Faust [première partie]
The Project Gutenberg eBook of Faust [première partie]
Title: Faust [première partie]
Author: Johann Wolfgang von Goethe
Illustrator: Eugène Delacroix
Translator: Philipp Albert Stapfer
Release date: February 19, 2017 [eBook #54202]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
Credits: Produced by Laura Natal Rodriguez & Marc D'Hooghe at Free
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by the Gallica, Bibliothèque nationale de France
FAUST,
TRAGÉDIE DE M. DE GOETHE, TRADUITE EN FRANÇAIS
PAR M. ALBERT STAPFER,
Ornée d'un Portrait de l'Auteur,
ET DE DIX-SEPT DESSINS COMPOSES D'APRÈS
LES PRINCIPALES SCÈNES DE L'OUVRAGE ET EXÉCUTÉS SUR PIERRE
PAR M. EUGÈNE DELACROIX.
A PARIS,
CHEZ CH. MOTTE, ÉDITEUR,
RUE DES MARAIS N°13;
ET CHEZ SAUTELET, LIBRAIRE,
PLACE DE LA BOURSE.
M DCCC XXVIII.
PRÉFACE.
Il est certains poèmes qui ont eu de tout temps le privilège, pour ainsi dire exclusif, d'éveiller l'imagination des peintres; tels sont, entre autres et par excellence, l'Iliade et l'Odyssée d'Homère, le Paradis perdu de Milton, le Roland furieux du divin Arioste; on ferait un volume avec la simple énumération des tableaux ou dessins remarquables qu'ils ont inspirés depuis leur apparition jusqu'à nos jours. Parmi les compositions poétiques tout-à-fait modernes, qui, sous ce rapport, méritent de lutter avec celles que nous venons de nommer, le Faust de M. de Goethe doit être mis au premier rang. Ce grand homme a su donner tant de vie aux personnages fantastiques qui abondent dans cette tragédie, qu'on est obligé d'y croire comme à des personnages réels, et de leur prêter une figure, un geste, un accent particulier; on les voit agir, on les entend parler; pour chaque scène nouvelle, le lecteur, involontairement, compose en idée un nouveau tableau. Aussi plusieurs artistes habiles se sont-ils déjà essayés à reproduire les plus saillantes d'entre elles, et jusqu'à présent M. Retsch est celui d'entre eux qui a le mieux réussi dans cette tentative; ses dessins, gravés d'abord en Allemagne, où ils obtinrent le plus grand succès, furent bientôt contrefaits en Angleterre et en France, où l'on se plut également à reconnaître l'esprit, la finesse et la grâce avec lesquels leur auteur a su rendre la plupart des scènes de Faust. Mais malheureusement ce sont de simples croquis au trait, en général un peu froids, et qui même ne sont pas toujours exempts de la roideur tant reprochée aux dessins semblables, que naguère Flaxman exécuta pour Eschyle, Homère, Hésiode et le Dante.
Ceux que nous publions aujourd'hui n'essuieront pas, à coup sûr, un pareil reproche. On pourra leur en adresser d'autres, parce que nulle production de l'art n'est à l'abri de la critique; mais, s'il nous est permis d'anticiper sur le jugement du public, nous ne doutons pas que chacun n'y admire la hardiesse avec laquelle le dessinateur s'est élancé, sur les pas de M. de Goethe, hors des chemins battus; toute la verve créatrice du poète, quelque chose même de ce que les esprits exacts se plaisent à appeler son dévergondage d'imagination, nous pensons que chacun l'y retrouvera du premier coup-d'œil. Ainsi, pour les personnes qui n'avaient pu faire connaissance avec Faust que par l'intermédiaire de notre faible traduction[1], cet ouvrage va, grâce à M. Delacroix, reprendre la physionomie franche et originale qui lui appartient, et dont nous l'avions dépouillé à leurs yeux.
Il est à propos d'avertir ces personnes-là que la tragédie de Faust, écrite en vers d'un bout à l'autre et en vers rimés, ce qui n'est pas, comme on sait, une condition indispensable de la versification allemande, se divise néanmoins en deux parties fort distinctes, dont l'une est toute dramatique, l'autre toute lyrique.
Dans la partie dramatique, le style varie selon les situations et selon les personnages: tantôt comique et tantôt sérieux, il passe tour-à-tour, et souvent sans aucune transition, du dernier degré du burlesque au pathétique le plus déchirant, de l'expression de ce qu'il y a de plus abject dans la nature humaine à celle des plus hautes pensées, des sentiments les plus exaltés et les plus purs, qui puissent traverser le cœur ou l'esprit de l'homme. Mais comme, au milieu de ces disparates de détail, il ne perd pourtant jamais son caractère distinctif, qui est celui d'une extrême simplicité; comme le ton du dialogue reste toujours celui de la conversation ordinaire, il ne nous a point paru impossible de traduire en prose toute cette partie de l'ouvrage de M. de Goethe[2]: nous avons cru même pouvoir le faire sans trop altérer, ni la couleur de l'ensemble, ni les teintes diverses, si multipliées et parfois si tranchées, qui la nuancent. Au moins aurions-nous éprouvé des difficultés beaucoup plus grandes à humilier le vers français jusqu'au ton vulgaire de certains passages, que nous n'en avons eu d'élever la prose au ton inspiré de certains autres.
Il n'en va pas ainsi de la partie lyrique, qui occupe dans Faust une assez grande place. On y rencontre ça et là des chansons, des romances, des chants d'esprits célestes et d'esprits infernaux, des chœurs de sorciers et de sorcières, des formules magiques; tous morceaux d'une poésie cadencée, dont le principal charme consiste, pour la plupart, soit dans le choix du rythme et l'arrangement des vers, soit même uniquement dans la désinence des rimes. Ici nous n'eussions pu nous permettre la prose sans manquer au premier devoir d'un traducteur, à l'exactitude; et, il faut le dire, nous avons senti dans ce cas particulier d'autant moins de répugnance à le remplir, que, de chercher à nous y soustraire, c'eût été courir au-devant d'obligations plus dures encore: car il aurait fallu suppléer au défaut de rythme par des tours de force, que nous avouons au-dessus de notre portée, et qui nous semblent même à-peu-près impossibles.
Ainsi donc, tout ce qui se chante et en somme tous les morceaux du poème, au mérite desquels le mécanisme de la versification concourt pour une forte part, nous avons employé une versification analogue pour les rendre; et, a l'égard de la portion de l'ouvrage, à laquelle notre prose a enlevé sa forme poétique, nous avons fait ce qui dépendait de nous pour y conserver, aux tournures quelque chose de leur vivacité, au dialogue un peu de son nerf et de sa vérité, au style en général une ombre de sa souplesse et de son mouvement. Annoncer qu'on s'est proposé un tel but, nous le sentons, c'est avouer qu'on ne l'a pas atteint; aussi ne parlons nous que de nos efforts, le lecteur jugera de ce qu'ils ont produit.
Deux mots maintenant du sujet de ce poème extraordinaire. Ce fût, à ce qu'on croit, au commencement du seizième siècle que vécut le docteur Faust, espèce de Don Juan du nord. Bien que parvenu aux plus hauts grades dans toutes les Facultés, et réputé sage parmi les hommes, ce docteur, dégoûté de la science, livra son âme à Satan; en retour de quoi celui-ci s'obligea de lui fournir et lui procura en effet un Esprit nommé Méphostophilis, ayant commission de lui faire passer ici-bas vingt-quatre ans de délices, ni plus ni moins, et de l'emporter ensuite dans l'autre monde, pour y souffrir à jamais. Ses aventures joyeuses et sa lamentable fin sont racontées au long dans un gros livre fort ancien, qui fût traduit de bonne heure en plusieurs langues. La traduction anglaise donna au poète Marlow, contemporain de Shakespeare, l'idée d'une pièce, qui fût jouée de son temps, et dans laquelle, au milieu d'un grand nombre de bouffonneries grossières, éclatent des beautés du premier ordre.
Jusque vers la fin du siècle dernier le docteur, moins heureux dans son propre pays, y était demeuré relégué sur des théâtres de marionnettes, d'où, comme Polichinelle chez nous, il amusait la populace par ses espiègleries. Lessing alors imagina le premier qu'on pourrait traiter un tel sujet d'une manière sérieuse; mais des deux tragédies qu'il en voulait tirer, il n'existe qu'une très-courte scène, devant leur servir de prologue. Après Lessing vint Klinger, qui publia une espèce de roman philosophique sous le titre de Faust sa vie, ses actions et son voyage en enfer; puis enfin M. de Goethe, leur maître à tous, sur les brisées duquel il n'y a point d'apparence que personne s'aventure, autrement que pour l'imiter; ce que n'a pas dédaigné de faire lord Byron lui-même, dans son Deformed transformed, et quelque peu aussi dans son Manfred.
Pour être goûtées de nos jours, les absurdes légendes du moyen âge ont grand besoin de toute l'imagination et de tout l'esprit de M. de Goethe; aussi ne s'en est-il servi que comme on se sert d'un canevas, sur lequel on brode absolument ce que l'on veut. La conception de Faust, envisagée sous ce point de vue, lui appartient donc en propre; et certes, il n'a jamais été rien conçu de plus original, de plus étrange; jamais les fictions n'ont été portées à un excès de délire, qui dépasse de plus loin les bornes communes. Il faut avouer néanmoins que, si le poète a largement usé et, dans maint endroit peut-être, abusé du surnaturel, il faut avouer, disons-nous, que le sujet qu'il avait choisi excusait une telle licence, l'exigeait même jusqu'à un certain point. Et d'ailleurs, à quelque hauteur que son vol parvienne dans la région des songes et des chimères, quels que soient le vide et l'extravagance des mondes où il plane, toujours il part de la terre, il s'appuie toujours sur la réalité, sur la vie: comme les sorcières de Macbeth c'est en maniant des ustensiles grossiers, c'est en prononçant des paroles simples, qu'il évoque les fantômes.
Il nous reste à protester contre ceux qui, après la lecture de cette traduction, s'imagineraient avoir acquis le droit de porter un jugement touchant le mérite de l'original; car, s'il n'existe point d'ouvrage sur lequel une traduction puisse donner un tel droit, celui-ci se trouve dans ce cas moins encore qu'aucun autre, à cause de la perfection continue du style. Qu'on lui suppose le naturel exquis de versification de l'Amphytrion de Molière, joint à ce que les poésies de Jean-Baptiste Rousseau offrent de plus lyrique, celles de Parny de plus tendre et de plus gracieux; alors seulement on pourra se croire dispensé, pour le juger, d'être en état de lire l'original lui-même.
A. S.
Nota. Le portrait de l'auteur de Faust, mis en tête du présent volume, a été exécuté par M. Delacroix d'après un croquis, fait à Weimar au commencement de l'année 1827, que M. de Goethe avait envoyé dans ce but à l'éditeur; et le nom inscrit au bas de ce portrait est un fac-similé exact de la signature d'une lettre de lui, écrite vers la même époque, dont on lira un passage dans la note 2.
FAUST
PERSONNAGES DU PREMIER PROLOGUE.
UN DIRECTEUR DE THÉATRE.
UN POÈTE DRAMATIQUE.
UN PERSONNAGE BOUFFON.
PERSONNAGES DU SECOND PROLOGUE.
LE SEIGNEUR.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
RAPHAËL,}
GABRIEL, } Archanges.
MICHEL, }
LES ARMÉES CÉLESTES.
PERSONNAGES DE LA TRAGÉDIE.
LE DOCTEUR HENRI FAUST.
WAGNER, son domestique.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
UN ÉCOLIER.
FROSCH, }
BRANDER,} Compagnons de bouteille, jeunes débauchés de Leipzig
SIEBEL, }
ALTMAYER,}
MARGUERITE, maîtresse de Faust.
MARTHE, voisine de Marguerite.
LISETTE, compagne de Marguerite.
VALENTIN, soldat, frère de Marguerite.
BOURGEOIS, PAYSANS, MENDIANTS, ETC.
UNE SORCIÈRE.
ANIMAUX À SES ORDRES.
UN MAUVAIS ESPRIT.
UN FEU FOLLET.
ESPRITS AUX ORDRES DE MÉPHISTOPHÉLÈS.
SORCIERS ET SORCIÈRES, CHŒURS D'ANGES ET DE FIDÈLES, VOIX D'EN HAUT, etc.
PROLOGUE
SUR LE THÉÂTRE.
DIRECTEUR, POÈTE DRAMATIQUE, PERSONNAGE BOUFFON.
LE DIRECTEUR.
Vous qui m'avez si souvent prêté votre appui dans mes revers de fortune, dites-moi franchement, mes amis, ce que vous espérez en Allemagne de notre entreprise. Mon plus grand désir serait de plaire à la multitude; il n'est qu'elle au monde qui vive et fasse vivre. Déjà les pieux sont enfoncés en terre, les planches sont clouées sur les pieux, et chacun se promet une fête: les spectateurs garnissent déjà les bancs; et, immobiles, les sourcils élevés, l'œil fixe, ils ne demandent qu'à applaudir. Je n'ignore pas la manière de se concilier les suffrages du public; eh bien! jamais pourtant je ne me suis senti tant d'inquiétude qu'aujourd'hui. Il est vrai qu'en fait de chefs-d'œuvre ils ne sont pas gâtés; mais ils ont terriblement lu. Comment allons-nous donc nous y prendre pour leur donner quelque chose qui leur semble neuf, et qui les intéresse en même temps? Car, je ne m'en cache point, aucun spectacle ne vaut à mes yeux celui de la multitude, lorsqu'elle roule ses vagues contre nos tréteaux, et qu'avec l'impétuosité du vent elle s'engouffre dans la porte étroite. Au grand jour, dès quatre heures, ils assiègent déjà le bureau, et se feraient assommer pour un billet; comme à la porte d'un boulanger on le ferait pour un pain, s'il y avait disette. Et ce miracle opéré sur tant d'hommes à la fois, c'est l'ouvrage d'un seul, c'est l'ouvrage du poète. O mon ami, opère ce miracle aujourd'hui, je t'en conjure.
LE POÈTE.
Non, ne me parle pas de cette foule aveugle à sa vue, l'inspiration nous abandonne. Cache-moi cette multitude, dont les flots nous entraînent malgré nous dans le tourbillon du monde. C'est au-dessus des nuages qu'il faut me conduire, dans ces régions tranquilles où règne, pour le poète, une volupté pure, où l'amour et l'amitié, consolateurs de nos peines, nous tendent une main céleste, une main créatrice. Hélas! ce qui jaillit du fond de notre âme, ce que bégaient nos lèvres tremblantes, tantôt avorté, tantôt couronné d'un succès éphémère, disparaît englouti dans le gouffre du temps. Mais souvent il arrive aussi qu'après avoir traversé sans gloire un siècle ou deux, notre génie secoue les linceuls de l'oubli, et soulève une tête colossale. Ce qui brille ne dure qu'un temps; jamais le vrai beau n'est perdu pour la postérité.
LE PERSONNAGE BOUFFON.
Si on voulait bien ne pas toujours parler de la postérité!... Supposons que moi je me misse à m'occuper de la postérité, qui donc se chargerait d'amuser mes contemporains? Et il n'y a pas à dire, il faut qu'ils s'amusent. Le suffrage d'un honnête homme est, ce me semble, déjà quelque chose. D'ailleurs celui qui sait parler un langage convenable, n'a rien à redouter des caprices du peuple; au contraire, plus le cercle est nombreux, plus il est certain de l'émouvoir. Soyez beau tant que vous voulez, et montrez-vous original; que chez vous l'imagination se déploie avec tout son cortège de raison, d'esprit, de sentiment, de passion; mais, prenez-y bien garde, jamais sans un grain de folie.
LE DIRECTEUR.
Surtout faites la part un peu large; que les événements se pressent. Pourquoi vient-on? pour voir: on veut voir à toute force. Qu'il y ait donc beaucoup à voir, afin de faire ouvrir de grands yeux à la foule; et votre cause est gagnée, et vous êtes un homme adorable. Ce n'est que par la masse, que vous agirez sur la masse; car, enfin, chacun cherchant quelque chose qui lui convienne, celui qui apporte beaucoup, apportera à chacun quelque chose; et nul ne sortira mécontent de la salle. Donnez votre pièce en petite monnaie, elle aura un débit plus sûr et plus prompt. Qu'elle se décompose, aussi facilement qu'elle fût composée. À quoi bon produire un tout compact? Le public vous le plumera comme un geai.
LE POÈTE.
Vous ne sentez pas tout ce qu'il y a de vulgaire dans un pareil métier, combien le véritable artiste y répugne! Le barbouillage de ces messieurs est, je le vois, dans votre méthode.
LE DIRECTEUR.
Ce reproche ne m'atteint pas. Un ouvrier qui songe à bien travailler, doit acheter le meilleur outil possible: songez donc, vous, que vous avez du bois mou à fendre, et voyez quels sont ceux pour qui vous écrivez. Pendant que l'ennui nous amène celui-là, celui-ci sort d'un repas splendide où il s'en est mis jusqu'au gosier; et, ce qu'il y a de pis encore, plus d'un vient d'achever la lecture des gazettes. On se hâte d'entrer chez nous, distrait comme pour une mascarade; et la curiosité seule donne des ailes aux plus tardifs: les belles dames se couvrent de parures, et jouent leur rôle gratis... Que diantre rêvez-vous sur votre Parnasse? En quoi peut vous inspirer une salle garnie de monde? Eh! regardez de près nos Mécènes. Ils sont, les uns blasés, les autres à moitié ours: l'un, après le spectacle, s'attend à une partie de jeu, l'autre à une nuit de plaisirs dans les bras de sa maîtresse. Y pensez-vous, pauvres fous, d'aller prostituer à ces gens-là les chastes Muses? Je vous le répète, donnez-leur en de toute couleur et de toute qualité: ainsi vous ne manquerez jamais votre but. Cherchez à intriguer les hommes; les contenter est trop difficile... Mais qu'est-ce qui vous prend? Extase? douleur?
LE POÈTE.
Va loin d'ici chercher un autre esclave... Que pour ton bon plaisir le poète déshonore son plus beau titre! qu'il renonce au droit sacré dont la nature l'a investi!... Par quelle puissance émeut-il les âmes? par quelle puissance bouleverse-t-il les éléments? N'est-ce point à l'aide de l'accord parfait qui règne en lui-même, et qui oblige l'univers à se reconstruire au fond de son propre cœur? Pendant que la Nature, tournant son fuseau d'une main insouciante, démêle, en se jouant, les fils éternels de toute existence, pendant que la foule tumultueuse des êtres se presse en désordre, et accomplit péniblement sa dure destinée; qui sait animer d'un feu divin cette masse inerte, uniforme, et l'assujettir aux lois de l'harmonie? Qui sait faire rentrer l'individu isolé dans l'ordre universel? Qui répand un doux crépuscule sur les sens absorbés dans une méditation austère? Qui sème toutes les jolies fleurs du printemps le long du sentier foulé par une amante? Qui dépouille de leurs feuilles les arbres, où elles pendaient inutiles, et les tresse en couronnes pour les distribuer aux mérites de tous genres? Qui soutient l'Olympe? Qui convoque l'assemblée des Dieux? La puissance de l'homme, révélée dans le poète.
LE PERSONNAGE BOUFFON.
Hé bien, tout en se servant des plus nobles facultés de l'esprit, ne poursuit-elle pas ses occupations poétiques, comme on poursuit une aventure d'amour? On se rapproche par hasard, on s'enflamme, on reste, et peu à peu on se trouve pris; le bonheur croît à chaque moment, l'attaque commence enfin, on est enivré, transporté: puis arrive le dégoût, et avant qu'on s'en aperçoive, on a broché un roman. Voilà le spectacle que vous devez mettre sous nos yeux. Lancez-vous au milieu de la vie humaine. Chacun vit de cette vie-là un petit nombre la connaît; et c'est le peu que vous en montrez, qui fait tout le charme de vos ouvrages. Dans un flux d'images une faible clarté, beaucoup d'erreurs et une étincelle de vérité; avec cela l'on compose le meilleur breuvage, avec cela l'on captive et l'on édifie tout le monde. Alors s'assemble la fleur de la jeunesse, et dans votre œuvre elle se mire avec complaisance; alors tout sentiment tendre trouve la nourriture mélancolique qui lui convient; alors sont émus tantôt l'un, tantôt l'autre des spectateurs, et chacun voit représenté au naturel ce qu'il porte en lui-même. Ils sont prêts à rire comme à pleurer, à pleurer comme à rire: ils honorent les efforts du poète, ils applaudissent à l'illusion de la scène. Pour l'homme déjà fait rien n'est bon; mais on peut s'assurer en la gratitude de celui qui espère devenir homme.
LE POÈTE.
Rends-moi donc, rends-moi les temps où je n'étais encore moi-même qu'en espérance; lorsqu'une source intarissable de chants mélodieux coulait de ma veine, lorsqu'un voile de nuages dérobait le monde à mes regards, que les bourgeons promettaient des fruits merveilleux, et que je cueillais d'une main avide les millions de fleurs qui tapissaient les vallées. Je n'avais rien, et ce rien me suffisait: c'était l'amour de la vérité et la volupté des songes. Rends-moi les désirs indomptés qui fatiguaient mon cœur, rends-moi ce cœur profondément ébranlé, et la force de haïr, et la puissance d'aimer! Rends-moi ma jeunesse!
LE PERSONNAGE BOUFFON.
La jeunesse, mon ami? Tu en aurais besoin, si dans la bataille l'ennemi te pressait de toutes parts; ou si de jeunes filles charmantes se pendaient à ton col; ou bien si de loin tu voyais la couronne, prix de l'agilité, se balancer près d'une barrière difficile à atteindre; ou encore si, au sortir d'une danse animée, il te fallait passer la nuit dans les festins. Mais jouer avec force et grâce sur une lyre familière, se proposer un but vague, et s'y rendre à travers mille agréables détours; voilà, messieurs les vieillards, ce qui doit vous occuper. Et nous ne vous en estimons pas moins pour cela. La vieillesse ne nous fait pas, comme on dit, retomber en enfance; elle nous trouve encore vrais enfants.
LE DIRECTEUR.
Assez discourir: montrez-moi enfin des actions. Pendant que vous faites assaut de paroles, il pourrait se passer quelque chose d'utile. À quoi bon parler de la disposition où l'on devrait être? Pour s'y mettre, il faut agir. Vous donnez-vous pour un poète, commandez à la poésie. Vous savez bien quels sont nos besoins nous voulons des boissons fortes: brassez-en donc sur l'heure! Ce qui ne se fait pas aujourd'hui, demain n'est pas fait; et il ne faut pas perdre un jour à délibérer. Prenons l'occasion par les cheveux, et ne la lâchons point, si nous prétendons répondre à l'attente du public.
Vous savez que, sur nos théâtres d'Allemagne, chacun s'essaie à ce qu'il veut: ainsi n'épargnez aujourd'hui, ni les décorations, ni les machines. Servez-vous de la grande et de la petite lumière du ciel; vous pouvez semer à pleines mains les étoiles: d'eau, de feu, de rochers escarpés, de quadrupèdes, d'oiseaux, nous n'en manquons pas non plus. Transportez donc de plein saut, dans cette étroite maison de planches, tout le cercle de la création; et, avec une vitesse calculée d'avance, allez des cieux, à travers le monde, aux enfers.
PROLOGUE
DANS LE CIEL.
LE SEIGNEUR, LES ARMÉES CÉLESTES, (ensuite) MÉPHISTOPHÉLÈS.
(Trois Archanges[1] s'avancent.)
RAPHAËL.
Le soleil poursuit son cantique,
Dans le chœur des mondes roulants:
Le long de sa carrière antique
Il imprime ses pas brûlants.
Tout ébloui de sa lumière,
L'ange se voile devant lui.
Il fût, dès son aube première,
Ce qu'il est encore aujourd'hui.
GABRIEL.
Sur la terre, qu'au loin épure
Un seul regard de son amour,
Le jour chasse la nuit obscure,
Et fuit devant elle à son tour.
La mer brise ses larges ondes
Au pied des rochers indomptés,
Et dans l'éternel flux des mondes
Rochers et mers sont emportés.
MICHEL.
L'orage gronde: ivre il se lance
Des monts aux mers, des mers aux monts;
Et son aveugle turbulence
Agite les gouffres profonds.
L'éclair flamboie à traits sinistres,
La foudre éclate et fend le ciel.
Mais, Seigneur, tes heureux ministres
Adorent ton jour éternel.
LES TROIS ENSEMBLE.
Comme un père sur eux tu veilles,
Sur toi leur œil s'ouvre incertain,
Et tes ouvrages, ô merveilles!
Sont beaux comme au premier matin.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Seigneur, puisqu'une fois, en prince affable et doux,
Laissant d'un peu plus près envisager ta gloire,
Tu daignes demander comment tout va chez nous;
Et que d'ailleurs, si j'ai mémoire,
Loin d'exciter en toi le plus léger courroux,
Ma personne eut souvent l'heureux don de te plaire;
Me voici près du trône, au milieu de tes gens.
Pardon, je ne viens pas céans
Débiter de grands mots. Mieux vaudrait-il me taire.
Non, dussé-je m'ouïr siffler
Par l'assistance tout entière,
Comme on parle à ta cour je ne saurais parler;
Et si par grand malheur je m'en voulais mêler,
Mon pathos te ferait bien rire...
Supposé toutefois que cela pût aller
Avec ta dignité de Sire.
Bref, je suis pauvre en ornements,
Surtout quand il s'agit du bel ordre du monde;
Et de tes chérubins je n'ai point la faconde,
Ni l'art de m'épuiser en saints ravissements.
Sur les choses de ce bas monde
Je pense si différemment!
D'où vient?—C'est que ma vue est courte apparemment,
Ou ma cervelle peu féconde.
Toujours y remarqué-je, à parler sans détour,
Du pauvre fils d'Adam la misère profonde.
Ce petit dieu de la machine ronde
Est, sur ma foi, plus sot qu'au premier jour;
Et m'est avis qu'après l'avoir pétri de terre,
Tu lui jouas d'un mauvais tour
En l'éclairant de ta lumière.
Pour diriger ses pas, quel étrange fanal
Que ce reflet céleste empreint sur son visage!
Il le nomme raison: mais, par un sort fatal,
Le malheureux n'en fait usage
Que pour ravaler ton image
À l'état de pur animal.
Moi, j'oserais comparer l'homme
(Sauf la permission de Votre Majesté)
À cet insecte ailé que sauterelle il nomme,
Sur de longues pattes monté,
Gambadant tant que l'été dure,
Et répétant sur la verdure
Un vieux refrain de tous les ans.
Encore si c'était là qu'il consumât le temps!
Mais non, pas un fumier, pas une fange impure,
Où ce dieu ne mette son nez.
LE SEIGNEUR.
N'as-tu donc rien autre à m'apprendre?
Tous les discours qu'ici tu me forces d'entendre
À des sarcasmes froids seront-ils donc bornés?
Et ne verras-tu rien qui ne soit à reprendre
Au monde où les hommes sont nés?
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Las! oui, Seigneur (soit dit sans vous déplaire),
Vous me trouvez encore du même avis,
Et soutenant que tout dans ce monde est au pis.
De l'Homme enfin si grande est la misère,
Que moi-même parfois je m'en sens attristé,
Et que de rendre pire une telle existence
Depuis long-temps en vérité
Je me fais quelque conscience.
LE SEIGNEUR.
Connais-tu Faust?
MÈPHISTOPHÉLÈS.
Qui? le docteur?
LE SEIGNEUR.
Eh! sans doute, mon serviteur.
MÈPHISTOPHÉLÈS.
Il vous sert en effet de la belle manière.
Rien de terrestre chez ce fou:
À peine ce qu'il mange est-il fait de matière.
Ours rechigné, vrai loup-garou,
Il reste nuit et jour enfermé dans son trou,
Espèce de tombeau sans air et sans lumière.
Mais si son corps ne bouge pas,
Son esprit au contraire est toujours en campagne:
Plaine, torrent, vallon, montagne,
Dans tous les recoins de là-bas
Il se glisse et prend ses ébats;
Et puis il monte au ciel, il nage dans l'espace,
Demande à l'univers tous ses plus grands plaisirs...
Après quoi pourtant il se lasse
Et retombe à la même place,
Consumé des mêmes désirs.
LE SEIGNEUR.
Battu comme il l'est de l'orage,
Si, sans que rien l'ébranle, il demeure debout,
Si, vainqueur dans la lutte, il me sert jusqu'au bout,
Je le recueillerai pour prix de son courage.
Mais, le frêle arbrisseau qui n'a vu qu'un printemps
Vient-il à se couvrir d'une tendre verdure,
Le jardinier sait bien qu'au midi de ses ans
Fleurs et fruits seront sa parure.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Si bien donc que sur lui vous comptez quelque peu?
Gageons que celui-là vous le perdrez encore!
Pourvu que, jouant un franc jeu,
Vous me laissiez de votre aveu
Brûler son âme à petit feu,
Et sans aucune entrave amener la pécore
Où bon me semblera. M'accordez-vous ce point?
LE SEIGNEUR.
Aussi long-temps que Faust habitera la terre,
Je ne t'en empêcherai point.
Tant que l'homme y voyage, il erre.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Votre cadeau, Seigneur, me ravit, me confond.
J'ai toujours abhorré d'avoir aux morts affaire,
Et de beaucoup je leur préfère
Un visage au teint rubicond.
Pour un citoyen de la bière
Je ne suis jamais au logis....
Comme le chat pour la souris.
LE SEIGNEUR.
Je daigne exaucer ta prière.
Va, détourne, si tu le peux,
Détourne cet esprit de sa source première;
Fais-le suivre avec toi le chemin tortueux
Des ennemis de la lumière;
Et rougis, si tu dois avouer à la fin
Que, jusque dans les rangs de la foule grossière,
Le juste peut encore choisir le droit chemin.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Bon! nous n'en aurons pas pour long-temps, je le jure.
Orgueil à part, je ne vois nul sujet
D'être en souci de ma gageure.
Si j'arrive à bon port, vous voudrez, s'il vous plaît,
M'accorder les honneurs d'une victoire entière.
Il mangera de la poussière,
Et trouvera cet aliment fort sain,
Comme le vieux serpent, mon illustre cousin.
LE SEIGNEUR.
Tu peux en liberté paraître dans le monde.
Je n'en voudrais bannir ni tes pareils, ni toi;
Car, seul parmi la race immonde,
Le Malin fût toujours très-précieux pour moi.
Sous la matière qui l'accable
L'homme risque par fois de perdre tout ressort,
Et de changer sa vie en un sommeil de mort.
J'aime donc à lui voir un compagnon semblable,
Qui l'excite au combat, l'éveille quand il dort.
Et peut même au besoin créer, comme le Diable.
Vous cependant, ô vous, nobles enfants du ciel,
Livrez-vous sans contrainte aux pensers ineffables
Du séjour éternel;
Et tandis que l'auteur des êtres innombrables
Épanche autour de vous les flots de son amour,
Célébrez ces êtres d'un jour
En vos âmes impérissables.
(Le ciel se ferme, les Archanges se retirent.)
MÉPHISTOPHÉLÈS seul.
De temps en temps j'aime à voir le vieux père,
Et je me garde bien de lui rompre en visière.
Traiter un pauvre diable avec cette douceur!...
Vraiment dans un si grand seigneur
Autant de bonhomie est chose singulière.
LA TRAGÉDIE.
PREMIÈRE PARTIE[2].
FAUST,
TRAGÉDIE.
LA NUIT. UNE CHAMBRE GOTHIQUE, À VOUTES HAUTES ET ÉTROITES.
FAUST assis devant un pupitre, l'air agité.
FAUST.
Eh bien donc, philosophie, jurisprudence, médecine... hélas! et toi aussi, théologie! je vous ai toutes apprises, toutes étudiées, avec des peines infinies; et, après tant et de si longues veilles, me voici, pauvre fou, aussi sage que devant. Je porte, il est vrai, le titre de Docteur, celui de Maître; et il y a bien dix ans, que je promène mes sots élèves à travers un labyrinthe inextricable... Et je m'aperçois, enfin, que nous ne pouvons rien connaître. Rien!... J'en mourrai. Il n'est cependant pas au monde un seul homme, maître, docteur, clerc ou moine, qui en sache aussi long que moi: pas un doute ne m'arrête, pas un scrupule ne me travaille, je ne crains ni enfer ni diable... Mais aussi, la joie m'a fui sans retour: je suis loin de croire que je sache rien de bon; je suis loin de croire que je puisse rien enseigner aux hommes, pour améliorer leur condition misérable et les remettre dans le droit chemin. Je n'ai d'ailleurs ni biens, ni argent, ni honneurs, ni crédit dans le monde... Non, un chien ne voudrait pas de l'existence, à ce prix-là! Je ne vois plus maintenant qu'une chose à essayer, c'est de me jeter dans la magie. Il le faut. Ah! si la puissance de l'Esprit et de la Parole dessillait mes yeux, et leur dévoilait cet abîme où je brûle de descendre! Que je ne fusse plus esclave des mots, et contraint de dire à grand-peine ce que j'ignore; que je connusse tout ce que la nature cache dans ses entrailles, tout ce qu'il y a pour l'homme au centre de l'énergie du monde et à la source des semences éternelles!
Que n'accordes-tu donc un dernier regard à ma misère, lune, qui tant de fois éclairas mes veilles devant ce même pupitre! C'est au milieu d'un vain amas de livres et de papiers, mélancolique amie, que tu m'apparais alors. Que ne puis-je, hélas! gravir sur le sommet des montagnes! Là, j'irais, dans ta jeune lumière, me glisser autour des cavernes avec les Esprits. Que ne puis-je danser sur les prairies à tes pâles clartés, et, libre des tourments de la science, me baigner à loisir dans la rosée qui émane de ta sphère silencieuse!
Malheureux! je languis, encore enchaîné dans ma prison. Maudit sois-tu, réduit obscur, où la douce lumière du ciel elle-même n'arrive que triste et plombée, à travers ces vitrages peints; où, de quelque côté que je tourne les yeux, je ne vois que livres couverts de poudre et mangés des vers, que papiers amoncelés jusqu'au haut des voûtes, que boîtes, verres, instruments de mille sortes; tous vieux meubles pourris, que j'ai reçus de mes ancêtres... C'est là ton monde! On appelle cela un monde!
Et tu demandes encore pourquoi ton cœur se resserre avec angoisse dans ta poitrine, pourquoi une douleur sourde glace tes membres et y enchaîne le mouvement de la vie? Tu le demandes; et, au lieu de la nature vivante, au sein de laquelle Dieu créa les hommes, tu n'as autour de toi que fumée et moisissure, squelettes d'animaux et ossements de morts!
Allons, fuis, lance-toi dans le libre espace! Ce volume mystérieux, que Nostradamus écrivit de sa propre main, n'est-il point un guide assez sûr? Avec son secours seulement, tu commenceras à pouvoir lire dans le cours des astres; ton âme, instruite par lui, sentira sa force renaître, et saura comment un Esprit parle à un autre Esprit.... Mais c'est en vain qu'à l'aide d'un bon sens grossier, tu voudrais expliquer les signes sacrés.... Esprits, qui nagez autour de moi répondez-moi, si vous m'entendez!
(Il ouvre le volume, et aperçoit le signe du Macrocosme[3].)
Ah! comme, à cette vue, tous mes sens ont tressailli! Dans quelle extase céleste ai-je été plongé tout à coup! On dirait qu'un sang plus jeune et plus pur circule dans mes veines; mes nerfs sont agités de frémissements inconnus. Est-ce de la main d'un Dieu que furent tracés ces caractères, qui soulagent mes peines secrètes, qui inondent mon pauvre cœur de joie, et qui me dévoilent, d'une manière si mystérieuse, les forces cachées de la nature? Suis-je un Dieu moi-même? Tout me devient si clair! À l'aide de ces simples traits, je vois se déployer, devant mon âme, la nature tout entière et son énergie créatrice. Aujourd'hui, pour la première fois, je comprends la vérité de cette parole du sage «Le monde des Esprits n'est point fermé; ton sens est aveuglé, ton cœur est mort. «Lève-toi, disciple, et ne cesse de baigner ton corps mortel dans les rayons de l'aurore.»
(Il regarde le signe.)
Que de mouvement au sein de l'univers! Comme toutes les choses concourent à une même fin, et vivent l'une dans l'autre d'une même vie! Comme les Intelligences célestes montent et descendent, et se passent de main en main les seaux d'or! Quelle rosée délicieuse elles répandent sur la terre aride, et quelle ravissante harmonie le battement de leurs ailes imprime aux espaces du monde, qu'elles parcourent incessamment!
Merveilleux spectacle!... Mais, hélas! rien qu'un spectacle! Où donc te trouver, où te saisir, nature infinie? Où êtes-vous, sources de toute existence? Vous en qui les cieux et la terre puisent cette sève éternelle qui les nourrit, vous qui rajeunissez le sein flétri, vous ne tarissez jamais, vous abreuvez tous les êtres et moi je languis vainement après vous!
(Il saisit le volume, tourne un feuillet avec dépit, et aperçoit le signe de l'Esprit de la terre.)
Quelle émotion différente produit en moi ce nouveau signe! Esprit de la terre, tu es près de moi je sens mes forces s'accroître; il semble qu'une liqueur spiritueuse coule dans mes veines et me brûle; j'aurais le courage de me lancer dans le monde, de supporter les malheurs et les prospérités d'ici-bas, de lutter contre l'orage, et de ne point pâlir aux craquements du vaisseau qui se brise.... Des nuages s'amoncèlent au-dessus de moi.... la lune cache sa lumière.... la lampe fume.... elle s'éteint.... des rayons ardents ceignent ma tête, et se meuvent lentement dans les ténèbres.... un frisson d'épouvante s'empare de moi.... les voûtes paraissent descendre, et me presser de toute leur masse.... Oui, je le sens, tu nages autour de moi, Esprit que j'ai invoqué.... Dévoile-toi!... Ah! quels déchirements dans mon cœur! Mes sens s'ouvrent à des impressions nouvelles.... Tout mon cœur est à toi, je me dévoue à toi; parais! Parais, te dis-je, m'en coûtât-il la vie!
(Il prend le volume dans sa main, et fixant ses yeux sur le signe de l'Esprit, il prononce certaines paroles. Une flamme rouge s'allume tout-à-coup: L'ESPRIT paraît dans la flamme.)
L'ESPRIT.
Qui m'appelle?
FAUST détournant la tête.
Vision terrible!
L'ESPRIT.
Tu m'as puissamment attiré tes lèvres, sur ma sphère, ont aspiré long-temps et maintenant...
FAUST.
Ah! je ne puis soutenir ton aspect.
L'ESPRIT.
Tu souhaitais ardemment de me voir, d'ouïr ma voix, de contempler mon visage. Je me rends au vœu pressant de ton cœur, me voici! Quelle ignoble frayeur t'a saisie, ô créature surhumaine! Qu'est devenu l'élan de ton âme? Où est cette âme ambitieuse, qui se créait un monde, qui le portait en elle, et le caressait avec amour; cette âme qui, saisie d'un tremblement de joie, aspirait à nous égaler, nous autres Esprits? Où es-tu, Faust? Toi dont la voix m'a frappé, toi 'qui t'es élancé jusqu'à moi de toutes les forces de ton être; est-ce bien toi, qui, jouet de mon souffle, trembles maintenant dans les profondeurs de la vie, vermisseau timide et rampant?
FAUST.
Me siérait-il de te céder, flamme légère? Je le suis; oui, je suis Faust, je suis ton égal!
L'ESPRIT.
Plongé dans les flots de la vie et dans le tumulte d'une activité sans limites, je vais et reviens, je monte et retombe sans cesse, en me jouant. Ma sphère, c'est la naissance et la mort; éternelles ondulations, trame changeante, dont je forme au métier du temps les tissus impérissables; vivant manteau de la Divinité.
FAUST.
O toi, qui circules ainsi autour du vaste monde, Esprit actif, que je me sens près de toi!
L'ESPRIT.
Tu es semblable à l'Esprit que tu conçois, mais non pas à moi!
(Il disparaît.)
FAUST tombant à la renverse.
Pas à toi! Et à qui donc? Moi, l'image de la Divinité, je ne suis pas seulement semblable à toi? (On frappe.) Malédiction... voici, je crois, mon domestique: tout mon bonheur retourne à rien. Dieu! qu'une vision si belle, un malheureux valet la fasse évanouir!
(WAGNER, en robe de chambre et en bonnet de nuit, une lampe à la main.—Faust se détourne avec humeur.)
WAGNER.
Pardon! c'est que je vous ai entendu déclamer. Vous lisiez sans doute quelque tragédie grecque, et j'aurais envie de me pousser dans l'art de la déclamation; car il est fort utile aujourd'hui. J'ai souvent ouï dire qu'un comédien pouvait en remontrer à un prêtre.
FAUST.
Oui, quand le prêtre est un comédien; comme cela peut arriver dans nos temps.
WAGNER.
Ah! si l'on est ainsi relégué au fond de son cabinet, et qu'on voie le monde à peine en un jour de fête, à travers une lunette, et seulement de loin, comment apprendre à le conduire par la persuasion?
FAUST.
Vous ne le saurez jamais, si vous ne sentez rien, si votre âme, vivement émue, ne peut tirer de son propre fonds de quoi remuer, à leur tour, les âmes de tous les assistants. Courbez-vous sur votre table; puis, après avoir ramassé sur celle d'autrui les restes d'un repas splendide, amalgamez tout cela, pour en composer un ragoût; à force de souffler sur votre amas de cendre, faites-en sortir une misérable flamme: vous aurez l'admiration des enfants et des singes, si vous en êtes friand. Mais, pour agir sur le cœur des hommes, il faut une éloquence qui parte du cœur.
WAGNER.
C'est pourtant le débit qui fait le succès de l'orateur; je le sens bien, et je suis encore loin de compte.
FAUST.
Laisse là de telles folies, et cherche à gagner ton pain honnêtement. Tous ces grelots ne font qu'ébranler l'air, et ne servent de rien. La raison et le bon sens demandent-ils tant d'art? Et, quand on a quelque chose à dire, pourquoi courir après les mots? Va, tous ces beaux discours si brillants, où l'on fait sonner si haut les bagatelles humaines, sont aussi stériles que le vent d'automne, qui passe en murmurant à travers les feuilles desséchées.
WAGNER.
Mon Dieu! l'art est si long, et notre vie est si courte! Moi, au milieu de mes travaux, il me prend souvent un mal de tête, un mal de cœur... que je n'y peux plus tenir. Combien il est difficile de parvenir aux sources mêmes de la science! C'est qu'avant d'avoir fait la moitié du chemin, un pauvre diable peut très-bien mourir.
FAUST.
Mais y penses-tu, de t'imaginer que d'un vil parchemin puisse jaillir cette fontaine sacrée, où la soif de notre âme s'étanchera pour jamais? Si la consolation ne descend de ton propre cœur, tu n'es pas consolé.
WAGNER.
Pardonnez-moi; il y a déjà une grande jouissance à se transporter dans l'esprit des siècles écoulés, à voir comment a pensé un homme sage avant nous, et comment nous l'avons dépassé de si loin.
FAUST.
Oh! oui, jusqu'aux étoiles! Mon ami, les siècles écoulés sont pour nous le livre aux sept sceaux. Ce que vous appelez l'esprit des siècles, n'est au fond que l'esprit des auteurs, dans lequel les siècles se réfléchissent tant bien que mal; et le plus souvent, c'est une pitié! Le premier coup-d'œil suffirait pour faire fuir à cent lieues. On dirait un sac à immondices, un vieux garde-meuble, ou, tout au plus, quelqu'une de ces farces de carrefours entrelardées de belles maximes de morale, comme on en met dans la bouche des marionnettes.
WAGNER.
Mais pourtant, le monde, l'esprit et le cœur des hommes; il est naturel que chacun en veuille savoir quelque chose.
FAUST.
Oui, ce qu'on appelle savoir. Qui peut se flatter de donner à un enfant son vrai nom? Le peu d'hommes qui ont su quelque chose avec certitude, et qui n'ont pas eu la sagesse de le garder pour eux, ceux qui ont déclaré au peuple leurs sentiments et leurs vues, on les a de tout temps crucifiés et brûlés... Mais retire-toi, je te prie la nuit est avancée, nous en resterons là pour cette fois.
WAGNER.
J'aurais volontiers continué de veiller, et de causer science avec vous. Mais demain, comme à Pâques dernier, vous me permettrez de vous adresser encore une question ou deux. Je me suis remis avec zèle à l'étude. Il est vrai que je sais déjà bien des choses, mais je voudrais tout savoir.
(Il sort.)
FAUST seul.
Il n'y a d'espérance que pour l'être borné. Jamais elle n'abandonne entièrement cet esprit étroit, qui s'attache aux petites choses: d'une main avide il ne cesse de creuser le sol, pour y chercher des trésors et s'il vient à trouver un ver de terre, il est satisfait.
Se peut-il que la voix d'un tel homme ait osé retentir aux lieux mêmes où l'Esprit m'environna de son souffle pur? Et pourtant, hélas! j'ai cette fois des grâces à te rendre, ô le plus chétif des enfants des hommes. Tu m'as arraché au désespoir, sous lequel ma raison allait succomber. Ah! la vision était tellement colossale, qu'à mes propres yeux je n'étais plus qu'un nain.
Moi, l'image de la Divinité, qui croyais déjà toucher au miroir de la vérité éternelle; qui, dépouillé de mon enveloppe terrestre, égaré dans un abîme de lumière, croyais commencer le chemin des cieux; moi qui, m'élevant au-dessus des chérubins, prétendais mêler avec les forces de la nature mes forces indépendantes, et, créateur à mon tour, vivre de la vie d'un Dieu: combien ne dois-je pas expier tant d'orgueil! Une parole foudroyante m'a rendu à mon néant.
Esprit divin, n'ai-je pas présumé de m'égaler à toi? Ah! j'ai bien eu la puissance de t'attirer, mais je n'ai point eu celle de te retenir. Dans cet heureux moment, je me sentais si grand... si petit! Tu m'as cruellement repoussé dans le cercle étroit de l'humanité. Qui m'instruira maintenant? Que dois-je éviter? Faut-il obéir à l'impulsion qui me presse?... Nos actions elles-mêmes, aussi bien que nos souffrances, arrêtent la marche de notre vie.
La matière, la vile matière est toujours là, pour s'opposer à ce que l'esprit conçoit de plus magnifique. Lorsque nous atteignons au bonheur de ce monde, tout ce qui vaut mieux que lui nous le traitons de mensonge et d'illusion. Les sentiments sublimes, qui font tout le prix de notre existence, sont étouffés par des penchants terrestres et grossiers.
Quand l'imagination déploie ses ailes hardies, elle rêve l'éternité dans son délire; mais un étroit espace lui suffit, lorsque le gouffre a dévoré toutes ses joies et toutes ses espérances. L'inquiétude se vient loger au fond de notre cœur; elle y produit des douleurs secrètes; elle le travaille sans relâche, et y détruit le plaisir et le repos: elle prend tour-à-tour mille masques divers; c'est tantôt la cour, tantôt une femme; puis un enfant, une maison, le feu, la mer, un poignard, du poison. L'homme tremble devant tout ce qui ne l'atteindra pas, et pleure continuellement ce qu'il n'a point perdu.
Non, je ne ressemble pas à un Dieu, abjecte créature que je suis! C'est au ver, que je ressemble; au ver, qui se traîne dans la poussière, et que le pied du voyageur, pendant qu'il se nourrit de poussière, écrase et anéantit.
N'est-ce point en effet de la poussière tout ce que ces hautes murailles portent ici sur mille tablettes? N'est-ce point un monde de vers que j'habite?... Et j'y trouverais ce qui me manque? Je dois lire apparemment ces monceaux de volumes, pour y voir comment partout les hommes se sont tourmentés, comment s'est montré de temps à autre un heureux!... Pauvre crâne vide, que me veux-tu dire avec ton grincement hideux? Hé bien, quoi! tu as vécu jadis, et ton cerveau a erré comme le mien: il a cherché le grand jour, il a couru après la vérité; et son ardeur s'est éteinte misérablement dans les ténèbres. Instruments, vous vous raillez de moi avec vos roues et vos dents, vos anses et vos cylindres. J'étais à la porte, que ne me serviez-vous de clefs? Peu de clefs, il est vrai, sont aussi artistement travaillées que vous l'êtes; mais vous ne levez aucun verrou. Mystérieuse jusque dans l'éclat du jour, la nature ne se laisse pas arracher son voile; et ce qu'elle veut cacher à notre esprit, il n'est levier ni vis qui nous le puisse découvrir. Vieil attirail, dont je ne fis jamais le moindre usage, tu n'es là que parce qu'autrefois tu servis à mon père. Antique poulie, la fumée de ma lampe t'a noircie... j'ai tant veillé devant ce pupitre! Mieux eût valu cent fois dissiper le peu que j'ai, que de pâlir courbé sous le poids de ce peu. Ce qu'on a hérité de son père, il faut s'en servir ou le vendre: car ce qui n'est utile à rien, est un pesant fardeau; et rien n'est utile, que ce que l'esprit féconde.
Mais pourquoi mon regard se dirige-t-il vers cette place? Ce flacon est-il donc un aimant pour mes yeux? D'où vient que j'y vois clair tout-à-coup? Quelle lueur inattendue pénètre dans mon âme, comme, dans une forêt couverte et sombre, un rayon égaré de la lune?
Je te salue, ô fiole, qu'avec un pieux respect je prends entre mes mains! En toi seule j'honore l'esprit et la science humaine. Essence des sucs les plus doux, de ceux qui procurent le sommeil, tu contiens toutes les forces qui tuent; accorde à ton maître tes précieuses faveurs. En te regardant, je sens mes douleurs s'endormir; en te saisissant, mon agitation se calme et disparaît; de moment en moment, le trouble de mes esprits se dissipe. Je suis entraîné vers la haute mer, les flots limpides brillent à mes pieds comme un miroir, sur de nouvelles plages éclate un jour nouveau.
Un char de feu, garni d'ailes légères, s'arrête auprès de moi. Ce char ailé va m'ouvrir de nouvelles routes à travers les espaces éthérés, dans ces sphères sereines, où l'activité ne rencontre rien qui l'entrave. Mais une existence si ravissante, de si divines extases, comment, chétif insecte, les as-tu méritées?... Oui, oui, détourne-toi seulement avec courage de ce doux soleil, qui éclaire notre monde; ose enfoncer ces portes, d'où chacun se recule en frémissant. Il est temps de prouver que la dignité de l'homme ne le cède en rien à la gloire des Dieux. Ne tremble plus devant ce gouffre mystérieux, où l'imagination se condamne à des tortures qu'elle inventa; marche vers cette avenue, dont l'issue étroite vomit les flammes de l'enfer; accomplis avec calme ton dessein... au risque même d'être anéanti.
Toi, sors maintenant de ton vieil étui, coupe d'un cristal pur, à laquelle il y a tant d'années que je n'ai songé! Tu brillais jadis aux festins de mes aïeux, et ton apparition déridait aussitôt leurs fronts chargés d'ennuis. Chacun d'eux à son tour, te prenant dans ses mains, s'imposait la loi de célébrer en vers la beauté des figures que l'artiste a ciselées sur tes bords, puis de te vider d'un seul trait. Tu me fais souvenir des nuits de ma jeunesse... Hélas! je n'ai plus de convive à qui je puisse t'offrir, il n'y a plus d'assemblée pour applaudir à mes chansons. La liqueur, qui te remplit, enivre vite; elle est épaisse et noirâtre: je l'ai préparée, je la choisis. Que cette boisson, la dernière de toutes, me serve de libation solennelle: je la consacre à l'aurore d'un jour nouveau!
(Il approche la coupe de ses lèvres. On entend le son des cloches et le chant des chœurs.)
CHŒUR DES ANGES.
Christ est ressuscité.
Paix à l'âme immortelle,
Qui garde encore en elle
La tache originelle
De son iniquité!
FAUST.
Quels tintements sourds, quels tons éclatants, viennent arracher la coupe à mes lèvres avides? Cloches retentissantes, sonnez-vous déjà la première heure de la fête de Pâques? Chœurs, entonnez-vous déjà ces chants de consolation, qui percèrent jadis la nuit du tombeau, quand la voix des Anges s'éleva pour annoncer la nouvelle alliance?
CHŒUR DES FEMMES.
D'huiles nouvelles
Oignant son front pâli,
Nous, ses fidèles,
L'avions enseveli.
Hier encore
Nous étions là, couvrant de fins tissus
Ses membres nus;
Voici l'aurore,
Et Christ, hélas! Christ ne s'y trouve plus.
CHŒUR DES ANGES.
Christ est ressuscité,
Heureuse l'âme pure
Qui souffre sans murmure,
Et supporte l'injure
Avec humilité!
FAUST.
Chants célestes, puissants et doux, pourquoi me cherchez-vous dans la poussière? Faites-vous entendre aux hommes que vous touchez encore. Mon oreille saisit, aussi bien que la leur, le message que vous apportez; mais la foi me manque, et le miracle est l'enfant chéri de la foi. Je n'ose aspirer à cette région, d'où descend la bonne nouvelle... Et toutefois, accoutumé dès l'enfance à vos sons, ils me rappellent à la vie malgré moi. Jadis un baiser de l'amour divin me ravissait aux cieux, pendant la solennité grave et paisible du dimanche! La lente harmonie des cloches, berçant alors mon âme, l'agitait de doux pressentiments; et la prière était pour moi une jouissance ardente. Des désirs d'une pureté incroyable s'emparaient de moi, et m'entraînaient à parcourir les bois et les prairies; je versais de délicieuses larmes, j'entrevoyais un monde de bonheur. Ces chants préludaient aux ébats joyeux de la jeunesse, ils ouvraient l'aimable fête du printemps... Même à présent leur souvenir, si plein d'émotions enfantines, me fait reculer devant le pas que j'allais franchir. Oh! faites-vous entendre encore, chants célestes et doux! Une larme coule, la terre m'a reconquis.
CHŒUR DES DISCIPLES.
De sa tombe funeste
Quittant l'obscurité,
Vers la voûte céleste
Christ est monté.
Son âme prisonnière
Renaît à la lumière,
Pour ne jamais mourir;
Las! et nous, pour souffrir,
Nous restons sur la terre.
Entre tous ses élus
Nous qu'il aima le plus,
Il nous laisse en arrière
Sourd à notre douleur,
Il vient de disparaître...
O divin maître,
Nous pleurons ton bonheur.
CHŒUR DES ANGES.
Christ est ressuscité
Du sein de la mort même.
Pour ceux qu'il aime
O bien suprême,
Pure félicité!
Âmes captives,
Rompez vos fers.
En de joyeux concerts,
Âmes plaintives,
Changez vos pleurs amers.
Et vous dont la bouche
Ne mentit jamais,
Hommes droits et vrais
Que sa loi touche;
Christ aujourd'hui
Est votre appui,
Christ vous appelle:
Troupe fidèle,
Venez à lui!
DEVANT LES PORTES.
PROMENEURS DE TOUTE ESPÈCE, sortant de la ville.
PLUSIEURS COMPAGNONS OUVRIERS.
Pourquoi donc par là?
D'AUTRES.
Nous allons au rendez-vous de chasse.
LES PREMIERS.
Gagnons le moulin, nous autres.
UN COMPAGNON OUVRIER.
Je vous conseille plutôt d'aller au cours-d'eau.
UN AUTRE.
La route qui y mène est trop laide.
LES DEUX ENSEMBLE.
Et toi, que fais-tu?
UN TROISIÈME.
Je m'en vais avec les autres.
UN QUATRIÈME.
Venez à Burgdorf. Je vous jure que vous y trouverez les plus jolies filles et la meilleure bière du canton, et des affaires de première qualité.
UN CINQUIÈME.
Quel gaillard! est-ce que les épaules te démangent pour la troisième fois? Vas-y sans moi, j'ai trop peur de cet endroit-là.
PREMIÈRE SERVANTE.
Non, non, je m'en retourne à la ville.
SECONDE SERVANTE.
Nous le trouverons sûrement sous ces peupliers.
PREMIÈRE SERVANTE.
Grand bonheur pour moi! Il se pendra à ta robe: sur la pelouse, il ne danse qu'avec toi. Que me revient-il de tes plaisirs?
SECONDE SERVANTE.
Mais aujourd'hui il ne sera pas seul le blondin, m'a-t-il dit, doit être avec lui.
PREMIER ÉCOLIER.
Comme elles détalent, les petites friponnes! Viens, camarade, nous les accompagnerons. De la bière de mars, de bon tabac et une servante en toilette voilà mes goûts favoris.
UNE DEMOISELLE.
Regarde-moi ces jeunes gens, si ce n'est pas une honte! Ils pourraient avoir la meilleure société du monde, et ils courent après ces créatures.
SECOND ÉCOLIER au premier.
Pas si vite! En voici deux, derrière nous, qui sont très-bien mises: ma voisine est l'une d'elles, j'ai du goût pour cette jeune personne. Elles s'avancent à pas lents, et finiraient bien par nous donner le bras.
PREMIER ÉCOLIER.
Non, camarade, non; je n'aime point à être gêné. Vite! que nous ne perdions pas notre gibier. La main qui tient le balai samedi, c'est encore celle qui dimanche te caressera le mieux.
PREMIER BOURGEOIS.
Non, vous dis-je, le nouveau bourgmestre ne me plaît nullement: à présent qu'il est en place, il devient tous les jours plus fier. Et que fait-il donc pour la ville? Cela ne va-t-il pas de mal en pis? Il faut obéir plus strictement que jamais, et payer plus qu'en aucun temps.
UN MENDIANT chante.
Mes bons messieurs, mes belles dames,
Si brillants, si bien ajustés,
À ma détresse ouvrez vos âmes,
Soulagez mes infirmités.
Donner, rend l'âme satisfaite.
Ah! répondez à ma chanson!
Que, pour le pauvre, cette fête
Soit un jour de riche moisson.
SECOND BOURGEOIS.
Je ne connais pas de plus grand plaisir, les dimanches et les jours de fêtes, que de parler guerre et batailles. Pendant que loin de vous, dans la Turquie, les peuples en viennent aux mains et s'échinent d'importance, vous êtes tranquillement à votre fenêtre, à boire votre petit verre et à regarder le long de la rivière filer les bateaux; puis vous rentrez le soir chez vous, gai comme pinson et bénissant le ciel des temps de paix qu'il vous accorde.
TROISIÈME BOURGEOIS.
Mon cher voisin, je vous en offre autant. Qu'ils se fendent le crâne, et que tout aille sens dessus dessous chez eux je m'en moque, pourvu qu'à la maison les choses demeurent comme ci-devant.
UNE VIEILLE aux demoiselles.
Voyez donc un peu, quelle toilette! Ce jeune sang pétille de gentillesse. Qui est-ce qui ne deviendrait fou, en vous regardant?... Pas de fierté, là, tout doux! Dites-moi ce que vous souhaitez, je saurai vous le procurer.
PREMIÈRE DEMOISELLE.
Viens, viens, Agathe! Prenons garde qu'on ne nous aperçoive avec une pareille sorcière... Elle me fit pourtant voir, à la Saint-André, mon futur mari en personne.
SECONDE DEMOISELLE.
Moi, elle me le fit voir à travers un cristal en uniforme, avec d'autres militaires. Eh bien, j'ai beau regarder autour de moi, j'ai beau chercher partout; il ne veut pas se montrer.
SOLDATS chantant.
Bourgades munies
De créneaux, remparts!
Fillettes jolies, Aux malins regards!
Vers vous je m'élance,
Et monte à l'assaut.
La peine est immense,
Mais le prix la vaut.
D'une ardeur guerrière
On nous voit courir,
Pour jouir et plaire,
Comme pour mourir.
Chaudes escalades!
Moments courts et doux!
Filles et bourgades
Se rendent à nous.
La peine est immense,
Mais le prix la vaut;
Et qui porte lance
Le gagne bientôt.
FAUST et WAGNER.
FAUST.
Les glaçons ne retiennent plus captive l'eau des ruisseaux et des torrents; au léger souffle du printemps, la terre s'amollit, les vallées reverdissent, l'espérance renaît. Le vieil hiver s'en va cacher sa décrépitude sur les sommets escarpés des montagnes. Là, vainement il s'entoure de neiges et de frimats; le morne coup-d'œil, qu'il jette en fuyant sur le gazon des prairies, est une arme impuissante; le soleil ne souffre rien de blanc sous ses rayons. Partout le mouvement, partout la vie; il embellit, il colore toutes choses. On n'aperçoit pas encore de fleurs dans la campagne: prendrait-il pour des fleurs tous ces hommes chamarrés? Mais détournons nos regards de ces collines, et voyons ce qui se passe du côté de la ville. Hors des portes obscures et profondes se pousse une multitude de gens diversement vêtus. Avec quel empressement chacun court aujourd'hui se réchauffer aux rayons du soleil! Ils fêtent bien la résurrection du Seigneur, car ils sont eux-mêmes ressuscités: échappés aux sombres appartements de leurs maisons basses, aux liens de leurs habitudes vulgaires et de leurs vils trafics, aux toits et aux plafonds qui les écrasent, à leurs rues sales et étranglées, aux ténèbres mystérieuses de leurs églises; tous, ils renaissent à la lumière. Vois donc, avec quelle précipitation la foule se disperse dans les jardins et dans les campagnes. Vois, que de barques joyeuses descendent et remontent le fleuve en tous sens... et cette dernière qui suit le fil de l'eau, chargée à couler bas! Il n'est pas jusqu'aux sentiers lointains de la montagne, qui ne brillent de l'éclat des vêtements. Mon oreille distingue déjà le bruit tumultueux du village: voilà le vrai paradis du peuple; grands et petits, tous bondissent de joie ici je me sens homme, ici j'ose l'être.
WAGNER.
Monsieur le docteur, il est sans doute honorable et avantageux de se promener avec vous; mais je désirerais ne pas me mêler à ces villageois, attendu que je suis l'ennemi juré de tout ce qui sent la grossièreté. Les violons, les cris, les plaisirs bruyants de ces gens-là, me font un mal!... Ils hurlent comme des damnés, et ils appellent cela s'amuser, ils appellent cela chanter!
PAYSANS sous la feuillée, dansant et chantant.
Le berger quitte ses brebis,
Et, mettant ses plus beaux habits,
À la danse il s'apprête.
Sous le bois ils sont déjà tous,
Et dansent là comme des fous.
Ha! ha! ha! ha!
Landerira!
Ainsi dit la musette.
Dans le cercle il entre à grands pas,
Et brusquement heurte du bras
Une jeune fillette.
La belle se tourne aussitôt,
Disant «Prenez-le un peu moins haut;
Ha! ha! ha! ha!
Landerira!
Voyez ce malhonnête!»
Cependant vingt couples dansaient:
À droite, à gauche ils se lançaient,
Robes volaient en tête,
Tous les fronts étaient enflammées,
L'un sur l'autre ils tombaient pâmés.
Ha! ha! ha! ha!
Landerira!
Quel chaos! Quelle fête
«Monsieur, point de ces privautés!
—Fi! point d'épouse à mes côtés!
Mieux vaut une grisette.»
Puis, à part la tirant un brin...
La danse allait toujours son train,
Ha! ha! ha! ha!
Landerira!
Les chants et la musette.
UN VIEUX PAYSAN.
C'est beau de votre part, monsieur le docteur, de ne pas rougir de nous aujourd'hui, et de venir, savant comme vous l'êtes, vous mêler à la foule du peuple. Prenez cette jolie cruche, que nous avons emplie de boisson fraîche, et buvez un coup: je vous l'offre de grand cœur, et je souhaite, non seulement qu'elle vous ôte la soif, mais encore que toutes les gouttes qui y sont s'ajoutent à vos jours.
FAUST.
J'accepte votre offre et vos vœux, en vous en remerciant mille fois, et je vous souhaite à tous une bonne santé.
(Le peuple se range en cercle autour d'eux.)
LE VIEUX PAYSAN.
Assurément, vous faites bien de reparaître chez nous un jour de fête: dans quels mauvais jours vous nous avez visités autrefois! Il y en a ici plus d'un, que votre père arracha aux griffes de la fièvre chaude, dans le temps qu'il mit fin à la contagion[4]. Et vous, qui n'étiez qu'un jeune homme dans ce temps-là, vous alliez partout où il y avait des malades: on emportait maint cadavre hors des maisons; mais vous, vous en sortiez toujours sain et sauf. Vous avez été mis à de rudes épreuves. L'homme qui secourait ses semblables, Celui qui est là-haut l'a secouru à son tour.
TOUS.
Vive l'homme courageux! Qu'il puisse faire du bien long-temps encore.
FAUST.
Prosternez-vous devant Celui qui est là-haut: lui seul enseigne à faire du bien, lui seul est la source de tout bien.
(Il poursuit son chemin avec Wagner.)
WAGNER.
O grand homme! quel plaisir ce doit être pour toi, de te voir ainsi honoré par tout ce peuple! Heureux qui peut retirer un pareil avantage de ses qualités naturelles! Le père te montre à son enfant, chacun interroge la foule, chacun court et se presse autour de toi les violons se taisent, la danse s'arrête. Fais-tu un pas en avant; ils forment une haie, les chapeaux volent en l'air, et peu s'en faut qu'ils ne s'agenouillent, comme si le Saint-Sacrement passait.
FAUST.
Encore quelques pas jusqu'à cette pierre, et nous nous reposerons de notre longue promenade. Là, bien souvent je me suis assis, seul, absorbé dans la méditation, exténué de jeûnes et de prières. Riche d'espoir, ferme dans ma croyance, je pensais, à force de larmes, de soupirs, de convulsions, obtenir la fin de cette contagion du Maître des cieux... Et maintenant les suffrages de ce peuple sonnent à mon oreille, comme ferait l'ironie la plus amère. Ah! si tu pouvais lire dans mon cœur combien peu le père et le fils méritent une telle gloire! Mon père était un honnête homme borné, qui avait la manie de réfléchir sur la nature et ses forces cachées ce qu'il faisait de bien bonne foi, mais à sa manière. Dans la compagnie de quelques adeptes, il s'enfermait au fond d'un obscur laboratoire; et, d'après certaines recettes, il amalgamait les contraires. C'était un lion rouge, amant tant soit peu sauvage, qu'il mariait dans un bain tiède au lis sans tache; après quoi il les plaçait tous les deux dans un four chaud, puis les transvasait sans cesse d'une capsule dans l'autre. Alors paraissait dans un verre la jeune reine nuancée de mille couleurs[5]; on administrait la médecine, les patients mouraient, et nul ne demandait: «Qui a guéri?» C'est ainsi que, dans ces vallées et sur ces montagnes, distribuant nos élixirs infernaux, nous avons lutté de fureurs avec la contagion. J'ai moi-même présenté le poison à des milliers d'hommes: ils ont passé; et moi je survis, pour qu'on adresse éloge sur éloge à leur téméraire assassin.
WAGNER.
Comment cela peut-il vous tourmenter? Un honnête homme n'a-t-il pas fait tout ce qu'on doit attendre de lui, quand il a exercé ponctuellement et consciencieusement l'art qui lui a été enseigné? Jeune homme, si tu honores ton père, tu te plairas à recevoir ses enseignements; homme, si tu fais faire à la science quelques pas, ton fils pourra aspirer à de plus hautes conceptions encore.
FAUST.
Heureux qui peut conserver l'espérance de surnager sur cet océan d'erreurs! L'homme passe sa vie à user de ce qu'il ne sait point, et à ne pouvoir user de ce qu'il sait... Mais chassons ces tristes idées; qu'elles ne viennent pas troubler le calme heureux de si belles heures! Regarde, comme au loin sur la pelouse les cabanes étincellent aux lueurs ardentes du couchant. Le soleil penche et s'éteint, le jour expire; mais il se hâte d'aller éclairer d'autres contrées, et d'y porter une nouvelle vie. Oh! que n'ai-je des ailes, pour m'enlever dans les airs et suivre cet astre le long de sa carrière, que rien n'interrompt jamais! Je verrais, dans un éternel crépuscule, se balancer le monde à mes pieds; je verrais s'enflammer toutes les hauteurs, toutes les vallées s'obscurcir, et tous les torrents changer en vagues d'or leurs vagues argentées... En vain la montagne oppose à ma course ses défilés sauvages: déjà mes yeux étonnés plongent sur la mer, elle ouvre devant moi ses golfes brûlants. Le Dieu semble-t-il vouloir disparaître; un second élan, et je poursuis ma route; je continue de boire à longs traits sa lumière éternelle, devant moi le jour, et la nuit derrière moi, le ciel au-dessus de ma tête et sous mes pieds les flots de l'océan... Charmant rêve, tant qu'il dure! Mais l'esprit a beau déployer ses ailes, le corps, hélas n'en a point à y ajouter. Et pourtant, il n'est personne qui n'ait senti battre son cœur, quand au-dessus de nous, perdue dans les espaces azurés, l'alouette nous envoie les éclats de son chant matinal; quand, par delà la cime des rochers couverts de sapins, l'aigle plane les ailes étendues; et quand la grue traverse les plaines et les mers, pour regagner les lieux qui l'ont vu naître.
WAGNER.
J'eus souvent aussi, moi, mes instants de folie; mais de pareils désirs, je n'en éprouvai jamais. On est bientôt las des forêts et des prairies: non, je n'ai jamais eu envie de voler comme un oiseau. Les plaisirs de l'esprit nous transportent bien autrement, de livre en livre, de feuillet en feuillet cela embellit et réchauffe les nuits d'hiver; vous sentez courir comme une douce flamme dans tous vos membres, et vous n'avez pas plutôt déroulé un parchemin, que le ciel tout entier descend sur vous.
FAUST.
Tu ne connais qu'un désir, et puisse l'autre te rester toujours étranger! Deux âmes, hélas! habitent en mon sein, dont l'une tend continuellement à se séparer de l'autre. L'une, vive et passionnée, participe du monde et s'y tient attachée au moyen des organes du corps; l'autre, ennemie des ténèbres, aspire à s'envoler dans les demeures de nos aïeux... S'il y a dans l'air des Esprits souverains et dépendants, qui tiennent le milieu entre la terre et le ciel, oh! qu'ils quittent leurs nuages d'or, et qu'ils me conduisent vers une nouvelle vie! Seulement, si j'avais un manteau enchanté qui pût me transporter sur des plages lointaines, je ne m'en déferais pas en échange des vêtements les plus précieux, je ne le donnerais pas pour le manteau d'un roi.
WAGNER.
Hélas! n'appelez point la troupe des Esprits. Il est bien connu qu'elle fait sa ronde dans l'atmosphère, et ne cesse de tendre à l'homme toute sorte de pièges. Du nord il en vient, qui vous enfoncent dans la chair des dents aigües et une langue à triple dard. De l'est ils soufflent un air qui dessèche tout, et ils se nourrissent de vos poumons. Quand c'est le midi qui les envoie du fond du désert, ils amassent sur votre tête flamme sur flamme; et l'ouest en vomit un essaim, qui d'abord vous ravive, puis finit par vous engloutir, vous, les plaines et les moissons. Enclins au mal, ils écoutent volontiers; ils obéissent volontiers aussi, parce qu'ils aiment à tromper; ils se disent envoyés du ciel, et prennent une voix angélique quand ils mentent... Mais retirons-nous; le ciel devient obscur, l'air fraîchit, le brouillard tombe. C'est le soir qu'on commence à apprécier son chez soi. D'où vient que vous restez là immobile? qu'avez-vous à considérer? qu'est-ce donc qui peut attirer votre attention dans ce crépuscule?
FAUST.
Ne vois-tu pas un chien noir rôder à travers les blés et les jachères?
WAGNER.
Il y a déjà long-temps que je le vois rien de moins étonnant, ce me semble.
FAUST.
Regarde-le bien! Pour qui prends-tu cet animal?
WAGNER.
Pour un barbet, qui cherche la trace de son maître.
FAUST.
Ne remarques-tu pas comme il décrit de longs spirales, et s'approche de nous de plus en plus? Et je me trompe fort, ou un trait de feu marque son passage.
WAGNER.
Je ne vois rien, moi, qu'un barbet noir: peut-être avez-vous des éblouissements.
FAUST.
Il me semble qu'il traîne à nos pieds de petits lacets, pour nous attacher.
WAGNER.
Moi, je le vois sauter autour de nous, l'air craintif et embarrassé, parce qu'au lieu de son maître il trouve deux inconnus.
FAUST.
Le cercle se resserre, il nous touche déjà.
WAGNER.
Voyez; c'est bien un chien, et non pas un fantôme. Il grogne et n'ose vous aborder, il se couche sur le ventre, il remue la queue: toutes choses que les chiens ont coutume de faire.
FAUST.
Accompagne-nous, viens ici, viens!
WAGNER.
C'est un drôle d'animal! Vous vous tenez tranquille, il fait le beau; vous lui parlez, il court à vous: perdez quelque chose, il vous le rapportera, il se jettera dans l'eau après votre canne.
FAUST.
Tu as raison; je ne vois rien qui indique un Esprit, et tout montre qu'il a été seulement bien dressé.
WAGNER.
Un chien, quand il est bien dressé, n'est pas indigne de l'affection d'un honnête homme. Oui, il mérite vos bontés; c'est le meilleur écolier de nos étudiants.
(Ils rentrent dans la ville.)
CABINET D'ÉTUDE.
FAUST entre, accompagné d'un barbet noir.
FAUST.
J'ai quitté les champs et les prairies, qu'enveloppe une nuit profonde. De secrets pressentiments m'agitent, et une sainte horreur m'avertit qu'au-dedans de moi veille la meilleure de mes deux âmes; les penchants grossiers sommeillent, et avec eux tous les orages qu'ils enfantent; j'éprouve un ardent amour des hommes, l'amour de Dieu me pénètre et me ravit.
Tiens-toi donc en repos, barbet! Ne cours donc pas çà et là dans la chambre. Que flaires-tu autour de la porte? Allons, couche-toi derrière le poêle; je te cède mon meilleur coussin. Puisque tout-à-l'heure, sur le chemin de la montagne, tu nous as divertis par tes tours et par tes bonds, sois le bien-venu chez moi; mais conduis-toi en hôte paisible.
Ah! dès qu'au fond de notre cellule étroite notre lampe recommence à luire en amie, aussitôt la lumière se répand dans notre sein, dans notre cœur qui se connaît lui-même; la raison élève de nouveau sa voix, et l'espérance renaît; on aspire à se retremper aux sources du torrent, à ces sources d'où jaillit la vie.
Ne grogne donc pas ainsi, barbet! Les accords célestes, qui remplissent maintenant mon âme tout entière, ne peuvent s'accorder avec les hurlements d'un animal. Nous sommes habitués à ce que les hommes tournent en ridicule ce qu'ils n'entendent pas, à ce qu'ils murmurent à la vue du bien et du beau, qui les gênent souvent: le chien en grognera-t-il à leur exemple?... Mais hélas! avec les meilleures dispositions, je me sens déjà moins pur et moins satisfait. Pourquoi donc faut-il que le fleuve tarisse si tôt, et nous laisse en proie à une soif dévorante?... Que de fois j'en ai fait la triste expérience! Néanmoins cette misère a son terme, nous apprenons enfin à évaluer à son juste prix ce qui sort des limites resserrées de la terre, nous aspirons à une révélation; révélation qui ne brille nulle part d'un éclat plus pur et plus digne de la majesté de Dieu, que dans le livre du Nouveau-Testament. Il me prend envie d'ouvrir le texte grec, et, m'abandonnant une fois à toute la candeur de mes sentiments, de traduire le saint original dans ma chère langue maternelle.
(Il ouvre un volume et se prépare.)
Il est écrit: Au commencement était la Parole. Me voici déjà arrêté! Qui viendra à mon secours? Il m'est tellement impossible de connaître la valeur de ce mot, la parole! Je dois le traduire autrement, si l'Esprit daigne m'éclairer. Il est écrit: Au commencement était l'Intelligence. Voyons, pesons bien cette première ligne; que notre plume ne se hâte pas trop: est-ce bien l'intelligence qui crée et conserve tout? Il devrait y avoir: Au commencement était la Puissance. Cependant, même en écrivant ceci, quelque chose me dit que je n'y suis pas encore... L'Esprit m'éclaire! je vois maintenant ce qu'il faut, et j'écris avec confiance Au commencement était l'Activité.
Si je partage la chambre avec toi, barbet, au nom du ciel, cesse d'aboyer, cesse de hurler! Il n'est pas possible d'endurer auprès de soi un compagnon aussi bruyant; l'un de nous deux doit nécessairement quitter la chambre. C'est à regret, que je viole les lois de l'hospitalité: la porte est ouverte, tu as la clef des champs... Mais que vois-je? cela tient du prodige. Est-ce illusion? est-ce réalité? Comme mon barbet grandit et se gonfle! Il se soulève avec effort: ce n'est plus là la figure d'un chien. Quel spectre ai-je traîné chez moi? Le voici en hippopotame; ses yeux lancent des éclairs, il ouvre une gueule armée. Oh! tu ne m'échapperas pas! Pour une pareille engeance de Démons, la Clef de Salomon[6] est ce qui convient.
ESPRITS sur l'avenue
Un de nous au piège est pris.
N'entrez point, restez, Esprits!
Vieux lynx de race infernale,
Il s'est pris dans cette salle,
Comme au piège une souris.
Restez, restez... Mais silence!
Sur nos brillants ailerons
Balançons-nous en cadence,
Formons, formons notre danse;
Et nous le dégagerons.
Voulez-vous qu'il sorte,
Au seuil de la porte
Ne le laissez point s'asseoir:
Formez-vous en essaim noir,
Volez autour de la porte.
Oui, volons à son secours,
Car il nous aima toujours.
FAUST.
Premièrement, pour aborder le monstre, prononçons la conjuration des quatre Esprits «Que la Salamandre s'allume! que l'Ondin se replie! que le Sylphe s'évanouisse! que le Lutin travaille!»
Qui ne connaîtrait point les éléments, leur force et leurs propriétés, n'aurait aucun pouvoir sur les Esprits.
«Vole en flamme légère, Salamandre! coule en vagues bruyantes, Ondin! brille en météore éblouissant, Sylphe! assiste-moi dans ma demeure, Incube! Incube, avance à ton tour et ferme la marche!»
Le monstre ne recèle aucun de ces quatre Esprits. Il reste immobile et me grince les dents, je ne lui ai fait encore aucun mal. Patience je vais mettre en œuvre contre toi des charmes plus puissants.
Mon ami, es-tu un échappé de l'enfer? Regarde donc ce signe devant lui s'inclinent les noires phalanges.
Le voilà qui s'enfle! Ses crins se hérissent.
Être maudit, peux-tu l'envisager, l'incréé, l'inexprimable, celui que tous les cieux adorent, et que le crime a transpercé? Il se gonfle de plus en plus, le voici en éléphant; relégué derrière le poêle, il remplit tout l'espace à lui seul. Il veut s'écouler en nuage. Garde-toi de monter jusqu'au plafond! Viens te coucher aux pieds de ton maître. Tu vois que mes menaces ne sont pas vaines: obéis, ou je roussis ton poil avec le feu sacré! N'attends pas la Triple lumière, n'attends pas le plus puissant de mes charmes
(Pendant que le nuage tombe, MÉPHISTOPHÉLÈS s'avance de derrière le poêle, sous l'habit d'un étudiant ambulant.)
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Pourquoi tout ce vacarme? Que demande monsieur? Qu'y a-t-il pour son service?
FAUST.
C'était donc là ce que cachait le barbet? Un étudiant ambulant? L'aventure est risible.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Salut au savant Docteur! Vous m'avez fait rudement suer.
FAUST.
Comment te nommes-tu[7]?
MÉPHISTOPHÉLÈS.
La question me paraît de peu d'importance pour quelqu'un qui méprise si fort les mots, qui ne s'arrête jamais à l'apparence, et qui regarde surtout au fond des êtres.
FAUST.
C'est que vous autres messieurs, vous portez ordinairement des noms qui peignent assez bien votre nature; c'est, ou Beelzébuth, ou malin Esprit, ou menteur, qu'on vous appelle. Hé bien, qui donc es-tu?
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Une partie de cette puissance, qui veut toujours le mal et fait toujours le bien.
FAUST.
Que signifie cette énigme?
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Je suis l'Esprit qui toujours nie, et cela avec raison; car tout ce qui existe mérite d'être anéanti, et il vaudrait beaucoup mieux que rien n'existât. Ainsi, tout ce que vous appelez péché, destruction, en un mot le mal, c'est mon élément.
FAUST.
Tu te dis une partie, et pourtant te voilà devant moi en entier.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Je te dis l'humble vérité. Si l'homme, ce petit monde d'extravagances, s'imagine qu'il fait un tout à lui seul, moi je ne suis qu'une partie de cette partie, qui était tout au commencement, une partie des ténèbres qui enfantèrent la lumière, l'orgueilleuse lumière qui dispute maintenant le rang et l'espace à son antique mère, la nuit; sans y réussir toutefois, étant de partout repoussée et, malgré qu'elle en ait, contrainte de ramper à la surface des corps. Elle jaillit des corps, elle fait leur beauté: eh bien, un corps l'arrête invinciblement dans sa course. J'ai donc bonne espérance que cela ne durera pas long-temps, et qu'au moyen des corps elle finira par être anéantie.
FAUST.
Je connais à présent tes dignes fonctions! Tu ne peux rien anéantir en masse, et te rejettes sur les détails.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Et il faut avouer que jusqu'ici il n'y a pas grand ouvrage de fait. Ce qui s'oppose au rien, le quelque chose, ce lourd monde, telles peines que je me sois données, je n'ai pu l'entamer d'aucun côté. Flots, tempêtes, bouleversements, incendies, rien n'y fait; la terre et la mer n'en sont que plus tranquilles! Sur cette damnée semence, principe des animaux et des hommes, il n'y a rien à gagner. Combien n'en ai-je pas détruit! et toujours circule un sang nouveau; c'est à en devenir fou! De l'air, de l'eau, ainsi que de la terre, s'élancent mille germes, dans le sec, dans l'humide, dans le froid, dans le chaud!... Enfin, si je ne m'étais pas réservé la flamme, je n'aurais rien pour moi.
FAUST.
Ainsi donc, à l'éternel mouvement des êtres, au pouvoir salutaire qui toujours crée, tu opposes la main glacée du Démon; et tu te roidis en vain contre lui dans ta malice. Cherche à entreprendre quelqu'autre chose, ô bizarre enfant du chaos!
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Oui, mais nous en causerons plus à fond la prochaine fois. Oserais-je, pour cette fois, me retirer?
FAUST.
Je ne vois pas trop pourquoi tu me le demandes. Maintenant que je sais qui tu es, entre et sors par où tu voudras: voici la fenêtre, voici la porte, ou même la cheminée, si tu l'aimes mieux.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Je dois l'avouer, il y a un petit empêchement à ce que je ne sorte ce pied de sorcière, sur votre seuil...
FAUST.
Le Pentagramme[8] te tourmente? Puisque ce signe t'est contraire, explique-moi donc, fils de l'enfer, comment tu as pu entrer ici. Comment se fait-il qu'un Esprit tel que toi se soit abusé à ce point?
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Remarque-le bien: il n'est pas posé comme il faut; l'angle qui regarde la rue est, tu le vois, un peu ouvert.
FAUST.
Le cas est singulièrement heureux! De cette manière donc, tu te trouves mon prisonnier? Je suis bien servi par le hasard.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Le barbet ne remarqua rien, lorsqu'il sauta dans la chambre: du dehors l'apparence est tout autre. À présent le Diable ne peut plus sortir de la maison.
FAUST.
Mais pourquoi ne passes-tu pas par la fenêtre?
MÉPHISTOPHÉLÈS.
C'est une loi des Diables et des revenants, que par où ils sont entrés, par là ils doivent sortir. À cette condition nous avons notre liberté; autrement, nous sommes esclaves.
FAUST.
L'enfer même a ses lois! Je suis bien aise de le savoir. Dans ce cas, messieurs, on pourrait donc en sécurité faire un pacte avec vous?
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Ce qu'on te promettrait, tu en aurais la pleine jouissance, et l'on ne t'en retiendrait pas la moindre parcelle... Mais ce n'est pas une petite affaire; nous la conclurons à la première entrevue que nous aurons ensemble. Maintenant je te prie, je te supplie de me laisser partir.
FAUST.
Reste encore un instant, pour me dire la bonne aventure!
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Délivre-moi, te dis-je, oh! délivre-moi! Je reviendrai bientôt, et alors tu pourras me demander tout ce que tu voudras.
FAUST.
Je ne t'ai point tendu de piège, mais tu as donné de toi-même dans le panneau. Bien fou qui se dessaisit du Diable, quand il le tient! Il ne le ressaisira pas de sitôt.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Hé bien, si bon te semble, je suis prêt à te faire ici compagnie; mais à la charge d'employer toutes les ressources de mon art, pour te rendre agréable le temps que nous passerons ensemble.
FAUST.
Volontiers! Libre à toi d'exercer ton art, pourvu qu'il soit divertissant.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Tu vas, mon ami, dans ce peu d'heures, prendre plus de plaisir que durant les uniformes jours d'une année entière. Ce que chantent les tendres Esprits, les belles images qu'ils apportent avec eux, ne sont pas un vain prestige. Il y aura des plaisirs pour ton odorat, il y en aura pour ton palais, il y en aura même pour ton cœur. Pas n'est besoin de préparatifs, nous sommes réunis. Commencez!
ESPRITS.
Arcs surbaissés,
Voûtes antiques,
Sombres portiques,
Disparaissez!
Laissez, laissez
Le soleil luire,
Et nous sourire
Avec amour!...
Devant le jour
La nuit s'écoule;
Brillant et pur,
Le ciel déroule
Ses plis d'azur;
Des feux sans nombre,
Sillonnent l'ombre;
De sa prison
La jeune Aurore,
Timide encore,
S'échappe, et dore
Le frais gazon;
Un doux frisson
Court dans les veines,
Et le réveil
Du lourd sommeil
Brise les chaînes;
Les vêtements
S'en vont flottants
Par les rivages,
Par les bocages,
Où les amants
À mille orages
Livrent leurs sens.
Bourgeons naissants!
Heureux bocages!
Aux pampres noirs
Les raisins pendent,
Puis seuls, se rendent
Sous les pressoirs
Qui les attendent;
En longs ruisseaux,
De leurs tonneaux
Les vins descendent;
Sur des tapis
De fins rubis
Leurs flots s'épandent,
Et, vagabonds,
Autour des monts
En lacs s'étendent
Lacs transparents,
Miroirs errants,
Où se répètent
Les monts lointains,
Où se reflètent
Les cieux sereins.
La vague humide
Chasse et poursuit,
Dans son réduit,
Le daim timide;
D'un vol rapide,
L'oiseau s'enfuit
Vers d'autres plages,
Vole aux nuages,
Vole aux îlots
Qui sur les flots
Tremblent, s'agitent.
Parés de fleurs,
Là mille chœurs
Aux chants s'excitent;
De leurs accents
Vifs et puissants
L'accord entraîne,
Ravit les sens;
De chœurs dansants
La rive est pleine:
Aux rocs déserts
Les uns s'avancent;
D'autres s'élancent
Au sein des mers,
Et se balancent
Sur leurs flots verts.
Tous pour la vie;
Tous pour jouir,
Dans la folie,
Du court plaisir
De cette vie.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Il dort. C'est assez, jeunes Esprits; Esprits aériens et tendres, vous l'avez bien assoupi par vos enchantements: je vous suis obligé de ce concert... Non, tu n'es pas encore homme à retenir le Diable malgré lui!... Maintenant faites voltiger autour de lui d'agréables songes, plongez-le dans une mer d'illusions. Moi, pour rompre le charme de ce seuil, j'ai besoin d'une dent de rat... Ha! je n'aurai pas long-temps à conjurer; en voici un qui trotte de ce côté, il m'entendra bientôt.
Le maître des rats et des souris, des mouches, des grenouilles, des punaises, des poux[9], t'enjoint de mordre le seuil de cette porte, comme s'il était frotté d'huile. Bon, le voici déjà qui sautille vers la porte. Allons, allons, à l'ouvrage! La pointe qui m'a repoussé est du côté extérieur. Là, encore un coup de dent!... Voici qui est fait. À présent, mon cher Faust, rêve tout ce que tu voudras: jusqu'au revoir!
FAUST s'éveillant.
Suis-je encore une fois trompé? La foule des Esprits a-t-elle disparu? Quoi! cette visite du Diable serait un songe!... Et ce barbet qui a sauté après moi?...
CABINET D'ÉTUDE
FAUST, MÉPHISTOPHÉLÈS.
FAUST.
On frappe!... Entrez... Qui vient m'importuner encore?
MÉPHISTOPHÉLÈS en dehors.
C'est moi.
FAUST.
Entrez.
MÉPHISTOPHÉLÈS de même.
Il faut que tu le dises trois fois.
FAUST.
Entrez donc!
MÉPHISTOPHÉLÈS ouvrant.
Bien, je suis content de toi; nous allons, je l'espère, signer la paix. Pour dissiper tes vapeurs, me voici en jeune gentilhomme, dans des habits écarlates galonnés d'or, le petit manteau de satin sur les épaules, la plume de coq sur le chapeau, une longue épée affilée au côté; et, sans périphrases, je te conseille d'en faire autant, si tu veux secouer une bonne fois les chaînes qui t'accablent, et, libre enfin, éprouver ce que c'est que la vie.
FAUST.
Sous quelque habit que ce soit, la vie sera toujours pénible pour moi, le monde toujours vide et sans charmes. Je suis trop vieux pour m'amuser, trop jeune pour être sans désirs. Que peut m'offrir ce monde?... «L'impuissance est ton lot! ton lot, c'est l'impuissance!» Voilà l'éternel refrain, qui fatigue les oreilles de l'homme; voilà ce que, d'un bout de la vie à l'autre, un mauvais Génie lui répète à chaque heure d'une voix cassée. Ce n'est qu'avec effroi, que je contemple l'aurore à mon réveil je pleure avec amertume, en voyant poindre ce jour, qui dans sa carrière n'accomplira pas un de mes souhaits, pas un seul; ce jour, qui étouffe jusqu'au pressentiment de la plus mince de mes jouissances; ce jour, dont les contrariétés sans nombre doivent bientôt glacer l'inspiration qui m'échauffe et qui remue mes entrailles... Puis il faut, lorsque la nuit tombe, il faut m'étendre, solitaire et désolé, sur un lit où le repos ne me visitera point, où des rêves horribles viendront agiter mon sommeil. Le Dieu, qui habite en mon sein, peut bien ébranler mes fibres secrètes; mais celui qui règne sur toutes mes forces, ne saurait rien déplacer autour de moi. C'est pourquoi le jour me pèse; c'est pourquoi je souhaite la mort, et j'ai la vie en horreur.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Et cependant, la mort n'est jamais un hôte très-bien venu.
FAUST.
O heureux celui dont, au milieu de l'éclat d'une victoire, elle vient ceindre les tempes d'un laurier sanglant! Heureux celui qu'après l'ivresse d'une danse fougueuse, elle endort dans les bras d'une jeune fille! Oh! que ne suis-je embrasé, consumé, par la flamme du grand Esprit! Que ne suis-je abîmé dans ses profondeurs!
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Et cependant, cette nuit même, quelqu'un n'a pas avalé certaine liqueur brune...
FAUST.
Il paraît que l'espionnage est ton occupation favorite.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Je n'ai pas la toute-science, mais j'en sais passablement long.
FAUST.
Hé bien! puisque les sons trop connus d'une pieuse mélodie m'ont tiré de l'obscur dédale où j'errais, et, réveillant en moi les sentiments éteints de mes jeunes années, ont offert à mes yeux abusés l'image de temps heureux qui ne sont plus; je maudis tout ce que l'âme environne de prestiges enivrants, et tout ce que, dans nos demeures d'exil, elle nous dérobe sous les voiles brillants du mensonge! Soit maudite, d'avance, la haute opinion que l'esprit se fait de lui-même! Maudites soient encore les visions chimériques, par qui nos sens sont assiégés sans relâche! Maudit soit ce que nos rêves nous montrent de plus séduisant, fantôme de gloire, fantôme de renommée! Maudites soient toutes les choses dont la possession nous flatte, femme ou enfant, esclave ou charrue Maudit soit Mammon, quand, nous éblouissant de ses trésors, il nous pousse à des entreprises hardies, ou quand, pour d'oisives jouissances, il enfle nos oreillers d'une plume voluptueuse! Maudit soit le jus balsamique de la treille! Maudit soit l'amour et ses plus doux épanchements! Maudite soit l'espérance, maudite la foi, et maudite avant tout la patience!
CHŒUR D'ESPRITS INVISIBLES.
Ah! ah!
Tu l'as renversé,
Le beau, l'heureux monde!
Par ton souffle immonde
Il est effacé;
Il s'est éclipsé.
Le beau, l'heureux monde,
Un demi-Dieu l'a renversé!
Tous les débris de sa beauté passée
Dans le néant nous les précipitons,
Et nous pleurons
Cette beauté pour jamais effacée
Nous la pleurons!
O le plus grand des enfants de la terre,
Ce monde heureux construis-le de nouveau;
Relève-le de sa poussière,
Plus heureux encore et plus beau.
Oui, dans ton cœur bâtis un nouveau monde,
Recommence de nouveaux jours:
Que sur nous ton espoir se fonde,
Nous t'accorderons nos secours;
Sur toi, sur tes travaux, sans cesse
Nous veillerons,
Et chanterons,
Pour alléger le poids de ta tristesse.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Ce sont là les petits d'entre les miens. Entends-tu comme, avec une sagesse profonde, ils te conseillent de chercher les plaisirs et de te jeter dans le tourbillon de la vie? Ils voudraient te replonger dans le monde, t'arracher à cette solitude où les sens s'émoussent, où se figent les sucs dont l'âme se nourrit. Cesse donc de jouer avec cette tristesse maudite, qui s'acharne sur toi comme un vautour, et dévore ton existence. Il n'est si mauvaise compagnie, qui ne te fît sentir au moins que tu es un homme parmi des hommes; et l'on n'est point dans l'intention de te mêler à la canaille. Ce n'est pas non plus que je sois un seigneur des plus huppés: mais si tu veux prendre avec moi ta course à travers la vie, je consens à t'appartenir sur-le-champ, je suis ton compagnon; et, pour peu que cela te convienne, je me fais même ton valet, je me fais ton esclave.
FAUST.
Mais que dois-je te promettre en retour?
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Oh! tu auras le temps d'y penser.
FAUST.
Non, non, le Diable est un égoïste, et ce n'est pas ordinairement pour l'amour de Dieu qu'il fait le bien d'autrui. Énonce la condition nettement il y a péril à loger un tel serviteur.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Je me dévouerai ici à ton service, et courrai sans fin ni cesse au moindre signe de ta volonté; mais, quand nous nous retrouverons là-bas, tu me rendras la pareille.
FAUST.
Je m'embarrasse peu de ce qui se fait là-bas. Commence par mettre en pièces ce monde-ci l'autre n'aura qu'à venir ensuite. De cette terre naissent mes plaisirs, et ce soleil éclaire mes souffrances: si je puis une fois m'en affranchir, alors advienne que pourra. Je n'en veux plus entendre parler peu m'importe que dans la vie à venir l'on aime et l'on haïsse, et qu'il y ait aussi dans ces sphères un dessus et un dessous.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Avec ces disposions, tu peux le hasarder. Engage-toi, et mon art te fait passer dans l'ivresse du plaisir des jours délicieux, je te donne ce qu'aucun homme n'a entrevu jusqu'à présent.
FAUST.
Et que veux-tu me donner, pauvre Diable? L'esprit d'un homme, en ses élans sublimes, fût-il jamais à la portée d'un de tes pareils?... Dis, qu'as-tu à m'offrir? des aliments, qui ne rassasient pas; de l'or, qui s'écoule des mains comme le vif argent; des jeux, où l'on ne gagne jamais; de jeunes filles qui, jusque dans les bras de leur amant, en appellent un autre de l'œil; l'honneur, déité brillante, qui s'évanouit comme un météore. Montre-moi un fruit qui ne tombe pas avant d'être mûr, et des arbres qui reverdissent tous les jours!
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Une semblable commission ne m'effraie pas; j'ai de tels trésors à ton service. Certes, mon bon ami, le temps approche où nous pourrons faire la vie en toute sécurité.
FAUST.
Si jamais il m'arrive de goûter le repos, en me couchant sur un lit de plume; que je sois anéanti! Si tu peux me séduire à ce point, que je me plaise à moi-même; si tu peux m'endormir au sein des jouissances que ce soit pour moi le dernier jour! Je t'offre la gageure.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Top!
FAUST.
Et troc pour troc! Oui, si dès ce jour je m'écrie «Reste, reste, que tu es beau!» tu peux alors me charger de liens, alors je consens à m'engloutir, alors la cloche des morts peut se faire entendre, alors tu es affranchi de ton service... Que mon heure sonne, que le cadran tombe en poussière, qu'il n'y ait plus de temps pour moi!
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Penses-y bien, nous ne l'oublierons pas.
FAUST.
Tu en as le droit incontestable, je ne me suis pas engagé témérairement. Aussi bien, puisque je dois être esclave, que m'importe le nom de mon maître? Joug pour joug, autant vaut le tien.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Je remplirai donc dès aujourd'hui mes fonctions de valet, à la table de mon Docteur. Un mot seulement: c'est à la vie et à la mort, pourvu qu'on me remette une couple de lignes.
FAUST.
Quoi! pédant, tu demandes un écrit! Ne connais-tu donc pas l'homme encore? Ne connais-tu pas le prix de sa parole? N'est-ce point assez, que la mienne ait irrévocablement disposé de mes jours? Le monde n'est-il pas dans un flux perpétuel? Et quelques mots d'écrit m'obligeraient davantage!... C'est pourtant à une pareille chimère que notre âme se laisse entraîner qui oserait s'en affranchir? Heureux celui qui garde fidèlement sa parole en son cœur! nul sacrifice ne lui coûte. Mais un parchemin écrit et scellé est un fantôme, qui épouvante tout le monde; un serment n'a de valeur qu'autant que la plume l'a tracé, et l'on mène la foule avec un peu de cire et quatre doigts de peau... Que veux-tu de moi, malin Esprit? marbre, airain, parchemin, papier? Dois-je écrire avec un style, un burin, une plume? Je t'en laisse le choix.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
À quel propos cet emportement ce torrent d'éloquence? Il suffit d'une petite feuille de quoi que ce soit. Et tu auras soin, pour signer ton nom, de te tirer une goutte de sang[10].
FAUST.
Si cela te fait grand plaisir, on peut jouer cette comédie.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Le sang est un suc tout particulier.
FAUST.
N'aie pas peur que je viole ce traité! L'accomplissement de ce que je promettrai, t'est garanti par les efforts de ma vie entière. Je me suis trop enflé; force est maintenant que je crève ou que je t'appartienne. Le grand Esprit m'a repoussé avec dédain, la nature s'est fermée devant moi, le fil de ma pensée a été rompu, je suis dégoûté de toute science... Ouvre donc les abîmes de ma sensualité; et que les ardentes passions, qui y fermentent, s'apaisent! Que tes enchantements jettent sur le monde un voile impénétrable, et préparent leurs miracles! Que je me précipite en aveugle, à travers le murmure des siècles, sur les vagues tremblantes du destin; et qu'en moi la douleur et le plaisir, le bonheur et l'infortune, se succèdent l'un à l'autre comme il plaira au hasard. Il n'est qu'une loi fixe, celle qui contraint l'homme à s'occuper sans relâche.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
On ne vous assigne aucune limite, aucun but ne vous est proposé. Goûtez un peu de tout, attrapez au vol ce que vous pourrez, arrangez-vous de ce qui vous amusera. Allons, point de faiblesse attachez-vous à moi.
FAUST.
Tu sais trop bien qu'il ne s'agit pas ici d'amusement. Je me livre au tourbillon qui produit le vertige, je cherche la jouissance au sein de la douleur, l'amour dans la haine, la paix dans le chagrin. Mon cœur, guéri de la manie du savoir, ne doit plus désormais se fermer à aucune souffrance; tout ce qui est départi à l'humanité, je veux l'éprouver dans le plus intime de mon être; je veux, avec le secours de mon esprit, atteindre à ce qu'il y a en elle de plus hauts de plus profond; je veux accumuler dans mon sein tout ce qu'elle enferme de bien et de mal; m'élargissant ainsi par degrés, je veux confondre ma propre existence dans la sienne, et, me perdant enfin comme elle, échouer au même écueil.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Je te proteste (et tu peux m'en croire, moi qui ai passé plusieurs milliers d'années à mâcher un aliment si dur), je te proteste que, depuis le berceau jusqu'à la bière, l'homme ne saurait digérer ce vieux levain. Crois-en l'un de nous, l'univers n'est fait que pour un Dieu. Il s'y contemple dans l'éclat d'une éternelle lumière: nous, il nous a créés pour les ténèbres; et pour vous le jour vaut la nuit, la nuit vaut le jour.
FAUST.
Mais je le veux!
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Voilà parler, cela s'entend. Néanmoins, je l'avoue, un point m'embarrasse: le temps est court, l'art est long et j'imagine que vous feriez bien mieux de m'écouter. Associez-vous avec un poète; laissez-le se livrer aux écarts de son imagination, et entasser sur votre tête tout ce qu'il y a de nobles qualités et de sentiments honorables, le courage du lion et la vitesse du cerf, le sang bouillant de l'Italien et la persévérance de l'homme du Nord; qu'il trouve le secret d'allier en vous la grandeur d'âme à l'astuce et de vous douer au déclin de l'âge des passions brûlantes de la jeunesse: j'aurais plaisir à connaître un pareil original, je l'appellerais monsieur Microcosme[11].
FAUST.
Et que suis-je donc, s'il ne m'est pas possible d'atteindre à cette couronne de l'humanité, objet continuel de tous mes désirs?
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Tu es, après tout... ce que tu es. Mets sur ta tête une perruque où les boucles flottent par millions, chausse tes pieds de brodequins hauts d'une coudée; tu n'en resteras pas moins ce que tu es.
FAUST.
Je le sens bien, vainement me suis-je approprié tous les trésors de l'esprit humain; au bout de mes longs travaux, nulle énergie nouvelle ne s'est manifestée au-dedans de moi, je n'ai pas grandi de l'épaisseur d'un cheveu, je ne suis pas plus près de l'infini.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Mon bon monsieur, vous voyez les choses précisément comme tout le monde les voit. Il faut vous y prendre un peu mieux, avant que la vie vous échappe. Que diantre! tes mains et tes pieds, ta tête et ton c.., sont bien à toi; mais ce dont je me sers pour la première fois, en est-ce pour cela moins à moi? Si l'on met dans mon écurie six chevaux, leurs forces ne seront-elles pas les miennes? Je les monte, et me voilà comme si j'avais vingt-quatre jambes. Courage donc, plus de vaines rêveries, et en route avec moi dans ce monde! En vérité, je te le dis, un homme qui spécule est comme un animal qu'un Esprit malin ferait tournoyer sur d'arides bruyères, tandis qu'à quelques pas de lui s'étendraient de beaux pâturages verdoyants.
FAUST.
Par où commençons-nous?
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Nous partons à l'instant même. Qu'est-ce que ce cabinet, sinon un lieu de torture? Et appellerait-on vivre, s'ennuyer soi et les marmots qu'on instruit? Laisse un pareil métier à ton voisin Richepanse! Pourquoi te tourmenter à battre cette paille vide? Le meilleur de ce que tu peux savoir, tu n'oserais le dire à tes élèves... Ah! j'en entends un marcher dans l'avenue.
FAUST.
Il ne m'est pas possible de le voir.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Le pauvre garçon attend depuis long-temps, on ne saurait en conscience le renvoyer comme il est venu. Donne-moi ta robe et ton bonnet, ce costume me siéra merveilleusement (il s'habille). Tu peux t'en fier à mon savoir; je ne demande qu'un petit quart-d'heure. Pendant ce temps-là, fais tes apprêts pour notre agréable voyage.
(Faust sort.)
MÉPHISTOPHÉLÈS dans les longs habits de Faust.
Oui, oui, méprise bien la raison et la science, dédaigne l'énergie suprême de l'homme, laisse-toi prendre aux séductions enchanteresses de l'Esprit de mensonge; tu es à moi sans conditions. Le sort l'a livré à un Génie indomptable, qui ne recule jamais, et dont l'élan rapide a bientôt traversé les plaisirs de la terre. Une minute de plus, et je le traîne sans pitié dans les arides déserts de la vie, je ne lui fais pas grâce d'une seule misère: il se débattra, il me saisira, il se roidira contre moi; pour son supplice, il y aura des mets délicats et des boissons rafraîchissantes, qui se balanceront devant ses lèvres avides sans les toucher jamais; il implorera du soulagement, mais en vain. Et, quand même il ne se serait pas donné au Diable, son âme n'en périrait pas moins.
(Entre UN ÉCOLIER.)
L'ÉCOLIER.
Je ne suis en ces lieux que depuis peu de temps; et, tout rempli de soumission, je m'empresse de venir parler et me recommander à un homme, dont le nom n'est prononcé qu'avec respect par tout le monde.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Votre civilité me rend confus! Vous voyez en moi un homme comme bien d'autres. Avez-vous déjà fait des études?
L'ÉCOLIER.
Je vous en prie, chargez-vous de moi. J'arrive avec toute sorte de bonne volonté, quelqu'argent et un sang frais. C'est avec peine que ma mère a consenti à mon éloignement, et je voudrais au moins en profiter pour apprendre quelque chose d'utile.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Vous êtes justement au bon endroit.
L'ÉCOLIER.
Eh bien, je voudrais déjà m'en retourner. Entre ces murs noircis, dans ces salles remplies de monde, je ne me plais pas le moindrement; c'est un espace si étranglé! On n'y voit rien de vert, pas un seul petit arbre... Au fond de ces salles, sur ces bancs, je perds la faculté d'entendre, de voir et de penser.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Tout dépend de l'habitude: c'est ainsi qu'un enfant répugne d'abord à prendre le sein de sa mère, puis finit par trouver excellent le lait qu'il contient. Il en sera de même du lait de la sagesse, vous mettrez tous les jours plus d'ardeur à vous en nourrir.
L'ÉCOLIER.
Vous me rendez la vie. Mais, dites-moi comment il faut m'y prendre.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Expliquez-vous, avant d'aller plus loin, sur la Faculté que vous choisissez.
L'ÉCOLIER.
Je voudrais devenir aussi savant que possible, et serais aise de comprendre tout ce qu'il y a sur la terre et dans le ciel, la science et la nature.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Vous êtes sur la bonne voie, mais prenez garde de vous laisser distraire.
L'ÉCOLIER.
J'y suis corps et âme. Cependant, j'avoue que je voudrais me ménager un peu de liberté et de bon temps aux jours de fête durant l'été.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Employez le temps, il passe si vite! D'ailleurs, avec de l'ordre, vous en gagnerez beaucoup. Mon cher ami, je vous conseille d'abord pour cela le cours de logique. Là, on vous dressera l'esprit comme il faut, on vous le chaussera de bottes espagnoles bien lourdes, pour qu'il suive en esclave le droit chemin de la pensée, et n'aille point, comme un feu follet, se promener en zig zag dans les espaces imaginaires. Puis on passera des journées à vous apprendre que, pour les opérations les plus simples, pour des opérations qui ne vous ont jamais demandé qu'un clin-d'œil, comme de boire et de manger, un, deux, trois, est indispensable. Et effectivement, la fabrique des pensées ressemble tout-à-fait à un métier de tisserand, où une impulsion du pied suffit pour ébranler un millier de fils, où la navette va et revient sans cesse, où les fils s'entrelacent inaperçus, où mille liens se forment d'un seul coup. Le philosophe, lui, monte en chaire, et vous démontre que le premier doit être cela, le second cela, et, partant, le troisième et le quatrième cela; et que, sans le premier et le second, le troisième et le quatrième n'existeraient pas. Ce raisonnement est familier aux étudiants de tous les pays, mais pas un d'eux n'est devenu tisserand. Veut-on reconnaître et décrire quelque chose de vivant, on commence par chasser l'intelligence: alors on a bien entre les mains tous les matériaux, mais hélas! il ne manque que le lien intellectuel. La chimie l'appelle encheiresin naturæ, et, sans le savoir, se moque ainsi d'elle-même.
L'ÉCOLIER.
Je ne vous comprends pas entièrement.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Vous serez bientôt au fait; cela ira beaucoup mieux, quand vous aurez appris à tout résumer et classer convenablement.
L'ÉCOLIER.
Je suis si abasourdi de tout ce que vous venez de dire, qu'il me semble que j'ai une roue de moulin dans la tête.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Et puis il faut, sur toutes choses, vous adonner à la métaphysique. Mettez le plus grand soin à cette étude, scrutez profondément ce qui ne cadre point avec le cerveau de l'homme; et, que la chose s'y trouve ou ne s'y trouve pas, faites toujours en sorte d'avoir à votre service un mot pompeux. Mais commencez par vous prescrire, pour cette demi-année, une règle invariable. Vous avez cinq heures de leçons par jour: ne manquez pas de vous rendre à l'auditoire au coup de la cloche, et n'y allez jamais qu'après vous être bien préparé, après avoir bien étudié les paragraphes: afin d'être d'autant plus à même de voir qu'il ne s'y dit rien qui ne soit dans le livre. Et néanmoins, ne laissez pas d'écrire comme si le Saint-Esprit lui-même vous dictait.
L'ÉCOLIER.
Vous n'aurez pas besoin de me le répéter deux fois! Je sais par expérience combien cette méthode est utile; car enfin, quand on rentre chez soi avec du noir sur du blanc, on tient déjà quelque chose.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Mais choisissez-moi donc une Faculté!
L'ÉCOLIER.
La jurisprudence me répugne.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Je ne puis trop vous en blâmer, lorsque je réfléchis à l'objet de cette science. On y voit se succéder les lois politiques et les droits civils, comme une éternelle maladie; ils passent de génération en génération, ils se traînent sourdement d'un lieu à un autre, et par eux la raison devient folie, le bienfait se change en tourment. Tu descends de tes aïeux? malheur à toi! Car, hélas des droits qui sont nés avec nous il n'en est jamais question.
L'ÉCOLIER.
Vous avez encore augmenté ma répugnance. Oh! quel bonheur d'être instruit par vous! J'aurais presqu'envie d'étudier la théologie.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Je désirerais ne point vous égarer; or, dans ce qui regarde cette science, il est si difficile d'éviter la fausse route le poison qui s'y cache est tellement subtil, et l'on a tant de peine à le distinguer du remède! Là encore, ce que vous avez de mieux à faire si vous suivez les leçons de quelqu'un c'est de jurer sur la parole du maître. Au total... tenez-vous en aux mots; vous êtes sûr alors d'entrer, par la grande porte, au temple de la vérité.
L'ÉCOLIER.
Dans un mot, il doit pourtant toujours y avoir une idée.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Sans doute, mais il ne faut pas s'en trop tourmenter; car, lorsque l'idée manque, le mot vient à propos pour y suppléer. Avec des mots l'on discute fort bien, avec des mots l'on bâtit un système, on peut sur des mots fonder une croyance; rien de positif comme un mot, on n'en ôterait pas un iota.
L'ÉCOLIER.
Pardon si je me rends importun mais il me reste une question à vous faire. Ne voulez-vous pas me dire aussi quelque chose de la médecine? Trois ans, c'est bien peu de temps; et, bon Dieu! le champ est si vaste! Il suffirait d'un léger signe de la main, pour me mettre ensuite en état de marcher seul.
MÉPHISTOPHÉLÈS à part.
Je suis las du ton doctoral, reprenons notre rôle de Diable. (Haut.) Rien de plus facile à saisir que l'esprit de la médecine: vous étudiez la nature et l'homme, pour finir par les laisser aller comme il plaît à Dieu. Il est superflu de courir après la science, chacun n'apprenant que ce qu'il peut apprendre; mais celui qui sait mettre à profit l'occasion, c'est là l'habile homme. Vous êtes assez bien bâti, vous ne manquez pas non plus d'une certaine assurance; or, dès l'instant que vous avez une bonne dose de confiance en vous-même, vous en inspirez nécessairement aux autres. Surtout, sachez conduire les femmes: c'est leur mélancolie, leur éternel hélas, caché sous tant de simagrées, auquel il faut appliquer un traitement uniforme; et, pourvu que vous gardiez avec elles un décorum à demi décent, vous les aurez toutes dans votre manche. Deux mots suffisent pour les convaincre de la supériorité de votre art sur tous les autres arts: choisissez-les bien, et dès l'abord vous vous permettez avec elles mille choses, qu'un autre hasarderait à peine après plusieurs années d'assiduités. Ne manquez pas de leur tâter souvent le pouls; puis, en accompagnant votre geste d'un coup-d'œil vif et pénétrant, parcourez de la main leur taille svelte, comme pour voir si les hanches sont bien assises.
L'ÉCOLIER.
Cela se voit d'ici, on voit bien où en venir.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Toute théorie est sèche, mon bon ami, et l'arbre de la vie est fleuri.
L'ÉCOLIER.
Je vous jure que je crois rêver. Oserai-je venir vous importuner encore une fois, pour vous entendre, avec votre éminente sagesse, traiter à fond toutes ces matières.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Ne doutez pas que je ne fasse pour vous ce qui dépendra de moi.
L'ÉCOLIER.
Je n'oserais cependant revenir, sans vous avoir présenté auparavant mon album. M'accorderez-vous l'insigne faveur...
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Très-volontiers.
(Il écrit, et lui rend l'album.)
L'ÉCOLIER lit.
Eritis sicut Deus, scientes bonum et malum[12].
(Il s'incline respectueusement et se retire.)
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Suis cette vieille sentence de mon cousin le serpent. Va, tu ne tarderas pas à douter de ta ressemblance divine.
(Entre FAUST.)
FAUST.
Hé bien, où allons-nous maintenant?
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Où il te plaira. Nous avons devant nous le grand et le petit monde. Quel plaisir, quelle utilité, tu retireras de ta course!
FAUST.
Mais, par ma longue barbe, le savoir-vivre me manque entièrement. Cet essai ne me réussira point, je n'ai jamais su me tirer d'affaire dans le monde; en présence des autres je me sens si petit!... Je serai toujours embarrassé.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Mon cher ami, tout cela s'acquiert. Un peu d'amour-propre, et tu sais vivre.
FAUST.
Mais comment sortir de la maison? Où prendre des chevaux, un carrosse, des domestiques?
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Tu vois ce manteau: nous n'avons qu'à le jeter sur nous, il nous portera à travers les airs. Pour ce hardi voyage, tu ne prends pas un gros bagage avec toi. Un peu d'air inflammable, que je vais préparer nous enlèvera de terre; et comme nous ne sommes pas très-lourds, nous irons vite. Je te fais mon compliment de ton nouveau genre de vie.
CAVEAU D'AUERBACH À LEIPZIG.
COMPAGNONS DE BOUTEILLE à table.
FROSCH.
Hé bien, personne ne rit, personne ne boit? Je vais vous apprendre, moi, à faire la moue! Vous qui êtes tout feu ordinairement, vous fumez aujourd'hui comme de la paille mouillée.
BRANDER.
C'est ta faute, tu ne mets rien sur le tapis; pas une bêtise, pas une petite saleté.
FROSCH lui versant sur la tête un verre de vin.
Tiens, les voici, l'une portant l'autre.
BRANDER.
Double cochon!
FROSCH.
Vous l'avez voulu!
SIEBEL.
À la porte les grognons! Allons, qu'on chante la ronde à plein gosier, qu'on boive et qu'on crie. Ho! holà! ho!
ALTMAYER.
Miséricorde, je suis perdu! Vite, du coton! Le maraud me perce les oreilles.
SIEBEL.
Quand la voûte résonne, on juge mieux du volume de la basse.
FROSCH.
C'est juste. Hors d'ici qui se fâche! A! tara lara da!
ALTMAYER.
A! tara lara da!
FROSCH.
Les gosiers sont d'accord.
(Il chante.)
Le saint empire des Romains,
Eh! d'où vient donc qu'il dure encore?
BRANDER.
Fi, la vilaine chanson! une chanson politique! la misérable chanson! Rendez grâce à Dieu, tous les matins, de ce que vous n'avez point à vous occuper de l'empire romain. Pour moi, je m'estime souverainement heureux de n'être, ni empereur, ni chancelier. Cependant, comme il ne faut pas se laisser manquer de chef, nous allons élire un pape. Vous savez quelle qualité fait pencher la balance, et place un homme sur le trône pontifical?
FROSCH chante.
Ça, levez-vous, madame Rossignol,
Et poliment saluez ma maîtresse.
SIEBEL.
Pas de politesse à ta maîtresse! Je ne veux rien entendre de cela.
FROSCH.
À ma maîtresse politesse et caresse! Tu ne m'en empêcheras pas.
(Il chante.)
Il est minuit. Dors-tu, ma belle?
Ouvre ta porte, il est minuit.
À ta porte ton amant gèle;
Il est tard, ouvre-la sans bruit.
SIEBEL.
Oui, oui, chante, chante bien ses louanges! Tu ne seras pas le seul à rire; j'aurai aussi mon temps, moi: elle m'a trahi, elle te trahira de même. Qu'un lutin en devienne amoureux, il pourra s'amuser d'elle dans un carrefour; un bouc, en revenant du Blocksberg[13], pourra galoper après elle, et lui souhaiter en bêlant une bonne nuit. Mais un brave garçon, un homme de la vraie pâte, comme nous, c'est trop bon pour une pareille créature. Toute la politesse que je veux qu'on lui fasse, c'est de lui casser ses vitres!
BRANDER frappant sur la table.
Attention, attention! Écoutez-moi, et confessez, messieurs, que je sais vivre: il y a ici des gens amoureux; or, d'après les usages, je dois, pour la bonne nuit, les régaler d'un joli plat de mon métier. Prêtez l'oreille, c'est une chanson de nouvelle fabrique, et entonnez avec moi le refrain de toute la force de vos poumons.
(Il chante.)
Un rat vivait, non d'abstinence,
En une office, où le frater
De tant de lard emplit sa panse,
Qu'on l'eût pris pour le gros Luther.
Mais dans son trou la cuisinière
Mit du poison; tant que dehors.
On vit sauter le pauvre hère,
Comme s'il eût l'Amour au corps.
CHŒUR avec acclamation.
Comme s'il eût l'Amour au corps.
BRANDER.
Par monts, par vaux, courant en nage,
À tous les ruisseaux il buvait;
Il grattait, mordait faisait rage
La rage de rien ne servait.
Vingt fois il s'élança de terre,
Et vingt fois, épuisé d'efforts,
Il se roula dans la poussière,
Comme s'il eût l'Amour au corps.
CHŒUR.
Comme s'il eût l'Amour au corps.
BRANDER.
Pour dernier tour, à la cuisine
Hors de lui-même il se sauva,
Prit le feu pour de la farine,
Et piteusement y creva.
L'empoisonneuse à pleine gorge
Se prit à rire, et sans remords:
«Ah dit-elle, quel feu de forge!
«Il a parbleu l'Amour au corps.»
CHŒUR.
«Il a parbleu l'Amour au corps.»
SIEBEL.
Comme ils se réjouissent ces plats drôles! Voilà en vérité un beau chef-d'œuvre, l'empoisonnement d'un pauvre rat!
BRANDER.
Ils te tiennent donc de bien près?
ALTMAYER.
Oui, avec son gros ventre et sa tête pelée! Le malheur le rend compatissant, et dans ce rat crevé il voit son portrait au naturel.
(Entrent FAUST et MÉPHISTOPHÉLÈS.)
Il faut avant tout que je t'introduise au milieu d'une troupe de bons vivants, afin que tu voies comme aisément on s'étourdit. Pour ces gens-ci, pas un jour qui ne soit une fête avec peu d'esprit et beaucoup de laisser-aller, tous, dans le cercle étroit de leurs folies, pirouettent comme de jeunes chats qui jouent avec leur queue. Tant qu'ils n'ont pas mal à la tête et que l'aubergiste veut bien leur faire crédit, ils sont contents et libres de tout ennui.
BRANDER.
Voici de frais débarqués, il est aisé de s'en apercevoir à leur mise extraordinaire. Je parierais qu'il n'y a pas une heure qu'ils sont en ville.
FROSCH.
Effectivement, tu as raison. Ah! parlez-moi de Leipzig; c'est un petit Paris, et cela vous forme son monde.
SIEBEL.
D'où penses-tu que viennent ces deux étrangers?
FROSCH.
Laisse-moi faire; avec une rasade j'aurai satisfaction de ces drôles, et leur tirerai les vers du nez comme une dent de lait. Je les croirais de bonne maison, ils ont l'air triste et dédaigneux.
BRANDER.
Moi, je parie que ce sont des charlatans.
ALTMAYER.
Peut-être.
FROSCH.
Tais-toi, tais-toi, que je m'amuse à leurs dépens.
MÉPHISTOPHÉLÈS à Faust.
Les petites gens n'éventeraient pas le Diable, quand celui-ci les tiendrait à la gorge.
FAUST.
Nous vous saluons, messieurs.
SIEBEL.
Grand merci de la politesse. (Bas, regardant de travers Méphistophélès). Qu'a donc ce drôle-ci, pour marcher à cloche-pied?
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Nous serait-il permis de nous asseoir à votre table? À défaut d'un verre de bon vin, que l'on ne peut se procurer ici, votre société sera une récréation pour nous.
ALTMAYER.
Vous m'avez l'air d'un homme furieusement gâté.
FROSCH.
Vous êtes parti tard de Rippach? Avez-vous soupé ce soir avec Monsieur Jean[14]?
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Nous ne nous sommes point arrêtés chez lui aujourd'hui mais la dernière fois nous lui parlâmes, et il eut mille choses à nous raconter de ses cousins, nous chargea de mille amitiés pour chacun d'eux.
(Il s'incline vers Frosch.)
ALTMAYER bas.
Te voilà pris. Il s'y entend.
SIEBEL.
C'est un fin matois!
FROSCH.
Attends, attends, voilà déjà que je le tiens!
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Si je ne me trompe, nous venons d'entendre un chœur de voix exercées? En effet, le chant doit résonner admirablement sous ces voûtes.
FROSCH.
Seriez-vous un virtuose, par hasard?
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Oh non, mon talent est peu de chose mais j'ai bonne volonté.
ALTMAYER.
Chantez-nous une chanson.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Mille, si vous voulez.
SIEBEL.
Mais aussi, un morceau tout battant neuf.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Justement nous revenons d'Espagne, le pays du vin et des chansons.
(Il chante.)
Advint que chez un prince
Une puce logeait.
FROSCH.
Écoutez bien! Une puce! Avez-vous compris cela? Une puce est, à mon sens, un hôte fort incommode.
MÉPHISTOPHÉLÈS chante.
Advint que chez un prince
Une puce logeait.
D'une faveur peu mince
Le roi la protégeait.
Par son tailleur en titre,
Au gentil damoiseau,
Il fit faire une large mitre,
Une culotte, un habit, un manteau.
BRANDER.
Mais n'oubliez pas d'enjoindre au tailleur qu'il prenne la mesure très-exactement; et que, pour peu qu'il tienne à sa tête, il se garde de laisser faire à la culotte le moindre pli.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
De velours et de soie
Le voilà donc couvert,
Qui tout fier se déploie
Dans son justaucorps vert.
La sainte croix y brille
Et, ministre du jour,
Tous ceux de sa noble famille,
En bon parent il les place à la cour.
Les seigneurs et les dames
S'irritent vainement.
Pour la reine et ses femmes,
Juste Dieu, quel tourment!
Être mordu sans cesse,
Ne se gratter jamais.
Nous, quand une puce nous blesse,
Nous l'écrasons sans forme de procès.
CHŒUR avec acclamation,
Nous, quand une puce nous blesse,
Nous l'écrasons sans forme de procès.
FROSCH.
Bravo, bravo! C'était superbe.
SIEBEL.
Ainsi soit-il de toutes les puces possibles!
BRANDER.
Prenez-les du bout des doigts, et serrez comme il faut.
ALTMAYER.
Vive la liberté! Vive le vin!
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Je boirais volontiers un verre à la liberté, si vos vins étaient un peu meilleurs.
SIEBEL.
N'en dites pas de mal, ou...
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Si je ne craignais de fâcher l'aubergiste, j'offrirais à ces dignes convives du meilleur de notre cave.
SIEBEL.
Faites toujours, je le prends sur moi.
FROSCH.
Donnez-nous-en un grand verre, et nous chanterons vos louanges. Point de petits échantillons! Quand je dois porter un jugement, il faut que j'aie la bouche pleine.
ALTMAYER bas.
Ils sont du Rhin, je m'en doute.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Allez me chercher un foret.
BRANDER.
Vous en auriez un, qu'en arriverait-il? Vous n'avez pas les tonneaux devant la porte, n'est-ce pas?
ALTMAYER.
Là derrière, l'aubergiste a déposé un panier d'outils.
MÉPHISTOPHÉLÈS prend le foret.—À Frosch.
Dites un peu, vous, que souhaitez-vous goûter?
FROSCH.
Comment l'entendez-vous? En avez-vous de tant de sortes?
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Je laisse chacun libre de choisir.
ALTMAYER à Frosch.
Ah! ah! tu commences déjà à te lécher les babines.
FROSCH.
Bon, s'il me faut choisir, je veux avoir du vin du Rhin. Rien ne vaut ce qui vient du pays.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
(Faisant avec le foret un trou dans le rebord de la table, à la place où s'assied Frosch.)
Apportez de la cire, pour servir de bouchons.
ALTMAYER.
Ah çà, mais c'est de l'escamotage.
MÉPHISTOPHÉLÈS à Brander.
Et vous?
BRANDER.
Je veux du vin de Champagne, et qu'il soit bien mousseux. (Méphistophélès continue de forer; cependant quelqu'un a fait des bouchons de cire, et les a enfoncés dans les trous.) On ne peut pas toujours éviter l'étranger; les bonnes choses sont souvent si loin de nous! Tout loyal Allemand déteste les Français, mais il boit leurs vins très-volontiers.
SIEBEL.
(Pendant que Méphistophélès s'approche de sa place.)
Moi, je n'aime pas les vins forts donnez-moi un verre de doux.
MÉPHISTOPHÉLÈS forant.
Il va couler pour vous du Tokay.
ALTMAYER.
Morbleu, regardez-moi en face! Je le vois de reste, vous vous moquez de nous.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Hé, hé, avec d'aussi nobles convives, ce serait un peu risquer. Dépêchons-nous, assez de paroles comme cela! Quel vin dois-je servir d'abord?
ALTMAYER.
Tous. Seulement, pas tant de questions!
(Après que tous les trous sont forés et bouchés, Méphistophélès s'avance.)
MÉPHISTOPHÉLÈS avec des gestes bizarres.
Sur la vigne il croît du raisin,
Des cornes sur le bouquetin:
Si d'un cep dur coule un vin délectable,
On en peut bien tirer de cette table.
La nature n'a point de loi:
C'est un miracle, croyez-moi!
À présent tirez les bouchons, et jouissez!
TOUS.
(Pendant qu'ils tirent les bouchons, et que chacun d'eux recueille dans son verre le vin souhaité.)
O l'admirable fontaine!
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Mais prenez garde de rien répandre à terre.
(Ils se mettent à boire.)
TOUS chantent.
Nous nous en donnons à cœur joie;
Nous buvons, nous buvons, buvons,
Comme cinq-cents cochons!
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Mes drôles ont les coudées franches, voyez comme ils sont heureux!
FAUST.
Je voudrais me retirer.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Reste encore quelques minutes, la bestialité va se montrer dans tout son lustre.
SIEBEL.
(Il boit sans précaution: le vin coule à terre, et se change en flamme.)
À l'aide, au feu, à l'aide, l'enfer s'allume!
MÉPHISTOPHÉLÈS s'adressant à la flamme.
Calme-toi, élément chéri! (Aux convives.) Cette fois, ce n'était qu'une goutte du purgatoire.
SIEBEL.
Que veut dire ceci? Attendez-moi, vous le paierez cher! Il paraît que vous ne me connaissez pas.
FROSCH.
Qu'il nous le fasse une seconde fois!
ALTMAYER.
Je serais d'avis qu'on le priât poliment de s'en aller.
SIEBEL.
Comment, monsieur, oseriez-vous faire ici de la magie noire?
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Paix, vieux sac-à-vin!
SIEBEL.
Ce manche à balai va-t-il encore devenir grossier?
BRANDER.
Attendez un peu, il pleuvra des coups.
ALTMAYER.
(Il ôte un bouchon de la table; il en sort un jet de feu, qui l'atteint.)
Je brûle, je brûle!
SIEBEL.
Sorcellerie! Jetez-vous sur lui! Le coquin est condamné, son affaire ne sera pas longue.
(Ils lèvent les couteaux et s'élancent sur Méphistophélès.)
MÉPHISTOPHÉLÈS avec des gestes graves.
O magiques accents,
Tableaux éblouissants,
Troublez les lieux, les sens.
À moi, charmes puissants!
(Ils s'arrêtent étonnés, et se regardent les uns les autres.)
ALTMAYER.
Où suis-je?... Quel beau pays!
FROSCH.
Un coteau de vignobles!... Y vois-je clair?
SIEBEL.
Et des grappes, tout juste à portée de la main!