← Retour

Germaine

16px
100%

The Project Gutenberg eBook of Germaine

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Germaine

Author: Edmond About

Release date: April 1, 2006 [eBook #18092]

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK GERMAINE ***

Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online

Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

GERMAINE

PAR
EDMOND ABOUT

SOIXANTE-SIXIÈME MILLE

                                  PARIS
                        LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
                     79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

1903

A MADAME LA PRINCESSE SOPHIE SCHAHOFFSKOY NÉE MODÈNE HOMMAGE DE TRÈS RESPECTUEUSE AMITIÉ

GERMAINE.

I

LES ÉTRENNES DE LA DUCHESSE.

Vers le milieu de la rue de l'Université, entre le numéro 51 et le 57, on voit quatre hôtels qui peuvent compter parmi les plus beaux de Paris. Le premier appartient à M. Pozzo di Borgo; le second, au comte de Mailly; le troisième, au duc de Choiseul; le dernier au baron de Sanglié. C'est celui qui fait l'angle de la rue Bellechasse.

L'hôtel de Sanglié est une habitation de noble apparence. La porte cochère s'ouvre sur une cour d'honneur soigneusement sablée et tapissée de treilles centenaires. La loge du suisse est à gauche, cachée sous un lierre épais où les moineaux et les portiers babillent à l'unisson. Au fond de la cour à droite, un large perron, abrité sous une marquise, conduit au vestibule et au grand escalier. Le rez-de-chaussée et le premier sont occupés par le baron tout seul; il jouit sans partage d'un vaste jardin borné par d'autres jardins, peuplé de fauvettes, de merles et d'écureuils qui vont de l'un chez l'autre en pleine liberté, comme s'ils étaient habitants d'un bois, et non citoyens de Paris.

Les armes des Sanglié, peintes à la cire, se répètent sur tous les murs du vestibule. C'est un sanglier d'or sur champ de gueules. L'écusson est supporté par deux lévriers et surmonté d'un tortil de baron avec cette légende: SANG LIÉ AU ROY. Une demi-douzaine de lévriers vivants, groupés suivant leur fantaisie, s'agacent au pied de l'escalier, mordillent les véroniques en fleur dans les vases du Japon, ou s'aplatissent sur le tapis en allongeant leur tête serpentine. Les valets de pied, assis sur des banquettes de Beauvais, se croisent solennellement les bras, comme il convient à des gens de bonne maison.

Le 1er janvier 1853, vers les neuf heures du matin, tous les domestiques de l'hôtel tenaient sous le vestibule un congrès tumultueux. L'intendant du baron, M. Anatole, venait de leur distribuer leurs étrennes. Le maître d'hôtel avait reçu cinq cents francs, le valet de chambre deux cent cinquante. Le moins favorisé de tous, le marmiton, contemplait avec une tendresse inexprimable deux beaux louis d'or tout neufs. Il y avait des jaloux dans l'assemblée, mais pas un mécontent, et chacun disait en son langage que c'est plaisir de servir un maître riche et généreux.

Ces messieurs formaient un groupe assez pittoresque autour d'une des bouches du calorifère. Les plus matineux avaient déjà la grande livrée; les autres portaient encore le gilet à manches, qui est la petite tenue des domestiques. Le valet de chambre était tout de noir habillé, avec des chaussons de lisière; le jardinier ressemblait à un villageois endimanché; le cocher était en veste de tricot et en chapeau galonné; le suisse, en baudrier d'or et en sabots. On apercevait ça et là, le long des murs, un fouet, une étrille, un bâton à cirer, une tête de loup, et des plumeaux dont je ne sais pas le nombre.

Le maître dormait jusqu'à midi, en homme qui a passé la nuit au club: on avait bien le temps de se mettre à l'ouvrage. Chacun faisait d'avance emploi de son argent, et les châteaux en Espagne allaient bon train. Tous les hommes, petits et grands, sont de la famille de Perrette qui portait un pot au lait.

«Avec ça et ce que j'ai de côté, disait le maître d'hôtel, j'arrondirai ma rente viagère. On a du pain sur la planche, Dieu merci! et l'on ne se laissera manquer de rien sur ses vieux jours.

—Parbleu! reprit le valet de chambre, vous êtes garçon; vous n'avez que vous à penser. Mais, moi, j'ai de la famille. Aussi, je donnerai mon argent à ce petit jeune homme qui va à la Bourse. Il me tripotera quelque chose.

—C'est une idée, ça, monsieur Ferdinand, repartit le marmiton.
Portez-lui donc mes quarante francs, quand vous irez.»

Le valet de chambre répondit d'un ton protecteur: «Est-il jeune!
Qu'est-ce qu'on peut faire à la Bourse avec quarante francs?

—Allons, dit le jeune homme en étouffant un soupir, je les mettrai à la caisse d'épargne!»

Le cocher partit d'un gros éclat de rire. Il frappa sur son estomac en criant: «Ma caisse d'épargne, à moi, la voici. C'est là que j'ai toujours placé mes fonds, et je m'en suis bien trouvé. Pas vrai, père Altroff?»

Le père Altroff, suisse de profession, Alsacien de naissance, grand, vigoureux, ossu, pansu, large des épaules, énorme de la tête, et aussi rubicond qu'un jeune hippopotame, sourit du coin de l'oeil et fit avec sa langue un petit bruit qui valait un long poème.

Le jardinier, fine fleur de Normand, fit sonner son argent dans sa main, et répondit à l'honorable préopinant: «Allais, marchais! ce qu'on a bu, on ne l'a plus. Il n'est tel placement qu'une bonne cachette dans un vieux mur ou dans un arbre creux. Argent bien enfouie, les notaires ne la mangent point!»

L'assemblée se récria sur la naïveté du bonhomme qui enterrait ses écus tout vifs, au lieu de les faire travailler. Quinze ou seize exclamations s'élevèrent en même temps. Chacun dit son mot, trahit son secret, enfourcha son dada, secoua sa marotte. Chacun frappa sur sa poche et caressa bruyamment les espérances certaines, le bonheur clair et liquide qu'il avait emboursé le matin. L'or mêlait sa petite voix aiguë à ce concert de passions vulgaires; et le cliquetis des pièces de vingt francs, plus capiteux que la fumée du vin ou l'odeur de la poudre, enivrait ces pauvres cervelles et accélérait le battement de ces coeurs grossiers.

Au plus fort du tumulte, une petite porte s'ouvrit sur l'escalier, entre le rez-de-chaussée et le premier étage. Une femme, vêtue de haillons noirs, descendit vivement les degrés, traversa le vestibule, ouvrit la porte vitrée et disparut dans la cour.

Ce fut l'affaire d'une minute, et pourtant cette sombre apparition éteignit la joie de tous ces valets en belle humeur. Ils se levèrent sur son passage avec les marques d'un profond respect. Les cris s'arrêtèrent dans leur gosier, et l'or ne sonna plus dans leurs poches. La pauvre femme avait laissé derrière elle comme une traînée de silence et de stupeur.

Le premier qui se remit fut le valet de chambre, un esprit fort.

«Sapristi! cria-t-il, j'ai cru voir passer la misère en personne. Voilà mon jour de l'an gâté dès le matin. Vous verrez que rien ne me réussira jusqu'à la Saint-Sylvestre. Brrr! j'ai froid dans le dos.

—Pauvre femme! dit le maître d'hôtel. Ça a eu des mille et des cents, et puis voilà! Qui est-ce qui croirait que c'est une duchesse?

—C'est son gueux de mari qui lui a tout mangé.

—Un joueur!

—Un homme sur sa bouche!

—Un coureur qui trotte du matin au soir, avec ses vieilles jambes, à la suite de tous les cotillons!

—C'est pas lui qui m'intéresse: il n'a que ce qu'il mérite.

—Sait-on comment va Mlle Germaine?

—Leur négresse m'a dit qu'elle était au plus bas. Elle crache le sang à plein mouchoir.

—Et pas de tapis dans sa chambre! Cette enfant-là ne guérirait que dans les pays chauds, à Florence ou en Italie.

—Ça fera un ange au ciel du bon Dieu.

—C'est ceux qui restent qui sont à plaindre!

—Je ne sais pas comment la duchesse sortira de là. Des comptes à n'en plus finir chez tous les fournisseurs! Le boulanger parle de leur refuser crédit.

—Combien ont-ils de loyer là-haut?

—Huit cents. Mais je m'étonne si monsieur à jamais vu la couleur de leur argent.

—Si j'étais de lui, j'aimerais mieux laisser le petit appartement vacant que de garder des personnes qui font tache dans l'hôtel.

—Es-tu bête! Pour qu'on ramasse sur le pavé le duc de La Tour d'Embleuse et sa famille? Ces misères-là, vois-tu, c'est comme les plaies du faubourg: nous avons tous intérêt à les cacher.

—Tiens! dit le marmiton, je m'en moque pas mal! Pourquoi qu'ils ne travaillent pas? Les ducs sont des hommes comme les autres.

—Garçon! reprit gravement le maître d'hôtel, tu dis des choses incohérentes. La preuve qu'ils ne sont pas des hommes comme les autres, c'est que moi, ton supérieur, je ne serai pas seulement baron pendant une heure de ma vie. D'ailleurs la duchesse est une femme sublime, et elle fait des choses dont ni toi ni moi ne serions capables. Mangerais-tu du bouilli pendant un an à tous tes repas?

—Dame! ça n'est pas amusant, le bouilli!

—Eh bien! la duchesse met le pot-au-feu tous les deux jours, parce que son mari n'aime pas la soupe maigre. Monsieur dîne d'un bon tapioca au gras, avec un bifteck ou une paire de côtelettes, et la pauvre sainte femme avale jusqu'au dernier morceau de gîte qui se bouillit dans la maison. Est-ce beau, cela?»

Le marmiton fut touché dans l'âme. «Mon bon monsieur Tournoy, dit-il au maître d'hôtel, c'est des gens bien intéressants. Est-ce qu'on ne pourrait pas leur faire passer quelques douceurs, en s'entendant avec leur négresse?

—Ah bien oui! elle est aussi fière qu'eux; elle ne voudrait rien de nous. Et cependant m'est avis qu'elle ne déjeune pas tous les jours.»

Cette conversation aurait pu durer longtemps, si M. Anatole n'était venu l'interrompre. Il entra juste à point pour couper la parole au chasseur, qui ouvrait la bouche pour la première fois. L'assemblée se dispersa en toute hâte; chaque orateur emporta ses instruments de travail, et il ne resta dans la salle des délibérations qu'un de ces balais gigantesques qu'on appelle tête de loup.

Cependant Marguerite de Bisson, duchesse de La Tour d'Embleuse, cheminait à pas pressés dans la direction de la rue Jacob. Les passants qui la frôlèrent du coude en courant donner ou recevoir des étrennes la trouvèrent semblable à ces Irlandaises désespérées qui piétinent sur le macadam des rues de Londres à la poursuite d'un penny. Fille des ducs de Bretagne, femme d'un ancien gouverneur du Sénégal, la duchesse était coiffée d'un chapeau de paille teinte en noir, dont les brides se tordaient comme des ficelles. Une voilette d'imitation, percée en cinq ou six endroits, cachait mal son visage et lui donnait une physionomie étrange. Cette belle tête, marquée de taches blanches d'inégale grandeur, semblait défigurée par la petite vérole. Un vieux crêpe de Chine, noirci par les soins du teinturier et roussi par les intempéries de l'air, laissait tomber tristement ses trois pointes, dont la frange effleurait la neige du trottoir. La robe qui se cachait là-dessous était si fatiguée que le tissu était méconnaissable. Il eût fallu l'examiner de bien près et à la loupe pour reconnaître une moire ancienne démoirée, limée, coupée dans les plis, effrangée par en bas, et dévorée par la boue corrosive du pavé de Paris. Les souliers qui supportaient ce lamentable édifice n'avaient plus ni forme ni couleur. Le linge ne se montrait nulle part, ni au col, ni aux manches. Quelquefois, au passage d'un ruisseau, la robe se relevait à droite et laissait voir un bas de laine grise, un simple jupon de futaine noire. Les mains de la duchesse, rougies par un froid piquant, se cachaient sous son châle. Elle traînait les pieds en marchant, non par une habitude de nonchalance, mais dans la peur de perdre ses souliers.

Par un contraste que vous avez pu observer quelquefois, la duchesse n'était ni maigre, ni pâle, ni enlaidie en aucune façon par la misère. Elle avait reçu de ses ancêtres une de ces beautés rebelles qui résistent à tout, même à la faim. On a vu des prisonniers qui engraissaient dans leur cachot jusqu'à l'heure de la mort. A l'âge de quarante-sept ans, Mme de La Tour d'Embleuse conservait de beaux restes de jeunesse. Ses cheveux étaient noirs, et elle avait trente-deux dents capables de broyer le pain le plus dur. Sa santé était moins florissante que sa figure, mais c'est un secret qui restait entre elle et son médecin. La duchesse touchait à cette heure dangereuse et quelquefois mortelle où la femme disparaît pour faire place à l'aïeule. Plus d'une fois elle avait été saisie par des suffocations étranges. Elle rêvait souvent que le sang la prenait à la gorge pour l'étouffer. Des chaleurs inexplicables lui montaient au cerveau par bouffées, et elle s'éveillait dans un bain de vapeur animale où elle s'étonnait de ne point mourir. Le docteur Le Bris, un jeune médecin et un vieil ami, lui recommandait un régime doux, sans fatigues et surtout sans émotions. Mais quelle âme stoïcienne aurait traversé sans s'émouvoir de si rudes épreuves?

Le duc César de La Tour d'Embleuse, fils d'un des émigrés les plus fidèles au roi et les plus acharnés contre le pays, fut récompensé magnifiquement des services de son père. En 1827, Charles X le nomma gouverneur général de nos possessions dans l'Afrique occidentale. Il était à peine âgé de quarante ans. Pendant vingt-huit mois de séjour dans la colonie, il tint tête aux Maures et à la fièvre jaune; puis il demanda un congé pour venir se marier à Paris. Il était riche, grâce au milliard d'indemnité; il doubla sa fortune en épousant la belle Marguerite de Bisson, qui possédait à Saint-Brieuc soixante mille livres de rente. Le roi signa son contrat le même jour que les ordonnances, et le duc se trouva marié et destitué tout d'un coup. Le nouveau pouvoir l'aurait accueilli volontiers dans la foule des transfuges; on dit même que le ministère de Casimir Périer lui fit quelques avances. Il dédaigna tous les emplois, par fierté d'abord, et autant par une invincible paresse. Soit qu'il eût dépensé en trois ans tout ce qu'il avait d'énergie, soit que la vie facile de Paris le retint par un attrait irrésistible, son seul travail pendant dix ans fut de promener ses chevaux au Bois et de montrer ses gants jaunes au foyer de l'Opéra. Paris était un pays nouveau pour lui, car il avait vécu à la campagne sous la férule inflexible de son père, jusqu'au jour où il partit pour le Sénégal. Il goûta si tard à tous les plaisirs, qu'il n'eut pas le temps de se blaser.

Tout lui parut bon, les jouissances de la table, les satisfactions de la vanité, les émotions du jeu, et même les joies austères de la famille. Il montrait dans sa maison l'empressement d'un jeune mari, et dans le monde la fougue d'un fils de famille émancipé. Sa femme était la plus heureuse de France, mais elle n'était pas la seule dont il fit le bonheur. Il pleura de joie à la naissance de sa fille, vers l'été de 1835. Dans l'excès de son bonheur, il acheta une maison de campagne à une danseuse dont il était fou. Les dîners qu'il donnait chez lui n'avaient point de rivaux, si ce n'est les soupers qu'il donnait chez sa maîtresse. Le monde, qui est toujours indulgent pour les hommes, lui pardonna ce gaspillage de sa vie et de sa fortune. On trouva qu'il faisait galamment les choses, puisque ses plaisirs du dehors n'éveillaient pas un écho douloureux dans sa maison. En bonne justice, pouvait-on lui reprocher de répandre un peu partout le trop-plein de sa bourse et de son coeur? Aucune femme ne plaignit la duchesse; et, en effet, elle n'était pas à plaindre. Il évitait soigneusement de se compromettre, il ne se montrait en public qu'avec sa femme, et il aurait mieux aimé manquer une partie que de l'envoyer seule au bal.

Cette vie en partie double, et les ménagements dont un galant homme sait envelopper ses plaisirs, eurent bientôt entamé son capital. Rien ne coûte plus cher à Paris que l'ombre et la discrétion. Le duc était trop grand seigneur pour compter avec personne. Il ne sut jamais rien refuser à sa femme ni à la femme d'autrui. Ne croyez pas qu'il ignorât les brèches énormes qu'il faisait à sa fortune; mais il comptait sur le jeu pour tout réparer. Les hommes à qui le bien est venu en dormant s'habituent à une confiance illimitée dans le destin. M. de La Tour d'Embleuse était heureux comme celui qui prend les cartes pour la première fois. On estime que ses gains de l'année 1841 doublèrent son revenu et au delà. Mais rien ne dure en ce monde, pas même le bonheur au jeu: il en fit bientôt l'expérience. La liquidation de 1848, qui mit à nu tant de misères, lui apprit qu'il était ruiné sans ressource. Il aperçut sous ses pieds un abîme sans fond. Un autre aurait perdu l'esprit; il ne perdit pas même l'espérance. Il alla droit à sa femme et lui dit gaiement: «Ma chère Marguerite, cette maudite révolution nous a tout pris. Nous n'avons pas mille francs à nous.»

La duchesse ne s'attendait pas à semblable nouvelle. Elle songea à sa fille, et pleura amèrement.

«Ne craignez rien, lui dit-il; c'est un orage qui passe. Comptez sur moi; je compte sur le hasard. On dit que je suis un homme léger; tant mieux! je reviendrai sur l'eau.»

La pauvre femme essuya ses larmes et lui dit:

«Bien, mon ami! Vous travaillerez?

—Moi! Fi donc! J'attendrai la Fortune: c'est une capricieuse; elle est trop bien avec moi pour me quitter de but en blanc sans esprit de retour.»

Le duc attendit huit ans dans un petit appartement de l'hôtel de Sanglié, au-dessus des écuries. Ses anciens amis, dès qu'ils eurent le temps de se reconnaître, l'aidèrent de leur bourse et de leur crédit. Il emprunta sans scrupule, en homme qui avait beaucoup prêté sans billet. On lui offrit plusieurs emplois, tous honorables. Une compagnie industrielle voulut l'adjoindre à son conseil de surveillance, avec une allocation qui valait un traitement. Il refusa, de peur de déroger. «Je veux bien vendre mon temps, dit-il; mais je n'entends pas prêter mon nom.» C'est ainsi qu'il descendit un à un tous les échelons de la misère, décourageant ses amis, fatiguant ses créanciers, se fermant toutes les portes, usant son nom qu'il ne voulait pas compromettre, mais sans jamais prendre au sérieux l'habit râpé qu'il promenait dans les rues, et sa cheminée sans feu, faute de deux morceaux de bois.

Le 1er janvier 1853, la duchesse portait au mont-de-piété son anneau de mariage.

Il faut être bien destitué de tout secours humain pour engager un objet d'aussi mince valeur qu'un anneau de mariage. Mais la duchesse n'avait pas un centime à la maison, et l'on ne vit pas sans argent, quoique la confiance soit le grand ressort du commerce de Paris. On se procure bien des choses sans les payer, lorsqu'on peut jeter sur le comptoir du marchand un beau nom et une adresse imposante. Vous pouvez meubler votre maison, remplir votre cave et monter votre garde-robe sans faire voir aux fournisseurs la couleur de vos écus. Mais il y a mille dépenses quotidiennes qui ne se font que la bourse à la main. Un habit se prend à crédit, mais le raccommodage se paye comptant. Il est quelquefois plus facile d'acheter une montre que d'acheter un chou. La duchesse avait chez quelques fournisseurs un restant de crédit qu'elle ménageait avec un soin religieux; mais quant à l'argent, elle ne savait où le prendre. Le duc de La Tour d'Embleuse ne possédait plus d'amis: il les avait dépensés comme le reste de sa fortune. Tel camarade de collège nous aime jusqu'à concurrence de mille francs; tel compagnon de plaisir est homme à nous prêter cent louis; tel voisin charitable représente une valeur de mille écus. Passé un certain chiffre, le prêteur est dégagé de tous les devoirs de l'amitié: il n'a rien à se reprocher; il a bien fait les choses; il ne vous doit plus rien; il a le droit de détourner les yeux lorsqu'il vous rencontre et de défendre sa porte quand vous entrez chez lui. Les amies de la duchesse s'étaient détachées d'elle l'une après l'autre. L'amitié des femmes est assurément plus chevaleresque que celle des hommes; mais dans l'un et l'autre sexe on n'a d'affection durable que pour ses égaux. On éprouve un plaisir délicat à gravir deux ou trois fois un escalier difficile et à s'asseoir en grande toilette auprès d'un grabat, mais il est peu d'âmes assez héroïques pour vivre familièrement avec le malheur d'autrui. Les plus chères amies de la pauvre femme, celles qui l'appelaient Marguerite, avaient senti leur coeur se refroidir dans cet appartement sans tapis et sans feu; elles n'y venaient plus. Lorsqu'on leur parlait de la duchesse, elles faisaient son éloge, elles la plaignaient sincèrement, elles disaient: «Nous nous aimons toujours, mais nous ne nous voyons presque jamais. C'est la faute de son mari!»

Dans ce délaissement lamentable, la duchesse avait eu recours au dernier ami des malheureux, au créancier qui prête à gros intérêt, mais sans objection et sans reproche. Le mont-de-piété gardait ses bijoux, ses fourrures, ses dentelles, le meilleur de son linge et de sa garde-robe, et l'avant-dernier matelas de son lit. Elle avait tout engagé sous les yeux du vieux duc, qui regardait partir une à une toutes les pièces de son mobilier, et leur souhaitait gaiement un bon voyage. Cet incompréhensible vieillard vivait dans sa maison comme Louis XV dans son royaume, sans souci de l'avenir, et disant: «Après moi le déluge!» Il se levait tard, déjeunait de bon appétit, passait une heure à sa toilette, teignait ses cheveux, plâtrait ses rides, mettait du rouge, polissait ses ongles, et promenait ses grâces dans Paris jusqu'à l'heure du dîner. Il ne s'étonnait point de voir un bon repas sur la table, et il était trop discret pour demander à sa femme où elle l'avait trouvé. Si la pitance était maigre, il en faisait son deuil, et souriait à la mauvaise fortune comme autrefois à la bonne. Lorsque Germaine commença à tousser, il la plaisanta agréablement sur cette mauvaise habitude. Il fut longtemps sans voir qu'elle dépérissait. Le jour où il s'en aperçut, il éprouva une vive contrariété.

Quand le docteur lui annonça que la pauvre enfant ne pouvait être sauvée que par miracle. Il l'appela médecin Tant-Pis, et dit en se frottant les mains: «Allons, allons, cela ne sera rien!» Il ne savait pas bien lui-même s'il prenait ces airs dégagés pour rassurer sa famille, ou si sa légèreté naturelle l'empêchait de sentir la douleur. Sa femme et sa fille l'adoraient tel qu'il était. Il traitait la duchesse avec la même galanterie qu'au lendemain du mariage, et il faisait sauter Germaine sur ses genoux. La duchesse ne le soupçonna jamais d'être la cause de sa ruine; elle voyait en lui, depuis vingt-trois ans, un homme parfait; elle prenait son indifférence pour du courage et de la fermeté; elle espérait en lui, malgré tout, et le croyait capable de relever sa maison par un coup de fortune.

Germaine avait quatre mois à vivre, au sentiment du docteur Le Bris. Elle devait tomber aux premiers jours du printemps; les lilas blancs auraient le temps de fleurir sur sa tombe. Elle pressentait sa destinée et jugeait son état avec une clairvoyance bien rare chez les phthisiques. Peut-être même avait-elle soupçon du mal qui minait sa mère. Elle couchait à côté de la duchesse, et dans ses longues nuits d'insomnie elle s'effrayait quelquefois du sommeil haletant de sa chère garde-malade. «Quand je serai morte, pensait-elle, maman me suivra de près. Nous ne nous quitterons pas pour longtemps. Mais que deviendra mon père?»

Tous les soucis, toutes les privations, toutes les douleurs physiques et morales habitaient ce petit coin de l'hôtel Sanglié; et dans Paris où la misère abonde, il n'y avait peut-être pas une famille plus complètement misérable que celle de La Tour d'Embleuse, qui possédait pour dernière ressource un anneau de mariage.

La duchesse courut d'abord à la succursale du mont-de-piété qui est située dans la rue Bonaparte, auprès de l'École des Beaux-Arts. Elle trouva la maison fermée: n'était-ce pas jour de fête? L'idée lui vint que le commissionnaire de la rue de Condé aurait peut-être ouvert sa boutique. Elle remonta le faubourg jusqu'à la rue de Condé: porte close. Alors elle ne sut plus où s'adresser, car les établissements de ce genre ne sont pas communs au faubourg Saint-Germain. Cependant, comme il ne fallait pas que le duc commençât l'année par le jeûne, elle entra chez un petit bijoutier du carrefour de l'Odéon, et elle vendit sa bague pour onze francs. Le marchand promit de la garder trois mois à sa disposition, dans le cas où elle voudrait la racheter.

Elle noua l'argent dans un coin de son mouchoir de poche, et marcha sans s'arrêter jusqu'à la rue des Lombards. Elle entra chez un droguiste, acheta un flacon d'huile de foie de morue pour Germaine, traversa la halle, choisit une langouste et un perdreau, et revint, crottée jusqu'aux genoux, à l'hôtel de Sanglié. Il lui restait quarante centimes.

L'appartement qu'elle occupait alors est une construction légère, ajoutée il y a quelque trente ans aux communs de l'hôtel. Les quatre pièces qui le composent sont séparées par des cloisons de bois. L'antichambre s'ouvre d'un côté sur le salon, de l'autre sur un long couloir qui mène à la chambre du duc. On passe du salon à la chambre de la duchesse, et de là dans la salle à manger, qui termine l'enfilade et relie la chambre de la duchesse à celle de son mari.

Mme de La Tour d'Embleuse trouva dans l'antichambre son unique servante, la vieille Sémiramis, qui pleurait silencieusement sur une feuille de papier.

«Qu'est-ce que tu tiens là? lui dit-elle.

—Madame, c'est tout ce que le boulanger a apporté. Nous n'aurons plus de pain si nous ne donnons pas d'argent.»

La duchesse prit le mémoire; il se montait à plus de six cents francs: «Ne pleure pas, dit-elle. Voici un peu de monnaie; va chez le boulanger de la rue du Bac: tu prendras un petit pain viennois pour monsieur, et pour nous du pain à la livre. Emporte ceci dans ta cuisine, c'est le déjeuner de monsieur. Germaine est-elle éveillée?

—Oui, madame; le médecin l'a vue à dix heures. Il est encore dans la chambre de M. le duc.»

Sémiramis sortit, et Mme de La Tour d'Embleuse se dirigea vers la chambre de son mari. Comme elle ouvrait la porte, elle entendit la voix du duc, claire, joyeuse et brillante comme une fusée:

«Cinquante mille francs de rente! disait le vieillard. Je savais bien que la veine me reviendrait!»

II

LA DEMANDE EN MARIAGE

Le docteur Charles Le Bris est un des hommes les plus aimés de Paris. La grande ville a ses enfants gâtés dans tous les arts; je n'en sais pas un qu'elle choie avec plus de tendresse. Il est né dans une méchante petite ville de Champagne, mais il a fait ses études au collège Henri IV. Un sien parent, qui exerce la médecine au pays, l'a destiné de bonne heure à la médecine. Le jeune homme a suivi les cours, fréquenté les hôpitaux, concouru pour l'internat, pratiqué sous l'oeil des maîtres, enlevé tous ses diplômes et gagné certaines médailles qui font l'ornement de son cabinet. Sa seule ambition était de succéder à son oncle et de finir les malades que le bonhomme avait commencés. Mais lorsqu'on le vit apparaître, armé de ses succès et docteur jusqu'aux dents, les officiers de santé du lieu, et son oncle qui n'était pas autre chose, lui demandèrent pourquoi il ne s'était pas fixé à Paris. Il joignait au talent des formes si séduisantes, et son grand paletot lui allait si bien, qu'on devina du premier jour que tous les malades seraient pour lui. Le parent vénérable se trouva beaucoup trop jeune pour songer à la retraite, et la rivalité de son neveu lui rendit des jambes qu'il n'avait plus. Bref, le pauvre garçon fut si mal reçu, et l'on mit tant de bâtons dans ses roues, que, de désespoir, il revint à Paris. Ses anciens maîtres l'avaient jugé: on lui fit une clientèle. Les grands hommes ont le moyen de n'être pas jaloux. Grâce à leur générosité, la réputation du docteur Le Bris s'est faite en cinq ou six années. On l'aime ici comme savant, là comme danseur, et partout comme un charmant homme de bien. Il ignore les premiers éléments du charlatanisme, parle fort peu de ses succès, et abandonne à ses malades le soin de dire qu'il les a guéris. Son appartement n'est pas un temple. Il loge au quatrième étage, dans un quartier perdu. Est-ce modestie? est-ce coquetterie? On ne sait. Les pauvres gens de son quartier ne se plaignent pas d'un tel voisinage: il les soigne avec tant d'application qu'il oublie quelquefois sa bourse au chevet de leur lit.

M. Le Bris était depuis trois ans le médecin de Mlle de La Tour d'Embleuse. Il avait suivi les progrès de la maladie sans pouvoir rien faire pour les arrêter. Ce n'était pas que Germaine fût une de ces enfants condamnées dès leur naissance, qui portent en elles le germe d'une mort héréditaire. Sa constitution était robuste, sa poitrine large, et sa mère n'avait jamais toussé. Un rhume négligé, une chambre froide, la privation des choses nécessaires à la vie avaient causé tout le mal. Peu à peu, malgré les soins du docteur, la pauvre fille avait pâli comme une statue de cire; ses forces s'en étaient allées; l'appétit, la gaieté, le souffle, la joie de respirer l'air liquide, tout lui manquait. Six mois avant le début de cette histoire, M. Le Bris avait réuni deux grands médecins auprès de la malade. Elle pouvait encore être sauvée: il lui restait un poumon, et la nature se contente à moins. Mais il fallait l'emmener sans retard en Égypte ou en Italie.

«Oui, dit le jeune docteur, la seule ordonnance à faire est celle-ci: une maison de campagne au bord de l'Arno, une vie calme et des rentes. Mais voyez!»

Il désigna du doigt les rideaux déchirés, les chaises de paille et le carreau rouge du salon.

«Voici qui la condamne à mort!»

Au mois de janvier, le dernier poumon était entamé; le sacrifice s'accomplissait. Le docteur avait reporté ses soins sur la duchesse. Son dernier espoir était d'endormir doucement la fille et de sauver la mère.

Il fit sa visite à Germaine, lui tâta le pouls pour la forme, lui offrit une boîte de bonbons, la baisa fraternellement au front, et passa chez M. de La Tour d'Embleuse.

Le duc était encore au lit. Sa figure n'était pas faite et il portait ses soixante-trois ans.

«Eh bien! beau docteur, dit-il en riant aux éclats, quelle année nous apportez-vous? La Fortune voudra-t-elle enfin de moi? Ah! friponne, si jamais je te tiens! Vous êtes témoin, docteur, que je l'attends dans mon lit.

—Monsieur le duc, répondit le docteur, puisque nous sommes seuls ensemble, nous pouvons causer de choses sérieuses. Je ne vous ai pas caché l'état de mademoiselle votre fille.»

Le duc fit une petite moue sentimentale et dit: «Vraiment, docteur, il n'y a plus rien à espérer? Pas de fausse modestie: vous êtes capable d'un miracle!»

M. Le Bris hocha tristement la tête. «Tout ce qui est en mon pouvoir, reprit-il, est d'adoucir ses derniers jours.

—Pauvre petite! Figurez-vous, cher docteur, qu'elle tousse à me réveiller toutes les nuits. Elle doit souffrir cruellement, quoiqu'elle s'en défende. S'il n'y a plus aucun espoir, sa dernière heure sera une heure de délivrance.

—Ce n'est pas tout ce que j'avais à vous dire, et pardonnez-moi si je commence l'année par de tristes nouvelles.»

Le duc se leva sur son séant: «Quoi donc? Vous me faites peur!

—Mme la duchesse m'inquiète depuis quelques mois.

—Ah! pour le coup, docteur, vous abusez des mauvais augures. La duchesse, grâce à Dieu, est en bon point, et je voudrais me porter comme elle.»

Le docteur entra dans des détails qui abattirent l'insouciance et la légèreté du vieillard. Il se vit seul sur la terre, et un frisson le saisit. Sa voix baissa d'un ton; il s'attacha à la main du docteur comme un noyé à la dernière branche. «Mon ami, lui dit-il, sauvez-moi! Je veux dire, sauvez la duchesse! Je n'ai plus qu'elle au monde. Qu'est-ce que je deviendrais? C'est un ange, mon ange gardien! Dites-moi ce qu'il faut faire pour la guérir. J'obéirai en esclave.

—Monsieur le duc, il faut à Mme la duchesse une vie calme et facile, sans émotions et surtout sans privations; un régime doux, des aliments choisis et variés, une maison confortable, une bonne voiture….

—Et la lune, n'est-ce pas? cria le duc avec impatience. Je vous croyais plus d'esprit, docteur, et de meilleurs yeux. Voiture! maison! une bonne nourriture! Allez me les chercher si vous voulez que je les lui donne!»

Le docteur répondit sans se troubler: «Je vous les apporte, monsieur le duc, et vous n'avez qu'à prendre.»

Les yeux du vieillard s'écarquillèrent comme ceux d'un chat qui passe à l'ombre. «Parlez donc! cria-t-il. Vous me retournez sur le gril!

—Avant de rien vous dire, monsieur le duc, j'ai besoin de vous rappeler que je suis depuis trois ans le meilleur ami de votre maison.

—Vous pouvez dire le seul; personne au monde, ne vous démentira.

—L'honneur de votre nom m'est aussi cher qu'à vous, et si….

—C'est bon! c'est bon!

—N'oubliez pas que la vie de Mme la duchesse est en danger; que je réponds de la sauver, pourvu que vous m'en fournissiez les moyens.

—Que diable! c'est à vous de me les fournir! Vous me parlez depuis une heure comme le péripatéticien du Mariage forcé. Au fait! docteur, au fait!

—M'y voici. Avez-vous jamais rencontré dans Paris le comte de
Villanera?

—Les chevaux noirs?

—Précisément.

—Le plus bel attelage de Paris!

—Don Diego Gomez de Villanera est le dernier rejeton d'une grande famille napolitaine transplantée en Espagne sous le règne de Charles-Quint. Sa fortune est la plus grande de toute la Péninsule; s'il cultivait ses terres et s'il exploitait ses mines, il se ferait deux ou trois millions de revenu. En attendant, il a quatorze cent mille francs de rente, un peu moins que le prince Ysoupoff. Il a trente-deux ans, une jolie figure, une éducation exquise, un caractère honorable….

—Ajoutez: Et Mme Chermidy.

—Puisque vous savez cela, vous m'abrégez le chemin. Le comte, pour des raisons qui seraient trop longues à déduire, veut quitter Mme Chermidy et se marier, suivant son rang, dans une des familles les plus illustres du faubourg. Il recherche si peu la fortune, qu'il assurera à son beau-père cinquante mille francs de rente. Le beau-père qu'il désire, c'est vous; il m'a chargé de sonder vos dispositions. Si vous dites oui, il viendra aujourd'hui même vous demander la main de mademoiselle votre fille, et le mariage sera fait dans quinze jours.»

Pour le coup, le duc sauta à bas du lit et regarda le docteur entre les deux yeux:

«Vous n'êtes pas fou? lui dit-il; vous ne vous moquez pas de moi? Vous ne pouvez pas oublier que je suis le duc de La Tour d'Embleuse et que j'ai le double de votre âge? est-ce bien vrai ce que vous m'avez dit?

—La vérité toute pure.

—Mais il ne sait donc pas que Germaine est malade?

—Il le sait.

—Mourante?

—Il le sait.

—Condamnée?

—Il le sait.»

Un nuage passa sur la figure du vieux duc. Il s'assit au coin de la cheminée froide sans s'apercevoir qu'il était presque nu; il appuya les coudes sur ses genoux et serra sa tête entre ses mains.

«Cela n'est pas naturel, reprit-il. Vous ne m'avez pas tout dit, et M. de Villanera doit avoir quelque motif secret pour demander la main d'une morte.

—En effet, répondit le docteur. Mais veuillez vous remettre au lit.
C'est tout une histoire à raconter.»

Le duc revint se pelotonner sous la couverture. Ses dents claquaient de froid et d'impatience, et il attachait ses petits yeux sur le docteur avec la curiosité inquiète d'un enfant qui regarde ouvrir une boite de bonbons. M. Le Bris ne le fit pas attendre.

«Vous savez, lui dit-il, quelle est la position de Mme Chermidy?

—Veuve consolable d'un mari qu'on n'a jamais vu!

—J'ai rencontré M. Chermidy il y a trois ans, et je vous réponds que sa femme n'est pas veuve.

—Tant mieux pour lui! Peste! mari de Mme Chermidy! c'est une sinécure qui doit rapporter de beaux appointements!

—Voilà comme on fait des jugements téméraires! M. Chermidy est un honnête homme, et même un officier de quelque mérite. Je ne crois pas qu'il soit parti de bien haut; à trente-cinq ans, il était dans la marine marchande, capitaine au long cours. Il obtint d'être embarqué sur un navire de l'État, comme enseigne auxiliaire, et, après deux ans de services, le ministre lui signa un brevet d'officier. C'est en 1838 qu'il mit son coeur et son épaulette aux pieds d'Honorine Lavenaze. Elle avait pour tout bien ses dix-huit ans, les grands yeux que vous savez, un bonnet d'Arlésienne qui la coiffait à ravir et une ambition sans limites. Elle n'était pas, à beaucoup près, aussi belle qu'aujourd'hui. Je sais de sa propre bouche qu'elle était sèche comme un coup de bâton et noire comme un petit corbeau. Mais elle était en vue, et partant souhaitée. Elle régnait au comptoir d'un bureau de tabac, et, depuis le préfet maritime jusqu'aux élèves de deuxième classe, toute l'aristocratie nautique de Toulon venait fumer et soupirer autour d'elle. Mais rien ne put faire tourner cette forte tête, ni la vapeur de l'encens, ni la fumée du cigare. Elle s'était juré d'être sage jusqu'à ce qu'elle eût trouvé un mari, et nulle séduction ne la fit démordre de sa vertu. Les officiers l'avaient surnommée Croquet pour sa dureté; les bourgeois l'appelaient Ulloa, parce qu'elle était assiégée par la marine française.

Les épouseurs sérieux ne lui manquaient pas; on en trouve abondamment dans les ports de mer. Au retour des longues traversées, l'officier de marine a plus d'illusions, plus de naïveté, plus de jeunesse qu'il n'en avait le jour du départ; la première femme qui se présente à ses yeux lui apparaît aussi belle et aussi sainte que la France retrouvée: c'est la patrie en robe de soie! Le bonhomme Chermidy, simple comme un loup de mer, fut préféré pour sa candeur; il croqua cette brebis récalcitrante à la barbe de ses rivaux.

Cette bonne fortune, qui aurait pu lui faire des ennemis, ne nuisit en rien à son avenir. Quoiqu'il vécût à l'écart, seul avec sa femme, dans une bastide isolée, il obtint un fort joli commandement sans l'avoir demandé. Depuis cette époque, il n'a vu la France qu'à très-rares intervalles; toujours en mer, il a fait des économies pour sa femme, qui, de son côté, économisait pour lui. Honorine, embellie par la toilette, par l'aisance et par l'embonpoint, cette richesse du corps, a régné dix ans sur le département du Var. Les seuls événements qui aient signalé son règne sont la faillite d'un fournisseur de charbon et la destitution de deux officiers payeurs. A la suite d'un procès scandaleux où son nom ne fut pas prononcé, elle jugea à propos de se montrer sur une plus vaste scène, et elle prit l'appartement qu'elle occupe encore dans la rue du Cirque. Son mari naviguait vers les bancs de Terre-Neuve tandis qu'elle roulait sur Paris. Vous avez assisté à ses débuts, monsieur le duc?

—Oui, morbleu! et j'ose dire que peu de femmes ont mieux fait leur chemin. Ce n'est rien d'être jolie et d'avoir de l'esprit; le grand art consiste à se poser en millionnaire, et c'est ainsi qu'on se fait offrir des millions.

—Elle est arrivée ici avec deux ou trois cent mille francs grappillés discrètement dans les bureaux. Elle a fait au Bois une telle poussière, que vous auriez dit que la reine de Saba venait de débarquer à Paris. En moins d'une année, elle a fait parler de ses chevaux, de ses toilettes et de son mobilier, sans qu'on pût rien dire de positif sur sa conduite. Moi qui vous parle, je lui ai donné des soins pendant dix-huit mois avant d'apercevoir le bout de l'oreille. J'aurais gardé longtemps mes illusions, si le hasard ne m'avait mis en présence de son mari. Il tomba chez elle, avec sa malle, un jour que j'y étais en visite. C'était dans les premiers jours de 1850, il y a trois ans, ou peu s'en faut. Le pauvre diable arrivait de Terre-Neuve, avec un pied de hâle sur la figure. Il repartait à la fin du mois pour une station de cinq ans dans les mers de la Chine, et il trouvait naturel d'embrasser sa femme entre les deux voyages. La livrée de ses gens lui fit cligner les yeux, et il fut ébloui des splendeurs de son mobilier. Mais, lorsqu'il vit apparaître sa chère Honorine dans une petite toilette du matin qui représentait deux ou trois années de sa solde, il oublia de tomber dans ses bras, vira de bord sans dire un mot, et fit porter ses bagages au chemin de fer de Lyon. C'est ainsi que M. Chermidy m'a fait entrer dans la confidence de madame. J'en ai bien appris d'autres par le comte de Villanera.

—Arrivons-nous? demanda le duc.

—Un instant de patience. Mme Chermidy avait distingué don Diego quelque temps avant l'arrivée du mari. Elle était sa voisine au balcon des Italiens, loge à loge, et elle sut le regarder avec de tels yeux qu'il se fit présenter chez elle. Tous les hommes vous diront que son salon est un des plus agréables de Paris, quoiqu'on n'y rencontre jamais une autre femme que la maîtresse de la maison. Mais elle se multiplie. Le comte se passionna pour elle, par le même esprit d'émulation qui avait perdu le malheureux Chermidy. Il l'aima d'autant plus aveuglément qu'elle lui laissa tous les honneurs de la guerre et parut céder à un penchant irrésistible qui la jetait dans ses bras. L'homme le plus spirituel se laisse prendre à cette amorce, et il n'y a point de scepticisme qui tienne contre la comédie de l'amour vrai. Don Diego n'est pas un étourdi sans expérience. S'il avait deviné un motif d'intérêt, surpris un mouvement calculé, il se mettait en garde, et tout était perdu. Mais la fine mouche poussa l'habileté jusqu'à l'héroïsme. Elle épuisa toutes les ressources de son budget et employa son dernier sou à faire croire au comte qu'elle l'aimait pour lui. Elle exposa même sa réputation, dont elle avait pris tant de soin, et elle se serait compromise follement, s'il n'y eût mis bon ordre. La comtesse douairière de Villanera, une sainte femme, belle de vieillesse et de roideur, et semblable à un portrait de Vélasquez échappé du cadre, eut connaissance des amours de son fils, et n'y trouva rien à redire. Elle aimait mieux le voir lié à une femme du monde que perdu dans les plaisirs faciles où l'on se ruine et l'on s'avilit.

La délicatesse de Mme Chermidy était si chatouilleuse, que don Diego ne put jamais lui donner une bagatelle. La première chose qu'elle accepta de lui, après un an d'intimité, fut une inscription de quarante mille francs de rente. Elle était grosse d'un fils qui naquit en novembre 1850. Maintenant, monsieur le duc, nous sommes au coeur de la question.

Mme Chermidy a fait ses couches au village de la Bretèche-Saint-Nom, derrière Saint-Germain. J'étais là. Don Diego, ignorant nos lois et croyant que tout est permis aux personnes de sa condition, voulait reconnaître l'enfant. Les aînés de la famille Villanera sont marquis de los Montes de Hierro. Je lui expliquai l'axiome de droit: Is pater est, et je lui prouvai que son fils devait s'appeler Chermidy ou ne pas s'appeler du tout. Le commandant avait traversé Paris au mois de janvier, juste à point pour sauver les apparences. Nous délibérions auprès du lit de l'accouchée. Elle s'écria que son mari la tuerait infailliblement si elle essayait de lui imposer cette paternité légale. Le comte ajouta que le marquis de los Montes de Hierro ne consentirait jamais à signer Chermidy. Bref, je déclarai l'enfant à la mairie sous le nom de Gomez, né de parents inconnus.

Le jeune père, heureux et malheureux à la fois, a fait part de cet événement à la vénérable comtesse. Elle a voulu voir l'enfant, elle se l'est fait apporter, et on l'élève auprès d'elle, dans son hôtel du faubourg Saint-Honoré. Il a deux ans; il vient bien, et il ressemble déjà aux vingt-quatre générations des Villanera. Don Diego adore son fils; il ne se console pas de voir en lui un enfant sans nom, et, qui pis est, adultérin. Mme Chermidy serait femme à remuer des montagnes pour assurer à son héritier le nom et la fortune des Villanera. Mais la plus à plaindre est la pauvre douairière. Elle prévoit que don Diego ne se mariera pas, de peur de déshériter son fils bien-aimé; qu'il dénaturera sa fortune pour la lui rendre en main propre; qu'il vendra les terres de la famille, et que de ce beau nom et de ces grands domaines, il ne restera rien au bout de cinquante ans.

Dans cette extrémité, Mme Chermidy a trouvé un trait de génie. Elle a dit à don Diego: «Mariez-vous. Cherchez une femme dans la première noblesse de France, et obtenez que, par l'acte du mariage, elle reconnaisse votre enfant comme sien. A cette condition, le petit Gomez sera votre fils légitime, noble de père et de mère, héritier de tous vos biens d'Espagne. Ne songez pas à moi: je m'immole.»

Le comte a soumis ce projet à sa mère; elle signera des deux mains. La noble femme a perdu ses illusions sur Mme Chermidy, qui coûte plus de quatre millions à don Diego, et qui parle de se retirer dans une chaumière pour pleurer son bonheur en pensant à son fils! M. de Villanera est dupe de cette fausse résignation. Il croirait commettre un crime en abandonnant une héroïne de l'amour maternel. Enfin, pour imposer silence à ses scrupules, Mme Chermidy lui a soufflé quatre mots à l'oreille: «Mariez-vous pour quelque temps. Le docteur vous cherchera une femme parmi ses malades.» J'ai pensé à Mlle de La Tour d'Embleuse, et je me suis ouvert à vous, monsieur le duc. Ce mariage, si étrange qu'il paraisse à première vue, et quoiqu'il vous donne un petit-fils qui n'est pas de votre sang, assure à Mlle Germaine une fin douce et une prolongation d'existence; il sauve la vie à Mme la duchesse, et enfin….

—Il me donne cinquante mille livres de rente, n'est-ce pas? Eh bien, cher docteur, je vous remercie. Dites à M. de Villanera que je suis son serviteur. Ma fille est peut-être à enterrer, mais elle n'est pas à vendre.

—Monsieur le duc, c'est un marché que je vous propose, mais si je le croyais indigne d'un galant homme, je ne m'en mêlerais pas, croyez-le bien.

—Parbleu! docteur, chacun entend l'honneur à sa manière. Nous avons l'honneur du soldat, l'honneur du boutiquier, et l'honneur du gentilhomme, qui ne me permet pas d'être le grand-père du petit Chermidy. Ah! M. de Villanera prétend légitimer ses bâtards! C'est du Louis XIV tout pur; mais nous sommes alliés à la famille de Saint-Simon! Cinquante mille francs de rente! j'en ai eu cent vingt mille, monsieur, sans avoir jamais rien fait, ni bien, ni mal. Je ne me dérangerai pas des traditions de mes ancêtres pour en gagner cinquante!

—Veuillez remarquer, monsieur le duc, que la famille de Villanera est digne de s'allier à la vôtre. Le monde n'aura rien à dire.

—Il ne manquerait plus que de m'offrir un gendre roturier! J'avoue qu'en toute autre circonstance don Diego Gomez de Villanera serait bien mon fait. Il est né, et j'ai entendu louer sa famille et sa personne. Mais que diable! je ne veux pas qu'on dise: Mlle de La Tour d'Embleuse avait un fils de deux ans le jour de son mariage!

—On ne dira rien; on ne saura rien. La reconnaissance sera secrète; et quand on en parlerait? Ni la loi, ni la société ne font de différence entre un enfant légitimé et un enfant légitime.

—Voyez-vous Germaine à Saint-Thomas d'Aquin, devant le maître autel, sous le poêle, avec M. de Villanera à sa droite, Mme Chermidy à sa gauche, un bambin de deux ans sur les bras, et le croque-mort par derrière? C'est tout simplement abominable, mon pauvre docteur. N'en parlons plus. Est-ce bien compliqué ces cérémonies de reconnaissance?

—Il n'y a point de cérémonie. Une phrase dans l'acte de mariage, et l'état de l'enfant est en règle.

—Cette phrase-là est de trop. N'en parlons plus. Pas un mot à la duchesse; vous me le promettez?

—Je vous le promets.

—Quoi! vraiment, elle est si mal, cette pauvre duchesse? Mais elle trotte comme à quinze ans!

—L'état de Mme la duchesse est sérieux.

—Et vous croyez, en bonne foi, qu'on la guérirait avec des rentes?

—Je répondrais de sa vie, si j'obtenais de vous….

—Vous n'obtiendrez rien du tout. Ah! je suis de la vieille roche, moi! Et voyez si j'ai du mérite à vous refuser! nous n'avons peut-être pas dix louis à la maison. Foi de gentilhomme, si quelqu'un mourait ici, je ne sais pas où l'on trouverait de quoi l'enterrer. Tant pis! tant pis! noblesse oblige! Le duc de La Tour d'Embleuse ne prend pas les petits garçons en sevrage; et surtout le petit garçon de Mme Chermidy! Je finirai plutôt sur la paille. Docteur, je suis content que vous m'ayez mis à l'épreuve, et je ne vous en veux pas. On ne se connaît jamais bien soi-même, et je n'étais pas trop sûr de la figure que je ferais en présence de cinquante mille francs de rente. Vous avez tâté le pouls à mon honneur, et il se porte bien, Dieu merci!… M. de Villanera offrait-il le capital, ou seulement la rente?

—A votre choix, monsieur le duc.

—Et j'ai choisi la misère, ô gué! Mais quand je vous disais que la Fortune était une capricieuse! Je la connais de longue date; nous avons été tantôt bien, tantôt mal ensemble. La voilà qui me fait des avances, mais nenni! Adieu, cher docteur!»

M. Le Bris se leva de sa chaise. Le duc le retint par la main. «Remarquez, lui dit-il, que je fais une chose héroïque. Vous n'êtes pas joueur? Connaissez-vous les cartes?

—Je joue le whist.

—Alors, vous n'êtes pas joueur. Apprenez, mon ami, que lorsqu'on a une seule fois laissé passer la veine, elle ne revient jamais. En refusant vos propositions, je renonce à toute espèce d'avenir, je me condamne à perpétuité.

—Acceptez donc, monsieur le duc, et ne défiez pas la fortune contraire. Quoi! je vous apporte dans mes mains la santé pour Mme la duchesse, l'aisance pour vous, une fin douce et tranquille pour la pauvre enfant qui s'éteint dans des privations de toute sorte; je relève votre maison qui croulait dans la poussière; je vous donne un petit-fils tout fait, un enfant magnifique qui pourra joindre votre nom à celui de son père, et tout cela, à quel prix? Moyennant une phrase de deux lignes insérée dans un acte de mariage; et vous me repoussez comme un marchand de honte et un donneur de mauvais conseils! Vous aimez mieux condamner votre fille, votre femme et vous-même, que de prêter votre nom à un enfant étranger! Vous croiriez commettre un crime de lèse-noblesse! Mais ne savez-vous pas à quel prix la noblesse s'est conservée en France et partout depuis les croisades? Il faut admettre la raison d'État. Combien de noms sauvés par miracle ou par adresse! Combien d'arbres généalogiques rajeunis par une greffe plébéienne!

—Mais presque tous, cher docteur. Je vous en citerai plus de vingt sans sortir de la rue. D'ailleurs les Villanera sont plus que bons: on peut s'allier à ces gens-là. A une condition cependant: c'est que l'affaire se fasse au grand jour, sans hypocrisie. Ma fille peut reconnaître un enfant étranger, dans l'intérêt de deux grandes maisons de France et d'Espagne. Si quelqu'un demande pourquoi, on lui répondra par la raison d'État. Et vous sauverez la duchesse?

—J'en réponds.

—Vous sauverez ma fille aussi?»

Le docteur hocha lentement la tête. Le vieillard reprit d'une voix résignée:

«Allons! on ne peut pas avoir tout à la fois. Pauvre enfant! Nous aurions bien voulu partager notre aisance avec elle! Cinquante mille francs de rente! Je savais bien que la veine me reviendrait!»

La duchesse entra là-dessus, et son mari lui résuma avec une admiration enfantine les offres de M. Le Bris. Le docteur s'était levé pour donner sa chaise à la pauvre femme qui courait sans repos depuis le matin. Elle s'accouda sur le lit face à face avec le duc, et elle écouta les yeux fermés tout ce qu'il voulut lui dire. Le vieillard, mobile comme un homme dont la raison est mal assise, avait oublié ses propres objections. Il ne voyait plus qu'une chose au monde: cinquante mille francs de rente. Il poussa l'étourderie jusqu'à parler à la duchesse des dangers qu'elle courait et de sa vie à sauver. Mais cette révélation glissa sur son coeur sans l'entamer.

Elle rouvrit les yeux et les tourna tristement vers le docteur. «Hé bien! lui dit-elle, Germaine est donc condamnée sans ressource, puisque cette femme veut la faire épouser à son amant?»

Le docteur essaya de lui persuader que toute espérance n'était pas perdue. Elle l'arrêta du geste, et lui dit: «Ne mentez pas, mon pauvre ami. Ces gens-là ont mis leur confiance en vous. Ils vous ont demandé une fille assez malade et assez désespérée pour qu'on n'eût pas à craindre de la voir guérir. Si elle vivait par quelque accident, si un jour elle venait se placer entre eux deux pour réclamer ses droits et chasser la maîtresse, M. de Villanera vous reprocherait de l'avoir trompé. Vous ne vous êtes pas exposé à cela.»

M. Le Bris ne put s'empêcher de rougir, car la duchesse disait vrai. Mais il se tira de ce mauvais pas en faisant l'éloge de don Diego. Il le dépeignit comme un noble coeur, un chevalier d'autrefois égaré dans notre siècle. «Croyez, madame, dit-il à la duchesse, que si notre chère malade peut être sauvée, elle le sera par son mari. Il ne la connaît pas; il ne l'a jamais vue; il en aime une autre, et c'est dans un espoir bien triste qu'il se décide à placer une femme légitime entre sa maîtresse et lui. Mais plus il a d'intérêt à attendre le jour de son veuvage, plus il se fera un devoir de le retarder. Non-seulement il environnera sa femme de tous les soins que son état réclame, mais il est nomme à s'établir garde-malade auprès d'elle et à la veiller nuit et jour. Je garantis qu'il prendra le mariage au sérieux, comme tous les devoirs de la vie. Il est Espagnol, et incapable de jouer avec les sacrements; il a un culte pour sa mère et une tendresse passionnée pour son enfant. Soyez sûre que, du jour où vous lui accorderez la main de mademoiselle votre fille, il n'aura plus rien de commun avec Mme Chermidy. Il emmènera sa femme en Italie; je serai du voyage, vous aussi, et, s'il plaît à Dieu de faire un miracle, nous serons trois pour l'aider, madame la duchesse.

—Parbleu! ajouta le duc. Tout est possible; tout arrive: qui est-ce qui m'aurait dit ce matin que j'hériterais de cinquante mille livres de rente?»

A ce mot d'héritage, la duchesse refoula un flot de larmes qui lui montait aux yeux. «Mon ami, reprit-elle, c'est une triste chose quand les parents héritent de leurs enfants. S'il plaît à Dieu de rappeler à lui ma pauvre Germaine, je bénirai dans les pleurs sa main rigoureuse et j'attendrai auprès de vous l'instant qui doit nous réunir. Mais je veux que la mémoire de mon cher ange aimé soit aussi pure que sa vie. Je conserve depuis plus de vingt ans un vieux bouquet de fleurs d'oranger, flétri comme mon bonheur et ma jeunesse: je veux pouvoir l'attacher sur son cercueil.

—Ta! ta! ta! cria le duc; voilà bien les femmes! Vous êtes malade, madame, et ce n'est pas la fleur d'oranger qui vous guérira.

—Quant à moi!…» dit-elle. Son regard acheva la phrase, et le duc lui-même la comprit.

«C'est ça! dit-il; à votre aise! mourez tous ensemble! Et qu'est-ce que je deviendrai, moi?

—Vous deviendrez riche, mon bon père,» dit Germaine en ouvrant la porte de la salle à manger.

La duchesse se leva comme par ressort et courut à sa fille. Mais Germaine n'avait pas besoin d'être soutenue. Elle embrassa sa mère et s'avança jusqu'au lit d'un pas ferme et résolu, le pas des martyrs.

Elle était vêtue de blanc, comme Pauline au cinquième acte de Polyeucte. Un pâle rayon du soleil de janvier tombait sur son front et lui faisait une auréole. Sa figure sans couleur était comme une page effacée, où l'on ne voyait briller que deux grands yeux noirs. Une masse de cheveux d'or, fins et touffus, s'entassait sur sa tête. Les beaux cheveux sont la dernière parure des phthisiques; ils la gardent jusqu'à la fin, et on l'enterre avec eux. Ses mains transparentes tombaient le long du corps avec les plis de la draperie. Telle était la maigreur de toute sa personne, qu'elle ressemblait à ces créatures célestes qui n'ont aucune des beautés ni des imperfections de la femme.

Elle s'assit familièrement au bord du lit, passa le bras droit autour du cou de son père, tendit sa main gauche à la duchesse et l'attira doucement auprès d'elle. Puis elle montra la chaise à M. Le Bris, et lui dit: «Mettez-vous là, docteur, pour que la famille soit au complet. Je ne me repens pas d'avoir écouté aux portes. J'avais bien peur de n'être plus bonne à grand'chose: votre discussion m'a appris que je pouvais faire un peu de bien ici-bas. Vous êtes témoins que je ne regrettais point la vie, et que j'en avais fait mon deuil depuis plus de six mois. Aussi bien ce monde est une triste demeure pour ceux qui ne peuvent pas respirer sans souffrir. Mon seul regret était de léguer à mes parents un avenir de douleurs et de misères: me voilà tranquille à présent. J'épouserai le comte de Villanera, et j'adopterai l'enfant de cette dame. Merci, cher docteur; c'est vous qui nous sauvez. Grâce à vous, l'inconduite de ces gens-là rendra l'aisance à mon excellent père, et la vie à la noble femme que voici. Moi, je ne mourrai pas inutile. Il me restait pour tout bien le souvenir d'une vie pure; un pauvre petit nom sans tache, comme le voile d'une communiante. Je donne cela à mes parents. Maman, je vous prie de ne point hocher la tête. On ne désobéit pas aux malades. N'est-ce pas, docteur?

—Mademoiselle, répondit-il en lui tendant la main, vous êtes une sainte.

—Oui; l'on m'attend là-haut; ma niche est toute prête. Je prierai Dieu pour vous, mon digne ami, qui ne priez guère.»

En parlant ainsi, sa voix avait je ne sais quoi d'ailé, d'aérien, de surnaturel; quelque chose qui rappelait la sérénité des cieux. La duchesse tressaillit en l'écoutant: il lui semblait que l'âme de sa fille allait s'envoler comme un oiseau dont on a laissé la cage ouverte. Elle serra Germaine dans ses bras, et lui dit:

«Non, tu ne nous quitteras point! Nous irons tous en Italie, et le soleil te guérira. M. de Villanera est un homme de coeur.»

La malade haussa légèrement les épaules, et répondit: «L'homme dont vous parlez ferait bien mieux de rester à Paris, puisqu'il y trouve son plaisir, et de me laisser tranquillement payer ma dette. Je sais à quoi je m'engage en prenant son nom. Que dirait-on, grand Dieu! si je leur jouais le tour de guérir? Mme Chermidy me ferait expulser de ce monde par autorité de justice. Docteur, est-ce que je serai forcée de voir M. de Villanera?»

M. Le Bris répondit par un petit signe affirmatif. «Allons, dit-elle, je lui ferai bon visage. Quant à l'enfant, je l'embrasserai bien volontiers: j'ai toujours aimé les enfants.»

La duchesse regarda le ciel comme un naufragé regarde le rivage: «Si Dieu est juste, dit-elle, il ne nous séparera pas; il nous prendra tous ensemble.

—Non, chère maman; vous vivrez pour mon père. Vous, papa, vivez pour vous-même!

—Je te le promets,» repartit naïvement le vieillard. Ni la duchesse ni sa fille ne soupçonnèrent l'égoïsme monstrueux qui se cachait sous cette réponse. Elles en furent émues jusqu'aux larmes, et le médecin fut le seul qui sourit.

Sémiramis vint annoncer que le déjeuner de M. le duc était sur la table: «Adieu, mesdames, dit le docteur; je vais porter de grandes nouvelles au comte de Villanera. Il est à croire que vous recevrez sa visite aujourd'hui même.

—Sitôt? demanda la duchesse.

—Nous n'avons pas de temps à perdre, dit Germaine.

—En attendant, reprit le duc, il faut aller au plus pressé: déjeunons.»

III

LA NOCE.

M. Le Bris avait un coupé à la porte. Il se fit conduire chez un grand confiseur du boulevard, acheta un coffret en bois de violette, le fit remplir de bonbons, remonta en voiture, et débarqua bientôt à la porte de Mme Chermidy. La belle Arlésienne était propriétaire de sa maison, quoiqu'elle n'occupât que le premier étage. Le concierge était un de ses domestiques, et l'on sonnait deux coups sur un timbre pour lui annoncer chaque visite.

Les portes s'ouvrirent d'elles-mêmes devant le jeune docteur. Un valet de pied lui cueillit son paletot sur les épaules avec tant d'adresse qu'il en sentit à peine le vent. Un autre l'introduisit sans l'annoncer dans la salle à manger. Le comte et Mme Chermidy se mettaient à table. La maîtresse de la maison lui tendit les deux joues, et le comte lui serra cordialement la main.

Le couvert était mis sans nappe sur une table ovale en chêne sculpté. La salle était revêtue de boiseries anciennes et de peintures modernes: un célèbre banquier de la Chaussée-d'Antin, qui maniait la brosse à ses moments perdus, avait offert à Mme Chermidy quatre grands panneaux de nature morte. Le plafond était une copie du Banquet des dieux exécutée à la Farnésine. Le tapis venait de Smyrne, et les jardinières de Macao. Un grand lustre flamand au ventre arrondi, aux bras maigres, s'accrochait impitoyablement au milieu du plafond, sans respect pour l'assemblée des dieux. Deux dressoirs sculptés par Knecht étalaient une profusion de vaisselle, de cristaux et d'argenterie. Sur la table, les réchauds étaient d'argent, le samovar de vermeil, les assiettes de vieux Chine, les flacons de Bohême et les verres de Venise. Les manches des couteaux provenaient d'un service de Saxe commandé par Louis XV.

Si M. Le Bris avait aimé les antithèses, il pouvait faire une comparaison assez intéressante entre le mobilier de la femme Chermidy et celui de Mme de La Tour d'Embleuse. Mais les médecins de Paris sont des philosophes imperturbables qui voyagent entre le luxe et la misère, sans s'étonner de rien, comme ils passent du chaud au froid sans jamais s'enrhumer.

Mme Chermidy était emmaillottée dans une douillette de satin blanc. Dans ce costume, elle ressemblait à une chatte sur un édredon, à un bijou dans un écrin. Vous n'avez rien vu de plus brillant que sa personne, rien de plus moelleux que son enveloppe. Elle avait trente-trois ans, un bel âge pour les femmes qui ont su se conserver. La beauté, le plus périssable de tous les biens d'ici-bas, est celui dont la gestion est la plus difficile. C'est la nature qui la donne; l'art y ajoute peu de chose, mais il faut savoir la conserver. Les prodigues qui la gaspillent et les avares qui n'en font rien arrivent en quelques années au même résultat; la femme de génie est celle qui se gouverne avec une sage économie. Mme Chermidy, née sans passions et sans vertus, sobre de tous plaisirs, toujours calme au fond du cur avec les apparences d'une vivacité méridionale, avait pris soin de sa beauté comme de sa fortune. Elle ménageait sa fraîcheur autant qu'un ténor ménage sa voix. Elle était de ces femmes qui disent des folies à tout propos et qui n'en font qu'à bon escient; fort capable de jeter un million par la fenêtre pour en faire entrer deux par la porte; mais trop prudente pour casser une noisette avec les dents. Ses anciens admirateurs de Toulon auraient eu de la peine à la reconnaître, tant elle avait changé à son avantage. Sans être aussi blanche qu'une Flamande, elle avait trouvé je ne sais où certains reflets nacrés. La santé lui montait aux joues en petits nuages roses; sa bouche mignonne, ronde, épaisse, ressemblait à une grosse cerise que les moineaux ont coupée en la becquetant. Ses yeux pétillaient dans leurs orbites brunes, comme un feu de sarment dans l'être de la cheminée. L'insouciance et la bonhomie formaient sur son visage un masque délicieux. Ses cheveux, d'un noir bleuâtre, plantés tout près des sourcils, se découpaient sur un front pur, comme les ailes d'un corbeau sur la neige de décembre. Tout en elle était jeune, frais et souriant; il eût fallu de bons yeux pour remarquer aux deux coins de cette jolie bouche deux rides imperceptibles, fines comme le cheveu blond d'un nouveau-né, et qui cachaient une ambition insatiable, une volonté de fer, une persévérance chinoise et une énergie capable de tous les crimes.

Ses mains étaient peut-être un peu courtes, mais blanches comme l'ivoire, avec des doigts ronds, onduleux, potelés, aiguisés, et bonne griffe au bout. Son pied était le pied court des Andalouses, arrondi en fer à repasser. Elle le montrait tel qu'il était, et ne faisait pas la sottise de porter des bottines longues. Tout son petit corps était court et rondelet, comme ses pieds et ses mains; la taille un peu épaisse, les bras un peu charnus, les fossettes un peu profondes; trop d'embonpoint, si vous voulez, mais l'embonpoint mignon d'une caille, la rondeur savoureuse d'un beau fruit.

Don Diego la couvait des yeux avec une admiration enfantine. Les amoureux de tout âge ne sont-ils pas des enfants? Suivant les théogonies antiques, l'Amour est un baby de cinq ans et demi, et cependant Hésiode assure qu'il est plus vieux que le Temps.

Le comte de Villanera descend en droite ligne de ces Espagnols chevaleresques jusqu'au ridicule, que le divin Cervantes a raillés, non sans les admirer un peu. Rien en lui ne trahit son origine napolitaine, et l'on dirait que ses ancêtres ont emménagé avec armes et bagages dans la vieille vertu de l'Espagne héroïque. C'est un jeune homme sérieux, roide, froid, un peu guindé, avec un coeur de feu et une âme passionnée. Il parle peu, jamais sans réfléchir, et de sa vie il n'a menti. Il n'aime pas à discuter; partant, il cause mal. Il rit bien rarement, mais son sourire est plein d'une certaine grâce affable qui ne manque pas de grandeur. La gaieté, j'en conviens, siérait mal à sa figure. Essayez de vous représenter don Quichotte jeune et en habit noir. Au premier coup d'oeil on ne remarque que ses longues moustaches noires, pointues, cirées, luisantes. Son long nez se recourbe vigoureusement comme le bec d'un aigle; il a les yeux noirs, les sourcils noirs, les cheveux noirs, le teint uniforme d'une orange de Portugal. Ses dents seraient belles si elles étaient moins longues, et s'il ne fumait pas. Elles sont revêtues d'un émail un peu jaune, mais si solide qu'on en ferait des meules de moulin. Le blanc de ses yeux aussi tire un peu sur le jaune; cependant on ne peut pas nier qu'il n'ait de beaux yeux. Quant à sa bouche, elle est excellente: on aperçoit sous sa moustache deux lèvres roses comme celles d'un enfant. Ses bras et ses jambes, ses mains et ses pieds sont d'une longueur aristocratique. Il a la taille d'un grenadier et la tournure d'un prince.

Que si vous demandez pourquoi un homme ainsi bâti avait pu tomber dans les mains de Mme Chermidy, je répondrai que la dame était plus attrayante et plus habile que Dulcinée du Toboso. Les gens de la trempe de don Diego ne sont pas les plus difficiles à prendre, et le lion se jette au piège plus étourdiment qu'un renard. La simplicité, la droiture et toutes les qualités généreuses sont autant de défauts à notre cuirasse. Un coeur honnête ne se défie pas aisément des calculs et des roueries dont il est incapable, et chacun fait le monde à son image. Si l'on était venu dire à M. Villanera que Mme Chermidy l'aimait par intérêt, il aurait haussé les épaules. Elle ne lui avait rien demandé, et il lui avait tout offert. En acceptant quatre millions, elle lui avait fait une grâce. Il était son obligé pour ces quatre millions.

Au demeurant, à voir les regards qu'il lui lançait par intervalles, il était facile de deviner que toute la fortune des Villanera pouvait changer de mains dans l'espace de huit jours. Un chien couché aux pieds de son maître n'est ni plus attentif, ni plus respectueux qu'il ne l'était. On lisait dans ses grands yeux noirs la reconnaissance passionnée que tout galant homme voue à la femme qui l'a choisi; l'admiration religieuse d'un jeune père pour celle qui lui a donné son enfant. On y voyait enfin comme un désir inassouvi, une humble soumission de la force au caprice, la crainte des refus, une sollicitation inquiète qui prouvait que Mme Chermidy était une femme d'esprit.

Le petit docteur, assis en face du comte, formait avec lui un singulier contraste. M. Le Bris est ce qu'on appelle en France un gentil garçon. Peut-être lui manque-t-il un centimètre ou deux pour atteindre à la taille moyenne, mais il est bien fait et bien pris. Sa figure n'est point sotte, mais je n'ai jamais remarqué s'il avait le nez fait comme ceci ou comme cela. Sa physionomie dit bien des choses, son signalement ne vous apprendrait rien. Il s'habille avec une propreté voisine de l'élégance; ses favoris châtains sont bien taillés, et la raie de ses cheveux se continue derrière la tête. Il n'est pas commun, tant s'en faut, et pourtant il ne ressort pas du commun. Aucune fille à marier ne le refuserait pour son physique, mais je serai bien étonné si l'on se jette à l'eau pour lui. Il prendra du ventre à l'âge de quarante ans.

Je ne connais pas de médecin mieux fait pour la clientèle. Il court matin et soir, du haut en bas de la société, et il est à sa place partout. C'est un Alcibiade bourgeois qui se façonne sans travail aux murs de tout pays. On l'aime au faubourg Saint-Germain pour sa réserve, à la Chaussée-d'Antin pour son esprit, et rue Vivienne pour sa rondeur. Les femmes de tout rang ont travaillé activement à sa renommée, et savez-vous pourquoi? C'est qu'auprès d'une malade jeune ou vieille, laide ou jolie, il témoigne un empressement aimable, une sorte de galanterie mitoyenne qui participe du respect et de l'amour. Il ne s'est jamais expliqué sur la nature de ce sentiment; peut-être aussi ne se l'explique-t-il pas bien à lui-même. Mais toutes les femmes ont pour lui une compassion bienveillante qui peut le mener assez loin.

Ses anciens camarades d'hôpital l'ont surnommé, pour ce motif, la Clef des coeurs. Je sais une maison où on l'appelle, et non sans cause, le Tombeau des secrets. Ses jeunes clients du faubourg Saint-Germain lui reprochent d'entrer tous les soirs dans les coulisses de l'Académie impériale de musique, et l'appellent la Mort aux rats. Mais au foyer de la danse, sa sagesse l'a fait surnommer le Nouveau continent.

«Hé bien, Tombeau des secrets, dit Mme Chermidy avec son petit accent provençal, avez-vous trouvé mon affaire?

—Oui, madame.

—Est-ce la poitrinaire en question?

—Mlle de La Tour d'Embleuse.

—Bon! nous ne nous encanaillons pas. J'avais toujours pris intérêt aux poitrinaires. Des femmes qui toussent! Hé bien, vous voyez, le ciel me récompense.

—Docteur, demanda le comte, avez-vous parlé des conditions?

—Oui, cher comte; on acceptera tout.»

Mme Chermidy poussa un cri de joie: «Affaire bâclée! Vive Paris, où l'on achète les duchesses au comptant!»

Le comte fronça le sourcil. Le docteur reprit vivement:

«Si vous aviez pu venir avec moi, madame, je connais votre coeur: vous auriez pleuré.

—C'est donc bien touchant, une duchesse qui vend sa fille? Un épisode du marché aux esclaves?

—Je dirais plutôt un épisode de la vie des martyrs.

—Vous êtes gentil pour don Diego!»

Le docteur raconta la scène où il avait joué son rôle. Le comte fut ému. Mme Chermidy prit son mouchoir et essuya deux beaux yeux qui n'en avaient pas besoin.

«Je suis bien aise, dit le comte, que cette résolution vienne d'elle. Si les parents avaient accepté d'eux-mêmes, je les aurais peut-être mal jugés.

—Pardon. Avant de les juger, il faudrait savoir s'ils avaient ce matin du pain à la maison.

—Du pain!

—Du pain, sans métaphore.

—Adieu, dit le comte. Je vais souhaiter la bonne année à ma mère.
Elle dormait ce matin quand je suis sorti de l'hôtel. Je lui apprendrai
l'effet de votre démarche, et je lui demanderai ce qu'il faut faire.
Comment, docteur, il y a des gens qui manquent de pain!

—J'en ai rencontré quelques-uns dans ma vie. Malheureusement je n'avais pas un million à leur offrir comme aujourd'hui.»

Le comte baisa la main de Mme Chermidy et courut à l'hôtel de sa mère.
La jolie femme resta en tête-à-tête avec le docteur.

«Puisqu'il y a des gens qui manquent de pain, dit-elle, allons, docteur, une tasse de café!… Comment pourrai-je bien la voir, cette martyre de la poitrine? Car enfin il faut que je sache à qui je prête mon enfant.

—Mais, par exemple, à l'église, le jour du mariage.

—A l'église! Elle peut donc sortir?

—Sans doute…. en voiture.

—Je la croyais plus avancée que cela.

—Vous vouliez donc un mariage in extremis?

—Non, mais je veux être sûre. Bonté divine! docteur, si elle s'avisait de guérir!

—La Faculté de médecine serait bien étonnée.

—Et don Diego serait bien marié! et je vous tuerais, la Clef des coeurs!

—Hélas! madame, je ne me sens pas en danger.

—Comment, hélas!

—Pardonnez-moi; c'est le médecin qui parlait, et non l'ami.

—Une fois mariée, vous allez encore la soigner?

—Faut-il la laisser mourir sans secours?

—Dame! pourquoi l'épouse-t-on? Ce n'est pas pour qu'elle soit éternelle?»

Le docteur réprima un mouvement de dégoût, et répondit, du ton le plus naturel, en homme dont la vertu n'est pas pédante:

«Mon Dieu! madame, c'est une habitude prise, et je suis trop vieux pour me corriger. Nous autres médecins, nous soignons nos malades comme le chien de Terre-Neuve repêche les noyés. Affaire d'instinct. Un chien sauve aveuglément l'ennemi de son maître. Moi, je soignerai la pauvre créature comme si nous avions tous intérêt à la guérir.»

Après le départ du docteur, Mme Chermidy passa dans son cabinet de toilette et se livra aux mains de sa femme de chambre. Pour la première fois depuis longtemps elle se laissa habiller sans y prendre garde: elle avait bien d'autres soucis! Ce mariage qu'elle avait préparé, cette combinaison savante dont elle s'applaudissait comme d'un trait de génie, pouvait tourner à sa confusion et à sa ruine. Il ne fallait qu'un caprice de la nature ou la stupide honnêteté d'un médecin pour déjouer ses calculs les plus savants et frauder ses plus chères espérances. Elle se prit à douter de tout, de son amant et de son étoile.

Vers trois heures, le défilé des visites commença dans son salon. Elle dut sourire à toutes les paires de favoris qui s'approchèrent de sa jolie figure et s'extasier sur quarante boîtes de bonbons qui sortaient toutes de la même boutique. Elle maudit de bon coeur les aimables importunités du jour de l'an, mais elle ne laissa rien percer du souci qui la rongeait. Tous ceux qui sortirent ensemble de chez elle firent son éloge dans l'escalier.

Elle avait un talent bien précieux chez une maîtresse de maison: elle savait faire causer tout le monde. Elle parlait à chacun de ce qui l'intéressait le plus; elle amenait les gens sur leur terrain. Cette femme sans éducation, trop paresseuse et trop fiévreuse pour garder un livre à la main, se faisait un fonds de connaissances utiles en feuilletant tous ses amis. Ils lui en savaient tous le meilleur gré du monde. Nous sommes ainsi bâtis; nous remercions intérieurement celui qui nous force à débiter notre tirade favorite ou à raconter l'histoire que nous disons bien. Celui qui nous fait montrer notre esprit n'est jamais une bête, et lorsqu'on est content de soi, on n'est mécontent de personne. Les hommes les plus intelligents travaillaient à la réputation de Mme Chermidy, tantôt en lui fournissant des idées, tantôt en disant avec une secrète complaisance:

«C'est une femme supérieure, elle m'a compris.»

Dans le cours de cette après-dînée, elle mit la main sur un homoeopathe en renom, qui soigne les santés les plus illustres de Paris. Elle trouva moyen de le questionner devant sept ou huit personnes sur le point qui la préoccupait.

«Docteur, lui dit-elle, vous qui savez tout, apprenez-moi si l'on guérit les phthisiques?»

L'homoeopathe lui répondit galamment qu'elle n'aurait jamais rien à démêler avec cette maladie-là.

«Il ne s'agit pas de moi, reprit-elle. Je m'intéresse de tout mon coeur à une pauvre enfant dont les poumons sont dans un triste état.

—Envoyez-moi chez elle, madame. Il n'y a pas de guérison impossible à l'homéopathie.

—Vous êtes bien bon. Mais son médecin, un simple allopathe, assure qu'elle n'a plus qu'un poumon. Encore est-il attaqué.

—On peut le guérir.

—Le poumon, soit. Mais la malade?

—La malade peut vivre avec un seul poumon. Cela s'est vu. Je ne vous promets pas qu'elle sera capable de gravir le mont Blanc au pas de course, mais elle vivra tout doucement, pendant plusieurs années, à force de ménagements et de globules.

—C'est un avenir, cela! Je n'aurais jamais cru qu'on pût vivre avec un seul poumon.

—Nous avons des exemples assez nombreux. L'autopsie a démontré….

—L'autopsie! mais on ne fait l'autopsie que des morts!

—Vous avez raison, madame, et j'ai l'air d'avoir dit une sottise. Cependant, écoutez bien ceci. En Algérie, le bétail des Arabes est généralement phthisique. Les troupeaux sont mal soignés, ils passent la nuit dans les champs, et prennent des maladies de poitrine. Nos sujets musulmans ne vont pas chez le vétérinaire: ils laissent à Mahomet le soin de guérir leurs vaches et leurs boeufs. Ils en perdent beaucoup par cette négligence, mais ils ne perdent pas tout. Les animaux guérissent quelquefois, sans le secours de l'art et malgré tous les ravages que la maladie a pu faire dans leur corps. Un de nos confrères de l'armée d'Afrique a vu tuer dans les abattoirs de Blidah des vaches guéries de la phthisie pulmonaire, et qui vivaient depuis plusieurs années avec un seul poumon en très-mauvais état. Voilà l'autopsie dont je voulais parler.

—Je comprends, dit Mme Chermidy. Alors, si l'on tuait toutes les personnes qui vivent dans notre monde, on en trouverait quelques-unes qui n'ont pas les poumons au complet?

—Et qui ne s'en portent pas beaucoup plus mal. Précisément, madame.»

Une heure plus tard, le cercle s'était renouvelé autour de la cheminée du salon. Mme Chermidy vit entrer un vieil allopathe endurci, qui ne croyait pas aux miracles, qui mettait volontiers les choses au pis, et s'étonnait qu'un animal aussi fragile que l'homme pût arriver sans accident jusqu'à la soixantaine.

«Docteur, lui dit-elle, vous auriez dû arriver un instant plus tôt, vous avez perdu un beau panégyrique de l'homéopathie. M. P., qui sort d'ici, se vantait de nous faire vivre tous sans un seul poumon. Est-ce que vous l'auriez laissé dire?»

Le vieux médecin haussa les sourcils avec un imperceptible mouvement d'épaule. «Madame, reprit-il, le poumon est à la fois le plus délicat et le plus indispensable de tous nos organes; il renouvelle la vie à chaque seconde par un prodige de combustion que Spallanzani et les plus grands physiologistes n'ont ni expliqué ni décrit. Sa contexture est d'une fragilité effrayante; sa fonction l'expose à des dangers sans cesse renaissants. C'est dans le poumon que notre sang vient se mettre en contact immédiat avec l'air extérieur. Si l'on songeait que l'air est presque toujours ou trop froid, ou trop chaud, ou mélangé de gaz délétères, on ne respirerait pas une fois sans faire son testament. Un philosophe allemand qui a prolongé sa vie à force de prudence, le célèbre Kant, lorsqu'il faisait sa promenade hygiénique de tous les jours, avait soin de fermer la bouche et de respirer exclusivement par les narines, tant il craignait l'action directe de l'atmosphère ambiante sur ses poumons!

—Mais alors, cher docteur, nous sommes tous condamnés à mourir de la poitrine?

—On en meurt beaucoup, madame, et les homéopathes n'y changent rien.

—Mais on guérit aussi! Voyons: je suppose qu'un homme jeune et bien portant épouse une jeune et belle phthisique. Il l'emporte en Italie, il se dévoue à la guérir, il l'entoure des soins d'un homme comme vous. Est-ce qu'on ne pourrait pas en deux ou trois ans….

—Sauver le mari? c'est possible. Encore n'en répondrais-je pas.

—Le mari! le mari! mais quel danger?

—Danger de contagion, madame. Qui sait si les tubercules qui naissent dans les poumons d'un phthisique ne répandent pas dans l'air environnant des semences de mort? Mais pardon, ce n'est ni le lieu ni le moment de développer une théorie nouvelle dont je suis l'inventeur et que je compte soumettre un de ces jours à l'Académie de médecine. Je veux seulement vous raconter un fait que j'ai observé.

—Parlez, cher docteur: c'est plaisir et profit d'écouter un savant tel que vous.

—Il y a cinq ans, madame, j'ai donné des soins à la femme d'un tailleur de la rue Richelieu, une pauvre petite créature abominablement phthisique. Son mari était un grand Allemand, solide, bien bâti et rouge comme une pomme. Ces gens-là s'adoraient. Ils ont eu, en 1849, un enfant qui n'a pas vécu. La femme est morte en 1850: j'avais fait tout ce que j'avais pu pour la sauver. On m'a demandé le compte de mes visites, et j'ai passé deux ans sans retourner dans la maison. Le tailleur m'a fait chercher l'année dernière: je l'ai trouvé dans son lit, tellement changé, que je ne voulais pas le reconnaître. Il était phthisique au troisième degré. J'avisai une petite boulotte qui pleurait à son chevet. C'était sa nouvelle femme: il avait fait la sottise de se remarier. Le malade mourut, conformément au programme. La veuve a hérité de sa maladie. Je lui ai fait une visite hier, et quoique le mal ait été pris à temps, je ne réponds de rien.»

Mme Chermidy consigna sa porte à cinq heures et s'enfonça dans une méditation fort mélancolique.

Elle n'avait jamais désespéré de devenir comtesse de Villanera. Toute femme qui trompe son mari aspire nécessairement au veuvage; à plus forte raison lorsqu'elle a un amant riche et garçon. Elle avait tout lieu de croire que Chermidy ne serait pas éternel. Du homme qui vit entre le ciel et l'eau est un malade en danger de mort.

Ses espérances avaient pris un corps depuis la naissance du petit Gomez. Elle tenait le comte par un lien tout-puissant sur les âmes honnêtes, l'amour paternel. En mariant M. de Villanera à une mourante, elle assurait l'avenir de son fils et le sien. Mais à la veille d'accomplir ce projet triomphant, elle découvrait deux dangers qu'elle n'avait pas prévus. Germaine pouvait guérir. Si elle succombait, elle pouvait entraîner le comte avec elle et lui léguer un germe de mort. Dans le premier cas, Mme Chermidy perdait tout, jusqu'à son enfant. De quel droit irait-elle réclamer le fils légitime de don Diego et de Mlle de La Tour d'Embleuse? D'un autre côté, si le comte devait mourir après sa femme, elle ne se souciait pas de l'épouser. Elle se sentait trop belle et trop jeune pour jouer le rôle de la seconde femme du tailleur.

Heureusement, pensait-elle, rien n'est encore fait. On peut chercher un autre expédient. Le comte est amoureux, il est père; j'en ferai tout ce qu'il me plaira. S'il faut absolument qu'il se marie pour adopter son fils, nous trouverons une autre malade dont la mort soit plus sûre et dont le mal ne soit pas contagieux. Elle se disait, pour se rassurer, que le vieil allopathe était un original capable d'inventer les théories les plus absurdes. Elle avait entendu soutenir que la pulmonie se transmettait quelquefois de père en fils; mais elle trouvait naturel que Germaine gardât pour elle la maladie et la mort, comme biens paraphernaux. Ce qui l'inquiétait sérieusement, c'était la possibilité d'une de ces guérisons merveilleuses qui déjouent tous les calculs de la prudence humaine. Elle se mit à haïr le docteur Le Bris, autant pour ses scrupules que pour son talent. Elle se promit enfin d'arrêter toutes les démarches de don Diego, jusqu'à ce qu'elle eût pris toutes ses sûretés.

Mais les événements avaient fait un grand pas dans la journée, et le comte vint lui apprendre à dix heures du soir que ses plans avaient été suivis de point en point.

Don Diego, en sortant de table, avait couru chez sa mère. La vieille comtesse est une femme de la même étoffe que son fils, haute, sèche, osseuse, modelée comme une planche, campée majestueusement sur deux grands pieds, noire à faire peur aux petits enfants, et grimaçant un sourire aristocratique entre deux bandeaux de cheveux gris. Elle écouta le récit de don Diego avec la condescendance roide et dédaigneuse des grandes vertus d'autrefois pour les petitesses d'aujourd'hui. De son côté, le comte ne fit rien pour atténuer ce qu'il y avait de répréhensible dans les calculs de son mariage. Ces deux personnes honnêtes, mais entraînées par la force des choses dans un de ces marchés scabreux qui se signent quelquefois à Paris, n'étaient préoccupées que des moyens de faire dignement une chose que leurs ancêtres n'auraient pas faite. La douairière n'assaisonna la conversation d'aucun reproche, même muet; le temps des remontrances était passé: il ne s'agissait plus que d'assurer l'avenir de la maison en sauvant le nom des Villanera.

Lorsque toutes choses furent convenues, la comtesse monta dans son carrosse et se fit mener à l'hôtel de Sanglié. Les valets de pied du baron la conduisirent jusqu'à l'appartement de la duchesse. Sémiramis lui ouvrit la porte et l'introduisit au salon. M. et Mme de La Tour d'Embleuse la reçurent auprès d'un petit feu flambant, fait de matériaux étranges: deux planches de la cuisine, une chaise de paille et quelques champignons de portemanteau. La duchesse avait fait autant de toilette qu'elle avait pu. Sa robe de velours noir était bleue à tous les plis. Le duc portait le ruban de ses ordres sur un habit plus râpé que celui d'un maître d'écriture.

L'entrevue fut froide et solennelle. Mme de La Tour d'Embleuse ne pouvait vouloir aucun bien à des gens qui spéculaient sur la mort prochaine de sa fille. Le duc était plus à l'aise; il essaya d'être charmant. Mais la raideur de la douairière paralysa toutes ses grâces, et il se sentit froid jusque dans le dos. Mme de Villanera, par une erreur qui se commet souvent aux premières rencontres, enveloppa dans un même jugement le duc et la duchesse. Elle les soupçonna d'empressement, et elle crut lire en eux une joie sordide. Cependant elle n'oublia pas les intérêts pressants qui l'amenaient, et elle exposa froidement le motif de sa démarche. Elle débattit, en notaire, toutes les conditions du mariage, et lorsqu'on fut d'accord sur tous les points, elle se leva de son fauteuil et dit d'une voix métallique:

«Monsieur le duc, madame la duchesse, j'ai l'honneur de vous demander la main de Mlle Germaine de La Tour d'Embleuse, votre fille, pour le comte Diego Gomez de Villanera, mon fils.»

Le duc répondit que sa fille était très-honorée du choix de M. de
Villanera.

On fixa d'un commun accord le jour du mariage, et la duchesse alla chercher Germaine pour la présenter à la douairière. La pauvre enfant pensa mourir de frayeur en comparaissant devant ce grand spectre de femme. La comtesse la trouva bien, lui parla maternellement, la baisa au front, et se dit en elle-même: «Pourquoi faut-il qu'elle soit condamnée à mort? c'était peut-être la bru qui me convenait.»

En rentrant à l'hôtel, Mme de Villanera trouva don Diego qui jouait avec l'enfant dans un salon pavé de joujoux. Le père et le fils formaient un groupe assez plaisant; un étranger en eût souri. Le comte maniait cette frêle créature avec une tendresse craintive: il tremblait qu'un mouvement de ses grands bras ne mit sa progéniture en morceaux. Le petit garçon était fort pour son âge, mais laid, disgracieux et farouche à l'excès. Depuis un an qu'on l'avait séparé de sa nourrice, il n'avait vu que deux êtres humains, son père et sa grand'mère, et il vivait entre ces deux colosses comme Gulliver dans l'île des Géants. La douairière s'était séquestrée auprès de lui; elle faisait et recevait fort peu de visites, de peur qu'une parole imprudente ne trahît le secret de la maison. Les seuls complices de cette éducation clandestine étaient cinq ou six vieux serviteurs blanchis sous la livrée, gens d'un autre âge et d'un autre pays. Vous auriez dit des débris de l'armée de Gonzalve ou des naufragés de l'Invincible Armada. A l'ombre de cette étrange famille, l'enfant grandissait tristement. Il n'avait pas la compagnie des petits êtres de son âge, et l'on prenait une peine inutile pour lui apprendre à jouer. On voit des enfants de deux ans qui savent tout dire; qu'il prononçait à grand'peine cinq ou six mots de deux syllabes. Don Diego l'adorait tel quel: un père est toujours père; mais il avait peur de don Diego. Il disait maman à la vieille comtesse, mais il ne l'embrassait pas souvent sans pleurer. Quant à sa mère, il la connaissait de vue; il la rencontrait de temps en temps au Bois, dans un carrefour écarté, loin des allées où la foule se promène. Mme Chermidy laissait son coupé à distance et venait à pied jusqu'à la voiture du comte; elle embrassait l'enfant à la dérobée, lui donnait des bonbons, et lui disait avec une tendresse sincère: «Mon pauvre chien, tu ne seras donc jamais à moi!» Il n'eût pas été prudent de le conduire chez elle, quand même la douairière l'aurait permis. Mme Chermidy sauvait les apparences. Tout Paris soupçonnait sa position. Mais le monde fait une grande différence entre une femme convaincue et une femme soupçonnée. Il se trouvait par ci par là quelques âmes assez naïves pour répondre de sa vertu.

Mme de Villanera annonça à son fils que la demande était faite et agréée. Elle fit l'éloge de Germaine sans rien dire de la famille; elle dépeignit la misère où vivaient les La Tour d'Embleuse. Don Diego avisa aux moyens d'envoyer un prompt secours sans humilier personne. La comtesse voulait tout simplement ouvrir sa bourse au vieux duc, bien sûre qu'il ne refuserait pas d'y puiser; mais le comte trouva plus décent d'acheter immédiatement la corbeille et de glisser dans un des tiroirs mille louis pour la mariée. Cette aumône cachée sous les fleurs servirait à payer les dettes criardes et à nourrir la famille pendant quinze jours. Aussitôt fait que dit. La mère et le fils coururent aux emplettes. Avant de sortir, Mme de Villanera baisa les joues orangées de son petit-fils en disant: «Va, mon pauvre bâtard, tu auras un nom pour tes étrennes!»

Rien n'est impossible à Paris: la corbeille fut improvisée en quelques heures. Tous les marchands envoyèrent dans la soirée des étoffes, des dentelles, des cachemires et des bijoux. La comtesse prit soin de tout ranger elle-même et de placer les rouleaux d'or dans le tiroir aux épingles. A dix heures, la corbeille partit pour l'hôtel de Sanglié, et le comte pour l'hôtel Chermidy.

Germaine et la duchesse étalèrent avec une froide curiosité les trésors qu'on leur envoyait. Mme de La Tour d'Embleuse admirait les parures de sa fille comme Clytemnestre admira les bandelettes funèbres destinées au front d'Iphigénie. Germaine rappela à ses parents le chapitre de Bernardin de Saint-Pierre où Virginie dépense l'argent de sa tante en menus présents pour sa famille et ses amis. «Que ferons-nous de tout ceci, dit-elle, nous qui n'avons plus d'amis et plus de famille? Voilà beaucoup de bien perdu.» Le duc ouvrit les tiroirs avec un noble dédain, en homme à qui toutes les splendeurs ont été familières; mais son indifférence ne tint pas en présence de l'or. Ses yeux s'allumèrent. Ces mains aristocratiques, qui s'étaient ouvertes si souvent pour donner, se crispèrent avidement comme les serres d'un avare. Il prit plaisir à éventrer tous les rouleaux, à faire scintiller l'or fauve sous la lueur d'une lampe fumeuse; il fit tinter à son oreille ces disques frémissants, qui sonnaient joyeusement les funérailles de Germaine.

La passion est un niveau brutal qui égalise tous les hommes. M. le duc de La Tour d'Embleuse aurait pu faire sa partie à neuf heures du matin, sous le vestibule de l'hôtel, dans le concert des domestiques. Cependant, l'éducation reprit le dessus. Le duc serra l'argent dans le tiroir et dit avec une froideur bien jouée: «C'est à Germaine; garde-le bien, ma fille. Tu nous en prêteras un peu pour faire bouillir la marmite. Nous avons dîné sommairement aujourd'hui. Si j'étais riche comme je le serai dans un mois, je vous mènerais souper au cabaret.» La malade et la mourante devinèrent la secrète convoitise du vieillard. Vous ne sauriez croire avec quel tendre empressement, avec quelle pitié respectueuse Germaine le força de puiser dans sa caisse, et de la duchesse lui fit sa toilette pour qu'il s'en allât souper à Paris. Il rentra vers deux heures du matin. Sa femme et sa fille entendirent un pas inégal dans le corridor qui longeait leur chambre. Mais ni l'une ni l'autre n'ouvrit la bouche, et chacune régla le bruit de sa respiration pour faire croire à l'autre qu'elle dormait.

Don Diego et Mme Chermidy passèrent une soirée orageuse. La belle Arlésienne commença par débiter à son amant toutes ses objections contre le mariage. Le comte, qui ne discutait jamais, lui répondit par deux raisons sans réplique: L'affaire est faite, et c'est vous qui l'avez voulu. Elle changea de note, et essaya l'effet des menaces. Elle jura de rompre avec lui, de le quitter, de reprendre son enfant, de faire un éclat, de mourir. La petite dame était belle dans son courroux: elle avait des airs de mésange effarouchée, auxquels un amoureux ne pouvait rester insensible. Le comte demanda grâce, mais sans rien rabattre de sa résolution. Il pliait comme ces bons ressorts d'acier qu'on fléchit à grand effort, et qui se redressent avec la promptitude de l'éclair. Alors elle ouvrit l'écluse de ses larmes; elle épuisa l'arsenal de ses tendresses. Elle fut pendant trois quarts d'heure la plus malheureuse et la plus aimante des femmes. Vous auriez cru, à l'entendre, qu'elle était la victime, et Germaine le bourreau. Don Diego pleura avec elle: les larmes coulaient sur sa figure mâle comme la pluie sur une statue de bronze. Il fit toutes les lâchetés que l'amour commande. Il parla de la future comtesse avec une froideur qui frisait le mépris; il jura sur son honneur qu'elle ne vivrait pas longtemps. Il offrit à Mme Chermidy de lui montrer Germaine avant le mariage. Mais sa parole était donnée, et les Villanera ne reviennent jamais sur ce qu'ils ont dit. Tout ce que la dame put obtenir, c'est qu'il viendrait la voir jusqu'au jour de la cérémonie, clandestinement, à l'insu de tout le monde, et surtout de sa mère.

Le lendemain, Mme de Villanera le conduisit à l'hôtel de Sanglié, et le présenta à sa nouvelle famille. Visite de cérémonie, qui dura un quart d'heure au plus. Germaine faillit s'évanouir en sa présence. Elle a dit plus tard que cette physionomie dure l'avait épouvantée, qu'elle avait cru voir entrer l'homme qui devait la mettre en terre. Quant à lui, il se sentait mal à l'aise. Cependant il trouva quelques paroles de politesse et de reconnaissance dont la duchesse fut touchée.

Il revint tous les jours, sans sa mère, tandis que les bans se publiaient. Il apportait un bouquet, suivant la coutume établie. Germaine le pria de choisir des fleurs sans parfum. Elle supportait difficilement les odeurs. Ces entrevues quotidiennes le gênaient beaucoup et fatiguaient Germaine; mais il fallait se conformer à l'usage. M. Le Bris craignit un moment que la malade ne succombât avant le jour fixé. Les craintes du docteur gagnèrent Mme Chermidy. Lorsqu'elle vit que Germaine était bien condamnée, elle eut peur de la voir finir trop tôt, et elle s'intéressa à sa vie. Quelquefois elle conduisait le comte jusqu'à la rue de Poitiers, et l'attendait dans sa voiture.

La duchesse avait compris qu'elle ne pouvait marier sa fille dans le galetas de l'hôtel de Sanglié. Elle loua pour mille francs par mois un bel appartement meublé dans une maison voisine. Germaine y fut portée sans accident, par un jour de soleil. C'est là que don Diego vint faire sa cour; la vieille comtesse y venait aussi souvent que lui, et elle y restait plus longtemps. Elle ne tarda pas à juger Mme de La Tour d'Embleuse, et la glace fut bientôt rompue. Elle admira les vertus de cette noble femme, qui avait cheminé pendant huit ans sous des portes basses sans courber la tête une seule fois. De son côté, la duchesse reconnut dans Mme de Villanera une de ces âmes d'élite que le monde n'apprécie point, parce qu'il s'arrête à l'enveloppe. Le lit de Germaine servit de trait d'union à ces deux mères. La vieille comtesse disputa plus d'une fois à Mme de La Tour d'Embleuse les fatigues et les dégoûts de l'état de garde-malade. C'était à qui se chargerait des soins les plus pénibles et de ces corvées où éclate le dévouement du sexe sublime.

Le vieux duc donnait à sa femme un supplément de soucis dont elle se fût bien passée. L'argent lui avait rendu une troisième jeunesse. Jeunesse sans excuse, dont les folies froides et refrognées n'intéressent plus personne. Il vivait hors de chez lui, et la sollicitude discrète de la duchesse n'osait s'enquérir de ses actions. Il cherchait, disait-il, à se distraire de ses chagrins domestiques. L'or de sa fille glissait entre ses doigts, et Dieu sait quelles sont les mains qui le ramassaient! Il avait perdu, en huit années de misère, ce besoin d'élégance qui ennoblit jusqu'aux sottises d'un homme bien né. Tous les plaisirs lui étaient bons, et il lui arriva d'apporter au chevet de Germaine les odeurs nauséabondes de l'estaminet. La duchesse tremblait à l'idée d'abandonner ce vieil enfant à Paris, avec plus d'argent qu'il n'en faut pour tuer dix hommes. De l'emmener en Italie, il n'y fallait pas songer. Paris était le seul endroit où il eût connu la vie, et son coeur était enchaîné au bitume des boulevards. La pauvre femme se sentait tirailler par deux devoirs contraires. Elle aurait voulu se déchirer en deux, pour adoucir les derniers moments de sa fille et pour ramener la vieillesse égarée de son incorrigible mari. Germaine assistait de son lit aux combats intérieurs qui bouleversaient la duchesse. A force de souffrir ensemble, la mère et la fille étaient arrivées à s'entendre sans rien dire et à n'avoir qu'une âme pour deux. Un jour, la malade déclara nettement qu'elle ne quitterait pas la France: «Ne suis-je pas bien ici? dit-elle. A quoi bon agiter sur les grands chemins un flambeau qui va s'éteindre?»

Mme de Villanera entra là-dessus avec le comte et M. Le Bris. «Chère comtesse, dit Germaine, tenez-vous absolument à m'envoyer en Italie? Je suis bien mieux ici pour ce que j'ai à faire, et je ne voudrais pas que ma mère s'éloignât de Paris.

—Eh! qu'elle y reste! dit la comtesse avec sa vivacité espagnole. Nous n'avons pas besoin d'elle, et je vous soignerai, moi, mieux que personne. Vous êtes ma fille, entendez-vous? et nous vous le prouverons.»

Le comte insista sur la nécessité du voyage, et le docteur fit chorus avec lui. «D'ailleurs, ajouta M. Le Bris, Mme la duchesse ne nous serait pas précisément utile. Deux malades dans une voiture n'avancent pas les affaires. Le voyage vous est bon, il fatiguerait Mme la duchesse.»

Au fond de l'âme, l'honnête garçon voulait épargner à la duchesse le spectacle de l'agonie de sa fille. Il fut convenu que Mme de La Tour d'Embleuse resterait à Paris. Germaine partirait avec son mari, sa belle-mère, son fils et le docteur.

M. Le Bris s'était engagé un peu étourdiment à quitter sa clientèle. Ce voyage pouvait lui coûter cher, s'il durait longtemps. Le difficile n'était pas de trouver un confrère qui prit soin de la duchesse et de ses autres malades; mais Paris est une ville où les absents ont tort, et celui qui ne s'y montre pas tous les jours y est bientôt oublié. Le jeune docteur avait pour Germaine une amitié solide, mais l'amitié ne nous emporte jamais jusqu'à l'oubli de nous-mêmes: c'est un des privilèges de l'amour.

De son côté, don Diego avait à coeur de faire grandement son devoir, et il voulait emmener Germaine avec son médecin légitime. Il demanda à M. Le Bris ce qu'il gagnait par année:

«Vingt mille francs, dit le docteur. Là-dessus, j'en touche cinq ou six mille.

—Et le reste?

—On me le doit. Nous autres médecins, nous n'avons pas recours aux huissiers.

—Feriez-vous le voyage d'Italie pour vingt mille francs par an?

—Mon pauvre comte, ne parlons pas d'années. Le reste de ses jours doit se compter par mois, peut-être par semaines.

—Mettons donc deux mille francs par mois et soyez à nous!»

M. Le Bris frappa dans la main du comte. L'intérêt se mêle à toutes les affections humaines. Il joue son rôle dans la comédie aussi bien que dans le drame. L'amour et la haine, le crime et la vertu, la vie et la mort ne s'entre-choquent jamais sans coudoyer un personnage brillant et sonore qui s'appelle l'argent.

C'est le docteur qui fut chargé de remettre à M. le duc de La Tour d'Embleuse le prix de sa fille. Don Diego n'aurait jamais su donner un million à un gentilhomme. M. Le Bris, qui connaissait le duc, s'acquitta facilement de la commission. Il lui porta une inscription de cinquante mille francs de rente et lui dit:

«Monsieur le duc, voici la santé de Mme la duchesse.

—Et la mienne! ajouta le vieillard. Vous nous avez rendu service, docteur, et je veux vous attacher à ma maison.»

Le jeune homme reprit finement:

«C'est chose faite, monsieur le duc.»

Il les soignait tous pour rien depuis trois ans.

Le matin du mariage on vint essayer la robe de Germaine. Elle se prêta doucement à cette triste plaisanterie. La couturière s'aperçut qu'un point du corsage s'était décousu.

«Je réparerai cela, dit-elle.

—A quoi bon? répondit la malade. Je ne l'userai pas.»

On lui apporta son voile et sa coiffure. Elle remarqua l'absence des fleurs d'oranger. «C'est bien, dit-elle; je craignais qu'on eût oublié quelque chose.»

Ces apprêts étaient d'une tristesse funèbre. «Maman, dit Germaine, vous rappelez-vous ces vers du poëte Jasmin, dont vous m'avez lu la traduction dans la Revue des Deux Mondes?

  Tous les chemins devraient fleurir,
  Car belle épousée va sortir;
  Devraient fleurir, devraient grener,
  Car belle épousée va passer!

Comment donc la pièce finissait-elle? Je ne me le rappelle plus. Ah! m'y voici!

  Tous les chemins devraient gémir,
  Car belle morte va sortir;
  Devraient gémir, devraient pleurer,
  Car belle morte va passer.

La duchesse fondit en larmes. Germaine lui demanda pardon de sa lâcheté. «Attendez, dit-elle, vous me verrez devant l'ennemi! Je dois porter dignement votre nom. Ne suis-je pas le dernier des La Tour d'Embleuse?»

Les témoins de don Diego furent l'ambassadeur d'Espagne et le secrétaire de la légation des Deux-Siciles. Ceux de Germaine étaient le baron de Sanglié et le docteur Le Bris. Tout le faubourg fut invité à la messe de mariage. M. de Villanera connaissait l'élite de Paris, et le vieux duc n'était pas fâché de ressusciter publiquement en millionnaire. Les trois quarts des invités furent exacts au rendez-vous; malgré la discrétion de toutes les parties intéressées, le public se doutait de quelque chose. Dans tous les cas, c'est un spectacle rare et curieux que le mariage d'une mourante. Minuit sonnant, deux ou trois cents voitures, qui venaient du bal ou du théâtre, ouvrirent leurs portières sur la petite place de Saint-Thomas-d'Aquin.

La mariée descendit le marchepied dans les bras du docteur Le Bris. On la trouva moins pâle qu'on n'avait espéré. Elle avait prié sa mère de lui mettre du rouge pour jouer cette comédie.

Elle s'avança d'un pas ferme jusqu'au prie-Dieu qui lui était destiné. Son père lui donnait la main et marchait triomphalement à sa gauche en lorgnant l'assistance. Le singulier vieillard ne put retenir une exclamation en apercevant dans la foule un charmant visage à demi voilé. Il s'écria comme sur le boulevard: «Jolie femme!»

C'était Mme Chermidy qui venait juger par ses yeux combien la mariée avait encore à vivre.

Après la cérémonie, une chaise attelée de quatre chevaux de poste emporta les voyageurs vers la barrière Fontainebleau. Mais elle tourna bride au boulevard extérieur et revint à l'hôtel de Villanera. Il fallait prendre le petit Gomez et donner à Germaine quelques heures de repos. C'est la docteur Le Bris qui coucha la mariée.

IV

VOYAGE EN ITALIE.

Germaine dormit peu la première nuit de ses noces. Elle était couchée dans un grand lit à baldaquin, au milieu d'une chambre inconnue. Une veilleuse d'albâtre pendue au plafond éclairait mal les tapisseries. Mille figures grimaçantes se détachaient de la muraille et semblaient danser autour du lit. Pour la première fois depuis vingt ans, la duchesse, qui ne s'était jamais éloignée de sa fille, lui manquait. Elle était remplacée par Mme de Villanera, grande ombre attentive, mais disgracieuse à faire peur. Dans un milieu si peu rassurant, la pauvre fille n'osait ni veiller ni dormir. Elle fermait les yeux pour ne pas voir les tapisseries, mais elle les rouvrait aussitôt. D'autres images plus effrayantes se glissaient jusque sous ses paupières. Elle croyait voir la Mort en personne, comme les imagiers du moyen âge l'ont représentée sur les missels. «Si je m'endors, pensait-elle, personne ne viendra me réveiller: ils m'ont mise ici pour mourir.» Une grande pendule de Roule marquait les heures sur la cheminée. Les coups secs du balancier, la régularité inflexible du mouvement, lui donnèrent sur les nerfs: elle pria la comtesse d'arrêter sa pendule. Mais bientôt le silence lui parut plus redoutable que le bruit: elle fit rendre la vie à l'innocente machine.

Vers le matin, la fatigue fut plus forte que tous les soucis. Germaine laissa tomber ses paupières appesanties. Elle se réveilla presque aussitôt, et vit avec terreur que ses mains étaient croisées sur sa poitrine. Elle savait que c'est dans cette posture qu'on ensevelit les morts. Elle jeta hors des couvertures ses petits bras décharnés, et se cramponna au bois de lit comme à la vie. La comtesse s'empara de sa main droite, la baisa doucement et la garda sur ses genoux. Alors seulement la malade entra dans son repos et sommeilla jusqu'au jour. Elle rêva que la comtesse se tenait à sa droite avec des ailes blanches et une figure angélique. Elle voyait à sa gauche une autre femme dont il lui fut impossible de reconnaître la figure. Tout ce qu'elle en distingua, c'est un voile de guipure noire, deux grandes ailes de cachemire et des griffes de diamants. Le comte marchait d'un pas agité; il allait d'une femme à l'autre, et chacune des deux lui parlait à l'oreille. Enfin le ciel s'ouvrit; il en descendit un bel enfant joufflu, semblable à ces petits chérubins qui gardent le tabernacle des églises. Il vola en souriant vers la malade; elle étendit les bras pour le recevoir, et le mouvement qu'elle fit la réveilla.

Comme elle ouvrait les yeux, une portière s'écarta sans bruit; elle vit entrer la vieille comtesse en costume de voyage, et le jeune Gomez trottant à ses côtés. L'enfant sourit par instinct à cette belle petite femme blanche qui avait des cheveux en or, et il fit mine de grimper sur le lit. Germaine essaya de le prendre, mais elle n'était pas assez forte. Mme de Villanera l'enleva comme une plume et le jeta doucement parmi les oreillers de sa nouvelle mère.

«Ma fille, dit-elle avec une émotion mal contenue, je vous présente le marquis de los Montes de Hierro.»

Germaine prit l'enfant par la tête et l'embrassa deux ou trois fois. Le petit Gomez se laissa faire de bonne grâce; je crois même qu'il lui rendit un baiser. Elle le regarda longtemps et sentit son coeur s'émouvoir. Je ne sais quel travail se fit au fond de sa pensée; mais, après un effort invisible, elle dit à demi-voix: «Mon fils!»

La douairière l'embrassa pour cette bonne parole.

«Marquis, dit-elle, voici ta petite mère.»

L'enfant répéta en souriant: Mère!

«Veux-tu, demanda Germaine, que je sois ta mère?

—Oui, dit-il.

—Pauvre petit, ce n'est pas pour longtemps; non!

—Non!» fit l'enfant sans comprendre ce qu'il disait.

Dès ce moment le fils et la mère furent deux amis. Le petit Gomez ne voulut plus sortir de la chambre, et il assista d'autorité à la toilette de Germaine. Elle le tenait sur ses genoux quand le comte de Villanera vint souhaiter le bonjour à sa femme et lui baiser la main. Elle éprouva une sorte de honte de se voir ainsi surprise, et elle laissa glisser l'enfant sur le tapis.

Germaine n'avait encore aimé que sa mère et son père. Elle n'avait pas été en pension; elle n'avait pas eu d'amies; elle n'avait pas aperçu dans un parloir les grands frères de ses amies. Le gaspillage d'amour et d'amitié qui se fait dans les pensionnats, et qui use avant le temps le coeur des jeunes filles, n'avait pas entamé les richesses de son âme. Elle aima donc sa belle-mère et son fils en prodigue qui ne craint pas de se ruiner; elle voua au docteur Le Bris une tendresse fraternelle, mais il lui semblait impossible d'aimer son mari: cela seul était au-dessus de ses forces; il valait mieux y renoncer. Non que le comte fût un homme désagréable; une autre que Germaine l'aurait trouvé parfait. De tous ses compagnons de voyage, il fut assurément le plus patient, le plus attentif et le plus délicat; un chevalier d'honneur chargé d'escorter une jeune reine n'aurait pas mieux fait son devoir. C'était lui qui disposait toutes choses pour la marche et pour le repos, réglait le pas des chevaux, choisissait les gîtes et préparait les logements. On marchait à petites journées, de manière à faire dix lieues en deux étapes.

Cette façon de courir pourrait user la patience d'un homme jeune et bien portant: don Diego ne craignait que d'aller trop vite et de fatiguer Germaine. Il était fumeur, je crois vous l'avoir dit. Dès le premier jour du voyage, il se réduisit à fumer deux cigares par jour, un le matin avant de partir, l'autre le soir avant de se coucher. Mais un matin la malade lui dit:

«N'avez-vous pas fumé? Je le sens à l'odeur de vos habits.»

Il laissa ses cigares à la première auberge, et ne fuma plus.

La malade acceptait tout de son mari sans lui savoir gré de rien. Ne lui avait-elle pas donné plus qu'il ne pourrait jamais rendre? Elle se répétait à tout propos que don Diego la soignait par devoir, ou plutôt par acquit de conscience; que l'amitié n'entrait pour rien dans toutes ses attentions; qu'il jouait froidement le rôle d'un bon mari; qu'il aimait une autre femme; qu'il ne s'appartenait pas; qu'il avait laissé son coeur en France. Elle songeait enfin que cet homme, si soigneux de la faire vivre longtemps, l'avait épousée dans l'espérance qu'elle mourrait bientôt, et elle s'indignait de le voir retarder de tous ses efforts l'événement qu'il hâtait de tous ses voeux.

Elle fut aussi dure pour lui qu'elle était douce pour tout le monde. Elle occupait le fond de la voiture avec la vieille comtesse. Don Diego, le docteur et l'enfant tournaient le dos aux chevaux. Si parfois l'enfant grimpait sur ses genoux, si la douairière, endormie par un mouvement monotone, laissait tomber sa tête sur cette épaule amaigrie, elle jouait avec l'enfant, elle berçait la douairière. Mais il ne fallait pas même que son mari lui demandât comment elle se trouvait.

Elle lui répondit un jour avec une cruauté sanglante: «Cela va bien; je souffre beaucoup.» Don Diego regarda le paysage, et pleura sur les roues de la voiture.

Le voyage dura trois mois, sans changer ni la santé ni l'humeur de Germaine. Elle n'allait ni mieux ni plus mal; elle traînait. Elle avait toujours son mari en grippe, mais elle s'accoutumait à lui. L'Italie entière passa le long de sa voiture sans qu'elle s'intéressât à rien, ni qu'elle voulût se fixer quelque part. Il est vrai qu'en hiver l'Italie ressemble beaucoup à la France. Il y gèle un peu moins, mais il y pleut beaucoup plus.

Le climat de Nice lui aurait fait grand bien. Don Diego avait déjà loué, sur la promenade des Anglais, une jolie villa peinte en rose, avec un jardin d'orangers en plein rapport. Mais elle s'ennuya de voir défiler au long du jour toute une population de poitrinaires. Les condamnés qu'on exile à Nice se font peur les uns aux autres, et chacun d'eux lit sa destinée dans la pâleur de son voisin. «Allons à Florence!» dit-elle. Don Diego fit atteler pour Florence.

Elle trouva que la ville avait un air de fête qui semblait narguer son malheur. La première fois qu'on la conduisit à la promenade, qu'elle entendit la musique des régiments autrichiens, et que les bouquetières joufflues lancèrent des fleurs dans sa voiture, elle reprocha durement à son mari de l'avoir exposée à un contraste si cruel. Restait Pise; on l'y porta. Elle voulut voir le Campo santo et le chef-d'oeuvre épouvantable d'Orcagna. Ces peintures funèbres, ces tableaux de la Mort, maîtresse de la vie, frappèrent son imagination. Elle sortit de là plus morte que vive.

Elle exprima le désir d'aller jusqu'à Rome. Le climat de la grande ville ne pouvait pas lui faire grand bien, mais elle semblait arrivée à ce point où le médecin ne refuse plus rien à son malade. Elle vit Rome, et crut entrer dans une vaste nécropole. Ces rues désertes, ces palais vides, ces grandes églises où l'on voit d'espace en espace un fidèle agenouillé, prirent à ses yeux une physionomie sépulcrale.

Elle partit pour Naples, et ne s'y trouva pas mieux. On l'avait logée à Sainte-Lucie. Le plus beau golfe de l'univers roulait et déroulait ses eaux bleues devant elle; le Vésuve fumait sous ses fenêtres; la place était bien choisie pour vivre et mourir. Mais elle supportait impatiemment les bruits de la rue, le cri aigu des cochers, le pas sonore des patrouilles suisses, et la chanson des pêcheurs. Elle maudit cette ville criarde et remuante où il n'est pas même permis de souffrir en paix. On offrit de lui trouver dans le voisinage une retraite plus tranquille; elle voulut chercher elle-même, et fit une débauche de mouvement qui l'épuisa en quelques jours. Le docteur admirait qu'elle eût résisté à tant de fatigues. Il fallait que la nature eût construit son corps avec des matériaux solides, ou qu'une âme bien vigoureuse retardât la ruine de cet édifice croulant.

On lui montra Sorrente et Castellamare; on la promena pendant huit jours de village en village sans la décider à faire un choix. Un soir, elle eut la fantaisie de visiter Pompeï au clair de lune. «C'est une ville dans mon genre, dit-elle avec un sourire amer. Il est juste que les débris se consolent entre eux.» Il fallut la traîner pendant deux heures sur le pavé inégal de la ville morte. C'est une promenade délicieuse pour un esprit qui se porte bien. La journée avait été belle; la nuit était presque tiède. La lune éclairait les objets comme un soleil d'hiver. Le silence ajoutait au spectacle un charme doux et solennel. Les ruines de Pompeï n'ont pas la grandeur écrasante de ces monuments romains qui inspirèrent de si longues phrases à Mme de Staël. C'est le reste d'une ville de dix mille âmes; les édifices privés et publics y ont une petite physionomie provinciale. En entrant dans ces rues étroites, en ouvrant ces maisonnettes, on pénètre dans la vie intime de l'antiquité, on est reçu en ami chez un peuple qui n'est plus.

Vous trouvez là dedans un singulier mélange du sentiment artistique qui distinguait les anciens et du mauvais goût qui appartient aux petits bourgeois de tous les temps. Rien n'est plus plaisant que de découvrir sous la poussière de vingt siècles des jardinets pareils à ceux des Invalides, avec le jet d'eau microscopique, les petits canards de marbre et la statuette d'Apollon au milieu. Voilà le domaine d'un citoyen romain qui vivait de ses rentes en l'an 79 de l'ère chrétienne! La gaieté champenoise du docteur s'ébattait doucement au milieu de ces curieux débris. Don Diego traduisait à sa femme les récits interminables du gardien. Mais l'impatience fébrile de la malade brûlait tout le plaisir du voyage. La pauvre fille ne s'appartenait plus; elle était à son mal et à la mort prochaine. Elle ne marchait que pour se sentir vivre, et ne parlait que pour entendre le bruit de sa voix. Elle allait en avant, revenait sur ses pas, demandait à revoir ce qu'elle avait vu, s'arrêtait en chemin et s'ingéniait à chercher des caprices que personne ne pût satisfaire. Sur les neuf heures, le froid la prit, et elle proposa de retourner à l'auberge. «Décidément, dit-elle, je veux mourir ici; j'y serai tranquille.» Mais elle s'avisa que le Vésuve n'avait peut-être pas dit son dernier mot, et qu'il pourrait verser une nappe de feu sur sa tombe. Elle parla de retourner à Paris, et se mit au lit avec un frisson de mauvais augure.

La douairière soupa auprès d'elle. L'enfant était couché depuis longtemps. L'aubergiste de la Couronne de fer invita les hommes à descendre à la salle à manger: ils y seraient mieux que dans une chambre de malade, et ils auraient de la compagnie. Le docteur accepta la proposition, et don Diego le suivit.

La compagnie se réduisait à deux personnes: un gros peintre français, gaillard de bonne humeur, et un jeune Anglais rose comme une crevette. Ils avaient vu rentrer Germaine, et ils avaient deviné sans peine de quel mal elle mourait. Le peintre professait une philosophie gaie, comme tout homme qui digère bien. «Moi, monsieur, disait-il à son voisin, si jamais je suis pris de la poitrine, ce qui n'est pas probable, je ne me dérangerai pas d'une semelle. On guérit partout, on meurt partout. L'air de Paris est peut-être celui qui convient le mieux aux poitrinaires. On parle du Nil: c'est les aubergistes du Caire qui font courir ce bruit-là. Sans doute la vapeur du fleuve est bonne à quelque chose; mais le sable du désert, on ne le compte donc pas? Il vous entre dans les poumons, il s'y loge, il s'y amasse, et bonsoir!… Vous me direz: mourir pour mourir, on a bien le droit de choisir la place. C'est une idée que je comprends. Avez-vous voyagé dans la régence de Tunis?

—Oui.

—Vous n'avez vu couper le cou à personne?

—Non.

—Eh bien, vous avez perdu. Voilà des gens qui tiennent à choisir leur place! Lorsqu'un Tunisien est condamné à mort, on lui donne jusqu'au coucher du soleil pour choisir l'endroit où il lui plaît d'avoir la tête coupée. De grand matin, deux bourreaux le prennent bras dessus, bras dessous, et l'emmènent dans la campagne. Chaque fois qu'ils arrivent à quelque joli coin de paysage, une fontaine, deux palmiers, les exécuteurs disent au patient: «Comment te trouves-tu ici? Il serait inutile de chercher mieux.—Allons plus loin, dit l'autre; il y a des mouches.» On le promène ainsi jusqu'à ce qu'il ait trouvé un endroit à sa convenance, et il se décide généralement au coucher du soleil. Il se met à genoux, les deux voisins tirent leurs couteaux et lui coupent familièrement la tête. Mais il a la consolation de mourir sur un terrain de son choix.

«J'ai connu à Paris une danseuse, fort bien portante du reste, qui était férue de la même idée. Elle s'était offert un terrain au Père-Lachaise. Elle allait le voir de temps en temps, et toujours avec un nouveau plaisir. Ses six mètres étaient situés dans un des plus beaux quartiers du cimetière; tous monuments bourgeois aux environs, et la vue sur la grande rue. Mais c'est surtout vous autres Anglais qui donnez dans ce travers-là. J'en ai rencontré un qui voulait se faire enterrer à Étretat, parce que l'air y est pur, qu'on y voit la mer, et qu'on n'y a jamais eu le choléra. On m'a parlé d'un autre qui achetait des terrains dans tous les pays où il passait, pour n'être pas pris au dépourvu. Malheureusement, il est mort dans la traversée de Liverpool à New-York, et le capitaine l'a fait jeter à l'eau.»

Don Diego et le docteur se seraient bien passés d'entendre ce discours, et ils allaient prier leur voisin de changer de conversation, quand le jeune Anglais prit la parole.

«Moi, monsieur, dit-il, j'étais malade, il y a deux ans, comme la jeune dame que nous avons vue passer. Les médecins de Londres et de Paris m'avaient signé mon passe-port, et je cherchais un terrain. Je l'ai choisi aux îles Ioniennes, dans la partie méridionale de Corfou. Je m'y suis installé en attendant mon heure, et je m'y suis trouvé si bien que l'heure a passé.»

Le docteur prit la parole avec ce sans façon qui règne dans les tables d'hôte d'Italie: «Vous avez été phthisique, monsieur?

—Au troisième degré, si toutefois la Faculté ne s'est pas moquée de moi.» Il cita les noms des médecins qui l'avaient traité et condamné. Il raconta comment il avait fini par se soigner lui-même, sans remèdes nouveaux, à la campagne, loin du bruit, dans l'attente de la mort, et sous le ciel de Corfou.

M. Le Bris lui demanda la permission de l'ausculter. Il s'y refusa avec une terreur comique. On lui avait conté l'histoire du médecin qui tua son malade pour savoir comment il avait guéri.

Une heure après, le comte était assis au chevet de Germaine. La malade avait la figure rouge, la parole haletante. «Venez ici, dit-elle à son mari. J'ai à vous parler sérieusement. Remarquez-vous que je vais mieux ce soir? Je suis peut-être en voie de guérison. Voilà votre avenir compromis. Si j'allais vivre! Je vous ai déjà fait perdre trois mois; personne ne s'y attendait. Nous avons la vie dure dans ma famille: il faudra me tuer. Vous en auriez le droit, je le sais; vous avez payé pour cela. Mais laissez-moi encore quelques jours: la lumière est si belle! Il me semble que l'air devient plus doux à respirer.»

Don Diego lui prit la main: elle était brûlante. «Germaine, lui dit-il, je viens de dîner avec un jeune Anglais que je vous montrerai demain. Il était plus malade que vous, à ce qu'il assure; le ciel de Corfou l'a guéri. Voulez-vous que nous allions à Corfou?»

Elle se leva sur son séant, le regarda dans les yeux, et lui dit avec une émotion qui tenait du délire:

«Dis-tu vrai?… Je pourrais vivre?… Je reverrais ma mère? Ah! si tu me sauvais, toute ma vie serait trop peu pour payer tant de reconnaissance. Je te servirais en esclave; j'élèverais ton fils; j'en ferais un grand homme!… Malheureuse! ce n'est pas pour cela que tu m'as choisie. Tu aimes cette femme, tu la regrettes, tu lui écris, tu aspires au moment de la revoir, et toutes les heures de ma vie sont des vols que je te fais!»

Elle fut au plus mal pendant deux jours, dans cette chambre d'auberge, et l'on crut qu'elle mourrait sur les ruines de Pompeï. Cependant elle put se lever dans la première semaine d'avril. On la conduisit à Naples; on l'embarqua sur un paquebot qui partait pour Malte, et de là un vapeur du Lloyd autrichien la transporta jusqu'au port de Corfou.

V

LE DUC.

M. et Mme de La Tour d'Embleuse avaient dit adieu à leur fille dans la sacristie de Saint-Thomas d'Aquin. La duchesse avait beaucoup pleuré; le duc avait pris la séparation plus gaiement, pour rassurer sa femme et sa fille; peut-être aussi parce qu'il n'avait pas trouvé de larmes dans ses yeux. Au fond du coeur, il ne s'attendait pas à la mort de Germaine. Lui seul, avec la vieille comtesse de Villanera, croyait au miracle de la guérison. Ce chevalier servant de la fortune était fermement convaincu qu'un bonheur ne vient jamais seul. Tout lui semblait possible, depuis qu'il avait repris le dessus et que la veine lui était revenue. Il commença par prédire le rétablissement de sa femme, et l'événement lui donna raison.

La duchesse était d'une constitution robuste, comme toute sa famille. Les fatigues, les veilles et les privations avaient eu grande part à la maladie critique que l'âge lui avait apportée. Ajoutez les angoisses quotidiennes d'une mère qui attend le dernier soupir de sa fille. Mme de La Tour d'Embleuse souffrait autant et plus des douleurs de Germaine que des siennes. Lorsqu'elle fut séparée de sa chère malade, elle se remit peu à peu, et elle partagea moins péniblement des maux qu'elle ne voyait plus. L'imagination nous fait souffrir aussi bien que les sens, mais un malheur éloigné de nos yeux perd quelque chose de sa crudité. Si nous voyons écraser un homme dans la rue, nous éprouvons une douleur physique, comme si la voiture nous avait blessés nous-mêmes; le récit de cet événement dans les Faits divers d'un journal nous effleure assez légèrement. La duchesse ne pouvait être ni heureuse ni tranquille, mais du moins elle échappa à l'action directe du danger sur son système nerveux. Elle ne fut jamais rassurée, mais elle ne vécut pas dans l'attente du dernier soupir de sa fille. Elle n'ouvrit jamais sans trembler une lettre d'Italie; mais, dans l'intervalle de chaque courrier, elle eut des instants de répit. Aux vives angoisses qui la torturaient, succéda une douleur sourde, que l'accoutumance lui rendit familière. Elle éprouva le triste soulagement d'un malade qui est passé de l'état aigu à l'état chronique.

Un ami du jeune docteur lui donnait ses soins deux ou trois fois par semaine; mais son vrai médecin était toujours M. Le Bris. Il lui écrivait régulièrement, ainsi qu'à Mme Chermidy, et, quoiqu'il s'étudiât à ne jamais mentir, les deux correspondances ne se ressemblaient guère. Il répétait à la pauvre mère que Germaine vivait, que la maladie s'était arrêtée en chemin, et que cette heureuse suspension d'une marche fatale pouvait faire espérer un miracle. Il ne se vantait pas de la guérir, et il disait à Mme Chermidy que Dieu seul pouvait ajourner indéfiniment le veuvage de don Diego. La science était impuissante à sauver la jeune comtesse de Villanera. Elle vivait encore, et la maladie semblait s'être arrêtée en route, mais comme un voyageur se repose dans une auberge, pour mieux marcher le lendemain. Germaine était toujours faible pendant le jour, fiévreuse et agitée aux approches de la nuit. Le sommeil lui refusait ses consolations; l'appétit lui venait par caprices, et elle repoussait les mets avec dégoût dès qu'elle les avait effleurés. Sa maigreur était effrayante, et Mme Chermidy aurait eu plaisir à la voir. Cette peau limpide et transparente accusait chaque saillie osseuse et chaque pli musculaire; les pommettes des joues semblaient sortir de la figure. Il fallait, en vérité, que Mme Chermidy fût bien impatiente pour demander quelque chose de mieux!

Le duc n'en savait pas si long, et il célébrait déjà par des réjouissances variées la guérison de sa fille. Dans l'âge de la sagesse, ce vieillard, dont on eût respecté les cheveux blancs s'il n'avait pris soin de les teindre, résistait mieux qu'un jeune homme à toutes les fatigues du plaisir. On devinait aisément qu'il serait plus tôt au bout de ses écus qu'au bout de ses besoins et de ses forces. Les hommes qui sont entrés tard dans la vie trouvent des réserves extraordinaires pour leurs dernières années.

Il avait peu d'argent comptant, tout millionnaire qu'il était. Le premier semestre de ses rentes devait échoir au 22 juillet; en attendant, il fallait vivre sur les 20 000 fr. de la corbeille. C'était assez pour le ménage et pour les petites dettes, qui attendent moins patiemment que les grosses. Si la duchesse avait eu la disposition de cette modeste fortune, elle aurait mis la maison sur un pied honorable; mais le duc avait toujours tenu l'argent sous sa clef, lorsqu'il y avait eu de l'argent au logis. Il satisfit peu de créanciers; il refusa poliment d'acheter des meubles, et garda, en dépit de la duchesse et de la raison, un appartement de 12 000 francs, où il n'était presque jamais. De temps en temps il donnait un louis à Sémiramis pour les dépenses de la cuisine, mais il ne songea pas à demander combien on lui devait pour ses gages. Il acheta deux ou trois robes magnifiques à la duchesse, qui manquait du linge le plus nécessaire. Ce qu'il employait chaque jour à ses dépenses personnelles était un secret entre son tiroir et lui.

Ne croyez pas cependant qu'il affichât l'égoïsme odieux de certains maris qui jettent l'argent sans compter et veulent connaître à un centime près les déboursés de leurs femmes. Il accordait à la duchesse autant de liberté pour les petites dépenses qu'il s'en réservait pour les grandes. Il était toujours cet homme poli, prévenant et tendre que la pauvre femme adorait jusque dans ses fautes. Il s'informait de sa santé avec une attention presque filiale. Il lui répétait au moins une fois par jour: «Vous êtes mon ange gardien.» Il lui donnait des noms si doux que, sans le témoignage des miroirs, elle aurait pu se croire à vingt ans. C'est quelque chose, cela; et le plus mauvais mari n'est méprisable qu'à moitié lorsqu'il laisse une douce illusion à sa victime. Un grand artiste qui a vu notre société avec les yeux de Balzac, et qui l'a mieux dessinée, M. Gavarni, a mis ce singulier jugement dans la bouche d'une femme du peuple: «Mon homme, un chien fini; mais le roi des hommes!» Traduisez la phrase en style noble, et vous comprendrez l'amour obstiné de la duchesse pour son mari.

Cependant le vieillard descendait rapidement tous les échelons qu'un homme bien né peut descendre. Lorsque le bruit de sa nouvelle fortune se fut répandu dans Paris, il retrouva au Bois un certain nombre d'anciennes connaissances qui avaient pris l'habitude de détourner la tête à sa rencontre. On l'invita dans quelques-uns de ces salons du faubourg Montmartre, où les hommes les plus élégants et les plus honorables vont quelquefois porter la bonne compagnie et chercher la mauvaise. Il retrouva ça et là des meubles qu'il avait achetés de son argent; il regarda l'heure à des pendules dont il avait payé la facture. La rage du jeu, qui sommeillait en lui depuis plusieurs années, se réveilla plus ardente qu'autrefois; mais il joua en dupe, autour de ces tapis suspecte où la police vient de temps en temps balayer les enjeux. Ce monde dangereux, qui excelle à flatter tous les vices dont il vit, ménagea une rentrée triomphale au duc de La Tour d'Embleuse. On applaudit en lui cette jeunesse posthume qui sortait de la misère comme Lazare de son tombeau. On lui prouva qu'il avait vingt ans; il essaya de se le prouver à lui-même. Il se remit à souper, au grand détriment de son estomac; il but du vin de Champagne, fuma des cigares et casse des bouteilles. Dans ces sortes de réunions, la dignité reste au vestiaire. Cependant les nouveaux débarqués de la province, les étrangers égarés à Paris ou les fils de famille échappés de tutelle, admirèrent les grandes façons et la tournure aristocratique de ce gentilhomme déchu. Les hommes le respectaient plus qu'il ne se respectait lui-même; les femmes contemplaient en lui une ruine qu'elles avaient faite et qui tenait bon, malgré tout. Dans un certain recoin de la société, on fait plus de cas d'un vétéran qui a mangé cent vingt mille livres de rente que d'un soldat qui a perdu deux bras sur le champ de bataille.

Il suivit cette société sur tous les terrains où elle se transporte. Il fut assidu aux premières représentations des petits théâtres; on le remarqua aux avant-scènes des Folies-Dramatiques. Le respect de son nom, qui l'avait accompagné dans la première moitié de sa carrière, parut l'abandonner sans retour. Il devint en deux mois le vieillard le plus affiché de Paris. Peut-être aurait-il mis plus de retenue dans sa conduite si le bruit de ses actions avait pu arriver jusqu'à sa famille. Mais Germaine était en Italie; la duchesse était cloîtrée au faubourg; il n'avait rien à ménager.

Le contraste de son nom et de sa conduite lui fit en peu de temps une popularité de bas étage dont il se laissa enivrer. On le vit, à la sortie du spectacle, dans un café du boulevard du Temple, entouré de figurants au menton bleu et de comédiens infimes qui buvaient du punch en son honneur, le contemplaient de tous leurs yeux éraillés, et se disputaient la gloire de serrer la main à un duc qui n'était pas fier. Il tomba plus bas encore, s'il est possible. Dans un temps où les Porcherons sont bien passés de mode, il franchit les barrières avec sa compagnie, et s'assit plus d'une fois devant un saladier de vin rouge, à la table d'un cabaret. Il est bien difficile, au XIXe siècle, de s'encanailler avec élégance. C'est un tour de force que la cour de Louis XV a tenté avec quelque succès. Deux ou trois grands seigneurs français et étrangers ont essayé de faire revivre ces traditions du bon temps, mais en pure perte. L'âme la plus hautaine croule avec une rapidité incroyable dans les divertissements malsains et les fêtes nauséabondes des faubourgs. Les seules débauches auxquelles on résiste quelque temps sont celles qui coûtent fort cher. Le contentement de peu, qui est une vertu chez les hommes de travail, est le dernier degré de l'abaissement chez les hommes de plaisir.

Le pauvre duc était au plus bas quand deux personnes lui tendirent la main par des motifs bien différents. Ses sauveurs furent le baron de Sanglié et Mme Chermidy.

M. de Sanglié venait de temps en temps sonner chez les La Tour d'Embleuse. Il était leur ancien propriétaire, le témoin du mariage de Germaine, et l'ami de la famille. Il trouvait toujours la duchesse, jamais le duc; mais tout Paris lui donnait des nouvelles de son déplorable ami. Il résolut de le sauver comme il l'avait logé autrefois, pour l'honneur du faubourg.

Le baron est ce qu'on appelle encore aujourd'hui un parfait gentilhomme. Il n'est pas beau, et il a quelque peu la physionomie de son nom. Sa grosse figure colorée se cache dans un buisson de barbe rousse. Il est robuste comme un chasseur, avec une pointe de ventre, et vous ne lui donneriez pas plus de quarante ans, quoiqu'il en ait cinquante. Les barons de Sanglié datent d'une époque où l'on bâtissait solidement. Assez riche pour mener grand train sans rien faire, il se traite en ami, prend soin de sa personne, et vit pour vivre bien. Son costume et sa tournure sont également aristocratiques. On le rencontre le matin dans des vêtements larges, solides, confortables et d'une élégance coquettement négligée. Le soir, il est irréprochable sans avoir l'air habillé. Il est de ces hommes fort rares dont la tenue ne frappe jamais les yeux: on dirait que leurs habits ont poussé sur eux et sont le feuillage naturel de leur personne. Ses redingotes se font à Londres et ses habits à Paris. Il a soin de son corps, cet autre vêtement de l'homme. Il monte à cheval tous les jours et fréquente le jeu de paume; le soir il est abonné aux deux opéras, et il fait le whist à son club. Beau joueur, bon convive et buveur magnifique; grand connaisseur en cigares, grand amateur de tableaux, assez bon cavalier pour gagner un steeple-chase, trop sage pour faire courir et jeter sa fortune dans une écurie d'entraînement; indifférent aux livres nouveaux, insouciant des choses politiques, prêteur facile à ceux qui peuvent rendre, généreux à l'occasion pour ceux qui n'ont rien, très-rond avec les hommes, d'une politesse cavalière avec les femmes, il est aimable et bon comme tous les égoïstes intelligents. Faire le bien sans s'incommoder, c'est encore de l'égoïsme.

Le sauvetage du pauvre duc n'était pas une opération facile. Le baron n'en serait jamais venu à bout sans un auxiliaire puissant, la vanité. Elle surnageait encore un peu, dans ce triste naufrage de toutes les vertus aristocratiques; M. de Sanglié le prit par là, comme on arrête un noyé par les cheveux.

Il s'en alla le chercher jusque dans les bouges où il traînait son nom et sa caste. Il lui frappa rudement sur l'épaule et lui dit, avec cette franchise qui cache si bien la flatterie: «Que faites-vous ici, mon cher duc? Vous n'êtes pas à votre place. Tout le monde vous désire au faubourg, hommes et femmes; m'entendez-vous bien? Tous les La Tour d'Embleuse y ont tenu leur rang depuis Charlemagne: je ne vous reconnais pas le droit de faire banqueroute à vos ancêtres. Nous avons tous besoin de vous. Eh, morbleu! si vous vous enterrez ici, à la fleur de l'âge mûr, qui est-ce qui nous donnera des leçons d'élégance? qui est-ce qui nous apprendra la grande vie, l'art de manger proprement une fortune et l'art de plaire aux femmes, qui va se perdant tous les jours?»

Le duc répondit en grommelant, comme un buveur réveillé mal à propos. Il cuvait en paix sa nouvelle fortune; il ne se souciait pas de reprendre les habitudes gênantes que le monde impose à ses esclaves; une paresse invincible l'enchaînait aux plaisirs faciles qui n'exigent aucuns frais de toilette, de décence ou d'intelligence. Il prétendit qu'il était bien, qu'il ne voulait rien de mieux, et que chacun prend son plaisir où il le trouve.

«Venez avec moi, reprit le baron, et je jure de vous faire trouver des divertissements plus dignes de vous. Ne craignez pas de perdre au change: on vit bien dans notre monde, et vous le savez mieux que personne. Vous ne supposez pas que je sois venu ici pour vous ramener dans votre ménage: je vous aurais envoyé un missionnaire. Que diable! je suis un peu de votre école. Je ne méprise ni le vin, ni le jeu, ni l'amour; mais je maintiendrai contre tout le monde et contre vous-même qu'un duc de La Tour d'Embleuse ne doit s'enivrer, se ruiner ou se damner que dans la compagnie de ses pairs!»

C'est par des arguments de cette sorte que le vieillard se laissa convertir. Il revint, non pas à la vertu, la route était trop longue pour ses vieilles jambes, mais au vice élégant. M. de Sanglié le mena chez un grand tailleur du boulevard, comme on conduit un réfractaire chez le capitaine d'habillement. On le força d'endosser la livrée des gens du monde. Ce singulier malade était toujours idolâtre de sa vieille personne, mais il économisait depuis longtemps sur les frais du culte. Il avait gardé l'habitude de se teindre et de se peindre, et il ne négligeait aucune des pratiques qui pouvaient lui rendre une apparence de jeunesse; mais il ne détestait pas de paraître plus neuf que son habit. On lui prouva, par quelques mètres de drap fin, qu'un habit neuf rajeunit la tournure, et il confessa de lui-même que les tailleurs n'étaient pas gens à mépriser. C'était un grand pas en avant: un homme habillé est à moitié sauvé. Les pères de famille le savent bien: lorsqu'ils viennent à Paris arracher un enfant prodigue à la mauvaise compagnie, leur premier soin est de le conduire chez un tailleur.

Le baron se chargea de lancer son élève. Il le fit admettre à son club. On y dînait bien, et M. de La Tour d'Embleuse ne perdit pas à changer de cuisine. Avant sa conversion, la nourriture épicée des cabarets et l'usage des boissons frelatées irritaient son estomac, rougissaient sa langue et le condamnaient à une soif inextinguible. Il la trompait en buvant de plus belle, et le pauvre homme était dans un cercle vicieux dont il n'aurait pu sortir que par la mort. La duchesse s'effrayait quelquefois de son haleine ardente. Elle n'osait lui avouer ses terreurs, mais elle plaçait discrètement auprès de son lit quelque tisane fraîche et parfumée qu'il laissait perdre. La table d'hôte le rétablit insensiblement, quoiqu'il ne s'y privât de rien. L'appât du jeu le retint sous la férule de son sauveur. Les abonnés du club jouaient le whist et l'écarté avec une certaine hardiesse, mais sans intempérance. Les plus fortes parties du whist coûtaient rarement plus d'un louis la fiche: c'est une distraction sans danger pour un millionnaire. S'il aventurait un fort pari autour d'une table d'écarté, personne n'avait le droit de le rappeler à la raison; mais du moins on s'entendit pour ménager sa bourse. On le connaissait, et l'on s'intéressait à lui comme à un convalescent. Un joueur se comporte comme un sage ou comme un fou, selon qu'il est poussé ou retenu par ceux qui l'entourent. On le retint, et d'une main si délicate, qu'il ne sentit pas la bride.

Les salons les plus honorables lui ouvrirent leurs portes à deux battants. Toute aristocratie est naturellement franc-maçonne; et un duc, quoi qu'il ait fait, a des droits imprescriptibles à l'indulgence de ses égaux. Le faubourg Saint-Germain, comme le fils respectueux de Noé, couvrit d'un manteau de pourpre les anciens égarements du vieillard. Les hommes le traitèrent avec considération; les femmes, avec bienveillance. Dans quel pays ont-elles manqué d'indulgence pour les mauvais sujets? On le regarda comme un voyageur qui avait traversé des pays inconnus. Cependant, aucune femme n'osa lui demander ses impressions de voyage. Il se remit sans embarras au ton de la bonne compagnie, car il unissait à tous les défauts de la jeunesse cette flexibilité d'esprit qui en est la plus belle parure. On trouva en lui un homme digne de son nom et de sa fortune, et l'on comprit le choix de M. de Villanera, qui l'avait accepté pour beau-père.

Le baron lui avait promis des plaisirs plus vifs: il tint parole. Il ne l'enferma pas dans le faubourg comme dans une forteresse; il lui fit voir un peuple moins collet-monté. Il le conduisit sur la lisière du grand monde, dans quelques-uns de ces salons dont on médit sans preuves, mais non sans raison. Il le présenta à des veuves dont le mari n'était jamais venu à Paris, à des femmes légitimement mariées, mais brouillées avec leur famille, à des marquises exilées du faubourg à la suite d'une action d'éclat, à des personnes honorables qui menaient grand train sans fortune connue. Cette société mitoyenne touche par un côté au monde et par l'autre au demi-monde. Je ne conseillerai pas à une mère d'y conduire sa fille, mais bien des fils y vont avec leur père, et en sortent comme ils y sont entrés. On n'y trouve pas cette austérité de moeurs, cette vie patriarcale, ce ton parfait, ce langage digne et soutenu qui règne dans les vieux salons du faubourg, mais on y danse convenablement, on y joue sans tricher, et l'on n'y vole pas les paletots dans l'antichambre. C'est dans une de ces maisons que le duc tomba en présence de Mme Chermidy.

Elle le reconnut au premier coup d'oeil, pour l'avoir vu le jour du mariage. Elle savait qu'il était grand-père de son fils, père de Germaine et millionnaire aux dépens de don Diego. Une femme de l'étoffe de Mme Chermidy n'oublie jamais la figure d'un homme à qui elle a donné un million. Elle n'aurait pas été fâchée de le connaître de plus près, mais elle était trop fine pour risquer un pas en avant. Le duc lui épargna les trois quarts du chemin. Dès qu'il sut qui elle était, il se présenta lui-même, avec une impertinence dont le spectacle eût réjoui toutes les honnêtes femmes de Paris. Rien ne flatte plus profondément les femmes vertueuses que de voir traiter sans façon celles qui ne le sont pas.

Le duc n'avait pas l'intention d'offenser une jolie femme et de renier en un seul jour la religion de toute sa vie; mais il parlait aux gens dans leur langage, et il croyait savoir la nationalité de Mme Chermidy. Il s'assit familièrement auprès d'elle et lui dit:

«Madame, permettez-moi de vous présenter un de vos vieux admirateurs, le duc de La Tour d'Embleuse. J'ai déjà eu le plaisir de vous voir à Saint-Thomas d'Aquin. Nous sommes un peu de la même famille: alliés par les enfants. Permettez donc qu'en bon parent je vous tende la main gauche.»

Mme Chermidy, qui raisonnait avec la promptitude de l'éclair, comprit au premier mot la position qui lui était faite. Quelque réponse qu'elle imaginât, le duc avait le dessus. Au lieu d'accepter la main qu'il lui tendait, elle se leva par un mouvement de douleur et de dignité qui fit valoir toute la richesse de sa taille, et elle s'avança vers la porte sans retourner la tête, comme une reine outragée par le dernier de ses sujets.

Le vieillard fut pris au piège. Il courut à elle, et balbutia quelques paroles d'excuse. La belle Arlésienne jeta sur lui un regard si brillant, qu'il crut y voir glisser une larme. Elle lui dit à demi-voix, avec une émotion bien contenue ou bien jouée: «Monsieur le duc, vous ne savez pas, vous ne pouvez pas comprendre. Venez demain à deux heures; je serai seule, nous causerons.»

Là-dessus elle s'éloigna, en femme qui ne veut plus rien entendre, et cinq minutes plus tard la voiture roulait sur le sable de la cour.

Le pauvre duc avait été prévenu; il savait sa dame par coeur, et M. Le Bris la lui avait dépeinte sous ses couleurs naturelles. Mais il se reprocha ce qu'il avait fait, et il vécut jusqu'au lendemain dans un étonnement qui n'était pas exempt de remords. On dit cependant qu'un homme averti en vaut deux.

Il fut exact au rendez-vous, et se trouva face à face avec une femme qui avait pleuré.

«Monsieur le duc, lui dit-elle, j'ai fait tout mon possible pour oublier les paroles cruelles par lesquelles vous m'avez abordée hier soir. Je ne suis pas encore bien remise, mais cela viendra: n'en parlons plus.»

Le duc voulut réitérer ses excuses; il était dans une admiration profonde. Mme Chermidy avait employé sa matinée à faire une toilette irrésistible. Assurément elle paraissait encore plus belle que la veille au bal. Une femme est dans son boudoir comme un tableau dans son cadre. Elle profita du trouble où ses grâces avaient jeté M. de La Tour d'Embleuse, pour l'envelopper dans les plis d'une rhétorique irrésistible. Elle employa d'abord le respect timide qui convenait à une femme dans sa position. Elle témoigna une vénération exagérée pour l'illustre famille où elle avait introduit son fils; elle s'attribua l'honneur d'avoir choisi les La Tour d'Embleuse entre vingt grandes maisons du faubourg, et d'avoir relevé par la fortune un des plus beaux noms de l'Europe. Les mouvements moelleux, et la langueur mélancolique dont cet exorde fut accompagné persuadèrent le vieillard beaucoup mieux que les paroles, et il ne douta presque plus qu'il n'eût insulté sa bienfaitrice.

«Je comprends, reprit-elle, que vous n'ayez pas grande estime pour moi. Vous me plaindriez cependant, car vous avez uns belle âme, si vous saviez l'histoire de ma vie.»

Elle avait cette pantomime expressive des habitants du midi, qui ajoute tant de vraisemblance aux plus gros mensonges. Ses yeux, ses mains, son petit pied remuant, parlaient en même temps que ses lèvres et semblaient déposer en faveur de sa véracité. Lorsqu'on l'avait entendue une fois, on était aussi fermement convaincu que si l'on avait ouvert une enquête et interrogé des témoins.

Elle raconta sa naissance bourgeoise dans une riche propriété de la Provence. Ses parents, gros manufacturiers, destinaient à un négociant leur fille et leur fortune. Mais l'amour, ce maître inflexible de la vie humaine, l'avait jetée aux bras d'un simple officier. Sa famille s'était retirée d'elle, jusqu'au moment où les brutalités de M. Chermidy l'avaient chassée de la maison conjugale Pauvre Chermidy! une femme a toujours beau jeu contre un mari qui est en Chine!

Une fois veuve, ou à peu près, elle était venue à Paris, et elle y avait vécu modestement jusqu'à la mort de son père. Un héritage plus considérable qu'on ne l'espérait lui avait permis de tenir un certain rang. Quelques spéculations heureuses avaient accru son capital; elle était riche. L'ennui l'avait prise: on supporte mal la solitude à trente ans. Elle avait aimé le comte de Villanera dès la première vue, sans le connaître, au balcon des Italiens.

Le duc ne put s'empêcher de dire en lui-même que don Diego était un heureux gaillard.

Elle prouva ensuite par des regards où brillait une candeur sans réplique que M. de Villanera ne lui avait jamais rien donné que son amour. Non qu'il manquât de générosité; mais elle n'était pas femme à confondre les affaires de coeur et les affaires d'intérêt. Elle avait poussé le désintéressement jusqu'au sacrifice; elle avait cédé son enfant à la vieille comtesse de Villanera; elle avait fini par l'abandonner à une autre mère. Elle avait rendu la liberté à son amant. Le comte était marié; il voyageait pour rétablir la santé de sa jeune femme, et il n'écrivait même pas à la pauvre délaissée pour lui donner des nouvelles du petit Gomez!

Elle finit son discours en laissant tomber ses deux bras vers la terre avec un abandon plein d'élégance. «Enfin, dit-elle, me voici, plus seule que jamais, dans ce désoeuvrement du coeur qui m'a déjà perdue une fois. Des consolations, je n'en ai pas; des distractions, j'en trouverais assez; mais je n'ai pas le coeur au plaisir. Je connais quelques hommes du monde; ils viennent ici, tous les mardis soir, ressusciter l'esprit de conversation autour de mon feu. Je n'ose pas inviter M. le duc de La Tour d'Embleuse à ces réunions mélancoliques; je serais trop humiliée et trop malheureuse de son refus.»

Certes, la cloche de Mme Chermidy sonnait moins juste que celle du docteur Le Bris; mais le timbre en était si doux, que le duc se laissa tromper comme un enfant. Il plaignit la jolie femme, et promit de venir de temps en temps lui apporter des nouvelles de son fils.

Le salon de Mme Chermidy était, en effet, le rendez-vous d'un certain nombre d'hommes distingués. Elle savait les attirer et les retenir autour d'elle par un moyen moins héroïque que celui de Mme de Warens: elle s'en faisait aimer à moins de frais. Les uns connaissaient sa position, les autres croyaient à sa vertu; tous étaient persuadés que son coeur était libre, et que le dernier possesseur, qu'il s'appelât Villanera ou Chermidy, avait laissé une succession ouverte. Elle usait du bénéfice de sa position pour exploiter tous ses admirateurs au profit de sa fortune. Artistes, écrivains, hommes d'affaires, hommes du monde, la servaient simultanément dans la mesure de leurs moyens. C'étaient autant d'employés qu'elle payait en espérances. Un agent de change de ses amis lui faisait pour 20 000 francs de reports tous les mois; un peintre lui marchandait des tableaux, un spéculateur enrichi lui procurait des terrains. Services gratuits s'il en fut; mais aucun ne se lassait de lui être utile, parce qu'aucun ne désespérait de lui être cher. Aux impatients qui la serraient de trop près, elle montrait sa maison: une maison de verre. Elle mettait ses moindres actions au grand jour, pour rassurer la susceptibilité de don Diego; peut-être aussi pour opposer une barrière à ceux qui voudraient le prendre trop haut avec sa vertu.

Le duc profita des grandes entrées qui lui étaient offertes, et sa présence dans le salon de la rue du Cirque ne fut pas inutile à la réputation de Mme Chermidy. Elle arrêta certains bruits qui circulaient sur le mariage du comte; elle prouva à quelques âmes crédules qu'il n'y avait jamais rien eu entre la petite dame et M. de Villanera. Comment supposer que Mme Chermidy inviterait le beau-père de son amant, et qu'il viendrait chez elle?

Elle exploita cette nouvelle connaissance aussi habilement que les anciennes. Il lui importait de savoir au juste l'état de Germaine et le compte des jours qui lui restaient à vivre. M. de La Tour d'Embleuse lui confia un beau matin toutes les lettres du docteur Le Bris.

Cette lecture produisit en elle une telle révolution, qu'elle serait tombée malade si elle n'avait pas été plus forte que toutes les maladies. Elle se vit trahie par le docteur, par le comte et par la nature. Elle se représenta l'avenir le plus odieux que l'imagination d'une femme puisse concevoir. Une rivale de son choix lui enlevait son amant et son fils, sans crime, sans intrigue, sans calcul, avec l'appui de toutes les lois divines et humaines.

Cependant elle reprit courage en pensant que M. Le Bris avait voulu tromper la duchesse. Elle voulut voir les lettres de Germaine, et elle compta sur le duc pour satisfaire cette sinistre curiosité.

M. de La Tour d'Embleuse était en proie à une de ces passions finales qui achèvent le corps et l'âme des vieillards. Tous les vices qui le tiraillaient en sens divers, depuis un demi-siècle, avaient abdiqué au profit d'un seul amour. Lorsque les ingénieurs réunissent en un canal tous les ruisseaux dispersés dans la plaine, ils créent un fleuve assez puissant pour porter des navires.

Le baron de Sanglié, la duchesse et tous ceux qui s'intéressaient à lui étaient émerveillés du changement de ses moeurs. Il vivait aussi sobrement qu'un jeune ambitieux qui veut arriver par les femmes. Il était rare au club, et il n'y jouait plus. Le soin de sa toilette occupait toutes ses matinées. Il avait repris l'habitude du cheval, et il se promenait au Bois tous les jours de quatre à six. Il dînait avec sa femme toutes les fois qu'il n'était pas invité chez Mme Chermidy. Il allait le soir dans le monde pour la rencontrer; et aussitôt qu'elle avait pris sa sortie du bal, il venait dire bonsoir à sa femme et se mettre au lit. La peur de compromettre celle qu'il aimait lui rendit les habitudes de discrétion qui avaient voilé les premiers désordres de sa vie, et la duchesse le crut hors de danger au moment où il était perdu sans remède.

Mme Chermidy, grande artiste en séduction, affectait de le traiter avec une tendresse filiale. Elle le recevait à toute heure, même à l'heure de sa toilette. Elle ne lui refusait ni sa main ni son front à baiser; elle le choyait doucement, l'écoutait avec complaisance, acceptait ses caresses comme des marques de générosité, ne témoignait aucune crainte, et ne semblait pas soupçonner le sentiment brutal qu'elle attisait tous les jours. Pour le tenir à distance, elle n'employait qu'une seule arme: l'humilité. Elle était impitoyablement respectueuse. Elle se laissait donner tous les noms que l'amour peut inspirer à un homme, mais elle n'oublia pas une fois de l'appeler monsieur le duc. Le vieil insensé aurait sacrifié toute sa fortune pour que Mme Chermidy lui manquât de respect.

Il sacrifia d'abord ce qu'un honnête vieillard a de plus cher au monde, la sainteté du nom paternel. Il emprunta à la duchesse les lettres de Germaine, sous prétexte de les relire, et la noble femme pleura de joie en confiant un si cher trésor à son mari. Il courut sans perdre de temps à la rue du Cirque, et il y fut reçu à bras ouverts. Ces lettres que la malade avait griffonnées de sa petite main tremblante, ces lettres où elle ne manquait pas de mettre quelques baisers pour sa mère dans un cadre mal dessiné au-dessous de la signature; ces lettres que la duchesse avait mouillées de ses larmes, furent étalées, comme un jeu de cartes, sur une table de salon, entre un vieillard perdu et une femme perverse.

Mme Chermidy, déguisant sa haine sous un masque de compassion, chercha avidement quelques symptômes de mort au milieu des protestations de tendresse, et elle fut médiocrement satisfaite. L'odeur qui s'exhalait de cette correspondance n'était pas celle qui attire les corbeaux à la suite des armées. C'était comme le parfum d'une petite fleur chétive qui languit au souffle de l'hiver, mais qui s'épanouirait au soleil si la brise du midi venait écarter les nuages. La cruelle Artésienne trouva que la main était encore bien ferme, que l'esprit n'était pas éteint, que le coeur battait avec une vigueur inquiétante. Ce n'est pas tout, elle se sentit mordre d'un soupçon étrange. La malade racontait avec trop de complaisance les soins de son mari. Elle s'accusait d'ingratitude; elle se reprochait de mal répondre à ce qu'on faisait pour elle. Mme Chermidy rugit intérieurement à l'idée que le mari et la femme finiraient peut-être par s'attacher l'un à l'autre; que la pitié, la reconnaissance, l'habitude, uniraient ces deux jeunes âmes, et qu'un jour elle verrait s'asseoir entre don Diego et Germaine un convive qu'elle n'avait pas invité à leurs noces: l'Amour.

Cette profanation des lettres de Germaine eut lieu quelques jours après son arrivée à Corfou. Si Mme Chermidy avait pu voir de ses yeux son innocente ennemie, il est à croire qu'elle aurait conçu moins de peur que de pitié. Les fatigues du voyage avaient mis la pauvre enfant dans un état déplorable. Mais la maîtresse de don Diego se forgeait incessamment des monstres de guérison, et rêvait toutes les nuits qu'elle était supplantée sans ressource. Le jour où ses soupçons seraient changés en certitude, elle se sentait capable de tous les crimes. En attendant, par esprit de prudence et de vengeance, par désoeuvrement de jolie femme sans emploi, par une spéculation d'intérêt et de perversité, elle s'amusa à dépouiller M. de La Tour d'Embleuse. Elle trouva plaisant de lui reprendre le million qu'on lui avait donné, sauf à le lui rendre après la mort de sa fille. C'était une fiche de consolation qu'elle s'adjugeait en cas de malheur.

Le difficile n'était pas de se faire donner une inscription de rentes. Le duc se mettait tous les jours à ses pieds avec tout ce qu'il possédait. Il était d'un sang et d'un caractère à se ruiner sans le dire, et à vaincre sans sonner la victoire. Un homme bien né ne compromet pas une femme, l'eût-elle dépouillé de tout. Mais Mme Chermidy pensait qu'il serait plus digne d'elle de prendre un million sans rien donner en échange, et tout en gardant sa supériorité sur le donateur.

Un jour que le vieillard délirait à ses genoux et renouvelait pour la centième fois l'offre de sa fortune, elle le prit au mot et lui dit: «J'accepte, monsieur le duc.»

M. de La Tour d'Embleuse perdit la tête comme un aéronaute novice lorsqu'on vient de couper la corde du ballon, il se crut au septième ciel. La dame arrêta doucement ses transports et lui dit:

«Quand vous m'aurez donné un million, croirez-vous m'avoir payée?»

Il protesta du contraire; mais ses yeux disaient avec quelque raison que, du moment où la vertu se met en vente, un million n'est pas un mauvais prix.

Elle répondit à la pensée de son adversaire: «Monsieur le duc, les femmes parmi lesquelles vous me faites l'injustice de me ranger valent d'autant plus cher qu'elles sont plus riches. J'ai hérité de quatre millions; j'en ai bien gagné trois autres, dans les affaires, et ma fortune est si liquide que je pourrais la réaliser sans perte en un mois. Vous voyez qu'il y a peu de femmes en France qui aient le droit de se mettre à plus haut prix. Cela vous prouve aussi que j'ai le moyen de me donner pour rien. Si je vous aime assez, et cela viendra peut-être, l'argent ne sera rien entre nous. L'homme à qui je donnerai mon coeur aura le reste par-dessus le marché.»

Le duc tombait de haut: il porta rudement contre terre. Il était aussi malheureux de garder son million, qu'il avait été content de le recevoir. Mme Chermidy parut avoir pitié de lui. «Grand enfant, lui dit-elle, ne pleurez pas. J'ai commencé par vous dire que j'acceptais. Mais prenez garde à vous; je vais faire mes conditions.»

M. de La Tour d'Embleuse sourit comme un mourant qui voit le ciel s'ouvrir.

«C'est moi qui vous ai enrichi, lui dit-elle. Je vous connaissais de longue date; au moins, je connaissais votre réputation. Vous avez mangé votre bien avec une grandeur digne des temps héroïques. Vous êtes le dernier représentant de la vraie noblesse, dans cet âge dégénéré. Aussi êtes-vous, sans le savoir, le seul homme de Paris capable d'intéresser sérieusement l'esprit des femmes. J'ai toujours regretté que vous n'eussiez pas une fortune incalculable comme celle de don Diego: vous auriez été plus grand que Sardanapale. Faute de mieux, je vous ai fait donner un million: on fait ce qu'on peut. Mais je m'y suis mal prise, et l'événement n'a pas répondu à mes espérances. Vous avez dans votre tiroir un chiffon de papier qui ne vous sert à rien. Vous toucherez 25000 francs au 22 juin; d'ici là vous allez végéter. Vous ferez des dettes, et votre revenu n'enrichira que des créanciers. Donnez-moi votre inscription de rentes; je la ferai vendre par mon agent de change. Je prendrai le capital pour moi; soyez tranquille; vous ne le reverrez jamais. En revanche, il faut absolument que vous acceptiez le revenu. Ce n'est pas cinquante mille francs de rente que vous aurez; c'est quatre-vingt ou cent mille, peut-être davantage. Je connais la Bourse à fond, quoique les femmes n'y entrent pas: je sais qu'on y gagne tout ce qu'on veut avec quelques millions d'argent comptant. Les placements sur l'État sont une admirable invention pour les bourgeois qui veulent vivre modestement et sans souci. Pour les gens de notre sorte, qui ne craignent ni le danger ni le travail, vive la spéculation! C'est le jeu sur une grande échelle, et vous êtes joueur, n'est-il pas vrai?

—Je l'étais.

—Vous l'êtes encore! Nous jouerons ensemble; nous mettrons en commun nos intérêts, nos plaisirs, nos craintes, nos espérances.

—Nous ne ferons plus qu'un!

—A la Bourse, du moins.

—Honorine!»

Honorine parut se plonger dans une réflexion profonde. Elle cacha sa figure dans ses mains. Le duc la prit par les poignets et mit fin à cette éclipse de beauté. Mme Chermidy le regarda jusqu'au fond du coeur, sourit mélancoliquement et lui dit:

«Pardonnez-moi, monsieur le duc, et oubliez ces châteaux en Espagne. Nous nous égarions dans l'avenir comme deux enfants dans les bois. C'était un doux rêve; mais n'y pensons plus. Il ne m'appartient pas de vous dépouiller, même pour vous enrichir. Que dirait-on de moi? Qu'en penseriez-vous vous-même? Si Mme la duchesse apprenait ce que nous avons fait!»

Mme Chermidy savait bien que pour rendre une femme odieuse à son mari, il suffit de prononcer son nom dans certains moments. Le duc répondit fièrement que sa femme n'entendait rien aux affaires et qu'il ne lui avait jamais permis d'y toucher.

«Mais, reprit la tentatrice, vous avez une fille; tout ce que vous possédez doit lui revenir. Je lui fais tort.

—Mais, répliqua le duc, ma fille a un fils qui est le vôtre. Votre fortune et la mienne iront ensemble au petit marquis. Ne sommes-nous pas une même famille?

—Vous me l'avez déjà dit une fois, monsieur le duc; mais ce jour-là vous m'avez fait moins de plaisir qu'aujourd'hui.»

Mme Chermidy encaissa l'inscription de rentes et se garda bien de la vendre. Cette femme avait l'instinct du solide et se défiait sagement de l'instabilité des choses humaines. Le duc fut, dès ce moment, l'associé de sa belle amie. Il eut le droit de puiser dans sa caisse, et il trouva chez elle, jusqu'à nouvel ordre, autant d'argent qu'il en voulut prendre. C'est tout ce qu'il put obtenir de cette généreuse et souriante vertu. Honorine s'occupa du vieillard avec une tendresse minutieuse; elle lui fit quitter l'appartement qu'il occupait; elle le transporta aux Champs-Elysées avec la duchesse, et le mit dans ses meubles; elle eut soin qu'on ne manquât de rien dans la maison; elle pourvut même aux dépenses de la cuisine. Cela fait, elle frotta ses petites mains et se dit en riant: «Je tiens l'ennemi en état de blocus; et si jamais la guerre se déclare, je les affame sans pitié.»

VI

LETTRES DE CORFOU.

LE DOCTEUR LE BRIS A MADAME CHERMIDY.

Corfou, 20 avril 1853

Chère madame,

Je ne prévoyais point, le jour où j'ai pris congé de vous, que notre correspondance serait si longue. Don Diego ne s'y attendait pas non plus. Si j'avais pu le prévenir, je ne sais s'il eût pris la résolution héroïque de se priver de vos lettres et de vivre sans vous écrire. Mais tous les hommes sont sujets à l'erreur, les médecins surtout. Ne montrez pas cette phrase à mes confrères.

Nous avons fait un sot voyage de Malte à Corfou, sur un bâtiment fort sale, dont la cheminée fumait horriblement. Le vent était contre nous; la pluie nous défendait souvent de monter sur le pont, et les vagues pleuvaient jusque dans nos cabines. Le mal de mer n'a épargné que l'enfant et la malade; il y a des grâces d'état pour ceux qui entrent dans la vie et pour ceux qui vont en sortir. Nous avions pour toute société une famille anglaise, de retour des Indes: un colonel au service de la Compagnie et ses deux filles, jaunes comme du cuir de Russie. Il n'y a que le vin de Bordeaux qui gagne à voyager si loin. Ces demoiselles ne nous ont pas honorés d'une parole; ce qui les excuse un peu, c'est qu'elles ne savaient pas le français. A la moindre éclaircie, elles montaient sur le pont avec leurs albums pour dessiner des paysages semblables à des plum-puddings. Après une éternelle traversée de cinq jours, le bateau nous a mis à bon port; nous n'avons pas même eu la distraction d'un naufrage. Le chemin de la vie est pavé de déceptions.

En attendant que nous ayons trouvé un gîte à la campagne, nous sommes logés dans la capitale de l'île, hôtel Victoria. Nous comptons en sortir à la fin de la semaine, mais je n'ose pas affirmer que nous en sortirons tous sur nos jambes. Ma pauvre malade est au plus bas; le voyage l'a plus fatiguée que si elle avait eu le mal de mer. Mme de Villanera ne la quitte pas une seconde; don Diego est admirable; moi, je fais tout mon possible, c'est-à-dire fort peu de chose. Il est inutile d'essayer un traitement qui ajouterait aux souffrances sans profit pour la guérison. Que vous êtes heureuse, madame, d'avoir une beauté qui se porte si bien!

Si cette crise n'est pas la dernière, je tenterai de l'ammoniaque ou de l'iode. L'iode réussit dans certains cas; MM. Piorry et Chartroule l'emploient avec succès. Vous seriez bien aimable de nous envoyer l'appareil du docteur Chartroule et une provision de cigarettes iodées. Tout cela se trouve à la pharmacie Dublanc, rue du Temple, auprès du boulevard. L'ammoniaque a du bon aussi; mais le seul remède sur lequel on puisse compter sérieusement, c'est un miracle. Ainsi donc, vivez en paix, aimez-nous un peu, et aidez-nous à faire notre devoir jusqu'au bout. Le vieux Gil, que la comtesse avait amené pour la servir, a pris les fièvres en Italie, quoique nous ne soyons pas dans la saison des fièvres. C'est un malade de plus et un serviteur de moins.

La joie et la santé ont un magnifique représentant dans la maison: c'est le petit Gomez. Le jour où vous le reverrez, vous serez bien heureuse. Il grandit à vue d'oeil, et je crois, Dieu me pardonne! qu'il embellit. Il sera moins Villanera qu'on ne pensait d'abord. Au fait, ce serait bien le diable s'il ne tenait pas un peu de sa mère. Il n'est plus sauvage du tout; il se laisse embrasser, il embrasse, il donne du bec contre tous les visages avec une impétuosité qui serait inquiétante chez une petite fille.

Don Diego est en pourparlers avec un descendant des doges pour une maison qui lui conviendrait assez. La campagne est divisée en une multitude de propriétés agréables, ornées de châteaux qui s'écroulent. J'ai visité quelques jardins; ils sont généralement plus habitables que les maisons attenantes. Il y a de la ferme, du château et de la chaumière dans ces taudis aristocratiques qui gardent un air de grandeur au milieu de leur délabrement. Si nous louons la villa Dandolo, nous n'y serons peut-être pas mal. Il suffira de poser quelques carreaux aux fenêtres. L'exposition est admirable, au midi, sur la mer. Un jardin hérissé de belles choses. Les voisins sont des nobles; quelques-uns parlent français, dit-on. Mais qui sait si nous aurons le temps de faire leur connaissance?

Je ne regretterai pas le séjour de la ville, quoiqu'on y vive assez bien. Elle est jolie et me rappelle Naples en quelques endroits. L'esplanade, le palais du lord commissaire et les environs forment une ville anglaise. Les Anglais ont construit aux frais des Grecs des fortifications gigantesques qui font de la place un petit Gibraltar. J'assiste tous les matins aux manoeuvres d'un régiment d'Écossais, dont les cornemuses font mon bonheur. La ville grecque est ancienne et curieusement bâtie: maisons hautes, petites arcades, et une jolie tête à chaque fenêtre. Le quartier juif est hideux, mais il y aurait des perles dans ce fumier pour le crayon de Gavarni. La population est grecque, italienne, juive, maltaise, et travaille assez activement à devenir anglaise. Nous avons un théâtre où l'on donne la Jeanne d'Arc du maestro Verdi. J'y suis allé un soir que la malade avait moins de 120 pulsations à la minute. A la fin du premier acte, toute l'assemblée se lève respectueusement, tandis que l'orchestre joue le God save the Queen! C'est un usage établi dans toutes les possessions anglaises. Ne vous étonnez pas qu'on représente la mort de Jeanne d'Arc devant un public anglais: l'auteur du libretto a pris soin de modifier l'histoire. Jeanne d'Arc défend la France contre des ennemis quelconques, des Turcs, des Abyssins ou des Champenois. Elle porte une cuirasse en papier d'argent, et elle agite un drapeau grand comme un éventail, jusqu'au moment où un héraut arrive sur la scène et dit au roi:

Rotto è 'l nemico, e Giovanna è spinta.

On apporte l'héroïne sur des coussins; une écharpe tachée de rouge indique qu'elle est blessée à mort. Elle se relève avec peine, chante un air du haut de sa tête, et expire aux applaudissements de la salle. Tous les habitants de Corfou sont persuadés que Jeanne est morte d'une blessure et d'une roulade.

Le comte m'a laissé aller seul au théâtre; et pourtant vous savez s'il raffole de Verdi. N'est-ce pas à une représentation d'Ernani que ses yeux ont rencontré les vôtres pour la première fois? Mais le pauvre garçon s'immole littéralement à son devoir. Quel mari, madame, pour celle qui sera sa femme définitive! Les journaux nous ont apporté des nouvelles de Chine que vous avez dû lire avec autant d'intérêt que nous. Il paraît que la nation la plus camarde de la terre a traité légèrement deux missionnaires français, et que la Naïade s'est mise en route pour punir les coupables. Si la Naïade n'a pas changé de commandant, nous attendrons avec impatience les nouvelles de l'expédition. Chacun pour soi, Dieu pour tous. Je souhaite toutes les prospérités imaginables à mes amis, sans toutefois demander la mort de personne. Les Chinois sont, dit-on, de mauvais artilleurs, quoiqu'ils se vantent d'avoir inventé la poudre. Cependant il ne faut qu'un boulet clairvoyant pour faire bien des heureux.

Adieu, madame. Si je vous écrivais comme je vous aime, ma lettre ne finirait pas. Mais, après le plaisir de causer avec vous, il faut me rendre au devoir qui m'appelle dans la chambre voisine. Plaisir, devoir! deux chevaux bien difficiles à atteler ensemble. Mais je fais de mon mieux, et si je n'arrive pas à concilier toutes choses, c'est qu'un homme n'a pas ses coudées franches entre l'enclume et le marteau. Aimez-moi si vous pouvez, plaignez-moi si vous voulez, ne me maudissez pas, quoi qu'il arrive, et si je vous adressais par le prochain courrier une lettre cachetée de noir, faites-moi l'honneur de croire fermement que je n'ai aucun droit à votre reconnaissance.

Je baise la plus jolie main de Paris.

CHARLES LE BRIS,

D. M. P.

LA COMTESSE DOUAIRIÈRE DE VILLANERA A MADAME DE LA TOUR D'EMBLEUSE.

Villa Dandolo, 2 mai 1853.

Chère duchesse,

Je n'en peux plus, mais Germaine va mieux. Nous avons tous déménagé ce matin, ou plutôt c'est moi qui les ai déménagés. J'avais les caisses à faire, la malade à envelopper dans du coton, le petit à surveiller, la voiture à trouver, et presque les chevaux à atteler. Le comte n'est bon à rien: c'est un talent de famille. On dit en Espagne: maladresse de Villanera. Le petit docteur bourdonnait autour de moi comme la mouche du coche; j'ai dû le faire asseoir dans un coin. Quand je suis pressée, je ne peux pas souffrir l'empressement d'autrui: qui m'aide me gêne. Et cet âne de Gil, qui s'est avisé de prendre la fièvre, quoique ce ne fût pas son jour! Je vais le renvoyer à Paris pour qu'il guérisse, et je vous prie de m'en chercher un autre. J'ai tout fait, tout prévu, tout arrangé pour le mieux; j'ai trouvé le moyen d'être à la fois dedans et dehors, en ville et à la maison. Enfin, à dix heures, fouette cocher! Heureusement les routes sont magnifiques: le macadam des boulevards. Nous avons roulé sur le velours jusqu'à notre bicoque, et nous y voici. J'ai déballé mes gens, ouvert mes paquets, fait mes lits, apprêté le dîner avec un cuisinier indigène qui voulait tout poivrer, même la soupe au lait. Ils ont mangé, tourné, promené; ils dorment enfin, et je vous écris au chevet de Germaine, comme un soldat sur un tambour le soir de la bataille.

La victoire est à nous, foi de vieux capitaine. Notre fille guérira, ou elle dira pourquoi. Elle m'a pourtant fait passer quinze nuits désagréables dans cette ville de Corfou. Elle ne se décidait pas à dormir, et j'avais beau la bercer comme un enfant. Elle mangeait uniquement pour me faire plaisir; rien ne lui disait; et quand on ne mange pas, adieu les forces. Elle n'avait plus qu'un souffle de vie qui semblait à chaque instant prêt à s'envoler, mais je faisais bonne garde! Ayez courage; elle a dîné ce soir, elle a bu deux doigts de vin de Chypre, et elle dort.

J'avais souvent entendu dire qu'une mère s'attache à ses enfants en raison du mal qu'ils lui ont fait; je ne le savais point par expérience. Tous les Villanera, de père en fils, se portent comme des arbres. Mais depuis que vous m'avez confié le pauvre corps de cette belle âme, depuis que je fais le guet autour de notre enfant pour défendre à la mort d'approcher; depuis que j'ai appris à souffrir, à respirer, à suffoquer avec elle, je sens mon coeur. Je n'étais mère qu'à moitié, tant que je n'avais pas éprouvé le contre-coup des douleurs d'autrui. Je vaux mieux, je suis meilleure, je monte en grade. C'est par la douleur que nous nous rapprochons de la mère de Dieu, ce modèle de toutes les mères. Ave Maria, mater dolorosa!

Ne crains rien, ma pauvre duchesse; elle vivra. Dieu ne m'aurait pas donné ce profond amour pour elle, s'il avait résolu de l'arracher de ce monde. Celui qui gouverne les coeurs mesure la violence de nos sentiments à la durée de ce que nous aimons, et j'aime notre fille comme si elle devait être éternellement à nous. La Providence se joue de l'ambition, de l'avarice et de toutes les passions humaines; mais elle respecte les affections légitimes; elle y regarde à deux fois avant de séparer ceux qui s'aiment pieusement dans le sein de la famille. Pourquoi m'aurait-elle attachée si étroitement à notre Germaine, si elle avait eu le dessein de la tuer dans mes bras? Ce serait un jeu cruel et indigne de la bonté de Dieu. D'ailleurs, l'intérêt de notre race est lié à la vie de cette enfant. Si nous avions le malheur de la perdre, don Diego se mésallierait un jour ou l'autre. Saint Jacques, à qui nous avons bâti deux églises, ne permettra jamais qu'un nom comme le nôtre soit porté en ferronnière par Mme Chermidy.

Je n'espère rien du docteur Le Bris: les savants ne s'entendent pas à guérir les malades. Le véritable médecin, c'est Dieu dans le ciel et l'amour sur la terre. Les consultations, les remèdes, et tout ce qu'on achète à prix d'argent n'augmentent pas la somme de nos jours. Voici ce que nous avons imaginé pour obtenir qu'elle vive. Tous les matins, mon fils, mon petit-fils et moi, nous prions Dieu de prendre sur notre vie pour ajouter à celle de Germaine. L'enfant joint ses mains avec nous; c'est moi qui prononce la prière, et le ciel sera bien sourd s'il ne nous entend pas.

Don Diego aime sa femme: je vous l'avais bien dit. Il l'aime d'un amour pur, dégagé de toutes les grossièretés terrestres. S'il l'aimait autrement, dans l'état où elle est, il me ferait horreur. Il a pour elle cette adoration religieuse qu'un bon chrétien voue à la sainte de son église, à la Vierge de sa chapelle, à l'image chaste et voilée qui rayonne au fond du sanctuaire. Nous sommes ainsi faits, nous autres Espagnols. Nous savons aimer simplement, héroïquement, sans aucun espoir mondain, sans autre récompense que le plaisir de tomber à devant une image vénérée. Germaine n'est pas autre chose ici-bas: la parfaite image des saintes du Paradis. Quand saint Ignace et ses glorieux compagnons s'enrôlèrent sous l'étendard de la mère de Dieu, ils donnèrent à tous les hommes l'exemple chevaleresque de l'amour pur.

Lorsqu'elle sera guérie, ah! nous verrons. Attendez seulement que la pauvre petite vierge pâle ait repris les couleurs de la jeunesse! Aujourd'hui, son corps n'est qu'une cage de cristal transparent avec une âme au fond. Mais lorsqu'un sang régénéré coulera dans ses veines, quand l'air du ciel réjouira sa poitrine, quand les parfums généreux de la campagne parleront à son coeur et feront battre ses tempes; quand le pain et le vin, ces présents de Dieu, auront réparé ses forces; quand une vigueur impatiente la fera courir à perte d'haleine sous les grands orangers du jardin, alors elle entrera dans une beauté nouvelle, et don Diego a des yeux. Il saura faire une différence entre ses amours d'autrefois et son bonheur présent. Je n'aurai pas besoin de lui montrer combien une beauté noble et chaste, rehaussée de tout l'éclat de la race et de toute la splendeur de la vertu, est supérieure aux agréments effrontés d'une rouée. Il est en bon chemin. Depuis tantôt quatre mois que nous avons quitté Paris, il n'a ni écrit ni reçu une lettre; l'oubli se fait dans son coeur loin de l'indigne qui le perdait. L'absence qui fortifie les passions honnêtes, tue en un rien de temps celles qui ne subsistaient que par l'habitude du plaisir.

Peut-être aussi notre Germaine se laissera-t-elle gagner à la contagion de l'amour. Jusqu'à présent, elle n'aime que moi de toute la famille. Je ne parle pas du petit marquis: vous savez qu'elle l'a adopté dès le premier jour. Mais elle témoigne à mon pauvre fils une indifférence qui ressemble bien à la haine. Elle ne le maltraite plus comme autrefois, et elle subit ses soins avec une sorte de résignation. Elle souffre sa présence, elle ne s'étonne plus de le voir auprès d'elle, elle s'accoutume à lui. Mais il ne faut pas de bien bons yeux pour lire sur son visage une sourde impatience, une haine domptée qui se révolte par instants, peut-être même le mépris d'une honnête enfant pour un homme qui a fait des fautes. Hélas, ma pauvre amie! l'indulgence est une vertu de notre âge; les jeunes ne la pratiquent pas. Cependant je dois reconnaître que Germaine dissimule avec soin ses petits ressentiments. Sa politesse avec don Diego est irréprochable. Elle cause avec lui des heures entières sans se plaindre de la fatigue; elle l'écoute parler; elle répond quelquefois; elle accueille ses tendresses avec une douceur froide et résignée. Un homme moins délicat ne s'apercevrait pas qu'il est haï: mon fils le sait et pardonne. Il me disait hier: «Il est impossible de détester ses amis avec plus de charme et de bonté. Elle est l'ange de l'ingratitude.»

Comment tout cela finira-t-il? Bien, croyez-moi. J'ai confiance en Dieu; j'ai foi dans mon fils, et bon espoir pour Germaine. Nous la guérirons, même de son ingratitude, surtout si vous venez nous y aider. J'apprends que le duc marche comme un grand garçon dans le sentier de la vertu, et que les pères le proposent en exemple à leurs fils. Si vous pouviez prendre sur vous de le quitter pour un mois ou deux, vous seriez reçue à bras ouverts. Dans le cas où le charmant converti voudrait aussi prendre l'air de la campagne, nous avons quelque chose à louer dans le voisinage.

A bientôt donc, mon excellente amie, chère soeur de mes tendresses et de mes afflictions. Je vous aime de plus en plus, à mesure que notre fille me devient plus chère. La distance qui nous sépare ne saurait refroidir une si bonne amitié; nous ne nous voyons plus et nous ne nous écrivons guère; mais nos prières se rencontrent tous les jours au pied du trône de Dieu.

COMTESSE DE VILLANERA.

P.S. N'oubliez pas mon domestique, et surtout qu'il soit jeune. Nos Mathusalems de l'hôtel Villanera ne s'acclimateraient pas ici.

GERMAINE A SA MÈRE

Villa Dandolo, 7 mai 1853.

Ma chère maman,

Le vieux Gil qui vous remettra cette lettre vous dira comme on est bien ici. Ce n'est pas à Corfou qu'il a pris les fièvres; c'est dans la campagne de Rome. Ainsi donc, n'ayez point de souci.

J'ai été assez malade depuis ma dernière lettre, mais ma seconde mère a dû vous dire que j'allais beaucoup mieux. M. de Villanera vous a peut-être écrit aussi; je ne lui demande pas compte de ses actions. Moi, je suis bien assez forte depuis quelque temps pour noircir quatre pages de papier, mais croiriez-vous que le temps me manque? Je passe ma vie à respirer; c'est une occupation bien agréable, qui me prend dix ou douze heures par jour.

Pendant cette crise que j'ai traversée, j'ai beaucoup souffert. Je ne me souviens pas d'avoir eu aussi mal à Paris. Croyez que bien des gens, à ma place, auraient souhaité la mort. Cependant je me suis cramponnée à la vie avec une obstination incroyable. Comme on change! Et d'où vient que je ne vois plus les choses du même oeil?

C'est sans doute parce qu'il eût été trop triste de mourir loin de vous, sans que vos chères mains fussent là pour me fermer les yeux. Au reste, les soins ne m'ont pas manqué. Si j'avais succombé, comme le docteur s'y attendait un peu, vous auriez eu une consolation. Le plus triste, lorsqu'on apprend de loin la mort de ceux qu'on aime, c'est de penser qu'ils n'ont pas été soignés comme il le fallait. Quant à moi, rien ne me manque, et tout le monde est bon pour moi, même M. de Villanera. Vous vous direz cela, ma chère maman, s'il m'arrive quelque malheur.

Peut-être aussi l'amitié et la compassion de ceux qui m'entourent ont-elles contribué un peu à me rattacher à la vie. Le jour où j'ai pris congé de vous et de mon père, j'ai dit adieu à tout. Je ne savais pas que j'emmenais avec moi une véritable famille. Le docteur est parfait; il me traite comme s'il espérait me guérir. Mme de Villanera (la vraie) est une autre vous-même. Le marquis est un excellent petit homme; le vieux Gil a été plein d'attention. Je n'ai pas voulu attrister tous ces gens-là par le spectacle de mon agonie, et voilà comment je me suis tirée d'affaire. Tant pis pour ceux qui comptaient sur ma mort; ils ont bien le temps d'attendre.

Vous m'avez recommandé de vous décrire notre maison, pour que votre pensée sache où me trouver lorsqu'il lui plaît de me faire une visite. M. de Villanera, qui dessine très-bien pour un grand seigneur vous enverra le plan du château et du jardin. J'ai pris sur moi de lui demander cette grâce; il fallait bien que cela fût pour vous. En attendant, contentez-vous de savoir que nous habitons une ruine des plus pittoresques. De loin, la maison ressemble à une vieille église démolie sous la Révolution. Je ne voulais pas croire qu'on pût se loger là dedans. On arrive au perron par cinq ou six escaliers praticables aux voitures, avec un pavé inégal et des rampes tant soit peu ébréchées. Tout cela tient ensemble par la force de l'habitude, car il y a beau temps que le ciment n'y est plus. Les giroflées et les plantes grimpantes se glissent dans toutes les crevasses, et le chemin sent bon comme un jardin. La maison est au milieu des arbres, à un quart d'heure du village le plus prochain. Je ne sais pas encore bien précisément de combien d'étages elle se compose; les chambres ne sont pas toutes les unes sur les autres; on dirait que le second a glissé jusqu'au rez-de-chaussée dans un tremblement de terre. D'un côté, on entre de plain-pied; de l'autre, on descend en casse-cou. C'est dans ce tohu-bohu qu'il faut chercher votre fille, ma chère maman. Je m'y cherche quelquefois moi-même, et je ne m'y trouve pas toujours.

Nous avons au moins vingt chambres inutiles et une magnifique salle de billard où les hirondelles font leurs nids. J'ai fait laisser en paix les nids d'hirondelles. Que suis-je ici moi-même? Un pauvre petit martinet chassé par le froid. Ma chambre est la mieux close de toute la maison. Elle est grande comme la chambre des députés, et peinte à l'huile du haut en bas. J'aime mieux cela que du papier; c'est plus propre, et surtout plus frais. M. de Villanera m'a fait apporter de Corfou un mobilier tout neuf, de fabrique anglaise. Mon lit, mes chaises et mes fauteuils se promènent à l'aise dans cette immensité. La bonne comtesse couche dans une pièce voisine, auprès du petit marquis. Quand je dis qu'elle y couche, c'est pour ne pas la mettre en colère. Je la vois à mes côtés à l'heure où je m'endors, je la retrouve à la même place en ouvrant les yeux; mais il ne fait pas bon lui dire qu'elle a passé la nuit hors de son lit. Le docteur est plus loin, au même étage. On l'a installé le plus confortablement qu'on a pu. Ceux qui soignent les autres ont l'habitude de se soigner eux-mêmes. M. de Villanera perche je ne sais où, sous le toit. Y a-t-il véritablement un toit? Nos domestiques grecs et italiens dorment en plein air: c'est la coutume du pays.

Mes fenêtres sont exposées au levant et au midi: j'en ai quatre. L'air et la lumière ont leurs grandes entrées chez moi dès neuf heures du matin. On me lève, on m'habille, et l'on ouvre les fenêtres une à une pour que l'air de la mer ne me surprenne pas brusquement. Vers dix heures, je descends dans mes jardins. J'en ai deux, l'un au nord de la maison, borné par un mur plus compliqué que la grande muraille de la Chine; l'autre au midi, baigné par la mer. Le jardin du nord est planté d'oliviers, de jujubiers et de néfliers du Japon. L'autre est un énorme massif d'orangers, de figuiers, de citronniers, d'aloès, de nopals et de vignes gigantesques qui se fourrent partout, grimpent à tous les arbres et escaladent tous les sommets. M. de Villanera disait hier que la vigne est la chèvre du genre végétal. C'est une belle chose, ma pauvre maman, de courir où l'on veut, et d'aller en liberté. Je n'ai jamais connu ce bonheur-là. Mais si je vis!…

Je commence à me traîner assez gaillardement dans les allées. Elles étaient impraticables il y a huit jours, car le jardinier du comte Dandolo est un romantique pur, épris du beau désordre et des grâces chevelues. On a taillé les arbres à coups de faux, ni plus ni moins que dans une forêt vierge. J'ai demandé grâce pour les orangers; car vous saurez que je suis réconciliée avec l'odeur des fleurs. Il ne faut pas cependant qu'on en mette dans ma chambre; je ne les souffre qu'en plein air. Le parfum que les fleurs coupées exhalent dans un appartement monte vers mon cerveau comme une odeur de mort, et cela m'attriste. Mais quand les plantes fleurissent au soleil, sous la brise de la mer, je me réjouis avec elles, je m'associe à leur bonheur, et je m'épanouis de compagnie. Comme la terre est belle! comme tout ce qui vit est heureux! et qu'il serait triste de quitter ce monde délicieux que Dieu a créé pour le plaisir de l'homme! Il y a pourtant des gens qui se tuent eux-mêmes. Les fous!

On disait à Paris que je ne verrais pas pousser les feuilles. Je ne me serais pas consolée de mourir sitôt, sans avoir vu le printemps. Elles ont poussé, ces chères petites feuilles d'avril, et je suis encore là pour les voir. Je les touche, je les sens, je les broute, et je leur dis: «Me voici encore des vôtres. Peut-être me sera-t-il donné de voir l'été sous vos ombrages. Si nous devons tomber ensemble, ah! restez longtemps sur ces beaux arbres, attachez-vous solidement à la branche, et vivez pour que je vive!»

Y a-t-il rien de plus gai, de plus vivant, de plus divers que les pousses nouvelles? Elles sont blanches aux peupliers et aux saules, rouges aux grenadiers, blondes comme mes cheveux à la cime des chênes verts, violettes au bout des branches du citronnier. De quelle couleur seront-elles dans six mois? Ne pensons pas à cela. Les oiseaux font leurs nids dans les arbres; la mer bleue chatouille doucement le sable de la rive; le soleil généreux étale ses beaux rayons d'or sur mes pauvres mains pâles et amaigries; je sens couler dans mes poumons un air doux et pénétrant comme votre voix, ma bonne mère. Je m'imagine, par instants, que ce bon soleil, ces arbres en fleur, ces oiseaux qui chantent, sont autant d'amis qui demandent grâce pour moi et qui ne me laisseront pas mourir. Je voudrais avoir des amis par toute la terre, intéresser la nature entière à mon sort, émouvoir les rochers eux-mêmes, pour qu'au dernier moment, il s'élevât des quatre coins du monde une telle plainte et une telle prière, que Dieu en fût touché. Il est bon, il est juste; je ne lui ai jamais désobéi, je n'ai fait de mal à personne. Il ne lui en coûterait pas beaucoup de me laisser vivre avec le reste, confondue dans la foule des êtres qui respirent. Je tiens si peu de place! Et je ne suis pas chère à nourrir.

Par malheur, il y a des gens qui porteraient le deuil de ma guérison et qui ne se consoleraient pas de me voir en vie. Que faire à cela? Ils sont dans leur droit. J'ai contracté une dette, je dois la payer si je suis honnête fille.

Ma chère maman, que pensez-vous de M. de Villanera? Comment le juge-t-on à Paris? Est-il possible qu'un homme si simple, si patient et si doux soit un méchant homme? J'ai rencontré ses yeux il y a quelques jours pour la première fois; c'est de beaux yeux, et l'on s'y tromperait aisément.

Adieu, ma bonne mère; priez pour moi, et tâchez d'obtenir que mon père vienne un jour à l'église avec vous. S'il faisait cela pour sa petite Germaine, la conversion serait complète, et moi, je serais peut-être sauvée! Il doit y avoir une prime là-haut pour ceux qui ramènent une âme à Dieu. Mais qui est-ce qui aura du crédit au ciel, si ce n'est vous, chère sainte?

Je suis avec une tendresse infinie votre fille respectueuse,

GERMAINE

P. S. Les baisers pour mon père sont à droite de la signature, les vôtres sont à gauche.

Chargement de la publicité...