude, si promptement saisi de toutes les nuances de l'exécution, de toutes les finesses de la pensée, fut distrait. Le jeune artiste n'y produisit pas toute la sensation à laquelle il avait droit de s'attendre. Il quitta Vienne dans le dessein de se rendre à Londres; mais c'est d'abord à Paris qu'il vint, avec le projet de ne s'y arrêter que peu de temps. Sur son passeport, visé pour l'Angleterre, il avait fait ajouter: passant par Paris. Ce mot renfermait son avenir. Longues années après, lorsqu'il semblait plus qu'acclimaté, naturalisé en France, il disait encore en riant: «Je ne suis ici qu'en passant».
À son arrivée à Paris, il donna deux concerts où il fut de suite vivement admiré, autant par la société élégante que par les jeunes artistes. Nous nous souvenons de sa première apparition dans les salons de Pleyel, où les applaudissements les plus redoublés semblaient ne pas suffire à notre enthousiasme, en présence de ce talent qui révélait une nouvelle phase dans le sentiment poétique, à côté de si heureuses innovations dans la forme de son art. Contrairement à la plupart des jeunes arrivants, il n'éprouva pas un instant l'éblouissement et l'enivrement du triomphe. Il l'accepta sans orgueil et sans fausse modestie, ne ressentant aucun de ces chatouillements d'une vanité puérile étalée par les parvenus du succès.
Tous ses compatriotes qui se trouvaient alors à Paris, lui firent l'accueil le plus affectueusement empressé. À peine arrivé, il fut de l'intimité de l'hôtel Lambert, où le vieux Pce Adam Czartoryski, sa femme et sa fille, réunissaient autour d'eux tous les débris de la Pologne que la dernière guerre avait jetés au loin. La Psse Marcelline Czartoryska l'attira encore plus dans sa maison; elle fut une de ses élèves les plus chères, une privilégiée, celle à qui on eût dit qu'il se plaisait à léguer les secrets de son jeu, les mystères de ses évocations magiques, comme à la légitime et intelligente héritière de ses souvenirs et de ses espérances!
Il allait très souvent chez la Csse Louis Plater, née Csse Brzostowska, appelée Pani Kasztelanowa. L'on y faisait beaucoup de bonne musique, car elle savait accueillir de manière à les encourager, tous les talents qui promettaient alors de prendre leur essor et de former une lumineuse pléiade. Chez elle, l'artiste ne se sentait pas exploité par une curiosité stérile, parfois barbare; par une sorte de badauderie élégante qui suppute à part soi combien de visites, de dîners et de soupers, chaque célébrité du jour représente, pour ne point manquer d'avoir eu celle que la mode impose, sans égarer quelque générosité excessive sur un nom moins indiqué. La Csse Plater recevait en vraie grande-dame, dans l'antique sens du mot, où celle qui l'était se considérait comme la bonne patronne de quiconque entrait dans son cercle d'élus, sur lesquels elle répandait une bénigne atmosphère. Tour à tour, fée, muse, marraine, ange-gardien, bienfaitrice délicate, sachant tout ce qui menace, devinant tout ce qui peut sauver, elle était pour chacun de nous une aimable protectrice, aussi chérie que respectée, qui éclairait, réchauffait, élevait son inspiration et manqua à sa vie quand elle ne fut plus.
Chopin fréquenta beaucoup Mme de Komar et ses filles, la Psse Ludemille de Beauveau, la Csse Delphine Potocka, dont la beauté, la grâce indescriptible et spirituelle, ont fait un des types les plus admirés des reines de salon. Il lui dédia son deuxième Concerto, celui qui contient l'adagio que nous avons mentionné ailleurs. Sa beauté aux contours si purs faisait dire d'elle, la veille même de sa mort, qu'elle ressemblait à une statue couchée. Toujours enveloppée de voiles, d'écharpes, de flots de gaze transparente, qui lui donnaient on ne sait quelle apparence aérienne, immatérielle, la comtesse n'était pas exempte d'une certaine affectation; mais ce qu'elle affectait était si exquis, elle l'affectait avec un charme si distingué, elle était une patricienne si raffinée dans le choix des attraits dont elle daignait rehausser sa supériorité native, que l'on ne savait ce qu'il fallait plus admirer en elle, la nature ou l'art. Son talent, sa voix enchanteresse, enchaînaient Chopin par un prestige dont il goûtait passionnément le suave empire. Cette voix était obstinée à vibrer la dernière à son oreille, à confondre pour lui les plus doux sons de la terre avec les premiers accords des anges.
Il voyait beaucoup de jeunes gens polonais: Orda qui semblait commander à un avenir et fut tué en Algérie à vingt ans; Fontana, les comtes Plater, Grzymala, Ostrowski, Szembeck, le prince Casimir Lubomirski etc., etc. Les familles polonaises qui dans la suite arrivèrent à Paris, s'empressant à faire connaissance avec lui, il continua toujours à fréquenter de préférence un cercle composé en grande partie de ses compatriotes. Par leur intermédiaire, il resta non seulement au courant de tout ce qui se passait dans sa patrie, mais dans une sorte de correspondance musicale avec elle. Il aimait à ce qu'on lui montrât les poésies, les airs, les chansons nouvelles, qu'en rapportaient ceux qui venaient en France. Lorsque les paroles de quelqu'un de ces airs lui plaisaient, il y substituait souvent une mélodie à lui qui se popularisait rapidement dans son pays, sans que le nom de leur auteur fût toujours connu. Le nombre de ses pensées dues à la seule inspiration du cœur étant devenu considérable, Chopin avait songé dans les derniers temps à les réunir pour les publier. Il n'en eut plus le loisir et elles restent perdues et dispersées, comme le parfum des fleurs qui croissent aux endroits inhabités, pour embaumer un jour les sentiers du voyageur inconnu que le hasard y amène. Nous avons entendu en Pologne plusieurs de ces mélodies qui lui sont attribuées, dont quelques-unes seraient vraiment dignes de lui. Mais, qui oserait maintenant faire un triage incertain entre les inspirations du poète et de son peuple?
La Pologne eut bien des chantres; elle en a qui prennent rang et place parmi les premiers poètes du monde. Plus que jamais ses écrivains s'efforcent de faire ressortir les côtés les plus remarquables et les plus glorieux de son histoire, les côtés les plus saisissants et les plus pittoresques de son pays et de ses mœurs. Mais Chopin, différant d'eux en ce qu'il n'en formait pas un dessein prémédité, les surpassa peut-être en vérité par son originalité. Il n'a pas voulu, n'a pas cherché ce résultat; il ne se créa pas d'idéal a priori. Son art semblait de prime abord ne point se prêter a une «poésie nationale»; aussi ne lui demanda-t-il pas plus qu'il ne pouvait donner. Il ne s'efforça pas de lui faire raconter ce qu'il n'aurait pas su chanter. Il se souvint de ses gloires patriotiques sans parti pris de les transporter dans le passé; il comprit les amours et les larmes contemporaines sans les analyser par avance. Il ne s'étudia, ni ne s'ingénia à écrire de la musique polonaise; il est possible qu'il eût été étonné de s'entendre appeler un musicien polonais. Pourtant, il fut un musicien national par excellence.
N'a-t-on pas vu maintes fois un poète ou un artiste, résumant en lui le sens poétique d'une société, représenter dans ses créations d'une manière absolue les types qu'elle renfermait ou voulait réaliser? On l'a dit à propos de l'épopée d'Homère, des satires d'Horace, des drames de Caldéron, des scènes de Terburgh, des pastels de Latour. Pourquoi la musique ne renouvellerait-elle pas à sa manière, un fait pareil? Pourquoi n'y aurait-il pas un artiste musicien, reproduisant dans son style et dans son œuvre, tout l'esprit, le sentiment, le feu et l'idéal d'une société qui, durant un certain temps, forma un groupe spécial et caractéristique en un certain pays! Chopin fut ce poète pour son pays et pour l'époque où il y naquit. Il résuma dans son imagination, il représenta par son talent, un sentiment poétique inhérent à sa nation et répandu alors parmi tous ses contemporains.
Comme les vrais poètes nationaux, Chopin chanta sans dessein arrêté, sans choix préconçu, ce que l'inspiration lui dictait spontanément; c'est de la sorte que surgit dans ses chants, sans sollicitation et sans efforts, la forme la plus idéalisée des émotions qui avaient animé son enfance, accidenté son adolescence, embelli sa jeunesse. C'est ainsi que se dégagea sous sa plume «l'idéal réel» parmi les siens, si l'on ose dire; l'idéal vraiment existant jadis, celui dont tout le monde en général et chacun en particulier se rapprochait par quelque côté. Sans y prétendre, il rassembla en faisceaux lumineux, des sentiments confusément ressentis par tous dans sa patrie, fragmentairement disséminés dans les cœurs, vaguement entrevus par quelques-uns. N'est-ce pas à ce don de renfermer dans une formule poétique qui séduit les imaginations de tous les pays, les contours indéfinis des aspirations éparses, mais souvent rencontrées parmi leurs compatriotes, que se reconnaissent les artistes nationaux?
Puisqu'on s'attache maintenant, et non sans raison, à recueillir avec quelque soin les mélodies indigènes des diverses contrées, il nous paraîtrait plus intéressant encore de prêter quelque attention au caractère que peut affecter le talent des virtuoses et des compositeurs, plus spécialement inspirés que d'autres par le sentiment national. Il en est peu jusques ici dont les œuvres marquantes sortent de la grande division qui s'est déjà établie entre la musique italienne, française, allemande. On peut ce nonobstant présumer, qu'avec l'immense développement que cet art semble destiné à prendre dans notre siècle, (renouvelant peut-être pour nous l'ère glorieuse des peintres au cinquecento), il apparaîtra des artistes dont l'individualité fera naître des distinctions plus fines, plus nuancées, plus ramifiées; dont les œuvres porteront l'empreinte d'une originalité puisée dans les différences d'organisations que la différence de races, de climats et de mœurs, produit dans chaque pays. Il viendra un temps où un pianiste américain ne ressemblera pas à un pianiste allemand, où le symphoniste russe sera tout autre que le symphoniste italien. Il est à prévoir que dans la musique, comme dans les autres arts, on pourra reconnaître les influences de la patrie sur les grands et les petits maîtres, dii minores; qu'on pourra distinguer dans les productions de tous le reflet de l'esprit des peuples, plus complet, plus poétiquement vrai, plus intéressant à étudier, que dans les ébauches frustes, incorrectes, incertaines et tremblotantes, des inspirations populaires, si émouvantes qu'elles soient pour leurs co-nationaux.
Chopin sera rangé alors au nombre des premiers musiciens qui aient ainsi individualisé en eux le sens poétique d'une seule nation, indépendemment de toute influence d'école. Et cela, non point seulement parce qu'il a pris le rhythme des Polonaises, des Mazoures des Krakowiaki, et qu'il a appelé de ce nom beaucoup de ses écrits. S'il se fût borné à les multiplier, il n'eût fait que reproduire toujours le même contour, le souvenir d'une même chose, d'un même fait: reproduction qui eût été bientôt fastidieuse en ne servant qu'à propager une seule forme, devenue promptement plus ou moins monotone. Son nom restera comme celui d'un poète essentiellement polonais, parce qu'il employa toutes les formes dont il s'est servi à exprimer une manière de sentir propre à son pays, presque inconnue ailleurs; parce que l'expression des mêmes sentiments se retrouve sous toutes les formes et tous les titres qu'il donna à ses ouvrages. Ses Préludes, ses Études, ses Nocturnes, surtout, ses Scherzos, même ses Sonates et ses Concertos,—ses compositions les plus courtes, aussi bien que les plus considérables,—respirent un même genre de sensibilité, exprimée à divers dégrés, modifiée et variée en mille manières, toujours une et homogène. Auteur éminemment subjectif, Chopin a donné à toutes ses productions une même vie, il a animé toutes ses créations de sa vie à lui. Toutes ses œuvres sont donc liées par l'unité du sujet; leurs beautés, comme leurs défauts, sont toujours les conséquences d'un même ordre d'émotion, d'un mode exclusif de sentir. Condition première du poète dont les chants font vibrer à l'unisson tous les cœurs de sa patrie[26].
Toutefois, il est permis de se demander si, au moment où naissait cette musique éminemment nationale, exclusivement polonaise, elle fut aussi bien comprise par ceux-mêmes qu'elle chantait, aussi avidement acceptée comme leur bien par ceux-mêmes qu'elle glorifiait, que le furent les poèmes de Mickiewicz, les poésies de Slowacki, les pages de Krasinski? Hélas! L'art porte en lui un charme si énigmatique, son action sur les cœurs est enveloppée d'un si doux mystère, que ceux-mêmes qui en sont le plus subjugués ne sauraient aussitôt, ni traduire en paroles, ni formuler en images identiques, ce que dit chacune de ses strophes, ce que chante chacune de ses élégies! Il faut que des générations aient appris à inhaler cette poésie, à respirer ce parfum, pour en saisir enfin la sapidité toute locale, pour en deviner le nom patronymique!
Ses compatriotes affluaient autour de Chopin; ils prenaient leur part de ses succès, ils jouissaient de sa célébrité, ils se vantaient de sa renommée, parce qu'il était un des leurs. Cependant, on peut bien se demander s'ils savaient à quel point sa musique était la leur? Certes, elle faisait battre leurs cœurs, elle faisait couler leurs pleurs, elle dilatait leurs âmes; mais savaient-ils toujours au juste pourquoi? Il est permis à qui les a fréquentés avec une grande sympathie, à qui les a aimés d'une grande affection, à qui les a admirés d'un grand enthousiasme, de penser qu'ils n'étaient point assez artistes, assez musiciens, assez habitués à distinguer avec perspicacité ce que l'art veut dire, pour savoir exactement d'où venait leur profonde émotion lorsqu'ils écoutaient leur barde. À la manière dont quelques-uns et quelques-unes jouaient ses pages, on voyait qu'ils étaient fiers que Chopin fut de leur sang, mais qu'ils ne se doutaient guère que sa musique parlait expressément d'eux, qu'elle les mettait en scène et les poétisait.
Il faut dire aussi qu'un autre temps, une autre génération, étaient survenus. La Pologne que Chopin avait connue, venait de cueillir, si vaillamment et si galamment, ses premiers lauriers européens sur les champs de bataille légendaires de Napoléon I. Elle avait jeté un éclat chevaleresque avec le beau, le téméraire, l'infortuné Pce Joseph Poniatowski, se précipitant dans les flots de l'Elster encore surpris de l'audace qu'ils eurent de l'engloutir, encore stupéfaits devant le renom qui s'attacha à leurs prosaïques bords, depuis qu'un magnifique saule pleureur vint ombrager de si illustres mânes! La Pologne de Chopin était encore cette Pologne enivrée de gloire et de plaisirs, de danses et d'amours, qui avait héroïquement espéré au congrès de Vienne et continuait follement d'espérer sous Alexandre I.—Depuis, l'empereur Nicolas avait régné!—Les émotions élégantes et diaprées d'alors, épouvantées dès l'abord par les gibets, ne survivaient plus que la mort dans l'âme. Bientôt elles furent submergées sous un océan de larmes; elles périrent étouffées dans les cercueils, elles furent oubliées sous les poignantes réalités d'un exil réduit à la mendicité, sous la constante oppression des deuils saignants, de la confiscation et de la misère, des cachots de Petrozawadzk, des mines de la Sibérie, des capotes de soldat au Caucase, des trois mille coups du knout militaire! Ceux qui avaient fui la patrie sous des impressions aussi cruelles, d'une actualité aussi lugubre, l'âme remplie de telles images, ne pouvaient guère en arrivant à Paris reprendre le fil des souvenirs de Chopin là, où il s'était brisé.
Nous eussions désiré faire comprendre ici par analogie de parole et d'image, les sensations intimes qui répondent à cette sensibilité exquise, en même temps qu'irritable, propre à des cœurs ardents et volages, à des natures fiévreusement fières et cruellement blessées. Nous ne nous flattons pas d'avoir réussi à renfermer tant de flamme éthérée et odorante, dans les étroits foyers de la parole. Cette tâche serait-elle possible d'ailleurs? Les mots ne paraîtront-ils pas toujours fades, mesquins, froids et arides, après les puissantes ou suaves commotions que d'autres arts font éprouver? N'est-ce point avec raison qu'une femme dont la plume a beaucoup dit, beaucoup peint, beaucoup ciselé, beaucoup chanté tout bas, a souvent répété: De toutes les façons d'exprimer un sentiment, la parole est la plus insuffisante? Nous ne nous flattons pas d'avoir pu atteindre dans ces lignes à ce flou de pinceau, nécessaire pour retracer ce que Chopin a dépeint avec une si inimitable légèreté de touche.
Là tout est subtil, jusqu'à la source des colères et des emportements; là, disparaissent les impulsions franches, simples, prime-sautières. Avant de se faire jour, elles ont toutes passé à travers la filière d'une imagination fertile, ingénieuse et exigeante, qui les a compliquées et en a modifié le jet. Toutes, elles réclament de la pénétration pour être saisies, de la délicatesse pour être décrites. C'est en les saisissant avec un choix singulièrement fin, en les décrivant avec un art infini, que Chopin est devenu un artiste de premier ordre. Aussi, n'est-ce qu'en l'étudiant longuement et patiemment, en poursuivant toujours sa pensée à travers ses ramifications multiformes, qu'on arrive à comprendre tout à fait, à admirer suffisamment, le talent avec lequel il a su la rendre comme visible et palpable, sans jamais l'alourdir ni la congeler.
En ce temps, il y eut un musicien ami, auditeur ravi et transporté, qui lui apportait quotidiennement une admiration intuitive, doit-on dire, car il n'eut que bien plus tard l'entière compréhension de ce que Chopin avait vu, avait chéri, de ce qui l'avait fasciné et passionné dans sa bien-aimée patrie. Sans Chopin, ce musicien n'eût peut-être pas deviné, même en les voyant, la Pologne et les Polonaises; ce que la Pologne fut, ce que les Polonaises sont, leur idéal! Par contre, peut-être n'eût-il pas pénétré si bien l'idéal de Chopin, la Pologne et les Polonaises, s'il n'avait pas été dans sa patrie et n'avait vu, jusqu'au fond, l'abîme de dévouement, de générosité, d'héroïsme, renfermé dans le cœur de ses femmes. Il comprit alors que l'artiste polonais n'avait pu adorer le génie, qu'en le prenant pour un patriciat!...
Quand le séjour de Chopin se fut prolongé à Paris, il fut entraîné dans des parages fort lointains pour lui... C'étaient les antipodes du monde où il avait grandi. Certes, jamais il ne pensa abandonner les maisons des belles et intelligentes patronnes de sa jeunesse; pourtant, sans qu'il sut comment cela s'était fait, un jour vint où il y alla moins. Or, l'idéal polonais, encore moins celui d'un patriciat quelconque, n'avait jamais lui dans le cercle où il était entré. Il y trouva, il est vrai, la royauté du génie qui l'avait attiré; mais cette royauté n'avait auprès d'elle aucune noblesse, aucune aristocratie à même de l'élever sur un pavois, de la couronner d'une guirlande de lauriers ou d'un diadème de perles roses. Aussi, quand la fantaisie lui prenait par là de se faire de la musique à lui-même, son piano récitait des poèmes d'amour dans une langue que nul ne parlait autour de lui.
Peut-être souffrait-il trop du contraste qui s'établissait entre le salon où il était et ceux où il se faisait vainement attendre, pour échapper au malfaisant empire qui le retenait dans un foyer si hétérogène à sa nature d'élite? Peut-être trouvait-il, au contraire, que le contraste n'était pas assez matériellement accentué, pour l'arracher à une fournaise dont il avait goûté les voluptés micidiales, sa patrie ne pouvant plus lui offrir chez ses filles, exilées ou infortunées, cette magie de fêtes princières qui avaient passé et repassé devant ses jeunes ans, ingénuement attendris? Parmi les siens, qui donc alors eut osé s'amuser à une fête? Parmi ceux qui ne connaissaient pas les siens, ses commensaux inattendus, qui donc savait quelque chose et pressentait quoique ce soit de ce monde où passaient et repassaient de pures sylphides, des péris sans reproches; où régnaient les pudiques enchanteresses et les pieuses ensorcelleuses de la Pologne? Qui donc parmi ces chevelures incultes, ces barbes vierges de tout parfum, ces mains jamais gantées depuis qu'elles existaient, eût pu rien comprendre à ce monde aux silhouettes vaporeuses, aux impressions brûlantes et fugaces, même s'il l'avait vu de ses yeux ébahis? Ne s'en serait-il pas bien vite détourné, comme si son regard distraitement levé avait rencontré de ces nuées rosacés ou liliacées, laiteuses ou purpurines, d'une moire grisâtre ou bleuâtre, qui créent un paysage sur la voûte éthérée d'en haut... bien indifférente vraiment aux politiqueurs enragés!
Que n'a-t-il pas dû souffrir, grand Dieu! lorsque Chopin vit cette noblesse du génie et du talent, dont l'origine se perd dans la nuit divine des cieux, s'abdiquer elle-même, s'embourgeoiser de gaieté de cœur, se faire «petites gens», s'oublier jusqu'à laisser traîner l'ourlet de sa robe dans la boue des chemins!... Avec quelle angoisse inénarrable son regard n'a-t-il pas dû souvent se reporter, de la réalité sans aucune beauté qui le suffoquait dans le présent, à la poésie de son passé, où il ne revoyait que fascination ineffable, passion du même coup sans limites et sans voix, grâce à la fois hautaine et prodigue, donnant toujours ce qui nourrit l'âme, ce qui trempe la volonté; ne souffrant jamais ce qui amollit la volonté et énerve l'âme. Retenue plus éloquente que toutes les humaines paroles, en cet air où l'on respire du feu, mais un feu qui anime et purifie sous les moites infiltrations de la vertu, de l'honneur, du bon goût, de l'élégance des êtres et des choses! Comme Van Dyck, Chopin ne pouvait aimer qu'une femme d'une sphère supérieure. Mais, moins heureux que le peintre si distingué de l'aristocratie la plus distinguée du monde, il s'attacha à une supériorité qui n'était pas celle qu'il lui fallait. Il ne rencontra point la jeune fille grande dame, heureuse de se voir immortalisée par un chef-d'œuvre que les siècles admirent, comme Van Dyck immortalisa la blonde et suave Anglaise dont la belle âme avait reconnu qu'en lui, la noblesse du génie était plus haute que celle du pedigree!
Longtemps Chopin se tint comme à distance des célébrités les plus recherchées à Paris; leur bruyant cortège le troublait. De son côté, il inspirait moins de curiosité qu'elles, son caractère et ses habitudes ayant plus d'originalité véritable que d'excentricité apparente. Le malheur voulut qu'il fut un jour arrêté par le charme engourdissant d'un regard, qui le voyant voler si haut, si haut, le fixa... et le fit tomber dans ses rets! On les croyait alors de l'or le plus fin, semés des perles les plus fines! Mais chacune de leurs mailles fut pour lui une prison, où il se sentit garrotté par des liens saturés de venin; leurs suintements corrosifs ne purent atteindre son génie, mais ils consumèrent sa vie et l'enlevèrent de trop bonne heure à la terre, à la patrie, à l'art!
VII.
n 1836, Mme Sand avait publié, non seulement Indiana, Valentine,
Jacques, mais Lélia, ce poème dont elle disait plus tard: «Si je
suis fâchée de l'avoir écrit, c'est parce que je ne puis plus l'écrire.
Revenue à une situation d'esprit pareille, ce me serait aujourd'hui un
grand soulagement de pouvoir le recommencer»[27]. En effet, l'aquarelle
du roman devait paraître fade à Mme Sand, après qu'elle eut manié le
ciseau et le marteau du sculpteur en taillant cette statue
semi-colossale, en modelant ces grandes lignes, ces larges méplats, ces
muscles sinueux, qui gardent une vertigineuse séduction dans leur
immobilité monumentale et qui, longtemps contemplées, nous émeuvent
douloureusement comme si, par un miracle contraire à celui de Pygmalion,
c'était quelque Galathée vivante, riche en suaves mouvements, pleine
d'une voluptueuse palpitation et animée par la tendresse, que l'artiste
amoureux aurait enfermée dans la pierre, dont il aurait étouffé
l'haleine, glacé le sang, dans l'espoir d'en grandir et d'en éterniser
la beauté. En face de la nature ainsi changée en œuvre d'art, au lieu de
sentir à l'admiration se surajouter l'amour, on est attristé de
comprendre comment l'amour peut se transformer en admiration!
Brune et olivâtre Lélia! tu as promené tes pas dans les lieux solitaires, sombre comme Lara, déchirée comme Manfred, rebelle comme Caïn, mais plus farouche, plus impitoyable, plus inconsolable qu'eux, car il ne s'est pas trouvé un cœur d'homme assez féminin pour t'aimer comme ils ont été aimés, pour payer à tes charmes virils le tribut d'une soumission confiante et aveugle, d'un dévouement muet et ardent; pour laisser protéger ses obéissances par ta force d'amazone! Femme-héros, tu as été vaillante et avide de combats comme ces guerrières; comme elles tu n'as pas craint de laisser hâler par tous les soleils et tout les autans la finesse satinée de ton mâle visage, d'endurcir à la fatigue tes membres plus souples que forts, de leur enlever ainsi la puissance de leur faiblesse. Comme elles, il t'a fallu recouvrir d'une cuirasse qui l'a blessé et ensanglanté, ce sein de femme, charmant comme la vie, discret comme la tombe, adoré de l'homme lorsque son cœur en est le seul et l'impénétrable bouclier!
Après avoir émoussé son ciseau à polir cette figure dont la hauteur, le dédain, le regard angoissé et ombragé par le rapprochement de si sombres sourcils, la chevelure frémissante d'une vie électrique, nous rappellent les marbres grecs sur lesquels on admire les traits magnifiques, le front fatal et beau, le sourire sardonique et amer de cette Gorgone dont la vue stupéfiait et arrêtait le battement de cœurs,—Mme Sand cherchait en vain une autre forme au sentiment qui labourait son âme insatisfaite. Après avoir drapé avec un art infini cette altière figure qui accumulait les grandeurs viriles, pour remplacer la seule qu'elle répudiât, la grandeur suprême de l'anéantissement dans l'amour, cette grandeur que le poète au vaste cerveau fit monter au plus haut de l'empyrée et qu'il appela «l'éternel féminin» (das ewig Weibliche); cette grandeur qui est l'amour préexistant à toutes ses joies, survivant à toutes ses douleurs;—après avoir fait maudire Don Juan et chanter un hymne sublime au désir, par celle qui, comme Don Juan, repoussait la seule volupté capable de combler le désir, celle de l'abnégation,—après avoir vengé Elvire en créant Sténio;—après avoir plus méprisé les hommes que Don Juan n'avait rabaissé les femmes, Mme Sand dépeignait dans les Lettres d'un voyageur cette tressaillante atonie, ces alourdissements endoloris qui saisissent l'artiste, lorsqu'après avoir incarné dans une œuvre le sentiment qui l'inquiétait, son imagination continue à être sous son empire sans qu'il découvre une autre forme pour l'idéaliser. Souffrance du poète bien comprise par Byron alors que, ressuscitant le Tasse, il lui faisait pleurer ses larmes les plus brûlantes, non sur sa prison, non sur ses chaînes, non sur ses douleurs physiques, ni sur l'ignominie des hommes, mais sur son épopée terminée sur le monde de sa pensée qui, en lui échappant, le rendait enfin sensible aux affreuses réalités dont il était entouré.
Mme Sand entendit souvent parler à cette époque, par un musicien ami de Chopin, l'un de ceux qui l'avaient accueilli avec le plus de joie à son arrivée à Paris, de cet artiste si exceptionnel. Elle entendit vanter plus que son talent, son génie poétique; elle connut ses productions et en admira l'amoureuse suavité. Elle fut frappée de l'abondance de sentiment répandu dans ces poésies, de ces effusions de cœur d'un ton si élevé, d'une noblesse si immaculée. Quelques compatriotes de Chopin lui parlaient des femmes de leur nation avec l'enthousiasme qui leur est habituel sur ce sujet, rehaussé alors par le souvenir récent des sublimes sacrifices dont elles avaient donné tant d'exemples dans la dernière guerre. Elle entrevit à travers leurs récits et les poétiques inspirations de l'artiste polonais, un idéal d'amour qui prenait les formes du culte pour la femme. Elle crut que là, préservée de toute dépendance, garantie de toute infériorité, son rôle s'élevait jusqu'aux féeriques puissances de quelque intelligence supérieure et amie de l'homme. Elle ne devina certainement pas quel long enchaînement de souffrances, de silences, de patiences, d'abnégations, de longanimités, d'indulgences et de courageuses persévérances, avait créé cet idéal, impérieux, et résigné, admirable, mais triste à contempler, comme ces plantes à corolles roses dont les tiges, s'entrelaçant en un filet de longues et nombreuses veines, donnent de la vie aux ruines. La nature, les leur réservant pour les embellir, les fait croître sur les vieux ciments que découvrent les pierres chancelantes; beaux voiles, qu'il est donné à son ingénieuse et inépuisable richesse de jeter sur la décadence des choses humaines!
En voyant qu'au lieu de donner corps à sa fantaisie dans le porphyre et le marbre, au lieu d'allonger ses créations en caryatides massives, dardant leur pensée d'en haut et d'aplomb comme les brûlants rayons d'un soleil monté à son zénith, l'artiste polonais les dépouillait au contraire de tout poids, effaçait leurs contours et aurait enlevé au besoin l'architecture elle-même de son sol, pour la suspendre dans les nuages, comme les palais aériens de la Fata-Morgana, Mme Sand n'en fut peut-être que plus attiré par ces formes d'une légèreté impalpable, vers l'idéal qu'elle croyait y apercevoir. Quoique son bras eût été assez puissant pour sculpter la ronde bosse, sa main était assez délicate pour avoir tracé aussi ces reliefs insensibles, où l'artiste semble ne confier à la pierre, à peine renflée, que l'ombre d'une silhouette ineffaçable. Elle n'était pas étrangère au monde super-naturel, elle devant qui, comme devant une fille de sa préférence, la nature semblait avoir dénoué sa ceinture pour lui dévoiler tous les caprices, les charmes, les jeux, qu'elle prête à la beauté.
Elle n'en ignorait aucune des plus imperceptibles grâces; elle n'avait pas dédaigné, elle dont le regard aimait à embrasser des horizonts à perte de vue, de prendre connaissance des enluminures dont sont peintes les ailes du papillon; d'étudier le symétrique et merveilleux lacis que la fougère étend en baldaquin sur le fraisier des bois; d'écouter les chuchotements des ruisseaux dans les gazons aquatiques, où s'entendent les sifflements de la vipère amoureuse. Elle avait suivi les saltarelles que dansent les feux-follets au bord des prés et des marécages, elle avait deviné les demeures chimériques vers lesquelles leurs bondissements perfides égarent les piétons attardés. Elle avait prêté l'oreille aux concerts que chantent la cigale et ses amies dans le chaume des guérets, elle avait appris le nom des habitants de la république ailée des bois, qu'elle distinguait aussi bien à leurs robes plumagées qu'à leurs roulades goguenardes ou à leurs cris plaintifs. Elle connaissait toutes les mollesses de la chair du lis, les éblouissements de son teint, et aussi tous les désespoirs de Geneviève[28], la fille énamourée des fleurs, qui ne parvenait point à imiter leurs douces magnificences.
Elle était visitée dans ses rêves par ces «amis inconnus» qui venaient la rejoindre, «lorsque prise de détresse sur une grève abandonnée, un fleuve rapide... l'amenait dans une barque grande et pleine... sur laquelle elle s'élançait pour partir vers ces rives ignorées, ce pays des chimères, qui fait paraître la vie réelle un rêve à demi effacé, à ceux qui s'éprennent dès leur enfance des grandes coquilles de nacre, où l'on monte pour aborder à ces îles où tous sont beaux et jeunes... hommes et femmes couronnés de fleurs, les cheveux flottants sur les épaules... tenant des coupes et des harpes d'une forme étrange... ayant des chants et des voix qui ne sont pas de ce monde... s'aimant tous également d'un amour tout divin!... Où des jets d'eau parfumés tombent dans des bassins d'argent... où des roses bleues croissent dans des vases de Chine... où les perspectives sont enchantées... où l'on marche sans chaussure sur des mousses unies comme des tapis de velours... où l'on court, où l'on chante, en se dispersant à travers des buissons embaumés!...[29]»
Elle connaissait si bien «ces amis inconnus» qu'après les avoir revus, «elle ne pouvait y songer sans palpitations tout le long du jour...» Elle était une initiée de ce monde hoffmannique, elle qui avait surpris de si ineffables sourires sur les portraits des morts[30]; elle qui avait vu sur quelles fêtes les rayons du soleil viennent poser une auréole, en descendant du haut de quelque vitrage gothique comme un bras de Dieu, lumineux et intangible, entouré d'un tourbillon d'atomes; elle qui avait reconnu de si splendides apparitions revêtues de l'or, des pourpres et des gloires du couchant! Le fantastique n'avait point de mythe dont elle ne possédât le secret.
Elle fut donc curieuse de connaître celui qui avait fui à tire-d'ailes «vers ces paysages impossibles à décrire, mais qui doivent exister quelque part sur la terre ou dans quelqu'une de ces planètes, dont on aime à contempler la lumière dans les bois, au coucher de la lune[31].» Elle voulut voir de ses yeux celui qui, les ayant aussi découverts, ne voulait plus les déserter, ni jamais faire retourner son cœur et son imagination à ce monde si semblable aux plages de la Finlande, où l'on ne peut échapper aux fanges et aux vases bourbeuses qu'en gravissant le granit décharné des rocs solitaires. Fatiguée de ce songe appesantissant qu'elle avait appelé Lélia; fatiguée de rêver un impossible grandiose pétri avec les matériaux de cette terre, elle fut désireuse de rencontrer cet artiste, amant d'un impossible incorporel, ennuagé, avoisinant les régions sur-lunaires!
Mais, hélas! si ces régions sont exemptes des miasmes de notre atmosphère, elles ne le sont point de nos plus désolées tristesses. Ceux qui s'y transportent y voient des soleils qui s'allument, mais d'autres qui s'éteignent. Les plus nobles astres des plus rayonnantes constellations, y disparaissent un à un. Les étoiles tombent, comme une goutte de rosée lumineuse, dans un néant dont nous ne connaissons même pas le béant abîme et l'imagination, en contemplant ces savanes de l'éther, ce bleu sahara aux oasis errantes et périssables, s'accoutume à une mélancolie que ne parviennent plus à interrompre, ni l'enthousiasme, ni l'admiration. L'âme engouffre ces tableaux, elle les absorbe, sans même en être agitée, pareille aux eaux dormantes d'un lac qui reflètent à leur surface le cadre et le mouvement de ses rivages, sans se réveiller de leur engourdissement.—«Cette mélancolie atténue jusqu'aux vivaces bouillonnements du bonheur, par la fatigue attachée à cette tension de l'âme au-dessus de la région qu'elle habite naturellement... elle fait sentir pour la première fois l'insuffisance de la parole humaine, à ceux qui l'avaient tant étudiée et s'en étaient si bien servi... Elle transporte loin de tous les instincts actifs et pour ainsi dire militants... pour faire voyager dans les espaces, se perdre dans l'immensité en courses aventureuses, bien au-dessus des nuages,... où l'on ne voit plus que la terre est belle, car on ne regarde que le ciel,... où la réalité n'est plus envisagée avec le sentiment poétique de l'auteur de Waverley, mais où, idéalisant la poésie même, on peuple l'infini de ses propres créations, à la manière de Manfred»[32].
Mme Sand avait-elle pressenti à l'avance cette inénarrable mélancolie, cette volonté immiscible, cet exclusivisme impérieux qui gît au fond des habitudes contemplatives, qui s'empare des imaginations se complaisant à la poursuite de rêves dont les types n'existent pas dans le milieu où ces êtres se trouvent? Avait-elle prévu la forme que prennent pour eux les attachements suprêmes, l'absolue absorption dont ils font le synonyme de tendresse? Il faut, à quelques égards du moins, être instinctivement dissimulé à leur manière pour saisir dès l'abord le mystère de ces caractères concentrés, se repliant promptement sur eux-mêmes, pareils à certaines plantes qui ferment leurs feuilles devant les moindres bises importunes, ne les déroulant qu'aux rayons d'un soleil propice. On a dit de ces natures qu'elles sont riches par exclusivité, en opposition à celles qui sont riches par exubérance. «Si elles se rencontrent et se rapprochent, elles ne peuvent se foudre l'une dans l'autre», ajoute le romancier que nous citons; «l'une des deux doit dévorer l'autre et n'en laisser que des cendres!» Ah! ce sont les natures comme celles du frêle musicien dont nous remémorons les jours, qui périssent en se dévorant elles-mêmes, ne voulant, ni ne pouvant vivre que d'une seule vie, une vie conforme aux exigences de leur idéal.
Chopin semblait redouter cette femme au-dessus des autres femmes qui, comme une prêtresse de Delphes, disait tant de choses que les autres ne savaient pas dire. Il évita, il retarda sa rencontre. Mme Sand ignora et, par une simplicité charmante qui fut un de ses plus nobles attraits, ne devina pas cette crainte de sylphe. Elle vint au-devant de lui et sa vue dissipa bientôt les préventions contre les femmes-auteurs, que jusque là il avait obstinément nourries.
Dans l'automne de 1837, Chopin éprouva des atteintes inquiétantes d'un mal qui ne lui laissa que comme une moitié de forces vitales. Des symptômes alarmants l'obligèrent à se rendre dans le Midi pour éviter les rigueurs de l'hiver. Mme Sand, qui fut toujours si vigilante et si compatissante aux souffrances de ses amis, ne voulut pas le voir partir seul alors que son état réclamait tant de soins. Elle se décida à l'accompagner. On choisit pour s'y rendre les îles Baléares, où l'air de la mer, joint à un climat toujours tiède, est particulièrement salubre aux malades attaqués de la poitrine. Lorsque Chopin partait, son état fut si alarmant que plus d'une fois on exigea dans les hôtels où il n'avait passé qu'une couple de nuits, le payement du bois de lit et du matelas qui lui avaient servis afin les de brûler aussitôt, le croyant arrivé à cette période des maladies de poitrine où elles sont facilement contagieuses. Aussi, le voyant si languissant à son départ, ses amis osaient à peine espérer son retour. Et pourtant! Quoiqu'il fît une longue et douloureuse maladie à l'île de Majorque où il resta six mois, à partir d'un bel automne jusqu'à un printemps splendide, sa santé s'y rétablit assez pour paraître améliorée pendant plusieurs années.
Fut-ce le climat seul qui le rappella à la vie? La vie ne le retint-elle point par son charme suprême? Peut-être ne vécut-il que parce qu'il voulut vivre, car qui sait où s'arrêtent les droits de la volonté sur notre corps? Qui sait quel arôme intérieur elle peut dégager pour le préserver de la décadence, quelles énergies elle peut insuffler aux organes atones! Qui sait enfin, où finit l'empire de l'âme sur la matière? Qui peut dire en combien notre imagination domine nos sens, double leurs facultés ou accélère leur éteignement, soit qu'elle ait étendu cet empire en l'exerçant longtemps et âprement, soit qu'elle en réunisse spontanément les forces oubliées pour les concentrer dans un moment unique? Lorsque tous les prismes du soleil sont rassemblés sur le point culminant d'un cristal, ce fragile foyer n'allume-t-il pas une flamme de céleste origine?
Tous les prismes du bonheur se rassemblèrent dans cette époque de la vie de Chopin. Est-il surprenant qu'ils aient rallumé sa vie et qu'elle brillât à cet instant de son plus vif éclat? Cette solitude, entourée des flots bleus de la Méditerranée, ombragée de lauriers, d'orangers et de myrthes, semblait répondre par son site même au vœu ardent des jeunes âmes, espérant encore en leurs plus bénignes et plus naïves illusions, soupirant après le bonheur dans une île déserte! Il y respira cet air après lequel les natures dépaysées ici-bas éprouvent une cruelle nostalgie; cet air qu'on peut trouver partout et ne rencontrer nulle part, selon les âmes qui le respirent avec nous: l'air de ces contrées imaginées, qu'en dépit de toutes les réalités et de tous les obstacles on découvre si aisément lorsqu'on les cherche à deux! L'air de cette patrie de l'idéal, où l'on voudrait entraîner ce que l'on chérit, en répétant avec Mignon: Dahin! Dahin!... lass uns ziehn!
Tant que sa maladie dura, Mme Sand ne quitta pas d'un instant le chevet de celui qui l'aima d'une affection dont la reconnaissance ne perdit jamais son intensité, en perdant ses joies. Il lui resta fidèle alors même que son attachement devint douloureux, «car il semblait que cet être fragile se fût absorbé et consumé dans le foyer de son admiration..... D'autres cherchent le bonheur dans leurs tendresses: quand ils ne l'y trouvent plus, ces tendresses s'en vont tout doucement; en cela ils sont comme tout le monde. Mais lui, aimait pour aimer. Aucune souffrance ne pouvait le rebuter. Il pouvait entrer dans une nouvelle phase, celle de la douleur, après avoir épuisé celle de l'ivresse; mais la phase du refroidissement ne devait jamais arriver pour lui. C'eut été celle de l'agonie physique; car son attachement était devenu sa vie et, délicieux ou amer, il ne dépendait plus de lui de s'y soustraire un seul instant»[33]. Jamais, en effet, depuis lors, Mme Sand ne cessa d'être aux yeux de Chopin la femme surnaturelle qui avait fait rétrograder pour lui les ombres de la mort, qui avait changé ses souffrances en langueurs adorables.
Pour le sauver, pour l'arracher à une fin si précoce, elle le disputa courageusement à la maladie. Elle l'entoura de ces soins divinatoires et instinctifs, qui sont maintes fois des remèdes plus salutaires que ceux de la science. Elle ne connut en le veillant, ni la fatigue, ni l'abattement, ni l'ennui. Ni ses forces, ni son humeur ne fléchirent à la tâche, comme chez ces mères aux robustes santés qui paraissent communiquer magnétiquement une partie de leur vigueur à leurs enfants débiles, dont on peut dire que plus ils réclament constamment leurs soins, et plus ils absorbent leurs préférences. Enfin, le mal céda. «L'obsession funèbre qui rongeait secrètement l'esprit du malade et y corrodait tout paisible contentement, se dissipa graduellement. Il laissa le facile caractère et l'aimable sérénité de son amie chasser les tristes pensées, les lugubres pressentiments, pour entretenir son bien-être intellectuel»[34].
Le bonheur succéda aux sombres craintes, avec la gradation progressive et victorieuse d'un beau jour qui se lève après une nuit obscure, pleine de terreurs. La voûte de ténèbres, qui pèse d'abord sur les têtes, semble si lourde qu'on se prépare à une catastrophe prochaine et dernière, sans même oser songer à la délivrance, lorsque l'œil angoissé découvre tout à coup un point où ces ténèbres s'éclaircissent, telles qu'une ouate opaque dont l'épaisseur céderait sous des doigts invisibles qui la déchirent. À ce moment pénètre le premier rayon d'espoir dans les âmes. On respire plus librement, comme ceux qui, perdus dans une noire caverne, aperçoivent enfin une lueur, fût-elle encore douteuse! Cette lueur indécise est la première aube, projetant des teintes si incolores qu'on pourrait croire assister à une tombée de nuit, à l'éteignement d'un crépuscule mourant. Mais l'aurore s'annonce par la fraîcheur des brises qui, comme des avant-coureurs bénis, portent le message de salut dans leurs haleines vivaces et pures. Un baume végétal traverse l'air, comme le frémissement d'une espérance encouragée et raffermie. Un oiseau plus matinal de hasard fait entendre sa joyeuse vocalise, qui retentit dans le cœur comme le premier éveil consolé qu'on accepte pour gage d'avenir. D'imperceptibles, mais sûrs indices persuadent en se multipliant que dans cette lutte des ténèbres et de la lumière, de la mort et de la vie, ce sont les deuils de la nuit qui doivent être vaincus. L'oppression diminue. En levant les yeux vers le dôme de plomb, on croit déjà qu'il pèse moins fatalement, qu'il a perdu de sa terrifiante fixité.
Peu à peu les clartés grisâtres augmentent et s'allongent à l'horizon, en lignes étroites comme des fissures. Incontinent, elles s'élargissent: elles rongent leurs bords, elles font irruption, comme la nappe d'un étang inondant en flaques irrégulières ses arides rivages. Des oppositions tranchées se forment, des nuées s'amoncellent en bancs sablonneux; on dirait des digues accumulées pour arrêter les progrès du jour. Mais, comme ferait l'irrésistible courroux des grandes eaux, la lumière les ébrèche, les démolit, les dévore et, à mesure qu'elle s'élève, des flots empourprés viennent les rougir. Cette lumière qui apporte la sécurité, brille en cet instant d'une grâce conquérante et timide dont la chaste douceur fait ployer le genou de reconnaissance. Le dernier effroi a disparu, on se sent renaître!
Dès lors les objets surgissent à la vue comme s'ils ressuscitaient du néant. Un voile d'un rose uniforme semble les recouvrir, jusqu'à ce que la lumière, augmentant d'intensité sa gaze légère, se plisse çà et là en ombres d'un pâle incarnat, tandis que les plans avancés s'éclairent d'un blanc et resplendissant reflet. Tout d'un coup, l'orbe brillant envahit le firmament. Plus il s'étend, plus son foyer gagne d'éclat. Les vapeurs s'amassent et se roulent de droite et de gauche, comme des pans de rideaux. Alors tout respire, tout palpite, s'anime, remue, bruit, chante: les sons se mêlent, se croisent, se heurtent, se confondent. L'immobilité ténébreuse fait place au mouvement; il circule, s'accélère, se répand. Les vagues du lac se gonflent, comme un sein ému d'amour. Les larmes de la rosée, tremblantes comme celles de l'attendrissement, se distinguent de plus en plus; l'on voit étinceler, l'un après l'autre, sur les herbes humides, des diamants qui attendent que le soleil vienne peindre leurs scintillements. À l'Orient, le gigantesque éventail de lumière s'ouvre toujours plus large et plus vaste. Des lanières d'or, des paillettes d'argent, des franges violettes, des lisérés d'écarlate, le recouvrent de leurs immenses broderies. Des reflets mordorés panachent ses branches. À son centre, le carmin plus vif prend la transparence du rubis, se nuance d'orange comme le charbon, s'évase comme une torche, grandit enfin comme un bouquet de flammes, qui monte, monte, monte encore, d'ardeurs en ardeurs, toujours plus incandescent.
Enfin le Dieu du Jour paraît! Son front éblouissant est orné d'une chevelure lumineuse. Il se lève lentement; mais à peine s'est-il dévoilé tout entier, qu'il s'élance, se dégage de tout ce qui l'entoure et prend instantanément possession du ciel, laissant la terre loin au-dessous de lui.
Le souvenir des jours passés à l'île Majorque resta dans le cœur de Chopin comme celui d'un ravissement, d'une extase, que le sort n'accorde qu'une fois à ses plus favorisés. «Il n'était plus sur terre, il vivait dans un empyrée de nuages d'or et de parfums; il semblait noyer son imagination si exquise et, si belle dans un monologue avec Dieu même, et si parfois, sur le prisme radieux où il s'oubliait, quelque incident faisait passer la petite lanterne magique du monde, il sentait un affreux malaise, comme si, au milieu d'un concert sublime, une vielle criarde venait mêler ses sons aigus et un motif musical vulgaire aux pensées divines des grands maîtres»[35]. Dans la suite, il parla de cette période avec une reconnaissance toujours émue, comme d'un de ces bienfaits qui suffisent au bonheur d'une existence, il ne lui semblait pas possible de jamais retrouver ailleurs une félicité où, en se succédant, les tendresses de la femme et les étincellements du génie marquent le temps, pareillement à cette horloge de fleurs que Linné avait établie dans ses serres d'Upsal, pour indiquer les heures par leurs réveils successifs, exhalant à chaque fois d'autres parfums, révélant d'autres couleurs, à mesure que s'ouvraient leurs calices de formes diverses.
Les magnifiques pays que traversèrent ensemble le poète et le musicien, frappèrent plus nettement l'imagination du premier. Les beautés de la nature agissaient sur Chopin d'une manière moins distincte, quoique non moins forte. Son cœur en était touché et s'harmonisait directement à leurs grandeurs et à leurs enchantements, sans que son esprit eût besoin de les analyser, de les préciser, de les classer, de les nommer. Son âme vibrait à l'unisson des paysages admirables, sans qu'il pût assigner, dans le moment, à chaque impression l'accident qui en était la source. En véritable musicien, il se contentait d'extraire, pour ainsi dire, le sentiment des tableaux qu'il voyait, paraissant abandonner à l'inattention la partie plastique, l'écorce pittoresque qui ne s'assimilaient pas à la forme de son art, n'appartenant pas à sa sphère plus spiritualisée. Et cependant (effet qu'on retrouve fréquemment dans les organisations comme la sienne), plus il s'éloignait des instants et des scènes où l'émotion avait obscurci ses sens, comme les fumées de l'encens enveloppant l'encensoir, et plus les dessins de ces lieux, les contours de ces situations semblaient gagner à ses yeux en netteté et en relief. Dans les années suivantes, il parlait de ce voyage et du séjour de Majorque, des incidents qui les ont marqués, des anecdotes qui s'y rattachaient, avec un grand charme de souvenirs. Mais alors qu'il était si pleinement heureux, il n'inventoriait pas son bonheur!
D'ailleurs, pourquoi Chopin eût-il porté un regard observateur sur les sites de l'Espagne qui ont formé le cadre de son poétique bonheur? Ne les retrouvait-il pas plus beaux encore, dépeints par la parole inspirée de sa compagne de voyage? Il les revoyait, ces sites délicieux, à travers le coloris de son talent passionné, comme à travers de rouges vitraux on voit tous les objets, l'atmosphère elle-même, prendre des teintes flamboyantes. Cette garde-malade si admirable, n'était-elle pas un grand artiste? Rare et merveilleux assemblage! Quand la nature, pour douer une femme, unit les dons les plus brillants de l'intelligence à ces profondeurs de la tendresse et du dévouement où s'établit son véritable, son irrésistible empire, celui en dehors duquel elle n'est plus qu'une énigme sans mot,—les flammes de l'imagination en se mariant chez elle aux limpides clartés du cœur, renouvellent dans une autre sphère le miraculeux spectacle de ces feux grégeois, dont les éclatants incendies couraient autrefois sur les abîmes de la mer sans en être submergés, surajoutant dans les reflets de ses vagues les richesses de la pourpre aux célestes grâces de l'azur.
Mais, le génie sait-il toujours atteindre aux plus humbles grandeurs du cœur, à ces sacrifices sans réserve de passé et d'avenir, à ces immolations aussi courageuses que mystérieuses, à ces holocaustes de soi-même, non pas temporaires et changeants, mais constants et monotones, qui donnent droit à la tendresse de s'appeler dévouement? La force supranaturelle du génie, dénuée de forces divines et surnaturelles, ne croit-elle pas avoir droit à de légitimes exigences, et la légitime force de la femme n'est-elle pas d'abdiquer toute exigence personnelle et égoïste? La royale pourpre et les flammes ardentes du génie, peuvent-elles flotter inoffensives sur l'azur immaculé d'une destinée de femme, quand elle ne compte qu'avec les joies d'ici-bas et n'en attend aucune de là-haut; d'un esprit de femme qui a foi en lui-même et n'a point foi en l'amour, plus fort que la mort? Pour marier en un ensemble presque transmondain, les stupéfiantes affirmations du génie et les adorables privations d'un attachement sans bornes et sans fin, ne faut-il pas avoir ravi en plus d'une veille angoissée, en plus d'une journée de larmes et de sacrifices, quelques-uns de leurs secrets surhumains aux chœurs angéliques?
Parmi ses dons les plus précieux, Dieu prêta à l'homme le pouvoir de créer à son instar, en tirant du néant,—non pas comme lui créateur, auteur de tout ce qui est bon, matière et substance;—mais, comme lui formateur, auteur de tout ce qui est beau, formes et harmonies, pour leur faire exprimer sa pensée où il incarne un sentiment incorporel en des contours corporels, dont il dispose et qu'il dispose au gré de son imagination, pour être perçues par la vue, ce sens qui fait connaître et penser; par l'ouïe, ce sens qui fait sentir et aimer! Véritable création, dans la plus belle signification du mot, l'art étant l'expression et la communication d'une émotion au moyen d'une sensation, sans l'intermédiaire de la parole, nécessaire pour révéler les faits et les raisonnements. Après cela, Dieu donna à l'artiste (et dans ce cas le poète devient artiste, car c'est à la forme du langage, prose ou poésie, qu'il doit son pouvoir) un autre don qui correspond au premier, comme la vie éternelle correspond à la vie du temps, la résurrection à la mort: celui de la transfiguration! Le don de changer un passé incorrect, incomplet, fautif, brisé, en un avenir de glorification sans fin, pouvant durer tant que l'humanité dure.
Et l'homme et l'artiste peuvent être fiers de posséder de si divines puissances! C'est en elles que gît le secret de la royauté native que l'homme, cet être chétif et misérable, exerce à bon droit sur l'incommensurable et sereine nature; de la supériorité innée que l'artiste, cet être faible et impuissant, se sent à juste titre sur ses semblables! Mais, l'homme n'exerce sa royauté qu'en cherchant le bien dans les limites du vrai; l'artiste ne peut revendiquer sa supériorité qu'en renferment seulement le bien sous les contours du beau.—Comme la plupart des artistes, Chopin n'avait point un esprit généralisateur; il n'était guère porté à la philosophie de l'esthétique, dont il n'avait même pas beaucoup entendu parler. Seulement, comme tous les vrais, les grands artistes, il arrivait aux conclusions du bien, vers lequel le penseur s'élève pas à pas sur les rudes sentiers où se cherche le vrai, par un vol vertical à travers les sphères transparentes et radieuses du beau.
Chopin se laissait posséder par la situation si neuve qui lui était faite à Majorque et dont il n'avait aucune expérience, avec cette ignorance et cette imprévoyance des futures amertumes dont les germes sont semés et épars autour de nous, que nous avons tous plus ou moins connues dans ces charmantes années d'enfance, alors qu'un amour maternel aveugle, sans prescience de l'avenir, nous entourait de son idolâtrie et gorgeait notre cœur de félicité, en préparant son irrémédiable malheur! Tous nous avons subi l'influence de ce qui nous environnait sans nous en rendre compte, pour ne retrouver dans notre mémoire que bien plus tard, la familière image de chaque minute et de chaque objet. Mais, pour un artiste éminemment subjectif, comme l'était Chopin, le moment vient où son cœur sent un impérieux besoin de revivre un bonheur que les flots de la vie ont emporté, de reéprouver ses joies les plus intenses, de revoir leur cadre fascinateur, en les forçant à sortir de cette ombre noire du passé où un temps, peint de si vives couleurs, s'est évanoui, afin de la faire entrer dans l'immortalité lumineuse de l'art, par ce procédé mystérieux que le magnétisme du cœur communique à l'électricité de l'inspiration et que la muse enseigne, aux mortels de son choix.
Là, toute résurrection est une transfiguration! Là, tout ce qui fut incertain, fragile, déjeté, maculé, plus senti que réalisé, obscurci au moment presque où il brillait de toute sa radiance, quelque peu dénaturé, sitôt qu'il eut atteint l'apogée de son épanouissement,—revient sous la figure d'un corps glorieux, impérissable désormais, irradiant d'une éternelle sublimité. N'étant plus enchaîné, ni aux lieux, ni aux années d'autrefois, ce qui est ainsi transfiguré après avoir été ressuscité, vit à jamais d'une vie supranaturelle, incorruptible, invulnérable, dominant la succession des âges et apparaissant partout, de par le don de subtile omniprésence qui lui permet d'entrer dans tous les cœurs, en traversant toutes leurs enveloppes.
Or, chose bien digne de remarque, Chopin n'a ni ressuscité, ni transfiguré l'époque de suprême bonheur que le séjour de Majorque marqua dans sa vie. Il s'en abstint sans y avoir réfléchi, sans en avoir donné la raison au tribunal de son jugement, sans même se l'être demandée, sans l'avoir scrutée avec un regret ou avec un désespoir. Il ne le fit pas, instinctivement. Son âme droite et nativement honnête, que les paradoxes indignes n'ont jamais pervertie, répugnait à la glorification de ce qui, ayant pu être, n'a point été! Pour ce fils de l'héroïque Pologne, où femmes et hommes versent jusqu'à la dernière goutte de leur sang afin d'attester la réalité de leur idéal, tout idéal manqué, privé de réalité, était un avortement. Mais tout avortement, qui est une mort dans le monde des vivants, n'est même pas né dans le monde de la poésie; l'on ignore son nom dans le monde du beau! Aussi, Chopin a-t-il chanté les impressions, les bonheurs, les admirations, les enthousiasmes de sa jeunesse, tout naturellement, comme l'oiseau chante dans les bois, comme le ruisseau murmure dans les prés, comme la lune resplendit dans les nuits, comme la vague scintille sur le sein de la mer, comme le rayon luit dans les champs de l'éther! Tandis qu'il n'a pas su raconter son bonheur étrange en cette île enchantée, qu'il eût souhaité pouvoir transporter sur une autre planète et qui n'était, hélas! que trop près du rivage! En y retournant, il vit déchirés, défigurés, dissipés, les mirages qui avaient enveloppé, circonscrit, embelli ses horizonts; il ne put donc, ni ne voulut les chanter, les idéaliser.
Pour le dire autrement, Chopin ne sentit pas le besoin de ressusciter ce passé ardent, qui empruntait aux latitudes méridionales leur feu et leur éclat; dont les flammes exhalaient l'âcre saveur du bitume d'un volcan; dont les explosions portaient parfois une terreur destructive sur les frais et riants versants d'une tendresse pleine de simplicité; dont les laves brûlantes étouffaient et ensevelissaient à jamais les souvenirs d'une heure de joies naïves, innocentes et modestes. Par ainsi, celle qui croyait être la poésie en personne, n'a point inspiré de chant; celle qui se croyait la gloire elle-même, n'a point été glorifiée; celle qui prétendait que, comme un verre d'eau, l'amour se donne à qui le demande, n'a point vu son amour béni, son image honorée, son souvenir porté sur les autels d'une sainte gratitude! Près d'elle, que de femmes qui ont seulement su aimer et prier, vivent à jamais dans les annales de l'humanité d'une vie transfigurée, soit qu'on les appelle Laure de Novès ou Éléonore d'Este, soit qu'elles portent les noms enchanteurs de Nausikaa ou de Sakontala, de Juliette ou de Monime, de Thécla ou de Gretchen.
Mais non! Durant cette existence dans une île transformée en un séjour de dieux, grâce aux hallucinations d'un cœur épris, surexcité par l'admiration, terrassé par la reconnaissance, Chopin transporta un moment, un seul moment, dans les pures régions de l'art, soudainement, par un choc de sa baguette magique!—ce fut un moment d'angoisse et de douleur! Mme Sand le raconte quelque part, parmi les récits qu'elle fit sur ce voyage, en trahissant l'impatience que lui faisait déjà éprouver une affection trop entière, puisqu'elle osait s'identifier à elle au point de s'affoler à l'idée de la perdre, oubliant qu'elle se réservait toujours le droit de propriété sur sa personne quand elle l'exposait aux corruptions de la mort ou de la volupté.—Chopin ne pouvait encore quitter sa chambre, pendant que Mme Sand promenait beaucoup dans les alentours, le laissant seul, enfermé dans son appartement, pour le préserver des visites importunes. Un jour, elle partit pour explorer quelque partie sauvage de l'île; un orage terrible éclata, un de ces orages du midi qui bouleversent la nature et semblent ébranler ses fondements. Chopin, qui savait sa chère compagne voisine des torrents déchaînés, éprouva des inquiétudes qui amenèrent une crise nerveuse des plus violentes. Comme pourtant l'électricité qui surchargeait l'air finit par se transporter ailleurs, la crise passa; il se remit avant le retour de l'intrépide promeneuse. N'ayant pas mieux à faire, il revint à son piano et y improvisa l'admirable Prélude en fis moll. Au retour de la femme aimée, il tomba évanoui. Elle fut peu touchée, fort agacée même, de cette preuve d'un attachement qui semblait vouloir empiéter sur la liberté de ses allures, limiter sa recherche effrénée de sensations nouvelles, lui soustraire quelque impression trouvée n'importe où et n'importe comment, donner à sa vie un lien, enchaîner ses mouvements par les droits de l'amour!
Le lendemain, Chopin joua le Prélude en fis moll; elle ne comprit pas l'angoisse qu'il lui racontait. Depuis, il le rejoua souvent devant elle; mais elle ignora, et si elle l'avait deviné, elle eût intentionnellement ignoré, quel monde d'amour de telles angoisses révélaient! Elle n'avait que faire de ce monde, puisqu'elle ne pouvait ni connaître, ni partager, ni comprendre, ni respecter un tel amour! Tout ce qu'il y avait d'intolérablement incompatible, de diamétralement contraire, de secrètement antipathique, entre deux natures qui paraissaient ne s'être compénétrées par une attraction subite et factice, que pour employer de longs efforts à se repousser avec toute la force d'une inexprimable douleur et d'un véhément ennui,—se révèle en cet incident! Son cœur à lui, éclatait et se brisait à la pensée de perdre celle qui venait de le rendre à la vie. Son esprit à elle, ne voyait qu'un passe-temps amusant dans une course aventureuse dont le péril ne contrebalançait pas l'attrait et la nouveauté. Quoi d'étonnant, si cet épisode de sa vie française fut le seul dont l'impression se retrouve dans les œuvres de Chopin? Après cela, il fit dans son existence deux parts distinctes. Il continua longtemps à souffrir dans le milieu trop réaliste, presque grossier, où s'était engouffré son tempérament frêle et sensitif; puis, il échappait au présent dans les régions impalpables de l'art, s'y réfugiant parmi les souvenirs de sa première jeunesse, dans sa chère Pologne, que seule il immortalisait en ses chants.
Il n'est pourtant pas donné à un être humain, vivant de la vie de ses semblables, de tellement s'arracher à ses impressions présentes, de tellement faire abstraction de ses cuisantes souffrances quotidiennes, qu'il oublie dans ses œuvres tout ce qu'il éprouve, pour ne chanter que ce qu'il a éprouvé. C'est pourquoi nous supposerions volontiers que, dans ses dernières années, Chopin fut en proie à une sorte de travail, plutôt encore de rongement intérieur, dont il était inconscient, quoiqu'il sût qu'un mal pareil avait détruit le génie de plus d'un grand poète, de plus d'un grand artiste. Ces grandes âmes, voulant échapper à la torture de leur enfer terrestre, se transportent dans un monde qu'elles créent. Ainsi fit Milton, ainsi fit le Tasse, ainsi fit Camoëns, ainsi fit Michel Ange, etc. Mais, si leur imagination est assez puissante pour les y emporter, elle ne peut les empêcher de traîner avec eux la flèche barbelée qui s'est enfoncée dans leur flanc. Ouvrant leurs larges ailes d'archanges en exil ici-bas, ils volent haut, mais, en volant, ils souffrent des morsures de la plaie envenimée qui dévore leur chair et absorbe leurs forces! C'est pour cela que les tristesses de l'amour méconnu se retrouvent dans le paradis de Milton, celles d'une désespérance amoureuse sur le bûcher de Sofronie et d'Olinde, celles d'une farouche indignation sur les traits sombres de la Nuit à Florence!
Chopin ne compara point son mal à celui de ces grands hommes, tant la rare exceptionnalité, le rare resplendissement de la source intellectuelle à laquelle il l'avait puisé, le lui faisait croire hors de toute comparaison. Tête à tête avec ce mal, il espérait assez le dominer pour l'empêcher de jeter ses reflets blafards, ses regards de spectre sans sépulture décente, sur les régions aériennes, fraîches, irisées comme les vapeurs matinales d'un beau printemps, où il avait coutume de se rencontrer avec sa muse. Cependant, tout résolu qu'il fut à ne chercher dans l'art que le pur idéal de ses premiers enthousiasmes, Chopin y mêla, à son insu, les accents de douleurs qui n'y appartenaient point. Il tourmenta sa muse pour lui faire parler le langage des peines complexes, raffinées, stériles, se consumant elles-mêmes dans un lyrisme dramatique, élégiaque et tragique à la fois, que ses sujets et leur sentiment n'eussent point comporté naturellement.
Nous l'avons déjà dit: toutes les formes étranges qui ont si longtemps surpris les artistes dans ses dernières œuvres, détonnent dans l'ensemble général de son inspiration. Elles entremêlent aux murmures d'amour, aux chuchotements des tendres inquiétudes, aux complaintes héroïques, aux hymnes d'allégresse, aux chants de triomphe, aux gémissements de vaincus dignes d'un meilleur sort, que l'artiste polonais entendait dans son passé à lui,—les soupirs d'un cœur malade, les révoltes d'une âme désorientée, les colères rentrées d'un esprit fourvoyé, les jalousies trop nauséabondes pour être exprimées, qui l'oppressaient dans son présent. Toutefois, il sut si bien leur imposer ses lois, les maîtriser, les manier en roi habitué à commander que, contrairement à maints coryphées de la littérature romantique contemporaine, contrairement à l'exemple donné alors en musique par un grand-maître, il réussit à ne jamais défigurer les types et les formes sacrés du beau, quelles que fussent les émotions qu'il les chargea de traduire.
Loin de là; dans ce besoin inconscient de rendre certaines impressions indignes d'être idéalisées et sa résolution de ne jamais avilir la muse, ni l'abaisser au langage des basses passions de la vie qu'il avait permis à son cœur d'avoisiner, il agrandit les ressources de l'art au point qu'aucune des conquêtes qu'il fit pour en étendre les limites, ne sera reniée et répudiée par aucun de ses légitimes successeurs. Car, si indiciblement qu'il ait souffert, jamais il ne sacrifia le beau dans l'art au besoin de gémir; jamais il ne fit dégénérer le chant en cri, jamais il n'oublia son sujet pour peindre ses blessures; jamais il ne se crut permis de transporter la réalité brutale dans l'art, cet apanage exclusif de l'idéal, sans l'avoir d'abord dépouillée de sa brutalité pour l'exhausser au point où la vérité s'idéalise. Puisse-t-il servir d'exemple à tous ceux auxquels la nature départit une âme aussi belle et un génie aussi noble, s'ils sont assez infortunés pour rencontrer, comme lui, un bonheur qui leur enseigne à maudire la vie, une admiration qui leur enseigne le mépris de l'admirable, un amour capable de leur enseigner la haine de l'amour!...
Quelque borné qu'ait été le nombre de jours que la faiblesse de sa constitution physique réservait à Chopin, ils auraient pu n'être point abrégés par les tristes souffrances qui les terminèrent. Âme tendre et ardente à la fois, pleine de délicatesses patriciennes, plus que cela, féminines et pudiques, il avait en lui des répugnances invincibles que la passion lui faisait surmonter, mais qui, refoulées, se vengeaient en déchirant les fibres vives de son âme comme des épines de fer rouge. Il se fut contenté de ne vivre que parmi les radieux fantômes de sa jeunesse qu'il savait si éloquemment invoquer, parmi les navrantes douleurs de sa patrie auxquelles il donnait un noble asile dans sa poitrine. Il fut une victime de plus, une noble et illustre victime, de ces attraits momentanés de deux natures opposées dans leurs tendances, qui, en se rencontrant à l'improviste, éprouvent une surprise charmée qu'elles prennent pour un sentiment durable, élevant à ses proportions des illusions et des promesses qu'elles ne sauraient réaliser.
Au sortir d'un pareil rêve à deux, terminé en cauchemar affreux, c'est toujours la nature plus profondément impressionnée qui demeure brisée ou exsangue; celle qui fut la plus absolue dans ses espérances et son attachement, celle pour qui il eût été impossible de les arracher d'un terrain que parfument les violettes et les muguets, les lis et les roses, qu'attristent seulement les scabieuses, fleurs de la viduité, les immortelles, fleurs de la gloire, pour les transplanter dans la région où croissent l'euphorbe superbe, mais vénéneuse, le mancenillier fleuri, mais mortel!—Terrible pouvoir exercé par les plus beaux dons que l'homme possède! Ils peuvent porter après eux l'incendie et la dévastation, tels que les coursiers du soleil, lorsque la main distraite de Phaéton, au lieu de guider leur carrière bienfaisante, les laissait errer au hasard et désordonner la céleste structure.
VIII.
epuis 1840, la santé de Chopin, à travers des alternatives diverses,
déclina constamment. Les semaines qu'il passait tous les étés chez
Mme Sand, à sa campagne de Nohant, formèrent, durant quelques années,
ses meilleurs moments, malgré les cruelles impressions qui succédaient
pour lui au temps exceptionnel de leur voyage en Espagne.
Les contacts d'un auteur avec les représentants de la publicité et ses exécutants dramatiques, acteurs et actrices, comme avec ceux qu'il distingue à cause de leurs mérites ou parce qu'ils lui plaisent; le croisement des incidents, le coup et le contre-coup des engouements et des froissements qui en naissent, lui étaient naturellement odieux. Il chercha longtemps à y échapper en fermant les yeux, en prenant le parti de ne rien voir. Il survint pourtant de tels faits, de tels dénouements qui, en choquant par trop ses délicatesses, en révoltant par trop ses habitudes de comme il faut moral et social, finirent par lui rendre sa présence à Nohant impossible, quoiqu'il semblât d'abord y avoir éprouvé plus de répit qu'ailleurs. Comme il y travailla avec plaisir, tant qu'il put s'isoler du monde qui l'entourait, il en rapportait chaque année plusieurs compositions. Les hivers ne manquaient pourtant pas de ramener une augmentation graduelle de souffrances. Le mouvement lui devint d'abord difficile, bientôt tout à fait pénible. De 1846 à 1847, il ne marcha presque plus, ne pouvant monter un escalier sans éprouver de douloureuses suffocations; depuis ce temps il ne vécut qu'à force de précautions et de soins.
Vers le printemps de 1847, son état empirant de jour en jour, aboutit à une maladie dont on crut qu'il ne se relèverait plus. Il fut sauvé une dernière fois, mais cette époque se marqua par un déchirement si pénible pour son cœur, qu'il l'appela aussitôt mortel. En effet, il ne survécut pas longtemps à la rupture de son amitié avec Mme Sand qui eut lieu à ce moment. Mme de Staël, ce cœur généreux et passionné, cette intelligence large et noble, qui n'eut que le défaut d'empeser souvent sa phrase par un pédantisme qui lui ôtait la grâce de l'abandon, disait à un de ces jours où la vivacité de ses émotions la faisait s'échapper des solennités de la raideur genévoise: «En amour, il n'y a que des commencements!...»
Exclamation d'amère expérience sur l'insuffisance du cœur humain; sur l'impossibilité où il est de correspondre à tout ce que l'imagination sait rêver, quand on l'abandonne à elle-même; quand on ne la retient pas dans son orbite par une idée exacte du bien et du mal, du permis et de l'impermis! Sans doute, il est des sentiments qui courent sur l'ourlet de ce précipice qu'on nomme le Mal, avec assez d'empire sur eux-mêmes pour n'y pas tomber, alors même que le blanc festonnage de leur robe virginale se déchire à quelque ronce du bord et se laisse empoussiérer sur un chemin trop battu! Le béant entonnoir du mal a tant d'étages inférieurs, qu'on peut prétendre n'y être pas descendu, tant qu'on n'effleura que ses échancrures, sans perdre pied sur la route qui continue au grand soleil. Toutefois, ces téméraires excursions ne donnent, comme le disait Mme de Staël, que des commencements!
Pourquoi? diront les cœurs jeunes que le vertige fascine de son ivresse énervante.—Pourquoi?—Parce que, sitôt que l'âme a quitté les ornières et les sécurités que crée une vie de devoirs et de dévouement, d'amour dans le sacrifice et d'espérances dans le ciel, pour aspirer les senteurs qui voltigent au-dessus du gouffre, pour se délecter dans les frissons alanguissants qu'elles répandent en tous les membres, pour se livrer, timide, mais altérée, aux rapides éblouissements qu'ils donnent, les sentiments nés en ces parages ne sauraient avoir la force d'y vieillir. Ils ne peuvent plus vivre qu'en s'arrachant du sol, qu'en résistant aux attractions d'un aimant terrestre pour quitter la terre et planer au-dessus! Êtres insubstantiels, quand la vie réelle ne saurait offrir à ses sentiments les horizons calmes et infinis d'un bonheur consacré et sacré, ils ne trouvent de refuge à la pureté de leur essence, à la noblesse de leur naissance, aux privilèges de leur consanguinité, qu'en changeant de nom et de latitude, de nature et de forme; en devenant protection consciencieuse ou tendre reconnaissance, dévouement positif ou bienfait désintéressé, pieuse sollicitude pour l'harmonie des nuances de la vie morale ou constant intérêt pour les quiétudes nécessaires du bien-être physique. À moins que ces sentiments ne montent dans les régions sublunaires de l'art, pour s'y incarner en quelque idéal irréalisé et irréalisable; ou bien dans les régions solaires de la prière, pour s'élancer vers le ciel en ne laissant après eux d'autres traces visibles que le lumineux sillage (dont personne ne cherche la source) d'une rédemption, d'une expiration, d'une rançon payée au ciel, d'un salut obtenu de Dieu! Alors, il est vrai, ce qu'il y avait d'immortel en ses sentiments d'élection, survit à jamais à leurs commencements; mais d'une vie surnaturelle, transfigurée! C'est plus que de l'amour; ce n'est plus l'amour qu'on croyait!
Tel pourtant est rarement le sort des amours nés sur l'ourlet du précipice, où de gradin fleuri en gradin décoré, de gradin décoré en gradin badigeonné, de gradin badigeonné en gradin dénudé, on descend jusqu'aux fanges livides du mal. Pour peu que les attraits soudains, nés sur les terrains limitrophes—the border-lands, disent les Anglais—aient plus de ce feu qui brûle que de cette lumière qui brille, pour peu qu'ils aient plus d'énergie arrogante que de suaves mollesses, plus d'appétits charnels que d'aspirations intenses, plus d'avides convoitises que d'adorations sincères, plus de concupiscence et d'idolâtrie que de bonté et de générosité... l'équilibre se perd, et... celui qui pensait ne jamais quitter le gradin fleuri, se voit un beau jour éclaboussé par les fanges du précipice! Peu à peu il cesse d'être éclairé par les chatoyants rayons d'un amour qui ne demeure pur, quand il est inavouable, qu'aussi longtemps qu'il s'ignore, le poète ayant bien reconnu qu'il ne dit; J'aime! que lorsque, ayant épuisé toutes les autres manières de le dire, il désire plus qu'il ne chérit. Les jours qui suivent ces premières ombres, venues, on ne sait comment, sur quelque anfractuosité du précipice terrible, sont remplis d'on ne sait quel ferment qu'on croit sentir bon; mais, à peine goûté, il se change en une vase informe qui soulève le cœur et le corrompt à jamais, si elle n'est rejetée et maudite à l'instant. Ces amours-là, n'ont eu aussi que des commencements!
Mais comme de tels amours ne sont nés plus haut, sur les gradins fleuris, qu'en se mirant dans deux cœurs à la fois, il en est un d'ordinaire qui, en s'aventurant sur ce sol, si odoriférant et si glissant, se maintient moins longtemps sur la zone où il vit le jour, trébuche, descend, condescend, tombe, essaie vainement de se relever, roule de chûte en chûte, abandonne un haut idéal pour une réalité fiévreuse, passe de cette fièvre à une autre qui devient une insanité ou un délire, aboutissant à un état qui donne, avec le dégoût de la satiété ou l'irrationalité du vice, le dédain de l'indifférence ou la dureté de l'oubli envers l'autre, dont il devient l'éternel tourment, si ce n'est l'éternelle horreur. Alors certes, l'amour n'a eu que des commencements!... Mais, restant chez l'un toujours élevé, toujours distingué, en présence de celui qui ne recule pas devant l'ignoble et le vulgaire, il se change pour lui en un souvenir ou en un regret qui, sans être le remords auquel pourtant il ressemble, se change en un ver rongeur. Sa dent impitoyable s'enfonce dans le cœur et le fait saigner, jusqu'à ce que son dernier souffle de vie s'éteigne dans un dernier spasme de douleur.
Ces commencements, dont parlait Mme de Staël, étaient depuis longtemps épuisés entre l'artiste polonais et le poète français. Ils ne s'étaient même survécus chez l'un que par un violent effort de respect pour l'idéal qu'il avait doré de son éclat foudroyant, chez l'autre, par une fausse honte qui sophistiquait sur la prétention de conserver la constance sans la fidélité. Le moment vint où cette existence factice, qui ne réussissait plus à galvaniser des fibres desséchées sous les yeux de l'artiste spiritualiste, lui sembla dépasser ce que l'honneur lui permettait de ne pas apercevoir. Nul ne sut quelle fut la cause ou le prétexte d'une rupture soudaine; on vit seulement qu'après une opposition violente au mariage de la fille de la maison, Chopin quitta brusquement Nohant pour n'y plus revenir.
Malgré cela, il parla souvent alors et presque avec insistance de Mme Sand, sans aigreur et sans récriminations. Il rappelait, il ne racontait jamais. Il mentionnait sans cesse ce qu'elle faisait, comment elle le faisait, ce qu'elle avait dit, ce qu'elle avait coutume de répéter. Les larmes lui montaient quelquefois aux yeux en nommant cette femme, dont il ne pouvait se séparer et qu'il voulait quitter. En supposant qu'il ait comparé les délicieuses impressions qui inaugurèrent sa passion, à l'antique cortège de ces belles canéphores portant des fleurs pour orner une victime, on pourrait encore croire qu'arrivé aux derniers instants de la victime qui allait expirer, il mettait un tendre orgueil à oublier les convulsions de son agonie, pour ne contempler que les fleurs qui l'avaient enguirlandée peu auparavant. On eût dit qu'il voulait en ressaisir le parfum enivrant, en contempler les pétales fanés, mais encore imprégnés de l'haleine enfiévrée, donnant des soifs qui, loin de s'étancher au contact de lèvres incandescentes, n'en éprouvent qu'une exaspération de désirs.
En dépit des subterfuges qu'employaient ses amis pour écarter ce sujet de sa mémoire, afin d'éviter l'émotion redoutée qu'il amenait, il aimait à y revenir, comme s'il eût voulu s'asphyxier dans ce mortel dictame et détruire sa vie par les mêmes sentiments qui l'avaient ranimée jadis! Il s'adonnait avec une sorte de brûlante douceur à la ressouvenance enamérée des jours anciens, défeuillés désormais de leurs prismatiques signifiances. Se sentir frénollir en contemplant la défiguration dernière de ses derniers espoirs, lui était un dernier charme. En vain cherchait-on à en éloigner sa pensée; il en reparlait toujours; et lorsqu'il n'en parlait plus, n'y songeait-il pas encore? On eût dit qu'il humait avidement ce poison, pour avoir moins longtemps à le respirer.
Faut-il plaindre, faut-il admirer? Il faut plaindre et admirer à la fois. Il faut plaindre d'abord, car les Syrènes de l'antiquité, comme les Mélusines du moyen âge, ont toujours attiré les malheureux qui rasaient leur rescif, les nobles chevaliers qui s'égaraient aux alentours de leurs écueils, par des accents pleins de suavité, par des formes qui charmaient l'œil éperdu, par des blancheurs qu'on eût dit empruntées aux lis des jardins, par des chevelures qu'on eût cru nouées avec les rayons d'un soleil d'hiver, tiède et caressant... Ceux qui n'ont jamais connu la syrène attrayante et la fée malfaisante, ne savent pas combien il faut plaindre le mortel qu'elles ont enlacé de leurs bras perfides, au moment où, couché sur un cœur inhumain, bercé sur des genoux déformés, il aperçoit tout d'un coup, avec un effroi terrifié, l'humaine nature et sa spiritualité transformée en une animalité hideuse!
Il faut admirer, car entre tant de milliers d'hommes qui ont exhalé leur dernier souffle dans un soupir de volupté ignominieuse, dans une imprécation furibonde ou dans un exorcisme tremblant et couard, bien peu ont su allier avec le respect qu'on se garde à soi-même, en respectant le souvenir de ce qu'on a eu tort d'aimer, mais de ce que l'on n'a point aimé d'un amour indigne... le respect qu'on doit à son honneur en brisant un lien qui devient déshonorant! C'est là qu'il faut un mâle courage, que tant de mâles héros n'ont pas eu. Chopin a su le déployer, se montrant ainsi vrai gentilhomme, digne de cette société qui l'avait enchâssé dans ses cadres, digne de ces femmes dont le regard l'avait si souvent transpercé de part en part de leur suave rayon. Il ne récrimina point, il ne permit aucun tiraillement. En éloignant l'idéal qu'il portait en lui, d'une réalité odieuse, il fut aussi inflexible dans sa résolution que doux pour le souvenir de ce qu'il avait aimé!
Chopin sentit, et répéta souvent, que cette longue affection, ce lien si fort, en se brisant, brisait sa vie. N'eût-il pas mieux valu que moins inexpérimenté, plus réfléchi, mieux préparé à des séductions fallacieuses, il eût agi selon la vraie nature de son être intérieur, selon les vrais penchants de son caractère, selon les nobles accoutumances de son âme, en refusant fermement, avec une force virile, d'accepter le tissu de joies éphémères, d'illusions à courte échéance, de douleurs consumantes, si bien symbolisées dans l'antiquité (elle les connut aussi!), par cette fameuse robe de Déjanire qui, s'identifiant à la chair du malheureux héros, le fit misérablement périr? Si une femme donna la mort au noble Alcide par le subtil réseau de ses souvenirs, comment une femme n'eût-elle pas mené à la mort un être aussi frêle que l'était notre poète-musicien, en l'enveloppant d'un réseau semblable?
Durant sa première maladie, en 1847, on désespéra de Chopin pendant plusieurs jours. M. Gutmann, un de ses élèves les plus distingués, l'ami que dans ces dernières années il admit le plus à son intimité, lui prodigua les témoignages de son attachement; ses soins et ses prévenances étaient sans pareils. Lorsque la Psse Marcelline Czartoryska arrivait, le visitant tous les jours, craignant plus d'une fois de ne plus le retrouver au lendemain, il lui demandait avec cette timidité craintive des malades et cette tendre délicatesse qui lui était particulière: «Est-ce que Gutmann n'est pas bien fatigué?...» Sa présence lui étant plus agréable que toute autre, il craignait de le perdre, et l'eût perdu plutôt que d'abuser de ses forces. Sa convalescence fut fort lente et fort pénible; elle ne lui rendit plus qu'un souffle de vie. Il changea à cette époque, au point de devenir presque méconnaissable. L'été suivant lui apporta ce mieux précaire que la belle saison accorde aux personnes qui s'éteignent. Pour ne pas aller à Nohant et, en allant ailleurs, ne pas se donner à lui-même la certitude palpable que Nohant était fermé pour lui par sa propre volonté, devenu inexorable dans sa muette décision, il ne voulut pas quitter Paris. Il se priva ainsi de l'air pur de la campagne et des bienfaits de cet élément vivifiant.
L'hiver de 1847 à 1848 ne fut qu'une pénible et continuelle succession d'allègements et de rechutes. Toutefois, il résolut d'accomplir au printemps son ancien projet de se rendre à Londres, espérant se débarrasser, en ce climat septentrional et brumeux, de la continuelle obsession de ses réminiscences méridionales et ensoleillées. Lorsque la révolution de février éclata, il était encore alité; par un mélancolique effort, il fit semblant de s'intéresser aux événements du jour et en parla plus que d'habitude. Mais, l'art seul garda toujours sur lui son pouvoir absolu. Dans les instants toujours plus courts où il lui fut possible de s'en occuper, la musique l'absorbait aussi vivement qu'aux jours où il était plein de vie et d'espérances. M. Gutmann continua à être son plus intime et son plus constant visiteur; ce furent ses soins qu'il accepta de préférence jusqu'à la fin.
Au mois d'avril, se trouvant mieux, il songea à réaliser son voyage et à visiter ce pays où il croyait aller, alors que la jeunesse et la vie lui offraient encore leurs plus souriantes perspectives. Néanmoins, avant de quitter Paris, il y donna un concert dans les salons de Pleyel, un des amis avec lesquels ses rapports furent les plus fréquents, les plus constants et les plus affectueux; celui qui maintenant rend un digne hommage à sa mémoire et à son amitié, en s'occupant avec zèle et activité de l'exécution d'un monument pour sa tombe. À ce concert, son public, aussi choisi que fidèle, l'entendit pour la dernière fois. Après cela, il partit en toute hâte pour l'Angleterre, sans attendre presque l'écho de ses derniers accents. On eût pensé qu'il ne voulait ni s'attendrir à la pensée d'un dernier adieu, ni se rattacher à ce qu'il abandonnait par d'inutiles regrets! À Londres, ses ouvrages avaient déjà trouvé un public intelligent; ils y étaient généralement connus et admirés[36]. Il quitta la France dans cette disposition d'esprit que les Anglais appellent low spirits. L'intérêt momentané qu'il s'était efforcé de prendre aux changements politiques avait complètement disparu. Il était devenu plus silencieux que jamais; si, par distraction, il lui échappait quelques mots, ce n'était qu'une exclamation de regret. À son départ, son affection pour le petit nombre de personnes qu'il continuait à voir, prenait les teintes douloureuses des émotions qui précèdent les derniers adieux. Son indifférence s'étendait de plus en plus ostensiblement au reste des choses.
Arrivé à Londres, il y fut accueilli avec un empressement qui l'électrisa et lui fit secouer sa tristesse; on se figura presque que son abattement allait se dissiper. Il crut peut-être lui-même, ou feignit de croire, qu'il parviendrait à le vaincre en jetant tout dans l'oubli, jusqu'à ses habitudes passées; en négligeant les prescriptions des médecins, les précautions qui lui rappelaient son état maladif. Il joua deux fois en public et maintes fois dans des soirées particulières. Chez la duchesse de Sutherland, il fut présenté à la reine; après cela, tous les salons distingués recherchèrent plus encore l'avantage de le posséder. Il alla beaucoup dans le monde, prolongea ses veilles, s'exposa à toutes les fatigues, sans se laisser arrêter par aucune considération de santé. Voulait-il ainsi en finir de la vie, sans paraître la rejeter? Mourir, sans donner à personne ni le remords, ni la satisfaction de sa mort?
Il partit enfin pour Édimbourg, dont le climat lui fut particulièrement nuisible. À son retour d'Écosse, il se trouva très affaibli; les médecins l'engagèrent à abandonner au plus tôt l'Angleterre, mais il ajourna longtemps son départ. Qui pourrait dire le sentiment qui causait ce retard?... Il joua encore à un concert donné pour les Polonais. Dernier signe d'amour envoyé à sa patrie, dernier regard, dernier soupir et dernier regret! Il fut fêté, applaudi et entouré, par tous les siens. Il leur dit à tous un adieu qu'ils ne croyaient pas encore devoir être éternel.
Quelle pensée occupait son esprit lorsqu'il traversait la mer pour rentrer dans Paris?... Ce Paris, si différent pour lui de celui qu'il avait trouvé sans le chercher en 1831?... Cette fois, il y fut surpris dès son arrivée par un chagrin aussi vif qu'inattendu. Celui, dont les conseils et l'intelligente direction lui avaient déjà sauvé la vie dans l'hiver de 1847, auquel il croyait seul devoir depuis bien des années la prolongation de son existence, le docteur Molin se mourait. Cette perte lui fut plus que sensible; elle lui apporta ce découragement final si dangereux, dans des moments où la disposition d'esprit exerce tant d'empire sur les progrès de la maladie. Chopin proclama aussitôt que personne ne saurait remplacer les soins de Molin, prétendant ne plus avoir confiance en aucun médecin. Il en changea constamment depuis lors, mal satisfait de tous, ne comptant sur la science d'aucun. Une sorte d'accablement irrémédiable s'empara de lui; on eût dit qu'il savait avoir obtenu son but, avoir épuisé les dernières ressources de la vie, nul lien plus fort que la vie, nul amour aussi fort que la mort, ne venant lutter contre cette amère apathie.
Depuis l'hiver de 1848, Chopin n'avait plus été à même de travailler avec suite. Il retouchait de temps à autre quelques feuilles ébauchées, sans réussir à en coordonner les pensées. Un respectueux soin de sa gloire lui dicta le désir de les voir brûlées pour empêcher qu'elles fussent tronquées, mutilées, transformées en œuvres posthumes peu dignes de lui. Il ne laissa de manuscrits achevés qu'un dernier Nocturne et une Valse très courte, comme un lambeau de souvenir.
En dernier lieu, il avait projeté d'écrire une méthode de piano, dans laquelle il eût résumé ses idées sur la théorie et la technique de son art, consigné le fruit de ses longs travaux, de ses heureuses innovations et de son intelligente expérience. La tâche était sérieuse et exigeait un redoublement d'application, même pour un travailleur aussi assidu que l'était Chopin. En se réfugiant dans ces arides régions, il voulait peut-être fuir jusqu'aux émotions de l'art, auquel la sérénité, la solitude, les drames secrets et poignants, la joie au l'enténèbrement du cœur, prêtent des aspects si différents! Il n'y chercha plus qu'une occupation uniforme et absorbante, ne lui demanda plus que ce que Manfred demandait vainement aux forces de la magie: l'oubli!... L'oubli, que n'accordent ni les distractions, ni l'étourdissement, lesquels au contraire semblent, avec une ruse pleine de venin, compenser en intensité le temps qu'elles enlèvent aux douleurs. Il voulut chercher l'oubli dans ce labeur journalier, qui «conjure les orages de l'âme»,—der Seele Sturm beschwört,—en engourdissant la mémoire, lorsqu'il ne l'anéantit pas. Un poète, qui fut aussi la proie d'une inconsolable mélancolie, chercha également, en attendant une mort précoce, l'apaisement de ces regrets découragés dans le travail, qu'il invoque comme un dernier recours contre l'amertume de la vie à la fin d'une mâle élégie!
Beschäftigung, die nie ermattet,
Die langsam schafft, doch nie zerstört,
Die zu dem Bau der Ewigkeiten
Zwar Sandkorn nur für Sandkorn reicht,
Doch von der grossen Schuld der Zeiten
Minuten, Tage, Jahre streicht»[37].
Mais les forces de Chopin ne suffirent plus à son dessein; cette occupation fut trop abstraite, trop fatigante. Il poursuivit en idée le contour de son projet, il en parla à diverses reprises, l'exécution lui en devint impossible. Il ne traça que quelques pages de sa méthode; elles furent consumées avec le reste.
Enfin, le mal augmenta si visiblement que les craintes de ses amis commencèrent à prendre un caractère désespéré. Il ne quitta bientôt plus son lit et ne parla presque plus. Sa sœur, arrivée de Varsovie à cette nouvelle, s'établit à son chevet et ne s'en éloigna pas. Il vit ce redoublement de tristesses autour de lui, ses angoisses, ces présages, sans témoigner de l'impression qu'il en recevait. Il s'entretenait de sa fin avec un calme et une résignation toute masculine, voulant dérober à tous, se dérober peut-être à lui-même, ce qu'il avait pu faire pour l'amener et la hâter. Aussi, avec ses amis ne cessa-t-il jamais de prévoir un lendemain. Ayant toujours aimé à changer de demeure, il manifesta encore ce goût en prenant alors un autre logement, pour éviter, disait-il, les incommodités de celui qu'il occupait; il disposa son ameublement à neuf, en se préoccupant à cet effet d'arrangements minutieux. Quoiqu'il fût bien mal, ne se faisait certainement pas illusion sur son état, il s'obstina à ne point décommander les mesures qu'il avait ordonnées pour l'installation de son nouvel appartement. Bientôt, on commença à déménager certains objets et il arriva que, le jour même de son décès, on transportait quelques meubles dans des chambres où il ne devait plus entrer!
Craignit-il que la mort ne remplît pas ses promesses? Qu'après l'avoir touché de son doigt, elle ne le laissât encore une fois à la terre? Que la vie ne lui fût plus cruelle encore, s'il lui fallait la reprendre après en avoir rompu tous les fils? Éprouvait-il cette double influence qu'ont ressentie quelques organisations supérieures à la veille d'événements qui décidaient de leur sort, contradiction flagrante entre le cœur qui pressent le secret de l'avenir et l'intelligence qui n'ose le prévoir? Dissemblance si entière entre des prévisions simultanées, qu'à certains moments elle dicta aux esprits les plus fermes des discours que leurs actions semblaient démentir, qui néanmoins découlaient d'une égale persuasion? Nous croirions plutôt qu'après avoir succombé à un impérieux désir de quitter cette vie, après avoir fait en Angleterre tout ce qu'il fallait pour abréger ses derniers jours, il voulut écarter tout ce qui eût pu laisser soupçonner cette faiblesse, qu'avec sa manière de voir il eût jugé dans un autre romanesque, théâtrale, ridicule. Il eût rougi d'agir comme les héros des mélodrames qu'il détestait, comme un Bocage en scène[38], comme un personnage quelconque d'un de ces romans du jour qu'il méprisait profondément. Si, malgré ces mépris, malgré ces dédains, il n'avait pu résister à la grande fascination de la mort, cette dernière ivresse de ceux que le désespoir a intoxiqué de son amer et vertigineux breuvage, il chercha probablement à ce que personne ne découvre cette défaillance, commune à tous ceux qui furent blessés par une femme d'une de ces blessures dont on ne guérit qu'en en mourant!
En apprenant qu'il était si mal, et dans l'absence d'un ecclésiastique polonais qui avait été autrefois le confesseur de Chopin, l'abbé Alexandre Jelowicki, un des hommes les plus distingués de l'émigration, vint le voir, quoique leurs rapports eussent été détendus dans les dernières années. Renvoyé trois fois par ceux qui l'entouraient, il connaissait trop bien le malade pour se rebuter et ne pas être certain de le voir sitôt qu'il le saurait si près de lui. Aussi, quand il eut trouvé moyen de lui faire connaître sa présence, il en fut reçu sans délai. D'abord, il y eut dans l'accueil du pauvre ami expirant, meurtri, contusionné, saignant, haletant, à bout de douleurs et de courage, quelque froideur, pour mieux dire quelque embarras, provenant de cette crainte et de cette trépidation intérieure qu'on éprouve toujours, lorsque, ayant été ami de Dieu, l'on a suspendu ses rapports avec lui et qu'on se retrouve en présence d'un de ses ministres, dont la seule vue rappelle sa tendresse paternelle et l'ingratitude de notre oubli.
L'abbé Jelowicki revint le lendemain, puis tous les jours à la même heure, comme s'il n'apercevait, ni ne comprenait, ni n'admettait, qu'il fût survenu la moindre différence dans leurs rapports. Il lui parlait toujours polonais, comme s'ils s'étaient vus la veille, comme s'il ne s'était rien passé dans l'entre-temps, comme s'ils ne vivaient pas à Paris, mais à Varsovie. Il l'entretenait de tous les petits faits qui avaient eu lieu dans le groupe de leurs ecclésiastiques émigrés, des nouvelles persécutions qui étaient fondues sur la religion en Pologne, des églises enlevées au culte, des milliers de confesseurs envoyés en Sibérie pour n'avoir pas voulu abjurer leur Dieu, des nombreux martyrs morts sous le knout ou la fusillade pour avoir refusé d'abandonner leur foi!... Il est aisé de deviner combien de tels récits pouvaient se prolonger! Les détails abondaient, tous plus émouvants, plus poignants, plus tragiques, plus cruels, les uns que les autres.
Les visites du père Jelowicki, en se répétant, devenaient tous les jours plus intéressantes pour le pauvre alité. Elles le reportaient tout naturellement, sans effort et sans secousses, dans son atmosphère natale; elles renouaient son présent à son passé, elles le ramenaient en quelque sorte dans sa patrie, dans cette chère Pologne qu'il revoyait plus que jamais couverte de sang, baignée de larmes, flagellée et déchirée, humiliée et raillée, mais toujours reine sous sa pourpre de dérision et sous sa couronne d'épines. Un jour, Chopin dit tout simplement à son ami qu'il ne s'était pas confessé depuis longtemps et voudrait le faire, ce qui eut lieu à l'instant même, le confessé et le confesseur s'étant déjà depuis longtemps préparés, sans se le dire, à ce grand et beau moment.
À peine le prêtre et l'ami eut-il prononcé la dernière parole de l'absolution, que Chopin, poussant un grand soupir de soulagement et souriant à la fois, l'embrassa de ses deux bras, «à la polonaise», en s'écriant: «Merci, merci mon cher! Grâce à vous, je ne mourrai pas comme un cochon (iak swinia)!» Nous tenons ces détails de la bouche même de l'abbé Jelowicki, qui les reproduisit plus tard dans une de ses Lettres spirituelles. Il nous disait la profonde commotion que produisit sur lui l'emploi de cette expression, si vulgairement énergique, dans la bouche d'un homme connu pour le choix et l'élégance de tous les termes dont il se servait. Ce mot, si étrange sur ses lèvres, semblait rejeter de son cœur tout un monde de dégoûts qui s'y était amassé!
De semaine en semaine, bientôt de jour en jour, l'ombre fatale apparaissait plus intense. La maladie touchait à son dernier terme; les souffrances devenaient de plus en plus vives, les crises se multipliaient et, à chaque fois, rapprochaient davantage la dernière. Lorsqu'elles faisaient trêve, Chopin retrouva jusqu'à la fin sa présence d'esprit; sa volonté vivace ne perdait ni la lucidité de ses idées, ni la claire-vue de ses intentions. Les souhaits qu'il exprimait à ses moments de répit, témoignent de la calme solennité avec laquelle il voyait approcher sa fin. Il voulut être enterré à côté de Bellini, avec lequel il avait eu des rapports aussi fréquents qu'intimes durant le séjour que celui-ci fit à Paris. La tombe de Bellini est placée au cimetière du Père-Lachaise, à côté de celle de Cherubini; le désir de connaître ce grand maître, dans l'admiration duquel il avait été élevé, fut un des motifs qui, lorsqu'en 1831 Chopin quitta Vienne pour se rendre à Londres, le décidèrent à passer par Paris où il ne prévoyait pas que son sort devait le fixer. Il est couché maintenant entre Bellini et Cherubini, génies si différents, et dont cependant Chopin se rapprochait à un égal degré, attachant autant de prix à la science de l'un, qu'il avait d'inclination pour la spontanéité, l'entrain, le brio de l'autre. Il était désireux de réunir, dans une manière grande et élevée, la vaporeuse vaguesse de l'émotion spontanée aux mérites des maîtres consommés, respirant le sentiment mélodique comme l'auteur de Norma, aspirant à la valeur harmonique du docte vieillard qui avait écrit Médée.
Continuant jusqu'à la fin la réserve de ses rapports, il ne demanda à revoir personne pour la dernière fois, mais il dora d'une reconnaissance attendrie les remercîments qu'il adressait aux amis qui venaient le visiter. Les premiers jours d'octobre ne laissèrent plus ni doute, ni espoir. L'instant fatal approchait; on ne se fiait plus à la journée, à l'heure suivante. La sœur de Chopin et M. Gutmann, l'assistant constamment, ne s'éloignèrent plus un instant de lui. La comtesse Delphine Potocka, absente de Paris, y revint en apprenant que le danger devenait imminent. Tous ceux qui approchaient du mourant ne pouvaient se détacher du spectacle de cette âme si belle, si grande à ce moment suprême.
Quelque violentes ou quelque frivoles que soient les passions qui agitent les cœurs, quelque force ou quelque indifférence qu'ils déploient en face d'accidents imprévus qui sembleraient devoir être le plus saisissants, la vue d'une lente et belle mort récèle une imposante majesté, qui émeut, frappe, attendrit et élève les âmes les moins préparées à ces saints recueillements. Le départ lent et graduel de l'un d'entre nous pour les rives de l'inconnu, la mystérieuse gravité de ses pressentiments secrets, des révélations intraduisibles qu'il reçoit, de ses commémorations d'idées et de faits, sur ce seuil étroit qui sépare le passé de l'avenir, le temps de l'éternité, nous remue plus profondément que quoi que ce soit en ce monde. Les catastrophes, les abîmes que la terre ouvre sous nos pas, les conflagrations qui enlacent des villes entières de leurs écharpes enflammées, les horribles alternatives subies par le fragile navire dont la tempête se fait un hochet, le sang que font couler les armes en le mêlant à la sinistre fumée des batailles, l'horrible charnier lui-même qu'un fléau contagieux établit dans les habitations, nous éloignent moins sensiblement de toutes les indignes attaches qui passent, qui lassent, qui cassent, que la vue prolongée d'une âme consciente d'elle même, contemplant silencieusement les aspects multiformes du temps et la porte muette de l'éternité. Le courage, la résignation, l'élévation, l'affaissement qui la familiarisent avec l'inévitable dissolution, si répugnante à nos instincts, impressionnent plus profondément les assistants que les péripéties les plus affreuses, lorsqu'elles dérobent le tableau de ce déchirement et de cette méditation.
Dans le salon avoisinant la chambre à coucher de Chopin, se trouvaient constamment réunies quelques personnes qui venaient tour à tour auprès de lui, recueillir son geste et son regard à défaut de sa parole éteinte! Parmi elles la plus assidue fut la Psse Marcelline Czartoryska, qui, au nom de toute sa famille, bien plus encore en son propre nom, comme l'élève préférée du poète, la confidente des secrets de son art, venait tous les jours passer un couple d'heures près du mourant. Elle ne le quitta à ses derniers moments, qu'après avoir longtemps prié auprès de celui qui venait de fuir ce monde d'illusions et de douleurs, pour entrer dans un monde de lumière et de félicité!
Le dimanche, 15 octobre, des crises plus douloureuses encore que les précédentes durèrent plusieurs heures de suite. Il les supportait avec patience et grande force d'âme. La comtesse Delphine Potocka, présente à cet instant, était vivement émue; ses larmes coulaient. Il l'aperçut debout au pied de son lit, grande, svelte, vêtue de blanc, ressemblant aux plus belles figures d'anges qu'imagina jamais le plus pieux des peintres; il put la prendre pour quelque céleste apparition. Un moment vint où la crise lui laissa un peu de repos; alors il lui demanda de chanter. On crut d'abord qu'il délirait, mais il répéta sa demande avec instance. Qui eût osé s'y opposer? Le piano du salon fut roulé jusqu'à la porte de sa chambre, la comtesse chanta avec de vrais sanglots dans la voix. Les pleurs ruisselaient le long de ses joues et jamais, certes, ce beau talent, cette voix admirable, n'avaient atteint une si pathétique expression.
Chopin sembla moins souffrir pendant qu'il l'écoutait. Elle chanta le fameux cantique à la Vierge qui, dit-on, avait sauvé la vie à Stradella. «Que c'est beau! mon Dieu, que c'est beau! dit-il; encore... encore!» Quoique accablée par l'émotion, la comtesse eut le noble courage de répondre à ce dernier vœu d'un ami et d'un compatriote; elle se remit au piano et chanta un psaume de Marcello. Chopin se trouva plus mal, tout le monde fut saisi d'effroi. Par un mouvement spontané, tous se jetèrent à genoux. Personne n'osant parler, l'on n'entendit plus que la voix de la comtesse; elle plana comme une céleste mélodie au-dessus des soupirs et des sanglots, qui en formaient le sourd et lugubre accompagnement. C'était à la tombée de la nuit; une demi-obscurité prêtait ses ombres mystérieuses à cette triste scène. La sœur de Chopin, prosternée près de son lit, pleurait et priait; elle ne quitta plus guère cette attitude, tant que vécut ce frère si chéri d'elle!...
Pendant la nuit, l'état du malade empira; il fut mieux au matin du lundi. Comme si, par avance, il avait connu l'instant désigné et propice, il demanda aussitôt à recevoir les derniers sacrements. En l'absence du prêtre-ami avec lequel il avait été très lié depuis leur commune expatriation, ce fut naturellement l'abbé Jelowicki qui arriva. Lorsque le saint viatique et l'extrême-onction lui furent administrés, il les reçut avec une grande dévotion, en présence de tous ses amis. Peu après, il fit approcher de son lit tous ceux qui étaient présents, un à un, pour leur dire à chacun un dernier adieu, appelant la bénédiction de Dieu sur eux, leurs affections et leurs espérances. Tous les genoux se ployèrent, les fronts s'inclinèrent, les paupières étaient humides, les cœurs serrés et élevés.
Des crises toujours plus pénibles revinrent et continuèrent le reste du jour. La nuit du lundi au mardi, Chopin ne prononça plus un mot et semblait ne plus distinguer les personnes qui l'entouraient; ce n'est que vers onze heures du soir qu'une dernière fois, il se sentit quelque peu soulagé. L'abbé Jelowicki ne l'avait plus quitté. À peine Chopin eut-il recouvré la parole, qu'il désira réciter avec lui les litanies et les prières des agonisants; il le fit en latin, d'une voix parfaitement intelligible. À partir de ce moment, il tint sa tête constamment appuyée sur l'épaule de M. Gutmann, qui durant tout le cours de cette maladie lui avait consacré et ses jours et ses veilles.
Une convulsive somnolence dura jusqu'au 17 octobre 1849. Vers deux heures, l'agonie commença, la sueur froide coulait abondamment de son front; après un court assoupissement, il demanda d'une voix à peine audible: «Qui est près de moi?» Il pencha sa tête pour baiser la main de M. Gutmann qui le soutenait, rendant l'âme dans ce dernier témoignage d'amitié et de reconnaissance. Il expira comme il avait vécu, en aimant!—Lorsque les portes du salon s'ouvrirent, on se précipita autour de son corps inanimé et longtemps ne purent cesser les larmes qu'on versa autour de lui.
Son goût pour les fleurs étant bien connu, le lendemain il en fut apporté une telle quantité, que le lit sur lequel il était déposé, la chambre entière, disparurent sous leurs couleurs variées; il sembla reposer dans un jardin. Sa figure reprit une jeunesse, une pureté, un calme inaccoutumé, sa juvénile beauté, si longtemps éclipsée par la souffrance, reparut. On reproduisit ces traits charmants auxquels la mort avait rendu leur primitive grâce, dans une esquisse qu'on modela de suite et qu'on exécuta depuis en marbre pour son tombeau.
L'admiration pieuse de Chopin pour le génie de Mozart, lui fit demander que son Requiem fût exécuté à ses funérailles; ce vœu fut accompli. Ses obsèques eurent lieu à l'église de la Madeleine, le 30 octobre 1849, retardées jusqu'à ce jour afin que l'exécution de cette grande œuvre fût digne du maître et du disciple. Les principaux artistes de Paris voulurent y prendre part. À l'introït on entendit la Marche funèbre du grand artiste qui venait de mourir; elle fut instrumentée à cette occasion par M. Reber. Le mystérieux souvenir de la patrie qu'il y avait enfoui, accompagna le noble barde polonais à son dernier séjour. À l'offertoire, M. Lefébure-Wély exécuta sur l'orgue les admirables Préludes de Chopin en si et mi mineurs. Les parties de solos du Requiem furent réclamées par Mmes Viardot et Castellan; Lablache, qui avait chanté le Tuba mirum de ce même Requiem, en 1827, à l'enterrement de Beethoven, le chanta encore cette fois. Meyerbeer, qui alors en avait joué la partie de timbales, conduisit le deuil avec le prince Adam Czartoryski. Les coins du poêle étaient tenus par le prince Alexandre Czartoryski, Delacroix, Franchomme et Gutmann.
Quelque insuffisantes que soient ces pages pour parler de Chopin selon nos désirs, nous espérons que l'attrait qu'à si juste titre son nom exerce, comblera tout ce qui leur manque. Si à ces lignes, empreintes du souvenir de ses œuvres et de tout ce qui lui fut cher, auxquelles la vérité d'un regret, d'un respect et d'un enthousiasme vivement sentis, pourra seule prêter un don persuasif et sympathique, il nous fallait ajouter encore les mots que nous dicterait l'inévitable retour sur soi-même, que fait faire à l'homme chaque mort qui enlève d'autour de lui des contemporains de sa jeunesse et qui brise les premiers liens noués par son cœur illusionné et confiant, d'autant plus douloureusement qu'ils avaient été assez solides pour survivre à cette jeunesse, nous dirions que dans le courant d'une même année nous avons perdu les deux plus chers amis que nous ayons rencontrés dans notre carrière voyageuse.
L'un deux est tombé sur la brèche des guerres civiles! Héros vaillant et malheureux, il succomba à une mort affreuse, dont les horribles tortures n'ont pu abattre un seul instant sa bouillante audace, son intrépide sang-froid, sa chevaleresque témérité. Jeune prince d'une rare intelligence, d'une prodigieuse activité, en qui la vie circulait avec le pétillement et l'ardeur d'un gaz subtil, doué de facultés éminentes, il n'avait encore réussi qu'à dévorer des difficultés par son infatigable énergie, en se créant une arène où ces facultés eussent pu se déployer avec autant de succès dans les joutes de la parole et le maniement des affaires, qu'elles en avaient eu dans ses brillants faits d'armes.—L'autre a expiré en s'éteignant lentement dans ses propres flammes; sa vie, passée en dehors des événements publics, fut comme une chose incorporelle, dont nous ne trouvons la révélation que dans les traces qu'ont laissées ses chants. Il a terminé ses jours sur une terre étrangère dont il ne se fit jamais une patrie adoptive, fidèle à l'éternel veuvage de la sienne: poète à l'âme endolorie, pleine de replis, de réticences et des chagrins ennuis.
La mort du prince Félix Lichnowsky rompit l'intérêt direct que pouvait avoir pour nous le mouvement des partis auxquels son existence était liée. Celle de Chopin nous ravit les dédommagements que renferme une compréhensive amitié. L'affectueuse sympathie, dont tant de preuves irrécusables ont été données par cet artiste exclusif pour nos sentiments et notre manière d'envisager l'art, eût adouci les déboires et les lassitudes qui nous attendent encore, comme elle ont encouragé et fortifié nos premières tendances et nos premiers essais.
Puisqu'il nous est échu en partage de rester après eux, nous avons voulu du moins témoigner de la douleur que nous en éprouvons; nous avons senti l'obligation de déposer l'hommage de nos regrets respectueux sur la tombe du remarquable musicien qui a passé parmi nous. Aujourd'hui que la musique poursuit un développement si général et si grandiose, il nous apparaît à quelques égards semblable à ces peintres du quatorzième et du quinzième siècle, qui resserraient les productions de leur génie sur les marges du parchemin, mais qui en peignaient les miniatures avec des traits d'une si heureuse inspiration, qu'ayant les premiers brisé les raideurs byzantines, ils ont légué ces types ravissants que devaient transporter plus tard sur leurs toiles et dans leurs fresques, les Francia, les Pérugin, les Raphaël à venir.
Il y eut des peuples chez lesquels, pour conserver la mémoire des grands hommes ou des grands faits, on formait des pyramides composées de pierres que chaque passant apportait au monticule, qui ainsi grandissait insensiblement à une hauteur inattendue, l'œuvre anonyme de tous. De nos jours, des monuments sont encore érigés par un procédé analogue; mais, grâce à une heureuse combinaison, au lieu de ne bâtir qu'un tertre informe et grossier, la participation de tous concourt à une œuvre d'art, destinée à perpétuer le muet souvenir qu'on voulait honorer, en réveillant dans les âges futurs, à l'aide de la poésie du ciseau, les sentiments éprouvés par les contemporains. Les souscriptions ouvertes pour élever des statues et des tombes magnifiques aux hommes qui ont illustré leur pays et leur époque, produisent ce résultat.
Aussitôt après le décès de Chopin, M. Camille Pleyel conçut un projet de ce genre en établissant une souscription, qui, conformément à toute prévision, atteignit rapidement un chiffre considérable, dans le but de lui faire exécuter au Père-Lachaise un monument en marbre. Pour notre part, en songeant à notre longue amitié pour Chopin, à l'admiration exceptionnelle que nous lui avions vouée dès son apparition dans le monde musical; à ce que, artiste comme lui, nous avions été le fréquent interprète de ses inspirations et, nous osons le dire, un interprète aimé et choisi par lui; à ce que nous avons plus souvent que d'autres recueilli de sa bouche les procédés de sa méthode; à ce que nous nous sommes identifié en quelque sorte à ses pensées sur l'art et aux sentiments qu'il lui confiait, par cette longue assimilation qui s'établit entre un écrivain et son traducteur,—nous avons cru que ces circonstances nous imposaient pour devoir de ne pas seulement apporter une pierre brute et anonyme à l'hommage qui lui était rendu. Nous avons considéré que les convenances de l'amitié et du collègue exigeaient de nous un témoignage plus particulier de nos vifs regrets et de notre admiration convaincue. Il nous a semblé que ce serait nous manquer à nous-même, que de ne pas briguer l'honneur d'inscrire notre nom et de faire parler notre affliction sur sa pierre sépulcrale, comme il est permis à ceux qui n'espèrent jamais remplacer dans leur cœur le vide qu'y laisse une irréparable perte!...
F. Liszt.