Fort comme la mort
IV
On eût dit que toutes les voitures de Paris faisaient, ce jour-là, un pèlerinage au Palais de l'Industrie. Dès neuf heures du matin, elles arrivaient par toutes les rues, par les avenues et les ponts, vers cette halle aux beaux-arts où le Tout-Paris artiste invitait le Tout-Paris mondain à assister au vernissage simulé de trois mille quatre cents tableaux.
Une queue de foule se pressait aux portes, et, dédaigneuse de la sculpture, montait tout de suite aux galeries de peinture. Déjà, en gravissant les marches, on levait les yeux vers les toiles exposées sur les murs de l'escalier où l'on accroche la catégorie spéciale des peintres de vestibule qui ont envoyé soit des oeuvres de proportions inusitées, soit des oeuvres qu'on n'a pas osé refuser. Dans le salon carré, c'était une bouillie de monde grouillante et bruissante. Les peintres, en représentation jusqu'au soir, se faisaient reconnaître à leur activité, à la sonorité de leur voix, à l'autorité de leurs gestes. Ils commençaient à traîner des amis par la manche vers des tableaux qu'ils désignaient du bras, avec des exclamations et une mimique énergique de connaisseurs. On en voyait de toutes sortes, de grands à longs cheveux, coiffés de chapeaux mous gris ou noirs, de formes inexprimables, larges et ronds comme des toits, avec des bords en pente ombrageant le torse entier de l'homme. D'autres étaient petits, actifs, fluets ou trapus, cravatés d'un foulard, vêtus de vestons ou ensaqués en de singuliers costumes spéciaux à la classe des rapins.
Il y avait le clan des élégants, des gommeux, des artistes du boulevard, le clan des académiques, corrects et décorés de rosettes rouges, énormes ou microscopiques, selon leur conception de l'élégance et du bon ton, le clan des peintres bourgeois assistés de la famille entourant le père comme un choeur triomphal.
Sur les quatre panneaux géants, les toiles admises à l'honneur du salon carré éblouissaient, dès l'entrée, par l'éclat des tons et le flamboiement des cadres, par une crudité de couleurs neuves, avivées par le vernis, aveuglantes sous le jour brutal tombé d'en haut.
Le portrait du Président de la République faisait face à la porte, tandis que, sur un autre mur, un général chamarré d'or, coiffé d'un chapeau à plumes d'autruche et culotté de drap rouge, voisinait avec des nymphes toutes nues sous des saules et avec un navire en détresse presque englouti sous une vague. Un évêque d'autrefois excommuniant un roi barbare, une rue d'Orient pleine de pestiférés morts, et l'Ombre du Dante en excursion aux Enfers, saisissaient et captivaient le regard avec une violence irrésistible d'expression.
On voyait encore, dans la pièce immense, une charge de cavalerie, des tirailleurs dans un bois, des vaches dans un pâturage, deux seigneurs du siècle dernier se battant en duel au coin d'une rue, une folle assise sur une borne, un prêtre administrant un mourant, des moissonneurs, des rivières, un coucher de soleil, un clair de lune, des échantillons enfin de tout ce qu'on fait, de tout ce que font et de tout ce que feront les peintres jusqu'au dernier jour du monde.
Olivier, au milieu d'un groupe de confrères célèbres, membres de l'Institut et du Jury, échangeait avec eux des opinions. Un malaise l'oppressait, une inquiétude sur son oeuvre exposée dont, malgré les félicitations empressées, il ne sentait pas le succès.
Il s'élança. La duchesse de Mortemain apparaissait à la porte d'entrée.
Elle demanda:
—Est-ce que la comtesse n'est pas arrivée?
—Je ne l'ai pas vue.
—Et M. de Musadieu?
—Non plus.
—Il m'avait promis d'être à dix heures au haut de l'escalier pour me guider dans les salles.
—Voulez-vous me permettre de le remplacer, duchesse?
—Non, non. Vos amis ont besoin de vous. Nous vous reverrons tout à l'heure, car je compte que nous déjeunerons ensemble.
Musadieu accourait. Il avait été retenu quelques minutes à la sculpture et s'excusait, essoufflé déjà.
Il disait:
—Par ici, duchesse, par ici, nous commençons à droite.
Ils venaient de disparaître dans un remous de têtes, quand la comtesse de Guilleroy, tenant par le bras sa fille, entra, cherchant du regard Olivier Bertin.
Il les vit, les rejoignit, et, les saluant:
—Dieu, qu'elles sont jolies! dit-il. Vrai, Nanette embellit beaucoup. En huit jours, elle a changé.
Il la regardait de son oeil observateur. Il ajouta:
—Les lignes sont plus douces, plus fondues, le teint plus lumineux. Elle est déjà bien moins petite fille et bien plus Parisienne.
Mais soudain il revint à la grande affaire du jour.
—Commençons à droite, nous allons rejoindre la duchesse.
La comtesse, au courant de toutes les choses de la peinture et préoccupée comme un exposant, demanda:
—Que dit-on?
—Beau salon. Le Bonnat remarquable, deux excellents Carolus Duran, un Puvis de Chavannes admirable, un Roll très étonnant, très neuf, un Gervex exquis, et beaucoup d'autres, des Béraud, des Cazin, des Duez, des tas de bonnes choses enfin.
—Et vous, dit-elle.
—On me fait des compliments, mais je ne suis pas content.
—Vous n'êtes jamais content.
—Si, quelquefois. Mais aujourd'hui, vrai, je crois que j'ai raison.
—Pourquoi?
—Je n'en sais rien.
—Allons voir.
Quand ils arrivèrent devant le tableau—deux petites paysannes prenant un bain dans un ruisseau—un groupe arrêté l'admirait. Elle en fut joyeuse, et tout bas.
—Mais il est délicieux, c'est un bijou. Vous n'avez rien fait de mieux.
Il se serrait contre elle, l'aimant, reconnaissant de chaque mot qui calmait une souffrance, pansait une plaie. Et des raisonnements rapides lui couraient dans l'esprit pour le convaincre qu'elle avait raison, qu'elle devait voir juste avec ses yeux intelligents de Parisienne. Il oubliait, pour rassurer ses craintes, que depuis douze ans il lui reprochait justement d'admirer trop les mièvreries, les délicatesses élégantes, les sentiments exprimés, les nuances bâtardes de la mode, et jamais l'art, l'art seul, l'art dégagé des idées, des tendances et des préjugés mondains.
Les entraînant plus loin: «Continuons,» dit-il.
Et il les promena pendant fort longtemps de salle en salle en leur montrant les toiles, leur expliquant les sujets, heureux entre elles, heureux par elles.
Soudain, la comtesse demanda:
—Quelle heure est-il?
—Midi et demi.
—Oh! Allons vite déjeuner. La duchesse doit nous attendre chez Ledoyen, où elle m'a chargée de vous amener, si nous ne la retrouvions pas dans les salles.
Le restaurant, au milieu d'un îlot d'arbres et d'arbustes, avait l'air d'une ruche trop pleine et vibrante. Un bourdonnement confus de voix, d'appels, de cliquetis de verres et d'assiettes voltigeait autour, en sortait par toutes les fenêtres et toutes les portes grandes ouvertes. Les tables, pressées, entourées de gens en train de manger, étaient répandues par longues files dans les chemins voisins, à droite et à gauche du passage étroit où les garçons couraient, assourdis, affolés, tenant à bout de bras des plateaux chargés de viandes, de poissons ou de fruits.
Sous la galerie circulaire c'était une telle multitude d'hommes et de femmes qu'on eût dit une pâte vivante. Tout cela riait, appelait, buvait et mangeait, mis en gaîté par les vins et inondé d'une de ces joies qui tombent sur Paris, en certains jours, avec le soleil.
Un garçon fit monter la comtesse, Annette et Bertin dans le salon réservé où les attendait la duchesse.
En y entrant, le peintre aperçut, à côté de sa tante, le marquis de Farandal, empressé et souriant, tendant les bras pour recevoir les ombrelles et les manteaux de la comtesse et de sa fille. Il en ressentit un tel déplaisir, qu'il eut envie soudain, de dire des choses irritantes et brutales.
La duchesse expliquait la rencontre de son neveu et le départ de Musadieu emmené par le ministre des Beaux-Arts; et Bertin, à la pensée que ce bellâtre de marquis devait épouser Annette, qu'il était venu pour elle, qu'il la regardait déjà comme destinée à sa couche, s'énervait et se révoltait comme si on eût méconnu et violé ses droits, des droits mystérieux et sacrés.
Dès qu'on fut à table, le marquis, placé à côté de la jeune fille, s'occupa d'elle avec cet air empressé des hommes autorisés à faire leur cour.
Il avait des regards curieux qui semblaient au peintre hardis et investigateurs, des sourires presque tendres et satisfaits, une galanterie familière et officielle. Dans ses manières et ses paroles apparaissait déjà quelque chose de décidé comme l'annonce d'une prochaine prise de possession.
La duchesse et la comtesse semblaient protéger et approuver cette allure de prétendant, et avaient l'une pour l'autre des coups d'oeil de complicité.
Aussitôt le déjeuner fini, on retourna à l'Exposition. C'était dans les salles une telle mêlée de foule, qu'il semblait impossible d'y pénétrer. Une chaleur d'humanité, une odeur fade de robes et d'habits vieillis sur le corps faisaient là dedans une atmosphère écoeurante et lourde. On ne regardait plus les tableaux, mais les visages et les toilettes, on cherchait les gens connus; et parfois une poussée avait lieu dans cette masse épaisse entr'ouverte un moment pour laisser passer la haute échelle double des vernisseurs qui criaient:
«Attention, messieurs; attention, mesdames.»
Au bout de cinq minutes, la comtesse et Olivier se trouvaient séparés des autres. Il voulait les chercher, mais elle dit, en s'appuyant sur lui:
—Ne sommes-nous pas bien? Laissons-les donc, puisqu'il est convenu que si nous nous perdons, nous nous retrouverons à quatre heures au buffet.
—C'est vrai, dit-il.
Mais il était absorbé par l'idée que le marquis accompagnait Annette et continuait à marivauder près d'elle avec sa fatuité galante.
La comtesse murmura:
—Alors, vous m'aimez toujours?
Il répondit, d'un air préoccupé:
—Mais oui, certainement.
Et il cherchait, par-dessus les têtes, à découvrir le chapeau gris de M. de Farandal.
Le sentant distrait et voulant ramener à elle sa pensée, elle reprit:
—Si vous saviez comme j'adore votre tableau de cette année. C'est votre chef-d'oeuvre.
Il sourit, oubliant soudain les jeunes gens pour ne se souvenir que de son souci du matin.
—Vrai? vous trouvez?
—Oui, je le préfère à tout.
—Il m'a donné beaucoup de mal.
Avec des mots câlins, elle l'enguirlanda de nouveau, sachant bien, depuis longtemps, que rien n'a plus de puissance sur un artiste que la flatterie tendre et continue. Capté, ranimé, égayé par ces paroles douces, il se remit à causer, ne voyant qu'elle, n'écoutant qu'elle dans cette grande cohue flottante.
Pour la remercier, il murmura près de son oreille:
—J'ai une envie folle de vous embrasser.
Une chaude émotion la traversa et, levant sur lui ses yeux brillants, elle répéta sa question:
—Alors, vous m'aimez toujours?
Et il répondit, avec l'intonation qu'elle voulait et qu'elle n'avait point entendue tout à l'heure:
—Oui, je vous aime, ma chère Any.
—Venez souvent me voir le soir, dit-elle. Maintenant que j'ai ma fille, je ne sortirai pas beaucoup.
Depuis qu'elle sentait en lui ce réveil inattendu de tendresse, un grand bonheur l'agitait. Avec les cheveux tout blancs d'Olivier et l'apaisement des années, elle redoutait moins à présent qu'il fût séduit par une autre femme, mais elle craignait affreusement qu'il se mariât, par horreur de la solitude. Cette peur, ancienne déjà, grandissait sans cesse, faisait naître en son esprit des combinaisons irréalisables afin de l'avoir près d'elle le plus possible et d'éviter qu'il passât de longues soirées dans le froid silence de son hôtel vide. Ne le pouvant toujours attirer et retenir, elle lui suggérait des distractions, l'envoyait au théâtre, le poussait dans le monde, aimant mieux le savoir au milieu des femmes que dans la tristesse de sa maison.
Elle reprit, répondant à sa secrète pensée:
—Ah! si je pouvais vous garder toujours, comme je vous gâterais! Promettez-moi de venir très souvent, puisque je ne sortirai plus guère.
—Je vous le promets.
Une voix murmura, près de son oreille:
—Maman.
La comtesse tressaillit, se retourna. Annette, la duchesse et le marquis venaient de les rejoindre.
—Il est quatre heures, dit la duchesse, je suis très fatiguée et j'ai envie de m'en aller.
La comtesse reprit:
—Je m'en vais aussi, je n'en puis plus.
Ils gagnèrent l'escalier intérieur qui part des galeries où s'alignent les dessins et les aquarelles et domine l'immense jardin vitré où sont exposées les oeuvres de sculpture.
De la plate-forme de cet escalier, on apercevait d'un bout à l'autre la serre géante pleine de statues dressées dans les chemins, autour des massifs d'arbustes verts et au-dessus de la foule qui couvrait le sol des allées de son flot remuant et noir. Les marbres jaillissaient de cette nappe sombre de chapeaux et d'épaules, en la trouant en mille endroits, et semblaient lumineux, tant ils étaient blancs.
Comme Bertin saluait les femmes à la porte de sortie, Mme de Guilleroy lui demanda tout bas:
—Alors, vous venez ce soir?
—Mais oui.
Et il rentra dans l'Exposition pour causer avec les artistes des impressions de la journée.
Les peintres et les sculpteurs se tenaient par groupes autour des statues, devant le buffet, et là, on discutait, comme tous les ans, en soutenant ou en attaquant les mêmes idées, avec les mêmes arguments sur des oeuvres à peu près pareilles. Olivier qui, d'ordinaire, s'animait à ces disputes, ayant la spécialité des ripostes et des attaques déconcertantes et une réputation de théoricien spirituel dont il était fier, s'agita pour se passionner, mais les choses qu'il répondait, par habitude, ne l'intéressaient pas plus que celles qu'il entendait, et il avait envie de s'en aller, de ne plus écouter, de ne plus comprendre, sachant d'avance tout ce qu'on dirait sur ces antiques questions d'art dont il connaissait toutes les faces.
Il aimait ces choses pourtant, et les avait aimées jusqu'ici d'une façon presque exclusive, mais il en était distrait ce jour-là par une de ces préoccupations légères et tenaces, un de ces petits soucis qui semblent ne nous devoir point toucher et qui sont là malgré tout, quoi qu'on dise et quoi qu'on fasse, piqués dans la pensée comme une invisible épine enfoncée dans la chair.
Il avait même oublié ses inquiétudes sur ses baigneuses pour ne se souvenir que de la tenue déplaisante du marquis auprès d'Annette. Que lui importait, après tout? Avait-il un droit? Pourquoi aurait-il voulu empêcher ce mariage précieux, décidé d'avance, convenable sur tous les points? Mais aucun raisonnement n'effaçait cette impression de malaise et de mécontentement qui l'avait saisi en voyant le Farandal parler et sourire en fiancé, en caressant du regard le visage de la jeune fille.
Lorsqu'il entra, le soir, chez la comtesse, et qu'il la retrouva seule avec sa fille continuant sous la clarté des lampes leur tricot pour les malheureux, il eut grand'peine à se garder de tenir sur le marquis des propos moqueurs et méchants, et de découvrir aux yeux d'Annette toute sa banalité voilée de chic.
Depuis longtemps, en ces visites après dîner, il avait souvent des silences un peu somnolents et des poses abandonnées de vieil ami qui ne se gêne plus. Enfoncé dans son fauteuil, les jambes croisées, la tête en arrière, il rêvassait en parlant et reposait dans cette tranquille intimité son corps et son esprit. Mais voilà que, soudain, lui revinrent cet éveil et cette activité des hommes qui font des frais pour plaire, que préoccupe ce qu'ils vont dire, et qui cherchent devant certaines personnes des mots plus brillants ou plus rares pour parer leurs idées et les rendre coquettes. Il ne laissait plus traîner la causerie, mais la soutenait et l'activait, la fouaillant avec sa verve, et il éprouvait, quand il avait fait partir d'un franc rire la comtesse et sa fille, ou quand il les sentait émues, ou quand il les voyait lever sur lui des yeux surpris, ou quand elles cessaient de travailler pour l'écouter, un chatouillement de plaisir, un petit frisson de succès qui le payait de sa peine.
Il revenait maintenant chaque fois qu'il les savait seules, et jamais, peut-être, il n'avait passé d'aussi douces soirées.
Mme de Guilleroy, dont cette assiduité apaisait les craintes constantes, faisait, pour l'attirer et le retenir, tous ses efforts. Elle refusait des dîners en ville, des bals, des représentations, afin d'avoir la joie de jeter dans la boîte du télégraphe, en sortant à trois heures, la petite dépêche bleue qui disait: «A tantôt.» Dans les premiers temps, voulant lui donner plus vite le tête-à-tête qu'il désirait, elle envoyait coucher sa fille dès que dix heures commençaient à sonner. Puis, voyant un jour qu'il s'en étonnait et demandait en riant qu'on ne traitât plus Annette en petit enfant pas sage, elle accorda un quart d'heure de grâce, puis une demi-heure, puis une heure. Il ne restait pas longtemps d'ailleurs après que la jeune fille était partie, comme si la moitié du charme qui le tenait dans ce salon venait de sortir avec elle. Approchant aussitôt des pieds de la comtesse le petit siège bas qu'il préférait, il s'asseyait tout près d'elle et posait, par moments, avec un mouvement câlin, une joue contre ses genoux. Elle lui donnait une de ses mains, qu'il tenait dans les siennes, et sa fièvre d'esprit tombant soudain, il cessait de parler et semblait se reposer dans un tendre silence de l'effort qu'il avait fait.
Elle comprit bien, peu à peu, avec son flair de femme, qu'Annette l'attirait presque autant qu'elle-même. Elle n'en fut point fâchée, heureuse qu'il put trouver entre elles quelque chose de la famille dont elle l'avait privé; et elle l'emprisonnait le plus possible entre elles deux, jouant à la maman pour qu'il se crût presque père de cette fillette et qu'une nuance nouvelle de tendresse s'ajoutât à tout ce qui le captivait dans cette maison.
Sa coquetterie, toujours éveillée, mais inquiète depuis qu'elle sentait, de tous les côtés, comme des piqûres presque imperceptibles encore, les innombrables attaques de l'âge, prit une allure plus active. Pour devenir aussi svelte qu'Annette, elle continuait à ne point boire, et l'amincissement réel de sa taille lui rendait en effet sa tournure de jeune fille, tellement que, de dos, on les distinguait à peine; mais sa figure amaigrie se ressentait de ce régime. La peau distendue se plissait et prenait une nuance jaunie qui rendait plus éclatante la fraîcheur superbe de l'enfant. Alors elle soigna son visage avec des procédés d'actrice, et bien qu'elle se créât ainsi au grand jour une blancheur un peu suspecte, elle obtint aux lumières cet éclat factice et charmant qui donne aux femmes bien fardées un incomparable teint.
La constatation de cette décadence et l'emploi de cet artifice modifièrent ses habitudes. Elle évita le plus possible les comparaisons en plein soleil et les rechercha à la lumière des lampes qui lui donnaient un avantage. Quand elle se sentait fatiguée, pâle, plus vieillie que de coutume, elle avait des migraines complaisantes qui lui faisaient manquer des bals ou des spectacles; mais les jours où elle se sentait en beauté, elle triomphait et jouait à la grande soeur avec une modestie grave de petite mère. Afin de porter toujours des robes presque pareilles à celles de sa fille, elle lui donnait des toilettes de jeune femme, un peu graves pour elle; et Annette, chez qui apparaissait de plus en plus un caractère enjoué et rieur, les portait avec une vivacité pétillante qui la rendait plus gentille encore. Elle se prêtait de tout son coeur aux manèges coquets de sa mère, jouait avec elle, d'instinct, de petites scènes de grâce, savait l'embrasser à propos, lui enlacer la taille avec tendresse, montrer par un mouvement, une caresse, quelque invention ingénieuse, combien elles étaient jolies toutes les deux et combien elles se ressemblaient.
Olivier Bertin, à force de les voir ensemble et de les comparer sans cesse, arrivait presque, par moments, à les confondre. Quelquefois, si la jeune fille lui parlait alors qu'il regardait ailleurs, il était forcé de demander: «Laquelle a dit cela?» Souvent même, il s'amusait à jouer ce jeu de la confusion quand ils étaient seuls tous les trois dans le salon aux tapisseries Louis XV. Il fermait alors les yeux et les priait de lui adresser la même question l'une après l'autre d'abord, puis en changeant l'ordre des interrogations, afin qu'il reconnût les voix. Elles s'essayaient avec tant d'adresse à trouver les mêmes intonations, à dire les mêmes phrases avec les mêmes accents, que souvent il ne devinait pas. Elles étaient parvenues, en vérité, à prononcer si pareillement, que les domestiques répondaient «Oui, madame», à la jeune fille et «Oui, mademoiselle» à la mère.
A force de s'imiter par amusement et de copier leurs mouvements, elles avaient acquis ainsi une telle similitude d'allures et de gestes, que M. de Guilleroy lui-même, quand il voyait passer l'une ou l'autre dans le fond sombre du salon, les confondait à tout instant et demandait: «Est-ce toi, Annette, où est-ce ta maman?»
De cette ressemblance naturelle et voulue, réelle et travaillée, était née dans l'esprit et dans le coeur du peintre l'impression bizarre d'un être double, ancien et nouveau, très connu et presque ignoré, de deux corps faits l'un après l'autre avec la même chair, de la même femme continuée, rajeunie, redevenue ce qu'elle avait été. Et il vivait près d'elles, partagé entre les deux, inquiet, troublé, sentant pour la mère ses ardeurs réveillées et couvrant la fille d'une obscure tendresse.
DEUXIÈME PARTIE
I
«20 juillet, Paris. Onze heures soir
«Mon ami, ma mère vient de mourir à Roncières. Nous partons à minuit. Ne venez pas, car nous ne prévenons personne. Mais plaignez-moi et pensez à moi.
«Votre ANY.»
«21 juillet, midi.
«Ma pauvre amie, je serais parti malgré vous si je ne m'étais habitué à considérer toutes vos volontés comme des ordres. Je pense à vous depuis hier avec une douleur poignante. Je songe à ce voyage muet que vous avez fait cette nuit en face de votre fille et de votre mari, dans ce wagon à peine éclairé qui vous traînait vers votre morte. Je vous voyais sous le quinquet huileux tous les trois, vous pleurant et Annette sanglotant. J'ai vu votre arrivée à la gare, l'horrible trajet dans la voiture, l'entrée au château au milieu des domestiques, votre élan dans l'escalier, vers cette chambre, vers ce lit où elle est couchée, votre premier regard sur elle, et votre baiser sur sa maigre figure immobile. Et j'ai pensé à votre coeur, à votre pauvre coeur, à ce pauvre coeur dont la moitié est à moi et qui se brise, qui souffre tant, qui vous étouffe et qui me fait tant de mal aussi, en ce moment.
Je baise vos yeux pleins de larmes avec une profonde pitié.
«OLIVIER.»
«21 juillet. Roncières.
«Votre lettre m'aurait fait du bien, mon ami, si quelque chose pouvait me faire du bien en ce malheur horrible où je suis tombée. Nous l'avons enterrée hier, et depuis que son pauvre corps inanimé est sorti de cette maison, il me semble que je suis seule sur la terre. On aime sa mère presque sans le savoir, sans le sentir, car cela est naturel comme de vivre; et on ne s'aperçoit de toute la profondeur des racines de cet amour qu'au moment de la séparation dernière. Aucune autre affection n'est comparable à celle-là, car toutes les autres sont de rencontre, et celle-là est de naissance; toutes les autres nous sont apportées plus tard par les hasards de l'existence, et celle-là vit depuis notre premier jour dans notre sang même. Et puis, et puis, ce n'est pas seulement une mère qu'on a perdue, c'est toute notre enfance elle-même qui disparaît à moitié, car notre petite vie de fillette était à elle autant qu'à nous. Seule elle la connaissait comme nous, elle savait un tas de choses lointaines insignifiantes et chères qui sont, qui étaient les douces premières émotions de notre coeur. A elle seule je pouvais dire encore: «Te rappelles-tu, mère, le jour où...? Te rappelles-tu, mère, la poupée de porcelaine que grand'maman m'avait donnée?» Nous marmottions toutes les deux un long et doux chapelet de menus et mièvres souvenirs que personne sur la terre ne sait plus que moi. C'est donc une partie de moi qui est morte, la plus vieille, la meilleure. J'ai perdu le pauvre coeur où la petite fille que j'étais vivait encore tout entière. Maintenant personne ne la connaît plus, personne ne se rappelle la petite Anne, ses jupes courtes, ses rires et ses mines.
«Et un jour viendra, qui n'est peut-être pas bien loin, où je m'en irai à mon tour, laissant seule dans ce monde ma chère Annette, comme maman m'y laisse aujourd'hui. Que tout cela est triste, dur, cruel! On n'y songe jamais, pourtant; on ne regarde pas autour de soi la mort prendre quelqu'un à tout instant, comme elle nous prendra bientôt. Si on la regardait, si on y songeait, si on n'était pas distrait, réjoui et aveuglé par tout ce qui se passe devant nous, on ne pourrait plus vivre, car la vue de ce massacre sans fin nous rendrait fous.
«Je suis si brisée, si désespérée, que je n'ai plus la force de rien faire. Jour et nuit je pense à ma pauvre maman, clouée dans cette boîte, enfouie sous cette terre, dans ce champ, sous la pluie, et dont la vieille figure que j'embrassais avec tant de bonheur n'est plus qu'une pourriture affreuse. Oh! quelle horreur, mon ami, quelle horreur!
«Quand j'ai perdu papa, je venais de me marier, et je n'ai pas senti toutes ces choses comme aujourd'hui. Oui, plaignez-moi, pensez à moi, écrivez-moi. J'ai tant besoin de vous à présent.
«ANNE.»
Paris, 25 juillet.
«Ma pauvre amie,
«Votre chagrin me fait une peine horrible. Et je ne vois pas non plus la vie en rose. Depuis votre départ je suis perdu, abandonné, sans attache et sans refuge. Tout me fatigue, m'ennuie et m'irrite. Je pense sans cesse à vous et à notre Annette, je vous sens loin toutes les deux quand j'aurais tant besoin que vous fussiez près de moi.
«C'est extraordinaire comme je vous sens loin et comme vous me manquez. Jamais, même aux jours où j'étais jeune, vous ne m'avez été tout, comme en ce moment. J'ai pressenti depuis quelque temps cette crise, qui doit être un coup de soleil de l'été de la Saint-Martin. Ce que j'éprouve est même si bizarre, que je veux vous le raconter. Figurez-vous que, depuis votre absence, je ne peux plus me promener. Autrefois, et même pendant les mois derniers, j'aimais beaucoup m'en aller tout seul par les rues en flânant, distrait par les gens et les choses, goûtant la joie de voir et le plaisir de battre le pavé d'un pied joyeux. J'allais devant moi sans savoir où, pour marcher, pour respirer, pour rêvasser. Maintenant je ne peux plus. Dès que je descends dans la rue, une angoisse m'oppresse, une peur d'aveugle qui a lâché son chien. Je deviens inquiet exactement comme un voyageur qui a perdu la trace d'un sentier dans un bois, et il faut que je rentre. Paris me semble vide, affreux, troublant. Je me demande: «Où vais-je aller?» Je me réponds: «Nulle part, puisque je me promène.» Eh bien, je ne peux pas, je ne peux plus me promener sans but. La seule pensée de marcher devant moi m'écrase de fatigue et m'accable d'ennui. Alors je vais traîner ma mélancolie au Cercle.
«Et savez-vous pourquoi? Uniquement parce que vous n'êtes plus ici. J'en suis certain. Lorsque je vous sais à Paris, il n'y a plus de promenade inutile, puisqu'il est possible que je vous rencontre sur le premier trottoir venu. Je peux aller partout parce que vous pouvez être partout. Si je ne vous aperçois point, je puis au moins trouver Annette qui est une émanation de vous. Vous me mettez, l'une et l'autre, de l'espérance plein les rues, l'espérance de vous reconnaître, soit que vous veniez de loin vers moi, soit que je vous devine en vous suivant. Et alors la ville me devient charmante, et les femmes dont la tournure ressemble à la vôtre agitent mon coeur de tout le mouvement des rues, entretiennent mon attente, occupent mes yeux, me donnent une sorte d'appétit de vous voir.
«Vous allez me trouver bien égoïste, ma pauvre amie, moi qui vous parle ainsi de ma solitude de vieux pigeon roucoulant, alors que vous pleurez des larmes si douloureuses. Pardonnez-moi, je suis tant habitué à être gâté par vous, que je crie: «Au secours» quand je ne vous ai plus.
«Je baise vos pieds pour que vous ayez pitié de moi.
«OLIVIER.»
«Roncières, 30 juillet.
«Mon ami,
«Merci pour votre lettre! J'ai tant besoin de savoir que vous m'aimez! Je viens de passer par des jours affreux. J'ai cru vraiment que la douleur allait me tuer à mon tour. Elle était en moi, comme un bloc de souffrance enfermé dans ma poitrine, et qui grossissait sans cesse, m'étouffait, m'étranglait. Le médecin qu'on avait appelé, afin qu'il apaisât les crises de nerfs que j'avais quatre ou cinq fois par jour, m'a piquée avec de la morphine, ce qui m'a rendue presque folle, et les grandes chaleurs que nous traversons aggravaient mon état, me jetaient dans une surexcitation qui touchait au délire. Je suis un peu calmée depuis le gros orage de vendredi. Il faut vous dire que, depuis le jour de l'enterrement, je ne pleurais plus du tout, et voilà que, pendant l'ouragan dont l'approche m'avait bouleversée, j'ai senti tout d'un coup que les larmes commençaient à me sortir des yeux, lentes, rares, petites, brûlantes. Oh! ces premières larmes, comme elles font mal! Elles me déchiraient comme si elles eussent été des griffes, et j'avais la gorge serrée à ne plus laisser passer mon souffle. Puis, ces larmes devinrent plus rapides, plus grosses, plus tièdes. Elles s'échappaient de mes yeux comme d'une source, et il en venait tant, tant, tant, que mon mouchoir en fut trempé, et qu'il fallut en prendre un autre. Et le gros bloc de chagrin semblait s'amollir, se fendre, couler par mes yeux.
«Depuis ce moment-là, je pleure du matin au soir, et cela me sauve. On finirait par devenir vraiment fou, ou par mourir, si on ne pouvait pas pleurer. Je suis bien seule aussi. Mon mari fait des tournées dans le pays, et j'ai tenu à ce qu'il emmenât Annette afin de la distraire et de la consoler un peu. Ils s'en vont en voiture ou à cheval jusqu'à huit ou dix lieues de Roncières, et elle me revient rose de jeunesse, malgré sa tristesse, et les yeux tout brillants de vie, tout animés par l'air de la campagne et la course qu'elle a faite. Comme c'est beau d'avoir cet âge-là! Je pense que nous allons rester ici encore quinze jours ou trois semaines; puis, malgré le mois d'août, nous rentrerons à Paris pour la raison que vous savez.
«Je vous envoie tout ce qui me reste de mon coeur.
«ANY.»
«Paris, 4 août.
«Je n'y tiens plus, ma chère amie; il faut que vous reveniez, car il va certainement m'arriver quelque chose. Je me demande si je ne suis pas malade, tant j'ai le dégoût de tout ce que je faisais depuis si longtemps avec un certain plaisir ou avec une résignation indifférente. D'abord, il fait si chaud à Paris, que chaque nuit représente un bain turc de huit ou neuf heures. Je me lève, accablé par la fatigue de ce sommeil en étuve, et je me promène pendant une heure ou deux devant une toile blanche, avec l'intention d'y dessiner quelque chose. Mais je n'ai plus rien dans l'esprit, rien dans l'oeil, rien dans la main. Je ne suis plus un peintre!... Cet effort inutile vers le travail est exaspérant. Je fais venir des modèles, je les place, et comme ils me donnent des poses, des mouvements, des expressions que j'ai peintes à satiété, je les fais se rhabiller et je les flanque dehors. Vrai, je ne puis plus rien voir de neuf, et j'en souffre comme si je devenais aveugle. Qu'est-ce que cela? Fatigue de l'oeil ou du cerveau, épuisement de la faculté artiste ou courbature du nerf optique? Sait-on! il me semble que j'ai fini de découvrir le coin d'inexploré qu'il m'a été donné de visiter. Je n'aperçois plus que ce que tout le monde connaît; je fais ce que tous les mauvais peintres ont fait; je n'ai plus qu'une vision et qu'une observation de cuistre. Autrefois, il n'y a pas encore longtemps, le nombre des motifs nouveaux me paraissait illimité, et j'avais, pour les exprimer, une telle variété de moyens que l'embarras du choix me rendait hésitant. Or, voilà que, tout à coup, le monde des sujets entrevus s'est dépeuplé, mon investigation est devenue impuissante et stérile. Les gens qui passent n'ont plus de sens pour moi; je ne trouve plus en chaque être humain ce caractère et cette saveur que j'aimais tant discerner et rendre apparents. Je crois cependant que je pourrais faire un très joli portrait de votre fille. Est-ce parce qu'elle vous ressemble si fort, que je vous confonds dans ma pensée? Oui, peut-être.
«Donc, après m'être efforcé d'esquisser un homme ou une femme qui ne soient pas semblables à tous les modèles connus, je me décide à aller déjeuner quelque part, car je n'ai plus le courage de m'asseoir seul dans ma salle à manger. Le boulevard Malesherbes a l'air d'une avenue de forêt emprisonnée dans une ville morte. Toutes les maisons sentent le vide. Sur la chaussée, les arroseurs lancent des panaches de pluie blanche qui éclaboussent le pavé de bois d'où s'exhale une vapeur de goudron mouillé et d'écurie lavée; et d'un bout à l'autre de la longue descente du parc Monceau à Saint-Augustin, on aperçoit cinq ou six formes noires, passants sans importance, fournisseurs ou domestiques. L'ombre des platanes étale au pied des arbres, sur les trottoirs brûlants, une tache bizarre, qu'on dirait liquide commode l'eau répandue qui sèche. L'immobilité des feuilles dans les branches et de leur silhouette grise sur l'asphalte, exprime la fatigue de la ville rôtie, sommeillant et transpirant à la façon d'un ouvrier endormi sur un banc sous le soleil. Oui, elle sue, la gueuse, et elle pue affreusement par ses bouches d'égout, les soupiraux des caves et des cuisines, les ruisseaux où coule la crasse de ses rues. Alors, je pense à ces matinées d'été, dans votre verger plein de petites fleurs champêtres qui donnent à l'air un goût de miel. Puis, j'entre, écoeuré déjà, au restaurant où mangent, avec des airs accablés, des hommes chauves et ventrus, au gilet entr'ouvert, et dont le front moite reluit. Toutes ces nourritures ont chaud, le melon qui fond sous la glace, le pain mou, le filet flasque, le légume recuit, le fromage purulent, les fruits mûris à la devanture. Et je sors avec la nausée, et je retourne chez moi pour essayer de dormir un peu, jusqu'à l'heure du dîner que je prends au Cercle.
«J'y retrouve toujours Adelmans, Maldant, Rocdiane, Landa et bien d'autres, qui m'ennuient et me fatiguent autant que des orgues de Barbarie. Chacun a son air, ou ses airs, que j'entends depuis quinze ans, et ils les jouent tous ensemble, chaque soir, dans ce cercle, qui est, paraît-il, un endroit où l'on va se distraire. On devrait bien me changer ma génération dont j'ai les yeux, les oreilles et l'esprit rassasiés. Ceux-là font toujours des conquêtes; ils s'en vantent et s'entre-félicitent.
«Après avoir bâillé autant de fois qu'il y a de minutes entre huit heures et minuit, je rentre me coucher et je me déshabille en songeant, qu'il faudra recommencer demain.
«Oui, ma chère amie, je suis à l'âge où la vie de garçon devient intolérable, parce qu'il n'y a plus rien de nouveau pour moi, sous le soleil. Un garçon doit être jeune, curieux, avide. Quand on n'est plus tout cela, il devient dangereux de rester libre. Dieu, que j'ai aimé ma liberté, jadis, avant de vous aimer plus qu'elle! Comme elle me pèse aujourd'hui! La liberté, pour un vieux garçon comme moi, c'est le vide, le vide partout, c'est le chemin de la mort, sans rien, dedans pour empêcher de voir le bout, c'est cette question sans cesse posée: que dois-je faire? qui puis-je aller voir pour n'être pas seul? Et je vais de camarade en camarade, de poignée demain en poignée demain, mendiant un peu d'amitié. J'en recueille des miettes qui ne font pas un morceau—Vous, j'ai Vous, mon amie, mais vous n'êtes pas à moi. C'est même peut-être de vous que me vient l'angoisse dont je souffre, car c'est le désir de votre contact, de votre présence, du même toit sur nos têtes, des mêmes murs enfermant nos existences, du même intérêt serrant nos coeurs, le besoin de cette communauté d'espoirs, de chagrins, de plaisirs, de gaîté, de tristesse et aussi de choses matérielles, qui mettent en moi tant de souci. Vous êtes à moi, c'est-à-dire que je vole un peu de vous de temps en temps. Mais je voudrais respirer sans cesse l'air même que vous respirez, partager tout avec vous, ne me servir que de choses qui appartiendraient à nous deux, sentir que tout ce dont je vis est à vous autant qu'à moi, le verre dans lequel je bois, le siège sur lequel je me repose, le pain que je mange et le feu qui me chauffe.
«Adieu, revenez bien vite. J'ai trop de peine loin de vous.
«OLIVIER.»
«Roncières, 8 août.
«Mon ami, je suis malade, et si fatiguée que vous ne me reconnaîtrez point. Je crois que j'ai trop pleuré. Il faut que je me repose un peu avant de revenir, car je ne veux pas me remontrer à vous comme je suis. Mon mari part pour Paris après-demain et vous portera de nos nouvelles. Il compte vous emmener dîner quelque part et me charge de vous prier de l'attendre chez vous vers sept heures.
«Quant à moi, dès que je me sentirai un peu mieux, dès que je n'aurai plus cette figure de déterrée qui me fait peur à moi-même, je retournerai près de vous. Je n'ai, au monde, qu'Annette et vous, moi aussi, et je veux offrir à chacun de vous tout ce que je pourrai lui donner, sans voler l'autre.
«Je vous tends mes yeux qui ont tant pleuré, pour que vous les baisiez.
«ANNE.»
Quand il reçut cette lettre annonçant le retour encore retardé, Olivier Bertin eut envie, une envie immodérée, de prendre une voiture pour aller à la gare, et le train pour aller à Roncières; puis, songeant que M. de Guilleroy devait revenir le lendemain, il se résigna et se mit à désirer l'arrivée du mari avec presque autant d'impatience que si c'eût été celle de la femme elle-même.
Jamais il n'avait aimé Guilleroy comme en ces vingt-quatre heures d'attente.
Quand il le vit entrer, il s'élança vers lui, les mains tendues, s'écriant:
—Ah! cher ami, que je suis heureux de vous voir!
L'autre aussi semblait fort satisfait, content surtout de rentrer à Paris, car la vie n'était pas gaie en Normandie, depuis trois semaines.
Les deux hommes s'assirent sur un petit canapé à deux places, dans un coin de l'atelier, sous un dais d'étoffes orientales, et, se reprenant les mains avec des airs attendris, ils se les serrèrent de nouveau.
—Et la comtesse, demanda Bertin, comment va-t-elle?
—Oh! pas très bien. Elle a été très touchée, très affectée, et elle se remet trop lentement. J'avoue même qu'elle m'inquiète un peu.
—Mais pourquoi ne revient-elle pas?
—Je n'en sais rien. Il m'a été impossible de la décider à rentrer ici.
—Que fait-elle tout le jour?
—Mon Dieu, elle pleure, elle pense à sa mère. Ça n'est pas bon pour elle. Je voudrais bien qu'elle se décidât à changer d'air, à quitter l'endroit où ça s'est passé, vous comprenez?
—Et Annette?
—Oh! elle, une fleur épanouie!
Olivier eut un sourire de joie. Il demanda encore:
—A-t-elle eu beaucoup de chagrin?
—Oui, beaucoup, beaucoup, mais vous savez, du chagrin de dix-huit ans, ça ne tient pas.
Après un silence, Guilleroy reprit:
—Où allons-nous dîner, mon cher? J'ai bien besoin de me dégourdir, moi, d'entendre du bruit et de voir du mouvement.
—Mais, en cette saison, il me semble que le café des Ambassadeurs est indiqué.
Et ils s'en allèrent, en se tenant par le bras, vers les Champs-Elysées. Guilleroy, agité par cet éveil des Parisiens qui rentrent et pour qui la ville, après chaque absence, semble rajeunie et pleine de surprises possibles, interrogeait le peintre sur mille détails, sur ce qu'on avait fait, sur ce qu'on avait dit, et Olivier, après d'indifférentes réponses où se reflétait tout l'ennui de sa solitude, parlait de Roncières, cherchait à saisir en cet homme, à recueillir autour de lui ce quelque chose de presque matériel que laissent en nous les gens qu'on vient de voir, subtile émanation des êtres qu'on emporte en les quittant, qu'on garde en soi quelques heures et qui s'évapore dans l'air nouveau.
Le ciel lourd d'un soir d'été pesait sur la ville et sur la grande avenue où commençaient à sautiller sous les feuillages les refrains alertes des concerts en plein vent. Les deux hommes, assis au balcon du café des Ambassadeurs, regardaient sous eux les bancs et les chaises encore vides de l'enceinte fermée jusqu'au petit théâtre où les chanteuses, dans la clarté blafarde des globes électriques et du jour mêlés, étalaient leurs toilettes éclatantes et la teinte rosé de leur chair. Des odeurs de fritures, de sauces, de mangeailles chaudes, flottaient dans les imperceptibles brises que se renvoyaient les marronniers, et quand une femme passait, cherchant sa place réservée, suivie d'un homme en habit noir, elle semait sur sa route le parfum capiteux et frais de ses robes et de son corps.
Guilleroy, radieux, murmura:
—Oh! j'aime mieux être ici que là-bas.
—Et moi, répondit Bertin, j'aimerais mieux être là-bas qu'ici.
—Allons donc!
—Parbleu. Je trouve Paris infect, cet été.
—Eh! mon cher, c'est toujours Paris.
Le député semblait être dans un jour de contentement, dans un de ces rares jours d'effervescence égrillarde où les hommes graves font des bêtises. Il regardait deux cocottes dînant à une table voisine avec trois maigres jeunes messieurs superlativement corrects, et il interrogeait sournoisement Olivier sur toutes les filles connues et cotées dont il entendait chaque jour citer les noms. Puis il murmura avec un ton de profond regret:
—Vous avez de la chance d'être resté garçon, vous. Vous pouvez faire et voir tant de choses.
Mais le peintre se récria, et pareil à tous ceux qu'une pensée harcelle, il prit Guilleroy pour confident de ses tristesses et de son isolement. Quand il eut tout dit, récité jusqu'au bout la litanie de ses mélancolies, et raconté naïvement, poussé par le besoin de soulager son coeur, combien il eût désiré l'amour et le frôlement d'une femme installée à son côté, le comte, à son tour, convint que le mariage avait du bon. Retrouvant alors son éloquence parlementaire pour vanter la douceur de sa vie intérieure, il fit de la comtesse un grand éloge, qu'Olivier approuvait gravement par de fréquents mouvements de tête.
Heureux d'entendre parler d'elle, mais jaloux de ce bonheur intime que Guilleroy célébrait par devoir, le peintre finit par murmurer, avec une conviction sincère:
—Oui, vous avez eu de la chance, vous!
Le député, flatté, en convint; puis il reprit:
—Je voudrais bien la voir revenir; vraiment, elle me donne du souci en ce moment! Tenez, puisque vous vous ennuyez à Paris, vous devriez aller à Roncières et la ramener. Elle vous écoutera, vous, car vous êtes son meilleur ami; tandis qu'un mari..., vous savez...
Olivier, ravi, reprit:
—Mais, je ne demande pas mieux, moi. Cependant..., croyez-vous que cela ne la contrariera pas de me voir arriver ainsi?
—Non, pas du tout; allez donc, mon cher.
—J'y consens alors. Je partirai demain par le train d'une heure. Faut-il lui envoyer une dépêche?
—Non, je m'en charge. Je vais la prévenir, afin que vous trouviez une voiture à la gare.
Comme ils avaient fini de dîner, ils remontèrent aux boulevards; mais au bout d'une demi-heure à peine, le comte soudain quitta le peintre, sous le prétexte d'une affaire urgente qu'il avait tout à fait oubliée.
II
La comtesse et sa fille, vêtues de crêpe noir, venaient de s'asseoir face à face, pour déjeuner, dans la vaste salle de Roncières. Les portraits d'aïeux, naïvement peints, l'un en cuirasse, un autre en justaucorps, celui-ci poudré en officier des gardes françaises, celui-là en colonel de la Restauration, alignaient sur les murs la collection des Guilleroy passés, en des cadres vieux dont la dorure tombait. Deux domestiques, aux pas sourds, commençaient à servir les deux femmes silencieuses; et les mouches faisaient autour du lustre en cristal, suspendu au milieu de la table, un petit nuage de points noirs tourbillonnant et bourdonnant.
—Ouvrez les fenêtres, dit la comtesse, il fait un peu frais ici.
Les trois hautes fenêtres, allant du parquet au plafond, et larges comme des baies, furent ouvertes à deux battants. Un souffle d'air tiède, portant des odeurs d'herbe chaude et des bruits lointains de campagne, entra brusquement par ces trois grands trous, se mêlant à l'air un peu humide de la pièce profonde enfermée dans les murs épais du château.
—Ah!, c'est bon, dit Annette, en respirant à pleine gorge.
Les yeux des deux femmes s'étaient tournés vers le dehors et regardaient au-dessous d'un ciel bleu clair, un peu voilé par cette brume de midi qui miroite sur les terres imprégnées de soleil, la longue pelouse verte du parc, avec ses îlots d'arbres de place en place et ses perspectives ouvertes au loin sur la campagne jaune illuminée jusqu'à l'horizon par la nappe d'or des récoltes mûres.
—Nous ferons une longue promenade après déjeuner, dit la comtesse. Nous pourrons aller à pied jusqu'à Berville, en suivant la rivière, car il ferait trop chaud dans la plaine.
—Oui, maman, et nous prendrons Julio pour faire lever des perdrix.
—Tu sais que ton père le défend.
—Oh, puisque papa est à Paris! C'est si amusant de voir Julio en arrêt. Tiens, le voici qui taquine les vaches. Dieu, qu'il est drôle!
Repoussant sa chaise, elle se leva et courut à une fenêtre d'où elle cria: «Hardi, Julio, hardi!»
Sur la pelouse, trois lourdes vaches, rassasiées d'herbe, accablées de chaleur, se reposaient couchées sur le flanc, le ventre saillant, repoussé par la pression du sol. Allant de l'une à l'autre avec des aboiements, des gambades folles, une colère gaie, furieuse et feinte, un épagneul de chasse, svelte, blanc et roux, dont les oreilles frisées s'envolaient à chaque bond, s'acharnait à faire lever les trois grosses bêtes qui ne voulaient pas. C'était là, assurément, le jeu favori du chien, qui devait le recommencer chaque fois qu'il apercevait les vaches étendues. Elles, mécontentes, pas effrayées, le regardaient de leurs gros yeux mouillés, en tournant la tête pour le suivre.
Annette, de sa fenêtre, cria:
—Apporte, Julio, apporte.
Et l'épagneul, excité, s'enhardissait, aboyait plus fort, s'aventurait jusqu'à la croupe, en feignant de vouloir mordre. Elles commençaient à s'inquiéter, et les frissons nerveux de leur peau pour chasser les mouches devenaient plus fréquents et plus longs.
Soudain le chien, emporté par une course qu'il ne put maîtriser à temps, arriva en plein élan si près d'une vache, que, pour ne point se culbuter contre elle, il dut sauter par-dessus. Frôlé par le bond, le pesant animal eut peur, et, levant d'abord la tête, se redressa ensuite avec lenteur sur ses quatre jambes, en reniflant fortement. Le voyant debout, les deux autres aussitôt l'imitèrent; et Julio se mit à danser autour d'eux une danse de triomphe, tandis qu'Annette le félicitait.
—Bravo, Julio, bravo!
—Allons, dit la comtesse, viens donc déjeuner, mon enfant.
Mais la jeune fille, posant une main en abat-jour sur ses yeux, annonça:
—Tiens! le porteur du télégraphe.
Dans le sentier invisible, perdu au milieu des blés et des avoines, une blouse bleue semblait glisser à la surface des épis, et s'en venait vers le château, au pas cadencé de l'homme.
—Mon Dieu! murmura la comtesse, pourvu que ce ne soit pas une mauvaise nouvelle!
Elle frissonnait encore de cette terreur que laisse si longtemps en nous la mort d'un être aimé trouvée dans une dépêche. Elle ne pouvait maintenant déchirer la bande collée pour ouvrir le petit papier bleu, sans sentir trembler ses doigts et s'émouvoir son âme, et croire que de ces plis si longs à défaire allait sortir un chagrin qui ferait de nouveau couler ses larmes.
Annette, au contraire, pleine de curiosité jeune, aimait tout l'inconnu qui vient à nous. Son coeur, que la vie venait pour la première fois de meurtrir, ne pouvait attendre que des joies de la sacoche noire et redoutable attachée au flanc des piétons de la poste, qui sèment tant d'émotions par les rues des villes et les chemins des champs.
La comtesse ne mangeait plus, suivant en son esprit cet homme qui venait vers elle, porteur de quelques mots écrits, de quelques mots dont elle serait peut-être blessée comme d'un coup de couteau à la gorge. L'angoisse de savoir la rendait haletante, et elle cherchait à deviner quelle était cette nouvelle si pressée. A quel sujet? De qui? La pensée d'Olivier la traversa. Serait-il malade? Mort peut-être aussi?
Les dix minutes qu'il fallut attendre lui parurent interminables; puis quand elle eut déchiré la dépêche et reconnu le nom de son mari, elle lut: «Je t'annonce que notre ami Bertin part pour Roncières par le train d'une heure. Envoie phaéton gare. Tendresses.»
—Eh bien, maman? disait Annette.
—C'est M. Olivier Bertin qui vient nous voir.
—Ah! quelle chance! Et quand?
—Tantôt.
—A quatre heures?
—Oui.
—Oh! qu'il est gentil!
Mais la comtesse avait pâli, car un souci nouveau depuis quelque temps grandissait en elle, et la brusque arrivée du peintre lui semblait une menace aussi pénible que tout ce qu'elle avait pu prévoir.
—Tu iras le chercher avec la voiture, dit-elle à sa fille.
—Et toi, maman, tu ne viendras pas!
—Non, je vous attendrai ici.
—Pourquoi? Ça lui fera de la peine.
—Je ne me sens pas très bien.
—Tu voulais aller à pied jusqu'à Berville, tout à l'heure.
—Oui, mais le déjeuner m'a fait mal.
—D'ici là, tu iras mieux.
—Non, je vais même monter dans ma chambre. Fais-moi prévenir dès que vous serez arrivés.
—Oui, maman.
Puis, après avoir donné des ordres pour qu'on attelât le phaéton à l'heure voulue et qu'on préparât l'appartement, la comtesse rentra chez elle et s'enferma.
Sa vie, jusqu'alors, s'était écoulée presque sans souffrance, accidentée seulement par l'affection d'Olivier, et agitée par le souci de la conserver. Elle y avait réussi, toujours victorieuse dans cette lutte. Son coeur, bercé par les succès et la louange, devenu un coeur exigeant de belle mondaine à qui sont dues toutes les douceurs de la terre, après avoir consenti à un mariage brillant, où l'inclination n'entrait pour rien, après avoir ensuite accepté l'amour comme le complément d'une existence heureuse, après avoir pris son parti d'une liaison coupable, beaucoup par entraînement, un peu par religion pour le sentiment lui-même, par compensation au train-train vulgaire de l'existence, s'était cantonné, barricadé dans ce bonheur que le hasard lui avait fait, sans autre désir que de le défendre contre les surprises de chaque jour. Elle avait donc accepté avec une bienveillance de jolie femme les événements agréables qui se présentaient, et, peu aventureuse, peu harcelée par des besoins nouveaux et des démangeaisons d'inconnu, mais tendre, tenace et prévoyante, contente du présent, inquiète, par nature, du lendemain, elle avait su jouir des éléments que lui fournissait le Destin avec une prudence économe et sagace.
Or, peu à peu, sans qu'elle osât même se l'avouer, s'était glissée dans son âme la préoccupation obscure des jours qui passent, de l'âge qui vient. C'était en sa pensée quelque chose comme une petite démangeaison qui ne cessait jamais. Mais sachant bien que cette descente de la vie était sans fond, qu'une fois commencée on ne l'arrêtait plus, et cédant à l'instinct du danger, elle ferma les yeux en se laissant glisser afin de conserver son rêve, de ne pas avoir le vertige de l'abîme et le désespoir de l'impuissance.
Elle vécut donc en souriant, avec une sorte d'orgueil factice de rester belle si longtemps; et, lorsqu'Annette apparut à côté d'elle avec la fraîcheur de ses dix-huit années, au lieu de souffrir de ce voisinage, elle fut fière, au contraire, de pouvoir être préférée, dans la grâce savante de sa maturité, à cette fillette épanouie dans l'éclat radieux de la première jeunesse.
Elle se croyait même au début d'une période heureuse et tranquille quand la mort de sa mère vint la frapper en plein coeur. Ce fut, pendant les premiers jours, un de ces désespoirs profonds qui ne laissent place à nulle autre pensée. Elle restait du matin au soir abîmée dans la désolation, cherchant à se rappeler mille choses de la morte, des paroles familières, sa figure d'autrefois, des robes qu'elle avait portées jadis, comme si elle eût amassé au fond de sa mémoire des reliques, et recueilli dans le passé disparu tous les intimes et menus souvenirs dont elle alimenterait ses cruelles rêveries. Puis quand elle fut arrivée ainsi à un tel paroxysme de désespoir, qu'elle avait à tout instant des crises de nerfs et des syncopes, toute cette peine accumulée jaillit en larmes, et, jour et nuit, coula de ses yeux.
Or, un matin, comme sa femme de chambre entrait et venait d'ouvrir les volets et les rideaux en demandant: «Comment va Madame aujourd'hui?» elle répondit, se sentant épuisée et courbaturée à force d'avoir pleuré: «Oh! pas du tout. Vraiment, je n'en puis plus.»
La domestique qui tenait le plateau portant le thé regarda sa maîtresse, et émue de la voir si pâle dans la blancheur du lit, elle balbutia avec un accent triste et sincère:
—En effet, Madame a très mauvaise mine. Madame ferait bien de se soigner.
Le ton dont cela fut dit enfonça au coeur de la comtesse une petite piqûre comme d'une pointe d'aiguille, et dès que la bonne fut partie, elle se leva pour aller voir sa figure dans sa grande armoire à glace.
Elle demeura stupéfaite en face d'elle-même, effrayée de ses joues creuses, de ses yeux rouges, du ravage produit sur elle par ces quelques jours de souffrance. Son visage qu'elle connaissait si bien, qu'elle avait si souvent regardé en tant de miroirs divers, dont elle savait toutes les expressions, toutes les gentillesses, tous les sourires, dont elle avait déjà bien des fois corrigé la pâleur, réparé les petites fatigues, détruit les rides légères apparues au trop grand jour, au coin des yeux, lui sembla tout à coup celui d'une autre femme, un visage nouveau qui se décomposait, irréparablement malade.
Pour se mieux voir, pour mieux constater ce mal inattendu, elle s'approcha jusqu'à toucher la glace du front, si bien que son haleine, répandant une buée sur le verre, obscurcit, effaça presque l'image blême qu'elle contemplait. Elle dut alors prendre un mouchoir pour essuyer la brume de son souffle, et frissonnante d'une émotion bizarre, elle fit un long et patient examen des altérations de son visage. D'un doigt léger elle tendit la peau des joues, lissa celle du front, releva les cheveux, retourna les paupières pour regarder le blanc de l'oeil. Puis elle ouvrit la bouche, inspecta ses dents un peu ternies où des points d'or brillaient, s'inquiéta des gencives livides et de la teinte jaune de la chair au-dessus des joues et sur les tempes.
Elle mettait à cette revue de la beauté défaillante tant d'attention qu'elle n'entendit pas ouvrir la porte, et qu'elle tressaillit jusqu'au coeur quand sa femme de chambre, debout derrière elle, lui dit:
—Madame a oublié de prendre son thé.
La comtesse se retourna, confuse, surprise, honteuse, et la domestique, devinant sa pensée, reprit:
—Madame a trop pleuré, il n'y a rien de pire que les larmes pour vider la peau. C'est le sang qui tourne en eau.
Comme la comtesse ajoutait tristement:
—Il y a aussi l'âge.
La bonne se récria:
—Oh! oh! Madame n'en est pas là! En quelques jours de repos il n'y paraîtra plus. Mais il faut que Madame se promène et prenne bien garde de ne pas pleurer.
Aussitôt qu'elle fut habillée, la comtesse descendit au parc, et pour la première fois depuis la mort de sa mère, elle alla visiter le petit verger où elle aimait autrefois soigner et cueillir des fleurs, puis elle gagna la rivière et marcha le long de l'eau jusqu'à l'heure du déjeuner.
En s'asseyant à la table en face de son mari, à côté de sa fille, elle demanda pour savoir leur pensée:
—Je me sens mieux aujourd'hui. Je dois être moins pâle.
Le comte répondit:
—Oh! vous avez encore bien mauvaise mine.
Son coeur se crispa, et une envie de pleurer lui mouilla les yeux, car elle avait pris l'habitude des larmes.
Jusqu'au soir, et le lendemain, et les jours suivants, soit qu'elle pensât à sa mère, soit qu'elle pensât à elle-même, elle sentit à tout moment des sanglots lui gonfler la gorge et lui monter aux paupières, mais pour ne pas les laisser s'épandre et lui raviner les joues, elle les retenait en elle, et par un effort surhumain de volonté, entraînant sa pensée sur des choses étrangères, la maîtrisant, la dominant, l'écartant de ses peines, elle s'efforçait de se consoler, de se distraire, de ne plus songer aux choses tristes, afin de retrouver la santé de son teint.
Elle ne voulait pas surtout retourner à Paris et revoir Olivier Bertin avant d'être redevenue elle-même. Comprenant qu'elle avait trop maigri, que la chair des femmes de son âge a besoin d'être pleine pour se conserver fraîche, elle cherchait de l'appétit sur les routes et dans les bois voisins, et bien qu'elle rentrât fatiguée et sans faim, elle s'efforçait de manger beaucoup.
Le comte, qui voulait repartir, ne comprenait point son obstination. Enfin, devant sa résistance invincible, il déclara qu'il s'en allait seul, laissant la comtesse libre de revenir lorsqu'elle y serait disposée.
Elle reçut le lendemain la dépêche annonçant l'arrivée d'Olivier.
Une envie de fuir la saisit, tant elle avait peur de son premier regard. Elle aurait désiré attendre encore une semaine ou deux. En une semaine, en se soignant, on peut changer tout à fait de visage, puisque les femmes, même bien portantes et jeunes, sous la moindre influence sont méconnaissables du jour au lendemain. Mais l'idée d'apparaître en plein soleil, en plein champ, devant Olivier, dans cette lumière du mois d'août, à côté d'Annette si fraîche, l'inquiéta tellement, qu'elle se décida tout de suite à ne point aller à la gare et à l'attendre dans la demi-ombre du salon.
Elle était montée dans sa chambre et songeait. Des souffles de chaleur remuaient de temps en temps les rideaux. Le chant des cris-cris emplissait l'air. Jamais encore elle ne s'était sentie si triste. Ce n'était plus la grande douleur écrasante qui avait broyé son coeur, qui l'avait déchirée, anéantie, devant le corps sans âme de la vieille maman bien-aimée. Cette douleur qu'elle avait crue inguérissable s'était, en quelques jours, atténuée jusqu'à n'être qu'une souffrance du souvenir; mais elle se sentait emportée maintenant noyée dans un flot profond de mélancolie où elle était entrée tout doucement, et dont elle ne sortirait plus.
Elle avait envie de pleurer, une envie irrésistible—et ne voulait pas. Chaque fois qu'elle sentait ses paupières humides, elle les essuyait vivement, se levait, marchait, regardait le parc, et, sur les grands arbres des futaies les corbeaux promenant dans le ciel bleu leur vol noir et lent.
Puis elle passait devant sa glace, se jugeait d'un coup d'oeil, effaçait la trace d'une larme en effleurant le coin de l'oeil avec la houppe de poudre de riz, et elle regardait l'heure en cherchant à deviner à quel point de la route il pouvait bien être arrivé.
Comme toutes les femmes qu'emporte une détresse d'âme irraisonnée ou réelle, elle se rattachait à lui avec une tendresse éperdue. N'était-il pas tout pour elle, tout, tout, plus que la vie, tout ce que devient un être quand on l'aime uniquement et qu'on se sent vieillir!
Soudain elle entendit au loin le claquement d'un fouet, courut à la fenêtre et vit le phaéton qui faisait le tour de la pelouse au grand trot des deux chevaux. Assis à côté d'Annette, dans le fond de la voiture, Olivier agita son mouchoir en apercevant la comtesse, et elle répondit à ce signe par des bonjours jetés des deux mains. Puis elle descendit, le coeur battant, mais heureuse à présent, toute vibrante de la joie de le sentir si près, de lui parler et de le voir.
Ils se rencontrèrent dans l'antichambre, devant la porte du salon.
Il ouvrit les bras vers elle avec un irrésistible élan, et d'une voix que chauffait une émotion vraie:
—Ah! ma pauvre comtesse, permettez que je vous embrasse!
Elle ferma les yeux, se pencha, se pressa contre lui en tendant ses joues, et pendant qu'il appuyait ses lèvres, elle murmura dans son oreille: «Je t'aime.»
Puis Olivier, sans lâcher ses mains qu'il serrait, la regarda, disant:
—Voyons cette triste figure?
Elle se sentait défaillir. Il reprit:
—Oui, un peu pâlotte; mais ça n'est rien.
Pour le remercier, elle balbutia:
—Ah! cher ami, cher ami!—ne trouvant pas autre chose à dire.
Mais il s'était retourné, cherchant derrière lui Annette disparue, et brusquement:
—Est-ce étrange, hein, de voir votre fille en deuil?
—Pourquoi? demanda la comtesse.
Il s'écria, avec une animation extraordinaire:
—Comment, pourquoi? Mais c'est votre portrait peint par moi, c'est mon portrait! C'est vous, telle que je vous ai rencontrée autrefois en entrant chez la duchesse! Hein, vous rappelez-vous cette porte où vous avez passé sous mon regard, comme une frégate passe sous le canon d'un fort. Sacristi! quand j'ai aperçu à la gare, tout à l'heure, la petite debout sur le quai, tout en noir, avec le soleil de ses cheveux autour du visage, mon sang n'a fait qu'un tour. J'ai cru que j'allais pleurer. Je vous dis que c'est à devenir fou quand on vous a connue comme moi, qui vous ai regardée mieux que personne et aimée plus que personne, et reproduite en peinture, Madame. Ah! par exemple, j'ai bien pensé que vous me l'aviez envoyée toute seule au chemin de fer pour me donner cet étonnement. Dieu de Dieu, que j'ai été surpris! Je vous dis que c'est à devenir fou!
Il cria:
—Annette, Nané.
La voix de la jeune fille répondit du dehors, car elle donnait du sucre aux chevaux.
—Voilà, voilà!
—Viens donc ici.
Elle accourut.
—Tiens, mets-toi tout près de ta mère.
Elle s'y plaça, et il les compara; mais il répétait machinalement, sans conviction: «Oui, c'est étonnant, c'est étonnant,» car elles se ressemblaient moins côte à côte qu'avant de quitter Paris, la jeune fille ayant pris en cette toilette noire une expression nouvelle de jeunesse lumineuse, tandis que la mère n'avait plus depuis longtemps cette flambée des cheveux et du teint dont elle avait jadis ébloui et grisé le peintre en le rencontrant pour la première fois.
Puis la comtesse et lui entrèrent au salon. Il semblait radieux.
—Ah! la bonne idée que j'ai eue de venir!—disait-il. Il se reprit:—Non, c'est votre mari qui l'a eue pour moi. Il m'a chargé de vous ramener. Et moi, savez-vous ce que je vous propose?—Non, n'est-ce pas?—Eh bien, je vous propose au contraire de rester ici. Par ces chaleurs, Paris est odieux, tandis que la campagne est délicieuse. Dieu! qu'il fait bon!
La tombée du soir imprégnait le parc de fraîcheur, faisait frissonner les arbres et s'exhaler de la terre des vapeurs imperceptibles qui jetaient sur l'horizon un léger voile transparent. Les trois vaches, debout et la tête basse, broutaient, avec avidité, et quatre paons, avec un fort bruit d'ailes, montaient se percher dans un cèdre où ils avaient coutume de dormir, sous les fenêtres du château. Des chiens aboyaient au loin par la campagne, et dans l'air tranquille de cette fin de jour passaient des appels de voix humaines, des phrases jetées à travers les champs, d'une pièce de terre à l'autre, et ces cris courts et gutturaux avec lesquels on conduit les bêtes.
Le peintre, nu-tête, les yeux brillants, respirait à pleine gorge; et comme la comtesse le regardait:
—Voilà le bonheur, dit-il.
Elle se rapprocha de lui.
—Il ne dure jamais.
—Prenons-le quand il vient.
Elle, alors, avec un sourire:
—Jusqu'ici vous n'aimiez pas la campagne.
—Je l'aime aujourd'hui, parce que je vous y trouve. Je ne saurais plus vivre en un endroit où vous n'êtes pas. Quand on est jeune, on peut être amoureux de loin, par lettres, par pensées, par exaltation pure, peut-être parce qu'on sent la vie devant soi, peut-être aussi parce qu'on a plus de passion que de besoins du coeur; à mon âge, au contraire, l'amour est devenu une habitude d'infirme, c'est un pansement de l'âme, qui ne battant plus que d'une aile s'envole moins dans l'idéal. Le coeur n'a plus d'extase, mais des exigences égoïstes. Et puis, je sens très bien que je n'ai pas de temps à perdre pour jouir de mon reste.
—Oh! vieux! dit-elle en lui prenant la main.
Il répétait:
—Mais oui, mais oui. Je suis vieux. Tout le montre, mes cheveux, mon caractère qui change, la tristesse qui vient. Sacristi, voilà une chose que je n'ai pas connue jusqu'ici: la tristesse! Si on m'eût dit, quand j'avais trente ans, qu'un jour je deviendrais triste sans raison, inquiet, mécontent de tout, je ne l'aurais pas cru. Cela prouve que mon coeur aussi a vieilli.
Elle répondit avec une certitude profonde:
—Oh! moi, j'ai le coeur tout jeune. Il n'a pas changé. Si, il a rajeuni peut-être. Il a eu vingt ans, il n'en a plus que seize.
Ils restèrent longtemps à causer ainsi dans la fenêtre ouverte, mêlés à l'âme du soir, tout près l'un de l'autre, plus près qu'ils n'avaient jamais été, en cette heure de tendresse, crépusculaire comme l'heure du jour.
Un domestique entra, annonçant:
—Madame la comtesse est servie.
Elle demanda:
—Vous avez prévenu ma fille?
—Mademoiselle est dans la salle à manger.
Ils s'assirent à table, tous les trois. Les volets étaient clos, et deux grands candélabres de six bougies, éclairant le visage d'Annette, lui faisaient une tête poudrée d'or. Bertin, souriant, ne cessait de la regarder.
—Dieu! qu'elle est jolie en noir! disait-il.
Et il se tournait vers la comtesse en admirant la fille, comme pour remercier la mère de lui avoir donné ce plaisir.
Lorsqu'ils furent revenus dans le salon, la lune s'était levée sur les arbres du parc. Leur masse sombre avait l'air d'une grande île, et la campagne au delà semblait une mer cachée sous la petite brume qui flottait au ras des plaines.
—Oh! maman, allons nous promener, dit Annette.
La comtesse y consentit.
—Je prends Julio.
—Oui, si tu veux.
Ils sortirent. La jeune fille marchait devant en s'amusant avec le chien. Lorsqu'ils longèrent la pelouse, ils entendirent le souffle des vaches qui, réveillées et sentant leur ennemi, levaient la tête pour regarder. Sous les arbres, plus loin, la lune effilait entre les branches une pluie de rayons fins qui glissaient jusqu'à terre en mouillant les feuilles et se répandaient sur le chemin par petites flaques de clarté jaune. Annette et Julio couraient, semblaient avoir sous cette nuit sereine le même coeur joyeux et vide, dont l'ivresse partait en gambades.
Dans les clairières où l'onde lunaire descendait ainsi qu'en des puits, la jeune fille passait comme une apparition, et le peintre la rappelait, émerveillé de cette vision noire, dont le clair visage brillait. Puis, quand elle était repartie, il prenait et serrait la main de la comtesse, et souvent cherchait ses lèvres en traversant des ombres plus épaisses, comme si, chaque fois, la vue d'Annette avait ravivé l'impatience de son coeur.
Ils gagnèrent enfin le bord de la plaine, où l'on devinait à peine au loin, de place en place, les bouquets d'arbres des fermes. A travers la buée de lait qui baignait les champs, l'horizon s'illuminait, et le silence léger, le silence vivant de ce grand espace lumineux et tiède était plein de l'inexprimable espoir, de l'indéfinissable attente qui rendent si douces les nuits d'été. Très haut dans le ciel, quelques petits nuages longs et minces semblaient faits d'écailles d'argent. En demeurant quelques secondes immobile, on entendait dans cette paix nocturne un confus et continu murmure de vie, mille bruits frêles dont l'harmonie ressemblait d'abord à du silence.
Une caille, dans un pré voisin, jetait son double cri, et Julio, les oreilles dressées, s'en alla à pas furtifs vers les deux notes de flûte de l'oiseau. Annette le suivit, aussi légère que lui, retenant son souffle et se baissant.
—Ah! dit la comtesse restée seule avec le peintre, pourquoi les moments comme celui-ci passent-ils si vite? On ne peut rien tenir, on ne peut rien garder. On n'a même pas le temps de goûter ce qui est bon. C'est déjà fini.
Olivier lui baisa la main et reprit en souriant:
—Oh! ce soir, je ne fais point de philosophie. Je suis tout à l'heure présente.
Elle murmura:
—Vous ne m'aimez pas comme je vous aime!
—Ah! par exemple! ...
Elle l'interrompit:
—Non, vous aimez en moi, comme vous le disiez fort bien avant dîner, une femme qui satisfait les besoins de votre coeur, une femme qui ne vous a jamais fait une peine et qui a mis un peu de bonheur dans votre vie. Cela, je le sais, je le sens. Oui, j'ai la conscience, j'ai la joie ardente de vous avoir été bonne, utile et secourable. Vous avez aimé, vous aimez encore tout ce que vous trouvez en moi d'agréable, mes attentions pour vous, mon admiration, mon souci de vous plaire, ma passion, le don complet que je vous ai fait de mon être intime.
Mais ce n'est pas moi que vous aimez, comprenez-vous! Oh, cela je le sens comme on sent un courant d'air froid. Vous aimez en moi mille choses, ma beauté, qui s'en va, mon dévouement, l'esprit qu'on me trouve, l'opinion qu'on a de moi dans le monde, celle que j'ai de vous dans mon coeur; mais ce n'est pas moi, moi, rien que moi, comprenez-vous?
Il eut un petit rire amical:
—Non, je ne comprends pas trop bien. Vous me faites une scène de reproches très inattendue.
Elle s'écria:
—Oh, mon Dieu! Je voudrais vous faire comprendre comment je vous aime, moi! Voyons, je cherche, je ne trouve pas. Quand je pense à vous, et j'y pense toujours, je sens jusqu'au fond de ma chair et de mon âme une ivresse indicible de vous appartenir, et un besoin irrésistible de vous donner davantage de moi. Je voudrais me sacrifier d'une façon absolue, car il n'y a rien de meilleur, quand on aime, que de donner, de donner toujours, tout, tout, sa vie, sa pensée, son corps, tout ce qu'on a, et de bien sentir qu'on donne et d'être prête à tout risquer pour donner plus encore. Je vous aime, jusqu'à aimer souffrir pour vous, jusqu'à aimer mes inquiétudes, mes tourments, mes jalousies, la peine que j'ai quand je ne vous sens plus tendre pour moi. J'aime en vous quelqu'un que seule j'ai découvert, un vous qui n'est pas celui du monde, celui qu'on admire, celui qu'on connaît, un vous qui est le mien, qui ne peut plus changer, qui ne peut pas vieillir, que je ne peux pas ne plus aimer, car j'ai, pour le regarder, des yeux qui ne voient plus que lui. Mais on ne peut pas dire ces choses. Il n'y a pas de mots pour les exprimer.
Il répéta tout bas, plusieurs fois de suite:
—Chère, chère, chère Any.
Julio revenait en bondissant, sans avoir trouvé la caille qui s'était tue à son approche, et Annette le suivait toujours, essoufflée d'avoir couru.
—Je n'en puis plus, dit-elle. Je me cramponne à vous, monsieur le peintre!
Elle s'appuya sur le bras libre d'Olivier et ils rentrèrent, marchant ainsi, lui entre elles, sous les arbres noirs. Ils ne parlaient plus. Il avançait, possédé par elles, pénétré par une sorte de fluide féminin dont leur contact l'inondait. Il ne cherchait pas à les voir, puisqu'il les avait contre lui, et même il fermait les yeux pour mieux les sentir. Elles le guidaient, le conduisaient, et il allait devant lui, épris d'elles, de celle de gauche comme de celle de droite, sans savoir laquelle était à gauche, laquelle était à droite, laquelle était la mère, laquelle était la fille. Il s'abandonnait volontairement avec une sensualité inconsciente et raffinée au trouble de cette sensation. Il cherchait même à les mêler dans son coeur, à ne plus les distinguer dans sa pensée, et il berçait son désir au charme de cette confusion. N'était-ce pas une seule femme que cette mère et cette fille si pareilles? et la fille ne semblait-elle pas venue sur la terre uniquement pour rajeunir son amour ancien pour là mère?
Quand il rouvrit les yeux en pénétrant dans le château, il lui sembla qu'il venait de passer les plus délicieuses minutes de sa vie, de subir la plus étrange, la plus inanalysable et la plus complète émotion que pût goûter un homme, grisé d'une même tendresse par la séduction émanée de deux femmes.
—Ah! l'exquise soirée! dit-il, dès qu'il se retrouva entre elles à la lumière des lampes.
Annette s'écria:
—Je n'ai pas du tout besoin de dormir, moi; je passerais toute la nuit à me promener quand il fait beau.
La comtesse regarda la pendule:
—Oh! il est onze heures et demie. Il faut se coucher, mon enfant.
Ils se séparèrent, chacun allant vers son appartement. Seule, la jeune fille qui n'avait pas envie de se mettre au lit, dormit bien vite.
Le lendemain, à l'heure ordinaire, lorsque la femme de chambre, après avoir ouvert les rideaux et les auvents, apporta le thé et regarda sa maîtresse encore ensommeillée, elle lui dit:
—Madame a déjà meilleure mine aujourd'hui.
—Vous croyez?
—Oh! oui. La figure de Madame est plus reposée.
La comtesse, sans s'être encore regardée, savait bien que c'était vrai. Son coeur était léger, elle ne le sentait pas battre, et elle se sentait vivre. Le sang qui coulait en ses veines n'était plus rapide comme la veille, chaud et chargé de fièvre, promenant en toute sa chair de l'énervement et de l'inquiétude, mais il y répandait un tiède bien-être, et aussi de la confiance heureuse.
Quand la domestique fut sortie, elle alla se voir dans la glace. Elle fut un peu surprise, car elle se sentait si bien qu'elle s'attendait à se trouver rajeunie, en une seule nuit, de plusieurs années. Puis elle comprit l'enfantillage de cet espoir, et, après s'être encore regardée, elle se résigna à constater qu'elle avait seulement le teint plus clair, les yeux moins fatigués, les lèvres plus vives que la veille. Comme son âme était contente, elle ne pouvait s'attrister, et elle sourit en pensant: «Oui, dans quelques jours, je serai tout à fait bien. J'ai été trop éprouvée pour me remettre si vite.»
Mais elle resta longtemps, très longtemps assise devant sa table de toilette où étaient étalés, dans un ordre gracieux, sur une nappe de mousseline bordée de dentelles, devant un beau miroir de cristal taillé, tous ses petits instruments de coquetterie à manche d'ivoire portant son chiffre coiffé d'une couronne. Ils étaient là, innombrables, jolis, différents, destinés à des besognes délicates et secrètes, les uns en acier, fins et coupants, de formes bizarres, comme des outils de chirurgie pour opérer des bobos d'enfant, les autres ronds et doux, en plume, en duvet, en peau de bêtes inconnues, faits pour étendre sur la chair tendre la caresse des poudres odorantes, des parfums gras ou liquides.
Longtemps elle les mania de ses doigts savants, promena de ses lèvres à ses tempes leur toucher plus moelleux qu'un baiser, corrigeant les nuances imparfaitement retrouvées, soulignant les yeux, soignant les cils. Quand elle descendit enfin, elle était à peu près sûre que le premier regard qu'il lui jetterait ne serait pas trop défavorable.
—Où est M. Bertin? demanda-t-elle au domestique rencontré dans le vestibule.
L'homme répondit:
—M. Bertin est dans le verger, en train de faire une partie de lawn-tennis avec mademoiselle.
Elle les entendit de loin crier les points.
L'une après l'autre, la voix sonore du peintre et la voix fine de la jeune fille annonçaient: quinze, trente, quarante, avantage, à deux, avantage, jeu.
Le verger où avait été battu un terrain pour le lawn-tennis était un grand carré d'herbe planté de pommiers, enclos par le parc, par le potager et par les fermes dépendant du château. Le long des talus qui le limitaient de trois côtés, comme les défenses d'un camp retranché, on avait fait pousser des fleurs, de longues plates-bandes de fleurs de toutes sortes, champêtres ou rares, des roses en quantité, des oeillets, des héliotropes, des fuchsias, du réséda, bien d'autres encore, qui donnaient à l'air un goût de miel, ainsi que disait Bertin. Des abeilles, d'ailleurs, dont les ruches alignaient leurs dômes de paille le long du mur aux espaliers du potager, couvraient ce champ fleuri de leur vol blond et ronflant.
Juste au milieu de ce verger on avait abattu quelques pommiers, afin d'obtenir la place nécessaire au lawn-tennis, et un filet goudronné, tendu par le travers de cet espace, le séparait en deux camps.
Annette, d'un côté, sa jupe noire relevée, nu-tête, montrant ses chevilles et la moitié du mollet lorsqu'elle s'élançait pour attraper la balle au vol, allait, venait, courait, les yeux brillants et les joues rouges, fatiguée, essoufflée par le jeu correct et sûr de son adversaire.
Lui, la culotte de flanelle blanche serrée aux reins sur la chemise pareille, coiffé d'une casquette à visière, blanche aussi, et le ventre un peu saillant, attendait la balle avec sang-froid, jugeait avec précision sa chute, la recevait et la renvoyait sans se presser, sans courir, avec l'aisance élégante, l'attention passionnée et l'adresse professionnelle qu'il apportait à tous les exercices.
Ce fut Annette qui aperçut sa mère. Elle cria:
—Bonjour, maman; attends une minute que nous ayons fini ce coup-là.
Cette distraction d'une seconde la perdit. La balle passa contre elle, rapide et basse, presque roulante, toucha terre et sortit du jeu.
Tandis que Bertin criait: «Gagné», que la jeune fille, surprise, l'accusait d'avoir profité de son inattention, Julio, dressé à chercher et à retrouver, comme des perdrix tombées dans les broussailles, les balles perdues qui s'égaraient, s'élança derrière celle qui courait devant lui dans l'herbe, la saisit dans la gueule avec délicatesse, et la rapporta en remuant la queue.
Le peintre, maintenant, saluait la comtesse; mais, pressé de se remettre à jouer, animé par la lutte, content de se sentir souple, il ne jeta sur ce visage tant soigné pour lui qu'un coup d'oeil court et distrait; puis il demanda:
—Vous permettez? chère comtesse, j'ai peur de me refroidir et d'attraper une névralgie.
—Oh! oui, dit-elle.
Elle s'assit sur un tas de foin, fauché le matin même, pour donner champ libre aux joueurs, et, le coeur un peu triste tout à coup, les regarda.
Sa fille, agacée de perdre toujours, s'animait, s'excitait, avait des cris de dépit ou de triomphe, des élans impétueux d'un bout à l'autre de son camp, et, souvent, dans ces bonds, des mèches de cheveux tombaient, déroulées, puis répandues sur ses épaules. Elle les saisissait, et, la raquette entre les genoux, en quelques secondes, avec des mouvements impatients, les rattachait en piquant des épingles, par grands coups, dans la masse de la chevelure.
Et Bertin, de loin, criait à la comtesse:
—Hein! est-elle jolie ainsi, et fraîche comme le jour?
Oui, elle était jeune, elle pouvait courir, avoir chaud, devenir rouge, perdre ses cheveux, tout braver, tout oser, car tout l'embellissait.
Puis, quand ils se remettaient à jouer avec ardeur, la comtesse, de plus en plus mélancolique, songeait qu'Olivier préférait cette partie de balle, cette agitation d'enfant, ce plaisir des petits chats qui sautent après des boules de papier, à la douceur de s'asseoir près d'elle, en cette chaude matinée, et de la sentir, aimante, contre lui.
Quand la cloche, au loin, sonna le premier coup du déjeuner, il lui sembla qu'on la délivrait, qu'on lui ôtait un poids du coeur. Mais, comme elle revenait, appuyée à son bras, il lui dit:
—Je viens de m'amuser comme un gamin. C'est rudement bon d'être, ou de se croire jeune. Ah oui! ah oui! il n'y a que ça! Quand on n'aime plus courir, on est fini!
En sortant de table, la comtesse qui, pour la première fois, la veille, n'avait pas été au cimetière, proposa d'y aller ensemble, et ils partirent tous les trois pour le village.
Il fallait traverser le bois où coulait un ruisseau qu'on nommait la Rainette, sans doute à cause des petites grenouilles dont il était peuplé, puis franchir un bout de plaine avant d'arriver à l'église bâtie dans un groupe de maisons abritant l'épicier, le boulanger, le boucher, le marchand de vins et quelques autres modestes commerçants chez qui venaient s'approvisionner les paysans.
L'aller fut silencieux et recueilli, la pensée de la morte oppressant les âmes. Sur la tombe, les deux femmes s'agenouillèrent et prièrent longtemps. La comtesse courbée, demeurait immobile, un mouchoir dans les yeux, car elle avait peur de pleurer, et que les larmes coulassent sur ses joues. Elle priait, non pas comme elle avait fait jusqu'à ce jour, par une espèce d'évocation de sa mère, par un appel désespéré sous le marbre de la tombe, jusqu'à ce qu'elle crût sentir à son émotion devenue déchirante que la morte l'entendait, l'écoutait, mais simplement en balbutiant avec ardeur les paroles consacrées du Pater noster et de l'Ave Maria. Elle n'aurait pas eu, ce jour-là, la force et la tension d'esprit qu'il lui fallait pour cette sorte de cruel entretien sans réponse avec ce qui pouvait demeurer de l'être disparu autour du trou qui cachait les restes de son corps. D'autres obsessions avaient pénétré dans son coeur de femme, l'avaient remuée, meurtrie, distraite; et sa prière fervente montait vers le ciel pleine d'obscures supplications. Elle implorait Dieu, l'inexorable Dieu qui a jeté sur la terre toutes les pauvres créatures, afin qu'il eût pitié d'elle-même autant que de celle rappelée à lui.
Elle n'aurait pu dire ce qu'elle lui demandait, tant ses appréhensions étaient encore cachées et confuses, mais elle sentait qu'elle avait besoin de l'aide divine, d'un secours surnaturel contre des dangers prochains et d'inévitables douleurs.
Annette, les yeux fermés, après avoir aussi balbutié des formules, était partie en une rêverie, car elle ne voulait pas se relever avant sa mère.
Olivier Bertin les regardait, songeant qu'il avait devant lui un ravissant tableau et regrettant un peu qu'il ne lui fût pas permis de faire un croquis.
En revenant, ils se mirent à parler de l'existence humaine, remuant doucement ces idées amères et poétiques d'une philosophie attendrie et découragée, qui sont un fréquent sujet de causerie entre les hommes et les femmes que la vie blesse un peu et dont les coeurs se mêlent en confondant leurs peines.
Annette, qui n'était point mûre pour ces pensées, s'éloignait à chaque instant afin de cueillir des fleurs champêtres au bord du chemin.
Mais Olivier, pris d'un désir de la garder près de lui, énervé de la voir sans cesse repartir, ne la quittait point de l'oeil. Il s'irritait qu'elle s'intéressât aux couleurs des plantes plus qu'aux phrases qu'il prononçait. Il éprouvait un malaise inexprimable de ne pas la captiver, la dominer comme sa mère, et une envie d'étendre la main, de la saisir, de la retenir, de lui défendre de s'en aller. Il la sentait trop alerte, trop jeune, trop indifférente, trop libre, libre comme un oiseau, comme un jeune chien qui n'obéit pas, qui ne revient point, qui a dans les veines l'indépendance, ce joli instinct de liberté que la voix et le fouet n'ont pas encore vaincu.
Pour l'attirer, il parla de choses plus gaies, et parfois il l'interrogeait, cherchait à éveiller un désir d'écouter et sa curiosité de femme; mais on eût dit que le vent capricieux du grand ciel soufflait dans la tête d'Annette ce jour-là, comme sur les épis ondoyants, emportait et dispersait son attention dans l'espace, car elle avait à peine répondu le mot banal attendu d'elle, jeté entre deux fuites avec un regard distrait, qu'elle retournait à ses fleurettes. Il s'exaspérait à la fin, mordu par une impatience puérile, et, comme elle venait prier sa mère de porter son premier bouquet pour qu'elle en pût cueillir un autre, il l'attrapa par le coude et lui serra le bras, afin qu'elle ne s'échappât plus. Elle se débattait en riant et tirait de toute sa force pour s'en aller; alors, mû par un instinct d'homme, il employa le moyen des faibles, et ne pouvant séduire son attention, il l'acheta en tentant sa coquetterie.
--Dis-moi, dit-il, quelle fleur tu préfères, je t'en ferai faire une broche.
Elle hésita, surprise.
—Une broche, comment?
—En pierres de la même couleur: en rubis si c'est le coquelicot; en saphir si c'est le bluet, avec une petite feuille en émeraudes.
La figure d'Annette s'éclaira de cette joie affectueuse dont les promesses et les cadeaux animent, les traits des femmes.
—Le bluet, dit-elle, c'est si gentil!
—Va pour un bluet. Nous irons le commander dès que nous serons de retour à Paris.
Elle ne partait plus, attachée à lui par la pensée du bijou qu'elle essayait déjà d'apercevoir, d'imaginer. Elle demanda:
—Est-ce très long à faire, une chose comme ça?
Il riait, la sentant prise.
—Je ne sais pas, cela dépend des difficultés. Nous presserons le bijoutier.
Elle fût soudain traversée par une réflexion navrante.
—Mais je ne pourrais pas le porter, puisque je suis en grand deuil.
Il avait passé son bras sous celui de la jeune fille, et la serrant contre lui:
—Eh, bien, tu garderas ta broche pour la fin de ton deuil, cela ne t'empêchera pas de la contempler.
Comme la veille au soir, il était entre elles, tenu, serré, captif entre leurs épaules, et pour voir se lever sur lui leurs yeux bleus pareils, pointillés de grains noirs, il leur parlait à tour de rôle, en tournant la tête vers l'une et vers l'autre. Le grand soleil les éclairant, il confondait moins à présent la comtesse avec Annette, mais il confondait de plus en plus la fille avec le souvenir renaissant de ce qu'avait été la mère. Il avait envie de les embrasser l'une et l'autre, l'une pour retrouver sur sa joue et sur sa nuque un peu de cette fraîcheur rosé et blonde qu'il avait savourée jadis, et qu'il revoyait aujourd'hui miraculeusement reparue, l'autre parce qu'il l'aimait toujours et qu'il sentait venir d'elle l'appel puissant d'une habitude ancienne. Il constatait même, à cette heure, et comprenait que son désir un peu lassé depuis longtemps et que son affection pour elle s'étaient ranimés à la vue de sa jeunesse ressuscitée.
Annette repartit chercher des fleurs. Olivier ne la rappelait plus, comme si le contact de son bras et la satisfaction de la joie donnée par lui l'eussent apaisé, mais il la suivait en tous ses mouvements, avec le plaisir qu'on éprouve à voir les êtres ou les choses qui captivent nos yeux et les grisent. Quand elle revenait, apportant une gerbe, il respirait plus fortement, cherchant, sans y songer, quelque chose d'elle, un peu de son haleine ou de la chaleur de sa peau dans l'air remué par sa course. Il la regardait avec ravissement, comme on regarde une aurore, comme on écoute de la musique, avec des tressaillements d'aise quand elle se baissait, se redressait, levait les deux bras en même temps pour remettre en place sa coiffure. Et puis, de plus en plus, d'heure en heure, elle activait en lui l'évocation de l'autrefois! Elle avait des rires, des gentillesses, des mouvements qui lui mettaient sur la bouche le goût des baisers donnés et rendus jadis; elle faisait du passé lointain, dont il avait perdu la sensation précise, quelque chose de pareil à un présent rêvé; elle brouillait les époques, les dates, les âges de son coeur, et rallumant des émotions refroidies, mêlait, sans qu'il s'en doutât, hier avec demain, le souvenir avec l'espérance.
Il se demandait en fouillant sa mémoire si la comtesse, en son plus complet épanouissement, avait eu ce charme souple de chèvre, ce charme hardi, capricieux, irrésistible, comme la grâce d'un animal qui court et qui saute. Non. Elle avait été plus épanouie et moins sauvage. Fille des villes, puis femme des villes, n'ayant jamais bu l'air des champs et vécu dans l'herbe, elle était devenue jolie à l'ombre des murs, et non pas au soleil du ciel.
Quand ils furent rentrés au château, la comtesse se mit à écrire des lettres sur sa petite table basse, dans l'embrasure d'une fenêtre; Annette monta dans sa chambre, et le peintre ressortit pour marcher à pas lents, un cigare à la bouche, les mains derrière le dos, par les chemins tournants du parc. Mais il ne s'éloignait pas jusqu'à perdre de vue la façade blanche ou le toit pointu de la demeure. Dès qu'elle avait disparu derrière les bouquets d'arbres ou les massifs d'arbustes, il avait une ombre sur le coeur, comme lorsqu'un nuage couvre le soleil, et quand elle reparaissait dans les trouées de verdure, il s'arrêtait quelques secondes pour contempler les deux lignes de hautes fenêtres. Puis il se remettait en route.
Il se sentait agité, mais content, content de quoi? de tout.
L'air lui semblait pur, la vie bonne, ce jour-là. Il se sentait de nouveau dans le corps des légèretés de petit garçon, des envies de courir et d'attraper avec ses mains les papillons jaunes qui sautillaient sur la pelouse comme s'ils eussent été suspendus au bout de fils élastiques. Il chantonnait des airs d'opéra. Plusieurs fois de suite, il répéta la phrase célèbre de Gounod: «Laisse-moi contempler ton visage», y découvrant une expression profondément tendre qu'il n'avait jamais sentie ainsi.
Soudain, il se demanda comment il se pouvait faire qu'il fût devenu si vite si différent de lui-même. Hier, à Paris, mécontent de tout, dégoûté, irrité, aujourd'hui calme, satisfait de tout, on eût dit qu'un dieu complaisant avait changé son âme. «Ce bon dieu-là, pensa-t-il, aurait bien dû me changer de corps en même temps, et me rajeunir un peu.» Tout à coup, il aperçut Julio qui chassait dans un fourrée. Il l'appela, et quand le chien fut venu placer sous la main sa tête fine coiffée de longues oreilles frisottées, il s'assit dans l'herbe pour le mieux flatter, lui dit des gentillesses, le coucha sur ses genoux, et s'attendrissant à le caresser, l'embrassa comme font les femmes dont le coeur s'émeut à toute occasion.
Après le dîner, au lieu de sortir comme la veille, ils passèrent la soirée au salon, en famille.
La comtesse dit tout à coup:
—Il va pourtant falloir que nous partions!
Olivier s'écria:
—Oh, ne parlez pas encore de ça! Vous ne vouliez pas quitter Roncières quand je n'y étais pas. J'arrive, et vous ne pensez plus qu'à filer.
—Mais, mon cher ami, dit-elle, nous ne pouvons pourtant demeurer ici indéfiniment tous les trois.
—Il ne s'agit point d'indéfiniment, mais de quelques jours. Combien de fois suis-je resté chez vous des semaines entières?
—Oui, mais en d'autres circonstances, alors que la maison était ouverte à tout le monde.
Alors Annette, d'une voix câline:
—Oh, maman! quelques jours encore, deux ou trois. Il m'apprend si bien à jouer au tennis. Je me fâche quand je perds, et puis après je suis si contente d'avoir fait des progrès!
Le matin même, la comtesse projetait de faire durer jusqu'au dimanche ce séjour mystérieux de l'ami, et maintenant elle voulait partir, sans savoir pourquoi. Cette journée qu'elle avait espérée si bonne, lui laissait à l'âme une tristesse inexprimable et pénétrante, une appréhension sans cause, tenace et confuse comme un pressentiment.
Quand elle se retrouva seule dans sa chambre, elle chercha même d'où lui venait ce nouvel accès mélancolique.
Avait-elle subi une de ces imperceptibles émotions dont l'effleurement a été si fugitif que la raison ne s'en souvient point, mais dont la vibration demeure aux cordes du coeur les plus sensibles?—Peut-être. Laquelle? Elle se rappela bien quelques inavouables contrariétés dans les mille nuances de sentiment par lesquelles elle avait passé, chaque minute apportant la sienne! Or, elles étaient vraiment trop menues pour lui laisser ce découragement. «Je suis exigeante, pensa-t-elle. Je n'ai pas le droit de me tourmenter ainsi.»
Elle ouvrit sa fenêtre, afin de respirer l'air de la nuit, et elle y demeura accoudée, les yeux sur la lune.
Un bruit léger lui fit baisser la tête. Olivier se promenait devant le château.—«Pourquoi a-t-il dit qu'il rentrait chez lui, pensa-t-elle; pourquoi ne m'a-t-il pas prévenue qu'il ressortait? ne m'a-t-il pas demandé de venir avec lui? Il sait bien que cela m'aurait rendue si heureuse. A quoi songe-t-il donc?»
Cette idée qu'il n'avait pas voulu d'elle pour cette promenade, qu'il avait préféré s'en aller seul par cette belle nuit, seul, un cigare à la bouche, car elle voyait le point rouge du feu, seul, quand il aurait pu lui donner cette joie de l'emmener. Cette idée qu'il n'avait pas sans cesse besoin d'elle, sans cesse envie d'elle, lui jeta dans l'âme un nouveau ferment d'amertume.
Elle allait fermer sa fenêtre pour ne plus le voir, pour n'être plus tentée de l'appeler, quand il leva les yeux et l'aperçut. Il cria:
—Tiens, vous rêvez aux étoiles, comtesse?
Elle répondit:
—Oui, vous aussi, à ce que je vois?
—Oh! moi, je fume tout simplement.
Elle ne put résister au désir de demander:
—Comment ne m'avez-vous pas prévenue que vous sortiez?
—Je voulais seulement griller un cigare. Je rentre, d'ailleurs.
—Alors bonsoir, mon ami.
—Bonsoir, comtesse.
Elle recula jusqu'à sa chaise basse, s'y assit, et pleura; et la femme de chambre, appelée pour la mettre au lit, voyant ses yeux rouges, lui dit avec compassion:
—Ah! Madame va encore se faire une vilaine figure, pour demain.
La comtesse dormit mal, fiévreuse, agitée par des cauchemars. Dès son réveil, avant de sonner, elle ouvrit elle-même sa fenêtre et ses rideaux pour se regarder dans la glace. Elle avait les traits tirés, les paupières gonflées, le teint jaune; et le chagrin qu'elle en éprouva fut si violent, qu'elle eut envie de se dire malade, de garder le lit et de ne se pas montrer jusqu'au soir.
Puis, soudain, le besoin de partir entra en elle, irrésistible, de partir tout de suite, par le premier train, de quitter ce pays clair où l'on voyait trop dans le grand jour des champs, les ineffaçables fatigues du chagrin et de la vie. A Paris, on vit dans la demi-ombre des appartements, où les rideaux lourds, même en plein midi, ne laissent entrer qu'une lumière douce. Elle y redeviendrait elle-même, belle, avec la pâleur qu'il faut dans cette lueur éteinte et discrète. Alors le visage d'Annette lui passa devant les yeux, rouge, un peu dépeigné, si frais, quand elle jouait au lawn-tennis. Elle comprit l'inquiétude inconnue dont avait souffert son âme. Elle n'était point jalouse de la beauté de sa fille! Non, certes, mais elle sentait, elle s'avouait pour la première fois qu'il ne fallait plus jamais se montrer près d'elle, en plein soleil.
Elle sonna, et, avant de boire son thé, elle donna des ordres pour le départ, écrivit des dépêches, commanda même par le télégraphe son dîner du soir, arrêta ses comptes de campagne, distribua ses instructions dernières, régla tout en moins d'une heure, en proie à une impatience fébrile et grandissante.
Quand elle descendit, Annette et Olivier, prévenus de cette décision, l'interrogèrent avec surprise. Puis, voyant qu'elle ne donnait, pour ce brusque départ, aucune raison précise, ils grognèrent un peu et montrèrent leur mécontentement jusqu'à l'instant de se séparer dans la cour de la gare, à Paris.
La comtesse, tendant la main au peintre, lui demanda:
—Voulez-vous venir dîner demain?
Il répondit, un peu boudeur:
—Certainement, je viendrai. C'est égal, ce n'est pas gentil, ce que vous avez fait. Nous étions si bien, là-bas, tous les trois!
III
Dès que la comtesse fut seule avec sa fille dans son coupé qui la ramenait à l'hôtel, elle se sentit soudain tranquille, apaisée comme si elle venait de traverser une crise redoutable. Elle respirait mieux, souriait aux maisons, reconnaissait avec joie toute cette ville, dont les vrais Parisiens semblent porter les détails familiers dans leurs yeux et dans leur coeur. Chaque boutique aperçue lui faisait prévoir les suivantes alignées le long du boulevard, et deviner la figure du marchand si souvent entrevu derrière sa vitrine, Elle se sentait sauvée! de quoi? Rassurée! pourquoi? Confiante! à quel sujet?
Quand la voiture fût arrêtée sous la voûte de la porte cochère, elle descendit légèrement et entra, comme on fait, dans l'ombre de l'escalier, puis dans l'ombre de son salon, puis dans l'ombre de sa chambre. Alors elle demeura debout quelques moments, contente d'être là, en sécurité, dans ce jour brumeux et vague de Paris, qui éclaire à peine, laisse deviner autant que voir, où l'on peut montrer ce qui plaît et cacher ce qu'on veut; et le souvenir irraisonné de l'éclatante lumière qui baignait la campagne demeurait encore en elle comme l'impression d'une souffrance finie.
Quand elle descendit pour dîner, son mari, qui venait de rentrer, l'embrassa avec affection, et souriant:
—Ah! ah! Je savais bien, moi, que l'ami Bertin vous ramènerait. Je n'ai pas été maladroit en vous l'envoyant.
Annette répondit gravement, de cette voix particulière qu'elle prenait quand elle plaisantait sans rire:
—Oh! Il a eu beaucoup de mal. Maman ne pouvait pas se décider.
Et la comtesse ne dit rien, un peu confuse.
La porte étant interdite, personne ne vint ce soir-là. Le lendemain, Mme de Guilleroy passa toute sa journée dans les magasins de deuil pour choisir et commander tout ce dont elle avait besoin. Elle aimait depuis sa jeunesse, presque depuis son enfance, ces longues séances d'essayage devant les glaces des grandes faiseuses. Dès l'entrée dans la maison, elle se sentait réjouie à la pensée de tous les détails de cette minutieuse répétition, dans ces coulisses de la vie parisienne. Elle adorait le bruit des robes des «demoiselles» accourues à son entrée, leurs sourires, leurs offres, leurs interrogations; et madame la couturière, la modiste ou la corsetière, était pour elle une personne de valeur, qu'elle traitait en artiste lorsqu'elle exprimait son opinion pour demander un conseil. Elle adorait encore plus se sentir maniée par les mains habiles des jeunes filles qui la dévêtaient et la rhabillaient en la faisant pivoter doucement devant son reflet gracieux. Le frisson que leurs doigts légers promenaient sur sa peau, sur son cou, ou dans ses cheveux était une des meilleures et des plus douces petites gourmandises de sa vie de femme élégante.
Ce jour-là, cependant, c'était avec une certaine angoisse qu'elle allait passer, sans voile et nu-tête, devant tous ces miroirs sincères. Sa première visite chez la modiste la rassura. Les trois chapeaux qu'elle choisit lui allaient à ravir, elle n'en pouvait douter, et quand la marchande lui eut dit avec conviction: «Oh! Madame la Comtesse, les blondes ne devraient jamais quitter le deuil», elle s'en alla toute contente et entra, pleine de confiance, chez les autres fournisseurs.
Puis elle trouva chez elle un billet de la duchesse venue pour la voir et annonçant qu'elle reviendrait dans la soirée; puis elle écrivit des lettres; puis elle rêvassa quelque temps, surprise que ce simple changement de lieu eût reculé dans un passé qui semblait déjà lointain le grand malheur qui l'avait déchirée. Elle ne pouvait même se convaincre que son retour de Roncières datât seulement de la veille, tant l'état de son âme était modifié depuis sa rentrée à Paris, comme si ce petit déplacement eût cicatrisé ses plaies.
Bertin, arrivé à l'heure du dîner, s'écria en l'apercevant:
—Vous êtes éblouissante, ce soir!
Et ce cri répandit en elle une onde tiède de bonheur.
Comme on quittait la table, le comte, qui avait une passion pour le billard, offrit à Bertin de faire une partie ensemble, et les deux femmes les accompagnèrent dans la salle de billard, où le café fut servi.
Les hommes jouaient encore quand la duchesse fut annoncée, et tous rentrèrent au salon. Mme de Corbelle et son mari se présentèrent en même temps, la voix pleine de larmes. Pendant quelques minutes, il sembla, au ton dolent des paroles, que tout le monde allait pleurer; mais, peu à peu, après les attendrissements et les interrogations, un autre courant d'idées passa; les timbres, tout à coup, s'éclaircirent, et on se mit à causer naturellement, comme si l'ombre du malheur qui assombrissait, à l'instant même, tout ce monde, se fût soudain dissipée.
Alors Bertin se leva, prit Annette par la main, l'amena sous le portrait de sa mère, dans le jet de feu du réflecteur, et demanda:
—Est-ce pas stupéfiant?
La duchesse fut tellement surprise, qu'elle semblait hors d'elle, et répétait:
—Dieu! est-ce possible! Dieu! est-ce possible! C'est une ressuscitée! Dire que je n'avais pas vu ça en entrant! Oh! ma petite Any, comme je vous retrouve, moi qui vous ai si bien connue alors, dans votre premier deuil de femme, non, dans le second, car vous aviez déjà perdu votre père! Oh! cette Annette, en noir comme ça, mais c'est sa mère revenue sur la terre. Quel miracle! Sans ce portrait on ne s'en serait pas aperçu! Votre fille vous ressemble encore beaucoup, en réalité, mais elle ressemble bien plus à cette toile!
Musadieu apparaissait, ayant appris le retour de Mme de Guilleroy, et tenant à être un des premiers à lui présenter «l'hommage de sa douloureuse sympathie».
Il interrompit son compliment en apercevant la jeune fille debout contre le cadre, enfermée dans le même éclat de lumière, et qui semblait la soeur vivante de la peinture. Il s'exclama:
—Ah! par exemple, voilà bien une des choses les plus étonnantes que j'aie vues!
Et les Corbelle, dont la conviction suivait toujours les opinions établies, s'émerveillèrent à leur tour avec une ardeur plus discrète.
Le coeur de la comtesse se serrait! Il se serrait peu à peu, comme si les exclamations étonnées de toutes ces gens l'eussent comprimé en lui faisant mal. Sans rien dire, elle regardait sa fille à côté de son image, et un énervement l'envahissait. Elle avait envie de crier: «Mais taisez-vous donc. Je le sais bien qu'elle me ressemble!»
Jusqu'à la fin de la soirée, elle demeura mélancolique, perdant de nouveau la confiance qu'elle avait retrouvée la veille.
Bertin causait avec elle, lorsque le marquis de Farandal fut annoncé. Le peintre, en le voyant entrer et s'approcher de la maîtresse de maison, se leva, glissa derrière son fauteuil en murmurant: «Allons bon! voilà cette grande bête, maintenant», puis, ayant fait un détour, il gagna la porte et s'en alla.
La comtesse, après avoir reçu les compliments du nouveau venu, chercha des yeux Olivier, pour reprendre avec lui la causerie qui l'intéressait. Ne l'apercevant plus, elle demanda:
—Quoi! le grand homme est parti?
Son mari répondit:
—Je crois que oui, ma chère, je viens de le voir sortir à l'anglaise.
Elle fut surprise, réfléchit quelques instants, puis se mit à causer avec le marquis.
Les intimes, d'ailleurs, se retirèrent bientôt par discrétion, car elle leur avait seulement entr'ouvert sa porte, sitôt après son malheur.
Alors, quand elle se retrouva étendue en son lit, toutes les angoisses qui l'avaient assaillie à la campagne reparurent. Elles se formulaient davantage; elle les éprouvait plus nettement; elle se sentait vieille!
Ce soir-là, pour la première fois, elle avait compris que dans son salon, où jusqu'alors elle était seule admirée, complimentée, fêtée, aimée, une autre, sa fille, prenait sa place. Elle avait compris cela, tout d'un coup, en sentant les hommages s'en aller vers Annette. Dans ce royaume, la maison d'une jolie femme, dans ce royaume où elle ne supporte aucun ombrage, d'où elle écarte avec un soin discret et tenace toute redoutable comparaison, où elle ne laisse entrer ses égales que pour essayer d'en faire des vassales, elle voyait bien que sa fille allait devenir la souveraine. Comme il avait été bizarre, ce serrement de coeur quand tous les yeux s'étaient tournés vers Annette que Bertin tenait par la main, debout à côté du tableau. Elle s'était sentie soudain disparue, dépossédée, détrônée. Tout le monde regardait Annette, personne ne s'était plus tourné vers elle! Elle était si bien accoutumée à entendre des compliments et des flatteries, chaque fois qu'on admirait son portrait, elle était si sûre des phrases élogieuses, dont elle ne tenait point compte mais dont elle se sentait tout de même chatouillée, que cet abandon, cette défection inattendue, cette admiration portée tout à coup tout entière vers sa fille, l'avaient plus remuée, étonnée, saisie que s'il se fût agi de n'importe quelle rivalité en n'importe quelle circonstance.
Mais comme elle avait une de ces natures qui, dans toutes les crises, après le premier abattement, réagissent, luttent et trouvent des arguments de consolation, elle songea qu'une fois sa chère fillette mariée, quand elles cesseraient de vivre sous le même toit, elle n'aurait plus à supporter cette incessante comparaison qui commençait à lui devenir trop pénible sous le regard de son ami.
Cependant, la secousse avait été très forte. Elle eut la fièvre et ne dormit guère.
Au matin, elle s'éveilla lasse et courbaturée, et alors surgit en elle un besoin irrésistible d'être réconfortée, d'être secourue, de demander aide à quelqu'un qui pût la guérir de toutes ces peines, de toutes ces misères morales et physiques.
Elle se sentait vraiment si mal à l'aise, si faible, que l'idée lui vint de consulter son médecin. Elle allait peut-être tomber gravement malade, car il n'était pas naturel qu'elle passât en quelques heures par ces phases successives de souffrance et d'apaisement. Elle le fit donc appeler par dépêche et l'attendit.
Il arriva vers onze heures. C'était un de ces sérieux médecins mondains dont les décorations et les titres garantissent la capacité, dont le savoir-faire égale au moins le simple savoir, et qui ont surtout, pour toucher aux maux des femmes, des paroles habiles plus sûres que des remèdes.
Il entra, salua, regarda sa cliente et, avec un sourire:
—Allons, ça n'est pas grave. Avec des yeux comme les vôtres, on n'est jamais bien malade.
Elle lui fut tout de suite reconnaissante de ce début et lui conta ses faiblesses, ses énervements, ses mélancolies, puis, sans appuyer, ses mauvaises mines inquiétantes. Après qu'il l'eut écoutée avec un air d'attention, sans l'interroger d'ailleurs sur autre chose que son appétit, comme s'il connaissait bien la nature secrète de ce mal féminin, il l'ausculta, l'examina, tâta du bout du doigt la chair des épaules, soupesa les bras, ayant sans doute rencontré sa pensée, et compris avec sa finesse de praticien qui soulève tous les voiles, qu'elle le consultait pour sa beauté bien plus que pour sa santé, puis il dit:
—Oui, nous avons de l'anémie, des troubles nerveux. Ça n'est pas étonnant, puisque vous venez d'éprouver un gros chagrin. Je vais vous faire une petite ordonnance qui mettra bon ordre à cela. Mais, avant tout, il faut manger des choses fortifiantes, prendre du jus de viande, ne pas boire d'eau, mais de la bière. Je vais vous indiquer une marque excellente. Ne vous fatiguez pas à veiller, mais marchez le plus que vous pourrez. Dormez beaucoup et engraissez un peu. C'est tout ce que je peux vous conseiller, madame et belle cliente.
Elle l'avait écouté avec un intérêt ardent, cherchant à deviner tous les sous-entendus.
Elle saisit le dernier mot.
—Oui, j'ai maigri. J'étais un peu trop forte à un moment, et je me suis peut-être affaiblie en me mettant à la diète.
—Sans aucun doute. Il n'y a pas de mal à rester maigre quand on l'a toujours été, mais quand on maigrit par principe, c'est toujours aux dépens de quelque chose. Cela, heureusement, se répare vite. Adieu, madame.
Elle se sentait mieux déjà, plus alerte; et elle voulut qu'on allât chercher pour le déjeuner la bière qu'il avait indiquée, à la maison de vente principale, afin de l'avoir plus fraîche.
Elle sortait de table quand Bertin fut introduit.
—C'est encore moi, dit-il, toujours moi. Je viens vous interroger. Faites-vous quelque chose, tantôt?
—Non, rien; pourquoi?
—Et Annette?
—Rien non plus.
—Alors, pouvez-vous venir chez moi vers quatre heures?
—Oui; mais à quel propos?
—J'esquisse ma figure de la Rêverie, dont je vous ai parlé en vous demandant si votre fille pourrait me donner quelques instants de pose. Cela me rendrait un grand service si je l'avais seulement une heure aujourd'hui. Voulez-vous?
La comtesse hésitait, ennuyée sans savoir de quoi. Elle répondit cependant:
—C'est entendu, mon ami, nous serons chez vous à quatre heures.
—Merci. Vous êtes la complaisance même.
Et il s'en alla préparer sa toile et étudier son sujet pour ne point trop fatiguer le modèle.
Alors la comtesse sortit seule, à pied, afin de compléter ses achats. Elle descendit aux grandes rues centrales, puis remonta le boulevard Malesherbes à pas lents, car elle se sentait les jambes rompues. Comme elle passait devant Saint-Augustin, une envie la saisit d'entrer dans cette église et de s'y reposer. Elle poussa la porte capitonnée, soupira d'aise en goûtant l'air frais de la vaste nef, prit une chaise, et s'assit.
Elle était religieuse comme le sont beaucoup de Parisiennes. Elle croyait à Dieu sans aucun doute, ne pouvant admettre l'existence de l'Univers, sans l'existence d'un créateur. Mais associant, comme fait tout le monde, les attributs de la Divinité avec la nature de la matière créée à portée de son oeil, elle personnifiait à peu près son Éternel selon ce qu'elle savait de son oeuvre, sans avoir pour cela d'idées bien nettes sur ce que pouvait être, en réalité, ce mystérieux Fabricant.
Elle y croyait fermement, l'adorait théoriquement, et le redoutait très vaguement, car elle ignorait en toute conscience ses intentions et ses volontés, n'ayant qu'une confiance très limitée dans les prêtres qu'elle considérait tous comme des fils de paysans réfractaires au service des armes. Son père, bourgeois parisien, ne lui ayant imposé aucun principe de dévotion, elle avait pratiqué avec nonchalance jusqu'à son mariage. Alors, sa situation nouvelle réglant plus strictement ses obligations apparentes envers l'Église, elle s'était conformée avec ponctualité à cette légère servitude.
Elle était dame patronnesse de crèches nombreuses et très en vue, ne manquait jamais la messe d'une heure, le dimanche, faisait l'aumône pour elle, directement, et, pour le monde, par l'intermédiaire d'un abbé, vicaire de sa paroisse.
Elle avait prié souvent par devoir, comme le soldat monte la garde à la porte du général. Quelquefois elle avait prié parce que son coeur était triste, quand elle redoutait surtout les abandons d'Olivier. Sans confier au ciel, alors, la cause de sa supplication, traitant Dieu avec la même hypocrisie naïve qu'un mari, elle lui demandait de la secourir. A la mort de son père, autrefois, puis tout récemment à la mort de sa mère, elle avait eu des crises violentes de ferveur, des implorations passionnées, des élans vers Celui qui veille sur nous et qui console.
Et voilà qu'aujourd'hui, dans cette église où elle venait d'entrer par hasard, elle se sentait tout à coup un besoin profond de prier, de prier non pour quelqu'un ni pour quelque chose, mais pour elle, pour elle seule, ainsi que déjà, l'autre jour, elle avait fait sur la tombe de sa mère. Il lui fallait de l'aide de quelque part, et elle appelait Dieu maintenant comme elle avait appelé un médecin, le matin même.
Elle resta longtemps sur ses genoux, dans le silence de l'église que troublait par moments un bruit de pas. Puis, tout à coup, comme si une pendule eût sonné dans son coeur, elle eut un réveil de ses souvenirs, tira sa montre, tressaillit en voyant qu'il allait être quatre heures, et se sauva pour prendre sa fille, qu'Olivier, déjà, devait attendre.
Elles trouvèrent l'artiste dans son atelier, étudiant sur la toile la pose de sa Rêverie. Il voulait reproduire exactement ce qu'il avait vu au parc Monceau, en se promenant avec Annette: une fille pauvre, rêvant, un livre ouvert sur les genoux. Il avait beaucoup hésité s'il la ferait laide ou jolie? Laide, elle aurait plus de caractère, éveillerait plus de pensée, plus d'émotion, contiendrait plus de philosophie. Jolie, elle séduirait davantage, répandrait plus de charme, plairait mieux.
Le désir de faire une étude d'après sa petite amie le décida. La Rêveuse serait jolie, et pourrait, par suite, réaliser son rêve poétique, un jour ou l'autre, tandis que laide demeurerait condamnée au rêve sans fin et sans espoir.
Dès que les deux femmes furent entrées, Olivier dit en se frottant les mains:
—Eh bien, mademoiselle Nané, nous allons donc travailler ensemble.
La comtesse semblait soucieuse. Elle s'assit dans un fauteuil et regarda Olivier plaçant dans le jour voulu une chaise de jardin en jonc de fer. Il ouvrit ensuite sa bibliothèque pour chercher un livre, puis, après une hésitation:
—Qu'est-ce qu'elle lit, votre fille?
—Mon Dieu, ce que vous voudrez. Donnez-lui un volume de Victor Hugo.
—La Légende des siècles?
—Je veux bien.
Il reprit alors:
—Petite, assieds-toi là et prends ce recueil de vers. Cherche la page... la page 336, où tu trouveras une pièce intitulée: les Pauvres Gens. Absorbe-la comme on boirait le meilleur des vins, tout doucement, mot à mot, et laisse-toi griser, laisse-toi attendrir. Ecoute ce que te dira ton coeur. Puis, ferme le bouquin, lève les yeux, pense et rêve... Moi, je vais préparer mes instruments de travail.
Il s'en alla dans un coin triturer sa palette; mais, tout en vidant sur la fine planchette les tubes de plomb d'où sortaient, en se tordant, de minces serpents de couleur, il se retournait de temps en temps pour regarder la jeune fille absorbée dans sa lecture.
Son coeur se serrait, ses doigts tremblaient, il ne savait plus ce qu'il faisait et brouillait les tons en mêlant les petits tas de pâte, tant il retrouvait soudain devant cette apparition, devant cette résurrection, dans ce même endroit, après douze ans, une irrésistible poussée d'émotion.
Maintenant elle avait fini de lire et regardait devant elle. S'étant approché, il aperçut en ses yeux deux gouttes claires qui, se détachant, coulaient sur les joues. Alors il tressaillit d'une de ces secousses qui jettent un homme hors de lui, et il murmura, en se tournant vers la comtesse:
—Dieu, qu'elle est belle!
Mais il demeura stupéfait devant le visage livide et convulsé de Mme de Guilleroy.
De ses yeux larges, pleins d'une sorte de terreur, elle les contemplait, sa fille et lui. Il s'approcha, saisi d'inquiétude, en demandant:
—Qu'avez-vous?
—Je veux vous parler.
S'étant levée, elle dit, à Annette rapidement:
—Attends une minute, mon enfant, j'ai un mot à dire à M. Bertin.
Puis elle passa vite dans le petit salon voisin où il faisait souvent attendre ses visiteurs. Il la suivit, la tête brouillée, ne comprenant pas. Dès qu'ils furent seuls, elle lui saisit les deux mains et balbutia:
—Olivier, Olivier, je vous en prie, ne la faites plus poser!
Il murmura, troublé:
—Mais pourquoi?
Elle répondit d'une voix précipitée:
—Pourquoi? pourquoi? Il le demande? Vous ne le sentez donc pas, vous, pourquoi? Oh! j'aurais dû le deviner plus tôt, moi, mais je viens seulement de le découvrir tout à l'heure... Je ne peux rien vous dire maintenant... rien... Allez chercher ma fille. Racontez-lui que je me trouve souffrante, faites avancer un fiacre, et venez prendre de mes nouvelles dans une heure. Je vous recevrai seul!
—Mais enfin, qu'avez-vous?
Elle semblait prête à se rouler dans une crise de nerfs.
—Laissez-moi. Je ne peux pas parler ici. Allez chercher ma fille et faites venir un fiacre.
Il dut obéir et rentra dans l'atelier. Annette, sans soupçons, s'était remise à lire, ayant le coeur inondé de tristesse par l'histoire poétique et lamentable. Olivier lui dit:
—Ta mère est indisposée. Elle a failli se trouver mal en entrant dans le petit salon. Va la rejoindre. J'apporte de l'éther.
Il sortit, courut prendre un flacon dans sa chambre, et puis revint.
Il les trouva pleurant dans les bras l'une de l'autre. Annette, attendrie par les Pauvres Gens, laissait couler son émotion, et la comtesse se soulageait un peu en confondant sa peine avec ce doux chagrin, en mêlant ses larmes avec celles de sa fille.
Il attendit quelque temps, n'osant parler et les regardant, oppressé lui-même d'une incompréhensible mélancolie.
Il dit enfin:
—Eh bien. Allez-vous mieux?
La comtesse répondit:
—Oui, un peu, ce ne sera rien. Vous avez demandé une voiture?
—Oui, vous l'aurez tout à l'heure.
—Merci, mon ami, ce n'est rien. J'ai eu trop de chagrins depuis quelque temps.
—La voiture est avancée! annonça bientôt un domestique.
Et Bertin, plein d'angoisses secrètes, soutint jusqu'à la portière son amie pâle et encore défaillante, dont il sentait battre le coeur sous le corsage.
Quand il fut seul, il se demanda: «Mais qu'a-t-elle donc? pourquoi cette crise?» Et il se mit à chercher, rôdant autour de la vérité sans se décider à la découvrir. A la fin, il s'en approcha: «Voyons, se dit-il, est-ce qu'elle croit que je fais la cour à sa fille? Non, ce serait trop fort!» Et combattant, avec des arguments ingénieux et loyaux, cette conviction supposée, il s'indigna qu'elle eût pu prêter un instant à cette affection saine, presque paternelle, une apparence quelconque de galanterie. Il s'irritait peu à peu contre la comtesse, n'admettant point qu'elle osât le soupçonner d'une pareille vilenie, d'une si inqualifiable infamie, et il se promettait, en lui répondant tout à l'heure, de ne lui point ménager les termes de sa révolte. Il sortit bientôt pour se rendre chez elle, impatient de s'expliquer. Tout le long de la route il prépara, avec une croissante irritation, les raisonnements et les phrases qui devaient le justifier et le venger d'un pareil soupçon.
Il la trouva sur sa chaise longue, avec un visage altéré de souffrance.
—Eh bien, lui dit-il d'un ton sec, expliquez-moi donc, ma chère amie, la scène étrange de tout à l'heure.
Elle répondit, d'une voix brisée:
—Quoi, vous n'avez pas encore compris?
—Non, je l'avoue.
—Voyons, Olivier, cherchez bien dans votre coeur.
—Dans mon coeur?
—Oui, au fond de votre coeur.
—Je ne comprends pas! Expliquez-vous mieux.
—Cherchez bien au fond de votre coeur s'il ne s'y trouve rien de dangereux pour vous et pour moi.
—Je vous répète que je ne comprends pas. Je devine qu'il y a quelque chose dans votre imagination, mais, dans ma conscience, je ne vois rien.
—Je ne vous parle pas de votre conscience, je vous parle de votre coeur.
—Je ne sais pas deviner les énigmes. Je vous prie d'être plus claire.
Alors, levant lentement ses deux mains, elle prit celles du peintre et les garda, puis, comme si chaque mot l'eût déchirée:
—Prenez garde, mon ami, vous allez vous éprendre de ma fille.
Il retira brusquement ses mains, et, avec une vivacité d'innocent qui se débat contre une prévention honteuse, avec des gestes vifs, une animation grandissante, il se défendit en l'accusant à son tour, elle, de l'avoir ainsi soupçonné.
Elle le laissa parler longtemps, obstinément incrédule, sûre de ce qu'elle avait dit, puis elle reprit:
—Mais je ne vous soupçonne pas, mon ami. Vous ignorez ce qui se passe en vous comme je l'ignorais moi-même ce matin. Vous me traitez comme si je vous accusais d'avoir voulu séduire Annette. Oh, non! oh, non! Je sais combien vous êtes loyal, digne de toute estime et de toute confiance. Je vous prie seulement, je vous supplie de regarder au fond de votre coeur si l'affection que vous commencez à avoir, malgré vous, pour ma fille, n'a pas un caractère un peu différent d'une simple amitié.
Il se fâcha, et s'agitant de plus en plus, se mit à plaider de nouveau sa loyauté, comme il avait fait, tout seul, dans la rue, en venant.
Elle attendit qu'il eût fini ses phrases; puis, sans colère, sans être ébranlée en sa conviction, mais affreusement pâle, elle murmura:
—Olivier, je sais bien tout ce que vous me dites, et je le pense ainsi que vous. Mais je suis sûre de ne pas me tromper. Ecoutez, réfléchissez, comprenez. Ma fille me ressemble trop, elle est trop tout ce que j'étais autrefois quand vous avez commencé à m'aimer, pour que vous ne vous mettiez pas à l'aimer aussi.
—Alors, s'écria-t-il, vous osez me jeter une chose pareille à la face sur cette simple supposition et ce ridicule raisonnement: Il m'aime, ma fille me ressemble—donc il l'aimera.
Mais voyant le visage de la comtesse s'altérer de plus en plus, il continua, d'un ton plus doux:
—Voyons, ma chère Any, mais c'est justement parce que je vous retrouve en elle, que cette fillette me plaît beaucoup. C'est vous, vous seule que j'aime en la regardant.
—Oui, c'est justement ce dont je commence à tant souffrir, et ce que je redoute si fort. Vous ne démêlez point encore ce que vous sentez. Vous ne vous y tromperez plus dans quelque temps.
—Any, je vous assure que vous devenez folle.
—Voulez-vous des preuves?
—Oui.
—Vous n'étiez pas venu à Roncières depuis trois ans, malgré mes instances. Mais vous vous êtes précipité quand on vous a proposé d'aller nous chercher.
—Ah! par exemple! Vous me reprochez de ne pas vous avoir laissée seule, là-bas, vous sachant malade, après la mort de votre mère.
—Soit! Je n'insiste pas. Mais ceci: le besoin de revoir Annette est chez vous si impérieux, que vous n'avez pu laisser passer la journée d'aujourd'hui sans me demander de la conduire chez vous, sous prétexte de pose.
—Et vous ne supposez pas que c'est vous que je cherchais à voir?
—En ce moment vous argumentez contre vous-même, vous cherchez à vous convaincre, vous ne me trompez pas. Écoutez encore. Pourquoi êtes-vous parti brusquement, avant-hier soir, quand le marquis de Farandal est entré? Le savez-vous?
Il hésita, fort surpris, fort inquiet, désarmé par cette observation. Puis, lentement:
—Mais... je ne sais trop... j'étais fatigué... et puis, pour être franc, cet imbécile m'énerve.
—Depuis quand?
—Depuis toujours.
—Pardon, je vous ai entendu faire son éloge. Il vous plaisait autrefois. Soyez tout à fait sincère, Olivier.
Il réfléchit quelques instants, puis, cherchant ses mots:
—Oui, il est possible que la grande tendresse que j'ai pour vous me fasse assez aimer tous les vôtres pour modifier mon opinion sur ce niais, qu'il m'est indifférent de rencontrer, de temps en temps, mais que je serais fâché de voir chez vous presque chaque jour.
—La maison de ma fille ne sera pas la mienne. Mais cela suffit. Je connais la droiture de votre coeur. Je sais que vous réfléchirez beaucoup à ce que je viens de vous dire. Quand vous aurez réfléchi, vous comprendrez que je vous ai montré un gros danger, alors qu'il est encore temps d'y échapper. Et vous y prendrez garde. Parlons d'autre chose, voulez-vous?
Il n'insista pas, mal à l'aise maintenant, ne sachant plus trop ce qu'il devait penser, ayant, en effet, besoin de réfléchir. Et il s'en alla, après un quart d'heure d'une conversation quelconque.
IV
A petits pas, Olivier retournait chez lui, troublé comme s'il venait d'apprendre un honteux secret de famille. Il essayait de sonder son coeur, de voir clair en lui, de lire ces pages intimes du livre intérieur qui semblent collées l'une à l'autre, et que seul, parfois, un doigt étranger peut retourner en les séparant. Certes, il ne se croyait pas amoureux d'Annette! La comtesse, dont la jalousie ombrageuse ne cessait d'être en alerte, avait prévu, de loin, le péril, et l'avait signalé avant qu'il existât. Mais ce péril pouvait-il exister, demain, après-demain, dans un mois? C'est à cette question sincère qu'il essayait de répondre sincèrement. Certes, la petite remuait ses instincts de tendresse, mais ils sont si nombreux dans l'homme ces instincts-là, qu'il ne fallait pas confondre les redoutables avec les inoffensifs. Ainsi il adorait les bêtes, les chats surtout, et ne pouvait apercevoir leur fourrure soyeuse sans être saisi d'une envie irrésistible, sensuelle, de caresser leur dos onduleux et doux, de baiser leur poil électrique. L'attraction qui le poussait vers la jeune fille ressemblait un peu à ces désirs obscurs et innocents qui font partie de toutes les vibrations incessantes et inapaisables des nerfs humains. Ses yeux d'artiste et ses yeux d'homme étaient séduits par sa fraîcheur, par cette poussée de belle vie claire, par cette sève de jeunesse éclatant en elle; et son coeur, plein des souvenirs de sa longue liaison avec la comtesse, trouvant, dans l'extraordinaire ressemblance d'Annette avec sa mère, un rappel d'émotions anciennes, des émotions endormies du début de son amour, avait peut-être un peu tressailli sous la sensation d'un réveil. Un réveil? Oui? C'était cela? Cette idée l'illumina. Il se sentait réveillé après des années de sommeil. S'il avait aimé la petite sans s'en douter, il aurait éprouvé près d'elle ce rajeunissement de l'être entier, qui crée un homme différent dès que s'allume en lui la flamme d'un désir nouveau. Non, cette enfant n'avait fait que souffler sur l'ancien feu! C'était bien toujours la mère qu'il aimait, mais un peu plus qu'auparavant sans doute, à cause de sa fille, de ce recommencement d'elle-même. Et il formula cette constatation par ce sophisme rassurant: On n'aime qu'une fois! Le coeur peut s'émouvoir souvent à la rencontre d'un autre être, car chacun exerce sur chacun des attractions et des répulsions. Toutes ces influences font naître l'amitié, les caprices, des envies de possession, des ardeurs vives et passagères, mais non pas de l'amour véritable. Pour qu'il existe, cet amour, il faut que les deux êtres soient tellement nés l'un pour l'autre, se trouvent accrochés l'un à l'autre par tant de points, par tant de goûts pareils, par tant d'affinités de la chair, de l'esprit, du caractère, se sentent liés par tant de choses de toute nature, que cela forme un faisceau d'attaches. Ce qu'on aime, en somme, ce n'est pas tant Mme X... ou M. Z..., c'est une femme ou un homme, une créature sans nom, sortie de la Nature, cette grande femelle, avec des organes, une forme, un coeur, un esprit, une manière d'être générale qui attirent comme un aimant nos organes, nos yeux, nos lèvres, notre coeur, notre pensée, tous nos appétits sensuels et intelligents. On aime un type, c'est-à-dire la réunion, dans une seule personne, de toutes les qualités humaines qui peuvent nous séduire isolément dans les autres.
Pour lui, la comtesse de Guilleroy avait été ce type, et la durée de leur liaison, dont il ne se lassait pas, le lui prouvait d'une façon certaine. Or, Annette ressemblait physiquement à ce qu'avait été sa mère, au point de tromper les yeux. Il n'y avait donc rien d'étonnant à ce que son coeur d'homme se laissât un peu surprendre, sans se laisser entraîner. Il avait adoré une femme! Une autre femme naissait d'elle, presque pareille. Il ne pouvait vraiment se défendre de reporter sur la seconde un léger reste affectueux de rattachement passionné qu'il avait eu pour la première. Il n'y avait là rien de mal; il n'y avait là aucun danger. Son regard et son souvenir se laissaient seuls illusionner par cette apparence de résurrection; mais son instinct ne s'égarait pas, car il n'avait jamais éprouvé pour la jeune fille le moindre trouble de désir.
Cependant la comtesse lui reprochait d'être jaloux du marquis. Était-ce vrai? Il fit de nouveau un examen de conscience sévère et constata qu'en réalité il en était un peu jaloux. Quoi d'étonnant à cela, après tout? N'est-on pas jaloux à chaque instant d'hommes qui font la cour à n'importe quelle femme? N'éprouve-t-on pas dans la rue, au restaurant, au théâtre, une petite inimitié contre le monsieur qui passe ou qui entre avec une belle fille au bras? Tout possesseur de femme est un rival. C'est un mâle satisfait, un vainqueur que les autres mâles envient. Et puis, sans entrer dans ces considérations de physiologie, s'il était normal qu'il eût pour Annette une sympathie un peu surexcitée par sa tendresse pour la mère, ne devenait-il pas naturel qu'il sentît en lui s'éveiller un peu de haine animale contre le mari futur? Il dompterait sans peine ce vilain sentiment.
Au fond de lui, cependant, demeurait une aigreur de mécontentement contre lui-même et contre la comtesse. Leurs rapports de chaque jour n'allaient-ils pas être gênés par la suspicion qu'il sentirait en elle? Ne devrait-il pas veiller, avec une attention scrupuleuse et fatigante, sur toutes ses paroles, sur tous ses actes, sur ses regards, sur ses moindres attitudes vis-à-vis de la jeune fille, car tout ce qu'il ferait, tout ce qu'il dirait, allait devenir suspect à la mère. Il rentra chez lui grincheux et se mit à fumer des cigarettes, avec une vivacité d'homme agacé qui use dix allumettes pour mettre le feu à son tabac. Il essaya en vain de travailler. Sa main, son oeil et son esprit semblaient déshabitués de la peinture, comme s'ils l'eussent oubliée, comme si jamais ils n'avaient connu et pratiqué ce métier. Il avait pris, pour la finir, une petite toile commencée:—un coin de rue où chantait un aveugle,—et il la regardait avec une indifférence invincible, avec une telle impuissance à la continuer qu'il s'assit devant, sa palette à la main, et l'oublia, tout en continuant à la contempler avec une fixité attentive et distraite.
Puis, soudain, l'impatience du temps qui ne marchait pas, des interminables minutes, commença à le ronger de sa fièvre intolérable. Jusqu'à son dîner, qu'il prendrait au Cercle, que ferait-il puisqu'il ne pouvait travailler? L'idée de la rue le fatiguait d'avance, l'emplissait du dégoût des trottoirs, des passants, des voitures et des boutiques; et la pensée de faire des visites ce jour-là, une visite, à n'importe qui, fit surgir en lui la haine instantanée de toutes les gens qu'il connaissait.
Alors, que ferait-il? Il circulerait dans son atelier de long en large, en regardant à chaque retour vers la pendule l'aiguille déplacée de quelques secondes? Ah! il les connaissait ces voyages de la porte au bahut chargé de bibelots! Aux heures de verve, d'élan, d'entrain, d'exécution féconde et facile, c'étaient des récréations délicieuses, ces allées et venues à travers la grande pièce égayée, animée, échauffée par le travail; mais, aux heures d'impuissance et de nausée, aux heures misérables où rien ne lui paraissait valoir la peine d'un effort et d'un mouvement, c'était la promenade abominable du prisonnier dans son cachot. Si seulement il avait pu dormir, rien qu'une heure, sur son divan. Mais non, il ne dormirait pas, il s'agiterait jusqu'à trembler d'exaspération. D'où lui venait donc cette subite attaque d'humeur noire?
Il pensa: Je deviens rudement nerveux pour me mettre dans un pareil état sur une cause insignifiante.
Alors, il songea à prendre un livre. Le volume de la Légende des Siècles était demeuré sur la chaise de fer où Annette l'avait posé. Il l'ouvrit, lut deux pages de vers et ne les comprit pas. Il ne les comprit pas plus que s'ils avaient été écrits dans une langue étrangère. Il s'acharna et recommença pour constater toujours que vraiment il n'en pénétrait point le sens. «Allons, se dit-il, il paraît que je suis sorti.» Mais une inspiration soudaine le rassura sur les deux heures qu'il lui fallait émietter jusqu'au dîner. Il se fit chauffer un bain et y demeura étendu, amolli, soulagé par l'eau tiède, jusqu'au moment où son valet de chambre apportant le linge le réveilla d'un demi-sommeil. Il se rendit alors au Cercle, où étaient réunis ses compagnons ordinaires. Il fut reçu par des bras ouverts et des exclamations, car on ne l'avait point vu depuis quelques jours.
—Je reviens de la campagne, dit-il.
Tous ces hommes, à l'exception du paysagiste Maldant, professaient pour les champs un mépris profond. Rocdiane et Landa y allaient chasser, il est vrai, mais ils ne goûtaient dans les plaines et dans les bois que le plaisir de regarder tomber sous leurs plombs, pareils à des loques de plumes, les faisans, cailles ou perdrix, ou de voir les petits lapins foudroyés culbuter comme des clowns, cinq ou six fois de suite sur la tête, en montrant à chaque cabriole la mèche de poils blancs de leur queue. Hors ces plaisirs d'automne et d'hiver, ils jugeaient la campagne assommante. Rocdiane disait: «Je préfère les petites femmes aux petits pois.»
Le dîner fut ce qu'il était toujours, bruyant et jovial, agité par des discussions où rien d'imprévu ne jaillit. Bertin, pour s'animer, parla beaucoup. On le trouva drôle; mais, dès qu'il eut bu son café et joué soixante points au billard avec le banquier Liverdy, il sortit, déambula quelque peu de la Madeleine à la rue Taitbout, passa trois fois devant le Vaudeville en se demandant s'il entrerait, faillit prendre un fiacre pour aller à l'Hippodrome, changea d'avis et se dirigea vers le Nouveau-Cirque, puis fit brusquement demi-tour, sans motif, sans projet, sans prétexte, remonta le boulevard Malesherbes et ralentit le pas en approchant de la demeure de la comtesse de Guilleroy: «Elle trouvera peut-être singulier de me voir revenir ce soir?» pensait-il. Mais il se rassura en songeant qu'il n'y avait rien d'étonnant à ce qu'il prît une seconde fois de ses nouvelles.
Elle était seule avec Annette, dans le petit salon du fond, et travaillait toujours à la couverture pour les pauvres. Elle dit simplement, en le voyant entrer:
—Tiens, c'est vous, mon ami?
—Oui, j'étais inquiet, j'ai voulu vous voir. Comment allez-vous?
—Merci, assez bien...
Elle attendit quelques instants, puis ajouta, avec une intention marquée:
—Et vous?
Il se mit à rire d'un air dégagé en répondant:
—Oh! moi, très bien, très bien. Vos craintes n'avaient pas la moindre raison d'être.
Elle leva les yeux en cessant de tricoter et posa sur lui, lentement, un regard ardent de prière et de doute.
—Bien vrai, dit-il.
—Tant mieux, répondit-elle avec un sourire un peu forcé.
Il s'assit, et, pour la première fois en cette maison, un malaise irrésistible l'envahit, une sorte de paralysie des idées plus complète encore que celle qui l'avait saisi, dans le jour, devant sa toile.
La comtesse dit à sa fille:
—Tu peux continuer, mon enfant; ça ne le gêne pas.
Il demanda:
—Que faisait-elle donc?
—Elle étudiait une fantaisie.
Annette se leva pour aller au piano. Il la suivait de l'oeil, sans y songer, ainsi qu'il faisait toujours, en la trouvant jolie. Alors il sentit sur lui le regard de la mère, et brusquement il tourna la tête, comme s'il eût cherché quelque chose dans le coin sombre du salon.
La comtesse prit sur sa table à ouvrage un petit étui d'or qu'elle avait reçu de lui, elle l'ouvrit, et lui tendant des cigarettes:
—Fumez, mon ami, vous savez que j'aime ça, lorsque nous sommes seuls ici.
Il obéit, et le piano se mit à chanter. C'était une musique d'un goût ancien, gracieuse et légère, une de ces musiques qui semblent avoir été inspirées à l'artiste par un soir très doux de clair de lune, au printemps.
Olivier demanda:
—De qui est-ce donc?
La comtesse répondit:
—De Méhul. C'est fort peu connu et charmant. Un désir grandissait en lui de regarder Annette, et il n'osait pas, il n'aurait eu qu'un petit mouvement à faire, un petit mouvement du cou, car il apercevait de côté les deux mèches de feu des bougies éclairant la partition, mais il devinait si bien, il lisait si clairement l'attention guetteuse de la comtesse, qu'il demeurait immobile, les yeux levés devant lui, intéressés, semblait-il, au fil de fumée grise du tabac.
Mme de Guilleroy murmura:
—C'est tout ce que vous avez à me dire?
Il sourit:
—Il ne faut pas m'en vouloir. Vous savez que la musique m'hypnotise, elle boit mes pensées. Je parlerai dans un instant.
—Tiens, dit-elle, j'avais étudié quelque chose pour vous, avant la mort de maman. Je ne vous l'ai jamais fait entendre, et je vous le jouerai tout à l'heure, quand la petite aura fini; vous verrez comme c'est bizarre!
Elle avait un talent réel, et une compréhension subtile de l'émotion qui court dans les sons. C'était même là une de ses plus sûres puissances sur la sensibilité du peintre.
Dès qu'Annette eut achevé la symphonie champêtre de Méhul, la comtesse se leva, prit sa place, et une mélodie étrange s'éveilla sous ses doigts, une mélodie dont toutes les phrases semblaient des plaintes, plaintes diverses, changeantes, nombreuses, qu'interrompait une note unique, revenue sans cesse, tombant au milieu des chants, les coupant, les scandant, les brisant, comme un cri monotone incessant, persécuteur, l'appel inapaisable d'une obsession.
Mais Olivier regardait Annette qui venait de s'asseoir en face de lui, et il n'entendait rien, il ne comprenait pas.
Il la regardait, sans penser, se rassasiant de sa vue comme d'une chose habituelle et bonne dont il venait d'être privé, la buvant sainement comme on boit de l'eau, quand on a soif.
—Eh bien! dit la comtesse, est-ce beau?
Il s'écria réveillé:
—Admirable, superbe, de qui?
—Vous ne le savez pas?
—Non.
—Comment, vous ne le savez pas, vous?
—Mais non.
—De Schubert.
Il dit avec un air de conviction profonde:
—Cela ne m'étonne point. C'est superbe! vous seriez exquise en recommençant.
Elle recommença, et lui, tournant la tête, se remit à contempler Annette, mais en écoutant aussi la musique, afin de goûter en même temps deux plaisirs.
Puis, quand Mme de Guilleroy fut revenue prendre sa place, il obéit simplement à la naturelle duplicité de l'homme et ne laissa plus se fixer ses yeux sur le blond profil de la jeune fille qui tricotait en face de sa mère, de l'autre côté de la lampe.
Mais s'il ne la voyait pas, il goûtait la douceur de sa présence, comme on sent le voisinage d'un foyer chaud; et l'envie de glisser sur elle des regards rapides, aussitôt ramenés sur la comtesse, le harcelait, une envie de collégien qui se hisse à la fenêtre de la rue dès que le maître tourne le dos.
Il s'en alla tôt, car il avait la parole aussi paralysée que l'esprit, et son silence persistant pouvait être interprété.
Dès qu'il fut dans la rue, un besoin d'errer le prit, car toute musique entendue continuait en lui longtemps, le jetait en des songeries qui semblaient la suite rêvée et plus précise des mélodies. Le chant des notes revenait, intermittent et fugitif, apportant des mesures isolées, affaiblies, lointaines comme un écho, puis se taisait, semblait laisser la pensée donner un sens aux motifs et voyager à la recherche d'une sorte d'idéal harmonieux et tendre. Il tourna sur la gauche au boulevard extérieur, en apercevant l'éclairage de féerie du parc Monceau, et il entra dans l'allée centrale arrondie sous les lunes électriques. Un gardien rôdait à pas lents; parfois un fiacre attardé passait; un homme lisait un journal assis sur un banc dans un bain bleuâtre de clarté vive, au pied du mât de bronze qui portait un globe éclatant. D'autres foyers sur les pelouses, au milieu des arbres, répandaient dans les feuillages et sur les gazons leur lumière froide et puissante, animaient d'une vie pâle ce grand jardin de ville.
Bertin, les mains derrière le dos, allait le long du trottoir, et il se souvenait de sa promenade avec Annette, en ce même parc, quand il avait reconnu dans sa bouche la voix de sa mère.
Il se laissa tomber sur un banc, et aspirant la sueur fraîche des pelouses arrosées, il se sentit assailli par toutes les attentes passionnées qui font de l'âme des adolescents le canevas incohérent d'un infini roman d'amour. Autrefois il avait connu ces soirs-là, ces soirs de fantaisie vagabonde où il laissait errer son caprice dans les aventures imaginaires, et il s'étonna de trouver en lui ce retour de sensations qui n'étaient plus de son âge.
Mais, comme la note obstinée de la mélodie de Schubert, la pensée d'Annette, la vision de son visage penché sous la lampe, et le soupçon bizarre de la comtesse, le ressaisissaient à tout instant. Il continuait malgré lui à occuper son coeur de cette question, à sonder les fonds impénétrables où germent, avant de naître, les sentiments humains. Cette recherche obstinée l'agitait; cette préoccupation constante de la jeune fille semblait ouvrir à son âme une route de rêveries tendres; il ne pouvait plus la chasser de sa mémoire; il portait en lui une sorte d'évocation d'elle, comme autrefois il gardait, quand la comtesse l'avait quitté, l'étrange sensation de sa présence dans les murs de son atelier.
Tout à coup, impatienté de cette domination d'un souvenir, il murmura en se levant:
—Any est stupide de m'avoir dit ça. Elle va me faire penser à la petite à présent.
Il rentra chez lui, inquiet sur lui-même. Quand il se fut mis au lit, il sentit que le sommeil ne viendrait point, car une fièvre courait en ses veines, une sève de rêve fermentait en son coeur. Redoutant l'insomnie, une de ces insomnies énervantes que provoque l'agitation de l'âme, il voulut essayer de prendre un livre. Combien de fois une courte lecture lui avait servi de narcotique! Il se leva donc et passa dans sa bibliothèque, afin de choisir un ouvrage bien fait et soporifique; mais son esprit éveillé malgré lui, avide d'une émotion quelconque cherchait sur les rayons un nom d'écrivain qui répondît à son état d'exaltation et d'attente. Balzac, qu'il adorait, ne lui dit rien; il dédaigna Hugo, méprisa Lamartine qui pourtant le laissait toujours attendri et il tomba avidement sur Musset, le poète des tout jeunes gens. Il en prit un volume et l'emporta pour lire au hasard des feuilles.
Quand il se fut recouché, il se mit à boire, avec une soif d'ivrogne, ces vers faciles d'inspiré qui chanta, comme un oiseau, l'aurore de l'existence et, n'ayant d'haleine que pour le matin, se tut devant le jour brutal, ces vers d'un poète qui fut surtout un homme enivré de la vie, lâchant son ivresse en fanfares d'amours éclatantes et naïves, écho de tous les jeunes coeurs éperdus de désirs.
Jamais Bertin n'avait compris ainsi le charme physique de ces poèmes qui émeuvent les sens et remuent à peine l'intelligence. Les yeux sur ces vers vibrants, il se sentait une âme de vingt ans, soulevée d'espérances, et il lut le volume presque entier dans une griserie juvénile. Trois heures sonnèrent, jetant en lui l'étonnement de n'avoir pas encore sommeil. Il se leva pour fermer sa fenêtre restée ouverte et pour porter le livre sur la table, au milieu de la chambre; mais au contact de l'air frais de la nuit, une douleur, mal assoupie par les saisons d'Aix, lui courut le long des reins comme un rappel, comme un avis, et il rejeta le poète avec un geste d'impatience en murmurant: «Vieux fou, va!» Puis il se recoucha et souffla sa lumière.
Il n'alla pas le lendemain chez la comtesse, et il prit même la résolution énergique de n'y point retourner avant deux jours. Mais quoi qu'il fît, soit qu'il essayât de peindre, soit qu'il voulût se promener, soit qu'il traînât de maison en maison sa mélancolie, il était partout harcelé par la préoccupation inapaisable de ces deux femmes.
S'étant interdit d'aller les voir, il se soulageait en pensant à elles, et il laissait à sa pensée, il laissait son coeur se rassasier de leur souvenir. Il arrivait alors souvent que, dans cette sorte d'hallucination où il berçait son isolement, les deux figures se rapprochaient, différentes, telles qu'il les connaissait, puis passaient l'une devant l'autre, se mêlaient, fondues ensemble, ne faisaient plus qu'un visage, un peu confus, qui n'était plus celui de la mère, pas tout à fait celui de la fille, mais celui d'une femme aimée éperdument, autrefois, encore, toujours.
Alors, il avait des remords de s'abandonner ainsi sur la pente de ces attendrissements qu'il sentait puissants et dangereux. Pour leur échapper, les rejeter, se délivrer de ce songe captivant et doux, il dirigeait son esprit vers toutes les idées imaginables, vers tous les sujets de réflexion et de méditation possibles. Vains efforts! Toutes les routes de distraction qu'il prenait le ramenaient au même point, où il rencontrait une jeune figure blonde qui semblait embusquée pour l'attendre. C'était une vague et inévitable obsession flottant sur lui, tournant autour de lui et l'arrêtant, quel que fût le détour qu'il avait essayé pour fuir.
La confusion de ces deux êtres, qui l'avait si fort troublé le soir de leur promenade dans le parc de Roncières, recommençait en sa mémoire dès que, cessant de réfléchir et de raisonner, il les évoquait et s'efforçait de comprendre quelle émotion bizarre remuait sa chair. Il se disait: «Voyons, ai-je pour Annette plus de tendresse qu'il ne convient?» Alors, fouillant son coeur, il le sentait brûlant d'affection pour une femme toute jeune, qui avait tous les traits d'Annette, mais qui n'était pas elle. Et il se rassurait lâchement en songeant: «Non, je n'aime pas la petite, je suis la victime de sa ressemblance.»
Cependant, les deux jours passés à Roncières restaient en son âme comme une source de chaleur, de bonheur, d'enivrement; et les moindres détails lui revenaient un à un, précis, plus savoureux qu'à l'heure même. Tout à coup, en suivant le cours de ses ressouvenirs, il revit le chemin qu'ils suivaient en sortant du cimetière, les cueillettes de fleurs de la jeune fille, et il se rappela brusquement lui avoir promis un bluet en saphirs dès leur retour à Paris.
Toutes ses résolutions s'envolèrent, et, sans plus lutter, il prit son chapeau et sortit, tout ému par la pensée du plaisir qu'il lui ferait.
Le valet de pied des Guilleroy lui répondit, quand il se présenta:
—Madame est sortie, mais Mademoiselle est ici.
Il ressentit une joie vive.
—-Prévenez-la que je voudrais lui parler.
Puis il glissa dans le salon, à pas légers, comme s'il eût craint d'être entendu.
Annette apparut presque aussitôt.
—Bonjour, cher maître, dit-elle avec gravité.
Il se mit à rire, lui serra la main, et, s'asseyant auprès d'elle:
—Devine pourquoi je suis venu?
Elle chercha quelques secondes.
—Je ne sais pas.
—Pour t'emmener avec ta mère chez le bijoutier, choisir le bluet en saphirs que je t'ai promis à Roncières.
La figure de la jeune fille fut illuminée de bonheur.
—Oh! dit-elle, et maman qui est sortie. Mais elle va rentrer. Vous l'attendrez, n'est-ce pas?
—Oui, si ce n'est pas trop long.
—Oh! quel insolent, trop long, avec moi. Vous me traitez en gamine.
—Non, dit-il, pas tant que tu crois.
Il se sentait au coeur une envie de plaire, d'être galant et spirituel, comme aux jours les plus fringants de sa jeunesse, une de ces envies instinctives qui surexcitent toutes les facultés de séduction, qui font faire la roue aux paons et des vers aux poètes. Les phrases lui venaient aux lèvres, pressées, alertes, et il parla comme il savait parler en ses bonnes heures. La petite, animée par cette verve, lui répondit avec toute la malice, avec toute la finesse espiègle qui germaient en elle.
Tout à coup, comme il discutait une opinion, il s'écria:
—Mais vous m'avez déjà dit cela souvent, et je vous ai répondu...
Elle l'interrompit en éclatant de rire:
—Tiens, vous ne me tutoyez plus! Vous me prenez pour maman.
Il rougit, se tut, puis balbutia:
—C'est que ta mère m'a déjà soutenu cent fois cette idée-là.
Son éloquence s'était éteinte; il ne savait plus que dire, et il avait peur maintenant, une peur incompréhensible de cette fillette.
—Voici maman, dit-elle.
Elle avait entendu s'ouvrir la porte du premier salon, et Olivier, troublé comme si on l'eût pris en faute, expliqua comment il s'était souvenu tout à coup de la promesse faite, et comment il était venu les prendre l'une et l'autre pour aller chez le bijoutier.
—J'ai un coupé, dit-il. Je me mettrai sur le strapontin.
Ils partirent, et quelques minutes plus tard ils entraient chez Montara.
Ayant passé toute sa vie dans l'intimité, l'observation, l'étude et l'affection des femmes, s'étant toujours occupé d'elles, ayant dû sonder et découvrir leurs goûts, connaître comme elles la toilette, les questions de mode, tous les menus détails de leur existence privée, il était arrivé à partager souvent certaines de leurs sensations, et il éprouvait toujours, en entrant dans un de ces magasins où l'on vend les accessoires charmants et délicats de leur beauté, une émotion de plaisir presque égale à celle dont elles vibraient elles-mêmes. Il s'intéressait comme elles à tous les riens coquets dont elles se parent; les étoffes plaisaient à ses yeux; les dentelles attiraient ses mains; les plus insignifiants bibelots élégants retenaient son attention. Dans les magasins de bijouterie, il ressentait pour les vitrines une nuance de respect religieux, comme devant les sanctuaires de la séduction opulente; et le bureau de drap foncé, où les doigts souples de l'orfèvre font rouler les pierres aux reflets précieux, lui imposait une certaine estime.
Quand il eut fait asseoir la comtesse et sa fille devant ce meuble sévère où l'une et l'autre posèrent une main par un mouvement naturel, il indiqua ce qu'il voulait; et on lui fit voir des modèles de fleurettes.
Puis on répandit devant eux des saphirs, dont il fallut choisir quatre. Ce fut long. Les deux femmes, du bout de l'ongle, les retournaient sur le drap, puis les prenaient avec précaution, regardaient le jour à travers, les étudiaient avec une attention savante et passionnée. Quand on eut mis de côté ceux qu'elles avaient distingués, il fallut trois émeraudes pour faire les feuilles, puis un tout petit brillant qui tremblerait au centre comme une goutte de rosée.
Alors Olivier, que la joie de donner grisait, dit à la comtesse:
—Voulez-vous me faire le plaisir de choisir deux bagues?
—Moi?
—Oui. Une pour vous, une pour Annette! Laissez-moi vous faire ces petits cadeaux en souvenir des deux jours passés à Roncières.
Elle refusa. Il insista. Une longue discussion suivit, une lutte de paroles et d'arguments où il finit, non sans peine, par triompher.
On apporta les bagues, les unes, les plus rares, seules en des écrins spéciaux, les autres enrégimentées par genres en de grandes boîtes carrées, où elles alignaient sur le velours toutes les fantaisies de leurs chatons. Le peintre s'était assis entre les deux femmes et il se mit, comme elles, avec la même ardeur curieuse, à cueillir un à un les anneaux d'or dans les fentes minces qui les retenaient. Il les déposait ensuite devant lui, sur le drap du bureau où ils s'amassaient en deux groupes, celui qu'on rejetait à première vue et celui dans lequel on choisirait.
Le temps passait, insensible et doux, dans ce joli travail de sélection plus captivant que tous les plaisirs du monde, distrayant et varié comme un spectacle, émouvant aussi, presque sensuel, jouissance exquise pour un coeur de femme.
Puis on compara, on s'anima, et le choix des trois juges, après quelque hésitation, s'arrêta sur un petit serpent d'or qui tenait un beau rubis entre sa gueule mince et sa queue tordue.
Olivier, radieux, se leva.
—Je vous laisse ma voiture, dit-il. J'ai des courses à faire; je m'en vais.
Mais Annette pria sa mère de rentrer à pied, par ce beau temps. La comtesse y consentit, et, ayant remercié Bertin, s'en alla par les rues, avec sa fille.
Elles marchèrent quelque temps en silence, dans la joie savourée des cadeaux reçus; puis elles se mirent à parler de tous les bijoux qu'elles avaient vus et maniés. Il leur en restait à l'esprit une sorte de miroitement, une sorte de cliquetis, une sorte de gaîté. Elles allaient vite, à travers la foule de cinq heures qui suit les trottoirs, un soir d'été. Des hommes se retournaient pour regarder Annette et murmuraient en passant de vagues paroles d'admiration. C'était la première fois, depuis son deuil, depuis que le noir donnait à sa fille ce vif éclat de beauté, que la comtesse sortait avec elle dans Paris; et la sensation de ce succès de rue, de cette attention soulevée, de ces compliments chuchotés, de ce petit remous d'émotion flatteuse que laisse dans une foule d'hommes la traversée d'une jolie femme, lui serrait le coeur peu à peu, le comprimait sous la même oppression pénible que l'autre soir, dans son salon, quand on comparait la petite avec son propre portrait. Malgré elle, elle guettait ces regards attirés par Annette, elle les sentait venir de loin, frôler son visage sans s'y fixer, puis s'attacher soudain sur la figure blonde qui marchait à côté d'elle. Elle devinait, elle voyait dans les yeux les rapides et muets hommages à cette jeunesse épanouie, au charme attirant de cette fraîcheur, et elle pensa: «J'étais aussi bien qu'elle, sinon mieux.» Soudain le souvenir d'Olivier la traversa et elle fut saisie, comme à Roncières, par une impérieuse envie de fuir.
Elle ne voulait plus se sentir dans cette clarté, dans ce courant de monde, vue par tous ces hommes qui ne la regardaient pas. Ils étaient loin les jours, proches pourtant, où elle cherchait, où elle provoquait un parallèle avec sa fille. Qui donc aujourd'hui, parmi ces passants, songeait à les comparer? Un seul y avait pensé peut-être, tout à l'heure, dans cette boutique d'orfèvre? Lui? Oh! quelle souffrance! Se pouvait-il qu'il n'eût pas sans cesse à l'esprit l'obsession de cette comparaison! Certes il ne pouvait les voir ensemble sans y songer et sans se souvenir du temps où si fraîche, si jolie, elle entrait chez lui, sûre d'être aimée!
—Je me sens mal, dit-elle, nous allons prendre un fiacre, mon enfant.
Annette, inquiète, demanda:
—Qu'est-ce que tu as, maman?
—Ce n'est rien, tu sais que, depuis la mort de ta grand'mère, j'ai souvent de ces faiblesses-là!