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Gertrude et Veronique

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V

Véronique n'attendait plus que le retour de son oncle, pour mettre à exécution la promesse qu'elle avait faite à madame La Faucherie. Sans avoir encore choisi le lieu de sa retraite, elle avait tout préparé pour un prochain départ. Avec ses goûts modestes, le revenu de sa dot devait suffire à la faire vivre partout où elle irait; d'ailleurs, elle était décidée à gagner au besoin sa vie en donnant des leçons de piano. L'essentiel était de choisir une grande ville, où elle serait plus indépendante et plus ignorée. Au moment de prendre cette résolution suprême, elle évoquait pour se donner du courage le souvenir des heures d'épreuve qu'elle avait déjà eu à supporter. Elle revoyait les jours qui avaient précédé son mariage; la petite ville d'Alsace où, après la mort de son père, elle avait vécu seule avec sa mère, personne inquiète et maladive, dont l'unique souci était de marier sa fille avant de mourir.—Dans cette petite ville venait souvent M. du Tremble, le verrier de Bronnenthal. Avec sa faconde et ses manières câlines, il avait su séduire la mère de Véronique. Influencée par elle, pressée par des amis communs, la jeune fille l'avait accueilli comme fiancé. Ce mariage avait été conclu avec une impatience et une légèreté sans exemple, et Véronique s'était trouvée liée à jamais à M. du Tremble, sans avoir eu le temps de le connaître… Elle n'avait eu que trop le loisir de l'étudier ensuite à Bronnenthal!… Du moins sa mère n'avait rien su de ses souffrances. Elle était morte six mois avant la rupture de ce mariage tant hâté. Devant les yeux de Véronique se dressèrent, un à un, les fantômes des journées qui avaient précédé le jugement de séparation… Quels combats n'avait-elle pas dû livrer pour maintenir ce qu'elle croyait son droit? Au seul mot de séparation judiciaire, son oncle et sa tante Obligitte avaient jeté les hauts cris. On lui avait répété qu'une femme, en se séparant de son mari, mettait par ce seul fait tous les torts de son côté, que le monde ne lui pardonnerait jamais sa position irrégulière, et que mieux valait se résigner… Mais elle avait persisté énergiquement, son coeur était trop plein de dégoût, et sa patience était épuisée… S'était-elle trompée, et l'opinion du monde avait-elle raison? Cette liberté laissée par la loi n'était-elle qu'un leurre ou un danger de plus? Depuis son départ de Bronnenthal, sa vie n'avait-elle pas été un perpétuel combat?…

C'était dans le salon de sa tante, deux jours après l'entrevue de Gérard et du verrier du Four-aux-Moines, qu'elle se posait ces terribles questions et qu'elle remuait ces douloureux souvenirs. Par moments, elle se sentait horriblement lasse et découragée.—Elle alla s'asseoir près de la fenêtre et regarda la campagne; les vigoureuses végétations du mois de mai s'élançaient partout en jets hardis, en frondaisons épaisses. Les traces de l'orage qui les avait un moment couchées à terre n'étaient déjà plus visibles; dans la pleine lumière du printemps, toutes les forces vives de la nature accomplissaient joyeusement leur oeuvre féconde et réparatrice…

—Et moi aussi, pensa Véronique en relevant la tête, je lutterai et je triompherai.

Au même moment la servante entra et annonça à la jeune femme qu'un homme d'affaires demandait à lui parler. En effet, à peine la domestique avait-elle achevé, qu'une tête chafouine et pointue se glissa obliquement par l'ouverture de la porte entre-bâillée, puis un corps fluet suivit la tête, et Véronique vit devant elle un personnage à l'air madré, demi-bourgeois, demi-campagnard, qui s'inclinait d'une façon obséquieuse.—Que désirez-vous, monsieur? demanda-t-elle stupéfaite… Qui êtes-vous?

—Eustache-Saturnin Cornefer, répondit le visiteur en continuant ses saluts, huissier à la justice de paix de Vienne-le-Château.

—C'est sans doute à mon oncle que vous avez affaire, dit Véronique, il est absent.

—Faites excuse, madame, c'est à vous-même que je désire parler.

Véronique renvoya la servante, et se retournant vers l'huissier, elle le questionna sur le motif de sa visite.—J'arrive du Four-aux-Moines, reprit le sieur Cornefer,—et comme la jeune femme le regardait toujours sans avoir l'air de comprendre:—J'y ai vu, ajouta-t-il, un de mes clients, M. du Tremble…

Véronique atterrée ne put retenir un cri d'effroi.—Il est ici! murmura-t-elle.

—Mon Dieu, oui, ne le saviez-vous pas?—Elle resta silencieuse et comme accablée par cette nouvelle; il continua d'un ton doucereux:—Je ne vous apprendrai rien, madame, en vous disant que M. du Tremble a fait de mauvaises spéculations… Ce que vous ignorez sans doute, c'est qu'il veut se réhabiliter. Il a loué la verrerie du Four-aux-Moines dans cette généreuse intention, et l'entreprise commence à marcher; mais dans l'industrie il y a des hauts et des bas, et pour le moment, les frais d'installation ont un peu obéré mon client…

—Je vous entends, répondit Véronique avec un accent amer, M. du Tremble vous a chargé d'une demande d'argent.

—Excusez, madame, vous vous méprenez… M. du Tremble se rend trop compte de sa situation délicate vis-à-vis de vous pour que cette pensée lui soit venue… Non, c'est moi-même qui ai pris la hardiesse de m'adresser à vous et de vous prier d'être généreuse… Mon honorable ami se repent de ses folies, et sauf votre respect, il est toujours amoureux de sa femme…

Véronique lui lança un regard tellement indigné et hautain, qu'il s'arrêta net au milieu de sa phrase, et reprenant d'un ton plus humble:

—Je comprends, madame, dit-il, je comprends qu'entre vous et M. du Tremble l'amour n'est plus de saison; mais vous êtes, à ce qu'on m'assure, une femme dévouée et charitable; c'est pourquoi je fais appel à votre humanité…

—Parlez, monsieur, murmura-t-elle, quel service exige-t-on de moi?

—Vous ne savez pas, madame, ce que c'est que cette verrerie du Four-aux-Moines!… Une vraie bauge de sangliers. Figurez-vous, dans cette fondrière, le pauvre camarade du Tremble, travaillant jour et nuit, harcelé par ses créanciers, mal logé, mal nourri et malade…

Elle ne put se défendre d'un mouvement d'émotion. Cornefer s'en aperçut et se hâta d'en profiter; il s'appesantit éloquemment sur le piteux état dans lequel il avait laissé le verrier.—En pareil cas, s'écria-t-il en terminant, les rancunes doivent laisser place à la pitié… Je pensais donc que si vous y consentiez, madame, une visite de vous au Four-aux-Moines ferait des miracles…

—N'insistez pas! interrompit Véronique, je consens à tous les sacrifices d'argent, mais je ne puis pas revoir M. du Tremble.

Cornefer laissa tomber ses longs bras d'un air désespéré, et parcourant avec un sourire mélancolique la pièce où il se trouvait, il murmura en secouant la tête:—Je sais bien que ma demande est outrecuidante. Dès que je suis entré dans ce salon, je n'ai plus guère conservé d'espoir; Ou ne quitte pas de gaieté de coeur une belle maison comme celle-ci, bien approvisionnée et bien close, un logis commode où l'on a ses aises…

—Vous vous trompez, monsieur, répliqua Véronique avec fierté, car je compte partir d'ici dans peu de jours.

—Pour longtemps? demanda l'huissier surpris.

—Pour toujours… Annoncez-le à M. du Tremble, et, ajouta-t-elle avec un accent amer, si cela peut le consoler, dites-lui que mon avenir est encore plus incertain et plus misérable que le sien.

Cornefer parut un moment décontenancé et désarçonné. Il se gratta la tête en silence, puis tout à coup, saisi d'une nouvelle inspiration:

—Si les choses en sont arrivées à ce point, reprit-il hardiment, il n'y a pas à hésiter.. Ce n'est plus par humanité que vous devez aller au Four-aux-Moines, c'est dans votre propre intérêt…

Et comme Véronique toisait avec hauteur ce singulier donneur de conseils:

—Oui, madame, répéta Cornefer dont la figure prit une benoîte expression de bonhomie, je ne suis qu'un campagnard, mais je n'en ai pas moins là-dessus ma petite façon de penser; permettez-moi de vous la dire tout franc… Une femme séparée, encore toute jeunette et appétissante, c'est, selon le dicton de chez nous, «le gibier du diable;» tout chacun la suit de l'oeil, et plus d'un serre d'avance dans sa poche la pierre qu'il espère lui jeter un jour… Jusqu'ici la maison de votre oncle a été votre sauvegarde, mais si vous en sortez, eh bien! dame, on clabaudera, on dira qu'il fallait au moins vous réfugier près de votre mari malade… On oubliera ses torts, à lui, pour vous en donner, à vous; d'aucuns vous accuseront de n'être partie que pour vous débarrasser d'une charge gênante; d'autres chercheront la raison de ce départ inattendu, et ne manqueront pas d'inventer des menteries à votre désavantage.

—Peu m'importent les commérages du pays, repartit Véronique,—mais, au ton déjà moins ferme de sa réponse, on sentait qu'elle était ébranlée.—Cornefer pensa que le coup avait porté, et quand elle ajouta:—J'ai ma conscience pour moi;—il s'enhardit jusqu'à répondre en hochant la tête:—Hé! hé!… En êtes-vous bien sûre?

Cette fois il s'aperçut bien vite qu'il avait dépassé le but, au geste impérieux par lequel Véronique lui montra la porte du salon:

—Vous abusez, monsieur! s'écria-t-elle, je n'ai plus rien à vous dire; veuillez vous retirer.

Il obéit, mais tout en saluant et en marchant à reculons:—Vous y réfléchirez encore, madame, dit-il d'un ton patelin; si vous changiez d'avis, ayez l'obligeance de me faire prévenir… Saturnin Cornefer, à l'auberge du Coq-Hardi, en face de votre maison… J'y resterai jusqu'à ce soir…

Il sortit, et tandis que, du fond du corridor, Véronique s'assurait de son départ, la porte-fenêtre qui donnait sur le jardin s'ouvrit brusquement, et Gérard La Faucherie entra dans le salon. Il s'était d'abord présenté à la porte de la place Verte, mais la jeune femme avait donné des ordres à la servante, et on avait refusé de le recevoir: alors il avait imaginé de passer par le jardin et d'arriver ainsi jusqu'à Véronique, qu'il voulait revoir à tout prix.

Quand elle revint sur ses pas et qu'elle l'aperçut, elle poussa un cri, puis blessée et irritée de cette hardiesse du jeune homme:—Vous ici, monsieur? dit-elle avec colère, qui vous a permis de pénétrer chez moi et que me voulez-vous?

Elle parlait durement et sèchement, mais Gérard paraissait décidé à ne point se laisser intimider:—Je n'ai pas eu la force de vous obéir, murmura-t-il.

—Vous avez préféré me compromettre, interrompit violemment Véronique.

—J'ai voulu vous revoir et vous parler avant de partir.

La jeune femme tressaillit.—Vous partez? demanda-t-elle d'une voix plus douce.

—Oui, reprit Gérard, je veux quitter le pays… Je sais que vous ne pouvez pas m'aimer, et je connais l'obstacle qui nous sépare.

—Que voulez-vous dire? s'écria-t-elle interdite.

—J'ai vu M. du Tremble…

—Vous aussi!… vous savez…, balbutia-t-elle, rougissant de honte.

—Je sais tout, répondit-il, et il lui conta rapidement son aventure du Four-aux-Moines, la conversation du verrier et le message dont il avait voulu le charger.—Elle l'écoutait, appuyée contre un meuble, ses grands yeux sombres s'emplissaient de larmes à mesure qu'il parlait; à la fin, accablée sous le poids de toutes ces émotions, elle s'assit et plongea sa figure dans ses mains sans proférer un mot.

—Oui, reprit Gérard, c'est de sa bouche que j'ai appris que vous n'étiez plus libre… Et quand tout m'a été révélé, je ne vous ai que plus admirée et plus fortement aimée…

—Puisque vous savez qui je suis, quittez-moi… Je vous en supplie!…
Vous le voyez, je n'ai pas même la force de vous répondre…

—Oui, je le vois, répliqua-t-il d'un air navré, je suis maladroit… Ma main appuie douloureusement sur la plaie qu'elle voudrait guérir.

Elle secoua la tête:—Il y a des blessures qu'on ne guérit jamais.

—Pourquoi vous défiez-vous de moi? s'écria Gérard en se rapprochant d'elle d'un air suppliant; le hasard, en me rendant le confident involontaire de votre secret, m'a presque donné le droit de m'associer à vos chagrins… Me prenez-vous pour un de ces adorateurs vulgaires, qui ne savent prodiguer à une femme que leurs inutiles soupirs et leurs attentions compromettantes?

—Je ne vous fais pas cette injure; je sais que vous avez une âme généreuse, mais…

—Mettez-la à l'épreuve… Mon affection sera dévouée sans être importune. Je serai l'ami inconnu qui ne se montre qu'aux heures difficiles, prend sa part du fardeau et disparaît ensuite. Appuyez-vous sur moi; ma pensée et mon énergie sont à vous…

Elle se sentait si meurtrie, si abandonnée et si lasse, qu'elle oublia un moment la réalité pour écouter ces paroles sincèrement émues et ce cri d'adoration passionnée. Spontanément elle lui tendit la main, puis revenant brusquement à elle:—Je ne puis accepter, dit-elle d'une voix doucement frémissante, merci…

Leurs regards se rencontrèrent pour la première fois; il s'agenouilla à ses pieds et baisa pieusement sa main, qu'il avait gardée dans la sienne… Le silence régnait en maître dans le vieux salon. Leurs yeux seuls parlaient. Dans la pénombre, les bruns regards du jeune homme s'enfonçaient dans les sombres prunelles de Véronique, et dans cet échange passionné, dans ces rayonnements d'âme, il y avait un poème plus enivrant que le dialogue du cantique des cantiques. Les paroles humaines sont trop pauvres et trop limitées pour traduire cette poésie des yeux, cette idéale conversation des regards amoureux. L'obscurité commençante, l'odeur des chèvrefeuilles de la terrasse, la moite pression des mains contre les mains achevaient de faire perdre aux deux jeunes gens le sentiment du monde extérieur et de la vie réelle.—Pourquoi ne voulez-vous pas de mon amour? osa enfin murmurer Gérard.

Véronique tressaillit, et toute frissonnante, recula jusqu'auprès de la fenêtre; mais déjà Gérard l'y avait suivie…

—Ah! dit-elle éperdue, partez, je le veux!

—Véronique, s'écria-t-il en lui ressaisissant les mains, vous m'aimez!

Elle essaya de protester et de dégager ses doigts prisonniers.

—Ne niez pas, poursuivit-il, vos mains, vos regards me l'ont dit…
Vous m'aimez?

—Eh bien, oui, répondit-elle d'une voix entrecoupée, mais il eût mieux valu vous le laisser ignorer, car je ne puis vous appartenir… Adieu!

—Adieu? reprit-il transporté, non, je ne veux plus vous quitter… Je ne le dois pas. C'est à moi de vous défendre contre ce verrier qui a sur vous je ne sais quels projets sinistres. Je ne partirai d'ici qu'avec vous… Nous nous en irons bien loin, à l'étranger, vivre libres et oubliés.

—Et votre mère?

—Ma mère nous aimera et nous pardonnera… Si vous le voulez, nous pouvons dès demain être loin d'ici tous deux… Dites oui, ou je meurs à vos pieds.

Il l'entourait de ses bras et elle se sentait plier sous cette étreinte. Elle fit un suprême effort.—Gérard! s'écria-t-elle d'une voix suppliante, soyez bon, mes idées se confondent, laissez-moi au moins la force de penser… Elle dénoua les deux mains serrées autour de sa taille, charma le jeune homme d'un regard et le conduisit jusqu'à la porte du jardin:—Laissez-moi réfléchir à tout cela jusqu'à demain!

—Soit, répliqua-t-il à demi subjugué par ce long regard, pensez-y ce soir, mais promettez-moi que demain…

—Je vous aime! dit-elle avec un délicieux élan de tendresse.

—A demain! répéta-t-il, enivré et cédant à ce dernier mot d'amour.

Il était déjà sur la terrasse et lui tenait encore la main, elle la retira, et fermant sur lui la porte-fenêtre dont elle tourna vivement la clé, elle alla tomber épuisée dans un fauteuil.

De confus sentiments de tendresse, de honte et d'angoisse l'agitaient à la fois.—Ah! comme sa mère avait raison! pensait-elle, je l'aime plus que jamais…—Elle se reconnaissait vaincue et entraînée; elle sentait qu'un jour de plus et elle serait perdue.—Il faut que je parte, se dit-elle en se levant brusquement, non pas demain… Ce soir!… Mais où aller, où tromper un refuge assuré contre lui, contre moi-même? Misérable situation que la mienne! Rien ne me protège contre les tentations et les défaillances: ni l'isolement, ni la fuite même… Une femme séparée de son mari!… Le gibier du diable, comme disait cet huissier…—Et tout à coup sa pensée se reporta vers la proposition que lui avait faite Cornefer.—Assurément, il y avait pour elle, là-bas, dans cette verrerie du Four-aux-Moines, un asile devant lequel l'amour le plus passionné s'arrêterait et reculerait… Cette seule idée la faisait frissonner d'horreur et de dégoût.

—Et pourquoi pas là? reprit-elle avec désespoir, je veux être guérie, et je recule devant les remèdes violents… Je suis lâche. Qu'importe l'endroit, pourvu que Gérard ne puisse m'y rejoindre!

Elle sonna la domestique et lui donna l'ordre de se rendre à l'auberge indiquée par l'huissier, de demander Cornefer et de le ramener. Tandis que la servante s'acquittait de ce message, elle monta dans sa chambre, fit rapidement ses préparatifs de départ, écrivit une courte lettre pour informer M. Obligitte de sa résolution et redescendit au salon où l'huissier l'attendait déjà.

—J'ai réfléchi à notre entretien de tantôt, monsieur, lui dit-elle d'une voix brève… Vous avez raison et je suis prête à vous suivre… Il y a, à l'extrémité du jardin, un sentier qui longe les prés, allez m'y attendre. Dans un quart, d'heure nous partirons pour le Four-aux-Moines.

—Eh quoi? s'écria Cornefer ébahi du brusque succès de sa mission, ce soir?… à pied?… Mais il y a trois lieues d'ici à la verrerie.

—Je suis bonne marcheuse, répliqua Véronique, j'irai au Four-aux-Moines ce soir—ou jamais… Puis-je compter sur vous?

L'huissier s'inclina et disparut pour régler en toute hâte son compte à l'auberge.—Un quart d'heure après, à la nuit tombante, Véronique et lui prenaient la route forestière qui mène à La Chalade.

VI

Véronique et son compagnon suivaient silencieusement le chemin qui monte vers les bois. La jeune femme marchait avec une hâte fiévreuse; elle aurait voulu mettre entre elle et Saint-Gengoult des milliers de lieues… Elle ne ralentit le pas qu'en atteignant la lisière de la forêt.—La route s'y enfonçait brusquement comme sous des voûtes d'une voie souterraine. Les cimes touffues des grands arbres interceptaient la vue du ciel et l'obscurité était profonde.—Voilà l'image de l'avenir qui m'attend, pensa Véronique en s'arrêtant pour reprendre son souffle et pour accoutumer ses yeux aux ténèbres.—Instinctivement elle se retourna vers l'entrée du bois, et vit blanchir, dans le cintre formé par les branches, le ciel scintillant et lointain. Cette baie lumineuse s'ouvrait sur sa vie passée. Malgré des épreuves pénibles, ce passé avait eu quelques heures sereines. Maintenant toutes les lumières étaient éteintes, et l'avenir plongeait dans des ténèbres pleines d'effroi. A mesure que le bois s'épaississait, Véronique sentait dans son coeur des mouvements d'irritation et de révolte.—Qu'avait-elle fait à la vie pour en être ainsi maltraitée? Qu'était-ce que ce devoir auquel elle sacrifiait son amour?… Où était écrite cette loi tyrannique?… Ce n'était pas dans le ciel où les oiseaux s'envolaient au gré de leur caprice, ni sur la terre où les fleurs célébraient par milliers la fête de leurs libres amours… Quoi, ces plantes qu'effleurait sa robe s'épanouissaient librement; ce ruisseau qu'elle côtoyait épanchait son eau sans contrainte; elle seule ne pouvait suivre la pente de son coeur!…

Alors, avec un emportement désespéré, elle gravissait la montée obscure, au risque de se blesser aux souches d'arbre ou de dévaler au fond du ravin. L'huissier Cornefer s'essoufflait et s'étonnait de l'intrépidité de cette petite femme d'apparence si frêle. Il épongeait son front et était près de demander grâce. L'air était encore brûlant des chaleurs de la journée, pas un souffle n'agitait les feuilles; parfois seulement un geai, réveillé en sursaut, s'enfuyait en poussant une plainte aiguë, et ce bruit inattendu surexcitant les nerfs de Véronique aiguillonnait sa douleur et précipitait sa marche. Le chemin se rétrécissait à mesure que le versant devenait plus abrupt; bientôt ce ne fut plus qu'un sentier de chèvres, coupant en zigzag le flanc sablonneux de la colline. En même temps le bois s'était éclairci, et on voyait le ciel à travers le maigre feuillage des pins et des bouleaux. Le ravin redressait presque à pic ses talus grisâtres, revêtus de bruyère. Au-dessous, la gorge étendait sa noire profondeur, du fond de laquelle montait comme une flûte plaintive la faible voix du ruisseau. Véronique, tantôt s'appuyant au tronc pâle d'un bouleau, tantôt s'accrochant aux touffes de genêt, continuait à gravir les degrés escarpés, taillés dans le sable par les mulets des brioleurs. Tout à coup son pied glissa et elle n'eut que le temps de se cramponner à un arbuste. Elle abaissa ses regards et vit au-dessous d'elle l'ombre béante; sa tête tournait, le ravin l'attirait.—Mourons ici, pensa-t-elle, puisque je ne puis vivre avec lui!.. Et elle ferma les yeux…

—Eh bien! s'écria l'huissier en lui saisissant vigoureusement le bras, qu'avez-vous donc, ma petite dame? Prenez garde! il ne s'agit pas de perdre pied ici!… Et la soutenant de l'épaule, il l'amena haletante au sommet du plateau où bifurquaient en étoile cinq routes forestières aux ornières profondes.—Au centre, une vieille croix se dressait sur des assises de grès.—Nous voici à la Pierre croisée dit Cornefer, reposons-nous-y un brin pour souffler…

Véronique s'assit sur les degrés et promena ses regards inquiets sur la vaste étendue boisée. Une clarté rouge, pareille à l'ouverture d'une fournaise, illuminait le fond d'une des routes forestières; peu à peu la clarté se dégagea des arbres, et la jeune femme reconnut le disque échancré de la lune qui se levait. L'astre monta lentement au-dessus des futaies et baigna les chemins d'une lumière paisible. Ils se remirent en marche et gagnèrent bientôt un second carrefour au centre duquel se dressait un poteau indicateur avec cette inscription, visible au clair de lune: Verrerie du Four-aux-Moines.

Véronique frissonna.—Je ne sais dans quelle humeur nous allons trouver M. du Tremble, dit l'huissier; on a saisi ce matin le matériel et les meubles de la verrerie, et de plus il a son rhumatisme… Mais j'espère que la joie de vous revoir adoucira un peu son irritation…

Ils marchèrent encore quelque temps en silence, puis, comme ils atteignaient la lisière du bois, Véronique vit soudain se dresser les bâtiments en ruine du Four-aux-Moines.

—Nous voici arrivés, reprit Cornefer, et ils entrèrent dans la cour, dont le portail cintré était ouvert à tous venants.

Le Four-aux-Moines avait l'aspect des habitations que l'activité humaine a délaissées. Le sol de la cour était couvert d'orties et de grands chardons, à travers lesquels un petit sentier avait été frayé. Le chaume des toits pendait le long des murs crevassés, et sur les hangars effondrés les ronces avaient entrelacé leurs branches.—Attendez-moi un moment ici, murmura Cornefer, je vais le prévenir de votre arrivée…

Il la laissa sur le seuil désolé de cette lugubre demeure. Son coeur battait violemment dans sa poitrine, et elle faisait de vains efforts pour surmonter la répugnance que lui causait la seule idée de se retrouver face à face avec le verrier. Elle essayait de se tromper elle-même et d'entraîner son esprit vers d'héroïques pensées de sacrifice. Dans le singulier état d'âme où elle se trouvait, c'était dans son amour même pour Gérard qu'elle puisait la force de vaincre ses dégoûts.—Je l'aime, se disait-elle, cet amour sans lendemain sera la fête éternelle de mon coeur, et si j'ai en moi les joies du paradis, que m'importent les vulgaires ennuis au milieu desquels s'usera ma vie!—Elle était arrivée à ce degré d'exaltation où les dévouements absolus semblent naturels et faciles. La passion a de ces élans qui rompent les attaches matérielles de l'esprit et l'emportent vers les hautes cimes de l'idée pure; mais l'idéale volée est courte, la pesanteur humaine reprend ses droits, l'esprit retombe et se réveille de son rêve aux frémissements de la chaîne qui le tire vers la terre…

—Venez, lui dit l'huissier en reparaissant sur le seuil; il est couché et il souffre le martyre, mais il veut vous voir tout de suite.—Elle se laissa guider dans l'obscurité vers la chambre délabrée qu'éclairait un lumignon fumeux, et où M. du Tremble gisait sur son lit. Il était en proie à un accès de rhumatisme goutteux, et comme il ne savait pas supporter la douleur, il geignait comme un enfant et jurait affreusement.

A peine leurs regards se furent-ils rencontrés que Véronique, effrayée par cette figure amaigrie et crispée, se recula instinctivement.

—Oui, murmura le verrier d'une voix plaintive, c'est moi… Voilà où j'en suis!… Est-ce ainsi que nous devions nous revoir?… Ah! que je souffre!… Ayez pitié de moi, Véronique, ne me laissez pas mourir ici comme un chien enragé…

Elle se sentit remuée par un mouvement de compassion, et se tournant vers Cornefer, qui s'apprêtait à partir, elle le pria de passer à La Chalade et d'envoyer un médecin au Four-aux-Moines, dès que le jour serait levé. Il le lui promit et se retira. Bernard et sa femme restèrent seuls, face à face, dans la misérable petite chambre où couchait le verrier. La jeune femme, se sentant brisée, s'était assise sur une chaise boiteuse; du Tremble la surveillait d'un air curieux et inquiet. Un moment leurs regards se rencontrèrent, et elle baissa la tête.

—Je vous fais horreur, dit-il d'une voix gémissante, et vous regrettez d'être venue!…

Elle remuait les lèvres pour parler, mais il ne lui en laissa pas le temps:

—Non, non, ajouta-t-il avec un geste nerveux, ne me répondez pas encore; écoutez-moi un moment… Je sens que je vous fais horreur; je suis un misérable, et vous avez raison de m'en vouloir.

—Je ne vous en veux pas, répondit Véronique, envisageant avec terreur ce commencement d'explication.

—Si fait! poursuivit-il en s'animant, vous devez me garder rancune, vous ne pouvez pas oublier mes torts… Je ne me suis pas conduit comme un gentilhomme; je reconnais mes fautes… Mais, s'écria-t-il, il y a une pitié au monde, et on ne peut pourtant pas me laisser mourir seul comme une bête fauve au fond d'un bois… Le devoir est une belle chose, mais la charité vaut mieux encore… Il ne m'a manqué qu'un peu de charité pour sortir de l'ornière… Si au lieu de me fuir comme un lépreux, on avait eu la compassion de me tendre la main, qui sait ce que j'aurais pu devenir… Oui, à Bronnenthal, j'étais tombé bien bas, mais avec un mot de pitié, vous auriez pu me relever, Véronique, et vous n'avez pas voulu… Ah! la fièvre me brûle, dit-il en s'interrompant, donnez-moi à boire!…

Elle lui présenta un verre d'eau, et tandis qu'il buvait, elle songeait à ce qu'il venait de dire… Ces lamentations la troublaient. Elle s'était déjà parfois reproché toutes les choses qu'il venait d'insinuer, et elle s'accusait d'être responsable des malheurs et des fautes de Bernard. Elle fut émue, et le laissa voir en essuyant une larme.

L'oeil inquisiteur de M. du Tremble avait déjà saisi cette trace d'émotion; il dévora du regard cette larme furtive, et avec une emphase exaltée, il reprit:—Oui, je suis descendu bien bas, et pourtant je pourrais encore remonter bien haut, si vous vouliez m'y aider;… mais vous ne le voudrez pas, vous me laisserez avec ma honte, mon mal et ma ruine… Vous aurez raison, je ne vaux plus la peine qu'on s'intéresse à moi!

Elle releva fièrement la tête, et le regardant en face, elle dit d'une voix ferme:—Je resterai ici.

—Vous, vous?…—Les yeux du verrier s'allumèrent. Sa voix âpre s'adoucit et prit des tons de câlinerie et d'humilité:—Ce serait trop! continua-t-il, ce serait plus de bonheur que je n'en mérite!… Non, non, vous ne savez pas à quoi vous vous engagez; il faut plus que de la patience et de la pitié, il faut du dévouement pour partager cette misère.

—J'en aurai, dit-elle énergiquement.

Il ferma les yeux, étendit sa tête sur le traversin, et un sourire sceptique courut sur ses lèvres.—Vous me dites toutes ces choses pour me calmer, reprit-il; mais après quelques jours, vous serez à bout de forces, et vous me laisserez.

—Je resterai, répéta-t-elle.

—Oseriez-vous le jurer?…

Elle le regarda avec une fierté dédaigneuse…

—Je n'ai pas de serment à vous faire, répliqua-t-elle, tant que vous aurez besoin de moi, je resterai près de vous.

—Et après?…

—Après?… murmura-t-elle avec une expression navrante, et elle demeura pensive.—Oui, songeait-elle, c'est ici que je veux river ma vie; si là-bas j'ai été près de succomber, c'est ici que je trouverai des forces pour ne plus commettre la même faute.

Et ce serment qu'elle avait refusé au verrier, elle se le fit solennellement à elle-même…

En la voyant silencieuse, Bernard crut qu'elle hésitait et craignit d'avoir été trop loin:—Merci! dit-il, et fermant de nouveau les yeux, il annonça qu'il voulait essayer de dormir. Véronique se leva doucement et alla s'asseoir dans la pièce voisine.

Quand elle contempla cette grande salle grise et froide, il lui sembla qu'elle entrait dans une tombe.—Et pourtant, au dehors, tout était joyeux et vivant; le soleil venait de se lever au-dessus des bois; le ruisseau bondissait légèrement sur les pierres. Dans les champs, les alouettes s'envolaient en gazouillant. Véronique, enfoncée dans le vieux fauteuil du verrier, songeait au réveil de Gérard et aux émotions qui l'attendaient. Elle se peignait son agitation et son désespoir lorsqu'il découvrirait la vérité. Puis son corps cédant à la fatigue, elle s'assoupit et se mit à rêver.—Elle se vit transportée sur le seuil de la maison Obligitte; près des tilleuls de la place Verte piaffaient deux chevaux harnachés pour un long voyage, et Gérard les tenait par la bride. Il lui tendait la main, et sans parler, tous deux montaient en selle… Les chevaux caracolaient, puis tout à coup celui de Véronique l'emportait au galop dans la campagne, et elle apercevait, bien loin sur une hauteur, Gérard qui lui faisait des signes désespérés…

A travers son sommeil, elle distingua un bruit de pas et rouvrit les yeux à demi.

—C'est le médecin, dit une voix rude.—Et elle s'éveilla tout à fait.

VII

Quinze jours après l'arrivée de Véronique, le Four-aux-Moines avait déjà changé d'aspect. La maison fut nettoyée, blanchie et garnie du mobilier indispensable; la chambre de Bernard eut des rideaux et un bon fauteuil, et, du fond de son lit refait à neuf, le verrier put voir chaque matin une claire flambée luire dans la cuisine, tandis que sa femme, active et silencieuse, vaquait au ménage et préparait le déjeuner.—Véronique avait choisi pour sa chambre une petite cellule située au-dessus de la salle basse. Elle en avait fait son lieu de refuge, et, le soir, dès que le verrier dormait, elle s'y enfermait pour se recueillir et travailler. La fenêtre à treillis de plomb donnait sur les bois. Elle s'y penchait un moment et laissait sa pensée aller à la dérive, tandis que le vent murmurait dans les grandes feuillées. Cette chanson du vent dans les arbres ne disait rien de joyeux ni de consolant. C'était tantôt la complainte des souvenirs à jamais ensevelis, et tantôt la dure voix de la réalité parlant d'une lutte sans fin et d'un morne avenir. Mais Véronique sentait bien vite tout ce que cette mélancolie avait d'affaiblissant; elle fermait brusquement la fenêtre, allumait sa lampe et brodait parfois jusqu'à minuit, tandis que la voix du ruisseau, grossie par le contraste du silence environnant, montait jusqu'à elle, bruyante et grondeuse… Vers minuit, la lampe jetait une lueur plus faible, les yeux rougis de Véronique étaient pleins de picotements, et elle se couchait en rêvant à Gérard.

Dès les premiers jours de son installation au Four-aux-Moines, elle avait écrit à son oncle pour lui apprendre sa résolution bien arrêtée et le prier de lui faire parvenir les arrérages de son modique revenu. La réponse ne se fit pas trop attendre. Elle arriva un matin que la jeune femme assistait au déjeuner de M. du Tremble. La lettre était écrite par madame Obligitte, dans ce style acide et blessant qui est propre aux dévotes en colère. Véronique la parcourut rapidement, sentit les larmes lui monter aux yeux et la posa sur la table.

—Peut-on voir? demanda le verrier, qui avait déjà la lettre entre les doigts.—Elle fit un léger signe, et du Tremble commença à lire haut, en s'interrompant de temps à autre, comme pour peser la valeur de chaque mot.

Madame Obligitte débutait en se plaignant du procédé de sa nièce, qui avait choisi «pour un semblable esclandre» le moment où la maison était confiée à sa garde. Assurément Véronique avait le droit de se réunir à son mari «qu'elle n'aurait jamais dû quitter»; seulement madame Obligitte déplorait que sa parente eût fait preuve de si peu de délicatesse en pareille occasion. «Enfin il fallait s'attendre à ne trouver partout que de l'ingratitude, et sur cette terre rien n'était plus commun que l'égoïsme.» M. Obligitte ferait parvenir au Four-aux-Moines le prorata de la somme de mille cinq cents francs, formant le revenu de la dot… Madame Obligitte terminait en faisant des voeux pour que «cette aventure réussît mieux que les précédentes» et pour que Véronique s'efforçât de rester dans son ménage, car, après ce qui s'était passé, «elle ne devait plus compter sur la maison de son oncle, au cas d'un nouveau scandale.»

Le verrier relut deux fois cette dernière phrase, et une lueur de satisfaction passa dans ses yeux. Son regard triomphant avait l'air de dire à Véronique:—Vous voyez comme vos parents vous traitent, et vous voilà maintenant à ma discrétion.

—Une aimable femme, votre tante! fit-il avec un rire ironique, elle a une façon tout originale de plaider ma cause… Suivrez-vous ses conseils?

—Mes intentions n'ont point changé, répondit la jeune femme, je demeurerai ici tant que j'y serai utile.

—Et où iriez-vous, je vous prie, puisque votre oncle vous refuse un asile?

Elle le regarda en face d'un air qui indiquait la ferme résolution d'en rester là, puis détourna la tête.

Il fronça les sourcils, se mordit les lèvres, puis d'un ton plus acerbe:

—Pardon, dit-il, je suis un sot, j'oublie toujours que vos affaires ne me regardent point.

Il lui tourna le dos et se rejeta dans son fauteuil avec le geste dépité d'un enfant à qui on refuse un joujou.

Pendant toute sa maladie, Bernard du Tremble s'était montré charmant. On eût pu croire que la généreuse démarche de sa femme avait subitement transformé son caractère, et qu'à la suite de cette crise heureuse, le vieil homme avait disparu pour faire place à un du Tremble tout neuf, plein de belles intentions. Il avait dépouillé ses habitudes grossières ou cyniques pour laisser reparaître le gentilhomme souple, insinuant et disert que Véronique avait jadis connu à Bronnenthal. Sa parole avait retrouvé ses inflexions les plus caressantes, et quand il remerciait Véronique, c'était avec des larmes dans la voix. Parfois même sa reconnaissance prenait des formes si tendres et se manifestait par de si vives démonstrations, que la jeune femme embarrassée se dérobait au plus vite à cette effusion qui lui répugnait. Il faisait de grands projets de travail. A l'entendre, l'oisiveté lui pesait et il avait hâte de remettre la verrerie en activité.—Patience! disait-il, j'étonnerai bien du monde; il s'agit de tout autre chose que de souffler de misérables fioles, je reprendrai mes expériences sur le verre mousseline et on verra merveilles!—En attendant, il faisait ses quatre repas, buvait gaiement un vin de Bordeaux que Véronique se procurait à grand'peine, et le soir, mis en bonne humeur par une facile digestion, il ne tarissait pas sur les qualités de «sa vaillante femme», se déclarant prêt à tout pour lui prouver sa gratitude.

A partir du jour où il connut la lettre de madame Obligitte, ses manières commencèrent à s'altérer; une nuance d'aigreur se mêla au miel de ses paroles, et sous ses caresses félines la griffe se fit légèrement sentir. La résignation qu'il avait montrée se mélangea d'accès d'irritabilité nerveuse, et les paroles cruelles alternèrent avec les mots aimables. Il ne parlait plus si souvent de ses travaux, mais il faisait fréquemment dans les bois environnants de longues promenades mystérieuses, d'où il revenait plus sombre et plus hargneux qu'au départ. Ses instincts mauvais reparaissaient comme ces essaims de mouches malfaisantes qui se dispersent à la première alerte et se reforment plus nombreux au premier calme. Un soir que le souper avait été maigre et que Véronique insistait pour que du Tremble se remît au travail:—Vous avez parbleu raison, dit-il en frappant du poing sur la table, il faut battre monnaie… Mon idée grandit, patience! tout ira bien. En attendant, il s'agit de garnir votre garde-manger… Je m'en charge!

Et comme elle semblait désireuse de connaître la façon dont il s'y prendrait:

—J'ai bon pied, bon oeil, reprit-il, et j'en remontrerais au plus fin braconnier… Pouvez-vous vous me prêter un louis ou deux pour acheter des engins de chasse?… Je réponds que le gibier ne vous fera pas faute!

La figure de Véronique prit une expression de découragement; elle lui livra sa bourse, où il puisa sans vergogne, puis la lui remettant, il lui saisit la main et la baisa longuement:—Merci, dit-il, vous êtes aussi bonne que belle, et vous êtes admirablement belle, le savez-vous?

Il ne lui lâchait plus la main. Véronique la retira brusquement et se dirigea vers l'escalier de sa chambre.—Vous partez déjà? s'écria le verrier déconcerté.—Elle répondit qu'elle était souffrante et disparut.

Quand elle fut seule, elle fit un geste de dégoût et plongea dans l'eau la main où les lèvres de du Tremble s'étaient posées. Ce baiser lui semblait une profanation. Elle se coucha et s'endormit d'un sommeil fiévreux. Au bout d'une heure, un bruit étrange la réveilla en sursaut. C'était comme le glissement d'un pas furtif montant avec précaution l'escalier de la cellule.—Elle fut prise d'un horrible battement de coeur.—Les pas s'arrêtèrent sur le palier; elle entendit un tâtonnement de doigts contre la serrure et l'effort d'une main essayant d'ouvrir la porte, heureusement verrouillée à l'intérieur.

—Qui est là? dit-elle d'une voix stridente.

Personne ne répondit. Les doigts cessèrent d'agiter l'olive de la porte; le glissement de pieds recommença plus timide et décroissant peu à peu, puis la maison retomba dans le silence..

Dès l'aube, Bernard du Tremble partit pour Saint-Gengoult afin d'y acheter ses munitions de chasse. Ce voyage avait encore un autre but. Bernard était impatient de savoir ce qu'on pensait là-bas de Véronique. Incapable de se sacrifier lui-même, il ne croyait pas au dévouement des autres, et attribuait la conduite de sa femme à un intérêt dont il ne démêlait pas bien les motifs. La fuite de Véronique, sa résignation, les termes blessants de la lettre de sa tante, tout cela lui semblait plein d'obscures équivoques. Dès qu'il fut arrivé à Saint-Gengoult, il se rendit dans un café, se mêla aux propos des habitués et amena habilement la conversation sur la famille Obligitte. Il fut bien vite au courant des commérages. La rupture du mariage d'Adeline et le brusque départ de Véronique avaient mis en ébullition les cerveaux des curieux, et dans leurs bavardages le nom de la jeune femme, uni à celui de Gérard La Faucherie, frappa plus d'une fois les oreilles du verrier…

Gérard, au lendemain même de sa dernière entrevue avec celle qu'il aimait, avait appris l'étrange disparition de Véronique. Il avait d'abord cru à un mensonge ou à quelque mot d'ordre; mais la nouvelle s'étant sérieusement confirmée, il était tombé dans un sombre abattement. Il se perdait en conjectures, en projets insensés, et toujours il venait se heurter contre l'inconnu et l'inexplicable. Parfois, irrité de son inaction, il s'élançait dans la forêt et se fatiguait à de vaines recherches à travers les gorges les plus ignorées. Puis il revenait au logis les pieds meurtris, le coeur désespéré, pâle, fiévreux, dans un état à faire pitié.—Ainsi se passèrent deux semaines. Madame La Faucherie, qui assistait chaque jour à ces poignants et silencieux désespoirs, n'avait pu encore se résoudre à faire connaître à Gérard la courageuse action de Véronique, dont M. de Vendières lui avait conté tous les détails; mais quand elle vit que les jours se succédaient sans diminuer l'agitation de son fils, elle se décida à lui révéler ce dénouement inattendu. Seulement l'égoïsme maternel triompha de sa sincérité accoutumée, et laissant ignorer à Gérard sa visite à Véronique, la pression morale qu'elle avait exercée et le sacrifice qu'elle avait obtenu, elle réduisit la démarche désespérée de la jeune femme aux dimensions mesquines d'une vulgaire aventure de ménage.—Si elle t'avait vraiment aimé, dit-elle à Gérard, aurait-elle quitté la maison de sa tante pour aller vivre avec un mari tel que M. du Tremble?

Le jeune homme pâlit affreusement:—C'est une calomnie! s'écria-t-il.—Sa mère, décidée à cautériser la plaie avec un fer rouge, poursuivit impitoyablement:—Les gens qui m'ont appris cette aventure ont vu madame Véronique au Four-aux-Moines…

Gérard regarda fixement madame La Faucherie, et un douloureux soupçon lui traversa l'esprit:—Ma mère, demanda-t-il, quand madame Véronique a quitté Saint-Gengoult, connaissiez-vous sa résolution?

—Je la connaissais, répondit-elle laconiquement.

—Et maintenant, poursuivit-il, pourriez-vous me jurer que vous n'avez rien fait pour amener ce départ?

Madame La Faucherie chercha d'abord à nier, mais pressée de questions et incapable de mentir longtemps, elle finit par tout avouer:—Ce que j'ai fait, murmura-t-elle d'une voix troublée, je l'ai fait pour ton bien… Je croyais sage de brusquer le dénouement d'une semblable folie.

—Ah! ma mère, dit Gérard, puissiez-vous n'avoir pas causé plus de mal avec votre sagesse que moi avec ma folie!…

Le lendemain, il partit en forêt, et deux heures après, il rôdait aux environs du Four-aux-Moines. Il errait comme une âme en peine autour de la verrerie, quand il entendit les grelots d'un convoi de brioleurs, et vit déboucher dans le chemin creux Cadet Brûlant, perché à chevauchons sur le premier mulet de la bande.

—Alliez-vous à la verrerie, monsieur Gérard, lui cria le brioleur… L'oiseau est déjà déniché… J'en sors, et j'ai appris que ce satané verrier est parti pour Saint-Gengoult dès le fin matin… Mais c'est égal, je ne suis pas fâché d'y être passé, j'y ai vu du nouveau…

Et il conta à Gérard qu'il avait été reçu par Véronique.—Saviez-vous qu'il était marié? continua-t-il; où diable ce païen de du Tremble a-t-il eu la chance de trouver un aussi joli brin de femme? Je vais porter la nouvelle à mes amis les charbonniers? Venez-vous avec moi jusqu'au Grand-Etang?

Mais Gérard avait d'autres projets en tête; il avait préparé d'avance une lettre informant Véronique de sa présence aux environs du Four-aux-Moines, et la suppliant de lui accorder un moment d'entretien. Il descendit à La Chalade afin d'y trouver un gamin disposé à porter son message, et laissa le convoi grimper lentement le sentier en zigzag qui monte dans la direction de la Louvière.

La vente du charbonnier Joël Dutertre était établie dans la coupe de la Louvière, non loin du Grand-Etang. Les huit fourneaux à charbon s'élevaient à la file sur le versant récemment exploité, d'où l'on apercevait, à travers les baliveaux, l'étang au fond de la gorge, avec sa ceinture de prés et d'oseraies. La fabrication du charbon touchait à sa fin; un seul fourneau fumait encore; la place des autres n'était plus marquée que par des amas de frasil noirâtre; la hutte était à demi effondrée, et sur le bord de la route, les mulets, chargés du modeste mobilier de la famille, secouaient mélancoliquement leurs grelots, tandis que la fille et la femme du charbonnier préparaient la soupe de midi à un feu de broussailles, et que les apprentis nouaient les derniers sacs de charbon, Joël Dutertre était assis près du fourneau encore allumé.—Le métier de charbonnier exige une attention soutenue et de longues veilles inquiètes; aussi à cette besogne les caractères les plus gais tournent facilement à la mélancolie, les tempéraments les plus flegmatiques deviennent nerveux et irritables. Le charbonnier est presque toujours grave, méditatif et taciturne.

Tel était Joël, et cette sombre disposition semblait encore aggravée ce jour-là… Le vieux Joël regardait alternativement d'un air morose sa femme, occupée à tremper la soupe, et sa fille Brunille, belle et sauvage créature, hâlée par la vie au grand air, et à demi décoiffée par le vent. Le charbonnier Dutertre était un homme dur, âpre au travail et âpre au gain. Toute sa vie, il avait peiné pour amasser quelques sous, et cet argent si difficilement gagné avait été prêté à Bernard du Tremble, dont la langue dorée avait embobeliné Joël. Le verrier avait promis des merveilles, mais depuis six mois ses belles promesses n'avaient encore donné que de la fumée. Du fond de sa solitude, le charbonnier apprenait de temps à autre que la verrerie chômait, et la veille il avait chargé Brûlant de passer au Four-aux-Moines pour savoir au vrai ce qu'il en était. Aussi, quand il entendit les sonnailles des mulets, Joël se leva brusquement, et accourut vers le brioleur.

—Bonjour à la compagnie! cria le bonhomme en sautant à terre, voilà une bonne odeur de soupe qui donnerait la fringale à un malade; je l'ai flairée d'une demi-lieue.

—Quelles nouvelles? demanda laconiquement Joël.

—Des nouvelles! fit Brûlant en se grattant la tête, j'en apporte plein mon sac; seulement, dame, j'aurais autant aimé ne vous les dire qu'après la soupe, car les mauvaises nouvelles coupent l'appétit.

En entendant ces mots la fille du charbonnier, Brunille, releva la tête, et ses grands yeux noirs scrutèrent avidement la physionomie du brioleur.—Va toujours! dit Joël.

—Eh bien, continua le brioleur, sachez d'abord que M. du Tremble nous a tous bernés comme des enfants… Il y a un mois qu'on n'a soufflé un gobelet d'un sou au Four-aux-Moines.

—Je le savais, murmura le charbonnier, mais il nous a promis de se remettre à travailler.

Brûlant fit entendre son sifflement familier.—Lui? il ne sait faire travailler que ses mâchoires!… C'est un galant qui aime deux choses: bonne chère et besogne faite… Savez-vous qu'il y a quinze jours un huissier a saisi le matériel de l'usine?

Le charbonnier frappa du pied avec colère:—Une saisie? s'écria-t-il, il avait donc emprunté ailleurs?… Il n'a pas eu honte de livrer notre seul gage! Et moi qui l'ai nourri et hébergé pendant des semaines, c'est moi qu'il choisit pour sa dupe, c'est à mes enfants qu'il prend le dernier croûton de leur pain!… Misérable!

—Calmez-vous, Joël! reprit Brûlant, tout n'est peut être pas encore perdu, ce renard de verrier a plus d'un tour dans son sac.—Il paraît qu'il est marié, et que sa femme a de quoi désintéresser les créanciers…

—Marié! murmura Joël étonné, est-ce sûr?

Brunille s'était levée toute frémissante.—Marié! répéta-t-elle, c'est une menterie!

—Ah! par exemple, dit le brioleur, blessé de ce démenti, je viens de voir sa femme au Four-aux-Moines, et je lui ai parlé…

Il y eut un moment de profond silence, puis tout à coup Brunille éclata en sanglots et se laissa tomber contre un tronc d'arbre.—Ah! le brigand!… il m'a trompée! s'écria-t-elle en croisant ses mains sur sa figure bouleversée.

Joël la regarda d'un air soupçonneux, changea de contenance et marcha droit vers elle.—Eh bien, grommela-t-il, pourquoi pleures-tu, toi?

Et comme le désespoir de la jeune fille éclatait plus fort, il la saisit par le bras et l'entraîna à l'écart.

Il la questionnait à voix basse; on ne pouvait saisir de leur entretien que le bruit des sanglots qu'entrecoupaient les réponses de Brunille;—seulement on devinait aux regards étincelants et aux traits contractés du charbonnier, qu'il entendait de douloureuses confidences. Tout à coup il repoussa violemment sa fille.—Ah! misère, s'écria-t-il, il nous a tout pris et ne nous laisse que la honte…

Il s'élança vers la hutte et reparut son fusil à la main. La mère s'était levée ainsi que Brûlant et ils coururent vers lui.—Que personne ne bouge! cria Joël d'une voix menaçante, laissez-moi!

—Eh! Joël, pour Dieu, qu'avez-vous? demanda Brûlant effrayé, et où voulez-vous aller à cette heure?

—Au Four-aux-Moines! répondit le charbonnier en armant son fusil.

Brunille poussa un cri déchirant, et tout à coup, se redressant brusquement, elle s'enfuit échevelée à travers bois.

VIII

M. du Tremble revint de Saint-Gengoult dans l'après-midi, les poches pleines de nouvelles, les lèvres pleines de sarcasmes, heureux d'avoir trouvé un moyen de rabaisser la fierté de sa femme; agité en même temps par de sourdes colères et une jalouse rancune. Dès qu'il eut franchi la grand'porte de la verrerie, il s'avança sur la pointe des pieds jusqu'à la fenêtre de la salle basse, et avec toute sorte de cauteleuses précautions, il se mit à épier Véronique à travers les vitres. La jeune femme était assise près de la table, le dos tourné à la fenêtre, mais elle ne brodait pas. Elle tenait dans ses mains la lettre de Gérard et la relisait. A la fin, elle la posa sur la table et parut s'abandonner à de pénibles réflexions, la tête penchée en avant et le front dans les mains. M. du Tremble quitta son poste d'observation et entra brusquement. Elle tressaillit, fit un mouvement pour cacher la lettre dépliée, puis, honteuse elle-même de cette dissimulation, elle rougit et resta immobile.

—Je vous dérange? dit le verrier en lui lançant un regard aigu.—En même temps, ses lèvres frémissantes essayaient un sourire railleur, et ses yeux ne quittaient pas la lettre sur laquelle la main de la jeune femme était posée.

—Pas le moins du monde, répondit-elle d'une voix légèrement émue… Elle plia la lettre et la glissa dans sa ceinture, puis elle ajouta:—je vous attendais et votre dîner est prêt.

Il répéta de nouveau son diabolique sourire et s'assit dans son fauteuil. Les jambes étendues, se frottant les mains, il la regardait aller et venir avec une activité nerveuse. Il observait ses yeux pleins de larmes, et il éprouvait une maligne jouissance à redoubler l'embarras de Véronique par cette persistante contemplation. Quand le dîner fut servi, il remarqua l'absence d'un second couvert, et lui demanda pourquoi elle ne se mettait point à table. Elle répondit qu'elle n'avait pas faim, et dépliant sa broderie, elle se mit à travailler.

—Ouais! reprit-il ironiquement, auriez-vous reçu de mauvaises nouvelles?

Elle fit un geste négatif.—On le croirait à voir votre mine défaite, continua-t-il en la regardant fixement; vos lèvres sont pâles et vos yeux gonflés comme si vous aviez pleuré. Vous vous ennuyez crânement au Four-aux-Moines… Hein?… Oh! n'en rougissez pas. La chose n'a rien d'étonnant et le logis n'est pas d'une gaieté folle. La compagnie d'un pauvre hère comme moi ne peut se comparer à celle des amis que vous receviez chez votre oncle?

—Que voulez-vous dire? balbutia Véronique en relevant la tête courageusement, dès qu'il eut risqué cette allusion qu'il accentuait encore de son ricanement sarcastique.

—Rien, répliqua-t-il, sinon que le Four-aux-Moines n'est pas un paradis et que, moi, je ne suis pas un ange.

Il lança un dernier éclat de rire et commença de manger. Il vidait son verre à petites gorgées, et ses yeux ne quittaient pas le profil pâle de sa femme, penchée sur sa broderie. Celle-ci, sans le voir, devinait la persistance de ce regard cynique qui se promenait sur toute sa personne, comme une chenille sur un beau fruit. Une angoisse douloureuse la possédait tout entière; ses doigts tremblaient; elle suspendit son travail, et, redoutant de laisser soupçonner son trouble, elle voulut rompre ce silence qui l'effrayait. Elle chercha une diversion, parla de la visite de Brûlant, des exigences des créanciers, avoua que sa bourse serait bientôt vide, et demanda à Bernard s'il ne songeait pas sérieusement à remettre la verrerie en activité.

M. du Tremble l'interrompit par un sifflement ironique:—Ah! ah! la verrerie!… Jolie ressource, ma foi! Croyez-vous bonnement que je n'aie qu'à dire à la porte de mes fourneaux: «Sésame, ouvre-toi!» pour y trouver des trésors? Avant de réaliser ma découverte, il faudrait manger beaucoup d'argent, et où en prendrais-je?

—Eh bien, répondit-elle, renoncez momentanément à votre idée, et entreprenez quelque chose de plus facile. L'essentiel est de sortir de l'impasse où vous êtes.

A ces derniers mots, il éclata:—Sortir de l'impasse! s'écria-t-il en frappant du poing sur la table, travailler!… Eh! en suis-je capable?… La solitude et la misère m'ont paralysé, je n'ai plus de coeur au ventre.—Il avala un plein verre de vin, et d'un ton plus animé:—Et cependant je dois sortir de l'impasse, comme vous dites agréablement, je le dois… Et je m'en tirerais peut-être si vous vouliez m'y aider.

Elle se tourna vers lui, et l'interrogeant à son tour avec ses grands yeux expressifs:—Que faudrait-il faire? demanda-t-elle.

Le verrier s'était levé.—Il faudrait, dit-il avec véhémence, être comme autrefois la chair de ma chair, ma compagne de tous les instants.

Elle frissonna involontairement, mais feignant de ne pas comprendre, elle reprit:—Depuis que je demeure ici, ne me suis-je pas dévouée, corps et âme, à vos intérêts?

Il sourit amèrement.—Vous m'avez donné à manger, répondit-il, et vous avez payé mes dettes… C'est de la charité cela; mais c'est de l'amour qu'il m'aurait fallu, et vous n'en avez jamais eu pour moi… Vous avez sans cesse élevé entre nous une muraille de dédain… Si vous voulez que je travaille, soyez vraiment ma femme.

A mesure qu'il parlait, les paroles le grisaient et l'exaltaient davantage. Ses yeux, ordinairement voilés, étaient devenus phosphorescents; ses lèvres étaient humides; sa voix, tantôt vibrante, tantôt assourdie, avait des intonations singulières. Véronique le vit s'approcher d'elle et elle se leva toute frémissante.

—Non, murmura-t-elle, ce que vous demandez est impossible.

—Et pourquoi? s'exclama-t-il.

—N'insistez pas! répondit-elle en se reculant vivement.

Dans le mouvement qu'elle fit, la lettre de Gérard, mal assujettie entre les plis de son corsage, tomba à terre. Quand la jeune femme s'en aperçut, le verrier avait déjà mis le pied sur le billet, et se baissant pour le ramasser:—Qu'est-ce que ce papier? murmura-t-il avec une intonation méchante.—Il déplia la lettre sans façon et ses yeux tombèrent sur la signature.—Gérard La Faucherie! reprit-il en ricanant, ha! ha! je m'en doutais… Voilà le pourquoi, et je n'étais qu'un sot!… Vous avez donné votre coeur à ce marjolet que j'ai vu ici… Un galant aux mains blanches et aux roucoulements de pigeon ramier!

—Monsieur! protesta Véronique indignée.

—Oh! vous avez beau vous en défendre, je sais tout… Vous aimez ce La
Faucherie.

—Eh bien, oui, je l'aime! répliqua-t-elle fièrement…. Il le sait et il sait aussi que je ne lui appartiendrai jamais.

—J'entends bien, interrompit Bernard avec amertume, vous êtes trop orgueilleuse pour devenir sa maîtresse, et comme je suis un obstacle, vous comptez que je mourrai un jour ou l'autre… Mais j'ai le coffre solide! s'écria-t-il en se frappant la poitrine.

Elle le regarda avec mépris et répondit:—Si j'avais pensé à ce que vous dites, est-ce que je serais venue ici?… Avez-vous déjà oublié dans quel état je vous ai trouvé?

—Non, certes! balbutia le verrier troublé… Je voulais dire que je puis vivre encore longtemps, et que nous sommes dans un pays où le divorce n'est pas permis…. Qu'espérez-vous donc?

—Rien… Je fais mon devoir; ne me le rendez pas trop pénible!

Elle était superbe de fierté dédaigneuse. Ses grands yeux d'émeraude regardaient du Tremble de haut et d'un air de menace. Le verrier était de ces gens qui s'enhardissent devant les faibles et rampent devant les forts. Il s'attendait à de l'embarras ou à des pleurs, et il se sentait rapetissé en face de cette nature énergique qu'il s'était vanté de terrasser. En même temps que l'énergie de sa femme lui imposait, l'expression passionnée des yeux de Véronique exerçait sur lui une magnétique influence. Il murmura quelques phrases incohérentes, grogna sourdement, et alla se rasseoir en face de son verre, qu'il se hâta de remplir et de vider rageusement.

—Je le sais, reprit-il d'une voix subitement câline, vous êtes une héroïne de roman, vous!… Dieu me garde d'oublier les services que vous m'avez rendus… Je vous en prie, calmez-vous, bien que vous soyez diablement belle quand vous vous fâchez… Que voulez-vous? je suis un rustre, moi, mais je vous aime, et la peur de vous voir partir me donne parfois une irritation qui me trouble la tête.

Elle secoua les épaules et dit d'une voix résignée et ferme:—Je vous ai promis de vivre près de vous… J'y resterai tant que j'y serai respectée.

—Parlons raisonnablement, Véronique, répliqua Bernard en se levant et en revenant vers elle; ne comprenez-vous pas qu'une pareille association est inacceptable aux conditions que vous y mettez?… Vous êtes belle, vous êtes jeune; moi, je suis un homme, et il y a des moments où je ne réponds plus de moi-même. Vous avez certainement fait un sacrifice en venant ici, achevez-le et redevenez ce que vous étiez jadis… Oui, poursuivit-il en s'échauffant, si vous voulez que vos promesses ne soient pas une moquerie, mettez votre main dans la mienne et soyez vraiment ma femme.

Il voulut lui prendre la main.—Non, dit-elle en se rejetant en arrière, non, je ne puis pas!

—Ah! s'écria-t-il avec un éclat de rire amer, je l'oubliais, vous en aimez un autre!—Il se mit à arpenter la salle et à se répandre en sarcasmes.—Un autre! murmura-t-il entre ses dents, un beau fils aux jolies manières… Aussi pourquoi me suis-je avisé de donner mon nom à la fille d'un sacré-mâtin? Au lieu d'épouser une bourgeoise, j'aurais dû prendre une fille des rues qui n'aurait pas fait la prude et m'aurait aimé à ma façon!—Il revint à elle, les yeux allumés et le cerveau déjà entrepris par l'alcool et la colère.—Vous ne pouvez pas?… C'est bientôt dit, mais moi je prétends être aimé. Vous êtes ma femme et j'ai la loi pour moi… Vous m'appartiendrez de gré ou de force!

—Vous ne ferez pas cela, s'exclama Véronique en essayant encore de l'arrêter du regard; vous… un gentilhomme!

Il recommença son ricanement familier.—Je suis un verrier, et vous savez ce que l'on dit de nous!—Il se plaça entre Véronique et la porte.—Nous sommes seuls, reprit-il en s'avançant vers elle, tu es ma femme, et je te veux!…

Véronique voulut se sauver dans la cour, mais il lui barra le passage et lui saisit les deux mains. Elle sentait déjà le souffle de Bernard effleurer son visage.—Laissez-moi! cria-t-elle avec un accent déchirant.

Au même instant on entendit un bruit de pas dans la cour.—Le verrier, surpris, lâcha subitement sa femme.—Vous vous trompiez, dit Véronique haletante, la verrerie n'est pas déserte et je vais dénoncer aux passants votre odieuse violence.

Elle courut à la porte avant qu'il eût pu faire un mouvement, l'ouvrit toute grande, et tout d'un coup recula en poussant une exclamation douloureuse. Gérard La Faucherie était debout sur le seuil.

IX

Le jeune homme s'était avancé, considérant alternativement Véronique, appuyée, contre la table, et Bernard du Tremble adossé à la cheminée. A l'aspect de ce visiteur inattendu, le verrier avait pâli, sa rage s'était accrue; il restait dans son coin, immobile, les poings fermés, les lèvres blanches. Il avait résolu de tenir tête à ce protecteur qui tombait des nues, mais les paroles s'arrêtaient dans son gosier desséché. Enfin il fit un effort, et, d'une voix sarcastique et tranchante:—Que signifie cette algarade, commença-t-il, et à quel hasard dois-je l'honneur de vous revoir, monsieur?

Mais Véronique s'était déjà élancée vers Gérard, et du geste lui imposant silence:—Ne répondez pas! s'écria-t-elle, c'est à moi de parler.—Elle se retourna vers le verrier:—Monsieur, reprit-elle, vos injures de tout à l'heure m'ont déliée de ma promesse, je reprends ma liberté et je pars… Mais avant, de m'éloigner, je tiens à vous dire que vos intérêts n'auront pas en souffrir. Une fois en sûreté, je prendrai des mesures pour désintéresser vos créanciers et vous mettre à l'abri du besoin… Adieu!

—Alors, s'exclama Bernard exaspéré, vous croyez avoir trouvé un moyen de vous débarrasser de moi en me jetant de l'argent comme à un mendiant… Pour qui me prenez-vous donc?… Ce ne sont pas des aumônes que je veux, entendez-vous!

Et comme Gérard s'avançait à son tour et voulait se placer entre lui et Véronique:—Et vous, monsieur, lui demanda-t-il d'un ton menaçant, m'expliquerez-vous à la fin de quel droit vous vous mêlez de mes affaires?

—Je vais vous le dire, riposta le jeune homme en le regardant en face, le moment est arrivé où nous ne devons plus nous payer de mots; si j'ai bien compris ce qui vient de se passer, vous avez voulu lâchement abuser de votre force pour insulter une femme; le hasard permet que je puisse protéger madame contre vous, et je l'accompagnerai où il lui plaira d'aller, sans me soucier de vos menaces et de vos violences.

—Ouais! fit Bernard d'un ton ironique, et selon vous, ces raisons-là suffisent pour que vous emmeniez ma femme!… Ah ça, et le Code civil, qu'en faites-vous, s'il vous plaît?

—La loi elle-même, repartit Gérard, est contre vous, puisqu'elle a prononcé votre séparation; mais il y a une loi qui est au-dessus des conventions et des formules, c'est la loi de la conscience, et elle me donne raison.

—Eh! que m'importe votre conscience? interrompit le verrier, je m'en soucie comme d'une prunelle!… et la société est de mon avis… Aux yeux du monde, le Code a gardé un certain prestige, et le Code défend à celle qui a été ma femme d'avoir un autre protecteur que moi.

Gérard voulut se récrier, mais Bernard lui coupa la parole.—Mordieu! poursuivit-il, prenez patience, nous causerons tous deux tout à l'heure… Pour le moment, c'est à elle que je veux parler… Oui, s'écria-t-il avec véhémence en s'adressant à Véronique, le mariage est une chaîne qui ne se brise qu'à la mort. Vous auriez beau fuir au bout du monde avec ce jeune fou, mon souvenir se dresserait entre vous deux comme une menace, pour lui rappeler que vous avez été ma femme, et pour vous crier à vous que vous l'êtes encore, car vous portez mon nom et vous êtes enchaînée à moi par la loi et par Dieu.

Véronique frissonna. Il vit que ses paroles avaient porté et continua sur le même ton avec une vigueur éloquente dont on l'eût cru incapable:—Allez maintenant, s'écria-t-il, abandonnez-moi comme un chien. Vous m'avez déjà laissé une fois et vous savez dans quel bourbier vous m'avez retrouvé!… Vous répondrez de ce que le désespoir va me conseiller…—Puis il se mit à peindre son abandon et sa misère avec une verve si enragée, que Véronique et Gérard lui-même se sentirent un moment ébranlés. Peut-être au fond était-il sincère et plus sérieusement épris de sa femme qu'il n'aurait voulu? Peut-être aussi avait-il peur d'une nouvelle lutte solitaire contre les difficultés de la vie?… Dans cette nature profondément dissimulée et dépravée, on ne savait jamais où finissait le comédien et où commençait l'homme. Il se faisait son procès à lui-même, s'injuriait et se frappait la poitrine.—Oui, poursuivait-il, je suis un misérable, je le sais, et j'aurais dû crever quand vous m'avez trouvé sur mon grabat; c'eût été justice… Mais me rejeter aujourd'hui dans la boue après m'en avoir tiré, ce serait de la cruauté, ce serait une infamie!… Vous ne ferez pas cela, Véronique, vous serez clémente!

Et comme elle secouait la tête d'un air désabusé:—Tenez, s'écria-t-il en se jetant à genoux, me croyez-vous maintenant suffisamment humilié. Je vous en supplie, ne me laissez pas seul… La solitude me fait horreur!

—Rester est au-dessus de mes forces, répondit enfin la jeune femme, tout ce que je puis vous promettre, c'est de me retirer dans un couvent dès que je vous aurai quitté.

—Eh! riposta Bernard en se relevant furieux, que m'importe que vous soyez cloîtrée, si je reste seul!—Il avait repris son ton hargneux et agressif.—Allons, grommela-t-il, c'est moi qui vous délivrerai de vos serments.—Il se tourna brusquement vers Gérard:—A nous deux maintenant, vociféra-t-il, nous allons nous couper la gorge, monsieur, car l'un de nous est de trop ici, et je vous hais!

—Je vous méprise, répliqua le jeune homme en le regardant droit dans les yeux, mais puisque vous le voulez, je suis à vos ordres.

Il fit quelques pas vers le verrier et du geste lui montra la porte. Ils étaient déjà sur le seuil quand Véronique s'élança entre eux.—Arrêtez! s'écria-t-elle.—Elle repoussa Bernard dans la salle et ajouta d'une voix sourde:—Assez de violence, mon parti est pris… Je resterai.

Puis elle retourna vers Gérard qu'elle entraîna dans la cour.—Vous le voyez, murmura-t-elle, je dois vivre ici jusqu'au bout.

Le jeune homme ne voulait rien entendre.—Non, reprenait-il avec force, laissez-moi vous venger de ce misérable!

—Tout plutôt que cela! dit rapidement Véronique, vous ne devez pas le tuer et il ne faut pas qu'il vous tue… Songez à votre mère.

Ils demeurèrent un moment silencieux en face l'un de l'autre. Le jour baissait, au delà du mur de la cour le soleil se couchait, rouge, derrière la forêt, et l'on voyait se dessiner en noir sur le ciel les talus de sable du taillis et les arbres de bordure dominant la cour.

—Adieu, reprit-elle, mon souvenir vous suivra, et c'est le meilleur de moi-même.

—Non, il est impossible que vous retourniez dans cet enfer! protesta
Gérard.

—La vie est courte, soupira-t-elle d'un ton résigné, rentrez au Doyenné et dites à votre mère que j'ai fait mon devoir.

On entendait le verrier piétiner et s'impatienter dans la salle.—Est-ce fini? cria-t-il d'une voix brève.

—Adieu! murmura encore Véronique, et elle rentra.

Mais elle avait à peine mis le pied sur le seuil que la porte de la cour s'ouvrit et Brunille échevelée, haletante, apparut aux yeux de Gérard.

—Bernard! Bernard! s'écriait-elle d'une voix pleine d'épouvante.

Du fond de la salle, le verrier avait reconnu cette voix désespérée; il poussa un horrible juron, écarta Véronique et fit quelques pas dehors.

—Ah! reprit Brunille en l'apercevant, Bernard, tu es perdu… Mon père me suit, je lui ai tout dit… Sauve-toi!

Pâle, le verrier regardait d'un air exaspéré Gérard qui était resté dans la cour, et Brunille qui se tordait les mains. Tout à coup celle-ci tourna la tête du côté du talus qui dominait le mur et poussa un grand cri. Au même moment deux coups de fusil partaient de la lisière, Bernard du Tremble pirouetta sur lui-même et alla tomber la face dans les herbes du pavé.

Des bûcherons, attirés par les détonations et par les cris de Brunille, accoururent et aidèrent Gérard à relever le verrier. Le charbonnier n'avait pas manqué son coup; Bernard avait une balle au coeur et une balle dans la tête, et on ne ramassa qu'un cadavre.

* * * * *

Gérard ramena Véronique à Saint-Gengoult.—Aujourd'hui ils sont mariés et vivent au Doyenné avec madame La Faucherie.

Le Four-aux-Moines est redevenu désert; je l'ai visité l'an passé, à l'automne, et je n'ai plus trouvé qu'une ruine.

* * * * *

Novembre 1867-Avril 1868.

NOTES

[1: «Petit gentilhomme de verre, Si vous tombez à terre, Adieu vos qualités.»

(Épigramme de Mainard.)]

[2: Muletier.]

[3: Hâzi, brûlé, racorni, nom que les paysans donnent aux gentilshommes verriers.]

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