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Gutenberg, pièce historique en 5 actes, 8 tableaux

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[A] Zum, Gutenberg, le petit Zum.

[B] Gutenberg, le petit Zum, Zum.

SCÈNE VI

FUST. Entrée générale, Un Juge Criminel, Soldats, Un Juge Ecclésiastique. Les soldats se rangent au fond[A]

FUST.

Seigneur, juge criminel, Seigneur juge de l'officialité, j'avais pris, comme vous le voyez, toutes les mesures pour surprendre ici les preuves du travail secret auquel se livre Gutenberg, assisté de sa bande de complices. On travaille ici par le secours du diable! (Il montre les épreuves restées sur le bureau de Gutenberg.) Voyez ces pages et ces caractères, si parfaitement semblables les uns aux autres qu'il est impossible qu'ils proviennent de l'industrie humaine. Voyez ces lettres rouges, évidemment obtenues avec le sang de tous ces réprouvés, et dites-moi si ce n'est pas avec raison que j'ai dénoncé au tribunal ecclésiastique de Strasbourg, ainsi qu'au tribunal criminel, cette entreprise de sortilège et de magie. Je vous ai demandé, Seigneurs juges, d'en venir saisir les pièces et les auteurs. Vous voyez que je ne vous ai pas trompés!

PETIT ZUM, aux soldats, en leur désignant le côté gauche.

Par ici, mes amis!

FUST, à part.

Pierre Scheffer m'avait bien renseigné.

FRIÉLO, apparaissant à la fenêtre de droite, au-dehors.

Que se passe-t-il ici?... Des soldats, des juges! mon maître menacé! Vite au dortoir, pour appeler les camarades!

LE JUGE CRIMINEL.

Soldats, emparez-vous de cette presse, de ces caractères, et de tous les objets qui tomberont sous votre main, et transportez-les au greffe du tribunal.

FUST.

Monsieur le juge criminel, si vous le permettez, je désirerais que tout cela fût transporté dans ma maison. Je vous en rendrai bon compte.

LE JUGE CRIMINEL, aux soldats.

Ces papiers, cette presse, ces outils, seront transportés dans la demeure de messire Fust, l'argentier, ici présent.

NOTES:

[A] Zum, Gutenberg, Fust, Juge criminel, Juge ecclésiastique, petit Zum.

SCÈNE VII

Les Mêmes, DRITZEN, puis Ouvriers, entrant par la gauche

DRITZEN.

Jean, voici vos ouvriers!

GUTENBERG.

Dieu soit loué! nous allons pouvoir jeter par-dessus les murs, cette bande de pillards et de traîtres!

FUST, à Zum, en montrant Dritzen et Gutenberg.

Il me faut la vie de ces deux hommes!

ZUM.

C'est bien, maître! (Au petit Zum.) À toi, Gutenberg, à moi, Dritzen.

Il s'élance vers Dritzen.

LE PETIT ZUM.

Tes ouvriers arriveront trop tard.

Il frappa Dritzen, qui tombe mort.

ZUM, s'élance vers Gutenberg, le poignard levé.

Maintenant, à toi, Gutenberg.

LES SOLDATS.

Mort à l'hérétique! mort au sacrilège!

SCÈNE VIII

Les Mêmes, MARTHA, entrant par le fond[A]. Elle présente sa croix aux hommes qui entourent Gutenberg.

«Mort à l'hérétique» dites-vous, «mort au sacrilège!...» Appelez-vous hérétique et sacrilège, celui qui met son travail et son œuvre sous les auspices de Dieu, celui qui s'enferme dans un couvent, pour travailler à la gloire de l'Éternel?... Savez-vous de quelle œuvre on s'occupe dans ce cloître?... (Elle a pris sur la presse la Bible.) Inclinez-vous, c'est le livre divin; c'est la sainte Bible, que l'on s'attache ici à multiplier, pour le bien de la religion et la gloire du Christ!

LE JUGE CRIMINEL.

Nous te remercions, sainte fille du Seigneur, de nous avoir éclairés, et d'avoir épargné un crime à notre conscience.

Rideau.

NOTES:

[A] Petit Zum, Zum, Friélo, Martha, Gutenberg, Juge criminel, Juge ecclésiastique.


QUATRIÈME TABLEAU

LA PESTE À PARIS

Un magasin de librairie, à Paris.—Contre les murs, des armoires pleines de livres.—Comptoir au fond.—À droite, au premier plan, une chaise longue.—À gauche, au premier plan, un banc de bois sculpté.

SCÈNE PREMIÈRE

ZUM, LE PETIT ZUM.

Au lever du rideau, Zum est devant le comptoir et le petit Zum devant l'armoire. Ils descendent en scène.

LE PETIT ZUM.

Nous voilà donc à Paris, grand frère!

ZUM.

Et dans un magasin de librairie, à la place Maubert[A]!

LE PETIT ZUM.

Qui nous aurait dit cela, il y a huit ans, quand nous fîmes cette brillante expédition nocturne au couvent de Saint-Arbogast à Strasbourg, sous la conduite de Fust?

ZUM.

Quel malin que ce père Fust!

LE PETIT ZUM.

Oui, il est assez retors. Après avoir fait saisir les outils, les instruments et le matériel de Gutenberg, sous prétexte qu'ils servaient à une œuvre de sorcellerie et de magie, il n'a eu rien de plus pressé que de faire reprendre à Mayence les mêmes travaux, par les mêmes ouvriers.

ZUM.

Seulement, pour dérober son travail aux yeux des curieux, il a fait plus que Gutenberg: il a enfermé les ouvriers dans les caves, et les a tenus sous clef, nuit et jour.

LE PETIT ZUM.

Et au lieu de leur faire jurer sur la Bible de garder le silence, il leur a fait signer des billets, dont il réclamera le montant, en cas d'indiscrétion.

ZUM.

C'est ainsi qu'il est parvenu à faire imprimer mystérieusement, à Mayence, plusieurs livres, qu'il a apportés à Paris, pour les vendre.

LE PETIT ZUM.

Et il les vend, le traître, comme des manuscrits; ce qui lui procure des bénéfices énormes. Les acheteurs encombrent sa boutique, et quand la boutique est pleine, il vient des amateurs jusque dans la salle où nous sommes.

ZUM, regardant en bas.

Voici justement un acheteur... c'est-à-dire une acheteuse, qui monte l'escalier... Elle est accompagnée de Scheffer.

LE PETIT ZUM.

Scheffer, l'ancien calligraphe?... Je n'aime pas beaucoup cet homme, qui, autrefois simple ouvrier de Gutenberg, au couvent de Saint-Arbogast, semble aujourd'hui commander en maître, chez Fust.

ZUM.

N'est-il pas son associé dans l'imprimerie de Mayence?

LE PETIT ZUM.

Oui, Fust a reconnu de cette manière, le service qu'il reçut de Scheffer, quand ce traître nous ouvrit les portes du couvent d'Arbogast. Et sa trahison semble lui avoir porté bonheur, car le père Fust ne voit que par ses yeux, et le laisse maître absolu de ses affaires. On dit même qu'il veut lui faire épouser sa fille Christine.

ZUM.

Ce mariage n'est pas encore fait. J'ai idée que Scheffer a le cœur pris d'un tout autre côté... Mais, silence!... le voici.

Ils remontent tous les deux au comptoir.

NOTES:

[A] Zum, le petit Zum.

SCÈNE II

Les Deux ZUM, PIERRE SCHEFFER, il entre à reculons, Une Dame

SCHEFFER.

Excusez-moi, noble dame, de vous avoir fait monter jusque dans cette salle. (Il prend une chaise placée à gauche près du comptoir, et la présente à la dame, qui s'assied[A].) Mais c'est ici que nous enfermons nos plus précieux manuscrits, ceux que nous réservons pour les personnes capables d'en apprécier la valeur et le mérite. (Il va ouvrir une des armoires du droite, qui est pleine de livres.) Voici un missel, qui, je le crois, par la richesse de ses ornements, de ses enluminures et de ses lettres peintes, fixera votre attention... C'est un livre d'heures du XIe siècle; veuillez l'examiner.

Il lui donne le livre.

LA DAME.

Le manuscrit est, en effet, magnifique. Vous donnerez l'ordre de l'envoyer à l'hôtel de la duchesse d'Arques.

Elle rend le livre, et sort. Zum s'approche de Scheffer. Scheffer le regarde avec défiance, et referme l'armoire d'où il a tiré le manuscrit d'heures. Il passe alors au milieu du théâtre, entre les deux Zum, qu'il regarde et toise.

ZUM.

Vous avez l'air de vous méfier de nous, Pierre Scheffer.... Nous sommes pourtant d'anciens confrères.

SCHEFFER.

D'anciens confrères?

LE PETIT ZUM.

Vous étiez calligraphe à Mayence, et nous copistes. Vous êtes devenu l'associé du seigneur Fust; nous sommes, nous, ses serviteurs, ses écuyers: il n'y a pas grande différence entre nous.

SCHEFFER.

Tout ce qui vous plaira, mais je crois que vous ferez bien de quitter la maison, et d'aller respirer un peu l'air de Paris.

ZUM.

L'air de Paris n'est pas bon, Pierre Scheffer. La peste a éclaté dans la ville, et l'on y meurt comme des mouches. Nous trouvons plus simple de rester ici, à la disposition de notre maître, le seigneur Fust. N'est-ce pas ton avis, petit frère?

LE PETIT ZUM, tirant un cornet et des dés de sa poche, et jetant les dés en l'air, puis enfourchant le banc de bois placé à gauche.

Voilà ma réponse... Pour ne pas rester à ne rien faire, entamons une petite partie.

Zum enfourche le banc de l'autre côté, et ils se mettent à jouer aux dés, sur le banc.

NOTES:

[A] La dame assise, Scheffer, les deux Zum, au fond gauche.

SCÈNE III

Les Mêmes, GUTENBERG, FRIÉLO

Ils entrent par le fond. Ils sont fatigués, et leurs habits sont couverts de poussière[A].

GUTENBERG.

Enfin!... j'ai cru que nous n'arriverions jamais à Paris.

FRIÉLO.

Cinquante lieues à cheval, sans s'arrêter que la nuit!... Je suis moulu.

Il s'assied sur le canapé, à gauche.

SCHEFFER, allant à Gutenberg.

C'est Fust que vous cherchez, messire Gutenberg?

GUTENBERG.

Oui, c'est pour le voir que je voyage depuis huit jours, avec mon compagnon fidèle...

FRIÉLO, à part.

Et exténué!

GUTENBERG.

Mais je tombe aussi de fatigue; permettez que je reprenne quelques forces.

Il tombe près de Friélo, déjà assis sur le canapé. Zum et le petit Zum se lèvent de leur banc, et viennent les saluer. Gutenberg et Friélo les reconnaissent, et leur tournent le dos.

ZUM, revenant en scène. (Au petit Zum.)

Il me garde rancune... et moi aussi, de l'avoir manqué au couvent de Saint-Arbogast.

LE PETIT ZUM.

On peut se retrouver.

Ils reprennent leurs places sur le banc à gauche, et se remettent à jouer.

NOTES:

[A] Petit Zum, Zum, jouant aux dés, Scheffer, Gutenberg, Friélo.

SCÈNE IV

Les Mêmes, LE DUC DE LA TRÉMOUILLE, entrant par le fond, SCHEFFER

LE DUC, à Scheffer.

On m'a dit que vous voudriez bien, monsieur Scheffer, me montrer les «Offices de Cicéron» célèbre manuscrit du XIIe siècle?

SCHEFFER, prenant un livre dans l'armoire.

Voici, monsieur le duc, le manuscrit que vous désirez. (Il le lui remet.) C'est un objet rare et précieux[A].

LE DUC, examinant le manuscrit.

Je vous remercie de me montrer ce chef-d'œuvre.

SCHEFFER, appuyant.

Nous le vendons vingt écus d'or.

FRIÉLO, à part.

Rien que ça!

GUTENBERG, se levant, et allant au duc, en passant devant Scheffer.

On vous trompe, monsieur le duc!... Les Offices de Cicéron que vous tenez, ne sont pas un manuscrit; c'est un livre imprimé à Mayence. Il n'est pas écrit à la main, comme on vous le dit, mais fabriqué mécaniquement, par l'art de l'imprimerie, récemment inventé. Et ce prétendu manuscrit n'est pas unique; car Fust en a apporté de Mayence plus de cinquante exemplaires, absolument pareils à celui qu'on vous montre. Fust veut faire passer pour des manuscrits des livres imprimés, et surprendre ainsi la bonne foi et l'or des Parisiens.

LE DUC.

Ce que vous dites est grave; en avez-vous vu la preuve?

GUTENBERG.

La meilleure preuve, monsieur le duc, c'est que je suis l'inventeur, le créateur de cet art nouveau. Je suis Jean Gutenberg, et ce sont mes anciens ouvriers qui ont imprimé, à Mayence, les Offices de Cicéron. J'ai fait tout exprès le voyage d'Allemagne à Paris, pour venir démasquer les mensonges de Fust.

Les deux Zum se lèvent.

LE DUC.

S'il en est ainsi, Pierre Scheffer, je me retire.

SCHEFFER.

Pourtant, monseigneur....

Le duc sort par le fond. Scheffer le suit, en paraissant insister.

ZUM, s'approchant, menaçant, de Gutenberg.

Tu viens porter ici le trouble et l'agitation! Tu as échappé de mes mains, au couvent de Saint-Arbogast... Mais cette fois tu ne t'en tireras pas!

Il tire son épée et s'approche de plus près de Gutenberg, qui tire également son épée.

GUTENBERG.

Approche donc, misérable!

Ils se menacent tous deux de leur épée. Friélo prend un bâton dans un coin, et le lève sur le petit Zum, qui a tiré son poignard[B].

NOTES:

[A] Petit Zum, Zum, le duc, Scheffer, Gutenberg, Friélo.

[B] Gutenberg, Zum, Friélo, petit Zum.

SCÈNE V

Les Mêmes, FUST, entrant par le fond, entre les deux groupes.

FUST.

Quel est ce bruit? que se passe-t-il ici?... Des épées, des poignards?... D'où viennent ce tumulte, et ces menaces de mort?

Les deux Zum reculent, Friélo abaisse son bâton.

GUTENBERG, à Fust.

Tu me reconnais, n'est-ce pas?... Je suis venu ici pour déjouer tes ruses, pour confondre tes mensonges et tes perfidies... Tes chiens aboient après moi, et je tiens tête aux chiens, en attendant que je m'attaque au maître.

FUST, bas, à Zum.

Tu n'as donc pas pu me débarrasser de cet homme?...

ZUM, avec humeur.

Il arrive à l'instant.

FUST, bas.

Ne vous éloignez pas; tenez-vous derrière cette porte; vous le frapperez à sa sortie. (Zum et le petit Zum sortent par la gauche.—À Gutenberg, avec hypocrisie.) Eh! quoi, messire Gutenberg, hors de l'Allemagne, à Paris, vous venez me poursuivre de votre haine et de vos fureurs? Il y a ici, heureusement, des juges et des prévôts, qui sauront me défendre[A].

GUTENBERG, avec force.

Les juges et les prévôts arriveront trop tard, car je vais te tuer!...

FUST.

Me tuer!... Que vous ai-je fait?

GUTENBERG.

Ce que tu m'as fait?... Il demande ce qu'il m'a fait! Mais tu as voulu, traître, détruire mon corps et mon âme! Et cela pour la soif de l'or, par l'appât du gain!... Parce que j'avais refusé de te livrer mon invention, tu as ourdi contre moi le plus noir des complots. Tu as envahi, la nuit, à main armée, mon tranquille atelier. Tu as fait assassiner mon ami, le pauvre Dritzen, qui a expiré sous mes yeux. Et si je n'ai pas succombé, comme lui, je le dois à un ange du ciel, qui est apparu pour me défendre... Et n'ayant pu me tuer, tu as entrepris de tuer ma découverte... Tu fabriques des livres, et tu viens, en plein Paris, à la face du ciel, déclarer que les livres imprimés n'existent pas, et que l'art de l'imprimerie est un mensonge! Ces livres que tu as fabriqués à Mayence, avec tes ouvriers, qui étaient les miens, tu les vends audacieusement comme des manuscrits... Voilà ton nouveau crime, Fust! C'est pour cela que tu vas mourir.

Il tire son épée. Les deux Zum rentrent par la gauche[B].

FUST, fléchissant les genoux, et s'asseyant sur le canapé.

Qu'est-ce que j'éprouve donc?... Je respire à peine... une sueur glacée couvre mon corps.

GUTENBERG.

Ah! tu trembles, tu pâlis, tu as peur de la mort!

FUST.

Tu ne me connais pas, Gutenberg. Ce n'est pas la crainte de ton épée, ce n'est pas la peur de la mort, qui me fait pâlir et trembler.

GUTENBERG.

Qu'est-ce donc?

FUST.

Ce matin, j'étais allé porter, sur sa demande, quelques manuscrits au médecin de l'Hôtel-Dieu, Mannoury. On m'a fait traverser, pour arriver à lui, une salle pleine de malades. La souffrance, les cris de douleur et d'agonie, remplissaient ce lieu funeste. «Quelle est donc la salle que nous traversons?» ai-je demandé à l'homme qui me conduisait. Et il m'a répondu. «C'est la salle des pestiférés.» J'ai reculé d'horreur, j'ai perdu connaissance... En ce moment, venait derrière moi une civière, emportant le corps d'une malheureuse victime de l'épidémie. Je suis tombé à la renverse, sur ce corps glacé, et, j'en frémis encore, il m'a semblé que ce cadavre m'enlaçait de ses bras de marbre, et qu'il me donnait le baiser de la mort!... Je suis sorti, éperdu, à demi fou de terreur, croyant toujours sentir sur mes lèvres le funèbre baiser du pestiféré de l'Hôtel-Dieu... Et maintenant, tes menaces, tes emportements, ta fureur, tout cela m'accable, m'oppresse. Je souffre, je souffre horriblement et je sens que j'ai rapporté de l'hôpital, la maladie terrible... la peste!...

Il retombe sur le canapé.

ZUM.

La peste!...

LE PETIT ZUM.

Sauve qui peut!

Ils sortent, avec les signes de la plus vive terreur.

FRIÉLO, à Gutenberg.

Viens donc, maître!...

Gutenberg l'écarte du geste. Friélo sort, en courant.

GUTENBERG.

Étranges créatures que nous sommes! Tout à l'heure, je voulais tuer cet homme, et maintenant que je le vois haletant, accablé, un pied dans la tombe, je voudrais le sauver. (Il remet son épée au fourreau.—À Fust.) Tu le vois, seul je suis resté. Mon cœur s'amollit au spectacle de tes souffrances, et je demeurerai près de toi, pour te faire donner les soins qui te sont nécessaires.

FUST.

Béni sois-tu, Gutenberg! Malheur à moi de t'avoir méconnu, et de t'avoir si longtemps poursuivi de ma haine! Pardonne-moi, je t'en supplie, mes torts envers toi. Que je ne paraisse pas devant Dieu, chargé de ton mépris et de ta malédiction.

GUTENBERG.

Du fond du cœur, je te pardonne! Que Dieu reçoive ton âme en son saint paradis.

FUST, à part.

Ah! la vengeance! la vengeance! (Haut.) Ce n'est pas assez de tes paroles, ami Gutenberg. Je veux que tu me donnes le baiser du pardon... Je veux, pour être bien sûr de tes sentiments, que tu me permettes de t'embrasser... de t'embrasser comme un fils. (À part.) Ah! qu'il vienne! qu'il vienne, et que je lui rende le baiser mortel du pestiféré de l'Hôtel-Dieu!

NOTES:

[A] Friélo, Gutenberg, Fust.

[B] Petit Zum, Zum, Friélo, Gutenberg, Fust.

SCÈNE VI

FUST, GUTENBERG, MARTHA. Elle entre par le fond[A]

GUTENBERG.

Eh bien! puisque tu demandes cette consolation suprême...

Il fait un pas vers Fust, Martha l'arrête.

MARTHA.

Que fais-tu?... Ne comprends-tu pas que c'est la mort que ce misérable t'offre dans son fatal baiser!...

GUTENBERG.

Serait-il vrai?... une dernière perfidie... Et j'allais en être victime... Merci, Martha, vous m'avez sauvé une fois encore... Mais comment vous trouvez-vous ici?

MARTHA.

On a demandé, au couvent de Sainte-Claire de Mayence, quelques religieuses, pour aller soigner les pestiférés de Paris; et je suis partie, avec quelques autres sœurs. Tout à l'heure, on est venu chercher une religieuse, pour donner des secours à un mourant, et j'accours. Je me charge de cet homme. Laissez-moi le conduire dans sa chambre.

GUTENBERG.

Vous m'écartez de lui, et vous allez vous exposer vous-même à la contagion?

MARTHA.

Oh! moi, c'est différent! Les filles de Dieu qui se dévouent aux malades et aux mourants, ont fait d'avance le sacrifice de leur vie. Quand l'une d'elles meurt, une autre la remplace. Sa mission est finie ici-bas; une nouvelle sœur remplira son office. C'est à peine si l'on s'en aperçoit, car c'est le même costume et presque la même personne, qui assiste le malade... Dieu la voit, cela suffit!

GUTENBERG.

Tes paroles me remplissent d'admiration et de respect, Martha. Je ne veux pas que seule tu t'exposes au danger. Laisse-moi prendre une part des soins à donner à ce malade.

Il passe derrière Martha, et fait lever et sortir, avec Martha, Fust, qui se tient à peine.—Ils sortent par la droite, Fust regardant Gutenberg avec un mélange d'admiration et du remords.

NOTES:

[A] Gutenberg, Martha, Fust.

SCÈNE VII

ANNETTE, SCHEFFER

La scène reste vide pendant quelques instants; puis Scheffer et Annette entrent ensemble par le fond.[A]

SCHEFFER.

Quel bonheur pour moi, dame Annette, de vous voir ici! Vous avez donc accompagné à Paris, Gutenberg?

ANNETTE.

Nous sommes arrivés ce matin, et Gutenberg n'a pas voulu tarder un instant de se rendre chez Fust. Quant à moi, je suis restée quelques heures à l'hôtellerie, pour prendre un peu de repos, et quitter ma toilette de voyage... Et me voilà!... Que se passe-t-il ici? J'ai vu, en arrivant, tous les visages renversés.

SCHEFFER.

La maison est, en effet, en proie à l'agitation, au vertige. Fust vient d'être atteint de la peste; il est moribond.

ANNETTE.

Que m'apprenez-vous?

SCHEFFER.

Dame Annette, les moments sont précieux. Je ne trouverai peut-être pas une autre occasion de vous voir, de vous parler sans témoin... Laissez-moi donc vous dire ce qui remplit mon cœur...

ANNETTE.

Parlez!

SCHEFFER.

Voilà huit ans que je vous vis pour la première fois. J'étais alors, vous le savez, calligraphe dans l'imprimerie de Gutenberg, au couvent de Saint-Arbogast. Tous les jours, vous vous occupiez activement des travaux de l'atelier, et tous les jours, j'admirais votre haute et sereine intelligence; je m'enivrais de la douceur et de l'éclat de vos regards.

ANNETTE.

Scheffer![B]

SCHEFFER.

Comment aurais-je pu rester insensible à votre beauté, au charme de votre voix, aux mille perfections qui vous élèvent au-dessus des autres femmes? J'étais désolé de vous voir, vous si belle, si jeune encore, languir sous la froideur d'un époux usé par les soucis, plus encore que par l'âge, et qui ne pouvait vous donner ni fortune ni amour.

ANNETTE, avec force.

C'est pour cela sans doute, que seul de tous nos ouvriers, tu sortis du couvent? C'est pour cela que, dans la nuit même qui suivit ton départ, les sbires du tribunal criminel nous surprenaient, pillaient nos ateliers, massacraient le pauvre Dritzen, et consommaient notre ruine! Ôte-toi de mes yeux! Tu n'es qu'un artisan de crime et de trahison.

SCHEFFER.

Ah! ne m'accusez pas. La fatalité a fait tout le mal. J'étais fou, fou d'amour et de jalousie. Je ne pouvais plus vivre en vous voyant sans cesse aux côtés de l'homme que je haïssais, parce qu'il était votre époux. D'ailleurs, il était bien vrai que ma mère m'appelait, pour recueillir son dernier soupir. C'est pour ce double motif que je demandai à vous quitter. Le malheur voulut que Fust apprît ma sortie du couvent. Il vint aussitôt me trouver, il m'accabla de questions, de demandes, de promesses... Que vous dirai-je? J'avais la tête perdue et de mon amour inavoué, et de la mort imminente de ma mère. Fust tira de moi quelques paroles, quelques indications, qui lui étaient du reste, bien peu nécessaires, avec sa résolution d'agir par la violence autant que par la ruse... Il y a longtemps que j'ai expliqué tout cela à votre époux, et qu'il m'a pardonné... Mais, je vous en supplie, dame Annette, l'heure me presse, laissez-moi, sans perdre de temps, achever ce qu'il me reste à vous dire... Fust vient d'être frappé de la maladie terrible qui désole Paris. En le voyant près d'expirer, en songeant que sa place va être libre dans l'imprimerie de Mayence, j'ai fait un rêve...

ANNETTE.

Un rêve?

SCHEFFER.

Oui, je rêvais au bonheur qui m'attendait si Gutenberg, à la place de Fust, devenait mon associé dans l'imprimerie; s'il rentrait avec moi dans ces ateliers, qui sont les siens, et dont l'a chassé la déloyauté de son ennemi. Alors, et dans ce même rêve, dame Annette, je vivais sans cesse près de vous, je m'enivrais de vos regards, de votre esprit. Vous étiez la reine de ce monde de travailleurs et d'artistes; vous nous inspiriez tous de votre ardeur, de votre ambition, de vos audaces... Et tous, heureux et soumis, nous marchions ensemble à la gloire et au bonheur.

ANNETTE.

Ce ne sont pas seulement des pensées coupables que tu exprimes là, Pierre Scheffer, ce sont des pensées impies. Oublies-tu qu'il y a là (Elle passe et montre la chambre de Fust.)[C] un homme qui souffre et qui meurt? Ce sont les dépouilles d'un mourant qui te préoccupent en ce moment, et qui te dictent ces propositions déloyales... Mais tu te trompes, Scheffer, et ton espoir n'est pour moi qu'une offense. Jamais, jamais, entends-tu! je ne faillirai à mes devoirs!... Renonce donc à me poursuivre des élans d'un amour coupable. Gutenberg fut ton protecteur et ton maître, respecte sa femme.

SCHEFFER.

Croyez-vous donc que l'on commande à son cœur? Suis-je le maître de vous oublier? Est-ce ma faute si votre seule présence, si votre voix seule me troublent et m'enivrent? Quelle est la puissance qui pourrait m'empêcher de tomber à vos pieds, et de vous répéter que mon cœur et ma vie sont à vous à jamais?

Il prend la main d'Annette, et se met à genoux.

NOTES:

[A] Scheffer, Annette.

[B] Annette, Scheffer.

[C] Scheffer, Annette.

SCÈNE VIII

SCHEFFER, ANNETTE, MARTHA, sortant de la chambre de Fust.[A]

MARTHA, qui a entendu les dernières paroles de Scheffer, à part.

Qu'ai-je vu?... Annette!... Scheffer!... Ah!... (Scheffer se relève. Haut, à Annette.) C'est vous, dame Annette, vous êtes arrivée dans un triste moment.

ANNETTE.

Oui, Fust est en danger de mort. Comment se trouve-t-il?

MARTHA.

Plus d'espoir!... mais voici Gutenberg, que j'ai laissé près de lui.

SCÈNE IX

Les Mêmes, GUTENBERG, entrant par la droite.[B]

ANNETTE.

Eh! bien?

GUTENBERG.

Tout est fini!

MARTHA.

À genoux, mes amis, et prions Dieu pour cette âme qui s'envole dans l'éternité! (Ils s'agenouillent.) Que la miséricorde céleste s'étende sur celui que la grâce a touché à ses derniers instants: que Dieu reçoive en son sein le pécheur repenti.

Ils se relèvent.

SCHEFFER, à Gutenberg.[C]

Puisque Dieu a jugé bon de rappeler à lui notre maître Fust, il n'y a plus de raisons de laisser subsister entre nous la discorde et la haine. Permets-moi donc, Gutenberg, de te dire: «Il y a, à Mayence, tout ce que peuvent désirer tes justes ambitions. Là, s'exerce, dans toute son ampleur, dans toute son activité, l'art auquel tu as voué ta vie. L'imprimerie de Fust et Scheffer est veuve de l'un de ses chefs: Gutenberg, veux-tu prendre la place de celui que Dieu vient de rappeler à lui? Veux-tu concourir avec moi aux travaux qui nous illustreront tous, en répandant dans le monde entier, les œuvres de la science de la littérature et des arts? Veux-tu rentrer en maître dans ces ateliers d'où t'a banni un concours fatal de circonstances, que je déplore, et auxquelles, tu le sais, je suis resté étranger?»

GUTENBERG.

Tes paroles sympathiques, cette proposition inattendue, l'horizon nouveau que tu ouvres à ma pensée, tout cela m'éblouit, Scheffer. Laisse-moi reprendre un moment mes esprits, et réfléchir à ton offre amicale...

ANNETTE.

Et qu'est-il besoin de réflexions et de délais? Peux-tu te méprendre à l'importance de l'offre généreuse que te fait l'amitié de Scheffer? Peux-tu hésiter? Peux-tu faire attendre un moment ton acceptation? Où trouveras-tu une occasion plus brillante et plus facile de te consacrer au perfectionnement de l'art qui te doit sa naissance? (À Scheffer.) Oui, Scheffer, oui, j'en réponds pour lui, Gutenberg accepte avec reconnaissance l'association que tu lui proposes.

GUTENBERG, à Scheffer, en lui prenant la main.

Eh! bien oui, j'accepte! Viens, ami; demain nous partirons pour Mayence.

Ils sortent par la droite.

NOTES:

[A] Scheffer à genoux, Annette, Martha.

[B] Annette, Scheffer, Martha, Gutenberg.

[C] Annette, Martha, Scheffer, Gutenberg.

SCÈNE X

MARTHA, ANNETTE[A]

MARTHA.

Et moi, je dis, madame, que Gutenberg ne doit pas partir!

ANNETTE.

Il ne doit pas partir!... et pourquoi?

MARTHA.

N'insistez pas; je ne pourrai vous répondre. Seulement, dans l'intérêt de tout ce qu'il a de plus sacré, de plus précieux au monde, que Gutenberg n'habite jamais sous le même toit que Scheffer.

ANNETTE.

Mais, encore une fois, quel motif invoques-tu pour détourner mon époux d'une carrière où tout l'appelle, son intérêt, ses goûts, l'avenir de son art?

MARTHA.

Je n'ai rien à répondre.

ANNETTE.

Ainsi, tu viens te jeter au travers de nos projets, de nos plans d'avenir, de fortune et de gloire, et tu ne veux donner aucune raison de tes paroles!... Que veux-tu dire et que caches-tu sous tant de réticences et de mystère?

MARTHA.

Je n'ai ni à me défendre, ni à accuser... Adieu, Annette.

Fausse sortie.

ANNETTE, prenant Martha par la main, et l'amenant au milieu du théâtre.

Sœur de Sainte-Claire, tu as aimé avant de prendre le voile, et celui que tu aimais, c'était Gutenberg, celui qui est maintenant mon époux. Pourquoi, je te le demande en secret, mes yeux dans tes yeux, mon regard dans ton regard, pourquoi, ne veux-tu pas que Gutenberg retourne à Mayence?... Est-ce parce qu'il ne t'y trouverait plus? Sous le voile de la sœur Sainte-Claire sentirais-tu encore battre le cœur de l'imagière de Harlem, et voudrais-tu être, comme autrefois, ma rivale d'amour?...

MARTHA.

Oui, j'ai aimé celui qui est aujourd'hui ton époux, et qui devait être le mien; et depuis longtemps mon amour s'est transformé en une affection profonde et douloureuse. Tu me demandes pourquoi je conseille qu'il ne retourne pas à Mayence?... Je vais te le dire. C'est parce que son honneur m'est plus cher que la vie, et que son honneur serait à la merci de l'homme qui te poursuit...

ANNETTE.

De qui parles-tu?

MARTHA.

De Pierre Scheffer, qui t'aime, qui t'aime d'un amour insensé. Tu ne l'ignores pas; car il te le disait tout à l'heure, et je l'ai vu à tes pieds!

ANNETTE, confuse et s'asseyant sur le canapé.

Ah!

Elle se cache la figure dans ses mains.

MARTHA.

Tu finirais par succomber à cet amour. C'est donc pour toi, Annette, autant que pour Gutenberg, que j'ai parlé... Maintenant j'ai tout dit, j'ai rempli mon devoir, j'ai agi selon ma conscience et mon cœur: le reste à la grâce de Dieu!

Elle sort par le fond, Annette tombe sur le canapé.

NOTES:

[A] Martha, Annette.


ACTE QUATRIÈME

CINQUIÈME TABLEAU

ARCHEVÊQUE ET SOLDAT

L'intérieur de l'imprimerie de Scheffer et de Gutenberg à Mayence.—Porte au fond.—À gauche de la porte, une presse.—À droite de la porte, une armoire.—Au premier plan, à gauche, un bureau.—Au premier plan, à droite, une table.—Au deuxième plan, à droite, une fenêtre.—Portes latérales.

SCÈNE PREMIÈRE

ANNETTE, HÉBÈLE, FRIÉLO

Au lever du rideau, Annette range sur le bureau à gauche. Friélo est devant la presse. Hébèle entre par la porte du fond, et va ranger sur la table, à droite.

HÉBÈLE.

Quelle activité, aujourd'hui, chère Annette, dans l'imprimerie de Gutenberg et de Scheffer! Tout le monde est occupé et tout le monde est content.

ANNETTE.

Oui, leur association a merveilleusement réussi. Les livres qui sortent de leurs presses font l'admiration de l'Allemagne, et Mayence est justement fière d'avoir été le bureau de cet art.

HÉBÈLE.

On tire aujourd'hui la dernière feuille de la Bible. Mon frère a décidé que le tirage de cette feuille serait fait avec quelque solennité, et qu'un banquet fraternel réunirait ensuite tous les ouvriers de l'imprimerie.

SCÈNE II

ANNETTE, HÉBÈLE, FRIÉLO, GUTENBERG, ensuite Ouvriers imprimeurs, en habits de fête, des bouquets à la boutonnière[A]

GUTENBERG, à Friélo.

Friélo, va prévenir les ouvriers que tout est prêt, et que nous les attendons.

Friélo sort par le fond.

ANNETTE.

Je présiderai au festin, et tu resteras ici, avec Scheffer. C'est bien là ce qui est convenu?

GUTENBERG.

Parfaitement.

FRIÉLO, précédant les ouvriers.

Par ici, camarades.

Les ouvriers entrent par la gauche, et se rangent des deux côtés du théâtre.

GUTENBERG[B].

Mes amis, il ne manque plus qu'une feuille à notre Bible, et j'ai voulu vous réunir, pour la faire tirer devant vous. (On tire une feuille de la presse, et Gutenberg la montre aux assistants, avec solennité.) La voilà, cette dernière feuille! La Bible est achevée. L'éternelle lumière de ce livre divin pourra désormais luire par tous les hommes. Remercions le Seigneur qui a permis la création de l'imprimerie, et prions-le de bénir les premiers ouvriers de cet art nouveau.

Les hommes se découvrent et les femmes s'agenouillent, pendant que Gutenberg montre la feuille de la Bible. Puis les femmes se relèvent, Friélo prend la feuille des mains de Gutenberg, la plie et la joint aux autres feuilles déjà pliées, pour en faire un volume.

ANNETTE.

Quel grand jour, que celui où tu as terminé le plus beau livre de ton imprimerie, le chef-d'œuvre qui fera vivre à jamais ton nom dans la mémoire des hommes! Tes longs travaux, les recherches qui ont occupé ta vie entière, sont ainsi récompensés. Tu trouvas le germe de cette invention dans l'atelier de Laurent Coster, et tu as su le porter à sa perfection. Aux ébauches de l'imagier de Harlem tu as substitué ce chef-d'œuvre, et le titre de créateur de l'imprimerie t'est justement acquis.

GUTENBERG, aux ouvriers.

Et maintenant, mes amis, mes enfants, je veux qu'un banquet cordial réunisse tous ceux qui ont contribué, par leur zèle, par leur dévouement, par leurs labeurs, au succès de l'œuvre que nous avons accomplie. Les tables sont dressées dans la grande salle. Allons célébrer, le verre en main, cette heureuse journée.

LES OUVRIERS.

Vive Gutenberg!

Friélo ouvre la porte de droite, va aux ouvriers, les fait sortir et les suit. Scheffer prend par la main Hébèle et la conduit à la porte de droite. Gutenberg prend Annette par la main et lui fait signe de suivre les ouvriers; Scheffer s'efface, pour la laisser passer.

NOTES:

[A] Annette, Friélo, Gutenberg, Scheffer, Hébèle.

[B] Annette, Gutenberg, Scheffer, Friélo, Hébèle, ouvriers au fond et des deux côtés.

SCÈNE III

GUTENBERG, SCHEFFER[A]

GUTENBERG.

Les chers enfants! Quelle joie, quel orgueil ils éprouvent! Voilà des instants qu'on n'oublie pas. (À Scheffer.) Mais il ne faut pas que la solennité de ce jour nous fasse perdre de vue les affaires. Travaillons, ami Scheffer... On vient de me remettre, de la part de notre prince, l'archevêque, ce manuscrit à composer!

SCHEFFER.

De la part du prince?... Ceci nous touche de près; car le sort de notre ville et nos libertés municipales sont en jeu dans la situation critique où se trouve notre digne souverain, Diether d'Yssembourg. Voyons de quoi il s'agit. (Il s'asseoit et lit.) «À l'Empereur d'Allemagne, Frédéric II, archevêque de Mayence, contre les attaques, violences et iniquités de son voisin, le comte Adolphe de Nassau.» C'est une pièce que le prince archevêque veut faire imprimer et publier, pour protester, devant l'Europe, contre la guerre que lui a déclarée le comte de Nassau, et pour réclamer de l'Empereur d'Allemagne, Frédéric II, des forces militaires à opposer à celles de son ennemi.

GUTENBERG.

Et que dit notre cher souverain, dans sa protestation?

SCHEFFER, parcourant des yeux le manuscrit.

Il commence par rappeler la cause première du conflit armé qui règne entre lui et le comte de Nassau.

GUTENBERG, debout près de Scheffer, assis.

La cause est assez connue, et d'ailleurs, fort singulière. C'est l'archevêque de Mayence qui a le droit de convoquer les princes d'Allemagne, quand il s'agit d'élire les empereurs; et c'est dans la cathédrale de Mayence qu'a toujours lieu le couronnement de l'empereur élu. Or, le pape Pie II, qui est bien le plus remuant, le plus intrigant de tous les papes présents et passés, exigeait que notre prince électeur s'engageât à ne jamais convoquer, sans son ordre à lui, le pape, le collège électoral des princes d'Allemagne. Notre prince a répondu que si le pape était maître à Rome, lui, Diether d'Yssembourg, était le maître à Mayence; qu'il ne se mêlait point des querelles du pape avec les Napolitains, les Toscans ou les Lombards, et qu'il entendait que le pape n'intervînt point dans ses rapports avec les princes allemands.

SCHEFFER.

La réplique était juste, mais le pape Pie II, qui a passé sa vie à batailler contre tous les souverains de l'Europe, et à se mêler à toutes les intrigues des cours, n'était pas homme à s'arrêter devant les protestations d'un archevêque. Par une bulle foudroyante, il a déposé Diether d'Yssembourg, et institué à sa place, comme souverain de Mayence, notre puissant voisin, le comte Adolphe de Nassau. (Parcourant les papiers.) Tout cela est rappelé dans cette pièce... Mais notre cher souverain ajoute qu'il n'a pas voulu subir la décision pontificale. Il a fait appel aux amis qu'il possède parmi les princes régnants de l'Allemagne, et l'un d'eux, l'électeur Palatin, a mis à sa disposition des armes et des troupes, pour les opposer à celles du comte de Nassau.

GUTENBERG.

Et de bonnes troupes, puisqu'il y a un an, le 14 septembre 1461, une bataille rangée a eu lieu, sur les bords du Mein, près d'Heidelberg, et que les soldats de Nassau ont été complètement battus par les nôtres. (Il se lève.) Victoire fâcheuse, peut-être, car le comte de Nassau, furieux de sa défaite, et le pape, irrité d'une pareille résistance, ont si bien manœuvré qu'ils ont détaché de notre cause l'électeur Palatin. Notre ancien allié nous a retiré ses troupes; de sorte qu'aujourd'hui, nous en sommes réduits à nos propres forces, c'est-à-dire à la garde civique, pour repousser les attaques des gens de Nassau.

SCHEFFER.

Tout cela est expliqué ici, et Diether d'Yssembourg conclut en demandant à l'Empereur d'Allemagne, le prompt secours de forces militaires.

GUTENBERG.

Ce secours viendrait trop tard, car Adolphe de Nassau presse ses armements; et comme nous n'avons, pour défendre la ville, que ses vieux remparts et ses anciennes fortifications, je suis loin, ami Scheffer, d'être rassuré sur le sort de Mayence.

Il va au bureau à gauche.

SCHEFFER.

L'avenir me paraît, en effet, assez sombre pour nous. (Il se lève et frappe sur un timbre. Friélo entre par la droite, premier plan.) Friélo, va porter ceci aux ateliers, et qu'on le compose sans retard[B].

FRIÉLO, lisant le papier qu'on lui a remis.

«Supplique du prince électeur, Diether d'Yssembourg, à l'Empereur d'Allemagne.» Eh bien, il ne fera pas mal de se presser de nous envoyer des secours, l'Empereur d'Allemagne; car la pauvre ville de Mayence en a grand besoin. Tout y est sens dessus dessous. Les femmes pleurent et les enfants crient. Les gardes civiques fourbissent leurs rapières et astiquent leurs hallebardes; tandis que les artilleurs traînent les bombardes du côté des remparts. Comment tout cela finira-t-il?

SCHEFFER.

Va donc porter cette copie, Friélo... Je t'ai dit que c'était pressé!

FRIÉLO.

J'y cours, maître, j'y cours. (Il va pour sortir par la porte de droite, mais il s'arrête.—Regardant à gauche.) Monsieur Scheffer, voyez donc la visite qui nous arrive!

SCHEFFER.

Une visite?

FRIÉLO.

Je ne vois pas les visages, mais ce sont des personnages de très haut rang, car tous les ouvriers s'inclinent sur leur passage, avec les signes du plus profond respect.

Il sort par la droite.

NOTES:

[A] Scheffer, Gutenberg.

[B] Gutenberg, Scheffer, Friélo.

SCÈNE IV

DIETHER D'YSSEMBOURG, SCHEFFER, GUTENBERG, CONRAD HUMMER, Hallebardiers

Les hallebardiers se rangent des deux côtés de la porte.

UN SOLDAT, annonçant.

Monseigneur Diether d'Yssembourg, prince électeur, archevêque de Mayence; M. Conrad Hummer, Syndic de la ville!

Le prince électeur et Conrad Hummer entrent[A].

GUTENBERG.

Heureuse et honorée la maison qui reçoit aujourd'hui le souverain de Mayence!... ainsi que toi, mon cher Conrad, toi qui es maintenant le Syndic de notre bonne ville.

DIETHER D'YSSEMBOURG.

Mon cher Gutenberg, mon cher Scheffer, nous laisserons pour un autre moment les cérémonies et les discours. Les circonstances sont graves, et ma visite vous dit assez qu'un grand péril menace la cité. Notre constant ennemi, celui qui, soutenu par le pape, a juré de détruire vos libertés municipales, et d'absorber Mayence dans ses États, a rassemblé toutes ses forces, et il marche sur notre ville. Il ne faut pas nous laisser surprendre. C'est pour cela qu'avec le Syndic de la ville, je viens donner mes instructions aux chefs des gardes civiques auxquels est confiée la défense des dix portes fortifiées de la ville. Vous, Scheffer, et vous, Gutenberg, êtes chargés de garder deux portes, n'est-ce pas?

CONRAD HUMMER.

Oui; Gutenberg et Scheffer doivent se placer, avec les hommes de leur quartier, dans les poternes et bastions qui défendent la troisième et la quatrième porte du côté du Rhin.

DIETHER D'YSSEMBOURG.

Eh! bien, Scheffer, eh! bien, Gutenberg, voici le relevé des forces dont vous disposerez. (Il leur remet à chacun un pli. Gutenberg et Scheffer prennent le pli et s'inclinent.) Dans cette note se trouve le détail des quantités de poudre et de boulets de pierre accompagnant la bombarde qui a été placée sur le rempart, entre la troisième et la quatrième porte du Rhin. Il y a aussi le détail de l'approvisionnement, en grains et fourrages, pour les chevaux, en cas d'une sortie de notre part.

SCHEFFER.

Nous avons ici soixante ouvriers solides, qui peuvent se rendre, avec nous, à la porte du Rhin; mais ils ne sont pas encore armés.

DIETHER D'YSSEMBOURG.

Qu'ils se rendent sur la place du Dom. Là, les piques, les lances et les épées, leur seront délivrées. Nous n'avons, malheureusement pas d'armes à feu portatives, couleuvrines ou arquebuses, à opposer à nos ennemis, qui en ont fait venir d'Espagne. Mais la vaillance elle patriotisme des citoyens suppléeront à l'insuffisance de leurs armes.

Fausse sortie du prince et de Conrad Hummer.

DIETHER D'YSSEMBOURG, revenant.

Ah! un mot encore. Des vedettes sont placées sur les tours des Églises, aux quatre coins de la ville. Elles ont pour mission, dès qu'elles apercevront l'ennemi, de sonner aussitôt le tocsin. Ce sera le signal d'alarme et d'appel pour toutes les gardes civiques et pour les habitants de la ville en état de porter les armes... Ainsi, dès que vous entendrez le tocsin, Scheffer, dès que vous l'entendrez, Gutenberg, n'hésitez pas un instant, courez, volez aux remparts. Seriez-vous près de votre fils nouveau né, seriez-vous au chevet de votre mère mourante, abandonnez tout, courez au combat!

GUTENBERG.

Il s'agit de défendre nos femmes et nos enfants, et de sauver nos libertés civiques. Nos bras, nos forces, notre existence, sont à vous, monseigneur.

DIETHER D'YSSEMBOURG.

Je savais que je pouvais compter sur votre courage et votre dévouement. Adieu donc; je vais continuer à donner mes instructions aux chefs des autres bastions et poternes.

CONRAD HUMMER, prenant la main de Gutenberg.

Nous nous retrouverons, cher camarade, devant l'ennemi.

GUTENBERG.

Permettez, monseigneur, que je vous reconduise jusqu'à votre carrosse.

Diether sort, suivi de Conrad et de Gutenberg. Les soldats suivent. Scheffer qui les a suivis, rentre en scène.

NOTES:

[A] Gutenberg, Conrad, Diether, Scheffer, Hallebardiers, au fond.

SCÈNE V

SCHEFFER, ANNETTE

ANNETTE, entrant par la droite[A].

C'est le prince électeur et le Syndic de la ville qui sortent d'ici?... Que se passe-t-il donc? Je meurs d'inquiétude.

SCHEFFER.

Des événements très graves se préparent. Le temps presse et je vous prie de m'écouter; car j'ai à vous parler, et de choses sérieuses.

ANNETTE.

Je vous écoute.

SCHEFFER.

Depuis trois ans, je travaille en secret, au perfectionnement de l'imprimerie, et j'ai été assez heureux pour trouver un procédé qui va simplifier extraordinairement la fabrication des caractères. Vous savez que les lettres métalliques dont nous nous servons, sont sculptées une à une. C'est un travail énorme et très dispendieux. Or, j'ai imaginé de graver en acier un type, qui me sert à frapper ensuite un moule à lettres. Je coule dans ce moule l'alliage destiné à former les caractères, et j'obtiens ainsi des lettres ayant toute la perfection désirable, tout en conservant le type primitif en acier.

ANNETTE.

C'est assurément une grande simplification, et je reconnais là votre talent.

SCHEFFER.

Attendez! je n'ai pas fini. Gutenberg emploie, pour imprimer ses livres, les lettres gothiques des anciens manuscrits. Je veux, moi, faire usage des caractères romains, dont la netteté est précieuse, non seulement pour l'imprimeur, car elle simplifie son travail, mais aussi pour le lecteur, car elle facilite la lecture.

ANNETTE.

C'est encore là une belle idée! Mais pourquoi, Scheffer, est-ce à moi que vous parlez de tout cela, au lieu de le communiquer à Gutenberg, à votre associé[B]? S'il est vrai que vous ayez découvert plusieurs perfectionnements utiles à l'art de l'imprimerie, votre devoir serait de les communiquer à Gutenberg, qui, depuis deux ans, n'a aucun secret pour vous, qui vous a initié à ses travaux, et vous a traité comme un fils.

SCHEFFER.

Vous oubliez que je vous aime, dame Annette! C'est pour me rendre digne de vous que j'ai voulu surpasser Gutenberg. Je vous savais ambitieuse de gloire et passionnée pour notre art. C'est pour cela que je viens vous dire: «Gutenberg n'est pas le seul créateur de l'imprimerie. Un autre qui a reçu du ciel ce même don suprême que vous admirez en lui, un autre, après avoir découvert de nouveaux procédés pour l'imprimerie, met à vos pieds ses talents et son cœur». Que me répondrez-vous?

ANNETTE.

Je vous répondrai que celui qui veut, du même coup, ravir le bonheur et la gloire à son bienfaiteur, est un double traître. Je lui dirai qu'il a menti; car l'art de l'imprimerie a été créé par celui là même qu'il veut trahir, comme inventeur et comme époux.

SCHEFFER.

Annette! ne me repoussez pas. Croyez en ma parole, et ne vous abusez pas plus longtemps sur le compte d'un homme qui ne peut plus répondre aux aspirations de votre cœur, ni de votre esprit.

ANNETTE.

Je vous l'ai déjà dit, Scheffer, j'aime Gutenberg pour son génie, pour l'affection qu'il me porte, et je suis véritablement indignée de vos paroles.

SCHEFFER.

Quoi! c'est lorsque j'ai réussi dans mes travaux, au point de surpasser Gutenberg; c'est lorsque je viens vous offrir les prémices de ma découverte et le don de mon cœur, que vous m'écrasez de votre orgueilleuse préférence pour un autre! Ne prononcez plus devant moi le nom de mon rival; car ce nom ne m'inspire que révolte et jalousie! Annette, prenez garde, car maintenant, je hais Gutenberg!...

ANNETTE, elle marche sur Scheffer, qui recule.

Des menaces, Scheffer! des menaces, parce que je refuse de répondre à un amour coupable! Esprit envieux, serpent réchauffé dans le sein de l'amitié, la passion te fait oublier le respect que tu dois à ton maître et à moi[C].

SCHEFFER.

Annette! de grâce, écoutez-moi! Je n'ai pas tout dit... J'ai pris toutes mes dispositions pour créer une imprimerie nouvelle, qui fera une révolution dans cet art. C'est à Francfort que je compte l'établir. Mais j'entends ne conserver aucun rapport avec Gutenberg. Venez avec moi, chère Annette; venez partager la destinée brillante qui m'attend, et laissez s'écouler votre vie, heureuse et tranquille, entre la richesse et la gloire. Que l'amour ardent que je vous ai voué depuis dix années, ait enfin son couronnement!... (Il prend Annette dans ses bras.) Consentez à me suivre. Tout est préparé pour nous rendre ensemble à Francfort.

GUTENBERG, vers les dernières paroles de Scheffer était entré sans rien dire. Il avait ouvert l'armoire, pris son épée et bouclé son ceinturon. Il a entendu les dernières paroles de Scheffer.

Misérable! Tu veux, à la fois, suborner ma femme et me ravir ma gloire! Je suis stupéfait de tant de duplicité et de tant d'audace[D]!

SCHEFFER.

Tu as entendu mes paroles? Tu nous épiais! Eh bien! assez de dissimulation, assez d'ombre et de mystères. Oui, depuis longtemps j'aime Annette, et je ne vois en toi qu'un rival que j'abhorre. Autant que toi, j'ai le génie de l'art, et je te le prouverai en ouvrant à Francfort une imprimerie rivale, qui fera oublier jusqu'à ton nom. Quant à Annette, laisse-la choisir entre nous deux.

GUTENBERG.

Quelle indignité!

SCHEFFER.

Ah! maintenant, rien ne m'arrêtera plus, ni pour parler, ni pour agir. J'aime, je te le répète, Annette de la Porte-de-Fer, et je l'ai toujours aimée. Je l'aimais déjà quand je travaillais sous tes ordres, au couvent de Saint-Arbogast. Je l'aime plus encore depuis que je vis sans cesse près de vous; et toi je te hais, parce que tu es son époux... Ainsi, qu'elle prononce entre nous, qu'elle dise si elle veut, oui ou non, me suivre à Francfort!

GUTENBERG.

Voilà donc tes vrais sentiments! Le voilà donc jeté le masque qui cachait la noirceur de ton âme! Traître, tu ne périras que de ma main!... Défends-toi!

Ils tirent leurs épées, qu'ils portaient à la ceinture, et se battent. Le tocsin sonne.

ANNETTE.

C'est le tocsin! Que veut dire cela?

Ils abaissent leurs épées.

GUTENBERG, avec force.

Cela veut dire que l'ennemi est aux portes de la ville; cela veut dire que le combat va s'engager sous nos murs; cela veut dire qu'il faut, pour le moment, faire trêve à nos querelles, à nos ressentiments, à nos haines, et courir au poste dont le commandement nous a été confié.

Il remet l'épée au fourreau.

SCHEFFER, remettant l'épée au fourreau.

Tu as raison, Gutenberg. Courons où la patrie nous appelle! Et à demain nos querelles et ma vengeance!

GUTENBERG.

Aux remparts! à la poterne!

SCHEFFER.

Aux remparts! à la poterne!

Ils sortent en courant. Le canon gronde pendant la chute du rideau. Annette veut retenir Gutenberg, mais celui-ci la repousse avec colère. Annette tombe au milieu du théâtre.

NOTES:

[A] Scheffer, Annette.

[B] Scheffer, Annette.

[C] Annette, Scheffer.

[D] Scheffer, Gutenberg, Annette.


SIXIÈME TABLEAU

LA PRISE DE MAYENCE

Même décor, mais sans les accessoires.

SCÈNE PREMIÈRE

ANNETTE, FRIÉLO

Au lever du rideau, Annette est agenouillée à droite, devant la fenêtre.—Friélo est au fond, regardant à gauche, à la cantonade.

ANNETTE, priant.

Seigneur! ta colère est terrible! Avec quelle rigueur ton bras s'est abattu sur tes malheureux enfants! Mais tu es aussi le Dieu de clémence et de bonté. Assez de ruines se sont accumulées; assez de sang a coulé de nos veines, assez de larmes sont tombées de nos yeux. Seigneur, suspends les coups dont ta main nous accable. Sauve ce qui reste des personnes et des biens de la pauvre cité de Mayence! (Elle se lève et va à la fenêtre.) Quel affreux spectacle! Le feu est aux quatre coins de la ville. La rue est pleine de fuyards et de soldats, ivres de la victoire, et encore enflammés de la fureur du combat. On n'entend que des cris de douleur et d'épouvante. Partout la désolation, la terreur et la mort!

FRIÉLO, à la porte du fond.

Quel est ce groupe de fuyards?... Ce sont nos ouvriers. Ils sont poursuivis et viennent se réfugier ici...

ANNETTE.

Gutenberg est-il avec eux?

FRIÉLO.

Oui! grâce à Dieu!... Je vois aussi Scheffer!

ANNETTE.

Ah!

FRIÉLO.

Ils ont franchi la porte, ils rentrent! Les voici!

SCÈNE II

ANNETTE, FRIÉLO, Ouvriers, entrant en tumulte par le fond, les habits déchirés, GUTENBERG, SCHEFFER[A]

ANNETTE, courant à Gutenberg.

Dieu soit loué! tu me reviens! Je n'ai pas tout perdu, puisque tu es vivant!

GUTENBERG, tenant son épée nue.

Quelle affreuse journée! La ville a été surprise au milieu de la nuit. Les troupes du comte de Nassau ont franchi les remparts, presque sans résistance, et ont tout envahi, Diether a pu s'enfuir, en franchissant le mur d'enceinte du côté du Rhin, et en prenant une barque. Encore a-t-il failli périr dans le fleuve, au milieu de l'obscurité de la nuit. Cependant il est en sûreté. Par ordre du comte de Nassau, la ville est, depuis ce matin, livrée au pillage, et toutes les horreurs s'y commettent. (Bruit au dehors.) Quels sont ces cris?... (Annette va à la fenêtre, Gutenberg la suit.) Une troupe de volontaires remplit la rue et se dirige vers nous! (Aux ouvriers, à la cantonade.) Barricadez la porte, mes amis...

ANNETTE.

Il serait trop tard! Ils sont là.

NOTES:

[A] Annette, Gutenberg, Scheffer, Friélo, Ouvriers, au fond.

SCÈNE III

Les Mêmes, Soldats DE NASSAU, entrant par le fond, ZUM, et LE PETIT ZUM, les précédant

ZUM, entre par le fond, suivi du petit Zum. Au fond, les soldats se battent avec les ouvriers.

Par ici, mes amis, par ici. Je connais la maison et ses habitants; vous y trouverez, j'en réponds, un riche butin[A].

GUTENBERG, à Zum.

Ah! c'est toi! Tu as donc repris la souquenille du reître?

ZUM.

Oui; quand j'ai appris qu'il y avait guerre et promesse de pillage, j'ai demandé à rentrer dans les troupes volontaires du comte de Nassau... et mon petit frère aussi.

GUTENBERG.

Et vous venez, naturellement, faire ici œuvre de pillards et de bandits! Je te reconnais, misérable, c'est toi qui as tué Dritzen, à Strasbourg, et qui as bien manqué, à Paris, de me frapper traîtreusement.

SCHEFFER.

Et voilà les hommes dont nos ennemis invoquent les services! Ils prennent à leur solde des spadassins et des brigands de grande route!

ZUM.

Tu as le verbe bien haut pour un vaincu et un fuyard! Ton sang va payer tes injures!

Il tire son épée.

SCHEFFER, tirant son épée.

Avance donc!

Zum fond sur lui, l'épée à la main. Ils se battent.

LE PETIT ZUM, se battant avec Gutenberg, tandis que Zum se bat avec Scheffer.

Mon grand frère prétend que je ne suis bon à rien... Nous allons voir... (Tout en se battant avec Gutenberg, il frappe, par derrière, avec son poignard, Scheffer, pendant que ce dernier se bat avec Zum. Scheffer tombe mort.) Voilà, je crois, de l'ouvrage assez propre! Qu'en dis-tu, grand frère?

ZUM, regardant le corps de Scheffer.

Oui, ce n'est pas mal travaillé! (À Gutenberg.) À nous deux, maintenant, Gutenberg!

Friélo entre, avec une arquebuse, dont il menace le petit Zum, pour l'empêcher d'attaquer Gutenberg. Zum, attaque Gutenberg, qui a tiré son épée. Ils se battent[B].

NOTES:

[A] Friélo, Gutenberg, Zum, petit Zum, Scheffer.

[B] Petit Zum, Zum, Gutenberg, Friélo.

SCÈNE IV

Les Mêmes, CONRAD HUMMER

CONRAD HUMMER, il tient un papier à la main. Il a un bras en écharpe.

Que tout combat cesse! Que toute épée rentre au fourreau. Voici l'ordre, que je viens d'obtenir du comte Adolphe de Nassau, d'arrêter le pillage, et de faire rentrer toutes les troupes dans le camp établi sous les remparts. Les hérauts d'armes proclament dans Mayence la cessation des hostilités, et l'on bat la retraite, pour faire rentrer les troupes.

ZUM, remettant l'épée au fourreau.

On ne peut donc pas nous laisser achever notre besogne, et gagner honnêtement notre solde? (Au petit Zum.) Viens, petit... et rentrons au camp, puisque tel est le bon plaisir de notre seigneur et maître, le comte de Nassau.

Ils sortent, les soldats les suivent.

GUTENBERG, à Conrad Hummer.

Ami, tu as sauvé mes jours, merci! Mais peut-être aurais-je autant aimé perdre la vie que de survivre à la défaite et à la ruine de notre cité... Mais tu es blessé.

CONRAD HUMMER.

Oui, mais qu'importe! c'est notre pauvre ville qu'il faut plaindre. C'est elle qu'il faut songer à sauver, si c'est possible encore... Viens, allons relever nos blessés.

Ils sortent par le fond gauche. La scène reste vide.

SCÈNE V

LE PETIT ZUM, il entre par le fond droit; il tient à la main une torche enflammée. Il s'avance au milieu du théâtre, et s'assure qu'il n'y a personne. Il tâte le corps de Scheffer et s'assure qu'il est mort.

Mon grand frère est un grand entêté. Il m'a encore soutenu, tout à l'heure, que je ne suis bon à rien... Je vais lui prouver le contraire! (Il met le feu à gauche, puis à droite, enfin au fond, et s'enfuit par le fond, en brandissant sa torche allumée.) Voilà qui est fait!

L'incendie éclate.—Tableau.


ACTE CINQUIÈME

JOURS DE MISÈRE

La campagne aux environs de Wiesbade.—À gauche, au premier plan, un tonneau, sur lequel est monté un violonneux.—À gauche, au deuxième plan, des tables occupées par des buveurs.—À droite, au deuxième plan, une autre table.—À droite, au premier plan, l'entrée du cabaret.

SCÈNE PREMIÈRE

CORNÉLIUS, MEYER, MARGUERITE, MEYER, Paysans, Buveurs[A]

Au lever du rideau, le violonneux, monté sur un tonneau, joue, les paysans et paysannes valsent, accompagnés par l'orchestre; Meyer est debout près du violonneux.

CORNÉLIUS, ramenant de la valse, Marguerite.

Oui, il faut valser! oui, il faut danser! oui, il faut s'amuser, rire et boire! car, dans tout le duché, on célèbre aujourd'hui l'anniversaire de la prise de Mayence par notre prince Adolphe de Nassau. Wiesbade est en fête, et notre village de Fremesberg prend sa part aux réjouissances publiques! Donc, monsieur le violonneux, ne laissez pas, je vous prie, reposer votre archet. Nous allons recommencer.

MEYER, au violonneux.

Tenez, rafraîchissez-vous d'un bon verre de cette bière nouvelle; cela vous donnera du cœur pour continuer à râcler vos boyaux. (Il donne un verre de bière au violonneux, qui boit, et s'essuie la bouche avec sa manche.) Mais à propos de la prise de Mayence, il y a une chanson là dessus. Il faudrait nous la chanter!... Mais qui va nous la dire?

CORNÉLIUS.

Pardine! ce n'est pas malin! c'est ta fille Marguerite; elle a la plus jolie voix du village! (À Marguerite.) Allons, Marguerite, la chanson.

MARGUERITE.

Je le veux bien, mais à une condition, monsieur Cornélius, c'est que vous me soufflerez, si je me trompe!

MEYER.

Ne te gêne pas, ma fille, il te faut M. le maître d'école pour te mettre en voix!

MARGUERITE.

Dame!

CORNÉLIUS.

Me voilà, jolie Marguerite! me voilà! et je vous soufflerai tout ce qu'il vous plaira.

MARGUERITE.

Eh bien, je commence!

Elle chante.

LA PRISE DE MAYENCE (Ballade.)[B]

Dans notre joli duché de Nassau,
Sont de frais vallons, de vertes montagnes,
Des champs infinis, de riches campagnes,
Des bois, des blés, de murmurants ruisseaux.

Mais à Mayence on voit de grandes cathédrales,
Des jardins enchantés, des palais somptueux,
Et la place du Dom, avec ses grandes dalles,
Et sous ses murs, le Rhin, aux flots majestueux.

Dans notre joli duché de Nassau,
On voit le dimanche, au bal du village,
Valser doucement, sous le vert feuillage
La jeune fillette et le jouvenceau.

Mais à Mayence on voit grands seigneurs, nobles dames,
En leur palais superbe, aux sons joyeux du cor,
De l'amour et du vin allumant les deux flammes,
Chercher l'heureuse ivresse au fond des coupes d'or.

Notre prince a sonné la fanfare guerrière,
Alors sont accourus ses soldats valeureux,
Les éclairs de la poudre ont brillé dans les cieux,
La bombarde a lancé son lourd boulet de pierre.

Et maintenant, à Nassau conquérant
Sont les palais, la vieille cathédrale
Le marbre et l'or de sa vieille rivale.
Honneur et gloire au prince triomphant!

CORNÉLIUS.

Je ne sais si vous avez remarqué que rien ne donne soif comme une chanson patriotique. On met tant de chaleur à chanter ses victoires, que le gosier se dessèche à un point extraordinaire. Pour moi, je suis au moment d'avaler ma langue.

MEYER.

Il vaut mieux que tu avales ma bière, maître Cornélius. On va t'en servir à discrétion, ainsi qu'à tous nos amis. On paie et chacun est content.

CORNÉLIUS.

Eh bien, vide ta cave sur nos tables, généreux cabaretier!

Tous les paysans s'assoient aux tables de droite et de gauche[C].

MEYER.

Vous qui êtes si savant, monsieur le maître d'école...

MARGUERITE, assis près de Cornélius.

Oh! oui, qu'il est savant, M. le maître d'école!...

Elle le regarde avec admiration.

MEYER.

Pourriez-vous nous dire si la bière nouvelle désaltère davantage que la bière conservée, et si le vin nouveau...

CORNÉLIUS.

Attendez!... Quel est ce singulier équipage qui nous arrive?

NOTES:

[A] Violonneux, Meyer, Marguerite, Cornélius.

[B] Musique de M. Ch. Balanqué, de l'Opéra-Comique de Paris.

[C] Meyer, Marguerite, Cornélius, assis à la même table à droite.

SCÈNE II

Les Mêmes, GUTENBERG, FRIÉLO

Gutenberg, avec une longue barbe blanche et un bâton à la main, conduit par la bride un cheval, qui traîne une charrette, contenant une presse d'imprimerie, des formes et une casse d'imprimerie. Il arrive par la gauche, et s'arrête au milieu du théâtre.

FRIÉLO.

Nous sommes partis de Wiesbade à six heures du matin; il est quatre heures de l'après-midi, et nous n'avons pas cessé de marcher. Nous n'avons pas recueilli un pfenning, et je ne tiens plus sur mes jambes. Je crois que nous ferons bien de nous arrêter un moment. Au milieu de ce village en fête, nous trouverons bien un coin, pour nous reposer.

GUTENBERG.

Eh bien, va attacher Bijou à un arbre; puis, nous irons nous asseoir au milieu de ces braves gens. (Friélo fait sortir le cheval et la charrette. Ils vont ensuite s'asseoir à gauche au bout d'une table occupée par des buveurs.)[A] On nous permettra sans doute de prendre place ici!

MEYER, s'approche des buveurs de la table de gauche, pour les servir.

Y a-t-il quelque chose encore dans vos verres, gais compagnons?

LE BUVEUR.

Non, nos hanaps sont vides; va les remplir. (Retenant Meyer par la manche.) Mais, dis-moi, quel est cet homme, à barbe blanche, qui vient de s'asseoir là?

Friélo revient.

MEYER.

Ah! ne faites pas attention! C'est un pauvre diable qui est venu déjà ici, dimanche dernier. Sa cervelle est un peu détraquée; mais il ne fait de mal à personne!

LE BUVEUR.

Ah! sa cervelle est détraquée!... Je n'aime pas beaucoup à me trouver près d'un fou.

Il prend son verre, quitte la table, et va se placer à la table de droite. Les autres buveurs, l'ayant vu faire et l'ayant interrogé du regard, quittent tous également la table, et vont se placer à la table de droite.

MEYER.

Eh bien? Eh bien, que se passe-t-il? Pourquoi tout le monde quitte-t-il cette place? (Les buveurs, sans lui répondre, lui montrent Gutenberg.) C'est cet homme à la barbe blanche qui vous fait fuir? Je vais mettre ordre à ça! (Il s'approche de Gutenberg, qui est assis.) Vous ne commandez donc rien, mon brave homme: ni bière, ni pain, ni jambon?

GUTENBERG.

Je n'ai pas d'argent.

FRIÉLO, frappant sur son escarcelle, d'un air piteux.

Ni moi non plus!

MEYER.

Il ne faudrait pas, alors, prendre la place de ceux qui paient! Vous faites fuir tout le monde et vous ne demandez rien?

GUTENBERG.

Vous avez raison, monsieur l'aubergiste; je ne veux pas vous faire du tort. Nous allons partir. (Ils se lèvent.) Seulement, une charité. Donnez-nous à chacun un verre d'eau; car nous mourons de soif.

MEYER, il va à Marguerite, qui est assise près de Cornélius, à la table de droite.

Ce vieux, à la barbe blanche, demande, avant de partir, un verre d'eau. Apporte-le lui, et qu'ils détalent d'ici, car ils font fuir les clients.

Marguerite emplit un verre d'eau et l'apporte à Gutenberg.

GUTENBERG, prenant le verre.

Merci, charmante enfant. (Il va pour boire, Marguerite arrête son bras, prend le verre et jette l'eau.) Que faites-vous?

MARGUERITE.

Attendez! Il ne sera pas dit qu'en ce jour de fête, un malheureux n'aura pas trouvé la charité dans notre village.

Elle va remplir un verre de bière, et l'apporte à Gutenberg.

FRIÉLO.

Ah! merci, merci, mademoiselle l'aubergiste; Dieu vous rendra cela en paradis.

MARGUERITE, à Gutenberg.

Comme vous êtes pâle et fatigué! C'est le besoin... la faim, peut-être? Nous avons aujourd'hui du jambon, du pain frais et du vin à discrétion. Je vais vous servir tout cela; et comme l'a dit le petit, Dieu me rendra en paradis, mon pain et mon jambon. (Marguerite va prendre un plateau contenant du vin et deux verres, qu'elle va porter à Gutenberg et à Friélo.) Tenez, bonnes gens, buvez, mangez, et prenez des forces, pour continuer votre route. (À Meyer, qui s'est levé, pour regarder manger Gutenberg.) Regarde, mon père, avec quel appétit ils font honneur à notre repas.

MEYER, avec humeur.

Oui, oui, un repas qui ne coûte rien, c'est toujours bon; mais ce n'est pas aussi agréable pour l'aubergiste. (À Gutenberg.) Vous savez qu'on attend votre place, quand vous aurez fini. Ainsi, dépêchez-vous, si c'est possible.

MARGUERITE.

Ah! mon père, tu ne peux donc pas être bon pour les malheureux, une fois dans ta vie!

LES BUVEURS, criant et appelant.

De la bière!... du vin!... De la bière, donc, Marguerite!

MARGUERITE, allant aux buveurs[B].

Voilà! voilà!

Elle sort par la droite, et revient, avec de la bière.

MEYER, qui est resté près de Gutenberg.

Comme ça, mon vieux, vous courez les pays avec votre charrette? Et qu'est-ce qu'il y a dans votre charrette?

GUTENBERG.

Un matériel d'imprimerie... une presse... une casse, des formes et des caractères.

FRIÉLO.

Dans les villages que nous traversons, nous faisons connaître à ceux qui l'ignorent l'art de l'imprimerie, nouvellement inventé en Allemagne. Cela intéresse quelques personnes, qui nous donnent, en échange, un morceau de pain... comme vous l'avez fait tout à l'heure, mon bon monsieur Meyer.

GUTENBERG.

Tu n'ajoutes pas, Friélo, que l'inventeur de l'imprimerie, c'est moi! que je m'appelle Jean Gutenberg, et que je suis gentilhomme de Mayence!

MEYER, surpris.

Vous êtes l'inventeur de l'imprimerie! vous êtes gentilhomme! (À part.) Pauvre diable! On a raison... sa cervelle est détraquée. (Haut.) Eh bien, Monseigneur, eh bien, mon gentilhomme, achevez votre somptueux festin, moi, je retourne donner à boire à mes vilains.

Il va à la table de droite.

CORNÉLIUS.

Eh bien, vous avez parlé à cet homme?... Que vous a-t-il dit?

MEYER.

Ah! des folies!... Il prétend être gentilhomme, s'appeler Gutenberg, et être tout bonnement l'inventeur de l'imprimerie!

CORNÉLIUS.

Voyez-vous ça! J'ai, en effet, entendu parler, à Mayence, d'un certain Gutenberg; mais il n'était pas gentilhomme, il était orfèvre. Quant à la prétention de ce pauvre diable d'avoir inventé l'imprimerie, ce n'est pas à moi qu'on contera de ces sornettes.

MARGUERITE.

Oh! non, monsieur Cornélius, ce n'est pas à vous! à vous, le maître d'école du village, que l'on contera de ces sornettes!... Vous êtes si savant, monsieur Cornélius!

Elle le regarde avec admiration.

CORNÉLIUS, avec importance.

Je connais sur le bout du doigt toute cette histoire, et si vous le voulez, je vais vous la dire, pour votre instruction et celle de vos enfants. (Les buveurs quittent la table, et font demi-cercle autour de lui.) Voyez-vous, l'imprimerie a eu trois pères: d'abord Laurent Coster, l'imagier de Harlem, qui a imprimé quelques volumes avec des caractères mobiles. Ensuite, le célèbre Jean Fust, qui a imprimé des psautiers, des missels, les Offices de Cicéron et autres ouvrages, et qui est mort de la peste, à Paris. Enfin, Pierre Scheffer, qui a perfectionné la manière de fabriquer les caractères, et qui fut tué à la prise de Mayence, par les troupes de notre prince, Adolphe de Nassau. Nous avons, dans nos écoles, des exemplaires de tous les ouvrages dont je viens de vous parler et je puis vous les montrer. (Il tire de sa poche trois volumes.) Voici d'abord un des petits volumes de l'imagier de Harlem: Lettres d'Indulgence. Voyez: imprimé par Laurent Coster, à Harlem. (Ils regardent le volume.) Voici l'un des volumes imprimé par Fust, à Mayence (Il leur montre le livre.) et qui porte: Imprimerie de Fust, à Mayence. Voici enfin, la bible imprimée par Scheffer, à Mayence. Aucun livre imprimé ne porte, que je sache, le nom de Gutenberg. Montrez-moi un seul livre portant la mention: Imprimé par Gutenberg et je vous donnerai raison.

MARGUERITE.

Oui, montrez-lui un livre imprimé par Gutenberg... (Le regardant avec admiration.) Comme il parle bien!... comme il est savant!

MEYER.

Alors, ce vagabond qui se prétend gentilhomme... Attendez, je vais lui dire son fait! (Il va à Gutenberg, qui est toujours assis à la table de gauche.) Vous savez, mon vieux, que vous n'êtes pas plus gentilhomme que ma pantoufle, et vous n'avez rien inventé du tout!... L'imprimerie a eu trois pères... on n'en a qu'un, d'habitude, mais l'imprimerie est une si grande dame qu'elle peut se donner le luxe de trois papas. Donc l'imprimerie a eu pour premier papa Laurent... Laurent... enfin, un marchand d'images.

GUTENBERG.

Laurent Coster, l'imagier de Harlem!... Tu dis vrai.

MEYER.

Le second papa a été le célèbre Fust, qui, étant à Paris, a inventé la peste... (Marguerite le tire par la manche.) C'est-à-dire, qui est mort de la peste à Paris.

GUTENBERG, d'un air concentré.

Continue!

MEYER.

Et son troisième papa, c'est Scheffer, qui a fait le siège de Mayence, (Même jeu de Marguerite.) c'est-à-dire qui a été tué au siège de Mayence.

GUTENBERG, d'un air plus concentré.

Après?

MEYER.

Après, c'est tout... (D'un air d'importance.) Montrez-moi un seul livre portant la mention: Imprimé par Gutenberg, et je vous donnerai raison. Par ainsi, vieux farceur, vous nous avez conté des contes, et ce que vous avez de mieux à faire, c'est de détaler d'ici... Je ne vous reproche pas mon jambon, ni ma bière, mais enfin...

GUTENBERG, se levant et éclatant.

Qui a dit que je ne suis pas l'inventeur de l'imprimerie? Qui a dit que Fust et Scheffer ne sont pas des imposteurs et des voleurs d'idées? Qui a dit que Gutenberg est menteur et traître? (Il lève son bâton. Les buveurs reculent. Cornélius, Meyer, et Marguerite, s'écartent et vont à l'extrême droite[C].) Je suis ici au milieu de mes ennemis, des ennemis de Mayence, ma patrie. Je suis au milieu de ces hommes barbares et cruels, qui ont envahi, à main armée, notre malheureuse ville, et qui l'ont saccagée. Je suis au milieu de ceux qui ont brûlé mes ateliers, causé ma ruine et tué Pierre Scheffer! (Il brandit son bâton.) Prenez garde à vous, gens de Nassau, Gutenberg, Gutenberg, de Mayence, que vous avez ruiné, volé, perdu à jamais, Gutenberg vous menace et vous brave.

Ils s'écartent davantage[C].

MEYER.

Prenons garde, il est complètement fou!

FRIÉLO.

Mon cher maître, calmez-vous; on ne vous veut aucun mal!

GUTENBERG.

Je ne resterai pas plus longtemps dans le pays de Nassau. Nous avons laissé à l'hôtellerie, ma femme, ma chère Annette: cours, Friélo, va lui dire que je veux partir tout de suite, et ramène-la.

FRIÉLO.

L'hôtellerie où nous avons laissé dame Annette, est près d'ici. Dans un quart d'heure, je vous l'amène.

Il sort.

NOTES:

[A] Gutenberg, Friélo.

[B] Friélo, Gutenberg, Meyer, Cornélius, Marguerite, buveurs au fond.

[C] Friélo, Gutenberg, Meyer, Cornélius, Marguerite.

SCÈNE III

Les Mêmes, moins FRIÉLO

MEYER.

Je savais bien qu'il avait un coup de marteau, mais je ne le savais pas enragé. Flattons sa manie. (Allant à Gutenberg et le saluant.) Monseigneur, monseigneur de Gutenberg, mon digne gentilhomme, mon prince, on est allé chercher la princesse, votre femme, pour vous ramener en pompe, dans le palais de vos pères. (À part.) S'il n'est pas content!

Gutenberg est tombé sur le banc des buveurs à droite, comme absorbé dans ses pensées.

CORNÉLIUS.

Laisse ce pauvre homme! Nous n'avons rien à craindre de lui; il est maintenant abattu et sans forces.

MEYER.

Il est certain que Sa Seigneurie n'est pas en ce moment dans une passe brillante!

SCÈNE IV

Les Mêmes, FRIÉLO

GUTENBERG, se levant.

Eh bien, Friélo, ramènes-tu Annette?

FRIÉLO.

Hélas, mon maître, malheur sur malheur! Je n'ai plus retrouvé dame Annette à l'hôtellerie. Elle venait de partir, en chargeant l'hôtelier de nous annoncer son départ.

GUTENBERG.

Et, a-t-elle dit, au moins, en quel lieu elle se rend?

FRIÉLO.

Non!

GUTENBERG.

Oh! dernier coup de la fatalité qui m'accable! Annette, ma femme, qui dirigeait mes pas chancelants dans la carrière de la vie, Annette, mon soutien, mon guide, elle me quitte, elle m'abandonne! Et pourquoi? Ah! le courage aura fini par lui manquer. Elle se sera fatiguée d'un si long, d'un si constant dévouement, et elle sera partie, en m'abandonnant à ma triste destinée. Et comment la blâmer? Une telle abnégation, si longtemps continuée, n'est pas dans la nature humaine. On s'épuise en efforts, en dévouement, mais une heure vient où les forces vous manquent, pour continuer le sacrifice. Et l'on part; et l'on livre à son désespoir, à sa faiblesse, le triste compagnon de sa vie misérable. Ah! Friélo, je ne survivrai pas à ce dernier coup!... Je voudrais mourir!

Il retombe, accablé, sur le banc, les mains sur ses yeux.

SCÈNE V

Les Mêmes, MARTHA

Elle entre par le fond droite, et vient près de Gutenberg.

FRIÉLO.

Levez les yeux, maître, et vous verrez que Dieu ne vous a pas abandonné. L'un de vos anges gardiens s'est envolé, mais l'autre vous est resté fidèle.

MARTHA, à Friélo.

Oui, cher Friélo, je viens encore protéger et défendre ton maître. Mais n'accusez pas Annette d'ingratitude et d'oubli. C'est elle qui, en passant devant la succursale du couvent de Sainte-Claire, établie à Wiesbade, m'a prévenue de son départ, m'en a expliqué les raisons, qui n'ont rien que d'heureux, et m'a chargée de la remplacer auprès de Gutenberg. J'ai pour mission de vous ramener tous deux à Mayence! (À Gutenberg qui, pendant la réplique précédente, a regardé avec surprise Martha, cherchant à la reconnaître.) Vous avez entendu, messire Jean, nous allons partir; je vous ramène à Mayence. Vous allez rentrer, et pour ne plus la quitter, dans votre ville natale.

GUTENBERG[A].

Un ange est descendu du ciel, pour prendre par la main le vieillard abattu sous les coups de l'infortune, pour l'arracher au désespoir et à la mort. Mais pourquoi ce messager céleste prend-il la voix et les traits enchanteurs de la jeune fille qui fut l'amour et la passion sereine de ma jeunesse? Fille de Laurent Coster, enfant du maître vénéré qui forma mon esprit et m'ouvrit la carrière, tu portes les habits des saintes femmes vouées au culte de Dieu. C'est pour me dire, n'est-ce pas, que tu vas me transporter dans les sphères célestes, et m'amener aux pieds du Seigneur? (Il se lève.) Merci à toi, noble envoyée des divines phalanges. Je suis prêt à te suivre!... J'ai hâte de mourir, pour que tu m'emportes sur tes blanches ailes, au sein de l'éternelle clarté, dans l'infini des cieux!...

MARTHA.

Il ne me reconnaît pas! Une longue série de malheurs, la misère, les souffrances de l'exil, ont altéré sa raison. C'est à nous de consoler, d'apaiser, de rendre à elle-même cette âme meurtrie. Je ne faillirai pas à cette dernière et suprême mission. Annette m'a chargée de ramener à Mayence le pauvre Gutenberg. Partons, Friélo, et que Dieu nous conduise!

Ils sortent, Gutenberg posant les bras sur les épaules de Martha et de Friélo.

NOTES:

[A] Friélo, Gutenberg, Martha, Marguerite, Cornélius.


HUITIÈME TABLEAU

LE RETOUR À MAYENCE

Même décor qu'au premier acte. On a seulement supprimé les deux enseignes. Banc de pierre, à droite.

SCÈNE PREMIÈRE

ANNETTE, puis HÉBÈLE

ANNETTE, sortant de la maison du Taureau-Noir.

Mettez tout bien en ordre. Nettoyez les vitraux de la grande salle et les cuivres des cuisines. Pour le reste, attendez mon retour.

Elle descend en scène, et rencontre Hébèle, venant par le fond.[A]

HÉBÈLE.

Je viens d'apprendre ton arrivée, et j'accours te demander pourquoi tu reviens seule, et où tu as laissé mon pauvre frère?

ANNETTE.

Depuis la ruine et l'incendie de notre imprimerie, à Mayence, nous errions, Gutenberg et moi, à travers l'Allemagne, pauvres, malheureux, et ayant souvent besoin de recourir à la charité publique. Mon mari transportait avec lui son vieux matériel d'imprimerie, et nous vivions de quelque semblant de travail, accordé par la pitié. Mais, le plus souvent, nous ne rencontrions que des refus, des risées ou des menaces, et les pierres du chemin auraient été tout aussi utiles à transporter, que notre attirail d'imprimerie. Nous étions à Wiesbade lorsque j'appris que Diether d'Yssembourg, venait d'être rétabli sur le trône archiépiscopal de Mayence, redevenue, comme auparavant, ville libre de l'Empire.

HÉBÈLE.

Oui, la mort du pape Pie II, en 1464, suivie de celle du comte Adolphe de Nassau, a permis que les réclamations des habitants de Mayence fussent écoutées par le Conseil de l'Empire, et, finalement, notre bien-aimé Diether d'Yssembourg est revenu à Mayence, ramenant avec lui nos libertés municipales.

ANNETTE.

Dès que cet heureux événement me fut connu, je m'empressai de quitter Wiesbade, pour venir exposer à notre prince bien-aimé la situation lamentable du créateur de l'imprimerie, de Gutenberg, qu'il a toujours affectionné. En partant, je confiai mon mari aux soins dévoués de sœur Martha, qui se chargea de le guérir et de le ramener à Mayence.

HÉBÈLE.

De le guérir!

ANNETTE.

Oui, le malheur, les persécutions répétées, le désespoir d'avoir tout perdu dans l'incendie de son imprimerie, avaient un moment altéré sa raison; mais les soins attentifs de Martha l'ont bientôt rendu à lui-même. Le prince a écouté avec le plus vif intérêt le récit de ses infortunes, et il a pris ses dispositions pour rendre toute justice à Gutenberg, dès son retour. Je me rends à son palais; viens avec moi, je te dirai en chemin mes projets et mes espérances.

Elles sortent par le fond gauche.

NOTES:

[A] Annette, Hébèle.

SCÈNE II

GUTENBERG, avec une barbe blanche, MARTHA, FRIÉLO, ayant chacun sur l'épaule le bras de Gutenberg[A]

MARTHA.

Dieu soit loué! nous voici enfin au terme du voyage! Nous avons été assez heureux pour rendre à la santé, à la raison, le pauvre Gutenberg. Friélo, je te le confie, et je rentre au couvent.

Elle sort par la gauche.

FRIÉLO. Il conduit Gutenberg près du banc de pierre à droite, et le fait asseoir sur le banc.

Marcher un jour, marcher le lendemain, marcher encore, quel métier pour des jambes qui n'ont plus vingt ans! Et dire que nous revenons aussi pauvres que nous sommes partis!... et de plus, très fatigués!... Enfin, voilà la maison du Taureau-Noir, et, j'espère bien, cette fois, que nous allons nous y arrêter pour le reste de nos jours!

Il entre dans la maison du Taureau-Noir.

GUTENBERG, seul. Il se lève et paraît rencontrer peu à peu les lieux.

Je te salue, ô maison paternelle!... Plus de vingt ans se sont écoulés, depuis le jour où, pour la première fois, je dis adieu à tes vieux murs!... Pages envolées, de ma vie, que j'aime à vous relire en face de ces lieux paisibles où s'écoula mon enfance! Je sens renaître ici tous les souvenirs du passé, et, comme en un miroir fidèle, mon existence entière se reflète à mes regards!... Mon départ de Mayence au milieu des colères du peuple; mon séjour dans l'atelier de Laurent Coster, à Harlem; mes veilles, mes longues études, et l'amour ingénu de Martha, reviennent à ma pensée. Mais je vois aussi s'évanouir, l'un après l'autre, tous mes rêves de bonheur! Mon cher Dritzen frappé de mort à mes côtés, et le traître Fust, s'emparant de mon secret. Scheffer, tué à son tour, et mes ateliers consumés par les flammes; enfin, ma vie errante à travers l'Allemagne, et cette longue période, où, nouveau Bélisaire, j'implorais la pitié et l'aumône des passants!... Avec quelle émotion je revois les lieux où s'écoula ma jeunesse. Le nid de cigognes que j'ai laissé au moment de mon départ, est encore suspendu à la corniche de cette tour. Les petits, devenus grands, sont partis; mais plus heureux que moi, ils sont plusieurs fois revenus, battant des ailes, pour nourrir des générations nouvelles. Jeunesse, illusions, amour et gloire, j'ai tout laissé sur la route épineuse de la vie... Ainsi, la souffrance et le malheur sont, ici-bas, la récompense de ceux qui se dévouent au progrès de l'humanité! Pendant que l'Europe entière s'enrichit de ma découverte, je rentre brisé, sans ressources et sans espoir, dans ma ville natale.

NOTES:

[A] Friélo, Gutenberg, Martha.

SCÈNE III

GUTENBERG, ANNETTE, FRIÉLO, HÉBÈLE, Annette et Hébèle entrent par le fond gauche

ANNETTE, courant à Gutenberg.

Je viens d'apprendre ton arrivée, et je ne me sens pas de joie.

Elle l'embrasse.[A]

HÉBÈLE.

Mon bon frère! que je te presse à mon tour dans mes bras!

Elle l'embrasse.

GUTENBERG.

Chère sœur jamais plus lamentable voyage, ni plus triste retour!

ANNETTE.

Oui, Friélo, m'a raconté vos dernières étapes. La misère, la tristesse, les privations, ont été vos compagnons de route, depuis Wiesbade jusqu'ici. Ton âme est abattue, ton corps est fatigué, ton visage est vieilli, et tes habits sont usés; aucun cortège ne fête ton retour, ton escarcelle est vide, et ta tête est blanchie par le travail et le malheur. Mais tu as su rester digne, indépendant, loyal et sincère. Qui donc pourrait se dire aussi riche que toi? Cependant, ne perds pas courage; car si j'en crois mes pressentiments, l'heure qui t'apportera la fortune, la gloire et le repos, n'est pas éloignée.

GUTENBERG.

Ah! ma pauvre Annette! Tu as conservé toutes les illusions de la jeunesse. Mais moi, j'ai tant souffert que j'ai perdu jusqu'à l'espérance. Si tes beaux rêves se réalisaient jamais, je ne serais plus sur la terre, pour en jouir.

ANNETTE.

Et la devise de ta famille: Rien ne me résiste! l'as-tu donc oubliée? Cette devise est aussi celle de l'art que tu as fondé. C'est la devise de la vérité, de l'intelligence et du courage... elle ne peut mentir!... Apprends donc que si je t'ai quitté si brusquement à Wiesbade, c'est que je venais de recevoir la nouvelle du retour de notre souverain, Diether d'Yssembourg, dans sa bonne ville de Mayence, et que j'avais hâte de rappeler au prince tes titres à sa reconnaissance.

GUTENBERG, avec doute.

Mais que peux-tu avoir obtenu?

NOTES:

[A] Hébèle, Gutenberg, Annette.

SCÈNE IV

Les Mêmes, Friélo, arrivant en courant, par le fond, gauche

FRIÉLO[A].

Mon maître! mon cher maître! Je ne sais comment on a appris votre retour; mais vos anciens ouvriers, les bourgeois, les seigneurs, tout Mayence enfin, s'apprête à venir vous souhaiter la bienvenue[B]. Les visages ont tous un air de fête qui vous réjouit le cœur. Cela m'a fait pleurer. Je croyais qu'il n'y avait que le chagrin qui fît couler des larmes. Il paraît que le bonheur produit le même effet. Enfin, je pleure et ris tout à la fois.

Il remonte au fond gauche.

ANNETTE, pressant les mains de Gutenberg.

Ce jour mémorable effacera tous les tristes souvenirs du passé!

FRIÉLO.

Voilà le peuple, avec ses habits de fête; voilà le Prince Électeur, avec sa belle cape; voilà le docteur Conrad Hummer, Syndic de Mayence, avec sa longue robe. Ah! doux Jésus, les larmes n'empêchent d'y voir clair! C'est bête de pleurer comme ça, quand on est si content!

NOTES:

[A] Friélo, Annette, Gutenberg, Hébèle.

[B] Friélo, Gutenberg, Hébèle, Annette.

SCÈNE V

Les Mêmes, DIETHER D'YSSEMBOURG, CONRAD HUMMER, Ouvriers Imprimeurs, Peuple

Entrée générale par le fond gauche: Diether, Conrad, Soldats, restant au fond.

PEUPLE et OUVRIERS.

Vive Gutenberg! vive Gutenberg!

DIETHER D'YSSEMBOURG, tenant un parchemin[A].

Gutenberg, ta digne et vaillante épouse m'a raconté les malheurs qui t'ont si longtemps poursuivi, et l'état de détresse où t'a réduit la prise et l'incendie de notre bonne ville. Je sais que, depuis plusieurs années, le créateur de l'imprimerie, vit, errant et malheureux à travers l'Allemagne. Rétabli, comme par miracle, à la tête de notre cité, je veux rendre justice au mérite de tous, et j'ai à cœur de reconnaître les services que le plus illustre des enfants de Mayence a rendus à sa patrie et à l'humanité... Gutenberg, malgré les tentatives que Fust et Scheffer ont faites pour s'approprier ta découverte, je tiens à te proclamer devant tous l'inventeur de l'imprimerie, et je t'assure, par ce décret, une pension pour le reste de tes jours.

Il donne le parchemin à Gutenberg.

GUTENBERG.

Ah! monseigneur!

DIETHER D'YSSEMBOURG.

Je te nomme, en même temps, premier gentilhomme de mon palais. (Il prend un collier des mains de Conrad, et le passe au cou de Gutenberg, qui a mis genou en terre.) Je ne connais personne qui soit plus digne que toi de porter ces insignes, destinés à signaler, parmi mes gentilshommes, celui que j'honore le plus.

GUTENBERG, se relevant.

N'est-ce point un rêve? Que de bienfaits, monseigneur!... (Tendant la main à Annette.) Je vois que tu as plaidé ma cause avec éloquence!

ANNETTE.

Je n'ai fait que demander justice pour toi!

NOTES:

[A] Friélo, Conrad, Diether, Gutenberg, Annette, Hébèle.

SCÈNE VI

Les Mêmes, MARTHA, entrant par la gauche, deuxième plan

DIETHER D'YSSEMBOURG.

Quelle est cette religieuse?... Son visage inspire la sympathie... (À Martha.) Qui êtes-vous?

MARTHA.

Martha, sœur de Sainte-Claire, fille de Laurent Coster, l'imagier de Harlem!

GUTENBERG.

Je vous remercie, Martha, d'être venue joindre à mon triomphe le souvenir de mon vieux maître. (En se découvrant.) Rendons tous ici hommage à la mémoire de Laurent Coster. Aucun de nous ne doit oublier que l'imprimerie a eu pour berceau l'humble imagerie de Harlem.

MARTHA.

Je suis heureuse de cet hommage rendu à la mémoire de mon père; mais ce n'est pas pour cela que je me présente à notre souverain. Je suis sœur du couvent de Sainte-Claire, mais je n'ai pas encore prononcé mes vœux: je suis toujours simple novice. C'est pour cela que j'ai pu être envoyée en mission en divers pays, tantôt à Paris, pour soigner les pestiférés, tantôt à Mayence, ou dans le duché de Nassau, pour y panser les blessés et prodiguer les secours de la religion aux victimes de la guerre. Mais aujourd'hui, ma mission est terminée. Gutenberg est maintenant heureux et honoré dans sa patrie. Les portes du cloître peuvent donc se fermer sur moi. Je peux dire au monde et à ceux que j'ai aimés un éternel adieu. Et je viens vous dire, à vous, prince de l'Église: «Daignerez-vous placer, de vos propres mains, sur mon front, le voile sacré?»

DIETHER D'YSSEMBOURG.

Oui, Martha Coster, c'est avec bonheur que je présiderai la cérémonie de votre prise de voile!

Martha baise la main du prince.

GUTENBERG, avec douleur.

Hélas! ma chère Martha! Adieu! pour toujours!

Martha lui donne la main, s'incline devant le prince, et sort, par la gauche.

DIETHER D'YSSEMBOURG, mettant la main sur l'épaule de Gutenberg.

Et maintenant, messire Gutenberg, à mon palais! Je veux qu'aujourd'hui même, vous y preniez le rang de mon premier gentilhomme!

LE PEUPLE et LES OUVRIERS.

Vive Gutenberg!

GUTENBERG.

Non, mes amis, vive l'imprimerie, l'imprimerie mère du progrès, mère de la science et de la liberté!

FIN

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