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Gringalette

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The Project Gutenberg eBook of Gringalette

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Title: Gringalette

Author: Hugues Rebell

Release date: September 21, 2013 [eBook #43782]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by the Online Distributed Proofreading Team at
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK GRINGALETTE ***

HUGUES REBELL

Femmes châtiées.—Deuxième série

Gringalette

  • Un Jeu de Femme
  • Les Révoltées de Brescia
  • La Comédie chez la Princesse
  • La Crinoline

PARIS
LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES PARISIENS
13, Faubourg Montmartre, 13

1905

Il a été tiré de cet ouvrage cinq exemplaires sur Japon impérial, numérotés de 1 à 5, et cinq cents sur papier de Hollande numérotés de 6 à 505

Le présent est No

Droits de reproduction et de traduction réservés.

GRINGALETTE

Par suite d'un incendie qui s'était déclaré la veille, après le spectacle, et qui promptement étouffé, avait causé quelques dégâts, le cirque Cusani faisait relâche. Bichot Lagingeole, le clown favori du public, dont le nom éclatait en grosses lettres sur tous les programmes comme s'il devait en être l'attrait principal, Bichot qui ne pouvait montrer son long corps dégingandé et sa face ahurie, taillée en sabre, sans mettre en gaieté toute une salle, Bichot se reposait ce soir-là de ses farces triomphales et fatigantes. Mais habitué à veiller fort tard et ayant dormi tout le jour il n'avait point sommeil; aussi se leva-t-il à peu près à l'heure de la représentation, plus embarrassé par ce congé inattendu que par les exercices les plus difficiles. Il se demandait à quoi il allait bien employer son temps.

—Si nous nous promenions? dit-il enfin.

Il laissa son chapeau pointu et sa culotte bouffante à un clou de sa logette, et revêtit un costume de ville fort commun et déjà râpé, mais qui ne laissait en rien deviner l'acrobate, puis il alla chercher la petite Juzaine qui était à l'écurie auprès de la belle jument blanche Reine-de-Mai.

—Allons, Juzaine, vite! mets-toi quelque chose sur la tête, prends ton manteau. Nous allons en ballade.

—Oh! chic! s'écria la fillette qui bondit aussitôt de l'écurie dans le couloir, s'élança légèrement vers la logette du clown et revint un instant après, habillée pour sortir.

Bichot lui prit la main et ils montèrent les étroites ruelles de la butte Montmartre. Tout en haut, rue Gabrielle, Bichot connaissait un petit restaurant où il allait quelquefois déjeuner ou jouer à la manille. Il se proposait d'y souper avec Juzaine.

Ils étaient sans doute pressés d'arriver et dans leur hâte ils ne se parlaient point, mais on remarquait chez le clown à sa manière de tenir Juzaine, de régler sa marche sur celle de l'enfant, de se pencher de temps à autre vers elle, comme une affectueuse sollicitude.

Juzaine paraissait avoir une douzaine d'années. Bien qu'elle ne vînt pas même à l'épaule de son compagnon, elle était déjà grande, elle était surtout joliment grassouillette, et, sous ses beaux cheveux d'un blond pâle, son teint avait l'éclat et la fraîcheur rosée dont Rubens se plaît à embellir ses nymphes et Hoppner ses gracieux visages de jeunes filles.

Elle semblait aussi toute heureuse d'être à côté de Bichot; sautait les flaques d'eau et descendait les trottoirs avec des gambades et des élans de plaisir.

Au cirque on prétendait qu'elle était la fille du clown; la vérité est qu'il l'avait ramenée de Belgique; on ne savait rien de plus. Il lui témoignait une tendresse toute paternelle à laquelle il mêlait peut-être une passion moins désintéressée et qui n'aurait pas été innocente si Juzaine avait eu l'âge d'y répondre.

A l'entrée de la rue Gabrielle, Juzaine abandonna la main de son compagnon et se mit à courir.

—Je vais en avant, cria-t-elle, je veux voir ce qu'ils vont nous donner à briffer.

Bichot voulut courir derrière elle, mais à était-elle arrivée au restaurant qu'elle revint sur ses pas.

—Tout est fermé, dit-elle, les volets sont sur les vitres.

—Il y a peut-être du monde à l'intérieur, fit Bichot étonné, mais non, je ne vois pas de lumière aux fenêtres.

A ce moment il aperçut une ombre contre la porte. Une fillette était assise sur le seuil.

—Que fais-tu là, Gringalette? lui demanda le clown.

—J'fais rien, répondit l'enfant avec un accent triste et découragé.

—Où sont ton papa et ta maman?

—J'sais pas. Ils les ont emmenés.

—Qui les a emmenés?

—Les flics.1

[1] Les sergents de ville.

—Et pourquoi, sang d'un taureau! Qu'ont-ils fait? Qu'est-il arrivé?

—J'sais pas.

—Alors tu es toute seule dans la maison?

—J'suis pas dans la maison. J'suis dehors. Quand j'suis arrivée de l'école, ce matin, tout était barricadé.

—Et où as-tu mangé?

—J'ai pas mangé... depuis hier.

—Pauvre gosse! s'écria Bichot ému. Eh bien, viens avec nous.

Gringalette ne demandait pas mieux. Juzaine et Bichot n'étaient pas des étrangers pour elle. Souvent, le soir, lorsqu'elle venait leur servir de la bière ou du lait, le clown la faisait asseoir à ses côtés, malgré les cris de la patronne qui ne voulait pas que sa fille «fainéantât», et les deux enfants ouvraient de grands yeux, ou éclataient de rire de compagnie aux merveilleuses histoires que leur contait Bichot.

Il les fit entrer dans un café, demanda des saucisses, de la choucroute, du poulet, des oranges, une bouteille de vin; et Gringalette, après s'être jetée sur les victuailles avec une voracité de chienne affamée, après avoir honoré de ses jolies dents jusqu'aux os et aux écorces, oublia son chagrin, et montra la plus vive gaieté.

La soirée se passa en plaisanteries qui, comme de coutume, égayèrent aux larmes Juzaine et Gringalette. Vers minuit, comme la plupart des clients se retiraient et qu'on éteignait le gaz ici et là, le clown demanda:

—Où vas-tu coucher, ma petite Gringalette?

L'enfant ne souffla mot et redevint triste.

—Allons! dit Bichot, tu n'es pas grosse, et Juzaine, je pense, voudra bien te faire une petite place dans son lit. N'est-ce pas, Juzaine?

Pour toute réponse, Juzaine se jeta au cou de Gringalette et l'embrassa avec emportement.

—J'espère que vous serez de bonnes amies!

—Mais nous le sommes déjà! répliqua Juzaine.

—Et que vous ne vous disputerez pas trop, ajouta Bichot en souriant.

Ils rentrèrent au Cirque Cusani et le clown assista à leur coucher. Gringalette était toute honteuse parce qu'elle ne savait comment cacher toute la misère de ses vêtements qui, croyait-elle, devait mieux apparaître à la lumière de la lampe électrique qui ne laissait dans l'ombre aucun coin de la logette. Elle serrait ses jambes maigres et gauchement dénouait ses bottines éculées, s'imaginant toujours que les yeux du clown et de Suzanne étaient fixés sur les trous de ses bas et les déchirures de son jupon. Enfin à demi déshabillée et sur l'invitation de Bichot, elle s'allongea dans le lit, et, un instant après, Juzaine venait s'étendre à côté d'elle.

Le clown regarda les deux enfants dont les têtes se touchaient, comme liées l'une à l'autre par leurs cheveux mêlés. Du même âge à peu près que Suzanne, Gringalette était loin d'avoir le charme rose et grassouillet de sa compagne de lit; maigriotte, noiraude, elle n'offrait rien d'agréable, au premier coup d'œil, mais pour peu qu'on l'examinât, on était attiré par ses yeux singuliers; tantôt d'une reposante douceur, tantôt d'un étrange éclat, ils n'avaient point la naïve indifférence de leur âge, mais variaient sans cesse d'expression au point de laisser tout ignorer de l'âme qui les illuminait: âme de femme déjà, peut-être bonne, peut-être perfide, certainement passionnée.

Après les avoir contemplées un instant, le clown se pencha vers Juzaine et lui donna un long baiser qu'on lui rendit, puis il souhaita le bonsoir à Gringalette. En se couchant, il les regarda encore. Déjà Juzaine était endormie, quant à Gringalette il l'entendit sangloter. Il revint à leur lit. Les joues de Gringalette étaient humides de larmes.

—Voyons ma petite Gringalette, qu'as-tu à pleurer comme ça?

Elle ne répondit point d'abord; enfin, comme il la pressait:

—J'ai, j'ai... que tout à l'heure tu ne m'as pas embrassée!

Bichot ne voulut pas, pour si peu, prolonger la peine de Gringalette.

—Quelle gosse, tout de même, répétait-il, quelle gosse, nom d'un taureau!


Gringalette resta au cirque. En allant aux nouvelles Bichot apprit que les parents de la petite étaient soupçonnés d'avoir participé à un vol, suivi d'assassinat, qui avait eu lieu quelques mois plus tôt. Que deviendrait-elle s'il n'en prenait pas soin? Dans la rue, ou aux enfants assistés, son sort devait être à peu près le même. Il gagnait assez pour la nourrir; ce serait une camarade pour Juzaine, et plus tard peut-être deviendrait-elle une artiste.

En attendant que la vocation de Gringalette lui fût clairement révélée, il s'occupait surtout de Juzaine. Mais à voir avec quelle exactitude attentive il dirigeait les exercices, on n'eût rien deviné de la tendre affection qui l'attachait à l'enfant. C'était un maître sans indulgence, soucieux seulement de développer et de mettre en valeur les talents de son élève. C'était peut-être aussi plus qu'un maître.

Chaque jour, dans l'après-midi, un valet d'écurie amenait Reine de Mai, la jument blanche, dans l'arène; elle s'arrêtait brusquement en secouant deux ou trois fois sa belle tête et en s'ébrouant pour se préparer à la course. Alors, toute légère, toute fine, sous une grosse robe en toile, pliant sur ses jambes, puis bondissant très haut, mue, eût-on dit, par des ressorts, arrivait Juzaine. Le valet lui tendait le creux de la main pour qu'elle y mît le pied et sautât sur le cheval.

—Non! non! criait une voix. Pas de bêtises! Qu'elle monte toute seule!

C'était Bichot qui arrivait un long fouet à la main.

Obéissante, Juzaine s'appuyait sur le garrot de la jument, se haussait sur la pointe du pied, puis d'un élan vif, elle était montée. Reine de Mai, bonne, docile, avant de sentir battre contre sa peau les petites jambes de la cavalière, ne se serait pas d'elle-même permis le moindre mouvement, mais Bichot se montrait moins patient, et d'un claquement de fouet il forçait la jument à partir; parfois Juzaine n'avait pu encore s'enlever et elle restait une ou deux minutes accrochée à l'encolure ou bien, mal assise, elle glissait très vite à terre et il lui fallait remonter sans que Reine de Mai interrompît sa course.

Juzaine accomplissait d'autres prouesses et devenait une très habile écuyère. Bichot voulait qu'elle se tînt debout sans selle sur Reine de Mai, et qu'elle dansât au trot de la jument. La fillette n'y arrivait pas sans peine; d'autant que Bichot ne laissait passer aucune faute. Une cinglade à la croupe de la jument, et une autre, dirigée plus haut, plus doucement, mais qu'une jeune chair devait néanmoins sentir, punissait à la fois la bête et l'enfant comme s'ils ne formaient qu'une seule et même personne.

—Allons! recommençons! criait Bichot.

Et toute rouge de honte, la chevelure dénouée, les yeux pleins de larmes, la jupe collée aux flancs, Juzaine essayait de faire mieux ou du moins de contenter son professeur.

D'ordinaire les exercices se terminaient par une course aux cerceaux qui rendait Juzaine comme folle. Folle du désir de bien faire, folle de s'agiter ainsi dans l'espace, folle de la peur de tomber, folle de la crainte des coups de fouet. Et Bichot aussi semblait fou à ce moment. Les claquements et les cinglades se succédaient au hasard, accompagnant le trot régulier de Reine de Mai.

—Plus haut, plus haut! criait-il aux valets d'écurie perchés sur les escabeaux qui levaient au passage de l'écuyère les grands cercles de papier.

Et plus haut dans l'air s'élançait Juzaine; les mains collées au corps, crevant et déchirant la soie des cerceaux, retombant tantôt debout, tantôt assise sur la jument, et laissant une minute dans le vent de la course entrevoir sous la robe soulevée son joli derrière épanoui où l'exercice et les coups de fouet dessinaient peu à peu une double rose.

Soit économie, soit sévérité de maître qui tient à ce que ses élèves sentent bien ses remontrances, Bichot voulait que Juzaine réservât ses maillots pour la représentation. Peut-être aussi cette exigence avait-elle une autre cause; on en était même persuadé lorsqu'on voyait de quels yeux brillants il suivait cette voltige et ces apparitions blanches, puis pourpres, de la chair, tendue, arrondie, pareille à un astre en feu environné de nuages, au milieu de la jupe envolée et des papiers épars.

Et de plus en plus insensé il fouaillait et criait sans interruption jusqu'à ce que hors d'haleine il donnât d'un geste l'ordre de finir.

Alors Reine de Mai, s'arrêtant brusquement, Juzaine, toute rouge, toute haletante, sautait à terre et tombait dans les bras de Bichot qui oubliant sa sévérité de tout à l'heure l'étreignait avec une tendresse passionnée, baisait les yeux en larmes et les joues tout humides de la fillette.

—Une autre fois, par exemple, ma petite, disait-il, il ne faudra pas attendre trois tours de cirque pour sauter.

Mais le reproche était prononcé d'une voix douce comme une caresse.

Gringalette assistait à ces exercices dans une complète immobilité. Elle ne perdait pas de vue Juzaine un seul instant, les yeux illuminés d'on ne sait quel désir.

Tous trois rentraient dans la logette où Bichot, quand il était content, versait à Juzaine un petit verre de malaga. Une fois Gringalette prit le verre des mains de Juzaine et le tendit au clown pour qu'il le lui remplît. Il eut un moment d'hésitation.

—En veux-tu, aussi, toi? C'est pas pour les fainéantes, tu sais, fit-il, en riant.

A ces mots Gringalette retirait son verre, sans souffler mot, demeurait un instant la tête basse, puis éclatait en sanglots. Bichot se retournait vers elle et la considérait avec surprise.

—Je voudrais bien savoir quelle araignée trotte dans sa ciboule, par exemple! Lui ai-je refusé du malaga? Tiens, voilà la bouteille; bois-la toute, ma fille, et soûle-toi. Ça m'est bien égal!

Mais Gringalette repoussait la bouteille en haussant les épaules.

—Pourrais-je savoir quelle indisposition a Mademoiselle? demandait Bichot de plus en plus étonné.

Gringalette ne répondit rien.

—Laissons-la marronner, et allons manger un morceau avant la représentation.

Il allait partir quand se ravisant:

—Tu ne viens pas, Gringalette? Nous n'avons pas le temps d'attendre!

La faim décidait la petite à sortir avec ses compagnons, mais elle marchait derrière eux, et au restaurant elle s'asseyait sans prononcer une parole. Cependant elle essuya ses larmes et fit grand honneur à l'omelette savoureuse que le garçon venait de servir; aussi Bichot crut-il le moment arrivé d'obtenir une explication.

—Gringalette, nous direz-vous à présent pourquoi vous êtes ce soir gentille comme un crin et riante comme une porte de prison?

Alors sans se presser, en regardant son assiette, et d'une voix entrecoupée:

—Pourquoi que vous m'avez appelée fainéante?

—Moi, je t'ai appelée fainéante? C'était donc pour plaisanter.

—Non, non, continua-t-elle, c'était pas pour plaisanter. C'est vrai que j'suis fainéante, mais à qui la faute? Est-ce que je voudrais pas turbiner comme Juzaine, est-ce que je ne voudrais pas m'cavaler, sur Reine-de-Mai ou sur l'Arabe, est-ce que j'serais pas capable d'être écuyère, moi aussi?

—Ecuyère! ma pauvre Gringalette, mais c'est difficile d'être écuyère: tout le monde n'y arrive pas.

—Vous ne savez pas si je pourrais le devenir. Vous ne m'avez jamais fait monter à cheval!

—Tu y monteras, je te promets. Et tu verras comme c'est agréable. Ton derrière recevra le fouet plus souvent peut-être qu'il ne le désirerait.

—Je recevrai des coups... parce que ça vous amusera de m'en donner.

—Oh! ça ne m'amusera pas, mais je ne connais pas d'autre manière d'apprendre... M. Cusani et n'importe quel écuyer serait à ma place qu'il n'agirait pas différemment.

—Eh bien, dit résolument Gringalette, on me fouettera. Tant pis!

Juzaine se mit à rire.

—Mademoiselle Gringalette, dit-elle, je vois bien, consentirait à avoir les fesses à vif pour venir tirer sa révérence au public et faire la gracieuse. C'est que Mademoiselle Gringalette aime les applaudissements et les succès, et je comprends ça, quand on est si jolie!

Elle s'arrêta, effrayée du regard étincelant de sa compagne.

—Oui, s'écria Gringalette, j'aimerais les succès et les bravos, et les messieurs qui vous lancent des fleurs et des oranges. Est-ce que tu ne les aimes pas, toi? Pourquoi ne les aimerais-je pas aussi, moi? Parce que j'suis moins gironde? Mais tu ne t'es donc pas regardée, ma pauv'petite, tu as une tête de veau, oui, je le répète, une tête de veau!

Et elle éclata d'un rire forcé et sonore tandis que Juzaine, les poings menaçants, se rapprochait d'elle et lui jetait à la face toutes les plus grossières injures qu'elle connaissait.

—Espèce de crève-la-faim, finit-elle par dire, on ira te boucler dans le ballon,2 avant qu'il soit longtemps, avec tes sales dab et dabuche3.

[2] Prison.

[3] Tes père et mère.

—Allons, silence, Juzaine, dit Bichot, et toi, Gringalette, asseois-toi, tout de suite!

—Elle insulte mes parents, la canaille, grondait Gringalette, qui s'était jetée sur Juzaine, et, saisissant un couteau sur la table, le brandissait contre elle.

Bichot dut lui arrêter le bras.

—Du calme, voyons!

—Non j'me calmerai pas. Puis, c'est vous qui êtes cause de tout ça. Pourquoi que vous m'avez prise et pourquoi que vous me gardez puisque j'suis bonne à rien. Dites-le donc!

—Mais je te trouve bonne à quelque chose. J'ai parlé hier de toi à M. Cusani. On te fera danser la valse, le quadrille et les rondes dans la pantomime du prochain carnaval.

Gringalette s'était subitement radoucie.

—Vrai? je danserai au Carnaval?

—Puisque je te le dis.

—Et je monterai à cheval?

—Oui, mais plus tard. Attends un peu. A présent il faut que nous revenions au cirque pour la représentation. Mais avant vous allez me faire le plaisir de vous embrasser gentiment, comme de bonnes camarades.

—Elle m'a appelée tête de veau, fit Juzaine en pleurnichant.

—Elle a dit des cochonneries sur ma famille.

—Avec ça que tu n'en disais pas autant sur ta sainte famille quand ils venaient de te trousser le jupon devant nous pour te rincer le derrière!

—Qu'on parle mal de papa, j'le défends pas, parce que d'abord, c'est pas mon père et puis y a d'autres raisons... mais maman, c'est pas la même chose, j'veux qu'on la respecte, et si Juzaine avait le malheur de lâcher un mot comme tout à l'heure!...

—Elle ne recommencera plus. Embrassez-vous maintenant. Il est tard. Il faut que nous rentrions.

Les deux fillettes obéirent à contre-cœur. Elles se tendirent et se touchèrent la joue en détournant les yeux l'une de l'autre. C'était la paix que souhaitait le clown, mais une paix bien provisoire. Les adversaires semblaient encore trop animées de colère pour suspendre longtemps les hostilités.

Dans la nuit Bichot fut réveillé par des cris; il éclaira aussitôt la logette: les cris cessèrent, mais il vit le drap qui recouvrait le lit des fillettes se soulever en des mouvements lents ou subits; les épaules sombres de Gringalette apparurent, puis la nuque blonde de Juzaine comme si successivement elles se vautraient l'une sur l'autre pour s'étouffer.

Le clown se leva, fut devant le lit d'un bond, découvrit les corps enlacés; les dents qui mordent; les mains qui s'étreignent enchaînées, ou libres vont pincer, égratigner, meurtrir la chair; les derrières tendus, gonflés par l'effort ou aplatis par la défaite. Les combattantes étaient d'égale force; en une minute tour à tour Juzaine était sur Gringalette; puis Gringalette sur Juzaine.

—Ah! saloperies! gronda-t-il.

Et, les tirant avec violence par les cheveux, il les eut bien vite séparées; à toutes deux avec une impartiale libéralité, il gifla les joues, claqua les fesses. Gringalette était haletante, mais elle ne paraissait ni surprise de la soudaine intervention du clown, ni fatiguée de la lutte. Elle ne songeait pour le moment qu'à protéger son derrière; aux premiers coups du clown, elle s'était vite placée sur le dos, et les cuisses, les reins collés au drap, elle luttait de toute sa force contre Bichot qui avait entrepris de la retourner sur le ventre pour lui administrer, à l'endroit le moins osseux de sa personne, une vigoureuse correction.

—C'est Juzaine qui a commencé, disait-elle.

—Non, c'est elle, reprenait Juzaine, qui s'était mise à pleurer.

Bichot, arraché à un sommeil dont il avait grand besoin, n'était pas en humeur de faire le justicier.

—Eh bien! que je vous entende encore, se contenta-t-il de dire, et je vous promets que cette fois vous n'écoperez pas!

Gringalette eut un coup d'œil d'aspic pour sa compagne. Le clown n'avait pas donné raison à Juzaine; cela lui parut un premier triomphe.

La nuit se passa sans autre incident.

Le lendemain, Mlle Amélia Cusani, la fille du directeur, devait monter en haute école. Comme le costume adopté pour ce genre d'exercice est assez simple, Mlle Cusani tenait à le relever par le luxe de quelques joyaux précieux et d'une cravache à pomme d'or d'un travail délicat et enrichie de merveilleuses émeraudes. Quelle ne fut pas sa surprise, au moment de s'habiller pour la représentation, de ne pas voir à côté de sa jupe d'amazone et de son haut-de-forme la cravache qu'elle venait d'y placer quelques minutes auparavant. Elle la fit chercher par les écuyers. Elle-même courut en chemise par tout le cirque, comme affolée de cette perte. On ne la trouva point. Elle était si désolée qu'elle ne voulait pas paraître en public. Son père dut l'y contraindre. Quel dépit lorsqu'elle dut se montrer avec une cravache vulgaire de quelques francs! Elle en pleurait de rage.

—Mademoiselle, dit un écuyer à la fin de la représentation, je viens de retrouver votre cravache.

Le visage de la jeune fille s'illumina.

—Où donc cela?

—Dans la loge de Bichot, sur le lit de Juzaine.

—La petite coquine! Elle voulait me la voler, c'est sûr!

Et comme Juzaine passait dans un couloir, en toilette de cirque, elle l'arrêta brusquement par le bras.

—C'est vous qui avez pris ma cravache?

—Moi, Mademoiselle!

—Oui, vous. Ne faites pas l'étonnée. Cela ne servirait à rien. Je suis édifiée sur votre compte.

A ce moment, M. Cusani accourut.

—Ah! j'en apprends de belles. Vous êtes une escroqueuse, il paraît?

—Je ne sais pas ce que vous voulez dire, Monsieur.

—Comment osez-vous, répliqua Cusani, filouter vos maîtres, friponne que vous êtes! Vous êtes aussi maladroite dans vos actes que dans vos façons. Vous deviez bien penser qu'en volant ce soir la cravache de ma fille sans la mieux cacher, vous seriez découverte.

Juzaine écoutait avec stupeur; on eût dit qu'on lui parlait une langue inconnue dont elle n'entendait pas un mot. Quand M. Cusani eut achevé, elle rougit de honte: elle avait compris enfin!

—Monsieur, dit Juzaine, vous n'avez pas le droit de me soupçonner sans raison, et je ne vous permets pas de m'accuser ainsi en public!

—Ah! tu ne me permets pas... je vais te demander la permission peut-être.

—Vous êtes un insolent.

—Si tu le prends sur ce ton-là, nous allons voir ça, par exemple! Comme je vais te rabattre le caquet et moucher ton esbrouffe!

Tout en parlant de la sorte, le gros Cusani s'était jeté sur Juzaine qui, vainement, avait essayé de fuir, repoussée vers lui par Mademoiselle Cusani, par les écuyers et les valets. Il l'avait acculée à l'écurie et, après une courte lune, il la força de s'agenouiller et la traîna vers une stalle vide, la tête tournée vers le ratelier. Toute une foule, parmi laquelle se trouvaient des spectateurs, les suivait, très intéressée.

—Nous allons voir à présent si tu fais la faraude, ma fille.

Et il releva les jupes légères qui formèrent au-dessus des reins comme une vaste auréole. De Juzaine, dans cette attitude, la tête, les épaules étaient complètement cachées; les pieds disparaissaient presque sous la paille de l'écurie; on n'apercevait que les fesses grassouillettes, un peu foncées par la clarté du tulle qui les environnait, saillantes, tendues malgré elles, et si bien en chair, si serrées par la frayeur que la fente s'en distinguait à peine sous le maillot collant et rosé. On eût dit, sous les larges feuilles d'un arbuste des tropiques, un beau fruit, à peine mûr, mais qui ravit déjà les yeux.

Mlle Cusani contemplait avec un visible plaisir ces grâces secrètes que Juzaine n'avait jamais laissé deviner qu'une seconde, dans une rapide voltige, et qu'elle offrait en spectacle, ce soir-là, malgré elle, pour qu'on les flétrît, et dans une posture qui les rendait ridicules. Gringalette, se faufilant au milieu du public, était arrivée auprès de sa jeune directrice et, comme elle, se délectait à cette humiliante exposition, non moins qu'à la pensée des sévices cruels qu'annonçaient ces préparatifs. La lueur de leurs regards, le sourire qui desserrait leurs lèvres, exprimaient la joie féroce et sans déguisement des jeunes filles.

—Pas de maillot! criait-on dans le public.

—C'est ça, pas de maillot! répéta Gringalette entre ses dents et avec une crainte vague que Bichot fût présent et l'entendît.

—Déculotte-la, papa, qu'elle le sente bien! glapissait Mlle Cusani. Veux-tu un canif?

—Je crois, faisait Cusani en tenant Juzaine entre ses jambes, je crois que, tout à l'heure, vous ne ferez plus la fière quand nous vous aurons fourbi devant le monde le médaillon.

Et il allait lui déchirer le maillot lorsque Mlle Cusani, tournant la tête avec inquiétude, dit à son père:

—Papa, dépêche-toi. Si la police allait arriver?

—Qu'elle arrive! repartit Cusani. Je n'en ai pas peur. J'ai bien le droit de corriger une voleuse, je suppose.

Puis, comme s'il n'était pas si tranquille qu'il essayait de le paraître:

—Passe-moi un fouet, une cravache, vite!

Mlle Cusani lui tendit une légère badine, qu'il leva sur les chairs tremblantes de Juzaine; mais le coup qu'il voulait porter fut donné dans le vide. Brusquement Bichot, surgissant du couloir, s'était élancé sur le directeur, lui avait arrêté la main et, le repoussant du genou, l'envoya tomber à quelques pas.

Il releva Juzaine et, se frayant un chemin à travers la foule, il rentra avec la fillette tout en pleurs dans sa loge où il s'enferma.

—Arrêtez les voleurs! criait M. Cusani qui s'était relevé. Je ne veux pas que ces misérables passent la nuit sous mon toit.

Il fit grand bruit et, accompagné par sa fille, il proféra nombre d'injures à la porte de Bichot, mais n'obtenant aucune réponse et fatigué de cette scène, il alla se coucher après avoir donné l'ordre à deux valets d'écurie d'empêcher le clown de se sauver avant l'arrivée de la police. Mais soit qu'on eût négligé de la prévenir, soit qu'elle ne jugeât pas utile de se déranger, la police ne parut pas et laissa Bichot pleurer à son aise avec la pauvre Juzaine qu'il essayait vainement de consoler et dont il ne sut que partager le chagrin.

Dès le matin, M. Cusani, qu'un peu de sommeil avait calmé, vint avec sa fille frapper à la logette du clown. Bichot lui ouvrit. Il y eut une explication, puis des excuses de la part du directeur, qui ne voulait point se priver de deux artistes qui étaient l'honneur de sa troupe.

—J'avais bu trop de champagne, dit-il en les quittant. Oubliez ma brutalité... Certainement quelqu'un vous en veut et a essayé de vous faire passer pour des voleurs.

L'attitude de Gringalette était si embarrassée et, la veille, elle avait si bien encouragé Monsieur Cusani à châtier Juzaine que les soupçons du clown s'étaient portés aussitôt sur elle, et il ne lui laissait aucunement ignorer. Il n'était pas sûr qu'elle fût coupable; mais cette incertitude, loin de l'apaiser, excitait d'autant plus son irritation.

Elle éclata un beau jour que, rentrant dans sa loge à l'improviste, il surprit Gringalette, des ciseaux aux doigts, occupée avec Juzaine d'une façon fort singulière. Les exercices de la matinée, la chaleur du jour, avaient fatigué la petite écuyère, qui dormait profondément. Gringalette profitait de ce sommeil pour couper les beaux cheveux blonds de la fillette. Déjà de longues boucles étaient éparses à terre et sur le lit. L'étonnement, la colère du clown furent extrêmes; et Gringalette, qui ne s'attendait point à le voir, laissa, de stupeur, tomber ses ciseaux.

—Canaille! s'écria-t-il.

Elle voulut sourire, mais vite l'expression narquoise de son visage disparut et fit place à de l'épouvante, tant la fureur de Bichot semblait terrible. Il lui frappa la tête d'abord violemment, à lui laisser croire qu'il allait l'assommer. Elle eut une voix si plaintive pour demander grâce qu'il s'arrêta, ému de pitié malgré lui; mais le sourire qui revint sur les lèvres de la fillette comme si, en dépit de sa faiblesse corporelle, elle se sentait réellement la plus forte, l'exaspéra et lui rendit toute sa colère. Alors il se décida à la meurtrir d'une façon ignominieuse et qui brisât son orgueil. Il la courba vers la terre, puis la chevauchant à reculons, il la saisit par le ventre, comme une enfant.

Ce fut un curieux spectacle que le corps à corps de cette fillette à la face malicieuse et de ce grand clown dégingandé, spectacle dont Juzaine, qui venait de s'éveiller, put jouir tout à son aise. Quand Bichot eut troussé la courte jupe et la chemise, apparurent des fesses jaunes et longues dont la fente ici et là se creusait en des replis sombres; des fesses qui semblaient rire d'une gaieté railleuse. Bichot qui avait pris sa ceinture, se mit à les fouetter vigoureusement. Alors les jambes de la victime battirent l'air, et son corps souple se redressa, parut s'enrouler comme un serpent. Sa figure, toute rouge, se retourna vers le clown et lui fit mille grimaces pour le narguer. Mais vainement Gringalette voulait-elle paraître moqueuse; à chaque coup, il lui fallait faire un effort pour ne pas crier, tous ses traits se contractaient, en même temps que la douleur entr'ouvrait de force les fesses qui essayaient de dérober au supplice leur chair la plus sensible.

Vaincue et châtiée, mais non pas soumise, elle luttait, se défendait toujours. Etait-ce des larmes, était-ce des éclairs de colère qui brillaient dans ses yeux? Elle essayait de saisir en arrière et à la volée la ceinture du clown, ou encore de le mordre; elle parvenait à le griffer.

Tout a coup, au milieu des valets et des écuyers qui étaient venus assister à cette féroce fessée, Mlle Cusani montra son nez retroussé, son visage rieur et curieux. Gringalette l'aperçut, et alors toute la résistance qu'elle avait jusqu'ici opposée à son bourreau cessa; on eût dit qu'elle venait de sentir subitement la cruauté du fouet; elle poussa des cris de bête et, sans plus essayer d'arrêter le clown, elle s'abandonna aux coups avec une sorte de désespoir.

—Allons, Monsieur Bichot, dit Mlle Cusani, je ne sais pas ce qu'elle a fait, mais elle en a assez; voyez comme elle saigne!

—C'est une infection, Mademoiselle. C'est elle qui vous a volée, il n'y a plus de doute, et vous voyez ce qu'elle a fait à la pauvre Juzaine! Si je n'étais arrivé, elle lui rasait la tête ainsi qu'à une galeuse.

Enfin, il lâcha Gringalette, que Mlle Cusani fit coucher sur le lit d'une loge voisine. Elle fermait à demi les yeux, comme si elle était près de s'évanouir, et respirait avec difficulté. Un verre de Porto que lui apporta Mlle Cusani la réconforta un peu.


Elle resta au cirque, mais ne coucha plus dans la loge du clown. La directrice lui offrit un lit dans un cabinet proche de sa chambre.

Cette correction publique l'avait profondément humiliée; elle en avait perdu son narquois et malicieux sourire. Elle ne pouvait rencontrer Juzaine sans murmurer entre ses dents ou lui lancer quelque injure; au contraire, elle ne semblait point garder rancune à Bichot; elle essayait même de lier la conversation avec lui, mais ses paroles n'obtenaient aucune réponse.

Il avait refusé, malgré la promesse faite naguère, de lui apprendre à danser. Il ne voulait plus s'occuper d'elle, et c'était Mlle Cusani qui lui montrait la valse et certaines danses espagnoles pour qu'elle figurât avec des jeunes filles et des enfants dans un grand bal donné au cirque lors du Carnaval.

Cette fête dont elle espérait tant de plaisir ne lui causa que du dépit. Elle fut vivement irritée, ainsi que Mlle Cusani, de voir que tous les applaudissements étaient allés aux danses équestres de Juzaine.

Comme pour renouveler le triomphe de la petite écuyère, le cirque Cusani donna le même spectacle deux jours après. Mais au moment où Juzaine se disposait à monter en selle, un valet d'écurie accourut, effaré.

—Eh bien, dit-elle, vous ne m'amenez pas Reine-de-Mai?

—Mademoiselle, Reine-de-Mai est couchée dans sa stalle. Il n'y a pas moyen de la faire lever. Elle doit être malade.

Juzaine, qui éprouvait pour sa jument toute l'affection d'une amie, fut très émue. Elle entra dans l'écurie, s'approcha de Reine-de-Mai, lui donna de petites tapes, lui caressa l'encolure, l'embrassa. Mais Reine-de-Mai, qui savait si bien d'ordinaire reconnaître les attentions de sa jeune maîtresse, parut cette fois insensible. Elle demeura couchée; son œil était terne et immobile, et Juzaine observa qu'elle avait le ventre très enflé.

—Pauvre Reine-de-Mai! répétait Juzaine qui avait les larmes aux yeux. Il faut qu'on aille chercher le vétérinaire dès ce soir.

A ce moment, M. Cusani parut, suivi de sa fille en jupe d'amazone.

—Il ne s'agit pas de vétérinaire, dit le directeur, il s'agit de vous, Juzaine. On vous attend. Si Reine-de-Mai est malade, prenez Frimousse que vous avez déjà montée.

—Ah! non, s'écria Mlle Cusani. Je garde Frimousse. Qu'elle monte Le Kabyle.

—Mais Le Kabyle a trop de fougue. Elle ne pourra rien en faire.

—Tant pis! dit Mlle Cusani, moi je garde Frimousse.

Juzaine fut obligée de prendre Le Kabyle.

C'était un magnifique cheval noir à la crinière et à la longue queue flottante, vif, docile quand il se sentait conduit par une main solide, mais prêt à s'abandonner à toutes ses fantaisies dès que son cavalier était neuf, inexpérimenté, faible ou indulgent.

Juzaine, on l'a vu, n'était point une novice dans l'art de l'équitation, mais elle connaissait mal Le Kabyle. Elle sut pourtant le maîtriser durant une partie de la représentation. Le spectacle se terminait par une grande pantomime: Scènes du Far-West, où Juzaine figurait une jeune Américaine, fille d'un cowboy, que veulent enlever, puis que se disputent des Pawnies. Prisonnière d'un Indien, qui l'emportait en croupe du Kabyle, elle parvenait à rompre ses liens et, se dressant sur le cheval, elle frappait son ravisseur. A ce moment, un Indien à pied, qui n'avait point paru aux répétitions et dont la venue subite parut surprendre les autres acteurs de la pantomime, s'approcha du cheval et lui tira de côté, mais presque à bout portant, un coup de pistolet. Devant ce jet de feu et de fumée, Le Kabyle fit un écart et se leva sur ses pattes de derrière. Ce mouvement fut si brusque et si inattendu que Juzaine, qui se tenait alors tout debout sur le cheval, fut jetée à terre. La cavalerie des Indiens arrivait par derrière au galop. Ils ne purent retenir leurs chevaux. Juzaine fut piétinée. Un cri étrange, à la fois atroce et comique, cri d'oiseau blessé et poursuivi, cri de perroquet effarouché, remplit le cirque, et l'on vit attifé en burlesque, coiffé de son petit chapeau pointu et vêtu de sa culotte bouffante semée de grenouilles noires, Bichot écarter les Indiens et les écuyers, se précipiter entre les chevaux et se jeter sur Juzaine. Comme les spectateurs n'attendent que du plaisir, et que la tournure et la voix du clown avaient le don d'exciter l'hilarité, on crut pendant quelques minutes à une nouvelle farce du comique, et il y eut une fusée bruyante de rires; mais cette gaieté eut un arrêt soudain, terrible, lorsqu'à la stupeur des écuyers, au désarroi des mimes, aux hurlements et aux lamentations de Bichot, il fallut bien que le public reconnût sa méprise et un accident peut-être mortel. Monsieur Cusani eut beau paraître en habit noir, saluer le public et annoncer que «la chute de cheval de Mlle Juzaine était sans gravité et que la représentation allait continuer», sa venue ne dissipa point l'impression tragique de la foule, non plus d'ailleurs que les danses les plus gracieuses de sa fille et de Gringalette. La douleur du clown, s'arrachant les cheveux de désespoir, derrière Juzaine inanimée, que deux écuyers se hâtaient de transporter hors de la salle, était un spectacle trop saisissant pour qu'on pût, d'une minute à l'autre, l'oublier.

Juzaine était réellement morte, et le pauvre clown qui la pleurait ressentait davantage son malheur à la vue de ce visage si joli il n'y avait qu'un instant et à présent défiguré par les sabots des chevaux. Le nez et l'œil droit étaient écrasés; il n'y avait plus de traces de lèvres, et les dents fines, dans cette bouche découverte, paraissaient hideuses. Les beaux cheveux blonds eux-mêmes étaient éclaboussés de sang. Jamais la mort ne fut plus cruellement profanatrice.

Le chagrin du clown touchait tout le monde, mais Bichot demeurait indifférent aux témoignages d'intérêt ou d'amitié que lui prodiguaient ses camarades. Il semblait inconsolable.


Le soir de l'enterrement, comme il pleurait, agenouillé devant le lit vide de Juzaine, des cheveux effleurèrent sa joue, et une voix douce lui chuchota à l'oreille:

—Maintenant qu'Elle n'est plus là, veux-tu que je sois ta fille et m'aimer un peu?

Il tressaillit à ces paroles et leva la tête avec une sorte de terreur.

Gringalette était devant lui.

Il la regarda longtemps comme s'il cherchait à lire dans ce visage qui voulait paraître triste pour lui complaire, mais dont les yeux, involontairement, avaient un sourire. Sans doute une image effrayante passa dans son esprit; il se couvrit le front, il écarta Gringalette avec horreur et sortit en courant comme un insensé. Des écuyers qui le rencontrèrent ont rapporté qu'il les arrêtait en leur disant: «Je suis un misérable! J'ai recueilli, j'ai nourri moi-même l'assassin de mon enfant.»

Et à chacun il répétait ces paroles.

Depuis on ne l'a plus jamais revu.

UN JEU DE FEMME

Mlle Trébuchet, l'une des plus ferventes dévotes de la paroisse Saint-Jacques du Haut-Pas, qui venait chaque jour assister à la première messe, arrivait, par faute de sa pendule, un peu en retard ce matin-là, et gagnait sa chaise avec plus de hâte et moins de componction que d'habitude, lorsque le bedeau l'arrêta par le bord de son châle.

—Vous ne savez donc pas ce qui est arrivé, Mademoiselle, chuchocha-t-il?

Mlle Trébuchet parut très étonnée. Depuis des années, la vie s'écoulait pour elle d'un flot si semblable qu'elle n'imaginait même pas que le lendemain pût différer de la veille.

—Un grand malheur! continua le bedeau qui se composa un visage de circonstance et leva les yeux vers la voûte de l'église comme s'il eût espéré y apercevoir le visage de Dieu, un grand malheur!

—M. l'abbé Palloy ne dit pas la messe de sept heures?

Elle ne prévoyait pas dans le cours de son existence de révolution plus considérable.

—Non, répondit le bedeau d'un ton d'infini dédain, l'abbé Palloy ne dit pas sa messe.

—Il est malade? demanda-t-elle avec inquiétude.

—Il vaudrait mieux qu'il fût malade, et même qu'il fût mort.

Alors se penchant à l'oreille de Mlle Trébuchet, il murmura d'une voix à peine sensible:

—Il vient d'être arrêté par la police... pour affaire de mœurs... Il paraît que ce qu'il a commis est abominable.

—Mon Dieu! Mon Dieu! soupira Mademoiselle Trébuchet qui chancela et dut s'appuyer sur une chaise.

Elle crut qu'elle allait devenir folle. L'idée que le bon abbé Palloy, son confesseur, était un criminel, qu'on pouvait le confondre à présent avec le mauvais larron ou le Judas de son chemin de Croix était insupportable à sa pensée; elle eût admis plus facilement la simultanéité du jour et de la nuit.

Ce ne fut qu'en récitant machinalement des prières qu'elle parvint peu à peu à dominer son trouble. Elle entendit la messe de huit heures et demeura longtemps en oraison après que le prêtre eut quitté l'autel.

Lorsqu'elle sortit de l'église, elle se sentit plus calme, mais avec un vif besoin de confidence. Elle ne pouvait garder pour elle seule le secret d'une telle aventure. Volontiers elle l'eût crié aux passants, mais elle préférait en instruire sa jeune amie Valentine Chassériau.

Comment Mlle Trébuchet, femme d'un âge mûr, d'une dévotion scrupuleuse, d'une vie modeste et tranquille, était-elle liée avec cette petite personne, coquette et évaporée, qui souriait aux jeunes gens et dont jasait tout le quartier? Une circonstance les avait rapprochées. Le tuteur de Valentine était un parent de Mademoiselle Trébuchet, et comme il habitait La Rochelle et que Valentine désirait achever son éducation à Paris, il lui avait confié sa pupille. Deux ans plus tard, Valentine se mariait, malgré les conseils de Mlle Trébuchet, avec un professeur connu pour son anticléricalisme. A cette occasion, Mlle Trébuchet avait tenté une rupture, mais son âme tendre s'y était refusée. Valentine et l'abbé Palloy étaient ses seules attaches terrestres; elles en étaient d'autant plus fortes.

Mademoiselle se dirigea vers une haute maison de la rue Claude-Bernard. Elle monta au second étage et fut introduite par une bonne, jeune, de visage aimable et fort proprement vêtue. L'appartement n'avait rien de fastueux; les appointements de M. Chassériau ne permettaient pas à sa femme d'être aussi dépensière qu'elle l'eût souhaité; mais Valentine était de ces personnes qui, faute de pouvoir posséder des meubles vraiment beaux, préfèrent à une simplicité qui ne tire point l'œil l'imitation banale et grossière du luxe. Il y avait de faux canapés Louis XVI, de faux bahuts Henri II, de petites tables de Mapple achetées aux ventes publiques, des lambeaux de tentures liberty, et, pour harmoniser cet assemblage disparate, des rubans partout: aux fauteuils, aux tapis, aux rideaux, aux cadres. La bibliothèque, les livres mêmes du professeur en étaient entourés. On eût dit l'intérieur d'une «étudiante» ou d'une petite provinciale de la galanterie, et l'on juge que le châle noir, la capeline sombre et le long visage jaune et osseux de Mlle Trébuchet s'y trouvaient quelque peu dépaysés.

Bien qu'il fût onze heures, Valentine était encore au lit. En cette chaude matinée, elle avait rejeté les draps à ses pieds et, tournée vers l'ombre de la muraille, la chemise de soie noire retroussée sur les reins, c'était la médaille fendue et poinçonnée de sa personne qu'elle présentait aux regards.

—Que tu es paresseuse, ma pauvre Valentine! s'écria Mlle Trébuchet en entrant; mais voyant à quel interlocuteur inattendu elle avait affaire, elle parut très choquée et détourna pudiquement les yeux. Quelle indécence! fit-elle, si au lieu d'une dame de mon âge, ç'avait été son mari ou sa bonne qui fût entrée dans sa chambre; joli et édifiant spectacle, en vérité!

Les réflexions de Mlle Trébuchet, proférées à haute voix, éveillèrent la dormeuse.

Mouvant toute une vague d'odeurs: la senteur forte de sa chair unie aux pénétrants parfums des essences, Valentine se retourna brusquement et montra son autre figure, un petit nez fin aux ailes palpitantes, aux narines voluptueuses, des dents riantes dans une bouche large et molle comme un fruit; des yeux brillants et calins sous leurs longs cils, et une chevelure sombre, ébouriffée, dont la double crinière cachait les seins menus laissés à découvert par la chemise trop lâche.

—Ah! c'est vous, Mademoiselle, s'écria Valentine. Vous êtes bien aimable de venir me voir; mais vous auriez bien dû ne pas venir si tôt.

—Si tôt! Il y a cinq heures que je suis debout.

—Oh! vous, vous êtes une sainte.

—Ce n'est pas un acte de sainteté de se lever de bonne heure; seulement on a tort de passer comme vous ses journées dans son lit, surtout quand on a un ménage, un mari...

—Oh! mon mari, vous savez bien qu'il ne rentre que le soir, pour dîner...

—Vous avez d'autres obligations, vous le savez, que de préparer le repas de votre mari... Il me semble, Valentine, que vous devenez bien indifférente à la religion, que vous négligez vos devoirs de chrétienne. Le matin, vous devriez assister à la messe...

—Mais vous-même, Mademoiselle, il me semble que vous ne prêchez pas d'exemple.

—J'ai entendu la messe il y a deux heures et, si je ne m'occupe pas aujourd'hui de mes œuvres ordinaires, c'est que je suis pour le moment incapable de penser à quoi que ce soit, sinon au grand malheur qui vient de m'arriver.

—Vous avez perdu de l'argent?

—J'ai perdu, ce qui est bien plus douloureux pour moi, mon confesseur, le vénérable abbé Palloy, qui vient d'être arrêté sur une dénonciation que j'ai toute raison de croire calomnieuse. Je venais vous demander un conseil. Malgré votre jeunesse, vous connaissez bien mieux que moi les choses de ce monde, et peut-être sauriez-vous ce que je dois faire pour le voir, et même pour obtenir sa mise en liberté. Au besoin votre mari, qui est très instruit, connu pour son savoir et son honorabilité, pourrait nous aider. Il ne s'agit pas ici de combattre ou de défendre la religion, mais de sauver un innocent, accusé à tort, j'en suis persuadée.

Valentine se mordit les lèvres, se gratta la tête, rejeta sur son dos les touffes de cheveux qui lui couvraient la gorge et ne répondit pas.

—Qu'avez-vous! s'écria Mlle Trébuchet surprise. Le service que je vous demande n'a rien d'extraordinaire.

—Il m'est impossible de vous le rendre, répliqua vivement Valentine.

—Et pourquoi cela?

—Parce que c'est mon mari lui-même qui a fait arrêter l'abbé Palloy.

—Votre mari! mais c'est donc un monstre. Et quels griefs peut-il avoir contre notre malheureux vicaire?

—Mais comment voulez-vous que je le sache?

—Vous le savez, j'en ai la conviction. Votre mari ne s'est pas déterminé à un acte pareil sans vous en avertir.

—Pourquoi m'aurait-il averti? Il ne me parle pas de ses affaires.

—Ce ne sont pas ses affaires, mais les vôtres. Vous avez vu l'abbé Palloy chez moi, vous avez entendu sa messe, peut-être vous êtes-vous confessée à lui. Si votre mari a songé à ce digne prêtre, c'est que vous lui en avez parlé. Qu'avez-vous pu lui dire?

—Je ne lui ai rien dit à son sujet, je vous assure. Seulement, Victor, depuis quelque temps, est devenu très jaloux; il s'est imaginé que l'abbé Palloy fleuretait avec moi.

—Voyons, votre mari n'a pas encore perdu la raison. Comment se serait-il imaginé de lui-même que l'abbé Palloy vous courtisait? Si l'abbé Palloy est venu vous voir, ce n'est que dans la journée; il ne sort jamais après six heures. Or, vous m'avez dit plusieurs fois que votre mari ne rentrait que fort tard dans la soirée à cause de ses cours et de ses leçons.

—Il est rentré une fois dans l'après-midi; l'abbé était venu quêter chez moi pour une œuvre de charité. Cette visite a donné des soupçons à Victor.

—Et c'est sur de pareils soupçons qu'il aurait pu le faire arrêter! Valentine, vous me trompez. Vous savez la vérité et vous ne voulez pas me la dire; mais vous me la direz, je vous le promets; et je ne m'en irai pas d'ici que vous ne me l'ayez dite complètement!

Valentine, petite créature faible, se sentit vaincue par la volonté de Mlle Trébuchet; elle eut une mine craintive, imploratrice; puis d'une voix gémissante:

—Je vous assure, Mademoiselle, que je ne suis pas coupable. Il ne faut pas m'en vouloir... C'est une aventure bien singulière.

—Pour le moment, il s'agit de ne me rien cacher, dit Mlle Trébuchet en s'asseyant tout près du lit; si vous avez commis une faute, vous devez la réparer. Qu'est-il arrivé, voyons!

Après une courte hésitation, Valentine se décida enfin à des aveux. Sa confession fut d'abord timide; mais peu à peu elle s'enhardit jusqu'à prendre des allures cyniques dont ne réussirent pas à la corriger les appels indignés et fréquents de son interlocutrice.

—Un jour, fit-elle, ou plutôt une nuit, j'étais si piquée de l'indifférence, de la froideur de Victor que je cherchais tous les moyens de lui être désagréable. Au dîner, il avait attaqué les ordres religieux et le clergé avec la fureur qu'il montre d'ordinaire lorsqu'il aborde ce sujet.

«—Ces prêtres que tu ne peux souffrir, lui dis-je tout à coup, n'ont pas votre âme sèche et brutale d'universitaires. Ils sont tendres, prévenants, amoureux.

«—Comment peux-tu le savoir? me demanda-t-il.

«—Mais tu sais bien, lui répondis-je, que j'ai été élevée par des religieuses. Je voyais—c'est tout naturel—l'aumônier du couvent. Je me confessais à lui. Je l'aimais beaucoup, et il me témoignait lui-même la plus vive affection. Ah! je l'ai bien regretté, je le regrette encore!»

Ce fut tout ce que je lui dis ce soir-là, mais je sentis bien que je l'avais offensé, quoiqu'il ne m'eût soufflé mot. La blessure était faite, et j'allais, souvent sans le vouloir, l'élargir.

Le lendemain, au repas, il n'eut pas pour moi une parole. Il paraissait fort préoccupé. Comme nous nous déshabillions pour nous mettre au lit:

«—Qu'as-tu donc ce soir? lui demandai-je.

«Alors, sans répondre à ma question:

«—Tu m'as parlé hier de l'aumônier du couvent où l'on t'a élevée. Tu m'as avoué qu'il te témoignait une grande affection. Est-ce qu'il t'embrassait?

«—Oui, quelquefois, comme un père peut embrasser un enfant.

«—Seulement ce n'était pas ton père, et il n'en avait pas les droits... Et il te caressait?

«—Il me donnait de petites tapes sur les joues, et aussi par dessus ma robe.

«—Ah! il te donnait de petites tapes... A propos, il était ton confesseur; quelles pénitences t'infligeait-il?

«—Quelles pénitences?... Mais le chapelet à réciter, quelquefois tout entier, quand je n'avais pas été sage.

«—Et il ne te battait pas?

«J'eus grande envie de lui éclater de rire à la face, mais je me contins, et me ravisant:

«—Oh! s'il me battait! tu connais le proverbe: qui aime bien châtie bien.

«—Il t'a battue souvent?

«—Plusieurs fois.

«—Et à quel âge as-tu quitté le couvent?

«—A seize ans.

«—Et il te battait encore?

«—Sans doute. Pour dire vrai, je ne m'en souviens plus.»

Cette fois encore nous en restâmes là, mais je pris dans la suite un malin plaisir à irriter sa jalousie.

Un jour que je m'attardais en déshabillé devant mon miroir, il me reprocha ma lenteur et me dit de presser ma toilette. Je fus fort dépitée de son observation et qu'il n'eut pas eu un regard pour ce que je lui laissais voir de ma personne.

«—Ah! tu ne ressembles guère à notre ancien aumônier, m'écriai-je. Ce n'est pas lui qui serait resté indifférent à ce que je te montrais tout à l'heure.

«Voilà mon mari rouge de colère.

«—Qu'est-ce que tu viens de dire? Qu'est-ce que tu viens de dire? Répète-le.

«—Calme-toi d'abord, je te prie.

«—Je veux avoir des explications. Avoue-le; il t'a prise, il t'a eue avant moi.

«—Tu sais bien que non, répliquai-je en souriant.

«—Enfin que signifie ta phrase de tout à l'heure?

«—Que notre aumônier cherchait toutes les occasions de nous voir... de contempler notre beauté.

«—Le misérable!

«—Ce n'était pas un misérable. J'en aurais fait tout autant à sa place. C'était si facile pour lui! Je me rappelle le cours d'instruction religieuse. Un jour, je me frottais sur mon banc le derrière qui me démangeait. A la fin de la classe, l'abbé m'appelle, me conduit dans le petit cabinet où l'on mettait les livres d'étude. «Vous souffrez, mon enfant? me demanda-t-il.—Non, Monsieur l'abbé.—Vous ne pouviez tenir en place tout à l'heure.» Je rougissais et ne répondais rien. «Déshabillez-vous, me dit-il, et comme je déboutonnais ma pèlerine: non, par en bas! Relevez votre robe et étendez-vous sur ce banc.» Juge si j'étais honteuse. Il m'écarte les jambes. «Petite coquine, que faisiez-vous tout à l'heure? Que faites-vous la nuit? Vous n'êtes pas sage. Vous allez être punie. Retournez-vous!» Cette fois, je dois me coucher sur le ventre, les jupons retroussés, et comme je me demande, toute palpitante d'émotion, ce qui va m'arriver, je reçois un coup sur les fesses qui m'arrache un cri de douleur. Je sens les ongles de l'aumônier s'incruster aux creux et aux pleins de ma chair, tandis qu'il me recommande de ne plus crier si je ne veux pas augmenter la rigueur de mon châtiment. Il continue à me frapper, d'abord de ses larges paumes, puis de la souple baguette qui sert au maître de géographie pour montrer les cartes. Je lui obéis, je retiens mes cris, mais, à demi-voix, je le supplie de me pardonner: «Monsieur l'abbé! Monsieur l'abbé! je vous en prie, ne me battez plus! J'ai trop mal!» Mais il ne s'arrêtait pas. Ah! comme il me cinglait. Il ne m'eut pas plutôt dit de me rajuster que j'éclatai en sanglots. Je n'osais pas rentrer dans la cour de récréation, les yeux rouges et comme meurtris. Quelque écolière indiscrète avait surpris la scène et était venue la raconter à mes condisciples; les grandes chuchotaient en me regardant; si je m'approchais, elles faisaient semblant de ne pas me voir, comme si la fessée que j'avais reçue m'avait déshonorée et rendue infréquentable. L'abbé, lui, me considérait en souriant. Il m'appela: «Ecoutez-moi, mon enfant. C'est pour votre bien que je vous ai punie. Dites-moi que vous ne m'en voulez pas. Et donnez-moi un baiser de paix.—Non, Monsieur l'abbé, lui répondit-je en lui tendant la joue, je ne vous en veux pas.» C'était vrai. Même après une fessée aussi rude, je n'avais pas de haine pour lui. S'il m'administrait un jour des claques sur le derrière, une autre fois, pour me récompenser, il m'apportait des bonbons. Et puis, quoique gosse, je sentais bien qu'il s'amusait à me corriger, et de temps à autre je me résignais ainsi à lui faire plaisir.

«—L'infâme!... L'infâme!» répétait mon mari tout troublé, et comme je prenais ma figure naïve, il haussait les épaules.


—Vraiment, s'écria Mlle Trébuchet fort surprise, cela le divertissait tant, votre aumônier, de vous donner le fouet?

—Mais non! répliqua Valentine; seulement je m'amusais à conter des histoires à Victor pour l'agacer un peu. J'ai été élevée par une institutrice, et j'avais alors pour confesseur le curé de Saint-Michel dont je n'apercevais le visage que par le guichet du confessionnal.

—Alors, vous mentiez ainsi, par plaisir!... Mais c'est indigne!

—On voit bien que vous n'avez jamais eu de mari!

—Enfin! quel rapport peut avoir ce récit avec l'arrestation de notre malheureux vicaire?

—Vous allez le voir, répondit Valentine... Toutes ces confidences avaient exaspéré la jalousie de Victor bien plus que je ne me serais imaginée. En lui donnant de vagues soupçons, je ne songeais qu'à lui enlever quelque peu de sa belle assurance, à le rendre moins confiant dans ses propres mérites, moins sûr de mon affection et, par là même, plus amoureux. Quand je m'aperçus qu'il était si ému de mes fausses confidences, je fus très effrayée, mais il était trop tard.

—Il n'est jamais trop tard, observa Mademoiselle Trébuchet, pour se repentir et réparer le mal que l'on a fait.

—Je me serais déshonorée à ses yeux, dit Valentine, en lui avouant que j'avais menti. Il s'imaginait réellement que l'aumônier ne s'était pas borné à me découvrir le derrière, que les corrections qu'il m'infligeait n'étaient qu'un prétexte pour prendre avec moi les plus grandes libertés. «Jure-moi, me disait-il, qu'il n'a pas été ton amant.» Je le lui jurai. Mon serment ne réussissait pas à le convaincre. «Tu ne me feras pas croire, disait-il, que ce prêtre n'a pas essayé de te revoir à Paris depuis que tu es mariée.» Pour le persuader, je dus inventer encore une histoire et mentir à nouveau.

—Malheureuse enfant! soupira Mademoiselle Trébuchet.

—Je ne pouvais pas agir autrement. Il me fallait à tout prix le rassurer, endormir cette jalousie du passé que j'avais irritée si étourdiment. Surtout, je ne voulais pas qu'il me jugeât coupable. En reconnaissant que ses soupçons n'étaient pas illusoires, en flattant sa manie d'anticléricalisme, je pensais qu'il me croirait plus volontiers. «Je ne te cacherai pas, dis-je un soir à Victor, que mon ancien aumônier a essayé de me revoir; il est venu sonner à cette porte, et malgré moi il a pénétré ici. Après s'être informé de ma vie et de mes dévotions, peu à peu il m'a parlé du couvent; il m'en a rappelé les exercices, les actes de piété, quelquefois sur un ton grave et religieux, mais le plus souvent avec des familiarités insinuantes, des sous-entendus libertins qui m'ont tellement choquée que je lui ai ordonné de se taire, le menaçant, s'il continuait ses propos inconvenants, d'appeler la femme de chambre pour le mettre dehors. Sans m'écouter, décidé sans doute à tout se permettre, il a essayé de m'enlacer; par bonheur je suis parvenue à me dégager de son étreinte, à gagner la chambre voisine, à m'y enfermer, le laissant dans un véritable état de folie amoureuse ou sensuelle. Mes trois petites nièces, Henriette, âgée de douze ans; Lise, qui a onze ans, et Emilie qui en a neuf, étaient à jouer à la maison; elles couraient de chambre en chambre et firent irruption en se bousculant dans la pièce où il était demeuré. Comme les deux plus grandes fillettes avaient renversé leur cousine, ce lui fut une raison suffisante pour les gronder; voyant qu'elles se moquaient de lui, il n'hésita pas à les gifler et à les battre. Etait-ce fureur de n'avoir pas réussi, besoin de trouver à cet amour trompé une compensation luxurieuse? Il saisit Henriette, la déculotta et à l'aide d'une embrasse de rideau il se mit à la fouetter avec une telle violence que la pauvre enfant, qui est très courageuse, poussa des hurlements que la bonne entendit de la cave. Elle reconnut la voix d'Henriette et remonta vite. J'étais si effrayée que je n'avais osé sortir de la chambre. «Madame, madame, me cria cette fille, le curé qui est à martyriser Mademoiselle Henriette!» A côté de ma bonne je repris courage, toutes deux nous arrachâmes ma petite nièce à ce barbare et nous le jetâmes à la porte. Henriette gémissait et de temps à autre portait la main à ses fesses qui saignaient jusque sur le plancher. Tandis que nous pansions la pauvre petite, Lise nous dit que l'abbé, avant de fouetter sa sœur, l'avait attachée à un fauteuil et qu'il l'avait pincée sous ses jupes à deux reprises et en des endroits qu'elle n'osait désigner: «Attends, s'était-il écrié, que j'en aie fini avec ta camarade, et je reviens accorder ta guitare». Nous découvrîmes au haut de ses cuisses et sur son derrière des meurtrissures profondes. Les ongles du prêtre avaient labouré, déchiré cette peau tendre et lisse comme un pétale de rose». Lorsque j'eus fini mon récit, je regardai Victor avec inquiétude: il ne m'avait pas interrompue une seule fois, il n'avait écoutée sans un geste et d'un visage impassible. Allait-il ne croire? «Quel monstre! s'écria-t-il enfin, et imaginerait-on qu'il puisse exister de telles passions! Et quand je songe que les pauvres enfants de tes sœurs ont failli être victimes de cette cruauté bestiale!... Ecoute, Valentine, tu vas écrire tout ce que tu viens de me raconter. Et tu demanderas aussi à la bonne et aux fillettes d'écrire ce qu'on leur a fait et ce qu'elles ont vu. L'infâme ne pourra repousser ces cinq accusations!... Je vais d'ailleurs moi-même interroger la bonne et les enfants.» Un résultat si imprévu m'atterra. Vainement dis-je à Victor que cette aventure regrettable n'aurait pas de suite et qu'il valait mieux l'oublier, je ne réussis pas à le détourner de ses projets de vengeance. La bonne ni les fillettes n'étaient pas à la maison, mais il allait les voir le lendemain. Aurais-je le temps de le prévenir, et au reste voudraient-elles, sauraient-elles répéter mes mensonges? Qu'arriverait-il s'il venait à s'apercevoir que tout ce que je lui avais raconté était faux? Je passai une nuit d'angoisses, sans un instant de sommeil. Dès le matin j'étais levée et je me trouvais à l'arrivée de la domestique. Je lui dis... ce que j'attendais de sa complaisance. Cette fille, qui comprenait mal mes raisons et craignait de s'engager dans une fâcheuse affaire, se refusa longtemps à se mettre dans mon jeu. Enfin ma bourse, que je vidai dans ses mains, la décida. Je courus aussitôt chez mes nièces. Henriette et Emilie, ravies des bonbons que je leur apportai, écrivirent tout ce que je voulus; mais Lise fit des façons: «Pisque z'ai pas vu l'curé, disait-elle... pisque z'ai pas eu le fouet.»

—«Si tu ne l'as pas eu, tu vas l'avoir!» m'écriai-je en la courbant vers la table et en la forçant à se lever de la chaise où elle était assise, comme si je me préparais réellement à la fesser. Elle eut peur, implora son pardon et se mit à écrire, à l'exemple de sa sœur et de sa cousine, ce que je lui dictai. Je commençais à être un peu plus rassurée et je ne fus pas trop émue quand mon mari rentra le soir et me demanda ma déposition ainsi que celles de la bonne et des enfants. «C'est bien, dit-il froidement, à présent il faut m'avouer le nom.—Le nom, quel nom? m'écriai-je de nouveau effrayée.—Le nom du misérable qui est venu ici, qui a essayé de te prendre de force et de souiller tes pauvres petites nièces!—Mais je ne sais pas son nom.—Tu ne sais pas son nom! Tu ne sais pas le nom de ton ancien aumônier! Prends garde, Valentine, je vais croire que tu es son complice.—Mais je vous jure!...»

Je ne trouvais plus une parole tant j'étais épouvantée. Il me serrait le bras si fort que je poussai des cris. Je crus qu'il allait me tuer: «On peut parfois pardonner à un adultère, disait-il, mais non pas une trahison pareille, et je serai sans pitié, sois-en sûre, pour une coquine qui s'est prostituée à un cabotin immonde comme ton galant.—Mais ce n'est pas mon amant, m'écriais-je, désespérée.—Ce n'est pas ton amant, alors pourquoi ne veux-tu pas me dire son nom? Si tu as pitié d'un tel scélérat, tu es digne d'aller avec lui.» Je sentis qu'il fallait parler, et je dis le nom que j'avais sur mes lèvres, le seul nom que ma mémoire m'offrit à ce moment; le nom du prêtre que vous me parliez sans cesse, le nom de l'abbé Palloy. Je vous assure que je le lançai par hasard, sans mauvaise intention, ne cherchant qu'à me disculper devant mon mari. Vous savez le reste!


Mademoiselle Trébuchet avait écouté avec stupeur cette confession sans repentir. Elle ne trouva qu'un mot pour exprimer son trouble.

—C'est abominable! C'est abominable! répétait-elle en levant les yeux et en joignant les mains; soudain elle se tourna vers Valentine dans un élan de colère si inattendu que la jeune femme, malgré l'apparence faible et vénérable de son interlocutrice, prit peur et eut un geste comme pour implorer sa grâce.

—C'est donc le diable qui est en toi, mauvaise fille! s'écria Mademoiselle Trébuchet.

—Je vous assure... je vous assure que c'est bien malgré moi que j'ai fait ces mensonges. Mon mari m'y a, pour ainsi dire, forcée.

—Tu mériterais qu'on te battît, qu'on t'assommât! continuait Mademoiselle Trébuchet en la menaçant de ses poings levés.

Enfin, les supplications, les yeux en larmes de Valentine ne la trouvèrent pas impitoyable; elle se calma un peu.

—Je veux bien te pardonner, dit-elle, mais à une condition: c'est que tu vas rétracter par écrit toutes les calomnies infâmes que tu as osé lancer contre notre saint vicaire, et tu feras rétracter aussi toutes celles qu'ont proférées, à ton instigation, ta domestique et tes petites nièces.

—Oh! Mademoiselle, que me demandez-vous?

—Rien que de juste et de naturel. Tu as obtenu de quatre personnes qu'elles mentent pour t'être agréable; tu obtiendras bien qu'elles disent la vérité pour sauver un innocent.

—Mais que dira mon mari? Je vais être perdue!

—Tant pis. Tu l'auras voulu. Mais je ne permettrai pas qu'un bon prêtre comme l'abbé Palloy soit victime de tes mensonges... Allons, je ne partirai que lorsque tu m'auras donné ta confession, et bien sincère! Dépêche-toi, et sois persuadée que tu n'as rien à gagner en faisant la fourbe avec moi. Je dirai à ton mari toute la vérité, si tu m'y contrains.

—Ah! gémit Valentine, je le connais, il me tuera!

—Il ne saura rien. Mais avoue que s'il te battait un peu, tu ne l'aurais pas volé!

Valentine comprit qu'elle n'avait qu'à obéir; elle se leva, s'enveloppa vivement de sa robe de chambre et se mit à écrire sous les yeux de Mlle Trébucher; puis elles allèrent ensemble trouver la bonne et les fillettes. Lorsque la vieille dévote quitta Valentine, elle emportait avec elle les cinq rétractations.

Elle ne perdit point de temps; malgré les lenteurs de la justice, elle commença aussitôt ses démarches en faveur de l'abbé Palloy, et, trois jours plus tard, elle obtenait la libération du vicaire.


Quand M. Chassériau vit dans les journaux que l'abbé Palloy, comme si rien ne s'était passé, avait repris ses fonctions à Saint-Jacques du Haut-Pas, il ne put contenir sa colère. C'était un samedi soir qu'il apprit cette nouvelle; il passa toute la nuit du dimanche dans une agitation étrange. Il se promenait dans sa chambre en lançant des imprécations, ou, se jetant dans un fauteuil, il semblait ruminer je ne sais quels projets, puis reprenait vite sa marche folle. Vainement Valentine se leva plusieurs fois, vêtue seulement d'une chemise fine et souple qui, sans rien voiler de ses grâces, en rehaussait la séduction par la soie obscure et lumineuse qui ne les couvrait un instant que pour en donner, la minute d'après, une vision soudaine et éblouissante; elle se montrait un instant à la porte du cabinet de travail, avec un clignement amoureux vers son lit défait dont elle apportait l'odeur chaude; et par les plus charmantes, les plus libres attitudes, appelait son mari au plaisir.

—Eh bien, mon ami, tu ne veux donc pas te coucher?

—Non, non, laisse-moi, répondait-il d'une voix hargneuse.

Il n'avait pas fermé l'œil lorsque l'aube vint éclairer la chambre, mais il avait sans doute pris une résolution, car il se mit à écrire plusieurs lettres et réveilla sa femme.

—Habille-toi vite, lui ordonna-t-il d'un ton autoritaire, nous allons aujourd'hui à la grand messe.

Valentine fut bien étonnée.

—Comment, mon ami, toi, un impie, qui ne crois à rien, tu veux aller à une messe qui va durer près d'une heure. Mais tu vas t'ennuyer. Moi-même, qui suis pieuse, cela ne m'amuse guère...

—Il ne s'agit pas de s'amuser. Nous allons ce matin à la grand'messe à Saint-Jacques du Haut-Pas.

—Mais, mon ami, implora Valentine.

—Pas de réplique. C'est une chose décidée. Lève-toi!

Et comme elle demeurait hésitante, la tête appuyée sur son oreiller, il rejeta le drap qui couvrait le lit et tira sa femme sans précaution. Valentine se sentit aussi pénétrée de honte et de crainte que si elle eût été une fillette menacée du fouet; même elle eut peur pour ses grasses, indolentes et voluptueuses fesses que son mari regardait sans sourire, d'un œil dur, impitoyable. Domptée, elle ne résista plus, se leva et s'habilla avec soin, mais sans ses flâneries habituelles.

Elle était bien tremblante lorsqu'ils partirent. Son mari, d'ordinaire insoucieux de sa toilette, s'était vêtu avec une grande recherche d'élégance; il lui donnait le bras cérémonieusement sans lui parler, sans tourner la tête de son côté, à la façon d'un sergent de ville qui entraînerait le malfaiteur qu'il vient d'arrêter.

Ils arrivèrent à Saint-Jacques-du-Haut-Pas; elle trempa sa main dans le bénitier et fit le signe de la croix avec une dévote lenteur, puis elle offrit de l'eau du bout des doigts à son mari, qui refusant de toucher son gant humide, passa devant elle et fendit la foule. L'église était pleine de monde, mais M. Chassériau écartait vivement tous ceux qui se trouvaient sur son passage. Sa femme le suivait soumise, dominée par lui.

Tout à coup l'orgue déchaîna ses tempêtes; des enfants calottés de rouge, des hommes obèses ou dégingandés, en surplis étroits ou trop courts, défilèrent; des prêtres portant des chapes étincelantes parurent au milieu du rayonnement des cierges allumés. La messe commençait. L'abbé Palloy était parmi les officiants. A ce moment Valentine tourna la tête et vit tout près d'elle Mademoiselle Trébuchet agenouillée sur son prie-dieu et le front incliné vers son paroissien. Mademoiselle l'aperçut cependant par suite de ce don singulier qu'ont les dévotes de pouvoir à la fois lire des prières et ne rien perdre de ce qui se passe autour d'elles; elle eut un petit signe de tête discret auquel Valentine s'apprêtait à répondre quand tout à coup quatre détonations retentirent tout près d'elle. Elle n'eut pas le temps de s'épouvanter. Après quelques secondes de silence, de stupeur, un grand mouvement et une rumeur énorme se produisirent. Valentine fut écartée presque brutalement, rejetée sur Mademoiselle Trébuchet, puis repoussée, emportée plus loin jusqu'en dehors de la nef. Alors avec des battements de cœur précipités elle regarda ce qui se passait. Sauf le prêtre qui disait la messe et qui était adossé à l'autel, tous les autres étaient groupés à droite de la balustrade devant un groupe très agité. Elle vit le bedeau, le suisse, et deux assistants qui emmenaient un homme dont, à cause de la distance, elle ne put distinguer les traits. Cependant l'orgue éclatait à nouveau; les chants montaient vers les voûtes. La messe continuait. Ne pouvant changer de place Valentine ouvrit un paroissien, en tourna les pages, s'assit, se leva, se signa suivant les prescriptions, puis à la fin de la cérémonie, comme on commençait à sortir, elle gagna la porte, pensant qu'elle allait retrouver M. Chassériau. A ce moment Mademoiselle Trébuchet passa près d'elle et lui dit:

—Il est donc insensé, votre mari?

—Mais qu'a-t-il fait? Qu'y a-t-il? demanda-t-elle.

On ne lui répondit pas; Mademoiselle Trébuchet était déjà loin.

Alors abordant le sacristain elle l'interrogea et put enfin apprendre l'événement.

—C'est un fou qui a tiré quatre coups de revolver sur M. l'abbé Palloy.

Cela lui suffisait. Elle était sûre à présent que le coupable était son mari. Elle fut quelques minutes assez émue. Cependant personne ne lui disait rien, le soleil brillait dans les feuillages clairs, une chaude odeur de printemps, de poussière, d'étoffe neuve et de parfums lui venaient aux narines. Elle eut faim, et se dirigea tranquillement vers un restaurant où elle déjeuna de mets délicats et d'un fort bon appétit.

De retour à la maison elle eut peur. «Il est arrêté, se dit-elle, et peut-être va-t-on m'arrêter moi-même.» Elle attendait à chaque instant l'arrivée d'un commissaire de police. Il ne vint personne. A la montée de la nuit elle songea qu'elle était libre de passer sa soirée selon son caprice; elle s'habilla de sa plus belle robe, mit son chapeau neuf, ses bijoux, alla dîner dans un restaurant assez cher du quartier latin où son mari l'avait menée une fois, et se fit conduire ensuite aux Nouveautés, où elle rit et s'égaya de tout cœur. Un jeune homme, assez bien fait de sa personne, qui était assis près d'elle lui fit la cour; ils causèrent durant les entractes et à la fin de la représentation il l'invita à souper.

—Non, dit-elle, après un moment d'hésitation, ce ne serait pas convenable.

Elle lui laissa toutefois son adresse et lui permit de lui écrire.

Elle eut une petite frayeur en rentrant dans son logis solitaire, mais son dîner copieux, le plaisir du théâtre, les émotions de la journée lui avaient donné quelque lassitude et à peine couchée, elle s'endormit.

Le lendemain elle fut mandée chez le juge d'instruction. Elle ressentit quelque trouble en apercevant ce magistrat, mais il fut si poli, si aimable qu'elle retrouva vite son assurance. Son mari apparut, pâle, affaissé.

—Mon pauvre ami, dit-elle en lui tendant la main, comment as-tu pu faire cela!

—Vous connaissiez depuis longtemps l'abbé Palloy, madame? demanda le juge d'instruction.

—Nullement, monsieur, répondit Valentine, je le voyais seulement à la messe et aux offices de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, mais je ne lui avais jamais parlé.

—Mais il était votre confesseur?

—Non, monsieur. Je ne me confesse qu'une fois par an, et à un dominicain.

—Pourquoi alors avez-vous raconté à votre mari qu'il s'était permis des libertés excessives à votre égard, qu'il vous avait fouettée comme une enfant, à nu, après avoir retroussé vos jupes, et que plus tard même il avait essayé de devenir votre amant?... Non seulement vous l'avez raconté, mais vous l'avez écrit. Ce manuscrit, en effet, est bien de votre écriture, vous le reconnaissez?

Et il lui montrait le cahier qu'elle avait donné à son mari.

—Mon Dieu, monsieur, dit-elle simplement, je griffonne parfois du papier pour me distraire: cela n'a aucune importance. Je me suis amusée à écrire un conte que je destinais à une revue où collaborent quelques-unes de mes amies.

—Mais pourquoi nommez-vous l'abbé Palloy?

—Je parlais de l'abbé Palloy comme j'aurais parlé de l'abbé Durand. Je ne savais même pas qu'il y avait un prêtre qui portât ce nom.

—Tout cela est bien étrange... Enfin!... signez votre déposition.

Valentine signa d'une écriture ferme et entoura son nom d'une élégante arabesque.

—Vous pouvez vous retirer à présent, madame, dit le juge d'instruction.

Elle tendit alors dignement la main à son mari qui n'eut pas un mot ni un geste, puis elle s'éloigna d'un pas léger avec une allure de petite innocente.

Les balles de M. Chassériau n'avaient atteint personne; cependant pour sa tentative de meurtre et malgré une éloquente plaidoirie de son avocat il fut condamné à deux ans de prison. A l'audience Valentine ne chargea point son mari, mais ne le disculpa point non plus. Elle eut d'ailleurs une attitude que tout le monde s'accorda à trouver excellente. Quand elle entendit la condamnation de M. Chassériau elle faillit s'évanouir.

Son appartement lui paraissait bien vide à présent que son mari ne l'habitait plus. Elle eut des heures de mélancolie, et comme le jeune homme qu'elle avait rencontré aux Nouveautés était venu la voir, elle l'accueillit avec empressement, tel qu'un consolateur. Que pouvait devenir une pauvre femme toute seule? Elle prit un amant.

Mademoiselle Trébuchet le sut; elle alla trouver aussitôt Valentine pour la confesser et la gronder un peu, mais l'ayant trouvée docile, attentive aux conseils, toute disposée à reprendre les pratiques religieuses, elle jugea convenable de ne point se montrer trop sévère.

—Que veux-tu, ma chère enfant, lui dit-elle en la quittant, je ne t'approuve pas, mais ce Chassériau l'a bien mérité!

LES RÉVOLTÉES DE BRESCIA.

(Récit d'un ancien diplomate)

En mai 1852 je me trouvais à Géra, chez le prince de Reuss, avec les généraux Haynau et Herbillon. Haynau était célèbre par la manière énergique et cruelle dont il avait conduit la guerre et réprimé diverses insurrections en Hongrie et en Italie. Herbillon avait eu la confiance de Saint Arnaud et du prince président qui, au coup d'Etat de décembre 1851, lui donna l'ordre de combattre l'émeute au quartier Saint-Antoine.

Par une après-midi charmante nous nous promenions dans les jardins que venait d'arroser une légère ondée matinale; le soleil en buvait la fraîcheur, fondait les perles suspendues aux branches, répandues sur les pelouses et les feuillées. Nous goûtions avec délices la douceur de l'air quand un cri suivi de gémissements, vint troubler notre plaisir.

—C'est un de mes jardiniers, nous dit le prince, qui est en train de corriger sa petite servante. Il la fouette souvent car elle a un fort mauvais naturel; elle est aussi insolente et désobéissante que gourmande et paresseuse. Aussi je ne lui reproche point de la châtier; si on ne lui donnait de temps à autre sur le derrière, cette enfant deviendrait avec l'âge une coquine accomplie. Je vous avouerai que je ne suis point opposé aux châtiments corporels. J'imagine que c'est le seul moyen de mettre en harmonie avec les lois sociales la cruauté inhérente à l'homme. J'ai observé que mon jardinier avait un véritable agrément à trousser les jupons de la petite insubordonnée; il n'en est pas moins vrai qu'en satisfaisant sa passion il corrige cette fille et lui est utile. S'il avait pris une servante douce et soumise, il aurait tort de la maltraiter; au contraire avec cette méchante créature il se conduit comme il doit. Par ce choix il justifie son instinct qui, en réalité, n'est nuisible que s'il s'exerce à contre-temps.

«Moi-même je vous avoue que j'ai été parfois aussi cruel qu'amoureux. Il y a quelques années je m'étais épris d'une princesse allemande fort jolie, mais qui montrait une froideur, une insensibilité exaspérantes. Je sus bientôt que si elle paraissait indifférente à mes déclarations, elle entretenait le commerce le plus ignoble avec un de ses valets; je trouvai un motif pour me plaindre de ce valet et le faire enfermer; quant à la princesse je la dénonçai à son mari et j'eus le plaisir de voir l'adultère châtiée sous mes yeux, avant un dîner de gala. Dans l'étroit boudoir où je lui fis la confidence, attenant au grand salon de réception, le prince, sans songer à ses invités qui attendaient dans les pièces voisines, déchira la robe et les jupons de l'épouse coupable, et parmi les dentelles et la soie en lambeaux, il brandissait sa canne, un jonc souple, et en cinglait de toutes ses forces les épaules, les jambes, le derrière de la princesse qui courait éperdue autour de la chambre, dont elle cherchait vainement à ouvrir les portes. Quand enfin elle y réussit, ses chairs étaient en sang et l'on put voir sa nudité rouge traverser vivement le grand corridor du palais, traînant après elle les loques d'une toilette de deux mille florins!

«Ce n'était pas un spectacle sans agrément pour un amoureux rebuté. Je vous avoue, toutefois, que j'eusse préféré tenir entre mes bras le corps sans blessure de la belle, mais pour cela il eût fallu lui imposer mon amour, lui faire violence; il en serait résulté un scandale que je voulais éviter. Je me contentai donc d'assister à la punition de cette grossière amoureuse qui préférait les baisers d'un rustre à une liaison élégante et profitable. A voir ma physionomie impassible, le mari ne soupçonna point que je n'étais rien moins que justicier et que beaucoup plus qu'à son honneur conjugal je m'intéressais aux grâces charnelles de sa femme.


—Vous avez agi sagement, monseigneur, dit Herbillon, en vous abstenant d'aimer une femme qui ne vous aimait point. Si elle s'était froidement donnée à vous, vous vous seriez attendri sur elle; vous n'auriez pas eu le courage ensuite de punir ses trahisons, ses dédains, son indifférence, et le mal que vous auriez épargné à sa chair, elle vous l'aurait fait elle-même à votre cœur.

«L'année dernière j'ai commis une grande sottise. Mes soldats venaient d'enlever la barricade de la rue Tiquetonne. Ils avaient saisi plusieurs gamins de quatorze à quinze ans dont les mains noires de poudre montraient qu'ils avaient tiré sur nous. Mes hommes étaient exaspérés; ils voulaient passer grands et petits par les armes. Je m'interposai. Les écrivains révolutionnaires ne m'ont point reproché une férocité extrême. Je dis aux soldats: «Faites grâce aux mômes; ils sont plus bêtes que méchants; déculottez-les et donnez-leur une fessée un peu rude, qui leur servira de leçon; c'est tout ce qu'ils méritent.» Ce genre de punition amusa les soldats et les rendit moins cruels. Je ne dis pas toutefois que leurs mains furent douces aux coupables qui en voyant abaisser leur pantalon poussaient des cris indignés comme si on les eût pour toujours déshonorés.

«En procédant à cette exécution d'un genre plus familial que militaire, voilà un soldat qui dit tout à coup: «Ah! il en a, celui-là, des coussins pour s'asseoir, on n'aura pas besoin de viser avec lui... mais c'est pas Dieu possible! c'est une fille!» Je m'approche. C'était en effet une fille, les cheveux ramassés sous une casquette d'ouvrier, culottée et emblousée comme un garçon. Elle avait de beaux yeux vifs, un nez qui flairait les aventures et une bouche charnue ouverte sur les plus jolies dents du monde. Au milieu des mains d'hommes qui la tenait, elle se débattait avec une fureur qui semblait infatigable. «Allons, laissez-la, dis-je aux soldats. Vous n'allez pas vous attaquer aux filles à présent. Je prends celle-ci sous ma protection.» Ils grondaient, et j'eus de la peine à leur arracher leur proie. Sans doute ils eussent fouetté cette petite avec des verges de leur façon.

«Je l'avais confiée à l'un de mes aides de camp, et lorsque je revins à ma garçonnière de la rue d'Alger, je l'emmenai avec moi.

«Elle était blessée et je ne savais pas trop ce que j'allais en faire; mais la grâce qu'elle conservait dans son costume masculin, en dépit de ses allures d'insurgée, m'avait ému; je ne pouvais à présent l'abandonner.

«A mon arrivée je la couchai, je lui donnai les premiers soins, et le lendemain un médecin que j'appelai, après un examen sérieux me déclara la blessure de la fillette sans gravité, causé seulement par l'effleurement d'une balle qui avait déchiré la peau sans pénétrer dans le corps. Elle se remit vite; quelques jours après elle était sur pied.

«Allais-je la renvoyer? Je ne pouvais m'y décider. A la voir chaque jour je m'étais attaché à elle, à son joli visage, à ses gestes gentils; il me paraissait difficile de m'en passer. Elle pouvait avoir quinze ou seize ans au plus; je sentais un ardent désir d'étreindre son corps; je me décidai à lui demander de rester comme femme de chambre. Jacques, mon valet, lui dis-je, a besoin d'aide dans son service. En réalité ce n'était qu'un prétexte pour la garder.

«Mais ma proposition l'indigna. Etre servante? Elle, Irène Bureau? Vraiment, que lui demandait-on? Elle me débita alors des phrases de son catéchisme révolutionnaire. Qui l'avait donc si bien instruite? A force d'être indiscret je finis par la pousser aux dernières confidences; elle m'avoua que c'était son ami Charlot qui lui avait fait son éducation. Charlot avait le même âge qu'Irène.

«—Eh bien, lui dis-je, si votre ami Charlot consentait à venir habiter avec vous, consentiriez-vous à rester ici?

«Elle eut un sourire narquois.

«—Oh! fit-elle, je sais bien qu'il n'y consentirait pas.

«—N'importe! répliquai-je, écrivez-lui de venir vous trouver.

«J'avais mon projet qui n'était pas mauvais, comme vous allez le voir, si j'avais eu la constance de l'exécuter complètement. Lorsque Charlot arriva, je le pris à part. Je lui dis comment j'avais recueilli chez moi sa petite amie et que je désirais, s'ils le voulaient bien, les garder chez moi comme domestiques. Leurs gages seraient assez élevés. Mais tout dépendait d'Irène. C'était à lui, Charlot, de la décider.

«Je n'eus pas de peine à remarquer que mon amoureux révolutionnaire tenait bien moins à la gentille Irène et à ses idées politiques qu'à l'argent que je lui offrais, et comme il avait alors sur elle beaucoup d'influence, il l'eut vite décidée à rester.

«—Ecoute, lui dis-je, Irène me paraît une excellente fille, mais elle est très jeune, très enfant; elle a besoin qu'on la surveille et même qu'on l'éduque un peu. Ne me cache rien de sa conduite. Si elle agit bien ou mal, je veux le savoir. Tu me diras chaque soir comment elle se sera comportée dans la journée. Au reste je te paierai pour cette facile surveillance. Si tu me trompes, et je le saurai un jour ou l'autre, je te mets aussitôt à la porte.

«Deux jours ne s'étaient pas écoulés que déjà Charlot me faisait son premier rapport pour lequel je lui donnai un louis de récompense: Irène avait découvert la cave à liqueurs et avait bu tout un flacon d'anisette russe. J'appelai Irène et quand je fus seul avec elle, je lui reprochai sa gourmandise et son vol. Elle mentit.

«—Ce n'est pas moi! Ce n'est pas moi! répétait-elle avec des trépignements.

«—Je vois, Irène, dis-je, ce dont vous avez besoin.

«Sans peut-être deviner ce que je lui voulais, elle me laissa rabattre sur ses bottines son pantalon d'ouvrier, mais quand j'eus retroussé sa chemise et qu'elle me vit lever ma cravache, elle eut une rage folle et essaya de lutter avec moi. Je dus lui attacher les mains et alors, malgré les bonds et les contorsions de son corps, malgré les hurlements dont elle remplissait la maison, je lui donnai une cinglade qui lui marbra convenablement la peau.

«Enfin je la laissai aller pleurant, sanglotant, gémissant. Charlot, par la porte entrouverte, avait assisté à la correction et riait sous cape d'avoir vu écorcher le derrière de sa bonne amie.

«Pendant deux jours elle se tint à l'écart, triste et boudeuse; elle n'obéissait aux ordres de Jacques ni aux miens; elle ne parlait à personne. Le soir du second jour elle s'approcha de moi et me dit très vite comme si elle n'était pas sûre d'elle-même et craignait une seconde plus tard de manquer d'audace:

«—Ce n'est pas Jacques, c'est Charlot qui vous a dénoncé à moi. Eh bien, c'est un fourbe, ce Charlot, je le déteste! C'est pour boire avec lui que j'ai pris le carafon de liqueur; et puis il vous vole vos cigares...

«Mais il m'était indifférent qu'elle accusât Charlot et même que Charlot fût coupable de m'avoir volé des cigares. L'important pour moi, c'est qu'Irène et Charlot, d'amoureux fussent devenus des ennemis acharnés. Irène sentait en Charlot un espion et ne pouvait plus le souffrir; Charlot trouvait son intérêt à dénoncer Irène et il ne l'aimait plus depuis qu'il l'avait vue courber le derrière sous ma cravache. Ce difficile amant la trouvait ridicule.

«Pour consoler Irène je lui commandai de jolis costumes d'homme: un pour la maison, deux pour sortir le jour, et un habillement complet pour m'accompagner le soir au cabaret et aux petits théâtres. J'avais aussi commandé des costumes pour Charlot.

«Le premier soir que nous dinâmes tous trois ensemble dans un salon du Café Anglais, Irène était si séduisante dans son travesti que je ne pus y tenir. Dès qu'on eut servi le champagne, je l'entraînai sur le canapé, et je déboutonnai ses vêtements. Je n'ai pas besoin de dire que ce ne fut pas pour la fouetter. Quelle joie de caresser son ventre lisse et de sentir sous mes mains la plénitude et la cambrure de ses fesses! Les yeux d'Irène brillaient de plaisir; ses joues étaient empourprées par le vin, l'émotion de la fête. Je l'embrassais comme un fou et elle me rendait au double mes baisers. Devant nous, Charlot faisait semblant de ricaner, mais au vrai il était furieux contre son ancienne maîtresse.

«Nous recommençâmes plusieurs fois ces dinettes; nous terminions la soirée au théâtre. Le joli visage d'Irène lui valait des succès de toutes sortes; des hommes, des femmes lui écrivaient; beaucoup se trompaient ou feignaient de se tromper sur son sexe. Par ses espiègleries et aussi ses façons coquettes elle provoquait ces déclarations passionnées; souvent même de notre baignoire, debout ou la tête penchée au dehors, elle répondait aux galanteries par des gestes, des œillades nullement équivoques.

«—Regardez donc Irène, me chuchotait Charlot, en me poussant le coude.

«—Irène, m'écriai-je, tu sais ce qui t'attend au retour.

«Elle me regardait, se rasseyait, et était prise sur son fauteuil d'un grand tremblement. Son derrière, dont la culotte étalait bien l'ampleur, se ramassait et semblait se rapetisser de crainte. Je jouissais vivement de son trouble qui durait tout le temps du spectacle. Cette angoisse augmentait quand nous montions en voiture. A peine rentrés, je la jetais sur un divan, je la faisais tenir par Charlot et après l'avoir à demi déshabillée, je la fessais vigoureusement avec une cravache. Elle criait, sanglotait. Elle se calmait ensuite dans mon lit entre mes bras.

«Elle était devenue tout à fait ma maîtresse; laissant à Jacques et à Charlot les soins de la maison, elle ne s'occupait plus que de se vêtir et de se promener.

«Un jour Charlot me montra une lettre qu'elle venait d'écrire et qu'elle avait remise à un commissionnaire. Elle répondait à un inconnu et lui donnait un rendez-vous.

«—Qu'est-ce que cette lettre? dis-je à Irène en colère.

«Elle pâlit, se troubla, mais vite elle eut dominé son émotion; et, haussant les épaules:

«—Une invention de Charlot, fit-elle. Il me hait parce que je ne l'aime plus. Il a imité mon écriture, ce qui n'était pas difficile puisque c'est lui qui m'apprit à écrire, et qui autrefois me traçait les modèles que je m'efforçais ensuite de bien reproduire.

«Je feignis de me contenter de cette explication, mais je n'étais point rassuré sur la fidélité d'Irène.

«Le lendemain même, j'avais besoin de Charlot pour une commission; je le sonne, il ne vient pas et Jacques m'apprend qu'il est sorti à la hâte il y a plus d'une heure. Cela me cause une certaine surprise car je lui avais défendu de quitter la maison sans m'en demander la permission.

«J'entre dans mon cabinet de travail pour écrire une lettre; et là que vois-je? Irène étendue tout de son long sur le parquet et paraissant évanouie.

«—Ah! c'est vous, fait-elle, d'une voix éteinte, entrouvrant les yeux. Oh! secourez-moi, sauvez-moi. Je crois que je vais mourir.

«Très effrayé, je la prends dans mes bras.

«—Mais qu'avez-vous, mon enfant, qu'avez-vous?

«—Oh! je ne sais pas, je me sens malade... étourdie. Il me semble qu'on m'a donné un grand coup... Ah oui! C'est lui... Charlot.

«Sa tête retombe comme si elle n'avait plus la force de parler et qu'elle fût sur le point de perdre connaissance, mais un moment après elle revient à elle, elle me parle de nouveau.

«—J'étais là, dans ce fauteuil, quand Charlot est entré avec vos clefs. Il a ouvert le petit meuble. Comme il prenait des billets de banque, je me suis élancée sur lui: «Tu ne feras pas cela devant moi, je ne le permettrai pas!» Alors il m'a donné sur la tête un coup terrible qui m'a jetée à la renverse, et je ne sais plus ce qui est arrivé.

«Avec l'aide de Jacques je transportai Irène sur son lit, je fis venir un médecin, qui trouva que le coup avait pu être donné avec violence mais qu'il n'aurait pas de suites, et que la victime ne s'en ressentirait nullement. Rassuré, j'allai inspecter mon secrétaire et j'eus l'ennui de constater le vol qu'Irène venait de m'annoncer: deux mille francs avaient disparu de mon secrétaire.

«Le lendemain Irène était remise de son étourdissement et toute radieuse. Je ne l'avais jamais vue si gaie. Comme nous étions à déjeuner, Charlot, à ma grande surprise, revint. Il me dit que la veille, une lettre où on lui annonçait la mort de son père l'avait fait quitter brusquement la maison, mais qu'au moment où il allait prendre le chemin de fer pour se rendre dans sa famille et assister à l'enterrement, il avait rencontré par hasard un de ses parents qui lui avait donné des nouvelles de son père qu'il venait de voir, qui était à Paris et se portait à merveille.

«—Cette histoire m'intéresse peu, m'écriai-je, mais veux-tu me dire ce que tu as fait de mes deux mille francs?

«Il écarquilla les yeux et parut plus étonné encore que je ne l'avais été de son retour.

«—Vos deux mille francs? balbutia-t-il.

«—Oui, mes deux mille francs, qu'en as-tu fait, coquin, voleur! Je vais te faire arrêter.

«—Mais, s'écria-t-il, je ne vous ai jamais rien pris, je vous le jure, mon général, je vous le jure sur la tête de mon père!

«Sans prendre garde à ses protestations je dis à Irène d'envoyer Jacques chercher des sergents de ville.

«Alors il comprit qu'il perdait sa peine à vouloir me convaincre; voyant Irène se lever il tourne les talons et, sans qu'il me soit possible de l'arrêter, traverse en courant le corridor, le vestibule; quelques secondes après il était dehors, au loin. Jacques essaya inutilement de le rattraper.

«—La vue de cet homme me fait mal, me dit alors Irène. Elle était toute pâle et j'entendais battre son cœur.

«—Sois tranquille, ma chérie, nous le retrouverons et nous le ferons mettre dans un endroit d'où il ne sortira plus pour t'ennuyer.

«Ce jour-là j'étais invité à l'Elysée et, comme j'avais à faire auparavant quelques visites officielles, je me mis de bonne heure en uniforme: je ne devais rentrer que fort tard à la maison. Par hasard je n'avais pris qu'une paire de gants; il m'en fallait d'autres pour me présenter devant le prince. Je rentrai chez moi. Ah! quelle surprise m'y attendait!

«Dans mon lit j'aperçus Irène à demi déshabillée et toute découverte auprès d'un homme dont elle ne laissait voir, dans sa posture, que les jambes et les bras, mais au juron que je proférai, l'homme se souleva du lit et me montra la figure effarée de mon aide de camp. Avec quelle colère je me jetai sur le couple! Je saisis le ceinturon de mon amoureux pour les cingler, et je les frappai à tour de bras. La tête dans l'oreiller, Irène hurlait comme une chienne. Quant à son complice, il se sauva en chemise dans la rue; je lui lançai par la fenêtre son sabre, son shako, ses bottes, sa culotte. Il dut se rhabiller dans une allée. Je revins à Irène; après lui avoir donné des coups de cravache par le visage et lui avoir botté le derrière de la bonne façon, je la fis dégringoler mon escalier et je la jetai à la porte avec une jupe et une blouse sur les bras. J'étais comme affolé de ce qui venait de m'arriver; j'étais si sot, si naïf que j'avais fini par avoir confiance dans cette fille; j'avais beau être jaloux, je ne m'imaginais pas qu'elle pût me tromper.

«Je regrettai bientôt d'avoir traité si durement Charlot. Je retrouvai l'un de mes billets de mille francs dans un coffret d'Irène, et, dans son buvard, le brouillon de la fausse lettre qu'elle lui avait envoyée pour lui annoncer la mort de son père et le tenir éloigné de la maison au moment où elle l'accuserait de m'avoir volé. Ainsi elle avait inventé toute cette mise en scène de l'évanouissement pour m'émouvoir! Tant d'astuce me paraissait inconcevable; j'étais surtout désespéré qu'elle m'eût trompé avec un officier, avec un des miens. Une pareille trahison m'était doublement douloureuse.

«—Ah! me disais-je, pourquoi n'ai-je pas laissé cette créature aux mains de mes soldats, le 3 décembre! Quand ils lui auraient déchiré son derrière de voleuse, quand ils l'auraient violée, ne valait-il pas mieux qu'elle subît tous les outrages et qu'elle ne vînt pas déshonorer mon uniforme, en me donnant des façons de niais et d'amoureux transi.

«Pourquoi n'ai-je pas été cruel! Pourquoi me suis-je laissé attendrir?


«—Mais, fit Herbillon après une pause et en essuyant une larme, c'est assez de regrets.

Et se tournant vers Haynau:

—A vous, général, à vous de nous conter vos exploits de guerre et d'amour.

—Permettez-moi un aveu, répliqua Haynau. Je ne conçois pas que dans nos relations avec une femme nous oubliions notre orgueil plus que notre plaisir. Monseigneur, dans l'aventure qu'il a bien voulu nous faire connaître, s'est souvenu surtout de son autorité: je ne puis lui donner tort. Vous, Herbillon, il me semble qu'à la mode de nombre de vos compatriotes, après avoir affecté de traiter votre petite prisonnière en conquérant, vous l'avez laissée devenir un peu trop votre maîtresse. Vous vous êtes placé dans un état d'infériorité fâcheux à l'égard de vos subordonnés qui n'ignoraient pas vos façons d'agir; le prince, lui, s'est seulement privé d'une jouissance. Je ne prétends pas m'offrir en exemple, mais je crois avoir réussi quelquefois à contenter mes désirs d'homme sans rien perdre de mon prestige sur mes soldats et mes officiers qui, soyez-en persuadés, connaissent la vie privée de leur chef et lui refusent, dans les circonstances périlleuses, pleine obéissance, lorsqu'ils savent qu'il a faibli ou s'est rendu le moins du monde ridicule devant une femme.

Je vais vous dire ce qui m'est arrivé à Brescia en avril 1849.

D'abord je tiens à me justifier des reproches que m'ont lancés les journalistes révolutionnaires. A les entendre nul bourreau n'a surpassé mes cruautés; je ne suis pas un homme, mais un monstre. Ces messieurs eussent voulu me voir panser les blessés et soigner les malades italiens, comme si j'étais un médecin ou une sœur de charité!

Je suis général, aux ordres de Sa Majesté l'empereur d'Autriche; mon devoir était d'obéir à mon souverain qui me commandait de pacifier ses états par les moyens les plus rapides et en épargnant autant que je pourrais la vie de ses soldats. Il me fallait choisir entre l'armée dont j'avais le soin et les bandes des insurgés qui s'attaquaient au pouvoir de mon maître. Quant aux représailles dont j'ai usé à l'égard des rebelles, les Français, durant la guerre d'Espagne, les Russes, durant la guerre de Pologne, m'en ont donné l'exemple; elles sont inévitables dans ces luttes de partisans; après un assaut pareil à celui de Brescia, où chaque rue avait une barricade, où chaque maison était une forteresse, mes troupes se seraient révoltées si je leur avais demandé d'être miséricordieuses; elles étaient exaspérées par une résistance aussi farouche, aussi meurtrière; elles avaient soif de vengeance.

On me reproche surtout, je le sais, d'avoir été impitoyable pour les femmes; mais si, comme moi, on les avait vues prêcher l'assassinat, si on avait découvert leur complicité dans plusieurs empoisonnements d'officiers autrichiens, on s'abstiendrait de me blâmer. J'ai évité d'ailleurs presque toujours de les condamner à mort, les regardant comme des enfants qu'il faut plutôt punir que supprimer. Les fusiller est un mauvais moyen de leur faire expier un crime; la plupart en apprenant leur sort perdent connaissance; on n'exécute que des cadavres. Au contraire, frapper leur orgueil, humilier leur beauté, dégrader, endolorir leurs chairs précieuses, voilà un châtiment sûr et que je ne me fis point faute de leur infliger...

Mais ce n'est point mon apologie que vous souhaitez entendre. Voici donc, sans plus tarder, l'aventure que je vous ai promise.

Je venais seulement d'entrer à Brescia.

A peine m'étais-je installé, avec mon état-major, à la maison de ville qu'un jeune homme fort élégamment vêtu vint se présenter devant moi. Assez bien fait, il avait un de ces jolis visages un peu efféminés dont Raphaël nous a laissé le portrait. Il me dit sans préambule:

—Son Excellence désire-t-elle connaître le nom des conspirateurs?

—Quels conspirateurs? lui demandai-je.

—Ceux qui ont juré d'anéantir l'armée autrichienne. Son Excellence ne doit pas croire qu'elle en a déjà fini avec Brescia?

—Je ne le pense pas non plus, répliquai-je, et je fais bonne garde. Mais, comment sais-tu qu'il y a une conspiration?

—J'ai surpris le secret d'un des conjurés.

—Tu es donc un traître ou un espion?

—Ni l'un ni l'autre.

—Un délateur en tout cas!

—Je n'ai qu'un moyen de me venger.

—Enfin quel est ce secret?

—Je ne puis pas le dire.

—Tu attends que je te donne de l'argent. Prends garde plutôt que je te fasse fusiller?

—Je ne dirai pas ce secret, parce que je n'en sais que ce que je viens de vous apprendre; il y a un complot; quel est ce complot? je l'ignore; mais je connais le nom de la personne chez qui se réunissent les conjurés.

—Nomme-la donc.

—Emma Camporesi. Elle habite Contrada della Palata.

—C'est bien. Reviens demain au Municipe, et si tu n'as pas menti, tu auras ta récompense: tout service en mérite une, quoique j'aie pu dire tout à l'heure...

—Oh! fit-il, je ne veux aucune récompense. Il suffit à mon plaisir d'être vengé.

J'eus lieu de voir, dans la suite, que ce mépris de l'argent, comme il arrive en pareils cas, n'était nullement sincère.

Cependant mon jeune homme s'éloigna et, absorbé par l'installation de mes troupes, je ne m'inquiétai point de sa dénonciation. Souvent on m'en a fait de semblables dont je reconnaissais bientôt la fausseté et qui n'étaient inspirées que par la cupidité ou un besoin servile de montrer du zèle au vainqueur. J'avais même tout à fait oublié le personnage et sa démarche quand le soir, en dînant avec les principaux officiers de l'armée, je sentis l'enivrement féroce qu'on éprouve en quittant les champs de bataille, cette griserie du sang où l'on oublie les fatigues de la lutte et où on sent naître, violent et terrible, le désir de l'étreinte comme si du carnage s'élevait un appel vers la vie. Mes compagnons, jeunes, ou dans la force de l'âge, subissaient, comme moi, cette ivresse. Au-dessus des verres on entendait à chaque instant se croiser les mêmes mots prononcés par cent voix différentes: «Les femmes... Les filles de Brescia... Ces putes-là!... Il paraît qu'il y en a de jolies... J'ai vu une frimousse tout à l'heure en sortant du Municipe...» Et toujours revenaient dans la conversation les mots de femme, de fille, de créature.

Soudain le colonel Zichy dit à son voisin:

—Il y a dans cette ville une très belle courtisane: Emma Camporesi.

Je me souvins du jeune délateur.

—C'est, prétend-on, m'écriai-je en souriant, un de nos plus terribles adversaires.

—Allons donc!

—Il n'y a qu'à l'envoyer chercher: nous apprécierons.

J'avais inscrit l'adresse d'Emma. J'envoyai une lettre fort galante que je fis porter par l'ordonnance du colonel Zichy. J'invitais la dame à venir boire du champagne le soir même en notre compagnie. La demande était peut-être un peu brusque, mais j'avais observé qu'en Italie, d'ordinaire, les princesses d'amour, même les plus huppées, ne se choquent point de façons vives et gaillardes.

L'ordonnance revint bientôt. Emma se trouvait à l'adresse indiquée. Elle habitait, au dire de notre soldat, un vieux palais très luxueusement meublé; l'abord majestueux, mais le visage gracieux et joli, elle ne mentait point à sa réputation. Seulement ce friand morceau n'était point pour notre bouche.

—Madame, nous dit l'ordonnance, a fait répondre qu'elle refusait d'assister à une fête donnée par les ennemis de sa patrie. Il ne lui convient pas, a-t-elle ajouté, de se réjouir au moment où l'Italie est en deuil.

—Peste! m'écriai-je, si nous avons affaire à des héroïnes, nous n'avons pas fini!

—Voulez-vous la voir? ce n'est pas difficile!

La personne qui venait de parler ainsi était une femme grande, blonde et rose, aux hanches fortes, aux yeux gris, aux traits fins, le type de ces beautés du Nord qui vous charment d'autant plus qu'on a goûté longtemps aux méridionales langoureuses, dont l'amabilité facile mais commune du visage, le corps d'ordinaire mal fait, à la taille longue et aux jambes courtes, vous lassent bien vite.

—Est-ce que cette dame est entrée par le plafond? demandai-je à Schwab.

—Mais non! répondit Schwab, vous n'avez pas vu la tête de Hartmann quand il l'a amenée à son bras?

—Est-ce donc sa maîtresse?

—Vous savez bien, me répliqua Schwab, que Hartmann n'a pas une fortune à s'offrir une pareille femme.

J'examinai la nouvelle venue; sa toilette d'une élégance recherchée, surtout les diamants de ses bracelets et de ses bagues, et les joyaux splendides qui étincelaient dans ses cheveux, qui chargeaient son cou et sa poitrine, tout annonçait en elle une femme qui met un haut prix à ses faveurs.

—Pourriez-vous nous amener votre amie, madame? lui demandai-je.

—Oh! ce n'est point mon amie, se hâta-t-elle de répondre, mais je vous l'amènerai tout de même.

—Vous aurez de la peine!

—Et pourquoi donc ne viendrait-elle pas où je vais bien, moi? Ne suis-je pas aussi riche et aussi distinguée que cette demoiselle?

—Vous n'êtes sans doute pas une italienne?

—Par bonheur! N'importe! elle viendra, qu'elle le veuille ou non.

—Vous avez l'air de lui en vouloir. Seriez-vous jalouse?

—Moi, jalouse d'elle? Ah! ce serait drôle par exemple. Si je n'habite pas, comme elle, un palais, mes amants sont plus riches que les siens, sans compter que j'ai une autre tournure!

Elle se cambrait et nous voyions se dessiner au milieu des fines batistes sa gorge aux pommes hautes et fermes et, sous la jupe serrée, les fesses amples et magnifiques.

—Avouez que vous avez une petite rancune à satisfaire.

—Certes! répliqua-t-elle, je déteste cette femme, je la déteste à mort.

—Mais tout le monde a donc pour elle de la haine?

Elle me regarda d'un œil interrogateur. Je lui contai la visite que j'avais reçue dans l'après-midi.

—Ah! ah! fit-elle, je sais: c'est Casacietto, son ancien amant ou plutôt son maq...

—C'est qu'il n'a pas l'air du tout de lui vouloir du bien!

—Je vous crois! il s'imagine que la signora a un préféré, qui n'est pas lui, simplement parce que la Camporesi depuis quelque temps ne lui donne plus de galette et devient avare. On raconte qu'elle met de l'argent de côté pour qu'on lui dise des messes après sa mort.

—Vous êtes méchante. Que vous a-t-elle donc fait?

—Une petite chose que je ne lui pardonnerai jamais... Elle m'a battue quand je servais chez elle.

Elle fit cet aveu avec une sorte de fierté qui surprit tout l'entourage.

—Eh bien oui! dit-elle, j'ai été servante. Cela ne m'empêche pas d'être la maîtresse de ceux que je choisis pour m'adorer... Tenez, ce grand blanc qui est là, devant moi, avec sa poitrine couverte de plaques et de rubans, il sera à mes pieds quand je voudrai.

C'était à moi qu'elle s'adressait.

—Doucement, doucement, ma fille, lui dis-je en lui pinçant le derrière et je la secouai un peu rudement.

—Voulez-vous me lâcher, criait-elle en se débattant.

L'ancienne servante reparaissait toute dans ses façons grossières qui étaient en violent désaccord avec sa beauté gracieuse et l'élégance de sa toilette d'une richesse trop éclatante, mais pourtant de coupe et de nuances harmonieuses.

—Savez-vous que nous sommes les maîtres, dis-je, et que nous pouvons vous forcer à nous obéir?

Changeant alors subitement de ton, elle prit une attitude câline, une voix caressante et mielleuse, où il y avait pourtant comme un arrière-goût d'ironie.

—Pourquoi prétendez-vous me contraindre, susurrait-elle, quand je suis toute aux ordres du vainqueur de Brescia? Esther Bettington, dont la mère était autrichienne, est une admiratrice du général Haynau. Tout à l'heure je voulais plaisanter. Je sais bien qu'on n'est point la maîtresse du général, mais son humble servante. Que me commande votre Excellence?

—Ce que vous désirez vous-même, ma charmante Esther Bettington, répliquai-je, radouci. Nous voudrions voir comment votre beauté efface toutes les grâces si vantées de la Signera Camporesi.

—Je vais m'empresser de vous satisfaire. J'ai justement une lettre de Casacietto qui lui donne rendez-vous dans cette salle. Je vais envoyer porter cette lettre par une femme de chambre que la Camporesi ne connaît pas pour qu'elle vienne ici sans défiance.

—Vous croyez qu'elle viendra?

—Je n'en doute pas. Dès que son Casacietto l'appelle, elle accourt. Et l'imbécile s'imagine qu'elle ne l'aime plus! Il est vrai qu'elle n'a plus pour lui ses prodigalités d'autrefois. Aussi lui ai-je conseillé d'irriter un peu son amour et sa jalousie afin de la rendre plus généreuse. Les amours trop confiantes deviennent égoïstes... Mon Casacietto lui donne donc aujourd'hui, à cette maison de ville, un rendez-vous auquel il ne viendra point.

—Mais pourquoi l'accuse-t-il de conspirer contre nous?

—Par intérêt. Il espère obtenir ainsi une double récompense, de vous, pour l'avoir dénoncée; d'elle pour l'avoir sauvée, car il croit à son innocence et pense qu'après quelques jours de prison il sera facile d'obtenir sa mise en liberté. Il compte, pour cette grâce, sur sa parenté avec une dame qui accompagne l'armée autrichienne, épouse de la main gauche d'un colonel... mais je dois être discrète.

—Et vous pensez sans doute, comme Casacietto, que la Signora Camporesi n'est pas coupable?

—Je pense tout au contraire qu'elle est l'instigatrice du complot formé à Brescia pour massacrer les troupes autrichiennes. C'est moi qui ai dit à Casacietto d'aller la dénoncer, laissant croire à ce niais qu'il n'y avait à cela nul danger pour sa maîtresse et du profit pour lui-même.

—Mais parlera-t-elle?

Esther Bettington eut un atroce sourire.

—Vous savez, mieux que moi, dit-elle, les moyens de la rendre bavarde.

—Envoyez-lui donc porter la lettre de Casacietto!

Esther aussitôt prit un papier dans son corsage, et le remit à l'ordonnance de Zichy pour sa domestique. La salle devint alors presque silencieuse. Malgré le vin bu en abondance, l'excitation des batailles récentes, du danger proche, et la vue de cette belle fille dont la personne n'avait rien de pudique, l'idée de cette Emma Camporesi nous avait rendus anxieux. Seul le colonel Hartmann, fier d'avoir amené Esther, ne cessait de chuchoter des plaisanteries à l'oreille de sa prétendue conquête, qui, assise sur le bord de la table, l'air indifférent, les yeux distraits, les accueillait par un petit rire de politesse, en s'éventant de son mouchoir parfumé.

Une heure se passa dans cette attente. Nous entendîmes un pas vif monter l'escalier.

—Je suis sûre que c'est elle, dit Esther en prêtant l'oreille, éloignez les lumières: cela vaudra mieux. Elle n'entrerait pas ici. Vous les rapporterez ensuite.

Les ordonnances emportèrent les candélabres de la salle qui demeura dans une pénombre. Une petite lampe qui brûlait dans l'escalier glissait seulement par la porte entrebâillée une mince lueur. Esther se couvrit le visage de sa sortie de bal et s'avança sur le palier; puis contrefaisant sa voix:

—Vous cherchez sans doute Casacietto, Madame, dit-elle; il va venir à l'instant. Il m'a prié de vous dire de l'attendre dans cette salle.

Emma Camporesi, la figure voilée, entra, suivie d'Esther. Aussitôt on rapporte les candélabres et on ferme les portes. Emma aperçut les officiers attablés, Esther qui avait rejeté sa sortie de bal et moi qui m'avançais vers elle pour lui faire les honneurs de la fête.

—C'est une indignité, s'écriait-elle, un pareil guet-apens!... C'est toi, coquine, lança-t-elle à Esther, c'est toi qui m'as attirée ici!

—Il m'a semblé, ma chère Emma, répliqua Esther, qu'on ne pouvait se réjouir à Brescia en votre absence.

—Ce n'est pas le moment de se réjouir, dit Emma, mais de se lamenter.

—Voilà des paroles bien graves, signora, répondis-je, pour une bouche aussi jeune.

Je la regardai. Sans être petite elle avait la taille courte et assez forte; un visage aux grâces mignonnes, gentilles, presque enfantines, contrastait avec l'embonpoint naissant de son corps. Elle portait une mantille à l'espagnole et une jupe de satin noir; aucun bijou, sauf une broche ornée d'une grosse émeraude dont les feux verts étaient pour ses amis un symbole d'espérance.

—Qu'on me laisse partir! s'écria-t-elle comme mes officiers s'étaient approchés d'elle et l'entouraient. Qu'on me laisse partir! Je ne veux pas rester ici une minute de plus.

—Et pourquoi êtes-vous venue, cara signora?

—Un doux cœur et une bourse plus douce encore sans doute l'attendaient ici, chuchota Esther.

—Taisez-vous! répliqua Emma indignée, si je me suis donnée, c'est librement et à un italien.

—Si distingué que soit votre ami, madame, dit le colonel Zichy sérieusement, les officiers qui vous entourent ne lui cèdent en rien en noblesse. Vous avez ici devant vous les représentants de la meilleure aristocratie autrichienne, et vous pouvez faire un choix parmi eux, j'imagine, sans vous croire déshonorée.

—F... moi la paix, s'écria Emma, et laissez-moi sortir.

Je crus qu'il était temps d'intervenir.

—Si vous avez refusé, dis-je, une invitation qui vous était adressée avec courtoisie, du moins vous ne vous déroberez pas à mon interrogatoire.

Elle me regarda et pâlit. Elle vit que je n'avais nulle intention de plaisanter.

—Je sais, continuai-je, qu'on se réunit chez vous en secret, pour des desseins qui n'ont rien d'amoureux ni de divertissant. Pourriez-vous nous en faire part? Pourriez-vous nous nommer quelques-uns de ces mystérieux affiliés?

Elle eut un tremblement, mais reprit d'une voix ferme.

—Je ne vous dirai rien. Je ne vous dirai rien parce que je n'ai rien à vous dire.

—Vous oubliez qu'on peut vous faire parler.

—Vous pouvez seulement me faire fusiller.

—Oh! oh! ma chère, décidément vous étiez née pour la tragédie. Quel malheur que je goûte peu ce genre, et que je préfère le comique, qui, j'en suis sûr, vous divertit beaucoup moins. Vous faire fusiller? faire fusiller la plus belle femme de Brescia? Dieu m'en garde. L'Autriche se reprocherait une pareille cruauté; elle tient seulement à justifier au moins une fois le nom que vous lui donnez si fréquemment: «L'Autriche n'est pas une mère, dites-vous, c'est une marâtre.» Or une marâtre, avouez-le, est bien excusable si à une fille toujours en révolte elle administre à la fois une copieuse fessée. Ce châtiment est peut-être moins décoratif qu'une fusillade, mais il est aussi plus bénin et il aurait pour nous de plus sérieux avantages. Nous ne voulons pas votre mort, chère madame, mais des aveux, des aveux sincères. Hein, dites-moi, belle signora Camporesi, que penseriez-vous d'une fessée, d'une fessée administrée d'une main un peu rude, mais juste?

Emma Camporesi avait peine à se soutenir.

—C'est cela! qu'on lui donne la fessée! s'écria Esther en applaudissant.

—Oui! oui! qu'on la fouette! qu'on la fouette! rugirent les officiers.

—Vous entendez, chère amie! dis-je, vos hommes politiques soutiennent l'excellence du suffrage universel; vous accepterez donc une sentence qui a reçu une approbation aussi générale.

Emma tomba à mes pieds.

—Je supplie votre Excellence!... faites-moi grâce, laissez-moi me retirer sans outrage. Vous êtes un homme brave; vous devez avoir la générosité des soldats et ne pouvez prendre plaisir à déshonorer une femme!

—Vous déshonorer, ma chère? mais je n'en ai nullement l'intention. Est-ce que votre maman, ou votre institutrice vous déshonoraient en vous corrigeant? Vous n'allez pas vous calomnier en vous proclamant trop vieille pour avoir le fouet, je suppose. Il me semble en vous regardant que vous sortez du pensionnat. Ne vous plaignez donc pas si je vous traite en pensionnaire. C'est un hommage que je rends à votre jeunesse.

—Grâce! pitié! répétait la malheureuse Emma en étreignant mes jambes.

—Allons! m'écriai-je. En voilà assez!

Et faisant signe à des ordonnances qui étaient là pour nous servir les rafraîchissements et les liqueurs.

—Saisissez-la, dis-je, entraînez-la jusqu'au fauteuil; vous la forcerez de s'agenouiller sur les bras où vous l'attacherez par les pieds; l'un de vous lui inclinera le haut du corps sur le dossier tandis qu'un autre, par derrière, lui tiendra les mains.

L'ordre s'exécute malgré la fureur d'Emma qui ne suppliait plus, mais luttait désespérément comme un animal affolé. Enfin elle est liée sur le fauteuil.

—Allez donc, dis-je à Esther, ils vont lui déchirer ses jupes.

—Oh non! répond-elle, avec une moue, en s'éventant de son mouchoir parfumé, je craindrais ses mauvaises odeurs; je l'ai approchée de trop près; je sais comment elle soigne ses dessous.

—Comme je regrette, ma chère, fis-je à Emma en prenant un air apitoyé, comme je regrette que votre femme de chambre ne soit pas là pour vous déshabiller.

A ce moment elle poussa un cri de rage; ses jupons de soie craquaient; et on lui relevait sa chemise sur les épaules. Les officiers poussèrent des «och! och!» de plaisir. Pour moi j'étais à la fois surpris et amusé que cette petite tête mignonne et sérieuse de fillette pût appartenir à la même personne que cette croupe vraiment monumentale.

Jamais femme n'eut plus de honte. Emma, paraît-il, avait posé autrefois devant des peintres idéalistes fort épris de sa figure virginale et ingénue, mais que choquait le développement de ses charmes inférieurs. Ces artistes lui avaient persuadé que ses hanches et ses fesses n'étaient pas en harmonie avec le reste de sa personne. Aussi, sans parler de l'effroi qu'inspirait à cette courtisane douillette l'idée d'une peine physique, c'était déjà pour elle un supplice atroce de subir ce déshabillage et d'être contrainte d'étaler aux yeux d'une centaine d'hommes, cette partie de son corps qu'elle croyait imparfaite et qu'elle dérobait même à ses amoureux.

—Voilà donc les grâces qui ont passionné l'Italie, s'écria Hartmann.

—Je ne sais, dit Esther, si divulguées, elles ne perdront pas de leur valeur et si demain on paiera comme hier cent florins pour les voir.

—Les galants suivront notre exemple désormais et s'en offriront le spectacle gratuit.

—A moins qu'ils ne les jugent trop connues pour leur plaire.

Réduite à l'humiliation extrême, la Camporesi qui n'avait plus rien à ménager, retrouvait ses libertés anciennes de fille publique pour insulter et braver ses bourreaux. Et elle lançait les pires grossièretés à l'adresse de l'empereur, des officiers, de moi-même.

—Ah! fi donc, ma chère, disait Hartmann, on m'avait vanté vos talents de cantatrice, mais je croyais que vous les manifestiez d'une autre façon.

—Allons, dis-je aux ordonnances, prenez vos sangles, et qu'on se mette à la fouetter vigoureusement.

Sous les cinglons des soldats, des pois de pourpre apparurent sur les chairs qui nous étaient offertes, puis des raies sombres; bientôt la croupe de la Camporesi fut pareille à une grande compote de fraises, d'un rouge violacé. Elle retenait ses cris; mais la douleur fut plus forte que son courage; à une cinglade plus coupante, des hurlements montèrent de sa gorge, suivis de rugissements, et les injures alternèrent avec les supplications.

Je me penchai vers elle:

—Consentirez-vous maintenant à parler, à nommer vos complices?

Sans me répondre elle se mit à pousser des gémissements.

—Arrêtez un instant, commandai-je aux ordonnances; déliez-la et donnez-lui un verre de champagne. Si tout à l'heure elle refuse de faire des aveux, vous recommencerez à la sangler.

Elle avait un moment de répit. Comme l'endolorissement de ses fesses ne permettait pas de l'asseoir sur le fauteuil, on la coucha sur des coussins. Elle eut beaucoup de peine à boire car ses mains tremblaient, et son corps était secoué par de grands sanglots.

Esther Bettington contemplait sa rivale d'un œil féroce; elle avait suivi le supplice sans en perdre le moindre détail:

—Je vois, me dit-elle, que ce ne sera pas facile de la faire parler sous le fouet. Il y aurait peut-être un autre moyen de lui arracher des paroles.

—Lequel?

—Je vous préviens qu'il sera assez coûteux.

—Je paierai ce qu'il faut si ce moyen me paraît effectif et praticable.

—Oui, il vous donnera un résultat. Il s'agit d'acheter Casacietto.

Je sus plus tard qu'il s'agissait aussi d'acheter Esther Bettington.

—Et il demande un prix si élevé pour se vendre?

—Vous comprenez que cet homme tire de beaux revenus de l'amour de la Camporesi; et il ne pourra plus guère y compter.

—Naturellement. Et combien voudra-t-il?

—Dix mille florins au moins.

—Voilà des aveux que je n'aurai pas à bon marché!

—Mais songez donc que la Camporesi est à la tête des conjurés, qu'elle sait tout ce qu'ils préparent, et qu'en prévenant leur complot vous sauvez votre armée et peut-être votre propre existence!

—Evidemment, dis-je, ce n'est pas trop cher. Et une fois que mon homme est acheté, qu'arrivera-t-il?

—Vous le verrez tout à l'heure.

—Vous allez amener ici Casacietto?

—Dans un instant.

—Allez donc le chercher!

—J'attends que vous ayez versé l'argent.

—Vous avez ma parole.

—Je voudrais au moins un acompte et votre signature.

Je promis de lui remettre le soir même le papier qu'elle demandait et cinq cents florins que j'avais sur moi. Après quelques hésitations et m'avoir à plusieurs reprises regardé comme si elle craignait d'être ma dupe, elle partit à la recherche de Casacietto.

Elle le trouva promptement car elle connaissait les habitudes du beau sire. Chaque soir il allait jouer à la taverne de Saint Pilastre l'argent que lui avait procuré ses amours.

Voilà l'entretien qu'Esther eut avec ce rufian, d'après ce qu'elle m'a rapporté:

—Veux-tu venir à la maison de ville où le général Haynau fait subir un interrogatoire à la Camporesi?

Dans l'effroi que lui causa cette demande, Casacietto laissa tomber le cornet de dés qu'il tenait à la main.

—Aller à la maison de ville, s'écria-t-il, et pourquoi?

—Pour y gagner quelques milliers de florins.

Il fut rassuré et se mit à sourire.

—Ce n'est pas à dédaigner.

—Alors tu viens?

—Encore dois-je savoir ce que l'on attend de moi.

—Que tu aies l'air d'être mon amant!... Oh! seulement l'air, ajouta-t-elle en riant. Je ne tiens pas d'ordinaire, à ce que tu frôles ton sale museau contre ma figure, mais pour une fois et quelques florins, j'y consens.

—Comment, s'écria cette brute, mais je n'ai pas l'intention de te donner quoi que ce soit.

—Sois rassuré, ladre! réplique Esther, on nous paie tous deux.

Et lui prenant le bras, elle me l'amena; puis, à voix basse, elle me dit le rôle qu'elle se proposait de jouer tout à l'heure aux yeux de son ancienne maîtresse et quel langage je devais lui tenir moi-même: cette femme, dans sa haine et sa soif de vengeance, me dictait mes actes et je me laissais conduire par elle.

La laissant à l'écart avec Casacietto au fond de la salle et bien dissimulée par un groupe d'officiers je m'approchai de la Camporesi qui ne cessait de sangloter.

—Eh bien, cara signora! lui dis-je, ces coups sur votre beau derrière vous ont-ils amendée? êtes-vous décidée enfin à vous confesser?

Elle secoua la tête au milieu de ses larmes.

—Vous tenez donc à ce qu'on vous donne encore le fouet?

Et comme elle me considérait d'un regard épouvanté:

—Oui! nous sommes décidés à vous fouetter jusqu'à ce que vous soyez décidée à parler... Ecoutez, lui dis-je, en m'asseyant auprès d'elle, nous ne vous voulons point de mal. Soyez seulement un peu raisonnable! Nous savons que vous conspirez contre sa Majesté l'Empereur, que vous complotez avec plusieurs fous le massacre de nos troupes et pourquoi cela, je vous le demande? Simplement, pour vous donner une réputation de femme héroïque, dévouée à la patrie, qui fasse oublier votre ancien renom de beauté facile, et si vous tenez tant à entrer dans la classe des femmes vénérables, avant l'âge! c'est que vous désirez épouser certain marquis florentin, et pourquoi désirez-vous épouser ce marquis très riche, il est vrai, mais laid, vieux, infirme, plein de manies et d'exigences? Est-ce donc que vous avez besoin d'argent pour vous-même? Nullement. C'est que Casacietto devient chaque jour plus exigeant, et que vous voyez dans la fortune du marquis le moyen de satisfaire la cupidité de votre amant. Est-ce vrai?

Je lui débitais tout ce que venait de m'apprendre sur son compte Esther Bettington. Elle parut très surprise que je fusse si bien informé.

—Vous voyez que je connais votre histoire, repris-je. Je sais aussi des choses que vous ignorez, et je vais vous les apprendre. Vous compromettez votre fortune et votre existence non seulement pour un homme qui ne vous aime pas, mais pour un ingrat, pour un traître.

—Que dites-vous! s'écria-t-elle en se redressant vers moi.

—Votre bien-aimé Casacietto vous trompe avec Esther Bettington.

—C'est faux. Vous mentez!

Et, malgré la douleur qu'elle éprouvait, elle bondit vers moi, et sans les soldats qui la gardaient, elle m'eût frappé au visage.

—Calmez-vous, cara signora. Je puis vous prouver tout de suite que je ne mens pas. Regardez derrière vous.

Esther Bettington s'approchait au bras de Casacietto à la grande fureur du colonel Hartmann qui tenait à passer auprès des autres officiers pour être l'amant d'Esther.

—Eh bien ma chère, dit la Bettington, comment avez-vous supporté le fouet tout à l'heure? Quel triomphe c'eût été pour vous, quand on vous a découvert le derrière, si vous aviez suivi mes conseils et pris des bains de lait qui donnent à la peau un éclat incomparable. Vous eussiez enflammé d'amour tous les officiers! Mais vous négligez trop votre personne, je vous le dis franchement, et puis que la musique plaintive que vous nous avez soupirée était monotone. Cet accompagnement de sanglades, si original, aurait dû pourtant vous inspirer et nous valoir quelque brillante cavatine.

En même temps elle prenait la main de Casacietto qui lui entourait la taille.

La Camporesi eut un tremblement de colère.

—Combien lui donnes-tu, à ce porc, répliqua-t-elle pour qu'il te caresse ta peau... si avare que tu sois avec lui, je t'en avertis, tu perds ton argent, car il n'a pas de c...

—Un homme peut bien être impuissant avec une femme comme toi qui empestes!

—Tu ne sens donc pas ton odeur, bouche d'égout?

—Et tu ne vois donc pas ton derrière en marmelade et tes seins qui dégringolent, vieille rouleuse!

Les deux femmes continuèrent ainsi à se jeter d'immondes injures à la face. Je dus m'interposer et éloigner Esther.

—Donnez-moi du papier, une plume, dit alors la Camporesi d'une voix sourde. Je suis décidée à tout vous dire. A présent cela m'est bien égal!

Je m'empressai de lui apporter ce qu'elle me demandait. Elle écrivit d'une main ferme et sans s'arrêter deux grandes pages de dénonciations qui compromettaient les principaux nobles de Brescia et plusieurs femmes de l'aristocratie.

—Puis-je à présent me retirer? demanda-t-elle.

—Ne voulez-vous pas avoir, dans ces moments de trouble, chère amie, un sauf-conduit qui vous assure la protection de nos troupes? Les soldats quelquefois peuvent pécher par excès de zèle. Venez donc avec moi. Vous avez d'ailleurs besoin de réparer le désordre de votre toilette.

Je la conduisis jusqu'à ma chambre qui était au second étage de la maison de ville. J'avoue que la vue de son joli visage d'enfant, que les larmes rendaient encore plus gracieux, que l'offre forcée, tardive de cette amoureuse qui s'était refusée à mon invitation galante et auquel j'avais imposé un châtiment ignominieux, tout enfin m'incitait à achever ma victoire. Je la poussai vers mon lit, je l'y fis rouler sous mon corps en rut, et j'étreignis, j'embrassai sa chair. J'eus le temps de prendre mon plaisir; mais tout à coup avec brusquerie elle rompit l'enlacement et me mordit la bouche.

—Ah! coquine! m'écriai-je, et je voulus la frapper.

Mais avec plus de vivacité que je n'en eusse attendue d'une femme aussi grasse et qu'avaient dû fatiguer les émotions et les peines de cette soirée, elle s'échappa.

—Monstre! fit-elle du palier.

Le colonel Zichy dont la chambre était près de la mienne sortit à ce moment et la voyant s'enfuir:

—Vous la laissez s'en aller, me dit-il, vous ne craignez pas sa vengeance?

—Je laisse à d'autres, lui répondis-je, le soin de se venger sur elle.

J'allais rentrer chez moi quand apparut la figure de Casacietto, basse de sournoiserie et de servilité.

—Que veux-tu?

—Votre Excellence, je viens demander la récompense promise.

La morsure de la Camporesi dont je souffrais encore m'avait exaspéré. Je n'étais pas en humeur de libéralités.

—Ta récompense? tu oses demander ta récompense? Mais la récompense d'un espion et d'un rufian de ton espèce c'est une bonne bastonnade et le repos forcé au fond d'un cul de basse-fosse. Les désires-tu?

Il n'en demanda pas davantage, descendit les escaliers très vivement et avec une grande peur qu'on ne le laissât pas sortir; il fut tout surpris et tout heureux de pouvoir respirer l'air libre.

Esther Bettington ne se contenta pas si aisément. Dès le lendemain matin, et lorsque j'étais encore au lit, elle demanda à me voir, et mon ordonnance croyant que j'attendais sa visite, eut le tort de la faire entrer dans ma chambre.

—Je pense que votre Excellence tiendra sa promesse, me dit-elle après m'avoir salué.

—Vous pouvez y compter, ma belle, répondis-je, mais approchez-vous donc; les chaises sont un peu rudes ici; dans ce lit vous serez mieux pour causer.

—Votre Excellence me pardonnera, répliqua-t-elle froidement, mais j'ai «mes mois» aujourd'hui et ne puis la satisfaire.

—Est-ce que vous croyez que je tiens à vos bonnes grâces? vous vous trompez, ma chérie; je ne désire pas avoir les restes de vos souteneurs!

—Je ne suis pas venue pour entendre vos insultes mais pour recevoir les dix mille florins que vous m'aviez promis.

—On est déjà venu les réclamer hier soir.

—C'est à moi que vous deviez les remettre.

—Sa Majesté l'Empereur d'Autriche ne m'a pas nommé général de ses armées pour entendre les récriminations des catins. Vous allez me faire le plaisir de tourner les talons.

—Je ne m'en irai pas avant d'avoir mon dû.

—Oh! oh! si vous le prenez sur ce ton, nous allons voir, par exemple!

Et je sonnai mes ordonnances.

—Prenez cette femme par le bras, agenouillez-la devant mon lit, et troussez-lui ses jupons.

Esther Bettington eut un cri de colère, mais elle eut beau se débattre, ruer, mordre, donner des coups de poing, les deux soldats qui la maintenaient l'eurent bientôt fait tomber au pied de mon lit.

—Détachez vos ceintures, dis-je alors, puis me tournant vers Esther: regardez ces sangles, ma belle; ce sont celles qui ont fouetté hier soir votre amie Emma; elles portent encore les traces de son sang. Vous allez bientôt, si vous y tenez, les marquer à votre tour; j'imagine en effet que les ceintures feront de fort jolis dessins rouges sur vos grosses fesses dont la peau me paraît plus blanche et plus fine encore que celle de votre amie.

—Grâce! s'écria Esther prête à pleurer.

J'étais fatigué, avais envie de dormir et je ne me montrai pas impitoyable.

—Relevez-la, dis-je à mes ordonnances et menez-la à la porte.

A mes paroles, elle se releva elle-même et s'enfuit aussi rapide que l'éclair. Elle quitta le soir même Brescia où elle avait tout à redouter de nos ennemis et où les officiers de mon armée eussent peut-être abusé de ses grâces.

J'appris peu de temps après, que sans égard pour la peine que je lui avais infligée on avait assassiné la Camporesi en représailles de sa trahison.

C'est ainsi que mes relations avec ces deux femmes fort séduisantes l'une et l'autre, mais toutes deux d'une vertu peu recommandable, n'eurent pas de suite. Mes amours ne me donnèrent que le délice d'un moment; du moins ne me laissèrent-elles pas d'épines.

Le prince de Reuss avait écouté Haynau fort attentivement.

—Général, dit-il, je vous félicite de votre aventure; mais laissez-moi vous dire que s'il y avait une émeute à Géra, je ne vous chargerais pas de la réprimer.

—Pourquoi, monseigneur?

—Parce que vous la feriez dégénérer en révolution. Herbillon au contraire saurait la traiter doucement et l'apaiser.

Comme Haynau paraissait fort blessé de cette remarque tandis que son compagnon se rengorgeait, le prince eut un sourire, et pour atténuer l'effet désobligeant de ses paroles:

—Soyez-en persuadé! dit-il, si des passions féroces soulèvent mon peuple, et qu'il faille une main de fer pour le châtier, nous penserons à vous, Haynau.

—Vous aurez raison, monseigneur, répondit simplement le général, je ne suis jamais si heureux que lorsque dans une ville tumultueuse en proie aux fureurs déchaînées de la foule je parviens à rétablir l'ordre et à faire régner la paix.

—Avouez, observa Herbillon, que vous ne craignez pas de ramener cette bonne déesse sur des ruines fumantes et des monceaux de cadavres.

—Ce sont les accidents inévitables de la guerre, répliqua Haynau. Ce n'est pas pour des jeux bénins que les peuples fabriquent des canons et équipent des armées.

LA COMÉDIE CHEZ LA PRINCESSE

Jamais la princesse Daschkoff ne s'était trouvée plus belle qu'à cette petite réception intime, où elle voyait les yeux de ses visiteurs s'allumer de désirs en la regardant. Dans son vaste et magnifique château de Glinnoë elle jouissait de tout le confort et de tout le luxe qu'elle avait à Pétersbourg, et elle se sentait plus adorée par les fonctionnaires et les châtelains oisifs du district, plus reine au milieu de cette armée de serviteurs attentifs à ses moindres désirs, prêts à satisfaire ses caprices les plus extravagants. Elle était digne aussi d'inspirer l'amour et l'admiration. Elle n'avait point cette stature massive de certaines Vénus slaves qui semblent avoir échangé les grâces de leur sexe contre une force trop apparente et masculine; mais fine, souple, élancée, elle mouvait les hanches les mieux arrondies, et dans ses libres attaches sa jupe laissait deviner des formes amples et cambrées que n'annonce pas d'ordinaire une taille aussi mince. Au soleil couchant qui illuminait ses cheveux blonds, et mettait sur sa tête comme une auréole, toute droite sous une étole étincelante d'émeraudes, elle avait parfois quelque chose d'une sainte de vitrail ou d'une prêtresse à l'autel, mais vite un geste vif, un sourire malicieux corrigeait l'expression sévère ou orgueilleuse de son visage, et volontiers, malgré ses vingt-deux ans, elle devenait pour ses hôtes une gamine joueuse et espiègle, à condition que seule elle fût libre et que ses plus grandes audaces de paroles ne fissent point oublier le respect dû à son rang et à sa beauté.

A côté de la princesse se tenait comme son ombre, Madame Narischkin, petite, noirâtre, heureuse de tout ce qui pouvait rejaillir sur elle de son charme, de son luxe, de sa richesse, ayant renoncé par suite d'une humilité excessive au moindre succès personnel.

Parmi les visiteurs se trouvaient deux châtelains des environs, le général Kapieff, et l'aide-de-camp du nouveau gouverneur de Kalouga, M. Soubotchef qui s'était assis sur un siège très bas, tout près de la princesse et semblait un prêtre en extase devant son Dieu.

—Messieurs, dit-elle, en changeant soudain la conversation, profitons de ce que mon mari fait la sieste et n'est pas là à nous raser avec les réformes de l'administration et la politique du sultan pour organiser un complot.

—Un complot! s'écrièrent ces messieurs avec surprise.

—Oui, un complot, mais avant que je vous explique ce dont il s'agit, il serait bon de prendre des forces. Vous en aurez besoin. Maria Pawlovna, ajouta-t-elle en se tournant vers Madame Narischkin, verse donc du Xérès et offre des gâteaux à ces messieurs... Que penseriez-vous, pour charmer les loisirs ou plutôt distraire les ennuis de Glinnoë, d'une comédie que nous jouerions, que nous inventerions nous-mêmes?

On se regarda en souriant; on était rassuré.

—C'est là le complot?

—Mais c'en est un, reprit la princesse. Je n'ai pas l'intention d'écrire une pièce, mais de contraindre par une sorte de suggestion des gens à la jouer autour de moi et comme je le voudrais.

—Nous entrons dans le domaine de la sorcellerie.

—Nullement. Certaines circonstances en déterminent d'autres pour ainsi dire forcément; vous vous rappelez la pièce de Gogol et comment le gouverneur et les principaux officiers d'une petite ville prennent ce farceur de Khlestakof pour un inspecteur général et le forcent ainsi à en usurper les façons. Eh bien, il faut que nous trouvions parmi nos voisins un homme auquel nous composions un rôle sans qu'il s'en doute, et qui le joue au naturel pour notre plus grand plaisir.

—Ce n'est pas un divertissement facile, princesse, que vous imaginez là!

—Le plus aisé du monde au contraire. Par exemple, prenons M. Soubotchef. Approchez, M. Soubotchef. Agenouillez-vous et tendez le museau. Bien! comme cela. Donnez-moi un biscuit, Maria Pawlovna. Ecoutez, vous Soubotchef. Vous allez garder le biscuit sur votre museau. Et prenez bien garde de le faire tomber jusqu'à ce que je fasse un signe. Attention. Une, deux, trois! hop! Mangez le biscuit maintenant. Vous voyez, messieurs, comme M. Soubotchef fait bien le chien, et sans sortir de son caractère!

Tout le monde éclata de rire, même M. Soubotchef qui s'était relevé et avait repris sa place sur le siège bas, auprès de la princesse.

—L'important, pour la réalisation de notre projet, c'est que la personne choisie par nous n'ait pas à sortir de son caractère. Trouvez-moi donc quelqu'un auquel on puisse faire changer brusquement son genre de vie sans qu'il change pour cela de nature.

—Le gouverneur, insinua Kapieff.

—Le nouveau gouverneur? Je ne le connais pas.

—Il m'a dit qu'il avait eu l'honneur de vous être présenté par le prince à la gare de Kalouga.

—Je ne me le rappelais pas. Il était nuit, j'avais froid, je n'ai pas fait attention à lui, et il n'a pas dû non plus me trouver bien charmante, car j'avais relevé mon collet, baissé ma voilette et je m'étais emmitouflée de fourrures: on ne pouvait seulement découvrir le bout de mon nez.

—Il a dû garder cependant bon souvenir de cette entrevue puisqu'à peine installé à Kalouga il compte venir vous voir aujourd'hui.

—Simple visite de politesse! Cela m'amuserait bien, moi, qu'il se dérangeât pour rien. Maria Pawlovna, veuillez donner l'ordre de ne pas recevoir le gouverneur, ou lui dire que je suis souffrante.

—Et s'il voit nos voitures dans la cour du château?

—Tant pis! il pensera ce qu'il voudra.

—Ce serait pourtant un acteur excellent pour votre comédie.

—Je le regrette. Seulement je ne suis pas en humeur de voir de nouveaux visages.

Mais il était trop tard. Madame Narischkin n'eut pas le temps de gagner l'antichambre que le maître d'hôtel, soulevant les draperies du salon, annonçait l'arrivée de l'importun.

—Son Excellence M. le gouverneur de Kalouga!

Grand et gros, correct et élégant, les yeux fureteurs, les lèvres fines, avec quelque chose de hautain et d'insolent, apparut M. le gouverneur. Devant la princesse il devint humble.

—Je n'ai pas voulu, madame, dit-il en s'inclinant, m'établir à Kalouga sans venir aussitôt vous présenter mes hommages. Il m'a semblé que de vous voir à mon arrivée serait non seulement un grand plaisir mais un gage de bonheur pour mon nouveau gouvernement. Je suis fort superstitieux et, en certaines circonstances, la vue d'une personne belle et aimable m'apparaît comme un heureux présage.

Ces compliments n'eurent aucun effet. Dès qu'elle avait aperçu le gouverneur, la princesse avait pâli, et tandis qu'il parlait, sans paraître se soucier de ces démonstrations de respect, elle le regardait avec stupeur.

—Je vous remercie, dit-elle froidement. Je suis en vérité très satisfaite de vous inspirer tant de confiance dans les agréments d'un séjour en notre district.

Le ton de ses paroles était d'une ironie si blessante, témoignait si évidemment de quelque ressentiment ancien que le gouverneur qui, jusque-là avait tenu les yeux baissés, leva la tête d'un mouvement brusque et regarda son interlocutrice: ce fut à son tour d'être surpris, mais il se remit vite de son étonnement; un sourire narquois effleura ses lèvres, et il commença à examiner la princesse de la tête aux pieds avec l'attention injurieuse d'un fêteur en quête d'une compagne nocturne ou le souci minutieux d'un maître musulman qui veut acheter une esclave saine, solide et bien conformée.

Sous ce regard impudique et retroussent qui détaillait son corps, en violait les charmes secrets, et lui donnait l'impression, malgré jupes, fourrures, étole, d'être nue comme une pauvre créature que le besoin d'une pièce d'or contraint à se livrer aux caprices brutaux d'un débauché, la princesse serrait les dents de rage et pouvait à peine maîtriser sa colère. Elle essaya toutefois, pour donner le change à ses visiteurs, de jouer l'indifférence et de lancer la causerie sur les plaisirs et les ennuis de Kalouga, mais son esprit, si brillant d'ordinaire, parut terne ou distrait; ses paroles devinrent étranges; et comme on n'y répondait que par politesse, la conversation traînait. Il y eut de longs et pénibles silences.

Elle se leva tout à coup.

—Messieurs, je vous prie de m'excuser: je suis un peu souffrante. Madame Narischkin, par bonheur, est là et me remplacera auprès de vous avec avantage.

Là-dessus elle sortit vivement, laissant ses visiteurs effarés, très émus du malaise mystérieux que venait de lui causer l'arrivée du gouverneur, et torturant leur imagination pour découvrir les motifs de cette scène inattendue.

Le prince, peu après, fit dire que l'état de la princesse l'obligeait à demeurer auprès d'elle et qu'il ne paraîtrait pas de la soirée. Au lieu du magnifique repas qu'il donnait chaque semaine aux jours de réception, ses visiteurs durent se contenter ce soir-là de sandwiches au caviar, de viandes froides et de quelques verres de kwas et de Champagne, pris en compagnie de la triste Madame Narischkin qui tentait vainement de paraître gaie, et risquait des plaisanteries dont pas une n'arrivait à faire rire.


On remonta très tôt en voiture. M. Soubotcheff prit place dans l'automobile du gouverneur pour retourner avec lui à Kalouga. Le trajet fut court. Le gouverneur paraissait triomphant, mais n'adressa pas une parole à son compagnon qui n'osait par déférence l'interroger, quoiqu'il en eût grande envie. Enfin, au bout d'un quart d'heure, comme on entrait à Kalouga, le gouverneur fit arrêter l'automobile devant le grand hôtel.

—Vous dînez avec moi, n'est-ce pas? Cette maudite collation de Glinnoë, loin de calmer mon appétit, m'a donné une faim de tigre.

M. Soubotcheff eût jugé malhonnête de refuser l'invitation, et d'ailleurs il était trop content de l'accepter. Il pensait bien que le gouverneur, excité par le vin et la bonne chère, se laisserait facilement aller aux confidences. Son attente ne fut pas trompée.

A peine à table le gouverneur se frotta les mains.

—Voilà une visite, dit-il, qui me promet des journées assez divertissantes. Jamais je ne me serais imaginé ce matin qui j'allais voir!

Et comme Soubotcheff écarquillait les yeux:

—J'aurai la princesse quand il me plaira. Je connais un secret de sa belle jeunesse qui me rend absolument son maître... Vous tenez à le savoir, vous aussi, curieux!... Eh bien, je vais vous le dire. Vous pouvez en profiter après moi, si bon vous semble, et cela m'amusera, moi, de vous le confier. Je revivrai ainsi en imagination une soirée ou plutôt une nuit qui vraiment ne me parut pas du tout ennuyeuse. Permettez-moi seulement de goûter encore à ces sterlets à la sauce impériale qui sont vraiment exquis.

Il mit sur son assiette tout ce qui restait dans le plat, et l'engloutit en quelques bouchées.

Alors il s'essuya la moustache, reprit haleine et conta ce qui suit:


«Il y a de cela cinq ans. On venait de découvrir un terrible attentat nihiliste. Le train impérial avait été miné. L'explosion devait se produire quelques minutes après le départ. Le Czar, la Czarine et tous ceux qui les accompagnaient auraient été tués. Ce fut le maître d'hôtel, que l'un des conjurés avait cru pouvoir mettre dans le complot, qui le dénonça. Il y eut des arrestations en masse, et la police reçut les ordres les plus sévères. Elle devait étendre partout sa surveillance et non seulement arrêter les suspects, mais punir sans jugement les moindres délits. Une parole imprudente ou irrespectueuse était à ce moment considérée comme une provocation.

«J'appartenais alors au bureau de Santousky et je fus chargé d'assister à un bal que donnait la princesse Youssoupoff, connue pour ses opinions libérales, même révolutionnaires, et ses relations avec la société cosmopolite de Pétersbourg.

«Délaissant les salons de danse et de jeu, j'avais pénétré avec deux ou trois officiers dans une sorte de boudoir où causaient plusieurs jeunes femmes. L'une d'elles, que sa beauté, ses dentelles, ses joyaux, notamment un merveilleux collier de perles grises et roses, me firent aussitôt remarquer, avait une singulière hardiesse de langage, et étonnait, amusait tout l'entourage par l'esprit et parfois l'étourderie impertinente de ses réparties. On vint à parler du dernier attentat.

«—Oh! s'écria-t-elle, si nous n'avions plus notre petit père4, ce ne serait pas un grand malheur. On en trouverait toujours un autre de sa force.

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