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Gertrude et Veronique

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VIII

L'atelier était dans un état de sourde effervescence. La veille au soir, Héloïse, après avoir porté un chapeau à une pratique, était rentrée avec un air de consternation tragique où perçait néanmoins une certain pointe de satisfaction. Elle s'était assise bruyamment et avait repris son ouvrage en poussant de gros soupirs.

—Qu'y a-t-il donc, Héloïse? demanda mademoiselle Hortense, qui savait les façons de son ouvrière et à qui cette mise en scène n'avait pas échappé.

—Ah! soupira de nouveau celle-ci, on a bien raison de dire que les apparences sont trompeuses… Les fruits qui ont meilleure mine sont les plus véreux, et il faut manger un boisseau de sel avec les gens avant de les connaître…

Intriguées par ce préambule, toutes les ouvrières avaient relevé la tête et regardaient Héloïse.

—Quant à moi, continua-t-elle, on conviendra au moins que je n'y ai pas été prise et que je me suis tenue sur mes gardes.

Mademoiselle Célénie agita nerveusement son aune, et de sa voix la plus virile:

—Héloïse, s'écria-t-elle impatientée, vous avez une manière de dire les choses qui me fait bouillir le sang… Où voulez-vous en venir avec vos proverbes?

—Pardon, Mademoiselle, laissez-moi un peu respirer… Je suis encore ahurie de ce que j'ai vu.

—Vu, quoi?… reprit mademoiselle Célénie.

Héloïse coiffa solennellement une tête de carton avec le chapeau qu'elle était en train de confectionner, puis regardant son auditoire:

—Eh bien! commença-t-elle enfin, que diriez-vous si vous appreniez que mademoiselle de Mauprié n'a pas bougé de la ville, et que son prétendu voyage à Lachalade n'était qu'une invention?

Elle secoua la tête et ses regards triomphants firent le tour de l'atelier.

—Qu'est-ce que vous me contez là? s'écria mademoiselle Célénie en haussant les épaules.

—Je n'ai pas l'habitude de faire des contes, répliqua Héloïse piquée au vif, et je ne dis que ce que j'ai vu. Voici au surplus comment la chose est arrivée. Vous savez qu'hier j'ai été porter un chapeau à la diligence de Clermont; je m'en revenais et j'étais déjà sous le porche, quand j'ai entendu dans le bureau une voix qui ne m'était pas inconnue… La personne qui parlait au facteur des messageries retenait une place pour le lendemain dans le courrier qui passe à Beauzée. J'aurais juré que c'était la voix de Gertrude, et pour m'en assurer, j'ai attendu sous le porche. La personne est sortie. C'était une femme dont la tête était enveloppée dans une capeline et dont la tournure ressemblait à celle de mademoiselle de Mauprié. Intriguée, j'ai voulu voir où elle allait, mais elle s'est aperçue, sans doute, que je la suivais; elle a pris ses jambes à son cou et je l'ai perdue dans les petites ruelles qui montent à la Ville-Haute… J'ai voulu en avoir le coeur net, et ce soir, à l'heure du courrier, je suis allée me camper derrière la grande porte des messageries; là j'ai vu, comme je vous vois, Gertrude revenir et monter en voiture, mais cette fois, elle n'était pas seule…

Héloïse fit une pause et poussa un long soupir. Toutes les têtes se tournèrent de son côté.

—Elle portait dans ses bras, continua-t-elle, un petit enfant qui criait faiblement comme font les nouveau-nés.

Un murmure courut dans l'atelier, et il y eut un moment de silence.

—L'aventure est étrange, reprit mademoiselle Hortense, mais, comme vous le disiez tout à l'heure, les apparences sont trompeuses, et je ne puis pas croire que Gertrude…

—Je ne suis pas médisante, répliqua Héloïse, mais dame! vous conviendrez, Mademoiselle, que cela donne à penser… Une fille noble qui laisse sa famille et son pays pour se faire ouvrière; ce cousin qui arrive et s'en va, on ne sait pourquoi; ce prétendu départ, puis ce marmot qui tombe du ciel… Avez-vous remarqué comme Gertrude pâlissait et maigrissait depuis le printemps dernier?

—Ça, c'est un fait! murmurèrent les apprenties autour de la table ronde.

Mademoiselle Célénie rétablit le silence en frappant le parquet avec son aune.

—Héloïse, ma fille, s'écria-t-elle d'une voix sévère, je vous ai déjà dit que vous étiez trop prompte à juger votre prochain!… Votre histoire est étrange, j'en conviens, mais qui n'entend qu'une cloche n'entend qu'un son, et, pour se prononcer, il faut attendre les explications de mademoiselle de Mauprié… D'ici là, Mesdemoiselles, je désire qu'on garde le silence, et je renverrai la première péronnelle dont la mauvaise langue tournera de travers!

Cette menace énergique mit un terme aux bavardages, mais n'empêcha nullement toutes ces cervelles féminines de travailler. Quand, le surlendemain, Gertrude entra dans l'atelier, tous les yeux épièrent ses moindres gestes. Les fillettes de la table ronde échangèrent des coups de coude significatifs et commentèrent en chuchotant la pâleur et l'air fatigué de la voyageuse. L'accueil fait à la jeune fille était trop froid pour qu'elle ne le remarquât pas; il était si différent de celui qu'elle avait reçu jadis à son arrivée dans ce même atelier! Le poêle de faïence bourdonnait pourtant encore comme autrefois, comme autrefois un clair soleil d'hiver, se glissant à travers les rideaux de mousseline, faisait miroiter les panneaux des armoires et chatoyer les vives couleurs des rubans et des fleurs artificielles; seules, les figures penchées au-dessus des têtes de carton ne se déridaient pas. Toutes les bouches étaient pincées et tous les yeux baissés. Mademoiselle Hortense ne se leva pas pour baiser au front la nouvelle arrivante; mademoiselle Célénie demeura muette et sembla plus occupée que jamais à tailler des patrons de robe. Gertrude alla se débarrasser de son costume de voyage, et lorsque, après quelques instants passés dans sa chambre, elle reprit sa place près de l'estrade d'Héloïse, celle-ci, rassemblant précipitamment ses ciseaux, ses rubans et sa boîte à ouvrage, recula sa chaise et ramena les plis de sa jupe, comme si elle eût craint le contact d'une pestiférée.

Cependant Héloïse était démangée de l'envie de parler; il lui tardait de prendre sa revanche, de confondre sa rivale par une parole bien sentie et de lui prouver qu'elle n'était pas dupe. Dès qu'elle vit Gertrude installée, elle profita du plus beau moment de silence, et d'une voix ironiquement mordante:

—J'espère, dit-elle très haut, que vous avez fait un bon voyage, mademoiselle… Comment se porte votre cousin?…

—Héloïse! interrompit mademoiselle Célénie.

Jamais l'organe viril de mademoiselle Pêche cadette n'avait encore donné un volume de son aussi formidable. Ce fut comme un coup de tonnerre. La grande Héloïse obéit à cette foudroyante injonction et se renferma de nouveau dans un superbe silence. Quant à Gertrude, aussi étonnée de la colère de mademoiselle Pêche que de l'ironie de sa voisine, elle rougit et promena autour d'elle ses beaux yeux surpris. Mais tous les regards semblaient éviter les siens, et toutes les têtes se penchaient plus attentivement sur les coiffures et les noeuds de ruban. Un silence profond régna dans l'atelier. Consternée et ne comprenant rien à ces façons étranges, Gertrude essayait en vain de se remettre à la besogne; ces démonstrations inexplicables l'avaient frappée au coeur. Ses mains tremblaient, et elle parvenait à grand'peine à enfoncer son aiguille dans la soie. Deux mortelles heures se passèrent ainsi, puis midi sonna. Héloïse descendit majestueusement de son estrade, les apprenties déposèrent leur ouvrage et toutes s'en allèrent dîner. Gertrude, restée seule avec les demoiselles Pêche, se leva à son tour, et ses yeux, où roulaient des larmes, interrogèrent les deux vieilles filles qui se tenaient devant elle et se regardaient d'un air grave.

Le moment d'une explication était venu.

—Mademoiselle,… commença solennellement Hortense Pêche en quittant ses lunettes; mais elle fut interrompue par son impétueuse soeur.

—Hortense, dit mademoiselle Célénie, laisse-moi d'abord poser une question à mademoiselle de Mauprié… Gertrude, poursuivit-elle de sa voix la moins rude, ayez confiance en moi et parlez franchement: où êtes-vous allée en quittant la maison, la semaine dernière?

—A Lachalade, répondit Gertrude, non sans rougir.

—Ah!… Et vous y êtes restée tout le temps?

La jeune fille réfléchit un moment, puis répondit d'une voix ferme:

—Non, Mademoiselle.

—A la bonne heure… On prétend que vous n'avez pas quitté la ville… Certes, nous n'avons nul droit de nous mêler de vos affaires, mais nous sommes responsables de vous jusqu'à un certain point; c'est pourquoi je me permettrai d'insister… Pouvez-vous me rendre compte de l'emploi de votre temps?

La figure de Gertrude prit une expression plus inquiète. Elle commençait à comprendre dans quel embarras elle s'était jetée, et cependant elle hésitait encore à répondre d'une façon explicite.

—Non, répondit-elle d'une voix tremblante, je ne puis malheureusement entrer dans aucun détail… Il est vrai que je suis restée à B…, les affaires qui m'y ont retenue ne sont pas les miennes, et j'ai promis de me taire… Pardon, Mademoiselle, je dois tenir ma promesse… Mais je vous jure que je n'ai rien à me reprocher.

Mademoiselle Hortense poussa un soupir et Mademoiselle Célénie fronça les sourcils.

—Tant mieux pour vous, reprit celle-ci durement, si votre conscience est en repos; mais cela ne suffit pas aux yeux du monde, et le scandale n'en existe pas moins.

—Le scandale! s'écria Gertrude.

Mademoiselle Célénie, dardant ses yeux gris sur la figure de la jeune fille, se tenait devant l'image des vierges sages et des vierges folles, que le soleil éclairait en ce moment de sa pleine lumière, et la terrible demoiselle Pêche avait l'air de commenter avec son aune la parabole évangélique; ou plutôt elle semblait elle-même une des triomphantes vierges sages, descendue de la vieille image d'Épinal…—Le scandale! répéta Gertrude atterrée… Elle frémissait de la tête aux pieds et la voix lui manqua. Le scandale! Ce seul mot avait révolté toute sa fierté, mais sa consternation était si grande que pas une parole ne pouvait sortir de sa gorge étranglée par l'émotion. Enfin, ses dents se desserrèrent et elle dit en relevant les yeux vers la vieille fille:

—Que me reproche-t-on, et qu'a le monde à faire avec ce qui s'est passé?

—A tort ou à raison, répliqua mademoiselle Célénie, le monde jase… Tout se sait. On a appris que vous étiez restée à B… clandestinement, on vous a surprise portant en cachette un enfant nouveau-né dans vos bras… Est-ce vrai?

—C'est vrai… Mais je ne comprends pas…

—Vous ne comprenez pas! s'écria mademoiselle Célénie. Comment, vous êtes jolie… Vos manières distinguées,—coquettes même,—n'ont que trop attiré l'attention sur vous… Vous vous absentez mystérieusement, puis on vous rencontre la nuit avec un enfant sur les bras, et vous ne comprenez pas qu'on va dire que cet enfant est à vous?…

—A moi! fit Gertrude indignée.

Elle était pâle comme une morte et elle fut obligée de s'appuyer contre la table. Ses yeux étincelants allaient de mademoiselle Hortense à mademoiselle Célénie, qui toutes deux la regardaient en secouant la tête.

—Mais c'est une calomnie, dit-elle enfin, cela n'est pas!… Vous ne le croyez pas, vous ne pouvez pas croire une chose pareille!

Il y avait un tel accent de sincérité dans cette protestation, qu'elle ébranla la conviction grandissante de la soeur aînée.

—Certainement, commença-t-elle, nous avons toujours eu de l'estime pour vous et nous ne demandons pas mieux que d'être convaincues de votre innocence; mais le monde est méchant, il croit le mal facilement, et les apparences sont contre vous, Gertrude!

—Où est la mère de cet enfant? reprit mademoiselle Célénie.

—Elle est morte.

—Et le père?

—Il a quitté la ville.

—Mais, vous, comment vous êtes-vous occupée de cette affaire et qui vous a jetée dans une pareille aventure?

—Cela, je ne puis le dire, répondit Gertrude accablée; je le répète, j'ai promis le secret.

—Comment voulez-vous qu'on se contente d'une réponse semblable? reprit mademoiselle Célénie brusquement; vous le voyez, tout vous accuse…

Gertrude commençait en effet à reconnaître que la vieille fille avait raison, et des sanglots agitaient convulsivement ses lèvres.

—Mais, s'écria-t-elle en joignant les mains avec désespoir, je ne mens pas, moi!… D'ailleurs il y a des témoins qui peuvent affirmer la vérité de ce que je dis… Il y a une vieille femme qui a vu naître l'enfant et mourir la mère… Elle demeure à Polval et s'appelle la mère Surloppe.

En entendant ce nom, les deux soeurs échangèrent de nouveau un regard attristé, puis mademoiselle Hortense répliqua froidement:

—Ce témoignage-là vous serait plus nuisible qu'utile, ma chère. La vieille femme dont vous parlez a une mauvaise réputation et personne n'ajouterait foi à ses propos… D'ailleurs, il vous resterait à expliquer comment vous avez été mêlée à de pareilles gens… Pouvez-vous le faire?

Gertrude resta muette.

—Non?… Eh bien! j'en suis désolée, mais dans la circonstance, nous sommes obligées de prendre une décision sévère… Il y a eu scandale…

—Et notre maison ne doit pas même être soupçonnée! acheva d'une voix mâle mademoiselle Célénie, sans se douter qu'elle répétait le mot de César.

Mademoiselle Hortense poussa un profond soupir.

—Nous ne pouvons pas vous garder, mon enfant, vous le voyez.

—Je vois que je suis perdue! murmura Gertrude, et en même temps son visage fut inondé de larmes. Les sanglots secouaient sa poitrine, elle se tordait les mains; tout à coup sa tête se pencha en arrière, ses genoux ployèrent et elle tomba sur le parquet. La fatigue du voyage et la secousse violente produite par cette dernière scène venaient de déterminer une crise nerveuse.

—Ah! mon Dieu, elle se trouve mal! s'écria mademoiselle Célénie, nous avons été trop dures aussi… Hortense, cours vite chercher le vinaigre des quatre voleurs!

En même temps elle s'agenouilla près de Gertrude, la soutint dans ses bras, déboutonna sa robe, et finalement se mit à lui baiser affectueusement le front en lui prodiguant de doux noms enfantins.—Sous ses manières de gendarme, mademoiselle Célénie cachait des trésors de tendresse maternelle.—Elle transporta Gertrude dans sa propre chambre et la mit au lit, puis elle la confia à la garde de la vieille Scholastique et courut chez le pharmacien… En revenant à elle, la jeune fille vit la vieille bonne à son chevet. Elle était encore trop faible pour pouvoir parler; on lui fit avaler un cordial et elle s'endormit profondément; quand elle se réveilla, il faisait nuit et la tranquillité de la rue indiquait une heure avancée. Une veilleuse éclairait la chambre, et dans un grand fauteuil mademoiselle Célénie, tout habillée, sommeillait bruyamment. Gertrude passa les mains sur son front, se rappela la scène de la matinée et se sentit prise d'un nouvel accès de désespoir.—Elle, si pure et si fière de sa pureté, se trouvait soupçonnée d'une faute dont la seul pensée la faisait frémir d'indignation; les demoiselles Pêche la croyaient coupable et tout l'atelier sans doute partageait cette conviction… Et demain son nom—le nom de Mauprié!—courrait la ville escorté de bruits calomnieux, et cette rumeur honteuse parviendrait jusqu'à Xavier!… A cette idée son coeur fut déchiré et elle se remit à pleurer… Certes, Xavier avait l'esprit trop élevé et trop de confiance en elle pour croire aussi facilement une calomnie; mais il était jaloux et soupçonneux… Un doute pouvait se glisser dans son esprit, un doute n'était-ce pas déjà trop?… Rien qu'en y songeant, Gertrude sentait toute sa fierté se soulever… Elle se disait qu'un soupçon de la part de Xavier suffirait pour creuser entre eux un abîme,—et elle pleurait sur son amour, sur son seul bonheur cruellement menacé…

—Non, pensait-elle, je ne veux pas être soupçonnée; il faut que celui qui a fait le mal le répare… J'irai trouver mon oncle, et je le supplierai de parler…

Toute la nuit se passa de la sorte. Enfin l'aube grise d'un jour de décembre commença d'éclairer les vitres des fenêtres… Le froid du matin réveilla mademoiselle Célénie, qui étira un moment ses grands bras, courut au chevet de la jeune fille, et lui demanda comment elle se trouvait.

—Mieux, Mademoiselle, merci! répondit Gertrude.

Puis essuyant ses larmes:

—Mademoiselle, je ne suis pas coupable, je vous le jure!… Il y a une personne qui peut d'un mot éclairer tout ce qui paraît équivoque dans ma conduite, et me justifier aux yeux du monde… Je veux aller trouver cette personne, elle ne refusera pas de me dégager de mon serment, et je serai lavée de ces soupçons calomnieux… Ayez la bonté de me procurer une voiture de louage.

—Mais vous êtes trop faible pour vous mettre en route ce matin! s'écria mademoiselle Célénie.

—Il le faut, et je me sens plus forte… Je ne puis supporter les doutes qui pèsent sur moi… J'en mourrais!

Mademoiselle Célénie se laissa convaincre, et Gertrude s'habilla. Vers midi une vieille calèche s'arrêta devant le magasin et la jeune fille, encore un peu faible et très pâle, y monta après avoir embrassé les demoiselles Pêche.

Le cheval de louage était vieux et assez mauvais trotteur; le conducteur assoupi sur son siège le fouettait mollement; aussi 8 heures sonnaient quand on entra à Lachalade. A cette heure, tout le monde devait être couché dans la maison de l'oncle Renaudin, et Gertrude pensa qu'il était préférable de remettre au lendemain la démarche qu'elle se proposait de faire. Bien qu'il lui en coûtât, elle résolut de demander l'hospitalité à sa tante et dit au conducteur d'arrêter son cheval devant le logis Mauprié. Une lumière brillait entre les fentes des volets du rez-de-chaussée; Gertrude frappa timidement et attendit toute frissonnante.

Au bout de quelques instants, la porte s'entr'ouvrit et Honorine parut sur le seuil. Elle poussa une exclamation en voyant Gertrude; celle-ci prit son paquet des mains du conducteur et suivit silencieusement sa cousine jusque dans la salle à manger.

La salle avait toujours le même aspect, et les mêmes figures entouraient la table de toile cirée;—Xavier était seul absent.—Madame de Mauprié, son mouchoir à la main, lisait gravement son livre d'heures; Gaspard frottait son fusil et sifflait d'un air triomphant, tandis que Phanor sommeillait devant l'âtre, et que Reine, debout devant la vieille glace, essayait un bonnet de crêpe noir.

—C'est Gertrude! dit Honorine, en poussant sa cousine devant elle.

La veuve se leva d'un air solennel. Reine fit une légère exclamation, et
Gaspard regarda la jeune fille d'un air ironique:

—C'est affaire à toi, s'écria-t-il, et tu n'as pas perdu de temps!

Gertrude ne lui répondit pas et, s'avançant vers madame de Mauprié:

—Je suis venue, ma tante, vous demander l'hospitalité pour cette nuit; je désire avoir demain un entretien avec mon oncle Renaudin.

Gaspard haussa les épaules et madame de Mauprié passa son mouchoir sur ses yeux.

—Tu viens trop tard! soupira Honorine.

Gertrude les regardait tous sans bien comprendre de quoi il s'agissait.

—Qu'y a-t-il donc? murmura-t-elle enfin.

—Votre oncle est mort la nuit dernière, ma nièce.

—Il a rendu sa vieille âme à Dieu! continua Gaspard d'un ton qui n'avait rien d'attristé.

—Nous héritons, ma chère! s'écria Reine.

—Mort! dit Gertrude accablée… Elle s'assit sur une chaise et s'évanouit.

IX

Le lendemain les cloches de Lachalade se mirent à sonner en mort dès le matin et réveillèrent Gertrude, qui s'habilla rapidement et descendit, encore endolorie par les secousses de la veille. En entrant dans la salle elle fut prise de violentes palpitations; elle venait d'apercevoir Xavier, seul, assis tout rêveur près du feu.

Bien des fois, pendant de longues journées de travail ou, le soir dans sa petite chambre, elle avait rêvé à ce moment du retour et au bonheur de revoir le bien-aimé. Cette réunion tant souhaitée lui était souvent apparue comme une fête merveilleuse, pleine de lumière, de musique et de joyeuses effusions; et voilà qu'elle avait lieu dans cette sombre chambre du logis Mauprié, par un jour de deuil et sous une impression d'angoisse et de terreur. Gertrude portait dans son coeur, encore saignant des douleurs de la veille, un secret pesant que la mort de M. Renaudin venait d'y sceller à jamais. Ce pénible fardeau paralysait tout élan et arrêtait toute effusion.

Xavier s'élança vers elle et lui prit les mains:

—Chère Gertrude, dit-il, j'aurais voulu que notre réunion fût amenée par un moins lugubre événement.

—Moi aussi, murmura-t-elle en secouant la tête.

—Tes mains sont glacées, continua Xavier, et tu es toute pâle?

Gertrude répondit avec embarras qu'elle avait été un peu souffrante dans les derniers temps.

—L'air de la campagne te fera du bien, poursuivit-il, tu reprendras tes couleurs, car tu ne retourneras plus à ton magasin… Te voilà riche maintenant, Gertrude!… Ma mère et toi, vous étiez les deux plus proches parentes de l'oncle Renaudin, et il n'y a pas apparence que le bonhomme ait déshérité sa famille.

Gertrude demeurait silencieuse.

—A-t-il beaucoup souffert pour mourir? demanda-t-elle enfin.

—Non, il s'est éteint doucement… Quand ma mère a été appelée à l'Abbatiale, il venait de rendre le dernier soupir.

L'entretien fut interrompu par l'entrée de madame de Mauprié suivie de Gaspard en grand deuil. Pour la première fois, depuis longtemps, le farouche chasseur avait endossé une redingote noire; aussi paraissait-il fort mal à son aise dans ce vêtement qui gênait ses mouvements brusques. Cette gêne donnait seule à sa figure une expression un peu attristée, car, bien qu'il fît des efforts pour prendre un air grave et recueilli, on devinait au fond de lui une joie qui ne demandait qu'à déborder. L'hypocrisie n'était pas son défaut, et il avait grand'peine à ne pas siffler son air favori, tandis que Phanor tournait autour de lui et semblait déconcerté à la vue de son maître ainsi accoutré. Bientôt Reine et Honorine firent leur apparition dans un nuage de crêpe noir, et après un rapide déjeuner, toute la famille prit silencieusement le chemin de la maison mortuaire.

L'Abbatiale avait ce jour-là l'air plus désolé que d'ordinaire. Le brouillard de décembre l'enveloppait, et, à travers la brume, les voix traînantes et plaintives des cloches ajoutaient encore à la tristesse de son aspect. Dans une chambre du rez-de-chaussée le cercueil d'Eustache Renaudin, sous un poêle de deuil, entre quatre cierges mélancoliques, attendait les porteurs. En entrant, chaque nouveau venu aspergeait la bière avec le goupillon bénit, puis les hommes se réunissaient autour de Gaspard, et les femmes montaient au premier étage, près de madame de Mauprié. Bien que le défunt fût peu aimé dans le pays, où il avait vécu comme un ours, néanmoins tout le village était là. A la campagne, l'esprit de communauté subsiste encore assez pour qu'en certaines circonstances solennelles, tous les habitants du même bourg se considèrent comme ne formant qu'une famille. Quelques gentilshommes verriers du voisinage étaient venus aussi avec leurs femmes et leurs filles; la veuve Mauprié recevait ces dernières comme des personnes de marque. A leur arrivée elle se levait à demi, se laissait embrasser, puis retombait sur son siège en poussant un sanglot étouffé, auquel répondaient deux profonds soupirs modulés par Reine et Honorine. Gertrude seule restait silencieuse et immobile, absorbée par ses préoccupations et aussi par le souvenir de sa dernière visite dans cette chambre, maintenant remplie d'indifférents.

Le chant des prêtres résonna dans la cour et le convoi se mit en marche; chemin faisant, le cortège grossissait, chaque porte du village s'ouvrant pour laisser passer une femme ou deux. Aussi l'église était-elle presque pleine, et quand on se dirigea vers le cimetière, plus de deux cents personnes formaient la procession de l'enterrement. Il pleuvait et l'on voyait deux longues files de parapluies trancher avec leurs couleurs crues sur les vêtements noirs des gens en deuil. «Les vivants n'aiment pas à être mouillés,» se dit philosophiquement Gaspard en considérant le cortège et en sentant la pluie sur sa tête nue.—Le convoi longeait de larges pièces de terre labourées, contiguës à l'Abbatiale et achetées l'année d'avant par le bonhomme Renaudin. Gaspard regardait cette bonne terre grasse et bien fumée; d'un coup d'oeil il arpentait le champ et supputait le nombre de verges… «Il n'aura pas eu le temps de voir son blé pousser!» songeait-il, puis sa pensée distraite, suivant cette nouvelle pente, il se voyait lui, chassant le long des sillons, ayant Phanor à ses côtés et un bon fusil sous le bras. «J'achèterai un lefaucheux, se disait-il, et je ferai bâtir un chenil à l'Abbatiale… Car j'aurai une meute: deux bassets et deux vendéens pour le bois; deux chiens d'arrêt pour tenir compagnie à Phanor, plus un épagneul pour le marais. J'affermerai la chasse du bois des Hauts-Bâtis, et alors on verra de belles parties et de beaux coups de fusil… Mon lefaucheux aura une garniture en argent, et sur la crosse je ferai graver les armes de notre famille; car maintenant c'est mon devoir de relever le nom de Mauprié… Eh! eh! qui sait?—Je remonterai peut-être la verrerie des Bas-Bruaux? Alors les des Encherins et les du Houx n'auront qu'à se bien tenir!…» Il n'interrompit son rêve qu'en apercevant la grille du cimetière.

On entendait le bourdonnement des psaumes, et entre les branches des sapins on voyait flotter les surplis blancs des prêtres. Les hommes s'étaient éparpillés autour des tombes; les femmes formaient au milieu de l'allée un groupe sombre en tête duquel se tenaient Gertrude, madame de Mauprié et ses filles. La veuve était à demi affaissée dans une attitude douloureuse… «Si iniquitates observaveris…» psalmodiait le prêtre.—«Mon Dieu, que votre volonté soit faite, songeait madame de Mauprié, vous n'avez pas voulu nous voir souffrir plus longtemps dans la pauvreté et l'humiliation. Maintenant, que vous avez rappelé à vous mon pauvre frère, nous aurons enfin de meilleurs jours; je reprendrai dans le monde la position qui nous appartient; je trouverai un mari pour Reine, et qui sait?… peut-être aussi pour Honorine… Nous nous installerons à l'Abbatiale, la maison est assez bien montée pour que l'installation soit peu coûteuse… Il est vrai qu'il faudra tout partager avec Gertrude; mais elle est encore mineure, nous administrerons sa part, et puis… il y aurait peut-être moyen de tout arranger en la mariant à Gaspard… C'est un projet à mûrir et j'y réfléchirai…

Les porteurs avaient étendu le poêle sur la terre humide et les fossoyeurs faisaient glisser la bière dans la fosse. Les sanglots retentirent plus forts dans le groupe des femmes. Reine et Honorine y allaient de tout coeur; tout en s'essuyant les yeux, elles pensaient à l'héritage, aux armoires pleines de linge, aux coffres pleins d'argenterie, et aux nouvelles perspectives que leur avaient ouvertes l'oncle Renaudin en partant pour l'autre monde. Reine se disait que le deuil d'un oncle ne se porte que trois mois, et songeait déjà aux robes de demi-deuil; elle combinait des toilettes triomphantes pour conquérir le mari de ses rêves… «Tout cela sera trop beau pour Lachalade, pensait-elle, mais je déciderai ma mère à passer une saison aux eaux de Plombières…»

Gertrude, agenouillée sur la pierre d'une tombe, écoutait le bruit sourd de la bière et songeait aux derniers moments du mort. L'idée de la réparation tentée au logis de Polval avait-elle au moins adouci les souffrances de l'heure suprême? Le vieillard s'était-il endormi avec une conscience apaisée?… Du moins lui, il en avait fini avec les tourments de cette vie; pour elle, au contraire, les épreuves allaient commencer seulement. Cette promesse dont elle avait espéré se faire relever par l'oncle Renaudin, cette promesse la liait pour toujours désormais. Déjà sa réputation était menacée… Quelles autres souffrances lui réservait l'avenir? Courberait-elle silencieusement la tête devant toutes ces accusations injurieuses? Était-elle à ce point liée par un serment imprudemment fait? Ne devait-elle pas au contraire préserver avant tout la pureté de sa réputation?… Alors elle revoyait le vieux Renaudin se dressant à demi sur son lit, mettant un doigt sur ses lèvres blêmes et lui répétant: «Une promesse, c'est sacré!»—Et elle frissonnait en écoutant les paroles latines murmurées au-dessus de la fosse, et en songeant aux châtiments réservés aux parjures…

Pendant ce temps, Xavier contemplait sa cousine agenouillée auprès d'un grand sapin et la trouvait plus charmante que jamais dans ces vêtements noirs. Les épais bandeaux de cheveux blonds crépelés se laissaient voir à demi sous le voile, et le profil pensif de la jeune fille se détachait doucement du fond sombre des sapins. Le jeune homme savourait délicieusement le bonheur de l'admirer et la joie de songer qu'il pourrait maintenant jouir de ce bonheur-là tous les jours. Il sentait que l'absence avait doublé sa passion, qu'il aimait Gertrude plus violemment encore que l'an passé, et qu'il avait mis toute sa vie en elle. Elle était si belle et si aimante!… Il l'avait trouvée, à la vérité, un peu froide, avant l'enterrement, mais il expliquait son air préoccupé et contraint par l'émotion, et il l'excusait volontiers de ne pas s'être montrée plus expansive.

—«Requiescat in pace!» dit une dernière fois le curé, en secouant l'aspersoir au-dessus de la fosse; il le passa à Gaspard et s'éloigna. Les assistants défilèrent près de la fosse et agitèrent tour à tour le goupillon humide, puis la foule se dispersa. Madame de Mauprié suivit avec son fils et ses filles le chemin de l'Abbatiale; il lui tardait de prendre possession du logis avant l'arrivée du juge de paix de Varennes, qui avait été mandé la veille. Les mains lui démangeaient, elle aurait déjà voulu sentir entre ses doigts le trousseau des clefs de la maison. Gaspard et ses soeurs avaient la même préoccupation, et tous hâtaient le pas, de telle sorte que Xavier et Gertrude restèrent seuls sur le chemin du cimetière. Xavier mit le bras de sa cousine sur le sien, et tous deux s'acheminèrent vers l'Abbatiale, en longeant les haies brillantes de gouttelettes argentées. La pluie avait cessé, et le soleil hasardait quelques pâles rayons entre deux nuées. Cette éclaircie suffit néanmoins pour égayer un peu l'austérité de la campagne environnante. Les prés jaunis et mouillés scintillaient; les terres de labour les entouraient de leurs bruns et gras sillons où verdoyait le blé semé en octobre; et tout au fond, les grandes futaies sombres fumaient à l'horizon.

Gertrude avait rejeté son voile en arrière, et Xavier admirait ses bandeaux semés de gouttes de pluie, ses yeux verts encore humides et ses joues d'un rose pâle:

—Tu m'aimes toujours, n'est-ce pas, Gertrude? murmura-t-il brusquement.

La jeune fille releva vers lui ses yeux mélancoliques.

—Est-ce que tu as pu en douter, Xavier?

—Non, mais tu es si belle et je me sens si indigne de toi, que parfois j'ai peur;… je tremble que tu ne t'aperçoives de mon obscurité, que le prisme ne se brise et que tu ne songes à aimer quelqu'un de plus brillant que moi. Gertrude secoua pensivement la tête:

—N'est-ce pas toi plutôt qui me vois à travers un prisme?… et qui sait si un jour ce ne sera pas toi qui me trouveras indigne de ton amour?

Xavier, souriait d'un air incrédule, sa cousine reprit sur un ton grave:

—Xavier, tu auras toujours confiance en moi, n'est-ce pas?

Le jeune homme saisit la main de Gertrude et la serrant:

—Cette petite main, dit-il, est celle d'une amie qui ne sait pas tromper; je crois sentir en elle les moindres mouvements de ton coeur loyal.

—Pourquoi me défierais-je de toi?

—N'importe; si un jour quelqu'un m'accusait, promets de ne pas douter de moi un seul moment, de ne pas me juger avant de m'avoir entendue…

Xavier la regarda d'un air inquiet.

—Je te le promets, reprit-il enfin… mais à quel propos?…

Gertrude baissait les yeux et gardait le silence… On était arrivé devant la porte de l'Abbatiale.

—Entrons! dit Xavier, on va procéder sans doute à quelque formalité judiciaire, et ta présence est indispensable.

Devant l'âtre de la cuisine, Fanchette et Pitois, se chauffaient, chacun dans un coin, regardant le brasier sans souffler mot, Xavier s'étant informé de la présence de sa mère:

—Ils sont tous là-haut, dans la chambre de réserve, murmura Pitois.

—Ils n'ont pas perdu de temps, grogna Fanchette; c'est comme une bande de moineaux dans un champ de colza… Il faut les voir fouiller les armoires; rien que ça serait capable de faire sortir notre pauvre monsieur du cercueil!

La chambre de réserve semblait en effet livrée au pillage. Toutes les armoires étaient ouvertes, et chacun des membres de la famille de Mauprié y furetait avidement en poussant des exclamations. La veuve, montée sur une chaise, comptait les piles de linge; Gaspard soupesait l'argenterie, et les deux soeurs visitaient les tiroirs des commodes.

—Tout est par douzaine, disait la veuve, et presque rien n'a servi… Ah! mon pauvre frère était économe et il avait du beau… Voyez-moi ces serviettes de toiles des Vosges, comme c'est ouvré et comme la damassure est fine!

—L'argenterie est à l'ancien titre et elle pèse lourd, reprit Gaspard en frottant les couverts avec le pan de sa redingote, je suis d'avis que nous la conservions, après y avoir fait graver notre chiffre…

Il fut interrompu par une exclamation joyeuse de Reine.

—Venez voir ma trouvaille! s'écria la jeune fille, tenez, voici des pièces de dentelles… Est-ce beau?… Voici des crêpes de Chine, et puis dans ces petits écrins… Oh! des colliers de perles et des pendants d'oreille en pierres fines!

Madame de Mauprié était descendue rapidement, Gaspard s'était rapproché et Honorine ouvrait de grands yeux. Ils étaient tellement affairés, qu'aucun d'eux ne s'aperçut de l'arrivée de Gertrude et de Xavier. Les deux jeunes gens, debout près de la porte d'entrée, contemplaient cette scène avec tristesse, et Xavier fronçait les sourcils d'un air de désapprobation.

—Voyez un peu! dit Honorine en joignant les mains, qui aurait jamais soupçonné notre oncle de posséder de si belles choses?

—Oh! moi, fit Gaspard, j'ai toujours pensé que le vieux ladre prêtait sur gages!

—Fi! Gaspard, pouvez-vous avoir de pareilles idées? s'écria la veuve en examinant à son tour un crêpe de Chine, je crois plutôt que mon frère avait autrefois ruminé quelque projet de mariage, et que ces bijoux étaient destinés à sa future.

—On n'aura pas voulu de lui, répliqua Gaspard, et c'est fort heureux…
Si, au lieu d'être laid comme une chenille, M. Renaudin eût été un
Adonis, nous ne viderions pas aujourd'hui ses tiroirs!

—Comme ces émeraudes me vont bien! dit Reine en essayant des pendants d'oreille devant un grand miroir, j'ai envie de les garder!…

—Malheureusement, Mademoiselle, cela n'est pas possible pour le moment! soupira une voix flûtée qui partait de l'entrée de la chambre.

Ils se retournèrent tous stupéfaits et aperçurent le notaire de Lachalade dont la grosse figure souriante s'encadrait dans le chambranle de la porte entre-bâillée. Derrière lui on distinguait la tête pointue et chauve du juge de paix et la face enluminée de son greffier.—À l'aspect de ce trio, les traits de madame de Mauprié s'étaient allongés, et Gaspard avait fait un geste d'impatience.

—Nous sommes en affaires, Monsieur, dit-il au notaire de son ton le plus hautain, et à moins de choses urgentes, nous aimerions à ne pas être dérangés.

—Je vous demande mille pardons, reprit le tabellion sans s'émouvoir, mais il s'agit de formalités qui ne souffrent aucun délai, et qui auraient été remplies dès hier, sans l'éloignement de M. le juge de paix.

Le juge, long et maigre comme un fil, s'inclina silencieusement; Gaspard toisait le notaire des pieds à la tête et se mordait les lèvres.

—De quelles formalités parlez-vous? demanda-t-il sèchement.

—Oh! de simples mesures conservatoires… dans l'intérêt de l'héritière mineure, car si je ne me trompe, il y a minorité de l'une des héritières présomptives. Je dis présomptives, ajouta-t-il en passant en revue les assistants avec ses gros yeux ronds, parce que nous ne connaissons pas encore les dernières volontés du défunt.

—Ses dernières volontés! répéta madame de Mauprié interdite; supposeriez-vous, Monsieur, l'existence d'un testament?

—Je ne la suppose pas, Madame, répondit le notaire en s'inclinant, je l'affirme…

—Un testament! grommela Gaspard, à quoi bon?

—Je l'ignore, Monsieur, mais si vous le permettez, nous allons vous donner lecture de l'acte.

Il tira de son portefeuille une enveloppe cachetée.

—Ceci est un testament olographe, déposé en mon étude par feu M.
Renaudin, mon client.

Il promena un moment l'enveloppe sous les yeux des héritiers, puis il la décacheta et remit au juge de paix une feuille de papier timbré, en le priant d'en prendre connaissance.

—Le testament est en bonne forme, murmura le juge.

Le notaire avait toussé et avait mis ses lunettes. Madame de Mauprié, pâle et crispée, était appuyée à un fauteuil; Gaspard se tenait debout, les bras croisés; Reine et Honorine contemplaient les gens de justice d'un air effaré, sans trop comprendre de quoi il s'agissait. Quant à Xavier et à Gertrude, ils étaient assis l'un près de l'autre et se regardaient avec une expression de tristesse attendrie.

Le notaire, d'une voix claire, se mit à lire ce document, qui était un simple codicille révélant l'existence d'un testament caché dans le secrétaire du défunt.

En outre, afin de prévenir toute difficulté, Eustache Renaudin ordonnait que l'ouverture de ce testament n'eût pas lieu avant la majorité de sa nièce Gertrude de Mauprié. Il nommait pour exécuteur testamentaire et administrateur provisoire, son notaire, Me Péchenart. Enfin, il exprimait le désir que Gertrude habitât l'Abbatiale et jouît des revenus de la succession, «à l'exclusion de tous autres, jusqu'au jour où elle serait majeure.»

Après avoir soigneusement replié le papier timbré, Me Péchenart parcourut de nouveau l'auditoire avec son regard éveillé: la surprise était peinte sur tous les visages.

—Peste soit du ladre vert! s'écria enfin Gaspard, et il accompagna ces paroles d'un juron énergique.

—Si vous le voulez bien, dit le notaire, sans s'inquiéter autrement de la colère de l'aîné des Mauprié, nous allons pratiquer les recherches nécessaires dans le meuble désigné par le défunt.

On passa dans la chambre à coucher. La veuve lançait à sa nièce des regards méfiants; quant à Gertrude, rougissante et interdite, elle assistait à cette scène sans trop se rendre compte encore de ce qu'elle signifiait. Xavier considérait sa cousine d'un air embarrassé; Reine et Honorine chuchotaient avec Gaspard, qui leur expliquait sans doute les conséquences probables de l'acte qu'on venait de lire, car elles dardaient à leur tour à Gertrude des oeillades foudroyantes.

La recherche du notaire ne fut pas longue, et le testament fut trouvé à l'endroit indiqué. Le notaire en fit parapher l'enveloppe cachetée par le juge de paix, puis se tournant vers Gertrude, il lui demanda quel était son âge.

—J'ai eu vingt ans le quinze mai dernier, murmura la jeune fille.

—Fort bien, le quinze mai prochain, à midi, nous procéderons à l'ouverture du testament, qui restera déposé au nombre de mes minutes. D'ici là, rien ne s'opposera à ce que nous nous occupions de l'inventaire… Monsieur le juge, vous penserez sans doute qu'il convient d'apposer les scellés…

Le greffier avait déjà préparé la cire et les bandes de toile; le notaire s'avança galamment vers Reine, et tout en souriant, désigna les pendants d'émeraude qui se balançaient encore à ses oreilles.

—Désolé! Mademoiselle, lui dit-il, nous serons obligés de réintégrer ces bagatelles parmi les objets mobiliers de la succession.

Reine détacha les boucles d'oreille et les jeta avec dépit sur la table, puis n'y tenant plus, elle s'élança vers sa mère et se mit à fondre en larmes.

—C'est une indignité! s'écria madame de Mauprié suffoquée.

—Le testament est un nouveau tour de ce fesse-mathieu, et toutes ces précautions sont injurieuses! hurla Gaspard, rouge de fureur.

Le notaire plia les épaules et sourit d'un air indifférent.

—Ma tante, dit Gertrude en tendant la main à madame de Mauprié, je ne comprends rien à tout ce qui se passe… Je suis désolée de l'ennui qui vous arrive, et je donnerais beaucoup pour que les choses fussent arrangées autrement.

—Laissez-moi, ma nièce! répliqua la veuve en la repoussant avec un geste sévère, je ne vois pas bien clair dans tout ceci, mais je me doute de quelque intrigue… Vous êtes ici chez vous et nous n'avons plus qu'à vous céder la place… Adieu, ma nièce!

Elle s'éloigna d'un air superbe.

—Ma tante, reprit Gertrude désespérée, ne m'abandonnez pas ainsi!…
Cousine Reine, cousin Gaspard, vous ne me croyez pas capable!…

—Moi! fit Gaspard en éclatant, je te crois capable de tout, avec tes façons de sainte nitouche… Ah! ah! il y a longtemps que je l'ai dit; tu es fine, toi, sans en avoir l'air!… Tu es une embobelineuse, et quand je t'ai vue arriver hier à la nuit sans que nous t'ayons écrit, je me suis bien douté de quelque aventure…

—Tu te trompes, Gaspard, interrompit soudain Xavier, Gertrude avait été prévenue… Je lui avais écrit la maladie de notre oncle.

En même temps il regardait tristement sa cousine qui se troublait de plus en plus et devenait vermeille. Gaspard resta un moment interdit, puis faisant un geste d'impatience:

—Suffit, dit-il, assez parlé!… Nous ne sommes plus rien ici, détalons, et laissons ces messieurs griffonner leur grimoire… Si j'avais su tout cela, je n'aurais même pas mis les pieds dans cette maison… Ma mère, prenez mon bras, et décampons!

Sans plus regarder Gertrude et les gens de loi, il saisit le bras de sa mère et se dirigea vers la porte, suivi de ses deux soeurs.

—Mauvaise parente! murmura Reine en passant près de sa cousine.

Xavier était demeuré le dernier; il était sombre et préoccupé.

—Xavier! fit Gertrude.

Il alla vers elle et lui tendit la main.

—Xavier, répéta-t-elle avec des larmes plein la voix, j'ai besoin de te parler, reste demain à ton atelier.

Madame de Mauprié reparut sur le seuil de la chambre.

—Xavier! dit-elle d'une voix sévère, nous t'attendons!

Xavier serra la main de sa cousine et s'éloigna à son tour.

X

La santé de Gertrude, déjà altérée depuis quelque temps, ne résista pas aux secousses produites par cette pénible scène. Le soir même, la jeune fille fut prise d'une fièvre violente, et Fanchette fut obligée de l'aider à se mettre au lit. Le lendemain, le mal au lieu de diminuer s'aggrava; le médecin que Pitois était allé chercher en toute hâte, reconnut les symptômes d'une fièvre muqueuse et déclara que l'état de Gertrude réclamait les soins les plus assidus, ainsi que les plus grandes précautions. On se procura une garde, et Pitois fit sentinelle dans la cour, bien résolu à jeter à la porte le premier Mauprié qui s'aviserait de venir troubler la malade.

Pendant ce temps Xavier se promenait à travers son atelier, attendant la visite promise, et jetant à chaque minute un coup d'oeil sur la route. Les événements de la veille l'avaient profondément bouleversé. Toujours, dans ses châteaux en Espagne, lorsqu'il bâtissait en l'air l'avenir de sa cousine et le sien, il avait distribué les rôles autrement. Il avait rêvé de subvenir seul aux charges de mariage, de gagner une fortune à l'aide de sa sculpture, puis de courir à B… et de dire à Gertrude: «Maintenant me voilà riche, laisse là ton magasin et sois ma femme!»—La mort de l'oncle Renaudin et le singulier testament du vieillard venait d'intervertir les rôles. Il était probable que les dernières dispositions du défunt ne seraient que la confirmation de ce premier testament, et que Gertrude serait instituée légataire universelle… Elle deviendrait riche et lui resterait pauvre… Il aimait trop sa cousine pour lui en vouloir à cause de ce brusque changement, mais il n'en éprouvait pas moins une déception douloureuse. Il ne pouvait plus offrir sa main à Gertrude; il aurait eu l'air de réclamer l'exécution d'un engagement devenu avantageux pour lui; il se croyait obligé d'attendre que la jeune fille vînt spontanément lui rappeler sa promesse, et il se disait que, même dans ce cas, il aurait encore l'air de faire un mariage intéressé.

Il songeait à tout cela et sentait son agitation s'accroître à mesure que s'approchait l'heure probable de la visite attendue. Il avait disposé son atelier avec une certaine coquetterie, afin que les moindres objets eussent l'air de fêter la bienvenue de Gertrude. Les grands vases de faïence, qui se dressaient aux quatre coins, avaient été garnis de branches de houx aux baies rouges. Les panneaux sculptés les mieux réussis avaient été placés aux endroits les mieux éclairés; le grand dressoir avait été épousseté et frotté dès le matin, et un bon feu faisait bourdonner le poêle… Cependant l'après-midi avançait, le coucou rustique avait déjà sonné deux heures, puis trois, puis quatre, et personne ne venait. Xavier se promenait fiévreusement à travers l'atelier, puis collant son front au vitrage du châssis, parcourait d'un regard inquiet la route déserte… Personne! Il prêtait l'oreille et n'entendait que le bruit du vent dans la futaie voisine ou le murmure grossissant du ruisseau de la Gorge-aux-Couleuvres. Enfin la nuit vint et l'atelier s'emplit d'obscurité; seule, la flamme du brasier qu'on apercevait par la petite porte du poêle jetait encore çà et là de mourantes lueurs. Le jeune homme commença alors à désespérer. «Elle ne viendra plus maintenant se disait-il, est-ce qu'elle serait déjà embarrassée de tenir sa promesse?… Sa nouvelle fortune l'aurait-elle changée à ce point?… Non, non, c'est impossible!…» Et il recommençait sa promenade agitée autour des établis silencieux…

Quand la femme chargée de son ménage lui apporta à souper, elle le trouva assis tout morose près du poêle éteint. Il ne mangea pas et ne put dormir. Sitôt le jour levé, il courut frapper à la porte de l'Abbatiale. Pitois lui répondit par le guichet:

—Mademoiselle de Mauprié est très malade…

Là-dessus le guichet se referma impitoyablement, et Xavier, plus tourmenté que jamais, résolut de passer chez sa mère.

Honorine préparait le café du matin, tandis que Gaspard bouclait ses guêtres et que la veuve dévidait un écheveau de laine.

—Savez-vous que Gertrude est malade? dit Xavier en entrant.

—Je l'ai appris hier, répliqua madame de Mauprié, et comme je ne transige jamais avec un devoir de famille, je suis allée à l'Abbatiale avec Reine offrir mes services; mais nous avons été reçues par ce manant de Pitois qui ne nous a même pas laissées entrer dans la cour.

—Parbleu! elle est fine, l'enjôleuse!… s'écria Gaspard; cette maladie est un prétexte pour éviter les explications et se rendre intéressante. Vous avez été bien bonne de vous déranger, ma mère, surtout après ce que nous avons su hier soir au sujet de notre gracieuse cousine!

—Qu'y a-t-il donc? demanda Xavier.

—Il y a, reprit Honorine, que huit jours avant la mort de notre oncle, mademoiselle Gertrude est venue ici en cachette et a passé toute une nuit au chevet du bonhomme.

—Quel conte! fit Xavier en haussant les épaules.

—C'est l'exacte vérité, dit madame de Mauprié, je tiens le détail de la propre cousine de Fanchette…

—C'est tout bonnement une captation, reprit Gaspard en ricanant; mais patience! tout n'est pas dit et je ferai casser le testament!

—Déjeunes-tu avec nous? demanda Honorine.

—Merci!… Et Xavier s'enfuit désolé à son atelier.

Il ne pouvait croire à une pareille trahison. Gertrude était certainement calomniée. Il se rappela alors que sa cousine lui avait dit en sortant du cimetière: «Si quelqu'un m'accusait, ne me juge pas avant de m'avoir entendue.»—Oui, pensa-t-il, je veux avoir confiance, et j'attendrai qu'elle puisse s'expliquer. Mais en me faisant cette recommandation, elle prévoyait donc qu'on pourrait l'accuser?…—Il avait beau lutter, les soupçons revenaient toujours, et son inquiétude grandissait. Il n'avait plus de goût pour le travail, passait la plupart de ses journées accoudé sur son établi, et ne reprenait un peu d'animation que le soir, à l'heure où il montait à l'Abbatiale pour avoir des nouvelles. La réponse que lui faisait l'inflexible Pitois variait peu et n'était guère encourageante. Cependant un matin de la fin de janvier, la figure du vieux garde parut moins farouche. «Il y a du mieux,» répondit-il à Xavier en refermant la porte plus doucement que d'habitude.

La fièvre en effet avait disparu, et Gertrude commençait à entrer en convalescence. Elle était encore très faible et ne pouvait se lever, mais sa tête était redevenue libre. Sa première pensée fut pour Xavier. «Comment doit-il me juger?» se demandait-elle en soulevant sur l'oreiller, sa figure pâle comme une fleur de narcisse. Il lui tardait de le voir, et chaque jour elle questionnait le médecin sur l'époque où elle pourrait sortir. Celui-ci l'exhortait à la patience, puis il recommandait à Pitois de tenir ferme et d'éviter à la convalescente toute espèce d'émotion.

Les Mauprié ne s'étaient plus représentés à l'Abbatiale, mais ils n'épargnaient guère Gertrude, et un nouvel incident avait encore alimenté leurs médisances. Un beau matin, le commissionnaire des Islettes avait envoyé la malle que Gertrude avait laissée chez les demoiselles Pêche, et cet envoi était accompagné d'une lettre fort sèche de mademoiselle Hortense, adressée à madame de Mauprié. Dans cette épître, peu bienveillante, mademoiselle Pêche aînée annonçait que «les absences trop fréquentes» de Gertrude avaient déterminé le remplacement de la jeune fille, «le premier devoir des ouvrières de la maison étant, avec la moralité, la plus ponctuelle exactitude.»

Le jour même de la réception de cette missive, Reine et sa soeur daignèrent honorer d'une visite l'atelier de leur frère. Leur instinct féminin ne les avait pas trompées sur l'intérêt que Xavier portait à Gertrude, et elles lui communiquèrent triomphalement la lettre de mademoiselle Hortense Pêche.

—Tu vois, dit Honorine, la modiste parle des absences fréquentes de
Gertrude… Mademoiselle voyageait pour ses intérêts.

—Pourquoi ne lui avez-vous pas donné connaissance de cette lettre?

—Est-ce qu'on peut entrer chez elle? reprit Reine ironiquement, elle fait défendre sa porte.

—Elle est malade, objecta Xavier.

—Oh! malade… reprit Honorine en hochant la tête, je ne crois guère à cette maladie; d'ailleurs son mal ne l'empêche pas de se lever, car on l'a vue aller et venir dans la maison…

Cette visite laissa à Xavier une sourde irritation. La lecture de cette lettre avait exaspéré tous ses soupçons. Il se rappelait avec amertume la froide attitude de sa cousine le jour de l'enterrement, l'embarras avec lequel elle avait accueilli certaines questions, puis il se souvenait des propos échappés un jour au courrier de Sainte-Menehould, et dans tous ces menus détails il trouvait un aliment pour sa jalousie naissante. Il avait cessé d'aller chaque soir à l'Abbatiale, et vivait de plus en plus solitaire, évitant avec le même soin la maison de sa mère et celle de sa cousine…

Cependant, avec le mois de février, de plus claires journées étaient venues. L'air s'était attiédi, la neige s'était fondue dans les prés; un doux vent avait balayé les nuages, et le ciel était bleu par places. Au bord des haies, les chatons des noisetiers commençaient à jaunir, et les fleurs des cornouillers ouvraient leurs étamines d'or aux noeuds des branches nues. Une après-midi, le vent du sud envoyait de si caressantes brises, que Xavier entre-bâilla les vitres du châssis, et par cette ouverture les rayons du soleil envahirent l'atelier. Xavier, rêveur, avait déposé son maillet et son ciseau, et s'accoudant à l'établi, il s'était mis à songer au temps passé,—à la soirée où il avait dit adieu à Gertrude tandis que les chevaux piaffaient devant l'auberge des Islettes,—à la journée d'été où il avait déclaré son amour sous la tonnelle des demoiselles Pêche… Il repassait avec mélancolie tous ces souvenirs si lumineux, il regardait à travers les vitres les nuages blancs fuir sur le bleu du ciel, et il se demandait si ce n'était point là l'image de son bonheur évanoui, quand tout à coup le loquet s'agita, la porte de l'atelier s'ouvrit timidement, et une svelte figure de jeune fille apparut dans un rayon de soleil.

—Gertrude! s'écria Xavier.

C'était elle en effet, enveloppée dans une longue mante de drap noir; elle était encore pâle, mais elle souriait. D'un bond il fut près d'elle, et en un instant ses rancunes, ses soupçons, ses pensées mauvaises se dissipèrent comme une fumée. Il lui prit les mains et la fit asseoir.

—J'ai voulu te donner ma première sortie, dit-elle de sa voix sympathique, car, tu sais, j'ai été bien malade depuis le jour de l'enterrement.

—Ma pauvre Gertrude!.. Je suis allé souvent à l'Abbatiale, mais on n'a pas voulu me laisser entrer… Voyons, si tu es bien changée?

Il examina ses mains amaigries, son visage un peu allongé, ses beaux yeux vert de mer, et reprit en souriant:

—Tu es toujours la même charmante Gertrude!… Seulement tu es un peu pâlie; ton teint ressemble aux anémones sauvages: il est blanc avec une légère nuance rose…

—A propos d'anémones, répliqua Gertrude en écartant les plis de sa mante, je veux payer mes dettes. Il y a deux ans, tu m'as donné un bouquet aux Islettes; je t'apporte les premières fleurs de l'Abbatiale.

Elle lui offrit son bouquet composé de primevères et de ces hépatiques bleues qu'on nomme dans le pays des fils-avant-le-père, parce qu'elles poussent avant les feuilles.

—Tu es bonne, Gertrude, tu vaux mieux que moi! s'écria Xavier en rougissant… Maintenant reste un peu enveloppée dans ta mante, tandis que je vais rallumer le poêle.

—A quoi bon? ne vois-tu pas le soleil?… On se sent revivre.

—Non, non, je ne veux pas que tu te refroidisses!… Ce sera bon d'entendre le poêle ronfler tandis que nous causerons près des vitres ouvertes.

Il se mit à fendre du menu bois et à bourrer le poêle. Quand une jolie flamme commença de flamber:

—A présent, reprit Gertrude, montre-moi toutes les belles choses que tu as faites.

Il la promena autour de l'atelier, lui montrant les panneaux sculptés, expliquant les motifs, les emblèmes, les feuillages… Gertrude se récriait et ne cessait de le questionner.

—Sais-tu que tu es maintenant un grand artiste? s'écria-t-elle en le regardant avec ses beaux yeux pleins d'admiration.

—Flatteuse! tu as entendu dire que les artistes sont avides de compliments, comme les mouches sont friandes de lait, et tu essayes de me prendre par mon faible.

—Je ne mens jamais, Monsieur!

Il enfonça ses sombres regards dans les yeux profonds de la jeune fille qui s'arrêta et rougit… Après un moment de silence, elle reprit:

—Du reste, j'ai toujours eu confiance en ton talent. Chaque fois que je regardais le coffret que tu me donnas aux Islettes, je me sentais rassurée et j'avais bon espoir pour ton avenir.

—Tu l'as donc encore, ma première oeuvre?… demanda-t-il en riant.

—Certainement… J'ai pensé au coffret pendant toute ma maladie… Je m'imaginais l'avoir perdu… Heureusement les demoiselles Pêche me l'ont renvoyé…

Elle s'interrompit brusquement… Elle était sur le point de tout raconter à Xavier, puis au moment de commencer, elle sentit qu'elle n'oserait jamais. Il lui coûtait de gâter cette première heure de tendresse par des explications pénibles. Elle, si courageuse d'ordinaire, devint lâche en songeant que tout son bonheur à venir était suspendu aux conséquences d'un aveu qui serait peut-être mal compris. «Non, se dit-elle, pas encore aujourd'hui… Goûtons paisiblement cette première entrevue… La prochaine fois je lui dirai mon secret.»

Xavier, de son côté, avait été retenu par une timidité farouche et n'avait osé questionner Gertrude. Tous deux résolurent tacitement d'ajourner toute explication, et se livrèrent sans arrière-pensée au bonheur de se revoir… Cet après-midi de février leur apparaissait comme un lac pur, sans une ride, sans une tache, et ils ne voulaient pour rien au monde troubler la calme et limpide surface sur laquelle ils glissaient ensemble.

Ils revinrent s'asseoir sur le petit banc adossé à l'établi et se remirent à causer du passé, tandis que le soleil souriait au dehors, que le poêle chantait mélodieusement, et que le tic-tac du coucou rythmait familièrement les rapides instants de leur bonheur. Ainsi s'écoulèrent les heures, et ils furent tout étonnés en relevant la tête, de voir que le soleil avait disparu et que l'ombre commençait à envahir l'atelier. Jusque-là ils avaient d'un commun accord évité de parler des derniers événements et des éventualités des semaines à venir. Il fallut bien cependant toucher aux choses actuelles.

—Quand nous reverrons-nous? demanda Xavier à Gertrude qui se levait pour partir, ton cerbère me laissera-t-il jamais entrer à l'Abbatiale?

Gertrude resta un moment pensive.

—Écoute, reprit-elle enfin, puisque ma tante a cessé de me voir, notre situation devient plus difficile et nous devons éviter les commérages… Soyons patients; le 15 mai prochain je serai majeure et je pourrai disposer de moi-même… Ce jour-là nous nous prononcerons ouvertement, mais jusqu'à cette époque nous ferons bien de ne nous voir que rarement… Il faut être sage, mon Xavier!

Elle lui serra la main: il était devenu rêveur.

—Mais, dit-il, ce jour-là, selon toute apparence, tu seras l'unique héritière de l'oncle Renaudin; tu seras riche… et j'aurai l'air d'un coureur de dot!

Elle se mit à rire.

—Si mon oncle avait fait la folie de déshériter sa soeur, je te jure que je n'accepterais rien, plutôt que de priver ma tante de sa part légitime… Ainsi, rassure-toi, orgueilleux gentilhomme! ta dignité ne sera pas humiliée.

—Je dois, dit Xavier en lui tendant la main, m'absenter pendant une quinzaine pour aller poser des panneaux dans un château de la vallée de la Meuse; je serai de retour de dimanche en quinze et j'irai te voir… D'ici là, pense à moi!

—Et toi, travaille bien!… Mon petit bouquet te parlera de moi… Il te donnera courage et patience.

En même temps, et par un de ces gestes enfantins qui lui étaient familiers, elle prit le verre où trempait le bouquet et posa un baiser sur les fleurettes; puis s'enveloppant dans sa mante, elle s'enfuit légèrement et disparut.

Elle s'en revint d'un pas lent à l'Abbatiale, tandis que Xavier, émerveillé et transporté de joie, prenait à son tour le bouquet d'hépatiques et meurtrissait les fleurs en les pressant sur ses lèvres…

Dès le lendemain, Gertrude, dont les forces étaient revenues, commença de s'installer à l'Abbatiale. Les scellés venaient d'être levés et l'inventaire était clos; elle put arranger à son gré la chambre qu'elle avait choisie. C'était une pièce assez gaie, située au midi, et dont l'unique fenêtre s'ouvrait sur le jardin et les bois. Elle y fit transporter quelques meubles, mit des rideaux à la fenêtre, des fleurs dans les vases, sur la cheminée le coffret de Xavier, et finit par donner un air de gaieté à cette partie de la vieille maison. Cet arrangement lui prit huit jours. Elle songeait déjà au dimanche où elle devait revoir Xavier, quand un incident nouveau vint bouleverser la tranquillité de sa vie. Un matin, tandis qu'elle était occupée à coudre, Fanchette monta précipitamment dans sa chambre et lui annonça d'une mine effarouchée qu'une femme la demandait en bas.

—Ne peut-elle monter? dit Gertrude.

—C'est moi qui l'en ai empêchée, elle a avec elle un enfant qui braille comme un petit sauvage.

—Un enfant!

Gertrude descendit précipitamment et se trouva face à face avec la nourrice de Beauzée, portant l'enfant de Rose Finoël. Le marmot menait grand bruit, en effet, et la paysanne, pour l'apaiser, se promenait de long en large en chantant à tue-tête une chanson patoise. Les cris de l'enfant et la complainte de la nourrice faisaient un duo si discordant et si comique que Gertrude, malgré la contrariété qu'elle éprouvait, ne put retenir un éclat de rire.

—Bonjour donc, Madame, s'écria la nourrice en s'arrêtant tout court, j'ai eu bien des maux à vous trouver!… Pourquoi ne m'avez-vous pas dit que vous demeuriez à Lachalade, je ne serais pas allée me casser le nez à B…?

—Vous êtes allée chez les demoiselles Pêche? demanda Gertrude.

—Oui-da… J'ai même été assez mal reçue par une grande femme qui brandissait son aune, comme pour prendre mesure de mes épaules…

Elle a fini par me donner votre adresse, et me voici… Je vous rapporte le petiot.

—Ne pouvez-vous le garder plus longtemps? dit la jeune fille en rougissant.

—Nenni, car je quitte le pays…

Elle expliqua alors à Gertrude que son mari, le rémouleur, à l'imitation de beaucoup de ses compatriotes, avait résolu d'aller chercher fortune à Paris, et qu'il emmenait avec lui toute sa maisonnée…

—Vous comprenez que j'ai déjà assez de ma petite famille, ajouta-t-elle, et que je ne peux pas encore me charger d'un marmot étranger… D'ailleurs le pauvre petiot en pâtirait tout le premier… C'est pourquoi je vous le rends.

Elle lui présenta l'enfant qui avait cessé de pleurer et qui, la regardant avec des yeux noirs étonnés, agitait vers elle ses petites mains rosées. Gertrude se sentit toute remuée, et bien que la brusque arrivée de ce marmot inattendu compliquât encore l'embarras de sa position, les mines attendrissantes du pauvre abandonné touchèrent cette fibre maternelle qui dort au sein de chaque jeune fille, et la firent vibrer. Elle ne songea plus qu'à choyer l'orphelin comme on réchauffe un oiseau tombé du nid; elle se dit qu'il se trouvait justement dans la maison de son aïeul; qu'après tout cette maison était la sienne, et qu'il avait le droit d'y être bien accueilli… Elle le prit donc courageusement et tendrement dans ses bras, et comme il s'était remis à pleurer, elle le berça à son tour en murmurant un air villageois.

—Mais, s'écria-t-elle, il va falloir une nouvelle nourrice, comment ferons-nous?

—Bah! reprit la paysanne, il a déjà près de six mois et mange la soupe comme un petit homme… D'ailleurs vous trouverez bien dans le village une femme qui pourra l'allaiter.

Gertrude, fort embarrassée, consulta Fanchette qui était restée pour écouter et qui se tenait debout près de la cheminée.

—Dame! dit froidement la servante, il y a la fille du vannier, qui a eu un malheur et qui…

—C'est bien! interrompit Gertrude dont les joues s'empourprèrent, priez-la de passer à l'Abbatiale.

La fille du vannier vint, en effet, et le marché fut vite conclu. Elle s'engagea même à rester à l'Abbatiale pendant un mois ou deux, afin d'aider Gertrude. La femme du rémouleur prit congé le même soir, et la jeune fille se trouva seule avec l'orphelin auquel on avait improvisé un lit dans un cabinet contigu à la chambre à coucher. Le marmot venait de prendre le sein de sa nouvelle nourrice, et réchauffé par les caresses de Gertrude, il s'était doucement endormi, les lèvres encore blanches de lait… Près du lit, à la lueur de la lampe, mademoiselle de Mauprié contemplait ce calme sommeil d'enfant, et plongée dans ses ressouvenirs, songeait aux confidences de l'oncle Renaudin ainsi qu'à la mort de Rose Finoël…

Pendant ce temps, Fanchette, tout ébaubie de l'événement, s'était glissée hors de l'Abbatiale, et d'un pied leste était allée avec sa quenouille et son rouet frapper à la porte d'une voisine. Elle grillait de conter la nouvelle et de la commenter. Tandis que les rouets tournaient, les langues tournèrent plus vite encore, et les deux commères, poussant des ah! et des hélas! égrenèrent tout du long un joli chapelet de médisances.

XI

La nouvelle se répandit à petit bruit dans le village, comme une pluie qui filtre à travers la feuillée épaisse du bois. Ce ne furent d'abord que des chuchotements épars, semblables aux gouttes d'eau roulant de feuille en feuille, puis les rumeurs grossirent en passant d'une rue à l'autre, et bientôt une tumultueuse averse de commérages ruissela de tous côtés. La famille de Gertrude fut instruite l'une des premières, et l'une des premières aussi fit éclater son indignation.

—Oh! oh! dit Gaspard après avoir lancé un juron formidable, on apprend du nouveau tous les jours!.. Où cela s'arrêtera-t-il, bonté divine?…

—C'est une abomination! s'écria Honorine.

—Pour l'honneur de la famille, ajouta sévèrement madame de Mauprié, il faut que ce scandale soit éclairci au plus vite… Dès demain, Honorine, tu te rendras à B…, près de ces modistes, chez lesquelles Gertrude a travaillé…

Le surlendemain matin, Honorine arrivait au magasin des demoiselles Pêche. Elle y fut reçue par la grande Héloïse qui saisit avidement l'occasion de raconter tout ce qu'elle soupçonnait; de sorte que la soeur de Reine revint à Lachalade complètement édifiée sur ce qu'elle nommait déjà la faute de sa malheureuse parente. Lorsqu'au repas du soir, en rougissant vertueusement, elle fit connaître le résultat de son enquête, la veuve poussa de longs gémissements. Elle se fût volontiers couvert la tête d'un sac, comme les Juifs de l'ancien Testament.

—Quelle honte! s'écria-t-elle en marchant avec vivacité à travers la salle, et qui se serait attendu à une pareille affliction?

—Moi, rien ne m'étonne plus! grommela Gaspard.

Reine ne disait rien, mais intérieurement elle regrettait fort l'absence de Xavier. Elle songeait à la figure que ferait son frère en apprenant cet esclandre, et se promettait d'être la première à l'en informer à son retour. En attendant, bien que la veuve eût recommandé avec affectation de jeter un voile sur ce désastre de famille, elle ne laissait échapper aucune occasion de répandre les nouvelles rapportées de B… par Honorine. Madame de Mauprié, du reste, y aidait elle-même. Elle se gardait de dire la chose ouvertement, mais lorsqu'on lui parlait de Gertrude, elle avait une mine si mélancolique, elle poussait de tels hélas! et se servait de si perfides insinuations, que la culpabilité de sa nièce n'en devenait que plus évidente pour l'auditoire.

Bientôt le village entier ne douta plus de la faute de Gertrude.

Celle-ci, confinée dans sa solitude de l'Abbatiale, ignorait tout ce bruit. Très occupée de l'installation de l'enfant, elle avait à peine mis les pieds dehors depuis huit jours. L'orphelin était arrivé nu comme un ver, et il avait tout d'abord fallu s'occuper d'un trousseau. Grâce à la fille du vannier, Gertrude avait mené cette tâche à bonne fin. Maintenant le marmot avait le nécessaire; il était chaudement emmailloté, tendrement choyé par ceux qui l'entouraient, aussi sa figure s'était épanouie; il ne pleurait presque plus, gazouillait comme un jeune merle et se prélassait comme un petit roi dans sa bercelonnette. Sa voix argentine, ses mignonnes façons d'enfant réjouissaient Gertrude et l'empêchaient de penser trop souvent à la confidence embarrassante qu'il faudrait faire à Xavier. Elle tremblait que cette aventure ne lui fût contée par une autre personne, et qu'il n'arrivât à l'Abbatiale déjà prévenu. Elle ne doutait pas un moment qu'il n'acceptât ses sincères explications, mais elle était si fière qu'elle aurait voulu être devinée, sans avoir à s'expliquer. La seule pensée du premier étonnement de Xavier était déjà pénible pour elle, et la seule idée d'un soupçon pouvant traverser le cerveau du bien-aimé, même avec la rapidité de l'éclair, suffisait pour la mettre hors d'elle-même. Elle regrettait maintenant de ne pas lui avoir tout dit lors de sa visite à l'atelier, et elle attendait son retour avec une impatience fiévreuse.

Sachant qu'il devait rentrer le samedi dans la nuit, elle comptait le voir dès le dimanche matin; aussi les cloches de Lachalade n'avaient pas sonné la première messe que sa toilette était déjà faite. L'enfant sommeillait encore dans sa bercelonnette masquée par un grand rideau, et Gertrude achevait de mettre la chambre en ordre, lorsqu'elle entendit tout à coup le bruit d'un pas rapide dans l'escalier… Son coeur battait avec violence. On frappa brusquement à la porte, et, avant qu'elle eût pris le temps de répondre, Xavier s'élança dans la chambre. Il était si pâle et paraissait si agité, que Gertrude poussa un cri de surprise.

—Qu'est-il arrivé? demanda-t-elle avec inquiétude.

—Avant tout, dit Xavier d'une voix assourdie par l'émotion, réponds-moi… Est-il vrai que tu caches ici un enfant?

Gertrude tressaillit, et regardant son cousin fixement:

—Je ne le cache pas… Le voici!

Elle souleva le rideau et montra l'enfant endormi. Xavier détourna la tête, et faisant un geste de colère:

—Assez! murmura-t-il, cela me suffit.

Puis il marcha dans la chambre, les lèvres serrées. Le regard attristé de Gertrude ne le quittait pas.

—Au moins, reprit-il avec une amère et subite violence, que ne parliez-vous plus tôt? A quoi bon vous jouer de ma tendresse et mentir?…

—Moi, j'ai menti! s'écria la jeune fille indignée.

—Cet enfant n'est-il pas le vôtre?…

Gertrude pâlit d'abord extrêmement, puis une vive rougeur lui remonta au front, toute sa fierté se révolta.

—Vous l'avez cru… et vous osez me le dire!

—Je ne suis pas le seul… Les demoiselles Pêche, ma mère et tout le village vous accusent.

—Vous l'avez cru? répéta-t-elle atterrée.

—Ah! je voudrais ne pas le croire! D'où sort cet enfant?…
Expliquez-vous; j'ai le droit de savoir la vérité… Je l'exige!

—Vous exigez maintenant!…

Elle sourit amèrement, puis faisant un effort pour se contenir, elle ajouta:

—Je n'ai rien à vous dire.

—Quoi, vous refusez de répondre aux accusations répandues contre vous?

—Je les méprise.

—Mais votre famille… mais moi!… nous méprisez-vous aussi?

—Je n'ai qu'une réponse à vous faire, répliqua-t-elle avec fierté, c'est que je ne suis pas la mère de cet enfant.

—Mais enfin vous savez d'où il vient? Vous pouvez prouver votre innocence?…

Elle se tenait debout, les bras croisés, les lèvres serrées. Ses yeux étincelaient, ses narines étaient agitées par un léger tremblement et on devinait les souffrances de son coeur aux mouvements de son corsage… La douleur qu'elle éprouvait était inexprimable: c'était un mélange de honte, de tristesse et d'indignation. Il lui semblait qu'un affreux déchirement venait de se faire en elle, qu'un abîme venait de se creuser sous ses pieds, et que son amour y avait roulé… Tout à coup ses regards sombres se relevèrent et rencontrèrent les regards soupçonneux de Xavier, le sang lui remonta au front et elle eut un nouvel accès d'emportement.

—Vous me demandez des preuves quand je vous donne ma parole?… Vous vous oubliez, mon cousin!

—Je vous en supplie, Gertrude, répondez-moi!

Elle frappa du pied avec colère:

—Laissez-moi… Je n'ai rien de plus à vous dire!

—Gertrude, reprit-il, avant que je repasse le seuil de cette porte, songez aux conséquences du silence que vous vous obstinez à garder… Je voudrais au prix de mon sang avoir une certitude et pouvoir confondre les mauvaises langues… Mais pour cela, il faut des preuves… Ne comprenez-vous pas que vos refus, au lieu de détruire mes doutes, les enfoncent plus douloureusement dans mon coeur?… Je vous en conjure au nom de notre amour, au nom de votre père, répondez-moi afin que je puisse vous défendre!…

—Chacune de vos paroles est une nouvelle offense, répondit-elle, nous ne pouvons pas nous comprendre… Adieu!

—Vous l'avez voulu! murmura Xavier profondément blessé, eh bien! soit!… Adieu pour toujours!

Il s'élança dehors et bientôt elle entendit son pas s'éloigner et s'affaiblir. Alors la douleur de Gertrude, violemment contenue par son orgueilleuse volonté, put faire explosion. Elle tomba à genoux, sa poitrine se dégonfla, les larmes qui l'étouffaient commencèrent à jaillir, et bientôt ses joues furent inondées. Elle se disait que tout était fini… Dans les jours ternes et tristes de sa jeunesse, le seul coin de ciel bleu, le seul rayon de soleil était l'amour de Xavier, et voilà que les nuages s'épaississaient et que le coin d'azur disparaissait pour toujours. Un vent mortel venait de souffler sur ses rêves; l'avenir ne lui apparaissait plus que comme une plaine nue, désolée et glaciale, et elle avait froid au coeur. Le souvenir cuisant de ce qui venait de se passer faisait frémir tout son corps. Elle se reprochait par moments d'avoir été trop emportée et trop fière; elle aurait voulu courir après Xavier, mettre ses mains dans les siennes, appuyer son front à son épaule, et tout lui conter doucement, humblement… Puis tout d'un coup, l'air accusateur, les paroles brèves de son cousin lui revenaient à la mémoire, et son orgueil se réveillait.

—J'ai fait ce que je devais, se disait-elle; s'il a pu me soupçonner un instant, c'est qu'il ne m'estimait pas assez. Si son amour avait été violent comme le mien, aurait-il pu croire à de simples apparences? Il aurait dû tout nier d'abord et me défendre. Il aurait dû accourir vers moi comme un consolateur, et non comme un juge plein de défiance. C'est ce que j'aurais fait moi, si on l'eût calomnié… Je l'aurais soutenu contre les accusations du monde entier… Lui, au contraire, n'a pas même cru à mes affirmations. Il s'est montré plus sensible aux calomnies de mes ennemis qu'à mes protestations énergiques… Non, il ne m'aime pas, il ne m'a jamais aimée!

De nouvelles larmes plus amères ruisselèrent le long de ses joues, et elle tomba dans un profond désespoir. Elle ne fut tirée des préoccupations de sa douleur que par les cris du marmot qui demandait sa nourrice. Elle courut à lui, le prit dans ses bras et le couvrit de caresses et de larmes.

—Pauvret! lui disait-elle, tu es la cause innocente de mes chagrins, mais je ne t'en veux pas… La promesse que j'ai faite à ton grand-père et à ta mère est le seul lien qui me rattache à la vie… Va, je ne t'abandonnerai pas… Tu seras ma seule consolation!

Xavier, pendant ce temps, rentrait chez lui dans un état à faire pitié. Il était à la fois irrité et désespéré. En franchissant le seuil de l'atelier, il vit les vases de faïence encore garnis des branches de houx dont il les avait parés pour fêter Gertrude. Il arracha les rameaux verts et les foula aux pieds; puis il jeta un marteau tout au travers du panneau qu'il était en train de sculpter.

—Plus de travail! murmurait-il, plus de rêves, plus rien!

Et, ne pouvant plus supporter la vue de l'atelier qui lui rappelait tout ce qu'il voulait oublier, il s'enfuit dans les bois.

Il allait comme un fou, cherchant à ne plus penser, ou du moins à secouer et à confondre ses pensées par l'agitation d'une course fiévreuse. Il plongeait au plus épais du fourré; les branches mortes craquaient sous ses pieds; il brisait les ronces tendues d'arbre en arbre, il heurtait le tronc des bouleaux endormis dans la brume et se déchirait les mains aux buissons de houx. Rien ne ralentissait sa marche, il aurait voulu ne s'arrêter jamais. Le taillis fit place à la futaie; les grands hêtres dressèrent autour de lui leurs longues files de piliers gris et silencieux; leurs ramures, décharnées par le vent du nord, s'étendirent comme une voûte au-dessus de sa tête. Il s'enfonça dans cette ombre, espérant n'en jamais voir la fin. La futaie avait l'aspect désolé que donnent aux bois les journées pluvieuses de l'hiver: un sol jonché de feuilles mortes, des cimes noyées dans le brouillard, pas une herbe, pas un oiseau… Il allait toujours, glissant le long des ravins, franchissant les ruisseaux grossis par les pluies; rien ne le lassait.

—Plus loin! plus loin! se disait-il.

Il finit par atteindre la lisière de la futaie, et aperçut devant lui un plateau nu, solitaire, horriblement triste. Tout à coup les branches d'un roncier s'écartèrent, et Xavier vit bondir dans la bruyère un chevreuil que le bruit de ses pas avait effrayé. Il fut pris d'une sorte de vertige:

—Hallo! s'écria-t-il avec un rire sauvage. Moi aussi, je veux devenir chasseur!

Et il se mit follement à la poursuite du gibier.

—Assez de rêves, assez de bois gâté! poursuivait-il, à demi grisé par la course et le grand air. Je veux faire comme Gaspard: je montrerai aux gens que je suis un verrier, que je sais tenir un fusil et vider un verre… Hallo! à moi la forêt et la vie des libres chasseurs!

—Ohé! maître Xavier, cria brusquement une voix rude, quelle mouche vous pique? Un peu plus, vous vous jetiez tête baissée dans mes fournaises!

Xavier s'arrêta comme réveillé en sursaut, et reconnut le maître charbonnier de la Poirière… Puis il pâlit, poussa une faible plainte et tomba évanoui sur le gazon. Au bout d'un quart d'heure, les soins de la charbonnière le rappelèrent à lui; mais il semblait si épuisé, que le charbonnier ordonna à un de ses apprentis de le reconduire à l'atelier. Xavier s'y enferma et resta une semaine entière sans sortir…

Dans le village, le malignité publique commençait à s'exercer aux dépens de Gertrude. Le feu, qui couvait d'abord sous la cendre, ayant été attisé soigneusement par la veuve et ses filles, était devenu un incendie. Tous les paysans, qui détestaient les verriers, et englobaient Gertrude dans la haine qu'ils portaient à sa caste, toutes les vieilles filles jalouses de sa jeunesse, ne cachaient guère leur indignation, et ne se gênaient plus pour parler haut et dru. En se rendant à la messe le dimanche d'après, Gertrude put facilement s'apercevoir de l'irritation des esprits. Tous les yeux courroucés se dirigeaient vers son banc, et quand, après l'office, elle traversa lentement la place, on évita de la saluer, et derrière elle des groupes se formèrent. On se la montrait par gestes et on ricanait. Elle n'en continua pas moins d'assister à la messe chaque dimanche, et cette attitude qu'on taxa d'effronterie et qu'on prit pour une provocation, acheva d'allumer la colère des bonnes âmes:

—Elle n'a pas froid aux yeux! disaient les hommes.

—C'est une honte, reprenaient en choeur les femmes et filles. Les garçons devraient aller lui faire un charivari!

Parmi les plus scandalisées se montrait la propre servante de l'Abbatiale, la revêche et inflexible Franchette. Elle n'avait jamais pu souffrir Gertrude, et rien qu'à la voir installée dans la maison de son maître, elle ne sentait plus de bornes à son courroux. Un soir, n'y tenant plus, elle vint trouver la jeune fille et lui demanda sèchement son compte.

—Pourquoi voulez-vous quitter l'Abbatiale? dit Gertrude.

Et comme entre ses dents la vieille grommelait qu'elle aurait trop à dire, si elle voulait répondre:

—Parlez! je le veux! s'écria mademoiselle de Mauprié.

—Eh bien! je ne me soucie plus de rester à votre service, ni à celui de votre enfant!

Gertrude la chassa, et le soir même fit prier le notaire et le curé de passer à l'Abbatiale. Quand ils furent tous deux assis dans le salon, elle fit entrer Pitois et la nourrice avec le marmot; puis, s'adressant aux deux notables du village:

—Messieurs, dit-elle, d'une voix ferme, vous connaissez les bruits qui circulent dans le pays: on prétend que je suis la mère de cet enfant… L'avez-vous cru, Monsieur le curé?

—Moi? s'écria le curé en levant les mains, me préserve le ciel de me laisser surprendre par des jugements téméraires!

—Et vous, Monsieur Péchenart, l'avez-vous cru?

Le petit notaire la regarda avec ses yeux perçants.

—Mademoiselle, répondit-il, mes fonctions m'ont appris depuis longtemps à ne rien croire que preuves en main… Dans les jugements humains, il y a une bonne moitié qui est fausse, et une autre moitié qui est contestable… Voilà mon opinion.

—Messieurs, poursuivit Gertrude, je ne puis vous dire dans quelles circonstances cet enfant m'a été confié, mais je vous affirme que le public se trompe.

Son livre d'Heures était posé sur la table; elle étendit la main sur les pages ouvertes et reprit:

—Par les saints Évangiles et le nom de mon père, je vous jure que je ne suis pas la mère de cet enfant!

Ils la regardaient d'un air à la fois surpris et subjugué. Tous deux avaient été remués par l'accent de sincérité de ses paroles et par l'éloquence puissante de sa beauté: ils s'inclinèrent silencieusement. Gertrude alors les remercia d'être venus, et après quelques minutes ils se retirèrent.

Quand elle fut seule, elle prit l'enfant des bras de la nourrice et le baisa au front.

—Et maintenant, pauvre petiot, pensa-t-elle, nous voilà liés l'un à l'autre, et je te consacrerai toutes les heures de ma vie.

Elle était plus calme, et se sentait satisfaite d'avoir soulagé son coeur. Elle avait agi comme elle devait; c'était aux autres maintenant à croire ce qui leur semblerait juste et vrai. Elle avait jugé inutile de pousser plus loin ses confidences et de révéler à des étrangers le secret de ce vieillard maintenant étendu sous la terre humide du cimetière. Que lui importait à présent l'opinion du village? Pour un seul être au monde elle aurait consenti à trahir son secret, et celui-là justement lui avait retiré le premier sa confiance… A cette heure elle avait sa conscience pour elle, et dans le naufrage de son amour cet appui lui suffisait.

—Je t'aimerai et je te servirai de mère, disait-elle à l'orphelin en le pressant contre sa poitrine.

Et elle songeait à ces vieilles demoiselles, filles ou soeurs de verriers, dont elle avait vu parfois les portraits ou dont son père lui avait conté l'histoire,—pieuses et nobles filles qui gardaient le célibat et sacrifiaient leur jeunesse par dévouement pour leur maison.

—Je ferai comme elles, pensait-elle tout bas.

Quel que soit le testament de mon oncle, je n'abandonnerai jamais cet enfant.

Ce soir-là elle ne voulut pas le quitter, et fit porter le berceau de l'orphelin près de son propre lit.

XII

Cependant, à travers ces épreuves et ces désillusions, les jours passaient; le printemps commençait à poindre, et l'époque de la majorité de Gertrude se rapprochait. Dans les vergers du village, les pommiers et les cerisiers en fleurs secouaient au vent d'avril leur neige parfumée; à la lisière des bois les hêtres verdoyaient;—de l'herbe humide des prés, de la jeune feuillée des clos ensoleillés, et des profondeurs sonores de l'Argonne sortait une suave haleine de renouveau qui ragaillardissait toutes choses.

Les esprits eux-mêmes subissaient cette salutaire influence du printemps. Il y avait plus d'activité et plus de bonne humeur dans le village, plus de bienveillance dans les coeurs et moins d'âpreté dans les discours. Les rancunes s'étaient adoucies, les colères s'étaient apaisées, et il s'était opéré une réaction en faveur de Gertrude. L'estime dans laquelle le curé et le notaire continuaient à la tenir avait d'abord agi sur les esprits les moins prévenus. Puis, la conduite réservée de la jeune fille, sa bonté, jointe à une grande dignité de manières, imposèrent peu à peu à ceux mêmes qui avaient crié le plus fort. On lui savait gré du dévouement qu'elle montrait pour son enfant adoptif.

—Dans tous les cas, s'il est à elle, disait-on, il faut lui rendre cette justice qu'elle aime bien ce petiot, et qu'elle l'élève avec toute sorte de soins et de tendresses.

Les Mauprié sentirent à leur tour le contrecoup de cette réaction: on les plaignait moins fort et on écoutait moins patiemment leurs doléances. La veuve s'en aperçut la première, et elle cessa ses sourdes attaques contre sa nièce. Quant à Xavier, il était d'autant plus malheureux qu'il se reprochait d'avoir été trop violent avec Gertrude, et qu'il l'aimait toujours avec passion. Il avait d'abord essayé de l'oublier, en se jetant dans les distractions chères à son frère Gaspard; mais il avait bien vite reconnu qu'il n'était pas fait pour ce genre de vie, et il était revenu à son atelier un moment abandonné. Il n'avait plus de courage à rien. Ne se sentant ni assez de calme pour reprendre son travail, ni assez de force pour quitter Lachalade, il restait oisif, se desséchait de tristesse, et vaguait çà et là comme une âme en peine.

Quelques jours avant le 15 mai, le notaire lui envoya, ainsi qu'à madame de Mauprié, une lettre indiquant le jour et l'heure de l'ouverture du testament, et les invitant à assister à cette formalité. Quand madame de Mauprié eut fini de lire cette lettre, elle déposa ses lunettes et coula un regard interrogatif du côté de Gaspard, qui fumait, les pieds sur les chenets.

—C'est pour le 15, dit-elle, à midi… On se réunit à l'Abbatiale.

—Je n'y mettrai pas les pieds! s'écria Gaspard entre deux bouffées, et si vous êtes sages, vous ferez comme moi.

—Je suis de l'avis de mon frère, ajouta Honorine. Si nous sommes avantagés par le testament, on nous en préviendra, et si nous sommes déshérités, nous n'aurons pas du moins à subir les grands airs de mademoiselle Gertrude.

—D'ailleurs, fit Reine en rougissant, après la faute commise par notre cousine, nous ne pouvons plus avoir de rapports avec elle.

—Certes, reprit la veuve en poussant un soupir, si je n'écoutais que mes sentiments, je refuserais de me rencontrer avec cette malheureuse fille; mais il s'agit de la dignité de la famille… Pour l'honneur du nom et le respect de la mémoire de mon frère, il est convenable que j'assiste à cette cérémonie… Seulement, j'y assisterai seule.

Gaspard n'objecta rien; mais la moue d'Honorine et de Reine sembla indiquer qu'elles se repentaient déjà de s'être prononcées d'une façon aussi prompte et aussi absolue.

La veille du 15 mai, Gaspard resta muet toute la soirée. Il avait l'air absorbé, et il tourmentait sa barbe comme s'il eût voulu en faire sortir l'idée qui le tracassait. Le lendemain, après le déjeuner, il annonça très haut qu'il partait en forêt, et sortit en sifflant Phanor. Madame de Mauprié alla faire un peu de toilette, et les deux soeurs restèrent seules dans la salle. Honorine, penchée à la fenêtre, regardait Gaspard s'éloigner.

—Hum! dit-elle à Reine, mon frère s'est fait bien beau pour courir les bois!… Il a mis son feutre neuf, et ses bottes sont cirées.

L'aîné des Mauprié semblait en effet avoir mieux soigné sa tenue que de coutume. Sa veste avait été brossée, et il avait peigné sa barbe. Quand il fut dans la campagne, il fit un brusque crochet, et, tournant le dos au bois, il prit doucement le chemin de l'Abbatiale.

—Il va être onze heures, murmura-t-il en regardant sa montre, elle doit avoir déjeuné, et nous aurons une heure pour causer tranquillement.

Cinq minutes après, il sonnait à la porte de Gertrude et priait Pitois de l'introduire. La jeune fille achevait de disposer le salon où devait se faire la lecture du testament, et comme les grandes pièces de l'Abbatiale étaient humides, elle venait d'allumer du feu, quand Pitois annonça Gaspard. Elle tressaillit, rougit, et salua froidement.

—Cousine, dit celui-ci après avoir posé son feutre sur la cheminée et fait signe à Phanor de se coucher à ses pieds, vous allez sans doute trouver ma visite un peu matinale; mais je désirais arriver avant les autres, afin de causer un moment à coeur ouvert.

—Je vous écoute, répondit Gertrude en lui montrant un fauteuil.

Gaspard s'assit, toussa, se tira la barbe, puis reprit d'un air embarrassé:

—Cousine, j'ai d'abord à vous faire des excuses au sujet de certaines paroles un peu vives qui ont pu m'échapper… Je suis parfois un peu… brusque, je le reconnais, mais au fond je suis bon diable, et si j'ai la tête près du bonnet, j'ai aussi le coeur sur la main.

Gertrude l'écoutait, et attendait d'un air impassible la conclusion de son discours. En présence de cette attitude silencieuse, l'embarras du farouche chasseur redoublait.

—Tenez, reprit-il tout à coup, je vais vous parler franchement et sans barguigner, car je ne sais pas tourner de compliments, et je vais droit au but. J'ignore ce que peut contenir le grimoire qu'on va nous lire tout à l'heure, et je m'en soucie comme d'un fétu…. Aussi, avant qu'on ne puisse dire que j'ai agi par intérêt, je viens vous faire sérieusement une proposition.

Gertrude le regardait d'un air étonné. Gaspard se leva, et rajustant les revers de sa veste:

—Cousine Gertrude, j'ai trente-neuf ans, j'ai bon pied, bon oeil, et je ne suis pas trop dévasté, que vous en semble?

—Vous paraissez en effet très bien portant, répondit-elle en réprimant à grand'peine une envie de rire; mais…

—Eh bien, cousine, sans tant de cérémonie, si vous me croyez assez bon pour faire un mari, je me crois de mine et de force à vous rendre heureuse, et je viens tout carrément vous demander votre main.

Elle eut d'abord un mouvement de stupeur; puis un léger sourire courut sur ses lèvres. Enfin elle retrouva tout son sang-froid, et levant ses grands yeux limpides vers Gaspard, qui attendait sa réponse en se mordant les moustaches:

—Merci, mon cousin,… mais j'ai résolu de rester fille.

Gaspard haussa les épaules et sa figure prit un air de compassion.

—Vous avez là, dit-il sur un ton de condoléance, des scrupules et une délicatesse qui vous honorent; mais si de sottes gens ont pu s'offusquer de ce que votre position a… de singulier, soyez persuadée que tout le monde ne partage pas ces faiblesses-là… Quant à moi, je suis prêt à vous épouser, en dépit de cette ridicule histoire d'enfant..

A chaque mot qu'il prononçait, Gertrude devenait de plus en plus pâle. A la fin, elle l'arrêta d'un geste énergique:

—Assez! s'écria-t-elle d'une voix vibrante; ne comprenez-vous pas que vous m'insultez?

Gaspard, effrayé de l'expression de colère et de dégoût que prenaient les traits de sa cousine, essayait de balbutier des excuses, lorsqu'il fut brusquement interrompu par l'arrivée de madame de Mauprié.

A la vue de son fils aîné en tête-à-tête avec sa nièce, la veuve poussa une exclamation, et un sourire ironique passa sur ses lèvres minces:

—Je te croyais au bois! dit-elle d'un ton sarcastique.

—J'ai changé d'avis, grommela Gaspard en reprenant sa place près de la cheminée.

—Ma nièce, commença madame de Mauprié en s'approchant doucement de Gertrude, au moment où des circonstances douloureuses et solennelles réunissent la famille, je ne veux pas laisser place dans mon coeur à un sentiment de rancune, et je viens vous prier de faire la paix… Je n'ai jamais voulu prêter l'oreille aux mauvais propos, je tiens à vous l'affirmer. Quelles que soient les dispositions du testament qu'on va nous lire, croyez, Gertrude, que vous trouverez toujours en moi la même affection, et que ma maison vous sera toujours ouverte.

—Merci, ma tante, répondit Gertrude. Je ne compte pas rester à
Lachalade. Dès que ma tâche ici sera remplie, je quitterai le pays…
Mais en quelque lieu que j'aille, je me souviendrai de vos bons offices
et de vos bonnes intentions.

Le petit notaire, qui entra au même moment, mit heureusement fin à cet entretien embarrassant pour les deux parties. Ce jour-là, Pitois qui se tenait cérémonieusement sur le palier, devait introduire encore plus d'un visiteur, et il était dit que tous les membres de la famille de Mauprié passeraient, bon gré mal gré, le seuil de l'Abbatiale.—Bien que Xavier rejetât loin de lui l'idée de reparaître dans cette maison d'où il était sorti avec le désespoir au coeur, il ne se sentait pas la force de rester à son atelier, et vers onze heures il partit et se mit à errer comme une âme en peine autour des murs de l'Abbatiale. Tout en marchant, il songeait que Gertrude était là-bas dans cette chambre, dont il apercevait les rideaux blancs soigneusement tirés, qu'ils étaient séparés par une centaine de pas à peine, et que peut-être ils ne se reverraient plus. «Pourtant, murmurait en lui une voix insinuante, tu as là une bonne occasion de la voir une dernière fois, sans paraître chercher une rencontre… Tu as le droit d'assister à cette réunion, puisqu'on t'y a convoqué.»

Au moment où il écoutait les arguments de cette voix tentatrice, il se trouva face à face avec ses deux soeurs qui n'avaient pu demeurer cloîtrées au logis et qui rôdaient autour de l'Abbatiale en s'encourageant mutuellement à braver un moment de fausse honte et à entrer.

—Pourquoi ne serions-nous pas là comme les autres? disait Reine, le bonhomme était si bizarre!… Qui sait? il a pu nous laisser au moins un souvenir…

—Tu penses aux pendants d'émeraude! murmurait Honorine d'un air désillusionné. Au même moment elle reconnut Xavier et, courant à lui:

—Tu vas à l'Abbatiale, toi? s'écria-t-elle.

Xavier surpris hésitait à répondre.

—Tant mieux! dit Reine, tu nous y accompagneras, nous avions peur d'entrer seules…

En même temps elles prirent leur frère par le bras et l'entraînèrent. Le jeune homme se disait qu'il était lâche, qu'il aurait dû résister, que c'était une question de dignité, et en dépit de tout cela, il traversait la cour, il montait les degrés de l'escalier, et Pitois ouvrait devant les nouveaux arrivants la porte du salon… Le notaire, qui mettait ses besicles et dépliait ses papiers, s'arrêta d'un air narquois, la veuve grimaça un sourire de pitié; Gertrude rougit jusqu'au front, puis pâlit brusquement:

—Ah! ah! grogna Gaspard, chambrée complète!

Reine et Honorine avaient fait une révérence et s'étaient assises près de leur frère aîné; Xavier, pâle et embarrassé, se tint debout, à demi-masqué par le grand fauteuil où s'était installée sa soeur cadette.

—Maintenant que tous les ayants droit sont réunis, dit le notaire, je crois que nous pouvons commencer.

Il prit délicatement l'enveloppe cachetée, montra le cachet intact et le brisa. Un silence solennel régnait dans le salon où Pitois s'était glissé. Tous les yeux étaient fixés sur le notaire, et pour la première fois depuis de longues années madame de Mauprié sentit battre son coeur desséché et refroidi.

—Hum! murmura le notaire, le testament est long.

L'attention redoubla et Me Péchenart commença de sa voix la plus claire:

«Je soussigné Jean-Eustache Renaudin, malade de corps et sain d'esprit, ayant l'intention de consigner au présent acte mes dernières volontés, crois devoir préalablement donner quelques explications au sujet de ma vie passée.

«Ma jeunesse n'a pas été exempte de fautes… J'en ai commis une surtout dont je suis cruellement puni par les remords qui tourmentent ma vieillesse. Pendant que j'étais à B…, j'ai eu une liaison avec une ouvrière qui se nommait Rose et que j'ai abandonnée après l'avoir rendue mère…»

En cet endroit madame de Mauprié joignit les mains et poussa un profond soupir, tandis que Gaspard se récriait.

—Silence, fit le notaire et il reprit:

«L'enfant de Rose était une fille. Elle a grandi à son tour et je ne l'ai pas connue; j'avais quitté le pays; plus tard j'ai su qu'elle était mariée à B… et qu'elle n'était pas heureuse; c'est pourquoi j'ai chargé ma nièce Gertrude de s'enquérir de toutes choses et de venir au secours de cette femme…»

Le testateur entrait ensuite dans les détails de la mission confiée à sa nièce, il racontait la naissance de l'enfant de Rose Finoël, la mort de la mère et le dévouement de Gertrude. La plus vive émotion était peinte sur tous les visages. Madame de Mauprié semblait atterrée, Gaspard tordait sa moustache avec furie; Reine et Honorine, ouvrant de grands yeux, chuchotaient en dévisageant Gertrude assise près du notaire. Celle-ci, pâle et toute palpitante, était restée immobile, les yeux baissés, pendant que Me Péchenart proclamait à haute voix sa justification. Elle écoutait avec bonheur les dernières paroles du vieillard, et tout bas elle bénissait la mémoire de M. Renaudin. Une seule fois elle releva la tête et ses yeux contemplèrent rapidement Xavier.—Debout et très pâle, le jeune homme serrait le dossier du fauteuil de sa soeur dans ses mains crispées; il se mordait les lèvres comme pour empêcher un sanglot d'éclater, et de grosses larmes roulaient sur ses joues amaigries. Gertrude ne l'avait jamais vu pleurer. Cette muette et matérielle manifestation de la douleur dans une nature aussi concentrée, aussi peu expansive que celle de Xavier, remua violemment les fibres les plus aimantes du coeur de Gertrude, et fit tomber sa colère. Elle sentit les blessures de son orgueil se cicatriser comme par miracle, et elle oublia sa rancune pour ne plus se souvenir que de l'ancien et persistant amour.

Cependant Me Péchenart continuait sa lecture. Après avoir expliqué que l'enfant de Rose Finoël avait été confié aux soins de la jeune fille et mis en nourrice, le testament se terminait ainsi:

* * * * *

«J'ai la plus grande confiance dans ma nièce Gertrude, et j'ai eu la preuve de son affection pour moi. Si son dévouement doit lui causer plus tard quelque embarras, il est juste qu'elle ait au moins les moyens de remplir sa mission et d'assurer l'avenir de l'enfant. Seule d'ailleurs de toute me famille, elle possède les qualités nécessaires pour faire bon emploi de la fortune que j'ai si péniblement acquise.—En conséquence, j'institue pour ma légataire universelle Marie-Antoinette-Gertrude de Mauprié. J'entends qu'à partir de sa majorité elle ait la pleine et entière disposition de tous mes biens meubles et immeubles, à charge par elle de servir une rente annuelle et viagère de cinq cents francs à mes domestiques Fanchette et Pitois, et de faire dire chaque année, dans l'église de Lachalade, une messe pour le repos de mon âme.

«Lachalade, le 8 décembre 184…

«EUSTACHE RENAUDIN.»

* * * * *

Le notaire parcourut le salon d'un regard souriant et contempla, non sans une certaine satisfaction, les mines allongées des Mauprié, puis il remit galamment le testament entre les mains de Gertrude et la félicita de tout son coeur.

—M. Renaudin, dit-il, a sagement et honnêtement agi en minutant de la sorte son testament.

—Mon frère ne m'a pas nommée! s'écria madame de Mauprié avec amertume… Il n'avait pas le respect de la famille… Cela se voit, du reste, à la façon dont il s'est conduit avec ses bâtards…

—A quoi bon tant de paroles? reprit Gaspard en ricanant, il nous a déshérités, voilà tout… Allons, ma mère, nous n'avons plus rien à faire céans… Prenez mon bras, et partons! Ici, Phanor!

—Attendez un instant, ma tante! dit Gertrude à madame de Mauprié…

Puis se tournant vers le notaire et lui montrant le testament:

—Dites-moi, Me Péchenart, quels droits aurait eus l'orphelin qui m'est confié, dans le cas où ce testament n'aurait pas existé?

—Aucun, répondit le notaire, car sa mère n'avait pas été reconnue… Si M. Renaudin fût mort intestat, sa fortune aurait été partagée par moitié entre vous et madame votre tante.

—Mais aujourd'hui ce testament équivaut à une reconnaissance?…

—C'est douteux, Mademoiselle… Du reste, même si Rose Finoël eût été reconnue, son fils n'aurait droit qu'à la moitié de l'héritage. Le reste reviendrait aux héritiers légitimes.

—C'est bien! dit Gertrude… Mon oncle a obéi à une injuste rancune en déshéritant sa propre soeur; il le reconnaît lui-même sans doute là-haut; je crois donc agir selon Dieu et selon la justice en anéantissant ce testament…

Par un brusque mouvement elle déchira le papier timbré et en jeta les morceaux dans la cheminée.

Gaspard lâcha un juron et madame de Mauprié poussa un cri de joie…

—C'est de la folie; s'écria le notaire stupéfait, et au risque de se brûler, il plongea sa main dans l'âtre et en retira les chiffons enflammés.

—L'animal! grommela Gaspard.

—Il n'y a plus que des lambeaux…, murmura la veuve.

—Les morceaux en sont bons, reprit le notaire en secouant les doigts et en faisant la grimace… Mais sa mine s'allongea de nouveau lorsqu'il parcourut les fragments noircis:

—Il en manque un, dit-il, et c'est l'essentiel! Tout ceci n'est relatif qu'à l'histoire du marmot…

La veuve et Gaspard respirèrent.—Le notaire plia rageusement son portefeuille.

—Vous avez fait là une imprudence, Mademoiselle, et vous vous en mordrez les doigts… On ne badine pas avec un testament en forme, et dans ce monde il faut voir les choses plus sérieusement.

—Ne vous fâchez pas, lui répondit Gertrude en riant, vous le savez, Me Péchenart, nous autres verriers, nous avons une manière à nous de voir les choses…

—Elle a raison, fit Gaspard, qui avait repris son assurance, nos poules chantent un autre air que celles des bourgeois, et nous ne mettons pas, comme on dit, nos oeufs dans les mêmes paniers…

—Oui, répliqua le notaire, les vôtres sont percés…

—Plus un mot, Me Péchenart! dit Gertrude avec fermeté, j'ai agi comme eût fait mon père, et cela me suffit.

—Ma nièce, ajouta madame de Mauprié de sa voix la plus veloutée, vous avez agi comme j'aurais fait moi-même, et vous êtes digne de la famille… Quant à cet orphelin, croyez bien que nous ne souffrirons pas qu'il reste à votre charge… Nous supporterons notre part des embarras qu'il pourra vous causer.

Gertrude sourit:

—Ne vous inquiétez pas de cela, ma tante, cet enfant est une joie et non un embarras… D'ailleurs, je sais quelqu'un qui m'aidera volontiers à l'élever…

Elle alla droit vers Xavier qui était resté cloué derrière son fauteuil, et lui tendant la main:

—Cousin Xavier, lui dit-elle d'une voix légèrement tremblante, ne vous souvient-il plus de la promesse que nous nous sommes faite, à B…, et ne voulez-vous plus de ma main?

Il releva la tête, et vit ses beaux yeux verts, pleins de pardon et de tendresse; d'un bond il s'élança vers elle, la serra dans ses bras et éclata en sanglots…

Alors vinrent les étonnements et les questions. Quand Gertrude eut expliqué à sa tante que Xavier était son fiancé depuis près de deux ans, il fallut subir les compliments de la veuve et les félicitations hypocrites de Reine et d'Honorine.

—Tu sais, lui murmura Reine en l'embrassant, nous n'avons jamais cru un mot des mauvais propos, et nous t'avons vertement défendue, va!

* * * * *

Enfin Xavier et Gertrude restèrent seuls. Ils s'enfuirent au jardin. L'enclos, couronné de grands arbres et bordé de charmilles, était plein de soleil, de bourdonnements d'insectes et de gazouillements de fauvettes. Les poiriers et les cerisiers secouaient en l'air leur blanche floraison, et des papillons couleur de soufre volaient au long des plates-bandes parfumées de giroflées et de lilas. Dans la grande allée, la nourrice promenait l'enfant de Rose Finoël en fredonnant une chanson berceuse, et sa voix claire s'harmonisait avec les épanouissements et les joies du mois de mai. L'enfant tendit les bras vers Gertrude. Xavier le prit dans ses mains, le baisa et, le passant à la jeune fille:

—Il sera à nous deux! dit-il en souriant…

* * * * *

Ils l'ont adopté tous deux en effet, mais il n'a pas été seul à remplir de son bruit joyeux la maison des nouveaux mariés. D'autres enfants sont venus ensuite, plus chers au jeune couple, sinon plus choyés. Xavier, qui n'a pas voulu abandonner ses travaux de sculpture, a pu réaliser son rêve, et un an après les noces, installer Gertrude dans un confortable chalet bâti en face de l'atelier. On a laissé à madame de Mauprié la maison de l'Abbatiale, dont la mine austère s'accorde mieux avec les manières et les habitudes de la veuve. Gaspard s'est piqué d'honneur et s'est remis au travail. Il a remonté la verrerie des Bas-Bruaux et marié sa soeur Reine avec un jeune gentilhomme verrier qui est devenu son associé. Quant à lui, il se trouve trop vieux pour tenter la grande aventure du mariage, et il reste garçon. Lorsqu'on le pousse sur ce chapitre, il se contente de siffler entre ses dents, et il ajoute malicieusement, en regardant d'un air narquois sa soeur Honorine qui tient son ménage:

—Que voulez-vous,… ma soeur et moi nous avons la vocation du célibat.

* * * * *

Avril-mai 1870.

* * * * *

MADAME VÉRONIQUE

I

L'Argonne étend ses masses boisées entre les plateaux du Verdunois et les plaines crayeuses et monotones de la Champagne. Longue de quinze lieues et faisant suite à la chaîne des Ardennes, cette forêt aux terrains tourmentés, aux mornes clairières, aux gorges escarpées, a un caractère de sauvage grandeur. Peu de routes la traversent. A l'exception d'une ancienne voie romaine qu'on nomme la Haute-Chevauchée, on n'y rencontre guère que sentiers abrupts, à demi cachés sous les fougères, et conduisant à quelque scierie installée au bord de l'eau ou à quelque village enfoui en plein bois. Au fond de ces gorges et sur ces clairières vit une population à part: sabotiers nomades, braconniers intrépides, charbonniers maigres et songeurs, verriers pauvres comme Job et fiers comme le Cid;—tous gens hardis, amoureux de liberté et de franches lippées, buvant sec, parlant haut, ayant les jarrets solides, la poigne lourde et le coup d'oeil juste. Au milieu des vulgarités des pays à blé, l'Argonne profonde, solitaire et mystérieuse, s'élève comme une verdoyante forteresse où se sont réfugiés les types romanesques et curieux d'un autre âge. L'automne imprègne ses futaies brumeuses d'une tristesse pénétrante; en hiver, la voix grondante des eaux grossies par la fonte des neiges semble un écho des héroïques combats de 92 dont ses défilés ont été le théâtre; mais quand vient le printemps, toutes ces lignes sévères s'adoucissent, toute cette rudesse s'amollit; les hêtres bourgeonnent, les pentes sablonneuses refleurissent, les sources chantent au lieu de gronder, et l'Argonne, sans cesser d'être sauvage, devient plus fraîche et plus hospitalière.

Par une des dernières soirées du mois de mars, et sans doute pour mieux jouir de cette joyeuse transformation de la forêt, une jeune femme était venue s'asseoir au bas d'un ravin qui débouche brusquement en face de la petite ville de Saint-Gengoult. Le ravin est connu dans le pays sous le nom du Ru des-Sept-Fontaines, et la source qui l'arrose est douée de vertus miraculeuses; elle guérit les peines d'amour et coupe les fièvres intermittentes. La jeune femme lisait au pied des grands hêtres qui abritent la fontaine. Elle était petite, pâle et brune, et paraissait avoir vingt ans.

Une mante de couleur sombre enveloppait sa taille et retombait à longs plis sur sa robe; un voile de dentelle noire, noué en fanchon et encadrant délicatement l'ovale de son visage, complétait cette simple et sobre toilette. Son teint mat, ses lèvres d'un rouge vif,—la supérieure surmontée d'un petit signe brun,—ses grands yeux verts, profonds et humides, donnaient à sa figure un charme saisissant. Un front large et de noirs sourcils corrigeaient par leurs lignes fermes et sévères l'expression passionnée de la bouche et du regard. L'ensemble avait un caractère de vivacité et de retenue, de tristesse et de fierté, qu'on oubliait difficilement.

A l'entrée du ravin, les hêtres, en écartant leurs branches, laissaient voir un paysage aux longues perspectives, et, de la place où se tenait la jeune femme, on pouvait apercevoir la petite ville de Saint-Gengoult étendue sur le flanc d'une colline. Les maisons descendaient en amphithéâtre jusqu'au bord de l'Aire; çà et là, des jardins en terrasse coupaient la monotonie des façades, et quelques sapins aux formes élancées tranchaient sur la couleur foncée des vieux murs. Au sommet du coteau, des toitures aiguës et les ruines grises d'une vieille tour se profilaient doucement sur le fond bleuâtre des collines fuyantes, à l'extrémité desquelles le bourg de Montfaucon se dressait sur sa montagne dénudée.—L'inconnue avait fermé son livre et contemplait le paysage noyé dans les vapeurs du soir, sans se douter qu'elle était elle-même l'objet de la curiosité d'un nouvel arrivant. Un jeune homme de vingt-quatre ans à peine, svelte, leste et bien tourné, vêtu en chasseur et le fusil au dos, s'était arrêté à la crête du ravin, et à demi caché dans les houx, paraissait étudier avec intérêt les traits de la dame à la voilette noire. Pour la voir plus distinctement, il écarta quelques branches et s'approcha. Les feuilles sèches craquèrent sous ses pieds, et la jeune femme, tournant tout à coup la tête, s'aperçut qu'elle n'était plus seule. Alors elle se leva, prit son livre, et lentement, sans affecter de précipiter sa marche, elle s'éloigna dans la direction de Saint-Gengoult.

Le chasseur, debout sur la crête du ravin, suivit des yeux l'inconnue jusqu'à la sortie du bois. Elle passa près d'une vieille femme occupée à couper de la bruyère, lui parla un moment et disparut derrière les arbres. Le jeune homme paraissait piqué et intrigué à la fois par cette retraite rapide. Il descendit et courut à la cueilleuse de bruyères… Celle-ci tressauta, tout effarée, et reconnaissant le chasseur:—Bon Dieu! dit-elle, monsieur La Faucherie, vous m'avez fait peur; j'ai cru que c'était le garde!—Il la questionna sur la personne qui venait de passer et apprit qu'elle habitait Saint-Gengoult, et qu'elle se nommait madame Véronique… La vieille n'en savait pas davantage, et Gérard La Faucherie la quitta pour prendre à son tour la route de Saint-Gengoult. Il marchait d'un bon pas, cherchant à distinguer l'inconnue à travers les premières brumes du crépuscule. Quand il put l'apercevoir de nouveau, elle commençait à gravir l'une des rues escarpées de la petite ville. Ils arrivèrent ainsi à la place Verte.—L'endroit est bien nommé, car le quartier est solitaire et l'herbe pousse si drue autour des pavés, que la place a l'air d'une pelouse.—La jeune femme s'engagea sous une double rangée de tilleuls rabougris, bordant la ligne mélancolique des façades noircies par les vents pluvieux, puis elle reparut près d'une vieille maison à toit d'ardoise, et Gérard reconnut le logis d'un riche marchand de bois appelé M. Obligitte. Au bruit que fit le marteau, la porte massive s'entrebâilla, puis se ferma de nouveau avec un sourd murmure… L'apparition s'était évanouie. Le chasseur passa deux fois devant la maison, mais il ne put rien apercevoir; tout était hermétiquement clos. Il n'osa pas stationner plus longtemps sur cette place où sa présence ne pouvait manquer de faire jaser, et prenant une rue détournée, il regagna la campagne.

Gérard La Faucherie demeurait au Doyenné, à une lieue de la ville, et il faisait nuit quand il entra dans l'avenue de sapins qui précédait sa maison. Il trouva sa mère qui l'attendait impatiemment.—Comme tu reviens tard! dit madame La Faucherie en l'embrassant, j'étais déjà inquiète et je n'ai pas voulu dîner sans toi…

Madame La Faucherie était veuve, et Gérard était son unique enfant. Elle l'avait eu dix ans seulement avant la mort du commandant La Faucherie. Elle l'aimait d'une tendresse passionnée, exclusive, et n'avait jamais voulu se séparer de lui. Quand son fils était arrivé à l'âge où commencent d'ordinaire les études classiques, elle n'avait pu se décider à l'enfermer dans un collège, et faisant choix d'un précepteur instruit et expérimenté, elle s'était enfuie avec son trésor au Doyenné.—C'est là, à deux pas des bois de l'Argonne, en face d'une nature silencieuse et austère, que l'âme de Gérard s'était ouverte aux émotions de la première jeunesse.—Madame La Faucherie avait voulu faire de lui un homme, mais un homme au gré de son imagination maternelle: généreux sans faiblesse, viril sans grossièreté. Pour mettre Gérard en garde contre les plaisirs faciles, elle avait imprégné son coeur de toutes les délicatesses qui sont le privilège des natures féminines. Pour fixer son esprit, elle lui avait inspiré le goût des lectures sérieuses; pour occuper son corps, elle lui avait fait suivre tous les exercices qui donnent la santé, la souplesse et la vigueur. Ainsi, sous l'influence de cet amour fervent, Gérard avait grandi robuste, enthousiaste et fier. Il avait dans le caractère quelque chose de cette verdoyante forêt d'Argonne où il vivait, je ne sais quoi de rêveur et de romanesque, avec une saveur d'âpreté sauvage.—Quand sonna la vingt et unième année, sa mère put déjà se féliciter des résultats de son plan d'éducation. Elle était fière de son fils; elle rêvait maintenant pour lui une jeune fille digne d'être appelée sa femme, qui s'éprendrait de Gérard et lui donnerait toutes les joies de la vie d'intérieur,—et en songe parfois elle se voyait, heureuse aïeule, au milieu d'un beau groupe de petits-enfants.

Cependant la jeunesse, faisant explosion au milieu de cette éducation un peu exceptionnelle, avait amené à sa suite de sourdes et vagues agitations: langueurs fiévreuses, paresseuses rêveries, tristesses inexpliquées… L'image de l'éternel féminin commençait à occuper la pensée de Gérard et à l'agiter. Le fantôme de l'amour le poursuivait dans ses lectures, dans ses courses de chasseur, dans ses rêves de la nuit; son imagination, sans cesse entraînée de ce côté, lui forgeait d'idéales amoureuses. Il souhaitait sérieusement la subite apparition de quelque mystérieuse jeune fille, exilée au fond des bois, comme la Rosalinde de Shakspeare, et souvent il se disait en suivant un sentier perdu: «Vais-je la voir paraître au détour du chemin?» Quelquefois, par de tièdes matinées de printemps, Gérard, fatigué du silence du Doyenné, s'enfuyait vers Saint-Gengoult. Dans les rues solitaires, le son d'un piano touché par quelque main de femme arrivait jusqu'à lui, ou bien une porte s'ouvrait, et une jeune fille, accompagnée de sa mère, un livre de messe à la main, glissait le long des murs fleuris de giroflée, et allait assister à quelque messe matinale. Gérard la suivait des yeux jusqu'au moment où elle disparaissait dans l'obscurité du portail cintré. Alors il quittait rapidement la ville, et poussé d'un besoin de mouvement, il faisait de longues marches dans la forêt. Il traversait avec une activité ardente les sombres tranchées de vieux chênes et les clairières pleines de soleil, puis il se laissait tomber, las et inquiet, sur la jeune herbe des talus; il appelait mentalement l'amoureuse inconnue, et parfois, arrachant à pleines mains les feuilles nouvelles, il les portait à ses lèvres, aspirait avec passion leur verte senteur et les couvrait de baisers… Quand il rentrait au Doyenné, le soir, sa mère, qui l'avait vu partir languissant et ennuyé, lui trouvait le teint animé, les yeux brillants et la parole vibrante:—Qu'as-tu, Gérard? disait-elle.—Le printemps m'a grisé, répondait-il en rougissant.—Et madame La Faucherie fixait sur son fils ses beaux yeux bleus pleins d'inquiétude maternelle. Sa calme figure, jeune et fraîche encore sous ses boucles grises, prenait une expression pensive. Elle sentait que l'heure de la crise était proche et elle soupirait.

Deux années s'étaient ainsi écoulées, et les inquiétudes de madame La Faucherie s'étaient accrues à mesure que redoublait la fièvre de jeunesse dont son fils était tourmenté.—Il faut le marier, se disait-elle,—et elle avait déjà confié ses préoccupations à un vieux voisin de campagne, M. de Vendières. Le vieillard avait souri, puis ils avaient ensemble passé en revue les beaux partis des environs. Au milieu de trois ou quatre demoiselles à marier, M. de Vendières nomma la fille d'un riche marchand de bois, de Saint-Gengoult, Adeline Obligitte.—C'est une jolie personne, ajouta-t-il, seize ans, élevée au Sacré-Coeur, une fortune solide… Nous sommes un peu parents et je pourrais vous servir… Songez-y.—Madame La Faucherie avait promis d'y songer, et ses préoccupations avaient recommencé, compliquées d'hésitations et d'enquêtes matrimoniales, car elle était difficile et aurait voulu trouver une merveille pour son fils…

Les choses en étaient là, quand, le soir où commence ce récit, Gérard, qui était resté longtemps silencieux, après souper, dit tout à coup à sa mère:—Connaissez-vous la famille Obligitte, à Saint-Gengoult?…—A cette question, madame La Faucherie releva la tête, et sa figure s'éclaira d'un sourire. Elle répondit qu'elle avait été élevée au couvent avec madame Obligitte, mais que plus tard elle l'avait perdue de vue; puis elle ajouta;—Aurais-tu rencontré mademoiselle Obligitte? On la dit fort jolie…

Gérard rougit légèrement et se borna à parler du logis Obligitte, dont la physionomie silencieuse l'avait frappé. Il se sentait embarrassé, et je ne sais quelle timidité l'empêcha de conter sa rencontre avec l'inconnue du Ru des Sept-Fontaines. La conversation tomba de nouveau un moment. Madame La Faucherie était restée pensive.

—Dis-moi, Gérard, reprit-elle enfin, as-tu quelquefois songé à te marier?

Cette fois, le jeune homme rougit jusqu'aux oreilles et fit une réponse évasive.—Eh bien, mon cher enfant, continua sa mère, si tu veux me faire plaisir, tu y songeras sérieusement, et nous en reparlerons; il me tarde de devenir grand'mère.

Il sourit et elle n'ajouta rien de plus, mais quand son fils eut regagné sa chambre, elle resta longtemps encore près du feu demi-éteint, immobile et plongée dans une profonde méditation. Cette allusion de Gérard à la famille Obligitte rappelait à madame La Faucherie sa conversation avec M. de Vendières et les indications données par son voisin de campagne. Cette singulière coïncidence la frappa et ramena plus fortement encore son esprit vers sa préoccupation dominante. Elle avait toujours rêvé de choisir elle-même la jeune fille digne de comprendre et d'aimer Gérard, de frayer elle-même le chemin où les deux jeunes gens pourraient se rencontrer, d'y amener en secret cette fiancée élue entre toutes, charmante entre toutes, et de dire à son fils:—Voici le bonheur, prends-le de ma main. Après avoir consacré à Gérard les belles années de sa seconde jeunesse, et reporté sur la tête de l'unique enfant toutes les tendresses de son coeur, elle voulait faire plus encore, et lui donner le bonheur dans l'amour d'une autre.—Elle voulait trop, car l'amour est un oiseau capricieux qui ne chante qu'à son heure, et ne fait son nid que sur un arbre de son choix.—Elle l'avait su jadis et elle aurait dû s'en souvenir, mais les préoccupations un peu exclusives de la mère avaient effacé les souvenirs de la jeune fille. A cinquante ans, on oublie qu'on voulait aimer et choisir soi-même, quand on en avait vingt. En dépit de sa belle âme, madame La Faucherie était devenue positive; elle plaçait maintenant assez volontiers l'idéal du bonheur dans ce qu'on appelle un beau mariage. De nos jours, cette chimère du mariage riche, où l'amour figure à peine comme accessoire, est le rêve de presque toutes les mères, et cette ardente préoccupation est en train de tarir dans la bourgeoisie française la sève généreuse qui fit sa force et sa grandeur en 1789.—Madame La Faucherie elle-même avait subi l'influence de son temps; elle s'était vouée à la recherche d'un beau parti, et en ce moment il lui semblait voir, comme dans le lointain d'une longue avenue, l'idéal tant poursuivi se dresser enfin au seuil de la maison Obligitte.

Elle était allée aux renseignements, et elle était revenue satisfaite. La famille était bien posée et la fortune bien assise. Les Obligitte ne dépensaient pas leur revenu; ils vivaient honorablement, mais d'une façon très retirée dans leur maison de la place Verte, avec leur fille Adeline et une nièce, nommée Véronique. Cette nièce un peu mystérieuse inquiétait seule madame La Faucherie. Elle n'habitait Saint-Gengoult que depuis un an, et sa brusque installation dans la maison de son oncle avait vivement excité la curiosité de la petite ville, sans la contenter. Personne ne savait rien de précis sur son compte, et la famille Obligitte gardait sur ce point la plus absolue réserve. Les curieux en avaient été pour leurs frais. Tout ce qu'on avait pu apprendre se réduisait à ceci: Véronique était la propre nièce de M. Obligitte; elle avait habité l'Alsace, s'y était mariée assez mal et était devenue veuve au bout d'un an. Du reste, depuis son arrivée à Saint-Gengoult, son attitude fière et réservée, ses goûts sérieux et sa charité pour les pauvres, qu'elle allait visiter et soigner, avaient arrêté les commentaires et imposé silence aux questionneurs indiscrets.—Après tout, pensait madame La Faucherie, je n'ai pas à m'occuper de la nièce; l'important est que la jeune fille aime Gérard et lui convienne.—Quand elle sortit de sa méditation, elle n'hésitait plus; le mariage de Gérard avec Adeline lui apparaissait comme le plus réel bonheur qu'une mère pût souhaiter à son fils, et elle était décidée à faire de sérieux efforts pour arriver à une heureuse conclusion.

Les femmes sont merveilleusement organisées pour cette diplomatie matrimoniale. En huit jours, madame La Faucherie, par l'entremise de M. de Vendières, fit sonder les intentions des parents d'Adeline, et se ménagea une entrevue avec madame Obligitte. Le dimanche suivant, la mère de Gérard alla à Saint-Gengoult, et s'arrangea de façon à voir sortir de la messe Adeline Obligitte qu'elle trouva fraîche et jolie à souhait; le même jour, pendant les vêpres, elle monta jusqu'à la place Verte, mais madame Obligitte était absente et madame La Faucherie se borna à laisser sa carte.

Toutes ces démarches se faisaient à l'insu de Gérard. Madame La Faucherie préférait ne pas l'initier à ces petites manoeuvres préparatoires. Elle craignait de faire naître des répugnances et des hésitations qui l'eussent embarrassée. D'ailleurs, elle désirait, avant de s'engager définitivement, que son fils vît mademoiselle Obligitte et se prononçât lui-même.

La visite de madame La Faucherie fut l'objet d'un long commentaire, le même soir, dans la maison de la place Verte. Dès qu'Adeline se fut retirée dans sa chambre, madame Obligitte, restée seule avec son mari et sa nièce, prit la carte de son amie d'enfance, et réveillant M. Obligitte qui commençait à sommeiller, lui demanda son avis sur cette démarche significative et sur la conduite qu'il fallait tenir. La figure de M. Obligitte s'épanouit. Il trouvait la démarche très flatteuse, et penchait pour qu'on y répondît favorablement.—Qu'en pensez-vous, Véronique? dit-il en se tournant vers sa nièce.

Cette dernière lisait près de la lampe et n'avait rien entendu. Il fallut la mettre au courant.—Adeline sait-elle ce qui se passé? demanda la jeune femme en relevant sa tête pâle.

—Certainement non! s'écria madame Obligitte.

—Ne craignez-vous pas, poursuivit Véronique, que votre réponse ne soit considérée par madame La Faucherie comme un engagement?

—Qu'importe? répondit l'oncle Obligitte, M. Gérard nous convient.

—Convient-il également à ma cousine? répliqua Véronique; puisqu'il s'agit de son avenir, je pense qu'elle doit être consultée la première.

Madame Obligitte se récria.—Ces choses-là se traitaient toujours entre les parents; eux seuls étaient bons juges en si grave matière. Adeline, d'ailleurs, avait été élevée dans des principes d'obéissance chrétienne, et accepterait avec reconnaissance le mari choisi par sa mère.

—Et saura-t-elle aussi accepter la souffrance, si elle s'aperçoit plus tard qu'elle n'aime pas son mari?

—Ma chère Véronique, dit M. Obligitte qui était un petit homme rond et positif, l'essentiel est que toutes les convenances se trouvent réunies… Le mariage n'est pas un roman.

—Est-ce un marché?

—Non, sans doute, répondit-il… Mais M. La Faucherie est un charmant garçon… Il ne peut déplaire à Adeline, et c'est là l'important… L'amour vient ensuite.

—Et s'il ne vient jamais, dit Véronique avec vivacité, si vous liez deux êtres qui se font mutuellement souffrir et ne peuvent plus se quitter?

—Quelle imagination, dit madame Obligitte et comme vous voyez les choses en noir!… M. Gérard est trop bien élevé pour faire un mauvais mari, et je répondrais de lui… D'ailleurs, ma pauvre enfant,—et elle poussa un long soupir—nous devons tous porter patiemment nos croix, le bonheur parfait n'est pas de ce monde, et le mariage amène avec lui de petites misères qu'il faut savoir subir avec résignation.

Véronique secoua la tête. Il y eut un moment de silence.—Voyons, reprit M. Obligitte, nous nous éloignons de la question… Il s'agit de répondre à la démarche de madame La Faucherie!

—J'irai demain au Doyenné, dit la tante, et j'inviterai les La
Faucherie pour la soirée de dimanche.

II

Le dimanche d'après, le logis Obligitte prit dès le matin un aspect vivant et hospitalier, qui ne lui était pas habituel. Madame Obligitte fit ouvrir le salon, les housses des fauteuils furent enlevées, et Véronique, aidée de sa cousine, garnit la jardinière et les vases avec les premières fleurs d'avril. Quand tout fut prêt, Adeline Obligitte jeta un coup d'oeil sur le vieux salon qui avait pris un air de fête, et s'adressant à la jeune femme:

—Connaissez-vous les La Faucherie, Véronique?… On dit que la mère est très imposante, et que le fils est un ours… Ils ne seront pas très amusants; mais à Saint-Gengoult, il y a si peu de ressources!—Elle fit une légère moue, puis prenant une grappe de lilas blanc, elle la posa dans ses beaux cheveux blonds, se regarda dans la glace, et continua d'un air espiègle:—Comment trouvez-vous ma coiffure?… J'ai l'air d'une mariée, n'est-ce pas?… Ce soir, j'ai envié de me mettre en rose, et je vais essayer ma robe.—Elle fit une folle révérence et sortit en chantant.

Les deux cousines contrastaient non seulement par le visage, mais surtout par les goûts et le caractère. A un fonds de frivolité native, Adeline joignait l'étroitesse d'âme de sa mère et l'esprit positif de M. Obligitte. Les choses sérieuses effrayaient son coeur de papillon, elle aimait le plaisir, et ne secouait sa pensée paresseuse qu'à force de bruit et de dissipation; elle était toujours en mouvement et toujours ennuyée.—Véronique était silencieuse, concentrée, intelligente et énergique; elle aimait à se dévouer, et les obstacles n'arrêtaient pas son activité généreuse; elle les affrontait avec fierté, en femme accoutumée de bonne heure à lutter contre les difficultés de la vie. L'inaction seule lui faisait peur, soit parce qu'elle avait une horreur instinctive de l'oisiveté, soit peut-être parce qu'elle redoutait de se trouver face à face avec de pénibles souvenirs. Elle avait besoin, elle aussi, de se dépenser au dehors, mais son agitation n'était pas stérile. Dès son arrivée à Saint-Gengoult, elle avait pris la direction de la maison, au grand contentement d'Adeline, qui trouvait le ménage fastidieux, et de madame Obligitte, nature apathique et faible, tout occupée de pratiques dévotes et de pieuses méditations. Véronique avait un jugement sûr et prompt, et malgré leur répugnance pour ce qu'ils nommaient ses idées romanesques, son oncle et sa tante la consultaient chaque fois qu'il fallait prendre une décision. Elle dirigeait la vieille servante, tenait les comptes de M. Obligitte, avait l'oeil à tout, et trouvait encore le temps de faire une lecture en se promenant dans la campagne.

Mais cette activité, renfermée le plus souvent dans un cercle étroit de détails matériels, ne suffisait pas à son âme ardente. Elle éprouvait parfois le besoin de s'élancer au delà, de donner une autre visée à sa jeunesse et à son énergie, et chaque fois elle venait se heurter aux réalités de la vie qu'on menait à Saint-Gengoult. La maison de la place Verte était froide et endormie comme un couvent; les journées s'y succédaient, grises et monotones. Les tracas du ménage absorbaient toute la matinée, puis la journée s'achevait presque toujours par un travail de tricot ou de broderie, dans une salle basse donnant sur une cour intérieure.—Ces après-midi paraissaient d'une longueur mortelle à Véronique.—La cour était humide et profonde comme un puits; près des fenêtres, de maigres lilas sans fleurs poussaient en avril une pâle frondaison qui s'effeuillait avant la fin d'août. Par les vitres à petits carreaux verdis, le jour arrivait, terne et maussade, dans la salle dont les panneaux de chêne étaient pleins de craquements mystérieux; au seuil de la porte résonnait l'assoupissante chanson du rouet de la servante. Rarement on se tenait au jardin; le grand air donnait la migraine à madame Obligitte, et l'odeur des plantes l'énervait. Dans cette demeure où les visiteurs étaient rares, où les chambres closes exhalaient une affadissante odeur de renfermé, entre la place Verte silencieuse et un grand jardin abandonné, Véronique sentait avec effroi sa jeunesse s'écouler inféconde et décolorée…

Parfois elle cessait brusquement d'agir et se laissait aller à de longues méditations. Quelles pensées amères, quels souvenirs odieux, quels rêves découragés se remuaient alors dans son cerveau?… Par moments, on pouvait saisir des traces de leur passage sur sa figure expressive. Ses yeux, devenus moins lumineux, prenaient la teinte foncée de ces eaux profondes qui coulent sous une ombre épaisse; son front se penchait, et ses traits se contractaient; un frémissement de mépris et de dégoût passait sur ses lèvres fières et passionnées, puis elle secouait vivement la tête comme pour chasser des souvenirs détestés.—Parfois aussi, mais plus rarement, ses yeux s'illuminaient d'un éclair d'exaltation et de défi, et son front se relevait… On l'eût crue animée d'un esprit de révolte; elle semblait dans l'attente d'une délivrance, ses joues se coloraient et son coeur palpitait impatient… Mais ce violent souffle d'orage passait vite, ses joues reprenaient leur pâleur mate, sa poitrine s'apaisait, et ses longs cils noirs s'abaissaient sur ses yeux résignés.

Telles étaient les agitations de sa pensée, à l'heure même où madame Obligitte s'apprêtait à recevoir ses hôtes. Tout en contemplant tristement le salon paré de fleurs, elle souhaitait que cette journée fût déjà passée; elle maudissait ces heures de cérémonie banale où il faudrait, bon gré mal gré, rire et causer… Le soir, en surveillant les derniers préparatifs de cette ennuyeuse réception, elle se sentait lasse et morose. Le front appuyé contre la vitre, elle regardait le jardin déjà enveloppé par le crépuscule; elle songeait aux grandes routes perdues dans les bois et à la solitude des forêts endormies… Tout à coup elle entendit un bruit de pas au seuil du salon, et, se retournant, elle aperçut madame La Faucherie et Gérard.

Elle tressaillit, un peu surprise; tandis que Gérard la saluait, elle demanda la permission de prévenir sa tante et disparut.—Bientôt tous les Obligitte firent leur entrée. Puis on entendit le son d'une canne dans le corridor, et le vieil ami des deux familles, M. de Vendières, avec sa houppelande grise et sa lanterne sourde, vint compléter la réunion, qui garda ainsi un caractère tout intime.—On avait organisé une table de boston; après les compliments d'usage, M. de Vendières, M. Obligitte et les deux dames s'y assirent. Les trois jeunes gens restèrent seuls devant la cheminée. Véronique à demi plongée dans l'ombre projetée par le piano, Adeline en pleine lumière, et Gérard entre elles deux.

Gérard n'avait pu se défendre d'un mouvement d'admiration pour la jolie figure de mademoiselle Obligitte, mais ce ne fut qu'une impression légère; ses yeux glissèrent vite sur cette beauté trop voyante et trop évaporée, pour aller chercher Véronique dans l'angle où elle se tenait à l'écart, presque confondue avec l'ombre des meubles, tant sa toilette était sombre. C'était vers elle qu'allait tout son intérêt: il lui en voulait de se maintenir dans cette ombre et de se dérober ainsi aux regards et à la conversation.—L'entretien était tombé sur le Doyenné:

—Ce doit être délicieux dans la belle saison, dit Adeline, mais en hiver!… La maison est si seule au milieu des bois!… A votre place, je mourrais de peur.

—Oh! répondit Gérard en riant, nos bois sont sûrs, et les bûcherons sont les plus honnêtes gens du monde…

Alors il se mit à plaider la cause du Doyenné. Excité par les objections de la jeune fille, il perdit peu à peu sa timidité, et laissa voir son amour pour les solitudes de l'Argonne. Il vanta sa vieille maison aux murs vêtus de lierre, aux larges pièces lambrissées de chêne; le plaisir d'entendre, le soir, la chanson du vent dans les sapins de l'avenue; la joie, au printemps, d'ouvrir ses fenêtres et de voir, au loin, les masses verdoyantes de la forêt onduler dans la rosée… Blottie dans son coin, Véronique écoutait, à la fois surprise et satisfaite de trouver Gérard si différent de ce qu'elle avait pensé. Elle l'avait cru pareil aux gentillâtres campagnards de Saint-Gengoult; sa conversation sérieuse, sa figure ouverte, son regard expressif, tout en lui renversait l'image formée dans l'esprit prévenu de la jeune femme. A mesure qu'il parlait, sa nature enthousiaste se révélait, et Véronique l'écoutait avec un intérêt croissant. Son rire d'enfant la charmait; elle admirait cette fraîcheur d'âme, cette poésie native dont nul souffle mauvais n'avait encore enlevé la fleur.—Pendant ce temps, le feu crépitait dans l'âtre; développés par la chaleur, les parfums des plantes printanières imprégnaient l'air tiède du salon; au dehors, on entendait le murmure du vent d'avril dans les tilleuls des jardins… Peu à peu la jeune femme se sentit ranimée et rassurée. Il se faisait en elle un travail semblable à celui de la sève dans les arbres. Quelque chose la poussait à rompre le silence, à se mêler à l'entretien, à montrer à Gérard que dans cette maison Obligitte il y avait une âme qui sympathisait avec la sienne et dépassait le vulgaire niveau de l'esprit d'Adeline.

Celle-ci prêtait aux discours du jeune homme une oreille distraite, et parfois jetait, à tort et à travers, quelques réflexions bien positives, qui tombaient comme une eau glacée sur l'enthousiasme de Gérard.—Moi, dit-elle d'une voix décidée, je n'aimerais pas cette vie de sauvage, et une chaumière au fond des bois ne serait pas mon rêve.

Véronique fit un mouvement brusque, et sa tête sortit de l'ombre. Gérard vit tout à coup ses deux beaux yeux briller plus près de lui.—Et vous, madame? lui demanda-t-il.

—Oh! moi, répondit-elle, je suis accoutumée à la solitude, elle ne m'effraye pas. Tout enfant, l'un de mes rêves était de vivre seule dans une cabane de pêcheur, au bord de la mer…

Au son de cette voix grave et mélodieuse, Gérard releva vivement la tête, et, pour la première fois, contempla à loisir la pâle figure de Véronique. Il fut surtout frappé de l'expression de ses yeux, profonds et colorés comme la mer dont elle parlait…

—Aujourd'hui encore, continua-t-elle mon plus grand désir serait de revoir la mer. Quand je ferme les yeux, c'est toujours elle que j'aperçois dans le fond de mes rêves; tantôt elle est claire et calme, tantôt sombre et grosse d'orage,—et toujours je me retrouve dans ma petite cabane de pêcheur, seule, écoutant les vagues qui retombent sur les galets, et regardant tourner la lumière d'un phare…

—Toujours romanesque! murmura madame Obligitte, qui prêtait l'oreille à tout ce qui se disait près de la cheminée… Véronique, ma chère, soyez donc assez bonne pour vous occuper du thé.

—Pardon! dit Véronique à Gérard.—Ses grands yeux souriants se tournèrent vers ceux du jeune homme en signe d'excuse, puis elle passa dans une pièce voisine, et ne rentra qu'avec les gâteaux et la théière fumante.

Après le thé, madame La Faucherie se leva pour partir. En lui serrant les mains, madame Obligitte lui exprima le désir de la revoir bientôt.—On dit que monsieur votre fils est musicien, ajouta-t-elle, j'espère qu'il voudra bien venir quelquefois faire de la musique avec ma fille et ma nièce.—On était déjà dans le corridor; les regards de Gérard cherchèrent Véronique pour lui dire adieu, mais elle était masquée par madame Obligitte et par Adeline, et il put à peine apercevoir les rubans de sa coiffure.

Ainsi se passa la première entrevue. Gérard et sa mère reprirent silencieusement le chemin du Doyenné. Madame La Faucherie semblait préoccupée de l'impression produite par Adeline.

—Comment la trouves-tu? dit-elle tout à coup à son fils.—Très jolie, répondit laconiquement Gérard.—Il paraissait, lui aussi, très préoccupé, et sa mère ne crut pas devoir pousser ses questions plus avant. Fidèle à son système d'abstention, elle ne voulait pas que Gérard se crût influencé.—Il sera plus heureux, se disait-elle, s'il pense avoir seul gagné la main d'Adeline.—Elle était décidée à se taire et à laisser agir ses deux complices: la jeunesse et l'amour.

A partir de ce jour, Gérard, en effet, passa de longues heures au milieu de la famille Obligitte. L'introduction de ce visiteur inattendu faisait circuler un peu de vie et de gaieté dans le maussade logis de la place Verte, et Véronique fut toute surprise de trouver à la vieille maison un air de fête et de renouveau qu'elle ne lui avait jamais vu. Insensiblement elle se fit une douce habitude de cette visite qui revenait presque à heure fixe. Il y eut un moment dans la journée où elle consulta la pendule avec une certaine impatience et où le bruit du marteau, retombant sur la grand'porte et réveillant un sonore écho dans le long vestibule, ne fut plus accueilli avec une indifférence résignée. Elle reconnaissait Gérard à sa manière de frapper et au bruit de son pas dans le corridor. Lorsqu'il entrait dans le salon sombre et enfumé, un rayon lumineux pénétrait avec lui, et tous les objets assoupis dans l'ombre semblaient sortir d'un long sommeil, comme les habitants du château de la Belle-au-Bois-Dormant à l'arrivée du fils du roi. Le plus souvent Gérard se trouvait seul avec les deux cousines; M. Obligitte était en forêt, et madame Obligitte s'occupait de son ménage ou de l'église. On faisait alors un peu de musique; Gérard chantait et Adeline l'accompagnait, puis Véronique à son tour s'asseyait au piano et jouait une sonate de Mozart ou une romance de Mendelssohn. D'ordinaire, elle se mêlait peu à la conversation. A demi cachée derrière le piano, elle laissait parler les deux jeunes gens, et s'oubliait à observer la nature expansive du fiancé d'Adeline. Elle aimait sa voix sympathique et son enthousiasme. Il lui semblait que Gérard apportait avec lui dans la vieille maison les saines et vivifiantes émanations des bois qu'il venait de traverser. Elle trouvait dans toute sa personne quelque chose de la franchise et de la spontanéité des plantes forestières, une verdeur agreste tempérée par une fleur de délicatesse féminine. Elle se sentait réjouie par le loyal sourire de ses lèvres vermeilles, toutes gonflées du riche sang de la jeunesse; et quand, au milieu de l'entretien, le jeune homme relevait vers elle son front large, encadré de cheveux noirs, et semblait l'interroger des yeux, elle échangeait volontiers avec lui un regard amical. Elle devinait, à certaines paroles, qu'elle avait en lui un allié, que leurs pensées avaient suivi souvent la même pente, et que leurs aspirations avaient pris parfois le même vol… Et cet échange de regards affectueux, cette communauté de sentiments et de sensations donnaient à sa vie un intérêt nouveau.

—Que pensez-vous de M. La Faucherie? lui demanda un jour Adeline, et elle ajouta, sans attendre sa réponse:—Moi, je ne le trouve guère aimable; c'est un sauvage… Avez-vous remarqué comme il noue mal sa cravate?

—Non… ainsi il vous déplaît?

—Lui?… Oh! mon Dieu, pas plus qu'un autre… A propos, continua-t-elle avec une pointe d'ironie, dites-moi, vous qui êtes dans le secret, à quelle époque compte-t-on nous marier?—Et comme Véronique faisait un geste d'étonnement:—Croyez-vous, poursuivit Adeline, que je n'aie rien compris aux airs mystérieux de mon père?… J'ai écouté aux portes et je sais tout.

—Vous épouseriez donc M. La Faucherie sans l'aimer?

—Dieu, que vous êtes sentimentale! dit Adeline en riant aux éclats… M. Gérard ne me déplaît pas, c'est un parti très distingué, comme dit maman… Et puis, le Doyenné est une habitation confortable; la ville est à deux pas, et on a une voiture à deux chevaux… J'ai toujours rêvé de brûler le pavé de Saint-Gengoult dans une calèche bien suspendue… Vous verrez comme je mettrai la maison sur un bon pied, quand je m'appellerai madame La Faucherie!—Et tout en babillant, elle passait et repassait devant la glace, ajustant les plis de sa jupe, relevant sa tête blonde et prenant des airs, puis elle fit une longue glissade en chantant un menuet.

—Ainsi, répéta Véronique, étourdie par tant de légèreté, vous croyez qu'on peut se marier sans aimer son mari?

—Mais ma chère, cela se voit tous les jours; et vous, par exemple…

—Ne parlons pas de moi!… interrompit brusquement la jeune femme; mais que diriez-vous si M. La Faucherie partageait vos idées?

Adeline eut un long sourire d'incrédulité.—Oh! quant à lui, c'est différent… S'il est venu ici, c'est que probablement quelqu'un l'y attirait.

—Vous pensez qu'il vous aime? demanda encore Véronique.

Pour toute réponse, Adeline sourit de nouveau d'un air demi-ironique et demi-mystérieux, puis elle haussa les épaules, et se replaçant devant la glace, souleva ses jolis bras et se mit à renouer ses cheveux… La tête un peu rejetée eu arrière, les lèvres rieuses, le nez au vent et la poitrine doucement soulevée, elle jetait tantôt à la glace et tantôt à sa cousine de petits coups d'oeil interrogateurs. Sa jeune et victorieuse beauté semblait dire:—Peut-on ne pas m'aimer?

Au sortir de cet entretien, Véronique sentit une sourde et douloureuse irritation. Elle était froissée de ce ton de superbe indifférence, et les paroles d'Adeline retentissaient en elle comme un défi dédaigneux. D'où venait cette amertume étrange? Le penchant affectueux qu'elle avait pour Gérard était-il assez puissant déjà pour la faire souffrir à l'idée seule d'un partage possible avec Adeline? La simple affection avait-elle de ces violentes jalousies, et un pareil sentiment pouvait-il s'appeler encore de l'amitié?… Non, c'était de l'amour!—Cette pensée éclata comme un terrible éclair, et illumina tout à coup son coeur d'une clarté cruelle.—Elle se trouvait alors seule dans sa chambre, à la tombée de la nuit. Elle s'assit près de la fenêtre, et couvrit de ses mains sa figure brûlante. Ses tempes battaient et son corps était agité par un léger tremblement.—Il ne fallait plus se leurrer: elle aimait Gérard, et ces joies confuses, ce trouble étrange, cet intérêt jaloux, tout cela, c'était la passion… Mais alors quel odieux rôle allait-elle jouer dans cette maison où Gérard était considéré comme le futur mari de sa cousine? A quels lâches mensonges allait-elle être réduite, et où pouvait aboutir une si avilissante folie?… Tout ce qu'il y avait de fierté en elle se souleva. Elle appela à son aide toute son énergie, et résolut de se vaincre.—Non, dit-elle, je ne trahirai pas l'hospitalité qu'on me donne et je murerai si bien mon coeur que personne ne saura s'il est mort ou vivant.

Le surlendemain, quand Gérard revint chez madame Obligitte, Véronique, pendant toute la durée de sa visite, demeura impassible, silencieuse et comme enfermée dans une glaciale enveloppe d'indifférence. En vain, le jeune homme, désolé de cette froideur, voulut-il chercher son regard et la questionner. Il n'obtint aucune réponse, et quand vint l'heure de rentrer au Doyenné, il s'éloigna pensif et attristé.

Le même soir, Véronique, après cette visite, se promenait au jardin. C'était la première soirée de mai, et sa tante, avec Adeline, s'était rendue pieusement à l'église où l'on célébrait l'ouverture du Mois de Marie.—Elle errait seule le long des sentiers herbeux du verger abandonné; elle se disait que la lutte dont elle venait de sortir victorieuse recommencerait le lendemain, et elle se demandait si elle aurait toujours la même force et le même succès.—Comme pour affaiblir encore son courage, le printemps, alors dans son plein épanouissement, lui envoyait toutes ses tièdes haleines de fleurs demi-closes et de bourgeons entr'ouverts; les vieux pommiers moussus secouaient sur sa tête leur neige odorante, et la jeune lune, qui dressait au-dessus des toits aigus son mince croissant, mettait une tendre et féerique lumière dans la verdure des massifs. Au bas de la terrasse, vers le faubourg, on entendait des rumeurs et des chants lointains… Le jour du 1er mai, dans les villages de l'Argonne, les jeunes garçons vont de porte en porte, des branches vertes à la main, chanter le Mai demander de l'argent ou des oeufs. Les chansons des Trimazeaux (c'est le nom qu'on donne aux quêteurs) bourdonnaient dans l'éloignement, et ajoutaient un élément de plus au charme printanier qui troublait Véronique.—Tandis qu'elle marchait rapidement en s'exhortant à la lutte et en cherchant à secouer la langueur qui la gagnait peu à peu, elle entendit un bruit de pas, et vit Gérard s'avancer sous les pommiers de la grande allée.

Elle s'arrêta brusquement et l'attendit, immobile comme une pâle statue sous les bleuâtres rayons de la lune. Quand il fut près d'elle:

—Ma tante et ma cousine sont sorties, dit-elle d'une voix âpre, ne le saviez-vous pas?

—La servante vient de me l'apprendre, répondit-il, mais elle m'a dit que vous étiez au jardin… et j'ai pensé que vous me permettriez de vous y tenir compagnie.

Un refus aurait pu lui montrer qu'elle avait peur et l'enhardir; elle le comprit et se borna à faire un muet signe de tête, puis elle reprit lentement sa promenade entre les hautes bordures de buis. Gérard marchait à ses côtés, embarrassé de ce long silence et de ce froid accueil, et refoulant au fond de son coeur les sentiments qui l'avaient poussé, par cette soirée de mai, vers la maison de la place Verte.—Par instants, on entendait le bouillonnement lointain de l'Aire qui courait dans les prés, au bas des terrasses du verger. Tout à coup le choeur des Trimazeaux retentit de l'autre côté de la rivière, et l'un des couplets de la chanson monta jusque dans les arbres du jardin:

C'est le joli mois de mai,
L'hiver est passé;
Je n'puis tenir mon coeur de joie aller,
Tant aller, tant danser!…
Vous aller, moi chanter,
Trimazeaux,
C'est le mai, le joli mai.
C'est le joli mois de mai.

—J'aime cette chanson, dit Gérard.—Comme ces voix d'enfants gagnent à être entendues la nuit!… Ne trouvez-vous pas que dans cette musique primitive on sent toute l'impression du printemps sur des coeurs simples?

Véronique répondait brièvement, craignant de laisser percer dans le frémissement de sa voix l'émotion qui la pénétrait. Tandis que Gérard parlait, elle constatait, combien, depuis la veille, son mal avait fait de progrès. Il s'était passé en elle quelque chose de semblable au travail latent d'un incendie qui couve pendant de longues heures, et qui éclate violemment… A peine a-t-on aperçu la première étincelle, que toute la maison est embrasée. Depuis la veille seulement, elle avait conscience de son amour, et déjà elle se sentait possédée tout entière… Sous l'aiguillon de cette pensée, elle pressait le pas comme pour échapper par une marche rapide aux dangers du tête-à-tête. Tout à coup elle poussa un léger cri et posa instinctivement sa main sur le bras du jeune homme; elle venait de se heurter à une souche d'arbre, et son pied avait tourné.

—Vous vous êtes fait mal? dit Gérard en la forçant à prendre son bras.

—Non, répondit-elle, j'ai seulement le pied un peu engourdi.

Elle se remit à marcher, mais plus lentement et sans se séparer de son compagnon. Elle sentait, au tremblement du bras sur lequel se posait le sien, combien Gérard était ému; elle voyait au clair de lune ses lèvres s'entr'ouvrir, prêtes à laisser échapper enfin le mot qu'elle redoutait. Elle fit un effort énergique, et résolut d'aller au-devant du danger. Elle s'arrêta, quitta le bras de Gérard, et le regardant courageusement en face.

—Vous êtes un coeur loyal, monsieur La Faucherie? demanda-t-elle.

—Avez-vous quelque raison d'en douter? dit-il d'une voix troublée.

—J'espère que non, et j'attends de vous une réponse loyale… A quel titre pensez-vous être reçu chez ma tante?

Il rougit et répondit:—Ma mère n'est-elle pas l'amie de madame
Obligitte?

—Et, poursuivit Véronique d'un air incrédule, vous ne vous êtes jamais demandé comment cette maison, fermée à tous, s'était subitement ouverte pour vous seul?… Jamais vous n'avez songé qu'on vous y accueillait comme le futur mari d'Adeline?

La figure de Gérard exprima un naïf et sincère étonnement.—Sa mère ne lui avait jamais dit un mot de ce projet de mariage, et jamais son esprit ne s'était arrêté sur une semblable supposition.

—Ainsi, dit Véronique, vous n'avez pas l'intention d'épouser Adeline?—Gérard protesta énergiquement.—Eh bien! reprit-elle, vous êtes trop honnête pour continuer à tromper une famille qui se repose sur votre honneur… Disons-nous adieu ici et ne revenez plus!

Il la regarda d'un air exalté.—Je vous aime! s'écria-t-il.

Ce cri plein de passion vraie remua profondément Véronique; mais elle se roidit contre sa propre émotion, et d'une voix plus sévère:—Pas un mot de plus! reprit-elle, j'ignore quelle opinion vous avez pu prendre de moi, mais vous devez me rendre cette justice que jamais rien dans ma conduite n'a pu vous autoriser à m'adresser des paroles qui m'offensent… Adieu!

Il lui saisit la main et d'un ton suppliant lui demanda pardon de son audace, puis il protesta de son respect, et, la retenant toujours, il la força d'écouter l'histoire de son amour. Il lui dit comment il l'avait vue pour la première fois, comme il s'était senti attiré vers elle dès ce premier soir, comme son affection pour elle avait grandi jour par jour, tellement qu'il lui était maintenant impossible de la briser.—Véronique était devenue pensive; il la crut ébranlée.—Laissez-moi être votre ami! ajouta-t-il en finissant.

Elle secoua vivement la tête, et retirant sa main:—Je n'ai pas le droit d'avoir un ami, dit-elle durement, partez et ne revenez plus.

—Et si je ne vous écoute pas, s'écria-t-il avec emportement, si je vous force à subir ma présence!

—Je ne la subirai pas, répondit-elle, j'en jure par le ciel que voici!… Je fuirai la maison de ma tante, et c'est vous qui l'aurez voulu.

—Ainsi vous ne m'aimez pas? fit-il désespéré.

Elle rassembla toute son énergie, et le regarda en face:—Non, dit-elle; puis elle s'éloigna par une allée transversale et disparut derrière les massifs.

Quand elle fut certaine qu'il ne la suivait pas, elle s'arrêta. Elle l'entendit bientôt remonter vers la maison, puis la porte du logis retomba sur lui… Alors elle se dit qu'il s'en allait désolé, humilié, souffrant, et tout son coeur se déchira.—En elle, l'amour saignant et meurtri protestait. Elle courut à la terrasse pour entendre encore le bruit mourant de son pas dans la rue déserte qui descendait vers le faubourg; intérieurement elle lui criait de toutes les forces de son âme: «Reviens! J'ai menti et je n'aime que toi!..» Puis soudain elle reculait effrayée; il lui semblait que son être se dédoublait et qu'à ses côtés une voix rude murmurait:—Souffre et tais-toi… Tu ne dois pas l'aimer. Dans ta vie il n'y a plus de place pour l'amour…

Elle restait immobile et comme pétrifiée, et pendant ce temps la chanson des Trimazeaux arrivait jusqu'à elle, apportée par le vent de la nuit de mai:

En passant emmi les champs,
J'ai trouvé les blés si grands;
Les avoines vont se levant,
Les aubépines fleurissant…
Trimazeaux,
C'est le mai, le joli mois de mai.

III

Les coeurs les plus sincèrement épris sont les plus prompts à désespérer; la vivacité de la passion leur enlève, avec le sang-froid, toute leur confiance. Plus maître de lui, Gérard eût remarqué le trouble de Véronique, mais il n'avait entendu que les paroles cruelles qui le bannissaient, et il était revenu désolé au Doyenné.

Le lendemain, au déjeuner, madame La Faucherie vit la tristesse de son fils et remarqua qu'il mangeait à peine. D'ordinaire, après le repas, ils faisaient ensemble une promenade jusqu'à la lisière de la forêt. Ce jour-là, Gérard monta dans sa chambre et s'y enferma.—Sa pensée est ailleurs, se dit madame La Faucherie en souriant tristement, et l'amour lui fait oublier nos vieilles habitudes.—Elle avait entraîné en toute hâte son fils sur le chemin du mariage, et maintenant elle suivait, avec un intérêt mélancolique, ses progrès sur cette route qui l'éloignait d'elle; son coeur de mère était partagé entre deux affections rivales, et, bien qu'elle eût prévu ce déchirement, elle en souffrait. Seulement elle essayait de se consoler en songeant que Gérard lui devrait son bonheur avec Adeline. La tristesse de son fils n'alarma d'abord que très peu sa tendresse; elle l'attribuait à quelque rigueur capricieuse de la jeune fille.—Ce sont bouderies d'amoureux, se disait-elle, et cela passera comme les giboulées de mars.—Mais quand, le lendemain, au lieu de partir pour Saint-Gengoult, Gérard, plus sombre encore, resta au logis, elle commença à s'inquiéter. Le dîner fut silencieux, et vers la fin du repas, madame La Faucherie crut voir une larme dans les yeux de son fils.—Allons, pensa-t-elle, il est temps de parler et de lui demander ses confidences.—Elle s'assit près de lui, et prit ses mains dans les siennes:—Tu es triste, dit-elle, es-tu malade?

Gérard essaya un geste de dénégation, mais elle sourit d'un air incrédule et reprit:—Si fait, tu souffres… N'as-tu pas la permission de conter tes douleurs à ta mère, ou n'as-tu plus confiance en moi?… Voyons, Gérard, tu aimes Adeline Obligitte?

Il releva la tête, et répondit d'une voix ferme:—Non, ma mère.—Et comme elle le regardait d'un air stupéfait, les yeux plongés dans ses yeux, il répéta:—Non, je n'ai jamais songé à mademoiselle Adeline, je ne l'aime pas, et afin que ma conduite n'ait plus rien d'équivoque, je suis décidé à ne plus retourner chez madame Obligitte…

Il se leva et ajouta:—Si vous m'aviez parlé plus tôt de vos projets, ma mère, je vous aurais détournée d'une tentative qui ne devait aboutir à rien de bon.—Il s'arrêta, sentant que, malgré lui, il avait mis un accent de reproche dans ses paroles, et tout confus de l'amertume de sa réponse, il courut embrasser sa mère dont les yeux s'emplissaient de larmes.

—Mais tu souffres, répéta madame La Faucherie, je le vois bien; dis-moi au moins la cause de ton mal!…

—A quoi bon? fit-il, vous ne pourriez rien pour le guérir.

Il sortit. Sa mère resta seule, désolée et portant dans son coeur les débris de son rêve brisé. Elle essayait encore par moments de se faire illusion et de croire à quelque dépit amoureux contre Adeline… Mais non, le doute n'était plus permis; la vérité a un accent tout spécial, et cet accent avait vibré dans la réponse de Gérard. Il n'aimait pas Adeline, et tout l'édifice si laborieusement élevé par madame La Faucherie venait de s'écrouler.—Mais alors, se disait-elle, quelle est cette angoisse qui le tourmente, et qui donc l'a causée?—Cette préoccupation l'obséda toute la nuit et lui ôta le sommeil. Quand elle fermait les yeux, elle revoyait Gérard pâle et morose, et elle se figurait qu'il allait tomber malade. Son cerveau s'empara de cette crainte et se mit à travailler. Vers le milieu de la nuit elle n'y tint plus, prit sa lampe et monta chez son fils. Il dormait. Le sommeil, si fort dans la pleine jeunesse et si irrésistible, avait vaincu le chagrin. Il dormait profondément. Ses yeux étaient clos et ses lèvres s'entr'ouvraient légèrement frémissantes. Madame La Faucherie abaissa l'abat-jour de la lampe, afin de ne pas éveiller Gérard, et le contempla un moment avec bonheur… La petite chambre était un peu en désordre et un rayon de lune tombait sur des livres ouverts. En portant les yeux de ce côté, madame La Faucherie remarqua un bout de ruban violet au milieu d'une touffe de fleurettes fanées. Elle s'approcha, examina curieusement ce ruban et ces petites fleurs bleues. C'étaient des véroniques sauvages, et elle se souvint d'avoir vu la nièce de madame Obligitte porter des rubans pareils à celui qui était là… Aussitôt un éclair traversa son esprit et tout lui fut expliqué.—Ah! le malheureux enfant, s'écria-t-elle, voilà le secret de sa tristesse…

En découvrant la passion de son fils pour Véronique, madame La Faucherie fut prise d'un amer découragement. Depuis deux mois, le mariage qu'elle projetait pour Gérard avait été l'occupation de ses jours et de ses nuits. Le succès de ce projet eût comblé tous ses désirs. Maintes fois déjà, en imagination, elle s'était représenté le jeune ménage établi au Doyenné: Gérard aimé de sa femme, heureux dans son intérieur, influent dans le pays… Afin de tout mener à bien, elle n'avait épargné ni peine, ni démarches, ni précautions adroites. Elle avait réussi à forcer la porte inhospitalière de la maison Obligitte et à y introduire Gérard; elle avait cru donner à cette union, longtemps préparée, les couleurs séduisantes d'un mariage d'inclination, et au moment où, près du but, elle triomphait déjà, voilà que toutes ses précautions et son adresse tournaient contre elle; l'échafaudage de ses combinaisons savantes s'écroulait, et toute cette ruine était l'oeuvre de cette petite femme, pâle et silencieuse, qu'elle avait à peine entrevue!

Malgré sa douceur habituelle, madame La Faucherie ne put se défendre d'un mouvement de colère contre Véronique.—D'où venait-elle, et quels charmes avait-elle mis en oeuvre pour ensorceler Gérard?—C'est sans doute une coquette qui se plaît à le tourmenter! s'écria-t-elle en songeant à la tristesse de son fils… Puis son bon naturel l'emportant sur son dépit:—Qui sait? pensa-t-elle, c'est peut-être une honnête femme qui ne veut pas encourager une folie? Si j'allais la trouver.—Peu à peu l'idée de voir Véronique germa et grandit dans son esprit. Avant de prendre un parti, n'était-il pas nécessaire de connaître celle qui avait causé tout le mal? Si réellement Véronique avait une âme loyale, peut-être, à elles deux, découvriraient-elles un moyen de tout sauver? Mais était-il encore temps? Madame La Faucherie secoua tristement la tête. Elle connaissait la nature à la fois timide et exaltée de Gérard, et elle n'avait qu'une confiance médiocre dans le succès des remèdes vulgaires.—Enfin, reprenait-elle au milieu de ses amères réflexions, elle est veuve, et si la folie de Gérard nous poussait à bout, nous aurions au moins la ressource de les marier…

Madame la Faucherie pensa qu'avant toutes choses il importait d'éloigner son fils. Elle ne voulait pas blesser l'amour-propre des Obligitte en rompant brusquement avec eux. Déjà madame Obligitte avait insinué qu'il était temps de se prononcer catégoriquement; elle trouvait, selon les habitudes françaises, que les deux jeunes gens s'étaient vus suffisamment. Afin de ne pas compromettre sa fille par des assiduités prolongées, elle avait fait savoir qu'elle partait avec Adeline pour un voyage de quelques semaines. Madame La Faucherie insista pour que Gérard s'absentât lui-même momentanément. Elle avait, du côté des Islettes, sur la lisière de la forêt, une ferme dont les bâtiments exigeaient des réparations urgentes. Elle décida, sans trop de peine, son fils à s'occuper personnellement de cette affaire, et un matin il partit, impatient de changer d'air et de secouer par de longues marches l'abattement qui avait suivi la fièvre des premiers jours.

Aussitôt après son départ, madame La Faucherie se rendit au logis de la place Verte. M. Obligitte avait accompagné sa femme et sa fille dans leur excursion, et la jeune femme était seule au logis. Madame La Faucherie se fit conduire à la chambre de Véronique.—C'était une petite pièce, située au premier étage, dont la fenêtre à meneaux de pierre s'ouvrait sur le vaste horizon des bois. Les murs en étaient simplement blanchis à la chaux; dans un angle, une étagère, chargée de livres, faisait face à un pastel encore souriant dans son cadre terni; au fond, se dressait le lit voilé de rideaux blancs; puis venaient une massive armoire de chêne, quelques vieux fauteuils et, non loin de la croisée, un petit guéridon supportant un vase plein de fleurs sauvages.—C'était tout. Véronique, vêtue de noir, lisait près de la croisée entr'ouverte; un ruban pensée nouait ses cheveux bruns, et quelques violettes achevaient de se faner à son corsage. En voyant entrer madame La Faucherie, elle se leva silencieusement.—D'un coup d'oeil la mère de Gérard saisit les moindres détails de cet intérieur simple et harmonieux, et elle se sentit presque rassurée.

—Je viens, dit-elle en s'asseyant, faire près de vous, Madame, une démarche qui vous paraîtra peut-être étrange, mais elle m'est imposée par une nécessité pénible, et vous me la pardonnerez plus tard…

Elle s'arrêta. Véronique pressentit quelque douloureuse explication, et son coeur se mit à battre violemment; mais elle appela toute son énergie à son aide.

—Madame, répondit-elle d'une voix ferme, je suis prête à vous entendre.

—Il s'agit de mon fils, reprit madame La Faucherie, après un moment de silence… Vous n'ignorez pas qu'il est question d'un mariage entre lui et mademoiselle Adeline?

Véronique fit un signe affirmatif.—Depuis quelques jours, continua la mère de Gérard, mon fils est triste et préoccupé, il refuse de retourner chez madame Obligitte et il déclare qu'il n'a jamais songé à se marier avec Adeline.—Elle regarda très fixement Véronique:—Ne connaîtriez-vous pas la cause de cette tristesse et de ce brusque changement?…

—Pardon, madame, permettez-moi à mon tour une question, dit Véronique; M. Gérard était-il instruit de ce projet de mariage lorsqu'il a été introduit chez ma tante?

—Non, j'avais préféré que l'idée lui en vînt naturellement.

—Peut-être avez-vous eu tort, reprit Véronique avec une certaine amertume, et s'il est survenu quelque cruelle méprise, ce n'est pas lui qu'il faut accuser…

—Ni vous-même sans doute! interrompit sévèrement madame La Faucherie.

—Ni moi, répondit-elle avec fierté… Quand j'ai vu qu'il s'abusait, j'ai fait ce que je devais pour le détromper.

—Ah! s'écria madame La Faucherie emportée par sa passion maternelle, pourquoi vous a-t-il rencontrée?… Tout mon bonheur est détruit par ce funeste amour!…

Véronique se leva. Sa souffrance intérieure se révélait par la rougeur de ses joues et le gonflement de sa poitrine.—Madame, fit-elle d'un ton de reproche, vous m'aviez prévenue que vos paroles seraient étranges, mais vous ne m'aviez pas dit qu'elles seraient blessantes…

Madame La Faucherie, en voyant les traits bouleversés de la jeune femme, sentit combien elle avait été cruelle; son coeur se serra et ses beaux yeux bleus devinrent humides.—Pardonnez-moi! s'écria-t-elle en prenant les mains de Véronique; la douleur de voir mes rêves déçus a donné à mes paroles une amertume qui n'est pas dans mon coeur… J'avais mis toutes mes espérances dans ce projet de mariage; j'y voyais la joie de ma vieillesse, le bonheur et l'avenir de Gérard… Je l'aime tant! continua-t-elle avec un accent où l'on devinait toute l'exaltation de son amour, il ne m'a jamais quittée, je l'ai suivi partout. Je ne demandais que deux choses à Dieu: le voir marié, et n'être séparé de lui que par la mort!—Devenant alors plus expansive à mesure qu'elle s'attendrissait, elle se mit à parler longuement de son fils; elle dit comment elle l'avait élevé, avec quelle jalouse inquiétude elle avait veillé sur lui au Doyenné, avec quelle émotion elle avait assisté à l'éclosion de cet amour, qu'elle croyait inspiré par Adeline… Elle se trouvait trop heureuse dans ce temps-là, elle songeait déjà au ménage de Gérard, à la maison pleine d'enfants, à ses calmes joies d'aïeule!…

Véronique s'était rapprochée, et lui tenant encore les mains, semblait suspendue à ses lèvres, tant elle était attentive. Elle écoutait avec un mélange de joie et une douleur aiguë ces révélations intimes sur celui à qui son coeur appartenait maintenant tout entier; elle savourait avec une jouissance indicible cette dernière satisfaction qui consiste à entendre parler d'un être aimé qu'on ne reverra plus.

—Maintenant tous mes rêves ont fait naufrage, murmura madame La
Faucherie, et ses larmes coulèrent abondamment.

En la voyant pleurer, Véronique se sentit prise d'une soudaine tendresse; elle se jeta à ses genoux, et baisa passionnément ses deux mains.

—Pardonnez-moi! s'écria-t-elle.—Madame La Faucherie très émue l'attira doucement vers elle, et la jeune femme se précipitant à son cou la couvrit de caresses. Toutes les glaces de sa réserve et de sa défiance étaient fondues. Elle mettait dans l'expansion de sa tendresse la passion qu'elle sentait pour Gérard, et qu'elle avait comprimée dans son sein. Elle donnait à la mère tout ce qu'elle s'était promis de refuser au fils. Elle baisait, avec une ivresse délicieuse, les yeux humides et les doux cheveux blancs de madame La Faucherie; elle confondait dans ses embrassements son respect et son amour, et elle s'y oubliait.—Pardonnez-moi! répétait-elle d'une voix suppliante, dites-moi ce qu'il faut faire pour tout réparer, et je le ferai.

—Hélas! soupirait la mère, je crains que le mal ne soit sans remède…
Il vous aime trop!

—Quand il ne me verra plus, il m'oubliera.

—Vous ne l'aimez donc pas, vous?

Pour toute réponse, Véronique secoua la tête et redoubla ses baisers.

Sous la chaude influence de ces caresses, madame La Faucherie sentit s'évanouir ses préventions. Elle était entrée chez Véronique le coeur plein de rancune et de froideur; elle avait compté sur un accueil hautain et hostile. Elle se trouvait prise au dépourvu par cette effusion si franche et si inattendue, et se voyait désarmée avant même d'avoir combattu. Bientôt elle répondit elle-même aux caresses par des caresses. En sentant dans ses bras palpiter cette jeune poitrine, et sur sa bouche se presser ces lèvres filiales, elle songeait que ce qu'elle avait surtout désiré, c'était une bru aimante et dévouée, capable de faire le bonheur de Gérard sans lui ravir, à elle, sa part de maternelle affection… Toutes ces choses, Véronique ne les lui donnerait-elle pas mieux qu'Adeline?… Adeline, il est vrai, était riche, et la position de Véronique était peut-être plus que modeste… Mais Gérard avait une fortune suffisante, et d'ailleurs il aimait cette jeune femme. N'était-ce point la plus essentielle condition du bonheur!—Insensiblement madame La Faucherie redevenait ce qu'elle avait été autrefois, une âme noble, généreuse, élevée. On eût dit que chacun des baisers de Véronique faisait éclater, pièce à pièce, les cloisons mesquines et les préjugés bourgeois qui avaient un moment emprisonné son esprit.

—Et pourquoi n'épouseriez-vous pas Gérard?… reprit-elle tout à coup avec un accent où vibrait tout son orgueil de mère, pourquoi ne seriez-vous pas sa femme? Est-ce moi qui vous fais peur, et ne voulez-vous pas être ma fille?…

Elle serra Véronique dans ses bras et la baisa au front, mais la jeune femme, frissonnante, s'arracha brusquement à cette étreinte.

—Non, non! s'écria-t-elle avec une expression déchirante, c'est impossible!

—Impossible?… dit la mère de Gérard en la regardant surprise, impossible, et pourquoi?

—Je ne suis pas libre, répondit Véronique d'une voix sourde, mon mari existe, et nous sommes séparés judiciairement.—Elle s'arrêta un moment, puis, d'un ton plus ferme, elle ajouta:—Ceci suffit pour expliquer mon refus, dispensez-moi d'entrer dans des détails qui me font mal.

Les deux femmes se regardèrent un instant, silencieuses et accablées, l'une par l'aveu qu'elle venait de faire, l'autre par la chute de sa dernière espérance.—Ah! dit enfin madame La Faucherie, notre malheur est complet, et le danger est plus terrible que je ne pensais.

Véronique releva la tête.—Rassurez-vous, madame, je suis forte, je lutterai et je ne succomberai pas.

Madame La Faucherie la regarda d'un air de doute.—Souvenez-vous, répondit-elle, que vous avez vingt ans, que vous êtes aimante et que vous êtes aimée… Si vous êtes assez forte pour ne pas faiblir aujourd'hui, le serez-vous encore demain?… En prononçant votre séparation, les juges vous ont-ils pourvue d'un talisman qui préserve de l'amour?… Ma pauvre enfant, leur sentence vous a exposée aux dangers de la liberté, sans vous rendre, la libre disposition de vous-même.

—Je le sais! répliqua fièrement Véronique, je me le suis dit dès le premier jour, et j'ai juré de montrer au monde que, même dans le chemin périlleux où je suis, on peut marcher droit et tête haute…

Sa taille semblait avoir grandi, ses yeux brillaient, et sa voix était vibrante; il y avait dans toute sa personne un élan énergique et enthousiaste. Les paroles et les caresses maternelles de madame La Faucherie, le souvenir de Gérard évoqué à chaque instant avaient exalté en elle les sentiments de générosité et d'abnégation; elle se sentait capable de tous les courages et de tous les sacrifices.

—Oui, répéta-t-elle, je suis sûre de moi et je ne faillirai pas.

—Et Gérard! dit madame La Faucherie, croyez-vous qu'il se résignera aussi facilement? Vous vivrez à deux pas de lui, il respirera le même air que vous, et pourra se trouver chaque jour dans les rues où vous passerez; pensez-vous que son amour s'éteindra dans de pareilles conditions?… Et si cette passion grandit toujours, s'écria-t-elle avec des larmes dans la voix, quel avenir aura-t-il? Il ne pourra ni vous épouser, puisque vous n'êtes pas libre, ni se marier ailleurs, puisqu'il vous aime… Ah! vous comprendriez que son bonheur est ruiné, si vous l'aimiez comme moi!

—Que faut-il faire? demanda Véronique en prenant la main de madame La
Faucherie.

—Il n'y a qu'un remède, murmura celle-ci.

Véronique plongea ses yeux dans les siens et y saisit sa pensée.—Partir, n'est-ce pas? dit-elle, eh bien! je partirai.

Madame La Faucherie, profondément émue, la serra de nouveau dans ses bras.—Pauvre enfant, s'écria-t-elle enfin, dans votre position, le pourriez-vous!…

Elle eut un sourire amer.—Je puis vivre où bon me semble, c'est la seule liberté que la loi m'ait donnée… Quant aux moyens d'existence, rassurez-vous, les intérêts de ma dot suffiront, et au delà.

—Et où irez-vous?

—Peu importe, pourvu que j'aille assez loin!… Je partirai dès que mon oncle sera de retour.

Elles s'embrassèrent longuement, puis Véronique, s'arrachant la première à cette étreinte:

—Adieu, madame, dit-elle, gardez-moi le secret sur tout ceci, j'ai besoin de toute ma force… Et maintenant quittons-nous… Adieu!

Elles étaient près de la porte. Madame La Faucherie lui envoya un dernier regard plein d'admiration et de reconnaissance, puis s'éloigna sans oser ajouter une parole.

IV

A peine arrivé aux Islettes, Gérard s'était mis à presser, avec une impatience fiévreuse, les travaux qui avaient nécessité son voyage. Il regrettait d'avoir quitté Saint-Gengoult, et il lui tardait d'y revenir. Aussi, dès que sa présence ne fut plus indispensable à la ferme, il résolut de regagner le Doyenné. Bien que la journée fût déjà avancée, il ne voulut pas même attendre au lendemain, et partit à travers bois. Vers le soir, il atteignit les hauteurs qui dominent le village de la Chalade, et comme il s'étonnait de voir le jour s'obscurcir brusquement, il s'aperçut tout à coup, en débouchant dans une clairière, que le ciel était bas et chargé de grosses nuées. En même temps, quelques gouttes larges et tièdes commencèrent à tomber, et, dans l'éloignement, des grondements sourds annoncèrent l'approche d'un orage. Il hâta le pas, et dans sa précipitation, se trompa de sentier, de sorte qu'au bout, de quelques minutes il fut obligé de rebrousser chemin, et se trouva bientôt complètement désorienté. Sous les hautes branches de la futaie l'obscurité devenait très épaisse; de temps en temps, Gérard se heurtait au tronc d'un hêtre ou trébuchait dans un buisson de houx. Il commençait à désespérer de se tirer d'affaire, quand il entendit un bruit de sonnettes, et distingua à travers les arbres les formes vagues d'un convoi de mulets se suivant à la file.—Enfin, murmura-t-il avec un soupir de soulagement, voici des brioleurs!

Dans ces bois privés de chemins d'exploitation les charrois se font presque partout à l'aide de bêtes de somme; de là l'industrie des brioleurs qui transportent à dos de mulets tous les produits forestiers. Sous leurs lourdes charges, les mulets gravissent, sans broncher, les sentiers les plus escarpés, et ils connaissent si bien les moindres passes, que leurs conducteurs les laissent revenir seuls au village. Ceux qui traversaient en ce moment la réserve de La Chalade n'avaient pas de guide, mais Gérard n'hésita pas à les suivre, sûr d'éviter ainsi les fondrières et de trouver à la fin un gîte pour la nuit. A l'approche de ce compagnon inattendu, les mulets firent halte un instant l'un après l'autre, agitèrent leurs frissonnantes clochettes, puis reprirent d'un pas égal leur route dans les ténèbres. Après une demi-heure de marche, Gérard vit les arbres s'éclaircir, et aperçut la lisière du bois. Au même moment, une vacillante lumière trembla entre les hêtres, et un air de chasse fredonné par une voix chevrotante résonna à la tête du convoi; puis le chanteur, s'apercevant que les mulets ne rentraient pas seuls, interrompit sa chanson, releva sa lanterne, et poussa une exclamation joyeuse à l'aspect du jeune homme. A la lueur du falot, Gérard reconnut un ancien piqueur de son père qui habitait La Chalade, et se nommait Cadet Brûlant. Il lui donna une poignée de main, et lui conta son aventure.—Vous et vos mulets, vous êtes arrivés fort à propos, ajouta-t-il en riant… Où sommes-nous ici?

—Verrerie du Four-aux-Moines… trois bonnes lieues de Saint-Gengoult, répondit laconiquement le brioleur; vous trouverez un gîte chez le maître verrier, qui est mon ami, et qui sera enchanté de vous offrir à souper.

Cette hospitalité, annoncée avec une certaine ostentation, ne parut pas du goût de Gérard. Au mot de verrier, il fit la grimace, et dit brusquement qu'il préférait pousser jusqu'à La Chalade et coucher à l'auberge… Au même instant la nuée creva, et Brûlant répondit avec un sifflement significatif:—Par le temps qu'il fait, vous iriez tout droit coucher dans un ravin… D'ailleurs, ajouta-t-il d'un air piqué, le verrier du Four-aux-Moines n'est pas le premier venu… C'est un noble. Il s'appelle Bernard du Tremble, et il a vu du pays… Vous trouverez à qui parler.

—Allons! fit le jeune homme, en suivant son guide d'un air résigné.

A tort ou à raison, certains verriers de l'Argonne jouissaient alors d'une réputation détestable, et Gérard, sur ce point, partageait les préjugés de la bourgeoisie du pays. Tout en gagnant la verrerie dont on voyait les pignons aigus se dessiner sur le ciel, Gérard questionnait le brioleur sur le maître verrier.

—Je n'avais jamais entendu parler de ce du Tremble, reprit-il en se dirigeant vers la verrerie.

—Sa famille est pourtant du canton, répliqua Brûlant, mais il a beaucoup voyagé, et n'est établi ici que depuis six mois… Le charbonnier du Grand-Etang, Joël Dutertre, qui est un ancien verrier, lui a prêté de l'argent pour rallumer les fourneaux de la verrerie, et moi-même j'ai mis mes économies dans l'affaire… Mais nous voici arrivés.

Brûlant poussa une lourde porte aux panneaux de laquelle des chouettes étaient clouées, les ailes en croix, puis il introduisit Gérard dans le logis du verrier. La pièce où ils entrèrent était une grande salle voûtée. Une lampe à bec, nommée dans le pays une âme damnée, se balançait au manteau de la cheminée haute, large et flambante. A l'un des coins de l'âtre, le maître du logis était étendu dans un vieux fauteuil dont l'étoupe perçait de toutes parts l'étoffe en lambeaux. Il fumait en discourant avec un homme d'une cinquantaine d'années, maigre, élancé, ayant la mine et le costume d'un charbonnier. De temps à autre, il s'interrompait pour trinquer avec son interlocuteur et avaler une gorgée d'eau-de-vie. Brûlant présenta Gérard à M. du Tremble, et expliqua brièvement l'incident qui l'amenait au Four-aux-Moines. Le verrier parut d'abord contrarié de cette visite inattendue, mais il se remit promptement et accueillit Gérard avec les manières aisées et polies d'un homme du monde.—Soyez le bienvenu sous mon pauvre toit, lui dit-il, en le forçant à prendre le fauteuil. Puis, se tournant vers le charbonnier:—Un de ces jours, Joël, nous reparlerons de la chose à loisir. Vous comprenez que je ne puis pas ennuyer monsieur avec les détails de notre métier.

—Bien, Bernard, répliqua le charbonnier, n'ai-je pas votre parole?… Cela me suffit… D'ailleurs, les mulets sont de retour, et, avant de regagner le Grand-Etang, il faut toujours que je passe à La Chalade; ma fille aînée, Brunille, y est allée ce soir, et elle est d'âge à ne pas courir les bois toute seule…

Au nom de Brunille, les joues pâles du verrier rougirent légèrement; il se hâta d'ouvrir la porte et reconduisit ses compagnons jusque dans la cour; par la porte entr'ouverte, Gérard entendit les lambeaux de la discussion qui avait recommencé au dehors.—Vous nous promettez, disait le charbonnier, que dès demain vous vous remettrez à souffler la bouteille? Vous savez, Bernard, l'argent est dur à gagner et j'ai trois enfants…—Soyez sans crainte, répondait le verrier, nous allons souffler ferme, et dans un mois je lance ma grande découverte…

Bientôt après, M. du Tremble rentra avec deux bouteilles poudreuses, qu'il déposa avec précaution sur la table; puis il alla chercher dans la maie du pain, un jambon froid et du fromage. Quand tout fut prêt:—Voici votre couvert, dit-il à son hôte, veuillez me pardonner de vous avoir fait attendre, vous devez mourir de faim.

Gérard répondit que la course l'avait mis en appétit, car il avait marché pendant quatre heures à travers bois.—Vous êtes du pays? demanda le verrier en s'asseyant en face de lui.—J'habite le Doyenné, tout près de Saint-Gengoult.

—Ah! s'écria M. du Tremble, et sa figure exprima tout à coup un vif intérêt, ses lèvres frémirent, et il parut faire effort pour retenir une question prête à s'échapper.—Bernard du Tremble, à demi éclairé par la lampe, formait un contraste frappant avec son hôte. Il touchait à la quarantaine et paraissait plus vieux que son âge. C'était un homme de moyenne taille, blond, maigre, au profil froid et acéré comme une lame, au teint brouillé; ses traits délicats étaient fanés et comme usés par la misère ou la maladie; ses yeux d'un bleu gris avaient le regard à la fois inquiet et soupçonneux, ses lèvres minces étaient tantôt agitées par un frémissement nerveux, tantôt effleurées par un pâle sourire. Il y avait, dans l'ensemble de sa personne, un singulier mélange d'élégance et de misère, de recherche et de vulgarité, quelque chose à la fois du cabotin et du gentilhomme:—des manières aimables, un esprit souple et délié, mais un langage prétentieux, des gestes emphatiques et parfois une certaine obséquiosité rampante. Il affectait une politesse excessive, et malgré cela, il avait, par moments, dans le ton, quelque chose de sec et d'impératif trahissant, sous des inflexions câlines, l'égoïsme volontaire et cruel d'un enfant gâté. Tout en servant Gérard, il s'excusait de la pauvreté du souper avec une instance verbeuse qui finit par embarrasser son hôte. Le jeune homme s'aperçut bientôt que son amphitryon n'était plus à jeun et que les libations de la journée augmentaient encore sa loquacité naturelle. Il insistait pour faire boire Gérard:—Goûtez-moi cela, s'écria-t-il en remplissant les verres, c'est un vieux vin du Rhin dont j'ai emporté quelques bouteilles en quittant l'Alsace… Quelle sève, monsieur, quelle liqueur! on se mettrait à genoux pour la boire.

—Vous habitez depuis peu l'Argonne? demanda Gérard.

—Croyez-vous que j'aie toujours vécu dans ce nid à rats!—Il haussa les épaules.—Du temps de mon père, nous faisions une tout autre figure à la grande verrerie de Bronnenthal… N'avez-vous jamais entendu parler des du Tremble?

Le jeune homme répondit négativement.—Ah! fit son interlocuteur d'un air piqué.—Sa figure prit une expression hautaine, il devint silencieux, et vida lentement son verre en jetant un regard oblique du côté de Gérard, puis il reprit avec emphase:—Eh bien, monsieur, ma famille est une des plus anciennes souches de gentilshommes verriers. L'un de mes ancêtres, Jérémie du Tremble, était établi dans l'Argonne en 1555, et nos privilèges ont été confirmés, en 1603, par lettres patentes du roi Henri IV… Dans les mauvais jours, en 90, mon grand'père, David du Tremble, a quitté l'Argonne pour aller défendre la bonne cause sur le Rhin; puis, plus tard, il s'est établi à Bronnenthal… Et c'est là que je serais encore si le guignon ne m'avait poursuivi.

—Vous avez eu des revers de fortune? dit Gérard.

—Je me suis marié, monsieur, et tout mon malheur vient de là!… Il s'arrêta court, et la conversation tomba.—Il s'était remis à boire à petits coups; peu à peu sa langue se délia de nouveau, et il rompit le silence pour se plaindre des événements qui l'avaient réduit à cette vie besogneuse. Une seconde fois, il fit allusion à son mariage; il semblait ramené invinciblement vers ce sujet, et Gérard dut, bon gré mal gré, écouter ses confidences.—Il s'était marié à Bronnenthal. A l'en croire, il avait été indignement joué. On l'avait trompé sur la dot et sur la femme. Au lieu de rencontrer une petite bourgeoise toute simple et toute ronde, il était tombé sur une manière de grande dame, puritaine et entêtée.—Elle avait, disait-il, des délicatesses de l'autre monde, et ne pouvait supporter qu'on traitât une affaire entre deux verres de vin… Et puis, c'était une liseuse et une tête romanesque; il la surprenait sans cesse le nez dans un livre ou le front contre la vitre.—Ces confidences étaient entremêlées de jurons énergiques et de pauses silencieuses. Parfois M. du Tremble, devinant à un geste du jeune homme que cette histoire décousue commençait à l'intéresser, s'interrompait brusquement, se renversait sur son siège, et regardait vaguement les flammes du brasier… Un sourire amer passait sur ses lèvres et il semblait jouir de la curiosité déçue de son auditeur.

—Ne vous mariez jamais, jeune homme! soupira-t-il en jetant dans l'âtre une brassée de ramilles, le mariage ne mène à rien qui vaille! Enfin, j'en suis quitte pour mon compte, et je suis revenu, Gros-Jean comme devant, à la libre vie des bois.

—Madame du Tremble… est morte? hasarda Gérard.

—Qui vous parle de mort? s'écria le verrier en se levant; elle vit comme vous et moi; nous nous sommes quittés, voilà tout…

Il s'interrompit de nouveau et se mordit les lèvres. Il se promenait de long en large, paraissant méditer sur les paroles qui venaient de lui échapper. Puis, tout à coup, il revint s'asseoir, et prenant une mine aimable et câline:—A votre santé! reprit-il en trinquant avec Gérard; mon langage vous surprend peut-être, et vous vous étonnez de mon peu de réserve; mais vous n'êtes pas le premier venu et vous pourrez me rendre un service pour des choses que je vous dirai tout à l'heure… Nous nous comprendrons, car nous sommes du même monde; vous êtes gentilhomme, bien que vous ne portiez pas le de. Les La Faucherie, si je ne me trompe, sont de bonne souche vendéenne?

Gérard inclina la tête d'une manière affirmative. Le verrier, après avoir fait de visibles efforts pour mettre un peu d'ordre dans ses idées, reprit peu à peu le fil de ses confidences. Semblable à ces malades qui n'aiment à parler que de leur maladie, il éprouvait un secret plaisir à exagérer ses ennuis. Il conta à Gérard ses mécomptes industriels, puis revenant tout à coup à son mariage:—A l'époque, dit-il, où je rencontrai ma femme, je m'occupais de chimie, et j'avais trouvé un moyen pour fabriquer le verre mousseline à bon marché. Son amour-propre était flatté, elle était fière d'avoir épousé un savant!… Ma découverte devait, en effet, donner des résultats superbes, mais il fallait de la patience, et c'est une chienne de vertu que je n'ai pas!… Bref, l'entreprise rata, et je jetai le manche après la cognée.

Il souleva son verre, le regarda un moment d'un air sombre, puis remplissant celui de Gérard:—Vive le vin! dit-il, buvons!… «Si l'eau est trouble, au moins que le vin soit clair.» Il n'y a de bonheur qu'au fond de la bouteille. C'est le vin qui m'a consolé de ma femme et guéri de mes ambitions.—Il vida son verre.—Les femmes n'aiment que le succès! continua-t-il, la mienne me le fit bien voir. Quand arriva ma déconfiture, je fus complètement dégoûté des affaires… J'envoyai au diable soufflerie et fourneaux. Ma femme ne dit pas un mot de reproche… Non!… Mais quel dédain dans son silence et ses grands airs résignés! J'étais coulé dans son esprit. Cela m'humiliait, monsieur, et plus j'allais, plus je me sentais poussé à bout.

Il regarda son hôte, qui l'écoutait avec un mélange d'embarras et d'étonnement:—Je vous ennuie? demanda-t-il d'un ton acerbe.

—Non, non, dit Gérard, au contraire!

—Au fait, poursuivit le verrier en ricanant, on a toujours du plaisir à entendre parler du malheur des autres, et on n'est pas fâché de savoir comment les camarades ont roulé au fond du fossé… Moi, j'y suis resté, les genoux dans la vase!…

Il ralluma sa pipe, et, se renversant sur sa chaise, la tête environnée de fumée, il recommença à parler de sa femme. Il mettait à décrire son caractère une animation violente, une sorte d'éloquence sauvage. Il peignait son obstination, sa réserve, son irritante fierté.—Elle n'était pas jolie, reprit-il, mais elle avait je ne sais quoi d'attirant qui vous mettait le diable au corps… Ses grands airs vous tournaient la tête comme les odeurs de certaines herbes… Je vous conte toutes ces choses pour arriver à l'événement qui nous sépara… Un soir, je revenais d'une partie de chasse, la tête un peu chaude… Je rentre et je l'aperçois qui lisait près de la fenêtre… Il me semble que je la vois encore.—Il paraissait, en effet, dominé par les souvenirs qu'il venait d'évoquer, et il entrait dans les moindres détails; il décrivait la fenêtre ouverte, la jeune femme en robe noire avec un ruban dans les cheveux et des violettes au corsage… Il s'était senti devenir tendre, et, la trouvant charmante, il le lui avait dit à sa façon. Pour toute réponse, elle avait froidement fermé son livre et s'était dirigée vers la porte…

—Après tout, continua-t-il, j'étais son mari et je voulus le lui prouver… Ah! monsieur, elle se redressa comme une guêpe en colère, et murmura un mot qui me mit hors des gonds; le sang me monta à la gorge, je levai ma cravache…

—Vous l'avez frappée? s'écria Gérard indigné.

—Je n'ai pas osé, dit le verrier, que le vin et les paroles grisaient de plus en plus… Mais, j'ai eu tort!… Toutes les femmes battues adorent leur mari… Elle se retira dans sa chambre, et le lendemain, il se trouva qu'elle s'était enfuie sans même faire ses paquets… Que vous dirai-je? Les juges s'en mêlèrent… Sévices et injures graves! On me donna tous les torts… La magistrature est galante! Mais mordieu! les justiciards ont eu beau faire, leur grimoire a relâché nos liens sans les briser… Et je reverrai madame Véronique!

—Véronique! répéta Gérard en pâlissant.

Son émotion n'échappa point à M. du Tremble. Le verrier lui lança un regard froid et inquisiteur.—Ah! dit-il, vous la connaissez?… Rien d'étonnant, du reste, puisqu'elle demeure à Saint-Gengoult chez son oncle Obligitte… Et ceci m'amène au service que je voulais vous demander.—Il fit deux ou trois tours d'un air agité, puis s'essuya le front et revint s'asseoir près de son verre.—J'ai besoin, reprit-il, de revoir ma femme, je voudrais tenter une réconciliation, et lui demander sa signature pour remettre mes affaires à flot, car je suis un peu… gêné. Elle-même doit commencer à regretter son coup de tête, et si vous vouliez vous charger d'un message pour son oncle…

Tandis que ces paroles tombaient une à une des lèvres minces du verrier, Gérard sentait le rouge lui monter au front. Il se leva brusquement.—Excusez-moi, monsieur, interrompit-il, je ne puis vous rendre ce service…

—Et pourquoi? demanda M. du Tremble en se mordant les lèvres.

—Parce que, répondit nettement Gérard, je me sens impropre à remplir cette mission.

La figure du verrier prit une expression mauvaise, de dépit et de méfiance. Son regard, fixé sur le visage empourpré de Gérard, parut y lire clairement le vrai motif du refus de son hôte.

—C'est différent, monsieur, dit-il d'une voix âpre… Vous avez des scrupules? N'en parlons plus… Je chargerai l'un de mes amis de cette corvée… Oh! remettez-vous, poursuivit-il d'un air ironique, il n'y a pas là de quoi rougir!

Il y eut entre eux un moment de silence embarrassant, puis Gérard, allant vers la fenêtre et voyant le ciel étoilé, dit au verrier qui le poursuivait de son regard soupçonneux:—L'orage est passé, je puis maintenant reprendre ma route; il ne me reste plus, monsieur, qu'à vous remercier de votre hospitalité.

—Piètre hospitalité! répondit le verrier en ricanant, ma maison est peu confortable et vous y seriez mal à l'aise… Aussi, je n'essayerai pas de vous retenir… Au revoir, monsieur!

—Adieu, monsieur, dit le jeune homme, et ils se séparèrent brusquement.

Quand Gérard fut dehors, il regarda le ciel scintillant et respira avec avidité l'air frais de la nuit. Au sortir des surprises et des émotions pénibles d'un pareil entretien, il éprouvait un soulagement profond à voir les étoiles et à savourer la saine odeur des bois. Il entendit une heure sonner à La Chalade, et sentant un besoin fiévreux d'activité, il résolut de gagner le Doyenné en suivant la Haute-Chevauchée. Le dernier quartier de la lune luisait vivement au-dessus de l'horizon boisé, et la nuit était admirable. Gérard, cette fois, put facilement trouver son chemin. Son cerveau était brûlant et son coeur était serré comme dans un étau. Il s'agitait en lui d'étranges mouvements de pitié, de tendresse et de colère.—Véronique, la fière et pure Véronique, était la femme de cet aventurier dépravé, cynique et déclamateur!… Ce triste gentilhomme se croyait encore des droits sur elle!… A cette pensée, une tempête de violence et de passion lui montait du coeur à la tête et y faisait éclater mille résolutions extrêmes… Il voulait retourner sur ses pas pour provoquer le verrier, l'obliger à se battre, et délivrer ainsi Véronique d'une persécution odieuse.—Non, il doit être lâche, pensa-t-il, et il refuserait le combat; d'ailleurs, ai-je le droit de la défendre, et ne serait-ce pas l'offenser encore?…

La révélation du verrier l'avait rattaché plus solidement que jamais à Véronique. Il la voyait maintenant telle qu'elle était réellement: fière, ardente, et passionnément esclave de son devoir.—Voilà donc, pensait-il en marchant sons les hautes futaies, voilà le mystère qui semblait toujours peser sur ses paroles et sur son silence!… Il se rappela leur entretien dans le verger et ces mots navrants: «Je n'ai pas le droit d'avoir un ami!»—Avait-elle dit alors toute sa pensée?… Pouvait-elle la dire?…

Tandis qu'il roulait douloureusement en lui toutes ces questions, le jour avait peu à peu remplacé la nuit, une verte lumière courait doucement sur les fougères et sur la mousse… Il atteignit la lisière du bois. Devant lui, à une portée de fusil, Saint-Gengoult s'échelonnait sur la colline. Gérard reconnut les toitures brunes et le verger du logis Obligitte. Une brume d'argent flottait, indécise comme un espoir incertain, au-dessus de la maison. Tout à coup le soleil triomphant s'élança de l'horizon; une glorieuse gerbe de rayons s'épandit sur la vallée et enveloppa Gérard de sa jeune clarté. Il regarda le verger et son nimbe de vapeurs:—O Véronique! murmura-t-il, je vous aime! Je veux vous revoir et vous défendre…

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