Fort comme la mort
V
Les idées fixes ont la ténacité rongeuse des maladies incurables. Une fois entrées en une âme, elles la dévorent, ne lui laissent plus la liberté de songer à rien, de s'intéresser à rien, de prendre goût à la moindre chose. La comtesse, quoi qu'elle fît, chez elle ou ailleurs, seule ou entourée de monde, ne pouvait plus rejeter d'elle cette réflexion qui l'avait saisie en revenant côte à côte avec sa fille: «Était-il possible qu'Olivier, en les revoyant presque chaque jour, n'eût pas sans cesse à l'esprit l'obsession de les comparer?»
Certes il devait le faire malgré lui, sans cesse, hanté lui-même par cette ressemblance inoubliable un seul instant, qu'accentuait encore l'imitation naguère cherchée des gestes et de la parole. Chaque fois qu'il entrait, elle songeait aussitôt à ce rapprochement, elle le lisait dans son regard, le devinait, et le commentait dans son coeur et dans sa tête. Alors elle était torturée par le besoin de se cacher, de disparaître, de ne plus se montrer à lui près de sa fille.
Elle souffrait d'ailleurs de toutes les façons, ne se sentant plus chez elle dans sa maison. Ce froissement de dépossession qu'elle avait eu, un soir, quand tous les yeux regardaient Annette sous son portrait, continuait, s'accentuait, l'exaspérait parfois. Elle se reprochait sans cesse ce besoin intime de délivrance, cette envie inavouable de faire sortir sa fille de chez elle, comme un hôte gênant et tenace, et elle y travaillait avec une adresse inconsciente, ressaisie par le besoin de lutter pour garder encore, malgré tout, l'homme qu'elle aimait.
Ne pouvant trop hâter le mariage d'Annette que leur deuil récent retardait encore un peu, elle avait peur, une peur confuse et forte, qu'un événement quelconque fît tomber ce projet, et elle cherchait, presque malgré elle, à faire naître dans le coeur de sa fille de la tendresse pour le marquis.
Toute la diplomatie rusée qu'elle avait employée depuis si longtemps afin de conserver Olivier prenait chez elle une forme nouvelle, plus affinée, plus secrète, et s'exerçait à faire se plaire les deux jeunes gens, sans que les deux hommes se rencontrassent.
Comme le peintre, tenu par des habitudes de travail, ne déjeunait jamais dehors et ne donnait d'ordinaire que ses soirées à ses amis, elle invita souvent le marquis à déjeuner. Il arrivait, répandant autour de lui l'animation d'une promenade à cheval, une sorte de souffle d'air matinal. Et il parlait avec gaieté de toutes les choses mondaines qui semblent flotter chaque jour sur le réveil automnal du Paris hippique et brillant dans les allées du bois. Annette s'amusait à l'écouter, prenait goût à ces préoccupations du jour qu'il lui apportait ainsi, toutes fraîches et comme vernies de chic. Une intimité juvénile s'établissait entre eux, une affectueuse camaraderie qu'un goût commun et passionné pour les chevaux resserrait naturellement. Quand il était parti, la comtesse et le comte faisaient adroitement son éloge, disaient de lui ce qu'il fallait dire pour que la jeune fille comprît qu'il dépendait uniquement d'elle de l'épouser s'il lui plaisait.
Elle l'avait compris très vite d'ailleurs, et, raisonnant avec candeur, jugeait tout simple de prendre pour mari ce beau garçon qui lui donnerait, entre autres satisfactions, celle qu'elle préférait à toutes de galoper chaque matin à côté de lui, sur un pur sang.
Ils se trouvèrent fiancés un jour, tout naturellement, après une poignée de main et un sourire, et on parla de ce mariage comme d'une chose depuis longtemps décidée. Alors le marquis commença à apporter des cadeaux. La duchesse traitait Annette comme sa propre fille. Donc toute cette affaire avait été chauffée par un accord commun sur un petit feu d'intimité, pendant les heures calmes du jour, et le marquis, ayant en outre beaucoup d'autres occupations, de relations, de servitudes et de devoirs, venait rarement dans la soirée.
C'était le tour d'Olivier. Il dînait régulièrement chaque semaine chez ses amis, et continuait aussi à apparaître à l'improviste pour leur demander une tasse de thé entre dix heures et minuit.
Dès son entrée, la comtesse l'épiait, mordue par le désir de savoir ce qui se passait dans son coeur. Il n'avait pas un regard, pas un geste qu'elle n'interprétât aussitôt, et elle était torturée par cette pensée: «Il est impossible qu'il ne l'aime pas en nous voyant l'une auprès de l'autre.»
Lui aussi, il apportait des cadeaux. Il ne se passait point de semaine sans qu'il apparût portant à la main deux petits paquets, dont il offrait l'un à la mère, l'autre à la fille; et la comtesse, ouvrant les boites qui contenaient souvent des objets précieux, avait des serrements de coeur. Elle la connaissait bien, cette envie de donner que, femme, elle n'avait jamais pu satisfaire, cette envie d'apporter quelque chose, de faire plaisir, d'acheter pour quelqu'un, de trouver chez les marchands le bibelot qui plaira.
Jadis déjà le peintre avait traversé cette crise et elle l'avait vu bien des fois entrer, avec ce même sourire, ce même geste, un petit paquet dans la main. Puis cela s'était calmé, et maintenant cela recommençait. Pour qui? Elle n'avait point de doute! Ce n'était pas pour elle!
Il semblait fatigué, maigri. Elle en conclut qu'il souffrait. Elle comparait ses entrées, ses airs, ses allures avec l'attitude du marquis que la grâce d'Annette commençait à émouvoir aussi. Ce n'était point la même chose: M. de Farandal était épris, Olivier Bertin aimait! Elle le croyait du moins pendant ses heures de torture, puis, pendant ses minutes d'apaisement, elle espérait encore s'être trompée.
Oh! souvent elle faillit l'interroger quand elle se trouvait seule avec lui, le prier, le supplier de lui parler, d'avouer tout, de ne lui rien cacher. Elle préférait savoir et pleurer sous la certitude, plutôt que de souffrir ainsi sous le doute, et de ne pouvoir lire en ce coeur fermé où elle sentait grandir un autre amour.
Ce coeur auquel elle tenait plus qu'à sa vie, qu'elle avait surveillé, réchauffé, animé de sa tendresse depuis douze ans, dont elle se croyait sûre, qu'elle avait espéré définitivement acquis, conquis, soumis, passionnément dévoué pour jusqu'à la fin de leurs jours, voilà qu'il lui échappait par une inconcevable, horrible et monstrueuse fatalité. Oui, il s'était refermé tout d'un coup, avec un secret dedans. Elle ne pouvait plus y pénétrer par un mot familier, y pelotonner son affection comme en une retraite fidèle, ouverte pour elle seule. A quoi sert d'aimer, de se donner sans réserve si, brusquement, celui à qui on a offert son être entier et son existence entière, tout, tout ce qu'on avait en ce monde, vous échappe ainsi parce qu'un autre visage lui a plu, et devient alors, en quelques jours, presque un étranger!
Un étranger! Lui, Olivier? Il lui parlait comme auparavant avec les mêmes mots, la même voix, le même ton. Et pourtant il y avait quelque chose entre eux, quelque chose d'inexplicable, d'insaisissable, d'invincible, presque rien, ce presque rien qui fait s'éloigner une voile quand le vent tourne.
Il s'éloignait, en effet, il s'éloignait d'elle, un peu plus chaque jour, par tous les regards qu'il jetait sur Annette. Lui-même ne cherchait pas à voir clair en son coeur. Il sentait bien cette fermentation d'amour, cette irrésistible attraction, mais il ne voulait pas comprendre, il se confiait aux événements, aux hasards imprévus de la vie.
Il n'avait plus d'autre souci que celui des dîners et des soirs entre ces deux femmes séparées par leur deuil de tout mouvement mondain. Ne rencontrant chez elles que des figures indifférentes, celle des Corbelle et de Musadieu le plus souvent, il se croyait presque seul avec elles dans le monde, et, comme il ne voyait plus guère la duchesse et le marquis à qui on réservait les matins et le milieu des jours, il les voulait oublier, soupçonnant le mariage remis à une époque indéterminée.
Annette d'ailleurs ne parlait jamais devant lui de M. de Farandal. Était-ce par une sorte de pudeur instinctive, ou peut-être par une de ses secrètes intuitions des coeurs féminins qui leur fait pressentir ce qu'ils ignorent?
Les semaines suivaient les semaines sans rien changer à cette vie, et l'automne était venu, amenant la rentrée des Chambres plus tôt que de coutume en raison des dangers de la politique.
Le jour de la réouverture, le comte de Guilleroy devait emmener à la séance du Parlement Mme de Mortemain, le marquis et Annette après un déjeuner chez lui. Seule la comtesse, isolée dans son chagrin toujours grandissant, avait déclaré qu'elle resterait au logis.
On était sorti de table, on buvait le café dans le grand salon, on était gai. Le comte, heureux de cette reprise des travaux parlementaires, son seul plaisir, parlait presque avec esprit de la situation présente et des embarras de la République; le marquis, décidément amoureux, lui répondait avec entrain, en regardant Annette; et la duchesse était contente presque également de l'émotion de son neveu et de la détresse du gouvernement. L'air du salon était chaud de cette première chaleur concentrée des calorifères rallumés, chaleur d'étoffes, de tapis, de murs, où s'évapore hâtivement le parfum des fleurs asphyxiées. Il y avait, dans cette pièce close où le café aussi répandait son arôme, quelque chose d'intime, de familial et de satisfait, quand la porte en fut ouverte devant Olivier Bertin.
Il s'arrêta sur le seuil tellement surpris qu'il hésitait à entrer, surpris comme un mari trompé qui voit le crime de sa femme. Une colère confuse et une telle émotion le suffoquaient qu'il reconnut son coeur vermoulu d'amour. Tout ce qu'on lui avait caché et tout ce qu'il s'était caché lui-même lui apparut en apercevant le marquis installé dans la maison, comme un fiancé!
Il pénétra, dans un sursaut d'exaspération, tout ce qu'il ne voulait pas savoir et tout ce qu'on n'osait point lui dire. Il ne se demanda point pourquoi on lui avait dissimulé tous ces apprêts du mariage? Il le devina; et ses yeux, devenus durs, rencontrèrent ceux de la comtesse qui rougissait. Ils se comprirent.
Quand il se fut assis, on se tut quelques instants, sa présence inattendue ayant paralysé l'essor des esprits, puis la duchesse se mit à lui parler; et il répondit d'une voix brève, d'un timbre étrange, changé subitement.
Il regardait autour de lui ces gens qui se remettaient à causer et il se disait: «Ils m'ont joué. Ils me le paieront.» Il en voulait surtout à la comtesse et à Annette, dont il pénétrait soudain l'innocente dissimulation.
Le comte, regardant alors la pendule, s'écria:
—Oh! oh! il est temps de partir.
Puis se tournant vers le peintre:
—Nous allons à l'ouverture de la session parlementaire. Ma femme seule reste ici. Voulez-vous nous accompagner; vous me feriez grand plaisir?
Olivier répondit sèchement:
—Non, merci. Votre Chambre ne me tente pas.
Annette alors s'approcha de lui, et prenant son air enjoué:
—Oh! venez donc, cher maître. Je suis sûr que vous nous amuserez beaucoup plus que les députés.
—Non, vraiment. Vous vous amuserez bien sans moi.
Le devinant mécontent et chagrin, elle insista, pour se montrer gentille.
—Si, venez, monsieur le peintre. Je vous assure que, moi, je ne peux pas me passer de vous.
Quelques mots lui échappèrent si vivement qu'il ne put ni les arrêter dans sa bouche ni modifier leur accent.
—Bah! Vous vous passez de moi comme tout le monde.
Elle s'exclama, un peu surprise du ton:
—Allons, bon! Voilà qu'il recommence à ne plus me tutoyer.
Il eut sur les lèvres un de ces sourires crispés qui montrent tout le mal d'une âme et avec un petit salut:
—Il faudra bien que j'en prenne l'habitude, un jour ou l'autre.
—Pourquoi ça?
—Parce que vous vous marierez et que votre mari, quel qu'il soit, aurait le droit de trouver déplacé ce tutoiement dans ma bouche.
La comtesse s'empressa de dire:
—Il sera temps alors d'y songer. Mais j'espère qu'Annette n'épousera pas un homme assez susceptible pour se formaliser de cette familiarité de vieil ami.
Le comte criait:
—Allons, allons, en route! Nous allons nous mettre en retard!
Et ceux qui devaient l'accompagner, s'étant levés, sortirent avec lui après les poignées de main d'usage et les baisers que la duchesse, la comtesse et sa fille échangeaient à toute rencontre comme à toute séparation.
Ils restèrent seuls, Elle et Lui, debout derrière les tentures de la porte refermée.
—Asseyez-vous, mon ami, dit-elle doucement.
Mais lui, presque violent:
—Non, merci, je m'en vais aussi.
Elle murmura, suppliante:
—Oh! pourquoi?
—Parce que ce n'est pas mon heure, paraît-il. Je vous demande pardon d'être venu sans prévenir.
—Olivier, qu'avez-vous?
—Rien. Je regrette seulement d'avoir troublé une partie de plaisir organisée.
Elle lui saisit la main.
—Que voulez-vous dire? C'était le moment de leur départ puisqu'ils assistent à l'ouverture de la session. Moi, je restais. Vous avez été, au contraire, tout à fait inspiré en venant aujourd'hui où je suis seule.
Il ricana.
—Inspiré, oui, j'ai été inspiré!
Elle lui prit les deux poignets, et, le regardant au fond des yeux, elle murmura à voix très basse:
—Avouez-moi que vous l'aimez?
Il dégagea ses mains, ne pouvant plus maîtriser son impatience.
—Mais vous êtes folle avec cette idée!
Elle le ressaisit par les bras, et, les doigts crispés sur ses manches, le suppliant:
—Olivier! avouez! avouez! j'aime mieux savoir, j'en suis certaine, mais j'aime mieux savoir! J'aime mieux!... Oh! vous ne comprenez pas ce qu'est devenue ma vie!
Il haussa les épaules.
—Que voulez-vous que j'y fasse? Est-ce ma faute si vous perdez la tête?
Elle le tenait, l'attirant vers l'autre salon, celui du fond, où on ne les entendrait pas. Elle le traînait par l'étoffe de sa jaquette, cramponnée à lui, haletante. Quand elle l'eut amené jusqu'au petit divan rond, elle le força à s'y laisser tomber, et puis s'assit auprès de lui.
—Olivier, mon ami, mon seul ami, je vous en prie, dites-moi que vous l'aimez. Je le sais, je le sens à tout ce que vous faites, je n'en puis douter, j'en meurs, mais je veux le savoir de votre bouche!
Comme il se débattait encore, elle s'affaissa à genoux contre ses pieds. Sa voix râlait.
—Oh! mon ami, mon ami, mon seul ami, est-ce vrai que vous l'aimez?
Il s'écria, en essayant de la relever:
—Mais non, mais non! Je vous jure que non!
Elle tendit la main vers sa bouche et la colla dessus pour la fermer, balbutiant:
—Oh! ne mentez pas. Je souffre trop!
Puis laissant tomber sa tête sur les genoux de cet homme, elle sanglota.
Il ne voyait plus que sa nuque, un gros tas de cheveux blonds où se mêlaient beaucoup de cheveux blancs, et il fut traversé par une immense pitié, par une immense douleur.
Saisissant à pleins doigts cette lourde chevelure, il la redressa violemment, relevant vers lui deux yeux éperdus dont les larmes ruisselaient. Et puis sur ces yeux pleins d'eau, il jeta ses lèvres coup sur coup en répétant:
—Any! Any! ma chère, ma chère Any!
Alors, elle, essayant de sourire, et parlant avec cette voix hésitante des enfants que le chagrin suffoque:
—Oh! mon ami, dites-moi seulement que vous m'aimez encore un peu, moi?
Il se remit à l'embrasser.
—Oui, je vous aime, ma chère Any!
Elle se releva, se rassit auprès de lui, reprit ses mains, le regarda, et tendrement:
—Voilà si longtemps que nous nous aimons. Ça ne devrait pas finir ainsi.
Il demanda, en la serrant contre lui:
—Pourquoi cela finirait-il?
—Parce que je suis vieille et qu'Annette ressemble trop à ce que j'étais quand vous m'avez connue?
Ce fut lui alors qui ferma du bout de sa main cette bouche douloureuse, en disant:
—Encore! Je vous en prie, n'en parlez plus. Je vous jure que vous vous trompez!
Elle répéta:
—Pourvu que vous m'aimiez un peu seulement, moi!
Il redit:
—Oui, je vous aime!
Puis ils demeurèrent longtemps sans parler, les mains dans les mains, très émus et très tristes.
Enfin, elle interrompit ce silence en murmurant:
—Oh! les heures qui me restent à vivre ne seront pas gaies.
—Je m'efforcerai de vous les rendre douces.
L'ombre de ces ciels nuageux qui précède de deux heures le crépuscule se répandait dans le salon, les ensevelissait peu à peu sous le gris brumeux des soirs d'automne.
La pendule sonna.
—Il y a déjà longtemps que nous sommes ici, dit-elle. Vous devriez vous en aller, car on pourrait venir, et nous ne sommes pas calmes!
Il se leva, l'étreignit, baisant comme autrefois sa bouche entr'ouverte, puis ils retraversèrent les deux salons en se tenant le bras, comme des époux.
—Adieu, mon ami.
—Adieu, mon amie.
Et la portière retomba sur lui!
Il descendit l'escalier, tourna vers la Madeleine, se mit à marcher sans savoir ce qu'il faisait, étourdi comme après un coup, les jambes faibles, le coeur chaud et palpitant ainsi qu'une loque brûlante secouée en sa poitrine. Pendant deux heures, ou trois heures, ou peut-être quatre, il alla devant lui, dans une sorte d'hébétement moral et d'anéantissement physique qui lui laissaient tout juste la force de mettre un pied devant l'autre. Puis il rentra chez lui pour réfléchir.
Donc il aimait cette petite fille! Il comprenait maintenant tout ce qu'il avait éprouvé près d'elle depuis la promenade au parc Monceau quand il retrouva dans sa bouche l'appel d'une voix à peine reconnue, de la voix qui jadis avait éveillé son coeur, puis tout ce recommencement lent, irrésistible, d'un amour mal éteint, pas encore refroidi, qu'il s'obstinait à ne point s'avouer.
Qu'allait-il faire? Mais que pouvait-il faire? Lorsqu'elle serait mariée, il éviterait de la voir souvent, voilà tout. En attendant, il continuerait à retourner dans la maison, afin qu'on ne se doutât de rien, et il cacherait son secret à tout le monde.
Il dîna chez lui, ce qui ne lui arrivait jamais. Puis il fit chauffer le grand poêle de son atelier, car la nuit s'annonçait glaciale. Il ordonna même d'allumer le lustre comme s'il eût redouté les coins obscurs, et il s'enferma. Quelle émotion bizarre, profonde, physique, affreusement triste l'étreignait! Il la sentait dans sa gorge, dans sa poitrine, dans tous ses muscles amollis, autant que dans son âme défaillante. Les murs de l'appartement l'oppressaient; toute sa vie tenait là dedans, sa vie d'artiste et sa vie d'homme. Chaque étude peinte accrochée lui rappelait un succès, chaque meuble lui disait un souvenir. Mais succès et souvenirs étaient des choses passées! Sa vie? Comme elle lui sembla courte, vide et remplie. Il avait fait des tableaux, encore des tableaux, toujours des tableaux et aimé une femme. Il se rappelait les soirs d'exaltation, après les rendez-vous, dans ce même atelier. Il avait marché des nuits entières, avec de la fièvre plein son être. La joie de l'amour heureux, la joie du succès mondain, l'ivresse unique de la gloire, lui avaient fait savourer des heures inoubliables de triomphe intime.
Il avait aimé une femme, et cette femme l'avait aimé. Par elle il avait reçu ce baptême qui révèle à l'homme le monde mystérieux des émotions et des tendresses. Elle avait ouvert son coeur presque de force, et maintenant il ne le pouvait plus refermer. Un autre amour entrait, malgré lui, par cette brèche! un autre ou plutôt le même surchauffé par un nouveau visage, le même accru de toute la force que prend, en vieillissant, ce besoin d'adorer. Donc il aimait cette petite fille! Il n'y avait plus à lutter, à résister, à nier, il l'aimait avec le désespoir de savoir qu'il n'aurait même pas d'elle un peu de pitié, qu'elle ignorerait toujours son atroce tourment, et qu'un autre l'épouserait. A cette pensée sans cesse reparue, impossible à chasser, il était saisi par une envie animale de hurler à la façon des chiens attachés, car il se sentait impuissant, asservi, enchaîné comme eux. De plus en plus nerveux, à mesure qu'il songeait, il allait toujours à grands pas à travers la vaste pièce éclairée comme pour une fête. Ne pouvant enfin tolérer davantage la douleur de cette plaie avivée, il voulut essayer de la calmer par le souvenir de son ancienne tendresse, de la noyer dans l'évocation de sa première et grande passion. Dans le placard où il la gardait, il alla prendre la copie qu'il avait faite autrefois pour lui du portrait de la comtesse, puis il la posa sur son chevalet, et, s'étant assis en face, la contempla. Il essayait de la revoir, de la retrouver vivante, telle qu'il l'avait aimée jadis. Mais c'était toujours Annette qui surgissait sur la toile. La mère avait disparu, s'était évanouie laissant à sa place cette autre figure qui lui ressemblait étrangement. C'était la petite avec ses cheveux un peu plus clairs, son sourire un peu plus gamin, son air un peu plus moqueur, et il sentait bien qu'il appartenait corps et âme à ce jeune être-là, comme il n'avait jamais appartenu à l'autre, comme une barque qui coule appartient aux vagues!
Alors il se releva, et, pour ne plus voir cette apparition, il retourna la peinture; puis comme il se sentait trempé de tristesse, il alla prendre dans sa chambre, pour le rapporter dans l'atelier, le tiroir de son secrétaire où dormaient toutes les lettres de sa maîtresse. Elles étaient là comme en un lit, les unes sur les autres, formant une couche épaisse de petits papiers minces. Il enfonça ses mains dedans, dans toute cette prose qui parlait d'eux, dans ce bain de leur longue liaison. Il regardait cet étroit cercueil de planches où gisait cette masse d'enveloppes entassées, sur qui son nom, son nom seul, était toujours écrit. Il songeait qu'un amour, que le tendre attachement de deux êtres l'un pour l'autre, que l'histoire de deux coeurs, étaient racontés là dedans, dans ce flot jauni de papiers que tachaient des cachets rouges, et il aspirait, en se penchant dessus, un souffle vieux, l'odeur mélancolique des lettres enfermées.
Il les voulut relire et, fouillant au fond du tiroir, prit une poignée des plus anciennes. A mesure qu'il les ouvrait, des souvenirs en sortaient, précis, qui remuaient son âme. Il en reconnaissait beaucoup qu'il avait portées sur lui pendant des semaines entières, et il retrouvait, tout le long de la petite écriture qui lui disait des phases si douces, les émotions oubliées d'autrefois. Tout à coup il rencontra sous ses doigts un fin mouchoir brodé. Qu'était-ce? Il chercha quelques instants, puis se souvint! Un jour, chez lui, elle avait sangloté parce qu'elle était un peu jalouse, et il lui vola, pour le garder, son mouchoir trempé de larmes!
Ah! les tristes choses! les tristes choses! La pauvre femme!
Du fond de ce tiroir, du fond de son passé, toutes ces réminiscences montaient comme une vapeur: ce n'était plus que la vapeur impalpable de la réalité tarie. Il en souffrait pourtant et pleurait sur ces lettres, comme on pleure sur les morts parce qu'ils ne sont plus.
Mais tout cet ancien amour remué faisait fermenter en lui une ardeur jeune et nouvelle, une sève de tendresse irrésistible qui rappelait dans son souvenir le visage radieux d'Annette. Il avait aimé la mère, dans un élan passionné de servitude volontaire, il commençait à aimer cette petite fille comme un esclave, comme un vieil esclave tremblant à qui on rive des fers qu'il ne brisera plus.
Cela, il le sentait dans le fond de son être, et il en était terrifié.
Il essayait de comprendre comment et pourquoi elle le possédait ainsi? Il la connaissait si peu! Elle était à peine une femme dont le coeur et l'âme dormaient encore du sommeil de la jeunesse.
Lui, maintenant, il était presque au bout de sa vie! Comment donc cette enfant l'avait-elle pris avec quelques sourires et des mèches de cheveux! Ah! les sourires, les cheveux de cette petite fillette blonde lui donnaient des envies de tomber à genoux et de se frapper le front par terre!
Sait-on, sait-on jamais pourquoi une figure de femme a tout à coup sur nous la puissance d'un poison? Il semble qu'on l'a bue avec les yeux, qu'elle est devenue notre pensée et notre chair! On en est ivre, on en est fou, on vit de cette image absorbée et on voudrait en mourir!
Comme on souffre parfois de ce pouvoir féroce et incompréhensible d'une forme de visage sur le coeur d'un homme!
Olivier Bertin s'était remis à marcher; la nuit s'avançait; son poêle s'était éteint. A travers les vitrages, le froid du dehors entrait. Alors il gagna son lit où il continua jusqu'au jour à songer et à souffrir.
Il fut debout de bonne heure, sans savoir pourquoi, ni ce qu'il allait faire, agité par ses nerfs, irrésolu comme une girouette qui tourne.
A force de chercher une distraction pour son esprit, une occupation pour son corps, il se souvint que, ce jour-là même, quelques membres de son cercle se retrouvaient, chaque semaine, au Bain Maure où ils déjeunaient après le massage. Il s'habilla donc rapidement, espérant que l'étuve et la douche le calmeraient, et il sortit.
Dès qu'il eut mis le pied dehors, un froid vif le saisit, ce premier froid crispant de la première gelée qui détruit, en une seule nuit, les derniers restes de l'été.
Tout le long des boulevards, c'était une pluie épaisse de larges feuilles jaunes qui tombaient avec un bruit sec et menu. Elles tombaient, à perte de vue, d'un bout à l'autre des larges avenues entre les façades des maisons, comme si toutes les tiges venaient d'être séparées des branches par le tranchant d'une fine lame de glace. Les chaussées et les trottoirs en étaient déjà couverts, ressemblaient, pour quelques heures, aux allées des forêts au début de l'hiver. Tout ce feuillage mort crépitait sous les pas et s'amassait, par moments, en vagues légères, sous les poussées du vent.
C'était un de ces jours de transition qui sont la fin d'une saison et le commencement d'une autre, qui ont une saveur ou une tristesse spéciale, tristesse d'agonie ou saveur de sève qui renaît.
En franchissant le seuil du Bain Turc, la pensée de la chaleur dont il allait pénétrer sa chair après ce passage dans l'air glacé des rues fit tressaillir le coeur triste d'Olivier d'un frisson de satisfaction. Il se dévêtit avec prestesse, roula autour de sa taille l'écharpe légère qu'un garçon lui tendait et disparut derrière la porte capitonnée ouverte devant lui.
Un souffle chaud, oppressant, qui semblait venir d'un foyer lointain, le fit respirer comme s'il eût manqué d'air en traversant une galerie mauresque, éclairée par deux lanternes orientales. Puis un nègre crépu, vêtu seulement d'une ceinture, le torse luisant, les membres musculeux, s'élança devant lui pour soulever une portière à l'autre extrémité, et Bertin pénétra dans la grande étuve, ronde, élevée, silencieuse, presque mystique comme un temple. Le jour tombait d'en haut, par la coupole et par des trèfles en verres colorés, dans l'immense salle circulaire et dallée, aux murs couverts de faïences décorées à la mode arabe.
Des hommes de tout âge, presque nus, marchaient lentement, à pas graves, sans parler; d'autres étaient assis sur des banquettes de marbre, les bras croisés; d'autres causaient à voix basse.
L'air brûlant faisait haleter dès l'entrée. Il y avait là dedans, dans ce cirque étouffant et décoratif, où l'on chauffait de la chair humaine, où circulaient des masseurs noirs et maures aux jambes cuivrées, quelque chose d'antique et de mystérieux.
La première figure aperçue par le peintre fut celle du comte de Landa. Il circulait comme un lutteur romain, fier de son énorme poitrine et de ses gros bras croisés dessus. Habitué des étuves, il s'y croyait sur la scène comme un acteur applaudi, et il y jugeait en expert la musculature discutée de tous les hommes forts de Paris.
—Bonjour. Bertin, dit-il.
Ils se serrèrent la main; puis Landa reprit:
—Hein, bon temps pour la sudation.
—Oui, magnifique.
—Vous avez vu Rocdiane? Il est là-bas. J'ai été le prendre au saut du lit. Oh! regardez-moi cette anatomie!
Un petit monsieur passait, aux jambes cagneuses, aux bras grêles, au flanc maigre, qui fit sourire de dédain ces deux vieux modèles de la vigueur humaine.
Rocdiane venait vers eux, ayant aperçu le peintre.
Ils s'assirent sur une longue table de marbre et se mirent à causer comme dans un salon. Des garçons de service circulaient, offrant à boire. On entendait retentir les claques des masseurs sur la chair nue et le jet subit des douches. Un clapotis d'eau continu, parti de tous les coins du grand amphithéâtre, l'emplissait aussi d'un bruit léger de pluie.
A tout moment un nouveau venu saluait les trois amis, ou s'approchait pour leur serrer la main.
C'étaient le gros duc d'Harisson, le petit prince Epilati, le baron Flach et d'autres.
Rocdiane dit tout à coup:
—Tiens, Farandal!
Le marquis entrait, les mains sur les hanches, marchant avec cette aisance des hommes très bien faits que rien ne gêne.
Landa murmura:
—C'est un gladiateur, ce gaillard-là!
Rocdiane reprit, se tournant vers Bertin:
—Est-ce vrai qu'il épouse la fille de vos amis?
—Je le pense, dit le peintre.
Mais cette question, en face de cet homme, en ce moment, en cet endroit, fit passer dans le coeur d'Olivier une affreuse secousse de désespoir et de révolte. L'horreur de toutes les réalités entrevues lui apparut en une seconde avec une telle acuité, qu'il lutta pendant quelques instants contre une envie animale de se jeter sur le marquis.
Puis il se leva.
—Je suis fatigué, dit-il. Je vais tout de suite au massage.
Un Arabe passait.
—Ahmed, es-tu libre?
—Oui, monsieur Bertin.
Et il partit à pas pressés afin d'éviter la poignée de main de Farandal qui venait lentement en faisant le tour du Hammam.
A peine resta-t-il un quart d'heure dans la grande salle de repos si calme en sa ceinture de cellules où sont les lits, autour d'un parterre de plantes africaines et d'un jet d'eau qui s'égrène au milieu. Il avait l'impression d'être suivi, menacé, que le marquis allait le rejoindre et qu'il devrait, la main tendue, le traiter en ami avec le désir de le tuer.
Et il se retrouva bientôt sur le boulevard couvert de feuilles mortes. Elles ne tombaient plus, les dernières ayant été détachées par une longue rafale. Leur tapis rouge et jaune frémissait, remuait, ondulait d'un trottoir à l'autre sous les poussées plus vives de la brise grandissante.
Tout à coup une sorte de mugissement glissa sur les toits, ce cri de bête de la tempête qui passe, et, en même temps, un souffle furieux de vent qui semblait venir de la Madeleine s'engouffra dans le boulevard.
Les feuilles, toutes les feuilles tombées qui paraissaient l'attendre, se soulevèrent à son approche. Elles couraient devant lui, s'amassant et tourbillonnant, s'enlevant en spirales jusqu'au faîte des maisons. Il les chassait comme un troupeau, un troupeau fou qui s'envolait, qui s'en allait, fuyant vers les barrières de Paris, vers le ciel libre de la banlieue. Et quand le gros nuage de feuilles et de poussière eut disparu sur les hauteurs du quartier Malesherbes, les chaussées et les trottoirs demeurèrent nus, étrangement propres et balayés.
Bertin songeait: «Que vais-je devenir? Que vais-je faire? Où vais-je aller?» Et il retournait chez lui, ne pouvant rien imaginer.
Un kiosque à journaux attira son oeil. Il en acheta sept ou huit, espérant qu'il y trouverait à lire peut-être pendant une heure ou deux.
—Je déjeune ici, dit-il en rentrant. Et il monta dans son atelier.
Mais il sentit en s'asseyant qu'il n'y pourrait pas rester, car il avait en tout son corps une agitation de bête enragée.
Les journaux parcourus ne purent distraire une minute son âme, et les faits qu'il lisait lui restaient dans les yeux sans aller jusqu'à sa pensée. Au milieu d'un article qu'il ne cherchait point à comprendre, le mot Guilleroy le fit tressaillir. Il s'agissait de la séance de la Chambre, où le comte avait prononcé quelques paroles.
Son attention, éveillée par cet appel, rencontra ensuite le nom du célèbre ténor Montrosé qui devait donner, vers la fin de décembre, une représentation unique au grand Opéra. Ce serait, disait le journal, une magnifique solennité musicale, car le ténor Montrosé, qui avait quitté Paris depuis six ans, venait de remporter, dans toute l'Europe et en Amérique, des succès sans précédents, et il serait, en outre, accompagné de l'illustre cantatrice suédoise Helsson, qu'on n'avait pas entendue non plus à Paris depuis cinq ans!
Tout à coup Olivier eut l'idée, qui sembla naître au fond de son coeur, de donner à Annette le plaisir de ce spectacle. Puis il songea que le deuil de la comtesse mettrait obstacle à ce projet, et il chercha des combinaisons pour le réaliser quand même. Une seule se présenta. Il fallait prendre une loge sur la scène où l'on était presque invisible, et, si la comtesse néanmoins n'y voulait pas venir, faire accompagner Annette par son père et par la duchesse. En ce cas, c'est à la duchesse qu'il faudrait offrir cette loge. Mais il devrait alors inviter le marquis!
Il hésita et réfléchit longtemps.
Certes, le mariage était décidé, même fixé sans aucun doute. Il devinait la hâte de son amie à terminer cela, il comprenait que, dans les limites les plus courtes, elle donnerait sa fille à Farandal. Il n'y pouvait rien. Il ne pouvait ni empêcher, ni modifier, ni retarder cette affreuse chose! Puisqu'il fallait la subir, ne valait-il pas mieux essayer de dompter son âme, de cacher sa souffrance, de paraître content, de ne plus se laisser entraîner, comme tout a l'heure, par son emportement.
Oui, il inviterait le marquis, apaisant par là les soupçons de la comtesse et se gardant une porte amie dans l'intérieur du jeune ménage.
Dès qu'il eut déjeuné, il descendit à l'Opéra pour s'assurer la possession d'une des loges cachées derrière le rideau. Elle lui fut promise. Alors il courut chez les Guilleroy.
La comtesse parut presque aussitôt, et, encore tout émue de leur attendrissement de la veille:
—Comme c'est gentil de revenir aujourd'hui! dit-elle.
Il balbutia.
—Je vous apporte quelque chose.
—Quoi donc?
—Une loge sur la scène de l'Opéra pour une représentation unique de Helsson et de Montrosé.
—Oh! mon ami, quel chagrin! Et mon deuil?
—Votre deuil est vieux de quatre mois bientôt.
—Je vous assure que je ne peux pas.
—Et Annette? Songez qu'une occasion pareille ne se représentera peut-être jamais.
—Avec qui irait-elle?
—Avec son père et la duchesse que je vais inviter. J'ai l'intention aussi d'offrir une place au marquis.
Elle le regarda au fond des yeux tandis qu'une envie folle de l'embrasser lui montait aux lèvres. Elle répéta, ne pouvant en croire ses oreilles:
—Au marquis?
—Mais oui!
Et elle consentit tout de suite à cet arrangement.
Il reprit d'un air indifférent.
—Avez-vous fixé l'époque de leur mariage?
—Mon Dieu oui, à peu près. Nous avons des raisons pour le presser beaucoup, d'autant plus qu'il était déjà décidé avant la mort de maman. Vous vous le rappelez?
—Oui, parfaitement. Et pour quand?
—Mais, pour le commencement de janvier. Je vous demande pardon de ne vous l'avoir pas annoncé plus tôt.
Annette entrait. Il sentit son coeur sauter dans sa poitrine avec une force de ressort, et toute la tendresse qui le jetait vers elle s'aigrit soudain et fit naître en lui cette sorte de bizarre animosité passionnée que devient l'amour quand la jalousie le fouette.
—Je vous apporte quelque chose, dit-il.
Elle répondit:
—Alors nous en sommes décidément au «vous».
Il prit un air paternel.
—Écoutez, mon enfant. Je suis au courant de l'événement qui se prépare. Je vous assure que cela sera indispensable dans quelque temps. Vaut mieux tout de suite que plus tard.
Elle haussa les épaules d'un air mécontent, tandis que la comtesse se taisait, le regard au loin et la pensée tendue.
Annette demanda:
—Que m'apportez-vous?
Il annonça la représentation et les invitations qu'il comptait faire. Elle fut ravie, et, lui sautant au cou avec un élan de gamine, l'embrassa sur les deux joues.
Il se sentit défaillir et comprit, sous le double effleurement léger de cette petite bouche au souffle frais, qu'il ne se guérirait jamais.
La comtesse, crispée, dit à sa fille:
—Tu sais que ton père t'attend.
—Oui, maman, j'y vais.
Elle se sauva, en envoyant encore des baisers du bout des doigts.
Dès qu'elle fut sortie, Olivier demanda:
—Vont-ils voyager?
—Oui, pendant trois mois.
Et il murmura, malgré lui:
—Tant mieux!
—Nous reprendrons notre ancienne vie, dit la comtesse.
Il balbutia:
—Je l'espère bien.
—En attendant, ne me négligez point.
—Non, mon amie.
L'élan qu'il avait eu la veille en la voyant pleurer, et l'idée qu'il venait d'exprimer d'inviter le marquis à cette représentation de l'Opéra, redonnaient à la comtesse un peu d'espoir.
Il fut court. Une semaine ne s'était point passée qu'elle suivait de nouveau sur la figure de cet homme, avec une attention torturante et jalouse, toutes les étapes de son supplice. Elle n'en pouvait rien ignorer, passant elle-même par toutes les douleurs qu'elle devinait chez lui, et la constante présence d'Annette lui rappelait, à tous les moments du jour, l'impuissance de ses efforts.
Tout l'accablait en même temps, les années et le deuil. Sa coquetterie active, savante, ingénieuse qui, durant toute sa vie, l'avait fait triompher pour lui, se trouvait paralysée par cet uniforme noir qui soulignait sa pâleur et l'altération de ses traits, de même qu'il rendait éblouissante l'adolescence de son enfant. Elle était loin déjà l'époque, si proche cependant, du retour d'Annette à Paris, où elle recherchait avec orgueil des similitudes de toilette qui lui étaient alors favorables. Maintenant, elle avait des envies furieuses d'arracher de son corps ces vêtements de mort qui l'enlaidissaient et la torturaient.
Si elle avait senti à son service toutes les ressources de l'élégance, si elle avait pu choisir et employer des étoffes aux nuances délicates, en harmonie avec son teint, qui auraient donné à son charme agonisant une puissance étudiée, aussi captivante que la grâce inerte de sa fille, elle aurait su, sans doute, demeurer encore la plus séduisante.
Elle connaissait si bien l'action des toilettes enfiévrantes du soir et des molles toilettes sensuelles du matin, du déshabillé troublant gardé pour déjeuner avec les amis intimes et qui laisse à la femme, jusqu'au milieu du jour, une sorte de saveur de son lever, l'impression matérielle et chaude du lit quitté et de la chambre parfumée!
Mais que pouvait-elle tenter sous cette robe sépulcrale, sous cette tenue de forçat, qui la couvrirait pendant une année entière! Un an! Elle resterait un an emprisonnée dans ce noir, inactive et vaincue! Pendant un an, elle se sentirait vieillir jour par jour, heure par heure, minute par minute, sous cette gaine de crêpe! Que serait-elle dans un an si sa pauvre chair malade continuait à s'altérer ainsi sous les angoisses de son âme?
Ces idées ne la quittaient plus, lui gâtaient tout ce qu'elle aurait savouré, lui faisaient une douleur de tout ce qui aurait été une joie, ne lui laissaient plus une jouissance intacte, un contentement ni une gaîté. Sans cesse elle frémissait d'un besoin exaspéré de secouer ce poids de misère qui l'écrasait, car sans cette obsession harcelante elle aurait été si heureuse encore, alerte et bien portante!
Elle se sentait une âme vivace et fraîche, un coeur toujours jeune, l'ardeur d'un être qui commence à vivre, un appétit de bonheur insatiable, plus vorace même qu'autrefois, et un besoin d'aimer dévorant.
Et voilà que toutes les bonnes choses, toutes les choses douces, délicieuses, poétiques, qui embellissent et font chérir l'existence, se retiraient d'elle, parce qu'elle avait vieilli! C'était fini! Elle retrouvait pourtant encore en elle ses attendrissements de jeune fille et ses élans passionnés de jeune femme. Rien n'avait vieilli que sa chair, sa misérable peau, cette étoffe des os, peu à peu fanée, rongée comme le drap sur le bois d'un meuble. La hantise de cette décadence était attachée à elle, devenue presque une souffrance physique. L'idée fixe avait fait naître une sensation d'épiderme, la sensation du vieillissement, continue et perceptible comme celle du froid ou de la chaleur. Elle croyait, en effet, sentir, ainsi qu'une vague démangeaison, la marche lente des rides sur son front, l'affaissement du tissu des joues et de la gorge, et la multiplication de ces innombrables petits traits qui fripent la peau fatiguée. Comme un être atteint d'un mal dévorant qu'un constant prurit contraint à se gratter, la perception et la terreur de ce travail abominable et menu du temps rapide lui mirent dans l'âme l'irrésistible besoin de le constater dans les glaces. Elles l'appelaient, l'attiraient, la forçaient à venir, les yeux fixes, voir, revoir, reconnaître sans cesse, toucher du doigt, comme pour s'en mieux assurer, l'usure ineffaçable des ans. Ce fut d'abord une pensée intermittente reparue chaque fois qu'elle apercevait, soit chez elle, soit ailleurs, la surface polie du cristal redoutable. Elle s'arrêtait sur les trottoirs pour se regarder aux devantures des boutiques, accrochée comme par une main à toutes les plaques de verre dont les marchands ornent leurs façades. Cela devint une maladie, une possession. Elle portait dans sa poche une mignonne boîte à poudre de riz en ivoire, grosse comme une noix, dont le couvercle intérieur enfermait un imperceptible miroir, et souvent, tout en marchant, elle la tenait ouverte dans sa main et la levait vers ses yeux.
Quand elle s'asseyait pour lire ou pour écrire, dans le salon aux tapisseries, sa pensée, un instant distraite par cette besogne nouvelle, revenait bientôt à son obsession. Elle luttait, essayait de se distraire, d'avoir d'autres idées, de continuer son travail. C'était en vain; la piqûre du désir la harcelait, et bientôt sa main, lâchant le livre ou la plume, se tendait par un mouvement irrésistible vers la petite glace à manche de vieil argent qui traînait sur son bureau. Dans le cadre ovale et ciselé son visage entier s'enfermait comme une figure d'autrefois, comme un portrait du dernier siècle, comme un pastel jadis frais que le soleil avait terni. Puis, lorsqu'elle s'était longtemps contemplée, elle reposait, d'un mouvement las, le petit objet sur le meuble et s'efforçait de se remettre à l'oeuvre, mais elle n'avait pas lu deux pages ou écrit vingt lignes, que le besoin de se regarder renaissait en elle, invincible et torturant; et elle tendait de nouveau le bras pour reprendre le miroir.
Elle le maniait maintenant comme un bibelot irritant et familier que la main ne peut quitter, s'en servait à tout moment en recevant ses amis, et s'énervait jusqu'à crier, le haïssait comme un être en le retournant dans ses doigts.
Un jour, exaspérée par cette lutte entre elle et ce morceau de verre, elle le lança contre le mur où il se fendit et s'émietta.
Mais au bout de quelque temps son mari, qui l'avait fait réparer, le lui remit plus clair que jamais. Elle dut le prendre et remercier, résignée à le garder.
Chaque soir aussi et chaque matin enfermée en sa chambre, elle recommençait malgré elle cet examen minutieux et patient de l'odieux et tranquille ravage.
Couchée, elle ne pouvait dormir, rallumait une bougie et demeurait, les yeux ouverts, à songer que les insomnies et le chagrin hâtaient irrémédiablement la besogne horrible du temps qui court. Elle écoutait dans le silence de la nuit le balancier de sa pendule qui semblait murmurer de son tic-tac, monotone et régulier—«ça va, ça va, ça va», et son coeur se crispait dans une telle souffrance que, son drap sur sa bouche, elle gémissait de désespoir.
Autrefois, comme tout le monde, elle avait eu la notion des années qui passent et des changements qu'elles apportent. Comme tout le monde, elle avait dit, elle s'était dit, chaque hiver, chaque printemps ou chaque été: «J'ai beaucoup changé depuis l'an dernier.» Mais toujours belle, d'une beauté un peu différente, elle ne s'en inquiétait pas. Aujourd'hui, tout à coup, au lieu de constater encore paisiblement la marche lente des saisons, elle venait de découvrir et de comprendre la fuite formidable des instants. Elle avait eu la révélation subite de ce glissement de l'heure, de cette course imperceptible, affolante quand on y songe, de ce défilé infini des petites secondes pressées qui grignotent le corps et la vie des hommes.
Après ces nuits misérables, elle trouvait de longues somnolences plus tranquilles, dans la tiédeur des draps, lorsque sa femme de chambre avait ouvert ses rideaux et fait flamber le feu matinal. Elle demeurait lasse, assoupie, ni éveillée ni endormie, dans un engourdissement de pensée qui laissait renaître en elle l'espoir instinctif et providentiel dont s'éclairent et dont vivent jusqu'à leurs derniers jours le coeur et le sourire des hommes.
Chaque matin maintenant, dès qu'elle avait quitté son lit, elle se sentait dominée par un désir puissant de prier Dieu, d'obtenir de lui un peu de soulagement et de consolation.
Elle s'agenouillait alors devant un grand Christ de chêne, cadeau d'Olivier, oeuvre rare découverte par lui, et les lèvres closes, implorant avec cette voix de l'âme dont on se parle à soi-même, elle poussait vers le martyr divin une douloureuse supplication. Affolée par le besoin d'être entendue et secourue, naïve en sa détresse comme tous les fidèles à genoux, elle ne pouvait douter qu'il l'écoutât, qu'il fût attentif à sa requête et peut-être touché pour sa peine. Elle ne lui demandait pas de faire pour elle ce que jamais il n'a fait pour personne, de lui laisser jusqu'à sa mort le charme, la fraîcheur et la grâce, elle lui demandait seulement un peu de repos et de répit. Il fallait bien qu'elle vieillit, comme il fallait qu'elle mourût! Mais pourquoi si vite? Des femmes restaient belles si tard? Ne pouvait-il lui accorder d'être une de celles-là? Comme il serait bon, Celui qui avait aussi tant souffert, s'il lui abandonnait seulement pendant deux ou trois ans encore le reste de séduction qu'il lui fallait pour plaire!
Elle ne lui disait point ces choses, mais elle les gémissait vers Lui, dans la plainte confuse de son âme.
Puis, s'étant relevée, elle s'asseyait devant sa toilette, et, avec une tension de pensée aussi ardente que pour la prière, elle maniait les poudres, les pâtes, les crayons, les houppes et les brosses qui lui refaisaient une beauté de plâtre, quotidienne et fragile.
VI
Sur le boulevard deux noms sonnaient dans toutes les bouches: «Emma Helsson» et «Montrosé». Plus on approchait de l'Opéra, plus on les entendait répéter. D'immenses affiches, d'ailleurs, collées sur les colonnes Morris, les lançaient aux yeux des passants, et il y avait dans l'air du soir l'émotion d'un événement.
Le lourd monument, qu'on appelle «l'Académie nationale de Musique», accroupi sous le ciel noir, montrait au public amassé devant lui sa façade pompeuse et blanchâtre et la colonnade de marbre de sa galerie, que d'invisibles foyers électriques illuminaient comme un décor.
Sur la place, les gardes républicains à cheval dirigeaient la circulation, et d'innombrables voitures arrivaient de tous les coins de Paris, laissant entrevoir, derrière leurs glaces baissées, une crème d'étoffes claires et des têtes pâles.
Les coupés et les landaus s'engageaient à la file dans les arcades réservées et, s'arrêtant quelques instants, laissaient descendre, sous leurs pelisses de soirée garnies de fourrures, de plumes ou de dentelles inestimables, les femmes du monde et les autres, chair précieuse, divinement parée.
Tout le long du célèbre escalier c'était une ascension de féerie, une montée ininterrompue de dames vêtues comme des reines, dont la gorge et les oreilles jetaient des éclairs de diamants et dont la longue robe traînait sur les marches.
La salle se peuplait de bonne heure, car on ne voulait pas perdre une note des deux illustres artistes; et c'était, par tout le vaste amphithéâtre, sous l'éclatante lumière électrique tombée du lustre, une houle de gens qui s'installaient et une grande rumeur de voix.
De la loge sur la scène qu'occupaient déjà la duchesse, Annette, le comte, le marquis, Bertin et M. de Musadieu, on ne voyait rien que les coulisses où des hommes causaient, couraient, criaient: des machinistes en blouse, des messieurs en habit, des acteurs en costume. Mais derrière l'immense rideau baissé on entendait le bruit profond de la foule, on sentait la présence d'une masse d'êtres remuants et surexcités, dont l'agitation semblait traverser la toile pour se répandre jusqu'aux décors.
On allait jouer Faust.
Musadieu racontait des anecdotes sur les premières représentations de cette oeuvre à l'Opéra-Comique, sur le demi-four d'alors suivi d'un éclatant triomphe, sur les interprètes du début, sur leur manière de chanter chaque morceau. Annette, à demi tournée vers lui, l'écoutait avec cette curiosité avide et jeune dont elle enveloppait le monde entier, et, par moments, elle jetait sur son fiancé, qui serait son mari dans quelques jours, un coup d'oeil plein de tendresse. Elle l'aimait, maintenant, comme aiment les coeurs naïfs, c'est-à-dire qu'elle aimait en lui toutes les espérances du lendemain. L'ivresse des premières fêtes de la vie et l'ardent besoin d'être heureuse la faisaient frémir d'allégresse et d'attente.
Et Olivier, qui voyait tout, qui savait tout, qui avait descendu tous les degrés de l'amour secret, impuissant et jaloux, jusqu'au foyer de la souffrance humaine où le coeur semble crépiter comme de la chair sur des charbons, restait debout au fond de la loge en les couvrant l'un et l'autre d'un regard de supplicié.
Les trois coups furent frappés, et soudain le petit tapotement sec d'un archet sur le pupitre du chef d'orchestre arrêta net tous les mouvements, les toux et les murmures; puis, après un court et profond silence les premières mesures de l'introduction s'élevèrent, emplirent la salle de l'invisible et irrésistible mystère de la musique qui s'épand à travers les corps, affole les nerfs et les âmes d'une fièvre poétique et matérielle, en mêlant à l'air limpide qu'on respire une onde sonore qu'on écoute.
Olivier s'assit au fond de la loge, douloureusement ému comme si les plaies de son coeur eussent été touchées par ces accents.
Mais le rideau s'étant levé, il se dressa de nouveau et il vit, dans un décor représentant le cabinet d'un alchimiste, le docteur Faust méditant.
Vingt fois déjà il avait entendu cet opéra qu'il connaissait presque par coeur, et son attention, quittant aussitôt la pièce, se porta sur la salle. Il n'en découvrait qu'un petit angle derrière l'encadrement de la scène qui cachait sa loge, mais cet angle, s'étendant de l'orchestre au paradis, lui montrait toute une fraction du public, où il reconnaissait bien des têtes. A l'orchestre, les hommes en cravate blanche, alignés côte à côte, semblaient un musée de figures familières, de mondains, d'artistes, de journalistes, toutes les catégories de ceux qui ne manquent jamais d'être où tout le monde va. Au balcon, dans les loges, il se nommait, il pointait mentalement les femmes aperçues. La comtesse de Lochrist, dans une avant-scène, était vraiment ravissante, tandis qu'un peu plus loin une nouvelle mariée, la marquise d'Ebelin, soulevait déjà les lorgnettes. «Joli début», se dit Bertin.
On écoutait avec une grande attention, avec une sympathie évidente, le ténor Montrosé qui se lamentait sur la vie.
Olivier pensait: «Quelle bonne blague! Voilà Faust, le mystérieux et sublime Faust, qui chante l'horrible dégoût et le néant de tout; et cette foule se demande avec inquiétude si la voix de Montrosé n'a pas changé.»—Alors, il écouta, comme les autres, et derrière les paroles banales du livret, à travers la musique qui éveille au fond des âmes des perceptions profondes, il eut une sorte de révélation de la façon dont Goethe rêva le coeur de Faust.
Il avait lu autrefois le poème qu'il estimait très beau, sans en avoir été fort ému, et voilà que, soudain, il en pressentit l'insondable profondeur, car il lui semblait que, ce soir-là, il devenait lui-même un Faust.
Un peu penchée sur le devant de la loge, Annette écoutait de toutes ses oreilles; et des murmures de satisfaction commençaient à passer dans le public, car la voix de Montrosé était mieux posée et plus nourrie qu'autrefois!
Bertin avait fermé les yeux. Depuis un mois, tout ce qu'il voyait, tout ce qu'il éprouvait, tout ce qu'il rencontrait en sa vie, il en faisait immédiatement une sorte d'accessoire de sa passion. Il jetait le monde et lui-même en pâture à cette idée fixe. Tout ce qu'il apercevait de beau, de rare, tout ce qu'il imaginait de charmant, il l'offrait aussitôt, mentalement, à sa petite amie, et il n'avait plus une idée qu'il ne rapportât à son amour.
Maintenant, il écoutait au fond de lui-même l'écho des lamentations de Faust; et le désir de la mort surgissait en lui, le désir d'en finir aussi avec ses chagrins, avec toute la misère de sa tendresse sans issue. Il regardait le fin profil d'Annette et il voyait le marquis de Farandal, assis derrière elle, qui la contemplait aussi. Il se sentait vieux, fini, perdu! Ah! ne plus rien attendre, ne plus rien espérer, n'avoir plus même le droit de désirer, se sentir déclassé, à la retraite de la vie, comme un fonctionnaire hors d'âge dont la carrière est terminée, quelle intolérable torture!
Des applaudissements éclatèrent, Montrosé triomphait déjà. Et Méphisto-Labarrière jaillit du sol.
Olivier, qui ne l'avait jamais entendu dans ce rôle, eut une reprise d'attention. Le souvenir d'Obin, si dramatique, avec sa voix de basse, puis de Faure, si séduisant avec sa voix de baryton, vint le distraire quelques instants.
Mais soudain, une phrase chantée par Montrosé, avec une irrésistible puissance, l'émut jusqu'au coeur. Faust disait à Satan:
Je veux un trésor qui les contient tous,
Je veux la jeunesse.
Et le ténor apparut en pourpoint de soie, l'épée au côté, une toque à plumes sur la tête, élégant, jeune et beau de sa beauté maniérée de chanteur.
Un murmure s'éleva. Il était fort bien et plaisait aux femmes. Olivier, au contraire, eut un frisson de désappointement, car l'évocation poignante du poème dramatique de Goethe disparaissait dans cette métamorphose. Il n'avait désormais devant les yeux qu'une féerie pleine de jolis morceaux chantés, et des acteurs de talent dont il n'écoutait plus que la voix. Cet homme en pourpoint, ce joli garçon à roulades, qui montrait ses cuisses et ses notes, lui déplaisait. Ce n'était point le vrai, l'irrésistible et sinistre chevalier Faust, celui qui allait séduire Marguerite.
Il se rassit, et la phrase qu'il venait d'entendre lui revint à la mémoire:
Je veux un trésor qui les contient tous,
Je veux la jeunesse.
Il la murmurait entre ses dents, la chantait douloureusement au fond de son âme, et, les yeux toujours fixés sur la nuque blonde d'Annette qui surgissait dans la baie carrée de la loge, il sentait en lui toute l'amertume de cet irréalisable désir.
Mais Montrosé venait de finir le premier acte avec une telle perfection que l'enthousiasme éclata. Pendant plusieurs minutes, le bruit des applaudissements, des pieds et des bravos, roula dans la salle comme un orage. On voyait dans toutes les loges les femmes battre leurs gants l'un contre l'autre, tandis que les hommes, debout derrière elles, criaient en claquant des mains.
La toile tomba, et se releva deux fois de suite sans que l'élan se ralentit. Puis quand le rideau fut baissé pour la troisième fois, séparant du public la scène et les loges intérieures, la duchesse et Annette continuèrent encore à applaudir quelques instants, et furent remerciées spécialement par un petit salut discret que leur envoya le ténor.
—Oh! il nous a vues, dit Annette.
—Quel admirable artiste! s'écria la duchesse.
Et Bertin, qui s'était penché en avant, regardait avec un sentiment confus d'irritation et de dédain l'acteur acclamé disparaître entre deux portants, en se dandinant un peu, la jambe tendue, la main sur la hanche, dans la pose gardée d'un héros de théâtre.
On se mit à parler de lui. Ses succès faisaient autant de bruit que son talent. Il avait passé dans toutes les capitales, au milieu de l'extase des femmes qui, le sachant d'avance irrésistible, avaient des battements de coeur en le voyant entrer en scène. Il semblait peu se soucier d'ailleurs, disait-on, de ce délire sentimental, et se contentait de triomphes musicaux. Musadieu racontait, à mots très couverts à cause d'Annette, l'existence de ce beau chanteur, et la duchesse, emballée, comprenait et approuvait toutes les folies qu'il avait pu faire naître, tant elle le trouvait séduisant, élégant, distingué et musicien exceptionnel. Et elle concluait, en riant:
—D'ailleurs, comment résister à cette voix-là!
Olivier se fâcha et fut amer. Il ne comprenait pas, vraiment, qu'on eût du goût pour un cabotin, pour cette perpétuelle représentation de types humains qui n'est jamais, pour cette illusoire personnification des hommes rêvés, pour ce mannequin nocturne et fardé qui joue tous les rôles à tant par soir.
—Vous êtes jaloux d'eux, dit la duchesse. Vous autres, hommes du monde et artistes, vous en voulez tous aux acteurs, parce qu'ils ont plus de succès que vous.
Puis se tournant vers Annette:
—Voyons, petite, toi qui entres dans la vie et qui regardes avec des yeux sains, comment le trouves-tu, ce ténor?
Annette répondit d'un air convaincu:
—Mais je le trouve très bien, moi.
On frappait, les trois coups pour le second acte, et le rideau se leva sur la Kermesse.
Le passage de Helsson fut superbe. Elle aussi semblait avoir plus de voix qu'autrefois et la manier avec une sûreté plus complète. Elle était vraiment devenue la grande, l'excellente, l'exquise cantatrice dont la renommée par le monde égalait celles de M. de Bismarck et de M. de Lesseps.
Quand Faust s'élança vers elle, quand il lui dit de sa voix ensorcelante la phrase si pleine de charme:
Ne permettrez-vous pas, ma belle demoiselle,
Qu'on vous offre le bras, pour faire le chemin.
Et lorsque la blonde et si jolie et si émouvante Marguerite lui répondit:
Non, monsieur, je ne suis demoiselle ni belle,
Et je n'ai pas besoin qu'on me donne la main.
la salle entière fut soulevée par un immense frisson de plaisir.
Les acclamations, quand le rideau tomba, furent formidables, et Annette applaudit si longtemps que Bertin eut envie de lui saisir les mains pour la faire cesser. Son coeur était tordu par un nouveau tourment. Il ne parla point, pendant l'entr'acte, car il poursuivait dans les coulisses, de sa pensée fixe devenue haineuse, il poursuivait jusque dans sa loge où il le voyait remettre du blanc sur ses joues, l'odieux chanteur qui surexcitait ainsi cette enfant.
Puis, la toile se leva sur l'acte du «Jardin».
Ce fut tout de suite une sorte de fièvre d'amour qui se répandit dans la salle, car jamais cette musique, qui semble n'être qu'un souffle de baisers, n'avait rencontré deux pareils interprètes. Ce n'étaient plus deux acteurs illustres, Montrosé et la Helsson, c'étaient deux êtres du monde idéal, à peine deux êtres, mais deux voix: la voix éternelle de l'homme qui aime, la voix éternelle de la femme qui cède; et elles soupiraient ensemble toute la poésie de la tendresse humaine.
Quand Faust chanta:
Laisse-moi, laisse-moi contempler ton visage,
il y eut dans les notes envolées de sa bouche un tel accent d'adoration, de transport et de supplication que, vraiment, le désir d'aimer souleva un instant tous les coeurs.
Olivier se rappela qu'il l'avait murmurée lui-même, cette phrase, dans le parc de Roncières, sous les fenêtres du château. Jusqu'alors, il l'avait jugée un peu banale, et maintenant elle lui venait à la bouche comme un dernier cri de passion, une dernière prière, le dernier espoir et la dernière faveur qu'il pût attendre en cette vie.
Puis il n'écouta plus rien, il n'entendit plus rien. Une crise de jalousie suraiguë le déchira, car il venait de voir Annette porter son mouchoir à ses yeux.
Elle pleurait! Donc son coeur s'éveillait, s'animait, s'agitait, son petit coeur de femme qui ne savait rien encore. Là, tout près de lui, sans qu'elle songeât à lui, elle avait la révélation de la façon dont l'amour peut bouleverser l'être humain, et cette révélation, cette initiation lui étaient venues de ce misérable cabotin chantant.
Ah! il n'en voulait plus guère au marquis de Farandal, à ce sot qui ne voyait rien, qui ne savait pas, qui ne comprenait pas! Mais comme il exécrait l'homme au maillot collant qui illuminait cette âme de jeune fille!
Il avait envie de se jeter sur elle comme on se jette sur quelqu'un que va écraser un cheval emporté, de la saisir par le bras, de l'emmener, de l'entraîner, de lui dire: «Allons-nous-en! allons-nous-en, je vous en supplie!»
Comme elle écoutait, comme elle palpitait! et comme il souffrait, lui! Il avait déjà souffert ainsi, mais moins cruellement! Il se le rappela, car toutes les douleurs jalouses renaissent ainsi que des blessures rouvertes. C'était d'abord à Roncières, en revenant du cimetière, quand il sentit pour la première fois qu'elle lui échappait, qu'il ne pouvait rien sur elle, sur cette fillette indépendante comme un jeune animal. Mais là-bas, quand elle l'irritait en le quittant pour cueillir des fleurs, il éprouvait surtout l'envie brutale d'arrêter ses élans, de retenir son corps près de lui; aujourd'hui, c'était son âme elle-même qui fuyait, insaisissable. Ah! cette irritation rongeuse qu'il venait de reconnaître, il l'avait éprouvée bien souvent encore par toutes les petites meurtrissures inavouables qui semblent faire des bleus incessants aux coeurs amoureux. Il se rappelait toutes les impressions pénibles de menue jalousie tombant sur lui, à petits coups, le long des jours. Chaque fois qu'elle avait remarqué, admiré, aimé, désiré quelque chose, il en avait été jaloux: jaloux de tout d'une façon imperceptible et continue, de tout ce qui absorbait le temps, les regards, l'attention, la gaîté, l'étonnement, l'affection d'Annette, car tout cela la lui prenait un peu. Il avait été jaloux de tout ce qu'elle faisait sans lui, de tout ce qu'il ne savait pas, de ses sorties, de ses lectures, de tout ce qui semblait lui plaire, jaloux d'un officier blessé héroïquement en Afrique et dont Paris s'occupa huit jours durant, de l'auteur d'un roman très louangé, d'un jeune poète inconnu qu'elle n'avait point vu mais dont Musadieu récitait les vers, de tous les hommes enfin qu'on vantait devant elle, même banalement, car, lorsqu'on aime une femme, on ne peut tolérer sans angoisse qu'elle songe même à quelqu'un avec une apparence d'intérêt. On a au coeur l'impérieux besoin d'être seul au monde devant ses yeux. On veut qu'elle ne voie, qu'elle ne connaisse, qu'elle n'apprécie personne autre. Sitôt qu'elle a l'air de se retourner pour considérer ou reconnaître quelqu'un, on se jette devant son regard, et si on ne peut le détourner ou l'absorber tout entier, on souffre jusqu'au fond de l'âme.
Olivier souffrait ainsi en face de ce chanteur qui semblait répandre et cueillir de l'amour dans cette salle d'opéra, et il en voulait à tout le monde du triomphe de ce ténor, aux femmes qu'il voyait exaltées dans les loges, aux hommes, ces niais faisant une apothéose à ce fat.
Un artiste! Ils l'appelaient un artiste, un grand artiste! Et il avait des succès, ce pitre, interprète d'une pensée étrangère, comme jamais créateur n'en avait connu! Ah! c'était bien cela la justice et l'intelligence des gens du monde, de ces amateurs ignorants et prétentieux pour qui travaillent jusqu'à la mort les maîtres de l'art humain. Il les regardait applaudir, crier, s'extasier; et cette hostilité ancienne qui avait toujours fermenté au fond de son coeur orgueilleux et fier de parvenu s'exaspérait, devenait une rage furieuse contre ces imbéciles tout puissants de par le seul droit de la naissance et de l'argent.
Jusqu'à la fin de la représentation, il demeura silencieux, dévoré par ses idées, puis, quand l'ouragan de l'enthousiasme final fut apaisé, il offrit son bras à la duchesse pendant que le marquis prenait celui d'Annette. Ils redescendirent le grand escalier au milieu d'un flot de femmes et d'hommes, dans une sorte de cascade magnifique et lente d'épaules nues, de robes somptueuses et d'habits noirs. Puis la duchesse, la jeune fille, son père et le marquis montèrent dans le même landau, et Olivier Bertin resta seul avec Musadieu sur la place de l'Opéra.
Tout à coup il eut au coeur une sorte d'affection pour cet homme ou plutôt cette attraction naturelle qu'on éprouve pour un compatriote rencontré dans un pays lointain, car il se sentait maintenant perdu dans cette cohue étrangère, indifférente, tandis qu'avec Musadieu il pouvait encore parler d'elle.
Il lui prit donc le bras.
—Vous ne rentrez pas tout de suite, dit-il. Le temps est beau, faisons un tour.
—Volontiers.
Ils s'en allèrent vers la Madeleine, au milieu de la foule noctambule, dans cette agitation courte et violente de minuit qui secoue les boulevards à la sortie des théâtres.
Musadieu avait dans la tête mille choses, tous ses sujets de conversation du moment que Bertin nommait son «menu du jour», et il fit couler sa faconde sur les deux ou trois motifs qui l'intéressaient le plus. Le peintre le laissait aller sans l'écouter, en le tenant par le bras, sûr de l'amener tout à l'heure à parler d'elle, et il marchait sans rien voir autour de lui, emprisonné dans son amour. Il marchait, épuisé par cette crise jalouse qui l'avait meurtri comme une chute, accablé par la certitude qu'il n'avait plus rien à faire au monde.
Il souffrirait ainsi, de plus en plus, sans rien attendre. Il traverserait des jours vides, l'un après l'autre, en la regardant de loin vivre, être heureuse, être aimée, aimer aussi sans doute. Un amant! Elle aurait un amant peut-être, comme sa mère en avait eu un. Il sentait en lui des sources de souffrances si nombreuses, diverses et compliquées, un tel afflux de malheurs, tant de déchirements inévitables, il se sentait tellement perdu, tellement entré, dès maintenant, dans une agonie inimaginable, qu'il ne pouvait supposer que personne eût souffert comme lui. Et il songea soudain à la puérilité des poètes qui ont inventé l'inutile labeur de Sisyphe, la soif matérielle de Tantale, le coeur dévoré de Prométhée! Oh! s'ils avaient prévu, s'ils avaient fouillé l'amour éperdu d'un vieil homme pour une jeune fille, comment auraient-ils exprimé l'effort abominable et secret d'un être qu'on ne peut plus aimer, les tortures du désir stérile, et, plus terrible que le bec d'un vautour, une petite figure blonde dépeçant un vieux coeur.
Musadieu parlait toujours et Bertin l'interrompit en murmurant presque malgré lui, sous la puissance de l'idée fixe.
—Annette était charmante, ce soir.
—Oui, délicieuse....
Le peintre ajouta, pour empêcher Musadieu de reprendre le fil coupé de ses idées:
—Elle est plus jolie que n'a été sa mère.
L'autre approuva d'une façon distraite en répétant plusieurs fois de suite: «Oui ... oui ... oui....», sans que son esprit se fixât encore à cette pensée nouvelle.
Olivier s'efforçait de l'y maintenir, et, rusant pour l'y attacher par une des préoccupations favorites de Musadieu, il reprit:
—Elle aura un des premiers salons de Paris, après son mariage.
Cela suffit, et l'homme du monde convaincu qu'était l'inspecteur des Beaux-Arts se mit à apprécier savamment la situation qu'occuperait, dans la société française, la marquise de Farandal.
Bertin l'écoutait, et il entrevoyait Annette dans un grand salon plein de lumières, entourée de femmes et d'hommes. Cette vision, encore, le rendit jaloux.
Ils montaient maintenant le boulevard Malesherbes. Quand ils passèrent devant la maison des Guilleroy, le peintre leva les yeux. Des lumières semblaient briller aux fenêtres, derrière des fentes de rideaux. Le soupçon lui vint que la duchesse et son neveu avaient été peut-être invités à venir boire une tasse de thé. Et une rage le crispa qui le fit souffrir atrocement.
Il serrait toujours le bras de Musadieu, et il activait parfois d'une contradiction ses opinions sur la jeune future marquise. Cette voix banale qui parlait d'elle faisait voltiger son image dans la nuit autour d'eux.
Quand ils arrivèrent, avenue de Villiers, devant la porte du peintre:
—Entrez-vous? demanda Bertin.
—Non, merci. Il est tard, je vais me coucher.
—Voyons, montez une demi-heure, nous allons encore bavarder.
—Non. Vrai. Il est trop tard!
La pensée de rester seul, après les secousses qu'il venait encore de supporter, emplit d'horreur l'âme d'Olivier. Il tenait quelqu'un, il le garderait.
—Montez donc, je vais vous faire choisir une étude que je veux vous offrir depuis longtemps.
L'autre sachant que les peintres n'ont pas toujours l'humeur donnante, et que la mémoire des promesses est courte, se jeta sur l'occasion. En sa qualité d'Inspecteur des Beaux-Arts, il possédait une galerie collectionnée avec adresse.
—Je vous suis, dit-il.
Ils entrèrent.
Le valet de chambre réveillé apporta des grogs; et la conversation se traîna sur la peinture pendant quelque temps. Bertin montrait des études en priant Musadieu de prendre celle qui lui plairait le mieux; et Musadieu hésitait, troublé par la lumière du gaz qui le trompait sur les tonalités. A la fin il choisit un groupe de petites filles dansant à la corde sur un trottoir; et presque tout de suite il voulut s'en aller en emportant son cadeau.
—Je le ferai déposer chez vous, disait le peintre.
—Non, j'aime mieux l'avoir ce soir même pour l'admirer avant de me mettre au lit.
Rien ne put le retenir, et Olivier Bertin se retrouva seul encore une fois dans son hôtel, cette prison de ses souvenirs et de sa douloureuse agitation.
Quand le domestique entra, le lendemain matin, en apportant le thé et les journaux, il trouva son maître assis dans son lit, si pâle qu'il eut peur.
—Monsieur est indisposé? dit-il.
—Ce n'est rien, un peu de migraine.
—Monsieur ne veut pas que j'aille chercher quelque chose?
—Non. Quel temps fait-il?
—Il pleut, monsieur.
—Bien. Cela suffit.
L'homme, ayant déposé sur la petite table ordinaire le service à thé et les feuilles publiques, s'en alla.
Olivier prit le Figaro et l'ouvrit. L'article de tête était intitulé: «Peinture moderne.» C'était un éloge dithyrambique de quatre ou cinq jeunes peintres qui, doués de réelles qualités de coloristes et les exagérant pour l'effet, avaient la prétention d'être des révolutionnaires et des rénovateurs de génie.
Comme tous les aînés, Bertin se fâchait contre ces nouveaux venus, s'irritait de leur ostracisme, contestait leurs doctrines. Il se mit donc à lire cet article avec le commencement de colère dont tressaille vite un coeur énervé, puis, en jetant les yeux plus bas, il aperçut son nom; et ces quelques mots, à la fin d'une phrase, le frappèrent comme un coup de poing en pleine poitrine: «l'Art démodé d'Olivier Bertin....»
Il avait toujours été sensible à la critique et sensible aux éloges, mais au fond de sa conscience, malgré sa vanité légitime, il souffrait plus d'être contesté qu'il ne jouissait d'être loué, par suite de l'inquiétude sur lui-même que ses hésitations avaient toujours nourrie. Autrefois pourtant, au temps de ses triomphes, les coups d'encensoir avaient été si nombreux, qu'ils lui faisaient oublier les coups d'épingle. Aujourd'hui, devant la poussée incessante des nouveaux artistes et des nouveaux admirateurs, les félicitations devenaient plus rares et le dénigrement plus accusé. Il se sentait enrégimenté dans le bataillon des vieux peintres de talent que les jeunes ne traitent point en maîtres; et, comme il était aussi intelligent que perspicace, il souffrait à présent des moindres insinuations autant que des attaques directes.
Jamais pourtant aucune blessure à son orgueil d'artiste ne l'avait fait ainsi saigner. Il demeurait haletant et relisait l'article, pour le comprendre en ces moindres nuances. Ils étaient jetés au panier, quelques confrères et lui, avec une outrageante désinvolture; et il se leva en murmurant ces mots, qui lui restaient sur les lèvres: «l'Art démodé d'Olivier Bertin.»
Jamais pareille tristesse, pareil découragement pareille sensation de la fin de tout, de la fin de son être physique et son être pensant, ne l'avaient jeté dans une détresse d'âme aussi désespérée. Il resta jusqu'à deux heures dans un fauteuil, devant la cheminée, les jambes allongées vers le feu, n'ayant plus la force de remuer, de faire quoi que ce soit. Puis le besoin d'être consolé se leva en lui, le besoin de serrer des mains dévouées, de voir des yeux fidèles, d'être plaint, secouru, caressé par des paroles amies. Il alla donc, comme toujours, chez la comtesse.
Quand il entra, Annette était seule au salon, debout, le dos tourné, écrivant vivement l'adresse d'une lettre. Sur la table, à côté d'elle était déployé le Figaro. Bertin vit le journal en même temps que la jeune fille et demeura éperdu, n'osant plus avancer! Oh! si elle l'avait lu! Elle se retourna et préoccupée, pressée, l'esprit hanté par des soucis de femme, elle lui dit:
—Ah! bonjour, monsieur le peintre. Vous m'excuserez si je vous quitte. J'ai la couturière en haut qui me réclame. Vous comprenez, la couturière, au moment d'un mariage, c'est important. Je vais vous prêter maman qui discute et raisonne avec mon artiste. Si j'ai besoin d'elle, je vous la ferai redemander pendant quelques minutes.
Et elle se sauva, en courant un peu, pour bien montrer sa hâte.
Ce départ brusque, sans un mot d'affection, sans un regard attendri pour lui, qui l'aimait tant ... tant ... le laissa bouleversé. Son oeil alors s'arrêta de nouveau sur le Figaro; et il pensa: «Elle l'a lu! On me blague, on me nie. Elle ne croit plus en moi. Je ne suis plus rien pour elle.»
Il fit deux pas vers le journal, comme on marche vers un homme pour le souffleter. Puis il se dit: «Peut-être ne l'a-t-elle pas lu tout de même. Elle est si préoccupée aujourd'hui. Mais on en parlera devant elle, ce soir, au dîner, sans aucun doute, et on lui donnera envie de le lire!»
Par un mouvement spontané, presque irréfléchi il avait pris le numéro, l'avait fermé, plié, et glissé dans sa poche avec une prestesse de voleur.
La comtesse entrait. Dès qu'elle vit la figure livide et convulsée d'Olivier, elle devina qu'il touchait aux limites de la souffrance.
Elle eut un élan vers lui, un élan de toute sa pauvre âme si déchirée aussi, de tout son pauvre corps si meurtri lui-même. Lui jetant ses mains sur les épaules, et son regard au fond des yeux, elle lui dit:
—Oh! que vous êtes malheureux!
Il ne nia plus, cette fois, et la gorge secouée de spasmes, il balbutia:
—Oui ... oui ... oui!
Elle sentit qu'il allait pleurer, et l'entraîna dans le coin le plus sombre du salon, vers deux fauteuils cachés par un petit paravent de soie ancienne. Ils s'y assirent derrière cette fine muraille brodée, voilés aussi par l'ombre grise d'un jour de pluie.
Elle reprit, le plaignant surtout, navrée par cette douleur:
—Mon pauvre Olivier, comme vous souffrez! Il appuya sa tête blanche sur l'épaule de son amie.
—Plus que vous ne croyez! dit-il.
Elle murmura, si tristement:
—Oh! je le savais. J'ai tout senti. J'ai vu cela naître et grandir!
Il répondit, comme si elle l'eût accusé:
—Ce n'est pas ma faute, Any.
—Je le sais bien ... Je ne vous reproche rien ...
Et doucement, en se tournant un peu, elle mit sa bouche sur un des yeux d'Olivier, où elle trouva une larme amère.
Elle tressaillit, comme si elle venait de boire une goutte de désespoir, et elle répéta plusieurs fois:
—Ah! pauvre ami ... pauvre ami ... pauvre ami! ...
Puis après un moment de silence, elle ajouta:
—C'est la faute de nos coeurs qui n'ont pas vieilli. Je sens le mien si vivant!
Il essaya de parler et ne put pas, car des sanglots maintenant l'étranglaient. Elle écoutait, contre elle, les suffocations dans sa poitrine. Alors ressaisie par l'angoisse égoïste d'amour qui, depuis si longtemps, la rongeait, elle dit avec l'accent déchirant dont on constate un horrible malheur:
—Dieu! comme vous l'aimez!
Il avoua encore une fois:
—Ah! oui, je l'aime!
Elle songea quelques instants, et reprit:
—Vous ne m'avez jamais aimée ainsi, moi?
Il ne nia point, car il traversait une de ces heures où on dit toute la vérité, et il murmura:
—Non, j'étais trop jeune, alors!
Elle fut surprise.
—Trop jeune? Pourquoi?
—Parce que la vie était trop douce. C'est à nos âges seulement qu'on aime en désespérés.
Elle demanda:
—Ce que vous éprouvez près d'elle ressemble-t-il à ce que vous éprouviez près de moi?
—Oui et non ... et c'est pourtant presque la même chose. Je vous ai aimée autant qu'on peut aimer une femme. Elle, je l'aime comme vous, puisque c'est vous; mais cet amour est devenu quelque chose d'irrésistible, de destructeur, de plus fort que la mort. Je suis à lui comme une maison qui brûle est au feu!
Elle sentit sa pitié séchée sous un souffle de jalousie, et prenant une voix consolante:
—Mon pauvre ami! Dans quelques jours elle sera mariée et partira. En ne la voyant plus, vous vous guérirez, sans doute.
Il remua la tête.
—Oh! je suis bien perdu, perdu!
—Mais non, mais non! Vous serez trois mois sans la voir. Cela suffira. Il vous a bien suffi de trois mois pour l'aimer plus que moi, que vous connaissez depuis douze ans.
Alors il l'implora dans son infinie détresse.
—Any, ne m'abandonnez pas?
—Que puis-je faire, mon ami?
—Ne me laissez pas seul.
—J'irai vous voir autant que vous voudrez.
—Non. Gardez-moi ici, le plus possible.
—Vous seriez près d'elle.
—Et près de vous.
—Il ne faut plus que vous la voyiez avant son mariage.
—Oh! Any!
—Ou, du moins, très peu.
—Puis-je rester ici, ce soir?
—Non, pas dans l'état où vous êtes. Il faut vous distraire, aller au cercle, au théâtre, n'importe où, mais pas rester ici.
—Je vous en prie.
—Non, Olivier, c'est impossible. Et puis j'ai à dîner des gens dont la présence vous agiterait encore.
—La duchesse? et ... lui? ...
—Oui.
—Mais j'ai passé la soirée d'hier avec eux.
—Parlez-en! Vous vous en trouvez bien, aujourd'hui.
—Je vous promets d'être calme.
—Non, c'est impossible.
—Alors, je m'en vais.
—Qui vous presse tant?
—J'ai besoin de marcher.
—C'est cela, marchez beaucoup, marchez jusqu'à la nuit, tuez-vous de fatigue et puis couchez-vous!
Il s'était levé.
—Adieu, Any.
—Adieu, cher ami. J'irai vous voir demain matin. Voulez-vous que je fasse une grosse imprudence, comme autrefois, que je feigne de déjeuner ici, à midi, et que je déjeune avec vous à une heure un quart.
—Oui, je veux bien. Vous êtes bonne!
—C'est que je vous aime.
—Moi aussi, je vous aime.
—Oh! ne parlez plus de cela.
—Adieu, Any.
—Adieu, cher ami. A demain.
—Adieu.
Il lui baisait les mains, coup sur coup, puis il lui baisa les tempes, puis le coin des lèvres. Il avait maintenant les yeux secs, l'air résolu. Au moment de sortir, il la saisit, l'enveloppa tout entière dans ses bras et, appuyant la bouche sur son front, il semblait boire, aspirer en elle tout l'amour qu'elle avait pour lui.
Et il s'en alla très vite, sans se retourner.
Quand elle fut seule, elle se laissa tomber sur un siège et sanglota. Elle serait restée ainsi jusqu'à la nuit, si Annette, soudain, n'était venue la chercher. La comtesse, pour avoir le temps d'essuyer ses yeux rouges, lui répondit:
—J'ai un tout petit mot à écrire, mon enfant. Remonte, et je te suis dans une seconde.
Jusqu'au soir, elle dut s'occuper de la grande question du trousseau.
La duchesse et son neveu dînaient chez les Guilleroy, en famille.
On venait de se mettre à table et on parlait encore de la représentation de la veille, quand le maître d'hôtel entra, apportant trois énormes bouquets.
Mme de Mortemain s'étonna.
—Mon Dieu, qu'est-ce que cela?
Annette s'écria:
—Oh! qu'ils sont beaux! qui est-ce qui peut nous les envoyer?
Sa mère répondit:
—Olivier Bertin, sans doute.
Depuis son départ, elle pensait à lui. Il lui avait paru si sombre, si tragique, elle voyait si clairement son malheur sans issue, elle ressentait si atrocement le contre-coup de cette douleur, elle l'aimait tant, si tendrement, si complètement, qu'elle avait le coeur écrasé sous des pressentiments lugubres.
Dans les trois bouquets, en effet, on trouva trois cartes du peintre. Il avait écrit sur chacune, au crayon, les noms de la comtesse, de la duchesse et d'Annette.
Mme de Mortemain demanda:
—Est-ce qu'il est malade, votre ami Bertin? Je lui ai trouvé hier bien mauvaise mine.
Et Mme de Guilleroy reprit:
—Oui, il m'inquiète un peu, bien qu'il ne se plaigne pas.
Son mari ajouta:
—Oh! il fait comme nous, il vieillit. Il vieillit même ferme en ce moment. Je crois d'ailleurs que les célibataires tombent tout d'un coup. Ils ont des chutes plus brusques que les autres. Il a, en effet, beaucoup changé.
La comtesse soupira:
—Oh oui!
Farandal cessa soudain de chuchoter avec Annette pour dire:
—Il y avait un article bien désagréable pour lui dans le Figaro de ce matin.
Toute attaque, toute critique, toute allusion défavorable au talent de son ami, jetaient la comtesse hors d'elle.
—Oh! dit-elle, les hommes de la valeur de Bertin n'ont pas à s'occuper de pareilles grossièretés.
Guilleroy s'étonnait:
—Tiens, un article désagréable pour Olivier; mais je ne l'ai pas lu. A quelle page?
Le marquis le renseigna.
—A la première, en tête, avec ce titre: «Peinture moderne.»
Et le député cessa de s'étonner.
—Parfaitement. Je ne l'ai pas lu, parce qu'il s'agissait de peinture.
On sourit, tout le monde sachant qu'en dehors de la politique et de l'agriculture, M. de Guilleroy ne s'intéressait pas à grand'chose.
Puis la conversation s'envola sur d'autres sujets, jusqu'à ce qu'on entrât au salon pour prendre le café. La comtesse n'écoutait pas, répondait à peine, poursuivie par le souci de ce que pouvait faire Olivier. Où était-il? Où avait-il dîné? Où traînait-il en ce moment son inguérissable coeur? Elle sentait maintenant un regret cuisant de l'avoir laissé partir, de ne l'avoir point gardé; et elle le devinait rôdant par les rues, si triste, vagabond, solitaire, fuyant sous le chagrin.
Jusqu'à l'heure du départ de la duchesse et de son neveu, elle ne parla guère, fouettée par des craintes vagues et superstitieuses, puis elle se mit au lit, et y resta, les yeux ouverts dans l'ombre, pensant à lui!
Un temps très long s'était écoulé quand elle crut entendre sonner le timbre de l'appartement. Elle tressaillit, s'assit, écouta. Pour la seconde fois, le tintement vibrant éclata dans la nuit.
Elle sauta hors du lit, et de toute sa force pressa le bouton électrique qui devait réveiller sa femme de chambre. Puis, une bougie à la main, elle courut au vestibule.
A travers la porte elle demanda:
—Qui est là?
Une voix inconnue répondit:
—C'est une lettre.
—Une lettre, de qui?
—D'un médecin.
—Quel médecin?
—Je ne sais pas, c'est pour un accident.
N'hésitant plus, elle ouvrit, et se trouva en face d'un cocher de fiacre au chapeau ciré. Il tenait à la main un papier qu'il lui présenta. Elle lut: «Très urgent—Monsieur le comte de Guilleroy—».
L'écriture était inconnue.
—Entrez, mon ami, dit-elle; asseyez-vous, et attendez-moi.
Devant la chambre de son mari, son coeur se mit à battre si fort qu'elle ne pouvait l'appeler. Elle heurta le bois avec le métal de son bougeoir. Le comte dormait et n'entendait pas.
Alors, impatiente, énervée, elle lança des coups de pied et elle entendit une voix pleine de sommeil qui demandait:
—Qui est là? quelle heure est-il?
Elle répondit:
—C'est moi. J'ai à vous remettre une lettre urgente apportée par un cocher. Il y a un accident.
Il balbutia du fond de ses rideaux:
—Attendez, je me lève. J'arrive.
Et, au bout d'une minute, il se montra en robe de chambre. En même temps que lui, deux domestiques accouraient, réveillés par les sonneries. Ils étaient effarés, ahuris, ayant aperçu dans la salle à manger un étranger assis sur une chaise.
Le comte avait pris la lettre et la retournait dans ses doigts en murmurant:
—Qu'est-ce que cela? Je ne devine pas.
Elle dit fiévreuse:
—Mais lisez donc!
Il déchira l'enveloppe, déplia le papier, poussa une exclamation de stupeur, puis regarda sa femme avec des yeux effarés.
—Mon Dieu, qu'y a-t-il? dit-elle.
Il balbutia, pouvant à peine parler, tant son émotion était vive.
—Oh! un grand malheur! ... un grand malheur! ... Bertin est tombé sous une voiture.
Elle cria:
—Mort!
—Non, non, dit-il, voyez vous-même.
Elle lui arracha des mains la lettre qu'il lui tendait, et elle lut:
«Monsieur, un grand malheur vient d'arriver. Notre ami, l'éminent artiste, M. Olivier Bertin, a été renversé par un omnibus, dont la roue lui passa sur le corps. Je ne puis encore me prononcer sur les suites probables de cet accident, qui peut n'être pas grave comme il peut avoir un dénouement fatal immédiat, M. Bertin vous prie instamment et supplie Mme la comtesse de Guilleroy de venir le voir sur l'heure. J'espère, Monsieur, que Mme la comtesse et vous, vous voudrez bien vous rendre au désir de notre ami commun, qui peut avoir cessé de vivre avant le jour.
«Dr DE RIVIL.»
La comtesse regardait son mari avec des yeux larges, fixes, pleins d'épouvante. Puis soudain elle reçut, comme un choc électrique, une secousse de ce courage des femmes qui les fait parfois, aux heures terribles, les plus vaillants des êtres.
Se tournant vers sa domestique:
—Vite, je vais m'habiller!
La femme de chambre demanda:
—Qu'est-ce que Madame veut mettre?
—Peu m'importe. Ce que vous voudrez.
—Jacques, reprit-elle ensuite, soyez prêt dans cinq minutes.
En retournant chez elle, l'âme bouleversée, elle aperçut le cocher, qui attendait toujours, et lui dit:
—Vous avez votre voiture?
—Oui, Madame?
—C'est bien, nous la prendrons.
Puis elle courut vers sa chambre.
Follement, avec des mouvements précipités, elle jetait sur elle, accrochait, agrafait, nouait, attachait au hasard ses vêtements, puis, devant sa glace, elle releva et tordit ses cheveux à la diable, en regardant, sans y songer cette fois, son visage pâle et ses yeux hagards dans le miroir.
Quand elle eut son manteau sur les épaules, elle se précipita vers l'appartement de son mari, qui n'était pas encore prêt. Elle l'entraîna:
—Allons, disait-elle, songez donc qu'il peut mourir.
Le comte, effaré, la suivit en trébuchant, tâtant de ses pieds l'escalier obscur, cherchant à distinguer les marches pour ne point tomber.
Le trajet fut court et silencieux. La comtesse tremblait si fort que ses dents s'entre-choquaient, et elle voyait par la portière fuir les becs de gaz voilés de pluie. Les trottoirs luisaient, le boulevard était désert, la nuit sinistre. Ils trouvèrent, en arrivant, la porte du peintre demeurée ouverte, la loge du concierge éclairée et vide.
Sur le haut de l'escalier le médecin, le docteur de Rivil, un petit homme grisonnant, court, rond, très soigné, très poli, vint à leur rencontre. Il fit à la comtesse un grand salut, puis tendit la main au comte.
Elle lui demanda en haletant comme si la montée des marches eût épuisé tout le souffle de sa gorge:
—Eh bien, docteur?
—Eh bien, Madame, j'espère que ce sera moins grave que je n'avais cru au premier moment.
Elle s'écria:
—Il ne mourra point?
—Non. Du moins je le crois pas.
—En répondez-vous?
—Non. Je dis seulement que j'espère me trouver en présence d'une simple contusion abdominale sans lésions internes.
—Qu'appelez-vous des lésions?
—Des déchirures.
—Comment savez-vous qu'il n'en a pas?
—Je le suppose.
—Et s'il en avait?
—Oh! alors, ce serait grave!
—Il en pourrait mourir?
—Oui.
—Très vite?
—Très vite. En quelques minutes ou même en quelques secondes. Mais, rassurez-vous, Madame, je suis convaincu qu'il sera guéri dans quinze jours.
Elle avait écouté, avec une attention profonde, pour tout savoir, pour tout comprendre.
Elle reprit:
—Quelle déchirure pourrait-il avoir?
—Une déchirure du foie par exemple.
—Ce serait très dangereux?
—Oui ... mais je serais surpris s'il survenait une complication maintenant. Entrons près de lui. Cela lui fera du bien, car il vous attend avec une grande impatience.
Ce qu'elle vit d'abord, en pénétrant dans la chambre, ce fut une tête blême sur un oreiller blanc. Quelques bougies et le feu du foyer l'éclairaient, dessinaient le profil, accusaient les ombres; et, dans cette face livide, la comtesse aperçut deux yeux qui la regardaient venir.
Tout son courage, toute son énergie, toute sa résolution tombèrent, tant cette figure creuse et décomposée était celle d'un moribond. Lui, qu'elle avait vu tout à l'heure, il était devenu cette chose, ce spectre! Elle murmura entre ses lèvres: «Oh! mon Dieu!» et elle se mit à marcher vers lui, palpitante d'horreur.
Il essayait de sourire, pour la rassurer, et la grimace de cette tentative était effrayante.
Quand elle fut tout près du lit, elle posa ses deux mains, doucement, sur celle d'Olivier allongée près du corps, et elle balbutia:
—Oh! mon pauvre ami.
—Ce n'est rien,—dit-il tout bas, sans remuer la tête.
Elle le contemplait maintenant, éperdue de ce changement. Il était si pâle qu'il semblait ne plus avoir une goutte de sang sous la peau. Ses joues caves paraissaient aspirées à l'intérieur du visage, et ses yeux aussi étaient rentrés comme si quelque fil les tirait en dedans.
Il vit bien la terreur de son amie et soupira:
—Me voici dans un bel état.
Elle dit, en le regardant toujours fixement:
—Comment cela est-il arrivé?
Il faisait, pour parler, de grands efforts, et toute sa figure, par moments, tressaillait de secousses nerveuses.
—Je n'ai pas regardé autour de moi ... je pensais à autre chose ... à toute autre chose ... oh! oui ... et un omnibus m'a renversé et passé sur le ventre ...
En l'écoutant, elle voyait l'accident, et elle dit, soulevée d'épouvante:
—Est-ce que vous avez saigné?
—Non. Je suis seulement un peu meurtri ... un peu écrasé.
Elle demanda:
—Où cela a-t-il eu lieu?
Il répondit tout bas:
—Je ne sais pas trop. C'était fort loin.
Le médecin roulait un fauteuil où la comtesse s'affaissa. Le comte restait debout au pied du lit, répétant entre ses dents:
—Oh! mon pauvre ami ... mon pauvre ami ... quel affreux malheur!
Et il éprouvait vraiment un grand chagrin, car il aimait beaucoup Olivier.
La comtesse reprit:
—Mais, où cela est-il arrivé?
Le médecin répondit:
—Je n'en sais trop rien moi-même, ou plutôt je n'y comprends rien. C'est aux Gobelins, presque hors Paris! Du moins, le cocher de fiacre, qui l'a ramené, m'a affirmé l'avoir pris dans une pharmacie de ce quartier-là, où on l'avait porté, à neuf heures du soir!
Puis se penchant vers Olivier:
—Est-ce vrai que l'accident a eu lieu près des Gobelins?
Bertin ferma les yeux, comme pour se souvenir, puis murmura:
—Je ne sais pas.
—Mais où alliez-vous?
—Je ne me rappelle plus. J'allais devant moi!
Un gémissement qu'elle ne put retenir sortit des lèvres de la comtesse; puis, après une suffocation qui la laissa quelques secondes sans haleine, elle tira son mouchoir de sa poche, s'en couvrit les yeux et se mit à pleurer affreusement.
Elle savait; elle devinait! Quelque chose d'intolérable, d'accablant, venait de tomber sur son coeur: le remords de n'avoir pas gardé Olivier chez elle, de l'avoir chassé, jeté à la rue où il avait roulé, ivre de chagrin, sous cette voiture.
Il lui dit de cette voix sans timbre qu'il avait à présent:
—Ne pleurez pas. Ça me déchire.
Par une tension formidable de volonté, elle cessa de sangloter, découvrit ses yeux et les tint sur lui tout grands, sans qu'une crispation remuât son visage, où des larmes continuaient à couler, lentement.
Ils se regardaient, immobiles tous deux, les mains unies sur le drap du lit. Ils se regardaient, ne sachant plus qu'il y avait là d'autres personnes, et leur regard portait d'un coeur à l'autre une émotion surhumaine.
C'était entre eux, rapide, muette et terrible, l'évocation de tous leurs souvenirs, de toute leur tendresse écrasée aussi, de tout ce qu'ils avaient senti ensemble, de tout ce qu'ils avaient uni et confondu en leur vie, dans cet entraînement qui les donna l'un à l'autre.
Ils se regardaient, et le besoin de se parler, d'entendre ces mille choses intimes, si tristes, qu'ils avaient encore à se dire, leur montait aux lèvres, irrésistible. Elle sentit qu'il lui fallait, à tout prix, éloigner ces deux hommes qu'elle avait derrière elle, qu'elle devait trouver un moyen, une ruse, une inspiration, elle, la femme fécondé en ressources. Et elle se mit à y songer, les yeux toujours fixés sur Olivier.
Son mari et le docteur causaient à voix basse. Il était question des soins à donner.
Tournant la tête, elle dit au médecin:
—Avez-vous amené une garde?
—Non. Je préfère envoyer un interne qui pourra mieux surveiller la situation.
—Envoyez l'un et l'autre. On ne prend jamais trop de soins. Pouvez-vous les avoir cette nuit même, car je ne pense pas que vous restiez jusqu'au matin?
—En effet, je vais rentrer. Je suis ici depuis quatre heures déjà.
—Mais, en rentrant, vous nous enverrez la garde et l'interne?
—C'est assez difficile, au milieu de la nuit. Enfin, je vais essayer.
—Il le faut.
—Ils vont peut-être promettre, mais viendront-ils?
—Mon mari vous accompagnera et les ramènera de gré ou de force.
—Vous ne pouvez rester seule ici, vous, Madame.
—Moi! ... fit-elle avec une sorte de cri, de défi, de protestation indignée contre toute résistance à sa volonté. Puis elle exposa, avec cette autorité de parole à laquelle on ne réplique point, les nécessités de la situation. Il fallait qu'on eût, avant une heure, l'interne et la garde, afin de prévenir tous les accidents. Pour les avoir, il fallait que quelqu'un les prît au lit et les amenât. Son mari seul pouvait faire cela. Pendant ce temps, elle resterait auprès du malade, elle, dont c'était le devoir et le droit. Elle remplissait simplement son rôle d'amie, son rôle de femme. D'ailleurs, elle le voulait ainsi et personne ne l'en pourrait dissuader.
Son raisonnement était sensé. Il en fallait bien convenir, et on se décida à le suivre.
Elle s'était levée, tout entière à cette pensée de leur départ, ayant hâte de les sentir loin et de rester seule. Maintenant, afin de ne point commettre de maladresse pendant leur absence, elle écoutait, en cherchant à bien comprendre, à tout retenir, à ne rien oublier, les recommandations du médecin. Le valet de chambre du peintre, debout à côté d'elle, écoutait aussi, et, derrière lui, sa femme, la cuisinière, qui avait aidé pendant les premiers pansements, indiquait par des signes de tête qu'elle avait également compris. Quand la comtesse eût récité comme une leçon toutes ces instructions, elle pressa les deux hommes de s'en aller, en répétant à son mari:
—Revenez vite, surtout, revenez vite.
—Je vous emmène dans mon coupé, disait le docteur au comte. Il vous ramènera plus rapidement. Vous serez ici dans une heure.
Avant de partir, le médecin examina de nouveau longuement le blessé, afin de s'assurer que son état demeurait satisfaisant.
Guilleroy hésitait encore. Il disait:
—Vous ne trouvez pas imprudent ce que nous faisons là?
—Non. Il n'y a pas de danger. Il n'a besoin que de repos et de calme. Madame de Guilleroy voudra bien ne pas le laisser parler et lui parler le moins possible.
La comtesse fut atterrée, et reprit:
—Alors il ne faut pas lui parler?
—Oh! non, Madame. Prenez un fauteuil et demeurez près de lui. Il ne se sentira pas seul et s'en trouvera bien; mais pas de fatigue, pas de fatigue de parole ou même de pensée. Je serai ici vers neuf heures du matin. Adieu, Madame, je vous présente mes respects.
Il s'en alla en saluant profondément, suivi par le comte qui répétait:
—Ne vous tourmentez pas, ma chère. Avant une heure je serai de retour et vous pourrez rentrer chez nous.
Lorsqu'ils furent partis, elle écouta le bruit de la porte d'en bas qu'on refermait, puis le roulement du coupé s'éloignant dans la rue.
Le domestique et la cuisinière étaient demeurés dans la chambre, attendant des ordres. La comtesse les congédia.
—Retirez-vous, leur dit-elle, je sonnerai si j'ai besoin de quelque chose.
Ils s'en allèrent aussi et elle demeura seule auprès de lui.
Elle était revenue tout contre le lit, et, posant ses mains sur les deux bords de l'oreiller, des deux côtés de cette tête chérie, elle se pencha pour la contempler. Puis elle demanda, si près du visage qu'elle semblait lui souffler les mots sur la peau:
—C'est vous qui vous êtes jeté sous cette voiture?
Il répondit en essayant toujours de sourire:
—Non, c'est elle qui s'est jetée sur moi.
—Ce n'est pas vrai, c'est vous.
—Non, je vous affirme que c'est elle.
Après quelques instants de silence, de ces instants où les âmes semblent s'enlacer dans les regards, elle murmura:
—Oh! mon cher, cher Olivier! dire que je vous ai laissé partir, que je ne vous ai pas gardé!
Il répondit avec conviction:
—Cela me serait arrivé tout de même, un jour ou l'autre.
Ils se regardèrent encore, cherchant à voir leurs plus secrètes pensées. Il reprit:
—Je ne crois pas que j'en revienne. Je souffre trop.
Elle balbutia:
—Vous souffrez beaucoup?
—Oh! oui.
Se penchant un peu plus, elle affleura son front, puis ses yeux, puis ses joues de baisers lents, légers, délicats comme des soins. Elle le touchait à peine du bout des lèvres, avec ce petit bruit de souffle que font les enfants qui embrassent. Et cela dura longtemps, très longtemps, il laissait tomber sur lui cette pluie de douces et menues caresses qui semblait l'apaiser, le rafraîchir, car son visage contracté tressaillait moins qu'auparavant.
Puis il dit:
—Any?
Elle cessa de le baiser pour entendre.
—Quoi! mon ami.
—Il faut que vous me fassiez une promesse.
—Je vous promets tout ce que vous voudrez.
—Si je ne suis pas mort avant le jour, jurez-moi que vous m'amènerez Annette, une fois, rien qu'une fois! Je voudrais tant ne pas mourir sans l'avoir revue ... Songez que ... demain... à cette heure-ci ... j'aurai peut-être ... j'aurai sans doute fermé les yeux pour toujours ... et que je ne vous verrai plus jamais ... moi ... ni vous ... ni elle ... Elle l'arrêta, le coeur déchiré:
—Oh! taisez-vous ... taisez-vous ... oui, je vous promets de l'amener.
—Vous le jurez?
—Je le jure, mon ami ... Mais, taisez-vous, ne parlez plus. Vous me faites un mal affreux ... taisez-vous.
Il eut une convulsion rapide de tous les traits; puis, quand elle fut passée, il dit:
—Si nous n'avons plus que quelques moments à rester ensemble, ne les perdons point, profitons-en pour nous dire adieu. Je vous ai tant aimée ...
Elle soupira:
—Et moi ... comme je vous aime toujours.
Il dit encore:
—Je n'ai eu de bonheur que par vous. Les derniers jours seuls ont été durs ... Ce n'est point votre faute ... Ah! ma pauvre Any ... comme la vie parfois est triste ... et comme il est difficile de mourir! ...
—Taisez-vous, Olivier. Je vous en supplie ...
Il continuait, sans l'écouter:
—J'aurais été un homme si heureux, si vous n'aviez pas eu votre fille....
—Taisez-vous ... mon Dieu! ... Taisez-vous ... Il semblait songer, plutôt que lui parler.
—Ah! celui qui a inventé cette existence et fait les hommes a été bien aveugle, ou bien méchant.
—Olivier, je vous en supplie ... si vous m'avez jamais aimée, taisez-vous ... ne parlez plus ainsi.
Il la contempla, penchée sur lui, si livide elle-même qu'elle avait l'air aussi d'une mourante, et il se tut.
Elle s'assit alors sur le fauteuil, tout contre sa couche, et reprit sa main étendue sur le drap:
—Maintenant, je vous défends de parler, dit-elle. Ne remuez plus, et pensez à moi comme je pense à vous.
Ils recommencèrent à se regarder, immobiles, joints l'un à l'autre par le contact brûlant de leurs chairs. Elle serrait, par petites secousses, cette main fiévreuse qu'elle tenait, et il répondait à ces appels en fermant un peu les doigts. Chacune de ces pressions leur disait quelque chose, évoquait une parcelle de leur passé fini, remuait dans leur mémoire les souvenirs stagnants de leur tendresse. Chacune d'elles était une question secrète, chacune d'elles était une réponse mystérieuse, tristes questions et tristes réponses, ces «vous en souvient-il?» d'un vieil amour.
Leurs esprits, en ce rendez-vous d'agonie, qui serait peut-être le dernier, remontaient à travers les ans toute l'histoire de leur passion; et on n'entendait plus dans la chambre que le crépitement du feu.
Il dit tout à coup, comme au sortir d'un rêve, avec un sursaut de terreur:
—Vos lettres!
Elle demanda:
—Quoi? mes lettres?
—J'aurais pu mourir sans les avoir détruites.
Elle s'écria:
—Eh! que m'importe. Il s'agit bien de cela. Qu'on les trouve et qu'on les lise, je m'en moque!
Il répondit:
—Moi, je ne veux pas. Levez-vous, Any. Ouvrez le tiroir du bas de mon secrétaire, le grand, elles y sont toutes, toutes. Il faut les prendre et les jeter au feu.
Elle ne bougeait point et restait crispée, comme s'il lui eût conseillé une lâcheté.
Il reprit:
—Any, je vous en supplie. Si vous ne le faites pas, vous allez me tourmenter, m'énerver, m'affoler. Songez qu'elles tomberaient entre les mains de n'importe qui, d'un notaire, d'un domestique ... ou même de votre mari ... Je ne veux pas ...
Elle se leva, hésitant encore et répétant:
—Non, c'est trop dur, c'est trop cruel. Il me semble que vous allez me faire brûler nos deux coeurs.
Il suppliait, le visage décomposé par l'angoisse.
Le voyant souffrir ainsi, elle se résigna, et marcha vers le meuble. En ouvrant le tiroir, elle l'aperçut plein jusqu'aux bords d'une couche épaisse de lettres entassées les unes sur les autres; et elle reconnut sur toutes les enveloppes les deux lignes de l'adresse qu'elle avait si souvent écrites. Elle les savait, ces deux lignes—un nom d'homme, un nom de rue—autant que son propre nom, autant qu'on peut savoir les quelques mots qui vous ont représenté dans la vie toute l'espérance et tout le bonheur. Elle regardait cela, ces petites choses carrées qui contenaient tout ce qu'elle avait su dire de son amour, tout ce qu'elle avait pu en arracher d'elle pour le lui donner, avec un peu d'encre, sur du papier blanc.
Il avait essayé de tourner sa tête sur l'oreiller afin de la regarder, et il dit encore une fois:
—Brûlez-les bien vite.
Alors, elle en prit deux poignées et les garda quelques instants dans ses mains. Cela lui semblait lourd, douloureux, vivant et mort, tant il y avait des choses diverses là dedans, en ce moment, de choses finies, si douces, senties, rêvées. C'était l'âme de son âme, le coeur de son coeur, l'essence de son être aimant qu'elle tenait là; et elle se rappelait avec quel délire elle en avait griffonné quelques-unes, avec quelle exaltation, quelle ivresse de vivre, d'adorer quelqu'un, et de le dire.
Olivier répéta:
—Brûlez, brûlez-les, Any.
D'un même geste de ses deux mains, elle lança dans le foyer les deux paquets de papiers qui s'éparpillèrent en tombant sur le bois. Puis, elle en saisit d'autres dans le secrétaire et les jeta par-dessus, puis d'autres encore, avec des mouvements rapides, en se baissant et se relevant promptement pour vite achever cette affreuse besogne.
Quand la cheminée fut pleine et le tiroir vide, elle demeura debout, attendant, regardant la flamme presque étouffée ramper sur les côtés de cette montagne d'enveloppes. Elle les attaquait par les bords, rongeait les coins, courait sur la frange du papier, s'éteignait, reprenait, grandissait. Ce fut bientôt, tout autour de la pyramide blanche, une vive ceinture de feu clair qui emplit la chambre de lumière; et cette lumière illuminant cette femme debout et cet homme couché, c'était leur amour brûlant, c'était leur amour qui se changeait en cendres.
La comtesse se retourna, et, dans la lueur éclatante de cette flambée, elle aperçut son ami, penché, hagard, au bord du lit...
Il demandait:
—Tout y est?
—Oui, tout.
Mais avant de retourner à lui, elle jeta vers cette destruction un dernier regard et, sur l'amas de papiers à moitié consumés déjà, qui se tordaient et devenaient noirs, elle vit couler quelque chose de rouge. On eût dit des gouttes de sang. Elles semblaient sortir du coeur même des lettres, de chaque lettre, comme d'une blessure, et elles glissaient doucement vers la flamme en laissant une traînée de pourpre.
La comtesse reçut dans l'âme le choc d'un effroi surnaturel et elle recula comme si elle eût regardé assassiner quelqu'un, puis elle comprit, elle comprit tout à coup qu'elle venait de voir simplement la cire des cachets qui fondait.
Alors, elle retourna vers le blessé et, soulevant doucement sa tête, la remit avec précaution au centre de l'oreiller. Mais il avait remué, et les douleurs s'accrurent. Il haletait maintenant, le visage tiraillé par d'atroces souffrances, et il ne semblait plus savoir qu'elle était là.
Elle attendait qu'il se calmât un peu, qu'il levât son regard obstinément fermé, qu'il pût lui dire encore une parole.
Elle demanda, enfin:
—Tous souffrez beaucoup?
Il ne répondit pas.
Elle se pencha vers lui et posa un doigt sur son front pour le forcer à la regarder. Il ouvrit, en effet, les yeux, des yeux éperdus, des yeux fous.
Elle répéta terrifiée:
—Vous souffrez? ... Olivier! Répondez-moi! Voulez-vous que j'appelle ... faites un effort, dites-moi quelque chose! ...
Elle crut entendre qu'il balbutiait:
—Amenez-la ... vous me l'avez juré ...
Puis il s'agita sous ses draps, le corps tordu, la figure convulsée et grimaçante.
Elle répétait:
—Olivier, mon Dieu! Olivier, qu'avez-vous? voulez-vous que j'appelle ...
Il l'avait entendue, cette fois, car il répondit:
—Non ... ce n'est rien.
Il parut en effet s'apaiser, souffrir moins, retomber tout à coup dans une sorte d'hébétement somnolent. Espérant qu'il allait dormir, elle se rassit auprès du lit, reprit sa main, et attendit. Il ne remuait plus, le menton sur la poitrine, la bouche entr'ouverte par sa respiration courte qui semblait lui racler la gorge en passant. Seuls, ses doigts s'agitaient par moments, malgré lui, avaient des secousses légères, que la comtesse percevait jusqu'à la racine de ses cheveux, dont elle vibrait à crier. Ce n'étaient plus les petites pressions volontaires qui racontaient, à la place des lèvres fatiguées, toutes les tristesses de leurs coeurs, c'étaient d'inapaisables spasmes qui disaient seulement les tortures du corps.
Maintenant elle avait peur, une peur affreuse, et, une envie folle de s'en aller, de sonner, d'appeler, mais elle n'osait plus remuer, pour ne pas troubler son repos.
Le bruit lointain des voitures dans les rues entrait à travers les murailles; et elle écoutait si le roulement des roues ne s'arrêtait point devant la porte, si son mari ne revenait pas la délivrer, l'arracher enfin à ce sinistre tête-à-tête.
Comme elle essayait de dégager sa main de celle d'Olivier, il la serra en poussant un grand soupir! Alors elle se résigna à attendre afin de ne point l'agiter.
Le feu agonisait dans le foyer, sous la cendre noire des lettres; deux bougies s'éteignirent; un meuble craqua.
Dans l'hôtel tout était muet, tout semblait mort, sauf la haute horloge flamande de l'escalier qui, régulièrement, carillonnait l'heure, la demie et les quarts, chantait dans la nuit la marche du Temps, en la modulant sur ses timbres divers.
La comtesse immobile sentait grandir en son âme une intolérable terreur. Des cauchemars l'assaillaient; des idées effrayantes lui troublaient l'esprit; et elle crut s'apercevoir que les doigts d'Olivier se refroidissaient dans les siens. Était-ce vrai? Non, sans doute! D'où lui était venue cependant la sensation d'un contact inexprimable et glacé? Elle se souleva, éperdue d'épouvanté, pour regarder son visage.—Il était détendu, impassible, inanimé, indifférent à toute misère, apaisé soudain par l'Éternel Oubli.