Germinie Lacerteux
XXVIII.
L'hiver de cette année dut assurer à Mlle de Varandeuil une part de paradis. Elle eut à subir tous les contre-coups du chagrin de sa bonne, le tourment de ses nerfs, la vengeance de ses humeurs contrariées, aigries, et où les approches du printemps allaient bientôt mettre cette espèce de folie méchante que donnent aux sensibilités maladives la saison critique, le travail de la nature, la fécondation inquiète et irritante de l'été.
Germinie se mit à avoir des yeux essuyés qui ne pleuraient plus, mais qui avaient pleuré. Elle eut un éternel:—Je n'ai rien, mademoiselle,—dit de cette voix sourde qui étouffe un secret. Elle prit des poses muettes et désolées, des attitudes d'enterrement, de ces airs avec lesquels le corps d'une femme dégage de la tristesse et fait un ennui de son ombre. Avec sa figure, son regard, sa bouche, les plis de sa robe, sa présence, avec le bruit qu'elle faisait en travaillant dans la pièce à côté, avec son silence même, elle enveloppait mademoiselle du désespoir de sa personne. Au moindre mot, elle se hérissait. Mademoiselle ne pouvait plus lui adresser une observation, lui demander la moindre chose, témoigner une volonté, un désir: tout était pris par elle comme un reproche. Elle avait là-dessus des sorties farouches. Elle grognait en pleurant:—Ah! je suis bien malheureuse! Je vois bien que mademoiselle ne m'aime plus! Sa grippe contre les gens trouvait des bougonnements sublimes:—Elle vient toujours quand il pleut, celle-là! disait-elle, pour un peu de crotte laissé sur le tapis par Mme de Belleuse. La semaine du jour de l'an, cette semaine où tout ce qui restait de parents et d'alliés à Mlle de Varandeuil montait sans exception, les plus riches comme les plus pauvres, ses cinq étages, et attendait à sa porte, sur le carré, pour se relayer sur les six chaises de sa chambre, Germinie redoubla de mauvaise humeur, de remarques impertinentes, de plaintes maussades. À tout moment, forgeant des torts à sa maîtresse, elle la punissait par un mutisme que rien ne pouvait rompre. Alors c'étaient des rages d'ouvrage. Tout autour d'elle, mademoiselle entendait à travers les cloisons des coups de balai et de plumeau furieux, des frottements, des battements saccadés, le travail nerveux de la domestique qui semble dire en malmenant les meubles:—Eh bien, on le fait ton ouvrage!
Les vieilles gens sont patients avec les anciens domestiques. L'habitude, la volonté qui s'éteint, l'horreur du changement, la crainte des nouveaux visages, tout les dispose à des faiblesses, à des concessions, à des lâchetés. Malgré sa vivacité, sa facilité s'emporter, à éclater, à jeter feu et flamme, mademoiselle ne disait rien. Elle avait l'air de ne rien voir. Elle faisait semblant de lire quand Germinie entrait. Elle attendait, racoquinée dans son fauteuil, que l'humeur de sa bonne se passât ou crevât. Elle baissait le dos sous l'orage; elle n'avait contre sa bonne, ni un mot, ni une pensée d'amertume. Elle la plaignait seulement, pour la faire autant souffrir.
C'est que Germinie n'était pas une bonne pour Mlle de Varandeuil, elle était le Dévouement qui devait lui fermer les yeux. Cette vieille femme isolée et oubliée par la mort, seule au bout de sa vie, traînant ses affections de tombe en tombe, avait trouvé sa dernière amie dans sa domestique. Elle avait mis son coeur sur elle comme sur une fille d'adoption, et elle était malheureuse surtout de ne pouvoir la consoler. D'ailleurs, par instants, du fond de ses mélancolies sombres et de ses humeurs mauvaises, Germinie lui revenait et se jetait à genoux devant sa bonté. Tout à coup, pour un rayon de soleil, pour une chanson de mendiant, pour un de ces riens qui passent dans l'air et détendent l'âme, elle fondait en larmes et en tendresses; c'étaient des effusions brûlantes, un bonheur d'embrasser, comme une joie de revivre qui effaçait tout. D'autres fois, c'était pour un bobo de mademoiselle; la vieille bonne se retrouvait aussitôt avec le sourire de son visage et la douceur de ses mains. Quelquefois, dans ces moments-là, mademoiselle lui disait:—Voyons, ma fille… tu as quelque chose… Voyons, dis? Et Germinie répondait:—Non, mademoiselle, c'est le temps…—Le temps! répétait mademoiselle d'un air de doute, le temps…
XXIX.
Par une soirée de mars, la mère et le fils Jupillon causaient, au coin du poêle de leur arrière-boutique.
Jupillon venait de tomber au sort. L'argent que la mère avait mis de côté pour le racheter avait été mangé par six mois de mauvaises affaires, par des crédits à des lorettes de la rue, qui avaient mis un beau matin la clef sous le paillasson de leur porte. Lui-même, en mauvaises affaires, était sous le coup d'une saisie. Dans la journée, il était allé demander à un ancien patron de lui avancer de quoi s'acheter un homme. Mais le vieux parfumeur ne lui pardonnait pas de l'avoir quitté et de s'être établi: il avait refusé net.
La mère Jupillon désolée se lamentait en larmoyant. Elle répétait le numéro tiré par son fils:—Vingt-deux! vingt-deux!… Et elle disait:—Je t'avais pourtant cousu dans ton paletot une araignée noire, velouteuse, avec sa toile!… Ah! j'aurais bien plutôt dû faire comme on m'avait dit, te mettre ton béguin avec lequel on t'a baptisé… Ah! le bon Dieu n'est pas juste!… Et le fils de la fruitière qui en a eu un de bon!… Soyez donc honnête!… Et ces deux coquines du 18 qui lèvent justement le pied avec mon argent!… Je crois bien qu'elles m'en donnaient de ces poignées de main… Elles me refont de plus de sept cents francs, sais-tu? Et la moricaude d'en face… et cette affreuse petite qui avait le front de manger des pots de fraises de vingt francs… ce qu'elles m'en emportent encore, celles-là! Mais va, tu n'es pas encore parti, tout de même… Je vendrai plutôt la crémerie… je me remettrai en service, je ferai la cuisine, je ferai des ménages, je ferai tout!… Pour toi, mais je tirerais de l'argent d'un caillou!
Jupillon fumait et laissait dire sa mère. Quand elle eut fini:—Assez causé! maman… tout ça, c'est des mots, fit-il. Tu te tourmentes la digestion, ce n'est pas la peine… Tu n'as besoin de rien vendre… t'as pas besoin de te fouler… je me rachèterai et sans que ça te coûte un sou, veux-tu parier?
—Jésus! fit Mme Jupillon.
—J'ai mon idée.
Et après un silence, Jupillon reprit: Je n'ai pas voulu te contrarier, cause de Germinie… tu sais, lors des histoires… t'as cru qu'il était temps de me la casser avec elle… qu'elle nous ferait des affaires… et tu l'as flanquée à la porte, raide… Moi, ce n'était pas mon plan… je trouvais qu'elle n'était pas si mauvaise que cela pour le beurre de la maison… Mais enfin, t'as cru bien faire… Et puis, peut-être, au fait, tu as bien fait: au lieu de la calmer, tu l'as chauffée pour moi…. mais chauffée… je l'ai rencontrée une ou deux fois… elle est d'un changé… Elle sèche, quoi!
—Mais tu sais bien, elle n'a plus le sou…
—À elle, je ne dis pas… Mais què que ça fait? Elle trouvera… Elle est encore bonne pour 2,300 balles, va!
—Et si tu es compromis?
—Oh! elle ne les volera pas…
—Savoir!
—Eh bien! ça ne sera qu'à sa maîtresse… Est-ce que tu crois que sa Mademoiselle la fera pincer pour ça? Elle la chassera, et puis ça restera là… Nous lui conseillerons de prendre l'air d'un autre quartier… voilà…. et nous ne la verrons plus… Mais ce serait trop bête qu'elle vole… Elle s'arrangera, elle cherchera, elle se retournera… je ne sais pas comment, par exemple, mais tu comprends, ça la regarde. C'est le moment de montrer ses talents… Au fait, tu ne sais pas, on dit que sa vieille est souffrante… Si elle venait à s'en aller, cette bonne demoiselle, et qu'elle lui laisse tout le bibelot, comme ça court dans le quartier… hein? m'man, ça serait encore pas mal bête de l'avoir envoyée à la balançoire? Il faut mettre des gants, vois-tu, m'man, quand c'est des personnes auxquelles il peut tomber comme ça quatre ou cinq mille livres de rente sur le casaquin…
—Ah! mon Dieu… qu'est-ce que tu me dis! Mais après la scène que je lui ai faite… oh! non, elle ne voudra jamais revenir ici.
—Eh bien! moi je te la ramènerai… et pas plus tard que ce soir, fit Jupillon en se levant, et roulant une cigarette entre les doigts:—Tu sais, dit-il à sa mère, pas d'excuses, c'est inutile… Et de la froideur… Aie l'air de la recevoir seulement pour moi, par faiblesse… On ne sait pas ce qui peut arriver: faut toujours se garder à carreau.
XXX.
Jupillon se promenait de long en large, sur le trottoir, devant la maison de Germinie, quand Germinie sortit.
—Bonsoir, Germinie, lui dit-il dans le dos.
Elle se retourna comme sous un coup, et fit instinctivement en avant, sans lui répondre, deux ou trois pas qui se sauvaient.
—Germinie!
Jupillon ne lui dit que cela, sans bouger, sans la suivre. Elle revint lui comme une bête ramenée à la main et dont on retire la corde.
—Quoi? fit-elle. C'est-il encore de l'argent, hein?… ou des sottises de ta mère à me dire?
—Non, c'est que je m'en vais, lui dit Jupillon d'un air sérieux. Je suis tombé au sort… et je pars.
—Tu pars? dit-elle. Ses idées avaient l'air de n'être pas éveillées.
—Tiens, Germinie, reprit Jupillon… Je t'ai fait de la peine… Je n'ai pas été gentil avec toi… je sais bien… Il y a eu un peu de ma cousine… Qu'est-ce que tu veux?…
—Tu pars? reprit Germinie en lui prenant le bras. Ne mens pas… tu pars?
—Puisque je te dis qu'oui… et que c'est vrai… Je n'attends plus que ma feuille de route… Il faut plus de deux mille francs pour un homme cette année… On dit qu'il va y avoir la guerre: enfin, c'est une chance…
Et, tout en parlant, il faisait descendre la rue à Germinie.
—Où me mènes-tu? lui dit-elle.
—Chez m'man donc… pour qu'on se raccommode toutes les deux, et que ça finisse, les histoires…
—Après ce qu'elle m'a dit? Jamais!
Et Germinie repoussa le bras de Jupillon.
—Alors, si c'est comme ça, adieu…
Et Jupillon leva sa casquette.
—Faudra-t-il que je t'écrive du régiment?
Germinie eut un instant de silence, un moment d'hésitation. Puis brusquement:—Marchons, dit-elle, et faisant signe à Jupillon de marcher à côté d'elle, elle remonta la rue.
Tous deux se mirent à aller à côté l'un de l'autre, sans rien se dire. Ils arrivèrent à une route pavée qui se reculait et s'allongeait éternellement entre deux lignes de réverbères, entre deux rangées d'arbres tortillés jetant au ciel une poignée de branches sèches et plaquant à de grands murs plats leur ombre immobile et maigre. Là, sous le ciel aigu et glacé d'une réverbération de neige, ils marchaient longtemps, s'enfonçant dans le vague, l'infini, l'inconnu d'une rue qui suit toujours le même mur, les mêmes arbres, les mêmes réverbères, et conduit toujours à la même nuit. L'air humide et chargé qu'ils respiraient sentait le sucre, le suif et la charogne. Par moments, il leur passait comme un flamboiement devant les yeux: c'était une tapissière dont la lanterne donnait sur des bestiaux éventrés et des carrés de viande saignante jetés sur la croupe d'un cheval blanc: ce feu sur ces chairs, dans l'obscurité, ruisselait en incendie de pourpre, en fournaise de sang.
—Eh bien! as-tu fait tes réflexions? fit Jupillon. Ce n'est pas gai, sais-tu? ta petite avenue Trudaine.
—Marchons, répondit Germinie.
Et elle recommença, sans parler, sa marche saccadée, violente, agitée de tous les tumultes de son âme. Ses pensées passaient dans ses gestes. L'égarement venait à son pas, la folie à ses mains. Par moments, elle avait, derrière elle, l'ombre d'une femme de la Salpêtrière. Deux ou trois passants s'arrêtèrent un instant, la regardèrent, puis, comme ils étaient de Paris, passèrent.
Tout à coup elle s'arrêta, et faisant un geste de résolution désespérée:—Ah! mon Dieu, une épingle de plus dans la pelote, fit-elle.—Allons!
Et elle prit le bras de Jupillon.
—Oh! je sais bien, lui dit Jupillon quand ils furent près de la crémerie, ma mère n'a pas été juste pour toi. Vois-tu, elle a été trop honnête toute sa vie, cette femme… Elle ne sait pas, elle ne comprend pas… Et puis, tiens, je vais te dire, moi, le fond de tout: c'est qu'elle m'aime tant qu'elle est jalouse des femmes qui m'aiment… Entre donc, va!
Et il la poussa dans les bras de Mme Jupillon qui l'embrassa, lui marmotta quelques paroles de regret, et se dépêcha de pleurer pour se tirer d'embarras et faire la scène plus attendrissante.
Tout ce soir-là, Germinie resta les yeux fixés sur Jupillon, l'effrayant presque avec son regard.
—Allons, lui dit-il en la reconduisant, ne sois donc pas bonnet de nuit comme ça… Il faut une philosophie en ce monde… Eh bien! me voil soldat… voilà tout! On n'en revient pas toujours, c'est vrai… Mais enfin… Tiens! je veux que nous nous amusions, les quinze jours qui me restent… parce que c'est autant de pris… et que si je ne reviens pas… Eh bien! je t'aurai au moins laissé sur un bon souvenir de moi…
Germinie ne répondit rien.
XXXI.
De huit jours, Germinie ne remit pas les pieds dans la boutique.
Les Jupillon, ne la voyant pas revenir, commençaient à désespérer. Enfin, un soir, sur les dix heures et demie, elle poussa la porte, entra sans dire bonjour ni bonsoir, alla à la petite table où étaient assis la mère et le fils à demi sommeillants, posa sous sa main, fermée avec un serrement de griffe, un vieux morceau de toile qui sonna.
—Voilà! fit-elle.
Et lâchant les coins du morceau de toile, elle répandit ce qui était dedans: il coula sur la table de gras billets de banque recollés par derrière, rattachés avec des épingles, de vieux louis à l'or verdi, des pièces de cent sous toutes noires, des pièces de quarante sous, des pièces de dix sous, de l'argent de pauvre, de l'argent de travail, de l'argent de tirelire, de l'argent sali par des mains sales, fatigué dans le porte-monnaie de cuir, usé dans le comptoir plein de sous,—de l'argent sentant la sueur. Un moment, elle regarda tout ce qui était étalé comme pour se convaincre les yeux; puis avec une voix triste et douce, la voix de son sacrifice, elle dit simplement à Mme Jupillon:
—Ça y est… C'est les deux mille trois cents francs… pour qu'il se rachète…
—Ah! ma bonne Germinie! fit la grosse femme en suffoquant sous une première émotion; et elle se jeta au cou de Germinie qui se laissa embrasser. Oh! vous allez prendre quelque chose avec nous, une tasse de café…
—Non, merci, dit Germinie, je suis rompue… Dame! j'ai eu à courir, allez, pour les trouver… Je vais me coucher… Une autre fois…
Et elle sortit.
Elle avait eu «à courir», comme elle disait, pour rassembler une pareille somme, réaliser cette chose impossible: trouver deux mille trois cents francs, deux mille trois cents francs dont elle n'avait pas les premiers cinq francs! Elle les avait quêtés, mendiés, arrachés pièce à pièce, presque sou à sou. Elle les avait ramassés, grattés ici et là, sur les uns, sur les autres, par emprunts de deux cents, de cent francs, de cinquante francs, de vingt francs, de ce qu'on avait voulu. Elle avait emprunté à son portier, à son épicier, à sa fruitière, à sa marchande de volaille, à sa blanchisseuse; elle avait emprunté aux fournisseurs du quartier, aux fournisseurs des quartiers qu'elle avait d'abord habités avec mademoiselle. Elle avait fait entrer dans la somme tous les argents, jusqu'à la misérable monnaie de son porteur d'eau. Elle avait quémandé partout, extorqué humblement, prié, supplié, inventé des histoires, dévoré la honte de mentir et de voir qu'on ne la croyait pas. L'humiliation d'avouer qu'elle n'avait pas d'argent placé, comme on le croyait et comme par orgueil elle le laissait croire, la commisération de gens qu'elle méprisait, les refus, les aumônes, elle avait tout subi, essuyé ce qu'elle n'aurait pas essuyé pour trouver du pain, et non une fois auprès d'une personne, mais auprès de trente, de quarante, auprès de tous ceux qui lui avaient donné ou dont elle avait espéré quelque chose.
Enfin cet argent, elle l'avait réuni; mais il était son maître et la possédait pour toujours. Elle appartenait aux obligations qu'elle avait aux gens, au service que lui avaient rendu ses fournisseurs en sachant bien ce qu'ils faisaient. Elle appartenait à sa dette, à ce qu'elle aurait à payer chaque année. Elle le savait; elle savait que tous ses gages y passeraient, qu'avec les arrangements usuraires laissés par elle au gré de ses créanciers, les reconnaissances exigées par eux, les trois cents francs de mademoiselle ne feraient guère que payer les intérêts des deux mille trois cents francs de son emprunt. Elle savait qu'elle devrait, qu'elle devrait toujours, qu'elle était à jamais vouée aux privations, à la gêne, à tous les retranchements de l'entretien, de la toilette. Sur les Jupillon, elle n'avait pas beaucoup plus d'illusions que sur son avenir. Son argent avec eux était perdu, elle en avait le pressentiment. Elle n'avait pas même fait le calcul que ce sacrifice toucherait le jeune homme. Elle avait agi d'un premier mouvement. On lui aurait dit de mourir pour qu'il ne partît pas, qu'elle fût morte. L'idée de le voir militaire, cette idée du champ de bataille, du canon, des blessés, devant laquelle, de terreur, la femme ferme les yeux, l'avait décidée à faire plus que mourir: à vendre sa vie pour cet homme, signer pour lui sa misère éternelle!
XXXII.
C'est un effet ordinaire des désordres nerveux de l'organisme de dérégler les joies et les peines humaines, de leur ôter la proportion et l'équilibre, et de les pousser à l'extrémité de leur excès. Il semble que, sous l'influence de cette maladie d'impressionnabilité, les sensations aiguisées, raffinées, spiritualisées, dépassent leur mesure et leur limite naturelles, atteignent au delà d'elles-mêmes, et mettent une sorte d'infini dans la jouissance et la souffrance de la créature. Maintenant les rares joies qu'avait encore Germinie étaient des joies folles, des joies dont elle sortait ivre et avec les caractères physiques de l'ivresse.—Mais, ma fille, ne pouvait s'empêcher de lui dire Mademoiselle, on croirait que tu es grise.—Pour une fois qu'on s'amuse, répondait Germinie, mademoiselle vous le fait bien payer. Et quand elle retombait dans ses peines, dans ses chagrins, dans ses inquiétudes, c'était une désolation plus intense encore, plus furieuse et délirante que sa gaieté.
Le moment était arrivé où la terrible vérité, entrevue, puis voilée par des illusions dernières, finissait par apparaître à Germinie. Elle voyait qu'elle n'avait pu attacher Jupillon par le dévouement de son amour, le dépouillement de tout ce qu'elle avait, tous ces sacrifices d'argent qui engageaient sa vie dans l'embarras et les transes d'une dette impossible à payer. Elle sentait qu'il lui apportait à regret son amour, un amour où il mettait l'humiliation d'une charité. Quand elle lui avait annoncé qu'elle était une seconde fois grosse, cet homme, qu'elle allait faire encore père, lui avait dit: Eh bien! c'est amusant les femmes comme toi! toujours pleine ou fraîche vide alors!… Il lui venait les idées, les soupçons qui viennent au véritable amour quand on le trompe, les pressentiments de coeur qui disent aux femmes qu'elles ne sont plus seules à posséder leur amant, et qu'il y en a une autre parce qu'il doit y en avoir une autre.
Elle ne se plaignait plus, elle ne pleurait plus, elle ne récriminait plus. Elle renonçait à une lutte avec cet homme armé de froideur, qui savait si bien, avec ses ironies glacées de voyou, outrager sa passion, sa déraison, ses folies de tendresse. Et elle se mettait à attendre dans une angoisse résignée, quoi? Elle ne savait: peut-être qu'il ne voulût plus d'elle!
Navrée et silencieuse, elle épiait Jupillon; elle le guettait, elle le surveillait; elle essayait de le faire parler, en jetant des mots dans ses distractions. Elle tournait autour de lui, ne voyait, ne saisissait, ne surprenait rien, et cependant elle restait persuadée qu'il y avait quelque chose et que ce qu'elle craignait était vrai: elle sentait une femme dans l'air.
Un matin, comme elle était descendue de meilleure heure qu'à son habitude, elle l'aperçut à quelques pas devant elle sur le trottoir. Il était habillé; il se regardait en marchant. De temps en temps, pour voir le vernis de ses bottes, il levait un peu le bas de son pantalon. Elle se mit à le suivre. Il allait tout droit sans se retourner. Elle arriva derrière lui à la place Bréda. Il y avait sur la place, à côté de la station de voitures, une femme qui se promenait. Germinie ne la voyait que de dos. Jupillon alla à elle, la femme se retourna: c'était sa cousine. Ils se mirent à marcher à côté l'un de l'autre, allant et revenant sur la place; puis par la rue Bréda ils se dirigèrent vers la rue de Navarin. Là, la jeune fille prit le bras de Jupillon, ne s'appuya pas d'abord, puis peu à peu, à mesure qu'ils allaient, elle s'inclina avec le mouvement d'une branche qu'on fait plier et se laissa aller lui. Ils marchaient lentement, si lentement, que Germinie était parfois forcée de s'arrêter pour ne pas être trop près d'eux. Ils montèrent la rue des Martyrs, traversèrent la rue de la Tour-d'Auvergne, descendirent la rue Montholon. Jupillon parlait; la cousine ne disait rien, écoutait Jupillon, et, distraite comme une femme qui respire un bouquet, allait en jetant de côté de temps en temps un petit regard vague, un petit coup d'oeil d'enfant qui a peur.
Arrivés à la rue Lamartine devant le passage des Deux-Soeurs, ils tournèrent sur eux-mêmes; Germinie n'eut que le temps de se jeter dans une porte d'allée. Ils passèrent sans la voir. La petite était sérieuse et paresseuse à marcher. Jupillon lui parlait dans le cou. Un moment ils s'arrêtèrent: Jupillon faisait de grands gestes; la jeune fille regardait fixement le pavé. Germinie crut qu'ils allaient se quitter; mais ils se remirent à marcher ensemble et firent quatre ou cinq tours, revenant et repassant devant le passage. À la fin, ils y entrèrent. Germinie s'élança de sa cachette, bondit sur leurs pas. De la grille du passage elle vit un bout de robe disparaître dans la porte d'un petit hôtel meublé, à côté d'une boutique de liquoriste. Elle courut à cette porte, regarda dans l'escalier, ne vit plus rien… Alors tout son sang lui monta à la tête avec une idée, une seule idée que répétait sa bouche idiote: Du vitriol!… du vitriol!… du vitriol! Et sa pensée devenant instantanément l'action même de sa pensée, son délire la transportant tout à coup dans son crime, elle montait l'escalier avec la bouteille bien cachée sous son châle; elle frappait à la porte très-fort, et toujours… On finissait par venir; il entre-bâillait la porte… Elle ne lui disait ni son nom, ni rien… Elle passait sans s'occuper de lui… Elle était forte à le tuer! et elle allait au lit, à elle! Elle lui prenait le bras, elle lui disait: Oui, c'est moi… en voilà pour ta vie! Et sur sa figure, sur sa gorge, sur sa peau, sur tout ce qu'elle avait de jeune et d'orgueilleux, de beau pour l'amour, Germinie voyait le vitriol marquer, brûler, creuser, bouillonner, faire quelque chose d'horrible qui l'inondait de joie! La bouteille était vide, et elle riait!… Et, dans son affreux rêve, son corps aussi rêvant, ses pieds se mirent à marcher. Son pas alla devant elle, descendit le passage, prit la rue, la mena chez un épicier. Il y avait dix minutes qu'elle était là plantée devant le comptoir, avec des yeux qui n'y voyaient pas, les yeux vides et perdus de quelqu'un qui va assassiner.—Voyons, qu'est-ce que vous demandez? lui dit l'épicière impatientée, presque effrayée de cette femme qui ne bougeait pas.
—Ce que je demande?… fit Germinie. Elle était si pleine et si possédée de ce qu'elle voulait, qu'elle avait cru demander du vitriol.—Ce que je demande?… Elle se passa la main sur son front.—Ah! tiens, je ne sais plus…
Et elle sortit en trébuchant de la boutique.
XXXIII.
Dans la torture de cette vie, où elle souffrait mort et passion, Germinie, cherchant à étourdir les horreurs de sa pensée, était revenue au verre qu'elle avait pris un matin des mains d'Adèle et qui lui avait donné toute une journée d'oubli. De ce jour, elle avait bu. Elle avait bu à ces petites lichades matinales des bonnes de femmes entretenues. Elle avait bu avec l'une, elle avait bu avec l'autre. Elle avait bu avec des hommes qui venaient déjeuner chez la crémière; elle avait bu avec Adèle qui buvait comme un homme et qui prenait un vil plaisir à voir descendre aussi bas qu'elle cette bonne de femme honnête.
D'abord, elle avait eu besoin, pour boire, d'entraînement, de société, du choc des verres, de l'excitation de la parole, de la chaleur des défis; puis bientôt, elle était arrivée à boire seule. C'est alors qu'elle avait bu dans le verre à demi plein, remonté sous son tablier et caché dans un recoin de la cuisine; qu'elle avait bu solitairement et désespérément ces mélanges de vin blanc et d'eau-de-vie qu'elle avalait coup sur coup jusqu'à ce qu'elle y eût trouvé ce dont elle avait soif: le sommeil. Car ce qu'elle voulait ce n'était point la fièvre de tête, le trouble heureux, la folie vivante, le rêve éveillé et délirant de l'ivresse; ce qu'il lui fallait, ce qu'elle demandait, c'était le noir bonheur du sommeil, d'un sommeil sans mémoire et sans rêve, d'un sommeil de plomb tombant sur elle comme un coup d'assommoir sur la tête d'un boeuf: et elle le trouvait dans ces liqueurs mêlées qui la foudroyaient et lui couchaient la face sur la toile cirée de la table de cuisine.
Dormir de ce sommeil écrasant, rouler, le jour, dans cette nuit, cela était devenu pour elle comme la trêve et la délivrance d'une existence qu'elle n'avait plus le courage de continuer ni de finir. Un immense besoin de néant, c'était tout ce qu'elle éprouvait dans l'éveil. Les heures de sa vie qu'elle vivait de sang-froid, en se voyant elle-même, en regardant dans sa conscience, en assistant à ces hontes, lui semblaient si abominables! Elle aimait mieux les mourir. Il n'y avait plus que le sommeil au monde pour lui faire tout oublier, le sommeil congestionné de l'Ivrognerie qui berce avec les bras de la Mort.
Là, dans ce verre, qu'elle se forçait à boire et qu'elle vidait avec frénésie, ses souffrances, ses douleurs, tout son horrible présent allait se noyer, disparaître. Dans une demi-heure, sa pensée ne penserait plus, sa vie n'existerait plus; rien d'elle ne serait plus pour elle, et il n'y aurait plus même de temps à côté d'elle. «Je bois mes embêtements,» avait-elle répondu à une femme qui lui avait dit qu'elle s'abîmerait la santé à boire. Et comme dans les réactions qui suivaient ses ivresses, il lui revenait un plus douloureux sentiment d'elle-même, une désolation et une détestation plus grandes de ses fautes et de ses malheurs, elle cherchait des alcools plus forts, de l'eau-de-vie plus dure, elle buvait jusqu'à de l'absinthe pure pour tomber dans une léthargie plus inerte, et faire plus complet son évanouissement à toutes choses.
Elle finit par atteindre ainsi à des moitiés de journée d'anéantissement, dont elle ne sortait qu'à demi éveillée avec une intelligence stupéfiée, des perceptions émoussées, des mains qui faisaient des choses par habitude, des gestes de somnambule, un corps et une âme où la pensée, la volonté, le souvenir semblaient avoir encore la somnolence et le vague des heures confuses du matin.
XXXIV.
Une demi-heure après l'affreuse rencontre où, sa pensée touchant au crime comme avec les doigts, elle avait voulu, elle avait cru défigurer sa rivale avec du vitriol, Germinie rentrait rue de Laval, en remontant de chez l'épicier une bouteille d'eau-de-vie.
Depuis deux semaines, elle était maîtresse de l'appartement, libre de ses ivresses et de ses abrutissements. Mlle de Varandeuil, qui d'habitude ne bougeait guère, était, par extraordinaire, allée passer six semaines chez une de ses vieilles amies en province; et elle n'avait pas voulu emmener Germinie avec elle, par crainte de donner aux autres domestiques le mauvais exemple et la jalousie d'une bonne habituée aux douceurs du service et traitée sur un autre pied qu'eux.
Entrée dans la chambre de mademoiselle, Germinie ne prit que le temps de jeter à terre son châle et son chapeau, et elle se mit à boire, le goulot de la bouteille d'eau-de-vie entre les dents, à gorgées précipitées jusqu'à ce que tout dans la chambre tournât autour d'elle, et qu'il n'y eût plus rien de la journée dans sa tête. Alors, chancelante, se sentant tomber, elle voulut se mettre sur le lit de sa maîtresse pour dormir; l'ivresse la jeta de côté sur la table de nuit. De là, elle roula à terre, ne remua plus: elle ronflait. Mais le coup avait été si violent que dans la nuit elle eut une fausse couche, suivie d'une de ces pertes par où la vie s'écoule. Elle voulut se relever, aller appeler sur le carré, elle essaya de se mettre sur ses pieds: elle ne le put pas. Elle se sentait glisser à la mort, y entrer, y descendre avec une lenteur molle. Enfin, s'arrachant un dernier effort, elle se traîna jusqu'à la porte de l'escalier; mais là, il lui fut impossible de se soulever jusqu'à la serrure, impossible de crier. Et elle aurait fini d'y mourir, si Adèle, dans la matinée, en passant, inquiète d'entendre un gémissement, n'avait été chercher un serrurier pour ouvrir la porte, et une sage-femme pour délivrer la mourante.
Quand, au bout d'un mois, mademoiselle revint, elle trouva Germinie levée, mais d'une faiblesse si grande qu'elle était obligée de s'asseoir à tout moment, et d'une pâleur telle qu'elle n'avait plus l'air d'avoir de sang dans le corps. On lui dit qu'elle avait eu une perte dont elle avait manqué mourir: mademoiselle ne soupçonna rien.
XXXV.
Germinie accueillit le retour de mademoiselle avec des caresses attendries, mouillées de larmes. Sa tendresse ressemblait à celle d'un enfant malade; elle en avait la lente douceur, l'air de prière, la tristesse de souffrance peureuse et effarouchée. De ses mains pâles aux veines bleues, elle cherchait à toucher sa maîtresse. Elle s'approchait d'elle avec une sorte d'humilité tremblante et fervente. Le plus souvent, assise en face d'elle sur un tabouret et la regardant d'en bas, avec les yeux d'un chien, elle se soulevait de temps en temps pour aller l'embrasser sur quelque endroit de sa robe, revenait s'asseoir, puis un instant après recommençait.
Il y avait du déchirement et de l'imploration dans ces caresses, dans ces baisers de Germinie. La mort qu'elle avait entendue venir à elle comme une personne, avec le pas de quelqu'un, ces heures de défaillance où, dans le lit, seule avec elle-même, elle avait revu sa vie et remonté son passé, le ressouvenir et la honte de tout ce qu'elle avait caché Mlle de Varandeuil, la terreur d'un jugement de Dieu se levant du fond de ses anciennes idées de religion, tous les reproches, toutes les peurs qui se penchent à l'oreille d'une agonie, avaient fait dans sa conscience une suprême épouvante; et le remords, le remords qu'elle n'avait jamais pu tuer en elle, était maintenant tout vivant et tout criant dans son être affaibli, ébranlé, encore mal renoué à la vie, peine rattaché à la croyance de vivre.
Germinie n'était point une de ces natures heureuses qui font le mal et en laissent le souvenir derrière elles, sans que le regret de leurs pensées y retourne jamais. Elle n'avait pas, comme Adèle, une de ces grosses organisations matérielles qui ne se laissent traverser par rien que par des impressions animales. Elle n'avait pas une de ces consciences qui se dérobent à la souffrance par l'abrutissement et par cette épaisse stupidité dans laquelle une femme végète, naïvement fautive. Chez elle, une sensitivité maladive, une sorte d'éréthisme cérébral, une disposition de tête à toujours travailler, à s'agiter dans l'amertume, l'inquiétude, le mécontentement d'elle-même, un sens moral qui s'était comme redressé en elle après chacune de ses déchéances, tous les dons de délicatesse, d'élection et de malheur s'unissaient pour la torturer, et retourner, chaque jour, plus avant et plus cruellement dans son désespoir, le tourment de ce qui n'aurait guère mis de si longues douleurs chez beaucoup de ses pareilles.
Germinie cédait à l'entraînement de la passion; mais aussitôt qu'elle y avait cédé, elle se prenait en mépris. Dans le plaisir même, elle ne pouvait s'oublier entièrement et se perdre. Il se levait toujours dans sa distraction l'image de mademoiselle avec son austère et maternelle figure. À mesure qu'elle s'abandonnait et descendait de son honnêteté, Germinie ne sentait pas l'impudeur lui venir. Les dégradations où elle s'abîmait ne la fortifiaient point contre le dégoût et l'horreur d'elle-même. L'habitude ne lui apportait pas l'endurcissement. Sa conscience souillée rejetait ses souillures, se débattait dans ses hontes, se déchirait dans ses repentirs, et ne lui laissait pas même une seconde la pleine jouissance du vice, l'entier étourdissement de la chute.
Aussi quand mademoiselle, oubliant la domestique qu'elle était, se penchait sur elle avec une de ces familiarités brusques de la voix et du geste qui l'approchaient tout près de son coeur, Germinie confuse, prise tout à coup de timidités rougissantes, devenait muette et comme imbécile sous l'horrible douleur de voir toute son indignité. Elle s'enfuyait, elle s'arrachait sous un prétexte à cette affection si odieusement trompée et qui, en la touchant, remuait et faisait frissonner tous ses remords.
XXXVI.
Le miracle de cette vie de désordre et de déchirement, de cette vie honteuse et brisée, fut qu'elle n'éclatât pas. Germinie n'en laissa rien jaillir au dehors, elle n'en laissa rien monter à ses lèvres, elle n'en laissa rien voir dans sa physionomie, rien paraître dans son air, et le fond maudit de son existence resta toujours caché à sa maîtresse.
Il était bien arrivé quelquefois à Mlle de Varandeuil de sentir à côté d'elle vaguement un secret dans sa bonne, quelque chose qu'elle lui cachait, une obscurité dans sa vie. Elle avait eu des instants de doute, de défiance, une inquiétude instinctive, des commencements de perception confuse, le flair d'une trace qui va en s'enfonçant et se perd dans du sombre. Elle avait cru par moments toucher dans cette fille à des choses fermées et froides, à un mystère, à de l'ombre. Par moments encore, il lui avait semblé que les yeux de sa bonne ne disaient pas ce que disait sa bouche. Sans le vouloir, elle avait retenu une phrase que Germinie répétait souvent: «Péché caché, péché à moitié pardonné.» Mais ce qui occupait surtout sa pensée, c'était l'étonnement de voir que malgré l'augmentation de ses gages, malgré les petits cadeaux journaliers qu'elle lui faisait, Germinie n'achetait plus rien pour sa toilette, n'avait plus de robes, n'avait plus de linge. Où son argent passait-il? Elle lui avait presque avoué avoir retiré ses dix-huit cents francs de la Caisse d'épargne. Mademoiselle ruminait cela, puis se disait que c'était là tout le mystère de sa bonne, c'était de l'argent, des embarras, sans doute des engagements pris autrefois pour sa famille, et peut-être de nouveaux envois «à sa canaille de beau-frère.» Elle avait si bon coeur et si peu d'ordre! Elle savait si peu ce qu'était une pièce de cent sous! Ce n'était que cela: mademoiselle en était sûre; et comme elle connaissait la nature entêtée de sa bonne et qu'elle n'espérait pas la faire changer, elle ne lui parlait de rien. Quand cette explication ne satisfaisait pas complètement mademoiselle, elle mettait ce qui était inconnu et mystérieux pour elle dans sa bonne sur le compte d'une nature de femme un peu cachotière, gardant du caractère et des méfiances de la paysanne, jalouse de ses petites affaires et se plaisant à enfouir un coin de sa vie tout au fond d'elle, comme au village on entasse des sous dans un bas de laine. Ou bien, elle se persuadait que c'était la maladie, son état de souffrance continuel qui lui donnait ces lubies et cette dissimulation. Et sa pensée, dans sa recherche et sa curiosité, s'arrêtait là, avec la paresse et aussi un peu l'égoïsme des pensées de vieilles gens, qui, craignant instinctivement le bout des choses et le fond des gens, ne veulent point trop s'inquiéter ni trop savoir. Qui sait? Peut-être toute cette cachoterie n'était-elle rien qu'une misère indigne de l'inquiéter ou de l'intéresser, une chamaillade, une brouillerie de femmes. Elle s'endormait là-dessus, rassurée, et cessait de chercher.
Et comment mademoiselle eût-elle pu deviner les dégradations de Germinie et l'horreur de son secret? Dans ses chagrins les plus poignants, dans ses ivresses les plus folles, la malheureuse gardait l'incroyable force de tout retenir et de tout renfoncer. De sa nature passionnée, débordée, qui se versait si naturellement dans l'expansion, jamais ne s'échappait une phrase, un mot qui fût un éclair, une lueur. Déboires, mépris, chagrins, sacrifices, mort de son enfant, trahison de son amant, agonie de son amour, tout demeura en elle silencieux, étouffé, comme si elle appuyait des deux mains sur son coeur. Les rares défaillances qui lui prenaient et où elle semblait se débattre avec des douleurs qui l'étranglaient, ces caresses fiévreuses, furieuses à Mlle de Varandeuil, ces effusions subites, ressemblant à des crises voulant accoucher de quelque chose, finissaient toujours sans paroles et se sauvaient dans des larmes.
La maladie même avec ses affaiblissements et ses énervements ne tira rien d'elle. Elle ne put entamer cette héroïque volonté de se taire jusqu'au bout. Les crises de nerfs lui arrachaient des cris, et rien que des cris. Jeune fille, elle rêvait tout haut; elle força ses rêves à ne plus parler, elle ferma les lèvres de son sommeil. Comme à son haleine mademoiselle aurait pu s'apercevoir qu'elle buvait, elle mangea de l'ail et de l'échalotte, et cacha avec leur empuantissement l'odeur de ses ivresses. Ses ivresses mêmes, ses torpeurs saoûles, elle les dressa à se réveiller au pas de sa maîtresse et à rester éveillées devant elle.
Elle menait ainsi comme deux existences. Elle était comme deux femmes, et à force d'énergie, d'adresse, de diplomatie féminine, avec un sang-froid toujours présent dans le trouble même de la boisson, elle parvint à séparer ces deux existences, à les vivre toutes les deux sans les mêler, à ne pas laisser se confondre les deux femmes qui étaient en elle, à rester auprès de Mlle de Varandeuil la fille honnête et rangée qu'elle avait été, à sortir de l'orgie sans en emporter le goût, montrer quand elle venait de quitter son amant une sorte de pudeur de vieille fille dégoûtée du scandale des autres bonnes. Elle n'avait ni un propos, ni un genre de tenue qui éveillât le soupçon de sa vie clandestine; rien en elle ne sentait ses nuits. En mettant le pied sur le paillasson de l'appartement de Mlle de Varandeuil, en l'approchant, en se trouvant en face d'elle, elle prenait la parole, l'attitude, même de certains plis de robe qui écartent d'une femme jusqu'à la pensée des approches de l'homme. Elle parlait librement de toutes choses, comme n'ayant à rougir de rien. Elle était amère aux fautes et aux hontes d'autrui, ainsi qu'une personne sans reproche. Elle plaisantait de l'amour avec sa maîtresse, gaiement, sans embarras, d'une façon détachée: on aurait cru l'entendre causer d'une vieille connaissance qu'elle aurait perdue de vue. Et il y avait autour de ses trente-cinq ans, pour tous ceux qui ne la voyaient que comme Mlle de Varandeuil et chez elle, une certaine atmosphère de chasteté particulière, le parfum d'honnêteté sévère et insoupçonnable, spécial aux vieilles bonnes et aux femmes laides.
Cependant tout ce mensonge d'apparences n'était pas de l'hypocrisie chez Germinie. Il ne venait pas d'une duplicité perverse, d'un calcul corrompu: c'était son affection pour mademoiselle qui la faisait être ce qu'elle était chez elle. Elle voulait à tout prix lui éviter le chagrin de la voir et de pénétrer au fond d'elle. Elle la trompait uniquement pour garder sa tendresse, avec une sorte de respect; et dans l'horrible comédie qu'elle jouait, un sentiment pieux, presque religieux, se glissait, pareil au sentiment d'une fille mentant aux yeux de sa mère pour ne pas lui désoler le coeur.
XXXVII.
Mentir! elle ne pouvait plus que cela. Elle éprouvait comme une impossibilité de se retirer d'où elle était. Elle ne soutenait même pas l'idée d'un effort pour en sortir, tant la tentative lui paraissait inutile, tant elle se trouvait lâche, abîmée et vaincue, tant elle se sentait encore toute nouée à cet homme par toutes sortes de chaînes basses et de liens dégradants, jusque par le mépris qu'il ne lui cachait plus!
Quelquefois, en réfléchissant sur elle-même, elle était effrayée. Des idées, des peurs de village lui revenaient. Et ses superstitions de jeunesse lui disaient tout bas que cet homme lui avait jeté un sort, que peut-être il lui avait fait manger du pain à chanter. Et sans cela, aurait-elle été comme elle était? Aurait-elle eu, rien qu'à le voir, cette émotion de tout l'être, cette sensation presque animale de l'approche d'un maître? Aurait-elle senti tout son corps, sa bouche, ses bras, l'amour et la caresse de ses gestes aller involontairement à lui? Lui aurait-elle appartenu ainsi tout entière? Longuement et amèrement, elle se rappelait à elle-même tout ce qui aurait dû la guérir, la sauver, les dédains de cet homme, ses injures, la corruption des plaisirs qu'il avait exigés d'elle, et elle était forcée de s'avouer que rien ne lui avait coûté à sacrifier pour cet homme et qu'elle avait dévoré pour lui jusqu'aux derniers dégoûts. Elle cherchait à imaginer le degré d'abaissement où son amour refuserait de descendre, elle ne le trouvait pas. Il pouvait faire d'elle ce qu'il voulait, l'insulter, la battre, elle resterait à lui sous le talon de ses bottes! Elle ne se voyait pas ne lui appartenant plus. Elle ne se voyait pas sans lui. Cet homme à aimer lui était nécessaire, elle se réchauffait à lui, elle vivait de lui, elle le respirait. Autour d'elle, rien ne lui semblait exister de pareil parmi les femmes de sa condition. Aucune des camarades qu'elle approchait ne mettait dans une liaison l'âpreté, l'amertume, le tourment, le bonheur de souffrir qu'elle trouvait dans la sienne. Aucune n'y mettait cela qui la tuait et dont elle ne pouvait se passer.
À elle-même, elle se paraissait extraordinaire et d'une nature à part, du tempérament des bêtes que les mauvais traitements attachent. Il y avait des jours où elle ne se reconnaissait plus, et où elle se demandait si elle était toujours la même femme. En repassant toutes les bassesses auxquelles Jupillon l'avait pliée, elle ne pouvait croire que c'était elle qui avait subi cela. Elle qui se connaissait violente, bouillante, toute pleine de passions chaudes, de révoltes et d'orages, elle avait passé par ces soumissions et ces docilités! Elle avait réprimé ses colères, refoulé les idées de sang qui lui étaient montées au cerveau tant de fois! Elle avait toujours obéi, toujours patienté, toujours baissé la tête! Aux pieds de cet homme, elle avait fait ramper son caractère, ses instincts, son orgueil, sa vanité, et plus que tout cela, sa jalousie, les rages de son coeur! Pour le garder, elle en était venue à le partager, à lui permettre des maîtresses, à le recevoir des mains des autres, à chercher sur sa joue les endroits où ne l'avait pas embrassé sa cousine! Et maintenant, tout au bout de tant d'immolations dont elle l'avait lassé, elle le retenait par un plus dégoûtant sacrifice, elle l'attirait par des cadeaux, elle lui ouvrait sa bourse pour le faire venir à des rendez-vous, elle achetait son amabilité en satisfaisant ses fantaisies et ses caprices, elle payait cet homme qui se faisait marchander ses baisers et demandait des pourboires à l'amour! Et elle vivait, allant d'un jour à l'autre avec la terreur de ce que le misérable pourrait lui demander le lendemain.
XXXVIII.
«Il lui faut vingt francs…» Germinie se répéta cela plusieurs fois machinalement, mais sa pensée n'allait pas au delà des mots qu'elle se disait. La marche, la montée des cinq étages l'avaient étourdie. Elle tomba assise sur la chauffeuse graisseuse de sa cuisine, baissa la tête, posa le bras sur la table. La tête lui bourdonnait. Ses idées s'en allaient, puis revenaient comme en foule, s'étouffaient en elle, et de toutes il ne lui en restait qu'une, toujours plus aiguë, plus fixe: Il lui faut vingt francs! vingt francs!… vingt francs!… Et elle regarda autour d'elle comme si elle allait les trouver là, dans la cheminée, dans le panier aux ordures, sous le fourneau. Puis elle songea aux gens qui lui devaient, à une bonne allemande qui avait promis de la rembourser, il y avait de cela plus d'un an. Elle se leva, noua son bonnet. Elle ne se disait plus: Il lui faut vingt francs; elle se disait: Je les aurai.
Elle descendit chez Adèle:—Tu n'as pas vingt francs pour une note qu'on apporte?… mademoiselle est sortie.
—Pas de chance, dit Adèle; j'ai donné mes derniers vingt francs madame hier soir pour aller souper. Cette rosse-là n'est pas encore rentrée… Veux-tu trente sous?
Elle courut chez l'épicier. C'était un dimanche; il était trois heures: l'épicier venait de fermer.
Il y avait du monde chez la fruitière; elle demanda quatre sous d'herbes.
—Je n'ai pas d'argent, dit-elle. Elle espérait que la fruitière lui dirait: En voulez-vous? La fruitière lui dit: En voilà un genre? comme si on avait peur! Il y avait d'autres bonnes: elle sortit sans rien dire.
—Il n'y a rien pour nous? dit-elle au portier. Ah! tenez, vous n'auriez pas vingt francs, mon Pipelet, ça m'éviterait de remonter.
—Quarante, si vous voulez…
Elle respira. Le portier alla dans le fond de sa loge à une armoire.—Ah! sapristi! ma femme a pris la clef… Tiens! comme vous êtes pâle!…
—Ce n'est rien… Et elle s'enfuit dans la cour vers la porte de l'escalier de service.
En remontant, voici ce qu'elle pensait: Il y a des gens qui trouvent des pièces de vingt francs… C'est aujourd'hui qu'il en a besoin, il me l'a dit… Mademoiselle m'a donné mon argent il n'y a pas cinq jours, je ne peux pas lui demander… Après ça, vingt francs de plus ou de moins, pour elle, qu'est-ce que c'est?… L'épicier me les aurait prêtés, bien sûr… J'en ai eu un autre rue Taitbout; il ne fermait que le soir, le dimanche, celui-là…
Elle était à son étage devant sa porte. Elle se pencha sur la rampe de l'escalier des maîtres, regarda si personne ne montait, entra, alla droit à la chambre de mademoiselle, ouvrit la fenêtre, respira largement, les deux coudes sur le barreau d'appui. Des moineaux accoururent des cheminées d'alentour, croyant qu'elle allait leur jeter du pain. Elle ferma la fenêtre et regarda dans la chambre sur le dessus de la commode, d'abord une veine de marbre, puis une petite cassette de bois des Îles, puis la clef, une petite clef d'acier oubliée dans la serrure. Tout à coup, ses oreilles tintèrent, elle crut qu'on sonnait. Elle alla ouvrir: il n'y avait personne. Elle revint avec le sentiment d'être seule, alla prendre un torchon à la cuisine et se mit à frotter l'acajou d'un fauteuil en tournant le dos à la commode; mais elle voyait toujours la cassette, elle la voyait ouverte, elle voyait le coin droite où mademoiselle mettait son or, les petits papiers dans lesquels elle l'empapillottait cent francs par cent francs; ses vingt francs étaient là!.. Elle fermait les yeux comme à un éblouissement. Elle sentait le vertige dans sa conscience; mais aussitôt elle se soulevait tout entière contre elle-même, et il lui semblait que son coeur indigné lui remontait dans la poitrine. En un moment, l'honneur de toute sa vie s'était dressé entre sa main et cette clef. Son passé de probité, de désintéressement, de dévouement, vingt ans de résistance aux mauvais conseils et à la corruption de ce quartier pourri, vingt ans de mépris pour le vol, vingt ans où sa poche n'avait pas eu un liard à ses maîtres, vingt ans d'indifférence au lucre, vingt ans où la tentation n'avait pas approché d'elle, sa longue et naturelle honnêteté, la confiance de mademoiselle, tout cela lui revint d'un seul coup. Ses jeunes années l'embrassèrent et la reprirent. De sa famille même, du souvenir de ses parents, de la mémoire pure de son misérable nom, des morts dont elle venait, il se leva comme un murmure d'ombres gardiennes autour d'elle… Une seconde elle fut sauvée.
Puis insensiblement, de mauvaises idées se glissèrent une à une dans sa tête. Elle se chercha des sujets d'amertume, des raisons d'ingratitude contre sa maîtresse. Elle compara à ses gages le chiffre des gages dont se vantaient par vanité les autres bonnes de la maison. Elle trouva que mademoiselle était bienheureuse, qu'elle aurait dû l'augmenter davantage depuis qu'elle était chez elle. Et puis pourquoi, se demanda-t-elle tout à coup, laisse-t-elle la clef à sa cassette? Et elle se mit à penser que cet argent qui était là n'était pas de l'argent pour vivre, mais des économies de mademoiselle pour acheter une robe de velours à une filleule; de l'argent qui dormait… se dit-elle encore. Elle précipitait ses raisons comme pour s'empêcher de discuter ses excuses. Et puis, c'est pour une fois… Elle me les prêterait, si je lui demandais… Et je les lui rendrai…
Elle avança la main, elle fit tourner la clef… Elle s'arrêta; il lui sembla que le grand silence qui était autour d'elle la regardait et l'écoutait. Elle leva les yeux: la glace lui jeta son visage. Devant cette figure qui était la sienne, elle eut peur; elle recula d'épouvante et de honte comme devant la face de son crime: c'était la tête d'une voleuse qu'elle avait sur les épaules!
Elle s'était sauvée dans le corridor. Tout à coup, elle tourna sur ses talons, alla droit à la cassette, donna un tour de clef, jeta la main, fouilla sous des médaillons de cheveux et des bijoux de souvenir, prit une pièce à tâtons dans un rouleau de cinq louis, ferma la cassette et s'enfuit dans la cuisine… Elle tenait la petite pièce dans sa main et n'osait la regarder.
XXXIX.
Ce fut alors que les abaissements, les dégradations de Germinie commencèrent à paraître dans toute sa personne, à l'hébéter, à la salir. Une sorte de sommeil gagna ses idées. Elle ne fut plus vive ni prompte penser. Ce qu'elle avait lu, ce qu'elle avait appris parut s'échapper d'elle. Sa mémoire, qui retenait tout, devint confuse et oublieuse. L'esprit de la bonne de Paris s'en alla peu à peu de sa conversation, de ses réponses, de son rire. Sa physionomie, tout à l'heure si éveillée, n'eut plus d'éclairs. Dans toute sa personne on aurait cru voir revenir la paysanne bête qu'elle était en arrivant du pays, lorsqu'elle allait demander du pain d'épice chez un papetier. Elle n'avait plus l'air de comprendre. Mademoiselle lui voyait faire, à ce qu'elle lui disait, une figure d'idiote. Elle était obligée de lui expliquer, de lui répéter deux ou trois fois ce que jusque-là Germinie avait saisi à demi-mot. Elle se demandait, en la voyant ainsi, lente et endormie, si on ne lui avait pas changé sa bonne.—Mais tu deviens donc une bête d'imbécile! lui disait-elle parfois impatientée. Elle se souvenait du temps où Germinie lui était si utile pour retrouver une date, mettre une adresse sur une carte, dire le jour où on avait rentré le bois ou entamé la pièce de vin, toutes choses qui échappaient à sa vieille tête. Germinie ne se rappelait plus rien. Le soir, quand elle comptait avec mademoiselle, elle ne pouvait retrouver ce qu'elle avait acheté le matin; elle disait: Attendez!… et après un geste vague, rien ne lui revenait. Mademoiselle, pour ménager ses yeux fatigués, avait pris l'habitude de se faire lire par elle le journal: Germinie arriva tellement ânonner, à lire avec si peu d'intelligence, que mademoiselle fut obligée de la remercier.
Son intelligence allant ainsi en s'affaissant, son corps aussi s'abandonnait et se délaissait. Elle renonçait à la toilette, à la propreté même. Dans son incurie, elle ne gardait rien des soins de la femme; elle ne s'habillait plus. Elle portait des robes tachées de graisse et déchirées sous les bras, des tabliers en loques, des bas troués dans des savates avachies. Elle laissait la cuisine, la fumée, le charbon, le cirage, la souiller et s'essuyer après elle comme après un torchon. Autrefois, elle avait eu la coquetterie et le luxe des femmes pauvres, l'amour du linge. Personne dans la maison n'avait de bonnets plus frais. Ses petits cols, tout unis et tout simples, étaient toujours de ce blanc qui éclaire si joliment la peau et fait toute la personne nette. Maintenant elle avait des bonnets fatigués, fripés, avec lesquels elle semblait avoir dormi. Elle se passait de manchettes, son col laissait voir contre la peau de son cou un liseré de crasse, et on la sentait plus sale encore en dessous qu'en dessus. Une odeur de misère, croupie et rance, se levait d'elle. Quelquefois c'était si fort que Mlle de Varandeuil ne pouvait s'empêcher de lui dire:—Va donc te changer, ma fille… tu sens le pauvre…
Dans la rue, elle n'avait plus l'air d'appartenir à quelqu'un de propre. Elle ne semblait plus la domestique d'une personne honnête. Elle perdait l'aspect d'une servante qui, se soignant et se respectant dans sa mise même, porte sur elle le reflet de sa maison et l'orgueil de ses maîtres. De jour en jour elle devenait cette créature abjecte et débraillée dont la robe glisse au ruisseau,—une souillon.
Se négligeant, elle négligeait tout autour d'elle. Elle ne rangeait plus, elle ne nettoyait plus, elle ne lavait plus. Elle laissait le désordre et la saleté entrer dans l'appartement, envahir l'intérieur de mademoiselle, ce petit intérieur dont la propreté faisait autrefois mademoiselle si contente et si fière. La poussière s'amassait, les araignées filaient derrière les cadres, les glaces se voilaient, les marbres des cheminées, l'acajou des meubles se ternissaient; les papillons s'envolaient des tapis qui n'étaient plus secoués, les vers se mettaient où ne passaient plus la brosse ni le balai; l'oubli poudroyait partout sur les choses sommeillantes et abandonnées que réveillait et ranimait autrefois le coup de main de chaque matin. Une dizaine de fois, mademoiselle avait tenté de piquer là-dessus l'amour-propre de Germinie; mais alors, tout un jour, c'était un nettoyage si forcené et accompagné de tels accès d'humeur, que mademoiselle se promettait de ne plus recommencer. Un jour pourtant elle s'enhardit à écrire le nom de Germinie avec le doigt sur la poussière de sa glace; Germinie fut huit jours sans le lui pardonner. Mademoiselle en vint à se résigner. À peine si elle laissait échapper bien doucement, quand elle voyait sa bonne dans un moment de bonne humeur:—Avoue, ma fille, que la poussière est bien heureuse chez nous!
À l'étonnement, aux observations des amies qui venaient encore la voir et que Germinie était forcée de laisser entrer, mademoiselle répondait avec un accent de miséricorde et d'apitoiement:—Oui, c'est sale, je sais bien! Mais que voulez-vous? Germinie est malade, et j'aime mieux qu'elle ne se tue pas. Parfois, quand Germinie était sortie, elle se hasardait à donner avec ses mains goutteuses un coup de serviette sur la commode, un coup de plumeau sur un cadre. Elle se dépêchait, craignant d'être grondée, d'avoir une scène, si sa bonne rentrait et la voyait.
Germinie ne travaillait presque plus; elle servait à peine. Elle avait réduit le dîner et le déjeuner de sa maîtresse aux mets les plus simples, les plus courts et les plus faciles à cuisiner. Elle faisait son lit sans relever les matelas, à l'anglaise. La domestique qu'elle avait été ne se retrouvait et ne revivait plus en elle qu'aux jours où mademoiselle donnait un petit dîner dont le nombre de couverts était toujours assez grand par la bande d'enfants conviés. Ces jours-là, Germinie sortait, comme par enchantement, de sa paresse, de son apathie, et, puisant des forces dans une sorte de fièvre, elle retrouvait, devant le feu de ses fourneaux et les rallonges de la table, toute son activité passée. Et mademoiselle était stupéfaite de la voir, suffisant à tout, seule et ne voulant pas d'aide, faire en quelques heures un dîner pour une dizaine de personnes, le servir, le desservir avec les mains et toute la vive adresse de sa jeunesse.
XL.
—Non… cette fois-ci, non, dit Germinie en se levant du pied du lit de Jupillon où elle s'était assise. Il n'y a pas moyen… Mais tu ne sais donc pas que je n'ai plus un sou… ce qui s'appelle un sou!… Tu n'as donc pas vu les bas que je porte!
Et relevant sa jupe, elle lui montra des bas tout troués et noués avec des lisières.—Je n'ai plus de quoi changer de rien… De l'argent?… mais le jour de la fête de mademoiselle, je n'ai pas eu seulement pour lui donner des fleurs… Je lui ai acheté un bouquet de violettes d'un sou, ainsi! Ah! oui, de l'argent!… Tes derniers vingt francs… sais-tu comment je les ai eus?… En les prenant dans la cassette de mademoiselle!… Je les ai remis… Mais c'est fini… Je ne veux plus de cela… C'est bon une fois… Où veux-tu que j'en trouve à présent, dis-moi un peu?… On ne peut pas mettre de sa peau au Mont-de-Piété… sans ça!… Mais pour faire encore un coup comme ça, jamais de la vie!… Tout ce que tu voudras, mais pas ça, pas voler! Je ne veux plus… Oh! je sais bien, va, ce qui m'arrivera avec toi… Mais tant pis!
—Ah! ça, as-tu fini de te monter? dit Jupillon. Si tu m'avais dit ça pour les vingt francs… est-ce que tu t'imagines que j'en aurais voulu? Je ne te croyais pas pannée tant que ça, moi… Je te voyais toujours aller… Je me figurais que ça ne te gênait pas de me prêter une pièce de vingt francs que je t'aurais rendue dans une semaine ou deux avec les autres… Mais, tu ne dis rien?… Eh bien! voilà tout, je ne t'en demanderai plus… C'est pas une raison pour que nous nous fâchions, ça, il me semble…
Et jetant sur Germinie un regard indéfinissable:
—N'est-ce pas, à jeudi?
—À jeudi! dit désespérément Germinie. Elle avait envie de se jeter dans les bras de Jupillon, de lui demander pardon de sa misère, de lui dire: Tu vois bien, je ne peux pas!…
Elle répéta:—À jeudi! et partit.
Quand, le jeudi, elle frappa à la porte du rez-de-chaussée de Jupillon, elle crut entendre le pas d'un homme qui se sauvait au fond dans la chambre. La porte s'ouvrit: devant elle était la cousine qui avait une résille, une vareuse rouge, des pantoufles, la toilette et la contenance d'une femme qui est chez elle chez un homme. Çà et là ses affaires traînaient: Germinie les voyait sur les meubles qu'elle avait payés.
—Madame demande? fit impudemment la cousine.
—M. Jupillon?
—Il est sorti.
—Je l'attendrai, dit Germinie; et elle essaya d'entrer dans l'autre pièce.
—Chez le portier, alors? Et la cousine lui barra le passage.
—Quand rentrera-t-il?
—Quand les poules auront des dents, lui dit sérieusement la petite fille; et elle lui ferma la porte au nez.
—Eh bien! c'est bien ça que j'attendais de lui, se dit Germinie, en marchant dans la rue. Les pavés lui semblaient s'enfoncer sous ses jambes molles.
XLI.
Rentrant ce soir-là d'un dîner de baptême qu'elle n'avait pu refuser, mademoiselle entendit parler dans sa chambre. Elle crut qu'il y avait quelqu'un avec Germinie, et s'en étonnant, elle poussa la porte. À la lueur d'une chandelle charbonnante et fumeuse, elle ne vit d'abord personne; puis, en regardant bien, elle aperçut sa bonne couchée et pelotonnée sur le pied de son lit.
Germinie dormait et parlait. Elle parlait avec un accent étrange, et qui donnait de l'émotion, presque de la peur. La vague solennité des choses surnaturelles, un souffle d'au delà de la vie s'élevait dans la chambre, avec cette parole du sommeil, involontaire, échappée, palpitante, suspendue, pareille à une âme sans corps qui errerait sur une bouche morte. C'était une voix lente, profonde, lointaine, avec de grands silences de respiration et des mots exhalés comme des soupirs, traversée de notes vibrantes et poignantes qui entraient dans le coeur, une voix pleine du mystère et du tremblement de la nuit où la dormeuse semblait retrouver à tâtons des souvenirs et passer la main sur des visages. On entendait:—Oh! elle m'aimait bien… Et lui, s'il n'était pas mort… nous serions bien heureux à présent, n'est-ce pas?… Non! Non! Mais c'est fait, tant pis, je ne veux pas le dire…
Et Germinie eut une contraction nerveuse comme pour faire rentrer son secret et le reprendre au bord de ses lèvres.
Mademoiselle était penchée avec une sorte d'épouvante sur ce corps abandonné et ne s'appartenant plus, dans lequel le passé revenait comme un revenant dans une maison abandonnée. Elle écoutait ces aveux prêts jaillir et machinalement arrêtés, cette pensée sans connaissance qui parlait toute seule, cette voix qui ne s'entendait pas elle-même. Une sensation d'horreur lui venait: elle avait l'impression d'être à côté d'un cadavre possédé par un rêve.
Au bout de quelque temps de silence, d'une sorte de tiraillement entre ce qu'elle paraissait revoir, Germinie sembla laisser venir à elle le présent de sa vie. Ce qui lui échappait, ce qu'elle répandait dans des paroles coupées et sans suite, c'était, autant que pouvait le comprendre mademoiselle, des reproches à quelqu'un. Et à mesure qu'elle parlait, son langage devenait aussi méconnaissable que sa voix transposée dans les notes du songe. Il s'élevait au-dessus de la femme, au-dessus de son ton et de ses expressions journalières. C'était comme une langue de peuple purifiée et transfigurée dans la passion. Germinie accentuait les mots avec leur orthographe; elle les disait avec leur éloquence. Les phrases sortaient de sa bouche, avec leur rhythme, leur déchirement, et leurs larmes, ainsi que de la bouche d'une comédienne admirable. Elle avait des mouvements de tendresse coupés par des cris; puis venaient des révoltes, des éclats, une ironie merveilleuse, stridente, implacable, s'éteignant toujours dans un accès de rire nerveux qui répétait et prolongeait, d'écho en écho, la même insulte. Mademoiselle restait confondue, stupéfaite, écoutant comme au théâtre. Jamais elle n'avait entendu le dédain tomber de si haut, le mépris se briser ainsi et rejaillir dans le rire, la parole d'une femme avoir tant de vengeances contre un homme. Elle cherchait dans sa mémoire: un pareil jeu, de telles intonations, une voix aussi dramatique et aussi déchirée que cette voix de poitrinaire crachant son coeur, elle ne se les rappelait que de Mlle Rachel.
À la fin, Germinie s'éveilla brusquement, les yeux pleins des larmes de son sommeil, et se jeta au bas du lit, en voyant sa maîtresse rentrée.—Merci, lui dit celle-ci, ne te gêne pas!… Vautre-toi sur mon lit comme ça!
—Oh! mademoiselle, fit Germinie, je n'étais pas où vous mettez votre tête… La, ça vous réchauffera les pieds.
—Ah çà! veux-tu me dire un peu ce que tu rêvais?… Il y avait un homme… tu te disputais…
—Moi? fit Germinie, je ne me rappelle plus…
Et cherchant son rêve, elle se mit à déshabiller silencieusement sa maîtresse. Quand elle l'eut couchée: Ah! mademoiselle, lui dit-elle en lui bordant son lit, n'est-ce pas que vous me donnerez bien une fois quinze jours pour aller chez nous?… Ça me revient maintenant…
XLII.
Bientôt mademoiselle s'étonna d'un entier changement dans la manière d'être, les habitudes de sa bonne. Germinie n'eut plus ses maussaderies, ses humeurs farouches, ses rébellions, ces mâchonnements de mots où grognait son mécontentement. Elle sortit tout à coup de sa paresse, reprit le zèle de son ouvrage. Elle ne resta plus des heures à faire son marché; elle semblait fuir la rue. Le soir, elle ne sortait plus; peine si elle bougeait d'auprès de mademoiselle, l'entourant, la gardant de son lever à son coucher, prenant d'elle un soin continu, incessant, presque irritant, ne la laissant pas se lever, pas même allonger la main pour prendre quelque chose, la servant, la veillant comme un enfant. Par moments, fatiguée d'elle, lasse de cette éternelle occupation de sa personne, mademoiselle ouvrait la bouche pour lui dire: Ah çà! vas-tu bientôt décampiller d'ici? Mais Germinie levait sur elle son sourire, un sourire si triste et si doux, qu'il arrêtait l'impatience sur les lèvres de la vieille fille. Et elle continuait à demeurer près d'elle, avec une espèce d'air charmé et divinement hébété, dans l'immobilité d'une adoration profonde, l'enfoncement d'une contemplation presque idiote.
C'est qu'en ce moment toute l'affection de la pauvre fille se retournait vers mademoiselle. Sa voix, ses gestes, ses yeux, son silence, sa pensée, allaient à la personne de sa maîtresse avec l'ardeur d'une expiation, la contrition d'une prière, l'élancement d'un culte. Elle l'aimait avec toutes les tendres violences de sa nature. Elle l'aimait avec toutes les déceptions de sa passion. Elle voulait lui rendre tout ce qu'elle ne lui avait pas donné, tout ce que d'autres lui avaient pris. Chaque jour son amour embrassait plus étroitement, plus religieusement la vieille demoiselle qui se sentait pressée, enveloppée, mollement réchauffée par la chaleur de ces deux bras jetés autour de sa vieillesse.
XLIII.
Mais le passé et ses dettes étaient toujours là, et lui répétaient toute heure:—Si mademoiselle savait!
Elle vivait dans des transes de criminelle, dans un tremblement de tous les instants. On ne sonnait pas à la porte sans qu'elle se dît: C'est ça! Les lettres d'une écriture inconnue la remplissaient d'anxiété. Elle en tourmentait la cire avec ses doigts, elle les renfonçait dans sa poche, elle hésitait à les donner, et le moment où mademoiselle ouvrait le terrible papier, le parcourait de l'oeil froid des vieilles gens, avait pour elle l'émotion d'un arrêt de mort qu'on attend. Elle sentait son secret et son mensonge dans la main de tout le monde. La maison l'avait vue et pouvait parler. Le quartier la connaissait. Autour d'elle, il n'y avait plus que sa maîtresse dont elle pût voler l'estime!
En montant, en descendant, elle trouvait le regard du portier, un regard qui souriait, un regard qui lui disait: Je sais. Elle n'osait plus l'appeler: Mon Pipelet. Quand elle rentrait, il regardait dans son panier:—Moi qui aime tant ça! disait la portière quand il y avait quelque bon morceau. Le soir elle leur descendait les restes. Elle ne mangeait plus. Elle finit par les nourrir.
Toute la rue lui faisait peur comme l'escalier et la loge. Il y avait dans chaque boutique un visage qui lui renvoyait sa honte et spéculait sur sa faute. À chaque pas, il lui fallait acheter le silence à prix de bassesse et de soumission. Les fournisseurs qu'elle n'avait pu rembourser, la tenaient. Si elle trouvait quelque chose trop cher, une goguenardise lui rappelait qu'ils étaient ses maîtres, et qu'il fallait payer si elle ne voulait pas être dénoncée. Une plaisanterie, une allusion la faisait pâlir. Elle était liée là, obligée de s'y fournir, de s'y laisser fouiller aux poches comme par des complices. La remplaçante de Mme Jupillon, partie pour aller tenir une épicerie Bar-sur-Aube, la nouvelle crémière lui passait son mauvais lait, et quand elle lui disait que mademoiselle s'en plaignait, qu'elle avait des reproches tous les matins:—Votre mademoiselle, répondait la crémière, avec ça qu'elle vous gêne! Chez la fruitière, quand elle sentait un poisson et qu'elle lui disait: Il a été sur la glace celui-là…—Bon! faisait la fruitière, dites tout de suite que je l'y mets des influences de la lune dans les ouïes pour le faire paraître frais!… On est donc dans ses jours difficiles, aujourd'hui, ma biche? Mademoiselle voulait pour un dîner qu'elle allât à la Halle; elle en parla devant la fruitière:—Ah! bien oui, à la Halle! Je voudrais vous voir aller à la Halle! Et elle lui lança un coup d'oeil où Germinie vit son compte monté chez sa maîtresse. L'épicier lui vendait son café qui sentait le tabac priser, ses pruneaux avariés, son riz éventé, ses vieux biscuits. Quand elle s'enhardissait à lui faire une observation:—Ah! bah! disait-il, une vieille pratique comme vous, vous ne voudriez pas me faire des traits… Puisque je vous dis que je vous donne bon… Et il lui pesait cyniquement à faux poids ce qu'elle demandait et ce qu'il lui faisait demander.
XLIV.
Une grande douleur de Germinie,—une douleur qu'elle cherchait pourtant,—était de repasser, en revenant de chercher le journal du soir pour mademoiselle, avant dîner, dans une rue où était une école de petites filles. Souvent elle se trouvait devant la porte à l'heure de la sortie; elle voulait se sauver,—et s'arrêtait.
C'était d'abord le bruit d'un essaim, un bourdonnement, une envolée, une de ces grandes joies d'enfants qui font gazouiller la rue à Paris. De l'allée étroite et noire qui suivait la classe, les petites se sauvaient comme d'une cage ouverte, s'échappaient pêle-mêle, couraient en avant, gaminaient au soleil. Elles se poussaient, se bousculaient, faisaient sauter au-dessus de leurs têtes leurs paniers vides. Puis les groupes s'appelaient et se formaient; les petites mains allaient à d'autres petites mains; les amies se donnaient le bras, des couples se prenaient par la taille, se tenaient par le cou, et se mettaient à aller en mordant à la même tartine. La bande bientôt marchait, et toutes remontaient la rue sale, lentement, en musardant. Les plus grandes, qui avaient dix ans, s'arrêtaient pour causer, comme de petites femmes, aux portes cochères. D'autres faisaient halte pour boire à la bouteille de leur goûter. Les plus petites s'amusaient à mouiller dans le ruisseau la semelle de leurs souliers. Et il y en avait qui se coiffaient d'une feuille de chou ramassée par terre, vert bonnet du bon Dieu sous lequel riait leur frais petit visage.
Germinie les regardait toutes et marchait avec elles: elle se mettait dans les rangs pour avoir le frôlement de leurs tabliers. Elle ne pouvait quitter des yeux ces petits bras sous lesquels sautait le carton de l'école, ces petites robes brunes à pois, ces petits pantalons noirs, ces petites jambes dans ces petits bas de laine. Il y avait pour elle comme un jour divin sur toutes ces petites têtes de blondines aux doux cheveux d'enfant Jésus. Une petite mèche folle sur un petit cou, un rien de chair d'enfant au haut d'un bout de chemise, au bas d'une manche, par instants elle ne voyait plus que cela: c'était pour elle tout le soleil de la rue,—et le ciel!
Cependant la troupe diminuait. Chaque rue prenait les enfants des rues voisines. L'école se dispersait sur le chemin. La gaieté de tous ces petits pas s'éteignait peu à peu. Les petites robes disparaissaient une à une. Germinie suivait les dernières; elle s'attachait à celles qui allaient le plus loin.
Une fois qu'elle marchait ainsi, dévorant des yeux le souvenir de sa fille, tout à coup prise d'une rage d'embrasser, elle se jeta sur une des petites, l'empoigna par le bras, avec le geste d'une voleuse d'enfant…—Maman! maman! cria et pleura la petite en s'échappant. Germinie se sauva.
XLV.
Les jours succédaient aux jours pour Germinie, pareils, également désolés et sombres. Elle avait fini par ne plus rien attendre du hasard et ne plus rien demander à l'imprévu. Sa vie lui semblait enfermée jamais dans son désespoir: elle devait continuer à être toujours la même chose implacable, la même route de malheur, toute plate et toute droite, le même chemin d'ombre, avec la mort au bout. Dans le temps, il n'y avait plus d'avenir pour elle.
Et pourtant, dans la désespérance où elle s'accroupissait, des pensées la traversaient encore par instants, qui lui faisaient relever la tête et regarder devant elle au delà de son présent. Par instants, l'illusion d'une dernière espérance lui souriait. Il lui semblait qu'elle pouvait encore être heureuse, et que si certaines choses arrivaient, elle le serait. Alors elle imaginait ces choses. Elle disposait les accidents, les catastrophes. Elle enchaînait l'impossible à l'impossible. Elle refaisait toutes les chances de sa vie. Et son espérance enfiévrée se mettant à créer à l'horizon des événements de son désir, s'enivrait bientôt de la folle vision de ses hypothèses.
Puis peu à peu ce délire d'espoir quittait Germinie. Elle se disait que c'était impossible, que rien de ce qu'elle rêvait ne pouvait arriver, et elle restait à réfléchir, affaissée sur sa chaise. Bientôt, au bout de quelques instants, elle se levait, allait, lente et incertaine, à la cheminée, tâtonnait sur le manteau la cafetière et se décidait à la prendre: elle allait savoir le restant de sa vie. Son bonheur, son malheur, tout ce qui devait lui arriver était là, dans cette bonne aventure de la femme du peuple, sur cette assiette où elle venait de verser le marc du café…
Elle égouttait l'eau du marc, attendait quelques minutes, respirait dessus avec le souffle religieux dont sa bouche d'enfant touchait la patène à l'église de son village. Puis, se penchant, elle se tenait la tête en avant, effrayante d'immobilité, les yeux fixes et perdus sur la traînée de noir éparpillée en mouchetures sur l'assiette. Elle cherchait ce qu'elle avait vu trouver à des tireuses de cartes dans les granulations et le pointillé presque imperceptible que le résidu du café laisse en s'écoulant. Elle s'usait la vue sur ces milliers de petites taches, y déterrait des formes, des lettres, des signes. Elle isolait avec le doigt des grains pour se les montrer plus clairs et plus nets. Elle tournait et roulait lentement l'assiette entre ses mains, interrogeait son mystère de tous les côtés, et poursuivait dans son cercle des apparences, des images, des rudiments de nom, des ombres d'initiales, des ressemblances de quelqu'un, des ébauches de quelque chose, des embryons de présages, des figurations de rien qui lui annonçaient qu'elle serait victorieuse. Elle voulait voir, et se forçait à deviner. Sous la tension de son regard, la porcelaine s'animait des visions de ses insomnies; ses chagrins, ses haines, les visages qu'elle détestait, se levaient peu à peu de l'assiette magique et des dessins du hasard. À côté d'elle la chandelle, qu'elle oubliait de moucher, jetait sa lueur intermittente et mourante: la lumière baissait dans le silence, l'heure tombait dans la nuit, et comme pétrifiée dans un arrêt d'angoisse, Germinie restait toujours clouée là, seule et face à face avec la terreur de l'avenir, essayant de démêler dans les salissures du café le visage brouillé de son destin, jusqu'à ce qu'elle crut apercevoir une croix à côté d'une femme ayant l'air de la cousine de Jupillon,—une croix, c'est-à-dire une mort prochaine.
XLVI.
L'amour qui lui manquait, et auquel elle avait la volonté de se refuser, devint alors la torture de sa vie, un supplice incessant et abominable. Elle eut à se défendre contre les fièvres de son corps, et les irritations du dehors, contre les émotions faciles et les molles lâchetés de sa chair, contre toutes les sollicitations de nature qui l'assaillaient. Il lui fallut lutter avec les chaleurs de la journée, avec les suggestions de la nuit, avec les tiédeurs moites des temps d'orage, avec le souffle de son passé et de ses souvenirs, avec les choses peintes tout à coup au fond d'elle, avec les voix qui l'embrassaient tout bas à l'oreille, avec les frémissements qui faisaient passer de la tendresse dans tous ses membres.
Des semaines, des mois, des années, l'affreuse tentation dura pour elle, sans qu'elle y cédât, sans qu'elle prît un autre amant. Se craignant elle-même, elle fuyait l'homme et se sauvait de sa vue. Elle restait casanière et sauvage, enfermée chez mademoiselle, ou bien en haut dans sa chambre: le dimanche elle ne sortait plus. Elle avait cessé de voir les bonnes de la maison, et, pour s'occuper et s'oublier, elle s'abîmait dans de grands travaux de couture, ou s'enfonçait dans le sommeil. Quand des musiciens venaient dans la cour, elle fermait les fenêtres pour ne pas les entendre: la volupté de la musique lui mouillait l'âme.
Malgré tout, elle ne pouvait s'apaiser ni se refroidir. Ses mauvaises pensées se rallumaient toutes seules, vivaient et s'agitaient sur elles-mêmes. À toute heure, l'idée fixe du désir se levait de tout son être, devenait dans toute sa personne ce tourment fou qui ne finit pas, ce transport des sens au cerveau: l'obsession,—l'obsession que rien ne chasse et qui revient toujours, l'obsession impudique, acharnée, fourmillante d'images, l'obsession qui approche l'amour de tous les sens de la femme, l'apporte à ses yeux fermés, le roule fumant dans sa tête, le charrie tout chaud dans ses artères!
À la longue, l'ébranlement nerveux de ces assauts continuels, l'irritation de cette douloureuse continence, mettaient un commencement de trouble dans les perceptions de Germinie. Son regard croyait toucher ses tentations: une hallucination épouvantable approchait de ses sens la réalité de leurs rêves. Il arrivait qu'à de certains moments ce qu'elle voyait, ce qui était là, les chandeliers, les pieds des meubles, les bras des fauteuils, tout autour d'elle prenait des apparences, des formes d'impureté. L'obscénité surgissait de toutes choses sous ses yeux et venait à elle. Alors, regardant l'heure au coucou de sa cuisine comme une condamnée qui n'a plus son corps à elle, elle disait: Dans cinq minutes, je vais descendre dans la rue…—Et, les cinq minutes passées, elle restait et ne descendait pas.
XLVII.
Une heure arrivait dans cette vie où Germinie renonçait à la lutte. Sa conscience se courbait, sa volonté se pliait, elle s'inclinait sous le sort de sa vie. Ce qui lui restait de résolution, d'énergie, de courage, s'en allait sous le sentiment, la conviction désespérée de son impuissance à se sauver d'elle-même. Elle se sentait dans le courant de quelque chose allant toujours, qu'il était inutile, presque impie, de vouloir arrêter. Cette grande force du monde qui fait souffrir, la puissance mauvaise qui porte le nom d'un dieu sur le marbre des tragédies antiques, et qui s'appelle Pas-de-Chance sur le front tatoué des bagnes, la Fatalité l'écrasait, et Germinie baissait la tête sous son pied.
Quand, à ses heures découragées, elle retrouvait par le souvenir les amertumes de son passé, quand elle suivait depuis son enfance l'enchaînement de sa lamentable existence, cette file de douleurs qui avait suivi ses années et grandi avec elles, tout ce qui s'était succédé dans son existence comme une rencontre et un arrangement de misère, sans que jamais elle y eût vu apparaître la main de cette Providence dont on lui avait tant parlé, elle se disait qu'elle était de ces malheureuses vouées en naissant à une éternité de misère, de celles pour lesquelles le bonheur n'est pas fait et qui ne le connaissent qu'en l'enviant aux autres. Elle se repaissait et se nourrissait de cette idée, et à force d'en creuser le désespoir, à force de ressasser en elle-même la continuité de son infortune et la succession de ses chagrins, elle arrivait à voir une persécution de sa malechance dans les plus petits malheurs de sa vie, de son service. Un peu d'argent qu'elle prêtait et qu'on ne lui rendait pas, une pièce fausse qu'on lui faisait passer dans une boutique, une commission qu'elle faisait mal, un achat où on la trompait, tout cela pour elle ne venait jamais de sa faute, ni d'un hasard. C'était la suite du reste. La vie était conjurée contre elle et la persécutait en tout, partout, du petit au grand, de sa fille qui était morte, à l'épicerie qui était mauvaise. Il y avait des jours où elle cassait tout ce qu'elle touchait: elle s'imaginait alors être maudite jusqu'au bout des doigts. Maudite! presque damnée, elle se persuadait qu'elle l'était bien réellement, lorsqu'elle interrogeait son corps, lorsqu'elle sondait ses sens. Dans la flamme de son sang, l'appétit de ses organes, sa faiblesse ardente, ne sentait-elle point s'agiter la Fatalité de l'Amour, le mystère et la possession d'une maladie, plus forte que sa pudeur et sa raison, l'ayant déjà livrée aux hontes de la passion, et devant—elle le pressentait—l'y livrer encore?
Aussi n'avait-elle plus qu'une phrase à la bouche, une phrase qui était le refrain de ses pensées: Que voulez-vous? je suis malheureuse… Je n'ai pas de chance… Moi d'abord rien ne me réussit. Elle disait cela comme une femme qui a renoncé à espérer. Avec la pensée chaque jour, plus fixe d'être née sous un signe défavorable, d'appartenir à des haines et à des vengeances plus hautes qu'elle, la terreur était venue Germinie de tout ce qui arrive dans la vie. Elle vivait dans cette lâche inquiétude où l'imprévu est redouté comme une calamité qui va entrer, où un coup de sonnette fait peur, où on retourne une lettre, en en pesant l'inconnu, sans oser l'ouvrir, où la nouvelle qu'on va vous dire, la bouche qui s'ouvre pour vous parler, vous fait passer une sueur sur les tempes. Elle en était à cet état de défiance, de tressaillement, de tremblement devant la destinée, où le malheur ne voit que le malheur, et où l'on voudrait arrêter sa vie pour qu'elle ne marche plus et qu'elle n'aille pas devant elle, là où la poussent tous les voeux et toutes les attentes des autres.
À la fin, elle arrivait par les larmes à ce dédain suprême, à ce faîte de la souffrance, où l'excès de la douleur semble une ironie, où le chagrin, dépassant la mesure des forces de l'être humain, dépasse sa sensibilité, et où le coeur frappé et qui ne sent plus les coups, dit au ciel qu'il défie: Encore!
XLVIII.
—Où vas-tu comme ça? dit un dimanche matin Germinie à Adèle qui passait en grande toilette dans le corridor du sixième, devant la porte de sa chambre ouverte.
—Ah! voilà! je vais à une fière noce, va! Nous sommes un tas… la grosse Marie, le gros tampon, tu sais bien… Élisa, du 41, la grande et la petite Badinier… et des hommes avec ça! D'abord moi je suis avec mon marchand de mort subite… Eh bien, oui… Ah! tu ne sais pas?… mon nouveau, le maître d'armes du 24e… et puis un de ses amis, un peintre, un vrai Père la Joie… Nous allons à Vincennes… Chacun apporte quelque chose… Nous dînerons sur l'herbe… c'est les messieurs qui payent à boire… et on va s'en donner, je t'en réponds!
—J'y vais, dit Germinie.
—Toi? allons donc!… c'est plus des parties pour toi…
—Quand je te dis que j'y vais… fit Germinie avec une brusquerie décidée. Le temps de prévenir mademoiselle, de passer une robe… Attends-moi, je vais prendre une moitié de homard chez le charcutier…
Une demi-heure après, les deux femmes partaient, remontaient le long du mur de l'octroi et trouvaient, au boulevard de la Chopinette, le reste de la société attablé à l'extérieur d'un café. Après une tournée de cassis, on montait dans deux grands fiacres, et l'on roulait. Arrivé Vincennes, devant le fort, on descendait, et toute la troupe se mettait à marcher en bande le long du talus du fossé. En passant devant le mur du fort, à un artilleur en faction à côté d'un canon, l'ami du maître d'armes, le peintre cria:—Hein! mon vieux, tu aimerais mieux en boire un que de le garder!
—Est-il drôle! dit Adèle à Germinie, en lui donnant un grand coup de coude.
Et bientôt l'on fut en plein bois de Vincennes.
D'étroits sentiers, à la terre piétinée, talée et durcie, pleins de traces, se croisaient dans tous les sens. Dans l'intervalle de tous ces petits chemins, il s'étendait, par places, de l'herbe, mais une herbe écrasée, desséchée, jaunie et morte, éparpillée comme une litière, et dont les brins, couleur de paille, s'emmêlaient de tous côtés aux broussailles, entre le vert triste des orties. On reconnaissait là un de ces lieux champêtres où vont se vautrer les dimanches des grands faubourgs, et qui restent comme un gazon piétiné par une foule après un feu d'artifice. Des arbres s'espaçaient, tordus et mal venus, de petits ormes au tronc gris, tachés d'une lèpre jaune, ébranchés jusqu'à hauteur d'homme, des chênes malingres, mangés de chenilles et n'ayant plus que la dentelle de leurs feuilles. La verdure était pauvre, souffrante, et toute à jour; le feuillage en l'air se voyait tout mince; les frondaisons rabougries, fripées et brûlées, ne faisaient que persiller le ciel. De volantes poussières de grandes routes enveloppaient de gris les fonds. Tout avait la misère et la maigreur d'une végétation foulée et qui ne respire pas, la tristesse de la verdure à la barrière: la Nature semblait y sortir des pavés. Point de chant dans les branches, point d'insecte sur le sol battu; le bruit des tapissières étourdissait l'oiseau; l'orgue faisait taire le silence et le frisson du bois; la rue passait et chantait dans le paysage. Aux arbres pendaient des chapeaux de femmes attachés dans un mouchoir avec quatre épingles; le pompon d'un artilleur éclatait de rouge à chaque instant entre des découpures de feuilles; des marchands de gauffres se levaient des fourrés; sur les pelouses pelées, des enfants en blouse taillaient des branches, des ménages d'ouvriers baguenaudaient en mangeant du plaisir, des casquettes de voyou attrapaient des papillons. C'était un de ces bois la façon de l'ancien bois de Boulogne, poudreux et grillé, une promenade banale et violée, un de ces endroits d'ombre avare où le peuple va se balader à la porte des capitales, parodies de forêts, pleines de bouchons, où l'on trouve dans les taillis des côtes de melon et des pendus!
La chaleur, ce jour-là, était étouffante; il faisait un soleil sourd et roulant dans les nuages, une lumière orageuse, voilée et diffuse, qui aveuglait presque le regard. L'air avait une lourdeur morte; rien ne remuait; les verdures avec leurs petites ombres sèches ne bougeaient pas, le bois était las et comme accablé sous le ciel pesant. Par moments seulement un souffle se levait, qui traînait et rasait le sol. Un vent du midi passait, un de ces vents d'énervement, fauves et fades, qui soufflent sur les sens et roulent dans du feu l'haleine du désir. Sans savoir d'où cela venait, Germinie sentait alors passer sur tout son corps quelque chose de pareil au chatouillement du duvet d'une pêche mûre contre la peau.
On allait toujours gaiement, avec cette activité un peu enivrée que donne la campagne aux gens du peuple. Les hommes couraient, les femmes les rattrapaient en sautillant. On jouait à se rouler. Il y avait dans la société des impatiences de danser, des envies de grimper aux arbres; et de loin, le peintre s'amusait à jeter dans les meurtrières des portes du fort des cailloux qu'il y faisait toujours entrer.
À la fin, tout le monde s'assit dans une espèce de clairière, au pied d'un bouquet de chênes dont le soleil couchant allongeait l'ombre. Les hommes, allumant une allumette sur le coutil de leur pantalon, se mirent à fumer. Les femmes bavardaient, riaient, se renversaient à chaque minute dans de gros accès d'hilarité bête, et dans de criards éclats de joie. Seule, Germinie restait sans parler et sans rire. Elle n'écoutait pas, elle ne regardait pas. Ses yeux, sous ses paupières baissées, étaient fixement attachés au bout de ses bottines. Abîmée en elle-même, on l'eût dit absente du lieu et du moment où elle se trouvait. Allongée, étendue tout de son long sur l'herbe, la tête un peu relevée par une motte de terre, elle ne faisait d'autre mouvement que de poser à plat, côté d'elle, sur l'herbe, la paume de ses mains; puis, au bout d'un peu de temps, elle les retournait sur le dos et les reposait de même, recommençant toujours à chercher la fraîcheur de la terre pour éteindre le brûlement de sa peau.
—En v'là une feignante! tu pionces? lui dit Adèle.
Germinie ouvrit tout grands des yeux de feu, sans lui répondre, et jusqu'au dîner elle demeura dans la même pose, le même silence, la même torpeur, tâtonnant autour d'elle les places où n'avait point encore posé la fièvre de ses mains.
—Dédèle! dit une voix de femme, chante-nous quelque chose…
—Ah! répondit Adèle, je n'ai pas le vent avant manger…
Tout à coup un gros pavé, lancé en l'air, tomba à côté de Germinie, près de sa tête; en même temps elle entendit la voix du peintre qui lui criait: As pas peur! c'est votre chaise…
Chacun mit son mouchoir par terre en guise de nappe. On détortilla les mangeailles des papiers gras. Des litres débouchés, le vin coula à la ronde, moussant dans les verres calés entre des touffes d'herbe, et l'on se mit à manger des morceaux de charcuterie sur des tartines de pain qui servaient d'assiettes. Le peintre découpait, faisait des bateaux en papier pour mettre le sel, imitait les commandes des garçons de café, criait: Boum!… Pavillon!… Servez! Peu à peu, la société s'animait. L'air, le petit bleu, la nourriture fouettait la gaieté de la table en plein vent. Les mains voisinaient, les bouches se rencontraient, de gros mots se disaient à l'oreille, des manches de chemises, un instant, entouraient les tailles, et, de temps en temps, dans des embrassades pleine empoigne, résonnaient des baisers goulus.
Germinie ne disait rien et buvait. Le peintre, qui s'était mis à côté d'elle, se sentait devenir froid et gêné auprès de cette singulière voisine qui s'amusait «si en dedans.» Soudain, il se mit à battre avec son couteau contre son verre un larifla qui couvrit le bruit de la société; et se levant sur les deux genoux:
—Mesdames! dit-il, avec la voix d'un perroquet qui a trop chanté, à la santé d'un homme dans le malheur: à la mienne! Ça me portera peut-être bonheur!… Lâché, oui, mesdames; eh bien, oui, on m'a lâché! je suis veuf! mais veuf comme tout, razibus! C'est moi qui suis ahuri comme un fondeur de cloches… Ce n'est pas que j'y tenais, mais l'habitude, cette vieille canaille d'habitude! Enfin je m'ennuie comme une punaise dans un ressort de montre… Depuis quinze jours, l'existence pour moi, tenez, ça ressemble à un café sans gloria! Moi qui aime l'amour comme s'il m'avait fait! Pas de femme! En voilà un sevrage pour un homme mûr! c'est-à-dire que depuis que je sais ce que c'est, je salue les curés: ils me font de la peine, parole d'honneur! Plus de femme! et il y en a tant! Je ne peux pourtant pas me promener avec un écriteau: Un homme vacant à louer. Présentement s'adresser… D'abord, faudrait être plaqué par m'sieu le préfet, et puis on est si bête, ça ferait des rassemblements! Tout ça, mesdames, c'est à cette fin de vous faire assavoir que si, dans les personnes que vous avez celui de connaître, il y en avait comme ça une qui voulût faire une connaissance… honnête… un bon petit mariage à la détrempe… faut pas se gêner! je suis là… Victor Médéric Gautruche! un homme d'attache, un vrai lierre d'appartement pour le sentiment! On n'a qu'à demander à mon ancien hôtel de la Clef de Sûreté… Et rigolo comme un bossu qui vient de noyer sa femme! Gautruche, dit Gogo-la-Gaieté, quoi! Un joli garçon à la coule qui ne bricole pas de casse-têtes, un bon zig qui se la passe douce, et qui ne se donnera pas de colique avec cette anisette de barbillon-là… Sur ce mot, il envoya sauter à vingt pas une bouteille d'eau qui était à côté de lui.—Et vive les murs! Ça, c'est à papa comme le ciel au bon Dieu! Gogo-la-Gaieté les peint la semaine, Gogo-la-Gaieté les bat le lundi! Avec ça pas jaloux, pas méchant, pas cogneur, un vrai amour d'homme qui n'a jamais fait un bleu à une personne du sexe!… Au physique, parbleu! c'est moi!
Il se leva tout debout, et dressant son grand corps dégingandé dans son vieil habit bleu à boutons d'or, montrant sous son chapeau gris, qu'il leva, son crâne chauve, poli et suant, relevant sa tête de vieux gamin déplumé:—Vous voyez ce que c'est! Ce n'est pas une propriété d'agrément; ce n'est pas flatteur à montrer… Mais c'est de rapport, un peu démeublé, mais bien bâti… Dame! on vous a ses petits quarante-neuf ans… pas plus de cheveux que sur une bille de billard, une barbe de chiendent qu'on en ferait de la tisane, des fondations pas trop tassées, des pieds longs comme la Villette… avec ça maigre à prendre un bain dans un canon de fusil… Voilà le déballage! Passez le prospectus! Si une femme veut de tout ça en bloc… une personne rangée… pas trop jeune… et qui ne s'amuse pas à me badigeonner trop en jaune… Vous comprenez, je ne demande pas une princesse de Batignolles… Eh bien, vrai, ça y est!
Germinie empoigna le verre de Gautruche, le but à moitié d'un trait, et le lui tendit du côté où elle avait bu.
* * * * *
Le soir tombant, la société s'en revint à pied. Au mur des fortifications, Gautruche dessina avec l'entaille de son couteau, sur la pierre, un grand coeur dans lequel on mit le nom de tout le monde au-dessous de la date.
À la nuit, Gautruche et Germinie étaient sur les boulevards extérieurs, à la hauteur de la barrière Rochechouart. À côté d'une maison basse où on lisait sur un panneau de plâtre: Mme Merlin. Robes taillées et essayées, deux francs, ils s'arrêtèrent devant un petit escalier de pierre entrant, après les trois premières marches, dans de la nuit où saignait tout au fond la lumière rouge d'un quinquet. À l'entrée, sur une traverse de bois, était écrit en noir:
Hôtel de la petite main bleue.
XLIX.
Médéric Gautruche était l'ouvrier noceur, gouapeur, rigoleur, l'ouvrier faisant de sa vie un lundi. Rempli de la joie du vin, les lèvres perpétuellement humides d'une dernière goutte, les entrailles crassées de tartre comme une vieille futaille, il était de ceux que la Bourgogne appelle énergiquement des boyaux rouges. Toujours un peu ivre, ivre de la veille quand il ne l'était pas du jour, il voyait l'existence au travers du coup de soleil qu'il avait dans la tête. Il souriait à son sort, il s'y laissait aller avec l'abandon de l'ivrogne, souriant sur le pas du marchand de vin vaguement aux choses, à la vie, au chemin qui s'allonge dans la nuit. L'ennui, les soucis, la dèche n'avaient pas prise sur lui; et quand par hasard il lui venait une idée noire ou sérieuse, il détournait la tête, faisait un certain psitt! qui était sa manière de dire zut! et levant le bras droit au ciel en caricaturant le geste d'un danseur espagnol, il envoyait par dessus l'épaule sa mélancolie à tous les diables. Il avait la superbe philosophie d'après boire, la sérénité gaillarde de la bouteille. Il ne connaissait ni envie ni désir. Ses rêves lui étaient servis sur le comptoir. Pour trois sous, il était sûr d'avoir un petit verre de bonheur, pour douze un litre d'idéal. Content de tout, il aimait tout, trouvait à rire et à s'amuser de tout. Rien ne lui semblait triste dans le monde—qu'un verre d'eau.
À cet épanouissement de pochard, à la gaieté de sa santé, de son tempérament, Gautruche joignait la gaieté de son état, la bonne humeur et l'entrain, de ce métier libre et sans fatigue, en plein air, mi-ciel, qui se distrait en chantant et perche sur une échelle au-dessus des passants la blague d'un ouvrier. Peintre en bâtiments, il faisait la lettre. Il était le seul, l'unique homme à Paris qui attaquât l'enseigne sans mesure à la ficelle, sans esquisse au blanc, le seul qui du premier coup mît à sa place chacune des lettres dans le cadre d'une affiche, et, sans perdre une minute à les ranger, filât la majuscule à main levée. Il avait encore la renommée pour les lettres monstres, les lettres de caprice, les lettres ombrées, repiquées en ton de bronze ou d'or, en imitation de creux dans la pierre. Aussi faisait-il des journées de quinze à vingt francs. Mais comme il buvait tout, il n'en était pas plus riche, et il avait toujours des ardoises arriérées chez les marchands de vin.
C'était un homme élevé par la rue. La rue avait été sa mère, sa nourrice et son école. La rue lui avait donné son assurance, sa langue et son esprit. Tout ce qu'une intelligence de peuple ramasse sur le pavé de Paris, il l'avait ramassé. Ce qui tombe du haut d'une grande ville en bas, les filtrations, les dégagements, les miettes d'idées et de connaissances, ce que roule l'air subtil et le ruisseau chargé d'une capitale, le frottement à l'imprimé, des bouts de feuilletons avalés entre deux chopes, des morceaux de drames entendus au boulevard, avait mis en lui cette intelligence de raccroc qui, sans éducation, s'apprend tout. Il possédait une platine inépuisable, imperturbable. Sa parole abondait et jaillissait en mots trouvés, en images cocasses, en ces métaphores qui sortent du génie comique des foules. Il avait le pittoresque naturel de la farce en plein vent. Il était tout débordant d'histoires réjouissantes et de bouffonneries, riche du plus riche répertoire de scies de la peinture en bâtiments. Membre de ces bas caveaux qu'on appelle des lices, il connaissait tous les airs, toutes les chansons, et il chantait sans se lasser. Il était drolatique enfin des pieds à la tête. Et rien qu'à le voir, on riait de lui comme d'un acteur qui fait rire.
Un homme de cette gaieté, de cet entrain, «allait» à Germinie.
Germinie n'était pas la bête de service qui n'a rien que son ouvrage dans la tête. Elle n'était pas la domestique «qui reste de là» avec la figure alarmée et le dandinement balourd de l'inintelligence devant des paroles de maîtres qui lui passent devant le nez. Elle aussi s'était dégrossie, s'était formée, s'était ouverte à l'éducation de Paris. Mlle de Varandeuil, inoccupée, curieuse à la façon d'une vieille fille des histoires du quartier, lui avait longtemps fait raconter ce qu'elle glanait de nouvelles, ce qu'elle savait des locataires, toute la chronique de la maison et de la rue; et cette habitude de conter, de causer comme une sorte de demoiselle de compagnie avec sa maîtresse, de peindre les gens, d'esquisser les silhouettes, avait développé à la longue en elle une facilité d'expressions vives, de traits heureux et échappés, un piquant et parfois un mordant d'observation singuliers dans une bouche de servante. Elle était arrivée à surprendre souvent Mlle de Varandeuil par sa vivacité de compréhension, sa promptitude à saisir des choses à demi dites, son bonheur et sa facilité à trouver des mots de belle parleuse. Elle savait plaisanter. Elle comprenait un jeu de mots. Elle s'exprimait sans cuir, et quand il y avait une discussion d'orthographe chez la crémière, elle décidait avec une autorité égale celle de l'employé aux décès de la Mairie qui venait y déjeuner. Elle avait aussi ce fond de lectures brouillées qu'ont les femmes de sa classe quand elles lisent. Chez les deux ou trois femmes entretenues qu'elle avait servies, elle avait passé ses nuits à dévorer des romans; depuis elle avait continué à lire les feuilletons coupés au bas des journaux par toutes ses connaissances; et elle en avait retenu comme une vague idée de beaucoup de choses, et de quelques rois de France. Il lui en était resté ce qu'il faut pour avoir envie d'en parler avec d'autres. Par une femme de la maison qui faisait dans la rue le ménage d'un auteur, et qui avait des billets, elle avait été souvent au spectacle; elle en revenait en se rappelant toute la pièce, et les noms des acteurs qu'elle avait vus sur le programme. Elle aimait à acheter des chansons, des romances à un sou, et à les lire.
L'air, le souffle vif du quartier Breda plein de la verve de l'artiste et de l'atelier, de l'art et du vice, avait aiguisé, dans Germinie, ces goûts d'esprit, et lui avait créé des besoins, des exigences. Bien avant ses désordres, elle s'était détachée des sociétés honnêtes, des personnes «bien» de son état et de sa caste, des braves gens imbéciles et niais. Elle s'était écartée des milieux de probité rangée et terre terre, des causeries endormantes autour des thés que donnaient les vieux domestiques des vieilles gens que connaissait mademoiselle. Elle avait fui l'ennui des bonnes hébétées par la conscience de leur service et la fascination de la caisse d'épargne. Elle en était venue à exiger des gens pour en faire sa société une certaine intelligence répondant à la sienne et capable de la comprendre. Et maintenant, quand elle sortait de son abrutissement, quand, dans la distraction et le plaisir, elle se retrouvait et renaissait, il fallait qu'elle pût s'amuser avec des égaux à sa portée. Elle voulait, autour d'elle, des hommes qui la fissent rire, des gaietés violentes, de l'esprit spiritueux qui la grisât avec le vin qu'on lui versait. Et c'est ainsi qu'elle roulait vers cette bohème canaille du peuple, bruyante, étourdissante, enivrante comme toutes les bohèmes: c'est ainsi qu'elle tombait à un Gautruche.
L.
Comme Germinie rentrait un matin au petit jour, elle entendit, dans l'ombre de la porte cochère refermée sur elle, une voix lui crier: Qui va là? Elle se jeta dans l'escalier de service; mais elle se sentit poursuivie et bientôt saisie à un tournant de palier par la main du portier. Aussitôt qu'il l'eut reconnue: Ah! dit-il, excusez, c'est vous; ne vous gênez pas!… En voilà une noceuse!… Ça vous étonne, hein? de me voir sur pied si matin?… C'est pour le vol qu'on a fait ces jours-ci dans la chambre de la cuisinière du second… Allons, bonne nuit! vous avez de la chance par exemple que je ne sois pas bavard.
Quelques jours après, Germinie apprit par Adèle que le mari de la cuisinière volée disait qu'il n'y avait pas à chercher bien loin; que la voleuse était dans la maison, qu'on savait ce qu'on savait. Adèle ajouta que cela remuait beaucoup dans la rue, et qu'il y avait des gens pour le répéter, pour le croire. Germinie indignée alla tout conter à sa maîtresse. Mademoiselle, indignée plus qu'elle, et personnellement touchée de son injure, écrivit sur l'heure à la maîtresse du domestique qu'elle eût à faire cesser immédiatement les calomnies dirigées contre une fille qu'elle avait chez elle depuis vingt ans, et dont elle répondait comme d'elle-même. Le domestique fut réprimandé. Dans sa colère, il parla encore plus fort. Il cria et répandit pendant plusieurs jours dans toute la maison son projet d'aller chez le commissaire de police, et de faire demander par lui à Germinie avec quel argent elle avait meublé le fils de la crémière, avec quel argent elle lui avait acheté un remplaçant, avec quel argent elle payait les dépenses des hommes qu'elle avait. Toute une semaine, la terrible menace pesa sur la tête de Germinie. Enfin le voleur fut découvert, et la menace tomba. Mais elle avait eu son effet sur la pauvre fille. Elle avait fait tout son mal dans ce cerveau trouble où, sous l'affluence et la soudaine montée du sang, la raison chancelait, se voilait au moindre choc de la vie. Elle avait bouleversé cette tête si prompte à s'égarer dans la peur ou la contrariété, perdant si vite le jugement, le discernement, la netteté de vue et d'appréciation des choses, se grossissant tout elle-même, se jetant aux alarmes folles, aux prévisions mauvaises, aux perspectives désespérées, touchant à ses terreurs comme à des réalités, et à tout moment perdue dans le pessimisme de cette espèce de délire au bout duquel elle ne trouvait que cette phrase et ce salut: Bah! je me tuerai!
Toute la semaine, la fièvre de son cerveau la fit passer par toutes les péripéties de ce qu'elle s'imaginait devoir arriver. Le jour, la nuit, elle voyait sa honte exposée, publique; elle voyait son secret, ses lâchetés, ses fautes, tout ce qu'elle portait caché sur elle et cousu dans son coeur, elle le voyait montré, étalé, découvert, découvert mademoiselle! Ses dettes pour Jupillon augmentées de ses dettes de boisson et de mangeailles pour Gautruche, de tout ce qu'elle achetait maintenant à crédit, ses dettes chez le portier, chez les fournisseurs, allaient éclater et la perdre! Un froid à cette pensée lui passait dans le dos: elle sentait mademoiselle la chasser! Toute la semaine, elle se figura, à toutes les minutes de sa pensée, être devant le commissaire de police. Huit jours entiers, elle roula cette idée et ce mot: la Justice! la Justice telle que se la figure l'imagination des basses classes, quelque chose de terrible, d'indéfini, d'inévitable, qui est partout et dans l'ombre de tout, une toute-puissance de malheur qui apparaît vaguement dans le noir de la robe d'un juge, entre le sergent de ville et le bourreau, avec les mains de la police et les bras de la guillotine! Elle qui avait tous les instincts de ces terreurs de peuple, elle qui répétait souvent qu'elle aimerait mieux mourir que d'aller en justice, elle s'apparaissait assise sur un banc, entre des gendarmes! dans un tribunal, au milieu de tout ce grand inconnu de la loi dont son ignorance lui faisait une épouvante… Toute la semaine, ses oreilles entendirent dans l'escalier des pas qui venaient l'arrêter!
La secousse était trop forte pour des nerfs aussi malades que les siens. L'ébranlement moral de ces huit jours d'angoisse la jetait et la livrait à une idée qui n'avait fait jusque-là que tourner autour d'elle: l'idée du suicide. Elle se mettait à écouter, la tête dans les deux mains, ce qui lui parlait de délivrance. Elle laissait venir à son oreille ce bruit doux de la mort qu'on entend derrière la vie comme une chute lointaine de grandes eaux qui tombent, en s'éteignant, dans du vide. Les tentations qui parlent au découragement de tout ce qui tue si vite et si facilement, de tout ce qui ôte la souffrance avec la main, la sollicitaient et la poursuivaient. Son regard s'arrêtait et traînait autour d'elle sur toutes les choses qui peuvent guérir de la vie. Elle y habituait ses doigts, ses lèvres. Elle les touchait, les maniait, les approchait d'elle. Elle y cherchait l'essai de son courage et l'avant-goût de sa mort. Pendant des heures, elle restait à la fenêtre de sa cuisine, les yeux fixés au bas des cinq étages sur les pavés de la cour, des pavés qu'elle connaissait, qu'elle eût reconnus! À mesure que le jour baissait, elle se penchait davantage, se pliait toute sur la barre mal affermie de la fenêtre, espérant toujours que cette barre allait crouler et l'entraîner, priant pour mourir, sans avoir besoin de cet élancement désespéré dans l'espace dont elle ne se sentait pas la force…
—Mais tu vas tomber! lui dit un jour mademoiselle en la reprenant par la jupe, d'un premier mouvement effrayé. Qu'est-ce que tu regardes donc dans la cour?
—Moi, rien…, les pavés.
—Voyons, es-tu folle? Tu m'as fait une peur!…
—Oh! on ne tombe pas comme ça, dit Germinie avec un accent singulier.
Allez! pour tomber, mademoiselle, il faut une fière envie!
LI.
Germinie n'avait pu obtenir que Gautruche, poursuivi par une ancienne maîtresse, lui donnât la clef de sa chambre. Quand il n'était pas rentré, elle était obligée de l'attendre en bas, dehors, dans la rue, la nuit, l'hiver.
Elle se promenait d'abord de long en large devant la maison. Elle passait et repassait, faisait vingt pas, revenait. Puis, comme si elle allongeait son attente, elle faisait un tour plus long, et, allant toujours plus loin, finissait par toucher aux deux bouts du boulevard. Elle marchait ainsi souvent des heures, honteuse et crottée, sous le ciel brouillé, dans la suspecte horreur d'une avenue de barrière et de l'ombre de toutes choses. Elle suivait les maisons rouges des marchands de vin, les tonnelles nues, les treillages de guinguettes étayés des arbres morts qu'ont les fosses aux ours, les masures basses et plates trouées au hasard de fenêtres sans persienne, les fabriques de casquettes où l'on vend des chemises, les hôtels sinistres où l'on loge à la nuit. Elle passait devant des boutiques fermées, scellées, noires de faillites, devant des pans de mur maudits, devant des allées noires barrées de fer, devant des fenêtres murées, devant des entrées qui semblaient mener à ces logements de meurtre dont on fait passer le plan, en cour d'assises, à messieurs les jurés. C'était, à mesure qu'elle allait, des jardinets mortuaires, des bâtisses de guingois, des architectures ignobles, de grandes portes cochères moisies, des palissades enfermant dans un terrain vague l'inquiétante blancheur des pierres la nuit, des angles de bâtisses aux puanteurs salpêtrées, des murs salis d'affiches honteuses et de lambeaux d'annonces déchirées où la publicité pourrie était comme une lèpre. De temps en temps, à un brusque tournant, des ruelles s'ouvraient qui semblaient à quelques pas s'enfouir dans un trou, et d'où sortait un souffle de cave; des culs-de-sac mettaient sur le bleu du ciel la rigidité noire d'un grand mur; des rues montaient vaguement, où suintait de loin en loin, sur le plâtre blafard des maisons, la lueur d'un réverbère.
Germinie continuait à aller. Elle battait tout l'espace où la crapule soûle ses lundis et trouve ses amours, entre un hôpital, une tuerie et un cimetière: La Riboisière, l'Abattoir et Montmartre.
Les passants qui passent là, l'ouvrier qui remonte de Paris en sifflant, l'ouvrière qui revient, sa journée finie, les mains sous les aisselles pour se tenir chaud, la prostituée en bonnet noir qui erre, la croisaient et la regardaient. Les inconnus avaient l'air de la reconnaître; la lumière lui faisait honte. Elle se sauvait de l'autre côté du boulevard, et longeait contre le mur de ronde la chaussée ténébreuse et déserte; mais elle en était bientôt chassée par d'horribles ombres d'hommes et des mains brutalement amoureuses…
Elle voulait s'en aller; elle s'injuriait au dedans d'elle; elle s'appelait lâche et misérable; elle se jurait que c'était le dernier tour, qu'elle irait encore jusqu'à cet arbre, et puis que ce serait tout, que s'il n'était pas rentré, c'était fini, elle s'en irait. Et elle ne s'en allait pas; elle marchait toujours, elle attendait toujours, plus dévorée, à mesure qu'il tardait, du désir et de la fureur de le voir.
À la fin, les heures s'écoulant, le boulevard se dégarnissant de passants, Germinie épuisée, éreintée de fatigue, se rapprochait des maisons. Elle se traînait de boutique en boutique, elle allait machinalement là où brûlait encore du gaz, et elle restait stupide devant le flamboiement des devantures. Elle s'étourdissait les yeux, elle tâchait de tuer son impatience en l'hébétant. Ce qu'on voit au travers des carreaux suants des marchands de vin, les batteries de cuisine, les bols de punch étagés entre deux bouteilles vides d'où sort un brin de laurier, les vitrines où les liqueurs mettent leurs couleurs dans un éclair, une choppe pleine de petites cuillers de Ruolz, cela l'arrêtait longuement. Elle épelait les vieux arrêtés de tirage de loterie placardés au fond d'un cabaret, les annonces de gloria, les inscriptions portant en lettres jaunes: Vin nouveau, pur sang, 70 centimes. Elle regardait un quart d'heure une arrière-salle où étaient un homme en blouse assis sur un tabouret devant une table, un tuyau de poêle, une ardoise et deux plateaux noirs au mur. Son regard fixe et perdu allait, au travers d'une buée rousse, à des silhouettes troubles de choumaques penchés sur leurs établis. Il tombait et s'oubliait sur un comptoir qu'on lavait, sur deux mains qui comptaient les sous de la journée, sur un entonnoir qu'on récurait, sur un broc qu'on passait au grès. Elle ne pensait plus. Elle demeurait là, clouée et faiblissante, sentant son coeur s'en aller de la fatigue d'être sur ses pieds, ne voyant plus que dans une sorte d'évanouissement, n'entendant plus que dans un bourdonnement les fiacres emboués roulant sur le boulevard mou, prête à tomber et forcée par instants de s'étayer de l'épaule aux murs.
Dans l'état d'ébranlement et de maladie où elle était, avec cette demi-hallucination du vertige qui la rendait si peureuse de passer la Seine et la faisait se cramponner aux balustrades des ponts, il arrivait que certains soirs, lorsqu'il pleuvait, ces défaillances qu'elle avait sur le boulevard extérieur prenaient les terreurs d'un cauchemar. Quand la flamme des réverbères, tremblante dans une vapeur d'eau, allongeait et balançait, comme dans le miroitement d'une rivière, son reflet sur le sol mouillé; quand les pavés, les trottoirs, la terre, semblaient disparaître et mollir sous la pluie, et que rien ne paraissait plus solide dans la nuit noyée, la pauvre misérable, presque folle de fatigue, croyait voir se gonfler un déluge dans le ruisseau. Un mirage d'épouvante lui montrait tout à coup de l'eau tout autour d'elle, de l'eau qui marchait, de l'eau qui s'approchait de partout. Elle fermait les yeux, n'osait plus bouger, craignait de sentir son pas glisser sous elle, se mettait à pleurer, et pleurait jusqu'à ce que quelqu'un passât et voulût bien lui donner le bras jusqu'à l'Hôtel de la petite main bleue.
LII.
Elle montait alors dans l'escalier, c'était son dernier refuge. Elle s'y sauvait de la pluie, de la neige, du froid, de la peur, du désespoir, de la fatigue. Elle montait et s'asseyait sur une marche contre la porte fermée de Gautruche, serrait son châle et sa jupe pour laisser passage aux allants et venants le long de cette raide échelle, ramassait sa personne et se rencognait pour rapetisser sur l'étroit palier la place de sa honte.
Des portes ouvertes, sortait et se répandait sur l'escalier l'odeur des cabinets sans air, des familles tassées dans une seule chambre, l'exhalaison des industries malsaines, les fumées graisseuses et animalisées des cuisines de réchaud chauffées sur le carré, une puanteur de loques, l'humide fadeur de linges séchant sur des ficelles. La fenêtre aux carreaux cassés que Germinie avait derrière elle lui envoyait la fétidité d'un plomb où toute la maison vidait ses ordures et son fumier coulant. À tout moment, sous une bouffée d'infection, son coeur se levait: elle était obligée de prendre dans sa poche un flacon d'eau de mélisse qu'elle avait toujours sur elle, et d'en boire une gorgée pour ne pas se trouver mal.
Mais l'escalier avait, lui aussi, ses passants: d'honnêtes femmes d'ouvriers remontaient avec un boisseau de charbon ou le litre du souper. Elles la frôlaient du pied, et tout le temps qu'elles mettaient à monter, Germinie sentait leur regard de mépris tourner autour de la cage de l'escalier et l'écraser de plus haut à chaque étage. Des enfants, des petites filles en fanchon qui passaient dans l'escalier noir avec la lumière d'une fleur, des petites filles qui lui faisaient revoir, comme la lui montraient souvent ses rêves, sa petite fille vivante et grandie, elle les voyait s'arrêter à la regarder avec de grands yeux qui se reculaient d'elle; puis les petites se sauvaient et s'essoufflaient à monter, et quand elles étaient tout en haut, se penchant presque par-dessus la rampe, elles lui jetaient des sottises impures, des injures d'enfants du peuple… L'insulte, crachée par ces bouches de roses, tombait sur Germinie plus douloureusement que tout. Elle se soulevait à demi, un moment; puis accablée, s'abandonnant, elle retombait sur elle-même, et remontant son tartan sur sa tête pour s'y cacher et s'y ensevelir, elle restait comme une morte, affaissée, inerte, insensible, repliée sur son ombre, pareille à un paquet jeté l et sur lequel tout le monde pouvait marcher, n'ayant plus de sens, ne vivant plus de tout le corps que pour un bruit de pas qu'elle écoutait venir—et qui ne venait pas.
Enfin, après des heures, des heures qu'elle ne pouvait pas compter, il lui semblait entendre, dans la rue, un trébuchement de pas; puis une voix avinée montait l'escalier en bégayant:—Canaille!… canaille ed' d' marchand de vin!… tu m'as vendu du vin qui soûle!
C'était lui.
Et presque tous les jours recommençait la même scène.
—Ah! t'étais là, ma Germinie, disait-il en la reconnaissant. Voilà ce que c'est… je vais te dire… On s'est un peu submergé… Et mettant la clef dans la serrure:—Je vas te dire… C'est pas ma faute…
Il entrait, repoussait d'un coup de pied une tourterelle aux ailes rognées qui sautillait en boitant, et fermant la porte:—Vois-tu? Ce n'est pas moi… C'est Paillon, tu sais bien Paillon?… ce petit gros qui est gras comme un chien de fou… Eh bien! c'est lui, vrai d'honneur… Il a voulu me payer un litre à seize… Il m'a offert l'honnêteté, j'y ai roffert la politesse… Là-dessus naturellement, nous avons consolé notre café, consolé consoleras-tu!… Et d'alors en alors… nous nous sommes tombés dessus!… Un carnage de possédé!… À preuve que ce carcan de marchand de vin nous a jetés à la porte comme des épluchures d'homard!
Germinie, pendant l'explication, avait allumé la chandelle fichée dans un chandelier de cuivre jaune. À la lueur de la lumière vacillante, apparaissait le sale papier de la chambre, couvert de caricatures du Charivari, déchirées du journal et collées au mur.
—Tiens! t'es un amour, lui disait Gautruche en lui voyant poser sur la table un poulet froid et trois bouteilles de vin. Car faut te dire… pour ce que j'ai dans l'estomac… un méchant bouillon… voilà tout… Ah! celui-là, il aurait fallu un fier maître d'armes pour lui crever les yeux!
Et il se mettait à manger. Germinie buvait, les coudes sur la table, en le regardant, et son regard devenait noir.
* * * * *
—Bon! toutes les négresses sont mortes… faisait à la fin Gautruche en égouttant une à une les bouteilles. Au dodo, les enfants!
* * * * *
Et c'étaient, entre ces deux êtres, des amours terribles, acharnés et funèbres, des ardeurs et des assouvissements sauvages, des voluptés furieuses, des caresses qui avaient les brutalités et les colères du vin, des baisers qui semblaient chercher le sang sous la peau comme la langue d'une bête féroce, des anéantissements qui les engloutissaient et ne leur laissaient que le cadavre de leurs corps.
À cette débauche, Germinie apportait je ne sais quoi de fou, de délirant, de désespéré, une sorte de frénésie suprême. Ses sens exaspérés se retournaient contre eux-mêmes, et, sortant des appétits de leur nature, ils se poussaient à souffrir. La satiété les usait, sans les éteindre; et dépassant l'excès, ils se forçaient jusqu'au déchirement. Dans le paroxysme d'excitation où était la malheureuse créature, sa tête, ses nerfs, l'imagination de son corps enragé, ne cherchaient plus même le plaisir dans le plaisir, mais quelque chose au delà de plus âpre, de plus poignant, de plus cuisant: la douleur dans la volupté. Et à tout moment, le mot «mourir» s'échappait de ses lèvres serrées, comme si tout bas elle invoquait la mort et cherchait l'étreindre dans les agonies de l'amour!
Quelquefois, la nuit, tout à coup, se dressant sur le bord du lit, elle mettait ses pieds nus sur le froid du carreau, et restait là, farouche, penchée sur ce qui respire dans une chambre qui dort. Et peu à peu ce qui était autour d'elle, l'obscurité de l'heure, semblait l'envelopper. Elle se paraissait à elle-même tomber et rouler dans l'inconscience et l'aveuglement de la nuit. La volonté de ses idées s'éteignait. Toutes sortes de choses noires, ayant comme des ailes et des voix, lui battaient contre les tempes. Les sombres tentations qui montrent vaguement le crime à la folie lui faisaient passer devant les yeux, tout près d'elle, une lumière rouge, l'éclair d'un meurtre; et il y avait dans son dos des mains qui la poussaient, par derrière, vers la table sur laquelle étaient les couteaux… Elle fermait les yeux, bougeait un pied; puis, ayant peur, se retenait aux draps; et à la fin, se retournant, elle retombait dans le lit, et renouait son sommeil au sommeil de l'homme qu'elle avait voulu assassiner; pourquoi? elle ne le savait; pour rien,—pour tuer!
Et ainsi jusqu'au jour, dans le mauvais cabinet garni, se débattaient la rage et la lutte de ces mortelles amours,—tandis que la pauvre colombe éclopée et boiteuse, l'infirme oiseau de Vénus, nichée dans un vieux soulier de Gautruche, jetait de temps en temps, en s'éveillant au bruit, un roucoulement effaré.
LIII.
Dans ce temps-là, Gautruche fut un peu dégoûté de boire. Il venait d'éprouver la première atteinte de la maladie de foie qui couvait depuis longtemps dans son sang brûlé et alcoolisé, sous le rouge briqueté de ses pommettes. Les affreuses souffrances qui lui avaient mordu le côté et tordu le creux de l'estomac pendant une huitaine de jours, lui avaient fait faire des réflexions. Il lui était venu, avec des résolutions de sagesse, des idées d'avenir presque sentimentales. Il s'était dit qu'il fallait mettre un peu plus d'eau dans sa vie, s'il voulait faire de vieux os. Pendant qu'il se retournait dans son lit et qu'il se pelotonnait, les genoux remontés pour moins souffrir, il avait regardé son taudis, ces quatre murs où il remisait ses nuits, où il rentrait le soir ses ivresses, quelquefois sans chandelle, dont il se sauvait le matin au jour; et il avait pensé à se faire un intérieur. Il avait pensé à une chambre, où il aurait une femme, une femme qui lui ferait un bon pot-au-feu, le soignerait s'il était souffrant, raccommoderait ses affaires, tiendrait son linge en état, l'empêcherait d'aller recommencer une ardoise chez un marchand de vin, une femme enfin qui aurait pour lui tous les bons côtés du ménage, et qui par là-dessus ne serait pas une bête, le comprendrait, rirait avec lui. Cette femme était toute trouvée: c'était Germinie. Elle devait avoir un petit magot, quelques sous d'amassés depuis le temps qu'elle servait chez sa vieille demoiselle; et avec ce qu'il gagnait, lui, ils vivraient à l'aise et «bouloteraient.» Il ne doutait pas de son consentement; il était sûr d'avance qu'elle accepterait. Et d'ailleurs, ses scrupules, si elle en avait, ne résisteraient pas à la perspective du mariage qu'il comptait lui faire luire au bout de leur liaison.
Un lundi, elle venait d'arriver chez lui.
—Dis donc, Germinie, commença Gautruche, qu'est-ce que tu dirais de ça, hein? Une bonne chambre… pas comme ce bahut-là… une vraie, avec un cabinet… à Montmartre, et deux fenêtres, rien que ça!… rue de l'Empereur… avec une vue qu'un Anglais vous en donnerait cinq mille francs pour l'emporter! Enfin, quelque chose de chouette et de gai, qu'on y passerait toute la journée sans s'embêter… Parce que moi, je vais te dire… je commence à en avoir assez de déménager pour changer de puces. Et puis, ce n'est pas tout ça: je m'embête d'être branché en garni, je m'embête d'être tout seul… Les amis, c'est pas une société… Ils vous tombent, comme des mouches, dans votre verre, quand c'est vous qui payez, et puis voilà!… D'abord, je ne veux plus boire, vrai de vrai, que je ne veux plus, tu verras! Tu comprends que je ne veux pas me payer cette existence-là, à m'en faire crever… Pas de ça! Attention! Il ne faut pas s'abîmer le coco… Il me semblait ces jours-ci que j'avais avalé des tire-bouchons… Et je n'ai pas envie de frapper au monument encore tout de suite… Alors, de fil en aiguille, voilà ce qui m'a poussé: Je vas faire la proposition à Germinie… Je me fendrais d'un peu de mobilier… Toi, tu as ce que tu as dans ta chambre… Tu sais que je ne suis pas trop feignant, je n'ai pas du poil dans la main pour l'ouvrage… Puis, on pourrait voir à n'être pas toujours à travailler pour les autres, à prendre une boîte de cambrousier… Toi, si tu avais quelque chose de côté, ça aiderait… Nous nous mettrions ensemble gentiment, quitte à nous faire régulariser un jour devant M. le maire… Ce n'est pas si bête, tout ça, hein? ma grosse, n'est-ce pas?… Et on va un peu quitter sa vieille de ce coup-là, pas vrai! pour son vieux chéri de Gautruche?
Germinie, qui avait écouté Gautruche, la tête avancée vers lui, le menton appuyé sur la paume de la main, se renversa dans un éclat de rire strident:
—Ah! ah! ah! Tu as cru!… Et tu me dis ça comme ça!… Tu as cru que je la quitterais, elle! mademoiselle! Vrai, tu l'as cru?… Tu es bête, sais-tu! Mais tu aurais des mille et des cents, tu serais tout cousu d'or, entends-tu? tout cousu… C'est de la farce, hein?… Mademoiselle? Mais tu ne sais donc pas, je ne t'ai pas dit… Ah! je voudrais bien qu'elle meure, et que ces mains-là ne soient pas là pour lui fermer les yeux! Il faudrait voir!… Voyons, là vraiment, tu l'as cru?
—Dame! je m'étais figuré… De la façon que tu étais avec moi… Je croyais que tu tenais plus à moi que ça… enfin que tu m'aimais… fit le peintre, démonté par l'ironie terrible et sifflante des paroles de Germinie.
—Ah! tu croyais encore ça; que je t'aimais!
Et, comme si tout à coup elle arrachait du fond de son coeur le remords et la plaie de ses amours:—Eh bien! oui, tiens! je t'aime… je t'aime, comme tu m'aimes, là! autant! et voilà tout! Je t'aime comme ce qu'on a sous la main, et dont on se sert parce que c'est là!… J'ai l'habitude de toi comme d'une vieille robe qu'on remet toujours… Voilà comme je t'aime!… Qu'est-ce que tu veux que je tienne à toi? Toi ou un autre… je te demande un peu ce que ça peut me faire?… Car, enfin, qu'est-ce que tu as été plus qu'un autre pour moi? Eh bien! oui, tu m'as prise… Et après? C'est-il assez pour que je t'aime?… Mais qu'est-ce que tu m'as donc fait pour m'attacher, veux-tu me le dire? M'as-tu jamais sacrifié un verre de vin? As-tu eu seulement pitié de moi, quand je trimais dans la boue, dans la neige, au risque de crever? Ah! bien oui! Et ce qu'on me disait, ce qu'on me crachait sur la tête, que mon sang ne faisait qu'un bouillon d'un bout à l'autre!… Tout ce que j'ai mangé d'affronts à t'attendre, c'est toi qui t'en fichais pas mal! Allons donc!… C'est qu'il y a longtemps que je veux te dire tout ça… et que j'en ai gros là, va! Voyons, dit-elle avec un sourire atroce, est-ce que tu crois que tu m'as rendue folle avec ton physique, avec tes cheveux, que tu n'as plus, avec cette tête-là? Plus souvent! Je t'ai pris… j'aurais pris n'importe qui! J'étais dans mes jours où il me faut quelqu'un! Je ne sais plus alors, je ne vois plus… Ce n'est plus moi qui veux… Je t'ai pris parce qu'il faisait chaud, tiens!
Elle se tut un instant.
—Va toujours, dit Gautruche, aplatis-moi sur toutes les coutures… Ne te gêne pas pendant que tu y es…
—Hein? reprit Germinie, comme tu te figurais que j'allais être enchantée de me mettre avec toi? Tu te disais: cette bonne bête-là! va-t-elle être contente! Et puis, je n'aurai qu'à lui promettre de l'épouser… Elle laissera sa place en plan. Elle lâchera sa maîtresse… Voyez-vous ça! Mademoiselle! mademoiselle qui n'a que moi! Ah! tiens, tu ne sais rien… Et puis, tu ne comprendrais pas… Mademoiselle qui est tout pour moi! Mais, depuis ma mère, je n'ai eu qu'elle, je n'ai trouvé qu'elle de bonne! Sauf elle, qu'est-ce qui m'a dit quand j'étais triste: tu es triste? Et quand j'étais malade: tu es malade? Personne! Il n'y a eu qu'elle, rien qu'elle pour me soigner, pour s'occuper de moi… Tiens! toi qui parles d'aimer pour ce qu'il y a entre nous… Ah! voilà quelqu'un qui m'a aimée, mademoiselle! Oh! oui, aimée! Et je meurs de ça, sais-tu? d'être devenue une misérable comme je suis, une…—Elle dit le mot.—Et de la tromper, de lui voler son affection, de la laisser toujours m'aimer comme sa fille, moi! moi! Ah! si jamais elle apprenait quelque chose… va, sois tranquille! ça ne serait pas long… Il y en a une qui ferait un joli saut du cinquième, vrai comme Dieu est mon maître! Mais figure-toi bien… toi encore, tu n'es pas mon coeur, tu n'es pas ma vie, tu n'es que mon plaisir… Mais j'ai eu un homme… Ah! je ne sais pas si je l'ai aimé celui-là! On m'aurait charcuté pour lui, sans que je dise rien… Enfin, l'homme de mon malheur!… Eh bien! vois-tu, au plus fort que j'étais pincée pour lui, quand je ne soufflais que lorsqu'il voulait, quand j'étais folle et qu'il m'aurait marché sur le ventre, je l'aurais laissé marcher!… Eh bien! oui, à ce moment-là, mademoiselle eût été malade, elle m'eût fait signe du petit doigt, que je serais revenue… Oui, pour elle, je l'aurais quitté! Je te dis, je l'aurais quitté!
—Alors… Puisque c'est à ce point-là, ma chère, qu'on l'aime tant sa vieille, il n'y a plus qu'une chose que je te conseille: il ne faut plus la quitter, ta bonne dame, vois-tu?
—C'est mon congé? dit Germinie en se levant.
—Ma foi! ça y ressemble.
—Eh bien! adieu… Ça me va!
Et, allant droit à la porte, elle sortit sans un mot.
LIV.
De cette rupture, Germinie tomba où elle devait tomber, au-dessous de la honte, au-dessous de la nature même. De chute en chute, la misérable et brûlante créature roula à la rue. Elle ramassa les amours qui s'usent en une nuit, ce qui passe, ce qu'on rencontre, ce que le hasard des pavés fait trouver à la femme qui vague. Elle n'avait plus besoin de se donner le temps du désir: son caprice était furieux et soudain, allumé sur l'instant. Affamé du premier venu, elle le regardait à peine, et n'aurait pu le reconnaître. Beauté, jeunesse, ce physique d'un amant où l'amour des femmes les plus dégradées cherche comme un bas idéal, rien de tout cela ne la tentait plus, ne la touchait plus. Ses yeux, dans tous les hommes, ne voyaient plus que l'homme: l'individu lui était égal. La dernière pudeur et le dernier sens humain de la débauche, la préférence, le choix, et jusqu'à ce qui reste aux prostituées pour conscience et pour personnalité, le dégoût, le dégoût même,—elle l'avait perdu!
Et elle s'en allait par les rues, battant la nuit, avec la démarche suspecte et furtive des bêtes qui fouillent l'ombre et dont l'appétit quête. Comme jetée hors de son sexe, elle attaquait elle-même, elle sollicitait la brutalité, elle abusait de l'ivresse, et c'était à elle qu'on cédait. Elle marchait, flairant autour d'elle, allant à ce qu'il y a d'embusqué d'impur dans les terrains vagues, aux occasions du soir et de la solitude, aux mains qui attendaient pour s'abattre sur un châle. Sinistre et frémissante, les passants de minuit la voyaient, à la lueur des réverbères, se glisser et comme ramper, courbée, effacée, les épaules pliées, rasant les ténèbres, avec un de ces airs de folle et de malade, un de ces égarements infinis qui font travailler sur des abîmes de tristesse, le coeur du penseur et la pensée du médecin.
LV.
Un soir qu'elle rôdait, dans la rue du Rocher, en passant devant un marchand de vin, au coin de la rue de Laborde, elle vit le dos d'un homme qui buvait sur le comptoir: c'était Jupillon.
Elle s'arrêta court, tourna du côté de la rue, et s'adossant à la grille du marchand de vin, elle se mit à attendre. Elle avait la lumière de la boutique derrière elle, les épaules contre les barreaux, et elle se tenait immobile, sa jupe retroussée d'une main par devant, son autre main tombant au bout de son bras abandonné. Elle ressemblait à une statue d'ombre assise sur une borne. Dans sa pose, il y avait une résolution terrible et comme l'éternelle patience d'attendre l toujours. Les passants, les voitures, la rue, elle les apercevait vaguement et lointainement. Le cheval de renfort de l'omnibus pour la montée de la rue, un cheval blanc, était devant elle, immobile, éreinté, dormant sur pied, avec la tête et les deux jambes de devant dans la pleine lumière de la porte: elle ne le voyait pas. Il brouillassait. C'était un de ces temps de Paris, sales et pourris, où il semble que l'eau qui tombe soit déjà de la boue avant d'être tombée. Le ruisseau lui montait sur les pieds. Elle demeura ainsi une demi-heure, lamentable à voir, sans mouvement, menaçante et désespérée, toute à contre-jour, sombre et sans visage, pareille à une Fatalité plantée par la Nuit à la porte d'un minzingue!
Enfin Jupillon sortit. Elle se dressa devant lui, les bras croisés:
—Mon argent? lui dit-elle. Elle avait la figure d'une femme qui n'a plus de conscience, pour laquelle il n'y a plus de Dieu, plus de gendarmes, plus de cour d'assises, plus d'échafaud,—plus rien!
Jupillon sentit sa blague s'arrêter dans sa gorge.
—Ton argent? fit-il, ton argent, il n'est pas perdu. Mais il faut le temps… Dans ce moment-ci, je te dirai, ça ne va pas fort l'ouvrage… Il y a longtemps que c'est fini, ma boutique, tu sais… Mais d'ici trois mois, je te promets… Et tu vas bien?
—Canaille, va! Ah! je te tiens donc! Ah! tu voulais filer… Mais c'est toi, mon malheur! c'est toi qui m'as fait comme je suis, brigand! voleur! filou! Ah! c'est toi…
Germinie lui jetait cela au visage, en se poussant contre lui, en lui faisant tête, en avançant sa poitrine contre la sienne. Elle semblait se frotter aux coups qu'elle appelait et provoquait; et elle lui criait, toute tendue vers lui:—Mais bats-moi donc! Qu'est-ce qu'il faut donc que je te dise, dis, pour que tu me battes?
Elle ne pensait plus. Elle ne savait pas ce qu'elle voulait; seulement elle avait comme un besoin d'être frappée. Il lui était venu une envie instinctive, irraisonnée, d'être brutalisée, meurtrie, de souffrir dans sa chair, de ressentir un choc, une secousse, une douleur qui fît taire ce qui battait dans sa tête. Des coups, elle n'imaginait que cela pour en finir. Puis, après les coups, elle voyait, avec la lucidité d'une hallucination, toutes sortes de choses se passer, la garde arrivant, le poste, le commissaire! le commissaire devant lequel elle pourrait tout dire, son histoire, ses misères, ce que lui avait fait souffrir cet homme, ce qu'il lui avait coûté! Son coeur se dégonflait d'avance l'idée de se vider, avec des cris et des pleurs, de tout ce dont il crevait.
—Mais bats-moi donc, répétait-elle en marchant toujours sur Jupillon, qui cherchait à s'effacer et lui jetait en reculant des mots caressants comme on en jette à une bête qui ne vous reconnaît pas et qui veut mordre. Un rassemblement commençait autour d'eux.
—Allons, vieille pocharde, n'embêtons pas monsieur, fit un sergent de ville qui, empoignant Germinie par un bras, la fit tourner sur elle-même rudement. Sous l'injure brutale de cette main de police, les genoux de Germinie fléchirent: elle crut s'évanouir. Puis elle eut peur, et se mit à courir dans le milieu de la rue.
LVI.
La passion a des retours insensés, des revenez-y inexplicables. Cet amour maudit que Germinie croyait tué par toutes les blessures et tous les coups de Jupillon, il revivait. Elle était épouvantée de le retrouver en elle en rentrant. La seule vue de cet homme, cette approche de quelques minutes, le son de sa voix, la respiration de l'air qu'il respirait, avaient suffi pour lui retourner le coeur et la rendre toute au passé.
Malgré tout, elle n'avait jamais pu arracher tout à fait Jupillon du fond d'elle; il y était resté enraciné. Son premier amour était lui. Elle lui appartenait, contre elle-même, par toutes les faiblesses du souvenir, toutes les lâchetés de l'habitude. D'elle à lui, il y avait tous les liens de torture qui nouent la femme pour toujours, le sacrifice, la souffrance, l'abaissement. Il la possédait pour avoir violé sa conscience, piétiné sur ses illusions, martyrisé sa vie. Elle était à lui, à lui éternellement, comme au maître de toutes ses douleurs.
Et ce choc, cette scène qui aurait dû lui donner l'horreur de le rencontrer jamais, ralluma en elle la frénésie de le revoir. Toute sa passion la reprit. La pensée de Jupillon l'emplit jusqu'à la purifier. Elle arrêta court le vagabondage de ses sens: elle voulut n'être personne, puisque c'était le seul moyen qu'elle eût encore d'être à lui.
Elle se mit à le guetter, à étudier ses heures de sortie, les rues où il passait, les endroits où il allait. Elle le suivit, aux Batignolles, jusqu'à son nouveau logement, marcha derrière lui, contente de mettre le pied où il avait mis le sien, d'être menée par son chemin, de le voir un peu, de saisir un geste qu'il faisait, de lui prendre un de ses regards. C'était tout: elle n'osait lui parler; elle se tenait à distance, allant derrière, comme un chien perdu tout heureux qu'on ne le repousse pas coups de talon.
Elle se fit ainsi, pendant des semaines, l'ombre de cet homme, une ombre humble et peureuse qui reculait et s'éloignait de quelques pas, quand elle se croyait vue; puis se rapprochait à pas timides, et à une marque d'impatience de l'homme, s'arrêtait encore, en paraissant demander grâce.
Quelquefois elle l'attendait à la porte d'une maison où il entrait, le reprenait quand il sortait, le reconduisait chez lui, toujours de loin, sans lui parler, avec l'air d'une mendiante qui mendie des restes et remercie de ce qu'on lui laisse ramasser. Puis au volet du rez-de-chaussée où il demeurait, elle écoutait s'il était seul, s'il n'y avait personne.
Quand il était avec une femme au bras, quoi qu'elle souffrît, elle s'acharnait à le poursuivre. Elle allait où allait le couple, jusqu'au bout. Elle entrait derrière eux dans les jardins publics, dans les bals. Elle marchait dans leurs rires, dans leurs paroles, se déchirait à les voir, à les entendre, et restait là, dans leur dos, à faire saigner toutes ses jalousies.
LVII.
On était au mois de novembre. Depuis trois ou quatre jours, Germinie n'avait point rencontré Jupillon. Elle vint l'épier, le chercher près de son logement. Arrivée à sa rue, elle vit de loin une large raie de lumière filtrant par son volet fermé. Elle approcha et entendit des éclats de rire, des chocs de verre, des femmes, puis une chanson, une voix, une femme, celle qu'elle haïssait avec toutes les haines de son coeur, celle qu'elle eût voulu voir morte, celle dont elle avait tant de fois cherché la mort dans les lignes du sort, elle enfin—sa cousine!
Elle se colla derrière le volet, aspirant ce qu'ils disaient, enfoncée dans la torture de les entendre, affamée et se repaissant de souffrir. Il tombait une pluie froide d'hiver. Elle ne la sentait pas. Tous ses sens étaient à écouter. La voix qu'elle détestait semblait par moments faiblir et s'éteindre sous les baisers, et ce qu'elle chantait s'envolait comme étouffé par une bouche qui se pose sur une chanson. Les heures passaient. Germinie était toujours là. Elle ne pensait pas à s'en aller. Elle attendait sans savoir ce qu'elle attendait. Il lui semblait qu'il fallait qu'elle restât là toujours, jusqu'à la fin. La pluie tombait plus fort. De l'eau, d'une gouttière crevée au-dessus d'elle, lui battait sur les épaules. De grosses gouttes lui glissaient sur la nuque. Un froid de glace lui coulait dans le dos. Sa robe suait l'eau sur le pavé. Elle ne s'en apercevait pas. Elle n'avait plus dans tous les membres que la souffrance de l'âme.
Bien avant dans la nuit, il y eut du bruit, un remuement, des pas vers la porte. Germinie courut se cacher à quelques pas dans le rentrant d'un mur, et elle vit une femme qu'emmenait un jeune homme. Comme elle les regardait s'éloigner, elle sentit sur ses mains quelque chose de doux et de chaud qui lui fit peur d'abord: c'était un chien qui la léchait, un gros chien qu'elle avait tenu tout petit bien des soirées sur ses genoux, dans l'arrière-boutique de la crémière…
—Ici, Molosse! cria deux ou trois fois dans l'ombre de la rue la voix impatientée de Jupillon.
Le chien aboya, se sauva, se retourna en gambadant pour revenir, et rentra. La porte se referma. Les voix et les chansons ramenèrent à la même place, contre le volet, Germinie, que la pluie trempait et qui se laissa tremper en écoutant toujours, jusqu'au matin, jusqu'au petit jour, jusqu'à l'heure où des maçons allant à leur ouvrage, leur pain sous le bras, se mirent à rire en la voyant.
LVIII.
Deux ou trois jours après cette nuit passée sous la pluie, Germinie avait un visage effrayant de souffrance, le teint marbré, les yeux brûlants. Elle ne disait rien, ne se plaignait pas, faisait son service comme à l'ordinaire.
—Ah çà! toi, regarde-moi donc un peu, lui dit mademoiselle; et l'attirant brusquement au jour:
—Qu'est-ce que c'est que ça? cette mine de déterrée-là? Allons, voyons, tu es malade? Mon Dieu! as-tu chaud aux mains!
Elle lui prit le poignet, et lui rejetant le bras au bout d'un instant:
—Comment, chienne de bête! tu as une fièvre de cheval! Et tu gardes ça pour toi!
—Mais non, mademoiselle, balbutia Germinie. Je crois que c'est un gros rhume, tout bonnement… Je me suis endormie, l'autre soir, la fenêtre de ma cuisine ouverte…
—Oh! toi, d'abord, reprit mademoiselle, tu crèverais que tu ne ferais pas seulement: Ouf! Attends…
Et, mettant ses lunettes, roulant vivement son fauteuil à une petite table auprès de la cheminée, elle se mit à écrire quelques lignes de sa grosse écriture.
—Tiens, fit-elle en pliant la lettre, tu vas me faire le plaisir de donner cela à ton amie Adèle pour le faire porter par le portier… Et maintenant, à la paille!
Mais Germinie ne voulut jamais aller se coucher. Ce n'était pas la peine. Elle ne se fatiguerait pas. Elle resterait assise toute la journée. D'ailleurs, le plus fort de son mal était passé; elle allait déjà mieux. Et puis le lit, pour elle, faisait mourir.
Le médecin, appelé par le mot de mademoiselle, vint le soir. Il examina Germinie et ordonna l'application de l'huile de croton. Les désordres de la poitrine étaient tels qu'il ne pouvait encore rien dire. Il fallait attendre l'effet des remèdes.
Il revint au bout de quelques jours, fit coucher Germinie, l'ausculta longuement.—C'est prodigieux, dit-il à mademoiselle quand il fut redescendu, elle a eu une pleurésie, et ne s'est pas alitée un moment… C'est donc une fille de fer?… Oh! l'énergie des femmes!… Quel âge a-t-elle?
—Quarante-et-un ans.
—Quarante-et-un ans? Oh! c'est impossible!… Vous êtes sûre? Elle en paraît cinquante…
—Ah! pour paraître, elle paraît tout… Qu'est-ce que vous voulez? Jamais de santé… toujours à être malade… des chagrins… des misères… et puis un caractère à se tourmenter toujours…
—Quarante-et-un ans! c'est étonnant! répéta le médecin. Il reprit après une seconde de réflexion:
—Y a-t-il eu dans sa famille, à votre connaissance, des affections de poitrine? A-t-elle eu des parents qui soient morts…
—Elle a perdu une soeur d'une pleurésie… mais elle était plus âgée…
Elle avait quarante-huit ans, je crois…
Le médecin était devenu sérieux.—Enfin, la poitrine se dégage, dit-il
d'un ton rassurant. Mais il est de toute nécessité qu'elle se repose…
Et puis envoyez-la-moi une fois par semaine… Qu'elle vienne me voir…
Qu'elle prenne pour cela un beau temps, un jour de soleil.
LIX.
Mademoiselle eut beau parler, prier, vouloir, gronder: elle ne put obtenir de Germinie qu'elle discontinuât son service pendant quelques jours. Germinie ne voulut même point entendre parler d'une aide qui ferait le plus gros de son ouvrage. Elle déclara à mademoiselle que c'était impossible et inutile, qu'elle ne se ferait jamais à l'idée d'une autre femme l'approchant, la servant, la soignant; que rien que cette idée dans son lit lui donnerait la fièvre, qu'elle n'était pas encore morte, et que tant qu'elle pourrait mettre un pied devant l'autre, elle suppliait qu'on la laissât aller. À dire cela, elle mit un accent si tendre, ses yeux priaient si bien, sa voix de malade était si humble et si passionnée dans sa demande, que mademoiselle n'eut pas le courage de la forcer à prendre quelqu'un. Elle la traita seulement «de tête de bois, de bête brute,» qui croyait, comme tous les gens de la campagne, qu'on est mort pour quelques jours passés au lit.
Se soutenant avec une apparence de mieux, due à la médication énergique du médecin, Germinie continuait à faire le lit de mademoiselle qui l'aidait à soulever les matelas. Elle continuait à lui faire à manger, et cela surtout lui était horrible.
Quand elle préparait le déjeuner et le dîner de mademoiselle, elle se sentait mourir dans sa cuisine, une de ces misérables petites cuisines de grande ville, qui font tant de femmes pulmoniques. La braise qu'elle allumait, et d'où se levait lentement un filet de fumée âcre, commençait à lui faire défaillir le coeur; puis bientôt le charbon que lui vendait le charbonnier d'à côté, du fort charbon de Paris, plein de fumerons, l'enveloppait de son odeur entêtante. Le tuyau de tirage, crassé et rabattant, le manteau bas de la cheminée, lui renvoyaient dans la poitrine la malsaine respiration du feu et l'ardeur corrodante du fourneau à hauteur d'appui. Elle suffoquait, elle sentait le rouge et le chaud de tout son sang lui monter à la figure et lui faire des plaques sur le front. La tête lui tournait. Dans la demi-asphyxie des blanchisseuses qui repassent au milieu de la vapeur des réchauds, elle se jetait à la fenêtre, et humait un peu d'air glacé.
Pour souffrir debout, aller toujours malgré ses défaillances, elle avait plus que la répulsion des gens du peuple à s'aliter, plus que la furieuse et jalouse volonté de ne pas laisser les soins d'une autre entourer mademoiselle: elle avait la terreur de la délation, qui pouvait entrer avec une nouvelle domestique. Il fallait qu'elle fût là pour garder mademoiselle et empêcher qu'on approchât d'elle. Puis il fallait encore qu'elle se montrât, que le quartier la vît, et qu'elle n'eût pas un air de morte pour ses créanciers. Il fallait qu'elle fît semblant d'avoir même des forces, qu'elle jouât l'apparence et la gaieté de la vie, qu'elle donnât confiance à toute la rue avec les paroles arrangées du médecin, avec une mine d'espérance, avec la promesse de ne pas mourir. Il fallait qu'elle fît bonne figure pour rassurer ses dettes, pour empêcher les alarmes de l'argent de monter l'escalier et de s'adresser à mademoiselle.
Cette comédie horrible et nécessaire, elle la soutint. Elle fut héroïque à faire mentir tout son corps, redressant, devant les boutiques qui l'épiaient, sa taille affaissée, pressant son pas traînant, se frottant les joues, avant de descendre, avec une serviette rude pour y rappeler la couleur du sang, pour farder sur son visage les pâleurs de son mal et le masque de sa mort!
Malgré la toux atroce qui secouait, toute la nuit, ses insomnies, malgré le dégoût de son estomac repoussant la nourriture, elle passa ainsi tout l'hiver à se vaincre et à se surmonter, à se débattre avec les hauts et les bas de la maladie.
Chaque fois qu'il venait, le médecin disait à mademoiselle qu'il ne voyait chez sa bonne aucun des organes essentiels à la vie attaqué d'une manière grave. Les poumons étaient bien un peu ulcérés en haut; mais on guérit de cela. Seulement c'est un corps bien usé, bien usé, répétait-il avec un certain accent triste, un air presque embarrassé qui frappait mademoiselle. Et il parlait toujours, à la fin de ses visites, de changement d'air, de campagne.
LX.
Au mois d'août, le médecin ne trouvait plus que cela à conseiller, ordonner: la campagne. Malgré la peine qu'ont les vieilles gens à se déplacer, à changer le lieu, les habitudes, les heures de leur vie, en dépit de son humeur casanière et de l'espèce de déchirement qu'elle ressentait à s'arracher de son intérieur, mademoiselle se décida emmener Germinie à la campagne. Elle écrivit à une fille de la Poule, qui habitait, avec une nichée d'enfants, une jolie petite propriété dans un village de la Brie, et qui, depuis de longues années, sollicitait d'elle une longue visite. Elle lui demanda l'hospitalité pendant un mois, six semaines pour elle et sa bonne malade.
On partit. Germinie était heureuse. Arrivée, elle se trouva mieux. Sa maladie, pendant quelques jours, eut l'air de se laisser distraire par le changement. Mais l'été, cette année-là, était incertain, pluvieux, tourmenté de soudaines variations et de souffles brusques. Germinie prit un refroidissement; et mademoiselle entendit bientôt recommencer sur sa tête, juste au-dessus de l'endroit où elle couchait, l'affreuse toux qui lui avait été si insupportable et si douloureuse à Paris. C'étaient des quintes pressées et comme étranglées qui s'arrêtaient un moment, puis reprenaient, des quintes dont les silences laissaient à l'oreille et au coeur une attente nerveuse, anxieuse de ce qui allait revenir et de ce qui revenait toujours, éclatait, se brisait, s'éteignait encore, mais vibrait, même éteint, sans jamais se taire ni vouloir finir.
Pourtant, de ces horribles nuits, Germinie se relevait avec une énergie, une activité qui étonnait et, par moment, rassurait mademoiselle. Elle était debout avec tout le monde. Un matin, à cinq heures, elle alla avec le domestique dans un char-à-banc, à trois lieues de là, chercher du poisson dans un moulin; une autre fois, elle se traîna, avec les bonnes de la maison, au bal de la fête, et ne rentra qu'avec elles au jour. Elle travaillait, aidait les domestiques. Sur un bout de chaise, dans un angle de la cuisine, elle était toujours à faire quelque chose de ses doigts. Mademoiselle fut obligée de la faire sortir, de l'envoyer s'asseoir dans le jardin. Germinie allait alors se mettre sur le banc vert, son ombrelle ouverte sur sa tête, avec du soleil dans sa jupe et sur ses pieds. Ne bougeant plus, elle s'oubliait là à respirer le jour, la lumière, la chaleur, dans une sorte d'aspiration passionnée et de bonheur fiévreux. Sa bouche détendue s'entr'ouvrait à l'haleine du grand air. Ses yeux brûlaient sans remuer; et dans l'ombre éclairée qui glissait de la soie de l'ombrelle, son visage consumé, décharné, funèbre, regardait comme une tête de mort amoureuse.
Toute lasse qu'elle était le soir, rien ne pouvait la décider à se coucher avant sa maîtresse. Elle voulait être là pour la déshabiller. Assise à côté d'elle, de temps en temps elle se soulevait pour la servir comme elle pouvait, l'aidait à ôter un jupon, puis se rasseyait, ramassait un instant ses forces, se relevait, voulait encore servir quelque chose. Il fallait que mademoiselle la rasseyât de force et lui ordonnât de rester tranquille. Et tout le temps que durait cette toilette du soir, c'était toujours dans sa bouche le même rabâchage sur les domestiques de la maison.—Voyez-vous, mademoiselle, vous n'avez pas idée des yeux qu'ils se font quand ils croient qu'on ne les voit pas… la cuisinière et le domestique… Ils se tiennent encore, quand je suis là; mais l'autre jour, je les ai surpris dans la chambre à four… Ils s'embrassaient, figurez-vous! Heureusement que madame ici ne s'en doute pas.—Ah! te voilà encore dans tes histoires! Mais, bon Dieu, faisait mademoiselle, qu'ils se pigeonnent ou qu'ils ne se pigeonnent pas, qu'est-ce que ça te fait? Ils sont bons pour toi, n'est-ce pas? Voil tout ce qu'il faut…—Oh! très-bons, mademoiselle; de ce côté-là, je n'ai rien à dire… La Marie s'est relevée cette nuit pour me donner boire… et lui, quand il reste du dessert, c'est toujours pour moi… Oh! il est très-gentil pour moi… ça n'amuse même pas trop la Marie, qu'il s'occupe comme ça de moi… Dame! vous comprenez, mademoiselle…—Allons, tiens! va te coucher avec toutes tes bêtises, lui disait brusquement sa maîtresse, tristement impatientée de voir chez une personne si malade une occupation si ardente de l'amour des autres.
LXI.
Au retour de la campagne, le médecin, après avoir examiné Germinie, dit à mademoiselle:—Cela a été bien vite, bien vite…. Le poumon gauche est entièrement pris… Le droit est attaqué en haut… et je crains bien qu'il ne soit infiltré dans toute son étendue… C'est une femme perdue… Elle peut vivre encore six semaines, deux mois tout au plus…
—Ah! Seigneur, dit Mlle de Varandeuil, mais tout ce que j'ai aimé y passera donc avant moi! Je m'en irai donc après tout le monde, moi, dites donc?…
—Avez-vous songé à la mettre quelque part, mademoiselle, dit le médecin après un instant de silence… Vous ne pouvez pas la garder… C'est pour vous une trop grande gêne… une douleur de l'avoir là, reprit le médecin à un mouvement de mademoiselle.
—Non, monsieur, non, je n'y ai pas pensé… Ah! oui, que je la fasse partir!… Mais vous avez bien vu, monsieur: ce n'est pas une bonne, ce n'est pas une domestique pour moi, cette fille-là: c'est comme la famille que je n'ai pas eue!… Qu'est-ce que vous voulez que je lui dise: Va-t'en, à présent! Ah! c'est la première fois que je souffre tant de n'être pas riche, d'avoir un appartement de quatre sous comme j'en ai un… Pour lui en parler, moi, mais c'est impossible!… Et puis où irait-elle? Chez Dubois?… Ah! bien oui, chez Dubois!… Elle y a été voir la bonne que j'avais avant elle et qui y est morte… Autant la tuer!… L'hôpital, alors?… Non, pas là, je ne veux pas qu'elle meure là!
—Mon dieu, mademoiselle, elle y serait cent fois mieux qu'ici… Je la ferais entrer à Lariboisière, dans le service d'un médecin qui est mon ami… Je la recommanderais à un interne qui me doit beaucoup… Elle aurait une très-bonne soeur dans la salle où je la ferais mettre… Au besoin, elle aurait une chambre… Mais je suis sûr qu'elle préférera être dans une salle commune… C'est un parti nécessaire à prendre, voyez-vous, mademoiselle. Elle ne peut pas rester dans cette chambre là-haut… Vous savez ce que sont ces horribles chambres de domestique… Je trouve même que les commissions de salubrité devraient bien, là-dessus, forcer les propriétaires à l'humanité: c'est indigne!… Le froid va venir… il n'y a pas de cheminée; avec la tabatière et le toit, ce sera une glacière… Vous la voyez encore aller… Oh! elle a un courage étonnant, une vitalité nerveuse prodigieuse… Mais, malgré tout, le lit va la prendre dans quelques jours… elle ne se relèvera plus… Voyons, de la raison, mademoiselle… Laissez-moi lui parler, voulez-vous?
—Non, pas encore… Cette idée-là… j'ai besoin de m'y faire… Et puis de la voir autour de moi, je crois qu'elle ne va pas mourir comme ça si vite… Nous aurons toujours le temps… Plus tard, nous verrons… oui, plus tard…
—Pardon, mademoiselle, mais permettez-moi de vous dire qu'à la soigner, vous êtes capable de vous rendre malade…
—Moi?… Oh! moi!… Et Mlle de Varandeuil fit le geste d'une personne dont la vie est toute donnée.
LXII.
Au milieu des inquiétudes désespérées que donnait à Mlle de Varandeuil la maladie de sa bonne, se glissait une impression singulière, une certaine peur devant l'être nouveau, inconnu, mystérieux, que le mal avait fait lever du fond de Germinie. Mademoiselle ressentait comme un malaise auprès de cette figure enfoncée, enterrée, presque disparue dans une implacable dureté, et qui ne semblait revenir à elle-même et se retrouver que fugitivement, par lueurs, dans l'effort d'un pâle sourire. La vieille femme avait vu bien des gens mourir; sa longue et douloureuse mémoire lui rappelait bien des expressions de têtes chères et condamnées, bien des expressions de mort tristes, accablées, désolées, mais aucun des visages dont elle se souvenait n'avait pris en s'éteignant ce sombre caractère d'un visage qui s'enferme et se retire en lui-même.
Toute serrée dans sa souffrance, Germinie se tenait farouche, raidie, concentrée, impénétrable. Elle avait des immobilités de bronze. En la regardant, mademoiselle se demandait ce qu'elle couvait ainsi sans bouger, si c'était la révolte de sa vie, l'horreur de mourir, ou bien un secret, un remords. Rien d'extérieur ne semblait plus toucher la malade. La sensation des choses s'en allait d'elle. Son corps devenait indifférent à tout, ne demandait plus à être soulagé, ne paraissait plus désirer guérir. Elle ne se plaignait de rien, n'avait de plaisir ni de distraction à rien. Ses besoins de tendresse eux-mêmes l'avaient quittée. Elle ne donnait plus signe de caresse, et, chaque jour, quelque chose d'humain quittait cette âme de femme qui paraissait se pétrifier. Souvent, elle s'abîmait dans des silences qui faisaient attendre le déchirement d'un cri, d'une parole; mais, après avoir promené le regard autour d'elle, elle ne disait rien, et recommençait à regarder au même endroit, dans le vide, devant elle, fixement, éternellement.
Quand mademoiselle rentrait de chez l'amie où elle allait dîner, elle trouvait Germinie dans l'obscurité, sans lumière, affaissée dans un fauteuil, les jambes allongées sur une chaise, la tête penchée sur sa poitrine, et si profondément absorbée, que parfois elle n'entendait pas la porte s'ouvrir. Dans la chambre, en avançant, il semblait à Mlle de Varandeuil déranger un épouvantable tête-à-tête de la Maladie et de l'Ombre, où Germinie cherchait déjà dans la terreur de l'invisible l'aveuglement de la tombe et la nuit de la mort.
LXIII.
Tout le mois d'octobre, Germinie s'obstina à ne pas vouloir s'aliter. Chaque jour, cependant, elle était plus faible, plus défaillante, plus abandonnée de son corps. À peine si elle pouvait monter l'étage qui allait à son sixième, en se tirant le long de la rampe. À la fin, elle tombait dans l'escalier: les autres domestiques la ramassaient et la portaient jusqu'à sa chambre. Mais cela ne l'arrêtait pas: le lendemain, elle redescendait avec cette lueur de force que le matin donne aux malades. Elle préparait le déjeuner de mademoiselle, elle faisait un semblant d'ouvrage, elle tournait encore dans l'appartement, s'accrochant aux meubles, se traînant. Mademoiselle en avait pitié: elle la forçait à se jeter sur son propre lit. Germinie y reposait une demi-heure, une heure, sans dormir, ne parlant pas, les yeux ouverts, immobiles et vagues, comme les gens qui souffrent.
Un matin, elle ne descendit pas. Mademoiselle monta au sixième, tourna dans un étroit corridor empesté par des lieux de domestiques, et arriva à la porte de Germinie, la porte 21. Germinie lui demanda bien pardon de l'avoir fait monter. Il lui avait été impossible de mettre les pieds au bas de son lit. Elle avait de grandes douleurs dans le ventre, et le ventre tout enflé. Elle pria mademoiselle de s'asseoir un instant, et retira, pour lui faire place, le chandelier qui était sur la chaise, la tête de son lit.
Mademoiselle s'assit, et resta quelques instants regardant cette misérable chambre de domestique, une de ces chambres où le médecin est obligé de poser son chapeau sur le lit, et où il y a à peine la place pour mourir! C'était une mansarde de quelques pieds carrés sans cheminée, où la tabatière à crémaillère laissait passer l'haleine des saisons, le chaud de l'été, le froid de l'hiver. Les débarras, de vieilles malles, des sacs de nuit, un panier de bain, le petit lit de fer où Germinie avait couché sa nièce, étaient entassés sous le pan coupé du mur. Le lit, une chaise et une petite toilette boiteuse avec une cuvette cassée, faisaient tout le mobilier. Au-dessus du lit était pendu, dans un cadre peint à la façon du palissandre, un daguerréotype d'homme.
Le médecin vint dans la journée.—Ah! de la péronite… fit-il, quand mademoiselle lui eut appris l'état de Germinie.
Il monta voir la malade.—Je crains, dit-il en redescendant, qu'il n'y ait un abcès dans l'intestin communiquant avec un abcès dans la vessie… C'est grave… très-grave… Il faut bien lui recommander de ne faire aucun grand mouvement dans son lit, de se retourner avec précaution… Elle pourrait mourir tout à coup dans les plus affreuses douleurs… Je lui ai proposé d'aller à Lariboisière… elle a accepté tout de suite… Elle n'a aucune répugnance… Seulement, je ne sais pas comment elle supportera le transport… Enfin, elle a tant d'énergie, je n'en ai jamais vu une pareille… Demain matin, vous aurez l'ordre d'admission…
Quand mademoiselle remonta chez Germinie, elle la trouva souriante dans son lit, gaie de l'idée de s'en aller:—Allez, mademoiselle, lui dit-elle, c'est l'affaire de six semaines…
LXIV.
À deux heures, le lendemain, le médecin apporta le billet d'entrée. La malade était prête à partir. Mademoiselle lui proposa de s'en aller sur un brancard qu'on ferait venir de l'hôpital.—Oh! non, dit vivement Germinie, je me croirais morte… Elle pensait à ses dettes; elle avait besoin de se faire voir, à ses créanciers de la rue, vivante et debout jusqu'à la fin!
Elle sortit du lit. Mlle de Varandeuil l'aida à passer son jupon et sa robe. Aussitôt hors du lit, la vie disparut de son visage, la flamme de son teint: il sembla lui monter tout à coup de la terre sous la peau. En s'accrochant à la rampe, elle descendit l'étage raide de l'escalier de service, et arriva à l'appartement. On l'assit dans la salle à manger, sur un fauteuil, près de la fenêtre. Elle voulut passer ses bas toute seule, et en les remontant d'une pauvre main tremblante et dont les doigts se cognaient, elle laissa voir un peu de ses jambes si maigres qu'elles faisaient peur. La femme de ménage mettait pendant ce temps-là, dans un paquet, un peu de linge, un verre, une tasse et un couvert en étain que Germinie avait voulu emporter. Quand ce fut fini, Germinie regarda un moment tout autour d'elle: elle enveloppa la pièce d'un embrassement suprême et qui semblait vouloir emporter les choses. Puis, ses yeux s'arrêtant sur la porte par où la femme de ménage venait de sortir:—Au moins, dit-elle à mademoiselle, je vous laisse quelqu'un d'honnête…
Elle se leva. La porte se ferma derrière elle avec un bruit d'adieu, et soutenue par Mlle de Varandeuil qui la portait presque, elle descendit, par le grand escalier, les cinq étages. À chaque palier, elle s'arrêtait et respirait. Au vestibule, elle trouva le portier qui lui avait apporté une chaise. Elle tomba dessus. Le gros homme, en riant, lui promit la santé dans six semaines. Elle remua la tête en disant un oui, oui étouffé.
Elle était dans le fiacre, à côté de sa maîtresse. Le fiacre était dur et sautait sur le pavé: Elle avait avancé le corps pour n'avoir pas le contre-coup des cahots, et se tenait de la main à la portière, cramponnée. Elle regardait passer les maisons, et ne parlait plus. Arrivée à la porte de l'hôpital, elle ne voulut pas qu'on la portât. Pouvez-vous aller jusque-là?—lui dit le concierge, en lui montrant une vingtaine de pas la salle de réception. Elle fit signe que oui, et marcha: c'était une morte qui allait parce qu'elle voulait aller!
Enfin, elle arriva dans la grande salle haute, froide, rigide, nette, sèche et terrible, dont les bancs de bois faisaient cercle autour du brancard qui attendait. Mlle de Varandeuil la fit asseoir sur un fauteuil de paille, près d'un guichet vitré. Un employé ouvrit le guichet, demanda à Mlle de Varandeuil le nom, l'âge de Germinie, et couvrit d'écriture pendant un quart d'heure une dizaine de papiers marqués en tête d'une image religieuse. Cela fait, Mlle de Varandeuil se retourna, l'embrassa; elle vit un garçon de salle la prendre sous le bras, puis elle ne la vit plus, se sauva, et tombant sur les coussins du fiacre, elle éclata en sanglots et lâcha toutes les larmes dont son coeur étouffait depuis une heure. Sur le siège, le dos du cocher était étonné d'entendre pleurer si fort.
LXV.
Le jour de la visite, le jeudi venu, Mlle de Varandeuil partit pour voir Germinie à midi et demi. Elle voulait être à son lit au moment juste de l'ouverture, à une heure précise. Repassant par les rues où elle avait passé quatre jours avant, elle se rappelait l'affreux voyage du lundi. Il lui semblait, dans la voiture où elle était seule, gêner un corps malade, et elle se tenait dans le coin du fiacre comme pour laisser de la place au souvenir de Germinie. Comment allait-elle la trouver?… La trouverait-elle seulement? Si son lit allait être vide!…
Le fiacre enfila une petite rue toute pleine de charrettes d'oranges et de femmes qui, assises sur le trottoir, vendaient des biscuits dans des paniers. Il y avait je ne sais quoi de misérable et de lugubre dans cet étal en plein vent de fruits et de gâteaux, douceurs de mourants, viatiques de malades, attendus par la fièvre, espérés par l'agonie, et que des mains de travail, toutes noires, prenaient en passant pour porter à l'hôpital et faire bonne bouche à la mort. Des enfants les portaient gravement, presque pieusement, comme s'ils comprenaient, sans y toucher.
Le fiacre s'arrêta devant la grille de la cour. Il était une heure moins cinq minutes. À la porte se pressait une queue de femmes, avec leurs robes des jours ouvriers, serrées, sombres, douloureuses et silencieuses. Mlle de Varandeuil se mit à la queue, avança avec les autres, entra: on la fouilla. Elle demanda la salle Sainte-Joséphine, on lui indiqua le second pavillon au second. Elle trouva la salle, puis le lit, le lit 14 qui était, comme on le lui avait dit, un des derniers droite. D'ailleurs, elle y fut comme appelée, du bout de la salle, par le sourire de Germinie, ce sourire des malades d'hôpital à une visite inattendue qui dit si doucement, dès qu'on entre:—C'est moi, ici…
Elle se pencha sur le lit. Germinie voulut la repousser avec un geste d'humilité et comme une honte de servante.
Mlle de Varandeuil l'embrassa.
—Ah! lui dit Germinie, le temps m'a bien duré hier… Je m'étais figuré que c'était jeudi… et je m'ennuyais après vous…
—Ma pauvre fille!… Et comment te trouves-tu?
—Oh! ça va bien maintenant… mon ventre est dégonflé…. J'ai trois semaines à être ici, voyez-vous, mademoiselle… Ils disent que j'en ai pour un mois, six semaines… mais je me connais… Et puis je suis très-bien, je ne m'ennuie pas… je dors maintenant la nuit… J'avais une soif quand vous m'avez amenée lundi!… Ils ne veulent pas me donner d'eau rougie….
—Qu'est-ce que tu as là à boire?
—Oh! comme chez nous… de l'albumine. Voulez-vous m'en verser, tenez, mademoiselle… c'est si lourd, leurs choses d'étain!
Et se soulevant d'un bras avec le petit bâton pendant au milieu de son lit, avançant l'autre mis à nu par la chemise relevée, tout maigre et grelottant, vers le verre que lui tendait Mlle de Varandeuil, elle but.
—Là, fit-elle, quand elle eut fini, et elle posa ses deux bras étendus, hors du lit, sur le drap. Elle reprit:—Faut-il que je vous dérange comme ça, ma pauvre demoiselle… Ça doit être d'une saleté finie chez nous?
—Ne t'occupe donc pas de ça.
Il y eut un instant de silence. Un sourire décoloré vint aux lèvres de Germinie:—J'ai fait de la contrebande, dit-elle à Mlle de Varandeuil en baissant la voix, je me suis confessée pour être bien…
Puis, avançant la tête sur l'oreiller de façon à être plus près de l'oreille de Mlle de Varandeuil:
—Il y a des histoires ici… J'ai une drôle de voisine, allez, là… Elle indiqua d'un coup d'oeil et d'un mouvement d'épaule la malade laquelle elle tournait le dos.—Elle a un homme qui vient la voir ici… Il lui a parlé hier pendant une heure… J'ai entendu qu'ils avaient un enfant… Elle a quitté son mari… Il était comme un fou, cet homme-là, en lui parlant…
Et disant cela, Germinie s'animait comme toute pleine encore et toute tourmentée de cette scène de la veille, toute fiévreuse et toute jalouse, si près de la mort, d'avoir entendu de l'amour à côté d'elle!
Puis tout à coup, elle changea de figure. Il venait une femme vers son lit. La femme parut embarrassée en voyant Mlle de Varandeuil. Au bout de quelques minutes, elle embrassa Germinie, et comme une autre femme venait, elle se hâta de partir. La nouvelle venue fit de même, embrassa Germinie, et la quitta aussitôt. Après les femmes, un homme vint; puis ce fut une autre femme. Tous, au bout d'un instant, se penchaient sur la malade pour l'embrasser, et dans chaque baiser Mlle de Varandeuil percevait vaguement un marmottement de paroles, des mots échangés, une demande sourde de ceux qui embrassaient, une réponse rapide de celle qui était embrassée.
—Eh bien! dit-elle à Germinie, j'espère qu'on te soigne!
—Ah! oui, répéta Germinie, avec une voix singulière, on me soigne!
Elle n'avait plus l'air vivant comme au commencement de la visite. Un peu de sang monté à ses joues y était resté seulement ainsi qu'une tache. Son visage semblait fermé; il était froid et sourd, pareil à un mur. Sa bouche rentrée était comme scellée. Ses traits se cachaient sous le voile d'une souffrance infinie et muette. Il n'y avait plus rien de caressant ni de parlant dans ses yeux immobiles, tout occupés et remplis de la fixité d'une pensée. On eût dit qu'une immense concentration intérieure, une volonté de la dernière heure, ramenait au dedans de sa personne tous les signes extérieurs de ses idées, et que tout son être se tenait désespérément replié sur une douleur attirant tout à elle.
C'est que ces visites qu'elle venait de recevoir, c'étaient la fruitière, l'épicier, la marchande de beurre, la blanchisseuse,—toutes ses dettes vivantes! Ces baisers, c'étaient les baisers de tous ses créanciers venant, dans une embrassade, flairer leurs créances et faire chanter son agonie!
LXVI.
Le samedi matin, mademoiselle venait de se lever. Elle était en train de faire un petit panier de quatre pots de confitures de Bar qu'elle comptait porter le lendemain à Germinie, quand elle entendit des voix basses, un colloque dans la pièce d'entrée entre la femme de ménage et le portier. Puis presque aussitôt la porte s'ouvrit, le portier entra.
—Une triste nouvelle, mademoiselle, dit-il.
Et il lui tendit une lettre qu'il avait à la main; elle portait le timbre de l'hôpital de La Riboisière: Germinie était morte le matin, sept heures.
Mademoiselle prit le papier; elle n'y vit que des lettres qui lui disaient: Morte! morte! Et la lettre avait beau lui répéter: Morte! morte! elle n'y pouvait croire. Comme ceux dont on apprend subitement la fin, Germinie lui apparaissait toute vivante, et sa personne qui n'était plus se représentait à elle avec la présence suprême de l'ombre de quelqu'un. Morte! Elle ne la verrait plus! Il n'y avait donc plus de Germinie au monde! Morte! Elle était morte! Et ce qui allait remuer maintenant dans la cuisine, ce ne serait plus elle; ce qui allait lui ouvrir la porte, ce ne serait plus elle; ce qui trôlerait le matin dans sa chambre, ce serait une autre!—Germinie! Elle cria cela à la fin, avec le cri dont elle l'appelait; puis, se reprenant:—Machine! Chose!… Comment t'appelles-tu, toi? dit-elle durement à la femme de ménage toute troublée. Ma robe… que j'y aille…
Il y avait, dans ce dénouement si rapide de la maladie, une si brusque surprise que sa pensée ne pouvait s'y faire. Elle avait peine concevoir cette mort soudaine, secrète et vague, contenue tout entière pour elle dans ce chiffon de papier. Germinie était-elle vraiment morte? Mademoiselle se le demandait avec le doute des gens qui ont perdu une personne chère au loin, et, ne l'ayant pas vue mourir, ne veulent pas qu'elle soit morte. Ne l'avait-elle pas vue encore toute vivante la dernière fois? Comment cela était-il arrivé? Comment tout à coup était-elle devenue ce qui n'est plus bon qu'à mettre dans la terre? Mademoiselle n'osait y songer, et y songeait. L'inconnu de cette agonie dont elle ignorait tout, l'effrayait et l'attirait. L'anxieuse curiosité de sa tendresse allait vers les dernières heures de sa bonne, et elle essayait d'en soulever à tâtons le voile et l'horreur. Puis il lui prenait une irrésistible envie de tout savoir, d'assister, par ce qu'on lui dirait, à ce qu'elle n'avait pas vu. Il fallait qu'elle apprît si Germinie avait parlé avant de mourir, si elle avait exprimé un désir, témoigné une volonté, laissé échapper un de ces mots qui sont le dernier cri de la vie.
Arrivée à La Riboisière, elle passa devant le concierge, un gros homme puant la vie comme on pue le vin, traversa les corridors où glissaient des convalescentes pâles, et sonna tout au bout de l'hôpital à une porte voilée de rideaux blancs. On ouvrit: elle se trouva dans un parloir éclairé de deux fenêtres, où une sainte Vierge de plâtre était posée sur un autel, entre deux vues du Vésuve qui semblaient frissonner là, contre le mur nu. Derrière elle, d'une porte ouverte, sortait un caquetage de soeurs et de petites filles, un bruit de jeunes voix et de frais rires, la gaieté d'une pièce blanche où le soleil s'amuse avec des enfants qui jouent.
Mademoiselle demanda à parler à la Mère de la salle Sainte-Joséphine. Il vint une soeur petite, à demi bossue, avec une figure laide et bonne, une figure à la grâce de Dieu. Germinie était morte dans ses bras.—Elle ne souffrait presque plus, dit la soeur à mademoiselle; elle se trouvait mieux; elle se sentait soulagée; elle avait de l'espérance. Le matin, vers les sept heures, au moment où son lit venait d'être fait, tout coup, sans se voir mourir, elle a été prise d'un vomissement de sang dans lequel elle a passé.—La soeur ajouta qu'elle n'avait rien dit, rien demandé, rien désiré.
Mademoiselle se leva, délivrée des horribles pensées qu'elle avait eues. Germinie avait été sauvée de toutes les souffrances d'agonie qu'elle lui avait rêvées. Mademoiselle remercia cette mort de la main de Dieu qui cueille l'âme d'un seul coup.
Comme elle sortait de là:—Voulez-vous reconnaître le corps? lui dit un garçon en s'approchant.
Le corps! Ce mot fut affreux pour mademoiselle. Sans attendre sa réponse, le garçon se mit à marcher devant elle jusqu'à une grande porte jaunâtre au-dessus de laquelle était écrit: Amphithéâtre. Il cogna; un homme en bras de chemise, un brûle-gueule à la bouche, entr'ouvrit la porte, et dit d'attendre un instant.
Mademoiselle attendit. Ses pensées lui faisaient peur. Son imagination était de l'autre côté de cette porte d'épouvante. Elle essayait de voir ce qu'elle allait voir. Et toute remplie d'images confuses, de terreurs évoquées, elle frissonnait de l'idée d'entrer là, de reconnaître au milieu d'autres ce visage défiguré,—si encore elle le reconnaissait! Et cependant elle ne pouvait s'arracher de là: elle se disait qu'elle ne la verrait plus jamais!
L'homme au brûle-gueule ouvrit la porte: mademoiselle ne vit rien qu'une bière, dont le couvercle ne montant que jusqu'au cou laissait voir Germinie les yeux ouverts, les cheveux droits sur la tête.
LXVII.
Brisée par ces émotions, par ce dernier spectacle, Mlle de Varandeuil se mit au lit en rentrant chez elle, après avoir donné de l'argent au portier pour les tristes démarches, l'enterrement, la concession. Et quand elle fut dans son lit, ce qu'elle avait vu revint devant elle. Il y avait toujours auprès d'elle la morte horrible, ce visage effrayant dans le cadre de cette bière. Son regard avait emporté au dedans d'elle cette tête inoubliable; sous ses paupières fermées, elle la voyait et en avait peur. Germinie était là, avec le bouleversement de traits d'une figure d'assassinée, avec ses orbites creusés, avec ses yeux qui semblaient avoir reculé dans des trous! Elle était là, avec cette bouche encore tordue d'avoir vomi son dernier souffle! Elle était là, avec ses cheveux, ses cheveux terribles, rebroussés, tout debout sur sa tête!
Ses cheveux! cela surtout poursuivait mademoiselle. La vieille fille pensait, sans y vouloir penser, à des choses tombées dans son oreille d'enfant, à des superstitions de peuple perdues au fond de sa mémoire: elle se demandait si on ne lui avait pas dit que les morts qui ont les cheveux ainsi emportent avec eux un crime en mourant… Et, par moments, c'étaient ces cheveux-là qu'elle voyait à cette tête, des cheveux de crime, tout droits d'épouvante et tout roidis d'horreur devant la justice du ciel, comme les cheveux du condamné à mort devant l'échafaud de la Grève!
Le dimanche, mademoiselle se trouva trop malade pour sortir de son lit. Le lundi, elle voulut se lever pour aller à l'enterrement, mais, prise d'une faiblesse, elle fut obligée de se recoucher.
LXVIII.
—Eh bien! c'est fini? dit de son lit mademoiselle, en voyant entrer chez elle à onze heures le portier qui revenait du cimetière avec une redingote noire et la mine de componction d'un retour d'enterrement.
—Mon Dieu oui, mademoiselle… Dieu merci! la pauvre fille ne souffre plus.
—Tenez! je n'ai pas la tête à moi aujourd'hui… Mettez les quittances et le restant de l'argent sur ma table de nuit… Nous compterons un autre jour.
Le portier restait debout devant elle sans bouger ni s'en aller, en changeant de main une calotte de velours bleu coupée dans la robe d'une fille de la maison. Au bout d'un instant, il se décida à parler:
—C'est cher, mademoiselle, pour se faire enterrer… Il y a d'abord…
—Qu'est-ce qui vous a dit de compter? interrompit Mlle de Varandeuil avec l'orgueil d'une charité superbe.
Le portier continua:—Et puis par là-dessus, une concession perpétuité, comme vous m'aviez dit, ça ne se donne pas… Vous avez beau avoir bon coeur, mademoiselle, vous n'êtes pas trop riche… on sait ça, et alors on s'est dit: Mademoiselle va avoir pas mal à payer… et on connaît mademoiselle, elle payera… Eh bien! si on lui économisait ça?… Ça serait toujours autant… L'autre sera toujours bien sous terre… Et puis, qu'est-ce qui peut lui faire le plus de plaisir là-haut? C'est de savoir qu'elle ne fait de tort à personne, la brave fille…
—Payer… quoi? dit Mlle de Varandeuil, impatientée par les circonlocutions du portier.
—Allez! ça ne fait rien, reprit le portier, elle vous était bien attachée tout de même… Et puis quand elle a été bien malade, ce n'était pas le moment… Oh! mon Dieu, il ne faut pas vous gêner… ça ne presse pas… c'est de l'argent qu'elle devait depuis des temps… C'est ça, tenez…
Et il tira de la poche intérieure de sa redingote un papier timbré.
—Je ne voulais pas qu'elle fît un billet… c'est elle…
Mlle de Varandeuil saisit le papier timbré et vit au bas:
Approuvé l'écriture ci-dessus,
Germinie Lacerteux.
C'était une reconnaissance de trois cents francs payables de mois en mois par à-compte qui devaient être portés au dos du papier.
—Il n'y a rien, vous voyez, dit le portier en retournant le papier.
Mlle de Varandeuil ôta ses lunettes.—Je payerai, dit-elle.
Le portier s'inclina. Elle le regarda: il restait là.
—C'est tout, j'espère?… dit-elle d'un ton brusque.
Le portier avait recommencé à regarder fixement une feuille du parquet.—C'est tout… si on veut…
Mlle de Varandeuil eut peur comme au moment de passer la porte derrière laquelle elle allait voir le corps de sa bonne.
—Mais comment doit-elle tout cela?… s'écria-t-elle… Je lui donnais de bons gages… je l'habillais presque… À quoi son argent passait-il, hein?
—Ah! voilà, mademoiselle… Je n'aurais pas voulu vous le dire… mais autant aujourd'hui que demain… Et puis, il vaut mieux que vous soyez prévenue; quand on sait, on s'arrange… Il y a un compte de la marchande de volailles… La pauvre fille doit un peu partout… elle n'avait pas beaucoup d'ordre dans les derniers temps… La blanchisseuse, la dernière fois, a laissé son livre… Ça va assez haut… je ne sais plus… Il paraît qu'il y a une note chez l'épicier… oh! une vieille note… ça remonte à des années… Il vous apportera son livre…
—Combien l'épicier?
—Dans les deux cent cinquante.
Toutes ces révélations, tombant coup sur coup sur Mlle de Varandeuil, lui arrachaient des exclamations sourdes. Soulevée de son oreiller, elle restait sans paroles devant cette vie dont le voile se déchirait morceau par morceau, dont les hontes s'éclairaient une à une.
—Oui, dans les deux cent cinquante… Il y a beaucoup de vin, à ce qu'il dit…
—J'en ai toujours eu à la cave…
—La crémière… reprit le portier sans répondre, oh! pas grand'chose… la crémière… soixante-quinze francs… Il y a de l'absinthe et de l'eau-de-vie…
—Elle buvait! cria Mlle de Varandeuil qui, sur ce mot, devina tout.
Le portier ne parut pas entendre.
—Ah! voyez-vous, mademoiselle, ç'a été son malheur de connaître les Jupillon… le jeune homme… Ce n'était pas pour elle ce qu'elle en faisait… Et puis le chagrin… Elle s'est mise à boire… Elle espérait l'épouser, faut vous dire… Elle lui avait arrangé une chambre… Quand on se met dans les mobiliers, ça va vite… Elle se détruisait, figurez-vous… J'avais beau lui dire de ne pas s'abîmer boire comme ça… Moi, vous pensez, quand elle rentrait à des six heures du matin, je n'allais pas vous le dire… C'est comme son enfant… Oh! reprit le concierge au geste que fit Mlle de Varandeuil, une fière chance qu'elle soit morte, cette petite… Ça ne fait rien, on peut dire qu'elle a fait la noce… et une rude… Voilà pourquoi le terrain, moi… si j'étais que vous… Elle vous a assez coûté, allez, mademoiselle, tant qu'elle a mangé de votre salade… Et vous pouvez la laisser où elle est… avec tout le monde…
—Ah! c'est comme ça! c'était ça! Ça volait pour des hommes! ça faisait des dettes! Ah! elle a bien fait de crever, la chienne! Et il faut que je paye!… Un enfant! Voyez-vous ça, la guenippe! Ah! bien oui, elle peut pourrir où elle veut, celle-là! Vous avez bien fait, monsieur Henri… Voler! Elle me volait! Dans le trou, parbleu! c'est bon pour elle!… Dire que je lui laissais toutes mes clefs… je ne comptais jamais… Mon Dieu!… Ah! oui, de la confiance… Eh bien! voilà… Je payerai… ce n'est pas pour elle, c'est pour moi… Et moi qui donne ma plus belle paire de draps pour l'enterrer! Ah! si j'avais su, je t'en aurais donné du torchon de cuisine, mademoiselle comme je danse!
Et mademoiselle continua quelques minutes, jusqu'à ce que les mots l'étouffassent et s'étranglassent dans sa gorge.
LXIX.
À la suite de cette scène, Mlle de Varandeuil resta huit jours dans son lit, malade et furieuse, pleine d'une indignation qui lui secouait tout le coeur, lui débordait par la bouche, lui arrachait par instants quelque grosse injure qu'elle crachait dans un cri à la sale mémoire de sa bonne. Nuit et jour, elle se retournait dans la même pensée de malédiction, et ses rêves mêmes agitaient dans son lit la colère de ses membres grêles.
Était-ce possible! Germinie! sa Germinie! Elle n'en revenait pas. Des dettes!… un enfant!… toutes sortes de hontes! La scélérate! Elle l'abhorrait, elle la détestait. Si elle avait vécu, elle aurait été la dénoncer au commissaire de police. Elle eût voulu croire à l'enfer pour la recommander aux supplices qui châtient les morts. Sa bonne, c'était ça! Une fille qui la servait depuis vingt ans! qu'elle avait comblée! L'ivrognerie! elle était descendue jusque-là! L'horreur qu'on a après un mauvais rêve venait à mademoiselle, et tous les dégoûts montant de son âme disaient: Fi! à cette morte dont la tombe avait vomi la vie et rejeté l'ordure.
Comme elle l'avait trompée! Comme elle faisait semblant de l'aimer, la misérable! Et pour se la montrer à elle-même plus ingrate et plus coquine, Mlle de Varandeuil se rappelait ses tendresses, ses soins, ses jalousies qui avaient l'air de l'adorer. Elle la revoyait se penchant sur elle lorsqu'elle était malade. Elle repensait à ses caresses… Tout cela mentait! Son dévouement mentait! Le bonheur de ses baisers, l'amour de ses lèvres mentaient! Mademoiselle se disait cela, se le répétait, se le persuadait; et pourtant, peu à peu, lentement, de ces souvenirs remués, de ces évocations dont elle cherchait l'amertume, de la lointaine douceur des jours passés, il se levait en elle un premier attendrissement de miséricorde.
Elle chassait ces pensées qui laissaient tomber sa colère; mais la rêverie les lui rapportait. Il lui revenait alors des choses auxquelles elle n'avait pas fait attention du vivant de Germinie, de ces riens auxquels le tombeau fait penser et que la mort éclaire. Elle avait un vague ressouvenir de certaines étrangetés de cette fille, d'effusions fiévreuses, d'étreintes troublées, d'agenouillements qu'on eût dit prêts à une confession, de mouvements de lèvres au bord desquelles semblait trembler un secret. Elle retrouvait, avec ces yeux qu'on a pour ceux qui ne sont plus, les regards si tristes de Germinie, des gestes, des poses qu'elle avait, ses visages de désespoir. Et elle devinait là-dessous maintenant des blessures, des plaies, des déchirements, le tourment de ses angoisses et de ses repentirs, les larmes de sang de ses remords, toutes sortes de souffrances étouffées dans toute sa vie et dans toute sa personne, une Passion de honte qui n'osait demander pardon qu'avec son silence!
Puis elle se grondait pour avoir pensé cela et se traitait de vieille bête. Ses instincts rigides et droits, la sévérité de conscience et la dureté de jugement d'une vie sans faute, ce qui chez une honnête femme fait condamner une fille, ce qui chez une sainte comme Mlle de Varandeuil devait être sans pitié pour sa domestique, tout en elle se révoltait contre un pardon. Au dedans d'elle une justice criait, étouffant sa bonté: Jamais! jamais! Et elle chassait, d'un geste implacable, le spectre infâme de Germinie.
Même par instants, pour faire plus irrévocable la damnation et l'exécration de cette mémoire, elle la chargeait, elle l'accablait, elle la calomniait. Elle ajoutait à l'affreuse succession de la morte. Elle reprochait à Germinie plus encore qu'elle n'avait à lui reprocher. Elle prêtait des crimes à la nuit de ses pensées, des désirs assassins l'impatience de ses rêves. Elle voulait penser, elle pensait qu'elle avait souhaité sa mort, qu'elle l'avait attendue.
Mais, à ce moment-là même, dans le plus noir de ses pensées et de ses suppositions, une vision se levait et s'éclairait devant elle. Une image s'approchait, qui semblait s'avancer vers son regard, une image dont elle ne pouvait se défendre et qui traversait les mains dont elle voulait la repousser: Mlle de Varandeuil revoyait sa bonne morte. Elle revoyait ce visage qu'elle avait entrevu à l'amphithéâtre, ce visage crucifié, cette tête suppliciée où étaient montés à la fois le sang et l'agonie d'un coeur. Elle la revoyait avec cette âme que la seconde vue du souvenir dégage des choses. Et cette tête, à mesure qu'elle lui revenait, lui revenait avec moins d'épouvante. Elle lui apparaissait comme se dépouillant de terreur et d'horreur. La souffrance seule y restait, mais une souffrance d'expiation, presque de prière, la souffrance d'un visage de morte qui voudrait pleurer… Et l'expression de cette tête s'adoucissant toujours, mademoiselle finissait par y voir une supplication qui l'implorait, une supplication qui, à la longue, enveloppait sa pitié. Insensiblement, il se glissait dans ses réflexions, des indulgences, des idées d'excuse dont elle s'étonnait elle-même. Elle se demandait si la pauvre fille était aussi coupable que d'autres, si elle avait choisi le mal, si la vie, les circonstances, le malheur de son corps et de sa destinée, n'avaient pas fait d'elle la créature qu'elle avait été, un être d'amour et de douleur… Et tout coup elle s'arrêtait: elle allait pardonner!
Un matin, elle sauta à bas de son lit.
—Eh! vous… l'autre! cria-t-elle à sa femme de ménage, le diable soit de votre nom! Je l'oublie toujours… Vite, mes affaires… j'ai sortir…
—Ah! par exemple, mademoiselle… les toits, regardez donc… ils sont tout blancs.
—Eh bien, il neige, voilà tout.
Dix minutes après, Mlle de Varandeuil disait au cocher de fiacre qu'elle avait envoyé chercher:
—Cimetière Montmartre!