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Gringalette

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[4] Le Czar.

«—Vous êtes un peu anarchiste, avouez-le, insinua quelqu'un.

«—Moi, répliqua-t-elle, je ne trouve pas du tout absurdes les théories des révolutionnaires... J'en connais d'ailleurs quelques-uns. Ce sont de très honnêtes gens.

«—A part leurs assassinats, répliqua un interlocuteur ironique, je ne vois pas en effet ce qu'on pourrait leur reprocher.

«—Oh! leurs assassinats, parlons-en! dit la jeune femme. Si un homme ou même plusieurs hommes doivent, en mourant, procurer à l'humanité le bonheur, pourquoi hésiterait-on à sacrifier leur existence?

«—Voici, fis-je à mon voisin, une bien aimable sectaire.

«—C'est la comtesse Pougatscheff, me répondit-il. Son mari n'a pas eu le temps de faire son éducation, car il est mort l'année dernière. Il y avait trois mois qu'il l'avait épousée.

«—Voilà comment elle le pleure!

«—Pougatscheff était vieux et maniaque, et elle avait à peine seize ans.

«—Son père aurait mieux fait, au lieu de la marier, de l'envoyer à l'école.

«Durant tout le bal la comtesse Pougatscheff tint des propos aussi extravagants. Elle y prenait goût car elle ne sortit du boudoir que pour le souper, et ne quitta la fête que vers quatre heures du matin. On me dit qu'à l'ordinaire elle préférait de beaucoup la danse à la causerie, mais que cette fois, une légère entorse qu'elle s'était donnée en descendant de voiture l'avait contrainte à renoncer à l'un de ses plus grands plaisirs.

«J'attendis son départ, la devançai à la sortie, montai avec l'ivoschik et, dès qu'elle fut en voiture, j'ordonnai d'aller au bureau de police de Santousky. Elle ne s'aperçut du changement de direction qu'à l'arrêt de la voiture devant le couloir du bureau, d'aspect assez misérable. Comme elle s'attendait à voir l'élégant escalier du palais Pougatscheff elle crut à une erreur du cocher et eut un violent accès de colère.

«—Brute, stupide imbécile! criait-elle, vous vous êtes encore grisé sans doute! Ne connaissez-vous plus le chemin du palais? Allez-vous m'arrêter deux heures devant cette maison infecte et par un froid pareil. Vous mériteriez qu'on vous déchirât la peau!

«—Permettez, madame, dis-je en m'avançant vers elle et en lui offrant le bras, c'est moi qui ai dit à votre cocher de vous conduire au bureau de police. Nous aurions un petit renseignement à vous demander.

«Elle fut si étonnée et même, malgré son assurance de tout à l'heure, si effrayée que je pus l'entraîner sans peine jusqu'au cabinet de travail de Santousky. Un vagabond, la face ensanglantée, et deux rôdeuses de la dernière classe, arrêtés le soir même, considéraient avec étonnement cette femme couverte de diamants, enveloppée des plus magnifiques fourrures et dont le passage laissait dans l'escalier une odeur fine et enivrante.

«Je chuchotai quelques mots à l'oreille de Santousky qui, après un court salut, demanda vivement et d'un ton assez autoritaire à ma comtesse:

«—Vous connaissez des nihilistes?

«Elle répondit en balbutiant:

«—Mais non, monsieur, je vous assure.

«—Pourquoi donc, il n'y a qu'un instant, chez la princesse Youssoupoff, disiez-vous que vous étiez liée avec des révolutionnaires...

«—Et même que c'étaient de braves gens, ajoutai-je.

«Je la vis pâlir et trembler. Elle cherchait du regard une chaise pour s'y reposer, mais il n'y avait dans le cabinet de Santousky d'autre siège que le fauteuil où était assis le chef de police.

«—Oh! fit-elle, je ne sais pas ce que j'ai dit tout à l'heure. Je m'amusais, je plaisantais.

«—Il y a des plaisanteries qui ne sont pas seulement inconvenantes, mais criminelles, reprit Santousky. Vous avez manqué de respect à Sa Majesté, vous avez excusé, bien mieux! exalté l'assassinat. De tels discours tenus dans un salon plein de monde, sont une véritable provocation au meurtre. Félicitez-vous que votre rang et votre jeunesse ne vous vaillent cette fois qu'un avertissement.

«Elle regardait la porte avec angoisse, et pensa qu'on allait lui permettre, après cette admonestation honteuse, de se retirer, mais une humiliation autrement cruelle l'attendait.

«—Veuillez, je vous prie, me dit Santousky, débarrasser madame de ses fourrures.

«Je lui enlevai son manteau. Elle était si émue que chef de police dut la soutenir pour l'empêcher de tomber. Soulevant alors une draperie, il l'introduisit dans un petit salon obscur qui se trouvait derrière son fauteuil. Il sonna. J'entendis presque aussitôt un cri étouffé. Je m'approchai. Je n'oublierai jamais le spectacle qui s'offrit à mes yeux:

«Santousky venait de donner l'électricité et l'étroit salon était en pleine lumière. D'abord je me demandai où était la comtesse. Et voici dans quelle situation je l'aperçus. Sa tête apparaissait au ras du parquet, le cou rentré dans les épaules; ses bras étaient étendus, ses doigts accrochés aux planches. On eût dit qu'on venait de lui trancher le haut du corps et qu'on avait jeté au loin la partie inférieure de sa personne, ou bien encore qu'un enchanteur l'avait privée de ses membres inférieurs, la rendant assez semblable à ces anges qu'on voit sur les rétables des anciennes églises.

«Tandis que je me demandais où étaient passées ses superbes hanches qu'une heure plus tôt, au palais Youssoupoff, j'avais tant admirées, je compris l'aventure. Assez banale au temps de Nicolas, elle est d'un caractère plus surprenant à notre époque, sans être cependant unique. Je l'ai vue, moi qui vous parle, deux fois se renouveler, toujours il est vrai dans des moments de trouble, alors que les différents pouvoirs se trouvent sans contrôle et que les autorités peuvent se permettre les mesures les plus arbitraires pour ramener l'ordre.

«Par excès de zèle, peut-être aussi par vengeance, car j'ai su qu'il avait eu à se plaindre autrefois de la comtesse, Santousky l'avait soumise à une de ces corrections privées, qu'on n'administre plus guère qu'à des filles révoltées, en état d'ivresse ou coupables d'avoir frappé un policier. A un coup de sonnette, le gardien qui se trouvait dans le sous-sol avait fait descendre la trappe du petit salon où Santousky venait de mener la comtesse, de telle sorte que notre belle avait les reins au-dessous du parquet et les épaules au-dessus.

«Je vous assure que je n'ai point assisté à une comédie plus voluptueuse. Figurez-vous, au niveau du plancher, cette tête jeune et aimable dont l'effroi élargissait les yeux et rapetissait le front, la bouche entrouverte montrant les dents fines et claires, et le contraste surprenant d'une expression d'épouvante et d'une tenue de fête: les cheveux savamment crêpés, en boucles sur les tempes, en casque par derrière, illuminés de diamants; le cou entouré d'un collier de quatre rangs de perles; les bras cerclés de bracelets; les doigts chargés de bagues étincelantes, et les traits figés de la face, les crispations des mains, et ce sein soulevé d'émotion! Santousky, les mains collées aux genoux, se penchait sur sa victime et approchait de cette peau nue éblouissante ses souliers mouchetés de boue comme s'il eût voulu en essuyer le cuir sur la chair satinée, comme s'il eût exigé qu'elle y posât ses lèvres!

«Tout à coup ce visage encore charmant malgré sa frayeur, s'allongea puis se contracta en une série de grimaces comiques: les paupières voilaient à demi et découvraient aussitôt les yeux vagues: comme si la comtesse s'attendait à un éternuement qui ne venait pas. Successivement elle serrait les dents, se mordait les lèvres, poussait un soupir. Enfin le cri qu'elle essayait de retenir s'échappa malgré elle, perçant, lamentable. Les yeux étaient grands ouverts, les sourcils arqués jusqu'aux cheveux et, de la bouche à présent, des hurlements montaient toutes les demi-minutes: il semblait qu'en bas le flagellateur voulût mettre un intervalle assez long entre chaque coup, de manière à produire une douleur lente et successive que doublaient les angoisses de l'attente. Santousky sans doute pressé ou qui était d'une cruauté moins raffinée que son bourreau, me dit:

«—Allez donc voir ce que fait cet animal. Je crois qu'il s'endort sur l'ouvrage.

«Je descendis dans la pièce qui était au-dessous du petit salon, aussi basse qu'une cave. L'abat-jour d'une lampe était disposé de façon à réserver toute la lumière pour le milieu de la chambre où de petits pieds chaussés de satin blanc se débattaient, se perdaient dans une longue jupe à traîne qui semblait pendue au plafond. Mais je vis, en m'approchant, que les pieds et la jupe reposaient sur la trappe descendue à quelques centimètres du sol et soutenue par quatre fortes chaînes en fer. Derrière, apparut un homme court et trapu, à la barbe bien fournie et qui tenait une verge épineuse à la main.

«—Y a pas moyen de fouetter cette gaupe-là, excellence, me dit-il. La robe est si lourde qu'elle lui retombe à chaque coup sur le derrière.

«—Eh bien, dis-je, appelle Serge Paulovitch et Ermeleï Serghéitch. L'un tiendra les pieds et l'autre retroussera les jupons, tandis que tu la cingleras.

«Les deux hommes arrivèrent un instant après. Il y eut un violent soubresaut de la comtesse lorsque Serge lui saisit les jambes; ses reins alors se tendirent et nous vîmes se dessiner sous la jupe collante le double relief et le creux profond de la croupe; mais c'est à peine si Ermeleï me laissa le temps d'admirer ce tableau sous son voile à demi transparent, tant il avait hâte probablement de l'étaler en pleine lumière.

«Quand il releva la robe et les dessous neigeux je crus voir s'ouvrir un riche écrin tandis que se répandait dans l'air une onde de parfums. Déjà rouges et pareilles à deux cornalines séparées par un onyx, apparurent les fesses de la Pougatscheff bien présentées par Serge qui, de la tête, à la façon d'un taureau qui assaille une cavale, lui repoussait le ventre de toute sa force et lui tirait les jambes pour qu'elle offrît largement son derrière aux piqûres des verges. Il n'était point si petit que la mignonne tête de la comtesse l'eut fait prévoir; l'exercice du cheval l'avait développé, il eût inspiré l'admiration à des hommes moins rudes que ces policiers si la manière dont Serge l'offrait au regard ne lui avait donné un aspect quasi bouffon.

«Cependant les verges se levèrent, la croupe rougit encore, des gouttes de sang perlaient. Sans retenue dans son supplice, la vaste face lunaire s'agitait, et aux senteurs fines d'essence de fleurs qu'exhalaient les pantalons de dentelles, se mêlait une odeur forte et animale. Les mignons souliers blancs de la victime se levaient comme pour prévenir les coups ou implorer ses bourreaux, et retombaient ensuite avec une lassitude désespérée.

«Je voulus voir l'autre figure et je remontai dans le petit salon. Ce n'était plus le visage audacieux et fier que j'avais contemplé au palais Youssoupoff, mais une mine honteuse et effarée de petite fille. Les larmes faisaient paraître cette face de la comtesse aussi rouge et bouffie que son revers; le fard des lèvres et des joues, le noir des cils se mêlaient à la poudre de riz et formaient ici et là de longues rigoles multicolores. Rien ne subsistait de cette beauté en détresse que son impeccable chevelure blonde dont, par un contraste plaisant, pas une boucle n'était défaite.

«Santousky était toujours penché sur sa victime. Elle lui avait saisi les pieds, les étreignait de ses bras nus et entre deux cris arrachés par le fouet qu'on ne cessait de lui administrer, elle murmurait d'une voix entrecoupée:

«—Grâce! pitié!

«Le chef de police enfin agita une sonnette et le supplice fut arrêté. La comtesse remonta avec sa jupe relevée et ses jupons en désordre, laissant voir sa peau sanglante sur laquelle Santousky ne put s'empêcher de jeter un coup d'œil.

«Remarquant les souillures qui tachaient ses dessous, il la conduisit haletante, secouée de sanglots, jusqu'à son cabinet de toilette et lui apporta un verre de Xérès.

«—Que cette leçon vous profite, madame! lui dit-il.

«Tout en pleurant elle se lava et s'arrangea tant bien que mal. Je dus lui offrir mon bras pour la conduire jusqu'à sa voiture, et dans l'escalier elle eut à supporter les railleries ignobles des prostituées qui s'amusaient de ses yeux rouges, de ses joues luisantes de larmes, de ses jupons qui traînaient jusque sous ses souliers de satin mouchetés de sang. Santousky nous suivait à quelques pas.

«Lorsqu'elle fut dehors il parut qu'elle ne conservait plus de cette séance si pénible qu'un horrible désir de vengeance; elle reprit son attitude fière, et nous jeta, à Santousky et à moi, un de ces regards qui fixent les traits d'un visage dans la mémoire comme pour les graver. Elle nous en voulait certes! à tous deux, mais bah! il a bien fallu qu'elle nous oubliât. D'ailleurs Santousky est mort comme vous savez, et quelques jours après cette aventure...


—Voudriez-vous dire?... demanda Soubotcheff effrayé.

—Que la comtesse fut pour quelque chose dans cette fin? Non, répliqua le gouverneur en souriant. Il est presque prouvé que Santousky a été assassiné par les nihilistes. Je n'ai jamais eu à me plaindre de la comtesse, et j'ai été bien étonné aujourd'hui de rencontrer à Glinnoë ma touchante fouettée de Pétersbourg.

—Alors cette comtesse Pougatscheff serait...?

—La princesse Daschkoff. Elle a épousé le prince l'année dernière. J'étais alors malade, en congé à Menton. Je n'ai pas assisté à leur mariage. Je n'avais fait qu'entrevoir la princesse, si bien voilée et cachée dans son costume de voyage, qu'elle rendait méconnaissable cette beauté captivante dont j'avais pu découvrir au bureau de police, jusqu'aux charmes les plus secrets, jusqu'aux mystères les moins fastueux de son corps. Vous devez penser si je suis satisfait de cette rencontre, car une connaissance aussi intime n'est pas sans donner quelques droits à une possession complète et je compte bien en user!

—En vérité? s'écria Soubotcheff d'un ton si insolent que le gouverneur fronça les sourcils.

—Mais certainement j'en userai, reprit-il, et vous, mon cher, que cela vous plaise ou non, vous me céderez la place comme c'est le devoir d'un subordonné à l'égard de son supérieur. Vous prendrez plus tard votre revanche. Vous pouvez attendre, vous! moi j'ai quarante ans. Il faut me dépêcher de jouir de la vie.

A ces paroles Soubotcheff se leva, salua froidement le gouverneur et les deux hommes se séparaient.


Depuis plus d'un mois Soubotcheff était l'amant heureux de la princesse Daschkoff. La jeune femme savait se donner à un homme sans rien perdre de son autorité ni de ses avantages sur lui. En réalité elle ne se donnait point, elle se livrait à des baisers, à des caresses, et demeurait tout de même une maîtresse indépendante, railleuse, parfois impitoyable, toujours sans gratitude pour celui qui lui procurait du plaisir. Obligée à la suite d'un scandale, et pour compenser des prodigalités excessives, d'aller vivre quelque temps sur les terres de son mari, elle avait essayé de retrouver aux environs de Kalouga les amusements de Pétersbourg et choisi Soubotcheff parmi tous les jeunes gens du voisinage pour être le serviteur docile de ses fantaisies. Habitué à l'existence monotone d'une ville de province, Soubotcheff ne se sentait pas d'orgueil d'avoir été distingué par une telle femme. Elle n'avait pas eu besoin d'un effort pour le plier à son caprice; il lui obéissait naturellement; il était devenu avec délices son esclave.

Mais le zèle n'empêche point la maladresse, et Soubotcheff était un amant aussi inhabile que dévoué. La princesse, pensa-t-il, se doutera de l'indiscrétion du gouverneur et il est de mon devoir de lui en parler. Il profita d'une après-midi de congé pour se rendre à Glinnoë.

Le prince était à la chasse et la princesse le reçut avec l'empressement d'une amoureuse longtemps privée. Ils s'embrassèrent et se réjouirent jusqu'au soir. Comme Soubotcheff quittait enfin le lit de sa maîtresse, il contempla un instant les beautés majestueuses qu'elle offrait à la vue. Lasse d'étreintes elle s'était tournée vers la muraille pour reposer; sa légère chemisette s'était enroulée sur son dos, et elle présentait ses larges fesses dans toute leur ampleur.

—O belles chairs! s'écria Soubotcheff. Comment des mains barbares ont-elles osé vous déchirer!

La princesse, qui avait un sommeil très léger, se réveilla aux paroles de son amant, et, se tournant vers lui:

—Que dites-vous? fit-elle avec une vague inquiétude comme si elle pressentait que Soubotcheff allait lui avouer quelque chose de désagréable.

—J'admirais, reprit-il avec une sotte assurance, j'admirais votre beauté si parfaite et je me demandais comment il avait pu se trouver sur terre un rustre assez grossier, assez barbare pour se permettre de déchirer ces chairs divines d'une forme et d'un éclat incomparables.

Elle se redressa brusquement:

—Etes-vous fou?

Il sentit bien sa maladresse, mais il était trop tard pour la réparer.

—On m'a conté, balbutia-t-il...

Elle lui mit les mains sur les épaules et le secouant:

—On vous a conté! Qui vous a conté?

—Le gouverneur.

—Et que vous a-t-il conté, le gouverneur?

A présent il n'osait plus répondre.

—Allons, parlez donc, dites-moi les belles choses que son excellence le gouverneur vous a contées.

Il se décida enfin et s'arrêtant après chaque mot:

—Mais il m'a dit qu'après un bal... où vous aviez tenu des propos... imprudents... il vous avait conduite au bureau de police et que là...

—Achevez donc! en vérité vous êtes impatientant.

—Eh bien! il a prétendu qu'il vous avait vue fouetter.

La princesse devint pâle, mais elle ne voulut pas laisser voir son émotion, et avec une colère qui n'était nullement jouée mais qu'on pouvait attribuer aussi bien qu'au ressentiment d'une injure réelle, à l'indignation qu'inspire une calomnie:

—Vous êtes un sot, mon pauvre garçon, oui, un sot, pour croire, comme parole d'évangile, les propos stupides que vous tient le gouverneur. Ah! ce monsieur a beaucoup d'imagination; seulement il devrait s'en servir pour conter des histoires de fées aux petits enfants et non pour essayer de noircir ses contemporains. Ses inventions en vérité sont trop absurdes! Me voyez-vous fouettée, mon pauvre ami, et dans un bureau de police, moi, la princesse Daschkoff, qui suis à la tête de l'aristocratie russe! Moi qui ai du sang royal dans les veines! En vérité M. le gouverneur a des plaisanteries bien amusantes, mais tout de même un peu grosses.

Et comme Soubotcheff restait abasourdi.

—Habillez-vous vite, dit-elle, mon cher, mon mari va rentrer de la chasse et je ne voudrais pas qu'il vous rencontrât dans cette chambre. Ce serait là une mauvaise farce, presque aussi mauvaise que celles de M. le gouverneur.

Soubotcheff en partant voulut l'embrasser, mais elle ne lui laissa même pas baiser sa main.

—Au revoir, au revoir, fit-elle, en le poussant dans le vestibule.

Il s'en alla désolé.

Il était à peine sorti que la princesse fit appeler par un domestique Mme Narischkin alors occupée à lire dans la bibliothèque. Mme Narischkin laissa son livre et accourut aussitôt, comme pour montrer son obéissance et son empressement à se rendre utile.

—Maria Pawlowna, demanda la princesse à demi-voix, as-tu de l'affection pour moi?

—Comment peux-tu m'adresser une pareille question, ma chère Alexandra Mikhailowna, je n'oublierai jamais ce que tu as fait pour mon pauvre père et comment tu m'as retirée moi-même de la pauvreté, m'offrant en partage ton bien-être, ton luxe, tes plaisirs. Oh! oui, je t'aime, tu peux en être sûre!

—Alors, me chère Maria, je vais faire appel à ta reconnaisance. J'attends de toi un grand service.

—Sans savoir ce que c'est, je suis prête à te le rendre, si seulement j'en suis capable!

—Ecoute. On m'a dit qu'autrefois tu accompagnais ton père à la chasse, et que tu étais toi-même une véritable Diane, que tu ne manquais jamais un coup de fusil.

—C'est vrai. Mon frère prétendait qu'il n'avait jamais rencontré d'aussi bon tireur que moi.

—Alors Maria Pawlowna, voilà ce que je veux... je veux mettre ton adresse à l'épreuve.

Et se penchant contre elle, la princesse pendant quelques instants lui parla à voix basse, en tournant de temps à autre des yeux inquiets vers la porte. Madame Narischkin écoutait avec stupeur. Et quand son interlocutrice eut cessé ses chuchotements, elle ne trouva point de réponse.

—Eh bien! demanda la princesse qui parut très anxieuse.

Madame Narischkin eut une hésitation, puis résolument:

—Je t'ai promis, Alexandra, de faire ce que tu voudrais. Dispose de moi!

—Ne t'effraie pas à l'avance, reprit la princesse. Le bois qui entoure le pavillon où tu demeures est vaste. Et sur la lisière habite le vieux Vladimir. On le dit affilié à je ne sais quelle mauvaise secte; le staroste (maire du village) ne pense point de bien de lui. C'est lui qu'on soupçonnera. Je voudrais qu'on osât t'accuser.

—Ce serait possible, Alexandra!

—Non, non. Je suis là, moi, pour te défendre, moi, la princesse Daschkoff. S'il t'arrivait la moindre chose, je parlerais au Czar. Je n'aurais qu'un mot à dire pour te sauver. N'aie donc pas peur! Seulement cette lettre que tu dois remettre au gouverneur...

—Quelle lettre?

—C'est vrai, je ne t'en ai pas parlé! J'ai écrit hier soir, pendant que le prince dormait, une lettre au gouverneur. Tu la porteras à Kalouga; mais, une fois dans la ville, tu descendras dans une petite auberge, tu prendras un cocher et tu l'enverras avec la lettre au gouverneur en lui recommandant de ne pas la laisser et de te la rapporter.

—Mais le gouverneur ne voudra jamais la rendre!

—Si! si! Je lui demande de me répondre au crayon par un mot à diverses questions que je lui pose et sur le papier même que je lui adresse. C'est une mesure de prudence qu'il doit comprendre et je pense qu'il n'y fera pas d'objection. Voici la lettre et des roubles pour le cocher. Va maintenant, et aie confiance!

—Que Dieu nous protège! soupira Madame Narischkin.

Les deux femmes s'étreignirent avant de se séparer.


La princesse savait se dominer et cacher à l'entourage ses plus fortes impressions. Elle était pourtant inquiète et fébrile lorsque le maître d'hôtel vint annoncer la visite du gouverneur. Elle eut dans les yeux un éclair de joie puis donna l'ordre de l'introduire aussitôt dans le petit salon de réception. Une toilette fort simple en apparence, mais d'une élégance calculée et séductrice, en révélant tous ses charmes, répandait sur son passage les plus violents désirs qu'irritait son attitude altière et que l'expression orgueilleuse de son regard promettait de laisser inassouvis.

Le gouverneur sourit en apercevant la princesse, mais il lui fit le salut le plus respectueux, et s'avança vers elle d'un pas dégagé.

—Je ne vous cacherai pas, princesse, dit-il, que j'ai été quelque peu surpris de l'honneur et du plaisir que vous avez bien voulu me faire en m'invitant aujourd'hui à venir vous voir après votre réception plutôt froide de l'autre jour.

—Réception plutôt froide! Vous avouerez, mon cher gouverneur, que je ne pouvais pas, après ce qui s'était passé entre nous à Pétersbourg, me montrer très empressée, avant de savoir quelles étaient vos nouvelles dispositions à mon égard.

Il eut l'air embarrassé et son visage se tendit en une grimace des moins galantes.

—Oh! fit-elle, rassurez-vous, je ne vous en veux pas.

Et comme pour témoigner qu'elle lui pardonnait, elle lui tendit la main qu'il prit après une courte hésitation tout en regardant son interlocutrice d'un œil observateur et défiant. Il paraissait redouter une mauvaise plaisanterie. Enfin il se rassura et en balbutiant:

—Vous étiez une enfant à cette époque. Imaginez que Santousky et moi étions vos professeurs. Ce n'était qu'une pénitence comme on la donne quelquefois aux écolières, une petite leçon...

—Et la leçon n'a pas été perdue comme vous allez le voir, reprit-elle, et c'est même pour prévenir un châtiment plus grave que je vous ai fait venir aujourd'hui si brusquement, car en autres circonstances, malgré tout le plaisir que j'éprouve à vous voir, je ne me serais pas permis de vous arracher de la sorte à vos occupations de Kalouga.

Il sourit assez niaisement, ne sachant trop si elle se moquait de lui.

—Et que désirez-vous donc de moi, parlez! Le gouverneur de Kalouga ne négligera rien pour vous faire oublier le policier de Pétersbourg.

—Vous avez agi comme vous le deviez, dit-elle, en me punissant d'une parole imprudente. Aujourd'hui c'est moi qui remplis un devoir en venant vous dénoncer une conspiration des plus dangereuses et que j'ai surprise par hasard. Je ne veux pas que l'on me confonde avec des criminels.

—Comment vous soupçonnerait-on, princesse!

—J'ai le malheur de recevoir chez moi l'un des conjurés et même ce misérable, par ses ridicules propos, m'a fort compromise.

—En vérité! Alors ce n'est pas seulement le souci de sauver le gouvernement qui vous a donné l'idée de m'écrire, mais aussi le désir de venger une injure personnelle?

—J'ai pensé à l'Etat, mais aussi à moi-même; cela ne doit pas vous étonner?

—Nullement. Et quel serait le... misérable?

—Vous voulez savoir son nom?

—Oui.

—Vous vous rappelez que tout à l'heure vous vous êtes mis à mes ordres?

—Quels sont-ils?

—De faire arrêter à l'instant les coupables.

—Comme vous y allez!

—Vous les relâcherez ensuite si vous jugez que je me suis trompée. Vous allez entrer dans ce cabinet qui est devant vous. J'ai le téléphone. Vous communiquerez avec le bureau central de police.

—Et si vous vous jouiez de moi? demanda-t-il toujours défiant, en la regardant avec attention.

Mais la princesse demeurait très sérieuse, et on ne pouvait surprendre dans son visage aucune intention d'ironie.

—Enfin je sers vos rancunes.

—Peut-être, mais vous sauvez aussi votre existence.

Il ne sut pas cacher une soudaine émotion.

—Pourquoi voudraient-ils me tuer?

—N'êtes-vous pas un gouverneur assez sévère, et pensez-vous qu'on ne se souvienne plus du policier? S'il vous faut d'autres détails pour mettre votre vie en sûreté, je puis vous les donner.

Et elle lui dit quelques mots à l'oreille.

Il était de plus en plus inquiet.

—Les noms... les noms de ces brigands, vite! s'écria-t-il, rouge de colère.

—Voici le téléphone, dit-elle, vous allez les mettre sous bonne garde, j'espère.

—Vous pouvez m'en croire! je ne vais pas les ménager. Quels sont leurs noms?

—Je n'en connais que deux, mais je pourrai sans doute probablement vous donner les autres d'ici peu; le premier est... on vous a mis en communication avec le bureau de police!

—Vous m'avez entendu. Je viens de vous obéir. On vous attend.

—Le premier coupable est Soubotcheff.

—Mon secrétaire!

—Lui-même. En êtes-vous surpris?

—Pas trop. J'ai reçu déjà des lettres sur lui qui me le présentent comme un homme suspect en qui je ne dois avoir aucune confiance. Et quel est l'autre bandit?

—Un fanatique, un paysan de Glinnoë, un certain Vladimir. Dans le village on vous montrera sa demeure.

Le gouverneur lança quelques paroles au téléphone, puis s'approchant doucement de la princesse.

—Vous pensez m'avoir sauvé la vie, dit-il, et cependant après vous avoir vue si bonne et si rayonnante de beauté, il me semble que je ne puis plus vivre si je n'obtiens de vous ce don suprême sans lequel ceux qui vous ont connue ne peuvent plus espérer le bonheur.

—Comme vous êtes galant aujourd'hui!

Il fut tout démonté de cette réplique.

—Ah! vous raillez encore?

—Pas le moins du monde. Je vous admire.

—Vous me raillez. Vous ne pouvez oublier cette aventure de Pétersbourg. Santousky seul pourtant en était cause.

—Je n'en ai voulu ni à Santousky, ni à vous, croyez-le bien, mon cher gouverneur. Au contraire! Les femmes, vous le savez, aiment parfois qu'on les brutalise et ne gardent point rancune à leurs vainqueurs.

—Hélas! je ne suis pas un vainqueur, il s'en faut!

—N'est-ce donc rien de m'avoir eue en votre pouvoir? Il me semble-que si j'étais homme, j'aimerais être de la police. Contraindre une femme à se déshabiller, et lui infliger le traitement qui vous plaît, n'est-ce pas une belle victoire?

—Une victoire dont je me serais bien passé. Si vous croyez que je ne souffrais pas de voir meurtrir de si parfaites beautés!

—Souffrance bénigne, légère; et que, si vous êtes franc, vous appelleriez un plaisir... Je m'étonne que m'ayant ainsi à votre discrétion, vous vous soyez satisfait si vite et à si bon compte.

Il crut pouvoir commencer une déclaration et sottement, sur un ton de prière:

—Oh! princesse, je n'ai voulu jamais devoir qu'à votre générosité une si précieuse faveur!

—A ma générosité! s'écria-t-elle, eh bien, mon cher, vous l'attendrez longtemps!

Il sentit soudain la colère et le persiflage de la princesse; il en fut ému un instant, mais songeant combien était grande son autorité et que cette femme, malgré son rang, pouvait être de nouveau à sa merci, il retrouva toute son assurance.

—Vous oubliez trop, dit-il, que les pouvoirs d'un gouverneur surpassent de beaucoup ceux d'un simple policier et que plus ambitieux dans ses désirs il peut se satisfaire moins aisément.

Elle laissa passer entre ses lèvres une sifflante injure, il n'y prit pas garde et avec plus d'insolence:

—Qui m'empêche de vous mettre vous aussi dans ce complot que vous venez de me révéler si imprudemment?

La princesse eut un rire triomphant.

—Le complot! fit-elle. Et si je l'avais inventé, ce complot? Si je m'étais jouée de vous! Si j'avais voulu ridiculiser et compromettre votre toute puissante autorité!

—Je m'en doutais, murmura-t-il entre ses dents.

—Vous vous en doutiez. Seulement vous avez téléphoné tout à l'heure à Kalouga; vos ordres ont été exécutés. Soubotcheff est arrêté en ce moment. C'était ce que je voulais.

—Mais je vais le faire relâcher à l'instant!

—Si vous le pouvez, dit-elle en se mettant entre lui et la chambrette du téléphone. Il voulut l'écarter, mais elle saisit un revolver et le dirigea contre lui, prête à tirer. Vainement essaya-t-il de lui saisir le bras, de détourner l'arme; la princesse ne céda pas.

—Ne tirez pas, au nom de Dieu! fit-il pâle d'effroi.

—Agenouillez-vous, dit-elle, et demandez-moi pardon.

Il tomba tout tremblant aux pieds de la princesse.

—Ah! ah! dit-elle, tu es moins fier lorsque tu es seul avec moi. Tu as besoin pour maîtriser une femme de sentir derrière toi tous tes policiers!

—Grâce! implora-t-il.

—Relève-toi, dit-elle, en lui lançant des coups de pied, relève-toi donc, misérable! Et maintenant pars. Mais va-t-en donc, coquin! va-t-en donc.

Elle lui ouvrit une petite porte par laquelle il sortit effaré, sans prononcer une parole. Il se trouva dans un étroit escalier qui dépendait des appartements de la princesse et donnait sur un bois de pins. Un chemin qui traversait le bois conduisait au village de Glinnoë. Le gouverneur le prit, croyant que c'était une allée de parc. Avant de s'y engager il se retourna vers la princesse qui d'une fenêtre observait son départ.

—Tu entendras parler de moi! cria-t-il. Sois sûre que je ne t'oublierai pas dès que je serai à Kalouga!

—Il faudrait pour cela y arriver, mon cher, répartit la princesse.

Et elle le regarda s'éloigner sous les grands arbres. Déjà la nuit tombait et le chemin devenait obscur. Bientôt elle le perdit de vue. Elle resta à la fenêtre ne pouvant dominer son impatience fébrile, prêtant l'oreille au moindre bruit et tambourinant sur les vitres avec une sorte de rage. Soudain une détonation retentit au loin.

—Enfin! dit-elle.

Elle rentra dans son salon, alla s'étendre sur un canapé, les mains sur son cœur qui battait à coups précipités.

La nuit vint; un valet de chambre apporta des flambeaux allumés et donna l'électricité; le maître d'hôtel annonça le dîner; la princesse demeurait toujours dans la même position; seulement de temps à autre elle tournait la tête vers la porte du petit escalier et elle écoutait.

Un pas monta vivement; elle se leva, courut ouvrir: Mme Narischkin entra en toute hâte; ses cheveux en désordre, ses traits altérés, sa mise d'ordinaire si soignée et qui paraissait cette fois improvisée brusquement et comme à l'aventure la rendaient méconnaissable.

—C'est fait! dit-elle d'une voix assourdie.

La princesse lui saisit les mains avec effusion.

—Ah! Merci, merci! s'écria-t-elle. Et comment est-il mort, le misérable?

—Je l'ai atteint à la tête. Il a tourné sur lui-même et est tombé. Il a certainement été tué sur le coup.

—Tant pis!

—Pourquoi tant pis?

—J'aurais voulu qu'il souffrît mille fois ce qu'il m'a fait lui-même souffrir et qu'il vît lentement la mort s'approcher.

—Oui, mais ç'aurait été plus dangereux pour nous. S'il avait appelé au secours et parlé, un domestique, un paysan peut-être aurait pu l'entendre. Tandis qu'avec cette balle dans la tête, qui a fait de sa figure une bouillie sanglante, personne ne peut plus reconnaître son cadavre. J'ai eu soin de le déshabiller, d'emporter chez moi ses vêtements et de les brûler. Mais n'as-tu pas commis quelque imprudence quand il était avec toi?

La princesse raconta la scène qui s'était passée entre elle et le gouverneur.

—Oh! s'écria Madame Narischkin, pourquoi faire arrêter Soubotcheff?

—Parce que dans un assassinat bien organisé, il faut d'avance choisir le faux coupable sur lequel iront s'égarer les soupçons.

—Mais s'il te dénonce, à son tour?

—Je suis tranquille. Il n'osera jamais rien dire contre moi.

—Pauvre Soubotcheff! fit Madame Narischkin pensive.

—Tu le plains?

—Certes! Il était innocent et il avait pour toi un grand amour.

—Il savait mon secret, dit la princesse.


A quelques jours de là, il y avait grande réception au château de Glinnoë. Le général Kapief, qui était parmi les invités, s'approcha de la princesse.

—Eh bien, dit-il, cette fameuse comédie où vous deviez suggérer son rôle au personnage principal, quand donc la jouerons-nous?

—Mais général, répartit le prince Daschkoff qui, par hasard, ce soir-là, se trouvait au château, vous savez que nous sommes maintenant en plein drame: le secrétaire Soubotcheff est arrêté. On le soupçonne d'avoir fait assassiner le gouverneur. On soupçonne aussi divers paysans du district.

—Ah! ce Soubotcheff, dit le général. J'avais toujours prédit qu'il finirait mal. Il était trop adonné aux femmes! N'importe. Ce sont de vilaines histoires pour notre tranquille Kalouga.

—Elle était trop tranquille, répliqua la princesse, et le procès qui s'annonce nous promet des séances mouvementées. Je tâcherai d'avoir des cartes pour vous, messieurs.

LA CRINOLINE

Le souper auquel prenaient part de jolies femmes, de délicats jouisseurs, quelques entremetteuses fières de leur expérience et quelques antiques fashionables, vieux habitués de Compiègne et de Fontainebleau, farcis d'anecdotes et de souvenirs, se continuait joyeusement mais sans tumulte comme entre gens qui connaissent l'art du plaisir et jugent que le bruit empêche de goûter l'esprit d'une conversation, la saveur des mets, le fin bouquet des vins, l'éclat et la lumière des épaules nues et des chevelures diamantées. On parlait des toilettes de l'année et du retour qui s'annonçait déjà aux modes du second empire, quand le marquis de Clérambault s'écria tout à coup:

—Mesdames, permettez-moi d'abominer la crinoline: elle m'a fait rater mon mariage!

—Mais alors, observa quelqu'un, vous devriez avoir pour elle de la dévotion: ne vous a-t-elle pas rendu aux amours libres et volages?

—Les amours libres et volages, si charmantes qu'elles soient, ne m'ont pas encore consolé de m'être séparé de ma femme, pour ainsi dire avant d'en avoir goûté, car le fruit me paraissait exquis.

—Mon cher ami, si vous devenez élégiaque, nous nous en allons.

—Oh! je n'ai pas l'intention de vous conter mon histoire.

—Si! si! cria la voisine de Clérambault, une petite blonde à l'œil narquois et au nez joliment retroussé, contez-nous la!

—Oui! oui! contez-nous la, reprirent en chœur toutes les femmes, duègnes et amoureuses.

—Puisque vous le désirez, dit Clérambault, qui était en veine de paroles ce soir-là, je vais vous satisfaire: du moins essaierais-je d'être le moins triste et le plus joyeux que je pourrai.

—Quand vous deviendrez trop lugubre, on vous donnera une coupe de champagne pour vous rendre la gaieté.

—Soit, fit Clérambault qui commença aussitôt le récit de son infortune conjugale:

Elle s'appelait Alix. Il est inutile que je vous donne son nom de famille. Elle était riche et de vieille lignée, orpheline et sous la gouverne d'une grand'mère dont elle faisait l'enchantement et qui, en retour, était soumise à tous ses caprices. Elle sortait du couvent, avait l'air modeste qui alors était de mode chez les jeunes filles, mais cependant ne se montrait ni gauche, ni embarrassée; elle n'était même pas dépourvue d'une certaine coquetterie, s'habillait avec le goût d'une femme expérimentée et prenait de temps à autre des allures fières qui ne déplaisaient point à un chasseur de femmes de mon genre, dédaigneux des proies faciles, cherchant le gibier qui se dérobe et qu'on n'atteint qu'à force d'art et d'habileté.

On commençait alors à porter des crinolines, et Alix en avait une monumentale, étant à un âge où l'on se fait un point d'honneur d'exagérer tout ce qui paraît neuf, comme si on était fier de montrer ainsi sa jeunesse et d'insulter aux vieilles façons. Malgré ses proportions inusitées, je vous avoue que cette crinoline ne me paraissait nullement ridicule et que je trouvais au contraire qu'elle convenait à merveille à la beauté d'Alix.

Imaginez une petite tête fine sans maigreur, encadrée de beaux cheveux châtain clair dont les yeux bruns, un peu myopes, semblaient de loin par leur clignement vous regarder avec insolence et devenaient plus larges et plus doux lorsque vous approchiez; une peau fort blanche de blonde, pourtant bien enluminée aux joues d'une rougeur de santé; la taille assez mince et ornée, pour tout joyau, d'une croix d'or suspendue par une longue chaîne de cou: cette figure où l'on trouvait à la fois les traits d'une madone et l'expression d'une petite fille espiègle; ce buste vraiment virginal aux épaules et aux bras chastement couverts, aux seins menus et à peine accusés sous la mousseline; cette image d'autel retouchée par un peintre un peu sensuel et irrévérencieux, mais malgré cela, grave, convenable, évoquant les vertus de famille, vous la voyiez se dresser comme au-dessus d'une estrade d'étoffes, et tandis que cette figure, ce corsage et ces mains restaient si parfaitement honnêtes, les cent volants de la jupe se mouvaient, s'agitaient, s'étalaient, tourbillonnaient avec une coquetterie, une impertinence, une impudeur extraordinaire. Vous asseyiez-vous devant, derrière, à côté, loin de cette jupe crinolisée? Vous étiez sûr de l'avoir dans le dos, sur les épaules, à vos pieds ou même sous le nez. Vous ne pouviez pas y échapper. Elle vous entourait, vous enveloppait de soie et de parfums. On eût dit que la femme, telle qu'une étrange sirène, était parvenue à grandir monstrueusement le bas de son corps pour prendre les hommes comme dans une nasse énorme qui avait fini par s'adapter si bien à sa personne qu'elle en faisait partie, qu'on ne l'imaginait plus sans cela. Et quand sur un canapé, ou dans une voiture, vous étiez battu, souffleté, pressé par ces vagues d'étoffe, lourdes ou écumeuses, il vous semblait que c'était une chair féminine qui vous opprimait ainsi et c'était pour vos désirs mâles une irritation délicieuse. Enervante aussi. Devant la crinoline au repos d'Alix, il m'arrivait souvent de me demander quelle sorte de malicieux animal, grassouillet, large, cambré, palpitait au milieu de cette cage éblouissante. J'avais l'envie qu'on éprouve de briser un écrin pour avoir un diamant, de lacérer les feuilles d'un arbuste afin d'en cueillir le fruit.

L'innocente grand'mère s'étonnait en voyant sa mignonne petite fille se mouvoir avec aisance au milieu de ces jupes grossies, bouffantes, tendues, qui vous mettaient à chaque instant dans l'attente d'un malheur: la prise et l'arrêt d'une femme dans l'embrasure d'une porte, le renversement d'une table à thé ou d'une console. Mais Alix passait partout comme une sylphide et sans autre éclat qu'un long bruissement d'étoffes comme si elle courait sur des feuilles sèches, et elle n'avait à se reprocher jusqu'ici ni le bris d'une porcelaine, ni la déchirure d'un volant. Ce qui n'empêchait pas la grand'mère de s'écrier:

—Ah! ma pauvre enfant, comme ces modes nouvelles sont extravagantes! Si nous avions porté ces robes-là dans notre temps!

Observation qui amenait un sourire sur les lèvres d'Alix, et le sourire persistait au mot de la grand'mère:

—J'avoue qu'elles sont bien plus convenables pour une jeune fille que les jupes étroites.

Pauvre dame! Qu'importe l'étroitesse ou la largeur d'une jupe! Le Diable travaille toujours avec les couturières au grand bénéfice des amoureuses.

La vérité, c'est qu'avec ces robes qui remplissaient un salon et ces crinolines qui les défendaient contre toute entreprise, les femmes prenaient une importance, un orgueil, une hardiesse inimaginables. Sous la protection de pareilles cuirasses elles devenaient d'une liberté effrénée et elles s'exposaient au péril, avec la sérénité la plus complète, persuadées qu'elles pourraient y échapper sans aucun dommage.

Ma fiancée, sortie à peine du couvent, n'avait pas encore l'audace d'une femme habituée à la vie mondaine, mais à ses intempérances de langage, à ses réparties trop vives, au ton décidé, impérieux, tranchant de ses confidences qui avaient pour but principal de m'initier à ses fantaisies et à ses volontés, je sentais qu'en dépit de sa gentillesse et de sa grâce, elle allait être pour moi, si je n'y mettais ordre, un inlassable despote. Cela excitait bien mon désir de conquérant, mais effaçait toutes mes idées matrimoniales; elle se fût peut-être révélée la plus charmante des maîtresses; au contraire elle promettait à un mari l'existence la moins unie et les plus ennuyeuses aventures.

Seulement elle savait si bien corriger ses paroles imprudentes par une manière chaste d'abaisser les yeux, et une expression d'ineffable modestie, que mes craintes se dissipaient et que je me laissais aisément persuader par mon amour qu'elle était aussi douce que jolie.

—Ce sont, me disais-je, ces pimpantes toilettes, si nouvelles pour une fille qui sort du pensionnat, qui la grisent; elle a l'impression de figurer dans un bal costumé; comme un masque elle se croit tout permis. Plus habituée à ces robes, ou moins fastueusement vêtue, elle sera par là même moins vaniteuse, moins volontaire; elle perdra son effronterie et adoptera le maintien qui convient à une femme mariée.

Ayant hâte de voir cette transformation s'accomplir, je fus d'accord avec sa grand'mère pour décider que nous irions passer les premiers jours de notre union en Anjou, dans une vieille propriété de famille et qui faisait partie de sa dot.

Dès que nos noces furent célébrées, immédiatement après la collation, Alix dépouilla son étincelante robe et revêtit un costume de voyage, mais, hélas! s'il était de teinte plus sombre et d'étoffe moins fine, il avait une coupe aussi compliquée, des formes aussi embarrassantes que des toilettes de ville; enfin la jupe était soutenue par l'indispensable, l'inévitable crinoline.

Ce qui m'effraya davantage, ce furent les malles énormes dont on chargea la voiture. Une troupe de théâtre n'emporte pas plus de bagages.

—Mais, demandai-je, nous n'allons pas là-bas donner des réceptions?

—Rassurez-vous, dit-elle, c'est pour nous!

Nous arrivâmes assez tard et assez fatigués dans ce château de La Chesnaye où, malgré la lettre de la grand'mère, on ne nous attendait point. Il fallut réveiller les domestiques, préparer des chambres à la hâte. Alix feignit l'embarrassée quand elle vit qu'il n'y avait qu'un lit pour nous deux, mais, comme elle était assez lasse, elle cessa vite ses minauderies et se décida à se déshabiller, tandis que j'allais dans une chambre voisine procéder à ma toilette nocturne.

Elle était déjà couchée lorsque je revins la trouver. Elle ne parut pas trop effarouchée quand je me glissai à ses côtés, mais à peine étais-je dans le lit qu'elle se redressa et souffla vivement la bougie qui brûlait près de nous.

Rien ne pouvait m'être plus désagréable. Les jouissances de la vue sont pour moi les principales, et puis j'aime à savoir où je suis; d'un cloaque ou d'un jardin parfumé parfois les dehors sont les mêmes. Enfin j'espérai que le contact de cette peau éblouissante compenserait le chagrin que j'avais de ne point la contempler, et j'étreignis avidement Alix. Hélas! si mon épousée n'était pas en crinoline, cela n'en valait pas mieux pour moi. Une chemise empesée, aussi dure qu'une cuirasse, lui montait jusqu'au cou et lui descendait jusqu'aux pieds; vainement j'essayais de la soulever, Alix se mit à se débattre, à égratigner les mains qui la caressaient, à mordre les lèvres qui la voulaient baiser, à envoyer de furieux coups de genou dans ces jambes qui essayaient de la presser amoureusement. Bref cette nuit fut pour moi une révoltante défaite. Je perdis sans effet des flots d'éloquence. J'étais las de mon effort; elle criait toujours en me repoussant: «Laissez-moi, mais laissez-moi donc!» Je l'abandonnai; elle me tourna son derrière, protégé comme le reste de sa personne, et j'accueillis en sauveur le sommeil qui me fermait les paupières.

En m'éveillant à la lumière le lendemain, avec le vague souvenir de cette nuit humiliante, je me promenais de mieux employer les heures de la journée et de venger l'affront qu'on venait de me faire. Je fus bien surpris de ne point voir Alix à côté de moi; je me levai, j'allai dans les deux cabinets de toilette, dans le petit salon qui formait l'entrée de notre appartement nuptial: personne! L'oiseau s'était envolé! Tout confus d'une pareille aventure, je me décidai pourtant à m'habiller et, une fois vêtu, à me mettre à la recherche de mon épousée, je ne pouvais dire encore de ma femme! Il n'était pas probable qu'elle eût quitté La Chesnaye. J'errai donc une grande heure à travers le château, ne laissant pas un coin inexploré. Je ne découvris point Alix; seulement, comme j'entrais dans une chambre, il me semblait entendre un trot léger dans la pièce voisine. Jugeant cette chasse inutile et ne voulant pas me risquer dans le parc où une pluie battante, comme pour narguer nos épousailles, s'était mise à tomber, je retournai à notre chambre. Mais je ne pus en ouvrir la porte qui était fermée à clef. De l'intérieur j'entendis la voix d'Alix qui me criait: «On n'entre pas! On n'entre pas!» Elle avait joué, mais sans rire, à cache-cache avec moi. Comme je priais et suppliais, à la fin sous la porte on glissa un papier. Il était à mon adresse. Voici ce que j'y lus:

«Vous vous êtes conduit hier soir en goujat. Je vous déteste. Je ne vous reparlerai jamais.

«N'essayez pas de me voir. Je vais rester dans ma chambre jusqu'à l'arrivée de ma grand'mère avec laquelle je retournerai à Paris.

«ALIX»

Je ne le cacherai point: j'étais furieux; et je ne sais à quelles violences je me laissais emporter quand survint une vieille servante portant le chocolat de «Mademoiselle». Une idée me vint alors à l'esprit, fort inconvenante, mais qui me calma et me réjouit pleinement. «Attendez, dis-je à la servante, mademoiselle a toujours coutume de mettre dans son chocolat un peu de vanille et je n'en sens pas le parfum.» La bonne femme s'arrêta docilement; aussitôt, courant à la petite pharmacie qui était renfermée dans une de mes valises, je retirai d'une boîte quelques pincées de poudre que je laissai tomber au milieu de la tasse: «Cela remplace la vanille!» ajoutai-je; la servante n'en demanda pas davantage, frappa chez sa maîtresse: «Mademoiselle, voici votre chocolat!» La porte s'entrebâilla, une main prit vivement la tasse, puis on referma aussitôt.

La comédie commençait et j'attendis que mon tour fût venu d'y jouer un rôle.

Une heure ne s'était pas écoulée que voici mon Alix toute pâle, toute effarée qui sort de sa chambre.

—Je savais bien, me dis-je, que je t'en délogerais, petite obstinée!

Je n'eusse point osé souhaiter un pareil négligé. Les cheveux en torsade, ébouriffés, et non seulement point de crinoline, mais point de robe: une camisole légère comme les femmes alors en portaient la nuit, par-dessus la chemise longue il est vrai, mais libre et flottante sous le large et court jupon: c'était là toute sa toilette.

Elle passa très vite et s'enferma précipitamment dans une petite pièce du vestibule.

J'attendis son retour à la porte de sa chambre.

—Ah! monsieur, c'est lâche! Profiter de ce que je suis malade pour venir ici... Mais vous n'entrerez pas!

—J'entrerai!

Et après des poussées et des repoussées, je parvins à ouvrir, puis, lui saisissant les mains, je l'entraînai avec moi et verrouillai la porte. Elle était ma prisonnière.

—Ah! ah! c'est affreux, c'est infâme, s'écria-t-elle.

J'étais tellement irrité que j'oubliai avec elle les galanteries ordinaires. Le moment des prières, des chatteries était passé; il fallait bien lui parler d'un ton rude, et même, je le devinai de suite, il fallait plus encore pour la soumettre.

«Alix, lui dis-je, je suis votre mari depuis hier. Vous devez m'obéir comme vous obéissiez à votre grand'mère.»

Du fauteuil où elle s'était laissée tomber, elle eut cette riposte:

«Je ne lui obéissais pas.

—Vous aviez tort, lui répliquai-je à mon tour, mais croyez bien que je ne serai pas aussi indulgent que cette bonne dame.

Elle prit une attitude de défi.

—Pensez-vous que je vous supporterai?

—Je vois ce dont vous avez besoin, m'écriai-je, et je m'élançai sur elle.

—Grand'mère! grand'mère! appela-t-elle, comme si sa grand'mère, de Paris, pouvait l'entendre et voler à son secours.

Elle avait une frayeur extrême, et, cependant, par des coups de pied et des coups de dents, elle essayait de se défendre. Je parvins pourtant à la lever de son fauteuil, à la jeter en travers du lit, à la retourner sur le ventre; en dépit de ses jambes qui les tenaient serrés entre leurs chairs, j'arrachai de sa peau jupon et chemise; je dénouai et abaissai jusqu'à ses chevilles son pantalon, puis, m'asseyant à côté de son derrière, je lui enserrai la taille, et, de la main restée libre, je commençai à faire prendre à ses joues inférieures l'empreinte de mes cinq doigts.

Ce qui me surprit, c'est que sa main, durant toute la correction, demeura obstinément plaquée sur le haut de sa fesse droite, et que je ne pus l'en chasser. Enfin, j'avais un champ assez vaste pour la châtier; elle devait sentir mes coups, et elle le témoignait bien par ses soupirs et le battement de ses jambes.

Quand ma colère se fut un peu dissipée, j'éprouvai le besoin de regarder ces beautés secrètes que, durant plusieurs mois, je n'avais même pu deviner sous la robe à crinoline. A la vérité, la petite obstinée à taille mince qui était ma femme possédait des hanches vastes et une croupe large, plus grasse que n'en ont d'ordinaire les jeunes filles, croupe honnête, pleine de gravité bourgeoise et différant fort du reste de sa personne évaporée, croupe qui, honteuse, eût-on dit, de ses proportions, dissimulait sa fente et ses mystères, en rapprochant ses vastes joues.

Par malheur, la main qui me cachait le côté droit des reins, le jour pluvieux, les arbres qui, devant les fenêtres, interceptaient la lumière, les lourds meubles qui emplissaient la chambre, le lit garni de rideaux, la posture de ma victime, tout était réuni pour dérober ces fesses joliment replètes et m'empêcher de bien jouir de leur aimable vue. Cependant, si imparfait que fût le spectacle, faute d'être éclairé suffisamment, je tenais à le prolonger. Aussi, comme je demandais à la douce épousée si elle était prête désormais à m'obéir et qu'elle me répondait par des injures en me traitant de «lâche» ou de «misérable», je trouvai dans ces paroles un prétexte à reprendre la correction. J'aperçus contre la cheminée un balai de genêts verts, et il me parut qu'en la cinglant de ces verges piquantes je rendrais la leçon pour elle plus profitable qu'en lui administrant une simple fessée.

De fait, elle ne les eût pas plus tôt reçues que sans retirer la main de sa fesse droite, elle se mit à pousser les hauts cris: «Au secours! Grand'mère! grâce! ah! c'est affreux! grâce! grâce! au secours!» Voyant sa peau rouge et meurtrie, et n'étant pas un bourreau impitoyable, je jugeai qu'elle en avait assez et je jetai les verges.

Quand elle ne sentit plus les cinglons, elle rabattit sa chemise et son jupon, remonta sa culotte et se coucha sur le lit. Je m'étendis à côté d'elle.

—Serez-vous obéissante, maintenant, lui demandai-je, reconnaîtrez-vous que je suis votre mari?

Elle ne répondit que par des sanglots; alors je l'étreignis et, jouissant du souvenir tout frais de ses grâces secrètes et de la vue de sa jolie figure rouge de larmes, je l'épousai réellement, cette fois, ce dont elle ne parut pas trop se plaindre, puisqu'à la fin du jour elle me rendait au double mes baisers.

—Oh! dit-elle, pourquoi m'avez-vous ainsi maltraitée?

—Pourquoi m'avez-vous fermé votre porte?

—J'étais toute blessée de ce que vous aviez fait hier soir.

—Qu'avais-je donc fait de si horrible?

—Vous m'avez regardée à la lumière; vous avez soulevé ma chemise! Dites que vous ne le ferez plus!

—Je ne le ferai plus, mais alors vous ne vous barricaderez plus dans votre chambre?

—Non, mais jurez-moi de ne plus me maltraiter.

—Je le jure...

Puis, me penchant à l'oreille de ma petite femme:

—Jamais vous n'avez eu le fouet?

—Jamais on ne m'a battue, dit-elle.

Il est à remarquer que les enfants admettent qu'on peut les battre, mais non pas les fouetter. Le battu en effet rend les coups, tandis que le fouetté subit sa peine avec une passivité déshonorante. Ainsi une fillette qu'on a troussée, déculottée, et qui a les yeux encore rouges de la fessée qu'elle vient de recevoir, reconnaît avoir été battue; elle n'avouera jamais qu'on l'a corrigée. Les enfants comme les hommes font tenir leur orgueil dans des mots et des paroles.


Satisfait sottement de ce premier acte d'autorité, que je croyais suffire à assurer mon autorité de mari, je ne voulus pas blesser ma femme par mes exigences. Je pensais que peu à peu elle accommoderait ses habitudes aux miennes et que ses caprices céderaient quelquefois devant mes goûts. Mais il n'en fut rien. Je ne pouvais l'embrasser que dans les ténèbres, couverte de cette étrange chemise dont j'ai déjà parlé; et à peine nous étions-nous enlacés qu'elle quittait mon lit pour aller dormir dans une chambre voisine dont elle fermait la porte à clef. Dès le matin elle était habillée, protégée par sa crinoline inattaquable, et elle retrouvait cette expression orgueilleuse, ces façons d'inconnue et d'étrangère qui prévenaient de ma part toute tendresse, toute expansion, toute familiarité. Sauf, en ces courts moments de la nuit où elle voulait bien s'étendre à côté de moi et recevoir mes caresses, dans une telle obscurité, un silence si bien gardé et en si grand secret qu'elle aurait pu aisément se faire remplacer pour cet office par une autre femme, j'étais moins pour elle un mari qu'un voisin de table, l'habitué d'une même maison à qui on adresse des phrases polies et indifférentes sans jamais s'abandonner devant lui à une confidence. Ce n'est pas ainsi que je conçois le mariage, ni même une cohabitation avec une femme. Aussi je ne tardai pas à reprendre ma liberté; mais ce ne fut pas sans regret que nous nous séparâmes.


Là-dessus M. de Clérambault poussa un soupir et nous dit:

—Croyez-vous maintenant que je puisse adorer la crinoline?

—Mais, observa quelqu'un, je ne vois pas trop comment cette pauvre crinoline peut avoir causé vos malheurs conjugaux.

—Il n'y eut pourtant pas d'autre coupable. Avec sa crinoline, la femme ne peut plus être soumise, ni bonne, ni douce; elle perd même toutes ses grâces enfantines; elle cesse d'être joueuse et espiègle; elle a l'impression d'être éloignée des autres êtres, cuirassée contre les attaques des hommes; elle est portée au sérieux, à la solennité; convaincue d'être une puissance, elle se croit le devoir de se montrer un despote. La crinoline est un symbole; elle représente bien le besoin qu'ont les femmes du monde moderne d'être toujours—comment dirais-je?—sous les armes, de n'apparaître qu'en toilette et parées; la crainte aussi qu'elles éprouvent de laisser voir une boucle défrisée à leur chevelure, un mauvais pli à leur jupe, une défaillance à leur orgueil.

—Accusez encore la crinoline. Elle peut être, comme vous le prétendez, un conseiller d'orgueil, mais aussi un déguisement, un moyen de cacher quelque défaut.

—Que voulez-vous dire? demanda Clérambault prêt à se mettre en colère.

—C'est sûr! dit la petite blonde au nez retroussé qui, en sa qualité de femme galante, se croyait tout permis et ne redoutait nullement d'irriter Clérambault. C'est sûr! Ne nous as-tu pas conté que lorsque tu as troussé ta femme pour la fesser, elle plaquait la main sur le côté droit de son c...?

—Oh! je ne prétends pas, s'écria l'interlocuteur mâle de Clérambault, que votre femme eut rien à cacher, mais les crinolines du jour, les chemises longues de la nuit ont été inventées bien moins par la pudeur et l'orgueil que par une coquetterie savante, soucieuse de dissimuler les imperfections du corps féminin. Ecoutez plutôt ce qui est arrivé à un de mes amis:

J'étais, me disait-il, à Biarritz en septembre 186., au moment où la présence de l'empereur attirait sur cette plage les femmes les plus élégantes de Paris et de Madrid.

Elles s'y disputaient les hommes d'amour, non seulement aux bals et concerts du Casino, mais aussi le matin, à l'heure du bain, où, après s'être montrées la veille au soir, enveloppées jusqu'aux épaules, le corps dérobé par les jupes amples, les voiles de soie et de crêpe de Chine, la peau couverte par les fleurs et les diamants, elles révélaient subitement des charmes inattendus, dans un costume simple et serré qui moulait leurs formes, laissait éclater la cambrure et l'ampleur de leur croupe; la fermeté ronde de leurs seins; la sveltesse de leur taille; des chevilles fines, des jambes hautes, de larges cuisses, des hanches fortes, une chair lumineuse et pleine;—bref, toutes les séductions d'un corps bien fait. Plus que les fêtes du Casino le bain était le triomphe des beautés jeunes et accomplies. Les femmes qui n'étaient pas sûres de leurs grâces n'osaient s'y risquer. Et telles qui s'étaient faites remarquer l'hiver précédent par une physionomie expressive, langoureuse, espiègle, passionnée; par les traits réguliers de leur visage; par l'art de se bien vêtir et de porter avec aisance une toilette somptueuse; se voyaient avec étonnement dédaignées, laissées en oubli pour des créatures de nom, de figure et de tenue moins nobles, mais d'une solide et harmonieuse charpente, d'une chair riche, claire, qui réjouit et la main et l'œil.

Aux bals du Casino, une jeune femme me séduisit fort par sa mutinerie, son enjouement, ce qu'il y avait de gai et de naturel dans sa causerie. Bien qu'avec leurs crinolines, il est fort difficile de juger un corps féminin, elle me parut bien faite; d'ailleurs, de formes ingrates ou admirables, je m'imaginais qu'elle devait être assez exempte de coquetterie pour affronter toutes les critiques et même s'en gausser au besoin; aussi je fus assez surpris de ne point la voir se baigner. Je pensai qu'il fallait attribuer cette abstention à la crainte de certaines promiscuités, ou peut-être à l'une de ces étranges et excessives pudeurs qui se rencontrent quelquefois chez les femmes les plus libres et les plus hardies. Cela ne m'empêcha donc point de lui montrer qu'elle me plaisait, de lui faire la cour et d'avoir bientôt avec elle les relations les plus amicales. Mais bien que je ne sois point un timide, j'étais arrêté dans mes entreprises amoureuses par la colère soudaine et l'énergie de sa défense; protégée comme elle était par sa toilette compliquée, véritable geôle pour son corps, dont elle seule connaissait les sorties et les échappées secrètes, il me paraissait inutile de l'attaquer; que sa résistance fût feinte ou réelle, je ne pouvais réellement pas le savoir, tant qu'elle serait ainsi vêtue. Comme mon désir devenait de jour en jour violent et qu'il était bien improbable qu'elle changeât tout à coup sa manière de s'habiller, voici le stratagème que j'imaginai pour avoir bon gré mal gré cette hésitante ou cette moqueuse; je ne la voyais en effet qu'avec l'un ou l'autre de ces caractères. Rien alors ne m'expliquait sa conduite avec moi que la crainte religieuse qu'elle pouvait avoir de commettre un péché ou le plaisir orgueilleux de se jouer d'un amant.

Une compagnie de jeunes gens et de jeunes femmes de notre connaissance avaient arrangé pour le lendemain une excursion assez lointaine et nous étions invités tous deux à y prendre part.

Mon amie se réjouissait à l'idée de changer de place et de voir du nouveau; j'étais heureux à l'idée que cette promenade favoriserait mes desseins, car alors il me serait facile de me trouver seul avec elle, en un de ces abandons qui sont fréquents, même chez les prudes, en pareille circonstance, et dans un endroit assez isolé pour qu'elle ne songe point à s'y défendre; seulement mon projet n'avait quelques chances de réussite que si elle renonçait à ces robes-forteresses qu'elle portait toujours, même en négligé. Naturellement elle ne s'y déciderait pas d'elle-même; je devais donc l'y contraindre.

Dans la nuit qui précéda l'excursion, pendant qu'elle était au Casino, je fis enlever de chez elle et transporter chez moi toutes ses toilettes. Le lendemain sa femme de chambre que j'avais achetée, ce qui n'avait pas été sans peine, ni sans gros débours, devait au moment où elle ferait sa toilette lui apprendre le vol; il était vraisemblable que Madame serait au désespoir. Là-dessus la femme de chambre avec douceur insinuerait notre proposition:

—Si Madame voulait sortir quand même aujourd'hui, il y aurait bien un moyen.

—Lequel?

—La bonne de la villa voisine, à qui j'ai conté la chose, m'a dit que sa maîtresse était prête à mettre à la disposition de Madame un costume de chasse tout neuf, qu'elle n'a pas encore porté.

—Mais il ne m'irait pas, ce costume!

—Elle a la même taille que Madame.

—Et puis, c'est une personne de la galanterie?

—Oh! elle est tout à fait comme il faut.

Bref la femme de chambre, par de chaleureux discours, triompherait des répugnances de mon amie qui finirait par accepter le costume de sa voisine, une de mes anciennes maîtresses, restée en fort bons termes avec moi et qui s'était prêtée avec beaucoup de plaisir à cette petite intrigue.

Tout se passa comme je l'avais désiré, et mon amie, avec des soupirs mensongers et une joie réelle, revêtit cet habillement de Diane moderne qui la changeait des robes à volants et des jupes monumentales.

Vous n'imagineriez rien de plus gracieux que ce costume demi-masculin, si bien ajusté à la taille de mon amie qu'on eût dit qu'il avait été fait pour elle. Je la découvrais plus jolie que je ne l'eusse rêvée sous cette veste légèrement flottante qui laissait voir le souple et ample dessin des épaules, la nuque longue et fine; dans ce gilet qui ne déguisait rien de la beauté ronde de sa gorge; dans cette culotte bouffante aux genoux, serrée sur le derrière large aux courbes hardies, qui, disproportionné chez une autre femme, au contraire était glorieux chez elle, porté par des cuisses fortes et de hautes jambes. Un chapeau tyrolien, orné d'une aigrette de plumes de coq, posé de côté sur les cheveux chatain clair donnait à mon amie quelque chose de brave ou de fanfaron, qui rendait son charme encore plus irritant.

Sa beauté, que cette tenue rendait éclatante, et à laquelle on ne s'attendait point; puis le récit du vol dont elle avait été victime, lui valurent un grand succès. Les femmes lui lancèrent des regards envieux, les jeunes gens s'empressèrent autour d'elle; les compliments, les œillades, l'ardeur amoureuse de son entourage la mirent en des dispositions excellentes pour mes projets, mais j'eus mille peines, lorsque nous descendîmes de notre char-à-bancs, à l'isoler de son cortège d'adorateurs. Il fallut, avec l'aide du guide, égarer les uns après les autres, ces messieurs, qui ne voulaient pas la quitter.

Enfin ils nous avaient laissés dans cette campagne assez sauvage, où je n'apercevais ni une maison, ni un être humain: ni rien qui pût arrêter mon désir, lorsque tout à coup, pâle de gêne, et peut-être de la contrainte qu'elle s'imposait depuis quelques instants, elle me dit qu'elle voulait arranger ses dessous, négligés par sa femme de chambre, et me pria de la laisser seule un instant. Je feignis seulement de lui obéir. Le chemin que nous suivions, très ombragé, faisait un coude à quelques mètres de l'endroit où nous étions. J'allai jusqu'à ce tournant de route, et, au risque de m'entendre crier les pires injures, je revins sur mes pas en me cachant derrière les arbres jusqu'à la place où je l'avais quittée. Dans la violence de mon désir, je ne craignais ni sa honte, ni sa surprise, ni sa colère; je voulais l'étreindre et j'avais hâte de la tenir dans mon embrassement.

Je l'aperçus de dos. La culotte aux chevilles et la tête courbée vers ses bas comme pour les rajuster, elle me tendait les reins.

A mon approche une bouffée de vent souleva sa courte et lâche chemisette; et pareille à une large jatte de lait qu'on me lancerait au visage, je vis jaillir sa croupe vaste. Mon regard allait s'en délecter quand tout à coup j'aperçus au bas des reins, à droite, sur le haut d'une de ses fesses magnifiques, une inscription et un dessin qui formaient sur la peau claire des arabesques d'un bleu noirâtre. Ces tatouages étaient alors fort mal portés. Ils n'étaient en usage que chez les femmes à matelot et les rôdeuses de barrière; si épris que je fusse, la découverte de ces caractères et de ce grossier croquis furent pour mon désir comme une douche d'eau glacée. Je n'en voulus pas voir davantage. Je détournai les yeux. Je m'enfuis. Laissant là mes amours et leur cortège, je revins seul à Biarritz et repartis le soir même pour Paris.


—Si elle était si jolie, dit un convive, votre ami n'était pas excusable.

—Que voulez-vous? J'avais... mon ami avait pris une aventurière de la dernière catégorie pour une femme du meilleur monde. La désillusion était cruelle. Trouver une pierreuse qui s'était donnée peut-être pour quarante sous sur les fortifs quand on s'attendait, après une attaque difficile, à conquérir la comtesse de Pommereuil!

—Comment s'appelait-elle? demanda avec anxiété M. de Clérambault.

—La comtesse de Pommereuil, répéta le conteur, Alix de Pommereuil.

—Mais c'était ma femme! s'écria Clérambault en levant les bras au ciel. Malheureux! vous avez osé faire la cour à ma femme!

—Ce n'était pas moi, c'était mon ami. D'ailleurs, vous le voyez! il l'a respectée!

—Jolie façon de respecter une personne vertueuse et du meilleur monde! C'était un goujat, votre ami, le dernier des goujats.

—Mais puisque vous étiez séparés?

—Peu importe. C'était un insolent pour oser prétendre à l'amour de Mme de Pommereuil, et un sot pour s'imaginer ensuite qu'elle était une aventurière. Qu'y avait-il donc d'inscrit sur sa peau?

—Vous devez bien le savoir puisque vous avez été son mari.

—Sauf pendant la querelle dont je vous ai parlé je n'ai jamais vu ma femme, le jour, qu'en crinoline; la nuit, je vous l'ai dit, elle avait une chemise qui lui tombait jusqu'aux pieds. Encore me forçait-elle de souffler les bougies dès qu'elle s'était couchée. J'ai toujours ignoré qu'elle portât sur son corps une inscription. Mais quel était donc ce tatouage?

—Je vais vous le dire, moi, s'écria tout à coup une dame majestueuse, presqu'imposante sous le harnais, à la faveur du henné qui lui teignait les cheveux, et qui ressemblait à sa voisine, la petite blonde au nez retroussé, comme une vieille chromo peut ressembler à une fraîche peinture, je vais vous dire aussi pourquoi on lui a fait ça!

—Vous connaissez Mme de Pommereuil, vous! lança dédaigneusement Clérambault.

—Certainement, je la connais, Alix de Pommereuil, et je l'ai connue avant vous, avant son mariage.

Et, sans attendre qu'on l'en priât, la dame imposante nous fit ce récit:

J'étais alors toute gamine et j'avais un petit ami que j'aimais bien, qu'on appelait Totor. Totor et moi nous faisions des promenades à n'en plus finir dans la banlieue de Paris, même que nos paternels ne nous arrangeaient pas au retour pour cracher comme ça sur l'ouvrage et passer en ballade les trois quarts de la journée et la moitié de l'autre quart. Une fois, un jeudi que je crois, nous étions partis toute une bande. Chacun de nous, Gisèle, Henriette, Clémentine, avait son ami. Il y avait même un garçon de trop, le petit Riri, qui était vieux d'à peine quinze ans et qui ne promenait point de demoiselle à son bras, quoiqu'il ne lui eût p't'être pas marché su'l'pied s'il en avait trouvé une à sa convenance, vu qu'y nous regardait toutes avec des mirettes en braise à chacun de nos tourniquets. Seulement Totor lui avait dit en partant: «Riri, n'te fais pas de bile! Nous te trouverons une gosse gironde et nous te marierons en route.» Or nous voilà tous envolés sur les hauteurs, là-bas, à Montmartre, qui n'était point un quartier de rupins comme aujourd'hui, mais pour ainsi dire la campagne perdue. Totor nous conduisit chez «La Mère Michel,» un petit caboulot on l'on sirotait pour un rond une prune à l'eau-de-vie. Comme nous étions là à rire, à buvocher et à chanter, nous voyons défiler des régiments de demoiselles, des petites et des grandes et des moyennes, avec des sœurs dont les grandes coiffes claquaient en l'air et de longs chapelets qui leur battaient les cuisses avec le bruit d'un sabre de cavalerie, et toutes ces chères sœurs se remuaient et se trémoussaient et allaient de droite à gauche et alignaient les unes et morigénaient les autres, et avançaient celles-ci, et reculaient celles-là, que toutes baissaient les yeux et se laissaient mettre en place comme un troupeau de baudets. «Qu'est-ce que toute cette bondieuserie, Mère Michel? demanda Totor.»—M'sieur Totor, répondit la bonne femme qui était une copine pour lui, tout ça vient de Saint-Pierre. Y a fête et, je crois bien, pèlerinage.» Enfin comme le soir venait, toutes les chères sœurs se remisèrent avec les petites oies qu'elles conduisaient. «Y faut rentrer aussi nous,» dit Totor, et il paya, en grand seigneur, la Mère Michel. Nous étions encore à souhaiter le bonsoir à la bonne femme quand voilà une grande demoiselle de quatorze, quinze ans, qui passe à côté de nous, effarée et toute niaise, comme si elle cherchait son esprit qu'elle avait perdu en chemin: «Messieurs, Mesdemoiselles, le chemin de Paris, s'il vous plaît?

—Le chemin de Paris, le voilà! s'écrie Totor, et nous descendons avec vous.» Elle voulait se sauver, mais nous la rejoignons. «Tiens! dit Totor à Riri, voici la femme que tu cherchais. Donne-lui le bras.» Et nous le poussions dans les jupons de la petite qui faisait toujours son effarouchée, d'autant mieux que Riri, qui n'avait point l'air moins penaud, ne pouvait guère lui donner confiance. Enfin, comme nous poussions toujours Riri et que nous nous moquions de sa timidité, mon Riri, d'un coup, s'enhardit, parle à Mademoiselle. Ce qu'il lui raconte, je n'en sais rien, mais ça ne devait pas être des oraisons, car la frimousse de Mademoiselle devient rouge comme un panier de cerises. Riri n'en reste pas là. Il lui prend la taille et l'embrasse. Pour le coup, Mademoiselle se fâche. Elle le gifle. Riri lui répond par une claque. Mademoiselle lui lance une ruade. Riri lui botte le fessier. Ils se prennent aux cheveux, se griffent, se mordent, se donnent des coups de poing. Nous les séparons, mais, comme Mademoiselle faisait toujours sa renchérie, Clémentine, qui venait d'avoir une roulée de sa belle-mère et la sentait encore dans les jambes, propose, histoire de se venger, de flanquer le fouet à Mademoiselle. «C'est ça! c'est ça! crient toutes les filles et les garçons qui mouraient d'envie de voir le derrière d'une personne du monde, fichons-lui le fouet.» Nous entrons dans un autre rince-gueule, du genre de celui que nous venions de quitter, et, au milieu de la cour, la demoiselle a beau jouer des pieds et des mains, ses cotillons et sa chemise sont bientôt par-dessus sa tête, et nous y allons chacun d'une claque sur sa fesse, avec un entrain tel qu'on nous aurait payés nous n'y aurions pas mis plus de cœur! Quand son séant a été rouge comme une culotte de soldat, elle s'est cachée la tête contre le mur, dans son jupon, mais alors Riri s'est mis à lui parler doucement, doucement, et, comme elle était toute tremblante et qu'elle n'aurait pas fait de mal à une mouche, je crois bien que mon Riri s'est conduit avec elle comme un petit homme. En tout cas, il en était fort capable, le scélérat! Totor, qui les avait laissés s'expliquer en tête-à-tête un moment, est revenu avec nous et, voyant Riri embrasser la fillette, il lui a dit: «Riri, à présent, tu as une femme, c'est bien, mais ton mariage n'est pas signé! Faut que tu passes devant Monsieur le Maire!» Il appelait ainsi un grand maigre, un ancien matelot, qui était toujours dans la boutique et qui faisait métier de dessiner et d'écrire des devises sur la peau. Cet homme est venu. Et il a demandé à la demoiselle quel était son nom. «Alix,» a-t-elle répondu. Alors Totor a commandé au dessinateur de lui écrire ceci: «Alix est à Riri pour la vie.»

—Et où faut-il lui écrire ça?

—Sur le c...! dit Totor que nous avons tous applaudi pour cette idée.

Là-dessus on a couché Alix sur le lit, on l'a retroussée encore une fois, et on lui a gravé en haut de la fesse droite deux cœurs percés d'une flèche avec cette inscription: Alix est à Riri pour la vie.

Quand l'opération lui causait trop de mal, nous lui apportions pour la calmer un verre d'anisette. Je crois bien qu'elle était ivre à la fin de la séance; elle n'en dut pas moins assister à l'inscription de son mari auquel on grava sur le bras le même dessin avec cette devise:

Riri est pour toute la vie à Alix.

Puis nous banquetâmes en l'honneur des nouveaux époux et toute la nuit se passa dans cette maison nuptiale.

Le lendemain Alix errait, dégrisée, d'une chambre à l'autre, comme une folle, criant sans cesse:

—Oh! mon Dieu! mon Dieu! Que vais-je devenir! que m'a-t-on fait! Mon Dieu! mon Dieu! prenez pitié de moi! Que vont dire les sœurs?

Ses supplications nous émurent:

—Faut la ramener, dit Totor, mais où demeures-tu, la gosse?

—Chez les sœurs de Marie, gémit Alix.

—Et où logent-elles, ces sœurs de Marie?

—Au coin de la rue de Bourgogne et de la rue de Varennes.

—C'est bien, et comme Totor agissait toujours en grand seigneur, il prit une voiture pour reconduire Alix à son couvent.

On fut bientôt arrivé, Totor descendit avec la fillette et sonna à une grande porte; une vieille tourière vint ouvrir.

—Dites donc, madame! c'est une demoiselle qui s'est égarée de notre côté, qui était quasiment perdue et que nous vous ramenons. Y a-t-il une récompense?

Pour toute réponse, la tourière prit Alix par le bras, la fit entrer dans le couvent et ferma la porte violemment.

—Eh bien, y sont rien pingres, dans cette boîte, observa Totor en réglant la voiture avec les quarante sous qui lui restaient.

A présent, je crois bien que Alix de Pommereuil,—car c'est bien le nom que j'ai vu inscrit sur le livret que la gosse avait laissé tomber de son jupon,—Alix de Pommereuil n'a point fait de boniments sur cette histoire, et si les chères sœurs en ont su quelque chose, elles se sont bien gardées d'en souffler mot à sa grand mère.


—Allez donc vous fier aux jeunes filles, déclara Clérambault en matière de conclusion.

—Tu parais tout triste, mon vieux, dit la petite blonde au nez retroussé.

—On le serait à moins!

—Mais puisque tu t'es séparé de ta femme, que l'importent à présent les aventures qui lui sont arrivées avant ou après toi?

—Je pensais que j'avais épousé une fière et chaste jeune fille, soupira Clérambault, et c'est navrant de perdre à mon âge ses illusions.

—Tout ça ce sont des fadaises! s'écria la petite blonde qui, grisée, allumée par le champagne, monta sur le canapé du salon et releva ses jupes. Tiens! contemple! Tu n'auras pas d'illusions à perdre avec moi. Tu peux me regarder à gauche, à droite, de haut en bas, tu ne découvriras pas un défaut.

Et frappant sur ses fesses avec orgueil:

—J'ai posé pour Dalou, pour Falguière, pour Rodin, mon cher! Il n'y a pas beaucoup de femmes qui pourraient s'en vanter! Et j'en suis plus fière, moi, que d'avoir eu sur le dos des diamants et des frusques pour cinq cent mille francs!

TABLE DES MATIÈRES

ALENÇON.—IMP. VEUVE FÉLIX GUY ET Cie

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