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Germaine

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VII

LE NOUVEAU DOMESTIQUE.

Le duc ne montra pas à Mme Chermidy la lettre de la comtesse, mais il lui fit lire celle de Germaine. «Vous voyez, lui dit-il, elle est à moitié sauvée.»

Elle s'efforça de sourire, et répondit: «Vous êtes un homme heureux; tout vous réussit.

—Excepté l'amour.

—Patience!

—On n'en a guère à mon âge.

—Et pourquoi?

—Parce qu'on n'a pas de temps à perdre.

—Qu'est-ce que ce vieux Gil qui vous apporte des lettres? un courrier?

—Non; c'est un valet de chambre qui demande un remplaçant. Mme de
Villanera prie la duchesse de lui trouver un bon domestique.

—Cela n'est pas facile à Paris.

—Je parlerai à l'intendant de mon ami Sanglié.

—Voulez-vous que je vous aide de mon côté? Le Tas a toujours une demi-douzaine de valets dans sa manche: c'est un vrai bureau de placement.

—Si le Tas a quelque protégé à établir, je veux bien le prendre. Mais songez qu'il nous faut un homme sûr, un infirmier.

Le Tas doit avoir des infirmiers; elle a de tout.»

Le Tas était la femme de chambre de Mme Chermidy. On ne la voyait jamais au salon, même par surprise; mais les amis les plus intimes de la maison auraient été flattés de faire sa connaissance. C'était une soubrette du poids de 120 kilogrammes, compatriote et tant soit peu cousine de Mme Chermidy. Elle s'appelait Honorine Lavenaze, comme sa maîtresse; aussi avait-on profité de sa difformité pour la surnommer le Tas. Ce phénomène vivant, ce monceau de chiffons tremblotants, ce pachyderme féminin avait suivi pendant quinze ans Mme Chermidy et sa fortune. Elle avait été la complice de ses progrès, la confidente de ses péchés, la recéleuse de ses millions. Assise au coin du feu, comme un monstre familier, elle lisait dans les cartes l'avenir de sa maîtresse; elle lui promettait la royauté de Paris, comme une sorcière de Shakspeare; elle relevait son courage, consolait ses chagrins, lui arrachait ses cheveux blancs, et la servait avec une dévotion canine. Elle n'avait rien gagné au service, ni rentes sur l'État, ni livret de la caisse d'épargne, et elle ne voulait rien pour elle. Plus vieille de dix ans que Mme Chermidy et obèse jusqu'à l'infirmité, elle était sûre de mourir avant sa maîtresse et de mourir chez elle: on ne chasse pas un serviteur qui pourrait emporter nos secrets. Au demeurant, le Tas n'avait ni ambition, ni cupidité, ni vanité personnelle; elle vivait dans sa belle cousine; elle était riche, brillante et triomphante dans la personne de Mme Chermidy. Ces deux femmes, étroitement unies par une amitié de quinze ans, formaient un seul individu. C'était une tête à double face, comme le masque des comédiens antiques. D'un côté elle souriait à l'amour, de l'autre elle grimaçait au crime. L'une se montrait parce qu'elle était belle, l'autre se cachait parce qu'elle aurait fait peur.

Mme Chermidy promit au duc de songer à son affaire. Le jour même, elle chercha avec le Tas quel domestique on pourrait bien envoyer à Corfou.

La jolie Arlésienne était bien décidée à arrêter en chemin la guérison de Germaine, mais elle avait trop de prudence pour rien entreprendre à ses risques et périls. Elle savait qu'un crime est toujours une maladresse, et sa position était trop belle pour qu'elle voulût la risquer sur un mauvais coup.

«Tu as raison, lui dit le Tas; pas de crime, il faut partir de là. Un crime ne profite jamais à son auteur; il ne sert qu'aux autres. On tue un riche sur la grande route, et l'on trouve cent sous dans ses poches. Le reste s'en va aux héritiers.

—Mais ici, c'est moi qui hérite!

—De rien, si l'on nous prend sur le fait. Écoute-moi. D'abord, elle peut mourir de sa belle mort. Ensuite, si quelqu'un pousse à la roue, il faut que nous n'y soyons pour rien.

—Comment faire?

—Intéresser quelqu'un à la mort de Germaine. Suppose un malade qui dirait à ses domestiques: mes enfants, soignez-moi bien: le jour de ma mort, vous aurez tous mille francs de rente. Crois-tu que cet homme-là aurait longtemps à vivre? Il se trouverait dans le nombre un gaillard intelligent qui exécuterait à sa façon les ordonnances du médecin. On lui donnerait ses mille francs de rente, et les héritiers….

—Hériteraient, j'entends bien. Mais nous n'avons qu'un domestique à choisir. Si nous allions tomber sur un honnête homme!

—Il y en a donc?

Le Tas, tu calomnies le genre humain. Il y a beaucoup d'hommes qui ne joueraient pas leur tête pour mille francs de rente.

—Moi, je suis sure que si nous envoyions là-bas un petit bonhomme comme j'en connais, un pur gamin de Paris, pâle comme une pomme verte, gâté par les autres domestiques, jaloux de ceux qu'il sert, envieux du luxe qu'il voit, vicieux comme les égouts, il aurait compris au bout de quinze jours l'avenir qui lui est offert.

—Peut-être. Mais s'il manquait son coup?

—Alors prends un homme d'expérience; trouve un praticien qui ait l'habitude des choses et qui en fasse son état.

—Tu penses au pays, ma fille.

—Dame! il y avait de bien jolis sujets à Toulon.

—Veux-tu que j'aille chercher un domestique au bagne?

—Il y en a qui ont fait leur temps.

—Où les trouve-t-on?

—Cherche-les. On peut bien se donner de la peine pour trouver un homme spécial.»

Quelques heures après cet entretien, Mme Chermidy, belle comme la vertu, faisait les honneurs de son salon aux plus honnêtes gens de Paris.

Elle comptait au nombre de ses habitués un vieux garçon d'humeur joyeuse, causeur instruit et spirituel, grand liseur de livres nouveaux, grand amateur de premières représentations grand conteur d'histoires inédites; aussi irréprochable dans ses narrations que châtié dans sa toilette, et fidèle aux traditions de la vieille galanterie française. Il était chef de bureau à la préfecture de police.

Mme Chermidy lui porta elle-même une tasse de thé qu'elle sucra d'un sourire ineffable. Elle causa longtemps avec lui, le força d'épuiser son répertoire et prit le plus vif intérêt à tout ce qu'il voulut bien raconter. Pour la première fois depuis longtemps, elle fit une injustice à ses autres fidèles et se départit de ses habitudes d'impartialité.

L'excellent homme était aux anges et secouait le tabac de son jabot avec une satisfaction visible.

Cependant, comme il n'est si bonne compagnie qu'il ne faille quitter, M. Domet se dirigea discrètement vers la porte à minuit moins quelques minutes. Il y avait encore une vingtaine de personnes dans le salon. Mme Chermidy le rappela tout haut, avec la gracieuse effronterie d'une maîtresse de maison qui ne pardonne pas aux déserteurs.

«Cher monsieur Domet, lui dit-elle, vous avez été trop charmant pour que je vous rende sitôt votre liberté. Venez ici, à côté de moi, et contez-moi encore une de ces histoires que vous contez si bien.»

L'excellent homme obéit de bonne grâce, quoiqu'il eût pour principe de se coucher tôt et de se lever matin. Mais il protesta qu'il venait de vider son sac et, qu'à moins d'inventer, il n'avait plus rien à dire. Quelques amis de la maison firent cercle autour de lui pour le taquiner un peu et le tenir sur la sellette. On lui fit mille questions plus indiscrètes les unes que les autres; on lui demanda la vérité sur le Masque de fer; on le somma de nommer l'auteur véritable des Lettres de Junius, de s'expliquer sur l'anneau de Gygès, la conspiration des Poudres, le conseil des Dix, et de montrer à l'assemblée un ressort du gouvernement. Il répondit à tout gaiement, lestement, avec cette bonne humeur des vieillards qui est le fruit d'une vie tranquille. Mais il n'était pas tout à fait à l'aise, et il se démenait dans son fauteuil comme un poisson dans la poêle. Mme Chermidy, toujours bonne, vint à son secours et lui dit: «C'est moi qui vous ai livré aux philistins, il est juste que je vous délivre. Mais à une condition.

—J'accepte, les yeux fermés, madame.

—On dit que presque tous les crimes qui se commettent sont faits par des repris de justice, des forçats…. libérés. Est-ce le mot?

—Oui, madame.

—Eh bien, expliquez-nous ce que c'est qu'un forçat libéré.»

Le gracieux employé ôta ses lunettes, les essuya du coin de son mouchoir et les replaça sur son nez. Tout ce qui restait dans le salon se réunit autour de lui et s'apprêta à l'entendre. Le duc de La Tour d'Embleuse s'adossa au manteau de la cheminée, sans se douter qu'il assistait au meurtre de sa fille. Les gens du monde ont une curiosité friande, et les petits mystères du crime sont un régal de haut goût pour les esprits blasés.

«Mon Dieu! madame, dit le chef de bureau, si c'est une simple définition que vous demandez, je serai couché de bonne heure. Les forçats libérés sont les hommes qui ont fini leur temps au bagne. Permettez-moi de vous baiser la main et de prendre congé.

—Comment! c'est tout?

—Absolument. Et notez que je suis l'homme de France qui connaît le mieux les gens dont vous parlez. Je n'en ai pas vu un seul, mais j'ai leurs dossiers dans mes cartons; je sais leur passé, leur présent, leur profession, leur résidence, et je pourrais vous les nommer tous par leurs noms, prénoms, faux noms et sobriquets.

—C'est ainsi que César (soit dit sans comparaison) connaissait tous les soldats de son armée.

—César, madame, était mieux qu'un grand capitaine, c'était le premier homme de bureau de son siècle.

—Y avait-il des forçats libérés sous la république romaine?

—Non, madame, et bientôt il n'y en aura plus en France. Nous commençons à suivre l'exemple des Anglais, qui ont remplacé le bagne par la transportation. La sécurité publique y gagnera, et la prospérité de nos colonies n'y perdra point. Le bagne était l'école de tous les vices; les transportés se moralisent par le travail.

—Tant pis! Je regrette les forçats libérés. Cela faisait si bien dans les romans du cabinet de lecture! Mais enfin, monsieur Domet, qu'est-ce que ces gens-là? Que font-ils? Que disent-ils? Où demeurent-ils? Comment sont-ils habillés? Où les trouve-t-on? A quoi peut-on les reconnaître? Ont-ils encore des lettres dans le dos?

—Quelques-uns; les doyens de l'ordre. La marque a été supprimée en 1791, rétablie en 1806, et abolie définitivement par la loi du 28 avril 1832. Un forçat libéré ressemble de tout point à un honnête homme. Il s'habille comme il veut, et exerce la profession qu'il a apprise. Malheureusement, ils ont presque tous appris à voler.

—Mais il y a des braves gens dans le nombre?

—Pas beaucoup. Songez à l'éducation du bagne! D'ailleurs il leur est assez difficile de gagner honnêtement leur vie.

—Et pourquoi donc?

—On sait leurs antécédents, et les patrons n'aiment pas à les prendre chez eux. Leurs camarades d'atelier les méprisent. S'ils ont de l'argent, et qu'ils s'établissent à leur compte, ils ne trouvent pas d'ouvriers.

—On les reconnaît donc? A quel signe? S'il en venait un ici pour entrer à mon service, comment saurais-je ce qu'il est?

—Il n'y a pas de danger. Le séjour de Paris leur est interdit, parce que la surveillance y serait trop difficile. On leur assigne une résidence en province, dans une petite ville, et la police locale ne les quitte pas des yeux.

—Et s'ils venaient à Paris sans votre permission?

—Ils seraient en rupture de ban, et nous les ferions transporter, en vertu d'un décret du 8 décembre 1851.

—Mais alors il n'y a plus personne dans les tapis francs!

—Le conseil municipal du département de la Seine a fait démolir les maisons dont vous parlez. Il n'y a plus ni tanières pour le gibier, ni gibier pour les tanières.

—Bonté divine! mais nous allons à l'âge d'or! Monsieur Domet, vous effeuillez mes illusions une à une. Vous me dépoétisez la vie!

—Belle dame, la vie ne manquera jamais de poésie pour ceux qui ont le bonheur de vous voir.»

Ce compliment fut décoché avec une telle ampleur de galanterie bourgeoise, que toute l'assemblée applaudit. M. Domet rougit jusqu'au blanc des yeux et regarda les pointes de ses souliers. Mais Mme Chermidy le rappela bientôt à la question: «Où sont les forçats libérés? lui dit-elle. Y en a-t-il à Vaugirard?

—Non, madame; il n'y en a pas dans le département de la Seine.

—Y en a-t-il à Saint-Germain?

—Non.

—A Compiègne?

—Non.

—A Corbeil?

—Oui.

—Combien?

—Vous espérez peut-être me prendre en défaut?

—J'y compte.

—Eh bien, il y en a quatre.

—Leurs noms? Allons, César!

—Rabichon, Lebrasseur, Chassepie et Mantoux.

—Tiens, c'est un vers.

—Vous avez deviné du premier coup le secret de ma mnémotechnie.

—Redites-nous cela: Rabichon….

—Lebrasseur, Chassepie et Mantoux.

—Voilà qui est curieux. Maintenant, nous sommes tous aussi savants que vous. Rabichon, Lebrasseur, Chassepie et Mantoux. Et que font-ils, ces honnêtes gens-là?

—Les deux premiers sont provisoirement dans une papeterie; le troisième est jardinier; le quatrième est serrurier en boutique.

—Monsieur Domet, vous êtes un grand homme; pardonnez-moi d'avoir douté de votre érudition.

—Pourvu que vous ne doutiez pas de mon obéissance.»

M. Domet partit; il était une heure du matin, et tous les fidèles de Mme Chermidy se levèrent l'un après l'autre. Ils baisèrent religieusement, comme une patène, cette petite main blanche qui caressait l'espoir d'un crime. En répondant à leurs adieux, la jolie femme répétait entre ses dents le vers mnémotechnique du pauvre M. Domet: Rabichon, Lebrasseur, Chassepie et Mantoux.

Le duc sortit le dernier. «A quoi pensez-vous? lui dit-il; vous êtes préoccupée.

—Je pense à Corfou.

—Songez à vos amis de Paris!

—Bonsoir, monsieur le duc. Je crois que le Tas vous a trouvé un domestique. Elle doit aller aux renseignements; nous en reparlerons un de ces jours.»

Le lendemain, le Tas prit le chemin de fer de Corbeil. Elle s'établit à l'hôtel de France et courut la ville jusqu'au dimanche. Elle visita les papeteries, acheta des fleurs chez tous les jardiniers, et se promena beaucoup dans les rues. Le dimanche matin, elle perdit la clef de son sac de voyage. Elle passa chez un petit serrurier de la route d'Essonne qui soufflait sa forge malgré la loi du repos dominical. L'enseigne portait ces mots: MANTOUX PEU-DE-CHANCE, serrurier en tous genres. Le maître du logis était un petit homme de trente à trente-cinq ans, brun, bien fait, vif et éveillé. On n'avait pas besoin de le regarder deux fois pour deviner à quelle religion il appartenait. Il était de ceux qui font du samedi leur dimanche. L'amour du gain brillait dans ses petits yeux noirs, et son nez ressemblait au bec d'un oiseau de proie. Le Tas le pria de venir à l'hôtel pour forcer une serrure. Il s'acquitta de sa besogne en homme expérimenté. Le Tas le retint auprès d'elle par les charmes de sa conversation. Elle lui demanda s'il était content des affaires; il répondit en homme dégoûté de la vie. Rien ne lui avait réussi depuis qu'il était au monde. Il avait servi comme groom, et son maître l'avait chassé. Il était entré en apprentissage chez un mécanicien, et la susceptibilité de quelques clients lui avait fait un mauvais parti. A vingt ans, il s'était lancé avec quelques amis dans une affaire magnifique: un travail de serrurerie où tous les associés devaient gagner leur fortune. Malgré son zèle et son habileté, il avait échoué honteusement, et il avait ramé dix ans sans pouvoir se relever de sa chute. Le nom de Peu-de-chance lui était resté depuis ce temps-là. Il était venu s'établir à Corbeil, après un long séjour dans le Midi. Les autorités de la ville le connaissaient bien et s'intéressaient à son sort; il recevait de temps en temps la visite de M. le commissaire de police. Cependant l'ouvrage n'abondait pas chez lui, et peu de maisons lui étaient ouvertes.

Le Tas compatit à ses chagrins et lui demanda pourquoi il n'allait pas chercher fortune ailleurs.

Il répondit mélancoliquement qu'il n'avait ni le goût ni le moyen de voyager. Il était là pour longtemps. Où la chèvre est attachée, il faut qu'elle broute.

«Même quand il n'y a rien à brouter?» dit le Tas.

Il inclina la tête pour toute réponse.

Le Tas lui dit: «Si je me connais en physionomie, vous êtes un brave homme comme je suis une bonne fille. Pourquoi ne vous remettez-vous pas en maison, puisque vous avez déjà servi? Moi, je suis en condition à Paris chez une dame seule, qui me traite bien; ou pourrait vous trouver une place.

—Je vous remercie de tout mon coeur, reprit-il, mais le séjour de Paris m'est défendu.

—Par le médecin?

—Oui; j'ai la poitrine délicate.

—Justement la place n'est pas à Paris. C'est hors de France, vers la Turquie, là-bas, dans un pays où l'on guérit les poitrinaires, en les mettant chauffer au soleil.

—J'aimerais bien cela, si la maison était bonne. Mais il faut bien des choses pour passer la frontière: de l'argent, des papiers, et je n'ai rien de tout ça.

—On ne vous laisserait manquer de rien si vous conveniez à madame. Il faudrait venir la voir une heure ou deux à Paris.

—Ça, c'est possible. Il ne m'arrivera rien, quand même je passerais une journée chez vous.

—Bien sûr.

—Si l'affaire se faisait, je voudrais prendre un autre nom sur mon passe-port. J'en ai assez du mien, il m'a porté malheur, et je le laisserais en France avec mes vieux habits.

—Bah! vous avez raison. C'est ce qui s'appelle faire peau neuve. Je parlerai de vous à madame, et si tout peut s'arranger, je vous écrirai un mot.»

Le Tas revint le soir même à Paris. Mantoux, dit Peu-de-chance, crut avoir rencontré une fée bienfaisante sous l'enveloppe d'une guenon. Les songes les plus dorés vinrent s'asseoir à son chevet. Il rêva qu'il devenait du même coup riche et honnête, et que l'Académie française lui décernait un prix de vertu de cinquante mille francs de rente. Il reçut une lettre le lundi soir, rompit son ban et débarqua le mardi matin chez Mme Chermidy. Il avait coupé sa barbe et ses cheveux, mais le Tas n'eut garde de lui demander pourquoi.

La splendeur de la maison l'éblouit; la dignité sévère de Mme Chermidy lui imposa sérieusement. La belle scélérate s'était fait un visage de procureur impérial. Elle le fit comparaître devant elle, et l'interrogea sur son passé en femme qu'on ne trompe point. Il mentit comme un prospectus, et elle eut soin de le croire sur parole. Lorsqu'il eut fourni tous les renseignements désirables, elle lui dit:

«Mon garçon, la place que je veux vous donner est une place de confiance. Un de mes amis, M. le duc de La Tour d'Embleuse, cherche un domestique pour sa fille qui se meurt en pays étranger. Il y aura de bons gages pendant un an ou deux, et 1200 francs de rente viagère après la mort de la jeune dame. Elle est condamnée par tous les médecins de Paris. Les gages vous seront payés par la famille; quant à la rente, c'est moi qui en réponds. Comportez-vous en bon serviteur, et attendez patiemment la fin: vous ne perdrez rien pour attendre.»

Mantoux jura sur le Dieu de ses pères qu'il soignerait la jeune dame comme une soeur, et qu'il la forcerait de vivre cent ans.

«C'est bien, reprit Mme Chermidy. Vous nous servirez ce soir, et je vous présenterai à M. le duc de La Tour d'Embleuse. Montrez-vous à lui tel que vous êtes, et je réponds qu'il vous prendra.»

Elle ajouta en elle-même: «Quoi qu'il arrive, ce coquin verra en moi sa dupe, et non pas sa complice.»

Mantoux servit à table, non sans avoir pris une bonne leçon de sa protectrice le Tas. Les convives étaient au nombre de quatre; il y avait autant de domestiques pour changer les assiettes, et le serrurier n'eut qu'à regarder faire. Mme Chermidy s'était promis de lui donner, à tout événement, une leçon de toxicologie. Elle ne jugeait pas inutile de lui enseigner l'emploi des poisons, et elle avait choisi ses convives en conséquence. C'était un conseiller à la cour, un professeur de médecine légale, et M. de La Tour d'Embleuse.

Elle amena tout doucement le docteur sur le chapitre des poisons. Les hommes qui professent cette matière délicate sont généralement avares de leur science; mais ils s'oublient quelquefois à table. Tel secret qu'on a soin de cacher au public peut se raconter en confidence lorsqu'on a pour auditoire un magistrat, un grand seigneur et une jolie femme cinq ou six fois millionnaire. Les domestiques ne comptent pas; il est convenu qu'ils n'ont point d'oreilles.

Malheureusement pour Mme Chermidy, les poisons arrivèrent avant le vin de Champagne. Le docteur fut prudent, badina beaucoup et ne fit pas d'imprudence. Il se retrancha dans les curiosités archéologiques, raconta que la science des poisons n'était pas en progrès, que nous avions égaré les recettes de Locuste, de Lucrèce Borgia, de Catherine de Médicis et de la marquise de Brinvilliers; il s'apitoya en riant sur ces beaux secrets perdus, pleura le poison foudroyant du jeune Britannicus, les gants parfumés de Jeanne d'Albret, la poudre de succession, et cette liqueur de ménage qui changeait le vin de Chypre en vin de Syracuse; il n'oublia pas, chemin faisant, le bouquet fatal d'Adrienne Lecouvreur. Mme Chermidy remarqua que le jeune serrurier écoutait de toutes ses oreilles. «Parlez-nous des poisons modernes, dit-elle au docteur, des poisons qu'on emploie de nos jours, des poisons en activité de service!

—Hélas! madame, dit-il, nous sommes tombés bien bas. Le difficile n'est pas de tuer les gens: un coup de pistolet ferait l'affaire. Il s'agit de les tuer sans laisser de trace. Le poison n'est pas bon à autre chose, et c'est là son seul avantage sur le pistolet. Malheureusement, à mesure qu'il s'invente un toxique nouveau, on découvre un moyen de constater sa présence. Le démon du bien a les ailes aussi longues que le génie du mal. L'arsenic est un bon ouvrier, mais l'appareil de Marsh est là pour contrôler l'ouvrage. La nicotine n'est pas une sotte invention, la strychnine est un produit recommandable; mais M. le conseiller sait aussi bien que moi que la strychnine et la nicotine ont trouvé leurs maîtres; en autres termes, leurs réactifs.

«On a adopté le phosphore avec une apparence de raison. On se disait: Le corps humain contient du phosphore en quantité: si l'analyse chimique en découvre dans le corps de la victime, je répondrai que c'est la nature qui l'y a mis. Nous avons battu ces raisonnements à plate couture. Certes, il n'est pas malaisé de tuer les gens, mais il est presque impossible de le faire impunément. Je pourrais vous indiquer le moyen d'empoisonner vingt-cinq personnes à la fois, dans une chambre close, sans leur donner aucun breuvage. L'expérience ne coûte pas dix sous; mais l'assassin donnerait sa tête par-dessus le marché. Un chimiste de grand talent vient d'inventer une composition subtile qui a son charme aussi. En brisant le tube qui la contient, on fait tomber les gens comme des mouches. Mais on ne persuade à personne qu'ils ont péri de leur belle mort.

—Docteur, demanda Mme Chermidy, qu'est-ce que l'acide prussique?

—L'acide prussique ou cyanhydrique, madame, est un poison très-difficile à fabriquer, impossible à acheter, impossible à conserver pur, même dans les vases noirs.

—Et il laisse des traces?

—Magnifiques! Il teint les gens en bleu; et c'est ainsi qu'on a découvert le bleu de Prusse.

—Vous vous moquez de nous, docteur. Vous ne respectez pas ce qu'il y a de plus sacre au monde: la curiosité d'une femme! On m'a parlé d'un poison d'Afrique ou d'Amérique qui tue les hommes dans une piqûre d'épingle. Est-ce une invention des romanciers?

—Non, c'est une invention des sauvages. On l'emploie au bout des flèches. Joli poison, madame: il ne fait pas languir son homme: la foudre en miniature! Le plus curieux de l'affaire, c'est qu'on le mange impunément. Les sauvages l'emploient dans les sauces et dans les combats, à la guerre et à la cuisine.

—Vous venez de nous dire son nom, mais je ne me rappelle plus.

—Je ne l'ai pas dit, madame, mais je suis tout prêt à vous l'apprendre.
C'est le curare. Il se vend en Afrique, dans les montagnes de la Lune.
Le marchand est anthropophage.

Mme Chermidy en fut pour son dîner. Le docteur garda soigneusement le dépôt terrible que tout médecin porte avec lui. Mais le duc fut touché du recueillement et de l'attention de Mantoux. Il le prit au service de sa fille.

VIII

BEAUX JOURS.

Lorsqu'on lit une Histoire de la révolution française, on n'est pas médiocrement surpris de rencontrer des mois entiers de paix profonde et de bonheur sans nuage. Les passions sommeillent, les haines se reposent, les craintes se rassurent, les partis marchent comme des frères en se tenant par la main, les ennemis s'embrassent sur la place publique. Ces beaux jours sont comme des reposoirs préparés d'étape en étape sur une route sanglante.

On en rencontre de tout pareils dans la vie la plus agitée ou la plus malheureuse. Les révolutions de l'âme et du corps, les passions et les maladies ne vont pas sans quelques instants de repos. L'homme est un être si débile, qu'il ne peut agir ni souffrir avec continuité. S'il ne s'arrêtait un peu de temps en temps, il serait trop tôt au bout de ses forces.

L'été de 1853 fut pour Germaine un de ces moments de répit qui viennent si à propos à la faiblesse humaine. Elle le mit à profit; elle se retrempa dans le bonheur, et elle prit un peu de force pour les épreuves qu'elle avait encore à traverser.

Le climat des îles Ioniennes est d'une douceur et d'une égalité sans seconde. L'hiver n'y est pas autre chose que la transition de l'automne au printemps; les étés y sont d'une sérénité fatigante. De temps en temps un nuage voyageur passe en courant au-dessus des sept îles, mais il ne s'y arrête point. On y demeure jusqu'à trois mois dans l'attente d'une goutte d'eau. Dans ce paradis aride, les indigènes ne disent pas: Ennuyeux comme la pluie; mais: Ennuyeux comme le beau temps.

Le beau temps n'ennuyait pas Germaine; il la guérissait lentement. M. Le Bris assistait à ce miracle du ciel bleu; il regardait agir la nature, et suivait avec un intérêt passionné l'action lente d'un pouvoir supérieur au sien. Il était trop modeste pour s'attribuer l'honneur de la cure, et il confessait de bonne foi que la seule médecine infaillible est celle qui vient d'en haut.

Cependant, pour mériter l'aide du ciel, il s'aidait un peu lui-même. Il avait reçu de Paris l'iodomètre du docteur Chartroule avec une provision de cigarettes iodées. Ces cigarettes, composées d'herbes aromatiques et de plantes calmantes infusées dans une teinture d'iode, introduisant le médicament jusque dans les poumons, accoutument les organes les plus délicats à la présence d'un corps étranger, et préparent le malade à aspirer l'iode pur à travers les tubes de l'appareil. Par malheur, l'appareil arriva en morceaux, quoiqu'il eût été emballé par le duc lui-même et apporté avec des soins infinis par le nouveau domestique. Il fallut en demander un autre, et cela prit du temps.

Au bout d'un mois de ce traitement anodin, Germaine éprouvait déjà un mieux sensible. Elle était moins faible pendant le jour; elle portait plus légèrement les fatigues d'une longue promenade; elle revenait moins souvent à son lit de repos. Son appétit était plus vif et surtout plus constant; elle ne repoussait plus les aliments après y avoir goûté. Elle mangeait, digérait et dormait d'assez bon coeur. La fièvre du soir était bien calmée; les sueurs nocturnes qui inondent tous les phthisiques diminuaient un peu tous les jours.

Le coeur de la malade ne tarda pas à entrer aussi en convalescence. Son désespoir, son humeur farouche et sa haine de ceux qui l'aimaient, firent place à une mélancolie douce et bienveillante. Elle était si heureuse de se sentir renaître, qu'elle aurait voulu remercier le ciel et la terre.

Les convalescents sont de grands enfants qui s'attachent, de peur de tomber, à tout ce qui les entoure. Germaine retenait ses amis auprès d'elle; elle craignait la solitude; elle voulait être rassurée à toute heure; elle disait à la comtesse: «N'est-ce pas, je vais mieux?» Elle ajoutait tout bas: «Je ne mourrai pas?» La comtesse répondait en riant: «Si la Mort venait pour vous prendre, je lui montrerais ma figure, et elle se sauverait bien loin.» La comtesse était fière de sa laideur, comme les autres femmes de leur beauté. La coquetterie se fourre partout.

Don Diego attendit patiemment que Germaine revînt à lui. Il était trop délicat et trop fier pour l'importuner de ses prévenances, mais il se tenait à sa portée, prêt à faire le premier pas aussitôt qu'elle l'appellerait du regard. Elle se fit bientôt une douce habitude du spectacle de cette amitié discrète et silencieuse. Le comte avait dans sa laideur quelque chose d'héroïque et de grand que les femmes apprécient plus que la gentillesse. Il n'était pas de ceux qui font des conquêtes, mais de ceux qui inspirent des passions. Sa longue figure basanée, ses grandes mains couleur de bronze, ressortaient avec un certain éclat sur son costume de coutil blanc. Ses grands yeux noirs laissaient échapper des éclairs de douceur et de bonté; sa voix forte et métallique avait par moment des inflexions suaves. Germaine finit par trouver une ressemblance entre ce grand d'Espagne et un lion apprivoisé.

Lorsqu'elle se promenait au jardin sous les vieux orangers ou parmi les tamarix de la plage, appuyée sur le bras de la vieille comtesse ou traînant le petit Gomez à la queue de sa robe, le comte la suivait de loin, sans affectation, un livre à la main. Il ne prenait pas les airs penchés d'un amoureux, et il ne confiait point de soupirs à la brise. Vous auriez dit un père indulgent qui veut surveiller ses enfants sans intimider leurs jeux. Son affection pour sa femme se composait de charité chrétienne, de compassion pour la faiblesse, et de cette joie amère qu'un homme de coeur trouve dans l'accomplissement des devoirs difficiles. Peut-être encore y entrait-il un peu d'orgueil légitime. C'est une belle victoire que d'arracher à la mort une proie certaine et de créer à nouveau un être que la maladie avait presque détruit. Les médecins connaissent ce plaisir-là. Ils s'attachent de toute leur amitié à ceux qu'ils ont ramenés de l'autre monde; ils ont pour eux la tendresse du créateur pour sa créature.

L'habitude, qui rapproche tout, avait accoutumé Germaine à causer avec son mari. Lorsqu'on se voit du matin au soir, il n'y a pas de haine qui tienne: on parle, on répond, cela n'engage à rien; mais la vie n'est possible qu'à ce prix. Elle l'appelait don Diego; il l'appelait tout simplement Germaine.

Un jour (c'était vers le milieu du mois de juin), elle était étendue au jardin sur des tapis de Smyrne. Mme de Villanera, assise auprès d'elle, égrenait machinalement un gros chapelet de corail, et le petit Gomez ramassait des oranges avortées pour en bourrer ses poches. Le comte passa à dix pas de là, un livre à la main. Germaine se remit sur son séant et l'invita à prendre une chaise. Il obéit sans se faire prier, et remit le livre dans sa poche.

«Que lisiez-vous là?» demanda-t-elle.

Il répondit en rougissant comme un écolier pris en faute: «Vous allez rire de moi. C'est du grec.

—Du grec! vous savez lire le grec! comment un homme comme vous a-t-il pu s'amuser à apprendre le grec?

—Par le plus grand des hasards. Mon précepteur aurait pu être un âne comme tant d'autres; il s'est trouvé que c'était un savant.

—Et vous lisez du grec pour votre plaisir?

—Homère, oui. Je suis au milieu de l'Odyssée

Germaine simula un petit bâillement. «J'ai lu cela dans Bitaubé, dit-elle. Il y avait un glaive et un casque sur la couverture.

—Alors, vous seriez bien étonnée si je vous lisais Homère dans Homère; vous ne le reconnaîtriez plus.

—Bien obligée! je n'aime pas les histoires de batailles.

—Il n'y en a pas dans l'Odyssée. C'est un roman de moeurs, le premier qu'on ait écrit, et peut-être le plus beau. Nos auteurs à la mode n'inventeront rien de plus intéressant que l'histoire de ce propriétaire campagnard qui a quitté sa maison pour gagner de l'argent, qui revient après vingt ans d'absence, trouve une armée de faquins installés chez lui pour courtiser sa femme et manger son bien, et les tue à coups de flèches. Il y a là un drame intéressant, même pour le public des boulevards. Rien n'y manque, ni le bon serviteur Eumée, ni le chevrier qui trahit son maître, ni les servantes sages, ni les servantes folles que le jeune Télémaque est chargé de pendre au dénoûment. Le seul défaut de cette histoire, c'est qu'on nous l'a toujours traduite avec emphase. On a changé en autant de rois les jeunes rustauds qui assiégeaient Pénélope; on a déguisé la ferme en palais, et l'on a mis de l'or partout. Si j'osais vous traduire seulement une page, vous seriez émerveillée de la vérité simple et familière du récit; vous verriez avec quelle joie naïve le poète parle du vin noir et de la viande succulente; comme il admire les portes bien jointes et les planches bien rabotées! Vous verriez surtout comme la nature est décrite avec exactitude, et vous retrouveriez dans mon livre la mer, le ciel et le jardin que voici.

—Essayons, dit Germaine. Quand je dormirai, vous le verrez bien.

Le comte obéit de bonne grâce, et se mit à traduire le premier chant à livre ouvert. Il déroula sous les yeux de Germaine ce beau style homérique, plus riche, plus bariolé et plus étincelant que les brillants tissus de Beyrouth ou de Damas. Sa traduction était d'autant plus libre, qu'il n'entendait pas bien tous les mots; mais il s'entendait avec le poète. Il coupa quelques longueurs, développa à sa façon certains passages curieux, et ajouta au texte un commentaire intelligent. Bref, il intéressa son cher auditoire, excepté le marquis de los Montes de Hierro, qui criait à tue-tête pour interrompre la lecture. Les enfants sont comme les oiseaux: lorsqu'on parle devant eux, ils chantent.

Je ne sais pas si les jeunes époux allèrent jusqu'au bout de l'Odyssée, mais don Diego avait trouvé le moyen d'éveiller l'intérêt de sa femme, et c'était beaucoup. Elle prit l'habitude de l'entendre lire et de se trouver bien dans sa compagnie. Elle ne tarda pas à voir en lui un esprit supérieur. Il était trop timide pour parler en son propre nom, mais le voisinage d'un grand poète lui donnait de la hardiesse, et ses idées personnelles se faisaient jour sous la protection des pensées d'autrui. Dante, Arioste, Cervantes, Shakspeare, furent les sublimes entremetteurs qui se chargèrent de rapprocher ces deux âmes et de les rendre chères l'une à l'autre. Germaine ne se sentit nullement humiliée de son ignorance et de la supériorité de son mari. Une femme se réjouit de n'être rien en comparaison de celui qu'elle aime.

On adopta l'habitude de vivre ensemble et de se réunir au jardin pour causer et pour lire. Ce qui faisait le charme de ces réunions, ce n'est pas la gaieté; c'est une certaine sérénité calme et amicale. Don Diego ne savait pas rire, et le rire de sa mère ressemblait à une grimace nerveuse. Le docteur, franc et joyeux comme un Champenois, avait l'air de faire une fausse note lorsqu'il jetait son grain de sel dans la conversation. Germaine toussait quelquefois; elle conservait toujours sur son visage l'expression inquiète que donne le voisinage de la mort. Et cependant ces jours d'été sans nuage étaient les premiers beaux jours de sa jeunesse.

Combien de fois, dans cette intimité de la vie de famille, l'esprit du comte fut-il troublé par le souvenir de Mme Chermidy? Personne n'en a rien su, et je ne me hasarderais pas à le dire. Il est probable que la solitude, l'oisiveté, la privation des plaisirs vifs, où l'homme se dépense, enfin la séve du printemps qui monte au front de l'homme comme à la cime des arbres, lui firent regretter plus d'une fois la noble résolution qu'il avait prise. Les trappistes qui tournent le dos au monde après en avoir joui, trouvent au fond du cloître des armes toutes prêtes contre les tentations du passé: c'est le jeûne, la prière, et un régime assez mortifiant pour tuer le vieil homme. Il y a peut-être encore plus de mérite à combattre comme don Diego, en soldat désarmé. M. Le Bris le suivait du coin de l'oeil, comme un malade qu'il faut préserver des rechutes. Il lui parlait rarement de Paris, jamais de la rue du Cirque. Il lut dans un journal français que la Naïade s'était embossée devant Ky-Tcheou, dans la mer du Japon, pour demander réparation de l'insulte faite à nos missionnaires: il déchira le journal en petits morceaux, pour qu'il ne fût pas question de M. Chermidy.

Il y a, en Orient, des heures où la brise du midi enivre plus puissamment les sens de l'homme que le vin de Tinos qu'on boit sous le nom de malvoisie; le coeur se fond comme une cire; la volonté se détend, l'esprit faiblit. On s'efforce de penser, les idées nous échappent comme une eau qui fuit entre les doigts. On va chercher un livre, un doux et vieil ami; on lit; les yeux s'égarent dès les premiers vers; le regard nage, les paupières s'ouvrent et se ferment sans savoir pourquoi. C'est dans ces heures de demi-sommeil et de douce quiétude que nos coeurs s'ouvrent d'eux-mêmes. Les mâles vertus triomphent à bon marché quand un froid piquant nous rougit le nez et nous coupe les oreilles, et que le vent de décembre serre les fibres de la chair et de la volonté. Mais quand les jasmins sèment leur acre parfum dans le voisinage, quand les fleurs du laurier-rose nous pleuvent sur la tête, quand les pins secoués par le vent sonnent comme des lyres et que les voiles blanches se dessinent au loin sur la mer comme des Néréides, alors il faut être bien sourd et bien aveugle pour voir et pour entendre autre chose que l'amour!

Don Diego s'aperçut un jour que Germaine avait changé à son avantage. Ses joues étaient plus pleines et mieux nourries; les sillons de ce joli visage se remplissaient; les plis sinistres commençaient à s'effacer. Une couleur plus saine, un hâle de bon augure colorait son beau front, et ses cheveux d'or n'étaient plus la couronne d'une morte.

Elle venait d'écouter une lecture assez longue; la fatigue et le sommeil l'avaient prise en même temps; elle avait laissé tomber sa tête en arrière; et tout le corps s'en était allé dans les bras du fauteuil. Le comte était seul avec elle. Il déposa son livre a terre, s'approcha doucement, se mit à genoux devant la jeune fille et avança les lèvres pour la baiser au front; mais il fut retenu par un instinct de délicatesse. Pour la première fois, il songea avec horreur à la façon dont il était devenu le mari de Germaine; il eut honte du marché; il se dit qu'un baiser obtenu par surprise serait quelque chose comme un crime, et il se défendit d'aimer sa femme jusqu'au jour où il serait sûr d'en être aimé.

Les hôtes de la villa Dandolo ne vivaient pas dans une solitude aussi abstraite qu'on pourrait le supposer. L'isolement ne se rencontre que dans les grandes villes, où chacun vit pour soi sans s'inquiéter des voisins. A la campagne, les plus indifférents se rapprochent; on n'y craint pas un voyage d'une heure; l'homme sait qu'il est né pour la société, et cherche la conversation de ses semblables.

Il se passait peu de jours sans que Germaine reçût quelque visite. On vint chez elle d'abord par curiosité, puis par intérêt bienveillant, enfin par amitié. Ce coin de l'île était habité en toute saison par cinq ou six familles modestes, qui auraient été pauvres à la ville, et qui ne manquaient de rien sur leurs terres, parce qu'elles savaient se contenter de peu. Leurs châteaux tombaient en ruine, et l'on manquait d'argent pour les réparer; mais on entretenait avec soin, au-dessus de la porte d'entrée, un écusson contemporain des croisades. Les îles Ioniennes sont le faubourg Saint-Germain de l'Orient; vous y retrouvez les grandes vertus et les petits travers de la noblesse, orgueil, dignité, pauvreté décente et laborieuse, et une certaine élégance dans la vie la plus dénuée.

Le propriétaire de la villa, M. le comte Dandolo, ne serait pas désavoué par les doges ses ancêtres. C'est un petit homme vif et intelligent, éveillé aux affaires politiques, tiraillé entre le parti grec et l'influence anglaise, mais enclin à l'opposition et toujours prêt à juger sévèrement les actes du lord haut commissaire. Il suit de près les intrigues vieilles et nouvelles qui divisent l'Europe, surveille les progrès du léopard britannique, discute la question d'Orient, s'inquiète de l'influence des jésuites, et préside les francs-maçons de Corfou. Excellent homme, qui dépense plus d'activité qu'un capitaine au long cours pour naviguer autour d'un verre d'eau. Son fils Spiro, un beau jeune homme de trente ans, s'est laissé conquérir aux idées anglaises, comme toute la génération nouvelle. Il fréquente les officiers et se montre dans leurs loges au théâtre. Les Dandolo pourraient vivre grandement, s'ils trouvaient à se défaire de leurs biens; mais, à Corfou, les habitants sont aussi pauvres que la terre est riche. Chacun est prêt à vendre, personne ne songe à acheter. Le comte et Spiro parlent élégamment les trois langues du pays, l'anglais, le grec et l'italien; ils savent le français par surcroît, et leur amitié fut précieuse à Germaine. Spiro s'intéressait à la belle malade avec toute la chaleur d'un coeur inoccupé.

Il amenait parfois un digne homme de ses amis, le docteur Delviniotis, professeur de chimie à la faculté de Corfou. M. Delviniotis avait voué à la malade une amitié d'autant plus vive qu'il avait une fille du même âge. Il donnait ses conseils à M. Le Bris, causait en italien avec le comte et Mme de Villanera, et se désolait de ne pas savoir le français pour faire plus ample connaissance avec Germaine. On le voyait assis devant elle pendant des heures entières, cherchant une phrase, ou regardant sans rien dire, avec cette politesse tranquille et muette qui règne dans tout l'Orient.

L'homme le plus bruyant de la compagnie était un vieux Français établi à Corfou depuis 1814, le capitaine Brétignières. Il avait quitté le service à vingt-quatre ans avec une pension de retraite et une jambe de bois de chêne. Ce grand corps maigre et osseux boitait gaillardement, buvait sec et riait haut, à la barbe de la vieillesse. Il faisait une lieue à pied pour venir dîner à la villa Dandolo, contait des histoires militaires, frisait sa moustache, et soutenait que les îles Ioniennes devraient appartenir à la France. C'était un convive d'autant plus précieux que sa gaieté échauffait la maison. Quelquefois, en se versant rasade, il disait d'un ton sentencieux: «Quand on s'estime et quand on s'aime, on peut boire ensemble tant qu'on veut sans se faire de mal.» Germaine dînait toujours de bon appétit lorsque le capitaine était là. Cet aimable boiteux, cramponné si obstinément à la vie, l'éblouissait d'une douce espérance et la forçait de croire à l'avenir. M. Brétignières tutoyait le petit marquis, l'appelait mon général, et le faisait sauter sur son genou. Il baisait galamment les mains de la malade, et la servait avec la dévotion d'un vieux page ou d'un troubadour en retraite.

Elle avait un admirateur d'une autre école dans la personne de M. Stevens, juge d'instruction à la cour royale de Corfou. Cet honorable magistrat employait aux soins de son corps un traitement de mille livres sterling par année. Vous n'avez jamais vu un homme plus propre, plus replet, plus nourri, plus luisant, une santé plus calme et mieux gorgée. Égoïste comme tous les vieux garçons, sérieux comme tous les magistrats, flegmatique comme tous les Anglais, il cachait sous la rotondité béate de sa personne une certaine dose de sensibilité. La santé lui paraissait un bien si précieux, qu'il eût voulu en faire part à tout le monde. Il avait connu le jeune Anglais de Pompeï, et il avait suivi de près les phases diverses de sa guérison. Il racontait naïvement qu'il avait éprouvé une sympathie médiocre pour ce petit être pâle et mourant, mais qu'il l'avait aimé de jour en jour à mesure qu'il le voyait revenir à la vie. Il était devenu son ami intime le jour où il avait pu lui serrer la main sans le faire crier. Ce fut l'histoire de sa liaison avec Germaine. Il évita de s'attacher à elle tant qu'il la crut condamnée à mort; mais du moment où elle parut s'installer dans ce monde, il lui ouvrit son coeur à deux battants.

Les plus proches voisins de la maison étaient Mme Vitré et son fils. Ils devinrent en peu de temps ses amis les plus intimes. La baronne de Vitré était une Normande réfugiée à Corfou avec les débris de sa fortune. Comme elle évitait de raconter son histoire, on n'a jamais su quels événements l'avaient chassée si loin de son pays. Ce qui sautait à tous les yeux, c'est qu'elle vivait en femme de bien, et qu'elle élevait admirablement son fils. Elle avait quarante ans et une beauté un peu commune: on l'aurait prise, en France, pour une fermière du pays de Caux. Mais elle s'occupait de son ménage, de ses oliviers et de son cher Gaston avec une activité méthodique et un zèle sans embarras qui trahissaient la race. La grandeur est un don qui se révèle dans toutes les situations de la vie et sur les théâtres les plus divers: elle se montre aussi bien dans le travail que dans le repos, et elle ne brille pas plus dans un salon que dans une buanderie ou une basse-cour. Mme de Vitré, entre ses deux servantes, vêtue, comme elles, du costume national, qui ressemble à l'habit des carmélites, était aussi imposante que Pénélope brodant les tuniques du jeune Télémaque. Gaston de Vitré, beau comme une jeune fille de vingt ans, menait la vie rude et exercée d'un gentihomme campagnard. Il travaillait de ses mains, taillait les arbres, cueillait les oranges, et émondait lui-même la haie de grenadiers dont les fruits rouges crevaient au soleil. Le matin, il courait dans la rosée, le fusil sur l'épaule, pour tuer des grives ou des becfigues; le soir, il lisait avec sa mère, qui fut son professeur, et la forte nourrice de son esprit. Sans souci de l'avenir, ignorant les choses du monde, et renfermant ses pensées dans l'horizon qui bornait ses regards, il ne soupçonnait pas d'autres plaisirs qu'une belle journée de chasse, une lecture de Lamartine, ou une promenade en mer sur son bateau. Coeur vierge, âme toute neuve et blanche comme ces belles feuilles de papier qui invitent la plume à écrire. Lorsque sa mère le conduisit à la villa Dandolo, il s'aperçut, pour la première fois, qu'il était un petit ignorant; il rougit de l'oisiveté où il avait vécu, et il regretta de n'avoir pas appris la médecine.

Les visites sont toujours longues à la campagne. On a fait tant de chemin pour se voir, qu'on a de la peine à se quitter. Les Dandolo et les Vitré, le docteur Delviniotis, le juge et le capitaine passaient quelquefois des journées entières autour de la belle convalescente. Elle les retenait avec joie, sans se rendre compte du motif secret qui la faisait agir. Déjà elle commençait à éviter les occasions d'être seule avec son mari. Autant l'amour déclaré fuit les importuns et recherche le tête-à-tête, autant l'amour naissant aime la foule et les distractions. Dès que nous commençons à nous sentir possédés par un autre, il nous semble que les étrangers et les indifférents nous protègent contre notre faiblesse, et que nous serions sans défense s'ils n'étaient plus là.

Mme de Villanera servait, sans le savoir, ce secret désir de Germaine. Elle retenait auprès d'elle Mme de Vitré, à qui elle s'attachait de jour en jour. Don Diego n'en était pas venu à ce point où un amant supporte impatiemment la compagnie des étrangers; son affection pour Germaine était encore désintéressée, parce qu'elle était froide et tranquille. Il recherchait avant tout ce qui pouvait distraire la jeune femme et la rattacher doucement à l'existence. Peut-être aussi cet homme timide, comme tous les hommes vraiment forts, évitait de s'expliquer à lui-même le sentiment nouveau qui l'attirait vers elle. Il craignait de se voir pris entre deux devoirs contraires; il ne pouvait se dissimuler qu'il était engagé pour la vie avec Mme Chermidy. Il la croyait digne de son amour, il l'estimait malgré sa faute, comme on estime la femme innocente ou coupable dont on se sait aimé. Si l'on était venu, preuves en main, lui apprendre que Mme Chermidy n'était pas digne de lui, il aurait éprouvé un sentiment d'angoisse et non de délivrance. On ne rompt pas facilement avec trois années de bonheur; on ne dit pas en se frottant les mains: Dieu soit loué! mon fils est l'enfant d'une intrigante!

Le comte éprouvait donc un malaise moral, une inquiétude sourde qui contrariait sa passion naissante. Il craignait de lire en lui-même; il se tenait devant son coeur comme devant une lettre dont on n'ose rompre le cachet.

En attendant, les jeunes époux se cherchaient, se rencontraient, se trouvaient bien ensemble, et remerciaient du fond du coeur ceux qui les empêchaient d'être seuls. Le cercle d'amis qui venait s'asseoir autour d'eux abritait leur amour, comme les grands ormes qui entourent les vergers de Normandie protègent la floraison frileuse des pommiers.

Le salon de réception était au milieu du jardin; il y pleuvait de petites oranges. Germaine, assise dans son fauteuil, fumait des cigarettes iodées; le comte la regardait vivre; Mme de Villanera jouait avec l'enfant comme une grande vieille faunesse noire avec son nourrisson basané. Les amis se balançaient dans ces grands fauteuils à bascule qu'on fait venir d'Amérique. De temps en temps, Mantoux ou un autre valet de la maison servait du café, des glaces ou des confitures, suivant les usages de l'hospitalité orientale. Les hôtes s'étonnaient un peu que la maîtresse de la maison fût seule à fumer dans toute la compagnie. On fume partout en Orient. Vous jetez votre cigarette à la porte, mais la maîtresse du logis vous en offre une autre en vous disant bonjour. Germaine, soit qu'elle eût plus d'indulgence pour le seul défaut de son mari, soit qu'elle prit pitié de ces pauvres Grecs qui sans tabac ne sauraient vivre, décréta un beau jour que la cigarette serait permise dans toute l'étendue de son empire. Don Diego lui rappela en souriant ses anciennes répugnances. Elle rougit un peu, et répliqua vivement: «J'ai lu dans Monte-Cristo que le tabac turc était un parfum, et je sais qu'on n'en fume pas d'autre ici, en vue des rivages de la Turquie. Il ne s'agit plus de vos affreux cigares, dont la vue seule me fait mal.»

Bientôt on vit apparaître dans le jardin et dans la maison les grands chibouks au fourneau rouge, au bec d'ambre; les narghilés de cristal qui chantent en bouillonnant et qui promènent sur l'herbe verte leur long tuyau souple comme un serpent. A la fin de juillet, les affreux cigares s'échappèrent timidement de je ne sais quel réceptacle invisible, et ils trouvèrent grâce devant Germaine. On reconnut à cette marque qu'elle se portait beaucoup mieux.

C'est vers cette époque que l'élu de Mme Chermidy, Mantoux, dit Peu-de-chance, prit le parti d'empoisonner sa maîtresse.

Il y a du bon dans l'homme le plus vicieux, et je dois avouer que Mantoux avait été pendant deux mois un excellent domestique. Lorsque le duc, qui ignorait son histoire, lui eut fait donner un passeport au nom de Mathieu, il enjamba la frontière avec joie et reconnaissance. Peut-être songeait-il de bonne foi, comme le valet de Turcaret, à faire souche d'honnêtes gens. La douceur de Germaine, le charme qu'elle exerçait sur tous ceux de son entourage, les bons gages qu'elle payait à ses gens et le peu d'espoir qu'on avait de la sauver inspirèrent de bons sentiments à ce valet de contrebande. Il s'entendait mieux à crocheter une porte qu'à préparer un verre d'eau sucrée, mais il s'efforça de ne point paraître novice, et il y réussit. Il appartenait à une race intelligente, propre à tout, habile à tous les métiers et même à tous les arts. Il s'appliqua si bien, fit de tels progrès et apprit le service en si peu de temps, que ses maîtres furent contents de lui.

Mme Chermidy lui avait recommandé de cacher sa religion et de la renier au besoin si on l'interrogeait. Elle savait combien les Espagnols de la vieille roche sont intolérants pour les Israélites. Malheureusement cet honnête homme remis à neuf ne pouvait pas cacher sa figure. Mme de Villanera le soupçonna d'être à tout le moins un hébreu converti. Or, en bonne Espagnole, elle faisait peu de différence entre les convertis et les obstinés. Elle était la meilleure femme du monde, et pourtant elle les eût tous envoyés au feu pêle-mêle, sûre que les douze apôtres en auraient fait autant.

Mantoux, qui avait transigé plus d'une fois avec sa conscience, ne se fit pas scrupule de renier la religion de ses pères. Il consentit même à entendre la messe avec les autres domestiques. Mais, par une de ces contradictions dont l'homme est plein, il ne se décida jamais à manger les mêmes viandes que ses camarades. Sans afficher sa résistance, il se jeta sur les légumes, les fruits et les herbages, et se comporta comme un légumiste ou un pythagoricien. Il se consolait de ce régime lorsqu'on l'envoyait faire une course à la ville. Il courait droit au quartier juif, fraternisait avec son peuple, parlait ce jargon demi-hébraïque qui sert de lien à la grande nation dispersée, et mangeait de la viande kaucher, c'est-à-dire tuée par le sacrificateur, suivant les préceptes de la loi. C'est une consolation qui avait dû lui manquer du temps qu'il habitait au bagne.

En conversant avec ses coreligionnaires, il apprit bien des choses: il apprit que Corfou était un excellent pays, une véritable terre promise où l'on vivait à bon compte, où l'on était riche avec douze cents francs de rente. Il apprit que la justice anglaise était sévère, mais qu'avec un bon bateau et deux rames on pouvait échapper aux poursuites de la loi. Il suffisait de mettre le cap sur la Turquie; le continent était à quelques milles de là, on le voyait, on le touchait presque! Il apprit enfin où l'on achetait de l'arsenic au plus juste prix.

Vers les derniers jours de juillet, il entendit affirmer à plusieurs personnes que la jeune comtesse était en voie de guérison. Il s'en assura par ses yeux et s'attendit à la voir rétablie d'un jour à l'autre. En lui apportant un verre d'eau sucrée tous les soirs, il remarquait, avec M. Le Bris, l'apaisement de la toux et la diminution de la fièvre. Il assista un jour au déballage d'une caisse beaucoup mieux close que celle qu'il avait apportée de Paris. Il en vit sortir un charmant appareil de cuivre et de cristal, une petite machine fort simple, et si appétissante, qu'en la voyant on regrettait de n'être pas phthisique. Le docteur s'empressa de la monter sur son pied, et dit, en la regardant avec tendresse: «Voici peut-être le salut de la comtesse.»

Cette parole fut d'autant plus pénible à Mantoux, qu'il venait de jeter son dévolu sur une petite propriété plantée d'arbres, avec maison de maître, un nid à souhait pour une famille d'honnêtes gens. L'idée lui vint de casser cet engin de destruction qui menaçait sa fortune à venir. Mais il s'avisa qu'on le mettrait à la porte, et qu'il perdrait ses gages avec sa pension. Il se résigna à n'être qu'un bon domestique.

Par malheur, ses camarades jasaient hautement sur le régime végétal auquel il s'était soumis. Mme de Villanera en prit alarme, s'informa de tout, décida qu'il était juif incorrigible, relaps et tout ce qui s'en suit. Elle lui demanda s'il lui convenait de chercher une place à Corfou, ou s'il lui plaisait mieux de retourner en France. Il eut beau gémir, demander grâce, et recourir à l'intervention charitable de la bonne Germaine, Mme de Villanera n'entendait pas raison sur cet article-là. Tout ce qu'il obtint, c'est qu'il resterait en place jusqu'à l'arrivée de son remplaçant.

Il avait un mois devant lui: voici comme il en profita. Il acheta quelques grammes d'acide arsénieux et les cacha dans sa chambre. Il en prit une pincée, la ration de deux hommes environ, et il la fit dissoudre dans un grand verre d'eau. Il mit le verre à l'office, sur une planche très-haute où l'on ne pouvait atteindre qu'en montant sur une chaise; et, sans perdre de temps, il jeta quelques gouttes de ce liquide empoisonné dans l'eau sucrée de la malade. Il se promit de recommencer tous les jours, de tuer lentement sa maîtresse, et de mériter, en dépit du petit appareil, les bienfaits de Mme Chermidy.

IX

LETTRES DE CHINE ET DE PARIS.

A MONSIEUR MATHIEU MANTOUX, CHEZ M. LE COMTE DE VILLANERA, VILLA DANDOLO, A CORFOU.

Sans date.

Tu ne me connais pas, et je te connais aussi bien que si je t'avais inventé. Tu es un ancien pensionnaire du gouvernement à l'école navale de Toulon; c'est là que je t'ai vu pour la première fois. Je t'ai rencontré depuis à Corbeil; tu n'y faisais pas de brillantes affaires, et la police avait les yeux sur toi. Tu as eu le bonheur de tomber sur une grosse bête de Parisienne qui t'a procuré une bonne place, avec l'espérance d'une pension. La dame de la rue du Cirque et sa femme de chambre te prennent pour un innocent; on dit que tes maîtres t'honorent de leur confiance. Si la malade que tu soignes avait pris son passage pour l'autre monde, tu serais riche, considéré, et tu vivrais en bourgeois dans le pays que tu choisirais. Malheureusement, elle ne s'est pas décidée, et tu n'as pas eu l'esprit de la pousser dans le bon chemin. Tant pis pour toi; tu garderas ton nom de Peu-de-chance. Le commissaire de police de Corbeil te fait chercher. On est sur ta trace. Si tu ne prends pas tes mesures, on saura te trouver là-bas. Je t'y ai bien trouvé, moi qui t'écris! Es-tu curieux d'aller cueillir du poivre à Cayenne? Travaille donc, fainéant! la fortune est dans tes mains, aussi vrai que je m'appelle…. Mais tu n'as pas besoin de savoir mon nom. Je ne suis ni Rabichon, ni Lebrasseur, ni Chassepic. Je suis, dans l'espérance que tu sauras comprendre tes intérêts,

    Ton ami,
    X. Y. Z.

MADAME CHERMIDY AU DOCTEUR LE BRIS.

Paris, 13 août 1853.

La Clef des coeurs, mon charmant ami, voici une grande et magnifique nouvelle. Mme de Sévigné vous la ferait attendre pendant deux pages; moi, je vais plus vite en besogne et je vous la livre du premier coup. Je suis veuve, mon ami! veuve sans appel! veuve en dernier ressort! veuve comme si le notaire y avait passé! J'ai reçu la nouvelle officielle, l'acte mortuaire, les compliments du ministère de la marine, le sabre et les épaulettes du défunt, et une pension de 750 francs pour rouler carrosse sur mes vieux jours. Veuve! veuve! veuve! il n'y a pas un plus joli mot dans la langue française. Je me suis habillée de noir; je me promène à pied dans les rues, et j'ai des démangeaisons d'arrêter les passants pour leur apprendre que je suis veuve.

J'ai reconnu dans cette occasion que je n'étais pas une femme ordinaire. J'en sais plus d'une qui aurait pleuré par faiblesse humaine et pour donner une petite satisfaction à ses nerfs; moi, j'ai ri comme une folle et je me suis roulé sur le Tas qui n'en pouvait mais. Il n'y a plus de Chermidy; Chermidy n'est plus; pas plus de Chermidy que sur la main; nous avons le droit de dire feu Chermidy!

Vous savez, tombeau des secrets, que je n'avais jamais aimé cet homme-là. Il ne m'était de rien. Je portais son nom, j'avais supporté ses bourrades; deux ou trois soufflets qu'il m'a donnés étaient les seuls liens que l'amour eût formés entre nous. Le seul homme que j'aie aimé, mon véritable mari, mon époux devant Dieu, ne s'est jamais appelé Chermidy. Ma fortune ne vient pas de ce matelot; je ne lui dois rien, et je serais bien hypocrite de le pleurer. N'avez-vous pas assisté à notre dernière entrevue? Vous souvient-il de la grimace conjugale qui embellissait ses traits? Si vous n'aviez pas été présent, il m'aurait fait un mauvais parti; ces maris marins sont capables de tout. Les cartes m'ont souvent prédit que je mourrais de mort violente: c'est que les cartes connaissaient M. Chermidy. Il m'aurait tordu le cou tôt ou tard, et il aurait dansé à mon enterrement. C'est moi qui ris, qui danse et qui dis des folies: je suis dans le cas de légitime défense!

C'est une bonne histoire, allez! que celle de cette mort. On n'a jamais vu chinoiserie pareille, et je la mettrai sur mon étagère. Tous mes amis sont venus hier m'apporter leurs compliments de condoléance. Ils s'étaient fait des figures de deuil; mais je leur ai conté l'événement, et je les ai égayés en un tour de main. Nous avons ri, sans débrider, jusqu'à minuit et demi.

Figurez-vous, mon cher docteur, que la Naïade s'était embossée devant Ky-Tcheou. Je n'ai jamais pu trouver l'endroit sur la carte, et j'en suis au désespoir. Les géographes d'aujourd'hui sont des êtres bien incomplets. Ky-Tcheou doit être au sud de la presqu'île de Corée, sur la mer du Japon. J'ai bien trouvé Kin-Tcheou, mais c'est dans la province de Ching-King, sur le golfe Leou-Toung, dans la mer Jaune. Mettez-vous à la place d'une pauvre veuve, qui ne sait pas sous quelle latitude on l'a privée de son mari!

Quoi qu'il en soit, les magistrats de Ky-Tcheou, ou Kin-Tcheou, à l'embouchure de la rivière Li-Kiang avaient malmené deux missionnaires français. Le mandarin gouverneur, ou père de la ville, le puissant Gou-Ly, consacrait tous ses loisirs à faire des niches aux étrangers. Il y a trois factoreries européennes dans ce lieu de plaisance. Un Français qui achète de la soie exerçait les fonctions d'agent consulaire. Il avait un drapeau devant sa porte et les missionnaires logeaient chez lui. Gou-Ly fit arrêter les deux prêtres et les accusa d'avoir prêché une religion étrangère. Ils auraient eu mauvaise grâce à s'en défendre, puisqu'ils étaient venus précisément pour cela. Ils furent condamnés; et le bruit courut qu'on les avait mis à mort. C'est dans ces circonstances que l'amiral envoya la Naïade pour voir un peu ce qui se passait. Le commandant fit venir Gou-Ly à son bord: vous représentez-vous mon mari en tête-à-tête avec ce Chinois? Gou-Ly protesta que les missionnaires se portaient bien, mais qu'ils avaient enfreint les lois du pays et qu'ils devaient rester six mois en prison. Mon mari demanda à les voir; on offrit de les lui montrer à travers les grilles. Il se transporta le soir même aux portes de la prison, avec une compagnie de débarquement. Il vit deux missionnaires en habit ecclésiastique, qui gesticulaient à la fenêtre. Le consul français les reconnut, et tout le monde fut content.

Mais le lendemain on vint apprendre au consul que les missionnaires avaient été parfaitement égorgés huit jours avant l'arrivée de la Naïade. On entendit plus de vingt témoins qui certifièrent le fait. Mon Chermidy remit son uniforme, débarqua ses hommes, retourna à la prison et enfonça les portes, malgré les gestes des missionnaires qui lui faisaient de grands bras pour le renvoyer au navire. Il trouva dans le cachot deux figures de cire, modelées avec une perfection chinoise: c'étaient les missionnaires qu'on lui avait montrés la veille.

Mon mari entra dans une belle colère. Il ne souffre pas qu'on le trompe: c'est un travers que je lui ai toujours connu. Il revint à bord et jura son grand juron qu'il bombarderait la ville si les meurtriers n'étaient pas punis. Le mandarin, tremblant comme la feuille, fit sa soumission et condamna les juges à se voir scier entre deux planches. Pour le coup, mon mari n'eut rien à dire.

Mais la législation du pays permet à tout condamné à mort de fournir un remplaçant. Il y a des agences spéciales qui, moyennant cinq ou six mille francs et de belles promesses décident un pauvre diable à se laisser couper en deux. Les Chinois de la basse classe, qui grouillent pêle-mêle avec les animaux, ne tiennent pas énormément à la vie. Vous comprenez, pour ce qu'ils en font! Ils se décident volontiers à la mener courte et bonne lorsqu'on leur offre un millier de piastres à manger en trois jours. Mon mari accepta les remplaçants, assista au supplice, et fit sa paix avec l'ingénieux Gou-Ly. Il poussa la clémence jusqu'à l'inviter à dîner pour le lendemain avec les magistrats qui s'étaient fait remplacer. C'était agir en bon diplomate; car, enfin, qu'est-ce que la diplomatie? L'art de pardonner les injures aussitôt qu'on s'en est vengé.

Gou-Ly et ses complices vinrent dîner en grande cérémonie à bord de la Naïade. Le dessert fut interrompu par un incendie magnifique: le navire flambait comme une allumette. On fit jouer les pompes en temps utile; l'accident fut mis sur le dos d'un aide de cuisine, et l'on fit des excuses au vénérable Gou-Ly.

Vous trouvez le récit un peu long? Patience! nous n'avons plus longtemps à vivre. Le mandarin voulut lui rendre sa politesse; il l'invita pour le lendemain à un de ces banquets où triomphe la prodigalité chinoise. Nous sommes de pauvres sires au prix de ces originaux-là. On a beaucoup admiré ce gentleman qui mangea à lui seul un dîner de cinq cents francs au Café de Paris: les Chinois sont bien d'une autre force! On annonça au commandant des ragoûts saupoudrés de perles fines, des nids d'hirondelles aux langues de faisan doré, et la célèbre omelette aux oeufs de paon qu'on fait sur la table en tuant chaque femelle pour lui arracher son oeuf. Mon Chermidy, simple comme un aviron, ne devina pas que c'était lui qui payerait la carte. Il se léchait les lèvres, au dire des rapports officiels, et il se promettait d'écouter de toutes ses oreilles les comédies qui assaisonnent un festin chinois.

Il descendit à terre avec le consul et quatre hommes d'escorte, par une belle pluie battante. Vous pouvez croire qu'il n'avait pas oublié son grand uniforme. Une députation de magistrats le reçut à l'échelle avec tous les compliments de rigueur. Je suppose qu'il ne fut pas mécontent de la harangue. Si les Chinois adorent les compliments, les marins ne les détestent pas. On le hissa sur un petit cheval du pays. Je le vois d'ici, trottant en pincettes. L'animal (soit dit sans équivoque) enfonçait dans la boue jusqu'aux genoux; les villes de Chine sont pavées d'un macadam à deux fins, carrossable et navigable. Douze jeunes gens vêtus de soie rose marchaient à sa droite et à sa gauche, une plume de paon à la main. Ils chantaient du haut de leur nez les louanges du grand, du puissant, de l'invincible Chermidy, et ils agaçaient doucement sa monture avec les barbes de leurs plumes. Les petits chatouillaient les naseaux, les grands caressaient l'intérieur des oreilles, si bien et si longtemps que l'animal se cabra. Le cavalier, maladroit comme un marin, tomba sur le dos. Les enfants coururent à lui et lui demandèrent tous à la fois s'il s'était fait mal, s'il n'avait besoin de rien, s'il voulait de l'eau pour se laver, si l'on pouvait lui faire respirer quelque chose; et, tout en parlant, ils tirèrent leurs petits couteaux de leurs poches et lui coupèrent le cou sans bruit, sans scandale, jusqu'à ce que la tête fût complètement détachée du tronc.

C'est le consul qui a raconté cette histoire. Il n'en aurait parlé à personne, je le crains bien, sans le secours des quatre matelots qui lui sauvèrent la vie et le ramenèrent à bord. Je m'arrête ici; la pièce n'est plus intéressante dès l'instant où le héros est enterré. Vous saurez la suite par les journaux et par la lettre ci-jointe que les officiers de la Naïade ont pris la peine de m'adresser. Je regrette sincèrement la mort du mandarin Gou-Ly. S'il vivait encore, je lui ferais une pension de nids d'hirondelles pour le reste de ses jours. Depuis que mon bonheur dépend d'un double veuvage, je me suis toujours promis de partager un million entre les âmes charitables qui me délivreraient de mes ennemis. Il y avait cinq cent mille francs dans mon secrétaire pour ce mandarin qui n'est plus.

Tombeau des secrets, vous brûlerez ma lettre, n'est-il pas vrai? Brûlez aussi les journaux qui parleront de cette affaire. Il ne faut pas que don Diego apprenne que je suis libre tant qu'il sera enchaîné lui-même. Épargnons à nos amis des regrets trop cruels. Surtout ne lui dites pas que le noir m'embellit.

Soignez bien la personne à qui vous vous êtes dévoué. Quoi qu'il arrive, vous aurez le mérite de l'avoir fait vivre au delà de toute espérance. Si l'on vous avait dit que vous quittiez Paris pour sept ou huit mois, mangeriez-vous de si bons becfigues? Lorsqu'elle sera guérie ou autre chose vous reviendrez à Paris, et nous vous referons une clientèle; car je suis sûre qu'excepté moi, vos malades ne vous reconnaîtront plus.

M. le duc de La Tour d'Embleuse, qui me fait l'honneur de dîner quelquefois à la maison, m'a priée de vous chercher un autre domestique. J'avais pris mes renseignements à la hâte sur le premier que je vous ai envoyé. On me l'a dépeint ces jours derniers comme un être à craindre. Chassez-le donc au plus tôt, ou gardez-le sous votre responsabilité, jusqu'à l'arrivée du remplaçant.

Adieu, la Clef des coeurs. Mon coeur vous est ouvert depuis longtemps, et si vous n'êtes pas le meilleur de tous mes amis, il n'y a point de ma faute. Conservez-moi mon mari et mon fils, et je serai pour la vie,

Toute à vous, HONORINE.

LES OFFICIERS DE LA NAÏADE A MADAME CHERMIDY.

Hong-Kong, 2 avril 1853.

Madame,

Les officiers et les élèves embarqués à bord de la Naïade remplissent un pénible devoir en venant joindre leurs regrets à la douleur bien légitime que vous causera la perte du commandant Chermidy.

Une odieuse trahison a enlevé à la France un de ses officiers les plus honorables et les plus expérimentés: à vous, madame, un mari dont chacun pouvait apprécier la bonté et la douceur; à nous, un chef ou plutôt un camarade qui tenait à honneur de nous alléger du poids du service en se réservant la plus lourde part.

En vous renvoyant les insignes de son grade qu'il avait conquis si laborieusement, notre seul regret, madame, est de ne pouvoir y joindre cette étoile des braves qu'il méritait depuis longtemps par la durée comme par l'importance de ses services, et qui l'attendait sans doute au port, à la fin d'une campagne que nous achèverons sans lui.

C'est une faible consolation, madame, dans une douleur comme la vôtre, que le plaisir de la vengeance. Cependant nous sommes fiers de pouvoir vous dire que nous avons fait à notre brave commandant de glorieuses funérailles. Lorsque M. le consul et les quatre matelots qui avaient été les témoins du crime nous en apportèrent la nouvelle à bord, le plus ancien des enseignes de vaisseau, succédant à l'excellent officier que nous avions perdu, fit évacuer les personnes, et les marchandises des factoreries européennes, et nous commençâmes contre la ville un feu soutenu qui la mit en cendres en moins de deux jours. Gou-Ly et ses complices se croyaient en sûreté dans la forteresse. La compagnie de débarquement, sous les ordres de l'un de nous, les assiégea pendant une semaine avec deux pièces de canon qu'on avait transportées à terre. Tous nos hommes furent admirables: ils vengeaient leur commandant. La Naïade n'appareilla, pour rallier le pavillon amiral, qu'après avoir puni impitoyablement le mandarin gouverneur et tous ceux qui s'étaient rassemblés autour de sa personne. A l'heure où nous écrivons, madame, il n'y a plus de ville appelée Ky-Tcheou; il n'y a plus qu'un monceau de cendres qu'on peut appeler le tombeau du commandant Chermidy.

Agréez, madame, l'hommage des sentiments de profonde sympathie avec lesquels nous avons l'honneur d'être,

Vos très-humbles et très-dévoués serviteurs.

(Suivent les signatures.)

X

LA CRISE.

L'époque la plus heureuse dans la vie d'une jolie fille est l'année qui précède son mariage. Toute femme qui voudra bien rappeler ses souvenirs reverra avec un sentiment de regret cet hiver béni entre tous où son choix était fait, mais ignoré du monde. Une foule de prétendants timides et indécis s'empressaient autour d'elle, se disputaient son bouquet ou son éventail, et l'enveloppaient d'une atmosphère d'amour qu'elle respirait avec ivresse. Elle avait distingué dans la foule l'homme à qui elle voulait se donner; elle ne lui avait rien promis; elle éprouvait une certaine joie à le traiter comme les autres et à lui cacher sa préférence. Elle se plaisait à le faire douter du bonheur, à le promener de l'espérance à la crainte, à l'éprouver un peu chaque soir. Mais, au fond du coeur, elle lui immolait tous ses rivaux, et déposait à ses pieds tous les hommages qu'elle feignait d'accueillir. Elle se promettait de payer richement tant de persévérance et de résignation. Et surtout elle savourait ce plaisir éminemment féminin, de commander à tous et d'obéir à un seul.

Cette période triomphale avait manqué à la vie de Germaine. L'année qui précéda son mariage avait été la plus triste et la plus misérable de sa pauvre jeunesse. Mais l'année qui suivit lui apporta quelques dédommagements. Elle vivait à Corfou dans un cercle d'admirations passionnées. Tous ceux qui l'approchaient, vieux et jeunes, éprouvaient pour elle un sentiment voisin de l'amour. Elle portait sur son beau front ce signe de mélancolie qui apprend à tout le monde qu'une femme n'est pas heureuse. C'est un attrait auquel les hommes ne résistent guère. Les plus hardis craignent de s'offrir à celle qui paraît ne manquer de rien; mais la tristesse enhardit les plus timides, et c'est à qui essayera de les consoler. Les médecins ne manquaient pas à cette jeune âme affligée. Le jeune Dandolo, un des hommes les plus brillants des sept îles, l'entourait de ses soins, l'éblouissait de son esprit, et lui imposait son amitié superbe avec l'autorité d'un homme qui a toujours réussi. Gaston de Vitré promenait autour d'elle une sollicitude inquiète. Le bel enfant se sentait naître à une vie nouvelle. Il n'avait rien changé à ses habitudes, ses travaux et ses plaisirs marchaient du même pas qu'autrefois; mais lorsqu'il lisait auprès de sa mère, il voyait luire des soleils entre les pages du livre; il s'arrêtait comme ébloui au milieu de sa lecture; il rêvait à propos d'un vers qui ne l'avait jamais frappé. Le baiser du soir qu'il donnait à Mme de Vitré brûlait le front de sa mère. Lorsqu'il priait, à genoux, la tête appuyée contre son lit, il voyait passer entre ses yeux et ses paupières des images étranges.

Il ne dormait plus tout d'une pièce, comme autrefois; son sommeil était entrecoupé. Il se levait bien avant le jour et courait dans la campagne avec une impatience fébrile. Son fusil était plus léger sur son épaule; ses pieds couraient plus lestement dans les herbes desséchées. Il s'aventurait plus loin sur la mer, et ses bras, plus robustes, se réjouissaient de pousser les avirons; mais quel que fût le but de sa promenade, un charme invisible le jetait tous les jours dans le voisinage de Germaine. Il y arrivait par terre et par mer; il se tournait vers elle comme la boussole vers l'étoile, sans avoir conscience du pouvoir qui l'attirait. On l'accueillait en ami, on avait du plaisir à le voir et l'on ne s'en cachait pas. Cependant il était toujours pressé de partir, il n'entrait qu'en passant, sa mère l'attendait; il s'asseyait à peine. Mais le soleil couchant le trouvait encore auprès de la chère convalescente, et il s'étonnait de voir que les journées fussent si courtes au mois d'août.

M. Stevens, homme pesant, corps grave, marquait le pas derrière le fauteuil de Germaine comme un régiment d'infanterie; il avait pour elle ces attentions réfléchies et mesurées qui font la force des hommes de cinquante ans. Il lui apportait des bonbons et lui contait des histoires; il lui prodiguait ces petits soins auxquels une femme n'est jamais insensible. Germaine ne méprisait pas cette bonne grosse amitié, paternelle dans la forme, moins paternelle cependant que celle du docteur Delviniotis. Elle récompensait aussi d'un doux regard le capitaine Brétignières, cet excellent homme à qui il ne manquait qu'un plumet. Elle se réjouissait de le voir courir autour d'elle avec tout le fracas d'une fantasia arabe. Elle avait une amitié bien tendre pour M. Le Bris; et le petit docteur, accoutumé à faire une cour innocente à toutes ses malades, ne savait pas au juste ce qu'il éprouvait pour la jeune comtesse de Villanera. Elle changeait à vue d'oeil, et cette beauté renaissante pouvait emporter en un instant la fragile barrière qui sépare l'amitié de l'amour.

Tous ces sentiments mal définis et plus difficiles à nommer qu'à décrire faisaient la joie de la maison et le bonheur de Germaine. Elle trouvait une grande différence entre son dernier hiver de Paris et son premier été de Corfou. La villa et le jardin respiraient la gaieté, l'espérance et l'amour. On entendait des éclats de voix et des éclats de rire. Tous les hôtes rivalisaient d'esprit et de bonne humeur, et Germaine se sentait renaître à la douce chaleur de tous ces coeurs dévoués qui battaient pour elle. Si elle prit soin d'attiser le feu par une innocente coquetterie, c'est qu'elle tenait à s'assurer la conquête de son mari.

Les souvenirs pénibles de son mariage s'étaient peu à peu effacés de sa mémoire. Elle avait oublié la cérémonie lugubre de Saint-Thomas d'Aquin, et elle se regardait comme une fiancée qu'on attend pour aller à l'église. Elle ne pensait plus à Mme Chermidy; elle n'éprouvait pas ce froid intérieur que donne la crainte d'une rivale. Son mari lui apparaissait comme un homme nouveau; elle croyait être une femme nouvelle, née d'hier. N'est-ce pas naître une seconde fois que d'échapper à une mort certaine? Elle faisait remonter sa naissance au printemps; elle disait en souriant: «Je suis une enfant de quatre mois.» La vieille comtesse la confirmait dans cette idée en la prenant dans ses bras comme une petite fille.

Ce qui aurait pu la rappeler à la réalité, c'est la présence du marquis. Il était difficile d'oublier que cet enfant avait une mère, et que cette mère pouvait venir un jour ou l'autre réclamer le bonheur qu'on lui avait pris. Mais Germaine s'était accoutumée à regarder le petit Gomez comme son fils. L'amour maternel est si bien inné chez les femmes, qu'il se développe longtemps avant le mariage. On voit des petites filles de deux ans offrir le sein à leur poupée. Le marquis de los Montes de Hierro était le poupée de Germaine. Elle se négligeait elle-même pour s'occuper de son fils. Elle avait fini par le trouver beau; ce qui prouve qu'elle avait un vrai coeur de mère. Don Diego la regardait avec complaisance lorsqu'elle serrait dans ses bras ce petit gnome basané. Il se réjouissait de voir que la grimace héréditaire des Villanera ne faisait plus peur à sa femme.

Tous les soirs, à neuf heures, les maîtres et les valets se réunissaient au salon pour prier en commun. La vieille comtesse était fort attachée à cet usage religieux et aristocratique. Elle lisait les oraisons elle-même en latin. Les domestiques grecs s'associaient dévotement à la prière commune, malgré le schisme qui les sépare des chrétiens d'Occident. Mathieu Mantoux s'agenouillait dans un coin obscur, d'où il pouvait tout voir sans être vu, et de là il cherchait à lire les ravages de l'arsenic sur la figure de Germaine.

Il n'avait pas manqué une seule fois d'empoisonner le verre d'eau qu'il lui apportait tous les soirs. Il espérait que l'arsenic pris à petites doses accélérerait le progrès de la maladie, sans laisser de traces visibles. C'est un préjugé répandu dans les classes ignorantes: on croit à l'action des poisons lents. Maître Mantoux, justement surnommé Peu-de-chance, ne pouvait pas savoir que le poison tue les gens d'un seul coup, ou point. Il croyait que les milligrammes d'arsenic ingérés dans le corps s'additionnaient à la longue pour former des grammes; il comptait sans le travail infatigable de la nature qui répare incessamment tous les désordres intérieurs. S'il avait pris une meilleure leçon de toxicologie, ou s'il s'était rappelé l'exemple de Mithridate, il aurait compris que les empoisonnements microscopiques produisent un tout autre effet que celui qu'il espérait. Mais Mathieu Mantoux n'avait pas lu l'histoire.

Ce qui l'aurait encore étonné davantage, c'est que l'arsenic, absorbé à petites doses, est un remède contre la phthisie. Il ne la guérit pas toujours, mais du moins il procure un vrai soulagement au malade. Les molécules de poison viennent se brûler dans les poumons au contact de l'air extérieur, et produisent une respiration factice. C'est quelque chose que de respirer à l'aise, et Germaine le sentit bien. L'arsenic coupe la fièvre, ouvre l'appétit, facilite le sommeil, rétablit l'embonpoint; il ne nuit pas à l'effet des autres remèdes; il y aide quelquefois.

M. Le Bris avait pensé souvent à traiter Germaine par cette méthode, mais un scrupule bien naturel l'avait arrêté en route. Il n'était pas sûr de sauver la malade, et ce diable d'arsenic lui rappelait Mme Chermidy. Mathieu Mantoux, docteur moins timoré, accéléra les effets de l'iode et la guérison de Germaine.

Germaine aspira de l'iode pur depuis le 1er août jusqu'au 1er septembre. Le docteur assistait chaque matin à l'inspiration; M. Delviniotis lui tenait souvent compagnie. Ce mode de traitement n'est pas infaillible, mais il est doux et facile. Un courant d'air chaud dissout lentement un centigramme d'iode, et l'apporte sans effort et sans douleur jusque dans les poumons. L'iode pur n'enivre pas les malades comme la teinture d'iode; il ne dessèche pas la bouche comme l'éther iodhydrique; il ne provoque pas la toux. Son seul défaut est de laisser dans la bouche un petit goût de rouille, auquel on se fait aisément. M. Le Bris et M. Delviniotis accoutumèrent doucement Germaine à ce médicament nouveau. Dans son impatience de guérir, elle aurait voulu brusquer son mal et l'emporter de vive force; mais ils ne lui permirent qu'une inspiration tous les matins, et de très-courte durée: trois minutes, quatre au plus. Avec le temps, ils augmentèrent la dose, et, à mesure que la guérison s'avançait, ils donnèrent jusqu'à deux centigrammes par jour.

La cure marchait avec une rapidité incroyable, grâce à la collaboration discrète de Mathieu Mantoux. Un étranger qui se serait fait présenter à la villa Dandolo n'aurait pas deviné qu'il y avait une malade. A la fin du mois d'août, Germaine était fraîche comme une fleur, ronde comme un fruit. Dans ce beau jardin où la nature avait accumulé toutes ses merveilles, le soleil ne voyait rien de plus brillant que cette jeune femme toute neuve qui sortait de la maladie comme un bijou de son écrin. Non-seulement les couleurs de la jeunesse refleurissaient sur son visage, mais la santé métamorphosait tous les jours les formes amaigries de son corps. Les douces ondées d'un sang généreux gonflaient lentement sa peau rose et transparente; tous les ressorts de la vie, relâchés par trois années de douleur, se tendaient avec une joie visible.

Les témoins de cette transfiguration miraculeuse bénissaient la science comme on bénit Dieu. Mais le plus heureux de tous était peut-être le docteur Le Bris. La guérison de Germaine apparaissait aux autres comme une espérance, à lui seul comme une certitude. En auscultant sa chère malade, il vérifiait tous les jours la décroissance du mal; il voyait la guérison dans ses effets et dans ses causes; il mesurait comme au compas le terrain qu'il avait gagné sur la mort. L'auscultation, méthode admirable que la science moderne doit au génie d'Hippocrate, permet au médecin de lire à livre ouvert dans le corps de son malade. Les ressorts invisibles qui s'agitent en nous produisent, dans leur marche régulière, un bruit aussi constant que le mouvement d'une pendule. L'oreille du médecin, lorsqu'elle s'est accoutumée à entendre cette harmonie de la santé, reconnaît à des signes certains le plus petit désordre intérieur. La maladie se raconte et s'explique elle-même à l'observateur intelligent; il assiste aux progrès de la vie ou de la mort comme le témoin caché derrière une porte devine les moindres incidents d'un combat ou d'une querelle. Un son mat désigne au médecin les parties du poumon où l'air ne pénètre plus; un râle particulier lui indique ces cavernes envahissantes qui caractérisent la dernière période de la phthisie. M. Le Bris reconnut bientôt que les parties imperméables à l'air se circonscrivaient de jour en jour; que le râle s'éteignait peu à peu; que l'air rentrait en chantant dans les cellules vivifiées qui enveloppaient les cavernes cicatrisées. Il avait dessiné, pour la vieille comtesse, la carte exacte des ravages que la maladie avait faits dans la poitrine de la jeune femme. Tous les matins, il traçait au crayon un nouveau contour qui attestait le progrès quotidien de la guérison. Balzac a supposé un étrange malade, dont la vie, figurée par une peau de chagrin, va se rétrécissant chaque jour. Le dessin du docteur Le Bris se rétrécissait tous les matins, pour le salut de Germaine.

Le 31 du mois d'août, M. Le Bris, heureux comme un vainqueur, donna un coup de pied jusqu'à la ville. La campagne était de son goût; mais il ne dédaignait pas un petit tour sur l'esplanade, au son des fifres et des cornemuses militaires. En regardant la fumée des bateaux à vapeur, il croyait se rapprocher de Paris. Il dînait volontiers à la table des officiers anglais; volontiers il se promenait dans les rues marchandes. Il admirait les soldats tout de blanc habillés, avec un chapeau de paille, des gants jaunes et des souliers vernis, à l'heure où ces braves gens, suivis de leur petite famille, vont acheter leur tranche de jambon et leur pain à sandwiches. Il reposait ses yeux sur d'admirables étalages de fruits verts que les marchands entretiennent dans une propreté anglaise. L'un frotte des prunes sur sa manche pour les faire reluire; l'autre étrille avec une brosse à chapeaux le velours rose des pêches. C'est un admirable tohu-bohu de melons gros comme des citrouilles, de citrons gros comme des melons, de prunes grosses comme des citrons et de raisins gros comme des prunes. Peut-être aussi le jeune docteur lorgnait-il avec une certaine complaisance les jolies Grecques accoudées sur leurs fenêtres dans un cadre de cactus en fleur. Dans ce pays de bonhomie, les petites bourgeoises ne se font pas scrupule d'envoyer des baisers à l'étranger qui passe, comme les bouquetières de Florence lui lancent des bouquets dans sa voiture. Si leur père les aperçoit, il les soufflette rudement, au nom de la morale, et cela donne un peu de variété au tableau.

Tandis que le docteur vaquait innocemment à ses plaisirs, le comte Dandolo, le capitaine Brétignières et les Vitré dînaient ensemble chez M. de Villanera. Germaine mangeait de bon appétit; c'était Gaston qui perdait le goût du pain. Il dînait des yeux, le pauvre petit homme. Il n'était ni au repas, ni à la conversation, mais à Germaine.

Cependant la conversation devint fort intéressante au dessert. M.
Dandolo décrivit à grands traits la politique anglaise dans l'extrême
Orient; montra la grande nation établie à Hong-Kong, à Macao, à Canton
et partout. «Vous verrez, dit-il, ou du moins vos enfants verront les
Anglais maîtres de la Chine et du Japon.

—Halte-là! interrompit le capitaine Brétignières. Qu'est-ce que nous donnerons à la France?

—Tout ce qu'elle demandera, c'est-à-dire rien. La France est un pays désintéressé. Elle passe sa vie à conquérir le monde, mais elle se ferait un scrupule de rien garder pour elle.

—Entendons-nous, monsieur le comte. La France a toujours manqué d'égoïsme. Elle a plus fait pour la civilisation qu'aucun autre pays de l'Europe, et elle n'a jamais demandé son salaire. L'univers est notre débiteur; nous le fournissons d'idées depuis trois ou quatre cents ans, et l'on ne nous a rien donné en échange. Quand je pense que nous n'avons pas seulement les îles Ioniennes!

—Vous les avez eues, capitaine, et vous n'avez pas voulu les garder.

—Ah! si j'avais mes deux jambes!

—Qu'est-ce que vous feriez, capitaine? demanda Mme de Villanera.

—Ce que je ferais, madame? mon pays n'a pas d'ambition, j'en aurais pour lui. Je lui donnerais les îles Ioniennes, Malte, les Indes, la Chine, le Japon, et je ne souffrirais pas de monarchie universelle!

—M. de Brétignières, dit Germaine, ressemble à ce précepteur dont l'élève avait dérobé une figue. Il lui fit un sermon sur la gourmandise, et mangea la figue à la péroraison.»

Le capitaine s'arrêta court. Il était rouge jusqu'aux oreilles. «Je crois, dit-il, que je suis allé plus loin que ma pensée. Où en étions-nous?

—Nous étions partout, dit le comte Dandolo.

—C'est juste, puisque nous parlions de l'Angleterre. Croyez-vous que si l'histoire de Ky-Tcheou était arrivée à un bâtiment anglais, on se fût contenté de bombarder la ville? Pas si bête! L'Angleterre y aurait gagné un bon traité de commerce, cent millions d'argent comptant, et cinquante lieues de pays.

—Vous croyez? demanda M. Dandolo.

—J'en suis sûr.

—Eh bien! sur quoi discutons-nous? nous sommes du même avis.

—Qu'est-ce que l'histoire de Ky-Tcheou? demanda Germaine.

—Vous n'avez pas lu cela, madame?

—Nous ne lisons pas un journal, mon cher comte, excepté vous.

—Eh bien! Ky-Tcheou est une grosse affaire. Les Chinois ont tué deux missionnaires et un commandant français; les Français ont rasé la ville, si bien que le nom même n'en est pas resté sur la carte; on se demande ce qu'il adviendra de tout cela, et je pense qu'il n'en adviendra rien du tout.»

M. du Villanera se mêla pour la première fois à la conversation.
«L'histoire dont vous parlez est-elle récente? demanda-t-il au comte
Dandolo.

—Mais toute fraîche. Elle est arrivée par le dernier paquebot. Vous n'avez pas entendu parler de la Naïade? Vous n'avez pas lu la mort du capitaine Chermidy?»

Le comte de Villanera pâlit; Germaine le regarda fixement pour surprendre un symptôme de joie; la vieille comtesse se leva de table, et M. Dandolo passa au salon sans avoir conté l'histoire de Ky-Tcheou.

Germaine profita du moment où l'on servait le café à ses hôtes pour entraîner M. de Villanera jusqu'au fond du jardin. Le soleil était couché depuis deux heures, et la nuit était chaude comme un jour d'été. Les deux époux s'assirent ensemble sur un banc rustique au bord de la mer. La lune n'avait pas encore paru sur l'horizon, mais les étoiles filantes sillonnaient le ciel en tous sens, et le flot éclairait la plage de ses lueurs phosphorescentes.

Don Diego était encore tout ébloui de la nouvelle qu'il venait d'entendre. Il avait reçu une secousse violente; mais l'impression avait été si soudaine, qu'il ne s'en rendait pas compte à lui-même et qu'il ne savait pas encore si c'était plaisir ou peine. Il ressemblait à l'homme qui vient de tomber d'un toit et qui se tâte pour savoir s'il est mort ou vif. Mille réflexions rapides traversaient confusément son esprit, comme des torches qui courent dans la nuit sans dissiper les ténèbres. Germaine n'était ni plus calme ni plus rassise. Elle sentait que sa vie allait se décider eu une heure, et que son médecin n'était plus M. Le Bris, mais le comte de Villanera. Cependant, ces deux jeunes êtres, remués jusqu'au fond de l'âme par un émotion violente, restèrent quelques instants côte à côte dans un profond silence. Un pêcheur qui rasait la rive les prit assurément pour deux amants heureux, absorbés dans la contemplation de leur bonheur.

Germaine parla la première. Elle se tourna vers son mari, le prit par les deux mains et lui dit d'une voix étouffée:

«Don Diego, le saviez-vous?»

Il répondit: «Non, Germaine. Si je l'avais su, je vous l'aurais appris.
Je n'ai pas de secrets pour vous.

—Et que dites-vous de la nouvelle? Vous a-t-elle gêné ou soulagé?

—Je ne sais que répondre, et vous me jetez dans un cruel embarras. Laissez-moi le temps de me remettre et de compter avec moi-même. Cet événement ne peut me faire aucun plaisir, vous le savez bien. Mais si je vous dis qu'il me gêne, vous en conclurez que j'ai pris des engagements pour cette fatale échéance. N'est-ce pas là ce que vous pensez?

—Je ne suis pas bien sûr de ce que je pense, don Diego. Mon coeur bat si fort, qu'il me serait difficile d'entendre autre chose. La seule idée que je vois clairement, c'est que cette femme est libre. Si elle vous a promis d'être bientôt veuve, elle a tenu sa parole avant vous. Elle arrive la première au rendez-vous que vous lui avez donné, et je crains….

—Vous craignez?…

—Je crains d'être dans mon tort, puisque ma vie vous sépare de votre bonheur, et que ma santé vous ôte jusqu'à l'espérance.

—Votre vie et votre santé sont des présents de Dieu, Germaine. C'est un miracle du ciel qui vous a conservée; et maintenant que je sais quelle femme vous êtes, je bénis du fond de mon coeur les décrets de la Providence.

—Je vous remercie, don Diego, et je vous reconnais à ce langage doux et religieux. Vous êtes trop bon chrétien pour vous révolter contre un miracle. Mais ne regrettez-vous rien? Parlez-moi sans ménagements. Je me porte assez bien pour tout entendre.

—Je ne regrette qu'une chose, c'est de ne vous avoir pas donné mon premier amour.

—Que vous êtes vraiment bon! Cette femme n'a jamais été digne de vous.
Je ne l'ai jamais vue, mais je la déteste d'instinct, et je la méprise.

—Il ne faut pas la mépriser, Germaine. Je ne l'aime plus, parce que mon coeur est plein de vous, et qu'il n'y reste point de place pour l'image d'une autre; mais vous avez tort de la mépriser, je vous le jure.

—Pourquoi voulez-vous que j'aie plus d'indulgence que le monde? Elle a failli à tous ses devoirs, trompé l'honnête homme qui lui avait donné son nom. Comment une femme peut-elle trahir son mari?

—Elle est coupable aux yeux du monde; mais il ne m'est pas permis de la blâmer: elle m'aimait.

—Eh! qui ne vous aimerait pas, mon ami? Vous êtes si bon! si grand! si noble! si beau! Ne vous en défendez pas et ne hochez pas la tête. Je n'ai pas plus mauvais goût qu'une autre, et je sais bien ce que je dis. Vous ne ressemblez ni à M. Le Bris, ni à Gaston de Vitré, ni à Spiro Dandolo, ni à tous ceux qui ont du succès auprès des femmes; et pourtant c'est en vous voyant la première fois que j'ai compris que l'homme était la plus belle créature de Dieu.

—Vous m'aimez donc un peu, Germaine?

—Il y a longtemps, allez! Depuis le jour où vous êtes entré à l'hôtel de Sanglié. C'était pourtant bien mal, ce que vous veniez faire chez nous. Quand le docteur avait proposé le marché à mes parents, j'avais cru épouser un vilain homme. Je me promettais de vous souffrir avec patience et de vous quitter sans regrets. Mais lorsque je vous ai trouvé au salon, j'ai été honteuse pour vous, et j'ai regretté qu'un si vilain calcul fût né dans une tête si noble et si intelligente. Alors je me suis mise à vous maltraiter: vous comprenez pourquoi? Je serais morte de dépit si vous aviez deviné que je vous aimais. Cela n'était pas dans nos conventions. Pendant tout le voyage en Italie, je me suis appliquée à vous faire de la peine. Croyez-vous que je me serais conduite avec tant d'ingratitude si vous m'aviez été indifférent? Mais j'étais furieuse de voir que vous ne me traitiez si bien que pour l'acquit de votre conscience. Et puis, malgré moi, je pensais à l'autre qui vous attendait à Paris. Et puis, je craignais de prendre une douce habitude d'amour et de bonheur que la mort serait venue rompre. Et puis j'étais bien malade et je souffrais cruellement!

«Le jour où vous avez pleuré par la portière, je vous ai vu, et j'avais bonne envie de vous demander pardon et de vous sauter au cou; mais la fierté m'a retenue. Je suis de grande race, mon pauvre ami, et je suis la première de mon sang qu'on ait vendue pour de l'argent. Cependant, j'ai bien failli me trahir le soir de Pompeï. Vous en souvenez-vous? Moi, je n'ai rien oublié, ni vos bonnes paroles, ni mes duretés, ni vos soins si tendres et si patients, ni le mal que je vous ai fait. Je vous ai servi un calice bien amer, et vous l'avez bu jusqu'à la lie. Il est vrai que je n'ai pas été trop heureuse non plus. Je n'étais pas sûre de vous, je craignais de me tromper sur le sens de vos bontés et de prendre des marques de pitié pour des témoignages d'amour. Ce qui m'a un peu rassurée, c'est le plaisir que vous aviez à rester avec moi. Quand vous marchiez dans le jardin autour de mon divan, je vous suivais du coin de l'oeil, et souvent je feignais de dormir pour vous attirer plus près. Je n'ai pas besoin d'ouvrir les yeux pour savoir que vous êtes là; je vous vois à travers mes paupières. En quelque endroit que vous soyez, je vous devine, et je serais femme à vous trouver les yeux fermés. Quand vous êtes auprès de moi, mon coeur se dilate et se gonfle si fort que ma poitrine en est pleine. Quand vous parlez, votre voix bourdonne dans mes oreilles, et je m'enivre à vous entendre. Chaque fois que ma main touche la vôtre, je me sens émue dans tout mon corps, et j'éprouve je ne sais quel doux frisson à la racine des cheveux. Quand vous vous éloignez pour un instant, quand je ne peux ni vous voir ni vous entendre, il se fait un grand vide autour de moi et je sens un manque qui m'accable. Maintenant, don Diego, dites-moi si je vous aime, car vous avez plus d'expérience que moi, et vous ne pouvez pas vous tromper là-dessus. Je ne suis qu'une petite ignorante, mais vous devez bien vous rappeler si c'est ainsi qu'on vous aimait à Paris.»

Cette confession naïve descendit comme une rosée dans le coeur de don Diego. Il en fut si délicieusement rafraîchi, qu'il oublia non-seulement les soucis présents, mais encore les plaisirs passés. Une lumière nouvelle éclaira son esprit; il compara d'un seul coup d'oeil ses anciennes amours, agitées et bourbeuses comme un ruisseau d'orage, à la douce limpidité du bonheur légitime. C'est l'histoire de tous les jeunes maris. Le jour où l'on repose sa tête sur l'oreiller conjugal, on s'aperçoit avec une douce surprise qu'on n'avait jamais bien dormi.

Le comte baisa tendrement les deux mains de Germaine, et lui dit:

«Oui, tu m'aimes, et personne ne m'a jamais aimé comme toi. Tu m'emportes dans un monde nouveau, plein d'honnêtes délices et de plaisirs sans remords. Je ne sais pas si je t'ai sauvé la vie, mais tu as payé largement ta dette en ouvrant mes yeux aveugles à la sainte lumière de l'amour. Aimons-nous, Germaine, et lâchons la bride à nos coeurs. Dieu, qui nous a unis par le mariage, se réjouira de compter dans son vaste sein deux heureux de plus. Oublions la terre entière pour être l'un à l'autre; fermons l'oreille à tous les bruits du monde, qu'ils viennent de Chine ou de Paris. Voici le paradis terrestre; vivons-y pour nous seuls, en bénissant la main qui nous y a placés.

—Vivons pour nous, dit-elle, et pour ceux qui nous aiment. Je ne serais pas heureuse si je n'avais pas notre mère et notre enfant avec nous. Ah! pour eux, je les ai aimés effrontément dès les premiers jours. Comme ils vous ressemblent, mon ami! Quand le petit Gomez vient jouer au jardin, il me semble que je vois marcher votre sourire dans l'herbe. Je suis bien heureuse de l'avoir adopté. Cette femme ne me l'enlèvera jamais, n'est-il pas vrai? La loi me l'a donné pour toujours; il est mon héritier, mon fils unique!

—Non, Germaine, reprit le comte: il est ton fils aîné.»

Germaine étendit les bras vers son mari, lui noua les mains autour du cou, l'attira vers elle et posa doucement la bouche sur ses lèvres. Mais l'émotion de ce premier baiser fut plus forte que la pauvre convalescente. Ses yeux se voilèrent, et tout son corps faiblit. Lorsqu'elle fut remise de cette secousse, elle regagna la maison au bras de son mari. Elle s'appuyait sur lui tout entière et marchait à demi suspendue, comme un enfant qui fait ses premiers pas.

«Vous voyez, lui dit-elle, je suis encore bien faible malgré les apparences. Je me croyais robuste, et voilà qu'un rien de bonheur me jette à bas. Ne me dites pas de trop bonnes paroles, ne me rendez pas trop heureuse; ménagez-moi jusqu'à ce que je sois sauvée. Il serait trop triste de mourir quand la vie commence si bien! Maintenant, je vais hâter ma guérison et me soigner de toutes mes forces. Rentrez au salon; moi, je cours me cacher dans ma chambre. A demain, mon ami; je vous aime!»

Elle monta chez elle et se jeta sur son lit, tout émue et toute confuse. Un point lumineux qui brillait dans un coin attira son attention. La flamme de la veilleuse se reflétait dans un petit globe de l'iodomètre. Elle envoya une bénédiction à cet appareil bienfaisant qui lui avait rendu la vie et qui devait lui rendre la force en quelques jours. L'idée lui vint de hâter sa guérison en prenant une bonne quantité d'iode à l'insu du docteur. Elle disposa l'appareil, l'approcha de son lit et but avidement la vapeur violette. Elle se hâtait avec joie; elle n'éprouvait ni dégoût, ni fatigue; elle avalait à longs traits la santé et la vigueur. Elle était fière de prouver au docteur qu'il avait eu trop de prudence; elle se complaisait dans une folie héroïque, et risquait sa vie par amour pour don Diego.

On n'a su ni quelle quantité d'iode elle avait aspirée, ni combien de temps elle avait prolongé cette fatale imprudence. Quand la vieille comtesse se déroba du salon pour venir savoir de ses nouvelles, elle trouva l'appareil brisé sur le parquet, et la malade en proie à une fièvre violente. On la soigna comme on put, jusqu'à l'arrivée de M. Le Bris, qui revint à cheval vers le milieu de la nuit. Tous les convives couchèrent à la villa Dandolo pour attendre des nouvelles. Le docteur fut épouvanté de l'agitation de Germaine. Il ne savait s'il fallait l'attribuer à un usage immodéré de l'iode ou à quelque émotion dangereuse. Mme de Villanera accusait secrètement le comte Dandolo; don Diego s'accusait lui-même.

Le lendemain, M. Le Bris reconnut dans les poumons une inflammation qui pouvait causer la mort Il appela le docteur Delviniotis et deux de ses confrères. Les médecins différaient sur la cause du mal, mais aucun n'osa répondre de le guérir. M. Le Bris avait perdu la tête comme un capitaine de vaisseau qui trouve un banc de rochers à l'entrée du port. M. Delviniotis, un peu plus calme, quoiqu'il ne pût se défendre de pleurer, montra timidement une lueur d'espérance. «Peut-être, dit-il, avons-nous affaire à une inflammation adhésive qui rejoindra les cavernes et réparera tous les désordres causés par la maladie.» Le pauvre petit docteur écoutait ce propos en branlant tristement la tête. Autant valait dire à un architecte: Votre maison n'est pas d'aplomb, mais il peut survenir un tremblement de terre qui la remette en équilibre. Tout le monde était d'accord que la malade entrait dans une crise, mais M. Delviniotis lui-même n'osait pas affirmer qu'elle ne se terminerait point par la mort.

Germaine avait le délire. Elle ne reconnaissait plus personne. Dans tous les hommes qui l'approchaient, elle croyait voir don Diego; dans toutes les femmes, Mme Chermidy. Ses discours confus étaient un singulier mélange de tendresses et d'imprécations. Elle demandait à chaque instant son fils. On lui apportait le petit marquis; elle le repoussait avec humeur. «Ce n'est pas lui, disait-elle. Amenez-moi mon fils aîné, le fils de la femme. Je suis sûre qu'elle l'a repris!» L'enfant comprenait vaguement le danger de sa petite mère, quoiqu'il n'eût encore aucune notion de la mort. Il voyait pleurer tout le monde, et il pleurait en poussant de grands cris.

On vit alors combien la jeune femme était chère à tous ceux qui l'entouraient. Pendant huit jours les amis de la maison campèrent autour d'elle, couchant où ils pouvaient, mangeant ce qu'ils trouvaient, occupés de la malade et nullement d'eux-mêmes. Les deux médecins étaient enchaînés au chevet de Germaine. Le capitaine Brétignières ne pouvait tenir en place; il arpentait le jardin et la maison; on n'entendait partout que le pas saccadé de sa jambe de bois. M. Stevens abandonna ses affaires, son tribunal et ses habitudes. Mme de Vitré se fit infirmière sous les ordres de la comtesse. Les deux Dandolo couraient matin et soir à la ville pour chercher des médecins qui ne savaient que dire, et des médicaments dont on ne faisait rien. Le peuple des environs était dans l'anxiété; les nouvelles de Germaine se colportaient matin et soir dans tous les petits châteaux du voisinage. De tous côtés affluaient les remèdes de famille, les panacées secrètes qui se transmettent de père en fils.

Don Diego et Gaston de Vitré avaient dans leur douleur une singulière ressemblance. Vous auriez dit les deux frères de la mourante. L'un et l'autre vivaient à l'écart, assis sous un arbre ou sur le sable de la mer, plongé dans une stupeur sèche et sans larmes. Si le comte avait eu le loisir d'être jaloux, il l'aurait été du désespoir jaloux de cet enfant. Mais chacun des assistants était trop occupé du danger de Germaine pour observer la physionomie du voisin. Mme de Vitré seule jetait de temps en temps un regard d'anxiété sur son fils, et bientôt elle courait au lit de Germaine, comme si un instinct secret lui avait dit que c'était travailler au salut de Gaston.

La douairière de Villanera était terrible à voir. Cette grande femme noire, sale et décoiffée, laissait pendre ses cheveux sous un bonnet en guenilles. Elle ne pleurait pas plus que son fils, mais on lisait un poème de douleur dans ses grands yeux hagards. Elle ne parlait à personne, elle ne voyait personne, elle permettait à ses hôtes de se faire les honneurs de la maison. Tout son être était acharné au salut de Germaine; toute son âme luttait contre le danger présent avec une volonté de fer. Jamais le génie du bien n'a emprunté une figure plus farouche et plus terrible. On lisait sur son visage un dévouement furieux, une amitié crispée, une tendresse exaspérée. Ce n'était ni une femme ni une garde-malade, mais un démon femelle qui se colletait avec la mort.

Mais la figure de Mathieu Mantoux s'épanouissait doucement au soleil. Comme tous les maîtres se disputaient la besogne des domestiques, ce bon domestique s'adjugeait les loisirs d'un maître. Il s'informait tous les matins de la santé de Germaine, uniquement pour savoir s'il n'aurait pas bientôt douze cents francs de rente. Il attribuait la mort de sa maîtresse au verre d'eau sucrée qu'il lui avait préparé si patiemment tous les soirs, et il pensait en se frottant les mains que tout vient à point à qui sait attendre. A midi il faisait son second déjeuner. Pour digérer à l'aise et en propriétaire, il se promenait une heure ou deux autour du petit bien sur lequel il avait jeté son dévolu. Il remarquait que les haies étaient mal entretenues, et il se promettait de les appuyer d'un treillage, dans la crainte des voleurs.

Le 6 septembre, M. Delviniotis lui-même avait perdu toute espérance. Mathieu Mantoux le sut, et il écrivit une petite lettre «A mademoiselle, mademoiselle le Tas, chez Mme Chermidy, rue du Cirque, Paris.»

Le même jour, M. Le Bris écrivit à M. de La Tour d'Embleuse:

«Monsieur le duc,

«Je n'ose pas vous appeler auprès d'elle. Quand vous recevrez cette lettre, elle ne sera plus. Ménagez Mme la duchesse.»

XI

LA VEUVE CHERMIDY.

La lettre de Mantoux et la promesse formelle de la mort de Germaine arrivèrent le 12 septembre chez Mme Chermidy.

La belle Arlésienne avait perdu tout espoir et toute patience. On ne lui écrivait point de Corfou; elle était sans nouvelles de son amant et de son fils; le docteur, occupé de soins plus importants, ne lui avait pas même fait compliment de son veuvage. Elle commençait à douter de M. de Villanera; elle se comparait à Calypso, à Médée, à la blonde Ariane et à toutes les abandonnées de la fable. Elle s'étonnait quelquefois de voir que son dépit tournait à l'amour. Elle se surprenait à soupirer sans témoins et de la meilleure foi du monde. Le souvenir des trois ans qu'elle avait passés avec le comte chatouillait étrangement la mémoire de son coeur. Elle se reprochait, entre autres sottises, de lui avoir tenu la bride trop courte, la dragée trop haute; de ne l'avoir point rassasié de bonheur et tué de tendresse. «C'est ma faute, pensait-elle; je l'ai accoutumé à se priver de moi. Si j'avais su le prendre, je serais devenue la nécessité de sa vie. Je n'aurais qu'à faire un signe: il quitterait sa femme, sa mère et tout.»

Elle se demanda souvent si l'absence ne lui faisait pas tort dans l'esprit de don Diego. Elle médita ce dicton vulgaire: «Loin des yeux, loin du coeur.» Elle songea à s'embarquer pour les îles Ioniennes, à tomber comme une bombe dans la maison de son amant et à le reprendre de haute lutte. Il suffirait d'un quart d'heure pour ranimer des feux mal éteints et renouer une habitude qui n'était encore qu'interrompue. Elle se voyait aux prises avec la vieille comtesse et Germaine; elle les foudroyait de sa beauté, de son éloquence et de sa volonté. Elle prenait son fils dans ses bras, elle fuyait avec lui, et le sourire irrésistible de l'enfant entraînait le père. «Qui sait, se disait-elle, si une scène bien jouée ne tuerait pas la malade? On voit des femmes bien portantes s'évanouir au spectacle. Un bon drame de ma façon la ferait peut-être évanouir pour toujours.»

Un sentiment plus humain, et partant moins vraisemblable, lui faisait regretter l'absence de son fils. Elle l'avait porté et mis au monde; elle était sa mère après tout, et elle regrettait de s'en être dessaisie au profit d'une autre. L'amour maternel trouve à se loger partout; c'est un hôte sans préjugés, qui souffre le voisinage des plus mauvaises passions. Il vit à l'aise dans le coeur le plus dépravé et l'âme la plus perdue. Mme Chermidy pleura quelques larmes de bon aloi en pensant qu'elle avait aliéné la propriété de son fils et abdiqué le nom de mère.

Elle était sincèrement malheureuse. C'est au théâtre que le malheur vrai est un privilège de la vertu. Les distractions ne lui auraient pas manqué, et elle n'avait qu'à choisir; mais elle savait par expérience que le plaisir ne console de rien. Depuis plus de dix ans, sa vie avait été bruyante et agitée comme une fête; mais c'est la paix de l'âme qui en avait payé tous les frais. Il n'y a rien de plus vide, de plus inquiet et de plus misérable que l'existence d'une femme qui fait son chemin dans les plaisirs. L'ambition qui l'avait soutenue depuis son mariage lui fut désormais de peu de ressource; c'était comme un roseau fêlé qui plie sous la main du voyageur. Elle était assez riche pour dédaigner d'accroître sa fortune; il y a peu de différence entre un million de revenu et cinq cent mille francs de rente; quelques chevaux de plus à l'écurie, quelques laquais de plus dans la cour, n'ajoutent presque rien au bonheur du maître. Ce qui l'aurait amusée pendant quelque temps, c'était un beau nom à promener dans le monde. Elle songea plus d'une fois à s'en procurer un par voie légitime, et elle en trouva cinquante à choisir: il y a toujours des noms à vendre dans Paris. Mais elle avait le droit de se montrer difficile: quand on a failli s'appeler Mme de Villanera! Elle ne se décida point.

En attendant, elle prit la fantaisie de donner publiquement un successeur à don Diego. Peut-être viendrait-il réclamer son bien lorsqu'il le verrait aux mains d'un autre. Mais elle craignit de fournir des armes à ses ennemis, Germaine n'était pas encore sauvée; c'était jouer gros jeu; il ne fallait pas se fermer la porte du mariage. D'ailleurs, elle eut beau chercher autour d'elle, elle ne trouva pas un homme qui valût un caprice et qui fût digne de succéder pour un jour à M. de Villanera. Les surnuméraires qui faisaient leur stage dans son salon n'ont jamais su combien ils avaient été près du bonheur.

Elle ne trouva rien de mieux, pour occuper son loisir, que d'achever la ruine morale du vieux duc. Elle accomplit la tâche qu'elle s'était tracée, avec l'attention minutieuse, le soin patient, la persévérance infatigable de cette sultane oisive qui, en l'absence du maître, arracha une à une toutes les plumes d'un vieux perroquet.

Certes elle aurait mieux aimé se venger directement de Germaine; mais Germaine était loin. Si la duchesse se fût trouvée à sa portée, elle aurait donné la préférence à la duchesse. Mais la duchesse ne sortait de sa chambre que pour aller à l'église: Mme Chermidy ne pouvait la rencontrer là. On pouvait bien affamer ce ménage ducal, mais l'opération aurait pris du temps. En retrouvant de l'argent, les La Tour d'Embleuse avaient relevé leur crédit. La belle ennemie de la famille n'avait que le duc en son pouvoir; elle jura de lui faire perdre la tête, et elle y réussit.

Dans les bains russes, lorsque le patient sort d'une étuve brûlante, lorsque son corps s'est accoutumé par degrés à une haute température, que la chaleur a dilaté largement tous les pores de sa peau, qu'un sang précipité circule dans ses veines, et que sa figure s'épanouit toute rouge comme une pivoine en fleur, on le conduit doucement sous un robinet d'eau froide; une douche glacée lui tombe sur la tête et le transit jusqu'au fond des os. Mme Chermidy traita le duc par la même méthode. Les Russes s'en trouvent bien, dit-on; le pauvre vieillard s'en trouva mal. Il fut victime de la coquetterie la plus odieuse qui ait jamais torturé le coeur d'un homme. Mme Chermidy lui persuada qu'elle l'aimait, le Tas lui en fit le serment, et s'il avait consenti à se payer de paroles, il aurait été le plus heureux sexagénaire de Paris. Il passait sa vie rue du Cirque, et il y souffrait le martyre. Il y dépensait tous les jours autant d'éloquence et de passion, de raisonnement et de prière, de vraie et de fausse logique que Jean-Jacques Rousseau en a ramassé dans la Nouvelle Héloïse: tous les soirs on le mettait à la porte avec de bonnes paroles. Il jurait de ne plus revenir; il employait une longue nuit sans sommeil à maudire l'auteur de son supplice; et le lendemain il courait chez son bourreau avec une impatience sénile. Toute son intelligence, toute sa volonté, tous ses vices s'étaient absorbés et confondus dans cette passion unique. Il n'était plus ni mari, ni père, ni homme, ni gentilhomme: il était le patito de Mme Chermidy.

L'expérience réussit tellement bien, qu'heureux ou malheureux, le pauvre homme devait y laisser la vie. Un supplice prolongé le tuait lentement; la grâce qu'il demandait l'aurait tué du coup.

Après un été de souffrances quotidiennes, ses facultés intellectuelles avaient baissé sensiblement. Il n'avait presque plus de mémoire; du moins il oubliait tout ce qui ne touchait pas à son amour. Il ne s'intéressait plus à rien; les affaires privées et publiques, sa maison, sa femme, sa fille, tout lui était indifférent et étranger. La duchesse le soignait comme un enfant lorsqu'il restait par hasard auprès d'elle; malheureusement il n'était pas encore assez enfant pour qu'on pût l'enfermer au logis.

Lorsqu'il reçut la lettre du docteur Le Bris, il la parcourut deux ou trois fois sans la comprendre. Si la duchesse avait été là, il l'aurait priée de la lire et de l'expliquer. Mais il rompit le cachet sur le seuil de sa porte, en courant à la rue du Cirque, et il était trop pressé pour rebrousser chemin. A force de relire, il devina qu'il s'agissait de sa fille. Il haussa les épaules et se dit tout en courant: «Ce Le Bris est toujours le même. Je ne sais pas ce qu'il a contre ma fille. La preuve qu'elle ne doit pas mourir, c'est qu'elle se porte bien.» Cependant il réfléchit que le docteur pouvait bien dire la vérité. Cette idée lui fit peur: «C'est un grand malheur pour nous, disait-il en courant de plus belle. Je suis un père inconsolable. Il n'y a pas de temps à perdre. Je vais l'annoncer à Honorine. Elle me plaindra bien, car elle a bon coeur. Elle aura pitié de moi. Elle essuiera mes larmes; et, qui sait….» Il souriait d'un air hébété en entrant dans le salon.

Jamais Mme Chermidy n'avait été si radieuse et si belle. Sa figure était un soleil; le triomphe éclatait dans ses yeux; son fauteuil luisait comme un trône, et sa voix sonnait comme une fanfare. Elle se leva pour le duc: ses pieds ne touchaient pas le tapis, et sa tête superbe de joie semblait monter jusqu'au lustre. Le vieillard s'arrêta tout hébété et tout pantois en la voyant ainsi transfigurée. Il balbutia quelques mots inintelligibles, et il se laissa lourdement tomber dans un fauteuil.

Mme Chermidy vint s'asseoir auprès de lui.

«Bonjour, monsieur le duc, lui cria-t-elle. Bonjour et adieu.»

Il pâlit, et répéta stupidement: «Adieu?

—Oui, adieu. Vous ne me demandez pas où je vais?

-Si.

—Eh bien, soyez satisfait; je vais à Corfou.

—A propos, dit-il, je crois bien que ma fille est morte. Le docteur me l'a écrit ce matin. Je suis bien malheureux, Honorine, et vous devriez avoir pitié de moi.

—Ah! vous êtes malheureux! et la duchesse aussi est malheureuse! Et la vieille Villanera doit pleurer des larmes noires sur ses joues basanées! Mais moi, je ris, je triomphe, j'enterre, j'épouse, je règne! Elle est morte! elle a enfin payé sa dette! elle me rend tout ce qu'elle m'avait pris! je rentre en possession de mon amant et de mon fils! Pourquoi me regardez-vous avec ces yeux étonnés? Est-ce que vous croyez que je vais me contraindre? C'est bien assez d'avoir avalé ma rage pendant huit mois. Tant pis pour ceux que mon bonheur offusque: ils n'ont qu'à fermer les yeux; moi, j'éclate!»

Cette joie effrontée rendit au vieillard une lueur de raison. Il se leva ferme sur ses jambes et dit à la veuve: «Songez-vous bien à ce que vous faites? Vous vous réjouissez devant moi de la mort de ma fille!

—Et vous, reprit-elle impudemment, vous vous réjouissiez bien de sa vie! Qui est-ce qui prenait soin de m'apporter de ses nouvelles? Qui est-ce qui venait me dire en face: elle va mieux? Qui est-ce qui me forçait de lire ses lettres et celles du docteur Le Bris? Voici tantôt huit mois que vous m'assassinez de sa santé: c'est bien le moins que vous me donniez un quart d'heure pour me régaler de sa mort:

—Mais, Honorine, vous êtes une femme horrible!

—Je sais ce que je suis. Si votre fille avait vécu, comme j'en ai été menacée, on ne se serait pas caché de moi. On se serait promené tous les jours au Bois, avec don Diego, avec mon fils, et j'aurais vu cela de ma voiture! On aurait eu un hôtel à Paris, et je me serais morfondue devant la porte! On aurait mis sur ses cartes de visite le nom de Villanera qui est à moi: je l'ai, parbleu! bien gagné. Et vous ne voulez pas que je prenne ma revanche!

—Mais vous aimez donc encore M. de Villanera?

—Pauvre duc! vous croyez qu'on oublie du jour au lendemain un homme comme don Diego! Vous pensez qu'on met au monde un enfant comme mon fils, qui est né marquis, pour en faire cadeau à une poitrinaire! Vous admettez que j'aie demandé à Dieu pendant trois ans la mort de mon mari, moi qui ne prie jamais, pour ne rien faire de ma liberté! Vous supposez que Chermidy est allé se faire tuer à Ky-Tcheou, par les petits Chinois, pour que je reste veuve à perpétuité!

—Vous allez épouser le comte de Villanera?

—Mais je m'en flatte!

—Et moi?

—Vous, mon brave homme? Allez consoler votre femme; c'est par là que vous auriez dû commencer.

—Qu'est-ce que je vais lui dire?

—Dites-lui tout ce que vous voudrez. Adieu; j'ai mes malles à faire.
Avez-vous besoin d'argent?»

Le duc trahit son dégoût par un haut-le-corps. Mme Chermidy s'en aperçut.

«Est-ce que notre argent vous répugne, lui dit-elle! A votre aise! vous n'en aurez plus.»

Le vieillard s'en alla sans savoir où, comme un homme ivre. Il erra jusqu'au soir dans les rues de Paris. Vers dix heures la faim le prit. Il monta dans une voiture et se fit conduire au club. Il était si changé, que M. de Sanglié fut le seul qui le reconnut.

«Sur quoi diable avez-vous marché? lui demanda le baron. Vous avez la figure à l'envers, et l'on dirait que vous chancelez. Asseyez-vous ici, et causons.

—Je le veux bien, dit le duc.

—Comment va la duchesse? J'arrive de la campagne et je n'ai pas encore fait une visite.

—Comment va la duchesse?

—Oui, comment va-t-elle?

—Elle va pleurer.

—Il est fou,» pensa le baron.

Le duc ajouta, sans changer de ton: «Je crois que Germaine est morte, et qu'Honorine s'en réjouit. Je trouve cela affreux, et je le lui ai dit moi-même.

—Germaine! mon pauvre ami, songez à ce que vous dites! Germaine! Mme de
Villanera est morte?

—Mme de Villanera, c'est Honorine. Elle va se marier avec le comte. Tenez, j'ai la lettre dans ma poche. Mais que pensez-vous de la conduite d'Honorine?»

Le baron lut d'un coup d'oeil la lettre du docteur. «Y a-t-il longtemps que vous avez appris cela? dit-il au duc.

—Ce matin en allant chez Honorine.

—Et la duchesse sait-elle quelque chose?

—Non; je ne sais pas comment lui apprendre…. Je voulais demander à
Honorine….

—Eh! le diable soit d'Honorine!

—C'est ce que je dis.»

On appela le baron pour rentrer au whist. Il répondit sans se déranger qu'il était en affaires, et pria quelqu'un de prendre son jeu. Il voulait achever la confession; mais le duc l'interrompit en disant d'une voix creuse: «J'ai faim. Je n'ai pas mangé d'aujourd'hui.

—Est-il vrai?

—Oui; faites-moi servir à dîner. Il faudra aussi que vous me prêtiez de l'argent: je n'en ai plus.

—Comment?

—Je sais bien; j'avais un million. Mais je l'ai donné à Honorine.»

Le duc mangea avec l'appétit vorace d'un fou. Après dîner, ses idées s'éclaircirent. C'était un esprit fatigué plutôt que malade. Il raconta au baron la passion insensée qui le possédait depuis six mois; il lui expliqua comment il s'était dépouillé de tout pour Mme Chermidy.

Le baron était un excellent homme. Il fut tristement ému d'apprendre que cette maison qu'il avait vue se relever en quelques mois était tombée plus bas que jamais. Il plaignit surtout la duchesse, qui devait infailliblement succomber à tant de coups. Il prit sur lui de lui annoncer par degrés la maladie et la mort de Germaine, il imposa ses soins au vieux duc, et s'appliqua à redresser son entendement affaibli. Il le rassura sur les suites de sa folle générosité: il était évident que M. de Villanera ne laisserait point son beau-père dans le besoin. Il étudia, à travers les aveux et les réticences du vieillard, le singulier caractère de Mme Chermidy.

L'autorité d'un esprit sain est toute-puissante sur un cerveau malade. Après deux heures de conversation, M. de La Tour d'Embleuse débrouilla le chaos de ses idées, pleura la mort de sa fille, craignit pour la santé de sa femme, regretta les sottises qu'il avait faites, et estima la veuve Chermidy à sa juste valeur. M. de Sanglié le reconduisit à sa porte, bien pansé, sinon bien guéri.

Le lendemain, de bonne heure, le baron fit une visite à la duchesse. Il arrêta sur le seuil de la porte le vieux duc qui voulait sortir, et il le força de rentrer avec lui. Il ne le quitta point des yeux pendant trois jours; il le promena, l'amusa, et parvint à le distraire de l'unique pensée qui l'agitait. Le 16 septembre, il le conduisit lui-même à l'hôtel de l'impitoyable Honorine, et lui prouva, parlant à la personne de son concierge, qu'elle était partie avec le Tas pour les îles Ioniennes.

Le duc fut moins ému de cette nouvelle qu'on n'aurait pu s'y attendre. Il vécut paisiblement enfermé chez lui, s'occupa beaucoup de sa femme, et lui démontra, avec une délicatesse extrême, que Germaine n'avait jamais été guérie et qu'on devait s'attendre à tout. Il s'intéressa aux moindres détails du ménage, reconnut la nécessité de quelques emplettes, puisa deux mille francs dans la bourse de son ami Sanglié, serra l'argent dans sa poche, et partit pour Corfou le 20 septembre au matin sans prendre congé de personne.

XII

LA GUERRE.

Le 8 septembre, Germaine, qui était condamnée sans appel, trompa les craintes de ses médecins et de ses amis: elle entra en convalescence. La fièvre qui la dévorait tomba en quelques heures, comme ces grands orages des tropiques qui déracinaient les arbres, culbutaient les maisons, ébranlaient les montagnes, et qu'un rayon de soleil arrête au milieu de leur course.

Cette heureuse révolution s'accomplit si brusquement, que don Gomez et la comtesse n'y pouvaient croire. Quoique l'homme s'accoutume plus vite au bonheur qu'à la peine, leurs coeurs restèrent quelques jours en suspens. Ils craignaient d'être dupes d'une fausse joie; ils n'osaient pas se féliciter d'un miracle si peu attendu; ils se demandaient si cette apparence de guérison n'était pas le suprême effort d'un être qui se cramponne à la vie, le dernier éclat d'une lampe qui s'éteint.

Mais le docteur Le Bris et M. Delviniotis reconnurent à des signes certains que les maux de ce pauvre petit corps étaient bien finis. L'inflammation avait réparé en huit jours tous les ravages d'une longue maladie; la crise avait sauvé Germaine; le tremblement de terre avait replacé la maison sur sa base.

La jeune femme trouvait tout naturel de vivre et d'être guérie. Grâce au délire de la fièvre, elle avait passé auprès de la mort sans l'apercevoir, et la violence du mal lui avait ôté le sentiment du danger. Elle s'éveilla comme un enfant sur la margelle d'un puits, sans mesurer la profondeur de l'abîme. Lorsqu'on lui annonça qu'elle avait failli mourir et que ses amis avaient désespéré d'elle, elle fut bien étonnée. Elle ne savait pas revenir de si loin. Quand on lui promit qu'elle vivrait longtemps et qu'elle ne souffrirait plus, elle regarda tendrement le Christ d'ivoire qui était suspendu auprès de son lit, et elle dit avec une gaieté douce et confiante: «Le bon Dieu me devait bien cela; mon purgatoire est fait.»

Elle répara ses forces en peu de temps, et la santé refleurit bientôt ses joues. Vous auriez dit que la nature se hâtait de la parer pour le bonheur. Elle rentra en possession de la vie avec la joie impétueuse d'un prétendant qui remonte d'un seul bond sur le trône de ses pères. Elle aurait voulu être partout à la fois, jouir en même temps de tous les plaisirs qui lui étaient rendus, du mouvement et du repos, de la solitude et de la compagnie, de la clarté éblouissante des jours et de la douce lueur des nuits. Ses petites mains s'attachaient joyeusement à tout ce qui l'entourait. Elle accablait de ses caresses son mari, sa belle-mère, son enfant et ses amis. Elle avait besoin d'épancher son bonheur en mille tendresses. Quelquefois elle pleurait sans raison. Mais c'étaient de douces larmes. Le petit Gomez venait les becqueter au bord de ses yeux comme un oiseau boit la rosée dans le calice d'une fleur.

Tout est plaisir aux convalescents. Les fonctions les plus indifférentes de la vie sont une source de jouissances ineffables pour l'homme qui a failli mourir. Tous ses sens vibrent délicieusement au moindre contact du monde extérieur. La chaleur du soleil lui parait plus douce qu'un manteau d'hermine; la lumière réjouit ses yeux comme une caresse; le parfum des fleurs l'enivre, les bruits de la nature arrivent à son oreille comme une suave mélodie, et le pain lui semble bon.

Ceux qui avaient partagé les souffrances de Germaine se sentaient renaître avec elle. Sa convalescence eut bientôt rétabli tous les associés de ses douleurs. Il n'y eut plus autour d'elle que des fronts sans nuage, et la joie fit battre tous les coeurs à l'unisson. On oublia tout ce qu'on avait enduré de fatigues et d'angoisses; la gaieté fut reine au logis; le premier beau jour effaça sur tous les visages la trace des veilles et des larmes. Les hôtes de la villa Dandolo ne songeaient pas à rentrer chez eux; ils croyaient être de la maison. Unis par le contentement, comme ils l'avaient été par l'inquiétude, ils se tenaient autour de Germaine comme une famille bien assortie autour d'un enfant adoré. Le jour où l'on écrivit à la duchesse de La Tour d'Embleuse pour lui annoncer le salut de sa fille, chacun voulut dire son mot à l'heureuse mère, et la plume passa de main en main. Cette lettre arriva à Paris le 22 septembre, deux jours après l'éclipse du vieux duc.

Mme Chermidy et son inséparable Tas débarquèrent le 24 au soir dans la ville de Corfou. La veuve du commandant avait fait ses paquets en toute hâte. A peine avait-elle pris le temps de réunir cent mille francs pour le salaire de Mantoux et les dépenses imprévues. Le Tas lui conseillait d'attendre à Paris des nouvelles plus positives; mais on croit si volontiers ce qu'on désire, que Mme Chermidy tenait Germaine pour enterrée. De Trieste à Corfou, elle vécut sur le pont, la lorgnette à la main: elle voulait être la première à signaler la terre. Elle était tentée d'arrêter tous les navires qui passaient au large pour demander s'ils ne portaient pas de lettres à son adresse. Elle s'informa si l'on arriverait le matin, car elle ne se sentait pas de force à passer une nuit dans l'attente, et elle comptait aller tout droit à la villa Dandolo. Son impatience était si évidente, que les passagers de première classe la désignaient sous le nom de l'héritière. On racontait tout bas qu'elle allait recueillir à Corfou une succession importante.

La mer fut assez mauvaise pendant deux jours, et tout le monde fut malade, excepté l'héritière de Germaine. Elle n'avait pas le temps de sentir le roulis. Peut-être même ses pieds ne touchaient-ils pas le pont du navire. Elle était si légère, qu'elle planait au lieu de marcher. Lorsqu'elle s'endormit par hasard, elle rêvait qu'elle nageait dans l'air.

Le bateau mouilla dans le port à la nuit close, et il était plus de neuf heures lorsque les bagages et les gens descendirent à terre. La vue de petites lumières éparses qui brillaient çà et là par la ville produisit un effet désagréable sur Mme Chermidy. Lorsqu'on touche au terme d'un voyage, l'espérance, qui nous avait portés jusque-là sur ses ailes, nous manque, et nous tombons rudement sur la réalité. Ce qui nous paraissait le plus certain se voile d'un doute; nous ne comptons plus sur rien, et nous commençons à nous attendre à tout. Un froid nous saisit, quelle que soit l'ardeur des passions qui nous animent; nous sommes tentés de mettre toutes choses au pis, nous regrettons d'être venus, et nous voudrions retourner en arrière. Cette impression est d'autant plus pénible, que nous ne sommes plus seuls et que nous arrivons dans un pays moins connu. Lorsque personne ne nous attend au port, et que l'embarcation nous jette en proie à ces faquins polyglottes qui bourdonnent autour des voyageurs, notre premier sentiment est un mélange de dépit, de dégoût et de découragement. Mme Chermidy arriva fort maussade à l'hôtel de Trafalgar.

Elle espérait y apprendre la mort de Germaine. Elle y apprit, avant tout, que la langue française n'est pas très-répandue dans les hôtels de Corfou. Mme Chermidy et le Tas ne possédaient entre elles deux qu'une langue étrangère, le provençal, qui leur fit peu d'usage en ce pays. Force leur fut d'attendre un interprète, et de souper en attendant. L'interprète arriva quand le maître de l'hôtel était couché; il se leva en grommelant, et trouva mauvais qu'on l'eût éveillé pour des affaires qui n'étaient pas les siennes. Il ne connaissait ni M. ni Mme de Villanera. Ces gens-là n'étaient jamais venus dans l'île, car tous les voyageurs de distinction descendaient à Trafalgar Hôtel. On ne pouvait supposer que M. et Mme de Villanera, s'ils étaient gens de bien, se fussent égarés ailleurs. L'hôtel d'Angleterre, l'hôtel d'Albion, l'hôtel Victoria étaient des établissements de dernier ordre, indignes de loger M. et Mme de Villanera.

L'hôtelier se coucha sur cette tirade, et l'interprète offrit de courir à la recherche des renseignements. Il resta absent une partie de la nuit. Le Tas s'endormit à l'attendre; Mme Chermidy rongea son frein et s'étonna plus d'une fois qu'une personne qui avait cent mille francs dans sa cassette ne pût acheter un simple renseignement. Elle éveilla le pauvre Tas, qui n'en pouvait mais. Le Tas lui conseilla de dormir au lieu de se tourner le sang. «Tu comprends bien, lui dit-elle, que si la petite a déménagé dans l'autre monde, on ne s'est pas amusé à tendre la ville en noir. Nous n'aurons de nouvelles qu'à la campagne. Tout le monde doit connaître la villa Dandolo. Couche-toi tranquillement; il fera jour demain. Qu'est-ce que tu risques? Bien sûr que si elle est morte, elle ne ressuscitera pas dans la nuit.»

Mme Chermidy allait suivre le conseil de sa cousine, quand le domestique de place vint à grand bruit lui annoncer que M. et Mme de Villanera étaient débarqués dans l'île au mois d'avril avec leur médecin et toute leur maison; qu'ils étaient tous très-malades; qu'on les avait conduits à la villa Dandolo, et qu'ils devaient être morts depuis longtemps s'ils n'allaient pas mieux. La veuve impatiente mit le domestique à la porte, se jeta sur son lit et dormit assez mal.

Le lendemain, elle loua une voiture et se fit conduire à la villa Dandolo. Le cocher ne sut pas lui dire ce qui l'intéressait; et les paysans qu'elle rencontra sur son passage écoutèrent ses questions sans les comprendre. Elle prit toutes les maisons de la route pour la villa Dandolo, car toutes les maisons se ressemblent un peu dans l'île. Lorsque son cocher lui indiqua un toit d'ardoises caché dans les arbres, elle serra son coeur à deux mains. Elle consultait attentivement la physionomie du pays pour y lire la grande nouvelle qu'elle brûlait d'apprendre. Malheureusement, les jardins, les chemins et les bois sont des témoins impassibles de nos plaisirs et de nos peines. S'ils s'intéressent à notre sort, ils le dissimulent bien, car les arbres du parc ne prennent pas le deuil à la mort de leur maître.

Mme Chermidy gourmandait la lenteur des chevaux. Elle aurait voulu monter au galop l'escalier qui conduisait à la villa. Elle ne tenait pas dans la voiture; elle se jetait d'une portière à l'autre, interrogeant la maison et les champs et cherchant une figure humaine. Enfin elle sauta à terre, courut à la villa, trouva toutes les portes ouvertes et ne rencontra personne. Elle revint sur ses pas et parcourut le jardin du nord; il était désert. Une petite porte et un escalier rapide conduisaient au jardin du midi. Elle se jeta jusqu'en bas et s'aventura dans les allées.

Elle aperçut à l'ombre d'un vieil oranger, du côté de la plage, une femme vêtue de blanc qui se promenait un livre à la main. Elle était trop loin pour reconnaître la figure, mais la couleur de la robe lui donna à penser. On ne s'habille pas de blanc dans une maison en deuil. Toutes les observations qu'elle avait recueillies depuis cinq minutes se combattaient dans son esprit. L'abandon presque absolu de la villa pouvait faire croire à la mort de Germaine. Les portes ouvertes, les domestiques absents, les maîtres partis, et pour où? Peut-être pour Paris! Mais comment n'en savait-on rien à la ville? Germaine était-elle guérie? Impossible, en si peu de temps. Était-elle encore malade? Mais alors on la soignerait, on ne laisserait pas les portes ouvertes. Elle hésitait à s'avancer vers la promeneuse blanche, lorsqu'un enfant enjamba l'allée en courant et s'enfonça sous les arbres, comme un lapin effarouché qui traverse un sentier de forêt. Elle reconnut son fils et reprit de l'audace. «Qu'est-ce que je crains? pensa-t-elle. Personne n'a le droit de me chasser d'ici. Qu'elle vive ou qu'elle meure, je suis mère et je viens voir mon fils.»

Elle marcha droit à l'enfant. Le petit Gomez eut peur lorsqu'il vit cette femme en deuil; il s'enfuit, en criant, vers sa mère. Mme Chermidy fit quelques pas à sa poursuite, et s'arrêta tout court en présence de Germaine.

Germaine était seule au jardin avec le marquis de los Montes de Hierro. Tous ses hôtes venaient de prendre congé d'elle; la comtesse et son fils reconduisaient Mme de Vitré; le docteur était parti pour la ville avec les Dandolo et M. Delviniotis. La maison était livrée aux domestiques, et ils faisaient leur sieste, suivant l'usage, partout où le sommeil les avait surpris.

Mme Chermidy reconnut du premier coup d'oeil la femme qu'elle avait aperçue une seule fois, et qu'elle ne s'attendait plus à revoir en ce monde. Si délibérée qu'elle fût, et quoique la nature lui eût fait don d'une âme bien trempée, elle recula d'un bon pas, comme un soldat qui voit sauter le pont qu'il allait traverser. Elle n'était pas femme à se bercer de chimères; elle jugea sa position et courut tout d'un saut jusqu'aux dernières conséquences. Elle vit sa rivale guérie et bien guérie, son amant confisqué, son fils aux mains d'une autre et son avenir perdu. La chute fut d'autant plus rude, que la belle ambitieuse tombait de plus haut. Après avoir entassé montagne sur montagne jusqu'aux portes du ciel, les Titans de la fable ne sentirent pas plus durement le coup de foudre qui les aplatit.

La haine qu'elle nourrissait pour la jeune comtesse depuis le jour où elle avait commencé à la craindre s'éleva subitement à des proportions colossales, comme ces arbres de théâtre que le machiniste fait jaillir du sol et voler jusqu'aux frises. La première idée qui traversa son esprit fut celle d'un crime. Elle sentit tressaillir dans ses muscles une force centuplée par la rage. Elle se demanda pourquoi elle ne brisait pas de ses mains l'obstacle chétif qui la séparait du bonheur. Elle fut un instant la soeur de ces Thyades qui déchiraient en lambeaux les tigres et les lions vivants. Elle se repentit d'avoir oublié à l'hôtel Trafalgar un poignard corse, bijou terrible qu'elle étalait partout sur sa cheminée. La lame était bleue comme un ressort de montre, longue et pliante comme le buste d'un corset; la poignée était en ébène incrustée d'argent, et la gaîne en platine niellé. Elle courut par la pensée jusqu'à cette arme familière; elle la saisit en esprit, elle la caressa en imagination. Elle songea ensuite à la mer qui battait mollement la lisière du jardin. Rien n'était plus facile et plus tentant que d'y emporter Germaine comme l'aigle emporte un agneau blanc dans son aire, de l'étendre sous trois pieds d'eau, d'étouffer ses cris sous la vague et de comprimer ses efforts jusqu'au moment où une convulsion finale ferait une autre comtesse de Villanera.

Heureusement la distance est plus longue entre la pensée et l'action qu'entre le bras et la tête. D'ailleurs le petit Gomez était là, et sa présence sauva peut-être la vie de Germaine. Plus d'une fois, pour paralyser une main criminelle, il a suffi du regard limpide d'un enfant. Les êtres les plus pervertis éprouvent un respect involontaire devant cet âge sacré, et plus auguste même que la vieillesse. La vieillesse est comme une eau reposée qui a laissé tomber au fond toutes les impuretés de la vie; l'enfance est une source échappée de la montagne: on l'agite sans la troubler, parce qu'elle est pure jusqu'au fond. Les vieillards ont la science des biens et des maux; l'ignorance des enfants est comme la neige sans tache de la Jungfrau, que nulle empreinte n'a souillée, pas même l'empreinte du pied d'un oiseau.

Mme Chermidy conçut, caressa, débattit et repoussa l'idée d'un crime en fermant son ombrelle et en saluant Germaine, qui ne la connaissait pas.

Germaine l'accueillit avec cette grâce épanouie et cette ouverture de coeur qui n'appartient qu'aux heureux du monde. La visite d'une inconnue n'avait pas lieu de la surprendre. Elle recevait presque tous les jours quelques bonnes gens du voisinage qui s'étaient intéressés à sa guérison et qui venaient se réjouir avec elle de sa santé. La veuve entra en propos par un bégayement confus qui se ressentait du tumulte de ses pensées.

«Madame, lui dit-elle, vous ne devez pas vous attendre…. je ne m'attendais pas moi-même…. Si j'avais su…. Madame, j'arrive de Paris. M. votre père, le duc de La Tour d'Embleuse, qui m'honore de son amitié….

—Vous connaissez mon père, madame? interrompit vivement Germaine; vous l'avez vu depuis peu?

—Il y a huit jours.

—Permettez donc que je vous embrasse. Mon pauvre père! Comment va-t-il?
Il nous écrit bien rarement. Donnez-moi des nouvelles de ma mère!»

Mme Chermidy se mordit la lèvre.

«Mais vous, madame, reprit-elle sans répondre, je n'espérais pas vous trouver si bien portante. La dernière lettre que M. le duc a reçue de Corfou….

—Oui, madame; je m'étais laissée tomber bien bas, mais on n'a pas voulu de moi en paradis. Asseyez-vous donc auprès de moi. A l'heure qu'il est, mon père et ma mère n'ont plus d'inquiétude. Oh! je suis bien sauvée. Cela doit se voir, n'est-il pas vrai? Regardez-moi bien.

—Oui, madame. Après ce qu'on nous a dit à Paris, c'est un miracle.

—Un miracle de l'amitié et de l'amour, madame. La comtesse ma mère est si bonne! Mon mari m'aime tant!

—Ah!.. Voilà un bel enfant qui joue là-bas. Il est à vous, madame?»

Germaine se leva de son banc, regarda la veuve et recula épouvantée, comme si elle avait marché sur un serpent. «Madame, dit-elle à l'inconnue, vous êtes Mme Chermidy!»

Mme Chermidy se leva à son tour et marcha droit à Germaine, comme pour lui passer sur le corps. «Oui, dit-elle, je suis la mère du marquis et la femme, devant Dieu, de don Diego. A quoi m'avez-vous reconnue?

—Au ton dont vous avez parlé de l'enfant.»

Cela fut dit avec une telle douceur, que Mme Chermidy fut saisie d'un sentiment étrange. La colère, la surprise et toutes les émotions qui l'étouffaient éclatèrent en un vaste sanglot, et deux grosses larmes tombèrent sur ses joues. Germaine ne savait pas qu'on pleurait de rage. Elle plaignit son ennemie, et lui dit naïvement: «Pauvre femme!»

Les deux larmes séchèrent instantanément, comme les gouttes de pluie qui tombent dans un cratère.

«Pauvre femme! moi! répliqua aigrement Mme Chermidy. Eh bien, oui, je suis à plaindre, parce que j'ai été trompée! parce qu'on a abusé de ma bonne foi! parce que le ciel et la terre ont conspiré ensemble pour me trahir; parce qu'on m'a volé un nom, une fortune, l'homme que j'aime et le fils que j'ai enfanté dans les douleurs et dans les cris!»

Germaine fut épouvantée de cette explosion de colère. Elle tourna les yeux vers la maison comme pour appeler du secours.

«Madame, dit-elle en tremblant, si c'est pour cela que vous êtes venue chez moi….

—Chez vous! n'allez-vous pas appeler vos gens pour me faire chasser de chez vous? En vérité, voilà qui est merveilleux! c'est moi qui suis chez vous! Mais vous n'avez rien qui ne vous vienne de moi! Votre mari, votre enfant, votre fortune et l'air même que vous respirez, tout vient de moi, tout m'appartenait, tout est un dépôt que je vous ai confié: vous me devez tout, et vous ne me rembourserez jamais! Vous végétiez à Paris sur un méchant grabat; les médecins vous condamnaient à mort, vous n'aviez plus trois mois à vivre; on me l'avait promis! Votre père et votre mère allaient mourir de faim! Sans moi, la famille de La Tour d'Embleuse ne serait plus qu'un tas de poussière dans la fosse commune. Je vous ai tout donné: père, mère, mari, enfant, et la vie; et vous osez me dire en face que je suis chez vous! Il faut que vous soyez bien ingrate!»

Il était difficile de répondre à cette éloquence sauvage. Germaine croisa ses bras devant sa poitrine et dit: «Mon Dieu! madame, j'ai beau sonder ma conscience, je ne me trouve coupable de rien, que d'avoir guéri. Je n'ai jamais contracté d'engagements envers vous, puisque je vous rencontre pour la première fois. Il est vrai que sans vous je serais morte depuis longtemps; mais si vous m'avez sauvée, c'est sans le vouloir: et la preuve, c'est que vous venez me reprocher l'air que je respire. Est-ce vous qui m'avez donnée pour femme au comte de Villanera? Peut-être bien. Mais vous m'avez choisie parce que vous me croyiez condamnée sans ressource. Je ne vous dois pour cela aucune reconnaissance. Maintenant, que puis-je faire pour vous être utile? Je suis prête à tout, excepté à mourir.

—Je ne vous demande rien; je ne veux rien, je n'attends rien.

—Mais alors qu'êtes-vous venue faire ici?… Dieu bon! Vous m'avez crue malade, et vous comptiez me trouver morte!

—J'en avais le droit. Mais j'aurais dû prendre des renseignements sur votre famille: les La Tour d'Embleuse n'ont jamais payé leurs dettes!»

A ce propos grossier, Germaine perdit patience.

«Madame, dit-elle, vous voyez que je me porte bien. Puisque vous n'êtes venue ici que pour me mettre en terre, votre voyage est terminé, rien ne vous retient plus.»

Mme Chermidy s'installa résolument sur le banc de pierre en disant: «Je ne partirai point sans avoir vu don Diego.

—Don Diego! s'écria la convalescente. Vous ne le verrez pas! Je ne veux pas qu'il vous voie. Écoutez-moi attentivement, madame. Je suis encore bien faible, mais je trouverai la force des lionnes pour défendre mon bonheur. Ce n'est pas que je doute de lui: il est bon; il m'aime comme une soeur; il m'aimera bientôt comme une femme. Mais je ne veux pas que son coeur soit déchiré entre le passé et l'avenir. Il serait odieux de le condamner à choisir entre nous. D'ailleurs, vous voyez bien que son choix est fait, puisqu'il ne vous écrit plus.

—Enfant! Tu n'as pas appris l'amour, au milieu de tes tisanes. Tu ne sais pas l'empire que nous prenons sur un homme à force de le rendre heureux! Tu n'as pas vu quels fils d'or, plus fins et plus serrés que ceux de l'araignée, nous tissons autour de son coeur! Je ne suis pas venue sans armes pour te déclarer la guerre. J'apporte avec moi le souvenir de trois années de passion satisfaite et jamais assouvie. Libre à toi d'opposer à tout cela tes baisers fraternels et tes caresses de pensionnaire! Tu crois peut-être avoir éteint le feu que j'ai allumé? Attends que j'aie soufflé dessus, et tu verras un bel incendie!

—Vous ne lui parlerez pas! S'il était assez faible pour consentir à cette fatale entrevue, sa mère et moi nous saurions l'en empêcher.

—Je me soucie bien de sa mère! J'ai des droits sur lui, moi aussi, et je les ferai valoir.

—Je ne sais pas quels droits peut avoir une femme qui s'est conduite comme vous, mais je sais que l'Église et la loi m'ont donné le comte de Villanera le jour où elles m'ont donnée à lui.

—Écoutez: je vous abandonne la libre disposition de tous les biens que vous possédez. Vivez, soyez heureuse et riche; faites le bonheur de votre famille, soignez la vieillesse de vos parents, mais laissez-moi don Diego. Il ne vous est rien encore, vous me l'avez avoué vous-même. Il n'est pas votre mari, il n'est que votre médecin, votre infirmier, l'aide du docteur Le Bris.

—Il est tout pour moi, madame, puisque je l'aime.

—Ah! c'est ainsi! Eh bien, changeons de note. Rendez-moi mon fils! il est à moi, celui-là. J'espère que vous n'en disconviendrez pas. Quand je vous l'ai cédé, j'ai fait mes conditions. Vous n'avez pas tenu votre parole; je dégage la mienne.

—Madame, répondit Germaine, si vous aimiez le petit Gomez, vous ne songeriez pas à le dépouiller de son nom et de sa fortune.

—Peu m'importe? Je l'aime pour moi, comme toutes les mères. J'aime mieux avoir un bâtard à embrasser tous les matins que d'entendre un marquis vous appeler maman!

—Je sais, répondit Germaine, que l'enfant était à vous, mais vous l'avez donné. Il ne vous est pas plus permis de le réclamer qu'à moi de vous le rendre.

—Je le demanderai aux tribunaux. Je dévoilerai le mystère de sa naissance. Je ne risque plus rien à présent: mon mari est mort, il ne me tuera pas.

—Vous perdrez votre procès.

—Mais je gagnerai un bon scandale. Ah! Mme de Villanera tient à l'honneur de son nom! On a fait des infamies pour illustrer le nom des Villanera! Je le prendrai par les oreilles, ce beau nom que l'Italie dispute à l'Espagne. Je le traînerai de première instance en appel et en cassation; je l'imprimerai dans tous les journaux; j'en amuserai les estaminets de Paris; je les ferai insérer dans les Petites causes célèbres; et la vieille comtesse en crèvera de rage! Et les avocats auront beau dire, les juges auront beau faire! Je perdrai mon procès, mais tous les Villanera futurs seront entachés de Chermidy!»

Elle parlait avec tant de chaleur, que son discours attira l'attention du marquis. Il était à dix pas de là, gravement occupé à planter des branches dans le sable pour faire un petit jardin. Il quitta son travail et vint se camper devant Mme Chermidy, le poing sur la hanche. En le voyant approcher, Germaine dit à la veuve: «Madame, il faut que la passion vous ait rendue bien distraite. Depuis une heure que vous réclamez cet enfant, vous n'avez pas encore songé à l'embrasser?»

Le marquis tendit la joue d'assez mauvaise grâce. Il dit à sa terrible mère, dans le patois des enfants de son âge:

«Madame, quoi toi dis à maman?

—Marquis, répondit Germaine, madame veut t'emmener à Paris. Veux-tu t'en aller avec elle?»

Pour toute réponse il se jeta dans les bras de Germaine et lança un regard en dessous à Mme Chermidy.

«Nous l'aimons tous, dit Germaine.

—Vous aussi, madame? C'est habile.

—C'est naturel: il ressemble à son père.»

La veuve dit à son fils; «Regarde-moi bien: tu ne me reconnais pas?

—Non.

—Je suis ta mère.

—Non.

—Tu es mon fils. Mon fils!

—C'est pas-t-a-toi; c'est à maman Germaine.

—Tu n'as pas une autre mère?

—Si; j'ai maman Néra. Elle est chez maman Vitré.

—Il paraît que tout le monde est sa maman, excepté moi. Tu ne te souviens pas de m'avoir vue à Paris?

—Qui ça, Paris?

—Je te donnais des bonbons.

—Où est-il, tes bonbons?

—Allons, les enfants sont de petits hommes: l'ingratitude leur pousse avec les dents. Marquis de los Montes de Hierro, écoute-moi bien. Toutes ces mamans-là sont celles qui t'ont élevé. Moi, je suis ta vraie mère, ta seule mère, celle qui t'a fait!»

L'enfant ne comprit rien, sinon que la madame le grondait. Il pleura à chaudes larmes, et Germaine eut de la peine à le consoler. «Vous voyez, madame, dit-elle à la veuve, personne ne vous retient ici, pas même le marquis.

—Voici mon ultimatum,» répondit-elle fièrement. Mais une voix bien connue lui coupa la parole. C'était le docteur Le Bris qui arrivait de Corfou à franc étrier. Il avait vu le Tas à une fenêtre de l'hôtel Trafalgar, et il apportait au galop cette grosse nouvelle. Le cocher de Mme Chermidy, qu'il trouva à la porte de la villa, lui fit une belle peur en lui contant qu'il avait amené une dame. Il parcourut la maison, éveilla du bout du pied tous les dormeurs qui se rencontrèrent sur son chemin, et descendit les escaliers du jardin quatre à quatre.

Le docteur ne pensait pas que Mme Chermidy fût capable d'un crime; cependant il poussa un soupir de satisfaction en trouvant Germaine comme il l'avait laissée. Il lui tâta le pouls avant tout autre propos, et lui dit:

«Comtesse, vous êtes un peu agitée, et je crois que la solitude vous ferait grand bien. Reposez-vous, s'il vous plaît, tandis que je reconduirai madame à sa voiture.»

Il dicta cette ordonnance en souriant, mais d'un tel ton d'autorité que
Mme Chermidy accepta son bras sans réplique.

Lorsqu'ils eurent fait ensemble quatre pas, il lui dit: «Ça, ma belle malade, j'espère que vous n'avez pas l'intention de défaire mon ouvrage! Que diable venez-vous chercher dans ce pays-ci?»

Elle répondit naïvement: «Quelle lettre avez-vous donc écrite au vieux duc?

—Ah! j'y suis! En effet, nous avons eu une semaine difficile; mais les beaux jours sont revenus.

—Plus de ressource, la Clef des coeurs?

—Aucune, ou je meure.

—Qu'est-ce que vous y gagnez?

—Mais la satisfaction du devoir accompli. C'est une belle cure, allez; les pareilles ne se comptent point par douzaines.

—Mon pauvre ami, on prétend que vous ferez votre chemin; moi, j'ai peur que vous végétiez toute la vie. Les gens d'esprit sont quelquefois bien bêtes.

—Que voulez-vous! on ne saurait contenter tout le monde. La Fontaine a dit cela en vers, je ne sais où.

—Qu'est-ce que je vais devenir? Je perds tout.

—Croyez-vous?

—Sans doute.

—Vous comptez donc les millions pour rien? Vous êtes femme de précaution: vous avez visé au solide.

—Est-ce votre opinion que vous exprimez là?

—La mienne et celle de quelques autres.

—Don Diego en est-il?

—Peut-être.

—On est bien injuste, allez! Pour un rien, je lui renverrais tout ce qu'il m'a donné.

—Vous savez bien qu'il ne le reprendrait pas. Adieu, madame.

—Avez-vous toujours ce Mathieu que le duc vous a envoyé de Paris?

—Oui; pourquoi?

—Parce que je vous ai dit de vous en défier.

—Aussi ai-je empêché qu'on le mit à la porte.»

Mme Chermidy revint précipitamment à la ville.

Sa retraite ressemblait fort à une déroute, et le Tas, qui attendait les nouvelles à la fenêtre, devina du premier coup d'oeil que le champ de bataille était resté aux ennemis. La veuve monta les escaliers à perte d'haleine, se jeta dans un fauteuil, et dit à sa complice: «Maudite journée!

—Elle a réchappé?

—Elle est guérie.

—L'effrontée! As-tu vu le comte?

—Ah bien oui! Elles me le cacheront si bien que je ne le dénicherai pas. Le Bris m'a presque mise à la porte.

—Si celui-là retrouve sa clientèle, j'y perdrai mon nom. Roule, roule, mon bonhomme, mais prends garde de verser! Et mon petit juif? c'est donc un imbécile?

—Ou un coquin. Il nous a trompées comme tous les autres.

—A qui se fier, grands dieux! si l'on ne peut plus compter sur un forçat? Après ça, ils l'ont peut-être mis à la porte.

—Non; il est encore chez eux.

—Alors, il y a de la ressource. Je lui parlerai. Tu ne vas pas jeter le manche après la cognée?

—Allons donc! Il faut que je voie don Diego.

—On te le trouvera.

—Nous allons louer une bicoque par là.

—Allons. Si jamais tu le tiens entre quatre yeux, tu en feras tout ce que tu voudras: tu es superbe!

—C'est la colère. J'ai réclamé le petit; j'ai parlé de procès. Il aura peur, il viendra.

—S'il vient, tu l'enlèves!

—Comme une plume!

—Tu as peut-être eu tort de parler de procès. Il est trop fier pour céder à ça. Attaquer un Espagnol par les menaces, c'est caresser un loup à rebrousse poil.

—Si les menaces ne servent de rien, j'ai une autre idée. Je fais mon testament en faveur du marquis, je rends les millions jusqu'au dernier sou, et je me tue.

—Voilà ton moyen? il est joli! et tu seras bien avancée!

—Es-tu bonne! Je me tue sans me faire de mal. Le testament montrera que je ne tiens pas à l'argent; le couteau prouvera que je ne tiens pas à la vie, mais je ne ferai mine de me poignarder que lorsqu'il tournera le bouton de la porte.»

Le Tas trouva l'invention excellente, quoiqu'elle ne fût pas précisément nouvelle. «Bon! dit-elle, c'est un naïf, un chevalier: il ne souffrira pas qu'une femme qu'il a aimée se suicide pour ses beaux yeux. Ces hommes! sont-ils bêtes! Si j'avais été jolie comme toi, je les aurais fait marcher!

—En attendant, ma fille, c'est nous qui marcherons, et dès demain.

—Eh bien! oui! En route, mauvaise troupe!» Le lendemain, les deux femmes, escortées d'un domestique de place, se firent mener au sud de l'île. Elles trouvèrent dans le voisinage de la villa Dandolo une jolie maison à vendre ou à louer, avec le clos attenant. C'était le petit château que Mme de Villanera avait choisi pour M. de La Tour d'Embleuse dans le cas où il serait venu passer l'été à Corfou. C'était aussi le château en Espagne du pauvre Mantoux, dit Peu-de-chance. La maison fut louée le 24 septembre, meublée le 25, occupée le 26 au matin. On le fit savoir à don Diego.

Depuis trois jours, le comte était au supplice. Germaine lui raconta la visite qu'elle avait reçue. La pauvre enfant ne savait pas comment il prendrait cette nouvelle, et cependant elle voulut la lui porter elle-même. En annonçant à don Diego l'arrivée de son ancienne maîtresse, elle s'assurait en un instant s'il était bien guéri de son amour. Un homme étonné n'a pas le temps de composer sa physionomie, et la première impression qui se trahit sur son visage est la vraie. Germaine jouait gros jeu en soumettant son mari à une telle épreuve. Un éclair de joie dans les yeux du comte l'aurait tuée plus sûrement qu'un coup de pistolet. Mais les femmes sont ainsi faites, et leur amour héroïque préfère un danger sûr à un bonheur incertain.

M. de Villanera était bien guéri, car il apprit ce débarquement comme on reçoit une fâcheuse nouvelle. Son front se voila d'une tristesse qui n'avait rien d'exagéré, parce qu'elle était sincère. Il ne se montra ni indigné ni scandalisé; car la démarche de Mme Chermidy, impertinente aux yeux de tous, était excusable pour lui. Il ne fit pas la grimace d'un gouverneur de province qui apprend que l'ennemi a opéré une descente sur ses terres; il témoigna le chagrin des hommes qu'un accident prévu vient troubler dans leur félicité.

Germaine ne put lui répéter sans un peu de colère les propos insolents de cette femme et ses prétentions monstrueuses. Le docteur fit chorus avec elle, et la vieille comtesse regrettait hautement de n'avoir pas été là pour jeter cette drôlesse à la porte ou à la mer: la mer était une des portes du jardin. Mais don Diego, au lieu d'épouser la querelle de toute la maison, s'appliqua à calmer les colères et à panser les blessures. Il défendit son ancienne maîtresse, ou plutôt il la plaignit en galant homme qui n'aime plus, mais qui se flatte d'être encore aimé. Il remplit ce devoir avec une telle délicatesse, que Germaine lui en sut gré, car elle apprécia une fois de plus la droiture et la fermeté de son âme. Elle lui permit de donner sa pitié à Mme Chermidy, parce qu'elle était bien sûre de posséder tout son amour.

La douairière était beaucoup moins tolérante. La revendication de l'enfant et la menace d'un procès scandaleux l'avaient exaspérée. Elle ne parlait de rien moins que de livrer la veuve aux magistrats des Sept-Iles, et de la faire expulser honteusement comme aventurière. «M. Stevens est notre ami, disait-elle; il ne nous refusera pas ce petit service.» Elle trouvait que la visite de Mme Chermidy à Germaine avait tous les caractères d'une tentative de meurtre; car enfin la présence d'une créature si venimeuse pouvait tuer une convalescente. Le docteur ne dit pas non.

Le comte essaya de calmer sa mère. «Ne craignez rien, dit-il, elle ne fera pas de procès. Elle n'est pas dénaturée au point de compromettre son fils en même temps que nous. La colère l'égarait sans doute. Il nous est facile de parler sagement, à nous qui sommes heureux. Elle doit être indignée contre moi et me regarder comme un grand coupable, car je l'ai abandonnée sans avoir aucun tort à lui reprocher; je ne lui ai pas écrit une lettre dans l'espace de huit mois, et j'ai donné toute mon âme à une autre. Elle m'en voudrait bien davantage si elle savait que les meilleurs jours de ma vie sont ceux que j'ai passés loin d'elle, auprès de ma Germaine; si je lui disais que mon coeur est plein d'amour jusqu'aux bords, comme ces coupes qu'une goutte de plus ferait déborder. Laissez-moi la congédier avec de bonnes paroles. Pourquoi n'irais-je pas lui ouvrir mon coeur et lui montrer qu'il n'y reste plus de place pour elle? Il ne faut qu'une heure de douceur et de fermeté pour changer cet amour aigri en amitié pure et durable. Elle ne songera plus à faire un éclat; elle restera digne de nous rencontrer sans embarras dans le monde et de faire chercher quelquefois des nouvelles de son fils. Il y a bien peu de femmes qui ne soient exposées à coudoyer dans un salon une ancienne maîtresse de leur mari. Cependant on ne s'arrache pas les yeux; le présent et le passé vivent en bonne harmonie, une fois que la frontière qui les sépare est bien tracée. Considérez, de plus, que notre situation n'est pas celle de tout le monde. Quoi que nous puissions faire; quoi que cette malheureuse femme fasse elle-même, elle sera toujours, aux yeux de Dieu, la mère de notre enfant. Elle n'aurait été que sa nourrice, nous nous ferions un devoir de l'assurer contre la misère. Ne refusons pas une démarche innocente et prudente qui peut la sauver du désespoir et du crime.»

Don Diego parlait de si bonne foi, que Germaine lui tendit la main et lui dit: «Mon ami, j'ai déclaré à cette femme qu'elle ne vous reverrait pas; mais si je vous avais entendu parler avec tant de raison et d'expérience, je serais allée vous chercher moi-même pour vous conduire à elle. Prenez la voiture sans perdre de temps, courez lui donner son congé, et pardonnez-lui le mal qu'elle m'a fait comme je lui pardonne.

—Tout beau! reprit Mme de Villanera. S'il montait en voiture, je détellerais les chevaux de ma main. Don Diego, vous ne m'avez pas consultée quand vous avez pris une maîtresse; vous ne m'avez pas écoutée quand je vous ai dit que vous étiez tombé sur une coquine; mais puisque vous me consultez aujourd'hui, vous m'écouterez jusqu'au bout. C'est moi qui vous ai marié. Je vous ai laissé faire, dans l'intérêt de notre race, un traité qui serait odieux chez des bourgeois; mais la grandeur des intérêts et le principe à sauver excusent bien des choses. Dieu a permis qu'une affaire si mal entamée tournât à bien: le ciel en soit loué! Mais il ne sera pas dit que de mon vivant vous soyez sorti de chez votre femme sainte et légitime pour entrer chez votre ancienne maîtresse. Je sais bien que vous ne l'aimez plus, mais vous ne la méprisez pas assez pour que je vous tienne guéri. Cette Chermidy vous a eu trois ans dans ses griffes; je ne vous exposerai pas à y retomber. Vous avez beau hocher la tête. La chair est faible, mon fils; je le sais par votre expérience, à défaut de la mienne. Je connais les hommes, quoiqu'on ne m'ait jamais fait la cour. Mais quand on assiste au spectacle depuis cinquante ans, on sait un peu le secret de la comédie. Retenez bien ceci: le meilleur des hommes ne vaut rien. Le meilleur, c'est vous, si vous voulez; je vous l'accorde. Vous êtes guéri de votre amour; mais ces amours parasites sont de la famille de l'acacia. On arrache l'arbre, on brûle les racines; et les rejetons sortent par milliers. Qui m'assure que la vue de cette femme ne vous fera pas perdre la tête? Vous n'avez pas le cerveau si solide qu'il faille vous exposer à pareille secousse. Qui a bu boira; et vous avez tant bu qu'on vous a cru noyé. Ah! si vous étiez marié depuis trois ou quatre ans; si vous viviez comme vous vivrez bientôt, avec l'aide de Dieu; si le marquis avait un frère ou une soeur, je vous lâcherais peut-être la bride. Mais supposez que votre folie vous reprenne, j'aurais fait un beau métier en vous mariant à l'ange que voici! C'est pourquoi, mon cher comte, vous n'irez pas chez Mme Chermidy, même pour lui donner son congé, ou, s'il vous plaît d'y aller malgré moi, vous ne retrouverez ici ni votre mère ni votre femme!»

Don Diego se le tint pour dit, mais il fut mal à l'aise pendant les trois jours suivants. M. Le Bris avait changé de malade: il soignait le cerveau de son ami. Il essaya de déraciner les illusions obstinées que le comte gardait sur sa maîtresse. Il cassa impitoyablement les coquilles de toutes couleurs que le pauvre gentilhomme s'était laissé appliquer sur les yeux. Il lui raconta par le menu tout ce qu'il savait sur le passé de la dame; il la lui montra ambitieuse, cupide, rouée, enfin ce qu'elle était. «On m'appelle le tombeau des secrets, pensait le docteur en dévidant son écheveau de médisances, mais la justice a le droit d'ouvrir les tombeaux.» Il vit que don Diego doutait encore: il lui fit lire la dernière lettre qu'il avait reçue de Mme Chermidy. Le comte fut saisi d'horreur en y trouvant une provocation à l'assassinat, flanquée de cinq cent mille francs de récompense.

M. de La Tour d'Embleuse arriva là-dessus, et l'on vit une preuve vivante de la scélératesse de Mme Chermidy. Le vieillard avait voyagé sans accident, grâce à cet instinct de la conservation qui nous est commun avec les bêtes; mais son esprit avait égrené toutes ses idées sur le chemin, comme un collier dont le fil est rompu. Il sut trouver la villa Dandolo, et tomba au milieu de la famille étonnée, sans plus d'émotion que s'il sortait de sa chambre à coucher. Germaine lui sauta au cou et l'accabla de tendresses; il se laissa caresser comme un chien qui joue avec un enfant.

«Que vous êtes bon! lui dit-elle. Vous m'avez sue en danger et vous êtes accouru!»

Il répondit: «Tiens! c'est vrai. Tu n'es donc pas morte? Comment as-tu fait ton compte? J'en suis bien content; c'est-à-dire pas trop: Honorine est furieuse contre toi. Elle n'est pas ici, Honorine? Elle était venue pour épouser Villanera. Pourvu qu'elle me pardonne!»

Personne ne put lui arracher un mot sur la santé de la duchesse; mais il parla d'Honorine tant qu'on voulut. Il raconta tout le bonheur et tout le chagrin qu'elle lui avait donnés. Tous ses discours roulaient sur elle; toutes ses questions tendaient vers elle; il voulait la voir à tout prix; il dépensa l'astuce d'une tribu indienne pour découvrir l'adresse d'Honorine.

L'arrivée inattendue de ce restant de vieillard fut une sérieuse douleur pour Germaine et un cruel enseignement pour don Diego. Mme de Villanera, qui n'avait jamais eu de sympathie pour le duc, s'intéressait médiocrement à la ruine de son intelligence, mais elle triomphait d'avoir sous la main une victime de Mme Chermidy. Elle s'établit assidûment auprès de M. de La Tour d'Embleuse; elle lui arrachait tous les secrets de sa misère et de sa décadence; elle jouait à tour de bras de cet instrument fêlé dont la musique était douce à ses oreilles maternelles.

Le duc radotait dans la maison depuis quelques heures, lorsque Mme Chermidy fit savoir à don Diego qu'elle était sa voisine et qu'elle l'attendait. Le comte montra la lettre à M. Le Bris:

«Que répondriez-vous à ma place? lui demanda-t-il en haussant les épaules.

—J'offrirais de l'argent. Elle est venue ici pour prendre votre nom, votre personne et votre fortune. Quand elle a vu que la comtesse n'était pas morte, elle a fait son deuil du nom et elle s'est rabattue sur le reste. Lorsqu'elle verra que votre personne se passe aisément de la sienne, elle se contentera de l'argent.

—Ce procès, ce scandale dont elle semblait nous menacer?

—Offrez-lui de l'argent.

—Mais son fils!

—De l'argent, vous dis-je! Par exemple, il en faudra beaucoup. On donne deux sous au pauvre qui mendie en blouse, dix à celui qui mendie en veste, cent à celui qui mendie en habit noir: calculez ce qu'il convient d'offrir à ceux qui mendient en voiture à quatre chevaux.

—Voulez-vous aller voir ce qu'elle demande?

—Parbleu! vous m'avez pris au mois: nous ne comptons pas les visites.»

Le docteur se fit mener chez Mme Chermidy. Lorsqu'il entra, elle était en scène. Assise languissamment dans un grand fauteuil, les bras pendants, les cheveux dénoués, elle laissait errer ses yeux mélancoliques, et

Rêveuse, regardait vaguement quelque part.

«Bonjour, madame, dit le docteur. Vous pouvez vous mettre à votre aise; c'est moi.»

Elle se leva en sursaut, courut à lui, et lui dit:

«C'est vous, mon ami! Vous m'avez fait de la peine l'autre jour. Est-ce ainsi que vous deviez m'accueillir après une si longue absence?

—Ne parlons pas de cela, voulez-vous? Je ne suis pas venu en ami, mais en ambassadeur.

—Je ne le verrai donc pas, lui?

—Non; mais si vous êtes curieuse de voir quelqu'un, je puis vous montrer le duc de La Tour d'Embleuse.

—Il est ici?

—De ce matin. Un joli ouvrage que vous avez fait, sans le signer!

—Je ne suis pas responsable de tous les vieux fous qui perdent la tête pour moi.

—Ni des millions qu'ils perdent chez vous? D'accord.

—En bonne foi, la Clef des coeurs, vous croyez que je suis une femme d'argent?

—Massif! Combien voulez-vous pour retourner à Paris et rester tranquille?

—Rien.

—On payera votre passage, quand il coûterait un million.

—Nous sommes deux; j'ai amené le Tas.

—On doublerait peut-être la somme.

—Qu'est-ce qu'on y gagnerait? Si je suis ce que vous supposez, je peux prendre l'argent aujourd'hui et faire un éclat demain. Mais je vaux mieux que vous tous.

—Bien obligé!

—Tenez, bel ambassadeur, portez ceci au roi votre maître, et dites-lui que s'il a des commissions pour l'autre monde, il peut me les envoyer ce soir.

—Comment! tout de suite aux grands moyens?

—Oui, mon ami. Ceci est mon testament et l'acte de ma dernière volonté.
Le paquet n'est pas cacheté; vous pouvez lire.

—Au fait! ici ou là-bas!»

Il lut:

«Ceci est mon testament et l'acte de ma dernière volonté.

«A la veille de quitter volontairement une vie que l'abandon de M. le comte de Villanera m'a rendue odieuse….»

—Méchante! dit le docteur, en interrompant sa lecture.

—C'est la vérité pure.

—Ôtez cette phrase-là. D'abord elle est mal écrite.

—Les femmes n'écrivent bien que les lettres. Elles n'ont pas la spécialité des testaments.

—Alors, je poursuis:

«Moi, Honorine Lavenaze, veuve Chermidy, saine de corps et d'esprit, je lègue tous mes biens meubles et immeubles à Gomez, marquis de los Montes de Hierro, fils unique du comte de Villanera, mon ancien amant.» C'est signé.

—Et demain matin, ça sera diablement parafé, allez!

—Je parie que non.

—Vous me défiez de mourir?

—Oui, certes.

—Et pourquoi ne me tuerais-je pas, s'il vous plaît?

—Parce que cela ferait trop de plaisir à trois ou quatre honnêtes gens de ma connaissance. Adieu, madame.»

La porte ne fut pas plutôt refermée sur le docteur, que le Tas sortit d'une chambre voisine en compagnie de Mantoux.

XIII

LE COUTEAU.

Mathieu Mantoux ne pouvait se consoler de la guérison de Germaine. Il accusait le droguiste de lui avoir vendu de l'arsenic frelaté et du poison de mauvais aloi. Dans sa douleur, il négligeait son service et s'égarait en rêvant autour de la villa. Le but de ses promenades était toujours ce joli petit domaine dont il avait été seigneur en espérance. A force de le contempler, il le connaissait dans ses moindres détails, comme s'il y avait été élevé dès l'âge le plus tendre. Il savait combien la maison avait de fenêtres, et il n'était pas un arbre dans le jardin qui ne lui rappelât quelque souvenir. Il avait franchi la clôture plus d'une fois; ce qui n'était pas difficile. Ce paradis terrestre était fermé d'une haie de cactus et d'aloès, formidable défense si l'on prend soin de l'entretenir; mais trois ou quatre aloès avaient fleuri au mois d'août, et la fleur tue la plante. Ainsi la barrière infranchissable était tombée en quelques endroits, et la livrée fluette de Mantoux se faufilait sans accroc dans l'enceinte prohibée.

Le 26 septembre, vers quatre heures du soir, ce coquin mélancolique rêvait à son malheur en longeant la clôture. Il se rappelait avec une douceur amère ses premières entrevues avec le Tas et l'accueil obligeant de Mme Chermidy. Lorsqu'il comparait sa situation présente à celle qu'il avait rêvée, il se trouvait le plus malheureux des hommes; car on croit avoir perdu ce qu'on a manqué de gagner. L'apparition d'une masse énorme qui se mouvait pesamment dans le jardin rompit le cours de ses idées. Il se frotta les yeux et se demanda un instant s'il voyait le Tas ou son ombre: mais les ombres n'ont pas tant de corps. Le Tas l'aperçut et lui fit signe d'accourir. Elle songeait justement au moyen de le rencontrer.

«Hé bien! lui dit-elle, vous voilà, bel infirmier? Vous avez bien soigné votre maîtresse; elle est guérie!»

Il répondit avec un gros soupir: «Peu de chance!

—Nous sommes seuls, reprit le Tas, personne ne peut nous entendre, et il n'y a pas de temps à perdre. Es-tu content de voir que ta maîtresse se porte bien?

—Certainement, mademoiselle. Pourtant votre dame m'avait promis autre chose.

—Qu'est-ce qu'elle t'avait promis?

—Que madame passerait bientôt, et que j'aurais douze cents francs de rente.

—Tu aurais mieux aimé ça, pas vrai?

—Dame! j'aurais été propriétaire, et me voilà chez les autres pour le reste de mes jours.

—Et l'idée ne t'est pas venue de donner un coup de main à la maladie?»

Mantoux la regarda entre les yeux avec un trouble évident. Il ne savait pas s'il avait affaire à un juge ou à un complice. Elle le tira d'embarras en ajoutant: «Je te connais; je t'ai vu à Toulon. Quand je t'ai déniché à Corbeil, je savais ton histoire.

—Mais alors vous en êtes! Vous aviez votre idée en m'envoyant ici?

—Bien sûr. S'il n'y avait pas eu de l'ouvrage à faire, j'aurais été chercher un honnête homme. Il y en a assez, Dieu merci! Il y en a même trop!

—Voilà donc le pourquoi des douze cents francs de rente?

—Parbleu!

—Je parie que c'est vous qui m'avez écrit la lettre anonyme!

—Qui serait-ce donc?

—Mais quel intérêt aviez-vous?

—Quel intérêt? Ta maîtresse a volé son mari à la mienne. Comprends-tu maintenant?

—Je commence.

—Il fallait commencer plutôt, imbécile!

—Je n'ai pas compris, c'est vrai. Pourtant j'ai travaillé.

—Avec quoi?

—J'ai acheté de l'arsenic; elle en a pris un peu tous les soirs.

—Ta parole?

—Sur mon honneur!

—Tu n'en auras pas mis assez.

—J'avais peur d'être pris. Ça se retrouve dans les corps morts.

—Lâche!

—Tiens! on ne se fait pas couper le cou pour douze cents francs de rente.

—Madame t'aurait donné tout ce que tu aurais voulu.

—Il fallait me le dire. Maintenant il est trop tard.

—Il n'est jamais trop tard. Viens parler à madame.»

C'est dans une chambre contiguë au salon que Mantoux attendit le départ de M. Le Bris. Quelques paroles de la conversation traversèrent la porte et vinrent à ses oreilles. Cependant, il ne comprenait encore qu'à moitié le marché qu'on voulait faire avec lui. Il aborda Mme Chermidy avec une méfiance respectueuse. La veuve ne jugea pas à propos d'entrer en explication avec lui tant qu'elle n'aurait pas reçu une réponse de don Diego. Elle était fort agitée, et elle arpentait le salon dans tous les sens. Elle écoutait le Tas sans l'entendre, et regardait le forçat sans le voir. La courtoisie du comte de Villanera lui était assez connue pour qu'elle vit dans son absence et son silence des symptômes effrayants.

«Il ne m'aime donc plus! disait-elle. Passe encore pour l'indifférence; je saurais bien réchauffer sa froideur! Mais il faut qu'on m'ait noircie à ses yeux, qu'on lui ait tout conté, qu'il me méprise! Sans cela, il ne m'aurait jamais traitée ainsi. M'offrir de l'argent par l'intermédiaire de cet odieux Le Bris! Et en quels termes, grands dieux! S'il me voit des mêmes yeux que son ambassadeur, s'il ne m'estime plus, j'aurai beau faire: il ne reviendra jamais. Veuf ou non, il est perdu pour moi. Alors! à quoi bon…? pure vengeance? Eh bien, soit: je me vengerai! Mais attendons. S'il n'accourt pas ici lorsqu'il aura lu mon message, c'est que tout est perdu!

—Madame, interrompit Mantoux, il faut que j'aille servir mon dîner, et si madame a quelque chose à me commander….

—Va servir ton dîner, lui dit-elle. Tu es à moi. Écoute bien tout ce qu'ils diront, pour me le répéter.

—Oui, madame.

—Un instant! Peut-être M. de Villanera viendra-t-il ici dans la soirée. En ce cas, je n'ai pas besoin de toi. Cependant, promène-toi dans nos environs demain matin. S'il ne devait pas me faire de visite…. mais c'est impossible! tu accourrais ici dès qu'il serait couché. L'heure n'y fait rien. Le Tas dormira peut-être; sonne toujours, je t'ouvrirai la porte.

—C'est inutile, madame; on a été serrurier, et j'ai encore mes outils.

—Bien; je t'attendrai. Mais je suis sûre que le comte viendra.»

Mantoux servit à table; mais il eut beau tendre ses deux oreilles à la conversation, le nom de Mme Chermidy ne fut pas même prononcé. On dînait en famille, avec un seul étranger, M. Stevens. La vieille comtesse lui demanda si la loi anglaise permettait aux magistrats d'expulser les vagabonds sans autre forme de procès. M. Stevens répondit que la législation de son pays protégeait la liberté individuelle jusque dans ses abus. Le docteur reprit en souriant:

«Voilà qui va bien; et quid quant aux aventurières?

—On les traite un peu plus sévèrement.

—Mais quand elles ont cinq ou six millions de capital?

—Si vous en connaissez beaucoup de cette espèce, docteur, envoyez-les toutes en Angleterre. On leur ouvrira la porte à deux battants; on les couronnera de roses et elles épouseront des lords.»

Mme de Villanera fit la moue, et l'on parla d'autre chose.

Durant tout le repas, le vieux duc tint ses yeux attachés sur la figure de Mantoux. Cette cervelle impotente, ce vieillard perclus de la mémoire, sut reconnaître un homme qu'il avait vu une seule fois chez Mme Chermidy. Il le prit à part après le dessert et l'emmena mystérieusement dans sa chambre:

«Où est-elle? lui dit-il. Tu la connais, toi; tu sais où elle est cachée, car on me la cache!

—Monsieur le duc, reprit-il, je ne sais pas de qui….

—Je te parle d'Honorine! Tu sais bien, Honorine, la dame de la rue du
Cirque?

—Mme Chermidy?

—Ah! tu vois que tu la connais. Je suis sûr que tu l'as vue. Ma fille aussi l'a vue! le docteur aussi! tout le monde, enfin, excepté moi!… Va me la chercher, je ferai ta fortune.»

Mantoux répondit:

«Je peux jurer à monsieur le duc que je ne sais pas où est Mme Chermidy.

—Dis-le-moi donc, nigaud! je n'en parlerai à personne: cela restera entre nous deux.» Il ajouta d'un ton de menace: «Si tu ne me la montres pas ce soir, je te ferai couper la tête.»

Le forçat tressaillit, comme si ce vieillard pouvait lire dans sa conscience. Mais le duc avait déjà changé de note: il pleurait.

«Mon enfant, disait-il, je n'ai pas de secret pour toi. Il faut que je te fasse part du malheur qui nous menace. Honorine veut se tuer cette nuit, elle l'a dit au docteur; elle a envoyé son testament à mon gendre. Ils prétendent qu'elle n'en fera rien et qu'elle a voulu nous faire peur; mais je la connais mieux qu'eux tous. Elle se tuera certainement. Pourquoi ne se tuerait-elle pas? Elle m'a bien tué, moi qui te parle! As-tu remarqué ce grand couteau qui était sur sa cheminée à Paris? Elle me l'a enfoncé dans le coeur un jour, je m'en souviens bien. C'est avec ce couteau-là qu'elle se frappera cette nuit, si je n'arrive pas à temps. Veux-tu me conduire chez elle.»

Mantoux protesta qu'il ne savait point l'adresse de la dame, mais il ne parvint pas à persuader le vieil insensé. Jusqu'à dix heures du soir, M. de La Tour d'Embleuse le suivit partout, au jardin, à l'office, à la cuisine, avec la patience d'un sauvage. «Tu auras beau faire, lui disait-il; il faudra bien que tu ailles chez elle, et je t'y suivrai!»

On se couche de bonne heure aux îles Ioniennes. A minuit toute la maison dormait, excepté le duc et Mantoux. Le forçat descendit à pas de loup sans faire craquer l'escalier disjoint qui conduisait à sa chambre. En traversant le jardin du nord, il crut voir glisser une ombre entre les oliviers. Il se jeta dans la campagne et marcha le long des clôtures, par des sentiers détournés, vers la propriété qu'il connaissait si bien. L'ombre acharnée le suivit de loin jusqu'à la haie de l'enclos. Il se demanda si la peur n'avait pas troublé sa vue et s'il n'était pas victime d'une hallucination; il prit son courage à deux mains, revint sur ses pas et chercha l'ennemi: la route était déserte, et l'apparition s'était perdue dans la nuit.

Une obscurité profonde enveloppait la petite maison. La seule fenêtre éclairée était celle de Mme Chermidy, au rez-de-chaussée: Mantoux comprit qu'il était attendu. Il déroula un trousseau de fausses clefs qu'il avait enveloppé dans des linges pour étouffer le bruit du fer, mais il n'eut pas le temps de crocheter la porte: Mme Chermidy la lui ouvrit. «Parlez bas, dit-elle. Le Tas vient de s'endormir.»

Les deux complices entrèrent dans la chambre, et le premier objet qui frappa les yeux de Mantoux fut le poignard dont le duc lui avait parlé.

«Hé bien! demanda la veuve; M. de Villanera est couché!

—Oui, madame.

L'infâme! Qu'est-ce qu'ils ont dit à dîner?

—Il n'ont pas parlé de madame.

—Pas un mot?

—Non; mais, après le dîner, M. le duc m'a demandé l'adresse de madame.
Je l'ai trouvé bien baissé.

—Il n'a pas dit autre chose?

—Des bêtises. Que madame voulait se tuer, qu'elle avait écrit son testament.

—J'ai dit; j'ai écrit; pour forcer le comte à venir me voir. Et il est couché?

—Oh! bien certainement, madame. La chambre de monsieur est tout près des nôtres, dans le petit escalier. Monsieur a éteint sa bougie à onze heures.

—Écoute: s'ils avaient dit du mal de moi à table, il faudrait me le répéter sans crainte; je ne m'en fâcherais pas, j'en serais même heureuse.

—Ils n'ont pas ouvert la bouche sur madame.

—Ah! je leur annonce que je vais me tuer ce soir, et ils ne prennent pas seulement la peine de dire que c'est bien fait!

—Ils ne se sont pas plus occupés de madame que si madame n'était pas au monde.

—C'est bien; je leur rappellerai que je suis vivante. Le Tas m'a dit que tu avais donné de l'arsenic à la comtesse?

—Oui, madame; ça n'a pas pris.

—Si tu lui donnais un coup de couteau, ça prendrait peut-être.

—Oh! madame! un coup de couteau! c'est bien les affaires.

—Quelle différence y a-t-il?

—D'abord, madame, la comtesse était malade, et la maladie a bon dos.
Tuer une personne qui se porte bien! il y a plus d'ouvrage.

—On te payera suivant l'ouvrage.

—Et si je suis pris!

—Trouve un bateau, gagne la Turquie: la justice ne te poursuivra pas jusque-là.

—J'avais dans l'idée de rester ici. Je voulais acheter un bien.

—La terre est pour rien chez les Turcs.

—C'est égal. Ça vaut cinquante mille francs, ce que madame demande.

—Cinquante mille?

—Ah ça, j'espère que madame ne va pas marchander!

—Soit. Marché conclu.

—Et argent comptant?

—Comptant.

—Avez-vous de quoi? Car enfin, si vous ne me payez pas la somme, je n'irai pas vous la réclamer à Paris.

—J'ai cent mille francs dans mon secrétaire.

—Je demande cinq minutes de réflexion.

—Réfléchis.»

Mantoux se tourna vers la cheminée, prit machinalement le poignard corse de Mme Chermidy, essaya la pointe sur le bout de son doigt, et fit ployer la lame sur le plancher. Mme Chermidy ne regardait même pas: elle attendait le résultat de sa délibération.

«J'ai mon affaire, dit-il. J'aimerais mieux rester ici que de m'en aller en Turquie, parce que nos gens sont mieux traités à Corfou; parce que j'ai appris un peu d'italien, et que je n'apprendrai pas le turc; enfin, parce que le jardin et la maison que vous avez loués sont à ma convenance.

—Comment diable veux-tu…?

—J'ai trouvé le moyen. Au lieu de donner le coup de couteau à madame, je vous le donne, à vous. D'abord, je touche cent mille francs et non plus cinquante mille. Ensuite, personne ne s'avisera de m'accuser ou de me poursuivre, puisque vous avez fait votre testament pour vous suicider cette nuit. On vous trouvera dans votre lit, percée de votre couteau, et l'on verra que vous êtes de parole. Enfin, soit dit sans vous offenser, j'aime mieux tuer une coquine comme vous qu'une honnête femme comme ma maîtresse, qui m'a toujours bien traité. C'est un premier pas que je vais essayer dans le bon chemin, et j'espère que le Dieu d'Abraham et de Jacob me saura gré d'avoir fait sa besogne.

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