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Gutenberg, pièce historique en 5 actes, 8 tableaux

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The Project Gutenberg eBook of Gutenberg, pièce historique en 5 actes, 8 tableaux

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Title: Gutenberg, pièce historique en 5 actes, 8 tableaux

Author: Louis Figuier

Release date: November 25, 2007 [eBook #23618]

Language: French

Credits: Produced by Camille François, Chuck Greif, Laurent Vogel
and the Online Distributed Proofreading Team at
http://www.pgdp.net (This file was produced from images
generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK GUTENBERG, PIÈCE HISTORIQUE EN 5 ACTES, 8 TABLEAUX ***

GUTENBERG

PIÈCE HISTORIQUE, EN CINQ ACTES, HUIT TABLEAUX
Représentée pour la première fois à Strasbourg, sur le Théâtre municipal, le 17 février 1886.


DU MÊME AUTEUR

DENIS PAPIN, drame en cinq actes, huit tableaux, in-18, chez Calmann Lévy, éditeur (1882).—Prix: 1 fr. 50.

LES SIX PARTIES DU MONDE, pièce en cinq actes, huit tableaux, in-18, chez Tresse et Stock, éditeurs, 2e édition (1885).—Prix: 1 fr.

Imprimerie générale de Châtillon-sur-Seine.—A. Pichat.

GUTENBERG

PIÈCE HISTORIQUE
EN CINQ ACTES, HUIT TABLEAUX
PAR
M. LOUIS FIGUIER

PARIS
TRESSE & STOCK, ÉDITEURS
8, 9, 10, 11, GALERIE DU THÉÂTRE-FRANÇAIS
Palais-Royal

1886

Droits de traduction et de reproduction réservés.


LISTE DES TABLEAUX:

L'action se passe en Allemagne, en Hollande et à Paris.


PERSONNAGES

JEAN GUTENBERGMM.Lucien Jazon.
LAURENT COSTER Francis.
JEAN FUST Thorsigny.
PIERRE SCHEFFER E. Petit.
ANDRÉ DRITZEN Krafft.
CONRAD HUMMER Davoise.
DIETHER D'YSSEMBOURG, archevêque de Mayence Mendez.
FRIÉLO Rivey.
ZUM Valery.
LE PETIT ZUM Jardin.
MEYER, cabaretier Robert.
CORNÉLIUS, maître d'école Dumesnil.
LE DUC DE LA TRÉMOUILLE Fleury.
UN JUGE CRIMINEL Osmont.
UN JUGE ECCLÉSIASTIQUE Vorms.
 
ANNETTE DE LA-PORTE-DE-FERMmesD'Askhoff.
MARTHA, fille de Laurent Coster Félicia Mallet.
HÉBÈLE, sœur de Gutenberg Forval.
MARGUERITE MEYER Carlin.
UNE DAME Julia.
Peuple, Ouvriers, Soldats, Bourgeois, Paysans, etc.

ACTE PREMIER

PREMIER TABLEAU

LE DÉPART DE MAYENCE

Une place publique, à Mayence.—À gauche, une boutique d'orfèvre, avec cette enseigne: Jean Gutenberg, orfèvre.—Sur la façade de la maison est sculptée une tête de taureau, avec cet exergue: Rien ne me résiste.—À droite, une boutique de marchand d'estampes, avec cette enseigne: Pierre Grimmel, marchand d'estampes.

SCÈNE PREMIÈRE

HÉBÈLE, FRIÉLO

FRIÉLO, arrivant par la droite, pendant qu'Hébèle sort de la boutique d'orfèvre, à gauche.

Damoiselle Hébèle, mon maître va rentrer; il voudrait vous parler.

HÉBÈLE, descendant en scène[A].

Je l'attendrai... Mais sais-tu ce que mon frère veut me dire?

FRIÉLO.

Non, damoiselle.

HÉBÈLE.

Comment, toi, son frère de lait, tu n'es pas son confident?

FRIÉLO.

Mon Dieu, non! Depuis qu'il est devenu le premier orfèvre de Mayence, maître Jean ne fait plus grand cas de moi... pauvre apprenti.... Mais il ne devrait pas se méfier de ça!... (Il frappe sur son cœur.) Un orphelin recueilli par une noble et sainte famille, comme la vôtre, doit avoir un bon cœur; et Dieu m'en a donné un si grand que malgré la place qu'y tiennent déjà tous les Gensfleisch, de Mayence, je sens bien que la femme de mon maître, les enfants et petits-enfants à venir, trouveraient encore à s'y loger.

HÉBÈLE.

Bon Friélo!

FRIÉLO.

Mon métier, ma vie, je dois tout à mon maître; et il n'a pas confiance en moi, qui me ferais hacher pour lui!... Car il se méfie de moi, damoiselle.

HÉBÈLE.

Vraiment!

FRIÉLO.

Depuis quelque temps, il me renvoie de son atelier. Il s'y enferme pendant de longues heures; et lorsqu'il en sort, il est tout préoccupé. J'ai aperçu, l'autre jour, par la porte restée ouverte, des outils, dont je ne peux comprendre l'usage... Tout cela n'est pas naturel. Et tenez, (Il montre les feuillets du marchand d'estampes.) voyez-vous ces feuilles de papier sur lesquelles sont tracés des mots que n'a point écrits une main humaine? C'est une de ses inventions. J'ai bien peur que la fantaisie qu'il a eue d'exposer là ces singulières pages d'écriture, ne lui attire quelque méchante affaire... Mais, silence, le voici.

NOTES:

[A] Hébèle, Friélo.

SCÈNE II

Les Mêmes, GUTENBERG

Gutenberg fait un signe à Friélo, qui sort, par la droite.

HÉBÈLE[A].

Tu désires me parler, mon frère?

GUTENBERG, prenant la main d'Hébèle.

Ce que j'ai à te dire est grave, Hébèle. Il s'agit de tout mon avenir.

HÉBÈLE.

Tu sais, Jean, que depuis la mort de nos parents, je t'ai considéré comme le chef de la famille. Je suis persuadée que tu ne peux vouloir rien que de bon et d'honnête. Parle donc.

GUTENBERG.

Notre père, tu le sais, était praticien de la ville; mais il était sans fortune. En mourant, il ne nous laissa pour tout bien que cette maison, la maison du Taureau noir, et le nom, sans tache, de Gensfleisch. Dans notre libre cité de Mayence, la noblesse n'exclut pas le travail. Je n'ai donc pas hésité, pour soutenir notre famille, à choisir une profession; et je suis devenu orfèvre et bijoutier. Mon métier nous fait vivre; mais depuis deux ans, chère sœur, une grande ambition s'est emparée de moi: non cette ambition vulgaire, qui vise à des trésors ou à des honneurs, mais la noble et sainte aspiration de l'homme qui veut doter son pays d'un bienfait nouveau. Au lieu de fabriquer ici des bijoux inutiles, je veux, dès aujourd'hui, consacrer ma vie à une invention destinée à éclairer et à régénérer l'esprit humain.

HÉBÈLE.

Bien dit, mon frère!

GUTENBERG.

As-tu jamais songé à la triste vie de ces pauvres copistes, qui passent leurs journées courbés sur des parchemins, et dont l'existence entière ne suffit pas à transcrire une bible ou un psautier? N'as-tu jamais regretté qu'il n'y eût aucun procédé mécanique pour remplacer le travail de leur main?

HÉBÈLE.

Mais, mon frère, c'est impossible!

GUTENBERG.

Impossible! non! car je veux créer moi-même cet art nouveau.

HÉBÈLE.

Si cet art existait, le peuple pourrait lire et s'instruire; ce qui n'est aujourd'hui que le privilège des gens assez riches pour payer les manuscrits au poids de l'or.

GUTENBERG.

Sans doute! aussi cette idée me prive-t-elle de sommeil, de repos!... Depuis un an j'essaie toutes sortes de moyens pour reproduire les manuscrits par un art mécanique. À la mort de notre mère, je dus me rendre à Gutenberg, pour hériter de son petit domaine. Là, je trouvai, dans un grenier, une vieille presse à images; et l'idée me vint de l'employer à la fabrication des manuscrits. Le résultat que j'obtins dépassa mes espérances. J'ai résolu, dès lors, d'abandonner mon métier d'orfèvre, pour me vouer, corps et âme, à cette entreprise.

HÉBÈLE.

Mais songes-tu aux difficultés... aux dépenses?...

GUTENBERG.

Mon courage sera à la hauteur de mon œuvre... Mais tu le sais, il y a ici une jeune fille, noble, riche et dévouée, à qui j'avais donné mon cœur et promis ma main...

HÉBÈLE.

Annette de la-Porte-de-Fer.

GUTENBERG.

Je ne veux pas l'associer aux difficultés, aux dangers qui m'attendent dans l'accomplissement de ma tâche; je veux quitter Mayence et partir seul. Je viens donc te prier, chère Hébèle, de faire connaître à Annette de la-Porte-de-Fer le sacrifice que je suis obligé de faire de mon bonheur au succès de mon art.

HÉBÈLE.

Ce sera pour elle un coup cruel et inattendu... Mais je n'ai pas à discuter les motifs de ta résolution, ni à sonder les sentiments de ton cœur. La mission dont tu me charges, frère, je l'accomplirai.

GUTENBERG.

Merci, chère Hébèle, je n'attendais pas moins de toi... (Il fait passer Hébèle sur le seuil de la porte de la boutique d'orfèvre.) Et maintenant, rentrons. Je veux mettre sous ta garde ma vieille presse et mes premiers outils.

Ils rentrent dans la boutique.

NOTES:

[A] Hébèle, Gutenberg.

SCÈNE III

ANNETTE, FRIÉLO, des feuillets à la main[A]

Ils arrivent par le fond au moment où Gutenberg et Hébèle entrent dans la boutique d'orfèvre.

FRIÉLO.

Comme je vous le dis, damoiselle Annette, c'est votre fiancé qui a composé ces pages d'écriture mécanique qui vont ameuter tous les manants de la ville... Cela nous portera malheur!... Continuer son bon état d'orfèvre, vous épouser, et avoir une demi-douzaine de beaux enfants, telle aurait été la conduite d'un homme sensé. Mais depuis le jour où il a eu la malheureuse idée d'imiter les manuscrits, je ne reconnais plus mon maître! Il est devenu taciturne, rêveur; et je vous assure qu'en ce moment, il ne songe guère aux femmes, ni au mariage. Si chacun l'imitait, le monde finirait bientôt... Heureusement il n'oblige personne à penser comme lui. Voici l'heure où la petite Rosette, la jolie blonde, m'attend à la fontaine, et si vous n'avez rien à me commander...

ANNETTE.

Va, mon garçon, va...

Friélo sort, en courant, par le fond, droite.

NOTES:

[A] Annette, Friélo.

SCÈNE IV

ANNETTE, seule

La découverte d'un art nouveau serait le motif des préoccupations de Jean?... Mais alors je peux encore faire de son amour le but et l'orgueil de ma vie; car au lieu d'une rivale, je rencontre une ambition qui servira mes projets. Enfant, je partageais sa joie et ses chagrins; femme, je partagerai ses travaux et sa gloire.

SCÈNE V

HÉBÈLE, sortant de la boutique d'orfèvre; ANNETTE

ANNETTE, à Hébèle, qui a traversé la scène, d'un air pensif[A].

Comme te voilà pensive et préoccupée, Hébèle!

HÉBÈLE.

C'est que j'ai à te faire une communication grave.

ANNETTE.

Une communication grave?... Et de la part de qui?

HÉBÈLE.

De la part de mon frère, de ton fiancé.

ANNETTE.

Ah!

HÉBÈLE.

Mon frère veut partir, il veut quitter Mayence.

ANNETTE.

Partir? et pourquoi?

HÉBÈLE.

Il a résolu de consacrer sa vie à la création d'un art utile à l'humanité, et il te prie de lui rendre sa liberté.

ANNETTE.

Que dis-tu?

HÉBÈLE.

L'amour tient peu de place dans le cœur d'un homme absorbé par le travail et l'étude. Que pourrait t'offrir mon frère, dans la vie de labeur et de mécomptes qui l'attend!... (Elle lui prend la main.) Je t'afflige, ma bonne Annette, mais je serais coupable de te laisser un espoir, que je n'ai plus.

ANNETTE.

Depuis que je me connais, Hébèle, je me regarde comme l'épouse de Jean. N'a-t-il pas mis à mon doigt l'anneau des fiançailles?... Tu le sais, de pareils serments sont sacrés. Pourquoi serait-il parjure? Je suis jeune et noble. Ai-je cessé d'être honnête? (Mouvement d'Hébèle.) Si je tire quelque vanité des biens que la providence m'a accordés, c'est parce qu'il m'est permis de les offrir à celui que j'aime. Oui, Hébèle, j'aime ton frère, et rien ne me fera renoncer à lui.

HÉBÈLE.

Il est des occasions où les femmes doivent sacrifier leur bonheur à la gloire de ceux qu'elles aiment. Cède à notre prière, Annette; et rends à mon frère une liberté, sans laquelle il ne pourra réaliser ses projets.

ANNETTE.

Et pourquoi mon influence serait-elle contraire à son avenir? Pourquoi ma présence, mon aide et mes encouragements, ne lui seraient-ils pas salutaires? Le devoir d'une femme n'est pas d'abandonner celui qu'elle aime aux difficultés de la vie, mais de lutter à côté de lui, avec lui, contre l'adversité. Si Gutenberg est appelé à la gloire, il l'est aussi à la souffrance, et je veux être l'appui, la consolation, la tendresse, que son cœur réclamera dans les moments de doute et de défaillance.

HÉBÈLE.

Le sacrifice, chère Annette, n'est-il pas aussi de l'amour?... Mais voici Gutenberg. Je voulais seulement te préparer à l'entendre. Je te quitte. (Fausse sortie.) Mon frère t'expliquera mieux que moi les motifs de son départ.

Elle sort par le fond, droite.

NOTES:

[A] Annette, Hébèle.

SCÈNE VI

ANNETTE, puis GUTENBERG[A]

ANNETTE, reste un moment pensive, puis, avec résolution.

Non, personne ne m'enlèvera le cœur de Gutenberg. Mais le voici... du calme! (À Gutenberg, qui sort de la boutique d'orfèvre.) D'après ce qu'Hébèle vient de me dire, tu comptes quitter bientôt Mayence?

GUTENBERG.

Ah!... Hébèle t'a appris ma résolution, mes projets...

ANNETTE.

Et ta fiancée, Jean? Le temps où tu jurais de me prendre pour femme, est-il déjà si loin de ton souvenir? As-tu oublié la Pâques-Fleurie de 1437? C'était la foire de Mayence. Tu m'achetas une bague d'argent, en me disant: «Ennel, voilà l'anneau des fiançailles. Je le remplacerai bientôt par l'anneau d'or du mariage.» Trois ans se sont écoulés, et tu ne m'as plus donné le doux surnom d'Ennel!... Tu pars, et tu ne parles plus de m'épouser.

GUTENBERG.

Tu sais bien, Annette, qu'une ambition généreuse fait maintenant battre mon cœur. Tu sais que je ne suis plus libre, que j'ai juré de me vouer, corps et âme, à mon art... Oublions nos rêves d'enfance.

ANNETTE.

Oublier, dis-tu? La fleur oublie-t-elle la rosée qui la désaltère, l'oiseau le nid qui lui sert de refuge, et l'homme le soleil qui l'éclaire? Nous ne pouvons davantage oublier notre amour; car il a rafraîchi nos cœurs, abrité nos jeunes ans, et porté la lumière en nos âmes. Tes serments t'ont lié à ma vie, et tu ne saurais les renier sans nous léguer, à toi la honte, à moi le désespoir.

GUTENBERG.

Nous devons nous incliner sous la fatalité qui nous sépare. Pour atteindre le but auquel j'aspire, il me faut résister à la voix de l'amour. Épargne donc à mon cœur le regret d'un parjure.

ANNETTE.

Je suis prête à m'immoler à ta gloire. Pars, puisque tu le veux. Je ne retiendrai pas le noble élan qui te pousse vers une destinée inconnue. Mais avant de t'engager dans une voie nouvelle, ne veux-tu pas me dire, une fois encore, ce que tu m'as répété si souvent?

GUTENBERG.

Que désires-tu, Annette? Parle. Si c'est en mon pouvoir, je te l'accorderai sur-le-champ.

ANNETTE.

Ce que je désire est bien simple, Jean. Donne-moi par écrit la promesse de m'épouser, que tu me fis il y a cinq ans... (Mouvement de Gutenberg.) Tu ne réponds rien!... Hésiterais-tu à ratifier avec la plume un serment fait avec le cœur?

GUTENBERG.

Ma vie s'annonce trop aventureuse pour que j'ose t'enchaîner à mon avenir. En vérité, je ne puis t'accorder ce que tu me demandes.

ANNETTE.

Une autre te reprocherait tes serments et ton abandon; une autre te poursuivrait de ses lamentations et de son ressentiment. Je ne te demande, moi, que quelques lignes de ta main!... (Jean regarde Annette, fait quelques pas, hésite et revient.) Auras-tu la cruauté de refuser cette consolation à celle dont ton départ va briser le cœur, à celle qui avait mis en toi son espoir et sa vie?...

GUTENBERG.

Tout engagement est sacré. Je ne puis faire une promesse que je ne saurais tenir.

ANNETTE.

C'est ton honneur qui est ici en jeu. L'homme n'est véritablement libre que par le devoir accompli. Mets-toi donc en règle avec le passé, pour que le ciel bénisse tes efforts à venir. Tu veux devenir un homme illustre: commence par être un honnête homme!...

GUTENBERG.

Allons! qu'il soit fait selon ton désir.

Il entre dans la maison.

ANNETTE, haletante, ne le perd pas de vue.

Enfin!... Dieu soit loué! Je n'avais pas trop présumé de son cœur! Je n'aurai pas invoqué en vain les souvenirs de notre enfance!

GUTENBERG, revient, avec un parchemin, qu'il remet à Annette.

Voici la promesse de mariage que tu désires, Annette. Puissions-nous n'avoir à nous repentir jamais, toi de l'avoir exigée, moi de te l'avoir accordée!

ANNETTE, mettant le parchemin dans son escarcelle, après l'avoir lu.

Maintenant, je puis te dire adieu. Pars, je me considère comme ta femme. De loin mon cœur suivra le tien; il ressentira tes joies et tes souffrances... Adieu!

Elle sort par la droite, deuxième plan.

NOTES:

[A] Gutenberg, Hébèle.

SCÈNE VII

GUTENBERG, seul, puis FRIÉLO

GUTENBERG[A].

C'est peut-être une imprudence que j'ai commise, mais je n'ai pu résister à ses larmes, à sa douleur. Enfin, chassons ces tristes pensées. (À Friélo.) Que veux-tu, Friélo?

FRIÉLO, sortant de la boutique du marchand d'estampes.

Maître, le seigneur Fust, l'argentier, est en ce moment dans la boutique du père Grimmel, le marchand d'estampes, et il demande à vous voir.

GUTENBERG.

Que peut-il avoir à me dire?

FRIÉLO.

Il a longtemps examiné les feuillets gravés qui sont exposés à la devanture et dans la boutique du père Grimmel; et c'est à ce sujet, je crois, qu'il désire vous parler.

GUTENBERG.

Eh bien, va dire au seigneur Fust que je suis fort honoré de sa visite, et tout à ses ordres.

Friélo sort par la boutique du marchand d'estampes.

NOTES:

[A] Gutenberg, Friélo.

SCÈNE VIII

GUTENBERG, FRIÉLO, puis FUST

GUTENBERG, à part.

Que peut avoir à demander le riche financier au pauvre orfèvre?

FRIÉLO, revenant de la boutique du marchand d'estampes.

Voici le seigneur Fust.

FUST, sortant du la boutique du marchand d'estampes, quelques feuillets à la main, à part[A].

C'est une chose vraiment merveilleuse que d'avoir pu contrefaire ainsi des manuscrits! Que de florins à gagner avec une pareille découverte! Si je pouvais décider l'inventeur à me dire son secret! Il est jeune, il est pauvre... j'en aurai facilement raison, (Haut, à Gutenberg.) C'est vous, jeune homme, qui avez gravé ces feuillets?

GUTENBERG.

Oui, messire.

FRIÉLO, à part.

Le vilain museau! On dirait une fouine!

FUST.

Mais avez-vous pensé au danger que vous pouvez courir en essayant d'imiter les manuscrits?

GUTENBERG.

À quel danger, messire?

FUST.

Au plus grand de tous, à une accusation de sorcellerie.

GUTENBERG.

De sorcellerie? Par exemple!...

FUST.

Ceci est plus sérieux que vous ne le pensez, jeune homme. Il est certain qu'en ce moment, les copistes de Mayence fomentent contre vous un complot. Ils prétendent que vous avez fait là œuvre de sorcellerie. Et je viens, en ami, vous engager à ne pas continuer des travaux, qui ne pourraient que vous devenir funestes.

GUTENBERG.

Je vous remercie, messire Fust, de l'intérêt que vous me témoignez; mais espoir, fortune avenir, tout, pour moi, réside dans l'invention dont vous tenez les premiers essais. Rien ne pourra m'obliger à abandonner des travaux qui feront la gloire de ma vie.

FUST.

Réfléchissez, jeune homme! Une accusation de sorcellerie est chose bien grave!... Dans les temps où nous vivons, c'est quelquefois s'exposer à de grands périls que de lancer une idée nouvelle.

GUTENBERG.

Blâmeriez-vous une œuvre qui doit être un des plus grands bienfaits accordés à l'humanité?

FUST.

Nullement!... Aussi suis-je venu vous faire une proposition, qui comblera tous vos vœux.

GUTENBERG.

Ah!

FUST.

Je vous l'ai dit, les bourgeois de Mayence sont mal disposés contre vous. Ils s'inquiètent d'une invention qui leur paraît avoir un certain caractère magique. Seul, inconnu et sans fortune, vous ne pourrez lutter contre les préjugés populaires, et votre invention périra.

GUTENBERG.

Et moi je vous dis qu'elle vivra, messire Fust!

FUST.

Oui, si elle est patronnée par un homme dont le renom, la position et le crédit, la mettent à l'abri de tout soupçon... Dites un mot et je suis cet homme. Vous avez l'idée, j'ai l'expérience.... et l'argent. À nous deux, nous réaliserons une œuvre qui, sans mon appui, ne verrait jamais le jour!

FRIÉLO, à part.

Ma foi, l'esprit du vieux renard vaut mieux que son visage. (À Gutenberg.) Acceptez, mon cher maître, et votre fortune est faite. Le seigneur Fust est si riche!

FUST.

Eh bien! vous ne répondez rien? Vous ne me prenez pas au mot?

GUTENBERG.

Je regrette de si mal accueillir une ouverture, qui m'honore, messire argentier; mais je n'ai besoin du secours de personne. Si la jeunesse n'a ni renom, ni crédit, elle a, du moins, le courage et la foi, c'est-à-dire, les leviers qui soulèvent le monde. Excusez-moi donc si je refuse votre offre généreuse.

FUST.

Voilà bien la jeunesse! orgueilleuse, enthousiaste, et ne doutant de rien! Vous ne penserez pas toujours de même. L'illusion, c'est par là que commencent tous les inventeurs; mais bientôt arrivent les difficultés, les mécomptes et le découragement. Un jour viendra où vous regretterez amèrement votre refus, et où vous me supplierez de vous accorder l'aide, la protection que vous repoussez aujourd'hui.

FRIÉLO, à Gutenberg.

Ah! cher maître! mieux vaut tout de suite que plus tard. Je vous en conjure, écoutez les conseils du seigneur Fust: ce sont ceux de la raison.

GUTENBERG.

Ma découverte m'est plus précieuse que la vie, messire. Je ne la divulguerai à personne.

Jeu de scène de Friélo, qui supplie son maître d'accepter. Gutenberg, impatienté, lui fait signe de sortir.

FUST, à part.

Je veux ton secret, je l'aurai... je l'aurai à tout prix! (Haut, il remonte.) Au revoir, Jean Gutenberg, au revoir.

Il le salue et sort par la droite, deuxième plan.—Friélo sort par la gauche, sur un nouveau signe de Gutenberg.

NOTES:

[A] Friélo, Gutenberg, Fust.

SCÈNE IX

GUTENBERG, seul

Les voilà bien ces hommes d'argent! Tout est pour eux une question de lucre, de calculs et de bénéfice! Ils découragent, ils désespèrent l'artiste, pour s'emparer de sa création, ou pour la payer moins cher! (Étendant le bras du côté où est sorti Fust.) Non, jamais, entends-tu, jamais, tu ne toucheras à mon œuvre! Plutôt la voir périr que de te la confier!

SCÈNE X

GUTENBERG, CONRAD HUMMER, ANDRÉ DRITZEN

Conrad et Dritzen entrent par le fond gauche, et regardent Gutenberg[A].

CONRAD HUMMER.

Qu'as-tu donc, Gutenberg? Te voilà tout agité.

Il serre la main de Gutenberg.

GUTENBERG.

C'est que je viens d'avoir un entretien, et presque une altercation, avec l'argentier Fust.

ANDRÉ DRITZEN.

L'argentier Fust! Méfie-toi de cet homme. Il est capable de tout, pour arriver à ses fins.

GUTENBERG.

Il est sorti furieux, parce que j'ai refusé de le prendre pour associé.

CONRAD HUMMER.

Il ne veut, crois-le bien, le secret de ton invention que pour t'en déposséder plus tard.

GUTENBERG.

Ce secret est bien simple, mes amis: et ce n'est pas avec vous que j'en ferai mystère. Ce que j'obtiens n'est encore qu'une ébauche, mais elle va m'amener à d'autres résultats. Vous savez que depuis assez longtemps, nos artistes obtiennent des gravures, en sculptant en relief des dessins sur le bois. C'est ainsi que j'opère. Seulement, au lieu de sculpter en relief, sur le bois, les traits du dessin, je sculpte des lettres, des mots, des phrases; et ces caractères, sculptés en relief sur le bois, forment des pages de manuscrit, que je multiplie ensuite, à volonté, en les tirant sur le papier, grâce à l'encre des graveurs, et à la vieille presse qui sert aux imagiers.

CONRAD HUMMER.

C'est une très belle idée, mais tout dépend de la manière d'opérer... Consentirais-tu à nous montrer ton travail?

GUTENBERG.

Mais certainement! Suivez-moi, mes amis, dans mon atelier. (Il passe devant Conrad, ouvre la porte de la boutique et les fait entrer.) Je vais vous montrer mes chefs-d'œuvre.

Il entre derrière eux, dans la boutique.

NOTES:

[A] Conrad, Gutenberg, Dritzen.

SCÈNE XI

ZUM, LE PETIT ZUM, ils ont, chacun, une longue plume derrière l'oreille.

La scène reste vide quelques instants; puis Zum et le petit Zum entrent, l'un par la droite, l'autre par la gauche. Ils traversent la scène, sans se voir, et se rencontrent, nez à nez, au second tour, au milieu du théâtre.

ZUM.

C'est toi, grand frère? Où vas-tu ainsi, le nez en l'air?[A]

LE PETIT ZUM.

C'est toi, petit frère? Où vas-tu ainsi, le poing sur la hanche?

ZUM.

Chez Gutenberg, l'orfèvre.

LE PETIT ZUM.

Et moi chez le père Grimmel, le marchand d'estampes.

ZUM.

Gageons que nous venons tous les deux pour la même chose.

LE PETIT ZUM.

Les feuillets gravés par Gutenberg, n'est-ce pas?

ZUM.

Tout juste.

LE PETIT ZUM.

Eh bien! Allons voir ça!

Ils vont prendre, à la devanture de la boutique du marchand d'estampes, les feuillets, et reviennent au milieu du théâtre.

ZUM, examinant les feuillets[B].

C'est vraiment extraordinaire! Quelle écriture admirable! Pas une lettre ne dépasse l'autre... Partout même largeur de lignes... Et s'il y a une faute, un trait singulier sur un feuillet, on trouve la même faute, le même trait, sur tous les autres... C'est la même page constamment reproduite... Que dis-tu de cela, petit frère?

LE PETIT ZUM.

Je dis, grand frère, que si cette invention se répand, tout le corps de Mayence, dont nous avons l'honneur de faire partie (Ils saluent tous les deux, du pied droit, et en ôtant leur bonnet.) n'a plus de raison d'être, ni de moyen d'existence... et que nous n'avons plus qu'à nous faire moines ou soldats.

ZUM, allant à la boutique de Gutenberg, et lui montrant le poing[B].

Et c'est ce Gutenberg qui a fait cela!... Je ne l'aimais déjà pas beaucoup, ce jeune homme. Il est gentilhomme et de famille noble, et il s'est fait artisan. Il avait un bon et vieux nom, celui des Gensfleisch, et il l'a quitté, pour prendre le nom d'un petit domaine qu'il possède à Gutenberg. Enfin, voilà qu'il lui vient la déplorable idée de ruiner les copistes!

LE PETIT ZUM.

Et aucune loi ne peut l'empêcher de mettre subitement sur le pavé une foule de pauvres diables, comme toi et moi?

ZUM.

Aucune... Nous n'avons rien contre lui... Excepté ceci.

Il tire un poignard.

LE PETIT ZUM.

Ou cela... (il tire un poignard plus grand.) Alors, grand frère, tu ne verrais pas d'inconvénients?

Il fait le geste de poignarder.

ZUM, bas.

Au contraire!... morte la bête, mort le venin.

LE PETIT ZUM, il regarde si personne ne l'écoute, et amène son frère à l'extrême droite.

J'ai pris, à tout hasard, quelques informations sur notre homme... Il sort, chaque soir, à huit heures, après son repas, et se rend à la brasserie du Rhin, pour deviser, avec ses deux amis, Conrad Hummer et André Dritzen, de choses de jeunesse et d'amour.

ZUM, même jeu: Zum amène son frère à l'extrême gauche.

De sorte qu'il suffirait, ce soir, par exemple, de nous cacher dans un coin de la rue, et d'attendre notre cavalier.

LE PETIT ZUM.

À ce soir, grand frère! J'aurai mon poignard.

ZUM.

Et moi le mien... c'est-à-dire, non!... j'apporterai une dague: on frappe de plus loin.

LE PETIT ZUM.

À ce soir!... Gutenberg est un homme mort.

NOTES:

[A] Le petit Zum, Zum.

[B] Zum, le petit Zum.

SCÈNE XII

Les Mêmes, CONRAD HUMMER, ANDRÉ DRITZEN, sortant de la boutique de Gutenberg.

Conrad Hummer et André Dritzen sont entrés à la fin de la scène précédente, et ont entendu les dernières paroles des deux Zum. Ils s'approchent vivement des deux Zum, et chacun les prend par un bras.

CONRAD HUMMER.

Ah! mes drôles, c'est l'assassinat de notre ami Gutenberg que vous complotiez ainsi[A].

LE PETIT ZUM.

Vous vous trompez! Vous avez espionné tout de travers. Nous ne parlions pas du tout de faire du mal à votre ami.

ANDRÉ DRITZEN.

Et que disiez-vous donc?

ZUM, dégageant son bras de l'étreinte de Dritzen, et allant devant la boutique du marchand d'estampes, (avec force.)

Nous disions que celui qui a fait et exposé ces feuillets d'écriture, est un mécréant et un sorcier; car jamais main d'homme ne saurait en créer de pareils. J'en appelle à tout le monde[B]. Je demande à tous les bourgeois de la ville (Montrant les feuillets.) si ce n'est pas là une œuvre magique et diabolique.

NOTES:

[A] Conrad, Zum, le petit Zum, Dritzen.

[B] Conrad, Dritzen, le petit Zum, Zum.

SCÈNE XIII

Les Mêmes, FRIÉLO, DRITZEN, CONRAD HUMMER, Bourgeois, Peuple, puis FUST et GUTENBERG

Pendant les dernières paroles de Zum, des bourgeois, des passants sont entrés, et se sont peu à peu rassemblés devant la boutique de Grimmel.

LE PETIT ZUM.

Mon doux Jésus! Que restera-t-il aux honnêtes copistes pour vivre, si les mécréants se mettent à faire leur besogne? En écrivant du matin au soir, et du soir au matin, la vie d'un homme ne suffirait pas à copier les manuscrits que Jean Gensfleich a livrés ce matin à ce marchand d'estampes.

FRIÉLO, à Gutenberg[A].

Hélas! maître, à quoi cela vous servira-t-il, sinon à vous faire brûler comme sorcier, de pouvoir écrire plus vite que personne? Le monde en ira-t-il mieux? Je crains qu'il n'aille, au contraire, plus mal, en commençant par nous. Renoncez à vos projets, il en est temps encore. Acceptez la protection du seigneur Fust, ou nous sommes perdus!

GUTENBERG, à Friélo.

Si tu m'aimes, tais-toi, si tu as peur, va-t'en. (Au peuple.) Qu'y a-t-il? que me voulez-vous? Amis, répondez. De quoi m'accuse-t-on?

ZUM.

On t'accuse de sorcellerie; car il n'y a que le démon qui ait pu, sans l'aide d'une main humaine, tracer des caractères semblables. Tes feuillets sentent le roussi: ce sont des œuvres d'enfer!

LE PETIT ZUM.

Hésiterez-vous à condamner comme sorcier, celui qui écrit à l'aide de maléfices?

LE PEUPLE.

Mort au renégat! mort à Gensfleisch!... mort à Gutenberg! À mort! à mort!

FUST, s'avançant vers Gutenberg.

Eh bien! jeune homme, tu le vois, toi et ton œuvre allez périr ensemble. Un mot, et je te sauve: un mot, et ce peuple menaçant se prosterne devant toi. Une dernière fois, je t'offre mon appui. Veux-tu me confier ton secret?

GUTENBERG.

Jamais!

Fust fait un geste d'encouragement aux deux Zum, et sort, par la droite.

LES DEUX ZUM et LE PEUPLE.

Mort à l'hérétique!... À mort! à mort!

Annette et Hébèle sortent de la boutique d'orfèvre; Friélo leur montre le peuple en courroux; Conrad et Dritzen les rassurent.

NOTES:

[A] Friélo, Gutenberg, Conrad Dritzen, Petit Zum, Zum, Fust, peuple et bourgeois au fond.

SCÈNE XIV

Les Mêmes, DIETHER D'YSSEMBOURG

Diether est précédé de soldats, qui font reculer le peuple à droite et à gauche, et restent au fond.[A]

DIETHER D'YSSEMBOURG.

Quel est ce tumulte? Pourquoi ces cris?... Silence, bourgeois et manants! C'est moi, votre chef, votre souverain, votre père, qui ai seul ici le droit d'accuser, de punir ou d'absoudre. Si Gutenberg est coupable, il sera condamné; s'il est innocent, pourquoi ces menaces? Justice sera faite. Retirez-vous un moment (Le peuple se retire au fond du théâtre. Friélo s'approche de Zum, et revient près de Conrad et Dritzen, qui le rassurent. Il baise le bas de la robe de Diether. Sur un mouvement menaçant de Zum, il s'écarte.—À Gutenberg.) Je sais, jeune homme, que tu es un bon et loyal ouvrier. Je sais, que tu n'as jamais fait aucune œuvre de sorcellerie, et qu'en te livrant à des essais nouveaux, tu obéis à une noble ambition. Il m'a été facile de te préserver tout à l'heure de l'émeute populaire; mais la bourgeoisie de Mayence, jalouse du rang qu'a su jadis conquérir ton père et de ton mérite personnel, ne te pardonnera pas de sitôt une découverte appelée à illustrer ton nom... Je ne te dirai pas de renoncer à une idée, que je tiens, moi, pour excellente; mais comme mon devoir est de faire régner l'ordre et la bonne harmonie dans la ville, je t'ordonne de partir, de quitter Mayence, sur l'heure. Ton absence peut seule calmer la surexcitation du peuple. (Mouvement de Gutenberg.) Pars pour la Hollande. Tu trouveras à Harlem l'imagier Laurent Coster; ses lumières et ses conseils te seront utiles. C'est l'homme le plus propre à comprendre et à encourager tes travaux. Présente-toi à lui de ma part. Sois toujours laborieux et honnête, et lorsque tu reviendras, la ville, apaisée, te fera bon accueil, je te le promets.

GUTENBERG.

Mon intention était de partir, pour aller perfectionner mon invention loin de Mayence, loin des ennemis et des jaloux. Je l'ai annoncé ce matin à ma sœur, à mes amis; mais je n'avais pas encore de résidence déterminée. Vous me donnez, monseigneur, un excellent avis en m'engageant à me rendre chez Laurent Coster. Je travaillerai sous ses yeux, et je reviendrai un jour, pour rendre à mon pays l'art merveilleux dont j'emporte le germe.

DIETHER D'YSSEMBOURG.

Compte toujours sur ma protection et mon appui.

Conrad va remercier Diether; Diether remonte près de Conrad.

GUTENBERG, à Diether.

Merci, mille fois, monseigneur. (À Hébèle.) Ne pleure pas, Hébèle. La prière et le travail sont deux amis qui se retrouvent toujours: nous nous reverrons. (À Annette.) Ne veux-tu pas me serrer la main, Annette?

ANNETTE.

Ah! Jean! ce n'est plus avec les larmes que je te dis adieu... c'est avec orgueil!

HÉBÈLE.

Cher frère!

GUTENBERG, à Conrad Hummer et à André Dritzen, et saluant Diether.

Adieu! Conrad. Adieu, André. Pensez un peu à l'ami absent, qui ne vous oubliera jamais.

Fausse sortie.

FRIÉLO, courant après Gutenberg, d'une voix piteuse.

Vous oubliez quelqu'un, maître!

GUTENBERG, revenant.

C'est vrai: je ne t'ai rien dit, mon pauvre Friélo. (Il lui tend la main.) Que la providence veille sur toi!

FRIÉLO.

Ce n'est pas ça, mon cher maître; vos adieux ne me feront pas le cœur plus content. Ce que je désire, c'est aller avec vous chez Laurent Coster, l'imagier de Harlem. Comment avez-vous pu songer à partir seul? Croyez-vous que je me soucie de rester sans vous à Mayence!

GUTENBERG.

Toi, Friélo, si casanier, si poltron et si amoureux des belles filles de ton pays, tu consentirais à aller jusqu'en Hollande?

FRIÉLO.

Oui, car au-dessus de mes aises, de ma poltronnerie et de mes amourettes, il y a mon frère de lait, il y a mon maître. Me conduiriez-vous en enfer? (À part.) je sais bien qu'il n'ira jamais de ce vilain côté. (Haut.) je vous suivrais partout!

GUTENBERG.

Eh bien, mon garçon, tu me suivras, puisque tu le veux.

LE PETIT ZUM, sortant de la foule restée au fond, à Diether.

Monseigneur, les amis m'envoient vous demander ce que vous avez décidé contre ce mécréant.

DIETHER D'YSSEMBOURG.

Je lui ai ordonné de partir, de quitter Mayence.

ZUM, s'avançant.

Et de n'y jamais rentrer, nous l'espérons! (La foule vient se ranger autour de Gutenberg, de Diether et des autres personnes, avec un air menaçant.) Qu'il parte à l'instant, s'il ne veut pas tomber sous nos coups.

LE PEUPLE.

À mort! à mort!

GUTENBERG.

Malheur à qui oserait porter la main sur moi, ou sur cet enfant. (Écartant de la main le peuple qui se range aux deux côtés du théâtre.) Place, bourgeois ingrats et félons! Je méprise vos injures et brave vos menaces.... Viens, Friélo!

Il pose son bras sur l'épaule de Friélo, traverse la scène, et sort, entre la double rangée du peuple et des bourgeois.

TOUS.

Vive monseigneur! monseigneur Diether d'Yssembourg!

NOTES:

[A] Annette, Hébèle, Dritzen, Conrad, Friélo, Gutenberg, Diether, Petit Zum, Zum, Soldats, Peuple, Bourgeois, au fond.


ACTE DEUXIÈME

DEUXIÈME TABLEAU

L'IMAGERIE DE LAURENT COSTER, À HARLEM

Une salle de l'imagerie de Laurent Coster, à Harlem.—Au fond, une porte.—De chaque coté de la porte, un vitrage, sur lequel sont accrochées des images.—Portes latérales.—À droite, un dressoir, couvert de vaisselle.—À gauche, un bahut, sur lequel sont un vase de fleurs et un sablier.—Près du bahut, un guéridon, avec ce qu'il faut pour écrire.—Au milieu du théâtre, une table.—Escabeaux, etc.

SCÈNE PREMIÈRE

MARTHA, elle met le couvert, en allant du dressoir à la table.—Gaiment

Mon père m'a dit: «Martha, mets à la broche le poulet le plus gras; monte de la cave le meilleur vin; sors de l'armoire une nappe de la plus belle toile de notre Hollande, des assiettes de faïence et des gobelets d'argent, car j'ai à déjeuner quelqu'un que je désire bien traiter, et que tu ne seras pas fâchée de voir à notre table.» Pour accueillir ainsi un convive, il faut que mon père le tienne en grand estime. (Pensive.) Si c'était Gutenberg? Je n'ose le croire, et pourtant quel autre pourrait mériter mieux que lui l'amitié de mon père! Depuis que ce jeune homme est entré à l'imagerie, il ne s'est pas attiré un seul reproche, et j'ai souvent entendu dire à mon père qu'il est au-dessus du rôle de contre-maître qu'il remplit ici... Oui, oui, c'est de Jean Gutenberg qu'il s'agit. (Elle approche un escabeau de la table.) C'est Jean qui s'assiéra là. (Elle met un pâté sur la table.) Toutes ces bonnes choses seront pour lui... Il va venir!... (Elle regarde au vitrage.) Jamais le ciel ne me parut si beau. (S'approchant du vase, prenant une fleur et la respirant.) Jamais les fleurs ne m'ont paru aussi parfumées. (Elle met la fleur à sa ceinture.) Jamais enfin, je ne me suis sentie si heureuse de vivre, et si fière d'être la fille de Laurent Coster... Mais pourquoi suis-je pensive et distraite? J'aime à rêver pendant de longues heures... Pourquoi? (Elle s'assied.—Après un silence.) Puisque je trouve Gutenberg aimable et bon, comment se fait-il que je sois si craintive devant lui? Le son de sa voix suffit à me faire rougir, (Elle se lève.) et à la pensée de le voir, mon cœur bat à briser ma poitrine. (Elle s'approche du sablier.) Je renverserais ce sablier, si cela pouvait ralentir la marche du temps, et cependant je voudrais qu'il marquât déjà l'heure de midi!... Quel est donc le sentiment étrange, qui me fait à la fois redouter et souhaiter la présence de Gutenberg?... Pourquoi, en l'attendant, suis-je si émue? Je me sens frémir, comme une feuille qui tremble au vent...

SCÈNE II

FRIÉLO, MARTHA

FRIÉLO, entrant par la droite, portant des feuilles et des images.

Pardine, damoiselle, ou je me trompe fort, ou ce mal mystérieux s'appelle l'amour. Pour le soulager, il ne faut ni médecin, ni sorcier.... Il faut seulement trouver un cœur qui réponde au sien. (Mouvement de Martha.) Ne baissez pas les yeux, damoiselle; votre amour est de ceux qui peuvent s'avouer à la face de tous. La fille de Laurent Coster, l'imagier, n'a point à se cacher d'aimer Jean Gutenberg! Vrai Dieu! heureuse sera la main mignonne que le prêtre mettra dans la main loyale de mon maître. (Plaçant les feuillets au vitrage.) Là!

Il sort par la gauche.

SCÈNE III

MARTHA, pensive

C'est de l'amour, a dit Friélo!... J'aurais de l'amour pour Gutenberg! Mais lui, m'aime-t-il?... Friélo ne l'a pas dit!...

Coster arrive par le fond.

SCÈNE IV

MARTHA, COSTER

COSTER.

Tout est-il prêt, mon enfant?

MARTHA.

Oui, mon père.

COSTER, il l'embrasse.

Eh bien! va chercher, pour le dessert, un cruchon de vieux curaçao.

MARTHA.

J'y vais, mon père.

Elle sort par la gauche.

COSTER, seul.—Il ferme la porte du fond, va à la porte de droite, puis à celle de gauche.—Regardant autour de lui.

Je suis seul!... bien seul!... Vous savez, sainte dame, la vierge, si j'aime ma fille, l'ange consolateur de ma vieillesse. Eh bien! que je sois privé du salut éternel, si je ne regarde pas mon invention comme un second enfant, qui, autant que ma fille, a droit à ma tendresse... (Il ouvre un tiroir du bahut, et y prend une casse d'imprimerie.) Mon invention, la voilà! (Il pose la casse sur le guéridon.) Jusqu'ici, l'existence d'un pauvre copiste était à peine suffisante pour transcrire une bible ou un livre d'heures; mais désormais, grâce à mes caractères mobiles, on pourra reproduire mécaniquement les manuscrits. (Il prend quelques caractères dans la casse d'imprimerie, les regarde et s'assied près du guéridon.) Chers caractères, enfants de mon esprit, fruits de mes veilles et de mes labeurs, idée qui a germé dans ma tête, pendant quarante années, quel bonheur j'éprouve à vous contempler!... À vous appartiendra le pouvoir d'exprimer les sentiments les plus divers et les plus opposés de l'âme humaine!... La science, l'histoire, la poésie, naîtront, tour à tour, de votre arrangement multiple... En vous, l'écolier épèlera son rudiment, le savant consignera ses doctrines, le vieillard relira ses prières... Aux financiers, vous parlerez de chiffres; aux femmes, de parures; à la jeunesse, de plaisirs. Vous chanterez l'amour, après avoir célébré la gloire, et vous raconterez à l'avenir, les événements du passé... À vous reviendra l'honneur de régénérer le monde; car vous vous nommerez l'imprimerie, c'est-à-dire la voix universelle de l'humanité!... Puisse l'hypocrisie, le mensonge, ni la calomnie, ne jamais souiller vos empreintes!... (Il se lève et va remettre les caractères dans la casse, puis il replace la casse dans le tiroir du bahut.) Personne ne connaît mon secret. Si mon imagerie est ouverte et accessible à chacun, l'atelier où je cisèle et fonds mes caractères, est fermé à tous les regards. Là, comme en un sanctuaire, où l'on aime à prier seul, je travaille dans la solitude et le silence... Mais, à mon âge, la mort est proche, et je dois léguer ma découverte à un héritier capable de la faire grandir... Lorsque Gutenberg est arrivé à Harlem, il m'a semblé que le ciel l'envoyait; car le feu sacré de l'artiste brûle dans l'âme honnête de ce jeune ouvrier. Il aimera ma fille et perfectionnera mon œuvre. Je quitterai la terre avec moins de regret, lorsque j'aurai assuré le bonheur de Martha et l'avenir de l'imprimerie. (Apercevant à travers le vitrage Gutenberg, qui arrive du fond gauche.) Gutenberg!

SCÈNE V

COSTER, GUTENBERG

COSTER, tendant la main à Gutenberg.

Arrive donc, mon ami... aurais-tu oublié que tu déjeunes avec moi?

GUTENBERG, souriant.

Non, maître, je n'aurais garde de l'oublier. Et je vous remercie de tout mon cœur, de l'honneur que vous me faites.

COSTER.

Alors, à table! (Ils se mettent à table.)[A] Dès le jour où tu es entré ici, j'ai vu que tu n'étais pas un ouvrier ordinaire, et je t'ai voué une affection paternelle.

GUTENBERG.

Je suis fier de posséder votre estime, maître Coster; et je me souviendrai toujours de l'accueil bienveillant que vous avez fait au jeune inconnu qui vint frapper, il y a trois ans, à la porte de votre maison.

COSTER.

C'est moi qui dois te remercier; car, depuis ton arrivée, mon imagerie n'a cessé de prospérer.

NOTES:

[A] Coster, Gutenberg.

SCÈNE VI

Les Mêmes, MARTHA

Elle entre par la gauche, portant, sur un plateau, un cruchon de curaçao, qu'elle place sur le bahut, à gauche.—Elle fait une révérence à Gutenberg.—Gutenberg la salue et ne la quitte pas des yeux, Coster regarde les deux jeunes gens, en se frottant les mains.

COSTER, à Gutenberg[A].

Une coutume qui nous est douce, à nous, bourgeois de la Hollande, c'est de nous faire servir par nos femmes et nos filles. Les mets et le vin semblent meilleurs lorsque c'est une main chérie qui vous les présente... Verse-nous à boire, Martha. (Martha remplit les verres de vin.—Élevant son verre.) À notre belle et bonne imagerie!

GUTENBERG, élevant son verre.

Oui, à l'imagerie de Harlem!...

Martha sert Coster et Gutenberg.—Gutenberg mange, les yeux toujours attachés sur Martha.

COSTER, regardant Gutenberg d'un air satisfait.—À part.

Allons, allons, je ne me suis pas trompé... (À Martha.) Martha, fais-moi passer ce curaçao. (Martha va prendre le cruchon.) Il date de ta naissance. Si notre convive a dans le cœur quelque tendre sentiment, qu'il n'ose nous dire, eh bien! un verre de cette précieuse liqueur lui donnera peut-être la force de l'exprimer.

Il verse du curaçao dans un petit verre, et le présente à Gutenberg.

GUTENBERG.

Un tendre sentiment? Ah! oui, maître, (Il regarde Martha.) bien tendre!... (À Coster.) Et puisque vous le permettez, (Élevant son verre.) je boirai à... à... (Regardant Martha.—À part.) Non, je n'oserais jamais...

Il remet son verre sur la table.

COSTER.

Eh bien!... Tu ne bois pas?

GUTENBERG, prenant une résolution subite.

Si!... (Il se lève, prenant son verre.) À Hébèle, à ma chère, à ma bien-aimée sœur! (Il boit, mouvement de Coster.—À Coster.) Je suis orphelin, messire, et ma sœur a été la seule tendresse de mon enfance... (À Martha.) Quand je quittai Mayence, ma sœur avait votre âge, damoiselle. Tout en vous me la rappelle, et en buvant à elle, il me semble que c'est à vous que je bois... Voulez-vous me permettre de prendre votre main, comme je prenais la sienne, (Il lui tend la main.) et de vous dire qu'en m'apparaissant à travers votre visage, le souvenir de ma sœur me devient plus cher encore.

COSTER, à part.

Il l'aime, mais il n'ose pas le lui avouer... Allons, c'est à moi de le faire parler. (Il se lève. Appelant à la porte de gauche.) Friélo! Friélo!

FRIÉLO, entrant par la gauche.

Que voulez-vous, maître?[B]

COSTER.

Que tu aides Martha à emporter cette table.

FRIÉLO, enlève la chaise de gauche: Gutenberg écarte celle de droite.

Avec plaisir.

COSTER, à Martha.

Mon enfant, le déjeuner est fini, et Friélo t'attend, pour desservir.

MARTHA, sortant comme d'un rêve.

Ah!...

Elle emporte la table, avec Friélo, et sort, avec lui, par la gauche.—Gutenberg la suit des yeux.

NOTES:

[A] Coster, Gutenberg, Martha derrière la table, au fond.

[B] Friélo, Coster, Martha, Gutenberg.

SCÈNE VII

COSTER, GUTENBERG

COSTER.

L'heure que marque ce sablier (Il montra du doigt le sablier.) est solennelle, Jean; car elle va décider de notre bonheur à tous. J'ai cru comprendre que Martha ne t'est pas indifférente!

GUTENBERG, vivement.

Qui pourrait rester insensible à la grâce, à la beauté, à la candeur, de cette nature angélique? Ce que j'éprouve pour Martha, c'est plus que de l'amour, c'est de l'adoration[A].

COSTER.

As-tu révélé à Martha ce tendre sentiment?

GUTENBERG.

Non, car dans ma famille, on sait obéir au devoir, et refouler dans son cœur les désirs qu'on ne peut réaliser... Martha est riche, je suis pauvre. Elle entre à peine dans l'existence, et ma jeunesse s'est déjà à demi envolée. Elle a pour père le premier imagier de la Hollande, je ne suis moi, qu'un pauvre artiste... Voilà pourquoi j'ai gardé jusqu'ici en mon cœur le secret de cet amour.

COSTER.

Eh bien! Jean, si je venais te dire: «Tu peux aimer ma fille...» Et si, avec la main de Martha, je te livrais le fruit de ma pensée, c'est-à-dire le procédé qui a servi à imprimer ces livres? (Il indique de la main les livres posés sur la bahut.) Si je te disais: «Sois doublement mon enfant, et par l'affection et par l'intelligence... Que me répondrais-tu?»

GUTENBERG.

Vous me donneriez à la fois et la main de Martha et le secret de l'imprimerie?

COSTER.

Oui, mon fils... (Il lui serre la main.) puisque je veux t'appeler ainsi.

GUTENBERG.

Ah! messire, tous mes vœux sont donc comblés!

COSTER.

Quand je pense que j'ai pu être jaloux de toi!

GUTENBERG.

De moi?

COSTER.

Oui, lorsque tu arrivas ici, tu te présentas avec la recommandation du prince électeur, l'archevêque de Mayence, et comme l'auteur d'un procédé mécanique pour imiter les manuscrits. J'eus peur, un moment, je l'avoue, que ta découverte ne fût rivale de la mienne. Mais cette crainte fit place à une satisfaction immense, lorsque je vis que tu n'employais que des planches de bois sculptées en relief!... (Avec dédain.) Des planches de bois sculptées!

GUTENBERG.

Je sais combien ce procédé est imparfait, messire, mais, je n'en connais pas d'autre, et je ne peux comprendre encore le moyen merveilleux que vous avez trouvé... Et vous me livreriez ce secret?

COSTER.

Oui, le jour de ton mariage.

GUTENBERG.

Comment vous prouver ma reconnaissance?

COSTER.

En faisant le bonheur de Martha.

Il lui prend les mains.

GUTENBERG.

Ah! venez![B] Allons la trouver. C'est devant vous que je veux lui jurer un amour éternel.

NOTES:

[A] Coster, Gutenberg.

[B] Gutenberg, Coster.

SCÈNE VIII

Les Mêmes, FRIÉLO

FRIÉLO, arrêtant Gutenberg, au moment où il va sortir par la gauche, avec Coster.

Maître, une dame voilée demande à vous parler.

GUTENBERG.

C'est sans doute quelque étrangère qui vient acheter des missels... Montre-lui les plus beaux, Friélo, et prie-la de vouloir bien m'attendre. (À Coster.) Venez, messire, je ne veux pas retarder le moment de vous entendre répéter à Martha les paroles qui assurent le bonheur de ma vie.

Gutenberg et Coster sortant ensemble, par la gauche.

SCÈNE IX

FRIÉLO, puis ANNETTE, voilée

FRIÉLO, parlant à la cantonade, à Annette, qui entre par le fond.

Par ici, damoiselle, par ici. (À Annette, qui entre et regarde autour d'elle.—À part.) Je ne connais pas cette acheteuse. (Haut.) Vous n'êtes pas de Harlem, n'est-ce pas, damoiselle[A]?...

ANNETTE.

Non, j'arrive de Mayence, et je voudrais parler à messire Jean Gutenberg.

FRIÉLO.

Messire Jean Gutenberg n'est pas là, en ce moment; mais, si vous désirez acheter des livres d'heures, je puis vous en montrer.

ANNETTE, sans l'écouter, à elle-même.

C'est donc ici que Gutenberg oublie ses serments et renie sa patrie?

FRIÉLO.

Est-ce un psautier fleurdelisé, qu'il vous faut? Je puis vous faire voir des psautiers.

Il va prendre un psautier, et l'apporte.

ANNETTE, sans l'écouter, à elle-même.

La richesse et le bonheur l'attendent dans sa ville natale; et il préfère rester à travailler, obscur et pauvre, au fond d'une imagerie de la Hollande! Il y a là-dessous un mystère!

FRIÉLO.

Si vous souhaitez une Bible en gros caractères, avec des encadrements, nous avons de fort belles Bibles!

Il va prendre une Bible, et l'apporte.

ANNETTE, sans l'écouter, à elle-même.

Ce mystère, je le découvrirai!

FRIÉLO, présentant à Annette un missel.

Tenez, damoiselle, voilà un missel rempli d'images... Si vous voulez le feuilleter.

ANNETTE, repoussant le missel.

Je ne suis pas venue pour acheter des missels! (Friélo remet le missel au vitrage.) Je vous l'ai dit, je viens pour parler à Jean Gutenberg. Il n'est pas là, je l'attendrai!

Elle s'assied à gauche, près du guéridon, et ôte son voile.

FRIÉLO, la reconnaissant.

Ah! mon Dieu! c'est damoiselle Annette de la Porte-de-Fer! Que vient-elle faire ici?... Le temps est à l'orage... Sauve qui peut!

Il sort par la droite.

ANNETTE, seule.

Serait-il retenu dans les griffes du diable... je saurai l'en arracher!

NOTES:

[A] Annette, Friélo.

SCÈNE X

ANNETTE, MARTHA, entrant par la gauche

MARTHA.

Il m'a dit: «Je vous aime!» Mon père a ajouté: «Tu peux l'aimer!» Et devant tant de bonheur, je m'arrête, étonnée et craintive... (Apercevant Annette.) Ah! damoiselle!...

Elle fait une révérence.

ANNETTE, se levant, et toisant Martha avec méfiance.

Qui es-tu, mignonne[A]?

MARTHA, avec dignité.

Je m'appelle Martha, et je suis la fille de Laurent Coster, le maître de cette imagerie... Voulez-vous une belle image, représentant les anges du paradis, ou un almanach, avec messire saint Jacques, prieur de l'ermitage de Compostelle?

ANNETTE, brusquement.

Non, ce n'est pas là ce que je veux.

MARTHA.

Eh bien, damoiselle, Jean va venir; et mieux que moi, il trouvera dans l'imagerie, de belles miniatures qui vous plairont.

ANNETTE, vivement.

Jean, dites-vous? Quel Jean?... Serait-ce messire Jean Gutenberg, de Mayence?

MARTHA.

Oui, damoiselle.

ANNETTE, avec véhémence.

Je trouve étrange que vous osiez parler avec cette familiarité d'un homme qui n'est ni de votre pays, ni de votre famille!

MARTHA, s'excusant.

Mais, damoiselle, Jean Gutenberg est le contre-maître de cet atelier... mon père lui a accordé ma main, et je vais l'épouser.

ANNETTE.

L'épouser?... Toi?... (Lui prenant brusquement les mains, et l'amenant au milieu du théâtre). Fille de Laurent Coster, sais-tu qui je suis?... Je suis, depuis huit ans, la fiancée de Jean Gutenberg. (Mouvement de Martha.) Et grâce à sainte Anne, ma patronne, j'arrive ici à temps pour faire valoir mes droits.

MARTHA.

Vos droits? Mais Gutenberg m'a juré un amour éternel.

ANNETTE.

C'est possible; mais à la Pâques fleuries de 1437, c'était à moi qu'il jurait un amour éternel. Ce jour-là, il passa à mon doigt, un anneau... «Ennel, me dit-il, voilà l'anneau d'argent des fiançailles. Je le remplacerai bientôt par l'anneau d'or du mariage.» Il y a huit ans de cela!... Je viens réclamer l'anneau d'or.

MARTHA, douloureusement, s'appuyant sur le dossier de la chaise, à gauche.

Mon Dieu!

ANNETTE.

Jean n'a pu te dire une seule parole d'amour qu'il ne me l'aie déjà dite à moi-même (Martha s'affaisse sur la chaise.) Il ne peut te faire un serment qu'il ne m'ait déjà fait. Et si ses yeux se fixent tendrement sur les tiens, c'est qu'ils ont conservé le reflet de mes yeux... J'ai été la passion et l'orgueil de sa jeunesse... Jamais il ne t'aimera autant qu'il m'a aimée... Pourrais-tu faire revivre en son cœur les souvenirs d'un premier amour? Pourrais-tu lui rappeler les danses du dimanche, dans la salle de la maison du Taureau-Noir, les promenades du soir, au bord de notre grand fleuve, et les doux refrains que nous chantions ensemble aux veillées de l'hiver? Pourrais-tu l'aimer comme je l'ai aimé?... comme je l'aime encore?

MARTHA, se levant.

J'aime assez Gutenberg pour lui faire le sacrifice de ma vie!

ANNETTE.

Fais-lui le sacrifice de ton amour, c'est plus simple.

Elle passe à droite[B].

MARTHA.

S'il me fallait renoncer à lui, j'en mourrais.

ANNETTE.

Oui, mais Gutenberg vivrait pour la postérité!

MARTHA, anxieuse.

Que voulez-vous dire?

ANNETTE.

Écoute, jeune fille, celui que nous aimons toutes les deux a reçu du ciel le don du génie... C'est son génie qu'il faut aimer. Ton tranquille amour amollirait son âme; tandis que moi, je saurai le conduire à la fortune, à la gloire, à l'immortalité.

MARTHA.

Et moi, damoiselle, je l'aurais conduit au bonheur.

ANNETTE.

Ah! sache-le bien, toute lutte contre moi est impossible... J'aime Gutenberg sous la foi des serments; je l'aime de toute la force de mon droit, et rien, entends-tu, rien ne pourra m'empêcher de l'épouser.

MARTHA, s'incline et se dirige vers la porte de gauche.

C'est bien, damoiselle, Gutenberg décidera entre nous deux. (Pleurant.) Ah! mon Jean adoré!

Elle sort.

ANNETTE, seule, elle hausse les épaules.

Elle prétend aimer Gutenberg, et elle n'a rien dit de ses travaux, de son art, de son génie!... Elle prétend l'aimer, et elle courbe la tête, elle pleure, elle s'enfuit!... Ce n'est qu'une enfant.

NOTES:

[A] Martha, Annette.

[B] Martha, Annette.

SCÈNE XI

ANNETTE, GUTENBERG, il entre par la gauche, deuxième plan

GUTENBERG[A].

Friélo m'a dit qu'une étrangère me demandait.

ANNETTE, à part.

Lui!... (Se retournant. Haut.) L'étrangère, c'est moi!

GUTENBERG, stupéfait.

Annette!

ANNETTE.

Vous ne m'attendiez pas?

GUTENBERG.

Non, je l'avoue... Et quel motif vous amène?

ANNETTE.

Vous le demandez?... (Tendrement et presque bas, se rapprochant de Gutenberg.) Tu le demandes?

GUTENBERG, embarrassé.

Vous ne m'avez jamais écrit, Annette; et, ne recevant de vous aucune nouvelle, j'ai cru que vous m'aviez rendu ma liberté.

ANNETTE.

Mais vous-même, vous ne m'avez jamais écrit, et je ne vous ai pas fait l'injure de douter de votre fidélité.

GUTENBERG, avec désespoir.

Ah! si j'avais reçu une seule lettre de vous!

ANNETTE.

Je n'avais pas promis d'écrire, j'avais promis d'agir, j'ai agi... «Ma vie appartient à l'art que j'ai créé,» m'as-tu dit, en quittant Mayence. Eh bien! si je suis venue à Harlem, c'est pour te soustraire à un labeur ingrat et subalterne; c'est pour te rendre à ton art.

GUTENBERG.

Je ne vous comprends pas.

ANNETTE.

Je vais m'expliquer... Vous savez que ma famille occupe un rang élevé à Strasbourg. Là, grâce à l'influence de l'échevin, mon oncle, j'ai décidé trois de nos amis, Jean Riff, André Dritzen, et André Heilmann, à s'associer avec toi, pour créer l'art nouveau de l'imprimerie. (Mouvement de Gutenberg.) Il y a près de Strasbourg, à la montagne verte, un vieux couvent abandonné. Ses murs silencieux se cachent sous un épais manteau de mousse. Les oiseaux font, sans bruit, leurs nids, sous ses ombrages, et tout autour, un ruisseau glisse doucement à travers la prairie. Le couvent de Saint-Arbogast est le refuge tranquille que j'ai choisi pour te servir d'atelier. C'est là que tu pourras, en toute sécurité, te livrer, avec tes trois amis, au perfectionnement de ton art. (Mouvement de Gutenberg.) Tes premiers essais à Mayence ont fait naître des défiances, des menaces! Il faut donc, pour assurer le succès de ton œuvre, travailler dans l'ombre. Tes futurs associés y sont bien décidés. Vous serez censés former une société pour exploiter quelque industrie. Riff étant marchand de papiers, Dritzen fabricant de miroirs, et toi, orfèvre, la chose sera toute simple. Cent soixante florins vous seront comptés le jour de ton arrivée à Strasbourg, afin que tu puisses te mettre à l'œuvre sans retard... Et maintenant hésiteras-tu à me suivre? Quel est ici ton avenir? Qu'as-tu appris? qu'as-tu recueilli, depuis cinq ans, que tu vis en Hollande, sous les ordres d'un vieil imagier?

GUTENBERG.

Dites-moi, Annette, avant de récolter, n'est-il pas d'usage d'ensemencer? et ne doit-on pas préparer le terrain avant les semailles?

ANNETTE.

D'accord.

GUTENBERG.

Eh! bien, le moment de la moisson est arrivé pour moi. (Il prend les livres sur le bahut, et les lui montre.) Voyez ces livres, imprimés par Laurent Coster. Ne laissent-ils pas bien loin mes pauvres feuillets de Mayence? Ne trouvez-vous pas leurs caractères nets, précis, admirables? Eh! bien, ce matin même, maître Coster m'a promis de me révéler le secret de son art. Ce secret, Annette, vaut mieux que l'or de mes amis de Strasbourg. Remerciez-les donc pour moi, et dites-leur que je reste à Harlem, à Harlem, le berceau de l'imprimerie.

ANNETTE, froidement.

Vous oubliez de me dire une chose, Jean, c'est qu'en vous promettant son secret, Coster vous promet aussi la main de sa fille. (Se dressant devant Gutenberg.) Et moi, je ne compte donc pour rien?... Vous avez cru pouvoir me jurer un amour éternel, puis m'abandonner, me renier, et donner votre nom à une étrangère? Heureusement, la tendre et timide Ennel est devenue une femme énergique et résolue? Reconnaissez-vous cette promesse de mariage. (Elle lui montre un parchemin, qu'elle retire de son corsage.) Ignorez-vous que cet écrit me donne le droit de vous poursuivre en tous lieux, et de vous imposer ma main? Voulez-vous que j'aille trouver les juges, et préféreriez-vous le scandale d'un procès à l'association honorable que je viens vous proposer?

GUTENBERG, se laissant tomber sur une chaise, près du guéridon, et posant sa tête sur sa main.

Ah! doux mirage d'un bonheur paisible, qu'êtes-vous devenu? Vers quels horizons lointains vous êtes-vous à jamais envolé?

ANNETTE, posant la main sur son épaule.

Tu crois aimer la fille de Laurent Coster, tu te trompes. Un jour viendra où tu comprendras que Martha n'est qu'une de ces poupées charmantes dont l'unique rôle est d'embellir le logis... Crois-moi, ce n'est pas un de ces timides anges du foyer qu'il te faut pour compagne: c'est une femme énergique et fière, qui puisse s'associer à tes pensées, encourager tes travaux, te soutenir dans tes luttes, applaudir à tes succès...

GUTENBERG, se levant.

Quitter Martha, me serait impossible. Annette, je vous en supplie, n'exigez pas de moi ce sacrifice.

ANNETTE, amèrement.

Vous m'aimiez bien aussi, à la Pâques fleuries de 1437! Je veux apprendre à Martha la durée de vos serments. Je veux lui montrer la promesse de mariage écrite, il y a huit ans, par la main que vous lui offrez aujourd'hui.

GUTENBERG.

Ah! Annette! par pitié! pas un mot à Martha! Son âme est frêle et délicate. Qu'elle ignore les chaînes qui m'attachent à vous.

ANNETTE.

Je garderai le silence, mais à une condition. Adressez vos adieux à Martha, écrivez-lui et partons. (Elle donne une plume à Gutenberg, qui s'assied près du guéridon. Annette penchée sur son épaule, le regarde d'un air inspiré.) Sache-le, Jean, ce n'est pas un sentiment égoïste, ce n'est pas une jalousie mesquine, ce n'est pas un calcul personnel, indigne de mon cœur, qui m'ont conduit vers toi. La passion qui m'anime est plus sainte et plus ardente que l'amour même. Ce qui me fait abaisser mon orgueil à les pieds, c'est ma foi, c'est mon enthousiasme, pour ton art et pour ton génie. (Elle se penche vers lui et, peu à peu, se met à genoux à sa droite.) Reviens dans notre vieille Allemagne. Qu'as-tu besoin du secret de Coster? Ne sauras-tu pas trouver toi-même ce qu'il a découvert? Voudrais-tu que l'art de l'imprimerie, déjà conçu dans ton esprit, aux jours de ta jeunesse, eût deux pères, au lieu d'un, et partager avec un autre l'honneur d'une aussi noble invention? (Elle se relève.) Vois-tu, Jean, la meilleure partie de l'âme d'un artiste passe dans son œuvre. Travaille, et cherche toi-même à pénétrer un secret dont la découverte rendra ton nom immortel!

Gutenberg qui a relevé peu à peu la tête, écoute attentivement et se lève.

GUTENBERG[B].

Ta voix me rend à l'honneur; elle me rappelle dans ma patrie. Le cœur de l'artiste est tissu de cordes sensibles, que le moindre choc fait vibrer: elles dormaient en moi, tu les as réveillées!... Annette, je consens à te suivre!

Il écrit.

ANNETTE.

Merci pour toi-même, Jean! Ce que tu traces en ce moment c'est le premier sillon de ta gloire. (À part.) Je savais bien que je te ramènerais.

GUTENBERG, lui montrant la lettre.

On remettra à Martha cette lettre, après mon départ.

ANNETTE, prenant vivement la lettre.

Je me charge de la faire parvenir... Et maintenant je vais tout disposer pour notre départ.

Elle sort par la gauche.

GUTENBERG, seul.

Et en perdant Martha, je perds aussi le secret de l'imprimerie. Tout m'accable à la fois!

Il s'assied à droite, accablé.

NOTES:

[A] Gutenberg, Annette.

[B] Gutenberg, Annette.

SCÈNE XII

GUTENBERG, COSTER, entrant par le fond

COSTER.

Non!... en même temps qu'il t'avait promis la main de sa fille, le vieil imagier t'avait promis le secret de son art. Il tiendra sa parole... Tu ne peux plus épouser Martha, ma fille vient de me le déclarer en pleurant; mais tu restes toujours mon élève bien-aimé... Je veux que dans l'avenir, les noms de Coster et de Gutenberg soient unis, comme le furent leurs cœurs... Je suis vieux, la mort me menace: c'est à toi que je laisse le soin de continuer et de faire vivre éternellement mon œuvre. (Il lui remet un rouleau de parchemin.) Tiens! voilà le secret de Coster, voilà le secret de l'imprimerie! Tu trouveras dans cet écrit, l'explication complète de cet art, qui se résume dans les caractères mobiles, que j'ai le premier inventés et appliqués à composer des livres. Mais mon invention a besoin de grands progrès. Je m'en rapporte, pour la développer et la perfectionner, à ton naissant génie.

GUTENBERG.

Merci, Laurent Coster! Je partirai puisqu'il le faut, mais mon âme restera ici! Ah! nous étions tous si heureux ce matin!

COSTER.

Le bonheur, mon fils, n'est pas fait pour nous, inventeurs et savants! Le ciel ne t'a pas envoyé sur la terre pour goûter les charmes de l'existence. Il t'a envoyé pour consacrer les forces de ton corps à un travail opiniâtre, et pour livrer ton âme à toutes les souffrances... À ceux qui cherchent, à ceux qui pensent, à ceux qui créent, reviennent les difficultés, les tortures, les amertumes de la vie. À eux la jalousie des grands, la haine des petits, le mépris des ignorants. Mais à eux aussi le rayon divin qui réchauffe, élève et fortifie les âmes. À eux les nuits sans ténèbres, illuminées par le travail et l'espérance. À eux les illusions suprêmes, qui donnent à l'esprit une jeunesse éternelle. À eux les joies de l'artiste, les extases du poète et le sourire des anges!... Pars, Gutenberg! Pendant que je m'endormirai de l'éternel sommeil, tu traceras le sillon glorieux dans lequel l'humanité doit marcher aux siècles à venir!...

GUTENBERG.

Merci, Laurent Coster. Je jure d'achever votre œuvre, et de répandre par toute la terre le trésor que vous léguez, par mes mains, à la postérité!

Il sort par le fond.

SCÈNE XIII

COSTER, MARTHA, entrant par la gauche

COSTER.

Te voilà toute triste, ma chère enfant![A]

MARTHA.

Oui, ces préparatifs de départ, que je viens de voir, l'air embarrassé de Friélo, et cette lettre qu'il m'a remise, en s'empressant de me quitter aussitôt, tout cela m'émeut et m'inquiète... Qui peut m'écrire?... L'écriture de Gutenberg!... Ah! ma main tremble, et je puis à peine lire... (Lisant.) «Chère Martha... c'est le cœur déchiré que je vous adresse ces lignes; mais un serment m'oblige à retourner immédiatement à Mayence! Adieu donc, et pour toujours! Dieu fasse que je survive à ma douleur!...» (Elle laisse tomber la lettre.) Ah! mon père! (Ou entend un bruit de grelots.) Il est parti!... Je ne le reverrai plus!...

Elle se jette dans ses bras.

NOTES:

[A] Martha, Coster.


ACTE TROISIÈME

TROISIÈME TABLEAU

LE COUVENT DE SAINT-ARBOGAST, À STRASBOURG.

Une salle voûtée du couvent de Saint-Arbogast.—Au fond, une porte.—À gauche, un bureau couvert de papiers et d'épreuves d'imprimerie.—À droite, au fond, en pan coupé, une fenêtre, et près de la fenêtre, une presse d'imprimerie.—Au premier plan, à droite, une casse.—Portes latérales.—Une cloche près de la porte du fond, avec sa corde.

SCÈNE PREMIÈRE

ANDRÉ DRITZEN, GUTENBERG, FRIÉLO, Ouvriers imprimeurs

Au lever du rideau, trois ouvriers tirent des feuilles à la presse, deux autres sont debout, devant la casse d'imprimerie, à droite, et composent. Deux autres, à gauche, au fond, près de la porte latérale, serrent des formes, à coups de marteau.—Gutenberg est assis devant le bureau et Dritzen se tient debout, devant le même bureau. Friélo est près de la presse.

Un ouvrier arrivant de droite, premier plan, porte une épreuve à Friélo, qui la remet à Dritzen[A].

FRIÉLO.

Maître, voici les épreuves de la composition d'hier.

DRITZEN.

C'est bien! (Il la parcourt des yeux.) Descendez-les à Riff, pour la correction.

L'ouvrier sort par la gauche, deuxième plan, avec les épreuves.—Un deuxième ouvrier, qui était occupé au fond, à droite, à tirer des épreuves à la presse, remet une feuille à Friélo, qui la porte à Dritzen.

FRIÉLO.

Maître, l'encre du tampon ne prend plus sur le papier.

DRITZEN.

Prenez le pot de l'encre de Leipzig tenue en réserve. Allez et dépêchez-vous.

Le deuxième ouvrier sort par la gauche, deuxième plan.—Un troisième ouvrier, arrivant par le fond, remet à Friélo un papier, que Friélo donne à Dritzen.

FRIÉLO.

Maître, il est impossible de serrer les formes: les cadres sont trop larges.

DRITZEN.

Ne pouvez-vous pas réduire votre cadre?

FRIÉLO.

On n'a pas les outils nécessaires.

DRITZEN.

Nous allons voir cela.

Il sort par le fond, avec le troisième ouvrier.

FRIÉLO, quittant la presse au fond à droite.—À Gutenberg.

On a tiré deux cents feuilles; faut-il continuer?

GUTENBERG.

Non, c'est assez!

Friélo revient à la presse.

DRITZEN, rentrant par la fond.—À Gutenberg.

Mon cher Jean, voici un contre-temps: un de nos ouvriers veut absolument partir.

GUTENBERG, toujours assis à la table, à gauche.

Quel est cet ouvrier?

DRITZEN.

Pierre Scheffer.

GUTENBERG.

Ce jeune calligraphe qui nous est venu de Mayence?

DRITZEN.

Oui; et il va bien nous manquer, car il n'a pas son égal pour le dessin des lettres gothiques et ornées qui servent de modèles à nos graveurs de caractères.

GUTENBERG.

Sans compter qu'il y a un véritable danger pour nous à le laisser sortir. Le lui as-tu bien fait comprendre? Lui as-tu rappelé le serment qu'il a fait en entrant ici?

DRITZEN.

Je lui ai dit tout ce qui pouvait l'empêcher de partir; mais rien n'a pu changer sa résolution!... Du reste, il est là... Je lui ai fait dire que nous l'attendions ici. Tu pourras lui parler à ton tour.

GUTENBERG.

Eh bien! fais-le venir.

DRITZEN, parlant à la cantonade.

Entre, Pierre Scheffer.

NOTES:

[A] Gutenberg, Dritzen, ouvriers, Friélo.

SCÈNE II

GUTENBERG. ANDRÉ DRITZEN, FRIÉLO, Ouvriers, PIERRE SCHEFFER, entrant par le fond

GUTENBERG, il se lève[A].

C'est donc toi, Pierre Scheffer, qui veux nous quitter et abandonner tes camarades, au moment où notre œuvre touche à sa fin?

SCHEFFER.

Pardonnez-moi, maître, mais il m'est impossible de rester plus longtemps ici.

GUTENBERG.

Comment ne peux-tu supporter le régime auquel se soumettent tous les autres ouvriers? N'as-tu pas juré, en entrant ici, de n'en pas sortir avant que nous t'ayons rendu la liberté? Ne trouves-tu pas dans les salles, les cours, les jardins de ce vaste couvent, les moyens de repos et de distraction, quand ils te sont nécessaires. Es-tu mécontent du salaire convenu? Je peux l'augmenter, si tu le désires; mais, je t'en conjure, ne donne pas l'exemple de la désertion. Tu sais que les accusations de sorcellerie qui ont accueilli nos premiers essais à Mayence, nous poursuivent à Strasbourg, et que nous sommes forcés de dérober aux yeux du monde notre travail et notre entreprise, jusqu'au moment, peu éloigné du reste, où nous pourrons montrer nos livres imprimés, les répandre, et repousser ainsi, par la simple vue de nos productions, des soupçons ridicules et odieux. C'est pour cela que tous nos ouvriers ont consenti à s'enfermer avec nous, dans ce couvent abandonné. C'est pour cela qu'ils n'en sortent, ni jour ni nuit, et qu'ils ne rentreront à Strasbourg qu'au jour de l'achèvement de notre œuvre. Voudrais-tu donc, ami Scheffer, (Il lui met la main sur l'épaule.) donner seul le triste exemple de la défection[B]?

SCHEFFER.

Vos paroles me remuent le cœur, maître!... Mais je suis forcé d'insister, pour vous demander ma liberté. Un avis m'est parvenu, m'annonçant que ma mère est au lit de mort, et qu'elle demande à me voir et à m'embrasser à ses derniers instants. Voilà pourquoi je viens vous supplier de me laisser partir.

Gutenberg et Dritzen se consultant à voix basse.

DRITZEN.

Eh bien! puisque c'est le vœu d'une mourante qui t'appelle, tu partiras. Mais avant de nous quitter, tu vas jurer sur l'évangile (Dritzen va prendre l'évangile, et le tient ouvert sur ses deux mains.) que tu ne révéleras à personne ce que tes yeux ont vu dans ce couvent, ce que tes mains ont fait dans cet atelier.

SCHEFFER, étendant la main sur la Bible.

Sur l'Évangile ouvert, devant Dieu qui m'entend, je vous jure, Jean Gutenberg, je vous jure André Dritzen, de ne révéler à qui que ce soit au monde, ce que mes yeux ont vu dans ce couvent, ce que mes mains ont fait dans cet atelier.

GUTENBERG.

C'est bien, Scheffer, tu peux partir, (Scheffer s'incline et sort par le fond. Dritzen remet l'évangile sur le bureau.—Un ouvrier vient sonner la cloche.) Voilà la cloche qui appelle les ouvriers au repas du soir. Allez, mes enfants, allez au réfectoire. (Les ouvriers sortent par le fond gauche. Dritzen les suit. À Friélo, qui est resté à droite, premier plan, occupé à travailler devant la casse.) Eh! bien, Friélo, tu ne suis pas tes camarades? Tu ne veux pas prendre ta part du souper en commun?

FRIÉLO.

Je n'ai pas faim, maître Jean; je n'ai jamais faim, depuis que je suis enfermé dans ce sombre couvent, sans pouvoir en franchir le seuil. Je pense que la jolie Rosette se désole, que la jeune Gretschen m'accuse d'inconstance et que la belle madame Marsh déssèche sur pied... Et tout cela m'ôte l'appétit... J'aime mieux rester à travailler, puisqu'il n'y a pas d'autre manière de s'amuser ici.

GUTENBERG, va à son bureau. Friélo le suit.

Eh! bien, (Il lui donne une forme de caractères.) voici des lignes à distribuer!

FRIÉLO, prenant la forme, et allant à la casse, à droite.

Allons, autant cela qu'autre chose! Je vais distribuer, comme vous dites. (Distribuant les lettres dans la casse.) A (Il jette la lettre dans la casse.) O (Il jette la lettre dans la casse.) R. S. T... Comme c'est amusant!... (Prenant une lettre.) Le voilà donc, ce fameux secret, que maître Laurent Coster vous a si noblement révélé, malgré l'affront que vous lui aviez fait de refuser la main de sa fille!... Des lettres mobiles, en métal, et ornées d'une queue aussi longue que celle d'une poêle, voilà le secret de l'imprimerie.

GUTENBERG.

Oui, monsieur Friélo, des lettres mobiles en métal, et posées à l'extrémité d'une queue... comme vous le dites, voilà le secret de l'imprimerie; et ce secret est plus précieux que tous les joyaux de la couronne d'Allemagne.

FRIÉLO, distribuant toujours les lettres.

J'ignore ce qu'elles vous rapporteront un jour, mais jusqu'ici, depuis votre association avec vos trois amis, elles ne vous ont causé que beaucoup de dépenses, et votre réclusion dans ce couvent, où vous tremblez sans cesse que l'on vienne vous surprendre, pour vous accuser d'un travail diabolique, d'une œuvre de sorcellerie, que menacent les foudres de la sainte église romaine... Qu'est devenu le temps où, libres et joyeux, nous n'avions d'autre souci que de ciseler, en chantant, de riches bijoux, pour les belles filles de Mayence?... Aujourd'hui, nous passons ici nos journées, vous à tailler et à fondre des moules de lettres, vos ouvriers à en composer des lignes, et moi à les distribuer dans ces casses... Ah! c'était bien la peine de travailler nuit et jour, de suer sang et eau, de vous mettre enfin la cervelle à l'envers, pour venir vous cacher derrière les murs de ce triste couvent.

GUTENBERG.

Un peu de patience, Friélo, et tu verras l'invention de l'imprimerie faire ma fortune et ma gloire.

FRIÉLO.

A-t-elle fait la fortune de Laurent Coster?

GUTENBERG.

Non, car les caractères qu'employait Laurent Coster étaient en fonte, c'est-à-dire cassants. Ils déchiraient le papier et s'écrasaient sous la presse; tandis que ceux-ci, (Il prend des caractères et vient en scène.) composés d'un alliage de plomb et d'antimoine, ont le degré convenable de dureté et de souplesse... L'avenir de l'imprimerie est tout entier dans cet alliage, Friélo! Seulement, mon invention ressemble à une dérision de la fortune, puisque je suis forcé de la dérober à tous les yeux, jusqu'au moment où je pourrai montrer publiquement nos livres imprimés... Ce qui me rend triste et rêveur, ami Friélo, ce n'est pas la crainte d'être surpris dans mon mystérieux travail, c'est le souvenir de mon amour perdu!...

FRIÉLO.

Cependant, puisque vous avez épousé damoiselle Annette, il me semble que vous devriez oublier la fille de l'imagier de Harlem... Vous me direz peut-être que, moi aussi, je pense à la jolie Rosette, à la jeune Gretschen, et même à la sensible madame Marsh: c'est possible, mais je n'ai épousé aucune des trois.

GUTENBERG.

Ah! Friélo, jamais je n'oublierai ma douce Martha.

FRIÉLO.

Mais voilà mon travail terminé; je puis aller rejoindre mes camarades au réfectoire. Ils vont se lever de table; je ne trouverai que des croûtes et des noisettes.

Il sort par la gauche.

NOTES:

[A] Gutenberg, Scheffer, Dritzen.

[B] Dritzen, Gutenberg, Scheffer.

SCÈNE III

GUTENBERG, seul. Il s'approche de la croisée de droite.

Oui, là-bas, bien loin, sous le sombre ciel de la Hollande, au fond d'un triste atelier, languit, comme une pauvre fleur privée de soleil, la tendre enfant dont le souvenir rayonne en mon esprit, comme une vision céleste. Mon amour pour celle que je ne dois plus revoir, et mon indifférence pour celle qui s'est attachée à ma destinée, feront-ils donc toujours le tourment de ma vie?

Il reste la tête appuyée sur la main.—La nuit arrive.

SCÈNE IV

GUTENBERG, puis MARTHA

MARTHA, en longue robe blanche de laine. Elle entre par le fond; elle s'avance lentement, et s'arrête au milieu du théâtre, éclairée par les rayons de la lune qui viennent de la croisée ouverte.

GUTENBERG, regardant Martha avec surprise, et se levant. Avec émotion.

Si c'est une vision, prolongez-la, Seigneur! Ne la faites pas disparaître avant que je lui aie dit mes souffrances, et qu'elle m'ait accordé son pardon.

MARTHA.

Ce n'est pas un rêve, c'est bien moi, c'est Martha[A].

GUTENBERG.

Mais comment se fait-il?...

MARTHA.

N'ayant pu vous appartenir, j'ai voulu appartenir à Dieu!... Il y a un an, je perdis mon père.

GUTENBERG.

Eh! quoi! Laurent Coster, mon maître?...

MARTHA, tristement.

J'ai reçu son dernier soupir... Et rien ne me retenant à Harlem, sachant que vous avez épousé Annette de la-Porte-de-Fer, j'entrai au couvent de Sainte-Claire de Mayence...

GUTENBERG.

Religieuse!... (À part.) Ah! elle est perdue pour moi.

MARTHA.

Je n'ai pas encore prononcé mes vœux, je suis simple novice, et notre sainte abbesse m'envoie souvent de Mayence à Strasbourg, secourir des malheureux. Je vois quelquefois à Mayence, votre sœur Hébèle, et nous parlons de vous. Elle m'a dit qu'un avenir brillant de fortune et de gloire vous attend ici; elle ne m'a rien dit de votre bonheur.

GUTENBERG.

Depuis que je vous ai quittée, Martha, j'ai renoncé à l'espoir d'être jamais heureux. Qu'avez-vous pensé de mon brusque départ? (Tristement.) Vous m'avez accusé d'ingratitude, de trahison.

MARTHA.

Vous accuser! Pourquoi? Les serments qui vous liaient à Annette, n'étaient-ils pas antérieurs à votre séjour en Hollande? Croyez-le bien, Jean, après votre départ, votre image me souriait encore; je lui parlais, elle était devenue ma confidente et ma compagne.

GUTENBERG.

Ah! chère Martha!... que votre voix est douce! Parlez, parlez encore.

MARTHA.

Nous avions fait ensemble un doux rêve, oublions-le.

GUTENBERG.

Est-ce bien toi, Martha, qui m'ordonnes de t'oublier. T'oublier? Est-ce possible?

MARTHA.

Ne me faites pas regretter d'avoir eu confiance en votre loyauté. Écoutez-moi, Jean, je ne suis pas venue pour vous rappeler l'amour de nos jeunes années; car nos cœurs ne nous appartiennent plus... Le vôtre est à Annette, le mien est à Dieu... Mais je viens vous dire de ne pas vous abandonner à la tristesse, au désespoir. Annette est une femme à l'âme forte et résolue. Elle vous guidera, vous soutiendra dans les difficultés et les périls de votre carrière. Je ne suis, moi, qu'une humble servante de Dieu; mais mon cœur ne se détachera jamais de celui qui fut l'amour de ma jeunesse. Je veillerai sur vous, je prierai Dieu pour qu'il écarte de votre chemin les embûches et les trahisons. Je serai l'ange gardien de votre vie. Je vous éclairerai de mes conseils... Et je viens commencer dès aujourd'hui... Apprenez qu'une conspiration secrète vous menace. Fust, l'argentier de Mayence, dont vous avez, peut-être à tort, dédaigné les offres, est animé contre vous d'une violente haine, et il travaille sourdement à votre perte. Il a juré de s'emparer, par ruse ou par violence, du secret que vous avez refusé de lui communiquer, et tous les moyens lui seront bons pour vous attaquer, car il est méchant et impitoyable. Il fait circuler dans Strasbourg, des bruits calomnieux contre l'œuvre que vous poursuivez à l'ombre de ce cloître. Il prétend qu'il se trame sous ses arceaux, une œuvre de magie; et déjà, dit-on, le tribunal criminel de Strasbourg est entré en campagne... C'est pour cela que je suis venue vous dire: «Veillez, car vos ennemis s'agitent et vous menacent.»

GUTENBERG.

Merci, chère Martha, merci de votre bon avis.

MARTHA.

Et maintenant il faut nous séparer. Persévérez dans l'entreprise glorieuse qui sera l'honneur de votre vie. Mon père vous a légué le secret de l'imprimerie. Marchez sur ses traces, imitez-le. À votre tour, travaillez, cherchez, inventez... trouvez!... Adieu, Jean Gutenberg.

GUTENBERG.

De grâce, un moment encore!

MARTHA.

Le destin nous sépare ici-bas. Acceptons ses décrets. Les joies sont pour là-haut.

Elle montre le ciel, puis elle se dirige vers la porte et sort par le fond.

GUTENBERG.

Martha! Martha!

Il s'assied, accablé, à gauche, près de la porte du fond.

NOTES:

[A] Martha, Gutenberg.

SCÈNE V

GUTENBERG, assis près de la porte du fond, ZUM, LE PETIT ZUM. Il fait nuit.

ZUM, entrant par la fenêtre, à droite.

M'y voilà! À toi, petit frère.

LE PETIT ZUM, tiré par la main par Zum.

Et m'y voilà aussi! Merci, grand frère! Il s'agit d'abord de se reconnaître, car il fait ici, noir comme dans un four.

Il se heurte à un escabeau.

ZUM.

Tu as ta lanterne?

LE PETIT ZUM, il tire une lanterne allumée de dessous son manteau.

Voilà! (Le jour revient.) Tous les ouvriers sont au dortoir; nous pouvons nous cacher derrière quelque meuble, en attendant l'arrivée de nos compagnons.

ZUM.

Ah! commençons par le commencement.

Il monte sur un escabeau et coupe, avec son poignard, la corde de la cloche.

GUTENBERG, qui s'est levé, au bruit fait par Zum, en coupant la corde[A].

Qui va là? Quels sont ces hommes qui pénètrent ainsi par les fenêtres, quand tout dort dans le couvent?

ZUM.

Gutenberg!

GUTENBERG.

Tu ne t'attendais pas à me trouver là?

ZUM.

Non! mais qu'importe!... Tu nous demandes qui nous sommes? Tu ne nous as donc pas reconnus?

GUTENBERG.

Je ne connais pas les voleurs de nuit.

LE PETIT ZUM.

As-tu donc oublié l'émeute populaire de Mayence, du mois de juillet 1440, et les hommes qui criaient contre toi haine et vengeance!

ZUM.

Nous étions parmi ces hommes, moi et mon petit frère... que je te présente. (Le petit Zum salue.) Nous étions alors copistes à l'archevêché. Mais ta diable d'invention d'écriture mécanique nous a fait perdre notre métier; car sur le seul bruit de ton art prétendu, la moitié des copistes de Mayence a été renvoyée des couvents... Alors, nous nous sommes faits soldats. Nous sommes entrés, comme volontaires, dans les troupes du comte Adolphe de Nassau.

GUTENBERG.

L'ennemi de votre ville? le compétiteur de notre archevêque, Diether d'Yssembourg! Voilà du patriotisme!... Il est vrai que soldats volontaires, cela veut dire reîtres, bandits et pillards.

LE PETIT ZUM.

Peut-être; mais le métier de soldat a fini par nous ennuyer; et nous avons envoyé au diable la souquenille du reître.

ZUM.

Nous n'avons gardé que notre épée.

GUTENBERG.

Pour l'offrir à qui veut la payer?

LE PETIT ZUM.

Tu l'as dit[B]. Et sais-tu qui a accepté nos services?

GUTENBERG.

Vos services de spadassins et d'espions?

ZUM.

Comme tu voudras... c'est une personne de ta connaissance, mais non pas de tes amis... l'argentier Fust.

GUTENBERG.

Oui, je sais qu'il trame dans l'ombre quelque perfidie contre moi.

LE PETIT ZUM.

Et nous sommes ici pour le seconder.

GUTENBERG.

Mais, au fait, comment êtes-vous entrés? La porte est aussi solide que celle d'un château fort. Elle a herse, fossé et pont-levis, et de plus, deux guichets, auxquels se tiennent, jour et nuit, deux de nos hommes, demandant à ceux qui entrent ou qui sortent le mot d'ordre et la consigne. Je ne puis donc comprendre...

ZUM.

Dis-moi, Gutenberg, quand on enferme des oiseaux, est-il prudent d'ouvrir la porte de la cage?

GUTENBERG.

Que veux-tu dire?

LE PETIT ZUM.

Que ce matin, tu as ouvert la porte de ta cage, et qu'un de tes prisonniers s'est envolé. Or, l'oiseau est bavard; il a jasé.

ZUM.

Il a dit à notre maître, Fust, tout ce que notre maître voulait savoir: le mot d'ordre et la consigne, la manière de faire abattre herse et pont-levis, l'heure favorable pour pénétrer en ce mystérieux manoir, enfin le chemin à suivre pour arriver au pied de cette fenêtre.

GUTENBERG.

Ce matin, dites-vous? Mais ce matin, Pierre Scheffer seul a quitté le couvent, et Pierre Scheffer n'est ni un traître, ni un parjure. Il a juré devant moi, sur l'Évangile ouvert, de se taire sur tout ce qu'il a vu ici.

ZUM.

Pierre Scheffer ne s'inquiète guère de l'Évangile.

LE PETIT ZUM.

Il est juif.

Ils rient.

GUTENBERG.

Ah ça! mes drôles, est-ce que vous êtes fous, et moi aussi? Vous entrez chez moi par la fenêtre, au milieu de la nuit; vous me racontez tranquillement vos projets, et comment vous êtes attachés à l'entreprise de ruse et de brigandage qui me menace; et vous n'avez pas l'air de vous douter qu'à quelques pas d'ici, il a y trente ouvriers à ma solde, et que je n'ai qu'à sonner cette cloche, pour les faire accourir?

ZUM.

Nous le savons; essaie d'appeler.

GUTENBERG, il va à la corde de la cloche, qu'il trouve coupée.

Les misérables! Ils ont coupé la corde de la cloche. (Allant vers la porte de gauche.) N'importe, je vais chercher mon monde.

ZUM, tirant son poignard, et se plaçant devant la porte.

Si tu fais un pas, tu es mort! (Au petit Zum.) Et toi, petit frère, donne le signal à nos compagnons.

Le petit Zum détache la ceinture qu'il porte autour du corps, monte sur l'appui de la fenêtre de droite, et agite la ceinture.

LE PETIT ZUM.

Voilà, grand, frère!

ZUM, tenant toujours le poignard devant la poitrine de Gutenberg.

Et maintenant, va ouvrir cette porte à nos amis. Inutile, n'est-ce pas, d'enfoncer du dehors une porte, quand on peut l'ouvrir du dedans...

Le petit Zum sort par la porte du fond, et rentre avec tout le monde.

NOTES:

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