Gabriel
SCÉNE V
ANTONIO, FAUSTINA, ASTOLPHE.
(Antonio, pâle et se tenant à peine, se présente devant eux au moment où ils vont sortir.)
FAUSTINA, jetant un cri et reculant effrayée.
Est-ce un spectre?...
ASTOLPHE.
Ah! le ciel me l'envoie! Malheur à lui!...
ANTONIO, d'une voix éteinte.
Que dites-vous? Reconnaissez-moi. Donnez-moi du secours, je suis prêt à défaillir encore. (Il se jette sur un banc.)
FAUSTINA.
Il laisse après lui une trace de sang. Quelle horreur! que signifie cela? Vous venez d'être assassiné, Antonio?
ANTONIO.
Non! blessé en duel... mais grièvement...
FAUSTINA.
Astolphe! appelez du secours...
ANTONIO.
Non, de grâce!... ne le faites pas... Je ne veux pas qu'on sache... Donnez-moi un peu d'eau!... (Astolphe lui présente de l'eau dans un verre. Faustina lui fait respirer un flacon.)
ANTONIO.
Vous me ranimez...
ASTOLPHE.
Nous allons vous reconduire chez vous. Sans doute vous y trouverez quelqu'un qui vous soignera mieux que nous.
ANTONIO.
Je vous remercie. J'accepterai votre bras. Laissez-moi reprendre un peu de force... Si ce sang pouvait s'arrêter...
FAUSTINA, lui donnant son mouchoir, qu'il met sur sa poitrine.
Pauvre Antonio! tes lèvres sont toutes bleues... Viens chez moi...
ANTONIO.
Tu es une bonne fille, d'autant plus que j'ai eu des torts envers toi. Mais je n'en aurai plus... Va, j'ai été bien ridicule... Astolphe, puisque je vous rencontre, quand je vous croyais bien loin d'ici, je veux vous dire ce qui en est... car aussi bien... votre cousin vous le dira, et j'aime autant m'accuser moi-même...
ASTOLPHE.
Mon cousin, ou ma cousine.
ANTONIO.
Ah! vous savez donc ma folie? Il vous l'a déjà racontée... Elle me coûte cher! J'étais persuadé que c'était une femme...
FAUSTINA.
Que dit-il?
ANTONIO.
Il m'a donné des éclaircissements fort rudes: un affreux coup d'épée dans les côtes.... J'ai cru d'abord que ce serait peu de chose, j'ai voulu m'en revenir seul chez moi; mais, en traversant le Colisée, j'ai été pris d'un étourdissement et je suis resté évanoui pendant... je ne sais combien!... Quelle heure est-il?
FAUSTINA.
Près de minuit.
ANTONIO.
Huit heures venaient de sonner quand je rencontrai Gabriel Bramante derrière le Colisée.
ASTOLPHE, sortant comme d'un rêve.
Gabriel! mon cousin? Vous vous êtes battu avec lui! Vous l'avez tué peut-être?
ANTONIO.
Je ne l'ai pas touché une seule fois, et il m'a poussé une botte dont je me souviendrai longtemps... (Il boit de l'eau) Il me semble que mon sang s'arrête un peu... Ah! quel compère que ce garçon-là!... A présent je crois que je pourrai gagner mon logis... Vous me soutiendrez un peu tous les deux... Je vous conterai l'affaire en détail.
ASTOLPHE, à part.
Est-ce une feinte? Aurait-il cette lâcheté?.. (Haut.) Vous êtes donc bien blessé? (Il regarde la poitrine d'Antonio. A part.) C'est la vérité, une large blessure. O Gabrielle. (Haut.) Je courrai vous chercher un chirurgien... dès que je vous aurai conduit chez vous...
FAUSTINA.
Non! chez moi, c'est plus près d'ici. (Ils sortent en soutenant Antonio de chaque côté.)
SCÈNE VI.
Une petite chambre très-sombre.
GABRIEL, MARC.
(Gabriel en costume noir avec son domino rejeté sur ses épaules. Il est assis dans une attitude rêveuse et plongé dans ses pensées. Marc au fond de la chambre.)
MARC.
Il est deux heures du matin, monseigneur, est-ce que vous ne songez pas à vous reposer?
GABRIEL.
Va dormir, mon ami, je n'ai plus besoin de rien.
MARC.
Hélas! vous tomberez malade! Croyez-moi, il vaudrait mieux vous réconcilier avec le seigneur Astolphe, puisque vous ne pouvez pas l'oublier...
GABRIEL.
Laisse-moi, mon bon Marc; je t'assure que je suis tranquille.
MARC.
Mais si je m'en vais, vous ne songerez pas à vous coucher, et je vous retrouverai là demain matin, assis à la même place, et votre lampe brûlant encore. Quelque jour, le feu prendra à vos cheveux... et, si cela n'arrive pas, le chagrin vous tuera un peu plus tard. Si vous pouviez voir comme vous êtes changé!
GABRIEL.
Tant mieux, ma fraîcheur trahissait mon sexe. A présent que je suis garçon pour toujours, il est bon que mes joues se creusent... Qu'as-tu à regarder cette porte?...
MARC.
Vous n'avez rien entendu? Quelque chose a gratté à la porte.
GABRIEL.
C'est ton épée. Tu as la manie d'être armé jusque dans la chambre.
MARC.
Je ne serai pas en repos tant que vous n'aurez pas fait la paix avec votre grand-père... Tenez! encore! (On entend gratter à la porte avec un petit gémissement.)
GABRIEL, allant vers la porte.
C'est quelque animal... Ceci n'est pas un bruit humain. (Il veut ouvrir la porte.)
MARC, l'arrêtant.
Au nom du ciel! laissez-moi ouvrir le premier, et tirez votre épée...
(Gabriel ouvre la porte malgré les efforts de Marc pour l'en empêcher. Mosca entre et se jette dans les jambes de Gabriel avec des cris de joie.)
GABRIEL.
Beau sujet d'alarme! Un chien gros comme le poing! Eh quoi! c'est mon pauvre Mosca! Comment a-t-il pu me venir trouver de si loin? Pauvre créature aimante! (Il prend Mosca sur ses genoux et le caresse.)
MARC.
Ceci m'alarme en effet... Mosca n'a pu venir tout seul, il faut que quelqu'un l'ait amené... Le prince Jules est ici! (On frappe en bas... Il prend des pistolets sur une table.)
GABRIEL.
Quoi que ce soit, Marc, je te défends d'exposer ta vie en faisant résistance. Vois-tu, je ne tiens plus du tout à la mienne... Quoi qu'il arrive, je ne me défendrai pas. J'ai bien assez lutté, et, pour arriver où j'en suis, ce n'était pas la peine. (Il regarde à la croisée.) Un homme seul?... Va lui parler au travers du guichet. Sache ce qu'il veut; mais, si c'est Astolphe, je te défends d'ouvrir. (Marc sort.) Qui donc t'a conduit vers moi, mon pauvre Mosca? Un ennemi m'aurait-il fait ce cadeau généreux du seul être qui me soit resté fidèle malgré l'absence?
MARC, revenant.
C'est monsieur l'abbé Chiavari, qui demande à vous parler. Mais ne vous fiez point à lui, monseigneur, il peut être envoyé par votre grand-père.
GABRIEL, sortant.
Plutôt être cent fois victime de la perfidie que de faire injure à l'amitié. Je vais à sa rencontre.
MARC.
Voyons si personne ne vient derrière lui dans la rue. (Il arme ses pistolets et se penche à la croisée.) Non, personne.
SCÈNE VII.
LE PRÉCEPTEUR, GABRIEL, MARC.
LE PRÉCEPTEUR.
O mon cher enfant! mon noble Gabriel! Je vous remercie de ne pas vous être méfié de moi. Hélas! que de chagrins et de fatigues se peignent sur votre visage!
MARC.
N'est-ce pas, monsieur l'abbé? C'est ce que je disais tout à l'heure.
GABRIEL.
Ce brave serviteur! Son dévouement est toujours le même. Va te jeter sur ton lit, mon ami, je t'appellerai pour reconduire l'abbé quand il sortira.
MARC.
J'irai pour vous obéir, mais je ne dormirai pas. (Il sort.)
LE PRÉCEPTEUR.
Oh! ce pauvre petit Mosca! que de chemin il m'a fait faire! Depuis le Colisée, où il a découvert vos traces, jusqu'ici, il m'a promené durant toute la soirée. D'abord il m'a mené au Vatican... puis à un cabaret, vers la place Navone; là j'avais renoncé à vous trouver, et lui-même s'était couché, harassé de fatigue, lorsque tout à coup il est parti en faisant entendre ce petit cri que vous connaissez, et il s'est tellement obstiné à votre porte, qu'à tout hasard je l'ai fait passer par le guichet.
GABRIEL.
Je l'aime cent fois mieux depuis qu'il m'a fait retrouver un ami. Mais qui vous amène à Rome, mon cher abbé?
LE PRÉCEPTEUR.
Le désir de vous porter secours et la crainte qu'il ne vous arrive malheur.
GABRIEL.
Mon grand-père est fort irrité contre moi?
LE PRÉCEPTEUR.
Vous pouvez le penser. Mais vous êtes bien caché, et maintenant vous êtes entouré de protecteurs dévoués. Astolphe est ici.
GABRIEL.
Je le sais bien.
LE PRÉCEPTEUR.
Je me suis lié avec lui; je voulais savoir si cet homme vous était véritablement attaché... Il vous aime, j'en suis certain.
GABRIEL.
Je sais tout cela, mais ne me parlez pas de lui.
LE PRÉCEPTEUR.
Je veux vous en parler, au contraire, car il mérite son pardon à force de repentir.
GABRIEL.
Oui, je sais qu'il se repent beaucoup!
LE PRÉCEPTEUR.
L'excès de l'amour a pu seul l'entraîner dans les fautes dont votre abandon l'a trop sévèrement puni.
GABRIEL.
Écoutez, mon ami, je sais mieux que vous les moindres démarches, les moindres discours, les moindres pensées d'Astolphe. Depuis trois mois, j'erre autour de lui comme son ombre, je surveille toutes ses actions, et j'ai même entendu mot pour mot de longs entretiens que vous avez eus avec lui...
LE PRÉCEPTEUR.
Quoi! vous me saviez ici, et vous n'osiez pas vous confier à moi?
GABRIEL.
Pardonnez-moi, le malheur rend farouche...
LE PRÉCEPTEUR.
Et vous étiez ce soir au Colisée en même temps que nous?
GABRIEL.
Non, mais je vous écoutai la semaine dernière aux Thermes de Dioclétien. Ce soir, j'ai bien été au Colisée, mais je n'y ai rencontré qu'Antonio Vezzonila. Je me suis pris de querelle avec lui, parce qu'il avait à peu près deviné mon sexe. Je ne sais s'il ne mourra pas du coup que je lui ai porté. En toute autre circonstance, il m'eût ôté la vie; mais j'avais quelque chose à accomplir, la destinée me protégeait. Je jouais mon dernier coup de dé. J'ai gagné la partie contre le malencontreux obstacle qui venait se jeter dans mon chemin. C'est une victime de plus sur laquelle Astolphe assoira l'édifice de sa fortune.
LE PRÉCEPTEUR.
Je ne vous comprends pas, mon enfant!
GABRIEL.
Astolphe vous expliquera tout ceci demain matin. Demain je quitterai Rome.
LE PRÉCEPTEUR.
Avec lui, sans doute?
GABRIEL.
Non, mon ami; je quitte Astolphe pour toujours.
LE PRÉCEPTEUR.
Ne savez-vous point pardonner? C'est vous-même que vous allez punir le plus cruellement.
GABRIEL.
Je le sais, et je lui pardonne dans mon coeur ce que je vais souffrir. Un jour viendra où je pourrai lui tendre une main fraternelle; aujourd'hui je ne saurais le voir.
LE PRÉCEPTEUR.
Laissez-moi l'amener à vos pieds: quoique l'heure soit fort avancée, je sais que je le trouverai debout; il a pris un déguisement pour vous chercher.
GABRIEL.
A l'heure qu'il est, il ne me cherche pas. Je suis mieux informé que vous, mon cher abbé; et, lorsque vous entendez ses paroles, moi j'entends ses pensées. Écoutez bien ce que je vais vous dire. Astolphe ne m'aime plus. La première fois qu'il m'outragea par un soupçon injuste, je compris qu'il blasphémait contre l'amour, parce que son coeur était las d'aimer. Je luttai longtemps contre cette horrible certitude. A présent, je ne puis plus m'y soustraire. Avec le doute, l'ingratitude est entrée dans le coeur d'Astolphe, et, à mesure qu'il tuait notre amour par ses méfiances, d'autres passions sont venues chez lui peu à peu, et presque à son insu, prendre la place de celle qui s'éteignait. Aujourd'hui son amour n'est plus qu'un orgueil sauvage, une soif de vengeance et de domination; son désintéressement n'est plus qu'une ambition mal satisfaite, qui méprise l'argent parce qu'elle aspire à quelque chose de mieux... Ne le défendez pas! Je sais qu'il se fait encore illusion à lui-même, et qu'il n'a pas encore envisagé froidement le crime qu'il veut commettre; mais je sais aussi que son inaction et son obscurité lui pèsent. Il est homme! une vie toute d'amour et de recueillement ne pouvait lui suffire. Cent fois dans notre solitude il a rêvé, malgré lui, à ce qu'eût été son rôle dans le monde si notre grand-père ne m'eût substitué à lui; et aujourd'hui, quand il songe à m'épouser, quand il songe à proclamer mon sexe, il ne songe pas tant à s'assurer ma fidélité qu'à reconquérir une place brillante dans la société, un grand titre, des droits politiques, la puissance, en un mot dont les hommes sont plus jaloux que de l'argent. Je sais qu'encore hier, encore ce matin peut-être, il repoussait la tentation et frémissait à l'idée de commettre une lâcheté; mais demain, mais ce soir peut-être il a déjà franchi ce pas, et le plus grossier appât offert à sa jalousie lui servira de prétexte pour fouler aux pieds son amour et pour écouter son ambition. J'ai vu venir l'orage, et, voulant préserver son honneur d'un crime et ma liberté d'un joug, j'ai trouvé un expédient. J'ai été trouver le pape; j'ai feint une grande exaltation de piété chrétienne; je lui ai déclaré que je voulais vivre dans le célibat, et j'ai obtenu de lui que, pour ne pas exposer mon héritage à sortir de la famille, Astolphe serait mis en possession à ma place à la mort de mon grand-père. Le pape m'a écouté avec bienveillance; il a bien voulu tenir compte des préventions de mon grand-père contre Astolphe, et de la nécessité de ménager ces préventions. Il m'a promis le secret, et m'a donné une garantie pour l'avenir. Ce papier, signé ce soir même, est déjà dans les mains d'Astolphe.
LE PRÉCEPTEUR.
Astolphe n'en fera point usage, et viendra le lacérer
GABRIEL.
à vos pieds. Laissez-moi l'aller chercher, vous dis-je. Il est possible que vos prévisions soient justes, et qu'un jour vienne où vous aurez raison de vous armer d'un grand courage et d'une rigueur inflexible. Mais en attendant, ne devez-vous pas tenter tous les moyens de relever cette âme abattue, et de reconquérir ce bonheur si chèrement disputé jusqu'à présent? L'amour, mon enfant, est une chose plus grave à mes yeux (aux yeux d'un pauvre prêtre qui ne l'a pas connu!) qu'à ceux de tous les hommes que j'ai rencontrés dans ma vie. Je vous dirais presque, à vous autres qui êtes aimés, ce que le Seigneur disait à ses disciples: «Vous avez charge d'âmes.» Non, vous n'avez pas possédé l'âme d'un autre sans contracter envers elle des devoirs sacrés, et vous aurez un jour à rendre compte à Dieu des mérites ou des fautes de cette âme troublée, dont vous étiez vous-même devenu le juge, l'arbitre et la divinité! Usez donc de toute votre influence pour la tirer de l'abîme où elle s'égare; remplissez cette tâche comme un devoir, et ne l'abandonnez que lorsque vous aurez épuisé tous les moyens de la relever.
GABRIEL.
Vous avez raison, l'abbé, vous parlez comme un chrétien, mais non comme un homme! Vous ignorez que, là où l'on a régné par l'amour, on ne peut plus régner par la raison ou la morale. Cette puissance qu'on avait alors, c'était l'amour qu'on ressentait soi-même, c'est-à-dire la foi, et l'enthousiasme qui la donnait et qui la rendait infaillible. Cet amour, transformé en charité chrétienne ou en éloquence philosophique, perd toute sa puissance, et l'on ne termine pas froidement l'oeuvre qu'on a commencée dans la fièvre. Je sens que je n'ai plus en moi les moyens de persuader Astolphe, car je sens que le but du ma vie n'est plus de le persuader. Son âme est tombée au-dessous de la mienne; si je la relevais, ce serait mon ouvrage. Je l'aimerais peut-être comme vous m'aimez; mais je ne serais plus prosternée devant l'être accompli, devant l'idéal que Dieu avait créé pour moi. Sachez, mon ami, que l'amour n'est pas autre chose que l'idée de la supériorité de l'être qu'on possède, et, cette idée détruite, il n'y a plus que l'amitié.
LE PRÉCEPTEUR.
L'amitié impose encore des devoirs austères; elle est capable d'héroïsme, et vous ne pouvez abjurer dans le même jour l'amour et l'amitié!
GABRIEL.
Je respecte votre avis. Cependant vous m'accorderez le reste de la nuit pour réfléchir à ce que vous me demandez. Donnez-moi votre parole de ne point informer Astolphe du lieu de ma retraite.
LE PRÉCEPTEUR.
J'y consens, si vous me donnez la vôtre de ne point quitter Rome sans m'avoir revu. Je reviendrai demain matin.
GABRIEL.
Oui, mon ami, je vous le promets. L'heure est avancée, les rues sont mal fréquentées, permettez que Marc vous accompagne.
LE PRÉCEPTEUR.
Non, mon enfant, cette nuit de carnaval tient la moitié de la population éveillée; il n'y a pas de danger. Marc a probablement fini par s'endormir. N'éveillez pas ce bon vieillard. A demain! que Dieu vous conseille!...
GABRIEL.
Que Dieu vous accompagne! A demain! (Le précepteur sort. Gabriel l'accompagne jusqu'à la porte et revient. )
SCÈNE VIII
GABRIEL, seul.
Réfléchir à quoi? A l'étendue de mon malheur, à l'impossibilité du remède? A cette heure, Astolphe oublie tout dans une honteuse ivresse! et moi, pourrais-je jamais oublier que son sein, le sanctuaire où je reposais ma tête, a été profané par d'impures étreintes? Eh quoi! désormais chacun de ses soupçons pourra ramener ce besoin de délires abjects et l'autoriser à souiller ses lèvres aux lèvres des prostituées? Et moi, il veut me souiller aussi! il veut me traiter comme elles! il veut m'appeler devant un tribunal, devant une assemblée d'hommes; et là, devant les juges, devant la foule, faire déchirer mon pourpoint par des sbires, et, pour preuve de ses droits à la fortune et à la puissance, dévoiler à tous les regards ce sein de femme que lui seul a vu palpiter! Oh! Astolphe, tu n'y songes pas sans doute; mais quand l'heure viendra, emporté sur une pente fatale, tu ne voudras pas t'arrêter pour si peu de chose! Eh bien! moi, je dis: Jamais! Je me refuse à ce dernier outrage, et, plutôt que d'en subir l'affront, je déchirerai cette poitrine, je mutilerai ce sein jusqu'à le rendre un objet d'horreur à ceux qui le verront, et nul ne sourira à l'aspect de ma nudité... O mon Dieu! protégez-moi! préservez-moi! j'échappe avec peine à la tentation du suicide!...
(Elle se jette à genoux et prie.)
SCÈNE IX.
Sur le pont Saint-Ange. Quatre heures du matin.
GABRIEL, suivi de Mosca, GIGLIO.
GABRIEL, marchant avec agitation et s'arrêtant au milieu au pont.
Le suicide!... Cette pensée ne me sort pas de l'esprit. Pourtant je me sens mieux ici!... J'étouffais dans cette petite chambre, et je craignais à chaque instant que mes sanglots ne vinssent à réveiller mon pauvre Marc, fidèle serviteur dont mes malheurs avancent la décrépitude, et que ma tristesse a vieilli plus que les années! (Mosca fait entendre un hurlement prolongé.) Tais-toi, Mosca! je sais que tu m'aimes aussi. Un vieux valet et un vieux chien, voilà tout ce qui me reste!... (Il fait quelques pas.) Cette nuit est belle! et cet air pur me fait un bien!... O splendeur des étoiles! ô murmure harmonieux du Tibre!... (Mosca pousse un second hurlement.) Qu'as-tu donc, frêle créature? Dans mon enfance, on me disait que, lorsque le même chien hurle trois fois de la même manière, c'est signe de mort dans la famille!... Je ne pensais pas qu'un jour viendrait où ce présage ne me causerait aucun effroi pour moi-même... (Il fait encore quelques pas et s'appuie sur le parapet.)
GIGLIO, se cachant dans l'ombre que le château Saint-Ange projette sur le pont, s'approche de Gabriel.
C'était bien sa demeure, et c'est bien lui; je ne l'ai pas perdu de vue depuis qu'il est sorti. Ce n'est pas le vieux serviteur dont on m'a parlé... Celui-ci est un jeune homme.
(Mosca hurle pour la troisième fois en se serrant contre Gabriel.)
GABRIEL.
Décidément, c'est le mauvais présage. Qu'il s'accomplisse, ô mon Dieu! Je sais que, pour moi, il n'est plus de malheur possible..
GIGLIO, se rapprochant encore.
Le diable de chien! Heureusement il ne paraît pas y faire attention... Par le diable! c'est si facile, que je n'ai pas le courage!... Si je n'avais pas femme et enfants, j'en resterais là!
GABRIEL.
Cependant avec la liberté... (et ma démarche auprès du pape doit me mettre à l'abri de tout), la solitude pourrait être belle encore. Que de poésie dans la contemplation de ces astres dont mon désir prend possession librement, sans qu'aucune vile passion l'enchaîne aux choses de la terre! O liberté de l'âme! qui peut t'aliéner sans folie? (Étendant les bras vers le ciel.) Rends-moi cette liberté, mon Dieu! mon âme se dilate rien qu'à prononcer ce mot: liberté!...
GIGLIO, le frappant d'un coup de poignard.
Droit au coeur, c'est fait!
GABRIEL.
C'est bien frappé, mon maître. Je demandais la liberté, et tu me l'as donnée. (Il tombe, Mosca remplit l'air de ses hurlements.)
GIGLIO.
Le voilà mort! Te tairas-tu, maudite bête? (Il veut le prendre, Mosca s'enfuit en aboyant.) Il m'échappe! Hâtons-nous d'achever la besogne. (Il s'approche de Gabriel, et essaie de le soulever.) Ah! courage de lièvre! Je tremble comme une feuille! Je n'étais pas fait pour ce métier-là.
GABRIEL.
Tu veux me jeter dans le Tibre? Ce n'est pas la peine. Laissez-moi mourir en paix à la clarté des étoiles. Tu vois bien que je n'appelle pas au secours, et qu'il m'est indifférent de mourir.
GIGLIO.
Voilà un homme qui me ressemble. A l'heure qu'il est, si ce n'était l'affaire de comparaître au jugement d'en haut, je voudrais être mort. Ah! j'irai demain à confesse!... Mais, par tous les diables! j'ai déjà vu ce jeune homme quelque part... Oui, c'est lui! Oh! je me briserai la tête sur le pavé! (Il se jette à genoux auprès de Gabriel et veut retirer le poignard de son sein.)
GABRIEL.
Que fais-tu, malheureux? Tu es bien impatient de me voir mourir!
GIGLIO.
Mon maître! mon ange!... mon Dieu! Je voudrais te rendre la vie. Ah! Dieu du ciel et de la terre, empêchez qu'il ne meure!...
GABRIEL.
Il est trop tard, que t'importe!
GIGLIO, à part.
Il ne me reconnaît pas! Ah! tant mieux! S'il me maudissait à cette heure, je serais damné sans rémission!
GABRIEL.
Qui que tu sois, je ne t'en veux pas, tu as accompli la volonté du ciel.
GIGLIO.
Je ne suis pas un voleur, non. Tu le vois, maître, je ne veux pas te dépouiller.
GABRIEL.
Qui donc t'envoie? Si c'est Astolphe... ne me le dis pas... Achève-moi plutôt...
GIGLIO.
Astolphe? Je ne connais pas cela...
GABRIEL.
Merci! Je meurs en paix. Je sais d'où part le coup... Tout est bien.
GIGLIO.
Il meurt! Ah! Dieu n'est pas juste! Il meurt! Je ne peux pas lui rendre la vie... (Mosca revient et lèche la figure et les mains de Gabriel.) Ah! cette pauvre bête elle a plus de coeur que moi.
GABRIEL.
Ami, ne tue pas mon pauvre chien...
GIGLIO.
Ami! il m'appelle ami! (Il se frappe la tête avec les poings.)
GABRIEL.
On peut venir... Sauve-toi!... Que fais-tu là?... Je ne peux en revenir. Va recevoir ton salaire... de mon grand-père!
GIGLIO.
Son grand-père! Ah! voilà les gens qui nous emploient! voilà comme nos princes se servent de nous!...
GABRIEL.
Écoute!... je ne veux pas que mon corps soit insulté par les passants... Attache-moi à une pierre... et jette-moi dans l'eau...
GIGLIO.
Non! tu vis encore, tu parles, tu peux en revenir. O mon Dieu! mon Dieu! personne ne viendra-t-il à ton secours?
GABRIEL.
L'agonie est trop longue... Je souffre. Arrache-moi ce fer de la poitrine. (Giglio retire le poignard.) Merci, je me sens mieux... je me sens... libre!... mon rêve me revient. Il me semble que je m'envole là-haut! tout en haut! (Il expire.)
GIGLIO.
Il ne respire plus! J'ai hâté sa mort en voulant le soulager... Sa blessure ne saigne pas... Ah! tout est dit!... C'était sa volonté... Je vais le jeter dans la rivière!... (Il essaie de relever le cadavre de Gabriel.) La force me manque, mes yeux se troublent, le pavé s'enfuit sous mes pieds!... Juste Dieu!... l'ange du château agite ses ailes et sonne la trompette... C'est la voix du jugement dernier! Ah! voici les morts, les morts qui viennent me chercher. (Il tombe la face sur le pavé et se bouche les oreilles.)
SCÈNE X.
ASTOLPHE, LE PRÉCEPTEUR, GABRIEL, mort, GIGLIO, étendu à terre.
ASTOLPHE, en marchant.
Eh bien! ce n'est pas vous qui aurez manqué à votre promesse. Ce sera moi qui aurai forcé votre volonté!
LE PRÉCEPTEUR, s'arrêtant irrésolu.
Je suis trop faible... Gabriel ne voudra plus se fier à moi.
ASTOLPHE, l'entraînant.
Je veux la voir, la voir! embrasser ses pieds. Elle me pardonnera! Conduisez-moi.
MARC, venant à leur rencontre, une lanterne à la main, l'épée dans l'autre.
Monsieur l'abbé, est-ce vous?
LE PRÉCEPTEUR.
Où cours-tu, Marc? ta figure est bouleversée! Où est ton maître?
MARC.
Je le cherche! il est sorti... sorti pendant que je m'étais endormi! Malheureux que je suis!... J'allais voir chez vous.
LE PRÉCEPTEUR.
Je ne l'ai pas rencontré... Mais il est sorti armé, n'est-ce pas?
MARC.
Il est sorti sans armes pour la première fois de sa vie, il a oublié jusqu'à son poignard. Ah! je n'ose vous dire mes craintes. Il avait tant de chagrin! Depuis quelques jours il ne mangeait plus, il ne dormait plus, il ne lisait plus, il ne restait pas un instant à la même place.
ASTOLPHE.
Tais-toi, Marc, tu m'assassines. Cherchons-le!... Que vois-je ici?.. (Il lui arrache la lanterne, et l'approche de Giglio.) Que fait là cet homme?
GIGLIO.
Tuez-moi! tuez-moi!
LE PRÉCEPTEUR.
Et ici un cadavre!
MARC, d'une voix étouffée par les cris.
Mosca... voici Mosca qui lui lèche les mains! (Le précepteur tombe à genoux. Marc, en pleurant et en criant, relève le cadavre de Gabriel. Astolphe reste pétrifié. )
GIGLIO, au précepteur.
Donnez-moi l'absolution, monsieur le prêtre! Messieurs, tuez-moi. C'est moi qui ai tué ce jeune homme, un brave, un noble jeune homme qui m'avait accordé la vie, une nuit que, pour le voler, j'avais déjà tenté, avec plusieurs camarades, de l'assassiner. Tuez-moi! J'ai femme et enfants, mais c'est égal, je veux mourir!
ASTOLPHE, le prenant à la gorge.
Misérable! tu l'as assassiné!
LE PRÉCEPTEUR.
Ne le tuez pas. Il n'a pas agi de son fait. Je reconnais ici la main du prince de Bramante. J'ai vu cet homme chez lui.
GIGLIO.
Oui, j'ai été à son service.
ASTOLPHE.
Et c'est lui qui t'a chargé d'accomplir ce crime?
GIGLIO.
J'ai femme et enfants, monsieur; j'ai porté l'argent que j'ai reçu à la maison. A présent livrez-moi à la justice; j'ai tué mon sauveur, mon maître, mon Jésus! Envoyez-moi à la potence; vous voyez bien que je me livre moi-même. Monsieur l'abbé, priez pour moi!
ASTOLPHE.
Ah! lâche, fanatique! je t'écraserai sur le pavé.
LE PRÉCEPTEUR.
Les révélations de ce malheureux seront importantes; épargnez-le, et ne doutez pas que le prince ne prenne dès demain l'initiative pour vous accuser. Du courage, seigneur Astolphe! Vous devez à la mémoire de celle qui vous a aimé, de purger votre honneur de ces calomnies.
ASTOLPHE, se tordant les bras.
Mon honneur! que m'importe mon honneur? (Il se jette sur le corps de Gabriel. Marc le repousse.)
MARC.
Ah! laissez-la tranquille à présent! C'est vous qui l'avez tuée.
ASTOLPHE, se relevant avec égarement.
Oui, c'est moi! oui, c'est moi! Qui ose dire le contraire? C'est moi qui suis son assassin!
LE PRÉCEPTEUR.
Calmez-vous et venez! Il faut soustraire cette dépouille sacrée aux outrages de la publicité. Le jour est loin de paraître, emportons-la. Nous la déposerons dans le premier couvent. Nous l'ensevelirons nous-mêmes, et nous ne la quitterons que quand nous aurons caché dans le sein de la terre ce secret qui lui fut si cher.
ASTOLPHE.
Oh! oui, qu'elle l'emporte dans la tombe, ce secret que j'ai voulu violer!
LE PRÉCEPTEUR, à Giglio.
Suivez-nous, puisque vous éprouvez des remords salutaires. Je tâcherai de faire votre paix avec le ciel; et, si vous voulez faire des révélations sincères, on pourra vous sauver la vie.
GIGLIO.
Je confesserai tout, mais je ne veux pas de la vie, pourvu que j'aie l'absolution.
ASTOLPHE, en délire.
Oui, tu auras l'absolution, et tu seras mon ami, mon compagnon! Nous ne nous séparerons plus, car nous sommes deux assassins!
(Marc et Giglio emportent le cadavre, l'abbé entraîne Astolphe.)