French Lyrics
Elle avait l'air d'une princesse
Quand je la tenais par la main.
Elle cherchait des fleurs sans cesse
Et des pauvres dans le chemin.
Elle donnait comme on dérobe,
En se cachant aux yeux de tous.
Oh! la belle petite robe
Qu'elle avait, vous rappelez-vous?
Le soir, auprès de ma bougie,
Elle jasait à petit bruit,
Tandis qu'à la vitre rougie
Heurtaient les papillons de nuit.
Les anges se miraient en elle.
Que son bonjour était charmant!
Le ciel mettait dans sa prunelle
Ce regard qui jamais ne ment.
Oh! je l'avais, si jeune encore,
Vue apparaître en mon destin!
C'était l'enfant de mon aurore,
Et mon étoile du matin!
Quand la lune claire et sereine
Brillait aux cieux, dans ces beaux mois,
Comme nous allions dans la plaine!
Comme nous courions dans les bois!
Puis, vers la lumière isolée
Êtoilant le logis obscur,
Nous revenions par la vallée
En tournant le coin du vieux mur;
Nous revenions, coeurs pleins de flamme,
En parlant des splendeurs du ciel.
Je composais cette jeune âme
Comme l'abeille fait son miel.
Doux ange aux candides pensées,
Elle était gaie en arrivant …—
Toutes ces choses sont passées
Comme l'ombre et comme le vent!
O SOUVENIRS! PRINTEMPS! AURORE!
O Souvenir! printemps! aurore!
Doux rayon triste et réchauffant!
—Lorsqu'elle était petite encore,
Que sa soeur était tout enfant …—
Connaissez-vous sur la colline
Qui joint Montlignon à Saint-Leu,
Une terrasse qui s'incline
Entre un bois sombre et le ciel bleu?
C'est là que nous vivions.—Pénétre,
Mon coeur, dans ce passé charmant!—
Je l'entendais sous ma fenêtre
Jouer le matin doucement.
Elle courait dans la rosée,
Sans bruit, de peur de m'éveiller;
Moi, je n'ouvrais pas ma croisée,
De peur de la faire envoler.
Ses frères riaient …—Aube pure!
Tout chantait sous ces frais berceaux,
Ma famille avec la nature.
Mes enfants avec les oiseaux?
Je toussais, on devenait brave.
Elle montait à petits pas,
Et me disait d'un air très grave:
J'ai laissé les enfants en bas.
Qu'elle fût bien ou mal coiffée,
Que mon coeur fût triste ou joyeux
Je l'admirais. C'était ma fée,
Et le doux astre de mes yeux!
Nous jouions toute la journée.
O jeux charmants! chers entretiens!
Le soir, comme elle était l'aînée,
Elle me disait:—Père, viens!
Nous allons t'apporter ta chaise,
Conte-nous une histoire, dis!—
Et je voyais rayonner d'aise
Tous ces regards du paradis.
Alors, prodiguant les carnages,
J'inventais un conte profond
Dont je trouvais les personnages
Parmi les ombres du plafond.
Toujours, ces quatre douces têtes
Riaient, comme à cet âge on rit,
De voir d'affreux géants très bêtes
Vaincus par des nains pleins d'esprit.
J'étais l'Arioste et l'Homère
D'un poème éclos d'un seul jet:
Pendant que je parlais, leur mère
Les regardait rire, et songeait.
Leur aïeul, qui lisait dans l'ombre,
Sur eux parfois levait les yeux,
Et moi, par la fenêtre sombre,
J'entrevoyais un coin des cieux!
DEMAIN, DÈS L'AUBE
Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends.
J'irai par la forêt, j'irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.
Je ne regarderai ni l'or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.
VENI, VIDI, VIXI
J'ai bien assez vécu, puisque dans mes douleurs
Je marche sans trouver de bras qui me secourent,
Puisque je ris à peine aux enfants qui m'entourent,
Puisque je ne suis plus réjoui par les fleurs;
Puisqu'au printemps, quand Dieu met la nature en fête,
J'assiste, esprit sans joie, à ce splendide amour;
Puisque je suis à l'heure où l'homme fuit le jour,
Hélas! et sent de tout la tristesse secrète;
Puisque l'espoir serein dans mon âme est vaincu;
Puisqu'en cette saison des parfums et des rosés,
O ma fille! j'aspire à l'ombre où tu reposes,
Puisque mon coeur est mort, j'ai bien assez vécu.
Je n'ai pas refusé ma tâche sur la terre.
Mon sillon? Le voilà. Ma gerbe? La voici.
J'ai vécu souriant, toujours plus adouci,
Debout, mais incliné du côté du mystère.
J'ai fait ce que j'ai pu: j'ai servi, j'ai veillé,
Et j'ai vu bien souvent qu'on riait de ma peine.
Je me suis étonné d'être un objet de haine,
Ayant beaucoup souffert et beaucoup travaillé.
Dans ce bagne terrestre où ne s'ouvre aucune aile,
Sans me plaindre, saignant, et tombant sur les mains,
Morne, épuisé, raillé par les forçats humains,
J'ai porté mon chaînon de la chaîne éternelle.
Maintenant mon regard ne s'ouvre qu'à demi:
Je ne me tourne plus même quand on me nomme;
Je suis plein de stupeur et d'ennui, comme un homme
Qui se lève avant l'aube et qui n'a pas dormi.
Je ne daigne plus même, en ma sombre paresse,
Répondre à l'envieux dont la bouche me nuit.
O Seigneur! ouvrez-moi les portes de la nuit,
Afin que je m'en aille et que je disparaisse!
LE CHANT DE CEUX QUI S'EN VONT SUR MER
(Air breton.)
Adieu, patrie!
L'onde est en furie.
Adieu, patrie,
Azur!
Adieu, maison, treille au fruit mûr,
Adieu, les fleurs d'or du vieux mur!
Adieu, patrie!
Ciel, forêt, prairie,
Adieu, patrie,
Azur!
Adieu, patrie!
L'onde est en furie.
Adieu, patrie,
Azur!
Adieu, fiancée au front pur,
Le ciel est noir, le vent est dur.
Adieu, patrie!
Lise, Anna, Marie!
Adieu, patrie,
Azur!
Adieu, patrie.
L'onde est en furie.
Adieu, patrie,
Azur!
Notre oeil que voile un deuil futur
Va du flot sombre au sort obscur.
Adieu, patrie!
Pour toi mon coeur prie.
Adieu, patrie,
Azur!
LUNA
O France, quoique tu sommeilles,
Nous t'appelons, nous, les proscrits!
Les ténèbres ont des oreilles,
Et les profondeurs ont des cris.
Le despotisme âpre et sans gloire
Sur les peuples découragés
Ferme la grille épaisse et noire
Des erreurs et des préjugés;
Il tient sous clef l'essaim fidèle
Des fermes penseurs, des héros,
Mais l'Idée avec un coup d'aile
Écartera les durs barreaux,
Et, comme en l'an quatre-vingt-onze,
Reprendra son vol souverain;
Car briser la cage de bronze,
C'est facile à l'oiseau d'airain.
L'obscurité couvre le monde,
Mais l'Idée illumine et luit;
De sa clarté blanche elle inonde
Les sombres azurs de la nuit.
Elle est le fanal solitaire,
Le rayon providentiel.
Elle est la lampe de la terre
Qui ne peut s'allumer qu'au ciel.
Elle apaise l'âme qui souffre,
Guide la vie, endort la mort;
Elle montre aux méchants le gouffre,
Elle montre aux justes le port.
En voyant dans la brume obscure
L'Idée, amour des tristes yeux,
Monter calme, sereine et pure,
Sur l'horizon mystérieux,
Les fanatismes et les haines
Rugissent devant chaque seuil
Comme hurlent les chiens obscènes
Quand apparaît la lune en deuil.
Oh! contemplez l'Idée altiére,
Nations! son front surhumain
A, dés à présent, la lumière
Qui vous éclairera demain!
LE CHASSEUR NOIR
Qu'es-tu, passant? Le bois est sombre,
Les corbeaux volent en grand nombre,
Il va pleuvoir.
Je suis celui qui va dans l'ombre,
Le chasseur noir!
Les feuilles des bois, du vent remuées,
Sifflent … on dirait
Qu'un sabbat nocturne emplit de huées
Toute la forêt;
Dans une clairière, au sein des nuées,
La lune apparaît.
Chasse le daim, chasse la biche,
Cours dans les bois, cours dans la friche,
Voici le soir.
Chasse le czar, chasse l'Autriche,
O chasseur noir!
Les feuilles des bois, etc.
Souffle en ton cor, boucle ta guêtre,
Chasse les cerfs qui viennent paître
Prés du manoir.
Chasse le roi, chasse le prêtre,
O chasseur noir.
Les feuilles des bois, etc.
Il tonne, il pleut, c'est le déluge.
Le renard fuit, pas de refuge
Et pas d'espoir!
Chasse l'espion, chasse le juge,
O chasseur noir.
Les feuilles des bois, etc.
Tous les démons de saint Antoine
Bondissent dans la folle avoine
Sans t'émouvoir;
Chasse l'abbé, chasse le moine,
O chasseur noir!
Les feuilles des bois, etc.
Chasse les ours! Ta meute jappe.
Que pas un sanglier n'échappe!
Fais ton devoir!
Chasse César, chasse le pape,
O chasseur noir!
Les feuilles des bois, etc.
Le loup de ton sentier s'écarte.
Que ta meute à sa suite parte!
Cours! Fais-le choir!
Chasse le brigand Bonaparte,
O chasseur noir!
Les feuilles des bois, du vent remuées,
Tombent … on dirait
Que le sabbat sombre aux rauques huées
A fui la forêt;
Le clair chant du coq perce les nuées;
Ciel! L'aube apparaît!
Tout reprend sa force première.
Tu redeviens la France altiére
Si belle à voir,
L'ange blanc vêtu de lumière,
O chasseur noir!
Les feuilles des bois, du vent remuées,
Tombent … on dirait
Que le sabbat sombre aux rauques huées
A fui la forêt!
Le clair chant du coq perce les nuées;
Ciel! L'aube apparaît!
LUX
Temps futurs! vision sublime!
Les peuples sont hors de l'abîme.
Le désert morne est traversé.
Après les sables, la pelouse;
Et la terre est comme une épouse,
Et l'homme est comme un fiancé!
Oh! voyez! la nuit se dissipe.
Sur le monde qui s'émancipe,
Oubliant Césars et Capets,
Et sur les nations nubiles,
S'ouvrent dans l'azur, immobiles,
Les vastes ailes de la paix!
O libre France enfin surgie
O robe blanche après l'orgie!
O triomphe après les douleurs!
Le travail bruit dans les forges,
Le ciel rit, et les rouges-gorges
Chantent dans l'aubépine en fleurs!
Les rancunes sont effacées;
Tous les coeurs, toutes les pensées,
Qu'animé le même dessin
Ne font plus qu'un faisceau superbe
Dieu prend pour lier cette gerbe
La vieille corde du tocsin.
Au fond des cieux un point scintille.
Regardez, il grandit, il brille,
Il approche, énorme et vermeil.
O République universelle,
Tu n'es encor que l'étincelle,
Demain tu seras le soleil.
ULTIMA VERBA
Oh! tant qu'on le verra trôner, ce gueux, ce prince,
Par le pape béni, monarque malandrin,
Dans une main le sceptre et dans l'autre la pince,
Charlemagne taillé par Satan dans Mandrin;
Tant qu'il se vautrera, broyant dans ses mâchoires
Le serment, la vertu, l'honneur religieux,
Ivre, affreux, vomissant sa honte sur nos gloires;
Tant qu'on verra cela sous le soleil des cieux;
Quand même grandirait l'abjection publique
A ce point d'adorer l'exécrable trompeur;
Quand même l'Angleterre et même l'Amérique
Diraient à l'exilé:—Va-t'en! nous avons peur!
Quand même nous serions comme la feuille morte;
Quand, pour plaire à César, on nous rentrait tous;
Quand le proscrit devrait s'enfuir de porte en porte,
Aux hommes déchiré comme un haillon aux clous;
Quand le désert, où Dieu contre l'homme proteste,
Bannirait les bannis, chasserait les chassés;
Quand même, infâme aussi, lâche comme le reste,
Le tombeau jetterait dehors les trépassés;
Je ne fléchirai pas! Sans plainte dans la bouche,
Calme, le deuil au coeur, dédaignant le troupeau,
Je vous embrasserai dans mon exil farouche,
Patrie, ô mon autel! liberté, mon drapeau!
Mes nobles compagnons, je garde votre culte;
Bannis, la république est là qui nous unit.
J'attacherai la gloire à tout ce qu'on insulte;
Je jetterai l'opprobre à tout ce qu'on bénit!
Je serai, sous le sac de cendre qui me couvre,
La voix qui dit: malheur! la bouche qui dit: non!
Tandis que tes valets te montreront ton Louvre,
Moi, je te montrerai, César, ton cabanon.
Devant les trahisons et les têtes courbées,
Je croiserai les bras, indigné, mais serein.
Sombre fidélité pour les choses tombées,
Sois ma force et ma joie et mon pilier d'airain!
Oui, tant qu'il sera là, qu'on cède ou qu'on persiste,
O France! France aimée et qu'on pleure toujours,
Je ne reverrai pas ta terre douce et triste,
Tombeau de mes aieux et nid de mes amours!
Je ne reverrai pas ta rive qui nous tente,
France! hors le devoir, hélas! j'oublîrai tout.
Parmi les éprouvés je planterai ma tente.
Je resterai proscrit, voulant rester debout.
J'accepte l'âpre exil, n'eût-il ni fin ni terme,
Sans chercher à savoir et sans considérer
Si quelqu'un a plié qu'on aurait cru plus ferme,
Et si plusieurs s'en vont qui devraient demeurer.
Si l'on n'est plus que mille, eh bien, j'en suis! Si même
Ils ne sont plus que cent, je brave encor Sylla;
S'il en demeure dix, je serai le dixième;
Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là!
CHANSON
Proscrit, regarde les roses;
Mai joyeux, de l'aube en pleurs
Les reçoit toutes écloses;
Proscrit, regarde les fleurs.
—Je pense
Aux roses que je semai.
Le mois de mai sans la France,
Ce n'est pas le mois de mai.
Proscrit, regarde les tombes;
Mai, qui rit aux cieux si beaux,
Sous les baisers des colombes
Fait palpiter les tombeaux.
—Je pense
Aux yeux chers que je fermai.
Le mois de mai sans la France
Ce n'est pas le mois de mai.
Proscrit, regarde les branches,
Les branches où sont les nids;
Mai les remplit d'ailes blanches
Et de soupirs infinis.
—Je pense
Aux nids charmants où j'aimai.
Le mois de mai sans la France,
Ce n'est pas le mois de mai.
EXIL
Si je pouvais voir, ô patrie,
Tes amandiers et tes lilas,
Et fouler ton herbe fleurie,
Hélas!
Si je pouvais,—mais ô mon père,
O ma mère, je ne peux pas,—
Prendre pour chevet votre pierre,
Hélas!
Dans le froid cercueil qui vous gène,
Si je pouvais vous parler bas,
Mon frère Abel, mon frère Eugène,
Hélas!
Si je pouvais, ô ma colombe,
Et toi, mère, qui t'envolas,
M'agenouiller sur votre tombe,
Hélas!
Oh! vers l'étoile solitaire,
Comme je lèverais les bras!
Comme je baiserais la terre,
Hélas!
Loin de vous, ô morts que je pleure,
Des flots noirs j'écoute le glas;
Je voudrais fuir, mais je demeure,
Hélas!
Pourtant le sort, caché dans l'ombre,
Se trompe si, comptant mes pas,
Il croit que le vieux marcheur sombre
Est las.
SAISON DES SEMAILLES
LE SOIR
C'est le moment crépusculaire.
J'admire, assis sous un portail,
Ce reste de jour dont s'éclaire
La dernière heure du travail.
Dans les terres, de nuit baignées,
Je contemple, ému, les haillons
D'un vieillard qui jette à poignées
La moisson future aux sillons.
Sa haute silhouette noire
Domine les profonds labours.
On sent à quel point il doit croire
A la fuite utile des jours.
Il marche dans la plaine immense,
Va, vient, lance la graine au loin,
Rouvre sa main et recommence,
Et je médite, obscur témoin,
Pendant que, déployant ses voiles,
L'ombre, où se mêle une rumeur,
Semble élargir jusqu'aux étoiles
Le geste auguste du semeur.
UN HYMNE HARMONIEUX
Un hymne harmonieux sort des feuilles du tremble;
Les voyageurs craintifs, qui vont la nuit ensemble,
Haussent la voix dans l'ombre où l'on doit se hâter.
Laissez tout ce qui tremble
Chanter!
Les marins fatigués sommeillent sur le gouffre.
La mer bleue où Vésuve épand ses flots de soufre
Se tait dès qu'il s'éteint, et cesse de gémir.
Laissez tout ce qui souffre
Dormir!
Quand la vie est mauvaise on la rêve meilleure.
Les yeux en pleurs au ciel se lèvent à toute heure;
L'espoir vers Dieu se tourne et Dieu l'entend crier.
Laissez tout ce qui pleure
Prier!
C'est pour renaître ailleurs qu'ici-bas on succombe.
Tout ce qui tourbillonne appartient à la tombe.
Il faut dans le grand tout tôt ou tard s'absorber.
Laissez tout ce qui tombe
Tomber!
PROMENADES DANS LES ROCHERS
i.
Un tourbillon d'écume, au centre de la baie
Formé par de secrets et profonds entonnoirs,
Se berce mollement sur l'onde qu'il égaie,
Vasque immense d'albâtre au milieu des flots noirs.
Seigneur, que faites-vous de cette urne de neige?
Qu'y versez-vous dès l'aube et qu'en sort-il la nuit?
La mer lui jette en vain sa vague qui l'assiège,
Le nuage sa brume et l'ouragan son bruit.
L'orage avec son bruit, le flot avec sa fange,
Passent; le tourbillon, vénéré du pêcheur,
Reparaît, conservant, dans l'abîme où tout change,
Toujours la même place et la même blancheur.
Le pêcheur dit: "C'est là qu'en une onde bénie,
Les petits enfants morts, chaque nuit de Noël,
Viennent blanchir leur aile au souffle humain ternie.
Avant de s'envoler pour être anges au ciel."
Moi, je dis: "Dieu mit là cette coupe si pure,
Blanche en dépit des flots et des rochers penchants,
Pour être dans le sein de la grande nature,
La figure du juste au milieu des méchants."
ii.
La mer donne l'écume et la terre le sable.
L'or se mêle à l'argent dans les plis du flot vert.
J'entends le bruit que fait l'éther infranchissable,
Bruit immense et lointain, de silence couvert.
Un enfant chante auprès de la mer qui murmure.
Rien n'est grand, ni petit. Vous avez mis, mon Dieu,
Sur la création et sur la créature
Les mêmes astres d'or et le même ciel bleu.
Notre sort est chétif; nos visions sont belles.
L'esprit saisit le corps et l'enlève au grand jour.
L'homme est un point qui vole avec deux grandes ailes,
Dont l'une est la pensée et dont l'autre est l'amour.
Sérénité de tout! majesté! force et grâce!
La voile rentre au port et les oiseaux aux nids.
Tout va se reposer, et j'entends dans l'espace
Palpiter vaguement des baisers infinis.
Le vent courbe les joncs sur le rocher superbe,
Et de l'enfant qui chante il emporte la voix.
O vent! que vous courbez à la fois de brins d'herbe
Et que vous emportez de chansons à la fois!
Qu'importe! Ici tout berce, et rassure, et caresse.
Plus d'ombre dans le coeur! plus de soucis amers!
Une ineffable paix monte et descend sans cesse
Du bleu profond de l'âme au bleu profond des mers.
iii.
Le soleil déclinait; le soir prompt à le suivre
Brunissait l'horizon; sur la pierre d'un champ,
Un vieillard, qui n'a plus que peu de temps à vivre,
S'était assis pensif, tourné vers le couchant.
C'était un vieux pasteur, berger dans la montagne,
Qui jadis, jeune et pauvre, heureux, libre et sans lois,
A l'heure où le mont fuit sous l'ombre qui le gagne,
Faisait gaîment chanter sa flûte dans les bois.
Maintenant riche et vieux, l'âme du passé pleine,
D'une grande famille aïeul laborieux,
Tandis que ses troupeaux revenaient dans la plaine,
Détaché de la terre, il contemplait les cieux.
Le jour qui va finir vaut le jour qui commence.
Le vieux penseur rêvait sous cet azur si beau.
L'Océan devant lui se prolongeait, immense,
Comme l'espoir du juste aux portes du tombeau.
O moment solennel! les monts, la mer farouche,
Les vents faisaient silence et cessaient leur clameur.
Le vieillard regardait le soleil qui se couche;
Le soleil regardait le vieillard qui se meurt.
iv.
Dieu! que les monts sont beaux avec ces taches d'ombre!
Que la mer a de grâce et le ciel de clarté!
De mes jours passagers que m'importe le nombre!
Je touche l'infini, je vois l'éternité.
Orages! passions! taisez-vous dans mon âme!
Jamais si prés de Dieu mon coeur n'a pénétré.
Le couchant me regarde avec ses yeux de flamme,
La vaste mer me parle, et je me sens sacré.
Béni soit qui me hait et béni soit qui m'aime!
A l'amour, à l'esprit donnons tous nos instants.
Fou qui poursuit la gloire ou qui creuse un problème!
Moi, je ne veux qu'aimer, car j'ai si peu de temps!
L'étoile sort des flots où le soleil se noie;
Le nid chante; la vague à mes pieds retentit;
Dans toute sa splendeur le soleil se déploie.
Mon Dieu, que l'âme est grande et que l'homme est petit!
Tous les objets créés, feu qui luit, mer qui tremble,
Ne savent qu'à demi le grand nom du Très-Haut.
Ils jettent vaguement des sons que seul j'assemble;
Chacun dit sa syllabe, et moi je dis le mot.
Ma voix s'élève aux cieux, comme la tienne, abîme!
Mer, je rêve avec toi! Monts, je prie avec vous!
La nature est l'encens, pur, éternel, sublime;
Moi je suis l'encensoir intelligent et doux.
BRIZEUX
LE LIVRE BLANC
J'entrais dans mes seize ans, léger de corps et d'âme,
Mes cheveux entouraient mon front d'un filet d'or,
Tout mon être était vierge et pourtant plein de flamme,
Et vers mille bonheurs je tentais mon essor.
Lors m'apparut mon ange, aimante créature;
Un beau livre brillait sur sa robe de lin,
Livre blanc; chaque feuille était unie et pure:
"C'est à toi, me dit-il, d'en remplir le vélin.
"Tâche de n'y laisser aucune page vide,
Que l'an, le mois, le jour, attestent ton labeur.
Point de ligne surtout et tremblante et livide
Que l'oeil fuit, que la main ne tourne qu'avec peur.
"Fais une histoire calme et doucement suivie;
Pense, chaque matin, à la page du soir:
Vieillard, tu souriras au livre de ta vie,
Et Dieu te sourira lui-même en ton miroir."
AUGUSTE BARBIER
L'IDOLE
O Corse à cheveux plats! que ta France était belle
Au grand soleil de messidor!
C'était une cavale indomptable et rebelle,
Sans freins d'acier ni rênes d'or;
Une jument sauvage à la croupe rustique,
Fumante encor du sang des rois,
Mais fiére, et d'un pied fort heurtant le sol antique,
Libre pour la première fois.
Jamais aucune main n'avait passé sur elle
Pour la flétrir et l'outrager;
Jamais ses larges flancs n'avaient porté la selle
Et le harnais de l'étranger;
Tout son poil était vierge, et, belle vagabonde,
L'oeil haut, la croupe en mouvement,
Sur ses jarrets dressée, elle effrayait le monde
Du bruit de son hennissement.
Tu parus, et sitôt que tu vis son allure,
Ses reins si souples et dispos,
Centaure impétueux, tu pris sa chevelure,
Tu montas botté sur son dos.
Alors, comme elle aimait les rumeurs de la guerre,
La poudre, les tambours battants,
Pour champ de course, alors, tu lui donnas la terre
Et des combats pour passe-temps:
Alors, plus de repos, plus de nuits, plus de sommes;
Toujours l'air, toujours le travail,
Toujours comme du sable écraser des corps d'hommes,
Toujours du sang jusqu'au poitrail;
Quinze ans son dur sabot, dans sa course rapide,
Broya les générations;
Quinze ans elle passa, fumante, à toute bride,
Sur le ventre des nations;
Enfin, lasse d'aller sans finir sa carrière,
D'aller sans user son chemin,
De pétrir l'univers, et comme une poussière
De soulever le genre humain;
Les jarrets épuisés, haletante et sans force,
Près de fléchir à chaque pas,
Elle demanda grâce à son cavalier corse;
Mais, bourreau, tu n'écoutas pas!
Tu la pressas plus fort de ta cuisse nerveuse;
Pour étouffer ses cris ardents,
Tu retournas le mors dans sa bouche baveuse,
De fureur tu brisas ses dents;
Elle se releva: mais un jour de bataille,
Ne pouvant plus mordre ses freins,
Mourante, elle tomba sur un lit de mitraille
Et du coup te cassa les reins.
MME. D'AGOULT
L'ADIEU
Non, tu n'entendras pas, de ta lèvre trop fière,
Dans l'adieu déchirant un reproche, un regret,
Nul trouble, nul remords pour ton âme légère
En cet adieu muet.
Tu croiras qu'elle aussi, d'un vain bruit enivrée,
Et des larmes d'hier oublieuse demain,
Elle a d'un ris moqueur rompu la foi jurée
Et passé son chemin;
Et tu ne sauras pas qu'implacable et fidèle,
Pour un sombre voyage elle part sans retour,
Et qu'en fuyant l'amant, dans la nuit éternelle
Elle emporte l'amour.
ARVERS
UN SECRET
Mon âme a son secret, ma vie a son mystère:
Un amour éternel en un moment conçu.
Le mal est sans espoir, aussi j'ai dû le taire,
Et celle qui l'a fait n'en a jamais rien su.
Hélas! j'aurai passé près d'elle inaperçu,
Toujours à ses côtés et toujours solitaire;
Et j'aurai jusqu'au bout fait mon temps sur la terre,
N'osant rien demander et n'ayant rien reçu.
Pour elle, quoique Dieu l'ait faite douce et tendre,
Elle suit son chemin, distraite et sans entendre
Ce murmure d'amour élevé sur ses pas.
A l'austère devoir pieusement fidèle,
Elle dira, lisant ces vers tout remplis d'elle:
"Quelle est donc cette femme?" et ne comprendra pas.
GÉRARD DE NERVAL
FANTASIE
Il est un air pour qui je donnerais
Tout Rossini, tout Mozart, tout Weber,
Un air très vieux, languissant et funèbre,
Qui pour moi seul a des charmes secrets.
Or, chaque fois que je viens à l'entendre,
De deux cents ans mon âme rajeunit;
C'est sous Louis treize … et je crois voir s'étendre
Un coteau vert que le couchant jaunit.
Puis un château de brique à coins de pierres,
Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,
Ceint de grands parcs, avec une rivière
Baignant ses pieds, qui coule entre les fleurs.
Puis une dame à sa haute fenêtre,
Blonde, aux yeux noirs, en ses habits anciens….
Que dans une autre existence, peut-être,
J'ai déjà vue!… et dont je me souviens.
VERS DORÉS
Homme, libre penseur! te crois-tu seul pensant
Dans ce monde où la vie éclate en toute chose?
Des forces que tu tiens ta liberté dispose,
Mais de tous tes conseils l'univers est absent.
Respecte dans la bête un esprit agissant.
Chaque fleur est une âme à la nature éclose;
Un mystère d'amour dans le métal repose.
"Tout est sensible!" et tout sur ton être est puissant.
Crains, dans le mur aveugle, un regard qui t'épie;
A la matière même un verbe est attaché….
Ne le fais pas servir à quelque usage impie!
Souvent, dans l'être obscur habite un Dieu caché;
Et comme un oeil naissant couvert par ses paupières,
Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres.
HÉGÉSIPPE MOREAU
LA FERMIÈRE
Amour à la fermière! elle est
Si gentille et si douce!
C'est l'oiseau des bois qui se plaît
Loin du bruit dans la mousse.
Vieux vagabond qui tends la main,
Enfant pauvre et sans mère,
Puissiez-vous trouver en chemin
La ferme et la fermière!
De l'escabeau vide au foyer,
Là, le pauvre s'empare,
Et le grand bahut de noyer
Pour lui n'est point avare;
C'est là qu'un jour je vins m'asseoir,
Les pieds blancs de poussière;
Un jour … puis en marche! et bonsoir,
La ferme et la fermière!
Mon seul beau jour a dû finir,
Finir dès son aurore;
Mais pour moi ce doux souvenir
Est du bonheur encore:
En fermant les yeux, je revois
L'enclos plein de lumière,
La haie en fleur, le petit bois,
La ferme et la fermière!
Si Dieu, comme notre curé
Au prône le répète,
Paie un bienfait (même égaré),
Ah! qu'il songe à ma dette!
Qu'il prodigue au vallon les fleurs,
La joie à la chaumière,
Et garde des vents et des pleurs
La ferme et la fermière!
Chaque hiver, qu'un groupe d'enfants
A son fuseau sourie,
Comme les anges aux fils blancs
De la Vierge Marie;
Que tous, par la main, pas à pas,
Guidant un petit frère,
Réjouissent de leurs êbats
La ferme et la fermière!
ENVOI.
Ma chansonnette, prends ton vol!
Tu n'es qu'un faible hommage;
Mais qu'en avril le rossignol
Chante, et la dédommage;
Qu'effrayé par ses chants d'amour,
L'oiseau du cimetière
Longtemps, longtemps, se taise pour
La ferme et la fermière!
ALFRED DE MUSSET
AU LECTEUR
Ce livre est toute ma jeunesse;
Je l'ai fait sans presque y songer.
Il y paraît, je le confesse,
Et j'aurais pu le corriger.
Mais quand l'homme change sans cesse,
Au passé pourquoi rien changer?
Va-t'en, pauvre oiseau passager;
Que Dieu te mène à ton adresse!
Qui que tu sois, qui me liras,
Lis-en le plus que tu pourras,
Et ne me condamne qu'en somme.
Mes premiers vers sont d'un enfant,
Les seconds d'un adolescent,
Les derniers à peine d'un homme.
STANCES
Que j'aime à voir, dans la vallée
Désolée,
Se lever comme un mausolée
Les quatre ailes d'un noir moutier!
Que j'aime à voir, prés de l'austère
Monastère,
Au seuil du baron feudataire,
La croix blanche et le bénitier!
Vous, des antiques Pyrénées
Les aînées,
Vieilles églises décharnées,
Maigres et tristes monuments,
Vous que le temps n'a pu dissoudre,
Ni la foudre,
De quelques grands monts mis en poudre
N'êtes-vous pas les ossements?
J'aime vos tours à tête grise,
Où se brise
L'éclair qui passe avec la brise.
J'aime vos profonds escaliers
Qui, tournoyant dans les entrailles
Des murailles,
A l'hymne éclatant des ouailles
Font répondre tous les piliers!
Oh! lorsque l'ouragan qui gagne
La campagne,
Prend par les cheveux la montagne,
Que le temps d'automne jaunit,
Que j'aime, dans le bois qui crie
Et se plie,
Les vieux clochers de l'abbaye,
Comme deux arbres de granit!
Que j'aime à voir dans les vesprées
Empourprées,
Jaillir en veines diaprées
Les rosaces d'or des couvents!
Oh! que j'aime, aux voûtes gothiques
Des portiques,
Les vieux saints de pierre athlétiques
Priant tout bas pour les vivants!
LA NUIT DE MAI
LA MUSE.
Poète, prends ton luth et me donne un baiser;
La fleur de l'églantier sent ses bourgeons éclore.
Le printemps naît ce soir; les vents vont s'embraser;
Et la bergeronnette, en attendant l'aurore,
Aux premiers buissons verts commence à se poser.
Poète, prends ton luth, et me donne un baiser.
LE POÈTE.
Comme il fait noir dans la vallée!
J'ai cru qu'une forme voilée
Flottait là-bas sur la forêt.
Elle sortait de la prairie;
Son pied rasait l'herbe fleurie;
C'est une étrange rêverie;
Elle s'efface et disparaît.
LA MUSE.
Poète, prends ton luth; la nuit, sur la pelouse,
Balance le zéphyr dans son voile odorant.
La rose, vierge encor, se referme jalouse
Sur le frelon nacré qu'elle enivre en mourant.
Écoute! tout se tait; songe à ta bien-aimée.
Ce soir, sous les tilleuls, à la sombre ramée
Le rayon du couchant laisse un adieu plus doux.
Ce soir, tout va fleurir: l'immortelle nature
Se remplit de parfums, d'amour et de murmure
Comme le lit joyeux de deux jeunes époux.
LE POÈTE.
Pourquoi mon coeur bat-il si vite?
Qu'ai-je donc en moi qui s'agite
Dont je me sens épouvanté?
Ne frappe-t-on pas à ma porte?
Pourquoi ma lampe à demi morte
M'éblouit-elle de clarté?
Dieu puissant! tout mon corps frissonne.
Qui vient? qui m'appelle?—Personne.
Je suis seul; c'est l'heure qui sonne;
O solitude! ô pauvreté!
LA MUSE.
Poète, prends ton luth; le vin de la jeunesse
Fermente cette nuit dans les veines de Dieu.
Mon sein est inquiet; la volupté l'oppresse,
Et les vents altérés m'ont mis la lèvre en feu.
O paresseux enfant! regarde, je suis belle.
Notre premier baiser, ne t'en souviens-tu pas,
Quand je te vis si pâle au toucher de mon aile,
Et que, les yeux en pleurs, tu tombas dans mes bras?
Ah! je t'ai consolé d'une amére souffrance!
Hélas! bien jeune encor, tu te mourais d'amour.
Console-moi ce soir, je me meurs d'espérance;
J'ai besoin de prier pour vivre jusqu'au jour.
LE POÈTE.
Est-ce toi dont la voix m'appelle,
O ma pauvre Muse! est-ce toi?
O ma fleur! ô mon immortelle!
Seul être pudique et fidèle
Où vive encor l'amour de moi!
Oui, te voilà, c'est toi, ma blonde,
C'est toi, ma maîtresse et ma soeur!
Et je sens, dans la nuit profonde,
De ta robe d'or qui m'inonde
Les rayons glisser dans mon coeur.
LA MUSE.
Poète, prends ton luth; c'est moi, ton immortelle,
Qui t'ai vu cette nuit triste et silencieux,
Et qui, comme un oiseau que sa couvée appelle,
Pour pleurer avec toi descends du haut des cieux.
Viens, tu souffres, ami. Quelque ennui solitaire
Te ronge, quelque chose a gémi dans ton coeur;
Quelque amour t'est venu, comme on en voit sur terre,
Une ombre de plaisir, un semblant de bonheur.
Viens, chantons devant Dieu; chantons dans tes pensées;
Dans tes plaisirs perdus, dans tes peines passées;
Partons, dans un baiser, pour un monde inconnu.
Éveillons au hasard les échos de ta vie,
Parlons-nous de bonheur, de gloire et de folie,
Et que ce soit un rêve, et le premier venu.
Inventons quelque part des lieux où l'on oublie;
Partons, nous sommes seuls, l'univers est à nous.
Voici la verte Ecosse et la brune Italie,
Et la Grèce, ma mère, où le miel est si doux,
Argos, et Ptéléon, ville des hécatombes,
Et Messa, la divine, agréable aux colombes;
Et le front chevelu du Pélion changeant;
Et le bleu Titarèse, et le golfe d'argent
Qui montre dans ses eaux, où le cygne se mire,
La blanche Oloossone à la blanche Camyre.
Dis-moi, quel songe d'or nos chants vont-ils bercer?
D'où vont venir les pleurs que nous allons verser?
Ce matin, quand le jour a frappé ta paupière,
Quel séraphin pensif, courbé sur ton chevet,
Secouait des lilas dans sa robe légère,
Et te contait tout bas les amours qu'il rêvait?
Chanterons-nous l'espoir, la tristesse ou la joie?
Tremperons nous de sang les bataillons d'acier?
Suspendrons-nous l'amant sur l'échelle de soie?
Jetterons-nous au vent l'écume du coursier?
Dirons-nous quelle main, dans les lampes sans nombre
De la maison céleste, allume nuit et jour
L'huile sainte de vie et d'éternel amour
Crierons-nous à Tarquin: "Il est temps, voici l'ombre!"
Descendrons-nous cueillir la perle au fond des mers?
Mènerons-nous la chèvre aux ébéniers amers?
Montrerons-nous le ciel à la Mélancolie?
Suivrons-nous le chasseur sur les monts escarpés?
La biche le regarde; elle pleure et supplie;
Sa bruyère l'attend; ses faons sont nouveau-nés;
Il se baisse, il l'égorgé, il jette à la curée
Sur les chiens en sueur son coeur encor vivant.
Peindrons-nous une vierge à la joue empourprée,
S'en allant à la messe, un page la suivant,
Et d'un regard distrait, à côté de sa mère,
Sur sa lèvre entr'ouverte oubliant sa prière?
Elle écoute en tremblant, dans l'écho du pilier,
Résonner l'éperon d'un hardi cavalier.
Dirons-nous aux héros des vieux temps de la France
De monter tout armés aux créneaux de leurs tours,
Et de ressusciter la naïve romance
Que leur gloire oubliée apprit aux troubadours?
Vêtirons-nous de blanc une molle élégie?
L'homme de Waterloo nous dira-t-il sa vie,
Et ce qu'il a fauché du troupeau des humains
Avant que l'envoyé de la nuit éternelle
Vînt sur son tertre vert l'abattre d'un coup d'aile,
Et sur son coeur de fer lui croiser les deux mains?
Clouerons-nous au poteau d'une satire altière
Le nom sept fois vendu d'un pâle pamphlétaire,
Qui, poussé par la faim, du fond de son oubli,
S'en vient, tout grelottant d'envie et d'impuissance,
Sur le front du génie insulter l'espérance,
Et mordre le laurier que son souffle a sali?
Prends ton luth! prends ton luth! je ne peux plus me taire;
Mon aile me soulève au souffle du printemps.
Le vent va m'emporter; je vais quitter la terre.
Une larme de toi! Dieu m'écoute; il est temps.
LE POÈTE.
S'il ne te faut, ma soeur chérie,
Qu'un baiser d'une lèvre amie
Et qu'une larme de mes yeux,
Je te les donnerai sans peine;
De nos amours qu'il te souvienne,
Si tu remontes dans les cieux.
Je ne chante ni l'espérance,
Ni la gloire, ni le bonheur,
Hélas! pas même la souffrance.
La bouche garde le silence
Pour écouter parler le coeur.
LA MUSE.
Crois-tu donc que je sois comme le vent d'automne,
Qui se nourrit de pleurs jusque sur un tombeau,
Et pour qui la douleur n'est qu'une goutte d'eau?
O poète! un baiser, c'est moi qui te le donne.
L'herbe que je voulais arracher de ce lieu.
C'est ton oisiveté; ta douleur est à Dieu.
Quel que soit le souci que ta jeunesse endure,
Laisse-la s'élargir, cette sainte blessure
Que les noirs séraphins t'ont faite au fond du coeur;
Rien ne nous rend si grands qu'une grande douleur.
Mais, pour en être atteint, ne crois pas, ô poète,
Que ta voix ici-bas doive rester muette.
Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots.
Lorsque le pélican, lassé d'un long voyage,
Dans les brouillards du soir retourne à ses roseaux,
Ses petits affamés courent sur le rivage
En le voyant au loin s'abattre sur les eaux.
Déjà, croyant saisir et partager leur proie,
Ils courent à leur père avec des cris de joie
En secouant leurs becs sur leurs goîtres hideux.
Lui, gagnant à pas lents une roche élevée,
De son aile pendante abritant sa couvée,
Pêcheur mélancolique, il regarde les cieux.
Le sang coule à longs flots de sa poitrine ouverte;
En vain il a des mers fouillé la profondeur:
L'Océan était vide et la plage déserte;
Pour toute nourriture il apporte son coeur.
Sombre et silencieux, étendu sur la pierre,
Partageant à ses fils ses entrailles de père,
Dans son amour sublime il berce sa douleur,
Et, regardant couler sa sanglante mamelle,
Sur son festin de mort il s'affaisse et chancelle,
Ivre de volupté, de tendresse et d'horreur.
Mais parfois, au milieu du divin sacrifice,
Fatigué de mourir dans un trop long supplice,
Il craint que ses enfants ne le laissent vivant;
Alors il se soulève, ouvre son aile au vent,
Et se frappant le coeur avec un cri sauvage,
Il pousse dans la nuit un si funèbre adieu,
Que les oiseaux de mer désertent le rivage,
Et que le voyageur attardé sur la plage,
Sentant passer la mort, se recommande à Dieu.
Poète, c'est ainsi que font les grands poètes.
Ils laissent s'égayer ceux qui vivent un temps;
Mais les festins humains qu'ils servent à leurs fêtes
Ressemblent la plupart à ceux des pélicans.
Quand ils parlent ainsi d'espérances trompées,
De tristesse et d'oubli, d'amour et de malheur,
Ce n'est pas un concert à dilater le coeur.
Leurs déclamations sont comme des épées:
Elles tracent dans l'air un cercle éblouissant,
Mais il y pend toujours quelque goutte de sang.
LE POÈTE.
O Muse! spectre insatiable,
Ne m'en demande pas si long.
L'homme n'écrit rien sur le sable
A l'heure où passe l'aquilon.
J'ai vu le temps où ma jeunesse
Sur mes lèvres était sans cesse
Prête à chanter comme un oiseau;
Mais j'ai souffert un dur martyre,
Et le moins que j'en pourrais dire,
Si je l'essayais sur ma lyre,
La briserait comme un roseau.
LA NUIT DE DÉCEMBRE
Du temps que j'étais écolier,
Je restais un soir à veiller
Dans notre salle solitaire.
Devant ma table vint s'asseoir
Un pauvre enfant vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.
Son visage était triste et beau:
À la lueur de mon flambeau,
Dans mon livre ouvert il vint lire.
Il pencha son front sur ma main,
Et resta jusqu'au lendemain,
Pensif, avec un doux sourire.
Comme j'allais avoir quinze ans,
Je marchais un jour, à pas lents,
Dans un bois, sur une bruyère.
Au pied d'un arbre vint s'asseoir
Un jeune homme vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.
Je lui demandai mon chemin;
Il tenait un luth d'une main,
De l'autre un bouquet d'églantine.
Il me fit un salut d'ami,
Et, se détournant à demi,
Me montra du doigt la colline.
A l'âge où l'on croit à l'amour,
J'étais seul dans ma chambre un jour,
Pleurant ma première misère.
Au coin de mon feu vint s'asseoir
Un étranger vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.
Il était morne et soucieux;
D'une main il montrait les cieux,
Et de l'autre il tenait un glaive.
De ma peine il semblait souffrir,
Mais il ne poussa qu'un soupir,
Et s'évanouit comme un rêve.
A l'âge où l'on est libertin,
Pour boire un toast en un festin,
Un jour je soulevai mon verre.
En face de moi vint s'asseoir
Un convive vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.
Il secouait sous son manteau
Un haillon de pourpre en lambeau,
Sur sa tête un myrte stérile.
Son bras maigre cherchait le mien,
Et mon verre, en touchant le sien,
Se brisa dans ma main débile.
Un an après, il était nuit,
J'étais à genoux prés du lit
Où venait de mourir mon père.
Au chevet du lit vint s'asseoir
Un orphelin vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.
Ses yeux étaient noyés de pleurs;
Comme les anges de douleurs,
Il était couronné d'épine;
Son luth à terre était gisant,
Sa pourpre de couleur de sang,
Et son glaive dans sa poitrine.
Je m'en suis si bien souvenu,
Que je l'ai toujours reconnu
A tous les instants de ma vie.
C'est une étrange vision,
Et cependant, ange ou démon,
J'ai vu partout cette ombre amie.
Lorsque plus tard, las de souffrir,
Pour renaître ou pour en finir,
J'ai voulu m'exiler de France;
Lorsqu' impatient de marcher,
J'ai voulu partir, et chercher
Les vestiges d'une espérance;
A Pisé, au pied de l'Apennin;
A Cologne, en face du Rhin ;
A Nice, au penchant des vallées;
A Florence, au fond des palais;
A Brigues, dans les vieux chalets;
Au sein des Alpes désolées;
A Gênes sous les citronniers;
A Vevay, sous les verts pommiers;
Au Havre, devant l'Atlantique;
A Venise, à l'affreux Lido,
Où vient sur l'herbe d'un tombeau
Mourir la pâle Adriatique;
Partout où, sous ces vastes cieux,
J'ai lassé mon coeur et mes yeux,
Saignant d'une éternelle plaie;
Partout où le boiteux Ennui,
Traînant ma fatigue après lui,
M'a promené sur une claie;
Partout où, sans cesse altéré
De la soif d'un monde ignoré,
J'ai suivi l'ombre de mes songes;
Partout où, sans avoir vécu,
J'ai revu ce que j'avais vu,
La face humaine et ses mensonges;
Partout où, le long des chemins,
J'ai posé mon front dans mes mains.
Et sangloté comme une femme;
Partout où j'ai, comme un mouton.
Qui laisse sa laine au buisson,
Senti se dénuer mon âme;
Partout où j'ai voulu dormir,
Partout où j'ai voulu mourir,
Partout où j'ai touché la terre,
Sur ma route est venu s'asseoir
Un malheureux vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.
Qui donc es-tu, toi que dans cette vie
Je vois toujours sur mon chemin?
Je ne puis croire, à ta mélancolie,
Que tu sois mon mauvais Destin.
Ton doux sourire a trop de patience,
Tes larmes ont trop de pitié.
En te voyant, j'aime la Providence.
Ta douleur même est soeur de ma souffrance;
Elle ressemble à l'Amitié.
Qui donc es-tu?—Tu n'es pas mon bon ange;
Jamais tu ne viens m'avertir.
Tu vois mes maux (c'est une chose étrange!),
Et tu me regardes souffrir.
Depuis vingt ans tu marches dans ma voie,
Et je ne saurais t'appeler.
Qui donc es-tu, si c'est Dieu qui t'envoie?
Tu me souris sans partager ma joie,
Tu me plains sans me consoler!
Ce soir encor je t'ai vu m'apparaître.
C'était par une triste nuit.
L'aile des vents battait à ma fenêtre;
J'étais seul, courbé sur mon lit.
J'y regardais une place chérie,
Tiède encor d'un baiser brûlant;
Et je songeais comme la femme oublie,
Et je sentais un lambeau de ma vie,
Qui se déchirait lentement.
Je rassemblais des lettres de la veille,
Des cheveux, des débris d'amour.
Tout ce passé me criait à l'oreille
Ses éternels serments d'un jour.
Je contemplais ces reliques sacrées,
Qui me faisaient trembler la main ;
Larmes du coeur par le coeur dévorées,
Et que les yeux qui les avaient pleurées
Ne reconnaîtront plus demain!
J'enveloppais dans un morceau de bure
Ces ruines des jours heureux.
Je me disais qu'ici-bas ce qui dure,
C'est une mèche de cheveux.
Comme un plongeur dans une mer profonde,
Je me perdais dans tant d'oubli.
De tous côtés j'y retournais la sonde,
Et je pleurais seul, loin des yeux du monde,
Mon pauvre amour enseveli.
J'allais poser le sceau de cire noire
Sur ce fragile et cher trésor.
J'allais le rendre, et n'y pouvant pas croire,
En pleurant j'en doutais encor.
Ah! faible femme, orgueilleuse insensée,
Malgré toi, tu t'en souviendras!
Pourquoi, grand Dieu! mentir à sa pensée?
Pourquoi ces pleurs, cette gorge oppressée,
Ces sanglots, si tu n'aimais pas?
Oui, tu languis, tu souffres, et tu pleures;
Mais ta chimère est entre nous.
Eh bien, adieu! Vous compterez les heures
Qui me sépareront de vous.
Partez, partez, et dans ce coeur de glace
Emportez l'orgueil satisfait.
Je sens encor le mien jeune et vivace,
Et bien des maux pourront y trouver place
Sur le mal que vous m'avez fait.
Partez, partez! la Nature immortelle
N'a pas tout voulu nous donner.
Ah! pauvre enfant, qui voulez être belle,
Et ne savez pas pardonner!
Allez, allez, suivez la destinée;
Qui vous perd n'a pas tout perdu.
Jetez au vent notre amour consumée;—
Éternel Dieu! toi que j'ai tant aimée,
Si tu pars, pourquoi m'aimes-tu?
Mais tout à coup j'ai vu dans la nuit sombre
Une forme glisser sans bruit.
Sur mon rideau j'ai vu passer une ombre;
Elle vient s'asseoir sur mon lit.
Qui donc es-tu, morne et pâle visage,
Sombre portrait vêtu de noir?
Que me veux-tu, triste oiseau de passage?
Est-ce un vain rêve? est-ce ma propre image
Que j'aperçois dans ce miroir?
Qui donc es-tu, spectre de ma jeunesse,
Pèlerin que rien n'a lassé?
Dis-moi pourquoi je te trouve sans cesse
Assis dans l'ombre où j'ai passé.
Qui donc es-tu, visiteur solitaire,
Hôte assidu de mes douleurs?
Qu'as-tu donc fait pour me suivre sur terre?
Qui donc es-tu, qui donc es-tu, mon frère,
Qui n'apparais qu'au jour des pleurs?
LA VISION.
Ami, notre père est le tien.
Je ne suis ni l'ange gardien,
Ni le mauvais destin des hommes.
Ceux que j'aime, je ne sais pas
De quel côté s'en vont leurs pas
Sur ce peu de fange où nous sommes.
Je ne suis ni dieu ni démon,
Et tu m'as nommé par mon nom
Quand tu m'as appelé ton frère;
Où tu vas, j'y serai toujours,
Jusques au dernier de tes jours,
Où j'irai m'asseoir sur ta pierre.
Le ciel m'a confié ton coeur.
Quand tu seras dans la douleur,
Viens à moi sans inquiétude,
Je te suivrai sur le chemin;
Mais je ne puis toucher ta main;
Ami, je suis la Solitude.
STANCES À LA MALIBRAN
Sans doute il est trop tard pour parier encor d'elle;
Depuis qu'elle n'est plus quinze jours sont passés,
Et dans ce pays-ci quinze jours, je le sais,
Font d'une mort récente une vieille nouvelle.
De quelque nom d'ailleurs que le regret s'appelle,
L'homme, par tout pays, en a bien vite assez.
O Maria-Félicia! le peintre et le poète
Laissent, en expirant, d'immortels héritiers;
Jamais l'affreuse nuit ne les prend tout entiers.
A défaut d'action, leur grande âme inquiète
De la mort et du temps entreprend la conquête,
Et, frappés dans la lutte, ils tombent en guerriers.
Celui-là sur l'airain a gravé sa pensée;
Dans un rhythme doré l'autre l'a cadencée;
Du moment qu'on l'écoute, on lui devient ami.
Sur sa toile, en mourant, Raphaël l'a laissée;
Et, pour que le néant ne touche point à lui,
C'est assez d'un enfant sur sa mère endormi.
Comme dans une lampe une flamme fidèle,
Au fond du Parthenon le marbre inhabité
Garde de Phidias la mémoire éternelle,
Et la jeune Vénus, fille de Praxitèle,
Sourit encor, debout dans sa divinité,
Aux siècles impuissants qu'a vaincus sa beauté.
Recevant d'âge en âge une nouvelle vie,
Ainsi s'en vont à Dieu les gloires d'autrefois;
Ainsi le vaste écho de la voix du génie
Devient du genre humain l'universelle voix….
Et de toi, morte hier, de toi, pauvre Marie,
Au fond d'une chapelle il nous reste une croix!
Une croix! et l'oubli, la nuit et le silence!
Écoutez! c'est le vent, c'est l'Océan immense;
C'est un pêcheur qui chante au bord du grand chemin.
Et de tant de beauté, de gloire et d'espérance,
De tant d'accords si doux d'un instrument divin,
Pas un faible soupir, pas un écho lointain!
Une croix, et ton nom écrit sur une pierre,
Non pas même le tien, mais celui d'un époux,
Voilà ce qu'après toi tu laisses sur la terre;
Et ceux qui t'iront voir à ta maison dernière,
N'y trouvant pas ce nom qui fut aimé de nous,
Ne sauront pour prier où poser les genoux.
O Ninette! où sont-ils, belle muse adorée,
Ces accents pleins d'amour, de charme et de terreur,
Qui voltigeaient le soir sur ta lèvre inspirée,
Comme un parfum léger sur l'aubépine en fleur?
Où vibre maintenant cette voix éplorée,
Cette harpe vivante attachée à ton coeur?
N'était-ce pas hier, fille joyeuse et folle,
Que ta verve railleuse animait Corilla,
Et que tu nous lançais avec la Rosina
La roulade amoureuse et l'oeillade espagnole ?
Ces pleurs sur tes bras nus, quand tu chantais le Saule,
N'était-ce pas hier, pâle Desdemona?
N'était-ce pas hier qu'à la fleur de ton âge
Tu traversais l'Europe, une lyre à la main;
Dans la mer, en riant, te jetant à la nage,
Chantant la tarentelle au ciel napolitain,
Coeur d'ange et de lion, libre oiseau de passage,
Espiègle enfant ce soir, sainte artiste demain?
N'était-ce pas hier qu'enivrée et bénie
Tu traînais à ton char un peuple transporté,
Et que Londre et Madrid, la France et l'Italie
Apportaient à tes pieds cet or tant convoité,
Cet or deux fois sacré qui payait ton génie,
Et qu'à tes pieds souvent laissa ta charité?
Qu'as-tu fait pour mourir, ô noble créature,
Belle image de Dieu, qui donnais en chemin
Au riche un peu de joie, au malheureux du pain?
Ah! qui donc frappe ainsi dans la mère nature,
Et quel faucheur aveugle, affamé de pâture,
Sur les meilleurs de nous ose porter la main?
Ne suffit-il donc pas à l'ange des ténèbres
Qu'à peine de ce temps il nous reste un grand nom?
Que Géricault, Cuvier, Schiller, Goethe et Byron
Soient endormis d'hier sous les dalles funèbres,
Et que nous ayons vu tant d'autres morts célèbres
Dans l'abîme entr'ouvert suivre Napoléon?
Nous faut-il perdre encor nos têtes les plus chères,
Et venir en pleurant leur fermer les paupières,
Dès qu'un rayon d'espoir a brillé dans leurs yeux?
Le ciel de ses élus devient-il envieux?
Ou faut-il croire, hélas! ce que disaient nos pères,
Que lorsqu'on meurt si jeune on est aimé des dieux?
Ah! combien, depuis peu, sont partis pleins de vie!
Sous les cyprès anciens que de saules nouveaux!
La cendre de Robert à peine refroidie,
Bellini tombe et meurt!—Une lente agonie
Traîne Carrel sanglant à l'éternel repos.
Le seuil de notre siècle est pavé de tombeaux.
Que nous restera-t-il si l'ombre insatiable,
Dès que nous bâtissons, vient tout ensevelir?
Nous qui sentons déjà le sol si variable,
Et, sur tant de débris, marchons vers l'avenir,
Si le vent, sous nos pas, balaye ainsi le sable,
De quel deuil le Seigneur veut-il donc nous vêtir?
Hélas! Marietta, tu nous restais encore.
Lorsque, sur le sillon, l'oiseau chante à l'aurore,
Le laboureur s'arrête, et, le front en sueur,
Aspire dans l'air pur un souffle de bonheur.
Ainsi nous consolait ta voix fraîche et sonore,
Et tes chants dans les cieux emportaient la douleur.
Ce qu'il nous faut pleurer sur ta tombe hâtive,
Ce n'est pas l'art divin, ni ses savants secrets:
Quelque autre étudiera cet art que tu créais;
C'est ton âme, Ninette, et ta grandeur naïve,
C'est cette voix du coeur qui seule au coeur arrive,
Que nul autre, après toi, ne nous rendra jamais.
Ah! tu vivrais encor sans cette âme indomptable.
Ce fut là ton seul mal, et le secret fardeau
Sous lequel ton beau corps plia comme un roseau.
Il en soutint longtemps la lutte inexorable.
C'est le Dieu tout-puissant, c'est la Muse implacable
Qui dans ses bras en feu t'a portée au tombeau.
Que ne l'étouffais-tu, cette flamme brûlante
Que ton sein palpitant ne pouvait contenir!
Tu vivrais, tu verrais te suivre et t'applaudir
De ce public blasé la foule indifférente,
Qui prodigue aujourd'hui sa faveur inconstante
A des gens dont pas un, certes, n'en doit mourir.
Connaissais-tu si peu l'ingratitude humaine?
Quel rêve as-tu donc fait de te tuer pour eux!
Quelques bouquets de fleurs te rendaient-ils si vaine,
Pour venir nous verser de vrais pleurs sur la scène,
Lorsque tant d'histrions et d'artistes fameux,
Couronnés mille fois, n'en ont pas dans les yeux?
Que ne détournais-tu la tête pour sourire,
Comme on en use ici quand on feint d'être ému?
Hélas! on t'aimait tant, qu'on n'en aurait rien vu.
Quand tu chantais le Saule, au lieu de ce délire,
Que ne t'occupais-tu de bien porter ta lyre?
La Pasta fait ainsi: que ne l'imitais-tu?
Ne savais-tu donc pas, comédienne imprudente,
Que ces cris insensés qui te sortaient du coeur
De ta joue amaigrie augmentaient la pâleur?
Ne savais-tu donc pas que, sur ta tempe ardente,
Ta main de jour en jour se posait plus tremblante,
Et que c'est tenter Dieu que d'aimer la douleur?
Ne sentais-tu donc pas que ta belle jeunesse
De tes yeux fatigués s'écoulait en ruisseaux,
Et de ton noble coeur s'exhalait en sanglots?
Quand de ceux qui t'aimaient tu voyais la tristesse,
Ne sentais-tu donc pas qu'une fatale ivresse
Berçait ta vie errante à ses derniers rameaux?
Oui, oui, tu le savais, qu'au sortir du théâtre,
Un soir dans ton linceul il faudrait te coucher.
Lorsqu'on te rapportait plus froide que l'albâtre,
Lorsque le médecin, de ta veine bleuâtre,
Regardait goutte à goutte un sang noir s'épancher,
Tu savais quelle main venait de te toucher.
Oui, oui, tu le savais, et que, dans cette vie,
Rien n'est bon que d'aimer, n'est vrai que de souffrir.
Chaque soir dans tes chants tu te sentais pâlir.
Tu connaissais le monde, et la foule et l'envie,
Et, dans ce corps brisé concentrant ton génie,
Tu regardais aussi la Malibran mourir.
Meurs donc! ta mort est douce et ta tâche est remplie
Ce que l'homme ici-bas appelle le génie,
C'est le besoin d'aimer; hors de là tout est vain.
Et, puisque tôt ou tard l'amour humain s'oublie,
Il est d'une grande âme et d'un heureux destin
D'expirer comme toi pour un amour divin!
CHANSON DE BARBERINE
Beau chevalier qui partez pour la guerre,
Qu'allez-vous faire
Si loin d'ici?
Voyez-vous pas que la nuit est profonde.
Et que le monde
N'est que souci?
Vous qui croyez qu'une amour délaissée
De la pensée
S'enfuit ainsi,
Hélas! hélas! chercheurs de renommée,
Votre fumée
S'envole aussi.
Beau chevalier qui partez pour la guerre,
Qu'allez-vous faire
Si loin de nous?
J'en vais pleurer, moi qui me laissais dire
Que mon sourire
Etait si doux.
CHANSON DE FORTUNIO
Si vous croyez que je vais dire
Qui j'ose aimer,
Je ne saurais, pour un empire,
Vous la nommer.
Nous allons chanter à la ronde,
Si vous voulez,
Que je l'adore et qu'elle est blonde
Comme les blés.
Je fais ce que sa fantaisie
Veut m'ordonner,
Et je puis, s'il lui faut ma vie,
La lui donner.
Du mal qu'une amour ignorée
Nous fait souffrir,
J'en porte l'âme déchirée
Jusqu'à mourir.
Mais j'aime trop pour que je die
Qui j'ose aimer,
Et je veux mourir pour ma mie
Sans la nommer.
TRISTESSE
J'ai perdu ma force et ma vie,
Et mes amis et ma gaîté;
J'ai perdu jusqu' à la fierté
Qui faisait croire à mon génie.
Quand j'ai connu la Vérité,
J'ai cru que c'était une amie;
Quand je l'ai comprise et sentie,
J'en étais déjà dégoûté.
Et pourtant elle est éternelle,
Et ceux qui se sont passés d'elle
Ici-bas ont tout ignoré.
Dieu parle, il faut qu'on lui réponde;
Le seul bien qui me reste au monde
Est d'avoir quelquefois pleuré.
RAPPELLE-TOI
(Vergiss mein nicht.)
PAROLES FAITES SÛR LA MUSIQUE DE MOZART.
Rapelle-toi, quand l'Aurore craintive
Ouvre au Soleil son palais enchanté;
Rappelle-toi, lorsque la nuit pensive
Passe en rêvant sous son voile argenté;
A l'appel du plaisir lorsque ton sein palpite,
Aux doux songes du soir lorsque l'ombre t'invite.
Écoute au fond des bois
Murmurer une voix:
Rappelle-toi.
Rappelle-toi, lorsque les destinées
M'auront de toi pour jamais séparé,
Quand le chagrin, l'exil et les années
Auront flétri ce coeur désespéré;
Songe à mon triste amour, songe à l'adieu suprême!
L'absence ni le temps ne sont rien quand on aime.
Tant que mon coeur battra,
Toujours il te dira:
Rappelle-toi.
Rappelle-toi, quand sous la froide terre
Mon coeur brisé pour toujours dormira;
Rappelle-toi, quand la fleur solitaire
Sur mon tombeau doucement s'ouvrira.
Je ne te verrai plus; mais mon âme immortelle
Reviendra près de toi comme une soeur fidèle.
Ecoute, dans la nuit,
Une voix qui gémit:
Rappelle-toi.
SOUVENIR
J'espérais bien pleurer, mais je croyais souffrir
En osant te revoir, place à jamais sacrée,
O la plus chère tombe et la plus ignorée
Où dorme un souvenir!
Que redoutiez-vous donc de cette solitude,
Et pourquoi, mes amis, me preniez-vous la main?
Alors qu'une si douce et si vieille habitude
Me montrait ce chemin?
Les voilà, ces coteaux, ces bruyères fleuries,
Et ces pas argentins sur le sable muet,
Ces sentiers amoureux, remplis de causeries,
Où son bras m'enlaçait.
Les voilà, ces sapins à la sombre verdure,
Cette gorge profonde aux nonchalants détours,
Ces sauvages amis, dont l'antique murmure
A bercé mes beaux jours.
Les voilà, ces buissons où toute ma jeunesse,
Comme un essaim d'oiseaux, chante au bruit de mes pas.
Lieux charmants, beau désert où passa ma maîtresse,
Ne m'attendiez-vous pas?
Ah! laissez-les couler, elles me sont bien chères,
Ces larmes que soulève un coeur encor blessé!
Ne les essuyez pas, laissez sur mes paupières
Ce voile du passé!
Je ne viens point jeter un regret inutile
Dans l'écho de ces bois témoins de mon bonheur.
Fière est cette forêt dans sa beauté tranquille,
Et fier aussi mon coeur.
Que celui-là se livre à des plaintes amères,
Qui s'agenouille et prie au tombeau d'un ami.
Tout respire en ces lieux; les fleurs des cimetières
Ne poussent point ici.
Voyez! la lune monte à travers ces ombrages.
Ton regard tremble encor, belle reine des nuits;
Mais du sombre horizon déjà tu te dégages,
Et tu t'épanouis.
Ainsi de cette terre, humide encor de pluie,
Sortent, sous tes rayons, tous les parfums du jour;
Aussi calme, aussi pur, de mon âme attendrie
Sort mon ancien amour.
Que sont-ils devenus, les chagrins de ma vie?
Tout ce qui m'a fait vieux est bien loin maintenant;
Et rien qu'en regardant cette vallée amie,
Je redeviens enfant.
O puissance du temps! ô légères années!
Vous emportez nos pleurs, nos cris et nos regrets;
Mais la pitié vous prend, et sur nos fleurs fanées
Vous ne marchez jamais.
Tout mon coeur te bénit, bonté consolatrice!
Je n'aurais jamais cru que l'on pût tant souffrir
D'une telle blessure, et que sa cicatrice
Fût si douce à sentir.
Loin de moi les vains mots, les frivoles pensées,
Des vulgaires douleurs linceul accoutumé,
Que viennent étaler sur leurs amours passées
Ceux qui n'ont point aimé!
Dante, pourquoi dis-tu qu'il n'est pire misère
Qu'un souvenir heureux dans les jours de douleur?
Quel chagrin t'a dicté cette parole amère,
Cette offense au malheur?
En est-il donc moins vrai que la lumière existe,
Et faut-il l'oublier du moment qu'il fait nuit?
Est-ce bien toi, grande âme immortellement triste,
Est-ce toi qui l'as dit?
Non, par ce pur flambeau dont la splendeur m'éclaire,
Ce blasphème vanté ne vient pas de ton coeur.
Un souvenir heureux est peut-être sur terre
Plus vrai que le bonheur.
Eh quoi! l'infortuné qui trouve une étincelle
Dans la cendre brûlante où dorment ses ennuis,
Qui saisit cette flamme et qui fixe sur elle
Ses regards éblouis;
Dans ce passé perdu quand son âme se noie,
Sur ce miroir brisé lorsqu'il rêve en pleurant,
Tu lui dis qu'il se trompe, et que sa faible joie
N'est qu'un affreux tourment!
Et c'est à ta Françoise, à ton ange de gloire,
Que tu pouvais donner ces mots à prononcer,
Elle qui s'interrompt, pour conter son histoire,
D'un éternel baiser!
Qu'est-ce donc, juste Dieu, que la pensée humaine,
Et qui pourra jamais aimer la vérité,
S'il n'est joie ou douleur si juste et si certaine
Dont quelqu'un n'ait douté?
Comment vivez-vous donc, étranges créatures?
Vous riez, vous chantez, vous marchez à grands pas;
Le ciel et sa beauté, le monde et ses souillures
Ne vous dérangent pas;
Mais, lorsque par hasard le destin vous ramène
Vers quelque monument d'un amour oublié,
Ce caillou vous arrête, et cela vous fait peine
Qu'il vous heurte le pié.
Et vous criez alors que la vie est un songe;
Vous vous tordez les bras comme en vous réveillant,
Et vous trouvez fâcheux qu'un si joyeux mensonge
Ne dure qu'un instant.
Malheureux! cet instant où votre âme engourdie
A secoué les fers qu'elle traîne ici-bas,
Ce fugitif instant fut toute votre vie;
Ne le regrettez pas!
Regrettez la torpeur qui vous cloue à la terre,
Vos agitations dans la fange et le sang,
Vos nuits sans espérance et vos jours sans lumière:
C'est là qu'est le néant!
Mais que vous revient-il de vos froides doctrines?
Que demandent au ciel ces regrets inconstants
Que vous allez semant sur vos propres ruines,
A chaque pas du Temps?
Oui, sans doute, tout meurt; ce monde est un grand rêve,
Et le peu de bonheur qui nous vient en chemin,
Nous n'avons pas plus tôt ce roseau dans la main,
Que le vent nous l'enlève.
Oui, les premiers baisers, oui,les premiers serments
Que deux êtres mortels échangèrent sur terre,
Ce fut au pied d'un arbre effeuillé par les vents,
Sur un roc en poussière.
Ils prirent à témoin de leur joie éphémère
Un ciel toujours voilé qui change à tout moment,
Et des astres sans nom que leur propre lumière
Dévore incessamment.
Tout mourait autour d'eux, l'oiseau dans le feuillage,
La fleur entre leurs mains, l'insecte sous leurs piés,
La source desséchée où vacillait l'image
De leurs traits oubliés;
Et sut tous ces débris joignant leurs mains d'argile.
Étourdis des éclairs d'un instant de plaisir,
Ils croyaient échapper à cet Être immobile
Qui regarde mourir!
—Insensés! dit le sage.—Heureux! dit le poète.
Et quels tristes amours as-tu donc dans le coeur,
Si le bruit du torrent te trouble et t'inquiète,
Si le vent te fait peur?
J'ai vu sous le soleil tomber bien d'autres choses
Que les feuilles des bois et l'écume des eaux,
Bien d'autres s'en aller que le parfum des roses
Et le chant des oiseaux.
Mes yeux ont contemplé des objets plus funèbres
Que Juliette morte au fond de son tombeau,
Plus affreux que le toast à l'ange des ténèbres
Porté par Roméo.
J'ai vu ma seule amie, à jamais la plus chère,
Devenue elle-même un sépulcre blanchi,
Une tombe vivante où flottait la poussière
De notre mort chéri,
De notre pauvre amour, que, dans la nuit profonde,
Nous avions sur nos coeurs si doucement bercé!
C'était plus qu'une vie, hélas! c'était un monde
Qui s'était effacé!
Oui, jeune et belle encor, plus belle, osait-on dire,
Je l'ai vue, et ses yeux brillaient comme autrefois.
Ses lèvres s'entr'ouvraient, et c'était un sourire,
Et c'était une voix;
Mais non plus cette voix, non plus ce doux langage,
Ces regards adorés dans les miens confondus;
Mon coeur, encor plein d'elle, errait sur son visage,
Et ne la trouvait plus.
Et pourtant j'aurais pu marcher alors vers elle;
Entourer de mes bras ce sein vide et glacé,
Et j'aurais pu crier: "Qu'as-tu fait, infidèle,
Qu'as-tu fait du passé?"
Mais non : il me semblait qu'une femme inconnue
Avait pris par hasard cette voix et ces yeux;
Et je laissai passer cette froide statue
En regardant les cieux.
Eh bien! ce fut sans doute une horrible misère
Que ce riant adieu d'un être inanimé.
Eh bien! qu'importé encore? O nature! ô ma mère!
En ai-je moins aimé?
La foudre maintenant peut tomber sur ma tête;
Jamais ce souvenir ne peut m'être arraché!
Comme le matelot brisé par la tempête,
Je m'y tiens attaché.
Je ne veux rien savoir, ni si les champs fleurissent,
Ni ce qu'il adviendra du simulacre humain,
Ni si ces vastes cieux éclaireront demain
Ce qu'ils ensevelissent.
Je me dis seulement: "A cette heure, en ce lieu,
Un jour, je fus aimé, j'aimais, elle était belle.
J'enfouis ce trésor dans mon âme immortelle,
Et je l'emporte à Dieu!"
SUR UNE MORTE
Elle était belle si la Nuit
Qui dort dans la sombre chapelle
Où Michel-Ange a fait son lit,
Immobile peut être belle.
Elle était bonne, s'il suffit
Qu'en passant la main s'ouvre et donne,
Sans que Dieu n'ait rien vu, rien dit:
Si l'or sans pitié fait l'aumône.
Elle pensait, si le vain bruit
D'une voix douce et cadencée,
Comme le ruisseau qui gémit,
Peut faire croire à la pensée.
Elle priait, si deux beaux yeux,
Tantôt s'attachant à la terre,
Tantôt se levant vers les cieux,
Peuvent s'appeler la prière.
Elle aurait souri, si la fleur
Qui ne s'est point épanouie,
Pouvait s'ouvrir à la fraîcheur
Du vent qui passe et qui l'oublie.
Elle aurait pleuré, si sa main,
Sur son coeur froidement posée,
Eût jamais dans l'argile humain
Senti la céleste rosée.
Elle aurait aimé, si l'orgueil,
Pareil à la lampe inutile
Qu'on allume prés d'un cercueil,
N'eût veillé sur son coeur stérile.
Elle est morte et n'a point vécu.
Elle faisait semblant de vivre.
De ses mains est tombé le livre
Dans lequel elle n'a rien lu.
A M. VICTOR HUGO
Il faut, dans ce bas monde, aimer beaucoup de choses,
Pour savoir, après tout, ce qu'on aime le mieux:
Les bonbons, l'Océan, le jeu, l'azur des cieux,
Les femmes, les chevaux, les lauriers et les roses.
Il faut fouler aux pieds des fleurs à peine écloses;
Il faut beaucoup pleurer, dire beaucoup d'adieux.
Puis le coeur s'aperçoit qu'il est devenu vieux,
Et l'effet qui s'en va nous découvre les causes.
De ces biens passagers que l'on goûte à demi,
Le meilleur qui nous reste est un ancien ami.
On se brouille, on se fuit.—Qu'un hasard nous rassemble,
On s'approche, on sourit, la main touche la main,
Et nous nous souvenons que nous marchions ensemble,
Que l'âme est immortelle, et qu'hier c'est demain.
ADIEU, SUZON
CHANSON.
Adieu, Suzon, ma rose blonde,
Qui m'as aimé pendant huit jours:
Les plus courts plaisirs de ce monde
Souvent font les meilleurs amours.
Sais-je, au moment où je te quitte,
Où m'entraîne mon astre errant?
Je m'en vais pourtant, ma petite,
Bien loin, bien vite,
Toujours courant.
Paf ! C'est mon cheval qu'on apprête.
Enfant, que ne puis-je en chemin
Emporter ta mauvaise tête,
Qui m'a tout embaumé la main!
Tu souris, petite hypocrite,
Comme la nymphe, en t'en fuyant.
Je m'en vais pourtant, ma petite,
Bien loin, bien vite,
Tout en riant.
Que de tristesse et que de charmes,
Tendre enfant, dans tes doux adieux!
Tout m'enivre, jusqu'à tes larmes,
Lorsque ton coeur est dans tes yeux.
A vivre ton regard m'invite;
Il me consolerait mourant.
Je m'en vais pourtant, ma petite,
Bien loin, bien vite,
Tout en pleurant.
Que notre amour, si tu m'oublies,
Suzon, dure encore un moment;
Comme un bouquet de fleurs pâlies,
Cache-le dans ton sein charmant!
Adieu! le bonheur reste au gîte;
Le souvenir part avec moi :
Je l'emporterai, ma petite,
Bien loin, bien vite,
Toujours à toi.
THEOPHILE GAUTIER
VOYAGE
Il me faut du nouveau n'en fût-il plus au monde. JEAN DE LA FONTAINE.
Jam mens praetrepidans avet vagari,
Jam laeti studio pedes vigescunt.
CATULLE.
Au travers de la vitre blanche
Le soleil rit, et sur les murs
Traçant de grands angles, épanche
Ses rayons splendides et purs:
Par un si beau temps, à la ville
Rester parmi la foule vile!
Je veux voir des sites nouveaux:
Postillons, sellez vos chevaux.
Au sein d'un nuage de poudre,
Par un galop précipité,
Aussi promptement que la foudre
Comme il est doux d'être emporté!
Le sable bruit sous la roue,
Le vent autour de vous se joue;
Je veux voir des sites nouveaux:
Postillons, pressez vos chevaux.
Les arbres qui bordent la route
Paraissent fuir rapidement,
Leur forme obscure dont l'oeil doute
Ne se dessine qu'un moment;
Le ciel, tel qu'une banderole,
Par-dessus les bois roule et vole;
Je veux voir des sites nouveaux:
Postillons, pressez vos chevaux.
Chaumières, fermes isolées,
Vieux châteaux que flanque une tour,
Monts arides, fraîches vallées,
Forêts se suivent tour à tour;
Parfois au milieu d'une brume,
Un ruisseau dont la chute écume;
Je veux voir des sites nouveaux:
Postillons, pressez vos chevaux.
Puis, une hirondelle qui passe,
Rasant la grève au sable d'or,
Puis, semés dans un large espace,
Les moutons d'un berger qui dort;
De grandes perspectives bleues,
Larges et longues de vingt lieues;
Je veux voir des sites nouveaux:
Postillons, pressez vos chevaux.
Une montagne: l'on enraye,
Au bord du rapide penchant
D'un mont dont la hauteur effraye:
Les chevaux glissent en marchant,
L'essieu grince, le pavé fume,
Et la roue un instant s'allume;
Je veux voir des sites nouveaux:
Postillons, pressez vos chevaux.
La côte raide est descendue.
Recouverte de sable fin,
La route, à chaque instant perdue,
S'étend comme un ruban sans fin.
Que cette plaine est monotone!
On dirait un matin d'automne;
Je veux voir des sites nouveaux:
Postillons, pressez vos chevaux.
Une ville d'un aspect sombre,
Avec ses tours et ses clochers
Qui montent dans les airs, sans nombre,
Comme des mâts ou des rochers,
Où mille lumières flamboient
Au sein des ombres qui la noient;
Je veux voir des sites nouveaux:
Postillons, pressez vos chevaux.
Mais ils sont las, et leurs narines,
Rouges de sang, soufflent du feu;
L'écume inonde leurs poitrines,
Il faut nous arrêter un peu.
Halte! demain, plus vite encore,
Aussitôt que poindra l'aurore,
Postillons, pressez vos chevaux,
Je veux voir des sites nouveaux.
TOMBÉE DU JOUR
Le jour tombait, une pâle nuée
Du haut du ciel laissait nonchalamment,
Dans l'eau du fleuve à peine remuée,
Tremper les plis de son blanc vêtement.
La nuit parut, la nuit morne et sereine,
Portant le deuil de son frère le jour,
Et chaque étoile à son trône de reine,
En habits d'or s'en vint faire sa cour.
On entendait pleurer les tourterelles,
Et les enfants rêver dans leurs berceaux;
C'était dans l'air comme un frôlement d'ailes,
Comme le bruit d'invisibles oiseaux.
Le ciel parlait à voix basse à la terre;
Comme au vieux temps ils parlaient en hébreu,
Et répétaient un acte de mystère;
Je n'y compris qu'un seul mot: c'était Dieu.
NOËL
Le ciel est noir, la terre est blanche;
—Cloches, carillonnez gaîment!—
Jésus est né;—la Vierge penche
Sur lui son visage charmant.
Pas de courtines festonnées
Pour préserver l'enfant du froid;
Rien que les toiles d'araignées
Qui pendent des poutres du toit.
Il tremble sur la paille fraîche,
Ce cher petit enfant Jésus,
Et pour réchauffer dans sa crèche
L'âne et le boeuf soufflent dessus.
La neige au chaume coud ses franges,
Mais sur le toit s'ouvre le ciel
Et, tout en blanc, le choeur des anges
Chante aux bergers: "Noël! Noël!"
FUMÉE
Là-bas, sous les arbres s'abrite
Une chaumière au dos bossu;
Le toit penche, le mur s'effrite,
Le seuil de la porte est moussu.
La fenêtre, un volet la bouche;
Mais du taudis, comme au temps froid
La tiède baleine d'une bouche,
La respiration se voit.
Un tire-bouchon de fumée,
Tournant son mince filet bleu,
De l'âme en ce bouge enfermée
Porte des nouvelles à Dieu.
CHOC DE CAVALIERS
Hier il m'a semblé (sans doute j'étais ivre)
Voir sur l'arche d'un pont un choc de cavaliers
Tout cuirassés de fer, tout imbriqués de cuivre,
Et caparaçonnés de harnois singuliers.
Des dragons accroupis grommelaient sur leurs casques,
Des Méduses d'airain ouvraient leurs yeux hagards
Dans leurs grands boucliers aux ornements fantasques,
Et des noeuds de serpents écaillaient leurs brassards.
Par moment, du rebord de l'arcade géante,
Un cavalier blessé perdant son point d'appui,
Un cheval effaré tombait dans l'eau béante,
Gueule de crocodile entr'ouverte sous lui.
C'était vous, mes désirs, c'était vous, mes pensées,
Qui cherchiez à forcer le passage du pont,
Et vos corps tout meurtris sous leurs armes faussées,
Dorment ensevelis dans le gouffre profond.
LES COLOMBES
Sur le coteau, là-bas où sont les tombes,
Un beau palmier, comme un panache vert,
Dresse sa tête, où le soir les colombes
Viennent nicher et se mettre à couvert.
Mais le matin elles quittent les branches:
Comme un collier qui s'égrène, on les voit
S'éparpiller dans l'air bleu, toutes blanches,
Et se poser plus loin sur quelque toit.
Mon âme est l'arbre où tous les soirs, comme elles,
De blancs essaims de folles visions
Tombent des cieux, en palpitant des ailes,
Pour s'envoler dés les premiers rayons.
LAMENTO
Ma belle amie est morte,
Je pleurerai toujours;
Sous la tombe elle emporte
Mon âme et mes amours.
Dans le ciel, sans m'attendre,
Elle s'en retourna;
L'ange qui l'emmena
Ne voulut pas me prendre.
Que mon sort est amer!
Ah! sans amour, s'en aller sur la mer!
La blanche créature
Est couchée au cercueil.
Comme dans la nature
Tout me paraît en deuil!
La colombe oubliée
Pleure et songe à l'absent;
Mon âme pleure et sent
Qu'elle est dépareillée.
Que mon sort est amer!
Ah! sans amour, s'en aller sur la mer!
Sur moi la nuit immense
S'étend comme un linceul;
Je chante ma romance
Que le ciel entend seul.
Ah! comme elle était belle
Et comme je l'aimais!
Je n'aimerai jamais
Une femme autant qu'elle;
Que mon sort est amer!
Ah! sans amour, s'en aller sur la mer!
TRISTESSE
Avril est de retour.
La première des roses,
De ses lèvres mi-closes,
Rit au premier beau jour;
La terre bienheureuse
S'ouvre et s'épanouit;
Tout aime, tout jouit.
Hélas! j'ai dans le coeur une tristesse affreuse.
Les buveurs en gaîté,
Dans leurs chansons vermeilles,
Célèbrent sous les treilles
Le vin et la beauté;
La musique joyeuse,
Avec leur rire clair,
S'éparpille dans l'air.
Hélas! j'ai dans le coeur une tristesse affreuse.
En déshabillés blancs,
Les jeunes demoiselles
S'en vont sous les tonnelles
Au bras de leurs galants;
La lune langoureuse
Argenté leurs baisers
Longuement appuyés.
Hélas! j'ai dans le coeur une tristesse affreuse.
Moi, je n'aime plus rien,
Ni l'homme ni la femme,
Ni mon corps, ni mon âme,
Pas même mon vieux chien.
Allez dire qu'on creuse,
Sous le pâle gazon,
Une fosse sans nom.
Hélas! j'ai dans le coeur une tristesse affreuse.
LA CARAVANE
La caravane humaine au Sahara du monde,
Par ce chemin des ans qui n'a pas de retour,
S'en va traînant le pied, brûlée aux feux du jour,
Et buvant sur ses bras la sueur qui l'inonde.
Le grand lion rugit et la tempête gronde;
A l'horizon fuyard, ni minaret, ni tour;
La seule ombre qu'on ait, c'est l'ombre du vautour,
Qui traverse le ciel cherchant sa proie immonde.
L'on avance toujours, et voici que l'on voit
Quelque chose de vert que l'on se montre au doigt:
C'est un bois de cyprès, semé de blanches pierres.
Dieu, pour vous reposer, dans le désert du temps,
Comme des oasis, a mis les cimetières:
Couchez-vous et dormez, voyageurs haletants.
PLAINTIVE TOURTERELLE
Plaintive tourterelle,
Qui roucoules toujours,
Veux-tu prêter ton aile
Pour servir mes amours?
Comme toi, pauvre amante,
Bien loin de mon ramier,
Je pleure et me lamente
Sans pouvoir l'oublier.
Vole et que ton pied rosé
Sur l'arbre ou sur la tour
Jamais ne se repose,
Car je languis d'amour.
Évite, ô ma colombe,
La halte des palmiers
Et tous les toits où tombe
La neige des ramiers.
Va droit sur sa fenêtre,
Près du palais du roi,
Donne-lui cette lettre
Et deux baisers pour moi.
Puis sur mon sein en flamme,
Qui ne peut s'apaiser,
Reviens, avec son âme,
Reviens te reposer,
PREMIER SOURIRE DU PRINTEMPS
Tandis qu'à leurs oeuvres perverses
Les hommes courent haletants,
Mars qui rit, malgré les averses,
Prépare en secret le printemps.
Pour les petites pâquerettes,
Sournoisement lorsque tout dort,
Il repasse des collerettes
Et cisèle des boutons d'or.
Dans le verger et dans la vigne,
Il s'en va, furtif perruquier,
Avec une houppe de cygne,
Poudrer à frimas l'amandier.
La nature au lit se repose;
Lui, descend au jardin désert
Et lace les boutons de rose
Dans leur corset de velours vert.
Tout en composant des solfèges,
Qu'aux merles il siffle à mi-voix,
Il sème aux prés les perce-neiges
Et les violettes aux bois.
Sur le cresson de la fontaine
Où le cerf boit, l'oreille au guet,
De sa main cachée il égrène
Les grelots d'argent du muguet.
Sous l'herbe, pour que tu la cueilles,
Il met la fraise au teint vermeil,
Et te tresse un chapeau de feuilles
Pour te garantir du soleil.
Puis, lorsque sa besogne est faite,
Et que son règne va finir,
Au seuil d'avril tournant la tête,
Il dit: "Printemps, tu peux venir!"
L'AVEUGLE
Un aveugle au coin d'une borne,
Hagard comme au jour un hibou,
Sur son flageolet, d'un air morne,
Tâtonne en se trompant de trou,
Et joue un ancien vaudeville
Qu'il fausse imperturbablement;
Son chien le conduit par la ville,
Spectre diurne à l'oeil dormant.
Les jours sur lui passent sans luire;
Sombre, il entend le monde obscur
Et la vie invisible bruire
Comme un torrent derrière un mur!
Dieu sait quelles chimères noires
Hantent cet opaque cerveau!
Et quels illisibles grimoires
L'idée écrit en ce caveau!
Ainsi dans les puits de Venise,
Un prisonnier à demi fou,
Pendant sa nuit qui s'éternise,
Grave des mots avec un clou.
Mais peut-être aux heures funèbres,
Quand la mort souffle le flambeau,
L'âme habituée aux ténèbres
Y verra clair dans le tombeau!
LA SOURCE
Tout près du lac filtre une source,
Entre deux pierres, dans un coin;
Allègrement l'eau prend sa course
Comme pour s'en aller bien loin.
Elle murmure: Oh! quelle joie!
Sous la terre il faisait si noir!
Maintenant ma rive verdoie,
Le ciel se mire à mon miroir.
Les myosotis aux fleurs bleues
Me disent : Ne m'oubliez pas!
Les libellules de leurs queues
M'égratignent dans leurs ébats:
A ma coupe l'oiseau s'abreuve;
Qui sait?—Après quelques détours
Peut-être deviendrai-je un fleuve
Baignant vallons, rochers et tours.
Je broderai de mon écume
Ponts de pierre, quais de granit,
Emportant le steamer qui fume
A l'Océan où tout finit.
Ainsi la jeune source jase,
Formant cent projets d'avenir;
Comme l'eau qui bout dans un vase,
Son flot ne peut se contenir;
Mais le berceau touche à la tombe;
Le géant futur meurt petit;
Née à peine, la source tombe
Dans le grand lac qui l'engloutit
LE MERLE
Un oiseau siffle dans les branches
Et sautille gai, plein d'espoir,
Sur les herbes, de givre blanches,
En bottes jaunes, en frac noir.
C'est un merle, chanteur crédule,
Ignorant du calendrier,
Qui rêve soleil, et module
L'hymne d'avril en février.
Pourtant il vente, il pleut à verse;
L'Arve jaunit le Rhône bleu,
Et le salon, tendu de perse,
Tient tous ses hôtes près du feu.
Les monts sur l'épaule ont l'hermine,
Comme des magistrats siégeant;
Leur blanc tribunal examine
Un cas d'hiver se prolongeant.
Lustrant son aile qu'il essuie,
L'oiseau persiste en sa chanson,
Malgré neige, brouillard et pluie,
Il croit à la jeune saison.
Il gronde l'aube paresseuse
De rester au lit si longtemps
Et, gourmandant la fleur frileuse,
Met en demeure le printemps.
Il voit le jour derrière l'ombre;
Tel un croyant, dans le saint lieu,
L'autel désert, sous la nef sombre,
Avec sa foi voit toujours Dieu.
A la nature il se confie,
Car son instinct pressent la loi.
Qui rit de ta philosophie,
Beau merle, est moins sage que toi!
L'ART
Oui, l'oeuvre sort plus belle
D'une forme au travail
Rebelle,
Vers, marbre, onyx, émail.
Point de contraintes fausses!
Mais que, pour marcher droit,
Tu chausses,
Muse, un cothurne étroit.
Fi du rhythme commode,
Comme un soulier trop grand,
Du mode
Que tout pied quitte et prend!
Statuaire, repousse
L'argile que pétrit
Le pouce
Quand flotte ailleurs l'esprit.
Lutte avec le carrare,
Avec le paros dur
Et rare,
Gardiens du contour pur;
Emprunte à Syracuse
Son bronze où fermement
S'accuse
Le trait fier et charmant;
D'une main délicate
Poursuis dans un filon
D'agate
Le profil d'Apollon.
Peintre, fuis l'aquarelle,
Et fixe la couleur
Trop frêle
Au four de l'émailleur.
Fais les sirènes bleues,
Tordant de cent façons
Leurs queues,
Les monstres des blasons;
Dans son nimbe trilobé
La Vierge et son Jésus,
Le globe
Avec la croix dessus.
Tout passe.—L'art robuste
Seul a l'éternité.
Le buste
Survit à la cité.
Et la médaille austère
Que trouve un laboureur
Sous terre
Révèle un empereur.
Les dieux eux-mêmes meurent.
Mais les vers souverains
Demeurent
Plus forts que les airains.
Sculpte, lime, cisèle;
Que ton rêve flottant
Se scelle
Dans le bloc résistant!
VICTOR DE LAPRADE
A UN GRAND ARBRE
L'esprit calme des dieux habite dans les plantes.
Heureux est le grand arbre aux feuillages épais;
Dans son corps large et sain la sève coule en paix,
Mais le sang se consume en nos veines brûlantes.
A la croupe du mont tu sièges comme un roi;
Sur ce trône abrité, je t'aime et je t'envie;
Je voudrais échanger ton être avec ma vie,
Et me dresser tranquille et sage comme toi.
Le vent n'effleure pas le sol où tu m'accueilles;
L'orage y descendrait sans pouvoir t'ébranler;
Sur tes plus hauts rameaux, que seuls on voit trembler,
Comme une eau lente, à peine il fait gémir tes feuilles.
L'aube, un instant, les touche avec son doigt vermeil;
Sur tes obscurs réseaux semant sa lueur blanche,
La lune aux pieds d'argent descend de branche en branche,
Et midi baigne en plein ton front dans le soleil.
L'éternelle Cybèle embrasse tes pieds fermes;
Les secrets de son sein, tu les sens, tu les vois;
Au commun réservoir en silence tu bois,
Enlacé dans ces flancs où dorment tous les germes.
Salut, toi qu'en naissant l'homme aurait adoré!
Notre âge, qui se rue aux luttes convulsives,
Te voyant immobile, a douté que tu vives,
Et ne reconnaît plus en toi d'hôte sacré,
Ah! moi je sens qu'une âme est là sous ton écorce:
Tu n'as pas nos transports et nos désirs de feu,
Mais tu rêves, profond et serein comme un dieu;
Ton immobilité repose sur ta force.
Salut! Un charme agit et s'échange entre nous.
Arbre, je suis peu fier de l'humaine nature;
Un esprit revêtu d'écorce et de verdure
Me semble aussi puissant que le nôtre, et plus doux.
Verse à flots sur mon front ton ombre qui m'apaise;
Puisse mon sang dormir et mon corps s'affaisser;
Que j'existe un moment sans vouloir ni penser:
La volonté me trouble, et la raison me pèse.
Je souffre du désir, orage intérieur;
Mais tu ne connais, toi, ni l'espoir, ni le doute,
Et tu n'as su jamais ce que le plaisir coûte;
Tu ne l'achètes pas au prix de la douleur.
Quand un beau jour commence et quand le mal fait trêve,
Les promesses du ciel ne valent pas l'oubli;
Dieu même ne peut rien sur le temps accompli;
Nul songe n'est si doux qu'un long sommeil sans rêve.
Le chêne a le repos, l'homme a la liberté….
Que ne puis-je en ce lieu prendre avec toi racines!
Obéir, sans penser, à des forces divines,
C'est être dieu soi-même, et c'est ta volupté.
Verse, ah! verse dans moi tes fraîcheurs printanières,
Les bruits mélodieux des essaims et des nids,
Et le frissonnement des songes infinis;
Pour ta sérénité je t'aime entre nos frères.
Si j'avais, comme toi, tout un mont pour soutien,
Si mes deux pieds trempaient dans la source des choses,
Si l'Aurore humectait mes cheveux de ses roses,
Si mon coeur recélait toute la paix du tien;
Si j'étais un grand chêne avec ta sève pure,
Pour tous, ainsi que toi, bon, riche, hospitalier,
J'abriterais l'abeille et l'oiseau familier
Qui sur ton front touffu répandent le murmure;
Mes feuilles verseraient l'oubli sacré du mal,
Le sommeil, à mes pieds, monterait de la mousse
Et là viendraient tous ceux que la cité repousse
Écouter ce silence où parle l'idéal.
Nourri par la nature, au destin résignée,
Des esprits qu'elle aspire et qui la font rêver,
Sans trembler devant lui, comme sans le braver,
Du bûcheron divin j'attendrais la cognée.
BÉATRIX
Gloire au coeur téméraire épris de l'impossible,
Qui marche, dans l'amour, au sentier des douleurs,
Et fuit tout vain plaisir au vulgaire accessible.
Heureux qui sur sa route, invité par les fleurs,
Passe et n'écarte point leur feuillage ou leurs voiles,
Et, vers l'azur lointain tournant ses yeux en pleurs,
Tend ses bras insensés pour cueillir les étoiles.
Une beauté, cachée aux désirs trop humains,
Sourit à ses regards, sur d'invisibles toiles;
Vers ses ambitions lui frayant des chemins,
Un ange le soutient sur des brises propices;
Les astres bien aimés s'approchent de ses mains;
Les lis du paradis lui prêtent leurs calices.
Béatrix ouvre un monde à qui la prend pour soeur,
A qui lutte et se dompte et souffre avec délices,
Et goûte à s'immoler sa plus chère douceur;
Et, joyeux, s'élançant au delà du visible,
De la porte du ciel s'approche en ravisseur.
Gloire au coeur téméraire épris de l'impossible!
LE DROIT D'AINESSE
Te voilà fort et grand garçon,
Tu vas entrer dans la jeunesse;
Reçois ma dernière leçon:
Apprends quel est ton droit d'aînesse.
Pour le connaître en sa rigueur
Tu n'as pas besoin d'un gros livre;
Ce droit est écrit dans ton coeur….
Ton coeur! c'est la loi qu'il faut suivre,
Afin de le comprendre mieux,
Tu vas y lire avec ton père,
Devant ces portraits des aïeux
Qui nous aideront, je l'espère.
Ainsi que mon père l'a fait,
Un brave aîné de notre race
Se montre fier et satisfait
En prenant la plus dure place.
A lui le travail, le danger,
La lutte avec le sort contraire;
A lui l'orgueil de protéger
La grande soeur, le petit frère.
Son épargne est le fonds commun
Où puiseront tous ceux qu'il aime;
Il accroît la part de chacun
De tout ce qu'il s'ôte à lui-même.
Il voit, au prix de ses efforts,
Suivant les traces paternelles,
Tous les frères savants et forts,
Toutes les soeurs sages et belles.
C'est lui qui, dans chaque saison,
Pourvoyeur de toutes les fêtes,
Fait abonder dans la maison
Les fleurs, les livres des poètes.
Il travaille, enfin, nuit et jour:
Qu'importe! les autres jouissent.
N'est-il pas le père à son tour?
S'il vieillit, les enfants grandissent!
Du poste où le bon Dieu l'a mis
Il ne s'écarte pas une heure;
Il y fait tête aux ennemis,
Il y mourra, s'il faut qu'il meure!
Quand le berger manque au troupeau,
Absent, hélas! où mort peut-être,
Tel, pour la brebis et l'agneau,
Le bon chien meurt après son maître.
Ainsi, quand Dieu me reprendra,
Tu sais, dans notre humble héritage,
Tu sais le lot qui t'écherra
Et qui te revient sans partage.
Nos chers petits seront heureux,
Mais il faut qu'en toi je renaisse.
Veiller, lutter, souffrir pour eux….
Voilà, mon fils, ton droit d'aînesse!
MME. L. ACKERMANN
L'HOMME
Jeté par le hasard sur un vieux globe infime,
A l'abandon, perdu comme en un océan,
Je surnage un moment et flotte à fleur d'abîme,
Épave du néant.
Et pourtant, c'est à moi, quand sur des mers sans rives
Un naufrage éternel semblait me menacer,
Qu'une voix a crié du fond de l'Être: "Arrive!
Je t'attends pour penser."
L'Inconscience encor sur la nature entière
Étendait tristement son voile épais et lourd.
J'apparus; aussitôt à travers la matière
L'Esprit se faisait jour.
Secouant ma torpeur et tout étonné d'être,
J'ai surmonté mon trouble et mon premier émoi,
Plongé dans le grand Tout, j'ai su m'y reconnaître;
Je m'affirme et dis: "Moi!"
Bien que la chair impure encor m'assujettisse,
Des aveugles instincts j'ai rompu le réseau;
J'ai créé la Pudeur, j'ai conçu la Justice;
Mon coeur fut leur berceau.
Seul je m'enquiers des fins et je remonte aux causes.
A mes yeux l'univers n'est qu'un spectacle vain.
Dussé-je m'abuser, au mirage des choses
Je prête un sens divin.
Je défie à mon gré la mort et la souffrance.
Nature impitoyable, en vain tu me démens,
Je n'en crois que mes voeux, et fais de l'espérance
Même avec mes tourments.
Pour combler le néant, ce gouffre vide et morne,
S'il suffit d'aspirer un instant, me voilà!
Fi de cet ici-bas! Tout m'y cerne et m'y borne;
Il me faut l'au-delà!
Je veux de l'éternel, moi qui suis l'éphémère.
Quand le réel me presse, impérieux, brutal,
Pour refuge au besoin n'ai-je pas la chimère
Qui s'appelle Idéal?
Je puis avec orgueil, au sein des nuits profondes,
De l'éther étoile contempler la splendeur.
Gardez votre infini, cieux lointains, vastes mondes,
J'ai le mien dans mon coeur!
LECONTE DE LISLE
LES MONTREURS
Tel qu'un morne animal, meurtri, plein de poussière,
La chaîne au cou, hurlant au chaud soleil d'été,
Promène qui voudra son coeur ensanglanté
Sur ton pavé cynique, ô plèbe carnassière!
Pour mettre un feu stérile en ton oeil hébété,
Pour mendier ton rire ou ta pitié grossière,
Déchire qui voudra la robe de lumière
De la pudeur divine et de la volupté.
Dans mon orgueil muet, dans ma tombe sans gloire,
Dussé-je m'engloutir pour l'éternité noire,
Je ne te vendrai pas mon ivresse ou mon mal,
Je ne livrerai pas ma vie à tes huées,
Je ne danserai pas sur ton tréteau banal
Avec tes histrions et tes prostituées.
MIDI
Midi, roi des étés, épandu sur la plaine,
Tombe en nappes d'argent des hauteurs du ciel bleu.
Tout se tait. L'air flamboie et brûle sans haleine;
La terre est assoupie en sa robe de feu.
L'étendue est immense, et les champs n'ont pas d'ombre
Et la source est tarie où buvaient les troupeaux;
La lointaine forêt, dont la lisière est sombre,
Dort là-bas, immobile, en un pesant repos.
Seuls, les grands blés mûris, tels qu'une mer dorée
Se déroulent au loin, dédaigneux du sommeil;
Pacifiques enfants de la terre sacrée,
Ils épuisent sans peur la coupe du soleil.
Parfois, comme un soupir de leur âme brûlante,
Du sein des épis lourds qui murmurent entre eux,
Une ondulation majestueuse et lente
S'éveille, et va mourir à l'horizon poudreux.
Non loin, quelques boeufs blancs, couchés parmi les herbes.
Bavent avec lenteur sur leurs fanons épais,
Et suivent de leurs yeux languissants et superbes
Le songe intérieur qu'ils n'achèvent jamais.
Homme, si, le coeur plein de joie ou d'amertume,
Tu passais vers midi dans les champs radieux,
Fuis! la nature est vide et le soleil consume:
Rien n'est vivant ici, rien n'est triste ou joyeux.
Mais si, désabusé des larmes et du rire,
Altéré de l'oubli de ce monde agité,
Tu veux, ne sachant plus pardonner ou maudire,
Goûter une suprême et morne volupté,
Viens! Le soleil te parle en paroles sublimes;
Dans sa flamme implacable absorbe-toi sans fin;
Et retourne à pas lents vers les cités infimes,
Le coeur trempé sept fois dans le néant divin.
NOX
Sur la pente des monts les brises apaisées
Inclinent au sommeil les arbres onduleux;
L'oiseau silencieux s'endort dans les rosées,
Et l'étoile a doré l'écume des flots bleus.
Au contour des ravins, sur les hauteurs sauvages,
Une molle vapeur efface les chemins;
La lune tristement baigne les noirs feuillages;
L'oreille n'entend plus les murmures humains.
Mais sur le sable au loin chante la mer divine,
Et des hautes forêts gémit la grande voix,
Et l'air sonore, aux cieux que la nuit illumine,
Porte le chant des mers et le soupir des bois.
Montez, saintes rumeurs, paroles surhumaines,
Entretien lent et doux de la terre et du ciel!
Montez, et demandez aux étoiles sereines
S'il est pour les atteindre un chemin éternel.
O mers, ô bois songeurs, voix pieuses du monde,
Vous m'avez répondu durant mes jours mauvais,
Vous avez apaisé ma tristesse inféconde,
Et dans mon coeur aussi vous chantez à jamais!
L'ECCLÉSIASTE
L'ecclésiaste a dit: Un chien vivant vaut mieux
Qu'un lion mort. Hormi, certes, manger et boire,
Tout n'est qu'ombre et fumée. Et le monde est très vieux,
Et le néant de vivre emplit la tombe noire.
Par les antiques nuits, à la face des cieux,
Du sommet de sa tour comme d'un promontoire,
Dans le silence, au loin laissant planer ses yeux,
Sombre, tel il songeait sur son siège d'ivoire.
Vieil amant du soleil, qui gémissais ainsi,
L'irrévocable mort est un mensonge aussi.
Heureux qui d'un seul bond s'engloutirait en elle.
Moi, toujours, à jamais, j'écoute, épouvanté,
Dans l'ivresse et l'horreur de l'immortalité,
Le long rugissement de la Vie éternelle.
LA VÉRANDAH
Au tintement de l'eau dans les porphyres roux
Les rosiers de l'Iran mêlent leurs frais murmures,
Et les ramiers rêveurs leurs roucoulements doux.
Tandis que l'oiseau grêle et le frelon jaloux,
Sifflant et bourdonnant, mordent les figues mûres,
Les rosiers de l'Iran mêlent leurs frais murmures
Au tintement de l'eau dans les porphyres roux.
Sous les treillis d'argent de la vérandah close,
Dans l'air tiède embaumé de l'odeur des jasmins,
Où la splendeur du jour darde une flèche rose,
La Persane royale, immobile, repose,
Derrière son col brun croisant ses belles mains,
Dans l'air tiède, embaumé de l'odeur des jasmins,
Sous les treillis d'argent de la vérandah close.
Jusqu'aux lèvres que l'ambre arrondi baise encor,
Du cristal d'où s'échappe une vapeur subtile
Qui monte en tourbillons légers et prend l'essor,
Sur les coussins de soie écarlate, aux fleurs d'or,
La branche du hûka rôde comme un reptile
Du cristal d'où s'échappe une vapeur subtile
Jusqu'aux lèvres que l'ambre arrondi baise encor.
Deux rayons noirs, chargés d'une muette ivresse,
Sortent de ses longs yeux entr'ouverts à demi;
Un songe l'enveloppe, un souffle la caresse;
Et parce que l'effluve invincible l'oppresse,
Parce que son beau sein qui se gonfle a frémi,
Sortent de ses longs yeux entr'ouverts à demi
Deux rayons noirs, chargés d'une muette ivresse.
Et l'eau vive s'endort dans les porphyres roux,
Les rosiers de l'Iran ont cessé leurs murmures,
Et les ramiers rêveurs leurs roucoulements doux.
Tout se tait. L'oiseau grêle et le frelon jaloux
Ne se querellent plus autour des figues mûres.
Les rosiers de l'Iran ont cessé leurs murmures,
Et l'eau vive s'endort dans les porphyres roux.
LES ELFES
Couronnés de thym et de marjolaine,
Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.
Du sentier des bois aux daims familier,
Sur un noir cheval, sort un chevalier.
Son éperon d'or brille en la nuit brune;
Et, quand il traverse un rayon de lune,
On voit resplendir, d'un reflet changeant,
Sur sa chevelure un casque d'argent.
Couronnés de thym et de marjolaine,
Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.
Ils l'entourent tous d'un essaim léger
Qui dans l'air muet semble voltiger.
—Hardi chevalier, par la nuit sereine,
Où vas-tu si tard? dit la jeune Reine.
De mauvais esprits hantent les forêts;
Viens danser plutôt sur les gazons frais.
Couronnés de thym et de marjolaine,
Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.
—Non! ma fiancée aux yeux clairs et doux
M'attend, et demain nous serons époux.
Laissez-moi passer, Elfes des prairies,
Qui foulez en rond les mousses fleuries;
Ne m'attardez pas loin de mon amour,
Car voici déjà les lueurs du jour.—
Couronnés de thym et de marjolaine,
Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.
—Reste, chevalier. Je te donnerai
L'opale magique et l'anneau doré,
Et, ce qui vaut mieux que gloire et fortune,
Ma robe filée au clair de la lune.
—Non! dit-il.—Va donc!—Et de son doigt blanc
Elle touche au coeur le guerrier tremblant.
Couronnés de thym et de marjolaine,
Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.
Et sous l'éperon le noir cheval part.
Il court, il bondit et va sans retard;
Mais le chevalier frissonne et se penche;
Il voit sur la route une forme blanche
Qui marche sans bruit et lui tend les bras:
—Elfe, esprit, démon, ne m'arrête pas!—
Couronnés de thym et de marjolaine,
Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.
—Ne m'arrête pas, fantôme odieux!
Je vais épouser ma belle aux doux yeux.
—O mon cher époux, la tombe éternelle
Sera notre lit de noce, dit-elle.
Je suis morte!—Et lui, la voyant ainsi,
D'angoisse et d'amour tombe mort aussi.
Couronnés de thym et de marjolaine,
Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.
LES ÉLÉPHANTS
Le sable rouge est comme une mer sans limite,
Et qui flambe, muette, affaissée en son lit.
Une ondulation immobile remplit
L'horizon aux vapeurs de cuivre où l'homme habite.
Nulle vie et nul bruit. Tous les lions repus
Dorment au fond de l'antre éloigné de cent lieues,
Et la girafe boit dans les fontaines bleues,
Là-bas, sous les dattiers des panthères connus.
Pas un oiseau ne passe en fouettant de son aile
L'air épais, où circule un immense soleil.
Parfois quelque boa, chauffé dans son sommeil,
Fait onduler son dos dont l'écaillé étincelle.
Tel l'espace enflammé brûle sous les cieux clairs.
Mais, tandis que tout dort aux mornes solitudes,
Les éléphants rugueux, voyageurs lents et rudes,
Vont au pays natal à travers les déserts.
D'un point de l'horizon, comme des masses brunes,
Ils viennent, soulevant la poussière, et l'on voit,
Pour ne pas dévier du chemin le plus droit,
Sous leur pied large et sûr crouler au loin les dunes.
Celui qui; tient la tête est un vieux chef. Son corps
Est gercé comme un tronc que le temps ronge et mine;
Sa tête est comme un roc, et l'arc de son échine
Se voûte puissamment à ses moindres efforts.
Sans ralentir jamais et sans hâter sa marche,
Il guide au but certain ses compagnons poudreux;
Et, creusant par derrière un sillon sablonneux,
Les pèlerins massifs suivent leur patriarche.
L'oreille en éventail, la trompe entre les dents,
Ils cheminent, l'oeil clos. Leur ventre bat et fume,
Et leur sueur dans l'air embrasé monte en brume;
Et bourdonnent autour mille insectes ardents.
Mais qu'importent la soif et la mouche vorace,
Et le soleil cuisant leur dos noir et plissé?
Ils rêvent en marchant du pays délaissé,
Des forêts de figuiers où s'abrita leur race.
Ils reverront le fleuve échappé des grands monts,
Où nage en mugissant l'hippopotame énorme,
Où, blanchis par la lune et projetant leur forme,
Ils descendaient pour boire en écrasant les joncs.
Aussi, pleins de courage et de lenteur, ils passent
Comme une ligne noire, au sable illimité;
Et le désert reprend son immobilité
Quand les lourds voyageurs à l'horizon s'effacent.
LA CHUTE DES ÉTOILES
Tombez, ô perles dénouées,
Pâles étoiles, dans la mer.
Un brouillard de roses nuées
Émerge de l'horizon clair;
A l'Orient plein d'étincelles
Le vent joyeux bat de ses ailes
L'onde qui brode un vif éclair.
Tombez, ô perles immortelles,
Pâles étoiles, dans la mer.
Plongez sous les écumes fraîches
De l'Océan mystérieux.
La lumière crible de flèches
Le faîte des monts radieux;
Mille et mille cris, par fusées,
Sortent des bois lourds de rosées;
Une musique vole aux cieux.
Plongez, de larmes arrosées,
Dans l'Océan mystérieux.
Fuyez, astres mélancoliques,
O Paradis lointains encor!
L'aurore aux lèvres métalliques
Rit dans le ciel et prend l'essor;
Elle se vêt de molles flammes,
Et sur l'émeraude des lames
Fait pétiller des gouttes d'or.
Fuyez, mondes où vont les âmes,
O Paradis lointains encor!
Allez, étoiles, aux nuits douces,
Aux cieux muets de l'Occident.
Sur les feuillages et les mousses
Le soleil darde un oeil ardent;
Les cerfs, par bonds, dans les vallées,
Se baignent aux sources troublées;
Le bruit des hommes va grondant.
Allez, ô blanches exilées,
Aux cieux muets de l'Occident.
Heureux qui vous suit, clartés mornes,
O lampes qui versez l'oubli!
Comme vous, dans l'ombre sans bornes,
Heureux qui roule enseveli!
Celui-là vers la paix s'élance:
Haine, amour, larmes, violence,
Ce qui fut l'homme est aboli.
Donnez-nous l'éternel silence,
O lampes qui versez l'oubli!
MILLE ANS APRÈS
L'apre rugissement de la mer pleine d'ombres,
Cette nuit-là, grondait au fond des gorges noires,
Et tout échevelés, comme des spectres sombres,
De grands brouillards couraient le long des promontoires,
Le vent hurleur rompait en convulsives masses
Et sur les pics aigus éventrait les ténèbres,
Ivre, emportant par bonds dans les lames voraces
Les bandes de taureaux aux beuglements funèbres.
Semblable à quelque monstre énorme, épileptique,
Dont le poil se hérisse et dont la bave fume,
La montagne, debout dans le ciel frénétique,
Geignait affreusement, le ventre blanc d'écume.
Et j'écoutais, ravi, ces voix désespérées.
Vos divines chansons vibraient dans l'air sonore,
O jeunesse, ô désirs, ô visions sacrées,
Comme un choeur de clairons éclatant à l'aurore!
Hors du gouffre infernal, sans y rien laisser d'elle,
Parmi ces cris et ces angoisses et ces fièvres,
Mon âme en palpitant s'envolait d'un coup d'aile
Vers ton sourire, ô gloire! et votre arôme, ô lèvres!
La nuit terrible, avec sa formidable bouche,
Disait:—La vie est douce; ouvre ses portes closes!
Et le vent me disait de son râle farouche:
—Adore! Absorbe-toi dans la beauté des choses!—
Voici qu'après mille ans, seul, à travers les âges,
Je retourne, ô terreur! à ces heures joyeuses,
Et je n'entends plus rien que les sanglots sauvages
Et l'écroulement sourd des ombres furieuses.
LE SOIR D'UNE BATAILLE
Tels que la haute mer contre les durs rivages,
A la grande tuerie ils se sont tous rués,
Ivres et haletants, par les boulets troués,
En d'épais tourbillons pleins de clameurs sauvages.
Sous un large soleil d'été, de l'aube au soir,
Sans relâche, fauchant les blés, brisant les vignes
Longs murs d'hommes, ils ont poussé leurs sombres lignes,
Et là, par blocs entiers, ils se sont laissés choir
Puis, ils se sont liés en étreintes féroces,
Le souffle au souffle uni, l'?il de haine chargé.
Le fer d'un sang fiévreux à l'aise s'est gorgé;
La cervelle a jailli sous la lourdeur des crosses.
Victorieux, vaincus, fantassins, cavaliers,
Les voici maintenant, blêmes, muets, farouches,
Les poings fermés, serrant les dents, et les yeux louches.
Dans la mort furieuse étendus par milliers.
La pluie, avec lenteur lavant leurs pâles faces,
Aux pentes du terrain fait murmurer ses eaux;
Et par la morne plaine où tourne un vol d'oiseaux
Le ciel d'un soir sinistre estompe au loin leurs masses.
Tous les cris se sont tus, les râles sont poussés.
Sur le sol bossué de tant de chair humaine,
Aux dernières lueurs du jour on voit à peine
Se tordre vaguement des corps entrelacés;
Et là-bas, du milieu de ce massacre immense,
Dressant son cou roidi percé de coups de feu,
Un cheval jette au vent un rauque et triste adieu
Que la nuit fait courir à travers le silence.
O boucherie! ô soif du meurtre! acharnement
Horrible! odeur des morts qui suffoques et navres!
Soyez maudits devant ces cent mille cadavres
Et la stupide horreur de cet égorgement.
Mais, sous l'ardent soleil ou sur la plaine noire,
Si, heurtant de leur coeur la gueule du canon,
Ils sont morts, Liberté, ces braves, en ton nom,
Béni soit le sang pur qui fume vers ta gloire!
IN EXCELSIS
Mieux que l'aigle chasseur, familier de la nue,
Homme! monte par bonds dans l'air resplendissant
La vieille terre, en bas, se tait et diminue.
Monte. Le clair abîme ouvre à ton vol puissant
Les houles de l'azur que le soleil flagelle.
Dans la brume, le globe, en bas, va s'enfonçant.
Monte. La flamme tremble et pâlit, le ciel gèle,
Un crépuscule morne étreint l'immensité.
Monte, monte et perds-toi dans la nuit éternelle:
Un gouffre calme, noir, informe, illimité,
L'évanouissement total de la matière
Avec l'inénarrable et pleine cécité.
Esprit! monte à ton tour vers l'unique lumière,
Laisse mourir en bas tous l^s anciens flambeaux,
Monte où la Source en feu brûle et jaillit entière.
De rêve en rêve, va! des meilleurs aux plus beaux.
Pour gravir les degrés de l'Echelle infinie,
Foule les dieux couchés dans leurs sacrés tombeaux.
L'intelligible cesse, et voici l'agonie,
Le mépris de soi-même, et l'ombre, et le remord,
Et le renoncement furieux du génie.
Lumière, où donc es-tu? Peut-être dans la mort.
REQUIES
Comme un morne exilé, loin de ceux que j'aimais,
Je m'éloigne à pas lents des beaux jours de ma vie,
Du pays enchanté qu'on ne revoit jamais.
Sur la haute colline où la route dévie
Je m'arrête, et vois fuir à l'horizon dormant
Ma dernière espérance, et pleure amèrement.
O malheureux! crois-en ta muette détresse:
Rien ne refleurira, ton coeur ni ta jeunesse,
Au souvenir cruel de tes félicités.
Tourne plutôt les yeux vers l'angoisse nouvelle,
Et laisse retomber dans leur nuit éternelle
L'amour et le bonheur que tu n'as point goûtés.
Le temps n'a pas tenu ses promesses divines.
Tes yeux ne verront point reverdir tes ruines;
Livre leur cendre morte au souffle de l'oubli.
Endors-toi sans tarder en ton repos suprême,
Et souviens-toi, vivant dans l'ombre enseveli,
Qu'il n'est plus dans ce inonde un seul être qui t'aime.
La vie est ainsi faite, il nous la faut subir.
Le faible souffre et pleure, et l'insensé s'irrite;
Mais le plus sage en rit, sachant qu'il doit mourir.
Rentre au tombeau muet où l'homme enfin s'abrite,
Et là, sans nul souci de la terre et du ciel,
Repose, ô malheureux, pour le temps éterne!
DANS LE CIEL CLAIR
Dans le ciel clair rayé par l'hirondelle alerte,
Le matin qui fleurit comme un divin rosier
Parfume la feuillée étincelante et verte
Où les nids amoureux, palpitants, l'aile ouverte,
A la cime des bois chantent à plein gosier
Le matin qui fleurit comme un divin rosier
Dans le ciel clair rayé par l'hirondelle alerte.
En grêles notes d'or, sur les graviers polis,
Les eaux vives, filtrant et pleuvant goutte à goutte,
Caressent du baiser de leur léger coulis
La bruyère et le thym, les glaïeuls et les lys;
Et le jeune chevreuil, que l'aube éveille, écoute
Les eaux vives filtrant et pleuvant goutte à goutte
En grêles notes d'or sur les graviers polis.
Le long des frais buissons où rit le vent sonore,
Par le sentier qui fuit vers le lointain charmant
Où la molle vapeur bleuit et s'évapore,
Tous deux, sous la lumière humide de l'aurore,
S'en vont entrelacés et passent lentement
Par le sentier qui fuit vers le lointain charmant,
Le long des frais buissons où rit le vent sonore.
La volupté d'aimer clôt à demi leurs yeux,
Ils ne savent plus rien du vol de l'heure brève,
Le charme et la beauté de la terre et des cieux
Leur rendent éternel l'instant délicieux,
Et, dans l'enchantement de ce rêve d'un rêve,
Ils ne savent plus rien du vol de l'heure brève,
La volupté d'aimer clôt à demi leurs yeux.
Dans le ciel clair rayé par l'hirondelle alerte
L'aube fleurit toujours comme un divin rosier;
Mais eux, sous la feuillée étincelante et verte,
N'entendront plus, un jour, les doux nids, l'aile ouverte,
Jusqu'au fond de leur coeur chanter à plein gosier
Le matin qui fleurit comme un divin rosier
Dans le ciel clair rayé par l'hirondelle alerte.
LA LAMPE DU CIEL
Par la chaîne d'or des étoiles vives
La Lampe du ciel pend du sombre azur
Sur l'immense mer, les monts et les rives.
Dans la molle paix de l'air tiède et pur
Bercée au soupir des houles pensives,
La Lampe du ciel pend du sombre azur
Par la chaîne d'or des étoiles vives.
Elle baigne, emplit l'horizon sans fin
De l'enchantement de sa clarté calme;
Elle argenté l'ombre au fond du ravin,
Et, perlant les nids, posés sur la palme,
Qui dorment, légers, leur sommeil divin,
De l'enchantement de sa clarté calme
Elle baigne, emplit l'horizon sans fin.
Dans le doux abîme, ô Lune, où tu plonges
Es-tu le soleil des morts bienheureux,
Le blanc paradis où s'en vont leurs songes?
O monde muet, épanchant sur eux
De beaux rêves faits de meilleurs mensonges,
Es-tu le soleil des morts bienheureux,
Dans le doux abîme, ô Lune, où tu plonges?
Toujours, à jamais, éternellement,
Nuit! Silence! Oubli des heures amères!
Que n'absorbez-vous le désir qui ment,
Haine, amour, pensée, angoisse et chimères?
Que n'apaisez-vous l'antique tourment,
Nuit! Silence! Oubli des heures amères!
Toujours, à jamais, éternellement?
Par la chaîne d'or des étoiles vives,
O Lampe du ciel, qui pends de l'azur,
Tombe, plonge aussi dans la mer sans rives!
Fais un gouffre noir de l'air tiède et pur
Au dernier soupir des houles pensives,
O Lampe du ciel, qui pends de l'azur
Par la chaîne d'or des étoiles vives!
SI L'AURORE
Si l'Aurore, toujours, de ses perles arrose
Cannes, gérofliers et maïs onduleux;
Si le vent de la mer, qui monte aux pitons bleus,
Fait les bambous géants bruire dans l'air rosé;
Hors du nid frais blotti parmi les vétivers
Si la plume écarlate allume les feuillages;
Si l'on entend frémir les abeilles sauvages
Sur les cloches de pourpre et les calices verts;
Si le roucoulement des blondes tourterelles
Et les trilles aigus du cardinal siffleur
S'unissent çà et là sur la montagne en fleur
Au bruit de l'eau qui va mouvant les herbes grêles;
Avec ses bardeaux roux jaspés de mousses d'or
Et sa varangue basse aux stores de Manille,
A l'ombred des manguiers où grimpe la vanille
Si la maison du cher aïeul repose encor;
O doux oiseaux bercés sur l'aigrette des cannes,
O lumière, ô jeunesse, arome de nos bois,
Noirs ravins, qui, le long de vos âpres parois,
Exhalez au soleil vos brumes diaphanes!
Salut! Je vous salue, ô montagnes, ô cieux,
Du paradis perdu visions infinies,
Aurores et couchants, astres des nuits bénies,
Qui ne resplendirez jamais plus dans mes yeux!
Je vous salue, au bord de la tombe éternelle,
Rêve stérile, espoir aveugle, désir vain,
Mirages éclatants du mensonge divin
Que l'heure irrésistible emporte sur son aile!
Puisqu'il n'est, par delà nos moments révolus,
Que l'immuable oubli de nos mille chimères,
A quoi bon se troubler des choses éphémères?
A quoi bon le souci d'être ou de n'être plus?
J'ai goûté peu de joie, et j'ai l'âme assouvie
Des jours nouveaux non moins que des siècles anciens.
Dans le sable stérile où dorment tous les miens
Que ne puis-je finir le songe de la vie!
Que ne puis-je, couché sous le chiendent amer,
Chair inerte, vouée au temps qui la dévore,
M'engloutir dans la nuit qui n'aura point d'aurore,
Au grondement immense et morne de la mer!
LE MANCHY
Sous un nuage frais de claire mousseline,
Tous les dimanches au matin,
Tu venais à la ville en manchy de rotin,
Par les rampes de la colline.
La cloche de l'église alertement tintait;
Le vent de mer berçait les cannes;
Comme une grêle d'or, aux pointes des savanes,
Le feu du soleil crépitait.
Le bracelet aux poings, l'anneau sur la cheville,
Et le mouchoir jaune aux chignons,
Deux Telingas portaient, assidus compagnons,
Ton lit aux nattes de Manille,
Ployant leur jarret maigre et nerveux, et chantant,
Souples dans leurs tuniques blanches,
Le bambou sur l'épaule et les mains sur les hanches,
Ils allaient le long de l'Etang.
On voyait, au travers du rideau de batiste,
Tes boucles dorer l'oreiller,
Et, sous leurs cils mi clos, feignant de sommeiller,
Tes beaux yeux de sombre améthyste.
Tu t'en venais ainsi, par ces matins si doux,
De la montagne à la grand'messe,
Dans ta grâce naïve et ta rose jeunesse,
Au pas rhythmé de tes Hindous.
Maintenant, dans le sable aride de nos grèves,
Sous les chiendents, au bruit des mers,
Tu reposes parmi les morts qui me sont chers,
O charme de mes premiers rêves!
LE FRAIS MATIN DORAIT
Le frais matin dorait de sa clarté première
La cime des bambous et des gérofliers.
Oh! les mille chansons des oiseaux familiers
Palpitant dans l'air rosé et buvant la lumière!
Comme lui tu brillais, ô ma douce lumière,
Et tu chantais comme eux vers les cieux familiers!
A l'ombre des letchis et des gérofliers,
C'était toi que mon coeur contemplait la première.
Telle, au Jardin céleste, à l'aurore première,
La jeune Eve, sous les divins gérofliers,
Toute pareille encore aux anges familiers,
De ses yeux innocents répandait la lumière.
Harmonie et parfum, charme, grâce, lumière,
Toi, vers qui s'envolaient mes songes familiers,
Rayon d'or effleurant les hauts gérofliers,
O lys, qui m'as versé mon ivresse première!
La Vierge aux pâles mains t'a prise la première,
Chère âme! Et j'ai vécu loin des gérofliers,
Loin des sentiers charmants à tes pas familiers,
Et loin du ciel natal où fleurit ta lumière.
Des siècles ont passé, dans l'ombre ou la lumière,
Et je revois toujours mes astres familiers,
Les beaux yeux qu'autrefois, sous nos gérofliers,
Le frais matin dorait de sa clarté première!
TRE FILA D'ORO
La-bas, sur la mer, comme l'hirondelle,
Je voudrais m'enfuir, et plus loin encor!
Mais j'ai beau vouloir, puisque la cruelle
A lié mon coeur avec trois fils d'or.
L'un est son regard, l'autre son sourire,
Le troisième, enfin, est sa lèvre en fleur;
Mais je l'aime trop, c'est un vrai martyre:
Avec trois fils d'or elle a pris mon coeur!
Oh! si je pouvais dénouer ma chaîne!
Adieu, pleurs, tourments; je prendrais l'essor.
Mais non, non! mieux vaut mourir à la peine
Que de vous briser, ô mes trois fils d'or!
BAUDELAIRE
LE GUIGNON
Pour soulever un poids si lourd,
Sisyphe, il faudrait ton courage!
Bien qu'on ait du coeur à l'ouvrage,
L'Art est long et le Temps est court.
Loin des sépultures célèbres,
Vers un cimetière isolé,
Mon coeur, comme un tambour voilé,
Va battant des marches funèbres.
Maint joyau dort enseveli
Dans les ténèbres et l'oubli,
Bien loin des pioches et des sondes;
Mainte fleur épanche à regret
Son parfum doux comme un secret
Dans les solitudes profondes.
LA VIE ANTÉRIEURE
J'ai longtemps habité sous de vastes portiques
Que les soleils marins teignaient de mille feux,
Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.
Les houles, en roulant les images des cieux,
Mêlaient d'une façon solennelle et mystique
Les tout-puissants accords de leur riche musique
Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.
C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes,
Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs
Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs,
Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,
Et dont l'unique soin était d'approfondir
Le secret douloureux qui me faisait languir.
LA BEAUTE
Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire,
Que diras-tu, mon coeur, coeur autrefois flétri,
A la très-belle, à la très-bonne, à la très-chère,
Dont le regard divin t'a soudain refleuri ?
—Nous mettrons notre orgueil à chanter ses louanges.
Rien ne vaut la douceur de son autorité;
Sa chair spirituelle a le parfum des Anges,
Et son oeil nous revêt d'un habit de clarté.
Que ce soit dans la nuit et dans la solitude,
Que ce soit dans la rue et dans la multitude,
Son fantôme dans l'air danse comme un flambeau.
Parfois il parle et dit: "Je suis belle, et j'ordonne
Que pour l'amour de moi vous n'aimiez que le Beau;
Je suis l'Ange gardien, la Muse et la Madone!"
LA CLOCHE FÊLÉE
Il est amer et doux, pendant les nuits d'hiver,
D'écouter, près du feu qui palpite et qui fume,
Les souvenirs lointains lentement s'élever
Au bruit des carillons qui chantent dans la brume.
Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux
Qui, malgré sa vieillesse, alerte et bien portante,
Jette fidèlement sou cri religieux,
Ainsi qu'un vieux soldat qui veille sous la tente!
Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu'en ses ennuis
Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits,
Il arrive souvent que sa voix affaiblie
Semble le râle épais d'un blessé qu'on oublie
Au bord d'un lac de sang, sous un grand tas de morts,
Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts!
SPLEEN
J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans.
Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans,
De vers, de billets doux, de procès, de romances,
Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances,
Cache moins de secrets que mon triste cerveau.
C'est une pyramide, un immense caveau,
Qui contient plus de morts que la fosse commune.
—Je suis un cimetière abhorré de la lune,
Où, comme des remords, se traînent de longs vers
Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers.
Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,
Où gît tout un fouillis de modes surannées,
Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher,
Seuls, respirent l'odeur d'un flacon débouché.
Rien n'égale en longueur les boiteuses journées,
Quand sous les lourds flocons des neigeuses années
L'Ennui, fruit de la morne incuriosité,
Prend les proportions de l'immortalité.
—Désormais tu n'es plus, ô matière vivante!
Qu'un granit entouré d'une vague épouvante,
Assoupi dans le fond d'un Saharau brumeux!
Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,
Oublié sur la carte, et dont l'humeur farouche
Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche!
LE GOÛT DU NÉANT
Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte,
L'Espoir, dont l'éperon attisait ton ardeur,
Ne veut plus t'enfourcher! Couche-toi sans pudeur,
Vieux cheval dont le pied à chaque obstacle butte.
Résigne-toi, mon coeur; dors ton sommeil de brute.
Esprit vaincu, fourbu! Pour toi, vieux maraudeur,
L'amour n'a plus de goût, non plus que la dispute;
Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flûte!
Plaisirs, ne tentez plus un coeur sombre et boudeur!
Le Printemps adorable a perdu son odeur!
Et le Temps m'engloutit minute par minute,
Comme la neige immense un corps pris de roideur;
Je contemple d'en haut le globe en sa rondeur,
Et je n'y cherche plus l'abri d'une cahute!
Avalanche, veux-tu m'emporter dans ta chute?
LA RANÇON
L'homme a, pour payer sa rançon,
Deux champs au tuf profond et riche,
Qu'il faut qu'il remue et défriche
Avec le fer de la raison;
Pour obtenir la moindre rose,
Pour extorquer quelques épis,
Des pleurs salés de son front gris
Sans cesse il faut qu'il les arrose.
L'un est l'Art, et l'autre l'Amour.
—Pour rendre le juge propice,
Lorsque de la stricte justice
Paraîtra le terrible jour,
Il faudra lui montrer des granges
Pleines de moissons, et des fleurs
Dont les formes et les couleurs
Gagnent le suffrage des Anges.
LE COUCHER DU SOLEIL ROMANTIQUE
Que le soleil est beau quand tout frais il se lève,
Comme une explosion nous lançant son bonjour!
—Bienheureux celui-là qui peut avec amour
Saluer son coucher plus glorieux qu'un rêve!
Je me souviens! … J'ai vu tout, fleur, source, sillon
Se pâmer sous son oeil comme un coeur qui palpite….
Courons vers l'horizon, il est tard, courons vite,
Pour attraper au moins un oblique rayon!
Mais je poursuis en vain le Dieu qui se retire;
L'irrésistible Nuit établit son empire,
Noire, humide, funeste et pleine de frissons;
Une odeur de tombeau dans les ténèbres nage,
Et mon pied peureux froisse, au bord du marécage,
Des crapauds imprévus et de froids limaçons.
HYMNE
A la très-chère, à la très-belle
Qui remplit mon coeur de clarté,
A l'ange, à l'idole immortelle,
Salut en immortalité!
Elle se répand dans ma vie
Comme un air imprégné de sel,
Et dans mon âme inassouvie
Verse le goût de l'éternel.
Sachet toujours frais qui parfume
L'atmosphère d'un cher réduit,
Encensoir oublié qui fume
En secret à travers la nuit,
Comment, amour incorruptible,
T'exprimer avec vérité?
Grain de musc qui gis, invisible,
Au fond de mon éternité!
A la très-bonne, à la très-belle
Qui fait ma joie et ma santé,
A l'ange, à l'idole immortelle,
Salut en immortalité!
LA MORT DES PAUVRES
C'est la Mort qui console, hélas! et qui fait vivre;
C'est le but de la vie, et c'est le seul espoir
Qui, comme un élixir, nous monte et nous enivre,
Et nous donne le coeur de marcher jusqu'au soir;
A travers la tempête, et la neige, et le givre,
C'est la clarté vibrante à notre horizon noir;
C'est l'auberge fameuse inscrite sur le livre,
Où l'on pourra manger, et dormir, et s'asseoir;
C'est un Ange qui tient dans ses doigts magnétiques
Le sommeil et le don des rêves extatiques,
Et qui refait le lit des gens pauvres et nus;
C'est la gloire des Dieux, c'est le grenier mystique,
C'est la bourse du pauvre et sa patrie antique,
C'est le portique ouvert sur les d'eux inconnus!
L'HOMME ET LA MER
Homme libre, toujours tu chériras la mer.
La mer est ton miroir; tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.
Tu te plais à plonger au sein de ton image;
Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton coeur
Se distrait quelquefois de sa propre rumeur
Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.
Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets:
Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes,
O mer, nul ne connaît tes richesses intimes,
Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets!
Et cependant voilà des siècles innombrables
Que vous vous combattez sans pitié ni remord,
Tellement vous aimez le carnage et la mort,
O lutteurs éternels, ô frères implacables!
PIERRE DUPONT
LA VÉRONIQUE
Quand les chênes, à chaque branche,
Poussent leurs feuilles par milliers,
La véronique bleue et blanche
Sème les tapis à leurs pieds;
Sans haleine, à peine irisée,
Ce n'est qu'un reflet de couleur,
Pleur d'azur, goutte de rosée,
Que l'aurore a changée en fleur.
Douces à voir, ô véroniques!
Vous ne durez qu'une heure ou deux,
Fugitives et sympathiques
Comme des regards amoureux.
Les violettes sont moins claires,
Les bluets moins légers que vous,
Les pervenches moins éphémères
Et les myosotis moins doux.
Le dahlia, non plus la rose,
N'imiteront point votre azur;
Votre couleur bleue est éclose
Simplement comme un amour pur.
Douces à voir, ô véroniques!
Vous ne durez qu'une heure ou deux,
Fugitives et sympathiques
Comme des regards amoureux.
Le papillon bleu vous courtise,
L'insecte vous perce le coeur,
D'un coup de bec l'oiseau vous brise,
Que guette à son tour l'oiseleur.
Rêveurs, amants, race distraite,
Vous effeuilleront au hasard,
Sans voir votre grâce muette.
Ni votre dernier bleu regard.
Douces à voir, ô véroniques!
Vous ne durez qu'une heure ou deux,
Fugitives et sympathiques
Comme des regards amoureux.
O fleur insaisissable et pure,
Saphir dont nul ne sait le prix,
Mêlez-vous à la chevelure
De celle dont je suis épris;
Pointillez dans la mousseline
De son blanc peignoir entr'ouvert,
Et dans la porcelaine fine
Où sa lèvre boit le thé vert.
Douces à voir, ô véroniques!
Vous ne durez qu'une heure ou deux,
Fugitives et sympathiques
Comme des regards amoureux.
Fleurs touchantes du sacrifice,
Mortes, vous savez nous guérir;
Je vois dans votre humble calice
Le ciel entier s'épanouir.
O véroniques! sous les chênes
Fleurissez pour les simples coeurs
Qui, dans les traverses humaines,
Vont cherchant les petites fleurs.
Douces à voir, ô véroniques!
Vous ne durez qu'une heure ou deux,
Fugitives et sympathiques
Comme des regards amoureux.
LES BOEUFS
J'ai deux grands boeufs dans mon étable,
Deux grands boeufs blancs, marqués de roux;
La charrue est en bois d'érable,
L'aiguillon en branche de houx;
C'est par leur soin qu'on voit la plaine
Verte l'hiver, jaune l'été;
Ils gagnent dans une semaine
Plus d'argent qu'ils n'en ont coûté.
S'il me fallait les vendre,
J'aimerais mieux me pendre;
J'aime Jeanne ma femme, eh bien! j'aimerais mieux
La voir mourir, que voir mourir mes boeufs.
Les voyez-vous, les belles bêtes,
Creuser profond et tracer droit,
Bravant la pluie et les tempêtes,
Qu'il fasse chaud, qu'il fasse froid?
Lorsque je fais halte pour boire,
Un brouillard sort de leurs naseaux,
Et je vois sur leur corne noire
Se poser les petits oiseaux.
S'il me fallait les vendre, etc.
Ils sont forts comme un pressoir d'huile,
Ils sont doux comme des moutons.
Tous les ans on vient de la ville
Les marchander dans nos cantons,
Pour les mener aux Tuileries,
Au mardi gras devant le roi,
Et puis les vendre aux boucheries,
Je ne veux pas, ils sont à moi.
S'il me fallait les vendre, etc.
Quand notre fille sera grande,
Si le fils de notre régent
En mariage la demande,
Je lui promets tout mon argent;
Mais si pour dot il veut qu'on donne
Les grands boeufs blancs, marqués de roux,
Ma fille, laissons la couronne,
Et ramenons les boeufs chez nous.
S'il me fallait les vendre, etc.
LE CHANT DES OUVRIERS
Nous, dont la lampe, le matin,
Au clairon du coq se rallume;
Nous tous, qu'un salaire incertain
Ramène avant l'aube à l'enclume;
Nous, qui des bras, des pieds, des mains.
De tout le corps, luttons sans cesse,
Sans abriter nos lendemains
Contre le froid de la vieillesse,
Aimons-nous, et quand nous pouvons
Nous unir pour boire à la ronde,
Que le canon se taise ou gronde,
Buvons
A l'indépendance du monde!
Nos bras, sans relâche tendus,
Aux flots jaloux, au sol avare,
Ravissent leurs trésors perdus,
Ce qui nourrit et ce qui pare:
Perles, diamants et métaux,
Fruit du coteau, grain de la plaine.
Pauvres moutons, quels bons manteaux
Il se tisse avec notre laine!
Aimons-nous, etc.
Quel fruit tirons-nous des labeurs
Qui courbent nos maigres échines?
Où vont les flots de nos sueurs?
Nous ne sommes que des machines.
Nos Babels montent jusqu'au ciel,
La terre nous doit ses merveilles!
Dés qu'elles ont fini le miel
Le maître chasse les abeilles.
Aimons-nous, etc.
Mal vêtus, logés dans des trous,
Sous les combles, dans les décombres,
Nous vivons avec les hiboux
Et les larrons, amis des ombres:
Cependant notre sang vermeil
Coule impétueux dans nos veines;
Nous nous plairions au grand soleil,
Et sous les rameaux verts des chênes!
Aimons-nous, etc.
A chaque fois que par torrents
Notre sang coule sur le monde,
C'est toujours pour quelques tyrans
Que cette rosée est féconde;
Ménageons-le dorénavant,
L'amour est plus fort que la guerre;
En attendant qu'un meilleur vent
Souffle du ciel ou de la terre,
Aimons-nous, etc.
LE REPOS DU SOIR
Quand le soleil se couche horizontal,
De longs rayons noyant la plaine immense,
Comme un blé mûr, le ciel occidental
De pourpre vive et d'or pur se nuance;
L'ombre est plus grande et la clarté s'éteint
Sur le versant des pentes opposées;
Enfin, le ciel, par degrés, se déteint,
Le jour s'efface en des brumes rosées.
Reposons-nous!
Le repos est si doux:
Que la peine sommeille
Jusqu'à l'aube vermeille!
Dans le sillon, la charrue, au repos,
Attend l'aurore et la terre mouillée;
Bergers, comptez et parquez les troupeaux,
L'oiseau s'endort dans l'épaisse feuillée.
Gaules en main, bergères, aux doux yeux,
A l'eau des gués mènent leurs bêtes boire;
Les laboureurs vont délier les boeufs,
Et les chevaux soufflent dans la mangeoire.
Reposons-nous! etc.
Tous les fuseaux s'arrêtent dans les doigts,
La lampe brille, une blanche fumée
Dans l'air du soir monte de tous les toits;
C'est du repas l'annonce accoutumée.
Les ouvriers, si las, quand vient la nuit,
Peuvent partir; enfin, la cloche sonne,
Ils vont gagner leur modeste réduit,
Où, sur le feu, la marmite bouillonne.
Reposons-nous! etc.
La ménagère et les enfants sont là,
Du chef de l'âtre attendant la présence:
Dès qu'il paraît, un grand cri: "Le voilà!"
S'élève au ciel, comme en réjouissance;
De bons baisers, la soupe, un doigt de vin,
Rendent la joie à sa figure blême;
Il peut dormir, ses enfants ont du pain,
Et n'a-t-il pas une femme qui l'aime?
Reposons-nous! etc.
Tous les foyers s'éteignent lentement;
Dans le lointain, une usine, qui fume,
Pousse de terre un sourd mugissement;
Les lourds marteaux expirent sur l'enclume.
Ah! détournons nos âmes du vain bruit,
Et nos regards du faux éclat des villes:
Endormons-nous sous l'aile de la nuit
Qui mène en rond ses étoiles tranquilles!
Reposons-nous! etc.
ANDRÉ LEMOYNE
CHANSON MARINE
Nous revenions d'un long voyage,
Las de la mer et las du ciel.
Le banc d'azur du cap Fréhel
Fut salué par l'équipage.
Bientôt nous vîmes s'élargir
Les blanches courbes de nos grèves;
Puis, au cher pays de nos rêves,
L'aiguille des clochers surgir.
Le son d'or des cloches normandes
Jusqu'à nous s'égrenait dans l'air;
Nous arrivions par un temps clair,
Marchant à voiles toutes grandes.
De loin nous fûmes reconnus
Par un vol de mouettes blanches,
Oiseaux de Granville et d'Avranches,
Pour nous revoir exprès venus.
Ils nous disaient: "L'Orne et la Vire
Savent déjà votre retour,
Et c'est avant la fin du jour
Que doit mouiller votre navire.
"Vous n'avez pas compté les pleurs
Des vieux pères qui vous attendent.
Les hirondelles vous demandent,
Et tous vos pommiers sont en fleurs.
"Nous connaissons de belles filles,
Aux coiffes en moulin à vent,
Qui de vous ont parlé souvent,
Au feu du soir dans vos familles.
"Et nous en avons pris congé
Pour vous rejoindre à tire-d'ailes,
Vous avez trop vécu loin d'elles,
Mais pas un seul coeur n'a changé."
UN FLEUVE A LA MER
Quand un grand fleuve a fait trois ou quatre cents lieues
Et longtemps promené ses eaux vertes ou bleues
Sous le ciel refroidi de l'ancien continent,
C'est un voyageur las, qui va d'un flot traînant.
Il n'a pas vu la mer, mais il l'a pressentie.
Par de lointains reflux sa marche est ralentie.
Le désert, le silence accompagnent ses bords.
Adieu les arbres verts.—Les tristes fleurs des landes,
Bouquets de romarins et touffes de lavandes,
Lui versent les parfums qu'on répand sur les morts.
Le seul oiseau qui plane au fond du paysage,
C'est le goëland gris, c'est l'éternel présage
Apparaissant le soir qu'un fleuve doit mourir,
Quand le grand inconnu devant lui va s'ouvrir.
DE BANVILLE
LA CHANSON DE MA MIE
L'eau dans les grands lacs bleus
Endormie,
Est le miroir des cieux:
Mais j'aime mieux les yeux
De ma mie.
Pour que l'ombre parfois
Nous sourie,
Un oiseau chante au bois,
Mais j'aime mieux la voix
De ma mie.
La rosée, à la fleur
Défleurie
Rend sa vive couleur;
Mais j'aime mieux un pleur
De ma mie.
Le temps vient tout briser.
On l'oublie:
Moi, pour le mépriser,
Je ne veux qu'un baiser
De ma mie.
La rosé sur le lin
Meurt flétrie;
J'aime mieux pour coussin
Les lèvres et le sein
De ma mie.
On change tour à tour
De folie
Moi, jusqu'au dernier jour,
Je m'en tiens à l'amour
De ma mie.
A ADOLPHE GAÎFFE
Jeune homme sans mélancolie,
Blond comme un soleil d'Italie,
Garde bien ta belle folie.
C'est la sagesse! Aimer le vin,
La beauté, le printemps divin,
Cela suffit. Le reste est vain.
Souris, même au destin sévère!
Et quand revient la primevère,
Jettes-en les fleurs dans ton verre.
Au corps sous la tombe enfermé
Que reste-t-il? D'avoir aimé
Pendant deux ou trois mois de mai.
"Cherchez les effets et les causes,"
Nous disent les rêveurs moroses.
Des mots! des mots! cueillons les roses.
BALLADE DES PENDUS
Sur ses larges bras étendus,
La forêt où s'éveille Flore,
A des chapelets de pendus
Que le matin caresse et dore.
Ce bois sombre, où le chêne arbore
Des grappes de fruits inouïs
Même chez le Turc et le More,
C'est le verger du roi Louis.
Tous ces pauvres gens morfondus,
Roulant des pensers qu'on ignore,
Dans les tourbillons éperdus
Voltigent, palpitants encore.
Le soleil levant les dévore.
Regardez-les, cieux éblouis,
Danser dans les feux de l'aurore.
C'est le verger du roi Louis.
Ces pendus, du diable entendus,
Appellent des pendus encore.
Tandis qu'aux cieux, d'azur tendus,
Où semble luire un météore,
La rosée en l'air s'évapore,
Un essaim d'oiseaux réjouis
Par dessus leur tête picore.
C'est le verger du roi Louis.
ENVOI
"Prince, il est un bois que décore
Un tas de pendus enfouis
Dans le doux feuillage sonore.
C'est le verger du roi Louis."
HENRI DE BORNIER
RÉSIGNONS-NOUS
C'est la saison des avalanches;
Le bois est noir, le ciel est gris,
Les corbeaux dans les plaines blanches,
Par milliers, volent à grands cris;
—Mais, bientôt, de tièdes haleines
Descendront du ciel moins jaloux,
Avril consolera les plaines….
Résignons-nous.
C'est l'orage! Les eaux flamboient
En se heurtant comme des blocs,
Les dogues de l'abîme aboient
Et hurlent en mordant les rocs;
—Mais demain tous ces flots rebelles
Se changeront, unis et doux,
En miroirs pour les hirondelles….
Résignons-nous.
C'est l'âge où l'homme nie et doute:
Soleils couchés et rêves morts!
A chaque tournant de la route,
Ou des regrets ou des remords!
—Mais, bientôt, viendra la vieillesse
Élevant sur nos fronts à tous
La lampe d'or de la sagesse….
Résignons-nous.
Ceux qu'on aima sont dans les tombes,
Les yeux adorés sont éteints,
Dieu rappelle à lui nos colombes
Pour réjouir des cieux lointains….
—Mais, bientôt, d'une âme ravie,
Seigneur! pour les rejoindre en vous,
Nous nous enfuirons de la vie….
Résignons-nous.
ANDRÉ THEURIET
BRUNETTE
Voici qu'avril est de retour,
Mais le soleil n'est plus le même,
Ni le printemps, depuis le jour
Où j'ai perdu celle que j'aime.
Je m'en suis allé par les bois.
La forêt verte était si pleine,
Si pleine des fleurs d'autrefois,
Que j'ai senti grandir ma peine.
J'ai dit aux beaux muguets tremblants:
"N'avez-vous pas vu ma mignonne?"
J'ai dit aux ramiers roucoulants:
"N'avez-vous rencontré personne?"
Mais les ramiers sont restés sourds,
Et sourde aussi la fleur nouvelle,
Et depuis je cherche toujours
Le chemin qu'a pris l'infidèle.
L'amour, l'amour qu'on aime tant,
Est comme une montagne haute:
On la monte tout en chantant,
On pleure en descendant la côte.
LES PAYSANS
Le village s'éveille à la corne du pâtre;
Les bêtes et les gens sortent de leur logis;
On les voit cheminer sous le brouillard bleuâtre,
Dans le frisson mouillé des alisiers rougis.
Par les sentiers pierreux et les branches froissées,
Coupeurs de bois, faucheurs de foin, semeurs de blé,
Ruminant lourdement de confuses pensées,
Marchent, le front courbé sur leur poitrail hâlé.
La besogne des champs est rude et solitaire:
De la blancheur de l'aube à l'obscure lueur
Du soir tombant, il faut se battre avec la terre
Et laisser sur chaque herbe un peu de sa sueur.
Paysans, race antique à la glèbe asservie,
Le soleil cuit vos reins, le froid tord vos genoux;
Pourtant si l'on pouvait recommencer sa vie,
Frères, je voudrais naître et grandir parmi vous!
Pétri de votre sang, nourri dans un village,
Respirant des odeurs d'étable et de fenil,
Et courant en plein air comme un poulain sauvage
Qui se vautre et bondit dans les pousses d'avril,
J'aurais en moi peut-être alors assez de sève,
Assez de flamme au coeur et d'énergie au corps,
Pour chanter dignement le monde qui s'élève
Et dont vous serez, vous, les maîtres durs et forts.
Car votre règne arrive, ô paysans de France;
Le penseur voit monter vos flots lointains encor,
Comme on voit s'éveiller dans une plaine immense
L'ondulation calme et lente des blés d'or.
L'avenir est à vous, car vous vivez sans cesse
Accouplés à la terre, et sur son large sein
Vous buvez à longs traits la force et la jeunesse
Dans un embrassement laborieux et sain.
Le vieux monde se meurt. Dans les plus nobles veines
Le sang bleu des aïeux, appauvri, s'est figé,
Et le prestige ancien des races souveraines
Comme un soleil mourant dans l'ombre s'est plongé.
L'avenir est à vous!… Nos écoles sont pleines
De fils de vignerons et de fils de fermiers;
Trempés dans l'air des bois et les eaux des fontaines,
Ils sont partout en nombre et partout les premiers.
Salut! Vous arrivez, nous partons. Vos fenêtres
S'ouvrent sur le plein jour, les nôtres sur la nuit….
Ne nous imitez pas, quand vous serez nos maîtres,
Demeurez dans vos champs où le grand soleil luit….
Ne reniez jamais vos humbles origines,
Soyez comme le chêne au tronc noueux et dur;
Dans la terre enfoncez vaillamment vos racines,
Tandis que vos rameaux verdissent dans l'azur.
Car la terre qui fait mûrir les moissons blondes
Et dans les pampres verts monter l'âme du vin,
La terre est la nourrice aux mamelles fécondes;
Celui-là seul est fort qui boit son lait divin.
Pour avoir dédaigné ses rudes embrassades,
Nous n'avons plus aux mains qu'un lambeau de pouvoir,
Et, pareils désormais à des enfants malades,
Ayant peur d'obéir et n'osant plus vouloir,
Nous attendons, tremblants et la mine effarée,
L'heure où vous tous, bouviers, laboureurs, vignerons,
Vous épandrez partout comme un ras de marée
Vos flots victorieux où nous disparaîtrons.
GEORGES LAFENESTRE
L'ÉBAUCHE
Sur une statue inachevée de Michel-Ange.
Comme un agonisant caché, les lèvres blanches,
Sous des draps en sueur dont ses bras et ses hanches
Soulèvent par endroits les grands plis distendus,
Au fond du bloc taillé brusquement comme un arbre,
On devine, râlant sous le manteau de marbre,
Le géant qu'il écrase et ses membres tordus.
Impuissance ou dégoût, le ciseau du vieux maître
N'a pas à son captif donné le temps de naître,
A l'âme impatiente il a nié son corps;
Et, depuis trois cents ans, l'informe créature,
Nuits et jours, pour briser son enveloppe obscure,
Du coude et du genou fait d'horribles efforts.
Sous le grand ciel brûlant, près des noirs térébinthes,
Dans les fraîches villas et les coupoles peintes,
L'appellent vainement ses aînés glorieux:
Comme un jardin fermé dont la senteur l'enivre,
Le maudit voit la vie, il s'élance, il veut vivre…
Arrière! Où sont tes pieds pour t'en aller vers eux ?
Va, je plains, je comprends, je connais ta torture.
Nul ouvrier n'est rude autant que la Nature;
Nul sculpteur ne la vaut, dans ses jours souverains,
Pour encombrer le sol d'inutiles ébauches
Qu'on voit se démener, lourdes, plates et gauches,
En des destins manqués qui leur brisent les reins.
Elle aussi, dès l'aurore, elle chante et se lève,
Pour pétrir au soleil les formes de son rêve,
Avec ses bras vaillants, dans l'argile des morts,
Puis, tout d'un coup, lâchant sa besogne, en colère,
Pèle mêle, en un coin, les jette à la poussière,
Avec des moitiés d'âme et des moitiés de corps.
Nul ne les comptera, ces victimes étranges,
Risibles avortons trébuchant dans leurs langes,
Qui tâtent le vent chaud de leurs yeux endormis,
Monstres mal copiés sur de trop beaux modèles
Qui, de leur coeur fragile et de leurs membres grêles,
S'efforcent au bonheur qu'on leur avait promis.
Vastes foules d'humains flagellés par les fièvres!
Ceux-là, tous les fruits mûrs leur échappent des lèvres.
La marâtre brutale en finit-elle un seul?
Non. Chez tous le désir est plus grand que la force;
Comme l'arbre, au printemps, déchire son écorce,
Chacun, pour en jaillir, s'agite en son linceul.
Qu'en dis-tu, lamentable et sublime statue?
Ta force, à ce combat, doit-elle être abattue?
As-tu soif, à la fin, de ce muet néant
Où nous dormions si bien dans les roches inertes,
Avant qu'on nous montrât les portes entr'ouvertes
D'un ironique Éden qu'un glaive nous défend?
Ah! nous sommes bien pris dans la matière infâme:
Je n'allongerai pas les chaînes de mon âme,
Tu ne sortiras pas de ton cachot épais.
Quand l'artiste, homme ou dieu, lassé de sa pensée,
Abandonne au hasard une oeuvre commencée,
Son bras indifférent n'y retourne jamais.
Pour nous le mieux serait d'attendre et de nous taire
Dans le moule borné qu'il lui plut de nous faire,
Sans force et sans beauté, sans parole et sans yeux.
Mais non! le résigné ressemble trop au lâche,
Et tous deux vers le ciel nous crîrons sans relâche,
Maudissant Michel-Ange, et réclamant des dieux!
LE PLONGEUR
Comme un marin hardi que la cloche aux flancs lourds
Sous,l'amas des grands flots refoulés avec peine
Dépose, en frémissant, dans la terreur sereine
Des vieux gouffres muets, immobiles et sourds,
Quand le poète pâle, en descendant toujours,
Tout à coup a heurté le fond de l'âme humaine,
L'abîme étonné montre à sa vue incertaine
D'étranges habitants dans d'étranges séjours:
Sous les enlacements des goëmons livides
Blanchissent de vieux mâts et des squelettes vides:
Des reptiles glacés circulent alentour;
Mais lui, poussant du pied l'ignoble pourriture,
Sans se tromper poursuit sa sublime aventure,
Prend la perle qui brille, et la rapporte au jour!