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Gabriel

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SCÈNE VII.

Toujours chez Ludovic.—Un jardin; illumination dans le fond.
ASTOLPHE, très-agité; GABRIEL, courant après lui.

GABRIEL, toujours en femme, avec une grande mantille de dentelle blanche.

Astolphe, où vas-tu? qu'as-tu? pourquoi sembles-tu me fuir?

ASTOLPHE.

Mais rien, mon enfant; je veux respirer un peu d'air pur, voilà tout. Tout ce bruit, tout ce vin, tous ces parfums échauffés me portent à la tête, et commencent à me causer du dégoût. Si tu veux te retirer, je ne te retiens plus. Je te rejoindrai bientôt.

GABRIEL.

Pourquoi ne pas rentrer tout de suite avec moi?

ASTOLPHE.

J'ai besoin d'être seul ici un instant.

GABRIEL.

Je comprends. Encore quelque femme?

ASTOLPHE.

Eh bien! non; une querelle, puisque tu veux le savoir. Si tu n'étais pas déguisé, tu pourrais me servir de témoin: mais j'ai appelé Menrique.

GABRIEL.

El tu crois que je te quitterai? Mais avec qui t'es-tu donc pris de querelle?

ASTOLPHE.

Tu le sais bien: avec Antonio.

GABRIEL.

Alors c'est une plaisanterie, et il faut que je reste pour lui apprendre que je suis ton cousin, et non pas une femme.

ASTOLPHE.

Il n'en sera que plus furieux d'avoir été mystifié devant tout le monde, et je n'attendrai pas qu'il me provoque, car c'est à lui de me rendre raison.

GABRIEL.

Et de quoi, mon Dieu?

ASTOLPHE.

Il t'a offensé, il m'a offensé aussi. Il t'a embrassé de force devant moi, quand je jouais le rôle de jaloux, et que je lui ordonnais de te laisser tranquille.

GABRIEL.

Mais, puisque tout cela est une comédie inventée par toi, tu n'as pas le droit de prendre la chose au sérieux.

ASTOLPHE.

Si fait, je prends celle-ci au sérieux.

GABRIEL.

S'il a été impertinent, c'est avec moi, et c'est à moi de lui demander raison.

ASTOLPHE, très-ému, lui prenant le bras.

Toi! jamais tu ne te battras tant que je vivrai! Mon Dieu! si je voyais un homme tirer l'épée contre toi, je deviendrais assassin, je le frapperais par derrière. Ah! Gabriel, tu ne sais pas comme je t'aime, je ne le sais pas moi-même.

GABRIEL, troublé.

Tu es très-exalté aujourd'hui, mon bon frère.

ASTOLPHE.

C'est possible. J'ai été pourtant très-sobre au souper. Tu l'as remarqué? Eh bien, je me sens plus ivre que si j'avais bu pendant trois nuits.

GABRIEL.

Cela est étrange! quand tu as provoqué Antonio, tu étais hors de toi, et j'admirais, moi aussi, comme tu joues bien la comédie.

ASTOLPHE.

Je ne la jouais pas, j'étais furieux! Je le suis encore. Quand j'y pense, la sueur me coule du front.

GABRIEL.

Il ne t'a pourtant rien dit d'offensant. Il riait; tout le monde riait.

ASTOLPHE.

Excepté toi. Tu paraissais souffrir le martyre.

GABRIEL.

C'était dans mon rôle.

ASTOLPHE.

Tu l'as si bien joué que j'ai pris le mien au sérieux, je te le répète. Tiens, Gabriel, je suis un peu fou cette nuit. Je suis sous l'empire d'une étrange illusion. Je me persuade que tu es une femme, et, quoique je sache le contraire, cette chimère s'est emparée de mon imagination comme ferait la réalité, plus peut-être; car, sous ce costume, j'éprouve pour toi une passion enthousiaste, craintive, jalouse, chaste, comme je n'en éprouverai certainement jamais. Cette fantaisie m'a enivré toute la soirée. Pendant le souper, tous les regards étaient sur toi; tous les hommes partageaient mon illusion, tous voulaient toucher le verre où tu avais posé tes lèvres, ramasser les feuilles de rose échappées à la guirlande qui ceint ton front. C'était un délire! Et moi j'étais ivre d'orgueil, comme si en effet tu eusses été ma fiancée! On dit que Benvenuto, à un souper chez Michel-Ange, conduisit son élève Ascanio, ainsi déguisé, parmi les plus belles filles de Florence, et qu'il eut toute la soirée le prix de la beauté. Il était moins beau que toi, Gabriel, j'en suis certain... Je te regardais à l'éclat des bougies, avec ta robe blanche et tes beaux bras languissants dont tu semblais honteux, et ton sourire mélancolique dont la candeur contrastait avec l'impudence mal replâtrée de toutes ces bacchantes!... J'étais ébloui! O puissance de la beauté et de l'innocence! cette orgie était devenue paisible et presque chaste! Les femmes voulaient imiter ta réserve, les hommes étaient subjugués par un secret instinct de respect; on ne chantait plus les stances d'Arélin, aucune parole obscène n'osait plus frapper ton oreille... J'avais oublié complètement que tu n'es pas une femme... J'étais trompé tout autant que les autres. Et alors ce fat d'Antonio est venu, avec son oeil aviné et ses lèvres toutes souillées encore des baisers de Faustina, te demander un baiser que, moi, je n'aurais pas osé prendre... Alors mille furies se sont allumées dans mon sein: je l'aurais tué certainement, si on ne m'eût tenu de force, et je l'ai provoqué... Et à présent que je suis dégrisé, tout en m'étonnant de ma folie, je sens qu'elle serait prête à renaître, si je le voyais encore auprès de toi.

GABRIEL.

Tout cela est l'effet de l'excitation du souper. La morale fait bien de réprouver ces sortes de divertissements. Tu vois qu'ils peuvent allumer en nous des feux impurs, et dont la seule idée nous eût fait frémir de sang-froid. Ce jeu a duré trop longtemps, Astolphe; je vais me retirer et dépouiller ce dangereux travestissement pour ne jamais le reprendre.

ASTOLPHE.

Tu as raison, mon Gabriel. Va, je te rejoindrai bientôt.

GABRIEL.

Je ne m'en irai pourtant pas sans que tu me promettes de renoncer à celle folle querelle et de faire la paix avec Antonio. J'ai chargé la Faustina de le détromper. Tu vois qu'il ne vient pas au rendez-vous, et qu'il se tient pour satisfait.

ASTOLPHE.

Eh bien, j'en suis fâché; j'éprouvais le besoin de me battre avec lui! Il m'a enlevé la Faustina: je n'en ai pas regret; mais il l'a fait pour m'humilier, et tout prétexte m'eût été bon pour le châtier.

GABRIEL.

Celui-là serait ridicule. Et, qui sait? de méchants esprits pourraient y trouver matière à d'odieuses interprétations.

ASTOLPHE.

C'est vrai! Périsse mon ressentiment, périssent mon honneur et ma bravoure, plutôt que cette fleur d'innocence qui revêt ton nom... Je te promets de tourner l'affaire en plaisanterie.

GABRIEL.

Tu m'en donnes la parole?

ASTOLPHE.

Je te le jure!

(Ils se serrent la main.)

GABRIEL.

Les voici qui viennent en riant aux éclats. Je m'esquive. (A part.) Il est bien temps, mon Dieu! Je suis plus troublé, plus éperdu que lui. (Il s'enveloppe dans sa mantille, Astolphe l'aide à s'arranger.)

ASTOLPHE, le serrant dans ses bras.

Ah! c'est pourtant dommage que tu sois un garçon! Allons, va-t'en. Tu trouveras ta voiture au bas du perron, par ici?...

(Gabriel disparaît sous les arbres, Astolphe le suit des yeux et reste absorbé quelques instants. Au bruit des rires d'Antonio et de Faustina, il passe la main sur son front comme au sortir d'un rêve.)



SCÈNE VIII.

ASTOLPHE, ANTONIO, FAUSTINA, MENRIQUE; GROUPES DE JEUNES GENS ET DE COURTISANES.

ANTONIO.

Ah! la bonne histoire! J'ai été dupe au delà de la permission; mais, ce qui me console, c'est que je ne suis pas le seul.

MENRIQUE.

Ah! je crois bien, j'ai soupiré tout le temps du souper, et, en ôtant sa robe ce soir, il trouvera un billet doux de moi dans sa poche.

FAUSTINA.

Le bel espiègle rira bien de vous tous.

ANTONIO.

Et de vous toutes!

FAUSTINA.

Excepté de moi. Je l'ai reconnu tout de suite.

ASTOLPHE, à Antonio.

Tu ne m'en veux pas trop?

ANTONIO, lui serrant la main.

Allons donc! je te dois mille louanges. Tu as joué ton rôle comme un comédien de profession. Othello ne fut jamais mieux rendu.

MENRIQUE.

Mais où est donc passé ce beau garçon? A présent nous pourrons bien l'embrasser sans façon sur les deux joues.

ASTOLPHE.

Il a été se déshabiller, et je ne crois pas qu'il revienne; mais demain je vous invite tous à déjeuner chez moi avec lui.

FAUSTINA.

Nous en sommes?

ASTOLPHE.

Non, au diable les femmes!



SCÈNE IX.

La chambre de Gabriel dans la maison d'Astolphe.—Gabriel, vêtu en femme et enveloppé de son manteau et de son voile, entre et réveille Marc qui dort sur une chaise.

MARC, GABRIEL.

MARC.

Ah, mille pardons!... Madame demande le seigneur Astolphe. Il n'est pas rentré... C'est ici la chambre du seigneur Gabriel.

GABRIEL, jetant son voile et son manteau sur une chaise.

Tu ne me reconnais donc pas, vieux Marc?

MARC, se frottant les yeux.

Bon Dieu! que vois-je?... En femme, monseigneur, en femme!

GABRIEL.

Sois tranquille, mon vieux, ce n'est pas pour longtemps.

(Il arrache sa couronne et dérange avec empressement la symétrie de sa chevelure.)

MARC.

En femme! J'en suis tout consterné! Que dirait son altesse?...

GABRIEL.

Ah! pour le coup, son altesse trouverait que je ne me conduis pas en homme. Allons, va te coucher, Marc. Tu me retrouveras demain plus garçon que jamais, je t'en réponds! Bonsoir, mon brave. (Marc sort.)

Ôtons vite la robe de Déjanire, elle me brûle la poitrine, elle m'enivre, elle m'oppresse! Oh! quel trouble, quel égarement, mon Dieu!... Mais comment m'y prendrai-je?... Tous ces lacets, toutes ces épingles... (Il déchire son fichu de dentelle et l'arrache par lambeaux.) Astolphe, Astolphe, ton trouble va cesser avec ton illusion. Quand j'aurai quitté ce déguisement pour reprendre l'autre, tu seras désenchanté. Mais moi, retrouverai-je sous mon pourpoint le calme de mon sang et l'innocence de mes pensées?... Sa dernière étreinte me dévorait! Ah! je ne puis défaire ce corsage! Hâtons-nous!...(Il prend son poignard sur la table et coupe les lacets.) Maintenant, où ce vieux Marc a-t-il caché mon pourpoint? Mon Dieu! j'entends monter l'escalier, je crois! (Il court fermer la porte au verrou.) Il a emporté mon manteau et le voile!... Vieux dormeur! Il ne savait ce qu'il faisait... Et les clefs de mes coffres sont restées dans sa poche, je gage... Rien! pas un vêlement, et Astolphe qui va vouloir causer avec moi en rentrant... Si je ne lui ouvre pas, j'éveillerai ses soupçons! Maudite folie! Ah!...avant qu'il entre ici, je trouverai un manteau dans sa chambre... (Il prend un flambeau, ouvre une petite porte de côté et entre dans la chambre voisine. Un instant de silence, puis un cri.)

ASTOLPHE, dans la chambre voisine.

Gabriel, tu es une femme! O mon Dieu!

(On entend tomber le flambeau. La lumière disparaît. Gabriel rentre éperdu. Astolphe le suit dans les ténèbres et s'arrête au seuil de la porte.)

ASTOLPHE.

Ne crains rien, ne crains rien! Maintenant je ne franchirai plus cette porte sans ta permission. (Tombant à genoux.) O mon Dieu, je vous remercie!




TROISIÈME PARTIE.

Dans un vieux petit castel pauvre et délabré, appartenant à Astolphe et situé au fond des bois; une pièce sombre avec des meubles antiques et fanés.




SCÈNE PREMIÈRE.

SETTIMIA, BARBE, GABRIELLE, FRÈRE COME.

(Settimia et Barbe travaillent près d'une fenêtre; Gabrielle brode au métier, près de l'autre fenêtre; frère Côme va de l'une à l'autre, en se traînant lourdement, et s'arrêtant toujours près de Gabrielle.)

FRÈRE COME, à Gabrielle, à demi-voix.

Eh bien, signora, irez-vous encore à la chasse demain?

GABRIELLE, de même, d'un ton froid et brusque.

Pourquoi pas, frère Côme, si mon mari le trouve bon?

FRÈRE COME.

Oh! vous répondez toujours de manière à couper court à toute conversation!

GABRIELLE.

C'est que je n'aime guère les paroles inutiles.

FRÈRE COME.

Eh bien, vous ne me rebuterez pas si aisément, et je trouverai matière à une réflexion sur votre réponse.

(Gabrielle garde le silence, Côme reprend.)

C'est qu'à la place d'Astolphe je ne vous verrais pas volontiers galoper, sur un cheval ardent, parmi les marais et les broussailles.

(Gabrielle garde toujours le silence, Côme reprend en baissant la voix de plus en plus.)

Oui! si j'avais le bonheur de posséder une femme jeune et belle, je ne voudrais pas qu'elle s'exposât ainsi...

(Gabrielle se lève.)

SETTIMIA, d'une voix sèche et aigre.

Vous êtes déjà lasse de notre compagnie?

GABRIELLE.

J'ai aperçu Astolphe dans l'allée de marronniers; il m'a fait signe, et je vais le rejoindre.

FRÈRE COME, bas.

Vous accompagnerai-je jusque là?

GABRIELLE, haut.

Je veux aller seule.

(Elle sort. Frère Côme revient vers les autres en ricanant.)

FRÈRE COME.

Vous l'avez entendue? Vous voyez comme elle me reçoit? Il faudra, Madame, que votre seigneurie me dispense de travailler à l'oeuvre de son salut: je suis découragé de ses rebuffades: c'est un petit esprit fort, rempli d'orgueil, je vous l'ai toujours dit.

SETTIMIA.

Votre devoir, mon père, est de ne point vous décourager quand il s'agit de ramener une âme égarée; je n'ai pas besoin de vous le dire.

BARBE se lève, met ses lunettes sur son nez, et va examiner le métier de Gabrielle.

J'en étais sûre! pas un point depuis hier! Vous croyez qu'elle travaille? elle ne fait que casser des fils, perdre des aiguilles et gaspiller de la soie. Voyez comme ses écheveaux sont embrouillés!

FRÈRE CÔME, regardant le métier.

Elle n'est pourtant pas maladroite! Voilà une fleur tout à fait jolie et qui ferait bien sur un devant d'autel. Regardez cette fleur, ma soeur Barbe! vous n'en feriez pas autant peut-être.

BARBE, aigrement.

J'en serais bien fâchée. A quoi cela sert-il, toutes ces belles fleurs-là?

FRÈRE CÔME.

Elle dit que c'est pour faire une doublure de manteau à son mari.

SETTIMIA.

Belle sottise! son mari a bien besoin d'une doublure brodée en soie quand il n'a pas seulement le moyen d'avoir le manteau! Elle ferait mieux de raccommoder le linge de la maison avec nous.

BARBE.

Nous n'y suffisons pas. A quoi nous aide-t-elle? à rien!

SETTIMIA.

Et à quoi est-elle bonne? à rien d'utile. Ah! c'est un grand malheur pour moi qu'une bru semblable! Mais mon fils ne m'a jamais causé que des chagrins.

FRÈRE CÔME.

Elle paraît du moins aimer beaucoup son mari!... (Un silence.) Croyez-vous qu'elle aime beaucoup son mari? (Silence). Dites, ma soeur Barbe?

BARBE.

Ne me demandez rien là-dessus. Je ne m'occupe pas de leurs affaires.

SETTIMIA.

Si elle aimait son mari, comme il convient à une femme pieuse et sage, elle s'occuperait un peu plus de ses intérêts, au lieu d'encourager toutes ses fantaisies et de l'aider à faire de la dépense.

FRÈRE CÔME.

Ils font beaucoup de dépense?

SETTIMIA.

Ils font toute celle qu'ils peuvent faire. A quoi leur servent ces deux chevaux lins qui mangent jour et nuit à l'écurie, et qui n'ont pas la force de labourer ou de traîner le chariot?

BARBE, ironiquement.

A chasser! C'est un si beau plaisir que la chasse!

SETTIMIA.

Oui, un plaisir de prince! Mais quand on est ruiné, on ne doit plus se permettre un pareil train.

FRÈRE CÔME.

Elle monte à cheval comme saint Georges.

BARBE.

Fi! frère Côme! ne comparez pas aux saints du paradis une personne qui ne se confesse pas, et qui lit toute sorte de livres.

SETTIMIA, laissant tomber son ouvrage.

Comment! toute sorte de livres! Est-ce qu'elle aurait introduit de mauvais livres dans ma maison.

BARBE.

Des livres grecs, des livres latins. Quand ces livres-là ne sont ni les Heures du diocèse, ni le saint Évangile, ni les Pères de l'Église, ce ne peuvent être que des livres païens ou hérétiques! Tenez, en voici un des moins gros que j'ai mis dans ma poche pour vous le montrer.

FRÈRE CÔME, ouvrant le livre.

Thucydide! Oh! nous permettons cela dans les collèges... Avec des coupures, on peut lire les auteurs profanes sans danger.

SETTIMIA.

C'est très-bien; mais quand on ne lit que ceux-là, on est bien près de ne pas croire en Dieu. Et n'a-t-elle pas osé soutenir hier à souper que Dante n'était pas un auteur impie?

BARBE.

Elle a fait mieux, elle a osé dire qu'elle ne croyait pas à la damnation des hérétiques.

FRÈRE CÔME, d'un ton cafard et dogmatique.

Elle a dit cela? Ah! c'est fort grave! très-grave!

BARBE.

D'ailleurs, est-ce le fait d'une personne modeste de faire sauter un cheval par-dessus les barrières?

SETTIMIA.

Dans ma jeunesse, on montait à cheval, mais avec pudeur, et sans passer la jambe sur l'arçon. On suivait la chasse avec un oiseau sur le poing; mais on allait d'un train prudent et mesuré, et on avait un valet qui courait à pied tenant le cheval par la bride. C'était noble, c'était décent; on ne rentrait pas échevelée, et on ne déchirait point ses dentelles à toutes les branches pour faire assaut de course avec les hommes.

FRÈRE CÔME.

Ah! dans ce temps-là votre seigneurie avait une belle suite et de riches équipages!

SETTIMIA.

Et je me faisais honneur de ma fortune sans permettre la moindre prodigalité. Mais le ciel m'a donné un fils dissipateur, inconsidéré, méprisant les bons conseils, cédant à tous les mauvais exemples, jetant l'or à pleines mains; et, pour comble de malheur, quand je le croyais corrigé, quand il semblait plus respectueux et plus tendre pour moi, voici qu'il m'amène une bru que je ne connais pas, que personne ne connaît, qui sort on ne sait d'où, qui n'a aucune fortune, et peut-être encore moins de famille.

FRÈRE CÔME.

Elle se dit orpheline et fille d'un honnête gentilhomme?

BARBE.

Qui le sait? On ne l'entend jamais parler de ses parents ni de la maison de son père.

FRÈRE CÔME.

D'après ses habitudes, elle semblerait avoir été élevée dans l'opulence. C'est quelque fille de grande maison qui a épousé votre fils en secret contre le gré de ses parents. Peut-être elle sera riche un jour.

SETTIMIA.

C'est ce qu'il voulut me faire croire lorsqu'il m'annonça ses projets, et je n'y ai pas apporté d'obstacle; car la fausseté n'était pas au nombre de ses défauts. Mais je vois bien maintenant que cette aventurière l'a entraîné dans la voie du mensonge, car rien ne vient à l'appui de ce qu'il avait annoncé; et, quoique je vive depuis longues années retirée du monde, il me paraît très-difficile que la société ait assez changé pour qu'une pareille aventure se passe sans faire aucun bruit.

FRÈRE CÔME.

Il m'a semblé souvent qu'elle disait des choses contradictoires. Quand on lui fait des questions, elle se trouble, se coupe dans ses réponses, et finit par s'impatienter, en disant qu'elle n'est pas au tribunal de l'inquisition.

SETTIMIA.

Tout cela finira mal! J'ai eu du malheur toute ma vie, frère Côme! Un époux imprudent, fantasque (Dieu veuille avoir pitié de son âme!) et qui m'a été bien funeste. Il avait bien peu de chose à faire pour rester dans les bonnes grâces de son père. En flattant un peu son orgueil et ne le contrecarrant pas à tout propos, il eût pu l'engager à payer ses dettes et à faire quelque chose pour Astolphe. Mais c'était un caractère bouillant et impétueux comme son fils. Il prit à tâche de se fermer la maison paternelle, el nous portons aujourd'hui la peine de sa folie.

FRÈRE CÔME, d'un air cafard et méchant.

Le cas était grave... très-grave!...

SETTIMIA.

De quel cas voulez-vous parler?

FRÈRE CÔME.

Ah! votre seigneurie doit savoir à quoi s'en tenir. Pour moi, je ne sais que ce qu'on m'en a dit. Je n'avais pas alors l'honneur de confesser votre seigneurie.

(Il ricane grossièrement.)

SETTIMIA.

Frère Côme, vous avez quelquefois une singulière manière de plaisanter; je me vois forcée de vous le dire.

FRÈRE CÔME.

Moi, je ne vois pas en quoi la plaisanterie pourrait blesser votre seigneurie. Le prince Jules fut un grand pêcheur, et votre seigneurie était la plus belle femme de son temps... on voit bien encore que la renommée n'a rien exagéré à ce sujet; et, quant à la vertu de votre seigneurie, elle était ce qu'elle a toujours été. Cela dut allumer dans l'âme vindicative du prince un grand ressentiment, et la conduite de votre beau-père dut détruire dans l'esprit du comte Octave, votre époux, tout respect filial. Quand de tels événements se passent dans les familles, et nous savons, hélas! qu'ils ne s'y passent que trop souvent, il est difficile qu'elles n'en soient pas bouleversées.

SETTIMIA.

Frère Côme, puisque vous avez ouï parler de cette horrible histoire, sachez que je n'aurais pas eu besoin de l'aide de mon mari pour repousser des tentatives aussi détestables. C'était à moi de me défendre et de m'éloigner. C'est ce que je fis. Mais c'était à lui de paraître tout ignorer, pour empocher le scandale et pour ne pas amener son père à le déshériter. Qu'en est-il résulté? Astolphe, élevé dans une noble aisance, n'a pu s'habituer à la pauvreté. Il a dévoré en peu d'années son faible patrimoine; et aujourd'hui il vit de privations et d'ennuis au fond de la province, avec une mère qui ne peut que pleurer sur sa folie, et une femme qui ne peut pas contribuer à le rendre sage. Tout cela est triste, fort triste!

FRÈRE CÔME.

Eh bien, tout cela peut devenir très-beau et très-riant! Que le jeune Gabriel de Bramante meure avant Astolphe, Astolphe hérite du titre et de la fortune de son grand-père.

SETTIMIA.

Ah! tant que le prince vivra, il trouvera un moyen de l'en empêcher. Fallût-il se remarier à son âge, il en ferait la folie; fallût-il supposer un enfant issu de ce mariage, il en aurait l'impudeur.

FRÈRE CÔME.

Qui le croirait?

SETTIMIA.

Nous sommes dans la misère; il est tout-puissant!

FRÈRE CÔME.

Mais, savez-vous ce qu'on dit? Une chose dont j'ose à peine vous parler, tant je crains de vous donner une folle espérance.

SETTIMIA.

Quoi donc? Dites, frère Côme!

FRÈRE CÔME.

Eh bien, on dit que le jeune Gabriel est mort.

SETTIMIA.

Sainte Vierge! serait-il bien possible! Et Astolphe qui n'en sait rien!... Il ne s'occupe jamais de ce qui devrait l'intéresser le plus au monde.

FRÈRE CÔME.

Oh! ne nous réjouissons pas encore! Le vieux prince nie formellement le fait. Il dit que son petit-fils voyage à l'étranger, et le prouve par des lettres qu'il en reçoit de temps en temps.

SETTIMIA.

Mais ce sont peut-être des lettres supposées!

FRÈRE CÔME.

Peut-être! Cependant il n'y a pas assez longtemps que le jeune homme a disparu pour qu'on soit fondé à le soutenir.

BARBE.

Le jeune homme a disparu?

FRÈRE CÔME.

Il avait été élevé à la campagne, caché à tous les yeux. On pouvait croire qu'étant né d'un père faible et mort prématurément de maladie, il serait rachitique et destiné à une fin semblable. Cependant, lorsqu'il parut à Florence l'an passé, on vit un joli garçon bien constitué, quoique délicat et svelte comme son père, mais frais comme une rose, allègre, hardi, assez mauvais sujet, courant un peu le guilledou, et même avec Astolphe, qui s'était lié avec lui d'amitié, et qui ne le conduisait pas trop maladroitement à encourir la disgrâce du grand-père. (Settimia fait un geste d'étonnement.) Oh! nous n'avons pas su tout cela. Astolphe a eu le bon esprit de n'en rien dire, ce qui ferait croire qu'il n'est pas si fou qu'on le croit.

SETTIMIA, avec fierté.

Frère Côme, Astolphe n'aurait pas fait un pareil calcul! Astolphe est la franchise même.

FRÈRE CÔME.

Cependant son mariage vous laisse bien des doutes sur sa véracité. Mais passons.

SETTIMIA.

Oui, oui, racontez-moi ce que vous savez. Qui donc vous a dit tout cela?

FRÈRE CÔME.

Un des frères de notre couvent, qui arrive de Toscane, et avec qui j'ai causé ce matin.

SETTIMIA.

Voyez un peu! Et nous ne savons rien ici de ce qui se passe, nous autres! Eh bien?

FRÈRE CÔME.

Le jeune prince, ayant donc fait grand train dans la ville, disparut une belle nuit. Les uns disent qu'il a enlevé une femme; d'autres, qu'il a été enlevé lui-même par ordre de son grand-père, et mis sous clef dans quelque château, en attendant qu'il se corrige de son penchant à la débauche; d'autres enfin pensent que, dans quelque tripot, il aura reçu une estocade qui l'aura envoyé ad patres, et que le vieux Jules cache sa mort pour ne pas vous réjouir trop tôt et pour retarder autant que possible le triomphe de la branche cadette. Voilà ce qu'on m'a dit; mais n'y ajoutez pas trop de foi, car tout cela peut être erroné.

SETTIMIA.

Mais il peut y avoir du vrai dans tout cela, et il faut absolument le savoir. Ah! mon Dieu! et Astolphe qui ne se remue pas!... Il faut qu'il parte à l'instant pour Florence.





SCÈNE II.

ASTOLPHE, LES PRÉCÉDENTS.

FRÈRE CÔME.

Justement, vous arrivez bien à propos; nous parlions de vous.

ASTOLPHE, seulement.

Je vous en suis grandement obligé. Ma mère, comment vous portez-vous aujourd'hui?

SETTIMIA.

Ah! mon fils! je me sens ranimée, et, si je pouvais croire à ce qui a été rapporté au frère Côme, je serais guérie pour toujours.

ASTOLPHE.

Le frère Côme peut être un grand médecin; mais je l'engagerai à se mêler fort peu de notre santé à tous, de nos affaires encore moins.

FRÈRE CÔME.

Je ne comprends pas...

ASTOLPHE.

Bien. Je me ferai comprendre; mais pas ici.

SETTIMIA, toute préoccupée et sans faire attention à ce que dit Astolphe.

Astolphe, écoute donc! Il dit que l'héritier de la branche aînée a disparu, et qu'on le croit mort.

ASTOLPHE.

Cela est faux; il est en Angleterre, où il achève son éducation. J'ai reçu une lettre de lui dernièrement.

SETTIMIA, avec abattement.

En vérité?

BARBE.

Hélas!

FRÈRE CÔME.

Adieu tous nos rêves!

ASTOLPHE.

Pieux sentiments! charitable oraison funèbre! Ma mère, si c'est là la piété chrétienne comme l'enseigne le frère Côme, vous me permettrez de faire schisme! Mon cousin est un charmant garçon, plein d'esprit et de coeur. Il m'a rendu des services; je l'estime, je l'aime; et, s'il venait à mourir, personne ne le regretterait plus profondément que moi.

FRÈRE CÔME, d'un air malin.

Ceci est fort adroit et fort spirituel!

ASTOLPHE.

Gardez vos éloges pour ceux qui en font cas.

SETTIMIA.

Astolphe, est-il possible? Tu étais lié avec ce jeune homme, et tu ne nous en avais jamais parlé?

ASTOLPHE.

Ma mère, ce n'est pas ma faute si je ne puis pas dire toujours ce que je pense. Vous avez autour de vous des gens qui me forcent à refouler mes pensées dans mon sein. Mais aujourd'hui je serai très-franc, et je commence. Il faut que ce capucin sorte d'ici pour n'y jamais reparaître.

SETTIMIA.

Bonté du ciel! Qu'entends-je? Mon fils parler de la sorte à mon confesseur!

ASTOLPHE.

Ce n'est pas à lui que je daigne parler, ma mère, c'est à vous... Je vous prie de le chasser à l'heure même.

SETTIMIA.

Jésus, vous l'entendez. Ce fils impie donne des ordres à sa mère!

ASTOLPHE.

Vous avez raison, je ne devais pas m'adresser à vous, Madame. Vous ne savez pas et ne pouvez pas savoir... ce que je ne veux pas dire. Mais cet homme me comprend. (À frère Côme.) Or donc, je vous parle, puisque j'y suis forcé. Sortez d'ici.

FRÈRE CÔME.

Je vois que vous êtes dans un accès de démence furieuse. Mon devoir est de ne pas vous induire au péché en vous résistant.. Je me retire en toute humilité, et je laisse à Dieu le soin de vous éclairer, au temps et à l'occasion celui de me disculper de tout ce dont il vous plaira de m'accuser.

SETTIMIA.

Je ne souffrirai pas que sous mes yeux, dans ma maison, mon confesseur soit outragé et expulsé de la sorte. C'est vous, Astolphe, qui sortirez de cet appartement et qui n'y rentrerez que pour me demander pardon de vos torts.

ASTOLPHE.

Je vous demanderai pardon, ma mère, et à genoux si vous voulez; mais d'abord je vais jeter ce moine par la fenêtre.

(Frère Côme, qui avait repris son impudence, pâlit et recule jusqu'à la porte. Settimia tombe sur une chaise prête à défaillir.)

BARBE, lui frottant les mains.

Ave Maria! quel scandale! Seigneur, ayez pitié de nous!...

FRÈRE CÔME.

Jeune homme! que le ciel vous éclaire!

(Astolphe fait un geste de menace. Frère Côme s'enfuit.)





SCÈNE III.

SETTIMIA, BARBE, ASTOLPHE.

ASTOLPHE, s'approchant de sa mère.

Pour l'amour de moi, ma mère, reprenez vos sens. J'aurais désiré que les choses se passassent moins brusquement, et surtout loin de votre présence. Je me l'étais promis; mais cela n'a pas dépendu de moi: le maintien cafard et impudent de cet homme m'a fait perdre le peu de patience que j'ai.

(Settimia pleure.)

BARBE.

Et que vous a-t-il donc fait, cet homme, pour vous mettre ainsi en fureur?

ASTOLPHE.

Dame Barbe, ceci ne vous regarde pas. Laissez-moi seul avec ma mère.

BARBE.

Allez-vous donc me chasser de la maison, moi aussi?

ASTOLPHE lui prend le bras et l'emmène vers la porte.

Allez dire vos prières, ma bonne femme, et n'augmentez pas, par votre humeur revêche, l'amertume qui règne ici.

(Barbe sort en grommelant.)



SCÈNE IV

ASTOLPHE, SETTIMIA.

SETTIMIA, sanglotant.

Maintenant, me direz-vous, enfant dénaturé, pourquoi vous agissez de la sorte?

ASTOLPHE.

Eh bien, ma mère, je vous supplie de ne pas me le demander. Vous savez que je n'ai que trop d'indulgence dans le caractère, et que ma nature ne me porte ni au soupçon ni à la haine. Aimez-moi, estimez-moi assez pour me croire: j'avais des raisons de la plus haute importance pour ne pas souffrir une heure de plus ce moine ici.

SETTIMIA.

Et il faut que je me soumette à votre jugement intérieur, sans même savoir pourquoi vous me privez de la compagnie d'un saint homme qui depuis dix ans a la direction de ma conscience? Astolphe, ceci passe les limites de la tyrannie.

ASTOLPHE.

Vous voulez que je vous le dise? Eh bien, je vous le dirai pour faire cesser vos regrets et pour vous montrer entre quelles mains vous aviez remis les rênes de votre volonté et les secrets de votre âme. Ce cordelier poursuivait ma femme de ses ignobles supplications.

SETTIMIA.

Votre femme est une impie. Il voulait la ramener au devoir, et c'est moi qui l'avais invité à le faire.

ASTOLPHE.

O ma mère! vous ne comprenez pas, vous ne pouvez pas comprendre... votre âme pure se refuse à de pareils soupçons!... Ce misérable brûlait pour Gabrielle de honteux désirs, et il avait osé le lui dire.

SETTIMIA.

Gabrielle a dit cela? Eh bien, c'est une calomnie. Une pareille chose est impossible. Je n'y crois pas, je n'y croirai jamais.

ASTOLPHE.

Une calomnie de la part de Gabrielle? Vous ne pensez pas ce que vous dites, ma mère!

SETTIMIA.

Je le pense! je le pense si bien que je veux la confondre en présence du frère Côme.

ASTOLPHE.

Vous ne feriez pas une pareille chose, ma mère! non, vous ne le feriez pas!

SETTIMIA.

Je le ferai! nous verrons si elle soutiendra son imposture en face de ce saint homme et en ma présence.

ASTOLPHE.

Son imposture? Est-ce un mauvais rêve que je fais? Est-ce de Gabrielle que ma mère parle ainsi?. Que se passe-t-il donc dans le sein de cette famille où j'étais revenu, plein de confiance et de piété, chercher l'estime et le bonheur?

SETTIMIA.

Le bonheur! Pour le goûter, il faut le donner aux autres; et vous et votre femme ne faites que m'abreuver de chagrins.

ASTOLPHE.

Moi! si vous m'accusez, ma mère, je ne puis que baisser la tête et pleurer, quoique en vérité je ne me sente pas coupable; mais Gabrielle! quels peuvent donc être les crimes de cette douce et angélique créature?

SETTIMIA.

Ah! vous voulez que je vous les dise'? Eh bien! je le veux, moi aussi; car il y a assez longtemps que je souffre en silence, et que je porte comme une montagne d'ennuis et de dégoûts sur mon coeur. Je la hais, votre Gabrielle; je la hais pour vous avoir poussé et pour vous aider tous les jours à me tromper en se faisant passer pour une fille de bonne maison et une riche héritière, tandis qu'elle n'est qu'une intrigante sans nom, sans fortune, sans famille, sans aveu, et, qui plus est, sans religion! Je la hais, parce qu'elle vous ruine en vous entraînant à de folles dépenses, à la révolte contre moi, à a la haine des personnes qui m'entourent et qui me sont chères... Je la hais, parce que vous la préférez à moi; parce qu'entre nous deux, s'il y a la plus légère dissidence, c'est pour elle que vous vous prononcez, au mépris de l'amour et du respect que vous me devez. Je la hais...

ASTOLPHE.

Assez, ma mère; de grâce, n'en dites pas davantage! vous la haïssez parce que je l'aime, c'est en dire assez.

SETTIMIA, pleurant.

Eh bien! oui! je la hais parce que vous l'aimez, et vous ne m'aimez plus parce que je la hais. Voilà où nous en sommes. Comment voulez-vous que j'accepte une pareille préférence de votre part? Quoi! l'enfant qui me doit le jour, que j'ai nourri de mon sein et bercé sur mes genoux, le jeune homme que j'ai péniblement élevé, pour qui j'ai supporté toutes les privations, à qui j'ai pardonné toutes les fautes; celui qui m'a condamnée aux insomnies, aux angoisses, aux douleurs de toute espèce, et qui, au moindre mot de repentir et d'affection, a toujours trouvé en moi une inépuisable indulgence, une miséricorde infatigable: celui-là me préfère une inconnue, une fille qui l'excite contre moi, une créature sans coeur qui accapare toutes ses attentions, toutes ses prévenances, et qui se tient tout le jour vis-à-vis de moi dans une attitude superbe, sans daigner apercevoir mes larmes et mes déchirements, sans vouloir répondre à mes plaintes et à mes reproches, impassible dans son orgueil hypocrite, et dont le regard insolemment poli semble me dire à toute heure:—Vous avez beau gronder, vous avez beau gémir, vous avez beau menacer, c'est moi qu'il aime, c'est moi qu'il respecte, c'est moi qu'il craint! Un mot de ma bouche, un regard de mes yeux, le feront tomber à mes genoux et me suivre, fallût-il vous abandonner sur votre lit de mort, fallût-il marcher sur votre corps pour venir à moi! Mon Dieu, mon Dieu! et il s'étonne que je la déteste, et il veut que je l'aime! (Elle sanglote). ASTOLPHE, qui a écouté sa mère dans nu profond silence, les bras croises sur sa poitrine.

O jalousie de la femme! soif inextinguible de domination! Est-il possible que tu viennes mêler ta détestable influence aux sentiments les plus purs et les plus sacrés de la nature! Je te croyais exclusivement réservée aux vils tourments des âmes lâches et vindicatives. Je t'avais vue régner dans le langage impur des courtisanes; et, dans les ardeurs brutales de la débauche, j'avais lutté moi-même contre les instincts féroces qui me rabaissaient à mes propres yeux. Quelquefois aussi, ô jalousie! je t'avais vue de loin avilir la dignité du lien conjugal et mêler à la joie des saintes amours les discordes honteuses, les ridicules querelles qui dégradent également celui qui les suscite et celui qui les supporte. Mais je n'aurais jamais pensé que dans le sanctuaire auguste de la famille, entre la mère et ses enfants (lien sacré que la Providence semblé avoir épuré et ennobli jusque chez la brute), tu osasses venir exercer tes fureurs! O déplorable instinct, funeste besoin de souffrir et de faire souffrir! est-il possible que je te rencontre jusque dans le sein de ma mère! (Il cache son visage dans ses mains et dévore ses larmes.)

SETTIMIA essuie les siennes et se lève.

Mon fils, la leçon est sévère! Je ne sais pas jusqu'à quel point il sied à un fils de la donner à sa mère; mais, de quelque part qu'elle me vienne, je la recevrai comme une épreuve à laquelle Dieu me condamne. Si je l'ai méritée de vous, elle est assez cruelle pour expier tous les torts que vous pouvez avoir à me reprocher.

(Elle veut se retirer.)

ASTOLPHE, tâchant de la retenir. Pas ainsi, ma mère, ne me quittez pas ainsi. Vous souffrez trop, et moi aussi!

SETTIMIA.

Laissez-moi me retirer dans mon oratoire, Astolphe. J'ai besoin d'être seule et de demander à Dieu si je dois jouer ici le rôle d'une mère outragée ou celui d'une esclave craintive et repentante. (Elle sort.)



SCÈNE V

ASTOLPHE, seul; puis GABRIELLE.

ASTOLPHE.

Orgueil! toute femme est ta victime, tout amour est la proie!.... excepté toi, excepté ton amour, ô ma Gabrielle!... ô ma seule joie, ô le seul être généreux et vraiment grand que j'aie rencontré sur la terre!

GABRIELLE, se jetant à son cou.

Mon ami, j'ai tout entendu. J'étais là sous la fenêtre, assise sur le banc. Je sais tout ce qui se passe maintenant dans la famille à cause de moi. Je sais que je suis un sujet de scandale, une source de discorde, un objet de haine.

ASTOLPHE.

O ma soeur! ô ma femme! depuis que je t'aime, je croyais qu'il ne m'était plus possible d'être malheureux! Et c'est ma mère!...

GABRIELLE.

Ne l'accuse pas, mon bien-aimé, elle est vieille, elle est femme! Elle no peut vaincre ses préjugés, elle ne peut réprimer ses instincts. Ne te révolte pas contre des maux inévitables. Je les avais prévus dès le premier jour, et je ne t'aurais fait pressentir, pour rien au monde, ce qui t'arrive aujourd'hui. Le mal éclate toujours assez tôt.

ASTOLPHE.

O Gabrielle! tu as entendu ses invectives contre toi!... Si toute autre que ma mère eût proféré la centième partie...

GABRIELLE.

Calme-toi! tout cela ne peut m'offenser; je saurai le supporter avec résignation et patience. N'ai-je pas dans ton amour une compensation à tous les maux? et pourvu que tu trouves dans le mien la force de subir toutes les misères attachées à notre situation...

ASTOLPHE.

Je puis tout supporter, excepté de te voir avilie et persécutée.

GABRIELLE.

Ces outrages ne m'atteignent pas. Vois-tu, Astolphe, lu m'as fait redevenir femme, mais je n'ai pas tout à fait renoncé à être homme. Si j'ai repris les vêtements et les occupations de mon sexe, je n'en ai pas moins conservé en moi cet instinct de la grandeur morale et ce calme de la force qu'une éducation mâle a développés et cultivés dans mon sein. Il me semble toujours que je suis quelque chose de plus qu'une femme, et aucune femme ne peut m'inspirer ni aversion, ni ressentiment, ni colère. C'est de l'orgueil peut-être; mais il me semble que je descendrais au-dessous de moi-même, si je me laissais émouvoir par de misérables querelles de ménage.

ASTOLPHE.

Oh! garde cet orgueil, il est bien légitime... Être adoré! tu es plus grand à toi seul que tout ton sexe réuni. Rapportes-en l'honneur à ton éducation si tu veux; moi, j'en fais honneur à ta nature, et je crois qu'il n'était pas besoin d'une destinée bizarre et d'une existence en dehors de toutes les lois pour que tu fusses le chef-d'oeuvre de la création divine. Tu naquis douée de toutes les facultés, de toutes les vertus, de toutes les grâces, et l'on te méconnaît! l'on te calomnie!...

GABRIELLE.

Que t'importe? Laisse passer ces orages; nos têtes sont à l'abri sous l'égide sainte de l'amour. Je m'efforcerai d'ailleurs de les conjurer. Peut-être ai-je eu des torts. J'aurais pu montrer plus de condescendance pour des exigences insignifiantes en elles-mêmes. Nos parties de chasse déplaisent, je puis bien m'en abstenir; on blâme nos idées sur la tolérance religieuse, nous pouvons garder le silence à propos; on me trouve trop élégante et trop futile, je puis m'habiller plus simplement et m'assujettir un peu plus aux travaux du ménage.

ASTOLPHE.

Et voilà ce que je ne souffrirai pas. Je serais un misérable si j'oubliais quel sacrifice tu m'as fait en reprenant les habits de ton sexe et en renonçant à cette liberté, à celle vie active, à ces nobles occupations de l'esprit dont tu avais le goût et l'habitude. Renoncer à ton cheval? hélas! c'est le seul exercice qui ait préservé la santé des altérations que ce changement d'habitudes commençait à me faire craindre. Restreindre ta toilette? elle est déjà si modeste! et un peu de parure relève tant ta beauté! Jeune homme, tu aimais les riches habits, et tu donnais à nos modes fantasques une grâce et une poésie qu'aucun de nous ne pouvait imiter. L'amour du beau, le sentiment de l'élégance est une des conditions de ta vie, Gabrielle: tu étoufferais sous le pesant vertugadin et sous le collet empesé de dame Barbe. Les travaux du ménage gâteraient tes belles mains, dont le contact sur mon front enlève tous les soucis et dissipe tous les nuages. D'ailleurs que ferais-tu de tes nobles pensées et des poétiques élans de ton intelligence au milieu des détails abrutissants et des prévisions égoïstes d'une étroite parcimonie? Ces pauvres femmes les vantent par amour-propre, et vingt fois le jour elles laissent percer le dégoût et l'ennui dont elles sont abreuvées. Quant à renfermer tes sentiments généreux et à te soumettre aux arrêts de l'intolérance, tu l'entreprendrais en vain. Jamais ton coeur ne pourra se refroidir, jamais tu ne pourras abandonner le culte austère de la vérité; et malgré toi les éclairs d'une courageuse indignation viendraient briller au milieu des ténèbres que le fanatisme voudrait étendre sur ton âme. Si d'ailleurs toutes ces épreuves ne sont pas au-dessus de tes forces, je sens, moi, qu'elles dépassent les miennes; je ne pourrais te voir opprimée sans me révolter ouvertement. Tu as bien assez souffert déjà, tu t'es bien assez immolée pour moi.

GABRIELLE.

Je n'ai pas souffert, je n'ai rien immolé; j'ai eu confiance en toi, voilà tout. Tu sais bien que je n'étais pas assez faible d'esprit pour ne pas accepter les petites souffrances que ces nouvelles habitudes dont tu parles pouvaient me causer dans les premiers jours; j'avais des répugnances mieux motivées, des craintes plus graves. Tu les as toutes dissipées; je ne suis pas descendue comme femme au-dessous du rang où, comme homme, ton amitié m'avait placée. Je n'ai pas cessé d'être ton frère et ton ami en devenant ta compagne et ton amante; ne m'as-tu pas fait des concessions, toi aussi? n'as-tu pas changé ta vie pour moi?

ASTOLPHE.

Oh! loue-moi de mes sacrifices! J'ai quitté le désordre dont j'étais harassé, et la débauche qui de plus en plus me faisait horreur, pour un amour sublime, pour des joies idéales! Et loue-moi aussi pour le respect et la vénération que je te porte! J'avais en toi le meilleur des amis; un soir Dieu fit un miracle et te changea en une maîtresse adorable: je ne t'en aimai que mieux. N'est-ce pas bien charitable et bien méritoire de ma part?

GABRIELLE.

Cher Astolphe, je vois que tu es calme: va embrasser et rassurer ta mère, ou laisse-moi lui parler pour nous deux. J'adoucirai son antipathie contre moi, je détruirai ses préventions; ma sincérité la touchera, j'en suis sûre; il est impossible qu'elle ne soit pas aimante et généreuse, elle est ta mère!...

ASTOLPHE.

Cher ange! oui, je suis calme. Quand je passe un instant près de toi, tout orage s'apaise, et la paix des cieux descend dans mon âme. J'irai trouver ma mère, je ferai acte de respect et de soumission, c'est tout ce qu'elle demande; après quoi nous partirons d'ici; car le mal est sans remède, je le sais, moi! Je connais ma mère, je connais les femmes, et tu ne les connais pas, toi qui n'es pas à moitié homme et à moitié femme comme tu le crois, mais un ange sous la forme humaine. Tu ferais ici de vains efforts de patience et de vertu, on n'y croirait pas; et, si on y croyait, on te serait d'autant plus hostile qu'on serait plus humilié de ta supériorité. Tu sais bien que le coupable ne pardonne pas à l'innocent les torts qu'il a eus envers lui; c'est une loi fatale de l'orgueil humain, de l'orgueil féminin surtout, qui ne connaît pas les secours du raisonnement et le frein de la force intelligente. Ma mère est orgueilleuse avant tout. Elle fut toujours un modèle des vertus domestiques; tristes vertus, crois-moi, quand elles ne sont inspirées ni par l'amour ni par le dévouement. Pénétrée depuis longtemps de l'importance de son rôle dans la famille et du mérite avec lequel elle s'en est acquittée, elle songe beaucoup plus à maintenir ses prérogatives qu'à donner du bonheur à ceux qui l'entourent. Elle est de ces personnes qui passeront volontiers la nuit à raccommoder vos chausses, et qui d'un mot vous briseront le coeur, pensant que la peine qu'elles ont prise pour vous rendre un service matériel les autorise à vous causer toutes les douleurs de l'âme.

GABRIELLE.

Astolphe! tu juges ta mère avec une bien froide sévérité. Hélas! je vois que les meilleurs d'entre les hommes n'ont pour les femmes ni amour profond ni estime complète. On avait raison quand on m'enseignait si soigneusement dans mon enfance que ce sexe joue sur la terre le rôle le plus abject et le plus malheureux!

ASTOLPHE.

O mon amie! c'est mon amour pour toi qui me donne le courage de juger ma mère avec cette sévérité. Est-ce à toi de m'en faire un reproche? T'ai-je donc autorisée à plaindre si douloureusement la condition où je t'ai rétablie.

GABRIELLE, l'embrassant avec effusion.

Oh! non, mon Astolphe, jamais! Aussi je ne pense pas à moi quand je parle avec cette liberté des choses qui ne me regardent pas. Permets-moi pourtant d'insister en faveur de ta mère: ne la plonge pas dans le désespoir, ne la quitte pas à cause de moi.

ASTOLPHE.

Si je ne le fais pas aujourd'hui, elle m'y forcera demain. Tu oublies, ma chère Gabrielle, que tu es vis-à-vis d'elle dans une position délicate, et que tu ne pourras jamais la satisfaire sur ce qu'elle a tant à coeur de connaître: ton passé, ta famille, ton avenir.

GABRIELLE.

Il est vrai. Mon avenir surtout, qui peut le prévoir? dans quel labyrinthe sans issue t'es-tu engagé avec moi?

ASTOLPHE.

Et quel besoin avons-nous d'en sortir? Errons ainsi toute notre vie, sans nous soucier d'atteindre le but de la fortune et des honneurs. Ne faisons-nous pas ensemble ce bizarre et délicieux voyage, qui n'aura pour terme que la mort? N'es-tu pas à moi pour jamais? Eh bien, qu'avons-nous besoin l'un ou l'autre d'être riche et de nous appeler prince de Bramante? Mon petit prince, garde ton titre, garde ton héritage, je n'en veux à aucun prix; et si le vieux Jules trouve dans sa tortueuse cervelle quelque nouvelle invention cachée pour t'en dépouiller, console-toi de n'être qu'une femme, pauvre, inconnue au monde, mais riche de mon amour et glorieuse à mes yeux.

GABRIELLE.

Crains-tu que cela ne me suffise pas?

ASTOLPHE, la pressant dans ses bras.

Non, en vérité! je n'ai pas cette crainte. Je sens dans mon coeur comme tu m'aimes.




QUATRIÈME PARTIE.

Dans une petite maison de campagne, isolée au fond des montagnes. Une chambre très-simple, arrangée avec goût; des fleurs, des livres, des instruments de musique.




SCÈNE PREMIÈRE.

GABRIELLE, seule.

(Elle dessine et s'interrompt de temps en temps pour regarder à la fenêtre.)

Marc reviendra peut-être aujourd'hui. Je voudrais qu'il arrivât avant qu'Astolphe fût de retour de sa promenade. J'aimerais à lui parler seule, à savoir de lui toute la vérité. Notre situation m'inquiète chaque jour davantage, car il me semble qu'Astolphe commence à s'en tourmenter étrangement... Je me trompe peut-être. Mais quel serait le sujet de sa tristesse? Le malheur s'est étendu sur nous insensiblement, d'abord comme une langueur qui s'emparait de nos âmes, et puis comme une maladie qui les faisait délirer, et aujourd'hui comme une agonie qui les consume. Hélas! l'amour est-il donc une flamme si subtile, qu'à la moindre atteinte portée à sa sainteté il nous quitte et remonte aux cieux? Astolphe! Astolphe! tu as eu bien des torts envers moi, et tu as fait bien cruellement saigner ce coeur, qui te fut et qui te se sera toujours fidèle! Je t'ai tout pardonné, que Dieu te pardonne! Mais c'est un grand crime d'avoir flétri un tel amour par le soupçon et la méfiance: et tu en portes la peine; car cet amour s'est affaibli par sa violence même, et tu sens chaque jour mourir en toi la flamme que tu as trop attisée par la jalousie. Malheureux ami! c'est en vain que je t'invite à oublier le mal que tu nous as fait à tous deux; tu ne le peux plus! Ton âme a perdu la fleur de sa jeunesse magnanime; un secret remords la contriste sans la préserver de nouvelles fautes. Ah! sans doute il est dans l'amour un sanctuaire dans lequel on ne peut plus rentrer quand on a fait un seul pas hors de son enceinte, et la barrière qui nous séparait du mal ne peut plus être relevée. L'erreur succède à l'erreur, l'outrage à l'outrage, l'amertume grossit comme un torrent dont les digues sont rompues... Quel sera le terme de ses ravages? Mon amour, à moi, peut-il devenir aussi sa proie? Succombera-t-il à la fatigue, aux larmes, aux soucis rougeurs? Il me semble qu'il est encore dans toute sa force, et que la souffrance ne lui a rien fait perdre. Astolphe a été insensé, mais non coupable; ses torts furent presque involontaires, et toujours le repentir les effaça. Mais s'ils devenaient plus graves, s'il venait à m'outrager froidement, à m'imposer cette captivité à laquelle je me dévoue pour accéder à ses prières... pourrais-je le voir des mêmes yeux? pourrais-je l'aimer de la même tendresse?... Est-ce que ses égarements n'ont pas déjà enlevé quelque chose à mon enthousiasme pour lui?... Mais il est impossible qu'Astolphe se refroidisse ou s'égare à ce point! C'est une âme noble, désintéressée, généreuse jusqu'à l'héroïsme. Que ses défauts sont peu de chose au prix de ses vertus!... Hélas! il fut un temps où il n'avait point de défauts!... O Astolphe! que tu m'as fait de mal en détruisant en mot l'idée de ta perfection (On frappe.) Qui vient ici? C'est peut-être Marc.



SCÈNE II.

MARC, GABRIELLE.

MARC, botté et le fouet en main.

Me voici de retour, signora, un peu fatigué; mais je n'ai pas voulu prendre un instant de repos que je ne vous eusse rendu un compte exact de mon message.

GABRIELLE.

Eh bien, mon vieux ami, comment as-tu laissé mon grand-père?

MARC.

Un peu mieux que je ne l'avais trouvé; mais bien malade encore, et n'ayant pas, je pense, trois mois à vivre.

GABRIELLE.

A-t-il été bien irrité que je n'allasse point moi-même m'informer de ses nouvelles?

MARC.

Un peu. Je lui ai dit, ainsi que cela était convenu, que votre seigneurie s'était démis la cheville à la chasse, et qu'elle était retenue sur son lit avec grand regret...

GABRIELLE.

Et il a demandé sans doute où j'étais?

MARC.

Sans doute, et j'ai répondu que vous étiez toujours à Cosenza. Sur quoi il a répliqué: «Il est à Cosenza cette année comme il était l'année dernière à Palerme, et il était alors à Palerme comme il était l'année précédente à Gênes.» J'ai fait une figure très-étonnée, et, comme il me croit parfaitement bête (c'est son expression), il a été complètement dupe de ma bonne foi. «Comment, m'a-t-il dit, ne sais-tu pas où il va depuis trois ans?—Votre altesse sait bien, ai-je répondu, que je garde pendant ce temps le palais que monseigneur Gabriel occupe à Florence. Aux environs de la Saint-Hubert, sa seigneurie part pour la chasse avec quelques amis, tantôt les uns, tantôt les autres, et elle n'emmène que ses piqueurs et son page. Je voudrais bien l'accompagner, mais elle me dit comme cela: «Tu es trop vieux pour courir le cerf, mon pauvre Marc; tu n'es plus bon qu'à garder la maison.» Et la vérité est...» Alors monseigneur m'a interrompu... «Moi, j'ai ouï dire qu'il n'emmenait aucun de ses domestiques, et qu'il partait toujours seul. Et l'on a remarqué qu'Astolphe Bramante quittait toujours Florence vers le même temps.» Quand j'ai vu le prince si bien informé, j'ai failli me déconcerter; mais il me croit si simple, qu'il n'y a pas pris garde, et il a dit en se tournant vers M. l'abbé Chiavari, votre précepteur: «L'abbé, tout cela ne m'effraie guère. Il est bien évident qu'il y a de l'amour sous jeu; mais ils sont plus embarrassés pour sortir d'affaire que je ne le suis de les voir embarqués dans cette sotte intrigue.»

GABRIELLE.

Et l'abbé, qu'a-t-il répondu?

MARC.

Il a baissé les yeux en soupirant, et il a dit: La femme...

GABRIELLE.

Eh bien?

MARC.

...Sera toujours femme! Son altesse jouait avec votre petit chien, et semblait rire dans sa barbe blanche, ce qui m'a un peu effrayé; car, lorsque le prince rumine quelque chose de sinistre, il a coutume de sourire et de faire crier ce pauvre Mosca en lui tirant les oreilles.

GABRIELLE.

Et que t'a-t-il chargé de me dire?

MARC.

Il a parlé assez durement...

GABRIELLE.

Redis-le-moi sans rien adoucir.

MARC.

«Tu diras à ton seigneur Gabriel que, quelque plaisir qu'il prenne à la chasse, ou quelque entorse qu'il ait au pied, il ait à venir prendre mes ordres avant huit jours. Il a peu de temps à perdre, s'il veut me retrouver vivant, et s'il veut que je lui fasse conférer légalement son titre et son héritage, qui, après ma mort, pourraient fort bien lui être contestés avec succès.»

GABRIELLE.

Que voulait-il dire? Pense-t-il qu'Astolphe veuille faire du scandale pour rentrer dans ses droits?

MARC.

Il pense que le seigneur Astolphe a fortement la chose en tête; et si j'osais dire à votre seigneurie ce que j'en pense, moi aussi...

GABRIELLE.

Tu n'en penses rien, Marc.

MARC.

Monseigneur veut me fermer la bouche. Il n'en est pas moins de mon devoir de dire ce que je sais. Le seigneur Astolphe a fait venir l'été dernier à Florence la nourrice de votre seigneurie, et lui a offert de l'argent si elle voulait témoigner en justice de ce qu'elle sait et comment les choses se sont passées à la naissance de votre seigneurie...

GABRIELLE.

On t'a trompé, Marc; cela n'est pas.

MARC.

La nourrice me l'a dit elle-même ces jours-ci au château de Bramante, et m'a montré une belle bourse, bien ronde, que le seigneur Astolphe lui a donnée pour se taire du moins sur sa proposition; car elle lui a nié obstinément qu'elle eût nourri un enfant du sexe féminin.

GABRIELLE.

La trahison de cette femme est au plus offrant; car elle a été raconter cela à mon grand-père, sans aucun doute?

MARC.

Je le crains.

GABRIELLE.

Qu'importe? Astolphe a fait sans doute cette démarche pour éprouver la fidélité de mes gens.

MARC.

Quelle que soit l'intention du seigneur Astolphe, je crois qu'il serait temps que votre seigneurie obéit aux intentions de son grand-père; d'autant plus qu'au moment où je quittai le château l'abbé s'est approché de moi furtivement et m'a glissé ceci à l'oreille: «Dis à Gabriel, de la part d'un véritable ami, qu'il ne fasse pas d'imprudence; qu'il vienne trouver son grand-père, et lui obéisse ou feigne de lui obéir aveuglément; ou que, s'il ne se rend point à son ordre, il se cache si bien, qu'il soit à l'abri d'une embûche. Il doit savoir que le cas est grave, que l'honneur de la famille serait compromis par la moindre démarche hasardée, et que dans un cas semblable le prince est capable de tout.» Voilà, mot pour mot, ce que m'a dit votre précepteur; et il vous est sincèrement dévoué, monseigneur.

GABRIELLE.

Je le crois. Je ne négligerai pas cet avertissement. Maintenant, va te reposer, mon bon Marc; tu en as bien besoin.

MARC.

Il est vrai! Peut-être que, quand je me serai reposé, je retrouverai dans ma mémoire encore quelque chose, quelque parole qui ne me revient pas dans ce moment-ci. (Il se retire. Gabrielle le rappelle.)

GABRIELLE.

Écoute, Marc: si mon mari t'interroge, aie bien soin de ne pas lui parler de la nourrice...

MARC.

Oh! je n'ai garde, monseigneur!

GABRIELLE.

Perds donc l'habitude de m'appeler ainsi! Quand nous sommes ici et que je porte ces vêtements de femme, tout ce qui rappelle mon autre sexe irrite Astolphe au dernier point.

MARC.

Eh! mon Dieu, je ne le sais que trop! Mais comment faire? Aussitôt que je prends l'habitude d'appeler votre seigneurie madame, voilà que nous partons pour Florence et qu'elle reprend ses habits d'homme. Alors j'ai toujours le madame sur les lèvres, et je ne commence à ne reprendre l'habitude du monseigneur que lorsque votre seigneurie reprend sa robe et ses cornettes. (Il sort.)



SCÈNE III.

GABRIELLE.

Cette histoire de la nourrice est une calomnie. C'est une nouvelle ruse de mon grand-père pour m'indisposer contre Astolphe. Il aura payé cette femme pour faire à mon pauvre Marc un pareil conte, bien certain que Marc me le rapporterait. Oh! non, Astolphe, non, ce genre de torts, tu ne l'auras jamais envers moi! C'est toi qui m'as empêchée de démasquer la supercherie qui me condamne à te frustrer publiquement des biens que je te restitue en secret, et du titre auquel tu dédaignes de succéder. C'est toi qui m'as défendu, avec toute l'autorité que donne un généreux amour, de proclamer mon sexe et de renoncer aux droits usurpés que l'erreur des lois me confère. Si tu avais eu le moindre regret de ces choses, tu aurais eu la franchise de me le dire; car tu sais que, moi, je n'en aurais eu aucun à te les céder. Dans ce temps-là je ne pensais pas qu'il te serait jamais possible de me faire souffrir. J'avais une confiance aveugle, enthousiaste!... A présent, j'avoue qu'il me serait pénible de renoncer à être homme quand je veux; car je n'ai pas été longtemps heureuse sous cet autre aspect de ma vie, qui est devenu notre tourment mutuel. Mais, s'il le fallait pour te satisfaire, hésiterais-je un moment? Oh! tu ne le crains pas, Astolphe, et tu n'agirais pas en secret pour me forcer à des actes que ton simple désir peut m'imposer librement! Toi, me tendre un piège! toi, traîner des complots contre moi! Oh! non, non, jamais!... Le voici qui revient de la promenade; je ne lui en parlerai même pas, tant j'ai peu besoin d'être rassurée sur son désintéressement et sur sa franchise.



SCÈNE IV.

ASTOLPHE, GABRIELLE.

ASTOLPHE.

Eh bien, ma bonne Gabrielle, ton vieux serviteur est revenu. Je viens de voir son cheval dans la cour. Quelles nouvelles t'a-t-il apportées de Bramante?

GABRIELLE.

Selon lui, notre grand-père se meurt; mais, selon moi, il en a pour longtemps encore. Ce n'est point un homme à mourir si aisément. Mais désirons-nous donc sa mort? Quels que soient ses torts envers nous deux (et je crois bien que les plus graves ont été envers celui qu'il semblait favoriser au détriment de l'autre), nous ne hâterons point par des voeux impies l'instant suprême où il lui faudra rendre un compte sévère de la destinée de ses enfants. Puisse-t-il trouver là-haut un juge aussi indulgent que nous, n'est-ce pas, Astolphe? Tu ne m'écoutes pas?

ASTOLPHE.

Il est vrai; tu deviens chaque jour plus philosophe, Gabrielle; tu argumentes du soir au matin comme un académicien de la Crusca. Ne saurais-tu être femme, du moins pendant trois mois de l'année?

GABRIELLE, souriant.

C'est qu'il y a bien longtemps que ces trois mois-là sont passés, Astolphe. Le premier trimestre eut bien trois mois, mais le second en eut six, et l'an prochain je crains que, malgré nos conventions, le trimestre n'envahisse toute l'année. Donne-moi le temps de m'habituer à être aussi femme qu'il me faut l'être à présent pour te plaire. Jadis tu n'étais pas si difficile avec moi, et je n'ai pas songé assez tôt à me défaire de mon langage d'écolier. Tu aurais dû m'avertir, dès le premier jour où tu m'as aimée, qu'un temps viendrait où il serait nécessaire de me transformer pour conserver ton amour!

ASTOLPHE.

Ce reproche est injuste, Gabrielle! Mais quand il serait vrai, ne me suis-je pas transformé, moi, pour mériter et conserver l'affection de ton coeur?

GABRIELLE.

Il est vrai, mon cher ange, et je ne demande pas mieux que d'avoir tort. J'essaierai de me corriger. ASTOLPHE marche d'un air soucieux, puis s'arrête et regarde Gabrielle avec attendrissement. Pauvre Gabrielle! Tu me fais bien du mal avec ton éternelle résignation.

GABRIELLE, lui tendant la main.

Pourquoi? Elle ne m'est pas aussi pénible que tu le penses.

ASTOLPHE presse longtemps la main de Gabrielle contre ses lèvres, puis se promène avec agitation.

Je le sais! tu es forte, toi! Nul ne peut blesser en toi la susceptibilité de l'orgueil. Les orages qui bouleversent l'âme d'autrui ne peuvent ternir l'éclat du beau ciel où ta pensée s'épanouit libre et fière! On chargerait aisément de fers tes bras dont une éducation spartiate n'a pu détruire ni la beauté ni la faiblesse; mais ton âme est indépendante comme les oiseaux de l'air, comme les flots de l'Océan; et toutes les forces de l'univers réunies ne la pourraient faire plier, je le sais bien!

GABRIELLE.

Au-dessus de toutes ces forces de la matière, il est une force divine qui m'a toujours enchaînée à toi, c'est l'amour. Mon orgueil ne s'élève pas au-dessus de cette puissance. Tu le sais bien aussi.

ASTOLPHE, l'arrêtant.

Oh! cela est vrai, ma bien-aimée! Mais n'ai-je rien perdu de cet amour sublime qui ne se croyait le droit de me rien refuser?

GABRIELLE, avec tendresse.

Pourquoi l'aurais-tu perdu?

ASTOLPHE.

Tu ne t'en souviens pas, coeur généreux, ô vrai coeur d'homme! (Il la presse dans ses bras.)

GABRIELLE.

Vois, mon ami, tu ne trouves pas de plus grand éloge à me faire que de m'attribuer les qualités de ton sexe; et pourtant tu voudrais souvent me rabaisser à la faiblesse du mien! Sois donc logique!

ASTOLPHE, l'embrassant.

Sais-je ce que je veux? Au diable la logique! Je t'aime avec passion!

GABRIELLE.

Cher Astolphe!

ASTOLPHE, se laissant tomber à ses genoux.

Tu m'aimes donc toujours?

GABRIELLE.

Tu le sais bien.

ASTOLPHE.

Toujours comme autrefois?

GABRIELLE.

Non plus comme autrefois, mais autant, mais plus peut-être.

ASTOLPHE.

Pourquoi pas comme autrefois? Tu ne me refusais rien alors!

GABRIELLE.

Et qu'est-ce que je te refuse à présent?

ASTOLPHE.

Pourtant il est quelque chose que tu vas me refuser si je me hasarde à te le demander.

GABRIELLE.

Ah! perfide! tu veux m'entraîner dans un piège?

ASTOLPHE.

Eh bien, oui, je le voudrais.

GABRIELLE.

Je t'en supplie, pas de détours avec moi, Astolphe. Quand je te cède, est-ce avec prudence, est-ce avec des restrictions et des garanties?

ASTOLPHE.

Oh! je hais les détours, tu le sais. Mon âme était si naïve! Elle était aussi confiante, aussi découverte que la tienne. Mais, hélas! j'ai été si coupable! J'ai appris à douter d'autrui en apprenant à douter de moi-même.

GABRIELLE.

Oublie ce que j'ai oublié, et parle.

ASTOLPHE.

Le moment de retourner à Florence est venu. Consens à n'y point aller. Tu détournes les yeux! Tu gardes le silence? Tu me refuses?

GABRIELLE, avec tristesse.

Non, je cède; mais à une condition: tu me diras le motif de la demande.

ASTOLPHE.

C'est me vendre trop cher la grâce que tu m'accordes; ne me demande pas ce que je rougis d'avouer.

GABRIELLE.

Dois-je essayer de deviner, Astolphe? est-ce toujours le même motif qu'autrefois? (Astolphe fait un signe de tête affirmatif.) La jalousie? (Même signe d'Astolphe.)

Eh quoi! encore! toujours! Mon Dieu, nous sommes bien malheureux, Astolphe!

ASTOLPHE.

Ah! ne me dis pas cela! cache-moi les larmes qui roulent dans tes yeux, ne me déchire pas le coeur! Je sens que je suis un lâche, et pourtant je n'ai pas la force de renoncer à ce que tu m'accordes avec des yeux humides, avec un coeur brisé!—Pourquoi m'aimes-tu encore, Gabrielle? que ne me méprises-tu! Tant que tu m'aimeras, je serai exigeant, je serai insensé, car je serai tourmenté de la crainte de te perdre. Je sens que je finirai par là, car je sens le mal que je te fais. Mais je suis entraîné sur une pente fatale. J'aime mieux rouler au bas tout de suite, et, dès que tu me mépriseras, je ne souffrirai plus, je n'existerai plus.

GABRIELLE.

O amour, tu n'es donc pas une religion? Tu n'as donc ni révélations, ni lois, ni prophètes? Tu n'as donc pas grandi dans le coeur des hommes avec la science el la liberté? Tu es donc toujours placé sous l'empire de l'aveugle destinée sans que nous ayons découvert en nous-mêmes une force, une volonté, une vertu pour lutter contre tes écueils, pour échapper à tes naufrages? Nous n'obtiendrons donc pas du ciel un divin secours pour te purifier en nous-mêmes, pour t'ennoblir, pour t'élever au-dessus des instincts farouches, pour te préserver de tes propres fureurs et te faire triompher de tes propres délires? Il faudra donc qu'éternellement tu succombes dévoré par les flammes que tu exhales, et que nous changions en poison, par notre orgueil et notre égoïsme, le baume le plus pur et le plus divin qui nous ait été accordé sur la terre?

ASTOLPHE.

Ah! mon amie, ton âme exaltée est toujours en proie aux chimères. Tu rêves un amour idéal comme jadis j'ai rêvé une femme idéale. Mon rêve s'est réalisé, heureux et criminel que je suis! Mais le tien ne se réalisera pas, ma pauvre Gabrielle! Tu ne trouveras jamais un coeur digne du tien; jamais tu n'inspireras un amour qui te satisfasse, car jamais culte ne fut digne de ta divinité. Si les hommes ne connaissent point encore le véritable hommage qui plairait à Dieu, comment veux-tu qu'ils trouvent sur la terre ce grain de pur encens dont le parfum n'est point encore monté vers le ciel? Descends donc de l'empyrée où tu égares ton vol audacieux, et prends patience sous le joug de la vie. Élève tes désirs vers Dieu seul, ou consens à être aimée comme une mortelle. Jamais tu ne rencontreras un amant qui ne soit pas jaloux de toi, c'est-à-dire avare de toi, méfiant, tourmenté, injuste, despotique.

GABRIELLE.

Crois-tu que je rêve l'amour dans une autre âme que la tienne?

ASTOLPHE.

Tu le devrais, tu le pourrais; c'est ce qui justifie ma jalousie et la rend moins outrageante.

GABRIELLE.

Hélas! en effet, l'amour ne raisonne pas; car je ne puis rêver un amour plus parfait qu'en le plaçant dans ton sein, et je sens que cet amour, dans le coeur d'un autre, ne me toucherait pas.

ASTOLPHE.

Oh! dis-moi cela, dis-moi cela encore! répète-le-moi toujours! Va, méconnais la raison, outrage l'équité, repousse la voix du ciel même si elle s'élève contre moi dans ton âme; pourvu que tu m'aimes, je consens à porter dans une autre vie toutes les peines que tu auras encourues pour avoir eu la folie de m'aimer dans celle-ci.

GABRIELLE.

Non, je ne veux pas t'aimer dans l'ivresse et le blasphème. Je veux t'aimer religieusement et t'associer dans mon âme à l'idée de Dieu, au désir de la perfection. Je veux te guérir, te fortifier contre lui-même et t'élever à la hauteur de mes pensées. Promets-moi d'essayer, et je commence par te céder comme on fait aux enfants malades. Nous n'irons point à Florence, je serai femme toute cette année, et, si tu veux entreprendre le grand oeuvre de ta conversion au véritable amour, ma tristesse se changera en un bonheur incomparable.

ASTOLPHE.

Oui, je le veux, ma femme chérie, et je te remercie à genoux de le vouloir pour moi. Peux-tu douter qu'en ceci je ne sois pas ton esclave encore plus que ton disciple?

GABRIELLE.

Tu me l'avais promis déjà bien des fois, et comme, au lieu de tenir ta parole, tu abandonnais toujours ton âme à de nouveaux orages; comme, au lieu d'être heureux et tranquille avec moi dans cette retraite ignorée de tous où tu venais me cacher à tous les regards, mes concessions ne servaient qu'à augmenter ta jalousie, et la solitude qu'à aggraver ta tristesse, de mon côté je n'étais point heureuse; car je voyais toutes mes peines perdues et tous mes sacrifices tourner à ta perte. Alors je regrettais ces temps de répit où, sous l'habit d'un homme, je puis du moins, grâce à l'or que me verse mon aïeul, t'entourer de nobles délassements et de poétiques distractions?...

ASTOLPHE.

Oui, les premiers jours que nous passons à Florence ou à Pise ont toujours pour moi de grands charmes. Je ne suis pas fait pour la solitude et l'oisiveté de la campagne; je ne sais pas, comme toi, m'absorber dans les livres, m'abîmer dans la méditation. Tu le sais bien, en te ramenant ici chaque année, le tyran se condamne à plus de maux que sa victime, et mes torts augmentent en raison de ma souffrance intérieure. Mais, dans le tumulte du monde, quand tu redeviens le beau Gabriel, recherché, admiré, choyé de tous, c'est encore une autre souffrance qui s'empare de moi; souffrance moins lente, moins profonde peut-être, mais violente, mais insupportable. Je ne puis m'habituer à voir les autres hommes te serrer la main ou passer familièrement leur bras sous le tien. Je ne veux pas me persuader qu'alors tu es un homme toi-même, et qu'à l'abri de ta métamorphose tu pourrais dormir sans danger dans leur chambre, comme tu dormis autrefois sous le même toit que moi sans que mon sommeil en fût troublé. Je me souviens alors de l'étrange émotion qui s'empara peu à peu de moi à tes côtés, combien je regrettai que tu ne fusses pas femme, et comment, à force de désirer que tu le devinsses par miracle, j'arrivai à deviner que tu l'étais en réalité. Pourquoi les autres n'auraient-ils pas le même instinct, et comment n'éprouveraient-ils pas en le voyant ce désordre inexprimable que ton déguisement d'homme ne pouvait réprimer en moi? Oh! j'éprouve des tortures inouïes quand Menrique pousse son cheval près du tien, ou quand le brutal Antonio passe sa lourde main sur tes cheveux en disant d'un air qu'il croit plaisant: «J'ai pourtant brûlé d'amour tout un soir pour cette belle chevelure-là!» Alors je m'imagine qu'il a deviné notre secret, et qu'il se plaît insolemment à me tourmenter par ses plates allusions; je sens se rallumer en moi la fureur qui me transporta lorsqu'il voulut t'embrasser à ce souper chez Ludovic; et, si je n'étais retenu par la crainte de me trahir et de te perdre avec moi, je le souffletterais.

GABRIELLE.

Comment peux-tu te laisser émouvoir ainsi, quand tu sais que ces familiarités me déplaisent plus qu'à toi-même, et que je les réprimerais d'une manière tout aussi masculine si elles dépassaient les bornes de la plus stricte chasteté?

ASTOLPHE.

Je le sais et n'en souffre pas moins! et quelquefois je t'accuse d'imprudence; je m'imagine que, pour te venger de mes injustices, tu te fais un jeu de mes tourments; je t'outrage dans ma pensée... et c'est beaucoup quand j'ai la force de ne pas te le laisser voir.



GABRIELLE.

Alors je vois que ta force est épuisée, que tu es près d'éclater, de te couvrir de honte et de ridicule, ou de dévoiler ce dangereux secret; et je me laisse ramener ici, où tu m'aimes pourtant moins, car, dans la tranquille possession d'un objet tant disputé, il semble que ton amour s'engourdisse et s'éteigne comme une flamme sans aliment.

ASTOLPHE.

Je ne puis le nier, Dieu me punit alors d'avoir manqué de foi. Je sens bien que je ne t'aime pas moins: car, au moindre sujet d'inquiétude, mes fureurs se rallument; puis, dans le calme, je suis saisi même à tes côtés d'un affreux ennui. Tu me bénis, et il me semble que tu me hais. La nuit je te serre dans mes bras, et je rêve que c'est un autre qui te possède. Ah! ma bien-aimée, prends pitié de moi; je te confesse mon désespoir, ne me méprise pas; écarte de moi cette malédiction, fais que je t'aime comme tu veux être aimée!

GABRIELLE.

Que ferons-nous donc? Le monde avec moi t'exaspère, la solitude auprès de moi te consume. Veux-tu te distraire pendant quelques jours? veux-tu aller à Florence sans moi?

ASTOLPHE.

Il me semble parfois que cela me fera du bien; mais je sais qu'à peine j'y serai, les plus affreux songes viendront troubler mon sommeil. Le jour je réussirai à porter saintement ton image dans mon âme, la nuit je te verrai ici avec un rival.

GABRIELLE.

Quoi! tu me soupçonnes à ce point? Enferme-moi dans quelque souterrain, charge Marc de me passer mes aliments par un guichet, emporte les clefs, fais murer la porte; peut-être seras-tu tranquille?

ASTOLPHE.

Non! un homme passera, te regardera par le soupirail, et rien qu'à te voir il sera plus heureux que moi qui ne te verrai pas.

GABRIELLE.

Tu vois bien que la jalousie est incurable par ces moyens vulgaires. Plus on lui cède, plus on l'alimente; la volonté seule peut en guérir. Entreprends cette guérison comme on entreprend l'étude de la philosophie. Tâche de moraliser ta passion.

ASTOLPHE.

Mais où donc as-tu pris la force de moraliser la tienne et de la soumettre à ta volonté? Tu n'es pas jalouse de moi; tu ne m'aimes donc que par un effort de ta raison ou de ta vertu?



GABRIELLE.

Juste ciel! où en serions-nous si je te rendais les maux que tu me causes! Pauvre Astolphe! j'ai préservé mon âme de cette tentation, je l'ai quelquefois ressentie, tu le sais! mais ton exemple m'avait fait faire de sérieuses réflexions, et je m'étais juré de ne pas t'imiter. Mais qu'as-tu? comme tu pâlis!

ASTOLPHE, regardant par la fenêtre.

Tiens, Gabrielle! qui est-ce qui entre dans la cour? Vois!

GABRIELLE, avec indifférence.

J'entends le galop d'un cheval. (Elle regarde dans la cour.) Antonio, il me semble! Oui, c'est lui. On dirait qu'il a entendu l'éloge que tu faisais de lui, et il arrive avec l'à-propos qui le caractérise.

ASTOLPHE, agité.

Tu plaisantes avec beaucoup d'aisance... Mais que vient-il faire ici? Et comment a-t-il découvert notre retraite?

GABRIELLE.

Le sais-je plus que toi?

ASTOLPHE, de plus en plus agité.

Mon Dieu! que sais-je!...

GABRIELLE, d'un ton de reproche.

Oh! Astolphe!....

ASTOLPHE, avec une fureur concentrée.

Ne m'engagiez-vous pas tout à l'heure à aller seul à Florence? Peut-être Antonio est-il arrivé un jour trop tôt. On peut se tromper de jour et d'heure quand on a peu de mémoire et beaucoup d'impatience...

GABRIELLE.

Encore! Oh! Astolphe! déjà tes promesses oubliées! déjà ma soumission récompensée par l'outrage!

ASTOLPHE, avec amertume.

Se fâcher bien fort, c'est le seul parti à prendre quand on a fait une gaucherie. Je vous conseille de m'accabler d'injures, je serai peut-être encore assez sot pour vous demander pardon. Cela m'est arrivé tant de fois!

GABRIELLE, levant la main vers le ciel avec véhémence.

Oh! mon Dieu! grand Dieu! faites que je ne me lasse pas de tout ceci!

(Elle sort, Astolphe la suit et l'enferme dans sa chambre, dont il met la clef dans sa poche.)



SCÈNE V.

MARC, ASTOLPHE.

MARC.

Seigneur Astolphe, le seigneur Antonio demande à vous voir. J'ai eu beau lui dire que vous n'étiez pas ici, que vous n'y étiez jamais venu, que j'avais quitté le service de mon maître... Quels mensonges ne lui ai-je pas débités effrontément!... Il a soutenu qu'il vous avait aperçu dans le parc, que pendant une heure il avait tourné autour des fossés pour trouver le moyen d'entrer; qu'enfin il était venu chez vous, et qu'il n'en sortirait pas sans vous voir.

ASTOLPHE.

Je vais à sa rencontre; toi, range ce salon, fais-en disparaître tout ce qui appartient à ta maîtresse, et tiens-toi là jusqu'à ce que je t'appelle! (A part.) Allons! du courage! je saurai feindre; mais, si je découvre ce que je crains d'apprendre, malheur à toi, Antonio! malheur à nous deux, Gabrielle! (Il sort.)



SCÈNE VI

MARC.

Qu'a-t-il donc? Comme il est agité! Ah! ma pauvre maîtresse n'est point heureuse!

GABRIELLE, frappant derrière la porte.

Marc! ouvre-moi! vite! brise cette porte. Je veux sortir.

MARC.

Mon Dieu! qui a donc enfermé votre seigneurie? Heureusement j'ai la double clef dans ma poche...

(Il ouvre.)

GABRIELLE, avec un manteau et un chapeau d'homme.

Tiens! prends cette valise, cours seller mon cheval et le tien. Je veux partir d'ici à l'instant même.

MARC.

Oui, vous ferez bien! Le seigneur Astolphe est un ingrat, il ne songe qu'à votre fortune... Oser vous enfermer!... Oh! quoique je suis bien fatigué, je vous reconduirai avec joie au château de Bramante.

GABRIELLE.

Tais-toi, Marc, pas un mot contre Astolphe; je ne vais pas à Bramante. Obéis-moi, si tu m'aimes; cours préparer les chevaux.

MARC.

Le mien est encore sellé, et le vôtre l'est déjà. Ne deviez-vous pas vous promener dans le parc aujourd'hui? Il n'y a plus qu'à leur passer la bride.

GABRIELLE.

Cours donc! (Marc sort.) Vous savez, mon Dieu! que je n'agis point ainsi par ressentiment, et que mon coeur a déjà pardonné; mais, à tout prix, je veux sauver Astolphe de cette maladie furieuse. Je tenterai tous les moyens pour faire triompher l'amour de la jalousie. Tous les remèdes déjà tentés se changeraient en poison; une leçon violente, inattendue, le fera peut-être réfléchir. Plus l'esclave plie, et plus le joug se fait pesant; plus l'homme fait l'emploi d'une force injuste, plus l'injustice lui devient nécessaire! Il faut qu'il apprenne l'effet de la tyrannie sur les âmes fières, et qu'il ne pense pas qu'il est si facile d'abuser d'un noble amour! Le voici qui monte l'escalier avec Antonio. Adieu, Astolphe! puissions-nous nous retrouver dans des jours meilleurs! Tu pleureras durant cette nuit solitaire! Puisse ton bon ange murmurer à ton oreille que je t'aime toujours!

(Elle referme la porte de sa chambre et en retire la clef; puis elle sort par une des portes du salon, pendant qu'Astolphe entre par l'autre suivi d'Antonio.)




CINQUIÈME PARTIE.

A Rome, derrière le Colisée. Il commence à faire nuit.




SCÈNE PREMIÈRE.

GABRIEL, en homme.

(Costume noir élégant et sévère, l'épée au côté. Il tient une lettre ouverte.)

Le pape m'accorde enfin cette audience, et en secret, comme je la lui ai demandée! Mon Dieu! protège-moi, et fais qu'Astolphe du moins soit satisfait de son sort! Je t'abandonne le mien, ô Providence, destinée mystérieuse! (Six heures sonnent à une église.) Voici l'heure du rendez-vous avec le saint-père. O Dieu! pardonne-moi cette dernière tromperie. Tu connais la pureté de mes intentions. Ma vie est une vie de mensonge; mais ce n'est pas moi qui l'ai faite ainsi, et mon coeur chérit la vérité!... (Il agrafe son manteau, enfonce son chapeau sur ses yeux, et se dirige vers le Colisée. Antonio, qui vient d'en sortir, lui barre le passage.)



SCÈNE II.

GABRIEL, ANTONIO.

ANTONIO, masqué.

Il y a assez longtemps que je cours après vous, que je vous cherche et que je vous guette. Je vous tiens enfin; cette fois, vous ne m'échapperez pas. (Gabriel veut passer outre; Antonio l'arrête par le bras.)

GABRIEL, se dégageant.

Laissez-moi, monsieur, je ne suis pas des vôtres.

ANTONIO, se démasquant.

Je suis Antonio, votre serviteur et votre ami. J'ai à vous parler; veuillez m'entendre.

GABRIEL.

Cela m'est tout à fait impossible. Une affaire pressante me réclame. Je vous souhaite le bonsoir.

(Il veut continuer; Antonio l'arrête encore.)

ANTONIO.

Vous ne me quitterez pas sans me donner un rendez-vous et sans m'apprendre votre demeure. J'ai eu l'honneur de vous dire que je voulais vous parler en particulier.

GABRIEL.

Arrivé depuis une heure à Rome, j'en repars à l'instant même. Adieu.

ANTONIO.

Arrivé à Rome depuis trois mois, vous ne repartirez pas sans m'avoir entendu.

GABRIEL.

Veuillez m'excuser; nous n'avons rien de particulier à nous dire, et je vous répète que je suis pressé de vous quitter.

ANTONIO.

J'ai à vous parler d'Astolphe. Vous m'entendrez.

GABRIEL.

Eh bien, dans un autre moment. Cela ne se peut aujourd'hui.

ANTONIO.

Enseignez-moi donc votre demeure.

GABRIEL.

Je ne le puis.

ANTONIO.

Je la découvrirai.

GABRIEL.

Vous voulez m'entretenir malgré moi?

ANTONIO.

J'y parviendrai. Vous aurez plus tôt fini de m'entendre et ici à l'instant même. J'aurai dit en deux mots.

GABRIEL.

Eh bien, voyons ces deux mots; je n'en écouterai pas un de plus.

ANTONIO.

Prince de Bramante, votre altesse est une femme. (A part.) C'est cela! payons d'audace!

GABRIEL, à part.

Juste ciel! Astolphe l'a dit! (Haut.) Que signifie cette sottise? J'espère que c'est une plaisanterie de carnaval?

ANTONIO.

Sottise? le mot est leste! Si vous n'étiez pas une femme, vous n'oseriez pas le répéter.

GABRIEL.

Il ne sait rien! piège grossier! (Haut.) Vous êtes un sot, aussi vrai que je suis un homme.

ANTONIO.

Comme je n'en crois rien...

GABRIEL.

Vous ne croyez pas être un sot: je veux vous le prouver. (Il lui donne un soufflet.)

ANTONIO.

Halte-là! mon maître! Si ce soufflet est de la main d'une femme, je le punirai par un baiser; mais si vous êtes un homme, vous m'en rendrez raison.

GABRIEL, mettant l'épée à la main.

Tout de suite.

ANTONIO tire son épée.

Un instant! Je dois vous dire d'abord ce que je pense; il est bon que vous ne vous y mépreniez pas. En mon âme et conscience, depuis le jour où pour la première fois je vous vis habillé en femme à un souper chez Ludovic, je n'ai pas cessé de croire que vous étiez une femme. Votre taille, votre figure, votre réserve, le son de votre voix, vos actions et vos démarches, l'amitié ombrageuse d'Astolphe, qui ressemble évidemment à l'amour et à la jalousie, tout m'a autorisé à penser que vous n'étiez pas déguisé chez Ludovic et que vous l'êtes maintenant...

GABRIEL.

Monsieur, abrégeons; vous êtes fou. Vos commentaires absurdes m'importent peu, nous devons nous battre; je vous attends.

ANTONIO.

Oh! un peu de patience, s'il vous plaît. Quoiqu'il n'y ait guère de chances pour que je succombe, je puis périr dans ce combat; je ne veux pas que vous emportiez de moi l'idée que j'ai voulu faire la cour à un garçon, ceci ne me va nullement. De mon côté, je désire, moi, ne pas conserver l'idée que je me bats avec une femme; car cette idée me donnerait un trop grand désavantage. Pour remédier au premier cas, je vous dirai que j'ai appris dernièrement, par hasard, sur votre famille, des particularités qui expliqueraient fort bien une supposition de sexe pour conserver l'héritage du majorat.

GABRIEL.

C'est trop, monsieur! Vous m'accusez de mensonge et de fraude. Vous insultez mes parents! C'est à vous maintenant de me rendre raison. Défendez-vous.

ANTONIO.

Oui, si vous êtes un homme, je le veux; car, dans ce cas, vous avez en tout temps trop mal reçu mes avances pour que je ne vous doive pas une leçon. Mais, comme je suis incertain sur votre sexe (oui, sur mon honneur! à l'heure où je parle, je le suis encore!), nous nous battrons, s'il vous plaît, l'un et l'autre à poitrine découverte. (Il commence à déboutonner son pourpoint.) Veuillez suivre mon exemple.

GABRIEL.

Non, monsieur, il ne me plaît pas d'attraper un rhume pour satisfaire votre impertinente fantaisie. Chercher à vous ôter de tels soupçons par une autre voie que celle des armes serait avouer que ces soupçons ont une sorte de fondement, et vous n'ignorez pas que faire insulte à un homme parce qu'il n'est ni grand ni robuste est une lâcheté insigne. Gardez votre incertitude, si bon vous semble, jusqu'à ce que vous ayez reconnu, à la manière dont je me sers de mon épée, si j'ai le droit de la porter.

ANTONIO, à part.

Ceci est le langage d'un homme pourtant!... (Haut.) Vous savez que j'ai acquis quelque réputation dans les duels?

GABRIEL.

Le courage fait l'homme, et la réputation ne fait pas le courage.

ANTONIO.

Mais le courage fait la réputation... Êtes-vous bien décidé?... Tenez! vous m'avez donné un soufflet, et des excuses ne s'acceptent jamais en pareil cas... pourtant je recevrai les vôtres si vous voulez m'en faire... car je ne puis m'ôter de l'idée...

GABRIEL.

Des excuses? Prenez garde à ce que vous dites, monsieur, et ne me forcez pas à vous frapper une seconde fois...

ANTONIO.

Oh! oh! c'est trop d'outrecuidance!... En garde!... Votre épée est plus courte que la mienne. Voulez-vous que nous changions?

GABRIEL.

J'aime autant la mienne.

ANTONIO.

Eh bien, noua tirerons au sort...

GABRIEL.

Je vous ai dit que j'étais pressé; défendez-vous donc!

(Il l'attaque.)

ANTONIO, à part, mais parlant tout haut. Si c'est une femme, elle va prendre la fuite!... (Il se met en garde.) Non... Poussons-lui quelques bottes légères... Si je lui fais une égratignure, il faudra bien ôter le pourpoint... (Le combat s'engage.) Mille diables! c'est là le jeu d'un homme! Il ne s'agit plus de plaisanter, faites attention à vous, prince! je ne vous ménage plus!

(Ils se battent quelques instants; Antonio tombe grièvement blessé.)

GABRIEL, relevant son épée.

Êtes-vous content, monsieur?

ANTONIO.

On le serait à moins! et maintenant il ne m'arrivera plus, je pense, de vous prendre pour une femme!... On vient par ici, sauvez-vous, prince!...

(Il essaie de se relever.)

GABRIEL.

Mais vous êtes très-mal!... Je vous aiderai...

ANTONIO.

Non; ceux qui viennent me porteront secours, et pourraient vous faire un mauvais parti. Adieu! j'eus les premiers torts, je vous pardonne les vôtres. Votre main?

GABRIEL.

La voici.

(Ils se serrent la main. Le bruit des arrivants se rapproche, Antonio fait signe à Gabriel de s'enfuir. Gabriel hésite un instant et s'éloigne.)

ANTONIO.

C'est pourtant bien là la main d'une femme! Femme ou diable, il m'a fort mal arrangé!... Mais je ne me soucie pas qu'on sache cette aventure, car le ridicule aussi bien que le dommage est de mon côté. J'aurai assez de force pour gagner mon logis... Voilà pour moi un carnaval fort maussade!... (Il se traîne péniblement, et disparaît sous les arcades du Colisée.)



SCÈNE III.



ASTOLPHE, LE PRÉCEPTEUR.

ASTOLPHE, en domino, le masque à la main.

Je me fie à vous; Gabrielle m'a dit cent fois que vous étiez un honnête homme. Si vous me trahissiez... qu'importe? je ne puis pas être plus malheureux que je ne le suis.

LE PRÉCEPTEUR.

Je me dis à peu près la même chose. Si vous me trahissiez indirectement en faisant savoir au prince que je m'entends avec vous, je ne pourrais pas être plus mal avec lui que je ne le suis; car il ne peut pas douter maintenant qu'au lieu de chercher à faire tomber Gabriel dans ses mains, je ne songe à le retrouver que pour le soustraire à ses poursuites.

ASTOLPHE.

Hélas! tandis que nous la cherchons ici, Gabrielle est peut-être déjà tombée en son pouvoir. Vieillard insensé! qu'espère-t-il d'un pareil enlèvement? Cette captivité ne peut rien changer à notre situation réciproque; elle ne peut pas non plus être de longue durée. Espère-t-il donc échapper à la loi commune et vivre au delà du terme assigné par la nature?

LE PRÉCEPTEUR.

Les médecins l'ont condamné il y a déjà six mois. Mais nous touchons à la fin de l'hiver; et, s'il résiste aux derniers froids, il pourra bien encore passer l'été.

ASTOLPHE.

Ce qu'il s'agit de savoir, c'est le lieu où Gabrielle est retirée ou captive. Si elle est captive, fiez-vous à moi pour la délivrer promptement.

LE PRÉCEPTEUR.

Dieu vous entende! Vous savez que le prince, si Gabriel n'est pas retrouvé bientôt, est dans l'intention de vous citer comme assassin devant le grand conseil?

ASTOLPHE.

Cette menace serait pour moi une preuve certaine que Gabriel est en son pouvoir. Le lâche!

LE PRÉCEPTEUR.

J'ai des craintes encore plus graves...

ASTOLPHE.

Ne me les dites pas; je suis assez découragé depuis trois mois que je la cherche en vain.

LE PRÉCEPTEUR.

La cherchez-vous bien consciencieusement, mon cher seigneur Astolphe?

ASTOLPHE, avec amertume.

Vous en doutez?

LE PRÉCEPTEUR.

Hélas! je vous rencontre en masque, courant le carnaval, comme si vous pouviez prendre quelque amusement...

ASTOLPHE.

Vous autres instituteurs d'enfants, vous commencez toujours par le blâme avant de réfléchir. Ne vous serait-il pas plus naturel de penser que j'ai pris un masque et que je cours toute la ville pour chercher plus à l'aise sans qu'on se défie de moi? Le carnaval fut toujours une circonstance favorable aux amants, aux jaloux et aux voleurs.

LE PRÉCEPTEUR.

Ouvrez-moi votre âme tout entière, seigneur Astolphe; Gabrielle vous est-elle aussi chère que dans les premiers temps de votre union?

ASTOLPHE.

Mon Dieu! qu'ai-je donc fait pour qu'on en doute? Vous voulez donc ajouter à mes chagrins?

LE PRÉCEPTEUR.

Dieu m'en préserve! mais il m'a semblé, dans nos fréquents entretiens, qu'il se mêlait à votre affection pour elle des pensées d'une autre nature.

ASTOLPHE.

Lesquelles, selon vous?

LE PRÉCEPTEUR.

Ne vous irritez pas contre moi: je suis résolu à tout faire pour vous, vous le savez; mais je ne puis vous prêter mon ministère ecclésiastique et légal sans être bien certain que Gabrielle n'aura point à s'en repentir. Vous voulez engager votre cousine à contracter avec vous, en secret, un mariage légitime: c'est une résolution que, dans mes idées religieuses, je ne puis qu'approuver; mais, comme je dois songer à tout et envisager les choses sous leurs divers aspects, je m'étonne un peu que, ne croyant pas à la sainteté de l'église catholique, vous ayez songé à provoquer cet engagement, auquel Gabrielle, dites-vous, n'a jamais songé, et auquel vous me chargez de la faire consentir.

ASTOLPHE.

Vous savez que je suis sincère, monsieur l'abbé Chiavari; je ne puis vous cacher la vérité, puisque vous me la demandez. Je suis horriblement jaloux. J'ai été injuste, emporté, j'ai fait souffrir Gabrielle, et vous avez reçu ma confession entière à cet égard. Elle m'a quitté pour me punir d'un soupçon outrageant. Elle m'a pardonné pourtant, et elle m'aime toujours, puisqu'elle a employé mystérieusement plusieurs moyens ingénieux pour me conserver l'espoir et la confiance. Ce billet que j'ai reçu encore la semaine dernière, et qui ne contenait que ce mot: «Espère!» était bien de sa main, l'encre était encore fraîche. Gabrielle est donc ici! Oh! oui, j'espère! je la retrouverai bientôt, et je lui ferai oublier tous mes torts. Mais l'homme est faible, vous le savez; je pourrai avoir de nouveaux torts par la suite, et je ne veux pas que Gabrielle puisse me quitter si aisément. Ces épreuves sont trop cruelles, et je sens qu'un peu d'autorité, légitimée par un serment solennel de sa part, me mettrait à l'abri de ses réactions d'indépendance et de fierté.

LE PRÉCEPTEUR.

Ainsi, vous voulez être le maître? Si j'avais un conseil à vous donner, je vous dissuaderais. Je connais Gabriel: on a voulu que j'en fisse un homme; je n'ai que trop bien réussi. Jamais il ne souffrira un maître; et ce que vous n'obtiendrez pas par la persuasion, vous ne l'obtiendrez jamais. Il était temps que mon préceptorat finit. Croyez-moi, n'essayez pas de le ressusciter, et surtout ne vous en chargez pas. Gabriel fuirait encore ce qu'il a déjà fait avec vous et avec moi; il ne vous ôterait ni son affection ni son estime, mais il partirait un beau matin, comme un aigle brise la cage à moineaux où on l'a enfermé.

ASTOLPHE.

Quoique Gabrielle ne soit guère plus dévote que moi, un serment serait pour elle un lien invincible.

LE PRÉCEPTEUR.

Il ne vous en a donc jamais fait aucun?

ASTOLPHE.

Elle m'a juré fidélité à la face du ciel.

LE PRÉCEPTEUR.

S'il a fait ce serment, il l'a tenu, et il le tiendra toujours.

ASTOLPHE.

Mais elle ne m'a pas juré obéissance.

LE PRÉCEPTEUR.

S'il ne l'a pas voulu, il ne le voudra pas, il ne le voudra jamais.

ASTOLPHE.

Il le faudra bien pourtant; je l'y contraindrai.

LE PRÉCEPTEUR.

Je ne le crois pas.

ASTOLPHE.

Vous oubliez que j'en ai tous les moyens. Son secret est en ma puissance.

LE PRÉCEPTEUR.

Vous n'en abuserez jamais, vous me l'avez dit.

ASTOLPHE.

Je la menacerai.

LE PRÉCEPTEUR.

Vous ne l'effraierez pas. Il sait bien que vous ne voudrez pas déshonorer le nom que vous portez tous les deux.

ASTOLPHE.

C'est un préjugé de croire que la faute des pères rejaillisse sur les enfants.

LE PRÉCEPTEUR.

Mais ce préjugé règne sur le monde.

ASTOLPHE.

Nous sommes au-dessus de ce préjugé, Gabrielle et moi...

LE PRÉCEPTEUR.

Votre intention serait donc de dévoiler le mystère de son sexe?

ASTOLPHE.

A moins que Gabrielle ne s'unisse à moi par des liens éternels.

LE PRÉCEPTEUR.

En ce cas il cédera; car ce qu'il redoute le plus au monde, j'en suis certain, c'est d'être relégué par la force des lois dans le rang des esclaves..

ASTOLPHE.

C'est vous, monsieur Chiavari, qui lui avez mis en tête toutes ces folies, et je ne conçois pas que vous ayez dirigé son éducation dans ce sens. Vous lui avez forgé là un éternel chagrin. Un homme d'esprit et un honnête homme comme vous eût dû la détromper de bonne heure, et contrarier les intentions du vieux prince.

LE PRÉCEPTEUR.

C'est un crime dont je me repens, et dont rien n'effacera pour moi le remords; mais les mesures étaient si bien prises, et l'élève mordait si bien à l'appât, que j'étais arrivé à me faire illusion à moi-même, et à croire que cette destinée impossible se réaliserait dans les conditions prévues par son aïeul.

ASTOLPHE.

Et puis vous preniez peut-être plaisir à faire une expérience philosophique. Eh bien, qu'avez-vous découvert? Qu'une femme pouvait acquérir par l'éducation autant de logique, de science et de courage qu'un homme. Mais vous n'avez pas réussi à empêcher qu'elle eût un coeur plus tendre, et que l'amour ne l'emportât chez elle sur les chimères de l'ambition. Le coeur vous a échappé, monsieur l'abbé, vous n'avez façonné que la tête.

LE PRÉCEPTEUR.

Ah! c'est là ce qui devrait vous rendre cette tête à jamais respectable et sacrée! Tenez, je vais vous dire une parole imprudente, insensée, contraire à la foi que je professe, aux devoirs religieux qui me sont imposés. Ne contractez pas de mariage avec Gabrielle. Qu'elle vive et qu'elle meure travestie, heureuse et libre à vos côtés. Héritier d'une grande fortune, il vous y fera participer autant que lui-même. Amante chaste et fidèle, elle sera enchaînée, au sein de la liberté, par votre amour et le sien.

ASTOLPHE.

Ah! si vous croyez que j'ai aucun regret à mes droits sur cette fortune, vous vous trompez et vous me faites injure. J'eus dans ma première jeunesse des besoins dispendieux; je dépensai en deux ans le peu que mon père avait possédé, et que la haine du sien n'avait pu lui arracher. J'avais hâte de me débarrasser de ce misérable débris d'une grandeur effacée. Je me plaisais dans l'idée de devenir un aventurier, presque un lazzarone, et d'aller dormir, nu et dépouillé, au seuil des palais qui portaient le nom illustre de mes ancêtres. Gabriel vint me trouver, il sauva son honneur et le mien en payant mes dettes. J'acceptai ses dons sans fausse délicatesse, et jugeant d'après moi-même à quel point son âme noble devait mépriser l'argent. Mais dès que je le vis satisfaire à mes dépenses effrénées sans les partager, j'eus la pensée de me corriger, et je commençai à me dégoûter de la débauche; puis, quand j'eus découvert dans ce gracieux compagnon une femme ravissante, je l'adorai et ne songeai plus qu'à elle... Elle était prête alors à me restituer publiquement tous mes droits. Elle le voulait; car nous vécûmes chastes comme frère et soeur durant plusieurs mois, et elle n'avait pas la pensée que je pusse avoir jamais d'autres droits sur elle que ceux de l'amitié. Mais moi, j'aspirais à son amour. Le mien absorbait toutes mes facultés. Je ne comprenais plus rien à ces mots de puissance, de richesse et de gloire qui m'avaient fait faire en secret parfois de dures réflexions. Je n'éprouvais même plus de ressentiment; j'étais prêt à bénir le vieux Jules pour avoir formé cette créature si supérieure à son sexe, qui remplirait mon âme d'un amour sans bornes, et qui était prête à le partager. Dès que j'eus l'espoir de devenir son amant, je n'eus plus une pensée, plus un désir pour d'autre que pour elle; et quand je le fus devenu, mon être s'abîma dans le sentiment d'un tel bonheur que j'étais insensible à toutes les privations de la misère. Pendant plusieurs autres mois elle vécut dans ma famille, sans que nous songeassions l'un ou l'autre à recourir à la fortune de l'aïeul. Gabrielle passait pour ma femme, nous pensions que cela pourrait durer toujours ainsi, que le prince nous oublierait, que nous n'aurions jamais aucun besoin au delà de l'aisance très-bornée à laquelle ma mère nous associait; et, dans notre ivresse, nous n'apercevions pas que nous étions à charge et entourés de malveillance. Quand nous fîmes cette découverte pénible, nous eûmes la pensée de fuir en pays étranger, et d'y vivre de notre travail à l'abri de toute persécution. Mais Gabrielle craignit la misère pour moi, et moi je la craignis pour elle. Elle eut aussi la pensée de me réconcilier avec son grand-père et de m'associer à ses dons. Elle le tenta à mon insu, et ce fut en vain. Alors elle revint me trouver, et chaque année, depuis trois ans, vous l'avez vue passer quelques semaines au château de Bramante, quelques mois à Florence ou à Pise; mais le reste de l'année s'écoulait au fond de la Calabre, dans une retraite sûre et charmante, où notre sort eût été digne d'envie si une jalousie sombre, une inquiétude vague et dévorante, un mal sans nom que je ne puis m'expliquer à moi-même, ne fût venu s'emparer de moi. Vous savez le reste, et vous voyez bien que, si je suis malheureux et coupable, la cupidité n'a aucune part à mes souffrances et à mes égarements.

LE PRÉCEPTEUR.

Je vous plains, noble Astolphe, et donnerais ma vie pour vous rendre ce bonheur que vous avez perdu; mais il me semble que vous n'en prenez pas le chemin en voulant enchaîner le sort de Gabrielle au vôtre. Songez aux inconvénients de ce mariage, et combien sa solidité sera un lien fictif. Vous ne pourrez jamais l'invoquer à la face de la société sans trahir le sexe de Gabrielle, et, dans ce cas-là, Gabrielle pourra s'y soustraire; car vous êtes proches parents, et, si le pape ne veut point vous accorder de dispenses, votre mariage sera annulé.

ASTOLPHE.

Il est vrai; mais le prince Jules ne sera plus, et alors quel si grand inconvénient trouvez-vous à ce que Gabrielle proclame son sexe?

LE PRÉCEPTEUR.

Elle n'y consentira pas volontiers! Vous pourrez l'y contraindre, et peut-être, par grandeur d'âme, n'invoquera-t-elle pas l'annulation de ses engagements avec vous. Mais vous, jeune homme, vous qui aurez obtenu sa main par une sorte de transaction avec elle, sous promesse verbale ou tacite de ne point dévoiler son sexe, vous vous servirez pour l'y contraindre de cet engagement même que vous lui aurez fait contracter.

ASTOLPHE.

A Dieu ne plaise, Monsieur! et je regrette que vous me croyiez capable d'une telle lâcheté. Je puis, dans l'emportement de ma jalousie, songer à faire connaître Gabrielle pour la forcer à m'appartenir; mais, du moment qu'elle sera ma femme, je ne la dévoilerai jamais malgré elle.

LE PRÉCEPTEUR.

Et qu'en savez-vous vous-même, pauvre Astolphe? La jalousie est un égarement funeste dont vous ne prévoyez pas les conséquences. Le titre d'époux ne vous donnera pas plus de sécurité auprès de Gabrielle que celui d'amant, et alors, dans un nouvel accès de colère et de méfiance, vous voudrez la forcer publiquement à cette soumission qu'elle aura acceptée en secret.

ASTOLPHE.

Si je croyais pouvoir m'égarer à ce point, je renoncerais sur l'heure à retrouver Gabrielle, et je me bannirais à jamais de sa présence.

LE PRÉCEPTEUR.

Songez à le retrouver, pour le soustraire d'abord aux dangers qui le menacent, et puis vous songerez à l'aimer d'une affection digne de lui et de vous.

ASTOLPHE.

Vous avez raison, recommençons nos recherches; séparons-nous. Tandis que, dans ce jour de fête, je me mêlerai à la foule pour tâcher d'y découvrir ma fugitive, vous, de votre côté, suivez dans l'ombre les endroits déserts, où quelquefois les gens qui ont intérêt à se cacher oublient un peu leurs précautions, et se promènent en liberté. Qu'avez-vous là sous votre manteau?

LE PRÉCEPTEUR, posant Mosca sur le pavé.

Je me suis fait apporter ce petit chien de Florence. Je compte sur lui pour retrouver celui que nous cherchons. Gabriel l'a élevé; et cet animal avait un merveilleux instinct pour le découvrir lorsque, pour échapper à mes leçons, l'espiègle allait lire au fond du parc. Si Mosca peut rencontrer sa trace, je suis bien sûr qu'il ne la perdra plus. Tenez, il flaire... il va de ce côté... (Montrant le Colisée.) Je le suis. Il n'est pas nécessaire d'être aveugle pour se faire conduire par un chien. (Ils se séparent.)



SCÈNE IV.

Devant un cabaret. Onze heures du soir. Des tables sont dressées sous une tente décorée de guirlandes de feuillages et de lanternes de papier colorié. On voit passer des groupes de masques dans la rue, et on entend de temps à autre le son des instruments..

ASTOLPHE, en domino bleu; FAUSTINA, en domino rose.
(Ils sont assis à une petite table et prennent des sorbets. Leurs masques sont posés sur la table.)
UN PERSONNAGE, en domino noir, et masqué.
(Il est assis à quelque distance à une autre table, et lit un papier.)

FAUSTINA, à Astolphe.

Si ta conservation est toujours aussi enjouée, j'en aurai bientôt assez, je t'en avertis.

ASTOLPHE.

Reste, j'ai à te parler encore.

FAUSTINA.

Depuis quand suis-je à tes ordres? Sois aux miens si tu veux tirer de moi un seul mot.

ASTOLPHE.

Tu ne veux pas me dire ce qu'Antonio est venu faire à Rome. C'est que tu ne le sais pas; car tu aimes assez à médire pour ne pas te faire prier si tu savais quelque chose.

FAUSTINA.

S'il faut en croire Antonio, ce que je sais t'intéresse très-particulièrement.

ASTOLPHE.

Mille démons! tu parleras, serpent que tu es! (Il lui prend convulsivement le bras.)

FAUSTINA.

Je te prie de ne pas chiffonner mes manchettes. Elles sont du point le plus beau. Ah! tout inconstant qu'il est, Antonio est encore l'amant le plus magnifique que j'aie eu, et ce n'est pas toi qui me ferais un pareil cadeau. (Le domino noir commence à écouter.)

ASTOLPHE, lui passant un bras autour de la taille.

Ma petite Faustina, si tu veux parler, je t'en donnerai une robe tout entière; et, comme tu es toujours jolie comme un ange, cela te siéra à merveille.

FAUSTINA.

Et avec quoi m'achèteras-tu cette belle robe? Avec l'argent de ton cousin? (Astolphe frappe du poing sur la table.) Sais-tu que c'est bien commode d'avoir un petit cousin riche à exploiter?

ASTOLPHE.

Tais-toi, rebut des hommes, et va-t'en! tu me fais horreur!

FAUSTINA.

Tu m'injuries? Bon! tu ne sauras rien, et j'allais tout te dire.

ASTOLPHE.

Voyons, à quel prix mets-tu ta délation? (Il tire une bourse et la pose sur la table.)

FAUSTINA.

Combien y a-t-il dans la bourse?

ASTOLPHE.

Deux cents louis... Mais si ce n'est pas assez...

(Un mendiant se présente.)

FAUSTINA.

Puisque tu es si généreux, permets-moi de faire une bonne action à tes dépens! (Elle jette la bourse au mendiant.)

ASTOLPHE.

Puisque tu méprises tant cette somme, garde donc ton secret! Je ne suis pas assez riche pour le payer.

FAUSTINA.

Tu es donc encore une fois ruiné, mon pauvre Astolphe? Eh bien! moi, j'ai fait fortune. Tiens! (Elle tire une bourse de sa poche.)

Je veux te restituer tes deux cents louis. J'ai eu tort de les jeter aux pauvres. Laisse-moi prendre sur moi cette oeuvre de charité; cela me portera bonheur, et me ramènera peut-être mon infidèle.

ASTOLPHE, repoussant la bourse avec horreur.

C'est donc pour une femme qu'il est ici? Tu en es certaine?

FAUSTINA.

Beaucoup trop certaine!

ASTOLPHE.

Et tu la connais, peut-être?

FAUSTINA.

Ah! voilà le hic! Fais apporter d'autres sorbets, si toutefois il te reste de quoi les payer. (A un signe d'Astolphe on apporte un plateau avec des glaces et des liqueurs.)

ASTOLPHE.

J'ai encore de quoi payer tes révélations, dussé-je vendre mon corps aux carabins; parle... (Il se verse des liqueurs et boit avec préoccupation.)

FAUSTINA.

Vendre ton corps pour un secret? Eh bien, soit: l'idée est charmante: je ne veux de toi qu'une nuit d'amour. Cela t'étonne? Tiens, Astolphe, je ne suis plus une courtisane; je suis riche, et je suis une femme galante. N'est-ce pas ainsi que cela s'appelle? Je t'ai toujours aimé, viens enterrer le carnaval dans mon boudoir.

ASTOLPHE.

Étrange fille! tu te donneras donc pour rien une fois dans ta vie? (Il boit.)

FAUSTINA.

Bien mieux, je me donnerai en payant, car je te dirai le secret d'Antonio! Viens-tu? (Elle se lève.)

ASTOLPHE, se levant.

Si je le croyais, je serais capable de te présenter un bouquet et de chanter une romance sous tes fenêtres.

FAUSTINA.

Je ne te demande pas d'être galant. Fais seulement comme si tu m'aimais. Être aimée, c'est un rêve que j'ai fait quelquefois, hélas!

ASTOLPHE.

Malheureuse créature! j'aurais pu t'aimer, moi! car j'étais un enfant, et je ne savais pas ce que c'est qu'une femme comme toi... Tu mens quand tu exprimes un pareil regret.

FAUSTINA.

Oh! Astolphe! je ne mens pas. Que toute ma vie me soit reprochée au jour du jugement, excepté cet instant où nous sommes et cette parole que je te dis: Je t'aime!

ASTOLPHE.

Toi?... Et moi, comme un sot, je t'écoute partagé entre l'attendrissement et le dégoût!

FAUSTINA.

Astolphe, tu ne sais pas ce que c'est que la passion d'une courtisane. Il est donné à peu d'hommes de le savoir, et pour le savoir il faut être pauvre. Je viens de jeter tes derniers écus dans la rue. Tu ne peux te méfier de moi, je pourrais gagner cette nuit cinq cents sequins. Tiens, en voici la preuve. (Elle tire un billet de sa poche et le lui présente.)

ASTOLPHE, le lisant.

Cette offre splendide est d'un cardinal tout au moins.

FAUSTINA.

Elle est de monsignor Gafrani.

ASTOLPHE.

Et tu l'as refusée?

FAUSTINA.

Oui, je t'ai vu passer dans la rue, et je t'ai fait dire de monter chez moi. Ah! tu étais bien ému quand tu as su qu'une femme te demandait! Tu croyais retrouver la dame de tes pensées; mais te voici du moins sur sa trace, puisque je sais où elle est.

ASTOLPHE.

Tu le sais! que sais-tu?

FAUSTINA.

N'arrive-t-elle pas de Calabre?

ASTOLPHE.

O furies!... qui te l'a dit?

FAUSTINA.

Antonio. Quand il est ivre, il aime à se vanter à moi de ses bonnes fortunes.

ASTOLPHE.

Mais son nom! A-t-il osé prononcer son nom?

FAUSTINA.

Je ne sais pas son nom, tu vois que je suis sincère; mais si tu veux je feindrai d'admirer ses succès, et je lui offrirai généreusement mon boudoir pour son premier rendez-vous. Je sais qu'il est forcé de prendre beaucoup de précautions, car la dame est haut placée dans le monde. Il sera donc charmé de pouvoir l'amener dans un lieu sûr et agréable.

ASTOLPHE.

Et il ne se méfiera pas de ton offre?

FAUSTINA.

Il est trop grossier pour ne pas croire qu'avec un peu d'argent tout s'arrange...

ASTOLPHE, se cachant le visage dans les mains, et se laissant tomber sur son siège.

Mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu!

FAUSTINA.

Eh bien, es-tu décidé, Astolphe.

ASTOLPHE.

Et toi, es-tu décidée à me cacher dans ton alcôve quand ils y viendront et à supporter toutes les suites de ma fureur?

FAUSTINA.

Tu veux tuer ta maîtresse? J'y consens, pourvu que tu n'épargnes pas ton rival.

ASTOLPHE.

Mais il est riche, Faustina, et moi je n'ai rien.

FAUSTINA.

Mais je le hais, et je t'aime.

ASTOLPHE, avec égarement.

Est-ce donc un rêve? La femme pure que j'adorais le front dans la poussière se précipite dans l'infamie, et la courtisane que je foulais aux pieds se relève purifiée par l'amour! Eh bien! Faustina, je te baignerai dans un sang qui lavera tes souillures!... Le pacte est fait?

FAUSTINA.

Viens donc le signer. Rien n'est fait si tu ne passes cette nuit dans mes bras! Eh bien! que fais-tu?

ASTOLPHE, avalant précipitamment plusieurs verres de liqueur.

Tu le vois, je m'enivre afin de me persuader que je t'aime.

FAUSTINA.

Toujours l'injure à la bouche! N'importe, je supporterai tout de ta part. Allons! (Elle lui ôte son verre et l'entraîne. Astolphe la suit d'un air égaré et s'arrêtant éperdu à chaque pas. Dès qu'ils sont éloignés, le domino noir, qui peu à peu s'est rapproché d'eux et les a observés derrière les rideaux de la tendine, sort de l'endroit où il était caché, et se démasque.)

GABRIEL, en domino noir, le masque à la main, ASTOLPHE et FAUSTINA, gagnant le fond de la rue.

GABRIEL.

Je courrai me mettre en travers de son chemin, je l'empêcherai d'accomplir ce sacrilège!... (Elle fait un pas et s'arrête.)

Mais me montrer à cette prostituée, lui disputer mon amant!... ma fierté s'y refuse... O Astolphe!... ta jalousie est ton excuse; mais il y avait dans notre amour quelque chose de sacré que cet instant vient de détruire à jamais!...

ASTOLPHE, revenant sur ses pas.

Attends-moi, Faustina; j'ai oublié mon épée là-bas. (Gabriel passe un papier plié dans la poignée de l'épée d'Astolphe, remet son masque et s'enfuit, tandis qu'Astolphe rentre sous sa tente.)

ASTOLPHE, reprenant son épée sur la table.

Encore un billet pour me dire d'espérer encore, peut-être! (Il arrache le papier, le jette à terre et veut le fouler sous son pied. Faustina, qui l'a suivi, s'empare du papier et le déplie.)

FAUSTINA.

Un billet doux? Sur ce grand papier et avec cette grosse écriture? Impossible! Quoi! la signature du pape! Que diantre sa sainteté a-t-elle à démêler avec toi?

ASTOLPHE.

Que dis-tu! rends-moi ce papier!

FAUSTINA.

Oh! la chose me paraît trop plaisante! Je veux voir ce que c'est et t'en faire la lecture. (Elle le lit.)

«Nous, par la grâce de Dieu et l'élection du sacré collège, chef spirituel de l'église catholique, apostolique et romaine... successeur de saint Pierre et vicaire de Jésus-Christ sur la terre, seigneur temporel des États romains, etc., etc., etc..., permettons à Jules-Achille-Gabriel de Bramante, petit-fils, héritier présomptif et successeur légitime du très-illustre et très-excellent prince Jules de Bramante, comte de, etc., seigneur de, etc., etc..., de contracter, dans le loisir de sa conscience ou devant tel prêtre et confesseur qu'il jugera convenable, le voeu de pauvreté, d'humilité et de chasteté, l'autorisant par la présente à entrer dans un couvent ou à vivre librement dans le monde, selon qu'il se sentira appelé à travailler à son salut, d'une manière ou de l'autre; et l'autorisant également par la présente à faire passer, aussitôt après la mort de son illustre aïeul, Jules de Bramante, la possession immédiate, légale et incontestable de tous ses biens et de tous ses titres à son héritier légitime Octave-Astolphe de Bramante, fils d'Octave de Bramante et cousin germain de Gabriel de Bramante, à qui nous avons accordé cette licence et cette promesse, afin de lui donner le repos d'esprit et la liberté de conscience nécessaires pour contracter, en secret ou publiquement, un voeu d'où il nous a déclaré faire dépendre le salut de son âme.

«En foi de quoi nous lui avons délivré cette autorisation revêtue de notre signature et de notre sceau pontifical...»

Comment donc! mais il a un style charmant, le saint-père! Tu vois, Astolphe? rien n'y manque!... Eh bien! cela ne te réjouit pas? Te voilà riche, te voilà prince de Bramante!... Je n'en suis pas trop surprise, moi; ce pauvre enfant était dévot et craintif comme une femme... Il a, ma foi, bien fait; maintenant tu peux tuer Antonio et m'enlever dans le repos de ton esprit et le loisir de ta conscience!

ASTOLPHE, lui arrachant le papier.

Si tu comptais là-dessus, tu avais grand tort. (Il déchire le papier et en fait brûler les morceaux à la bougie.)

FAUSTINA, éclatant de rire.

Voilà du don Quichotte! Tu seras donc toujours le môme?

ASTOLPHE, se parlant à lui-même.

Réparer de pareils torts, effacer un tel outrage, fermer une telle blessure avec de l'or et des titres... Ah! il faut être tombé bien bas pour qu'on ose vous consoler de la sorte.

FAUSTINA.

Qu'est-ce que tu dis? Comment! ton cousin aussi t'avait... (Elle fait un geste significatif sur le front d'Astolphe.)

Je vois que ta Calabraise n'en est pas avec Antonio à son début.

ASTOLPHE, sans faire attention à Faustina.

Ai-je besoin de cette concession insultante? Oh! maintenant rien ne m'arrêtera plus, et je saurai bien faire valoir mes droits... Je dévoilerai l'imposture, je ferai tomber le châtiment de la honte sur la tête des coupables... Antonio sera appelé en témoignage...

FAUSTINA.

Mais que dis-tu? Je n'y comprends rien! Tu as l'air d'un fou! Écoute-moi donc, et reprends tes esprits!

ASTOLPHE.

Que me veux-tu, toi? Laisse-moi tranquille, je ne suis ni riche ni prince; ton caprice est déjà passé, je pense?

FAUSTINA.

Au contraire, je t'attends!

ASTOLPHE.

En vérité! il paraît que les femmes pratiquent un grand désintéressement cette année: dames et prostituées préfèrent leur amant à leur fortune, et, si cela continue, on pourra les mettre toutes sur la même ligne.

FAUSTINA, remarquant Gabriel en domino et qui reparaît.

Voilà un monsieur bien curieux!

ASTOLPHE.

C'est peut-être celui qui a apporté cette pancarte?... (Il embrasse Faustina.) Il pourra voir que je ne suis point, ce soir, aux affaires sérieuses. Viens, ma chère Fausta. Auprès de toi je suis le plus heureux des hommes.

(Gabriel disparaît. Astolphe et Faustina se disposent à sortir.)

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