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Germinie Lacerteux

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The Project Gutenberg eBook of Germinie Lacerteux

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Title: Germinie Lacerteux

Author: Edmond de Goncourt

Jules de Goncourt

Release date: December 11, 2005 [eBook #17285]
Most recently updated: December 13, 2020

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK GERMINIE LACERTEUX ***

Produced by Mireille Harmelin, Pierre Lacaze and the Online

Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

ROMANS

DE
EDMOND ET JULES DE GONCOURT

GERMINIE LACERTEUX

PARIS G. CHARPENTIER ET Cie, ÉDITEURS 11, RUE DE GRENELLLE, 11

1889

PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION

Il nous faut demander pardon au public de lui donner ce livre, et l'avertir de ce qu'il y trouvera.

Le public aime les romans faux: ce roman est un roman vrai.

Il aime les livres qui font semblant d'aller dans le monde: ce livre vient de la rue.

Il aime les petites oeuvres polissonnes, les mémoires de filles, les confessions d'alcôves, les saletés érotiques, le scandale qui se retrousse dans une image aux devantures des libraires: ce qu'il va lire est sévère et pur. Qu'il ne s'attende point à la photographie décolletée du Plaisir: l'étude qui suit est la clinique de l'Amour.

Le public aime encore les lectures anodines et consolantes, les aventures qui finissent bien, les imaginations qui ne dérangent ni sa digestion ni sa sérénité: ce livre, avec sa triste et violente distraction, est fait pour contrarier ses habitudes et nuire à son hygiène.

Pourquoi donc l'avons-nous écrit? Est-ce simplement pour choquer le public et scandaliser ses goûts?

Non.

Vivant au dix-neuvième siècle, dans un temps de suffrage universel, de démocratie, de libéralisme, nous nous sommes demandé si ce qu'on appelle «les basses classes» n'avait pas droit au Roman; si ce monde sous un monde, le peuple, devait rester sous le coup de l'interdit littéraire et des dédains d'auteurs qui ont fait jusqu'ici le silence sur l'âme et le coeur qu'il peut avoir. Nous nous sommes demandé s'il y avait encore, pour l'écrivain et pour le lecteur, en ces années d'égalité où nous sommes, des classes indignes, des malheurs trop bas, des drames trop mal embouchés, des catastrophes d'une terreur trop peu noble. Il nous est venu la curiosité de savoir si cette forme conventionnelle d'une littérature oubliée et d'une société disparue, la Tragédie, était définitivement morte; si, dans un pays sans caste et sans aristocratie légale, les misères des petits et des pauvres parleraient à l'intérêt, l'émotion, à la pitié, aussi haut que les misères des grands et des riches; si, en un mot, les larmes qu'on pleure en bas pourraient faire pleurer comme celles qu'on pleure en haut.

Ces pensées nous avaient fait oser l'humble roman de Soeur Philomène, en 1861; elles nous font publier aujourd'hui Germinie Lacerteux.

Maintenant, que ce livre soit calomnié: peu lui importe. Aujourd'hui que le Roman s'élargit et grandit, qu'il commence à être la grande forme sérieuse, passionnée, vivante, de l'étude littéraire et de l'enquête sociale, qu'il devient, par l'analyse et par la recherche psychologique, l'Histoire morale contemporaine, aujourd'hui que le Roman s'est imposé les études et les devoirs de la science, il peut en revendiquer les libertés et les franchises. Et qu'il cherche l'Art et la Vérité; qu'il montre des misères bonnes à ne pas laisser oublier aux heureux de Paris; qu'il fasse voir aux gens du monde ce que les dames de charité ont le courage de voir, ce que les reines autrefois faisaient toucher de l'oeil à leurs enfants dans les hospices: la souffrance humaine, présente et toute vive, qui apprend la charité; que le Roman ait cette religion que le siècle passé appelait de ce large et vaste nom: Humanité;—il lui suffit de cette conscience: son droit est là.

GERMINIE

LACERTEUX

I.

—Sauvée! vous voilà donc sauvée, mademoiselle! fit avec un cri de joie la bonne qui venait de fermer la porte sur le médecin, et, se précipitant vers le lit où était couchée sa maîtresse, elle se mit avec une frénésie de bonheur et une furie de caresses à embrasser, par-dessus les couvertures, le pauvre corps tout maigre de la vieille femme, tout petit dans le lit trop grand comme un corps d'enfant.

La vieille femme lui prit silencieusement la tête dans ses deux mains, la serra contre son coeur, poussa un soupir, et laissa échapper:—Allons! il faut donc vivre encore!

Ceci se passait dans une petite chambre dont la fenêtre montrait un étroit morceau de ciel coupé de trois noirs tuyaux de tôle, des lignes de toits, et au loin, entre deux maisons qui se touchaient presque, la branche sans feuilles d'un arbre qu'on ne voyait pas.

Dans la chambre, sur la cheminée, posait dans une boîte d'acajou carrée une pendule au large cadran, aux gros chiffres, aux heures lourdes. À côté deux flambeaux, faits de trois cygnes argentés tendant leur col autour d'un carquois doré, étaient sous verre. Près de la cheminée, un fauteuil à la Voltaire, recouvert d'une de ces tapisseries à dessin de damier que font les petites filles et les vieilles femmes, étendait ses bras vides. Deux petits paysages d'Italie, dans le goût de Berlin, une aquarelle de fleurs avec une date à l'encre rouge au bas, quelques miniatures, pendaient accrochés au mur. Sur la commode d'acajou, d'un style Empire, un Temps en bronze noir et courant, sa faux en avant, servait de porte-montre à une petite montre au chiffre de diamants sur émail bleu entouré de perles. Sur le parquet, un tapis flammé allongeait ses bandes noires et vertes. À la fenêtre et au lit, les rideaux étaient d'une ancienne perse à dessins rouges sur fond chocolat. À la tête du lit, un portrait s'inclinait sur la malade, et semblait du regard peser sur elle. Un homme aux traits durs y était représenté, dont le visage sortait du haut collet d'un habit de satin vert, et d'une de ces cravates lâches et flottantes, d'une de ces mousselines mollement nouées autour des têtes par la mode des premières années de la Révolution. La vieille femme couchée dans le lit ressemblait à cette figure. Elle avait les mêmes sourcils épais, noirs, impérieux, le même nez aquilin, les mêmes lignes nettes de volonté, de résolution, d'énergie. Le portrait semblait se refléter sur elle comme le visage d'un père sur le visage d'une fille. Mais chez elle la dureté des traits était adoucie par un rayon de rude bonté, je ne sais quelle flamme de mâle dévouement et de charité masculine.

Le jour qui éclairait la chambre était un de ces jours que le printemps fait, lorsqu'il commence, le soir vers les cinq heures, un jour qui a des clartés de cristal et des blancheurs d'argent, un jour froid, virginal et doux, qui s'éteint dans le rose du soleil avec des pâleurs de limbes. Le ciel était plein de cette lumière d'une nouvelle vie, adorablement triste comme la terre encore dépouillée, et si tendre qu'elle pousse le bonheur à pleurer.

—Eh bien! voilà ma bête de Germinie qui pleure? dit au bout d'un instant la vieille femme en retirant ses mains mouillées sous les baisers de sa bonne.

—Ah! ma bonne demoiselle, je voudrais toujours pleurer comme ça! c'est si bon! ça me fait revoir ma pauvre mère… et tout!… si vous saviez!

—Va, va… lui dit sa maîtresse en fermant les yeux pour écouter, dis-moi ça…

—Ah! ma pauvre mère!… La bonne s'arrêta. Puis, avec le flot de paroles qui jaillit des larmes heureuses, elle reprit, comme si, dans l'émotion et l'épanchement de sa joie, toute son enfance refluait à son coeur:—La pauvre femme! Je la revois la dernière fois qu'elle est sortie… pour me mener à la messe… un 21 janvier, je me rappelle… On lisait dans ce temps-là le testament du roi… Ah! elle en a eu des maux pour moi, maman! Elle avait quarante-deux ans, quand elle a été pour m'avoir… papa l'a fait assez pleurer! Nous étions déjà trois, et il n'y avait pas tant de pain à la maison… Et puis il était fier comme tout… Nous n'aurions eu qu'une cosse de pois, qu'il n'aurait jamais voulu des secours du curé… Ah! on ne mangeait pas tous les jours du lard chez nous… Ça ne fait rien: pour tout ça, maman m'aimait un peu plus, et elle trouvait toujours dans des coins un peu de graisse ou de fromage pour mettre sur mes tartines… Je n'avais pas cinq ans quand elle est morte… Ce fut notre malheur à tous. J'avais un grand frère qui était blanc comme un linge, avec une barbe toute jaune… et bon! vous n'avez pas d'idée… Tout le monde l'aimait. On lui avait donné des noms… Les uns l'appelaient Boda, je ne sais pas pourquoi… Les autres Jésus-Christ… Ah! c'était un ouvrier, celui-là! Il avait beau avoir une santé de rien du tout… au petit jour il était toujours à son métier… parce que nous étions tisserands, faut vous dire… et il ne démarrait pas avec sa navette, jusqu'au soir… Et honnête avec ça, si vous saviez! On venait de partout lui apporter son fil, et toujours sans peser… Il était très-ami avec le maître d'école, et c'était lui qui faisait les sentences au carnaval. Mon père, lui, c'était autre chose: il travaillait un moment, une heure, comme ça… et puis il s'en allait dans les champs… et puis quand il rentrait, il nous battait, et fort… Il était comme fou… on disait que c'était d'être poitrinaire. Heureusement qu'il y avait là mon frère: il empêchait ma seconde soeur de me tirer les cheveux, de me faire du mal… parce qu'elle était jalouse. Il me prenait toujours par la main pour aller voir jouer aux quilles… Enfin il soutenait à lui seul la maison… Pour ma première communion, en donna-t-il de ces coups de battant! Ah! il en abattit de l'ouvrage pour que je fusse comme les autres avec une petite robe blanche où il y avait un tuyauté, et un petit sac à la main, on portait alors de ça… Je n'avais pas de bonnet: je m'étais fait, je me souviens, une jolie couronne avec des faveurs et de la moelle blanche qu'on retire en écorçant de la canette: il y en a beaucoup chez nous dans les places où on met rouir le chanvre… Voilà un de mes bons jours ce jour-là… avec le tirage des cochons à Noël… et les fois où j'allais aider pour accoler la vigne… c'est au mois de juin, vous savez… Nous en avions une petite au haut de Saint-Hilaire… Il y eut ces années-là une année bien dure… vous vous rappelez, mademoiselle?… la grêle de 1828 qui perdit tout… Ça alla jusqu'à Dijon, et plus loin… on fut obligé de faire du pain avec du son… Mon frère alors s'abîma de travail… Mon père, qui était à présent toujours dehors à courir dans les champs, nous rapportait quelquefois des champignons… C'était de la misère tout de même… on avait plus souvent faim qu'autre chose… Moi, quand j'étais dans les champs, je regardais si on ne me voyait pas, je me coulais tout doucement sur les genoux, et quand j'étais sous une vache, j'ôtais un de mes sabots, et je me mettais à la traire… Dam! il n'aurait pas fallu qu'on me prît!… Ma plus grande soeur était en service chez le maire de Lenclos, et elle envoyait à la maison ses quatre-vingts francs de gages… c'était toujours autant. La seconde travaillait à la couture chez les bourgeois; mais ce n'étaient pas les prix d'à présent alors: on allait de six heures du matin jusqu'à la nuit pour huit sous. Avec ça elle voulait mettre de côté pour s'habiller à la fête le jour de Saint-Rémi… Ah! voilà comme on est chez nous: il y en a beaucoup qui mangent deux pommes de terre par jour pendant six mois pour s'avoir une robe neuve ce jour-là… Les mauvaises chances nous tombaient de tous les côtés… Mon père vint à mourir… Il avait fallu vendre un petit champ et un homme de vigne qui tous les ans nous donnait un tonneau de vin… Les notaires, ça coûte… Quand mon frère fut malade, il n'y avait rien à lui donner à boire que du râpé sur lequel on jetait de l'eau depuis un an… Et puis il n'y avait plus de linge pour le changer: tous nos draps de l'armoire, où il y avait une croix d'or dessus, du temps de maman, c'était parti… et la croix aussi… Là-dessus, avant d'être malade alors, mon frère s'en va à la fête de Clermont. Il entend dire que ma soeur a fait sa faute avec le maire où elle était: il tombe sur ceux qui disaient cela… il n'était guère fort… Eux, ils étaient beaucoup, ils le jetèrent par terre, et quand il fut par terre, ils lui donnèrent des coups de sabot dans le creux de l'estomac… On nous le rapporta comme mort… Le médecin le remit pourtant sur pied, et nous dit qu'il était guéri. Mais il ne fit plus que traîner… Je voyais qu'il s'en allait, moi, quand il m'embrassait… Quand il fut mort, le pauvre cher pâlot, il fallut que Cadet Ballard y mît toutes ses forces pour m'enlever de dessus le corps. Tout le village, le maire et tout, alla à son enterrement. Ma soeur n'ayant pu garder sa place chez ce maire à cause des propos qu'il lui tenait, et étant partie se placer à Paris, mon autre soeur la suivit… Je me trouvai toute seule… Une cousine de ma mère me prit alors avec elle à Damblin; mais j'étais toute déplantée là, je passais les nuits pleurer, et quand je pouvais me sauver, je retournais toujours à notre maison. Rien que de voir, de l'entrée de notre rue, la vieille vigne notre porte, ça me faisait un effet! il me poussait des jambes… Les braves gens qui avaient acheté la maison me gardaient jusqu'à ce qu'on vînt me chercher: on était toujours sûr de me retrouver là. À la fin, on écrivit à ma soeur de Paris, que si elle ne me faisait pas venir auprès d'elle, je pourrais bien ne pas faire de vieux os… Le fait que j'étais comme de la cire… On me recommanda au conducteur d'une petite voiture qui allait tous les mois de Langres à Paris; et voilà comme je suis venue à Paris. J'avais alors quatorze ans… Je me rappelle que, pendant tout le voyage, je couchai tout habillée, parce que l'on me faisait coucher dans la chambre commune. En arrivant j'étais couverte de poux…

II.

La vieille femme resta silencieuse: elle comparait sa vie à celle de sa bonne.

Mlle de Varandeuil était née en 1782. Elle naissait dans un hôtel de la rue Royale, et Mesdames de France la tenaient sur les fonts baptismaux. Son père était de l'intimité du comte d'Artois, dans la maison duquel il avait une charge. Il était de ses chasses et des familiers devant lesquels, à la messe qui précédait les chasses, celui qui devait être Charles X pressait l'officiant en lui disant à mi-voix:—«Psit! psit! curé, avale vite ton bon Dieu!» M. de Varandeuil avait fait un de ces mariages auxquels son temps était habitué: il avait épousé une façon d'actrice, une cantatrice qui, sans grand talent, avait réussi au Concert Spirituel, à côté de Mme Todi, de Mme Ponteuil et de Mlle Saint-Huberti. La petite fille, née de ce mariage en 1782, était de pauvre santé, laide avec un grand nez déjà ridicule, le nez de son père, dans une figure grosse comme le poing. Elle n'avait rien de ce qu'aurait voulu d'elle la vanité de ses parents. Sur un fiasco qu'elle fit à cinq ans au forté-piano à un concert donné par sa mère dans son salon, elle fut reléguée parmi la domesticité. Elle n'approchait qu'une minute, le matin, sa mère qui se faisait embrasser par elle sous le menton, pour qu'elle ne dérangeât pas son rouge. Quand la Révolution arrivait, M. de Varandeuil était, grâce à la protection du comte d'Artois, payeur des rentes. Mme de Varandeuil voyageait en Italie, où elle s'était fait envoyer sous le prétexte de soigner sa santé, abandonnant à son mari le soin de sa fille et d'un tout jeune fils. Les soucis sévères du temps, les menaces grondant contre l'argent et les familles maniant l'argent,—M. de Varandeuil avait un frère fermier général,—ne laissaient guère à ce père très-égoïste et très-sec le loisir de coeur nécessaire pour s'occuper de ses enfants. Par là-dessus, la gêne commençait à entrer dans son intérieur. Il quittait la rue Royale et venait habiter l'hôtel du Petit-Charolais, appartenant à sa mère encore vivante, qui le laissait s'y établir. Les événements marchaient; on était au commencement des années de guillotine, lorsqu'un soir, dans la rue Saint-Antoine, il marchait derrière un colporteur criant le journal Aux voleurs! Aux voleurs! Le colporteur, selon l'habitude du temps, faisait l'annonce des articles du numéro: M. de Varandeuil entendit son nom mêlé à des b… et à des j… f… Il acheta le journal et y lut une dénonciation révolutionnaire.

Quelque temps après, son frère était arrêté et enfermé à l'hôtel Talaru avec les autres fermiers généraux. Sa mère, prise de terreur, avait vendu follement, pour le prix des glaces, l'hôtel du Petit-Charolais où il logeait: payée en assignats, elle était morte de désespoir devant la baisse croissante du papier. Heureusement, M. de Varandeuil obtenait des acquéreurs, qui ne trouvaient pas à louer, la permission d'habiter les chambres servant autrefois aux gens d'écurie. Il se réfugiait là, sur les derrières de l'hôtel, dépouillait son nom, affichait à la porte, selon qu'il était ordonné, son nom patronymique de Roulot, sous lequel il enterrait le de Varandeuil et l'ancien courtisan du comte d'Artois. Il y vécut solitaire, effacé, enfoui, cachant sa tête, ne sortant pas, rasé dans son trou, sans domestique, servi par sa fille et lui laissant tout faire. La Terreur se passa pour eux dans l'attente, le tressaillement, l'émotion suspendue de la mort. Tous les soirs, la petite allait écouter par une lucarne grillée les condamnations du jour, la Liste des gagnants à la loterie de sainte Guillotine. À chaque coup frappé à la porte, elle allait ouvrir, en croyant qu'on venait prendre son père pour le mener sur la place de la Révolution, où son oncle avait été déjà mené. Vint le moment où l'argent, l'argent si rare, ne donna plus le pain: il fallut l'enlever presque de force à la porte des boulangers; il fallut le conquérir par des heures passées dans le froid et le vif des nuits, dans la presse et l'écrasement des foules, faire queue dès trois heures du matin. Le père ne se souciait pas de se risquer dans cet amas de peuple. Il avait peur d'être reconnu, de se compromettre avec une de ces foucades qui auraient échappé n'importe où à la fougue de son caractère. Puis il reculait devant l'ennui et la dureté de la corvée. Le petit garçon était encore trop petit, on l'eût écrasé: ce fut à la fille que revint la charge de gagner chaque jour le pain des trois bouches. Elle le gagna. Son petit corps maigre perdu dans un grand gilet de tricot à son père, un bonnet de coton enfoncé jusqu'aux yeux, les membres serrés pour retenir un reste de chaleur, elle attendait en grelottant, les yeux meurtris de froid, au milieu des bousculades et des poussées, jusqu'au moment où la boulangère de la rue des Francs-Bourgeois lui mettait dans les mains un pain que ses petits doigts, raides d'onglée, avaient peine à saisir. À la fin, cette pauvre petite fille qui revenait tous les jours, avec sa figure de souffrance et sa maigreur qui tremblait, apitoyait la boulangère. Avec la bonté d'un coeur de peuple, aussitôt que la petite apparaissait dans la longue queue, elle lui envoyait par son garçon le pain qu'elle venait chercher. Mais un jour, comme la petite allait le prendre, une femme jalouse du passe-droit et de la préférence donnait à l'enfant un coup de sabot qui la retint près d'un mois au lit: Mlle de Varandeuil en porta la marque toute sa vie.

Pendant ce mois, la famille fût morte de faim, sans une provision de riz qu'avait eue la bonne idée de faire une de leurs connaissances, la comtesse d'Auteuil, et qu'elle voulut bien partager avec le père et les deux enfants.

M. de Varandeuil se sauvait ainsi du Tribunal révolutionnaire, par l'obscurité d'une vie enterrée. Il y échappait encore par les comptes de sa place qu'il devait rendre, et qu'il avait eu le bonheur de faire ajourner et remettre de mois en mois. Puis aussi, il repoussait la suspicion par des animosités personnelles contre de grands personnages de la cour, par des haines que beaucoup de serviteurs de princes avaient puisées auprès des frères du Roi contre la Reine. Toutes les fois qu'il avait eu occasion de parler de la malheureuse femme, il avait eu des paroles violentes, amères, injurieuses, d'un accent si passionné et si sincère qu'elles lui avaient presque donné l'apparence d'un ennemi de la royauté; en sorte que ceux pour lesquels il n'était que le citoyen Roulot le regardaient comme un patriote, et que ceux qui le connaissaient sous son ancien nom, l'excusaient presque d'avoir été ce qu'il avait été: un noble, l'ami d'un prince du sang, et un homme en place.

La République en était aux soupers patriotiques, à ces repas de toute une rue dans la rue, dont Mlle de Varandeuil, dans ses souvenirs brouillés qui mêlaient leurs terreurs, voyait les tables rue Pavée, le pied dans le ruisseau de sang de Septembre sorti de la Force! Ce fut un de ces soupers que M. de Varandeuil eut une invention qui acheva de lui assurer la vie sauve. Il raconta à deux de ses voisins de table, chauds patriotes, dont l'un était lié avec Chaumette, qu'il se trouvait dans un grand embarras, que sa fille n'avait été qu'ondoyée, qu'elle manquait d'état civil, qu'il serait bien heureux si Chaumette voulait la faire inscrire sur les registres de la municipalité et l'honorer d'un nom choisi par lui dans le calendrier républicain de la Grèce ou de Rome. Chaumette fixait bientôt un rendez-vous à ce père qui était «si bien à la hauteur,» comme on disait alors. Séance tenante, on faisait entrer Mlle de Varandeuil dans un cabinet où elle trouvait deux matrones chargées de s'assurer de son sexe, et auxquelles elle montrait sa poitrine. On la ramenait alors dans la grande salle des Déclarations, et là, après une allocution métaphorique, Chaumette la baptisait Sempronie; un nom que l'habitude devait conserver à Mlle de Varandeuil et qu'elle ne quitta plus.

Un peu couverte et rassurée par là, la famille traversa les terribles jours qui précédèrent la chute de Robespierre. Enfin arrivait le 9 Thermidor et la délivrance. Mais la pauvreté restait grande et pressante au logis. On n'avait vécu tout ce dur temps de la Révolution, on n'allait vivre tout le misérable temps du Directoire qu'avec une ressource bien inattendue, un argent de Providence envoyé par la Folie. Les deux enfants et le père n'avaient guère subsisté qu'avec le revenu de quatre actions du Vaudeville, un placement que M. de Varandeuil avait eu l'inspiration de faire en 1791 et qui se trouva être la meilleure affaire de ces années de mort où l'on avait besoin d'oublier la mort tous les soirs, de ces jours suprêmes où chacun voulait rire de son dernier rire à la dernière chanson. Bientôt ces actions, se joignant au recouvrement de quelques créances, donnèrent mieux que du pain à la famille. La famille sortait alors des combles de l'hôtel du Petit-Charolais et prenait un petit appartement dans le Marais, rue du Chaume.

Du reste, rien n'était changé aux habitudes de l'intérieur. La fille continuait à servir son père et son frère. M. de Varandeuil s'était peu à peu accoutumé à ne plus voir en elle que la femme de son costume et de l'ouvrage qu'elle faisait. Les yeux du père ne voulaient plus reconnaître une fille sous l'habit et les basses occupations de cette servante. Ce n'était plus quelqu'un de son sang, quelqu'un qui avait l'honneur de lui appartenir: c'était une domestique qu'il avait là sous la main; et son égoïsme se fortifiait si bien dans cette dureté et cette idée, il trouvait tant de commodités à ce service filial, affectueux, respectueux, et ne coûtant rien, qu'il eut toutes les peines du monde y renoncer plus tard, quand un peu plus d'argent fit retour à la maison: il fallut des batailles pour lui faire prendre une bonne qui remplaçât son enfant et épargnât à la jeune fille les travaux les plus humiliants de la domesticité.

On était sans nouvelles de Mme de Varandeuil, qui s'était refusée venir retrouver son mari à Paris pendant les premières années de la Révolution; bientôt l'on apprenait qu'elle s'était remariée en Allemagne, en produisant comme l'acte de décès de son mari l'acte de décès de son beau-frère guillotiné, dont le prénom avait été changé. La jeune fille grandit donc, abandonnée, sans caresses, sans autre mère qu'une femme morte à tous les siens et dont son père lui enseignait le mépris. Son enfance s'était passée dans une anxiété de tous les instants, dans les privations qui rognent la vie, dans la fatigue d'un travail épuisant ses forces d'enfant malingre, dans une attente de la mort qui devenait à la fin une impatience de mourir: il y avait eu des heures où la tentation était venue à cette fille de treize ans de faire comme des femmes de ce temps, d'ouvrir la porte de l'hôtel et de crier dans la rue: Vive le Roi! pour en finir. Sa jeunesse continuait son enfance avec des ennuis moins tragiques. Elle avait à subir les violences d'humeur, les exigences, les âpretés, les tempêtes de son père, un peu matées et contenues jusque-là par le grand orage du temps. Elle restait vouée aux fatigues et aux humiliations d'une servante. Elle demeurait comprimée et rabaissée, isolée auprès de son père, écartée de ses bras, de ses baisers, le coeur gros et douloureux de vouloir aimer et de n'avoir rien à aimer. Elle commençait à souffrir du vide et du froid que fait autour d'une femme une jeunesse qui n'attire pas et ne séduit pas, une jeunesse déshéritée de beauté et de grâce sympathique. Elle se voyait inspirer une espèce de commisération avec son grand nez, son teint jaune, sa sécheresse, sa maigreur. Elle se sentait laide et d'une laideur pauvre dans ses misérables costumes, ses tristes robes de lainage qu'elle faisait elle-même et dont son père lui payait l'étoffe en rechignant: elle ne put obtenir de lui une petite pension pour sa toilette qu'à l'âge de trente-cinq ans.

Que de tristesses, que d'amertumes, que de solitude pour elle, dans cette vie avec ce vieillard morose, aigri, toujours grondant et bougonnant au logis, n'ayant d'amabilité que pour le monde, et qui la laissait tous les soirs pour aller dans les maisons rouvertes sous le Directoire et au commencement de l'Empire! À peine s'il la sortait de loin en loin, et quand il la sortait, c'était toujours pour la mener cet éternel Vaudeville où il avait des loges. Encore sa fille avait-elle une terreur de ces sorties. Elle tremblait tout le temps qu'elle était avec lui; elle avait peur de son caractère si violent, du ton que ses colères avaient gardé de l'ancien régime, de sa facilité à lever sa canne sur l'insolence de la canaille. Presque chaque fois, c'étaient des scènes avec le contrôleur, des prises de langue avec des gens du parterre, des menaces de coups de poing qu'elle arrêtait en faisant tomber dessus la grille de la loge. Cela continuait dans la rue, jusque dans le fiacre, avec le cocher qui ne voulait pas rouler pour le prix de M. de Varandeuil, le laissait attendre une heure, deux heures, sans marcher, parfois d'impatience dételait et le laissait dans la voiture avec sa fille qui le suppliait vainement de céder et de payer.

Jugeant que ces plaisirs devaient suffire à Sempronie, jaloux d'ailleurs de l'avoir toute à lui et toujours sous la main, M. de Varandeuil ne la laissait se lier avec personne. Il ne l'emmenait pas dans le monde; il ne la menait chez leurs parents revenus de l'émigration qu'aux jours de réception officielle et d'assemblée de famille. Il la tenait liée à la maison: ce fut seulement à quarante ans qu'il la jugea assez grande personne pour lui donner la permission de sortir seule. Ainsi nulle amitié, nulle relation pour soutenir la jeune fille: elle n'avait plus même à côté d'elle son jeune frère parti pour les États-Unis et engagé au service de la marine américaine.

Le mariage lui était défendu par son père, qui n'admettait pas qu'elle eût seulement l'idée de se marier, de l'abandonner: tous les partis qui auraient pu se présenter, il les combattait et les repoussait d'avance, de façon à ne pas même laisser à sa fille le courage de lui parler, si jamais une occasion s'offrait à elle.

Cependant nos victoires étaient en train de déménager l'Italie. Les chefs-d'oeuvre de Rome, de Florence, de Venise, se pressaient à Paris. L'art italien effaçait tout. Les collectionneurs ne s'honoraient plus que de tableaux de l'école italienne. L'occasion d'une fortune apparut là, dans ce mouvement de goût, à M. de Varandeuil. Lui aussi avait été pris de ce dilettantisme artistique qui fut une des délicates passions de la noblesse avant la Révolution. Il avait vécu dans la société des artistes, des curieux; il aimait les tableaux. Il songea à rassembler une galerie d'italiens et à la vendre. Paris était encore plein des ventes et des dispersions d'objets d'art faites par la Terreur. M. de Varandeuil se mit à battre le pavé,—c'était alors le marché des grandes toiles,—et à chaque pas il trouva; chaque jour, il acheta. Bientôt le petit appartement s'encombra, à ne pas laisser la place aux meubles, de vieux tableaux noirs si grands pour la plupart qu'ils ne pouvaient tenir aux murs avec leurs cadres. Tout cela était baptisé Raphaël, Vinci, André del Sarte; ce n'étaient que chefs-d'oeuvre devant lesquels le père tenait souvent sa fille pendant des heures, lui imposait ses admirations, la lassait de ses extases. Il montait d'épithètes en épithètes, se grisait, délirait, finissait par croire qu'il était en marché avec un acheteur idéal, débattait le prix du chef-d'oeuvre, criait:—Cent mille livres, mon Rosso! oui, monsieur, cent mille livres!… Sa fille, effrayée de tout l'argent que ces grandes vilaines choses, où étaient de grands affreux hommes tout nus, prenaient au ménage, essayait des représentations, voulait arrêter cette ruine: M. de Varandeuil s'emportait, s'indignait en homme honteux de trouver si peu de goût dans son sang, lui disait que plus tard ce serait sa fortune, qu'elle verrait s'il était un imbécile. À la fin, elle le décidait réaliser. La vente eut lieu: ce fut un désastre, un des plus grands écroulements d'illusions qu'ait vus la salle vitrée de l'hôtel Bullion. Blessé à fond, furieux de cet échec qui n'était pas seulement une perte d'argent, un accroc à sa petite fortune, mais une défaite du connaisseur, un soufflet donné à ses connaissances sur la joue de ses Raphaël, M. de Varandeuil déclara à sa fille qu'ils étaient désormais trop pauvres pour rester à Paris et qu'il fallait aller vivre en province. Élevée et bercée par un siècle qui formait peu les femmes l'amour de la campagne, Mlle de Varandeuil essaya vainement de combattre la résolution de son père: elle fut obligée de le suivre où il voulait aller et de perdre, en quittant Paris, la société, l'amitié de deux jeunes parentes auxquelles, dans de trop rares entrevues, elle s'était demi ouverte et dont elle avait senti le coeur venir à elle comme à une soeur aînée.

C'était à l'Isle-Adam que M. de Varandeuil louait une petite maison. Il se trouvait là près d'anciens souvenirs, dans l'air d'une ancienne petite cour, à proximité de deux ou trois châteaux qui commençaient à se repeupler et dont il connaissait les maîtres. Puis sur cette terre des Conti était venu s'établir, depuis la Révolution, un petit monde de gros bourgeois, de commerçants enrichis. Le nom de M. de Varandeuil sonnait haut à l'oreille de tous ces braves gens. On le saluait très-bas, on se disputait l'honneur de l'avoir, on écoutait respectueusement, presque religieusement, les histoires qu'il contait de l'ancienne société. Et flatté, caressé, honoré comme un reste de Versailles, il avait le haut bout et la place d'un seigneur dans ce monde. Quand il dînait chez Mme Mutel, une ancienne boulangère, riche de quarante mille livres de rentes, la maîtresse de maison se levait de table, en robe de soie, pour aller frire elle-même les salsifis: M. de Varandeuil ne les aimait que de sa façon. Mais ce qui avait décidé avant tout la retraite de M. de Varandeuil à l'Isle-Adam, ce n'étaient point ces agréments, c'était un projet. Il y était venu chercher le loisir d'un grand travail. Ce qu'il n'avait pu faire pour l'honneur et la gloire de l'art italien par sa collection, il voulait le faire par l'histoire. Il avait appris un peu d'italien avec sa femme; il se mit en tête de donner la Vie des peintres de Vasari au public français, de la traduire en se faisant aider par sa fille qui, toute petite, avait entendu parler italien à la femme de chambre de sa mère et retenu quelques mots. Il enfonça la jeune fille dans Vasari, enferma son temps et sa pensée dans les grammaires, les dictionnaires, les commentateurs, tous les scholiastes de l'art italien, la tint voûtée sur l'ingrat travail, sur l'ennui et la fatigue de traduire des mots à tâtons. Tout le livre retomba sur elle; quand il lui avait taillé sa besogne, la laissant en tête à tête avec les volumes reliés en vélin blanc, il partait se promener, rendait des visites aux environs, allait jouer dans un château ou dîner chez les bourgeois de sa connaissance, auxquels il se plaignait pathétiquement de l'effort et du labeur que lui coûtait l'énorme entreprise de sa traduction. Il rentrait, écoutait la lecture du morceau traduit, faisait ses observations, ses critiques, dérangeait une phrase pour y mettre un contre-sens que sa fille ôtait quand il était parti; puis il reprenait sa promenade, ses courses, comme un homme qui a bien gagné sa journée, portant haut, marchant, son chapeau sous le bras, en fins escarpins, jouissant de lui-même, du ciel, des arbres, du Dieu de Rousseau, doux la nature et tendre aux plantes. De temps en temps des impatiences d'enfant et de vieillard le prenaient: il voulait tant de pages pour le lendemain, et il forçait sa fille à veiller une partie de la nuit.

Deux ou trois ans se passèrent dans ce travail, où finirent par s'abîmer les yeux de Sempronie. Elle vivait ensevelie dans le Vasari de son père, plus seule que jamais, éloignée par une native répugnance hautaine des bourgeoises de l'Isle-Adam et de leurs façons à la Mme Angot, trop misérablement vêtue pour aller dans les châteaux. Point de plaisir, point d'amusement pour elle qui ne fût traversé et tourmenté par les singularités et les taquineries de son père. Il arrachait les fleurs qu'elle plantait en cachette dans le jardinet. Il n'y voulait que des légumes et les cultivait lui-même en débitant de grandes théories utilitaires, des arguments qui auraient pu servir à la Convention pour convertir les Tuileries en champ de pommes de terre. Tout ce qu'elle avait de bon, c'était de loin en loin une semaine pendant laquelle son père lui accordait la permission de recevoir une de ses deux jeunes amies, une semaine qui aurait été huit jours de paradis pour Sempronie, si son père n'en avait empoisonné les joies, les distractions, les fêtes, avec ses manies toujours menaçantes, ses humeurs toujours armées, des difficultés à propos d'un rien, d'un flacon d'eau de Cologne que Sempronie demandait pour la chambre de son amie, d'un entremets pour son dîner, d'un endroit où elle voulait la mener.

À l'Isle-Adam, M. de Varandeuil avait pris une domestique qui presque aussitôt était devenue sa maîtresse. De cette liaison un enfant était né que le père, dans le cynisme de son insouciance, avait l'impudeur de faire élever sous les yeux de sa fille. Avec les années, cette bonne avait pris pied dans la maison. Elle finissait par gouverner l'intérieur, le père et la fille. Un jour arriva où M. de Varandeuil voulut la faire asseoir à sa table, et la faire servir par Sempronie. C'en était trop, Mlle de Varandeuil se révolta sous l'outrage et se redressa de toute la hauteur de son indignation. Sourdement, silencieusement, dans le malheur, l'isolement, la dureté des choses et des gens autour d'elle, la jeune fille s'était formée une âme droite et forte; les larmes l'avaient trempée au lieu de l'amollir. Sous la docilité et l'humilité filiales, sous l'obéissance passive, sous une douceur apparente, elle cachait un caractère de fer, une volonté d'homme, un de ces coeurs que rien ne plie et qui ne fléchissent pas. À la bassesse que son père exigeait d'elle, elle se releva sa fille, ramassa toute sa vie, lui en jeta, en un flot de paroles, la honte et le reproche à la face, et finit en lui disant que si cette femme ne sortait pas de la maison le soir même, ce serait elle qui en sortirait, et que, Dieu merci! elle ne serait pas embarrassée de vivre n'importe où, avec les goûts simples qu'il lui avait donnés. Le père, stupéfait et tout abasourdi de la révolte, cédait et renvoyait la domestique, mais il gardait à sa fille une lâche rancune du sacrifice qu'elle lui avait arraché. Son ressentiment se trahissait en mots aigres, en paroles agressives, en remerciements ironiques, en sourires d'amertume. Sempronie le soignait mieux, plus doucement, plus patiemment, pour toute vengeance. Une dernière épreuve attendait son dévouement; le vieillard était frappé d'une attaque d'apoplexie qui lui laissait tout un côté du corps raidi et mort, une jambe boiteuse, l'intelligence endormie avec la conscience vivante de son malheur et de sa dépendance vis-à-vis de sa fille. Alors, tout ce qu'il y avait de mauvais au fond de lui s'exaspéra et se déchaîna. Il eut des férocités d'égoïsme. Sous le tourment de sa souffrance et de sa faiblesse, il devint une espèce de fou méchant. Mlle de Varandeuil voua ses jours et ses nuits à ce malade qui semblait lui en vouloir de ses attentions, être humilié de ses soins comme d'une générosité et d'un pardon, souffrir au fond de lui de voir toujours ses côtés, infatigable et prévenante, cette figure du Devoir. Quelle vie pourtant! Il fallait combattre l'incurable ennui du malheureux, être toujours à lui tenir compagnie, le promener, le soutenir toute la journée. Il fallait le faire jouer quand il était à la maison, et ne le faire ni trop perdre ni trop gagner. Il fallait se disputer avec ses envies, ses gourmandises, lui retirer les plats, essuyer pour tout ce qu'il voulait, des plaintes, des reproches, des injures, des larmes, des désespoirs furieux, les rages d'enfant colère qu'ont les vieux impotents. Et cela dura dix ans! dix ans, pendant lesquels Mlle de Varandeuil n'eut d'autre récréation et d'autre soulagement que de laisser aller les tendresses, les chaleurs d'une affection maternelle, sur une de ses deux jeunes amies et parentes nouvellement mariée, sa poule, comme elle l'appelait. Le bonheur de Mlle de Varandeuil fut d'aller tous les quinze jours passer un peu de temps dans l'heureux ménage. Elle embrassait dans son berceau le joli enfant que le sommeil embrassait déjà; elle dînait au pas de course; au dessert elle envoyait chercher une voiture, et se sauvait avec la hâte d'un collégien en retard. Encore, aux dernières années de la vie de son père, n'eut-elle plus la permission du dîner: le vieillard n'autorisait plus une si longue absence et la retenait presque continuellement auprès de lui, en lui répétant qu'il savait bien que ce n'était pas amusant de garder un vieil infirme comme lui, mais qu'elle en serait bientôt débarrassée. Il mourait en 1818, et ne trouvait, avant de mourir, que ces mots pour dire adieu à celle qui avait été sa fille pendant quarante ans: «Va, je sais bien que tu ne m'as jamais aimé!»

Deux ans avant la mort de son père, le frère de Sempronie était revenu d'Amérique. Il en ramenait une femme de couleur qui l'avait soigné et sauvé de la fièvre jaune, et deux filles déjà grandes qu'il avait eues de cette femme avant de l'épouser. Tout en ayant les idées de l'ancien régime sur les noirs, et quoiqu'elle regardât cette femme de couleur sans instruction, avec son parler nègre, ses rires de bête, sa peau qui graissait son linge, absolument comme une singesse, Mlle de Varandeuil avait combattu l'horreur et la résistance de son père à recevoir sa bru; et c'était elle qui l'avait décidé, dans les derniers jours de sa vie, laisser son frère lui présenter sa femme. Son père mort, elle songea que ce ménage était tout ce qui lui restait de famille.

M. de Varandeuil, auquel le comte d'Artois avait fait payer, à la rentrée des Bourbons, les arrérages de sa place, laissait à peu près dix mille livres de rentes à ses enfants. Le frère n'avait, avant cette succession, qu'une pension de quinze cents francs des États-Unis. Mlle de Varandeuil estima que cinq à six mille livres de rentes ne suffiraient pas à l'aisance de ce ménage où il y avait deux enfants, et tout de suite il lui vint la pensée de mettre là sa part de succession. Elle proposa cet apport le plus naturellement et le plus simplement du monde. Son frère accepta; et elle vint habiter avec lui un joli petit appartement du haut de la rue de Clichy, au quatrième d'une des premières maisons bâties sur le terrain, presque vague encore, où l'air de la campagne passait gaiement à travers l'ébauche des constructions blanches. Elle continua là sa vie modeste, ses toilettes humbles, ses habitudes d'épargne, contente de la plus mauvaise chambre de l'appartement et ne dépensant pour elle pas plus de dix-huit cents deux mille francs par an. Mais bientôt une sourde jalousie, lentement couvée, perçait chez la mulâtresse. Elle prenait ombrage de cette amitié du frère et de la soeur, qui semblait lui retirer son mari des bras. Elle souffrait de cette communion que faisaient entre eux la parole, l'esprit, le souvenir; elle souffrait de ces causeries auxquelles elle ne pouvait se mêler, de ce qu'elle entendait dans leurs voix sans le comprendre. Le sentiment de son infériorité lui mettait au coeur les colères et le feu des haines qui brûlent sous le tropique. Elle prit ses enfants pour se venger, les poussa, les excita, les aiguillonna contre sa belle-soeur. Elle les encouragea à en rire, à s'en moquer. Elle applaudit à cette mauvaise petite intelligence d'enfants chez qui l'observation commence par la méchanceté. Une fois lâchées, elle les laissa rire de tous les ridicules de leur tante, de son physique, de son nez, de ses toilettes dont la misère pourtant faisait leur élégance, toutes deux. Ainsi dressées et soutenues, les petites arrivèrent vite l'insolence. Mlle de Varandeuil avait la vivacité de sa bonté. Chez elle, la main appartenait, aussi bien que le coeur, au premier mouvement. Puis sur la manière d'élever les enfants, elle pensait comme son temps. Elle toléra bien sans rien dire deux ou trois impertinences, mais, à la quatrième, elle empoigna la rieuse et, lui troussant les jupes, elle lui donna, malgré ses douze ans, la plus belle fessée qu'elle eut jamais reçue. La mulâtresse jeta les hauts cris, dit à sa belle-soeur qu'elle avait toujours détesté ses enfants, qu'elle voulait les lui tuer. Le frère s'interposa entre les deux femmes et parvint à les rapatrier tant bien que mal. Mais il arriva de nouvelles scènes où les petites filles, enragées contre la femme qui faisait pleurer leur mère, torturèrent leur tante avec des raffinements d'enfants terribles mêlés à des cruautés de petites sauvagesses. Après plusieurs replâtrages, il fallut se séparer. Mlle de Varandeuil se décida à quitter son frère qu'elle voyait trop malheureux dans ce tiraillement journalier de ses plus chères affections. Elle le laissa à sa femme, à ses enfants. Cette séparation fut un des grands déchirements de sa vie. Elle qui était si forte contre l'émotion, si concentrée, et que l'on voyait mettre comme un orgueil souffrir, manqua faiblir quand il lui fallut quitter cet appartement où elle avait rêvé un peu de bonheur dans son petit coin à côté du bonheur des autres: ses dernières larmes lui montèrent aux yeux.

Elle ne s'éloigna pas trop, pour être encore à la portée de son frère, le soigner s'il était malade, le voir, le rencontrer. Mais il lui restait un vide au coeur et dans la vie. Elle avait commencé à voir sa famille, depuis la mort de son père: elle s'en rapprocha, laissa revenir à elle les parents que la Restauration remettait en haute et puissante position, alla à ceux que le nouveau pouvoir laissait petits et pauvres. Mais surtout elle revint à sa chère poule et à une autre petite cousine, mariée elle aussi, et devenue la belle-soeur de la poule. Son existence alors, avec ses relations, se régla singulièrement. Jamais Mlle de Varandeuil n'allait dans le monde, en soirée, au spectacle. Il fallut l'éclatant succès de Mlle Rachel pour la décider à mettre les pieds dans un théâtre; encore ne s'y risqua-t-elle que deux fois. Jamais elle n'acceptait un grand dîner. Mais il y avait deux ou trois maisons où, comme chez la poule, elle s'invitait à l'improviste quand il n'y avait personne. «Bichette, disait-elle sans façon, ton mari et toi, vous ne faites rien ce soir? Je reste à manger votre fricot.» À huit heures régulièrement, elle se levait; et quand le mari prenait son chapeau pour la reconduire, elle le lui faisait tomber des mains avec un: «Allons donc! mon cher, une vieille bique comme moi!… Mais c'est moi qui fais peur aux hommes dans la rue…» Et puis on restait dix jours, quinze jours sans la voir. Mais arrivait-il un malheur, une nouvelle de mort, une tristesse dans la maison; un enfant tombait-il malade, Mlle de Varandeuil l'apprenait toujours à la minute, on ne savait d'où; elle arrivait en dépit de tout, du temps et de l'heure, donnait un grand coup de sonnette à elle,—on avait fini par l'appeler «le coup de sonnette de la cousine,»—et en une minute débarrassée de son parapluie qui ne la quittait pas, dépêtrée de ses socques, son chapeau jeté sur une chaise, elle était toute à ceux qui avaient besoin d'elle. Elle écoutait, elle parlait, elle relevait les courages avec je ne sais quel accent martial, une langue énergique à la façon des consolations militaires et chaude comme un cordial. Si c'était un petit qui n'allait pas bien, elle arrivait droit à son lit, riait à l'enfant qui n'avait plus peur, bousculait le père et la mère, allait, venait, ordonnait, prenait la direction de tout, maniait les sangsues, arrangeait les cataplasmes, ramenait l'espérance, la gaieté, la santé au pas de charge. Dans toute sa famille, la vieille demoiselle tombait ainsi providentiellement, soudainement, aux jours de peine, d'ennui, de chagrin. On ne la voyait que quand il fallait ses mains pour guérir, son dévouement pour consoler. C'était une femme impersonnelle pour ainsi dire à force de coeur, une femme qui ne s'appartenait point: Dieu ne semblait l'avoir faite que pour la donner aux autres. Son éternelle robe noire qu'elle s'obstinait à porter, son châle usé et reteint, son chapeau ridicule, sa pauvreté de mise était pour elle le moyen d'être, avec sa petite fortune, riche à faire le bien, dépensière en charités, la poche toujours pleine pour donner aux pauvres, non de l'argent, elle craignait le cabaret, mais un pain de quatre livres qu'elle leur payait chez le boulanger. Et puis avec cette misère-là, elle se donnait encore son plus grand luxe: la joie des enfants de ses amies qu'elle comblait d'étrennes, de cadeaux, de surprises, de plaisirs. Y en avait-il un par exemple que sa mère, absente de Paris, avait laissé à la pension, par un beau dimanche d'été, et le gamin, de dépit, s'était-il fait mettre en retenue? Il était tout étonné de voir au coup de neuf heures déboucher dans la cour la cousine, la cousine agrafant encore la dernière agrafe de sa robe, tant elle s'était pressée. Et quelle désolation en la voyant!—Ma cousine, disait-il piteusement avec une de ces rages où l'on a à la fois l'envie de pleurer et de tuer son pion, c'est… c'est que je suis en retenue…—En retenue? Ah! bien oui, en retenue! Et tu crois que je me serai décarcassée comme ça… Est-ce qu'il se fiche de moi, ton maître de pension? Où est-il ce magot-là que je lui parle? Tu vas t'habiller en attendant… Et vite. Et l'enfant n'osait encore espérer qu'une femme aussi mal mise eût la puissance de faire lever une retenue, quand il se sentait pris par le bras: c'était la cousine qui l'enlevait, le jetait en voiture, tout étourdi et confondu de joie, et l'emmenait au bois de Boulogne. Elle l'y faisait promener à âne toute la journée, en poussant la bête avec une branche cassée, et en criant: Hue! Puis, après un bon dîner chez Borne, elle le ramenait, et sous la porte cochère de la pension, en l'embrassant, elle lui mettait dans la main une large pièce de cent sous.

Étrange vieille fille! Les épreuves de toute son existence, le mal de vivre, les éternelles souffrances de son corps, une si longue torture physique et morale l'avaient comme détachée et mise au-dessus de la vie. Son éducation, ce qu'elle avait vu, le spectacle de l'extrémité des choses, la Révolution l'avait formée au dédain des misères humaines. Et cette vieille femme à laquelle ne restait que le souffle, s'était élevée à une sereine philosophie, à un stoïcisme mâle, hautain, presque ironique. Quelquefois elle commençait à s'emporter contre une douleur un peu trop vive; puis brusquement, au milieu de sa plainte, elle se jetait à elle-même un mot de colère et de raillerie sur lequel sa figure même s'apaisait. Elle était gaie d'une gaieté de source, jaillissante et profonde, la gaieté des dévouements qui ont tout vu, du vieux soldat ou de la vieille soeur d'hôpital. Excellemment bonne, quelque chose pourtant manquait à sa bonté: le pardon. Jamais elle n'avait pu fléchir ni plier son caractère jusque-là. Un froissement, un mauvais procédé, un rien qui atteignait son coeur, la blessait pour toujours. Elle n'oubliait pas. Le temps, la mort même ne désarmait pas sa mémoire.

De religion, elle n'en avait pas. Née à une époque où la femme s'en passait, elle avait grandi dans un temps où il n'y avait plus d'église. La messe n'existait pas, quand elle était jeune fille. Rien ne lui avait donné l'habitude ni le besoin de Dieu; et elle avait toujours gardé pour les prêtres une espèce de répugnance haineuse qui devait tenir à quelque secrète histoire de famille dont elle ne parlait jamais. Pour toute foi, toute force et toute piété, elle avait l'orgueil de sa conscience; elle jugeait qu'il suffisait de tenir à l'estime de soi-même, pour bien faire et ne jamais faillir. Elle était tout entière formée ainsi singulièrement par les deux siècles ou elle avait vécu, mélangée de l'un et de l'autre, trempée aux deux courants de l'ancien régime et de la Révolution. Depuis Louis XVI qui n'était pas monté à cheval au 10 août, elle n'estimait plus les rois; mais elle détestait la canaille. Elle voulait l'égalité, et elle avait horreur des parvenus. Elle était républicaine et aristocrate, mêlait le scepticisme aux préjugés, l'horreur de 93 qu'elle avait vu aux vagues et généreuses idées d'humanité qui l'avaient bercée.

Ses dehors étaient tout masculins. Elle avait la voix brusque, la parole franche, la langue des vieilles femmes du dix-huitième siècle, relevée d'un accent de peuple, une élocution à elle, garçonnière et colorée, passant par-dessus la pudeur des mots et hardie à appeler les choses par leur nom cru.

Cependant, les années passaient emportant la Restauration et la monarchie de Louis-Philippe. Elle voyait, un à un, tous ceux qu'elle avait aimés s'en aller, toute sa famille prendre le chemin du cimetière. La solitude se faisait autour d'elle, et elle restait étonnée et triste que la mort l'oubliât, elle qui y aurait si peu résisté, elle déjà tout inclinée vers la tombe, et obligée de baisser son coeur vers les petits enfants amenés à elle par les fils et les filles des amies qu'elle avait perdues. Son frère était mort. Sa chère poule n'était plus. La belle-soeur de la poule seule lui restait. Mais c'était une existence qui tremblait, prête à s'envoler. Foudroyée par la mort d'un enfant attendu pendant des années, la pauvre femme se mourait de la poitrine. Mlle de Varandeuil se chambra avec elle tous les jours, de midi à six heures, pendant quatre ans. Elle vécut à côté d'elle, tout ce temps, dans l'air renfermé et l'odeur des fumigations. Sans se laisser arrêter une heure par la goutte, les rhumatismes, elle apporta son temps, sa vie à cette agonie si douce qui regardait le ciel où sont les enfants morts. Et quand au cimetière Mlle de Varandeuil eut baisé le cercueil de la morte pour l'embrasser une dernière fois, il lui sembla qu'il n'y avait plus personne autour d'elle et qu'elle était toute seule sur la terre.

De ce jour, cédant aux infirmités qu'elle n'avait plus de raison pour secouer, elle s'était mise à vivre de la vie étroite et renfermée des vieillards qui usent à la même place le tapis de leur chambre, ne sortant plus, ne lisant plus guère à cause de la fatigue de ses yeux, et restant le plus souvent enfoncée dans son fauteuil à revoir et à revivre le passé. Elle gardait des journées la même position, les yeux ouverts et rêvant, loin d'elle-même, loin de la chambre et de l'appartement, allant où ses souvenirs la menaient, à des visages lointains, à des lieux effacés, à des têtes chéries et pâles, perdue dans une somnolence solennelle que Germinie respectait en disant:—Mademoiselle est dans ses réflexions…

Un jour pourtant toutes les semaines, elle sortait. C'était même pour cette sortie, pour être plus près de l'endroit où elle voulait aller ce jour-là, qu'elle avait quitté son appartement de la rue Taitbout et qu'elle était venue se loger rue de Laval. Un jour chaque semaine, sans que rien pût l'en empêcher, même la maladie, elle allait au cimetière Montmartre, là où reposaient son père, son frère, les femmes qu'elle regrettait, tous ceux qui avaient fini de souffrir avant elle. Des morts et de la Mort, elle avait un culte presque antique. La tombe lui était sacrée, chère, et amie. Elle aimait, pour l'attendre et être prête à son corps, la terre d'espérance et de délivrance où dormaient les siens. Ce jour-là, elle partait de bonne heure avec sa bonne qui lui donnait le bras et portait un pliant. Près du cimetière, elle entrait chez une marchande de couronnes qui la connaissait depuis de longues années, et qui l'hiver lui apportait sa chaufferette sous les pieds. Là, elle se reposait quelques instants; puis, chargeant Germinie de couronnes d'immortelles, elle passait la porte du cimetière, prenait l'allée gauche du cèdre de l'entrée, et faisait lentement son pèlerinage de tombe en tombe. Elle jetait les fleurs flétries, balayait les feuilles mortes, nouait les couronnes, s'asseyait sur son pliant, regardait, songeait, détachait du bout de son ombrelle, distraitement, une moisissure de mousse sur la pierre plate. Puis elle se levait, se retournait comme pour dire à revoir à la tombe qu'elle quittait, allait plus loin, s'arrêtait encore, causait tout bas, comme elle avait déj fait, avec ce qui dormait de son coeur sous cette pierre; et sa visite ainsi faite à tous les morts de ses affections, elle revenait lentement, religieusement, s'enveloppant de silence et comme ayant peur de parler.

III.

Dans sa rêverie, Mlle de Varandeuil avait fermé les yeux.

La parole de la bonne s'arrêta, et le reste de sa vie, qui était sur ses lèvres ce soir-là, rentra dans son coeur.

La fin de son histoire était ceci.

Lorsque la petite Germinie Lacerteux était arrivée à Paris, n'ayant pas encore quinze ans, ses soeurs, pressées de lui voir gagner sa vie et de lui mettre son pain à la main, l'avaient placée dans un petit café du boulevard où elle servait à la fois de femme de chambre à la maîtresse du café et d'aide aux garçons pour les gros ouvrages de l'établissement. L'enfant, sortie de son village et tombée là brusquement, se trouva dépaysée, tout effarouchée dans cette place, dans ce service. Elle sentait le premier instinct de ses pudeurs et la femme qu'elle allait être frissonner à ce contact perpétuel avec les garçons, à cette communauté de travail, de repas, d'existence avec des hommes; et chaque fois qu'elle avait une sortie et qu'elle allait chez ses soeurs, c'étaient des pleurs, des désespoirs, des scènes où, sans se plaindre précisément de rien, elle montrait comme une terreur de rentrer, disant qu'elle ne voulait plus rester là, qu'elle s'y déplaisait, qu'elle aimait mieux retourner chez eux. On lui répondait qu'elle avait déj coûté assez d'argent pour venir, que c'étaient des caprices, qu'elle était très-bien où elle était, et on la renvoyait au café tout en larmes. Elle n'osait dire tout ce qu'elle souffrait à côté de ces garçons de café, effrontés, blagueurs, cyniques, nourris de restes de débauche, salis de tous les vices qu'ils servent, et mêlant au fond d'eux les pourritures d'un arlequin d'orgie. À toute heure, elle avait à subir les lâches plaisanteries, les mystifications cruelles, les méchancetés de ces hommes heureux d'avoir leur petit martyr dans cette petite fillette sauvage, ne sachant rien, l'air malingre et opprimé, peureuse et ombrageuse, maigre et pitoyablement vêtue de ses mauvaises petites robes de campagne. Étourdie, comme assommée sous ce supplice de toutes les heures, elle devint leur souffre-douleur. Ils

se jouaient de ses ignorances, ils la trompaient et l'abusaient par des farces, ils l'accablaient sous la fatigue, ils l'hébétaient de risées continues et impitoyables qui poussaient presque à l'imbécillité cette intelligence ahurie. Puis encore ils la faisaient rougir de choses qu'ils lui disaient et dont elle se sentait honteuse, sans les comprendre. Ils touchaient avec des demi-mots d'ordure à la naïveté de ses quatorze ans. Et ils s'amusaient à mettre les yeux de sa curiosité d'enfant à la serrure des cabinets.

La petite voulait se confier à ses soeurs, elle n'osait. Comme, avec la nourriture, il lui venait un peu de chair au corps, un peu de couleur aux joues, une apparence de femme, les libertés augmentaient et s'enhardissaient. Il y avait des familiarités, des gestes, des approches, auxquels elle échappait et dont elle se sauvait pure, mais qui altéraient sa candeur en effleurant son innocence. Rudoyée, grondée, brutalisée par le maître de l'établissement, habitué à abuser de ses bonnes, et qui lui en voulait de n'avoir ni l'âge ni l'étoffe d'une maîtresse, elle ne trouvait un peu d'appui, un peu d'humanité qu'auprès de sa femme. Elle se mit à aimer cette femme avec une sorte de dévouement animal et à lui obéir avec des docilités de chien. Elle faisait toutes ses commissions, sans réflexion ni conscience. Elle allait porter ses lettres à ses amants, et elle était adroite à les porter. Elle se faisait agile, leste, ingénument rusée, pour passer, glisser, filer entre les soupçons éveillés du mari, et sans trop savoir ce qu'elle faisait, ce qu'elle cachait, elle avait une méchante petite joie d'enfant et de singe à se dire vaguement qu'elle faisait un peu de mal à cet homme et à cette maison qui lui en faisaient tant. Il se trouvait aussi parmi ses camarades un vieux garçon du nom de Joseph qui la défendait, la prévenait des méchants tours complotés contre elle, et arrêtait, quand elle était là, les conversations trop libres avec l'autorité de ses cheveux blancs et d'un intérêt paternel. Cependant l'horreur de cette maison croissait chaque jour pour Germinie. Une semaine ses soeurs furent obligées de la ramener de force au café.

À quelques jours de là, comme il y avait une grande revue au Champ de Mars, les garçons eurent congé pour la journée. Il ne resta que Germinie et le vieux Joseph. Joseph était occupé dans une petite pièce noire ranger du linge sale. Il dit à Germinie de venir l'aider. Elle entra, cria, tomba, pleura, supplia, lutta, appela désespérément… La maison vide resta sourde.

Revenue à elle, Germinie courut s'enfermer dans sa chambre. On ne la revit plus de la journée. Le lendemain, quand Joseph voulut lui parler et s'avança vers elle, elle eut un recul de terreur, un geste égaré, une épouvante de folle. Longtemps toutes les fois qu'un homme s'approchait d'elle, elle se retirait involontairement d'un premier mouvement brusque, frémissant et nerveux, comme frappée de la peur d'une bête éperdue qui cherche par où se sauver. Joseph, qui craignait qu'elle ne le dénonçât, se laissa tenir à distance et respecta l'affreux dégoût qu'elle lui montrait.

Elle devint grosse. Un dimanche, elle avait été passer la soirée chez sa soeur la portière; après des vomissements, elle se trouva mal. Un médecin, locataire de la maison, prenait sa clef dans la loge: les deux soeurs apprirent par lui la position de leur cadette. Les révoltes d'orgueil intraitables et brutales qu'a l'honneur du peuple, les sévérités implacables de la dévotion, éclatèrent chez les deux femmes en colères indignées. Leur confusion se tourna en rage. Germinie reprit connaissance sous leurs coups, sous leurs injures, sous les blessures de leurs mains, sous les outrages de leur bouche. Il y avait là son beau-frère, qui ne lui pardonnait pas l'argent qu'avait coûté son voyage et qui la regardait d'un air goguenard avec une joie sournoise et féroce d'Auvergnat, avec un rire qui mit aux joues de la jeune fille plus de rouge encore que les soufflets de ses soeurs.

Elle reçut les coups, elle ne repoussa pas les injures. Elle ne chercha ni à se défendre, ni à s'excuser. Elle ne raconta point comment les choses s'étaient passées, et combien peu il y avait de sa volonté dans son malheur. Elle resta muette: elle avait une vague espérance qu'on la tuerait. Sa soeur aînée lui demandant s'il n'y avait pas eu de violence, lui disant qu'il y avait des commissaires de police, des tribunaux, elle ferma les yeux devant l'idée horrible d'étaler sa honte. Un instant seulement, lorsque le souvenir de sa mère lui fut jeté à la face, elle eut un regard, un éclair des yeux dont les deux femmes se sentirent la conscience traversée: elles se souvinrent que c'étaient elles qui l'avaient placée, retenue dans cette place, exposée, presque forcée à sa faute.

Le soir même, la plus jeune soeur de Germinie l'emmenait dans la rue Saint-Martin, chez une repriseuse de cachemires, avec laquelle elle logeait, et qui, presque folle de religion était porte-bannière d'une confrérie de la Vierge. Elle la mit à coucher avec elle, par terre, sur un matelas, et l'ayant là toute la nuit sous la main, elle soulagea sur elle ses longues et venimeuses jalousies, le ressentiment des préférences, des caresses données à Germinie par sa mère, par son père. Ce furent mille petits supplices, des méchancetés brutales ou hypocrites, des coups de pied dont elle lui meurtrissait les jambes, des avancements de corps avec lesquels peu à peu elle poussait sa compagne de lit, par le froid de l'hiver, sur le carreau de la chambre sans feu. Dans la journée, la repriseuse s'emparait de Germinie, la catéchisait, la sermonnait et lui faisait, avec le détail des supplices de l'autre vie, une épouvantable peur matérielle de l'enfer dont elle lui faisait toucher les flammes.

Elle vécut là quatre mois, enfermée, sans qu'on lui permît de sortir. Au bout de quatre mois, elle accouchait d'un enfant mort. Quand elle fut rétablie, elle entra chez une épileuse de la rue Laffitte, et elle y eut, les premiers jours, la joie d'une sortie de prison.

Deux ou trois fois, dans ses courses, elle rencontra le vieux Joseph qui voulait l'épouser, courait après elle; elle se sauva de lui: le vieillard ne sut jamais qu'il avait été père.

Cependant, dans sa nouvelle place, Germinie dépérissait. La maison où on l'avait prise pour bonne à tout faire, était ce que les domestiques appellent «une baraque». Gaspilleuse et mangeuse, sans ordre et sans argent, comme il arrive aux femmes dans les commerces de hasard et les métiers problématiques de Paris, l'épileuse, presque toujours entre une saisie et une partie, ne s'occupait guère de la façon dont se nourrissait sa petite bonne. Elle partait souvent pour toute la journée sans lui laisser de quoi dîner. La petite se rassasiait tant bien que mal de crudités quelconques, de salades, des choses vinaigrées qui trompent l'appétit des jeunes femmes, de charbon même qu'elle grignotait avec les goûts dépravés et les caprices d'estomac de son âge et de son sexe. Ce régime, au sortir d'une couche, dans un état de santé mal raffermi et demandant des fortifiants, maigrissait, épuisait, minait la jeune fille. Elle arrivait à faire peur. Son teint devenait de ce blanc qui paraît verdir au plein jour. Ses yeux gonflés se cernaient d'une grande ombre bleuâtre. Ses lèvres décolorées prenaient un ton de violettes fanées. Elle était essoufflée pour la moindre montée, et l'on souffrait auprès d'elle de cette incessante vibration qui s'échappait des artères de sa gorge. Les pieds lents, le corps affaissé, elle allait en se traînant, comme trop faible et pliant sous la vie. Les facultés et les sens à demi sommeillants, elle s'évanouissait pour un rien, pour la fatigue de peigner sa maîtresse.

Elle s'éteignait là tout doucement, quand sa soeur lui trouvait une autre place, chez un ancien acteur, un comique retiré, vivant de l'argent que lui avait apporté le rire de tout Paris. Le brave homme était vieux, et n'avait jamais eu d'enfant. Il prit en pitié la misérable fille, s'occupa d'elle, la soigna, la choya. Il la menait à la campagne. Il se promenait avec elle, sur les boulevards, au soleil, et se sentait mieux réchauffé à son bras. Il était heureux de la voir gaie. Souvent, pour l'amuser, il décrochait de sa garde-robe un costume à demi mangé, et tâchait de retrouver un bout de rôle qu'il ne se rappelait plus. Rien que la vue de cette petite bonne, son bonnet blanc, était un rayon de jeunesse qui lui revenait. La vieillesse du Jocrisse s'appuyait sur elle avec la camaraderie, les plaisirs et les enfances d'un coeur de grand-père. Mais il mourait au bout de quelques mois; et Germinie retombait à servir des femmes entretenues, des maîtresses de pensionnat, des boutiquières de passage, quand la mort subite d'une bonne la faisait entrer chez Mlle de Varandeuil, logée alors rue Taitbout, dans la maison dont sa soeur était portière.

IV.

Ceux qui voient la fin de la religion catholique dans le temps où nous sommes, ne savent pas quelles racines puissantes et infinies elle pousse encore dans les profondeurs du peuple. Ils ne savent pas les enlacements secrets et délicats qu'elle a pour la femme du peuple. Ils ne savent pas ce qu'est la confession, ce qu'est le confesseur pour ces pauvres âmes de pauvres femmes. Dans le prêtre qui l'écoute et dont la voix lui arrive doucement, la femme de travail et de peine voit moins le ministre de Dieu, le juge de ses péchés, l'arbitre de son salut, que le confident de ses chagrins et l'ami de ses misères. Si grossière qu'elle soit, il y a toujours en elle un peu du fond de la femme, ce je ne sais quoi de fiévreux, de frissonnant, de sensitif et de blessé, une inquiétude et comme une aspiration de malade qui appelle les caresses de la parole ainsi que les bobos d'un enfant demandent le chantonnement d'une nourrice. Il lui faut, aussi bien qu'à la femme du monde, des soulagements d'expansion, de confidence, d'effusion. Car il est de la nature de son sexe de vouloir se répandre et s'appuyer. Il existe en elle des choses qu'elle a besoin de dire et sur lesquelles elle voudrait être interrogée, plainte, consolée. Elle rêve, pour des sentiments cachés et dont elle a la pudeur, un intérêt apitoyé, une sympathie. Que ses maîtres soient les meilleurs, les plus familiers, les plus rapprochés même, de la femme qui les sert: ils n'auront pour elle que les bontés qu'on laisse tomber sur un animal domestique. Ils s'inquiéteront de la façon dont elle mange, dont elle se porte; ils soigneront la bête en elle, et ce sera tout. Ils n'imagineront pas qu'elle ait une autre place pour souffrir que son corps; et ils ne lui supposeront pas les malaises d'âme, les mélancolies et les douleurs immatérielles dont ils se soulagent par la confidence à leurs égaux. Pour eux, cette femme qui balaye et fait la cuisine n'a pas d'idées capables de la faire triste ou songeuse; et ils ne lui parlent jamais de ses pensées. À qui donc les portera-t-elle? Au prêtre qui les attend, les demande, et les accueille, à l'homme d'église qui est un homme du monde, un supérieur, un monsieur bien élevé, savant, parlant bien, toujours doux, accessible, patient, attentif et ne semblant rien mépriser de l'âme la plus humble, de la pénitente la plus mal mise. Seul, le prêtre est l'écouteur de la femme en bonnet. Seul, il s'inquiète de ses souffrances secrètes, de ce qui la trouble, de ce qui l'agite, de ce qui fait passer tout à coup dans une bonne, aussi bien que dans sa maîtresse, une envie de pleurer ou des lourdeurs d'orage. Il est seul à solliciter ses épanchements, à tirer d'elle ce que l'ironie de chaque jour y refoule, à s'occuper de sa santé morale; le seul qui l'élève au-dessus de sa vie de matière, le seul qui la touche avec des mots d'attendrissement, de charité, d'espérance,—des mots du ciel tels qu'elle n'en a jamais entendus dans la bouche des hommes de sa famille et des mâles de sa classe.

Entrée chez Mlle de Varandeuil, Germinie tomba dans une dévotion profonde et n'aima plus que l'église. Elle s'abandonna peu à peu à cette douceur de la confession, à cette voix de prêtre égale, sereine et basse, qui venait de l'ombre, à ces consultations qui ressemblaient à un attouchement de paroles caressantes, et dont elle sortait rafraîchie, légère, délivrée, heureuse, avec le chatouillement et le soulagement d'un pansement dans toutes les parties tendres, douloureuses et comprimées de son être.

Elle ne s'ouvrait et ne pouvait s'ouvrir que là. Sa maîtresse avait une certaine rudesse masculine qui repoussait l'expansion. Elle avait des brusqueries d'apostrophes et de phrases qui renfonçaient ce que Germinie eût voulu lui confier. Il était dans sa nature d'être brutale à toutes les jérémiades qui ne venaient point d'un mal ou d'un chagrin. Sa bonté virile n'était point miséricordieuse aux malaises de l'imagination, ces tourments que se crée la pensée, à ces ennuis qui s'élèvent des nerfs de la femme et des troubles de son organisme. Souvent Germinie la trouvait insensible: la vieille femme avait été seulement bronzée par son temps et par son existence. Elle avait l'écorce du coeur dure comme le corps. Ne se plaignant jamais, elle n'aimait pas les plaintes autour d'elle. Et du droit de toutes les larmes qu'elle n'avait pas versées, elle détestait les pleurs d'enfant chez les grandes personnes.

Bientôt le confessionnal fut comme un lieu de rendez-vous adorable et sacré pour la pensée de Germinie. Il eut tous les jours sa première idée, sa dernière prière. Dans la journée, elle s'y agenouillait comme en songe; et tout en travaillant il lui revenait dans les yeux avec son bois de chêne à filets d'or, son fronton à tête d'ange ailée, son rideau vert aux plis immobiles, le mystère d'ombre de ses deux côtés. Il lui semblait que maintenant toute sa vie aboutissait là, et que toutes ses heures y tendaient. Elle vivait la semaine pour être à ce jour désiré, promis, appelé. Dès le jeudi, des impatiences la prenaient; elle sentait, dans le redoublement d'une angoisse délicieuse, comme l'approche matérielle du bienheureux samedi soir; et le samedi venu, le service bâclé, le petit dîner de mademoiselle servi à la hâte, elle se sauvait et courait à Notre-Dame de Lorette, allant à la pénitence comme on va à l'amour. Les doigts mouillés à l'eau bénite, une génuflexion faite, elle passait entre les rangs de chaises, sur les dalles, avec le glissement d'une chatte qui se coule sur un tapis. Inclinée, presque rampante, elle avançait sans bruit, dans l'ombre des bas-côtés, jusqu'au confessionnal mystérieux et voilé qu'elle reconnaissait, et auprès duquel elle attendait son tour, perdue dans l'émotion d'attendre.

Le jeune prêtre qui la confessait se prêtait à ses fréquentes confessions. Il ne lui ménageait ni le temps, ni l'attention, ni la charité. Il la laissait longuement causer, longuement lui raconter toutes ses petites affaires. Il était indulgent à ses bavardages d'âme en peine, et lui permettait d'épancher ses plus petites amertumes. Il acceptait l'aveu de ses inquiétudes, de ses désirs, de ses troubles; il ne repoussait et ne dédaignait rien de cette confiance d'une servante qui lui parlait de toutes les choses délicates et secrètes de son être comme on en parlerait à une mère et à un médecin.

Ce prêtre était jeune. Il était bon. Il avait vécu de la vie du monde. Un grand chagrin l'avait jeté, brisé, dans cette robe où il portait le deuil de son coeur. Il restait de l'homme au fond de lui, et il écoutait, avec une pitié triste, ce malheureux coeur d'une bonne. Il comprenait que Germinie avait besoin de lui, qu'il la soutenait, qu'il l'affermissait, qu'il la sauvait d'elle-même et la retirait des tentations de sa nature. Il se sentait une mélancolique sympathie pour cette âme toute faite de tendresse, pour cette jeune fille à la fois ardente et molle, pour cette malheureuse, inconsciente d'elle-même, promise à la passion par tout son coeur; par tout son corps, et accusant dans toute sa personne la vocation du tempérament. Éclairé par l'expérience de son passé, il s'étonnait, il s'effrayait quelquefois des lueurs qui se levaient d'elle, de la flamme qui passait dans ses yeux à l'élancement d'amour d'une prière, de la pente où ses confessions glissaient, de ses retours vers cette scène de violence, cette scène où sa très-sincère volonté de résistance paraissait au prêtre avoir été trahie par un étourdissement des sens plus fort qu'elle.

Cette fièvre de religion dura plusieurs années pendant lesquelles Germinie vécut concentrée, silencieuse, rayonnante, toute à Dieu,—au moins elle le croyait. Cependant peu à peu son confesseur avait cru s'apercevoir que toutes ses adorations se tournaient vers lui. À des regards, à des rougeurs, à des paroles qu'elle ne lui disait plus, d'autres qu'elle s'enhardissait à lui dire pour la première fois, il comprit que la dévotion de sa pénitente s'égarait et s'exaltait en se trompant elle-même. Elle l'épiait à la sortie des offices, le suivait dans la sacristie, s'attachait à lui, courait dans l'église après sa soutane. Le confesseur essaya d'avertir Germinie, de détourner de lui cette ferveur amoureuse. Il devint plus réservé et s'arma de froideur. Désolée de ce changement, de cette indifférence, Germinie, aigrie et blessée, lui avoua un jour, en confession, les sentiments de haine qui lui venaient contre deux jeunes filles, les pénitentes préférées de l'abbé. Le prêtre alors, l'éloignant sans explication, la renvoya à un autre confesseur. Germinie alla se confesser une ou deux fois à cet autre confesseur; puis elle n'y alla plus; puis elle ne pensa plus même à y aller; et de toute sa religion, il ne lui resta plus à la pensée qu'une certaine douceur lointaine et comme l'affadissement d'une odeur d'encens éteint.

Elle en était là quand mademoiselle était tombée malade. Pendant tout le temps de sa maladie, ne voulant pas la quitter, Germinie n'alla pas à la messe. Et le premier dimanche où mademoiselle tout à fait remise n'eut plus besoin de ses soins, elle fut tout étonnée de voir «sa dévote» rester et ne pas se sauver à l'église.

—Ah! çà, lui dit-elle, tu ne vas donc plus voir tes curés à présent?
Qu'est-ce qu'ils t'ont fait, hein?

—Rien, fit Germinie.

V.

—Voilà, mademoiselle!… Regardez-moi, dit Germinie.

C'était à quelques mois de là. Elle avait demandé à sa maîtresse la permission d'aller ce soir-là au bal de noce de la soeur de son épicier qui l'avait prise pour demoiselle d'honneur, et elle venait se faire voir en grande toilette dans sa robe de mousseline décolletée.

Mademoiselle leva la tête du vieux volume, imprimé gros, où elle lisait, ôta ses lunettes, les mit dans le livre pour marquer la page, et fit:

—Toi, ma bigote, toi, au bal! Sais-tu, ma fille… ça me paraît tout farce! Toi et le rigodon… Ma foi, il ne te manque plus que d'avoir envie de te marier! Une chienne d'envie!… Mais si tu te maries, je te préviens: je ne te garde pas… oust! Je n'ai pas envie de devenir la bonne de tes mioches!… Approche un peu… Oh! oh! mais… sac papier! mademoiselle Montre-tout! On est bien coquette, je trouve, depuis quelque temps…

—Mais non, mademoiselle, essaya de dire Germinie.

—Avec cela que chez vous autres, reprit Mlle de Varandeuil en suivant son idée, les hommes sont de jolis cadets! Ils te grugeront ce que tu as… sans compter les tapes… Mais le mariage… je suis sûre que ça te trotte la cervelle, cette histoire-là, de te marier quand tu vois les autres… C'est ça qui te donne cette frimousse-là, je parie? Bon Dieu de Dieu! Maintenant tourne un peu qu'on te voie, dit Mlle de Varandeuil avec son ton de caresse brusque; et, mettant ses deux mains maigres aux deux bras de son fauteuil, croisant ses deux jambes l'une sur l'autre, et remuant le bout de son pied, elle se mit à inspecter Germinie et sa toilette.

—Que diable! dit-elle au bout de quelques instants d'attention muette, comment, c'est toi?… Je n'ai donc jamais mis mes yeux pour te regarder… Bon Dieu, oui!… Ah! mais… ah! mais… Elle mâchonna encore quelques vagues exclamations entre ses dents.—Où diantre as-tu pris ce museau de chatte amoureuse? fit-elle à la fin; et elle se mit la regarder.

Germinie était laide. Ses cheveux, d'un châtain foncé et qui paraissaient noirs, frisottaient et se tortillaient en ondes revêches, en petites mèches dures et rebelles, échappées et soulevées sur sa tête malgré la pommade de ses bandeaux lissés. Son front petit, poli, bombé, s'avançait de l'ombre d'orbites profondes où s'enfonçaient et se cavaient presque maladivement ses yeux, de petits yeux éveillés, scintillants, rapetissés et ravivés par un clignement de petite fille qui mouillait et allumait leur rire. Ces yeux on ne les voyait ni bruns ni bleus: ils étaient d'un gris indéfinissable et changeant, d'un gris qui n'était pas une couleur, mais une lumière. L'émotion y passait dans le feu de la fièvre, le plaisir dans l'éclair d'une sorte d'ivresse, la passion dans une phosphorescence. Son nez court, relevé, largement troué, avec les narines ouvertes et respirantes, était de ces nez dont le peuple dit qu'il pleut dedans: sur l'une de ses ailes, à l'angle de l'oeil, une grosse veine bleue se gonflait. La carrure de tête de la race lorraine se retrouvait dans ses pommettes larges, fortes, accusées, semées d'une volée de grains de petite vérole. La plus grande disgrâce de ce visage était la trop large distance entre le nez et la bouche. Cette disproportion donnait un caractère presque simiesque au bas de la tête, où une grande bouche, aux dents blanches, aux lèvres pleines, plates et comme écrasées, souriait d'un sourire étrange et vaguement irritant.

Sa robe décolletée laissait voir son cou, le haut de sa poitrine, ses épaules, la blancheur de son dos, contrastant avec le hâle de son visage. C'était une blancheur de lymphatique, la blancheur à la fois malade et angélique d'une chair qui ne vit pas. Elle avait laissé tomber ses bras le long d'elle, des bras ronds, polis, avec le joli trou d'une fossette au coude. Ses poignets étaient délicats; ses mains, qui ne sentaient pas le service, avaient des ongles de femme. Et mollement, dans une paresse de grâce, elle laissait jouer et rondir sa taille indolente, une taille à tenir dans une jarretière et que faisaient plus fine encore à l'oeil le ressaut des hanches et le rebondissement des rondeurs ballonnant la robe, une taille impossible, ridicule de minceur, adorable comme tout ce qui, chez la femme, a la monstruosité de la petitesse.

De cette femme laide, s'échappait une âpre et mystérieuse séduction. L'ombre et la lumière, se heurtant et se brisant à son visage plein de creux et de saillies, y mettait ce rayonnement de volupté jeté par un peintre d'amour dans la pochade du portrait de sa maîtresse. Tout en elle, sa bouche, ses yeux, sa laideur même, avait une provocation et une sollicitation. Un charme aphrodisiaque sortait d'elle, qui s'attaquait et s'attachait à l'autre sexe. Elle dégageait le désir et en donnait la commotion. Une tentation sensuelle s'élevait naturellement et involontairement d'elle, de ses gestes, de sa marche, du moindre de ses remuements, de l'air où son corps avait laissé une de ses ondulations. À côté d'elle, on se sentait près d'une de ces créatures troublantes et inquiétantes, brûlantes du mal d'aimer et l'apportant aux autres, dont la figure revient à l'homme aux heures inassouvies, tourmente ses pensées lourdes de midi, hante ses nuits, viole ses songes.

Au milieu de l'examen de Mlle de Varandeuil, Germinie se baissa, se pencha sur elle, et lui embrassa la main à baisers pressés.

—Bon…. bon…. assez de lichades, dit mademoiselle. Tu vous userais la peau… avec ta façon d'embrasser… Allons, pars, amuse-toi, et tâche de ne pas rentrer trop tard… ne t'éreinte pas.

Mlle de Varandeuil resta seule. Elle mit ses coudes sur ses genoux, regarda dans le feu, donna des coups de pincette sur les tisons. Puis, comme elle avait l'habitude de faire dans ses grandes préoccupations, du plat de sa main elle se frappa sur la nuque deux ou trois petits coups secs qui mirent tout de travers son serre-tête noir.

VI.

En parlant mariage à Germinie, Mlle de Varandeuil touchait la cause du mal de Germinie. Elle mettait la main sur son ennui. L'irrégularité d'humeur de sa bonne, les dégoûts de sa vie, les langueurs, le vide et le mécontentement de son être, venaient de cette maladie que la médecine appelle la mélancolie des vierges. La souffrance de ses vingt-quatre ans était le désir ardent, irrité, poignant du mariage, de cette chose trop saintement honnête pour elle et qui lui semblait impossible devant l'aveu que sa probité de femme voulait faire de sa chute, de son indignité. Des pertes, des malheurs de famille venaient l'arracher à ses idées.

Son beau-frère, le mari de sa soeur la portière, avait fait le rêve des Auvergnats: il avait voulu joindre aux profits de sa loge les gains du commerce de bric-à-brac. Il avait commencé modestement par cet étal dans la rue, aux portes des ventes après décès, où l'on voit, rangés sur du papier bleu, des flambeaux en plaqué, des ronds de serviette en ivoire, des lithographies coloriées, encadrées d'une dentelle d'or sur fond noir, et trois ou quatre volumes dépareillés de Buffon. Ce qu'il gagna sur les flambeaux en plaqué le grisa. Il loua dans une allée de passage, en face d'un raccommodeur de parapluies, une boutique noire, et il se mit à faire là le commerce de cette curiosité qui va et vient dans les salles basses de l'Hôtel des Commissaires-priseurs. Il vendit des assiettes à coq, des morceaux du sabot de Jean-Jacques Rousseau, et des aquarelles de Ballue signées Watteau. À ce métier, il mangea ce qu'il avait gagné, puis s'endetta de quelques mille francs. Sa femme, pour remonter un peu le ménage et tâcher de sortir des dettes, demandait et obtenait une place d'ouvreuse de loges au Théâtre-Historique. Elle faisait garder le soir sa porte par sa soeur la couturière, se couchait une heure, se levait à cinq. Au bout de quelques mois, elle attrapa dans les corridors du théâtre une pleurésie qui traîna et l'enleva au bout de six semaines. La pauvre femme laissait une petite fille de trois ans, attaquée d'une rougeole qui avait pris le caractère le plus pernicieux dans l'empuantissement de la soupente et dans l'air où l'enfant respirait depuis plus d'un mois la mort de sa mère. Le père était parti au pays pour tâcher d'emprunter de l'argent. Il se remariait là-bas. On n'en eut plus de nouvelles.

En sortant de l'enterrement de sa soeur, Germinie courut chez une vieille femme vivant de ces curieuses industries qui empêchent à Paris la Misère de mourir complètement de faim. Cette vieille femme faisait plusieurs métiers. Tantôt elle coupait d'égale grandeur des crins de brosse, tantôt elle séparait des morceaux de pain d'épice. Quand cela chômait, elle faisait la cuisine et débarbouillait les enfants de petits marchands ambulants. Dans le Carême, elle se levait à quatre heures du matin, et allait prendre à Notre-Dame une chaise qu'elle revendait, lorsque le monde arrivait, dix ou douze sous. Pour se chauffer, dans le trou où elle logeait rue Saint-Victor, elle allait, à l'heure où le jour tombe, arracher en se cachant de l'écorce aux arbres du Luxembourg. Germinie, qui la connaissait pour lui donner toutes les semaines les croûtes de la cuisine, lui louait une chambre de domestique dans la maison au sixième, et l'y installait avec la petite-fille. Elle fit cela d'un premier mouvement, sans réfléchir. Les duretés de sa soeur, lors de sa grossesse, elle ne se les rappelait plus: elle n'avait pas même eu besoin de les pardonner.

Germinie n'eut plus alors qu'une pensée: sa nièce. Elle voulait la faire revivre, et l'empêcha de mourir à force de la soigner. Elle s'échappait à tout moment de chez mademoiselle, grimpait quatre à quatre au sixième, courait embrasser l'enfant, lui donner de la tisane, l'arranger dans son lit, la voir, redescendait essoufflée et toute rouge de plaisir. Les soins, les caresses, ce souffle du coeur dont on ranime un petit être prêt à s'éteindre, les consultations, les visites de médecin, les médicamentations coûteuses, les remèdes des riches, Germinie n'épargna rien pour la petite et lui donna tout. Ses gages passaient à cela. Pendant près d'un an, elle lui fit prendre tous les matins du jus de viande: elle qui était dormeuse, se levait à cinq heures du matin pour le faire, et elle se réveillait toute seule, comme les mères. L'enfant était enfin sauvée, quand un matin Germinie reçut la visite de sa soeur la couturière, qui était mariée depuis deux ou trois ans avec un ouvrier mécanicien, et qui venait lui faire ses adieux: son mari suivait des camarades qu'on venait d'embaucher pour aller en Afrique. Elle partait avec lui et proposait à Germinie de lui prendre la petite et de l'emmener là-bas avec son enfant. Ils s'en chargeaient. Germinie n'aurait qu'à payer le voyage. C'était une séparation à laquelle il lui faudrait toujours se résoudre, à cause de sa maîtresse. Puis elle était sa tante aussi. Et elle ajoutait paroles sur paroles pour se faire donner l'enfant avec lequel, elle et son mari, comptaient, une fois en Afrique, apitoyer Germinie, lui attraper ses gages, lui carotter le coeur et la bourse.

Se séparer de sa nièce, cela coûtait beaucoup à Germinie. Elle avait mis un peu de son existence sur cette enfant. Elle s'y était attachée par les inquiétudes et les sacrifices. Elle l'avait disputée et reprise à la maladie: cette vie de la petite fille était son miracle. Cependant elle comprenait qu'elle ne pourrait jamais la prendre chez mademoiselle; que mademoiselle, à son âge, avec la fatigue de ses années et le besoin de tranquillité des vieilles gens, ne supporterait jamais le bruit toujours remuant d'un enfant. Puis, cette petite fille dans la maison prêtait aux cancans et faisait causer toute la rue: on disait que c'était sa fille. Germinie s'en ouvrit à sa maîtresse. Mlle de Varandeuil savait tout. Elle savait qu'elle avait pris sa nièce; mais elle avait fait semblant de l'ignorer, elle avait voulu fermer les yeux et ne rien voir pour tout permettre. Elle conseilla à Germinie de confier sa nièce à sa soeur, en lui montrant toutes les impossibilités de la garder, et lui donna l'argent pour payer le voyage du ménage.

Ce départ fut un déchirement pour Germinie. Elle se trouva isolée et inoccupée. N'ayant plus cette enfant, elle ne sut plus quoi aimer; son coeur s'ennuya, et, dans le vide d'âme où elle se trouvait sans cette petite, elle revint à la religion et reporta ses tendresses à l'église.

Au bout de trois mois, elle reçut la nouvelle de la mort de sa soeur. Le mari, qui était de la race des ouvriers geignards et pleurards, lui faisait dans sa lettre, avec de grosses phrases émues et des ficelles d'attendrissement, un tableau désolant de sa position, avec l'enterrement à payer, des fièvres qui l'empêchaient de travailler, deux enfants en bas âge, sans compter la petite, une maison sans femme pour faire chauffer la soupe. Germinie pleura sur la lettre; puis sa pensée se mit à vivre dans cette maison, à côté de ce pauvre homme, au milieu des pauvres enfants, dans cet affreux pays d'Afrique; et une vague envie de se dévouer commença à s'éveiller en elle. D'autres lettres suivaient où, en la remerciant de ses secours, son beau-frère donnait à sa misère, à l'abandon où il se trouvait, au malheur qui l'enveloppait, une couleur encore plus dramatique, la couleur que le peuple donne aux choses avec ses souvenirs du boulevard du Crime et ses lambeaux de mauvaises lectures. Une fois prise à la blague de ce malheur, Germinie ne put s'en détacher. Elle croyait entendre, là-bas, des cris d'enfants l'appeler. Elle s'enfonçait, s'absorbait dans la résolution et le projet de partir. Elle était poursuivie de cette idée et de ce mot d'Afrique qu'elle remuait et retournait sans cesse au fond d'elle, sans une parole. Mlle de Varandeuil, la voyant si rêveuse et si triste, lui demanda ce qu'elle avait, mais en vain: Germinie ne parla pas. Elle était tiraillée, torturée entre ce qui lui semblait un devoir et ce qui lui paraissait une ingratitude, entre sa maîtresse et le sang de ses soeurs. Elle pensait qu'elle ne pouvait pas quitter mademoiselle. Et puis elle se disait que Dieu ne voulait pas qu'elle abandonnât sa famille. Elle regardait l'appartement en se disant: il faut pourtant que je m'en aille! Et puis elle avait peur que mademoiselle ne fût malade quand elle ne serait plus là. Une autre bonne! A cette idée, elle était prise de jalousie, et elle croyait déjà voir quelqu'un lui voler sa maîtresse. À d'autres moments, ses idées de religion la jetant à des idées d'immolation, elle était toute prête à vouer son existence à celle de ce beau-frère. Elle voulait aller habiter avec cet homme qu'elle détestait, avec lequel elle avait toujours été mal, qui avait à peu près tué sa soeur de chagrin, qu'elle savait ivrogne et brutal; et tout ce qu'elle en attendait, tout ce qu'elle en craignait, la certitude et la peur de tout ce qu'elle aurait à souffrir, ne faisait que l'exalter, l'enflammer, la pousser au sacrifice avec plus d'impatience et d'ardeur. Tout cela souvent en un instant tombait: à un mot, à un geste de mademoiselle, Germinie revenait à elle-même et ne se reconnaissait plus. Elle se sentait tout entière et pour toujours rattachée à sa maîtresse, et elle éprouvait comme une horreur d'avoir seulement pensé à détacher sa vie de la sienne. Elle lutta ainsi deux ans. Puis un beau jour, par un hasard, elle apprit que sa nièce était morte quelques semaines après sa soeur: son beau-frère lui avait caché cette mort, pour la tenir et l'attirer lui, avec ses quelques sous, en Afrique. À cette révélation, Germinie, perdant toute illusion, fut guérie d'un seul coup. À peine si elle se rappela qu'elle avait voulu partir.

VII.

Vers ce temps, au bout de la rue, une petite crémerie sans affaires changeait de propriétaire, à la suite de la vente du fonds par autorité de justice. La boutique était restaurée. On la repeignait. Les vitres de la devanture s'ornaient d'inscriptions en lettres jaunes. Des pyramides de chocolat de la Compagnie coloniale, des bols de café à fleurs, espacés de petits verres à liqueur, garnissaient les planches de l'étalage. À la porte brillait l'enseigne d'un pot au lait de cuivre coupé par le milieu.

La femme qui essayait de remonter ainsi la maison, la nouvelle crémière, était une personne d'une cinquantaine d'années, débordante d'embonpoint et gardant encore quelques restes de beauté à demi submergés sous sa graisse. On disait dans le quartier qu'elle s'était établie avec l'argent d'un vieux monsieur qu'elle avait servi jusqu'à sa mort dans son pays, près de Langres; car il se trouvait qu'elle était payse de Germinie, non du même village, mais d'un petit endroit à côté; et sans s'être jamais rencontrées ni vues là-bas, elle et la bonne de mademoiselle se connaissaient de nom, et avaient le rapprochement de connaissances communes, de souvenirs des mêmes lieux. La grosse femme était complimenteuse, doucereuse, caressante. Elle disait: Ma belle, tout le monde, faisait la petite voix, et jouait l'enfant avec la langueur dolente des personnes corpulentes. Elle détestait les gros mots, rougissait, s'effarouchait pour un rien. Elle adorait les secrets, tournait tout en confidence, faisait des histoires, parlait toujours l'oreille. Sa vie se passait à bavarder et à gémir. Elle plaignait les autres, elle se plaignait elle-même; elle se lamentait sur ses malheurs, et sur son estomac. Quand elle avait trop mangé, elle disait dramatiquement: Je vais mourir. Et rien n'était aussi pathétique que ses indigestions. C'était une nature perpétuellement attendrie et larmoyante: elle pleurait indistinctement pour un cheval battu, pour quelqu'un qui était mort, pour du lait qui avait tourné. Elle pleurait sur les faits divers des journaux, elle pleurait en voyant passer des passants.

Germinie fut bien vite séduite et apitoyée par cette crémière câline, bavarde, toujours émue, appelant à elle l'expansion des autres et paraissant si tendre. Au bout de trois mois, presque rien n'entrait chez mademoiselle qui ne vînt de chez la mère Jupillon. Germinie s'y fournissait de tout ou à peu près. Elle passait des heures dans la boutique. Une fois là, elle avait peine à s'en aller, elle restait et ne pouvait se lever. Une lâcheté machinale la retenait. Sur la porte, elle causait encore, pour n'être pas encore partie. Elle se sentait attachée chez la crémière par l'invisible charme des endroits où l'on revient sans cesse et qui finissent par vous étreindre comme des choses qui vous aimeraient. Et puis la boutique, pour elle, c'étaient les trois chiens, les trois vilains chiens de Mlle Jupillon; elle les avait toujours sur les genoux, elle les grondait, elle les embrassait, elle leur parlait; et quand elle avait chaud de leur chaleur, il lui passait dans le bas du coeur les contentements d'une bête qui se frotte à ses petits. La boutique, c'était encore pour elle toutes les histoires du quartier, le rendez-vous des cancans, la nouvelle du billet non payé par celle-ci, de la voiture de fleurs apportée à celle-là, un endroit à l'affût de tout, et où tout entrait, jusqu'au peignoir de dentelle allant en ville sur le bras d'une bonne.

Tout, à la longue, la liait là. Son intimité avec la crémière se resserrait par tous les liens mystérieux des amitiés de femmes du peuple, par le bavardage continuel, l'échange journalier des riens de la vie, les conversations pour parler, le retour du même bonjour et du même bonsoir, le partage des caresses aux mêmes animaux, les sommeils côte côte et chaise contre chaise. La boutique finit par devenir son lieu d'acoquinement, un lieu où sa pensée, sa parole, ses membres même et son corps trouvaient des aises merveilleuses. Le bonheur arriva à être, pour elle, ce moment où le soir, assise et somnolente, dans un fauteuil de paille, auprès de la mère Jupillon endormie ses lunettes sur le nez, elle berçait les chiens roulés en boule dans la jupe de sa robe; et tandis que la lampe, prête à mourir, pâlissait sur le comptoir, elle restait, laissant son regard se perdre et s'éteindre doucement, avec ses idées, au fond de la boutique, sur l'arc de triomphe en coquilles d'escargot, reliées de vieille mousse, sous l'arc duquel était un petit Napoléon de cuivre.

VIII.

Mme Jupillon, qui disait avoir été mariée et signait Veuve Jupillon, avait un fils. C'était encore un enfant. Elle l'avait mis Saint-Nicolas, dans cette grande maison d'éducation religieuse où, pour trente francs par mois, une instruction rudimentaire et un métier sont donnés aux enfants du peuple, à beaucoup d'enfants naturels. Germinie prit l'habitude d'accompagner le jeudi madame Jupillon lorsqu'elle allait voir Bibi. Cette visite devint pour elle une distraction et une attente. Elle faisait dépêcher la mère, arrivait en avance à l'omnibus, et elle était toute contente d'y monter avec un gros panier de provisions sur lequel elle croisait ses bras pendant la route.

Là-dessus, il arriva à la mère Jupillon un mal à la jambe, un anthrax qui l'empêcha de marcher pendant près de dix-huit mois. Germinie alla seule à Saint-Nicolas, et comme elle était prompte et facile à se donner aux autres, elle s'occupa de cet enfant comme s'il lui tenait par quelque chose. Elle ne manquait pas un jeudi, et arrivait toujours les mains pleines de la desserte de la semaine, de gâteaux, de fruits, de sucreries qu'elle achetait. Elle embrassait le gamin, s'inquiétait de sa santé, tâtait s'il avait son gilet de tricot sous sa blouse, le trouvait trop rouge d'avoir couru, lui essuyait la figure avec son mouchoir, et lui faisait montrer le dessous de ses souliers pour voir s'ils n'étaient pas troués. Elle lui demandait si on était content de lui, s'il faisait bien ses devoirs, s'il avait eu beaucoup de bons points. Elle lui parlait de sa mère, et lui recommandait de bien aimer le bon Dieu; et jusqu'à ce que la cloche de deux heures sonnât, elle se promenait avec lui dans la cour: l'enfant lui donnait le bras, tout fier d'être avec une femme mieux habillée que la plupart de celles qui venaient, avec une femme en soie. Il avait envie d'apprendre le flageolet: cela ne coûtait que cinq francs par mois. Mais sa mère ne voulait pas les donner. Germinie, en cachette, lui apporta chaque mois les cent sous. C'était une humiliation pour lui, quand il sortait en promenade, et les deux ou trois fois par an qu'il venait chez sa mère, de porter la petite blouse d'uniforme. À sa fête, une année, Germinie déplia devant lui un gros paquet: elle lui avait fait faire une tunique; à peine si, dans toute la pension, vingt de ses camarades étaient de famille assez aisée pour en porter.

Elle le gâta ainsi quelques années, ne le laissant souffrir du désir de rien, flattant, dans l'enfant pauvre, les caprices et les orgueils de l'enfant riche, lui adoucissant les privations et les duretés de cette école professionnelle qui forme à la vie ouvrière, porte la blouse, mange à l'assiette de faïence brune, et trempe à son mâle apprentissage le peuple pour le travail. Cependant le garçon grandissait. Germinie ne s'en apercevait pas: elle le voyait toujours enfant. Par habitude, elle se baissait toujours pour l'embrasser. Un jour elle fut appelée devant l'abbé qui dirigeait la pension. L'abbé lui parla de renvoyer le jeune Jupillon. Il s'agissait de mauvais livres surpris entre ses mains. Germinie, tremblante à l'idée des coups qui attendaient l'enfant chez sa mère, pria, supplia, implora: elle finit par obtenir de l'abbé la grâce du coupable. En redescendant, elle voulut gronder Jupillon; mais au premier mot de sa morale, Bibi lui jeta tout à coup en plein visage un regard et un sourire où il n'y avait plus rien de l'enfant qu'il était hier. Elle baissa les yeux, et ce fut elle qui rougit. Quinze jours se passèrent sans qu'elle revînt à Saint-Nicolas.

IX.

Dans le temps où le fils Jupillon sortit de pension, la bonne d'une femme entretenue qui demeurait au-dessous de mademoiselle venait quelquefois passer la soirée chez Mme Jupillon avec Germinie. Originaire de ce grand-duché de Luxembourg qui fournit Paris de cochers de coupé et de bonnes de lorettes, cette fille était ce que l'on appelle populacièrement «une grande bringue;» elle avait un air de cavale, des sourcils de porteur d'eau, des yeux fous. Elle se mit bientôt à venir tous les soirs. Elle payait des gâteaux et des petits verres à tout le monde, s'amusait à faire gaminer le petit Jupillon, jouait avec lui des jeux de main, s'asseyait sur lui, lui jetait au nez qu'il était beau, le traitait en enfant, et le plaisantait, en polissonnant, de n'être pas encore un homme. Le jeune garçon, heureux et tout fier de ces attentions de la première femme qui s'occupait de lui, laissait voir au bout de peu de temps ses préférences pour Adèle: ainsi s'appelait la nouvelle venue.

Germinie était passionnément jalouse. La jalousie était le fond de sa nature; c'était la lie et l'amertume de ses tendresses. Ceux qu'elle aimait, elle voulait les avoir tout à elle, les posséder absolument. Elle exigeait qu'ils n'aimassent qu'elle. Elle ne pouvait admettre qu'ils pussent distraire et donner à d'autres la moindre parcelle de leur affection: cette affection, depuis qu'elle l'avait méritée, n'était plus à eux; ils n'étaient plus maîtres d'en disposer. Elle détestait les gens que sa maîtresse avait l'air de recevoir mieux que les autres, et d'accueillir intimement. Par sa mine de mauvaise humeur et son air rechigné, elle avait éloigné, à peu près chassé de la maison, deux ou trois vieilles amies de mademoiselle dont les visites la faisaient souffrir comme si ces vieilles femmes venaient dérober quelque chose dans l'appartement, lui prendre un peu de sa maîtresse. Des gens qu'elle avait aimés lui étaient devenus odieux: elle n'avait pas trouvé qu'ils l'aimassent assez; elle les haïssait pour tout l'amour qu'elle avait voulu d'eux. En tout, son coeur était exigeant et despote. Donnant tout, il demandait tout. Dans ses affections, au moindre indice de refroidissement, au moindre signe de partage, elle éclatait et se dévorait, passait des nuits à pleurer, prenait le monde en exécration.

Voyant cette femme s'installer dans la boutique, se familiariser avec le jeune homme, toutes les jalousies de Germinie s'inquiétèrent et se tournèrent en rage. Sa haine se souleva et se révolta, avec son dégoût, contre cette créature affichée, éhontée, que l'on voyait le dimanche attablée sur les boulevards extérieurs avec des militaires, et qui avait le lundi des bleus au visage. Elle employa tout pour la faire éloigner par Mme Jupillon; mais c'était une des meilleures pratiques de la crémerie, et la crémière se refusa tout doucement à l'écarter. Germinie se retourna vers le fils, lui dit que c'était une malheureuse. Mais cela ne fit qu'attacher le jeune homme à cette vilaine femme dont la mauvaise réputation le flattait. D'ailleurs, il avait les cruelles taquineries de la jeunesse, et il redoublait d'amabilité auprès d'elle, rien que pour voir «le nez» que faisait Germinie, et jouir de la désoler. Bientôt Germinie s'aperçut que cette femme avait des intentions plus sérieuses qu'elle ne se l'était d'abord imaginé: elle comprit ce qu'elle voulait de cet enfant, car c'était toujours un enfant pour elle que ce grand jeune homme de dix-sept ans. Dès lors, elle s'attacha à leurs pas; elle ne les quitta plus, elle ne les laissa pas un moment seuls, elle se mit de leurs parties, au théâtre, à la campagne, entra dans toutes leurs promenades, fut toujours là, présente et gênante, essayant de retenir la bonne et de lui rendre la pudeur avec un mot à voix basse:—Un enfant! tu n'as pas honte? lui disait-elle. L'autre, comme à une bonne farce, partait d'un gros rire. Dans ces sorties du spectacle, animées, échauffées par la fièvre de la représentation et l'excitation du théâtre, dans ces retours de la campagne, chargés du soleil de tout le jour, grisés de ciel et de grand air, fouettés du vin du dîner, au milieu des jeux et des libertés auxquels s'enhardissent à la nuit les ivresses de plaisir, les joies de ripaille et les sens en goguette de la femme du peuple, Germinie essayait d'être toujours entre la bonne et Jupillon. Elle tâchait à chaque minute de rompre ces amours bras dessus, bras dessous, de les délier, de les désaccoupler. Sans se lasser, elle les séparait, les retirait continuellement l'un de l'autre. Elle mettait son corps entre ces corps qui se cherchaient. Elle se glissait entre ces gestes qui voulaient se toucher; elle se glissait entre ces lèvres tendues et ces bouches qui s'offraient. Mais de tout ce qu'elle empêchait, elle avait l'effleurement et l'atteinte. Elle sentait le frôlement de ces mains qu'elle séparait, de ces caresses qu'elle arrêtait au passage et qui se trompaient en s'égarant sur elle. Des baisers qu'elle dénouait, il lui passait contre la joue le souffle et l'haleine. Sans le vouloir, et troublée d'une certaine horreur, elle se mêlait aux étreintes, elle prenait une part des désirs dans ce frottement et cette lutte qui diminuaient chaque jour autour de sa personne le respect et la retenue du jeune homme.

Il arriva qu'un jour elle fut moins forte contre elle-même qu'elle n'avait été jusque-là. Cette fois, elle ne se déroba pas si brusquement aux avances. Jupillon sentit qu'elle s'y arrêtait. Germinie le sentit mieux que lui; mais elle était à bout d'efforts et de tourments, épuisée de souffrir. Cet amour d'une autre, qu'elle avait détourné de Jupillon, elle se l'était lentement entré tout entier dans le coeur. Maintenant, il y était enfoncé, et toute saignante de jalousie, elle se trouvait affaiblie, sans résistance, défaillante comme une personne blessée mort devant le bonheur qui lui venait.

Pourtant elle repoussa les tentatives, les hardiesses du jeune homme, sans rien dire, sans parler. Elle ne songeait pas à lui appartenir autrement ni à se livrer davantage. Elle vivait de la pensée d'aimer, croyant qu'elle en vivrait toujours. Et dans le ravissement qui lui soulevait l'âme, elle écartait sa chute et repoussait ses sens. Elle demeurait frémissante et pure, perdue et suspendue dans des abîmes de tendresse, ne goûtant et ne voulant de l'amant que la caresse, comme si son coeur n'était fait que pour la douceur d'embrasser.

X.

Cet amour heureux et non satisfait produisit dans l'être physique de Germinie un singulier phénomène physiologique. On aurait dit que la passion qui circulait en elle renouvelait et transformait son tempérament lymphatique. Il ne lui semblait plus puiser la vie comme autrefois, goutte à goutte, à une source avare; une force généreuse et pleine lui coulait dans les veines; le feu d'un sang riche lui courait dans le corps. Elle sentait une chaude santé la remplir, et il lui passait des joies de vivre qui battaient des ailes dans sa poitrine comme un oiseau dans du soleil.

Une merveilleuse animation lui était venue. La misérable énergie nerveuse qui la soutenait avait fait place à une activité bien portante, à une allégresse bruyante, remuante, débordante. Elle ne connaissait plus ses anciennes faiblesse, l'accablement, la prostration, l'assoupissement, les molles paresses. Ses matins si lourds et si engourdis étaient aujourd'hui des réveils vifs et clairs qui s'ouvraient en une seconde à la gaieté du jour. Elle s'habillait en hâte, folâtrement; ses doigts prestes allaient tout seuls, et elle s'étonnait d'être si vive, si pleine d'entrain à ces heures défaillantes de l'avant-déjeuner où elle s'était senti si souvent le coeur sur les lèvres. Et toute la journée c'était en elle la même bonne humeur du corps, la même gaieté dans le mouvement. Il lui fallait toujours aller, marcher, courir, agir, se dépenser. Par instant, ce qu'elle avait vécu lui paraissait éteint; les sensations d'être qu'elle avait éprouvées jusque-là se reculaient pour elle dans le lointain d'un songe et dans le fond d'une mémoire endormie. Le passé était derrière elle, comme si elle l'avait traversé avec le voile d'un évanouissement et l'inconscience d'une somnambule. C'était la première fois qu'elle avait le sentiment, l'impression à la fois âpre et douce, violente et divine, du jeu de la vie éclatant dans sa plénitude, sa régularité, sa puissance.

Elle montait et descendait pour un rien. Sur un mot de mademoiselle, elle dégringolait les cinq étages. Quand elle était assise, ses pieds dansaient sur le parquet. Elle frottait, nettoyait, rangeait, battait, secouait, lavait, sans repos ni trêve, toujours à l'ouvrage, remplissant l'appartement de ses allées, de ses venues, du tapage incessant de sa personne.

—Mon Dieu! lui disait sa maîtresse étourdie comme par le bruit d'un enfant, es-tu bousculante, Germinie! l'es-tu assez!

Un jour, en entrant dans la cuisine de Germinie, mademoiselle vit un peu de terre dans une boîte à cigares posée dans le plomb.—Qu'est-ce que c'est ça? lui dit-elle.—C'est du gazon… que j'ai semé… pour voir, fit Germinie.—Tu aimes donc le gazon maintenant?… Il ne te manque plus que d'avoir des serins!

XI.

Au bout de quelques mois, la vie, toute la vie de Germinie appartint la crémière. Le service de mademoiselle n'était guère assujettissant et lui prenait bien peu de temps. Un merlan, une côtelette, c'était toute la cuisine à faire. Le soir, mademoiselle aurait pu la garder auprès d'elle pour lui tenir compagnie: elle aimait mieux l'envoyer promener, la pousser dehors, lui faire prendre un peu d'air, de distraction. Elle ne lui demandait que d'être rentrée à dix heures pour l'aider à se mettre au lit; et encore quand Germinie se trouvait en retard, mademoiselle se déshabillait et se couchait fort bien toute seule. Toutes ces heures que lui laissait sa maîtresse, Germinie vint les vivre et les passer dans la boutique. Elle descendait maintenant à la crémerie, dès le matin, à l'ouverture des volets que la plupart du temps elle rentrait, prenait son café au lait, restait jusqu'à neuf heures, remontait pour le chocolat de mademoiselle, et du déjeuner au dîner elle trouvait moyen de revenir deux ou trois fois, s'attardant et bavardant dans l'arrière-boutique pour la moindre commission.—Quelle pie borgne tu fais! lui disait mademoiselle avec une voix qui grognait et un regard qui souriait.

À cinq heures et demie, le petit dîner desservi, elle descendait quatre à quatre les escaliers, s'installait chez la mère Jupillon, y attendait dix heures, regrimpait les cinq étages, et en cinq minutes déshabillait sa maîtresse qui se laissait faire, tout en étant un peu étonnée de la voir si pressée d'aller se coucher: elle se rappelait le temps où Germinie avait la manie de porter son sommeil de fauteuil en fauteuil, et de ne jamais vouloir monter à sa chambre. La bougie soufflée fumait encore sur la table de nuit de mademoiselle que Germinie était déjà chez la crémière, cette fois pour jusqu'à minuit, une heure: elle ne partait souvent que quand un sergent de ville, voyant de la lumière, cognait aux volets et faisait fermer.

Pour être toujours là et avoir le droit de toujours y être, pour s'incruster dans cette boutique, ne jamais quitter des yeux l'homme de son amour, le couver, le garder, se frotter perpétuellement à lui, elle s'était faite la domestique de la maison. Elle balayait la boutique, elle préparait la cuisine de la mère et la pâtée des chiens. Elle servait le fils; elle faisait son lit, elle brossait ses habits, elle cirait ses chaussures, heureuse et fière de toucher à ce qu'il touchait, émue de mettre la main où il mettait son corps, prête à baiser sur le cuir de ses bottes la boue qui venait de lui!

Elle faisait l'ouvrage, elle tenait la boutique, elle servait les pratiques: Mme Jupillon se reposait de tout sur elle; et tandis que la bonne fille travaillait et suait, la grosse femme, se donnant sur sa porte de majestueux loisirs de rentière, échouée sur une chaise en travers du trottoir, humant la fraîcheur de la rue, tâtait et retâtait sous son tablier, dans sa poche de marchande, ce délicieux argent de gain, l'argent de la vente qui sonne si doux à l'oreille du petit commerce de Paris que le boutiquier retiré reste tout mélancolique aux premiers jours de n'en avoir plus sous les doigts le tintement et le frétillement.

XII.

Quand le printemps fut venu:—Si nous allions à l'entrée des champs? disait presque tous les soirs Germinie à Jupillon.

Jupillon mettait sa chemise de flanelle à carreaux rouges et noirs, sa casquette en velours noir; et ils partaient pour ce que les gens du quartier appellent «l'entrée des champs.»

Ils montaient la chaussée Clignancourt, et avec le flot des Parisiens de faubourg se pressant à aller boire un peu d'air, ils marchaient vers ce grand morceau de ciel se levant tout droit des pavés, au haut de la montée, entre les deux lignes des maisons, et tout vide quand un omnibus n'en débouchait pas. La chaleur tombait, les maisons n'avaient plus de soleil qu'à leur faîte et à leurs cheminées. Comme d'une grande porte ouverte sur la campagne, il venait du bout de la rue, du ciel, un souffle d'espace et de liberté.

Au Château-Rouge, ils trouvaient le premier arbre, les premières feuilles. Puis, à la rue du Château, l'horizon s'ouvrait devant eux dans une douceur éblouissante. La campagne, au loin, s'étendait, étincelante et vague, perdue dans le poudroiement d'or de sept heures. Tout flottait dans cette poussière de jour que le jour laisse derrière lui sur la verdure qu'il efface et les maisons qu'il fait roses.

Ils descendaient, suivaient le trottoir charbonné de jeux de marelle, de longs murs par-dessus lesquels passait une branche, des lignes de maisons brisées, espacées de jardins. À leur gauche, se levaient des têtes d'arbres toutes pleines de lumière, des bouquets de feuilles transpercés du soleil couchant qui mettait des raies de feu sur les barreaux des grilles de fer. Après les jardins, ils passaient les palissades, les enclos à vendre, les constructions jetées en avant dans les rues projetées et tendant au vide leurs pierres d'attente, les murailles pleines à leur pied de tas de culs de bouteille, de grandes et plates maisons de plâtre, aux fenêtres encombrées de cages et de linges, avec l'Y d'un plomb à chaque étage, des entrées de terrains aux apparences de basse-cour avec des tertres broutés par des chèvres.

Çà et là, ils s'arrêtaient, sentaient les fleurs, l'odeur d'un maigre lilas poussant dans une étroite cour. Germinie cueillait une feuille en passant et la mordillait.

Des vols d'hirondelles, joyeux, circulaires et fous, tournaient et se nouaient sur sa tête. Les oiseaux s'appelaient. Le ciel répondait aux cages. Elle entendait tout chanter autour d'elle, et elle regardait d'un oeil heureux les femmes en camisole aux fenêtres, les hommes en manches de chemise dans les jardinets, les mères, sur le pas des portes, avec de la marmaille entre les jambes.

La descente finissait, le pavé cessait. À la rue succédait une large route, blanche, crayeuse, poudreuse, faite de débris, de platras, d'émiettements de chaux et de briques, effondrée, sillonnée par les ornières, luisantes au bord, que font le fer de grosses roues et l'écrasement des charrois de pierres de taille. Alors commençait ce qui vient où Paris finit, ce qui pousse où l'herbe ne pousse pas, un de ces paysages d'aridité que les grandes villes créent autour d'elles, cette première zone de banlieue intra muros où la nature est tarie, la terre usée, la campagne semée d'écailles d'huîtres. Ce n'était plus que des terrains à demi clos, montrant des charrettes et des camions les brancards en l'air sur le ciel, des chantiers à scier des pierres, des usines en planches, des maisons d'ouvriers en construction, trouées et tout à jour, portant le drapeau des maçons, des landes de sable gris et blanc, des jardins de maraîchers tirés au cordeau tout en bas des fondrières vers lesquelles descend, en coulées de pierrailles, le remblayage de la route.

Bientôt se dressait, le dernier réverbère pendu à un poteau vert. Du monde allait et venait toujours. La route vivait et amusait l'oeil. Germinie croisait des femmes portant la canne de leur mari, des lorettes en soie au bras de leurs frères en blouse, des vieilles en madras se promenant, avec le repos du travail, les bras croisés. Des ouvriers tiraient leurs enfants dans de petites voitures, des gamins revenaient, avec leurs lignes, de pêcher à Saint-Ouen, des gens traînaient au bout d'un bâton des branches d'acacia en fleur.

Quelquefois une femme enceinte passait tendant les bras devant elle à un tout petit enfant, et mettait sur un mur l'ombre de sa grossesse.

Tous allaient tranquillement, bienheureusement, d'un pas qui voulait s'attarder, avec le dandinement allègre et la paresse heureuse de la promenade. Personne ne se pressait, et sur la ligne toute plate de l'horizon, traversée de temps en temps par la fumée blanche d'un train de chemin de fer, les groupes de promeneurs faisaient des taches noires, presque immobiles, au loin.

Ils arrivaient derrière Montmartre à ces espèces de grands fossés, à ces carrés en contre-bas où se croisent de petits sentiers foulés et gris. Un peu d'herbe était là frisée, jaunie et veloutée par le soleil qu'on apercevait se couchant tout en feu dans les entre-deux des maisons. Et Germinie aimait à y retrouver les cardeuses de matelas au travail, les chevaux d'équarrissage pâturant la terre pelée, les pantalons garance des soldats jouant aux boules, les enfants enlevant un cerf-volant noir dans le ciel clair. Au bout de cela, l'on tournait, pour aller traverser le pont du chemin de fer, par ce mauvais campement de chiffonniers, le quartier des limousins du bas de Clignancourt. Ils passaient vite contre ces maisons bâties de démolitions volées, et suant les horreurs qu'elles cachent; ces huttes, tenant de la cabane et du terrier, effrayaient vaguement Germinie: elle y sentait tapis tous les crimes de la Nuit.

Mais aux fortifications, son plaisir revenait. Elle courait s'asseoir avec Jupillon sur le talus. À côté d'elle, étaient des familles en tas, des ouvriers couchés à plat sur le ventre, de petits rentiers regardant les horizons avec une lunette d'approche, des philosophes de misère, arc-boutés des deux mains sur leurs genoux, l'habit gras de vieillesse, le chapeau noir aussi roux que leur barbe rousse. L'air était plein de bruits d'orgue. Au-dessous d'elle, dans le fossé, des sociétés jouaient aux quatre coins. Devant les yeux, elle avait une foule bariolée, des blouses blanches, des tabliers bleus d'enfants qui couraient, un jeu de bague qui tournait, des cafés, des débits de vin, des fritureries, des jeux de macarons, des tirs à demi cachés dans un bouquet de verdure d'où s'élevaient des mâts aux flammes tricolores; puis au-delà, dans une vapeur, dans une brume bleuâtre, une ligne de têtes d'arbres dessinait une route. Sur la droite, elle apercevait Saint-Denis et le grand vaisseau de sa basilique; sur la gauche, au-dessus d'une file de maisons qui s'effaçaient, le disque du soleil se couchant sur Saint-Ouen était d'un feu couleur cerise et laissait tomber dans le bas du ciel gris comme des colonnes rouges qui le portaient en tremblant. Souvent le ballon d'un enfant qui jouait passait une seconde sur cet éblouissement.

Ils descendaient, passaient la porte, longeaient les débits de saucisson de Lorraine, les marchands de gaufres, les cabarets en planches, les tonnelles sans verdure et au bois encore blanc où un pêle-mêle d'hommes, de femmes, d'enfants, mangeaient des pommes de terre frites, des moules et des crevettes, et ils arrivaient au premier champ, à la première herbe vivante: sur le bord de l'herbe, il y avait une voiture à bras chargée de pain d'épice et de pastilles de menthe, et une marchande de coco vendait à boire sur une table dans le sillon… Étrange campagne où tout se mêlait, la fumée de la friture à la vapeur du soir, le bruit des palets d'un jeu de tonneau au silence versé du ciel, l'odeur de la poudrette à la senteur des blés verts, la barrière à l'idylle, et la Foire à la Nature! Germinie en jouissait pourtant; et poussant Jupillon plus loin, marchant juste au bord du chemin, elle se mettait à passer, en marchant, ses jambes dans les blés pour sentir sur ses bas leur fraîcheur et leur chatouillement.

Quand ils revenaient, elle voulait remonter sur le talus. Il n'y avait plus de soleil. Le ciel était gris en bas, rose au milieu, bleuâtre en haut. Les horizons s'assombrissaient; les verdures se fonçaient, s'assourdissaient, les toits de zinc des cabarets prenaient des lumières de lune, des feux commençaient à piquer l'ombre, la foule devenait grisâtre, les blancs de linge devenaient bleus. Tout peu à peu s'effaçait, s'estompait, se perdait dans un reste mourant de jour sans couleur, et de l'ombre qui s'épaississait commençait à monter, avec le tapage des crécelles, le bruit d'un peuple qui s'anime à la nuit, et du vin qui commence à chanter. Sur le talus, le haut des grandes herbes se balançait sous la brise qui les inclinait. Germinie se décidait partir. Elle revenait, toute remplie de la nuit tombante, s'abandonnant à l'incertaine vision des choses entrevues, passant les maisons sans lumière, revoyant tout sur son chemin comme pâli, lassée par la route dure à ses pieds, et contente d'être lasse, lente, fatiguée, défaillante à demi, et se trouvant bien.

Aux premiers réverbères allumés de la rue du Château, elle tombait d'un rêve sur le pavé.

XIII.

Mme Jupillon avait, quand elle voyait Germinie, une physionomie de bonheur, quand elle l'embrassait des effusions, quand elle lui parlait des caresses de la voix, quand elle la regardait des douceurs de regard. La bonté de l'énorme femme semblait, avec elle, s'abandonner l'émotion, à la tendresse, à la confiance d'une sorte de tendresse maternelle. Elle faisait entrer Germinie dans la confidence de ses comptes de marchande, de ses secrets de femme, du fond le plus intime de sa vie. Elle semblait se livrer à elle comme à une personne de son sang qu'on initie à des intérêts de famille. Quand elle parlait d'avenir, il était toujours question de Germinie comme de quelqu'un dont elle ne devait être jamais séparée et qui faisait partie de la maison. Souvent, elle laissait échapper de certains sourires discrets et mystérieux, des sourires qui avaient l'air de tout voir et de ne pas se fâcher. Quelquefois aussi, quand son fils était assis à côté de Germinie, arrêtant tout à coup sur eux des yeux qui se mouillaient, des yeux de mère, elle embrassait le couple d'un regard qui semblait unir et bénir les deux têtes de ses enfants.

Sans jamais parler, sans prononcer un mot qui pût être un engagement, sans s'ouvrir ni se lier, et tout en répétant que son fils était encore bien jeune pour entrer en ménage, elle encouragea les espérances et les illusions de Germinie par l'attitude de toute sa personne, ses airs de secrète indulgence et de complicité de coeur, par ces silences où elle semblait lui ouvrir les bras d'une belle-mère. Et déployant tous ses talents de fausseté, usant de ses mines de sentiment, de sa finesse bon enfant, de cette ruse ronde et enveloppée qu'ont les gens gras, la grosse femme arrivait à faire tomber devant l'assurance, la promesse tacite de ce mariage, les dernières résistances de Germinie qui à la fin se laissait arracher par l'ardeur du jeune homme ce qu'elle croyait donner d'avance à l'amour du mari.

Dans tout ce jeu, la crémière n'avait voulu qu'une chose: s'attacher et conserver une domestique qui ne lui coûtait rien.

XIV.

Comme Germinie descendait un jour l'escalier de service, elle entendit une voix l'appeler par-dessus la rampe, et Adèle lui crier de lui remonter deux sous de beurre et dix sous d'absinthe.

—Ah! tu t'assiéras bien une minute, par exemple, lui dit Adèle quand elle lui rapporta l'absinthe et le beurre. On ne te voit plus, tu n'entres plus… Voyons! tu as bien le temps d'être avec ta vieille… C'est moi qui ne pourrais pas vivre avec une figure d'antéchrist comme ça! Reste donc… C'est la maison sans ouvrage ici aujourd'hui… Il n'y a pas le sou… Madame est couchée… Toutes les fois qu'il n'y a pas d'argent, elle se couche, madame; elle reste au lit toute la journée lire des romans. Veux-tu de ça? Et elle lui offrit son verre d'absinthe.—Non? c'est vrai, toi, tu ne bois pas… C'est drôle de ne pas boire… T'as bien tort… Dis donc, tu serais bien gentille de me faire un mot pour mon chéri… Labourieux… tu sais bien, je t'en ai parlé… Tiens, v'la la plume à madame… et de son papier, qui sent bon… Y es-tu?… En v'la un vrai, ma chère, c't' homme-là! Il est dans la boucherie, je t'ai dit… Ah! par exemple, il ne faut pas le contrarier!… Quand il vient de boire un verre de sang, après avoir tué ses bêtes, il est comme fou… et si vous l'obstinez… ah! dame, il cogne!… Mais qu'est-ce que tu veux? C'est d'être fort qu'il est comme ça… Si tu le voyais se taper sur la poitrine des coups à tuer un boeuf, et vous dire: Ça, c'est un mur!… Ah! c'est un monsieur, celui-là!… Soignes-y sa lettre, hein? Que ça l'entortille… Dis-lui des choses gentilles, tu sais… et un peu tristes… Il adore ça… Au spectacle, il n'aime que quand on pleure… Tiens! mets que c'est toi qui écrives un amoureux…

Germinie se mit à écrire.

—Dis donc, Germinie! Tu ne sais pas? Une drôle d'idée qui a passé par la tête de madame… Est-ce curieux des femmes comme ça, qui peuvent aller dans le plus grand, qui peuvent tout avoir, se payer des rois si ça leur va! Et il n'y a pas à dire… c'est que quand on est comme madame, quand on a ce corps-là!… Et puis avec des affutiots comme elles s'en mettent tout plein, tout leur tralala de robes, de la dentelle partout, enfin tout, qu'est-ce que tu veux qu'on y résiste? Et si ce n'est pas un monsieur, si c'est quelqu'un comme nous… juge comme cela le pince encore plus: c'est ça qui lui monte le coco, une femme en velours… Oui, ma chère, figure-toi, v'la t'il pas que madame est toquée de ce gamin de Jupillon! Il ne nous manquait plus que ça pour crever de faim, ici!

Germinie, la plume levée sur la lettre commencée, regardait Adèle en la dévorant des yeux.

—Tu en restes de là, n'est-ce pas? dit Adèle en lampant et savourant l'absinthe à petites gorgées, la figure allumée de joie devant le visage décomposé de Germinie. Ah! le fait est que c'est cocasse; mais pour vrai, c'est vrai, je t'en flanque mon billet… Elle a remarqué le gamin sur le pas de la boutique, l'autre jour en revenant des Courses… Elle est entrée deux ou trois fois sous prétexte d'acheter quelque chose. Elle doit se faire apporter de la parfumerie… je crois, demain… Ah! bast, n'est-ce pas? Ça les regarde… Eh bien! et ma lettre? Ça t'embête ce que je t'ai dit? Tu faisais ta bégueule… Moi je ne savais pas… Ah! bien, c'est ça, nous y sommes… Ce que tu me disais pour le petit… je crois bien que tu ne voulais pas qu'on y touche! Farceuse!

Et sur un geste de dénégation de Germinie:

—Va donc, va donc! reprit Adèle. Qué que ça me fait? Un enfant que, si on le mouchait, il lui sortirait du lait! Merci! Ce n'est pas mon genre… Enfin, ce sont tes affaires… Voyons maintenant ma lettre, hein?

Germinie se pencha sur la feuille de papier. Mais elle avait la fièvre; ses doigts nerveux faisaient cracher la plume.—Tiens, fit-elle en la rejetant au bout de quelques instants, je ne sais pas ce que j'ai aujourd'hui… Je t'écrirai cela un autre jour…

—Comme tu voudras, ma petite… mais j'y compte. Viens donc demain…
Je te raconterai les farces de madame… Nous rirons!

Et, la porte fermée, Adèle se mit à pouffer de rire: il ne lui en avait coûté qu'une blague pour avoir le secret de Germinie.

XV.

L'amour n'avait été pour le jeune Jupillon que la satisfaction d'une certaine curiosité du mal, cherchant dans la connaissance et la possession d'une femme le droit et le plaisir de la mépriser. Cet homme, sortant de l'enfance, avait apporté à sa première liaison, pour toute ardeur et toute flamme, les froids instincts de polissonnerie qu'éveillent chez les enfants les mauvais livres, les confidences de camarades, les conversations de pension, le premier souffle d'impureté qui déflore le désir. Ce que le jeune homme met autour de la femme qui lui cède, ce dont il la voile, les caresses, les mots aimants, les imaginations de tendresse, rien de cela n'existait pour Jupillon. La femme n'était pour lui qu'une image obscène; et une passion de femme lui paraissait uniquement je ne sais quoi de défendu, d'illicite, de grossier, de cynique et de drôle, une chose excellente pour la désillusion et l'ironie.

L'ironie,—l'ironie basse, lâche et mauvaise du bas peuple,—c'était tout ce garçon. Il incarnait le type de ces Parisiens qui portent sur la figure le scepticisme gouailleur de la grande ville de blague où ils sont nés. Le sourire, cet esprit et cette malice de la physionomie parisienne, était toujours chez lui moqueur, impertinent. Jupillon avait la gaieté de la bouche méchante, presque de la cruauté aux deux coins des lèvres retroussées et tressaillantes de mouvements nerveux. Sur son visage pâle des pâleurs que renvoie au teint l'eau-forte mordant le cuivre, dans ses petits traits nets, décidés, effrontés, se mêlaient la crânerie, l'énergie, l'insouciance, l'intelligence, l'impudence, toutes sortes d'expressions coquines qu'adoucissait chez lui, à de certaines heures, un air de câlinerie féline. Son état de coupeur de gants,—il s'était arrêté à la ganterie après deux ou trois essais malheureux d'apprentissages divers,—l'habitude de travailler à la vitrine, d'être un spectacle pour les passants, avaient donné à toute sa personne un aplomb et des élégances de poseur. À l'atelier sur la rue, avec sa chemise blanche, sa petite cravate noire à la Colin, son pantalon serré sur les reins, il avait pris les dandinements, les prétentions de tenue, les grâces «canaille» de l'ouvrier regardé. Et de douteuses élégances, la raie au milieu de la tête, les cheveux sur les tempes, des cols de chemise rabattus, lui découvrant tout le cou, la recherche des apparences et des coquetteries féminines, lui donnaient une tournure incertaine, que faisaient plus ambiguë sa figure imberbe et seulement tachée de deux petits pinceaux de moustache, ses traits sans sexe où la passion et la colère mettaient tout le mauvais d'une mauvaise petite tête de femme. Mais pour Germinie tous ces airs et ce genre de Jupillon étaient de la distinction.

Ainsi fait, n'ayant rien en lui pour aimer, incapable de se laisser attacher même par ses sens, Jupillon se trouva tout embarrassé et tout ennuyé devant cette adoration qui s'enivrait d'elle-même et dont la fureur allait toujours croissant. Germinie l'assommait. Il la trouvait ridicule dans l'humiliation, comique dans le dévouement. Il en était las, dégoûté, insupporté. Il avait assez de son amour, assez de sa personne. Et il ne tarda pas à s'en écarter, sans charité, sans pitié. Il se sauva d'elle. Il échappa à ses rendez-vous. Il prétexta des contretemps, des courses à faire, un travail pressé. Le soir, elle l'attendait, il ne venait pas; elle le croyait occupé: il était quelque billard borgne, à quelque bal de barrière.

XVI.

C'était bal à la Boule-Noire, un jeudi. On dansait.

La salle avait le caractère moderne des lieux de plaisir du peuple. Elle était éclatante d'une richesse fausse et d'un luxe pauvre. On y voyait des peintures et des tables de marchands de vin, des appareils de gaz dorés et des verres à boire un poisson d'eau-de-vie, du velours et des bancs en bois, les misères et la rusticité d'une guinguette dans le décor d'un palais de carton.

Des lambrequins de velours grenat avec un galon d'or, pendus aux fenêtres, se répétaient économiquement en peinture sous les glaces éclairées d'un bras à trois lumières. Aux murs, dans de grands panneaux blancs, des pastorales de Boucher, cerclées d'un cadre peint, alternaient avec les Saisons de Prudhon, étonnées d'être là; et sur les dessus des fenêtres et des portes, des Amours hydropiques jouaient entre cinq roses décollées d'un pot de pommade de coiffeur de banlieue. Des poteaux carrés, tachés de maigres arabesques, soutenaient le milieu de la salle, au centre de laquelle une petite tribune octogone portait l'orchestre. Une barrière de chêne à hauteur d'appui et qui servait de dossier à une maigre banquette rouge, enfermait la danse. Et contre cette barrière, en dehors, des tables peintes en vert, avec des bancs de bois se serraient sur deux rangs, et entouraient le bar avec un café.

Dans l'enceinte de la danse, sous le feu aigu et les flammes dardées du gaz, étaient toutes sortes de femmes vêtues de lainages sombres, passés, flétris, des femmes en bonnet de tulle noir, des femmes en paletot noir, des femmes en caracos élimés et râpés aux coutures, des femmes engoncées dans la palatine en fourrure des marchandes en plein vent et des boutiquières d'allées. Au milieu de cela pas un col qui encadrât la jeunesse des visages, pas un bout de jupon clair s'envolant du tourbillon de la danse, pas un réveillon de blanc dans ces femmes sombres jusqu'au bout de leurs bottines ternes, et tout habillées des couleurs de la misère. Cette absence de linge mettait dans le bal un deuil de pauvreté; elle donnait à toutes ces figures quelque chose de triste et de sale, d'éteint, de terreux, comme un vague aspect sinistre où se mêlait le retour de l'Hôpital au retour du Mont-de-piété!

Une vieille en cheveux, la raie sur le côté de la tête, passait, devant les tables, une corbeille remplie de morceaux de gâteau de Savoie et de pommes rouges. De temps en temps la danse, dans son branle et son tournoiement, montrait un bas sale, le type juif d'une vendeuse d'éponges de la rue, des doigts rouges au bout de mitaines noires, une figure bise à moustache, une sous-jupe tachée de la crotte de l'avant-veille, une crinoline d'occasion forcée et toute bossue, de l'indienne de village à fleurs, un morceau de défroque de femme entretenue.

Les hommes avaient le paletot, la petite casquette flasque rabattue par derrière, le cache-nez de laine dénoué et pendant dans le dos. Ils invitaient les femmes en les tirant par les rubans de leurs bonnets, volant derrière elles. Quelques-uns, en chapeaux, en redingotes, en chemises de couleur avaient un air de domesticité insolente et d'écurie de grande maison.

Tout sautait et s'agitait. Les danseuses se démenaient, tortillaient, cabriolaient, animées, pataudes et déchaînées sous le coup de fouet d'une joie bestiale. Et dans les avant-deux, l'on entendait des adresses se donner: Impasse du Dépotoir.

Ce fut là que Germinie entra, au moment où finissait le quadrille sur l'air de la Casquette du père Bugeaud, dans lequel les cymbales, les grelots de poste, le tambour, avaient donné à la danse l'étourdissement et la folie de leur bruit. D'un regard elle embrassa la salle, tous les hommes ramenant leurs danseuses à la place marquée par leurs casquettes: on l'avait trompée; il n'y était pas, elle ne le vit pas. Cependant elle attendit. Elle entra dans l'enceinte du bal, et s'assit, en tâchant de ne pas avoir l'air trop gêné, sur le bord d'une banquette. À leurs bonnets de linge, elle avait jugé que les femmes assises en file à côté d'elle étaient des domestiques comme elle: des camarades l'intimidaient moins que ces petites filles du bal, en cheveux et en filet, les mains dans les poches de leur paletot, l'oeil effronté, la bouche chantonnante. Mais bientôt elle éveilla, même sur son banc, une attention malveillante. Son chapeau,—une douzaine de femmes seulement dans le bal portaient chapeau,—son jupon à dents dont le blanc passait sous sa robe, la broche d'or de son châle, firent autour d'elle une curiosité hostile. On lui jeta des regards, des sourires qui lui voulaient du mal. Toutes les femmes avaient l'air de se demander d'où sortait cette nouvelle venue, et de se dire qu'elle venait prendre les amants des autres. Des amies qui se promenaient dans la salle, nouées comme pour une valse, avec leurs mains glissées à la taille, en passant devant elle, lui faisaient baisser les yeux, puis s'éloignaient avec des haussements d'épaule, en tournant la tête.

Elle changeait de place: elle retrouvait les mêmes sourires, la même hostilité, les mêmes chuchotements. Elle alla jusqu'au fond de la salle: tous ces yeux de femmes l'y suivaient; elle se sentait enveloppée de regards de méchanceté et d'envie, depuis le bas de sa robe jusqu'aux fleurs de son chapeau. Elle était rouge. Par moments elle craignait de pleurer. Elle voulait s'en aller, mais le courage lui masquait pour traverser la salle toute seule.

Elle se mit à regarder machinalement une vieille femme faisant lentement le tour de la salle d'un pas silencieux comme le vol d'un oiseau de nuit qui tourne. Un chapeau noir, couleur de papier brûlé, enfermait ses bandeaux de cheveux grisonnants. De ses épaules d'homme, carrées et remontées, pendait un tartan écossais aux couleurs mortes. Arrivée à la porte, elle jeta un dernier regard dans la salle, et l'embrassa toute de l'oeil d'un vautour qui cherche de la viande, et n'en trouve pas.

Tout à coup, on cria: c'était un garde de Paris, qui jetait à la porte un petit jeune homme essayant de lui mordre les mains, et se cramponnant aux tables contre lesquelles, en tombant, il faisait le bruit sec d'une chose qui se casse…

Comme Germinie détournait la tête, elle aperçut Jupillon: il était là, dans un rentrant de fenêtre, à une table verte, fumant, entre deux femmes. L'une était une grande blonde, aux cheveux de chanvre rares et frisotés, la figure plate et bête, les yeux ronds. Une chemise de flanelle rouge lui plissait au dos, et elle faisait sauter avec les deux mains les deux poches d'un tablier noir sur sa jupe marron. L'autre, petite, noireaude, toute rouge de s'être débarbouillée au savon, était encapuchonnée, avec une coquetterie de harangère, dans une capeline de tricot blanc à bordure bleue.

Jupillon avait reconnu Germinie. Quand il la vit se lever et venir lui, les yeux fixes, il se pencha à l'oreille de la femme à la capeline, et se carrant dans sa pose, les deux coudes sur la table, il attendit.

—Tiens! te v'la, fit-il quand Germinie fut devant lui immobile, droite, muette. En voilà une, de surprise!… Garçon! un autre saladier!

Et vidant le saladier de vin sucré dans le verre des deux femmes:—Voyons, reprit-il, ne fais pas ta tête… Mets-toi là…

Et comme Germinie ne bougeait pas;—Va donc! C'est des dames à mes amis… demande-leur!—Mélie, dit à l'autre femme la femme à la capeline, avec sa voix de mauvaise gale, tu ne vois donc pas? C'est la mère à monsieur! Fais y donc place à c'te dame, puisqu'elle veut bien boire avec nous…

Germinie jeta à la femme un regard d'assassin.

—Eh bien! quoi? reprit la femme; ça vous vexe, madame? Excusez! fallait prévenir… Quel âge donc qu'elle se croit, hein, Mélie? Sapristi! Tu les choisis jeunes, toi, tu ne te gênes pas!…

Jupillon souriait en dessous, se dandinait, ricanait en dedans. Toute sa personne laissait percer la joie lâche qu'ont les méchants à voir souffrir ceux qui souffrent de les aimer.

—J'ai à te parler… à toi… pas ici… en bas, lui dit Germinie.

—Bien de l'agrément! Arrives-tu, Mélie? dit la femme à la capeline en rallumant un bout de cigare éteint, oublié par Jupillon sur la table, près d'un rond de citron.

—Qu'est-ce que tu veux? fit Jupillon remué malgré lui par l'accent de
Germinie.

—Viens!

Et elle se mit à marcher devant lui. Sur son passage, on se pressait, on riait. Elle entendait des voix, des phrases, un murmure de huées.

XVII.

Jupillon promit à Germinie de ne plus retourner au bal. Mais le jeune homme avait un commencement de réputation à la Brididi, dans ces bastringues de barrière, à la Boule-Noire, à la Reine Blanche, l'Ermitage. Il était devenu le danseur qui fait lever les consommateurs des tables, le danseur qui suspend toute une salle à la semelle de sa botte jetée à deux pouces au-dessus de sa tête, le danseur qu'invitent et que rafraîchissent quelquefois, pour danser avec elles, les danseuses de l'endroit. Le bal pour lui n'était plus seulement le bal, c'était un théâtre, un public, une popularité, des applaudissements, le murmure flatteur de son nom dans des groupes, l'ovation d'une gloire de cancan dans le feu des quinquets.

Le dimanche, il n'alla pas à la Boule-Noire; mais le jeudi qui suivit ce dimanche, il y retourna; et Germinie, voyant bien qu'elle ne pouvait l'empêcher d'y aller, se décida à l'y suivre et à y rester tout le temps qu'il y restait. Assise à une table, au fond, dans le coin le moins éclairé de la salle, elle le suivait et le guettait des yeux pendant toute la contre-danse; et le quadrille fini, s'il tardait, elle allait le reprendre, le retirer presque de force des mains et des caresses des femmes s'obstinant à le tirailler, à le retenir par un jeu de méchanceté.

Comme bientôt on la connut, l'injure autour d'elle ne fut plus vague, sourde, lointaine, comme au premier bal. Les paroles l'attaquèrent en face, les rires lui parlèrent tout haut. Elle fut obligée de passer ses trois heures dans des risées qui la désignaient, la montraient du doigt, la nommaient, lui clouaient son âge sur la figure. Elle était à tout moment obligée d'essuyer ce mot: la vieille! que les jeunes drôlesses lui crachaient en passant, par-dessus l'épaule. Encore celles-là la regardaient-elles; mais souvent des danseuses invitées à boire par Jupillon, amenées par lui à la table où était Germinie, buvant le saladier de vin chaud qu'elle payait, restaient accoudées, la joue sur la main, paraissant ne pas voir qu'il y avait une femme là, avançant sur sa place comme sur une place vide, et ne lui répondant pas quand elle leur parlait. Germinie eût tué ces femmes que Jupillon lui faisait régaler et qui la méprisaient tant qu'elles ne s'apercevaient pas seulement de sa présence.

Il arriva qu'à bout de souffrances, révoltée de tout ce qu'elle buvait là d'humiliations, elle eut l'idée de danser, elle aussi. Elle ne voyait que ce moyen de ne pas laisser son amant à d'autres, de le tenir toute la soirée, peut-être de l'attacher à son succès si elle avait la chance de réussir. Tout un mois elle travailla, en cachette, pour arriver danser. Elle répéta les figures, les pas. Elle força son corps, elle sua à chercher ces coups de reins, ces tours de jupe qu'elle voyait applaudir. Au bout de cela, elle se risqua: mais tout la démonta et ajouta à sa gaucherie, le milieu hostile dans lequel elle se sentait, les sourires d'étonnement et de pitié qui avaient couru sur les lèvres lorsqu'elle avait pris place dans l'enceinte de la danse. Elle fut si ridicule et si moquée qu'elle n'eut pas le courage de recommencer. Elle se renfonça sombrement dans son coin obscur, n'en sortant que pour aller chercher et ramener Jupillon avec la muette violence d'une femme qui arrache son homme au cabaret et le remporte par le bras.

Le bruit se répandit bientôt dans la rue que Germinie allait à ces bals, qu'elle n'en manquait pas un. La fruitière, chez laquelle Adèle avait déjà bavardé, envoya son fils «pour voir;» il revint en disant que c'était vrai, et raconta toutes les misères qu'on faisait à Germinie et qui ne l'empêchaient pas de revenir. Alors il n'y eut plus de doute dans le quartier sur les relations de la domestique de mademoiselle avec Jupillon, relations que quelques âmes charitables contestaient encore. Le scandale éclata, et, en une semaine, la pauvre fille, traînée dans toutes les médisances du quartier, baptisée et saluée des plus sales noms de la langue des rues, tomba d'un coup, de l'estime la plus hautement témoignée, au mépris le plus brutalement affiché.

Jusque-là son orgueil—et il était grand—avait joui de ce respect, de cette considération qui entoure, dans les quartiers de lorettes, la domestique qui sert honnêtement une personne honnête. On l'avait habituée à des égards, à des déférences, à des attentions. Elle était part de ses camarades. Sa probité insoupçonnable, sa conduite dont il n'y avait rien à dire, sa position de confiance chez mademoiselle, ce qui rejaillissait sur elle de l'honorabilité de sa maîtresse, faisaient que les marchands la traitaient sur un autre pied que les autres bonnes. Ou lui parlait la casquette à la main; on lui disait toujours: mademoiselle Germinie. On se dépêchait de la servir; on lui avançait l'unique chaise de la boutique pour la faire attendre. Lors même qu'elle marchandait, on restait poli avec elle, et on ne l'appelait pas râleuse. Les plaisanteries un peu trop vives s'arrêtaient devant elle. Elle était invitée aux grands repas, aux fêtes de famille, consultée sur les affaires.

Tout changea dès que furent connues ses relations avec Jupillon, ses assiduités à la Boule-Noire. Le quartier se vengea de l'avoir respectée. Les bonnes éhontées de la maison s'approchèrent d'elle comme d'une semblable. Une, dont l'amant était à Mazas, lui dit: «Ma chère.» Les hommes l'abordèrent avec familiarité, la tutoyèrent du regard, du ton, du geste, de la main. Les enfants mêmes, sur le trottoir, autrefois dressés à lui faire «un beau serviteur,» se sauvèrent d'elle comme d'une personne dont on leur avait dit d'avoir peur. Elle se sentait traitée sous la main, servie à la diable. Elle ne pouvait faire un pas sans marcher dans le mépris, et recevoir sa honte sur la joue.

Ce fut pour elle une horrible déchéance d'elle-même. Elle souffrit comme si on lui arrachait, lambeau à lambeau, son honneur dans le ruisseau. Mais à mesure qu'elle souffrait, elle se serrait contre son amour et se cramponnait à lui. Elle ne lui en voulait pas, elle ne lui reprochait rien. Elle s'y attachait par toutes les larmes qu'il faisait pleurer son orgueil. Et toute repliée, resserrée sur sa faute, on la voyait dans cette rue où elle passait tout à l'heure fière, et le front haut, aller furtive et fuyante, l'échine basse, le regard oblique, inquiète d'être reconnue, pressant le pas devant les boutiques qui lui balayaient leurs médisances sur les talons.

XVIII.

Jupillon se plaignait sans cesse de l'ennui de travailler pour les autres, de ne pas être «à ses pièces,» de ne pouvoir trouver dans la bourse de sa mère quinze ou dix-huit cents francs. Il ne demandait pas une plus grosse somme pour louer deux chambres, au rez-de-chaussée et monter un petit fonds de ganterie. Et déjà il faisait ses plans et ses rêves: il s'établirait dans le quartier, quartier excellent pour son commerce, plein d'acheteuses et de gâcheuses de chevreaux à cinq francs. Aux gants, il joindrait bientôt la parfumerie, les cravates; puis avec de gros bénéfices, son fonds revendu, il irait prendre un magasin rue Richelieu.

Chaque fois qu'il parlait de cela, Germinie lui demandait mille explications. Elle voulait savoir tout ce qu'il faut pour s'établir. Elle se faisait nommer les outils, les accessoires, indiquer leurs prix, leurs débitants. Elle l'interrogeait sur son état, son travail, si curieusement, si longuement, qu'à la fin Jupillon impatienté finissait par lui dire:—Qu'est-ce que ça te fait tout ça? L'ouvrage m'embête déj assez; ne m'en parle pas!

Un dimanche, elle montait avec lui vers Montmartre. Au lieu de prendre par la rue Frochot, elle prit par la rue Pigalle.

—Mais ce n'est pas par là, lui dit Jupillon.—Je sais bien, dit-elle, viens toujours.

Elle lui avait pris le bras et marchait en se détournant un peu de lui pour qu'il ne vît pas ce qui passait sur son visage. Au milieu de la rue Fontaine-Saint-Georges, elle l'arrêta brusquement devant deux fenêtres de rez-de-chaussée, et lui dit:

—Tiens! Elle tremblait de joie.

Jupillon regarda: il vit entre les deux fenêtres sur une plaque lettres de cuivre qui brillaient:

Magasin de Ganterie.

JUPILLON.

Il vit des rideaux blancs à la première fenêtre. À travers les carreaux de la seconde, il aperçut des casiers, des cartons, et devant, le petit établi de son état, avec les grands ciseaux, le pot à retailles, et le couteau à piquer pour déborder les peaux.

—Ta clef est chez le portier, lui dit-elle.

Ils entrèrent dans la première pièce, dans le magasin.

Elle se mit à vouloir tout lui montrer. Elle lui ouvrait les cartons, et elle riait. Puis poussant la porte de l'autre chambre:—Vois-tu, tu n'étoufferas pas là comme dans la soupente de ta mère… Ça te plaît-il? Oh! ce n'est pas beau, mais c'est propre… Je t'aurais voulu de l'acajou…. Ça te plaît-il, cette descente de lit là?… Et le papier… je je n'y pensais plus… Elle lui mit dans la main une quittance de loyer.—Tiens! c'est pour six mois… Ah! dame, il faut que tu te mettes tout de suite à gagner de l'argent… Voilà mes quatre sous de la caisse d'épargne finis du coup… Ah! tiens, laisse-moi m'asseoir… T'as l'air si content… ça me fait un effet… ça me tourne… je n'ai plus de jambes….

Et elle se laissa glisser sur une chaise. Jupillon se pencha sur elle pour l'embrasser.

—Ah! oui, il n'y en a plus, lui dit-elle, en lui voyant chercher de l'oeil ses boucles d'oreilles, c'est comme mes bagues… Tiens, vois-tu, plus rien…

Et elle lui montra ses mains dégarnies des pauvres bijoux qu'elle avait travaillé si longtemps à s'acheter.—Ç'a été le fauteuil, tout ça, vois-tu… mais il est tout crin…

Et comme Jupillon restait devant elle avec l'air d'un homme embarrassé qui cherche les phrases d'un remerciement:

—Mais tu es tout drôle… Qu'est-ce que tu as?… Ah! c'est pour ça?…
Et elle lui montra la chambre.—T'es bête!… je t'aime, n'est-ce pas?
Eh bien?

Germinie dit cela simplement, comme le coeur dit les choses sublimes.

XIX.

Elle devint enceinte.

D'abord elle douta, elle n'osait le croire. Puis, quand elle fut certaine d'être grosse, une immense joie la remplit, une joie qui lui noya l'âme. Son bonheur fut si grand et si fort qu'il étouffa d'un seul coup les angoisses, les craintes, le tremblement de pensées qui se mêle d'ordinaire à la maternité des femmes non mariées et leur empoisonne l'attente de l'enfantement, la divine espérance vivante et remuante en elles. L'idée du scandale de sa liaison découverte, de l'éclat de sa faute dans le quartier, l'idée de cette chose abominable qui l'avait fait toujours penser au suicide: le déshonneur, même la peur de se voir découverte par mademoiselle, d'être chassée par elle, rien de tout cela ne put toucher à sa félicité. Comme si elle l'eût déjà soulevé dans ses bras devant elle, l'enfant qu'elle attendait ne lui laissait rien voir que lui; et se cachant à peine, elle portait presque fièrement, sous les regards de la rue, sa honte de femme dans l'orgueil et le rayonnement de la mère qu'elle allait être.

Elle se désolait seulement d'avoir dépensé toutes ses économies, d'être sans argent et en avance de plusieurs mois sur ses gages avec sa maîtresse. Elle regrettait amèrement d'être pauvre pour recevoir son enfant. Souvent, en passant rue Saint-Lazare, elle s'arrêtait devant un magasin de blanc à l'étalage duquel étaient exposées des layettes d'enfants riches. Elle dévorait des yeux tout ce joli linge ouvragé et coquet, les bavettes de piqué, la longue robe à courte taille garnie de broderies anglaises, toute cette toilette de chérubin et de poupée. Une terrible envie, l'envie d'une femme grosse, la prenait de briser la glace et de voler tout cela: derrière l'échafaudage de l'étalage, les commis habitués à la voir stationner se la montraient en riant.

Puis encore par instants, dans ce bonheur qui l'inondait, dans ce ravissement de joie qui soulevait tout son être, une inquiétude la traversait. Elle se demandait comment le père accepterait son enfant. Deux ou trois fois, elle avait voulu lui annoncer sa grossesse, et n'avait pas osé. Enfin un jour, lui voyant la figure qu'elle attendait depuis si longtemps pour lui tout dire, une figure où il y avait un peu de tendresse, elle lui avoua, en rougissant et comme en lui demandant pardon, ce qui la rendait si heureuse.—En voilà une idée! fit Jupillon.

Puis, quand elle l'eut assuré que ce n'était pas une idée, qu'elle était positivement grosse de cinq mois:—De la chance! reprit le jeune homme.—Merci! Et il jura.—Veux-tu me dire un peu, qu'est-ce qui lui donnera la becquée, à ce moineau-là?

—Oh! sois tranquille!… il ne pâtira pas, ça me regarde… Et puis ça sera si gentil!… N'aie pas peur, on ne saura rien… Je m'arrangerai… Tiens! les derniers jours, je marcherai comme ça, la tête en arrière… je ne porterai plus de jupons… je me serrerai, tu verras!… On ne s'apercevra de rien, je te dis…. Un petit enfant, nous deux, songe donc!

—Enfin puisque ça y est, ça y est, n'est-ce pas? fit le jeune homme.

—Dis donc, hasarda timidement Germinie, si tu le disais à ta mère?

—À m'man?…. Ah! non, par exemple… Il faut que tu accouches…. Ensuite de ça, nous apporterons le moutard à la maison… Ça lui donnera un coup, et peut-être qu'elle nous lâchera son consentement.

XX.

Le jour des Rois arriva. C'était le jour d'un grand dîner donné régulièrement chaque année par Mlle de Varandeuil. Elle invitait ce jour-là tous les enfants de sa famille, ou de ses amitiés, petits ou grands. À peine si le petit appartement pouvait les contenir. On était obligé de mettre une partie des meubles sur le carré. Et l'on dressait une table dans chacune des deux pièces qui formaient tout l'appartement de mademoiselle. Pour les enfants, ce jour était une grande joie qu'ils se promettaient huit jours d'avance. Ils montaient en courant l'escalier, derrière les garçons pâtissiers. À table, ils mangeaient trop sans être grondés. Le soir ils ne voulaient pas se coucher, grimpaient sur les chaises, et faisaient un tapage qui donnait toujours à Mlle de Varandeuil une migraine le lendemain; mais elle ne leur en voulait pas: elle avait eu les bonheurs d'une fête de grand'mère à les entendre, à les voir, à leur nouer par derrière la serviette blanche qui les faisait paraître si roses. Et pour rien au monde elle n'eût manqué de donner ce dîner, qui remplissait son appartement de vieille fille de toutes ces petites têtes blondes de petits diables, et y mettait en un jour du bruit, de la jeunesse et des rires pour un an.

Germinie était en train de faire ce dîner. Elle fouettait une crème dans une terrine sur ses genoux, quand tout à coup elle sentit les premières douleurs. Elle se regarda dans le bout de glace cassée qu'elle avait au-dessus de son buffet de cuisine: elle se vit pâle. Elle descendit chez Adèle:—Donne-moi le rouge à ta maîtresse, lui dit-elle. Et elle s'en mit sur les joues. Puis elle remonta, et ne voulant pas s'écouter souffrir, elle finit son dîner. Il fallait le servir, elle le servit. Au dessert, pour donner des assiettes, elle s'appuyait aux meubles, se retenait au dossier des chaises, cachant sa torture avec l'horrible sourire crispé des gens dont les entrailles se tordent.

—Ah! çà, tu es malade?… lui dit sa maîtresse en la regardant.

—Oui, mademoiselle un peu… c'est peut-être le charbon, la cuisine…

—Allons, va te coucher… on n'a plus besoin de toi, tu desserviras demain.

Elle redescendit chez Adèle.

—Ça y est, lui dit-elle, vite un fiacre… C'est rue de la Huchette, que tu m'as dit, en face d'un planeur de cuivre, ta sage-femme, n'est-ce pas? Tu n'as pas une plume, du papier?

Et elle se mit à écrire un mot pour sa maîtresse. Elle lui disait qu'elle était trop souffrante, qu'elle allait à l'hôpital, qu'elle ne lui disait pas où, parce qu'elle se fatiguerait à venir la voir, que dans huit jours elle serait revenue.

—Voilà! fit Adèle essoufflée en lui donnant le numéro du fiacre.

—Je peux y rester… lui dit Germinie, pas un mot à mademoiselle…
Voilà tout… Jure-moi, pas un mot!

Elle descendait l'escalier, lorsqu'elle rencontra Jupillon:

—Tiens! fit-il, où vas-tu? tu sors?

—Je vais accoucher… Ça m'a pris dans la journée… Il y avait un grand dîner… Ah! ç'a été dur!… Pourquoi viens-tu? Je t'avais dit de ne jamais venir, je ne veux pas!

—C'est que… je vais te dire… dans ce moment-ci j'ai absolument besoin de quarante francs. Mais là, vrai, absolument besoin.

—Quarante francs! Mais je n'ai que juste pour la sage-femme…

—C'est embêtant… voilà! Que veux-tu? Et il lui donna le bras pour l'aider à descendre.—Cristi! je vais avoir du mal à les avoir tout de même.

Il avait ouvert la portière de la voiture:—Où faut-il qu'il te mène?

—À la Bourbe… lui dit Germinie. Et elle lui glissa les quarante francs dans la main.

—Laisse donc, fit Jupillon.

—Ah! va… là ou autre part! Et puis j'ai encore sept francs.

Le fiacre partit.

Jupillon resta un moment immobile sur le trottoir, regardant les deux napoléons dans sa main. Puis il se mit à courir après le fiacre, et, l'arrêtant, il dit à Germinie par la portière:

—Au moins, je vais te conduire?

—Non, je souffre trop… J'aime mieux être seule, lui répondit
Germinie, en se tortillant sur les coussins du fiacre.

Au bout d'une éternelle demi-heure, le fiacre s'arrêta rue de Port-Royal, devant une porte noire surmontée d'une lanterne violette qui annonçait aux étudiants en médecine de passage dans la rue qu'il y avait, cette nuit-là et dans ce moment-là, la curiosité et l'intérêt d'un accouchement laborieux à la Maternité.

Le cocher descendit de son siège et sonna. Le concierge, aidé d'une fille de salle, prenant Germinie sous les bras, la monta à l'un des quatre lits de la salle d'accouchement. Une fois dans le lit, ses douleurs se calmèrent un peu. Elle regarda autour d'elle, vit les autres lits vides, et au fond de l'immense pièce, une grande cheminée de campagne flambante d'un grand feu devant lequel, accrochés à une barre de fer, séchaient des langes, des draps, des alèses.

Une demi-heure après, Germinie accouchait; elle mit au monde une petite fille. On roula son lit dans une autre salle. Elle était là depuis plusieurs heures, abîmée dans ce doux affaissement de la délivrance qui suit les épouvantables déchirements de l'enfantement, tout heureuse et tout étonnée de vivre encore, nageant dans le soulagement et profondément pénétrée du vague bonheur d'avoir créé. Tout à coup, un cri:—Je me meurs! lui fit regarder à côté d'elle: elle vit une de ses voisines jeter ses bras autour du cou d'une élève sage-femme de garde, retomber presque aussitôt, remuer un instant sous les draps, puis ne plus bouger. Presque au même instant, d'un lit à côté, il s'éleva un autre, cri horrible, perçant, terrifié, le cri de quelqu'un qui voit la mort: c'était une femme qui appelait avec des mains désespérées la jeune élève; l'élève accourut, se pencha, et tomba raide évanouie par terre.

Alors le silence revint; mais entre ces deux mortes et cette demi-morte que le froid du carreau mit plus d'une heure à faire revenir, Germinie et les autres femmes encore vivantes dans la salle restèrent sans même oser tirer la sonnette d'appel et de secours pendue dans chaque lit.

Il y avait alors à la Maternité une de ces terribles épidémies puerpérales qui soufflent la mort sur la fécondité humaine, un de ces empoisonnements de l'air qui vident, en courant, par rangées, les lits des accouchées, et qui autrefois faisaient fermer la Clinique: on croirait voir passer la peste, une peste qui noircit les visages en quelques heures, enlève tout, emporte les plus fortes, les plus jeunes, une peste qui sort des berceaux, la Peste noire des mères! C'était tout autour de Germinie, à toute heure, la nuit surtout, des morts telles qu'en fait la fièvre de lait, des morts qui semblaient violer la nature, des morts tourmentées, furieuses de cris, troublées d'hallucination et de délire, des agonies auxquelles il fallait mettre la camisole de force de la folie, des agonies qui s'élançaient tout à coup, hors d'un lit, en emportant les draps, et faisaient frissonner toute la salle de l'idée de voir revenir les mortes de l'amphithéâtre! La vie s'en allait là comme arrachée du corps. La maladie même y avait une forme d'horreur et une monstruosité d'apparence. Dans les lits, aux lueurs des lampes, les draps se soulevaient vaguement et horriblement, au milieu, sous les enflures de la péritonite.

Pendant cinq jours, Germinie, pelotonnée et se ramassant dans son lit, fermant comme elle pouvait les yeux et les oreilles, eut la force de combattre toutes ces terreurs et de n'y céder que par moments. Elle voulait vivre et elle se rattachait à ses forces par la pensée de son enfant, par le souvenir de mademoiselle. Mais le sixième jour, elle fut à bout d'énergie, son courage l'abandonna. Un froid lui passa dans l'âme. Elle se dit que tout était fini. Cette main que la mort vous pose sur l'épaule, le pressentiment de mourir, la touchait déjà. Elle sentait cette première atteinte de l'épidémie, la croyance de lui appartenir et l'impression d'en être déjà à demi possédée. Sans se résigner, elle s'abandonnait. À peine si sa vie, vaincue d'avance, faisait encore l'effort de se débattre. Elle en était là, lorsqu'une tête se pencha, comme une lumière, sur son lit.

C'était la tête de la plus jeune des élèves, une tête blonde, aux grands cheveux d'or, aux yeux bleus si doux que les mourantes voyaient le ciel s'y ouvrir. En l'apercevant, les femmes dans le délire disaient:—Tiens! la sainte Vierge!

—Mon enfant, dit l'élève à Germinie, vous allez demander tout de suite votre permis. Il faut vous en aller. Vous vous mettrez bien chaudement. Vous vous garnirez bien… Aussitôt que vous serez chez vous couchée, vous prendrez quelque chose de bouillant, de la tisane, du tilleul… Vous tâcherez de suer… Comme ça, vous n'aurez pas de mal… Mais allez-vous-en… Ici, cette nuit, fit-elle en promenant son regard sur les lits, il ne ferait pas bon pour vous… Ne dites pas que c'est moi qui vous fais partir: vous me feriez mettre à la porte…

XXI.

Germinie se rétablit en quelques jours. La joie et l'orgueil d'avoir donné le jour à une petite créature où sa chair était mêlée à la chair de l'homme qu'elle aimait, le bonheur d'être mère, la sauvèrent des suites d'une couche mal soignée. Elle revint à la santé, et elle eut vivre un air de plaisir que sa maîtresse ne lui avait jamais vu.

Tous les dimanches, quelque temps qu'il fît, elle s'en allait sur les onze heures: mademoiselle croyait qu'elle allait voir une amie à la campagne, et elle était enchantée du bien que faisaient à sa bonne ces journées au grand air. Germinie prenait Jupillon qui se laissait emmener sans trop rechigner, et ils partaient pour Pommeuse où était l'enfant, et, où les attendait un bon déjeuner commandé par la mère. Une fois dans le wagon du chemin de fer de Mulhouse, Germinie ne parlait plus, ne répondait plus. Penchée à la portière, elle semblait avoir toutes ses pensées devant elle. Elle regardait, comme si son désir voulait dépasser la vapeur. Le train à peine arrêté, elle sautait, jetait son billet l'homme des billets, et courait dans le chemin de Pommeuse, laissant Jupillon derrière elle. Elle approchait, elle arrivait, elle y était: c'était là! Elle fondait sur son enfant, l'enlevait des bras de la nourrice avec des mains jalouses,—des mains de mère!—le pressait, le serrait, l'embrassait, le dévorait de baisers, de regards, de rires! Elle l'admirait un instant, puis égarée, bienheureuse, folle d'amour, le couvrait jusqu'au bout de ses petits pieds nus des tendresses de sa bouche. On déjeunait. Elle s'attablait, l'enfant sur ses genoux, et ne mangeait pas: elle l'avait tant embrassé qu'elle ne l'avait pas encore vu, et elle se mettait à chercher, à détailler la ressemblance de la petite avec eux deux. Un trait était à lui, un autre à elle:—C'est ton nez… c'est mes yeux… Elle aura les cheveux comme les tiens avec le temps… Ils friseront!… Vois-tu, voilà tes mains… c'est tout toi… Et c'était pendant des heures ce radotage intarissable et charmant des femmes qui veulent faire à un homme la part de leur fille. Jupillon se prêtait à tout cela sans trop d'impatience, grâce à des cigares à trois sous que Germinie tirait de sa poche et qu'elle lui donnait un à un. Puis il avait trouvé une distraction: au bout du jardin passait le Morin. Jupillon était parisien: il aimait la pêche à la ligne.

Et l'été venu, ils se tenaient là toute la journée, au fond du jardin, au bord de l'eau, Jupillon sur une planche à laver jetée sur deux piquets, sa ligne à la main, Germinie, son enfant dans sa jupe, assise par terre sous le néflier penché sur la rivière. Le jour étincelait; le soleil brûlait la grande eau courante d'où se levaient des éclairs de miroir. C'était comme une joie de feu du ciel et de la rivière, au milieu de laquelle Germinie tenait sa fille debout et la faisait piétiner sur elle, nue et rose, avec sa brassière écourtée, la peau tremblante de soleil par places, la chair frappée de rayons comme de la chair d'ange qu'elle avait vue dans les tableaux. Elle ressentait de divines douceurs, quand la petite, avec ces mains tâtillonnantes des enfants qui ne parlent pas encore, lui touchait le menton, la bouche, les joues, s'obstinait à lui mettre les doigts dans les yeux, les arrêtait, en jouant, sur son regard, et promenait sur tout son visage le chatouillement et le tourment de ces chères petites menottes qui semblent chercher à l'aveuglette la face d'une mère: c'était comme si la vie et la chaleur de son enfant lui erraient sur la figure. De temps en temps, envoyant par-dessus la tête de la petite la moitié de son sourire à Jupillon, elle lui criait:—Mais regarde-la donc!

Puis, l'enfant s'endormait avec cette bouche ouverte qui rit au sommeil. Germinie se penchait sur son souffle; elle écoutait son repos. Et peu peu bercée à cette respiration d'enfant, elle s'oubliait délicieusement à regarder ce pauvre lieu de son bonheur, le jardin agreste, les pommiers aux feuilles garnies de petits escargots jaunes, aux pommes rosées du côté du midi, les rames où s'enroulaient, au pied, tordues et grillées, les tiges de pois, le carré de choux, les quatre tournesols dans le petit rond au milieu de l'allée; puis, tout près d'elle, au bord de la rivière, les places d'herbe remplies de foirolle, les têtes blanches des orties contre le mur, les boîtes de laveuses et les bouteilles d'eau de lessive, la botte de paille éparpillée par la folie d'un jeune chien sortant de l'eau. Elle regardait et rêvait. Elle songeait au passé, en ayant son avenir sur les genoux. De l'herbe, des arbres, de la rivière qui étaient là, elle refaisait, avec le souvenir, le rustique jardin de sa rustique enfance. Elle revoyait les deux pierres descendant à l'eau où sa mère, avant de la coucher, l'été, lui lavait les pieds quand elle était toute petite…

—Dites donc, père Remalard, dit, par une des plus chaudes journées d'août, Jupillon, posté sur sa planche, au bonhomme qui le regardait,—savez-vous que ça ne pique pas pour un liard avec le ver rouge?

—Y faudrait de l'asticot, dit sentencieusement le paysan.

—Eh bien! on se payera de l'asticot! Père Remalard, faut avoir un mou de veau jeudi, vous m'accrocherez ça dans c't arbre… et dimanche nous verrons bien.

Le dimanche, Jupillon fit une pêche miraculeuse, et Germinie entendit la première syllabe sortir de la bouche de sa fille.

XXII.

Le mercredi matin, en descendant, Germinie trouva une lettre pour elle. Dans cette lettre, écrite au revers d'une quittance de blanchisseur, la femme Remalard lui disait que son enfant était tombée malade presque aussitôt qu'elle était partie; que depuis elle allait toujours plus mal; qu'elle avait consulté le docteur; qu'il lui avait parlé d'une mauvaise mouche qui avait piqué la petite; qu'elle avait été la faire voir une seconde fois; qu'elle ne savait plus que faire; qu'elle avait fait faire des pèlerinages pour elle. La lettre finissait: «Si vous voyiez comme j'ai de l'embarras pour votre petite… si vous voyiez comme elle est gentille quand elle n'endure pas de mal!»

Cette lettre fit à Germinie l'effet d'un grand coup qui vous pousse en avant. Elle sortit et se dirigea machinalement du côté du chemin de fer qui menait chez sa petite. Elle était en cheveux et en pantoufles; mais elle n'y songeait pas. Il fallait qu'elle vît son enfant, qu'elle le vît tout de suite. Après, elle reviendrait. Elle pensa un moment au déjeuner de mademoiselle, puis l'oublia. Tout à coup, à mi-chemin dans la rue, elle vit l'heure à l'horloge d'un bureau de fiacres: elle se rappela qu'il n'y avait pas de départ à cette heure-là. Elle retourna sur ses pas, se dit qu'elle allait bâcler le déjeuner, puis qu'elle trouverait un prétexte pour être libre le reste de la journée. Mais le déjeuner servi, elle ne trouva rien: elle avait la tête si pleine de son enfant qu'elle ne put inventer un mensonge; son imagination était stupide. Et puis, si elle avait parlé, demandé, elle aurait éclaté; elle se sentait sur les lèvres: C'est pour voir ma petite! La nuit, elle n'osa se sauver; mademoiselle avait été un peu souffrante la nuit précédente: elle avait peur qu'elle n'eût besoin d'elle.

Le lendemain, quand elle entra chez mademoiselle avec une histoire imaginée la nuit, toute prête à lui demander à sortir, mademoiselle lui dit, en lisant la lettre qu'elle lui avait remontée de chez le portier:—Ah! c'est ma vieille de Belleuse qui a besoin de toi toute la journée pour l'aider à ses confitures… Allons, mes deux oeufs, en poste, et décampe… Hein, quoi, ça te chiffonne?.. Qu'est-ce qu'il y a?

—Moi?.. mais pas du tout, eut la force de dire Germinie.

Tout ce long jour, elle le passa au feu des bassines, au ficèlement des pots, dans la torture des gens que la vie cloue loin du mal de ceux qu'ils aiment. Elle eut le déchirement des malheureux qui ne peuvent aller où sont leurs inquiétudes, et creusant jusqu'au fond le désespoir de l'éloignement et de l'incertitude, se figurent à toute minute qu'on va mourir sans eux.

En ne trouvant pas de lettre le jeudi soir, pas de lettre le vendredi matin, elle se rassura. Si la petite allait plus mal, la nourrice lui aurait écrit. La petite allait mieux; elle se la figurait sauvée, guérie. Cela manque toujours de mourir, et cela reprend si vite, les enfants! Et puis la sienne était forte. Elle se décida à attendre, patienter jusqu'au dimanche dont elle n'était plus séparée que par quarante-huit heures, trompant le reste de ses craintes avec les superstitions qui disent oui à l'espérance, se persuadant que sa fille était «réchappée,» parce que le matin la première personne qu'elle avait rencontrée était un homme, parce qu'elle avait vu dans la rue un cheval rouge, parce qu'elle avait deviné qu'un passant tournerait à telle rue, parce qu'elle avait remonté un étage en tant d'enjambées.

Le samedi, dans la matinée, en entrant chez la mère Jupillon, elle la trouva en train de pleurer de grosses larmes sur une motte de beurre qu'elle recouvrait d'un linge mouillé.

—Ah! c'est vous, fit la mère Jupillon. Cette pauvre charbonnière!… J'en pleure, tenez! Elle sort d'ici… C'est que vous ne savez pas… Ils ne peuvent se faire la figure propre dans leur état qu'avec du beurre… Et voilà que son amour de petite fille… Elle est à la mort, vous savez, ce chéri d'enfant… Ce que c'est que de nous! Ah! mon Dieu, oui… Eh bien! elle lui a dit comme ça tout à l'heure: Maman, je veux que tu me débarbouilles au beurre, tout de suite… pour le bon Dieu… Hi! hi!

Et la mère Jupillon se mit à sangloter.

Germinie s'était sauvée. De la journée elle ne put tenir en place. À tout moment, elle montait dans sa chambre préparer les petites affaires qu'elle voulait apporter à sa petite le lendemain, pour la mettre «blanchement,» lui faire une petite toilette de ressuscitée. Comme elle redescendait le soir pour aller coucher mademoiselle, Adèle lui remit une lettre qu'elle avait trouvée pour elle en bas.

XXIII.

Mademoiselle avait commencé à se déshabiller, quand Germinie entra dans sa chambre, fît quelques pas, se laissa tomber sur une chaise, et presque aussitôt, après deux ou trois soupirs, longs, profonds, arrachés et douloureux, mademoiselle la vit, se renversant et se tordant, rouler à bas de la chaise et tomber à terre. Elle voulut la relever; mais Germinie était agitée de mouvements convulsifs si violents que la vieille femme fut obligée de laisser retomber sur le parquet ce corps furieux dont tous les membres contractés et ramassés un moment sur eux-mêmes se lançaient à droite, à gauche, au hasard, partaient avec le bruit sec de la détente d'un ressort, jetaient à bas tout ce qu'ils cognaient. Aux cris de mademoiselle sur le carré, une bonne courut chez un médecin d'à côté qu'elle ne trouva pas; quatre autres femmes de la maison aidèrent mademoiselle à enlever Germinie et à la porter sur le lit de sa chambre, où on l'étendit, après lui avoir coupé les lacets de son corset.

Les terribles secousses, les détentes nerveuses des membres, les craquements de tendons avaient cessé; mais sur le cou, sur la poitrine que découvrait la robe dégrafée, passaient des mouvements ondulatoires pareils à des vagues levées sous la peau et que l'on voyait courir jusqu'aux pieds, dans un frémissement de jupe. La tête renversée, la figure rouge, les yeux pleins d'une tendresse triste, de cette angoisse douce qu'ont les yeux des blessés, de grosses veines se dessinant sous le menton, haletante et ne répondant pas aux questions, Germinie portait les deux mains à sa gorge, à son cou, et les égratignait; elle semblait vouloir arracher de là la sensation de quelque chose montant et descendant au dedans d'elle. Vainement on lui faisait respirer de l'éther, boire de l'eau de fleur d'oranger: les ondes de douleur qui passaient dans son corps continuaient à le parcourir; et dans son visage persistait cette même expression de douceur mélancolique et d'anxiété sentimentale qui semblait mettre une souffrance d'âme sur la souffrance de chair de tous ses traits. Longtemps, tout parut blesser ses sens et les affecter douloureusement, l'éclat de la lumière, le bruit des voix, le parfum des choses. Enfin, au bout d'une heure, tout à coup des pleurs, un déluge s'échappant de ses yeux, emportait la terrible crise. Ce ne fut plus qu'un tressaillement de loin en loin, dans ce corps accablé, bientôt apaisé par la lassitude, par un brisement général. Il fallut porter Germinie dans sa chambre.

La lettre que lui avait remise Adèle, était la nouvelle de la mort de sa fille.

XXIV.

À la suite de cette crise, Germinie tomba dans un abrutissement de douleur. Pendant des mois, elle resta insensible à tout; pendant des mois, envahie et remplie tout entière par la pensée du petit être qui n'était plus, elle porta dans ses entrailles la mort de son enfant comme elle avait porté sa vie. Tous les soirs, quand elle remontait dans sa chambre, elle tirait de la malle placée au pied de son lit le béguin et la brassière de sa pauvre chérie. Elle les regardait, elle les touchait; elle les étendait sur sa couverture; elle restait des heures à pleurer dessus, à les baiser, à leur parler, à leur dire les mots qui font causer le chagrin d'une mère avec l'ombre d'une petite fille.

Pleurant sa fille, la malheureuse se pleurait elle-même. Une voix lui murmurait que, cet enfant vivant, elle était sauvée; que cet enfant aimer, c'était sa Providence; que tout ce qu'elle redoutait d'elle-même irait sur cette tête et s'y sanctifierait, ses tendresses, ses élancements, ses ardeurs, tous les feux de sa nature. Il lui semblait sentir d'avance son coeur de mère apaiser et purifier son coeur de femme. Dans sa fille, elle voyait je ne sais quoi de céleste qui la rachèterait et la guérirait, comme un petit ange de délivrance, sorti de ses fautes pour la disputer et la reprendre aux influences mauvaises qui la poursuivaient et dont elle se croyait parfois possédée.

Quand elle commença à sortir de ce premier anéantissement de son désespoir, quand, la perception de la vie et la sensation des choses lui revenant, elle regarda autour d'elle avec des yeux qui voyaient, elle fut réveillée de sa douleur par une amertume plus aiguë.

Devenue trop grosse, trop lourde pour le service de sa crémerie, et trouvant qu'elle avait encore trop à faire malgré tout ce que faisait Germinie, Mme Jupillon avait fait venir pour l'aider une nièce de son pays. C'était la jeunesse de la campagne que cette petite, une femme où il y avait encore de l'enfant, vive et vivace, les yeux noirs et pleins de soleil, les lèvres comme une chair de cerise, pleines, rondes et rouges, l'été de son pays dans le teint, la chaleur de la santé dans le sang. Ardente et naïve, la jeune fille était allée, aux premiers jours, vers son cousin, simplement, naturellement, par cette pente d'un même âge qui fait chercher la jeunesse à la jeunesse. Elle s'était jetée au-devant de lui avec l'impudeur de l'innocence, une effronterie candide, les libertés qu'apprennent les champs, la folie heureuse d'une riche nature, toutes sortes d'audaces, d'ignorances, d'ingénuités hardies et de coquetteries rustiques contre lesquelles la vanité de son cousin n'avait point su se défendre. À côté de cette enfant, Germinie n'eut plus de repos. La jeune fille la blessait à toutes les minutes, par sa présence, son contact, ses caresses, tout ce qui avouait l'amour dans son corps amoureux. L'occupation qu'elle avait de Jupillon, le service qui l'approchait de lui, les émerveillements de provinciale qu'elle lui montrait, les demi-confidences qu'elle laissait venir à ses lèvres, le jeune homme sorti, sa gaîté, ses plaisanteries, sa bonne humeur bien portante, tout exaspérait Germinie, tout soulevait en elle de sourdes colères; tout blessait ce coeur entier et si jaloux que les animaux mêmes le faisaient souffrir en paraissant aimer quelqu'un qu'il aimait.

Elle n'osait parler à la mère Jupillon, lui dénoncer la petite, de peur de se trahir; mais toutes les fois qu'elle se trouvait seule avec Jupillon, elle éclatait en récriminations, en plaintes, en querelles. Elle lui rappelait une circonstance, un mot, quelque chose qu'il avait fait, dit, répondu, un rien oublié par lui, et qui saignait toujours en elle.—Es-tu folle? lui disait Jupillon, une gamine!…—Une gamine, ça?… laisse donc! qu'elle a des yeux que tous les hommes la regardent dans la rue!.. L'autre jour je suis sortie avec elle… j'étais honteuse… Je ne sais pas comment elle a fait, nous avons été suivies tout le temps par un monsieur…—Eh bien! qu'est-ce qu'il y a? Elle est jolie, voilà!—Jolie! jolie! Et sur ce mot Germinie se jetait, comme coups de griffes, sur la figure de la jeune fille, et la déchirait en paroles enragées.

Souvent elle finissait par dire à Jupillon:—Tiens! tu l'aimes!—Eh bien! après? répondait Jupillon auquel ne déplaisaient pas ces disputes, la vue et le jeu de cette colère qu'il piquait avec des taquineries, l'amusement de cette femme qu'il voyait, sous ses sarcasmes et son sang-froid, perdre à demi la raison, s'égarer, trébucher dans un commencement de folie, donner de la tête contre les murs.

À la suite de ces scènes, qui se répétaient, revenaient presque chaque jour, une révolution se faisait dans ce caractère mobile, extrême et sans milieu, dans cette âme où les violences se touchaient. Longuement empoisonné, l'amour se décomposait et se tournait en haine. Germinie se mettait à détester son amant, à chercher tout ce qui pouvait le lui faire détester davantage. Et sa pensée revenant à sa fille, à la perte de son enfant, à la cause de sa mort, elle se persuadait que c'était lui qui l'avait tuée. Elle lui voyait des mains d'assassin. Elle le prenait en horreur, elle s'éloignait, se sauvait de lui comme de la malédiction de sa vie, avec l'épouvante qu'on a de quelqu'un qui est votre Malheur!

XXV.

Un matin, après une nuit où elle avait retourné en elle toutes ses idées de désolation et de haine, entrant chez la crémière prendre ses quatre sous de lait, Germinie trouva dans l'arrière-boutique deux ou trois bonnes de la rue qui «tuaient le ver.» Attablées, elles sirotaient des cancans et des liqueurs.

—Tiens! dit Adèle, en frappant de son verre contre la table, te v'l déjà, mademoiselle de Varandeuil?

—Qu'est-ce que c'est que ça? fit Germinie en prenant le verre d'Adèle.
J'en veux…

—T'as si soif que ça à ce matin?… De l'eau-de-vie et de l'absinthe, rien que ça!… le mélo de mon piou, tu sais bien? le militaire… il ne buvait que ça… C'est raide, hein?

—Ah! oui, dit Germinie avec le mouvement de lèvres et le plissement d'yeux d'un enfant auquel on donne un verre de liqueur au dessert d'un grand dîner.

—C'est bon tout de même…—Son coeur se levait.—Madame Jupillon… la bouteille par ici… je paye.

Et elle jeta de l'argent sur la table. Au bout de trois verres, elle cria:—Je suis paf! Et elle partit d'un éclat de rire.

Mlle de Varandeuil avait été ce matin-là toucher son petit semestre de rentes. Quand elle rentra à onze heures, elle sonna une fois, deux fois: rien ne vint. Ah! se dit-elle, elle sera descendue. Elle ouvrit avec sa clef, alla à sa chambre, entra: les matelas et les draps de son lit en train d'être fait retombaient jetés sur deux chaises; et Germinie était étendue en travers de la paillasse, dormant inerte, comme une masse, dans l'avachissement d'une soudaine léthargie.

Au bruit de mademoiselle, Germinie se releva d'un bond, passa sa main sur ses yeux:—Hein? fit-elle, comme si on l'appelait; son regard rêvait.

—Qu'est-ce qu'il y a? fit Mlle de Varandeuil effrayée. Tu es tombée?
As-tu quelque chose?

—Moi! non, répondit Germinie, j'ai dormi… Quelle heure est-il? Ce n'est rien… Ah! c'est bête…

Et elle se mit à fourrager la paillasse en tournant le dos à sa maîtresse pour lui cacher le rouge de la boisson sur son visage.

XXVI.

Un dimanche matin, Jupillon s'habillait dans la chambre que lui avait meublée Germinie. Sa mère assise le contemplait avec cet ébahissement d'orgueil qu'ont les yeux des mères du peuple devant un fils qui se met en monsieur.—C'est que t'es mis comme le jeune homme du premier! lui dit-elle. On dirait son paletot… C'est pas pour dire, mais le riche te va joliment, à toi…

Jupillon, en train de faire le noeud de sa cravate, ne répondit pas.

—Tu vas en faire, de ces malheureuses! reprit la mère Jupillon, et donnant à sa voix un ton d'insinuation caressante:—Dis donc, bibi, que je te dise, grand mauvais sujet: les jeunesses qui fautent, tant pis pour elles! ça les regarde, c'est leur affaire… Tu es un homme, n'est-ce pas?… t'as l'âge, t'as le physique, t'as tout… Moi je peux pas toujours te tenir à l'attache… Alors, que je m'ai dit, autant l'une que l'autre… Va pour celle-là… Et j'ai fait celle qui ne voit rien… Eh bien! oui, pour Germinie… Comme t'avais là ton agrément… Ça t'empêchait de manger ton argent avec de mauvaises femmes… et puis je n'y voyais pas d'inconvénients à cette fille, jusqu'à maintenant… Mais c'est plus ça à c't'heure… Ils font des histoires dans le quartier… un tas d'horreurs qu'ils disent sur nous… Des vipères, quoi!… Tout ça, nous sommes au-dessus, je sais bien… Quand on a été honnête toute sa vie, Dieu merci!… Mais on ne sait jamais ce qui retourne: mademoiselle n'aurait qu'à mettre le nez dans les affaires de sa bonne… Moi d'abord la justice, rien que l'idée, ça me retourne les sens… Qu'est-ce que tu dis de ça, hein, bibi?

—Dame, maman… ce que tu voudras.

—Ah! je savais bien que tu l'aimais, ta bonne chérie de maman! fit en l'embrassant la monstrueuse femme.—Eh bien! invite-la à dîner ce soir… Tu monteras deux bouteilles de notre Lunel… du deux francs… de celui qui tape… Et qu'elle vienne sûr… Fais-lui des yeux… qu'elle croie que c'est aujourd'hui le grand jour… Mets tes beaux gants: tu seras plus révérend…

Le soir Germinie arriva sur les sept heures, tout heureuse, toute gaie, tout espérante, la tête remplie de rêves par l'air de mystère mis par Jupillon à l'invitation de sa mère. L'on dîna, l'on but, l'on rit. La mère Jupillon commença à laisser tomber des regards émus, mouillés, noyés sur le couple assis en face d'elle. Au café, elle dit, comme pour rester seule avec Germinie:—Bibi, tu sais que tu as une course à faire ce soir…

Jupillon sortit. Mme Jupillon, tout en prenant son café à petites gorgées, tourna alors vers Germinie le visage d'une mère qui demande le secret d'une fille, et enveloppe d'avance sa confession du pardon de ses indulgences. Un instant, les deux femmes restèrent ainsi, silencieuses, l'une attendant que l'autre parlât, l'autre ayant le cri de son coeur au bord de ses lèvres. Tout à coup Germinie s'élança de sa chaise et se précipita dans les bras de la grosse femme:—Si vous saviez, Mme Jupillon!…

Elle parlait, pleurait, embrassait.—Oh! vous ne m'en voudrez pas!… Eh bien! oui, je l'aime… j'en ai eu un enfant… C'est vrai, je l'aime… Voilà trois ans…

À chaque mot, la figure de Mme Jupillon s'était refroidie et glacée. Elle écarta sèchement Germinie, et de sa voix la plus dolente, avec un accent de lamentation et de désolation désespérée, elle se mit à dire comme une personne qui suffoque:—Oh! mon Dieu!… vous!… me dire des choses comme ça!… à moi!… à sa mère!… en face! Mon Dieu, faut-il!… Mon fils… un enfant… un innocent d'enfant! Vous avez eu le front de me le débaucher!… Et vous me dites encore que c'est vous! Non, ce n'est pas Dieu possible!… Moi qui avais si confiance… C'est à ne plus pouvoir vivre… Il n'y a donc plus de sûreté en ce monde!… Ah! mademoiselle, tout de même, je n'aurais jamais cru ça de vous!… Bon! voilà des choses qui me tournent… Ah! tenez, ça me fait une révolution… je me connais, je suis capable d'en faire une maladie!

—Madame Jupillon! madame Jupillon! murmurait d'un ton d'imploration
Germinie en se mourant de honte et de douleur sur la chaise où elle
était retombée. Je vous demande pardon… Ç'a été plus fort que moi…
Et puis je pensais… j'avais cru…

—Vous aviez cru!… Ah! mon Dieu, vous aviez cru! Qu'est-ce que vous aviez cru? Vous la femme de mon fils, n'est-ce pas? Ah! Seigneur Dieu! c'est-il possible, ma pauvre enfant?

Et prenant, à mesure qu'elle lançait à Germinie de ces mots qui font plaie, une voix plus plaintive et plus gémissante, la mère Jupillon reprit:—Mais, ma pauvre fille, voyons, faut une raison… Qu'est-ce que j'ai toujours dit? Que ça serait à faire, si vous aviez dix ans de moins sur votre naissance. Voyons, votre date, c'est 1820 que vous m'avez dit… et nous voilà en 49… Vous marchez sur vos trente ans, savez-vous, ma brave enfant… Tenez! ça me fait mal de vous dire ça… Je voudrais tant ne pas vous faire de la peine… Mais il n'y a qu' vous voir, ma pauvre demoiselle… Que voulez-vous? C'est l'âge… Vos cheveux… on mettrait un doigt dans votre raie…

—Mais, dit Germinie en qui une noire colère commençait à gronder, ce qu'il me doit, votre fils?… Mon argent? L'argent que j'ai retiré de la caisse d'épargne, l'argent que j'ai emprunté pour lui, l'argent que j'ai…

—Ah! de l'argent? il vous doit? Ah! oui, ce que vous lui avez prêté pour commencer à travailler… Eh bien! v'la-t-il pas! Est-ce que vous croyez avoir affaire à des voleurs? Est-ce qu'on a envie de vous le nier, votre argent, quoiqu'il n'y ait pas de papier… à preuve que l'autre jour… ça me revient… cet honnête homme d'enfant voulait faire l'écrit de ça, au cas qu'il viendrait à mourir… Mais tout de suite, on est des filous, voilà, ça ne fait pas un pli! Ah! mon Dieu, si c'est la peine de vivre dans un temps comme ça! Ah! je suis bien punie de m'être attachée à vous! Mais tenez, voilà que j'y vois clair présent… Ah! vous êtes politique, vous!… Vous avez voulu vous payer mon fils, et pour toute la vie!… Excusez! Ah! bien merci… C'est moins cher de vous le rendre, votre argent… Le reste d'un garçon de café!… mon pauvre cher enfant!… Dieu l'en préserve!

Germinie avait arraché de la patère son châle et son chapeau. Elle était dehors.

XXVII.

Mademoiselle était assise dans son grand fauteuil au coin de la cheminée où dormait toujours un peu de braise sous les cendres. Son serre-tête noir, abaissé sur les rides de son front, lui descendait presque jusqu'aux yeux. Sa robe noire, en forme de fourreau, laissait pointer ses os, plissait maigrement sur la maigreur de son corps et tombait tout droit de ses genoux. Un petit châle noir croisé était noué derrière son dos à la façon des petites filles. Elle avait posé sur ses cuisses ses mains retournées et à demi ouvertes, de pauvres mains de vieille femme, gauches et raidies, enflées aux articulations et aux noeuds des doigts par la goutte. Enfoncée dans la pose fléchie et cassée qui fait soulever la tête aux vieillards pour vous voir et vous parler, elle se tenait ramassée et comme enterrée dans tout ce noir d'où ne sortaient que son visage jauni par la bile des tons du vieil ivoire, et la flamme chaude de son regard brun. À la voir, à voir ces yeux vivants et gais, ce corps misérable, cette robe de pauvreté, cette noblesse à porter l'âge en tous ses deuils, on eût cru voir une fée aux Petits-Ménages.

Germinie était à côté d'elle. La vieille demoiselle se mit à lui dire:—Il y est toujours le bourrelet sous la porte, hein, Germinie?

—Oui, mademoiselle.

—Sais-tu, ma fille, reprit Mlle de Varandeuil après un silence, sais-tu que quand on est né dans un des plus beaux hôtels de la rue Royale… qu'on a dû posséder le Grand et le Petit-Charolais… qu'on a dû avoir pour campagne le château de Clichy-la-Garenne… qu'il fallait deux domestiques pour porter le plat d'argent sur lequel on servait le rôti chez votre grand'mère… sais-tu qu'il faut encore pas mal de philosophie,—et mademoiselle se passa avec difficulté une main sur les épaules,—pour se voir finir ici… dans ce diable de nid à rhumatismes où, malgré tous les bourrelets du monde, il vous passe de ces gueux de courants d'air… C'est cela, ranime un peu le feu…

Et allongeant ses pieds vers Germinie agenouillée devant la cheminée, les lui mettant, en riant, sous le nez:—Sais-tu qu'il en faut pas mal de cette philosophie-là… pour porter des bas percés!… Bête! ce n'est pas pour te gronder; je sais bien, tu ne peux tout faire… Par exemple, tu pourrais bien faire venir une femme pour raccommoder… Ce n'est pas bien difficile… Pourquoi ne dis-tu pas à cette petite qui est venue l'année dernière? Elle avait une figure qui me revenait.

—Oh! elle était noire comme une taupe, mademoiselle.

—Bon! j'étais sûre… Toi d'abord, tu ne trouves jamais personne de bien… Ce n'est pas vrai ça? Mais est-ce que ce n'était pas une nièce la mère Jupillon? On pourrait la prendre un jour… deux jours par semaine…

—Jamais cette traînée-là ne remettra les pieds ici.

—Allons, encore des histoires! Tu es étonnante toi pour adorer les gens, et puis ne plus pouvoir les voir… Qu'est-ce qu'elle t'a fait?

—C'est une perdue, je vous dis.

—Bah! qu'est-ce que ça fait à mon linge!

—Mais, mademoiselle…

—Eh bien! trouves-m'en une autre… Je n'y tiens pas à celle-là… Mais trouves-m'en une.

—Oh! les femmes qu'on fait venir ne travaillent pas… Je vous raccommoderai, moi… Il n'y a besoin de personne.

—Toi?… Oh! si nous comptons sur ton aiguille!… dit gaiement mademoiselle; et puis est-ce que la mère Jupillon te laissera jamais le temps…

—Madame Jupillon?… Ah! pour la poussière que je ferai maintenant chez elle!…

—Bah! Comment? Elle aussi! la voilà dans les lanlaire?… Oh! oh!
Dépêche-toi de faire une autre connaissance, car sans cela, bon Dieu de
Dieu! nous allons avoir de vilains jours!

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