← Retour

Histoire amoureuse des Gaules; suivie des Romans historico-satiriques du XVIIe siècle, Tome IV

16px
100%
Près de goûter mille délices,
Ce triste et malheureux amant
Vit changer son contentement
En de très-rigoureux supplices.

Un trop grand excès d'amour, un transport de joie, trop de précipitation, ou peut-être une trop longue attente, l'ardeur, le désir de bien faire, la crainte d'échouer, une grande dissipation d'esprits, et je ne sais quelle constellation maligne qui présidoit sur son amour, troublèrent tellement le grand Alcandre, qu'il ne se connut plus lui-même, et, sur le point de se voir le plus heureux de tous les amants, il tomba dans la plus cruelle disgrâce qui puisse arriver en amour. Enfin ce malheureux amant se trouva sans armes, lorsqu'il crut que sa maîtresse n'étoit plus en état de lui résister.

La fausse comtesse, qui s'aperçut bien de son malheur, ne fit pas semblant de le connoître, et revenant de son feint assoupissement, elle dit au grand Alcandre:—«Nous nous arrêtons ici trop longtemps; que pourra-t-on dire de nous?—Vous avez raison, Madame, lui répliqua-t-il, nous ne faisons rien ici; mais on ne peut rien dire qui vous fasse tort, quand on sauroit même ce qui s'est passé.»

Comme le grand Alcandre achevoit de parler, on vit venir du monde de divers endroits, où ils se mêlèrent eux-mêmes, sans qu'on y prît garde; après cela, chacun alla se reposer le reste de la nuit.

Qui pourroit représenter les inquiétudes où étoit le grand Alcandre, après le malheur qui venoit de lui arriver? Il éprouva tout ce que le déplaisir, la honte et le désespoir ont de plus cruel:—«Faut-il, disoit-il, que ce moment favorable que j'avois tant désiré, soit le plus fatal et le plus malheureux de ma vie? Que le seul moment où celle qui m'a tant fait souffrir se vient jeter entre mes bras, me devienne inutile par ma lâcheté! C'est un affront que je ne puis me pardonner à moi-même. Toutes mes autres disgrâces n'étoient rien en comparaison de cette dernière. Être rebuté par une maîtresse, c'est un malheur assez ordinaire; mais se voir au comble de toutes les faveurs qu'on en peut jamais espérer, et ne profiter pas d'un temps si précieux, je ne vois rien qui puisse égaler un tel désastre.» Puis revenant à lui-même, il disoit: «c'est pourtant quelque douceur, que cette cruelle se soit enfin attendrie, et il n'a pas tenu à elle que je n'aie été le plus heureux de tous les amants. Tentons encore la fortune; elle ne me sera pas toujours contraire; celle que j'ai pu toucher, tout foible que j'ai paru, ne sera pas peut-être insensible, quand j'aurai repris mes forces.»

Dans cette pensée, il reposa quelques heures assez tranquillement, et dès que l'heure de se lever fut venue, et qu'il eut pris tout ce qu'il jugea lui être meilleur pour lui donner du courage et de la force, il se rendit dans le bois. L'heure du matin fut employée à la promenade, et le grand Alcandre, qui cherchoit partout la comtesse, ne l'eut pas plus tôt aperçue que, se dérobant insensiblement du reste de la compagnie sur quelque léger prétexte, il l'alla d'abord accoster. Quoique les dames qui l'accompagnoient ne soupçonnassent pas que le Roi eût le moindre attachement pour elle, voyant néanmoins qu'il lui adressoit toujours la parole, et qu'il témoignoit la vouloir entretenir en particulier, elles s'écartèrent par respect et les laissèrent seuls. Le grand Alcandre, continuant sa promenade avec elle vers l'endroit du bois qui lui parut le plus favorable à son dessein, l'entretint d'abord de choses indifférentes; puis, étant entrés dans une autre allée, où ils ne virent personne, ils se trouvèrent près d'une grotte, où le grand Alcandre dit à la comtesse qu'il vouloit lui faire voir quelques raretés qu'elle n'avoit pas peut-être remarquées; comme il ne songea qu'à profiter de l'occasion, il ne s'amusa pas à parler à la comtesse de ce qui s'étoit passé le jour précédent, et moins encore à lui en faire quelques méchantes excuses; il ne vouloit pas réveiller de si fâcheuses idées, et il songeoit à se justifier auprès d'elle d'une manière plus forte et plus convaincante, bien plus par les effets que par les paroles.

Dans cette généreuse résolution, et se sentant une vigueur extraordinaire, il embrassa sa maîtresse, et, sans lui donner le temps de lui demander ce qu'il vouloit faire, il alloit se saisir d'un bien qu'il avoit perdu, à ce qu'il croyoit, la nuit précédente par sa seule faute, et qu'il prétendoit être dû à son amour. La comtesse, qui ne savoit rien de tout cela, repoussa la main du Roi avec sa sévérité ordinaire, et lui demanda fièrement qui l'avoit rendu si hardi. Le Roi, qui crut qu'elle lui reprochoit sa faiblesse du jour précédent, lui dit:—«Vous avez raison, Madame, de vouloir savoir de moi qui m'a rendu si hardi, après la honteuse lâcheté où vous me vîtes tomber la nuit passée.—Je ne sais de quoi vous me parlez, lui répliqua froidement la comtesse.» Le Roi, qui crut toujours qu'elle vouloit dissimuler, et qui se flattoit peut-être qu'elle le vouloit épargner, en faisant semblant de ne se souvenir plus d'une chose qui le couvroit de honte:—«Je le veux bien, Madame, lui dit-il, que nous oubliions le passé, pourvu que vous me permettiez de profiter de ce moment favorable; ne vous opposez donc plus à mes désirs; je suis prêt à vous donner des marques si fortes de mon amour, qu'il ne tiendra plus qu'à vous que je ne sois le plus heureux de tous les amants.—Je vous ai dit si souvent, lui répliqua la comtesse, que j'ai pour vous toute l'estime et toute l'affection que l'honneur me peut permettre; vous devez, ce me semble, être content, et ne m'en demander pas davantage.—Il me semble pourtant, lui dit cet amant passionné, que, la dernière fois que je vous ai vue en masque, vous m'avez fait concevoir d'autres espérances; est-ce qu'en reprenant vos habits ordinaires, vous avez repris cette cruauté qui me fait mourir?—Je vous ai déjà dit, lui répliqua la comtesse, que je ne sais de quoi vous me parlez; mais je veux bien vous apprendre que je suis toujours la même, et que le masque peut bien déguiser mon visage, mais non pas changer mon cœur; apparemment vous aurez pris quelque autre pour moi.»

Le grand Alcandre, qui crut qu'elle se repentoit des avances qu'elle lui avoit faites la nuit précédente, ne voulut pas la presser davantage, de peur de l'aigrir, sachant que les femmes ne veulent jamais avouer leur défaite. Il cessa donc de lui parler d'une chose qu'elle vouloit désavouer, et il songea à faire naître une occasion semblable à celle qu'il avoit perdue, et surtout à en profiter mieux qu'il n'avoit fait.

Il ne l'eut pas plus tôt quittée, qu'il forma le dessein de continuer la mascarade dès qu'il feroit nuit, s'imaginant qu'à la faveur du masque et des ténèbres, il trouveroit sa maîtresse dans les mêmes dispositions pour lui, où il avoit cru la trouver la nuit précédente.—«Je vois bien, disoit-il en soi-même, qu'un reste de pudeur ne permet pas à cette comtesse de m'accorder pendant le jour ce qu'elle ne me refusera pas la nuit, et ce que j'aurois déjà obtenu d'elle sans mon malheur. Peut-être, ajouta-t-il, qu'elle craint un second affront, et que je tombe dans une disgrâce semblable à celle qui m'est arrivée. Mais je prendrai si bien mes mesures, qu'elle n'aura pas sujet de se plaindre de moi.»

Flatté de cette pensée, il donna les ordres nécessaires pour une seconde mascarade. La plupart de ceux qui s'étoient masqués le jour précédent, changèrent d'habit et de masque, soit qu'ils voulussent plaire au Roi par cette diversité, soit qu'ils eussent quelqu'autre dessein. La comtesse, qui n'en avoit aucun, et qui ne se déguisa que parce qu'elle ne pouvoit pas s'en dispenser, n'y fit aucun changement, et parut avec les mêmes habits. La Montespan, qui la vouloit encore imiter pour les raisons que j'ai dites, sachant le dessein de la comtesse, par cette même fille qui étoit à sa dévotion, ne changea rien non plus à son ajustement; et voulant achever ce qu'elle avoit commencé, elle résolut de s'écarter quand il feroit nuit, et de se rendre dans le même endroit où le Roi l'avoit trouvée le jour précédent, lorsqu'il l'avoit prise pour la comtesse, s'imaginant bien qu'il ne manqueroit pas d'y aller lui-même, dans l'espérance d'y rencontrer celle qu'il cherchoit, et parce que c'étoit un lieu tout-à-fait propre à son dessein.

Cependant elle fit avertir le comte, par des gens qui dépendoient d'elle, de prendre garde à sa femme; qu'ils avoient remarqué la nuit passée, qu'une dame, vêtue à peu près comme la comtesse, étoit entrée dans un cabinet du bois assez écarté, avec un homme qu'ils ne connoissoient point et qu'il pourroit bien être qu'ils continueroient le même manége; que s'il le trouvoit bon, ils feroient garde en cet endroit et l'iroient avertir de ce qu'ils auroient vu. Le comte leur répondit qu'ils fissent comme ils voudroient, mais qu'il étoit assuré de la vertu de sa femme.

Dès que nos masques se furent mis en campagne, la Montespan, ou la fausse comtesse, se déroba de la foule, et alla toute seule dans ce petit cabinet où elle avoit vu le Roi le jour précédent. Ce prince, qui venoit de voir qu'une dame, habillée à peu près comme la comtesse, prenoit ce chemin écarté, ne douta point que ce ne fût elle-même. Et comme il étoit aussi en masque, il n'eut pas de peine à se tirer de la foule, et à se rendre insensiblement vers le même endroit. Il n'y fut pas plus tôt, qu'il crut d'y voir sa chère comtesse, assise sur le lit de gazon qui étoit dans ce petit cabinet, et c'étoit aussi la même personne qu'il y avoit vue la nuit précédente. Il l'aborda incontinent, et ôtant son masque, il se donna à connoître.

La dame le reçut comme elle devoit; mais, sachant déjà par expérience qu'un masque sur le visage déguise beaucoup la voix, elle pria le grand Alcandre de l'excuser si elle ne levoit pas son masque, lui disant qu'elle savoit bien le respect qu'elle devoit à Sa Majesté[43], mais qu'elle ne voudroit pas pour rien au monde être reconnue seule avec un homme dans cet endroit écarté. Le Roi, qui n'étoit que trop prévenu de la délicatesse de la comtesse, pour ce qui regarde l'honneur et la réputation, n'eut pas de peine à croire que la modestie et la honte étoient la seule raison qui l'empêchoit de quitter son masque.—«Il n'importe, lui dit cet amant, demeurez comme vous êtes, puisque vous le trouvez bon, quoique je sois privé par là de la vue d'un objet si charmant. Je suis choqué seulement de ce terme de respect dont vous venez de vous servir; laissons là le respect, je vous en prie, et donnez-moi quelques preuves de votre tendresse.»

En disant cela, il se mit à baiser sa gorge, puisqu'il n'en pouvoit pas faire autant à son visage. Elle le repoussa quelque temps, plus par ses gestes que par ses paroles, de peur de se découvrir. Enfin, après une feinte résistance, elle lui accorda tout ce qu'il voulut; et cet amant qui crut posséder une nouvelle conquête, goûta des douceurs qu'il n'avoit point encore senties: ce qui fait voir qu'en amour, c'est l'imagination qui fait tout. Il ne pouvoit se lasser de caresser sa chère comtesse, et se croyant victorieux de cette fière beauté, il voulut se dédommager de tout le temps qu'il avoit perdu.—«Il faut avouer, disoit ce crédule amant, qu'il n'est rien de si doux qu'un bonheur qui a coûté tant de soupirs et tant de peines!» Il trouvoit en sa maîtresse mille nouveaux charmes; et cependant c'étoit cette même Montespan dont il avoit joui tant de fois, dont il commençoit même à se dégoûter, et qui lui donnoit pourtant mille nouveaux plaisirs sous cette nouvelle forme. Cette feinte comtesse profita, comme elle devoit, de l'ardeur excessive où étoit le Roi, et, quoique cela ne s'adressât point directement à elle, elle le recevoit à bon compte; et si la jalousie ne s'y fût mêlée, elle n'auroit jamais été si satisfaite de l'amour du grand Alcandre. Au fond elle étoit jalouse d'elle-même, car la comtesse n'étoit là qu'un fantôme; elle n'y étoit qu'en idée, et les plaisirs qu'elle goûtoit avec le Roi étoient tout-à-fait réels. Aussi voulant y répondre de son côté, elle l'embrassoit avec beaucoup de tendresse, et lui faisoit entendre par ses regards, plutôt que par ses paroles, qu'elle étoit aussi contente que son amant.

Après ces félicitations muettes qu'ils se faisoient l'un à l'autre de leur commun bonheur, il fallut se séparer; un bruit importun, que ces deux amants entendirent, troubla cette petite fête. La dame, qui ne vouloit pas être découverte, sortit promptement de ce cabinet, et, traversant l'allée qui le joignoit, vint par un autre chemin se joindre à la compagnie.

Elle ne sortit pas pourtant si secrètement, que le comte de L..., mari de la comtesse, ne s'en aperçut. Il alloit avec la comtesse sa femme, vers ce même endroit, d'où on lui avoit dit qu'une femme, qui ressembloit à la sienne, étoit sortie assez en désordre la nuit précédente, ayant un homme avec elle. Il vit en effet que celle qui venoit de sortir de ce cabinet de verdure avoit le port et la taille de la comtesse, et portoit des habits tout-à-fait semblables. Cette vue le frappa d'abord, non pas qu'il eût aucun soupçon de sa femme, qui ne l'avoit point quitté, mais il crut qu'il y avoit quelque chose de mystérieux dans cette ressemblance; et, tirant dans ce moment sa femme à l'écart, il lui fit part de ce qu'il venoit de voir, et de l'avis qu'on lui avoit donné quelques heures auparavant. Ils ne savoient l'un et l'autre que penser de tout cela; mais cette conformité d'habillement leur fit soupçonner quelque malice. Alors la comtesse se ressouvenant du discours que le Roi lui avoit tenu le matin, ne douta point que ce prince n'eût été dupé, et qu'il n'eût pris pour elle une autre qui lui avoit été plus favorable, comme elle en pouvoit juger par les discours que le Roi lui avoit tenus. Ce qu'elle trouvoit de fâcheux pour elle, c'est qu'elle voyoit que, par une noire malice, on vouloit commettre sa réputation dans le temps qu'on trompoit le Roi, et qu'on abusoit de sa ressemblance pour la faire passer pour ce qu'elle n'étoit pas.

Voilà ce que la comtesse pensa de cette aventure; mais il étoit de sa prudence de n'en rien dire à son mari, ne jugeant pas que cela fût nécessaire. Elle lui dit seulement qu'il falloit tâcher de découvrir ce mystère.—«Si nous savions, dit-elle, quel est l'homme qui étoit avec cette femme, nous pourrions peut-être avoir un plus grand éclaircissement.—Je ne sais que vous en dire, répartit le comte, mais si j'ose vous dire ma pensée, je crois que c'est le Roi; j'ai remarqué tantôt qu'il s'est écarté, et il alloit, ce me semble, vers l'endroit d'où j'ai vu sortir cette femme, et je ne l'ai pas vu depuis.»

Le comte n'eut pas plus tôt achevé de dire ces paroles, que le Roi, qu'on ne pouvoit méconnoître, parut, venant de ce même endroit, ce qui acheva de les confirmer dans la pensée du comte. Si ce dernier fut surpris quand il vit sortir de ce cabinet une femme qui ressembloit si fort à la sienne, le grand Alcandre ne le fut pas moins, quand il vit sa chère comtesse tête à tête avec un homme.—«Je ne me trompe pas, disoit-il, c'est elle-même, c'est elle qui vient de me quitter, ce sont les mêmes habits.» Il avoit raison en effet de la prendre pour la comtesse; mais il se trompa quand il crut que c'étoit celle qui venoit de lui donner tant de plaisir dans ce petit cabinet; elle étoit bien loin de là; car la Montespan, de peur d'être découverte, alla incontinent changer d'habit et de masque. Croyant donc que c'étoit la même personne, il sentit d'abord quelques mouvements de jalousie. Mais cette passion fit bientôt place à une autre. Le comte et la comtesse s'étant donné à connoître au grand Alcandre, ce prince fut tout remis de voir que c'étoit le mari de la comtesse, qu'il regarda d'abord comme un rempart à ce qu'il craignoit, et à l'aventure secrète qu'il croyoit avoir eue avec sa femme. Dans cette pensée, il se mit en humeur de railler, et il dit agréablement au comte et à la comtesse, qu'apparemment ils ne s'étoient pas déguisés pour chercher quelque bonne fortune, puisqu'il les voyoit ensemble.—«Il est vrai, répondit le comte, que ma femme n'a jamais voulu me quitter; je ne sais si elle a cru que j'eusse quelque dessein amoureux qu'elle ait voulu empêcher. Mais si de son côté elle avoit eu quelque intrigue, elle pouvoit bien cacher son jeu; car je viens de voir passer une femme vêtue et masquée comme elle, et je suis bien sûr que je m'y serois trompé, si je ne l'avois eue près de moi.»

On ne sauroit exprimer la surprise et la confusion du grand Alcandre, à l'ouïe de ces paroles; elles furent comme un coup de foudre, qui accablèrent tout d'un coup ce pauvre amant, et le masque qu'il avoit sur le visage lui rendit alors un bon office pour cacher le désordre où il étoit. Revenant pourtant un peu après de sa première surprise, et ne pouvant pas croire qu'il eût été trompé si grossièrement, il s'imagina que le comte se pouvoit tromper lui-même, et que celle qu'il avoit près de lui n'étoit pas sa femme; il lui tint quelques discours pour s'en éclaircir, et comme elle ôta tout-à-fait son masque, il ne vit que trop son malheur et la pièce qu'on lui avoit jouée. Il tâcha pourtant de dissimuler son déplaisir, ou plutôt mille passions différentes qui l'agitoient; et ayant dit au comte qu'il se vouloit donner le plaisir de voir ce masque qui ressembloit si fort à sa femme, et essayer s'il s'y tromperoit, d'abord l'ordre fut donné de les faire venir tous, et de les faire passer en revue devant Sa Majesté. Mais la fausse comtesse ne parut plus sous le même habit, et toute la recherche du Roi fut inutile. Il n'osa pas en faire du bruit de peur de nuire à la réputation de la comtesse, et de s'exposer lui-même à la raillerie secrète de sa cour; il se contenta de dire, qu'il auroit été bien aise de satisfaire sa curiosité là-dessus, mais que, puisque la personne qui avoit emprunté la forme de la comtesse, n'osoit pas paroître devant elle, il n'en falloit pas parler davantage. Après cela, tout le monde se retira pour aller prendre quelque repos.

Il est facile de juger que le Roi n'en prit guère de toute la nuit. Il étoit en peine de découvrir ce fantôme qui l'avoit trompé, et qui, sous la vaine apparence de celle qui le faisoit mourir d'amour, l'avoit fait jouir d'un bonheur imaginaire. Mais son plus grand chagrin étoit de ne posséder pas la comtesse, comme il l'avoit cru, et d'être toujours à recommencer avec elle.—«Quoi, dans le temps que je me croyois le plus heureux de tous les amants, disoit-il en lui-même, je me trouve plus malheureux que jamais, et je me laisse duper de la manière du monde la plus honteuse! Mais duper par une femme, moi qui les ai tant pratiquées!» Puis se fâchant contre soi-même: «C'est moi, disoit-il, c'est moi qui ai été ma propre dupe, en donnant si aisément dans un panneau qui flattoit ma passion pour la comtesse. Si je pouvois au moins jouir de mon erreur, et être heureux en idée! mais tout conspire[44] ma perte; et lorsque je me flatte d'avoir eu entre mes bras la plus charmante beauté du monde, on me détrompe de la manière la plus cruelle. Fut-il jamais un amant plus malheureux? L'amour m'offre les plus belles occasions qu'un amant pourroit souhaiter pour jouir de sa maîtresse; elles échouent toutes, ou par son adresse ou par mon malheur; et lorsque je crois la tenir entre mes bras, je n'embrasse qu'un fantôme. Au moins, ajoutoit-il, si je n'avois été trompé qu'une seule fois, j'aurois quelque consolation! A la bonne heure que je n'eusse point encore joui de la comtesse, pourvu que ce fût celle que je trouvai si favorable le jour de la première mascarade, lorsque je fis paroître tant de faiblesse. Mais pour mon malheur, elle n'a aucune part ni à l'une ni à l'autre aventure. Ses rigueurs et sa fierté ordinaire ne me l'ont que trop appris, et si j'ai eu quelques petites libertés auprès d'elle, ce n'est pas de son consentement; c'est la force, c'est la supercherie, c'est la forme trompeuse d'un mari qui me les a fait obtenir.» De sorte que le grand Alcandre fut autant ingénieux à se tourmenter, qu'il avoit été facile à se tromper lui-même et à flatter sa passion.

Pour la comtesse, elle jugea bien qu'on la vouloit perdre de réputation, et elle soupçonna la Montespan du déguisement dont elle se servit pour tromper le Roi, et pour la faire passer pour une coquette. Elle crut donc qu'elle ne devoit plus dissimuler à son mari la passion que le grand Alcandre avoit pour elle et le dessein que la Montespan avoit de la perdre; mais elle se garda bien de lui dire les mauvais pas où elle s'étoit trouvée avec le Roi. Car, quoiqu'elle en fût sortie à son honneur, ces sortes de choses ne sont pas bonnes à dire à un mari, qui en pourroit tirer des conséquences fâcheuses. Elle se contenta de le faire ressouvenir de ce qui arriva lorsque le Roi l'avoit trouvée endormie, et de l'alarme qu'elle avoit eue, qu'il n'eût voulu attenter quelque chose contre son honneur.—«Je m'en souviens fort bien, dit le comte, et il me semble que j'entends encore ce grand cri que vous fîtes.—Et moi je me souviens fort bien, lui dit la comtesse, de toutes vos railleries que je ne trouvai point de saison; mais je vous les pardonnai, parce que vous n'y entendiez point de finesse.»

Ensuite, elle pria le comte son mari de lui dire de quelle manière elle devoit se conduire dans une affaire si délicate:—«Vous le savez mieux que moi, lui répondit le comte.—Vous avez raison, dit-elle; je sais mon devoir et je ne l'oublierai jamais; mais je voudrois que vous me dissiez si je dois quitter la cour sur quelque autre prétexte, ou si je dois éviter l'entretien du Roi, ou enfin de quelle manière je me dois conduire.—A moins que vous ne craigniez de succomber à la tentation, lui dit le comte en riant, je ne vois pas que vous deviez vous éloigner de la cour.—Moi succomber, dit-elle en l'interrompant? non pas, quand le Roi me donneroit sa couronne.—Eh bien! Madame, lui dit le comte, vous n'avez pas de plus fort rempart que votre vertu, et je ne veux pas d'autre garant de votre fidélité. Quelque passionné que soit le grand Alcandre, il se retirera de lui-même quand il n'aura rien à espérer.»

Il est certain que ce prince n'étoit pas haï de la comtesse, et c'est ce qui entretenoit son amour et ses espérances. On peut dire même que cette dame, toute vertueuse qu'elle étoit, plaignoit ce monarque de s'être engagé mal à propos dans une passion qu'elle ne pouvoit pas soulager sans blesser l'honneur qui lui étoit plus cher que la vie. Enfin cet orgueil, qui est assez naturel à toutes les belles, lui faisoit trouver quelque douceur à être aimée du plus grand Roi du monde. C'étoient les seules choses qu'elle avoit à se reprocher, et qui l'avoient engagée dans de petites démarches dont le grand Alcandre croyoit tirer un jour de grands avantages. Mais il est certain qu'à cela près, elle fut toujours ferme dans son devoir, et qu'elle n'eut jamais la moindre pensée de contenter une passion criminelle, comme étoit celle du Roi.

Cependant, ce grand monarque se flattoit quelquefois de vaincre cette invincible; et comme l'amour grossit les objets, il regardoit les moindres honnêtetés de sa maîtresse comme les erres[45] d'une conquête assurée. Prévenu de cette pensée, il voulut faire un dernier effort. Il ne cherchoit que l'occasion d'un tête à tête avec sa maîtresse. Elle se présenta bientôt, puisqu'au lieu de l'éviter, elle-même la fit naître, dans le dessein qu'elle avoit de désabuser entièrement le Roi, et de lui parler plus fortement qu'elle n'avoit fait des sentiments de son cœur.

Le lendemain de cette mascarade, elle s'alla promener avec peu de suite dans le bois de Versailles; et le Roi, qui la faisoit observer, n'eut pas plus tôt su qu'elle y étoit, qu'il fit atteler un carrosse. Dès qu'il eut joint celui de la comtesse, il lui fit dire qu'il la vouloit entretenir en particulier; et elle, se faisant ouvrir la portière, alla au-devant du Roi, qui étoit déjà descendu de son carrosse pour l'aller joindre.

Après avoir marché quelques pas, ils entrèrent dans le premier cabinet qu'ils rencontrèrent, et étant tous deux assis, le grand Alcandre dit à la comtesse: «Je ne vois que trop, Madame, par votre conduite, que vous aviez raison de me dire que je vous prenois pour une autre, lorsque j'avois cru que vous aviez pour moi des sentiments favorables; mais si mon attente a été vaine, voulez-vous qu'elle le soit toujours?—Je ne sais pas, lui dit-elle, ce que vous prétendez de moi; mais je sais que je n'ai rien fait espérer à Votre Majesté, dont elle ait lieu de se plaindre. Vous ne demandiez qu'à m'entretenir, et à me parler de je ne sais quelle passion que vous vous êtes mise dans la tête; je l'ai souffert, je vous ai laissé parler, peut-être plus que je ne devois, et je ne le vois que trop aujourd'hui, puisque vous avez conçu des espérances que je n'ai jamais eu dessein de vous donner; mais enfin, je n'éprouve que trop ce que j'avois toujours craint, et ce que je vous avois dit à vous-même, que vous n'en demeuriez pas là.—Eh! où en suis-je, Madame, lui dit cet amant désespéré? Quels progrès ai-je fait dans votre cœur?—Je vous prie, lui dit-elle, ne rappelez point le passé, et quoique je n'aie point de crimes à me reprocher, ne me faites point rougir de mes foiblesses.—Vous appelez foiblesses, lui dit le Roi, une insensibilité qui me tue. Que n'ai-je pas fait pour gagner ce cœur que vous défendez si bien, et que ne ferois-je pas encore si j'en pouvois venir à bout?—Sire, lui dit la comtesse, il ne faut pas vous tourmenter pour une chose qui ne mérite pas le moindre de vos soins; mais si, telle que je suis, vous pensez encore à moi, je veux bien vous parler à cœur ouvert, et vous dire, Sire, que tout puissant que vous êtes, vous ne l'êtes pas assez pour me faire commettre un crime. J'ajouterai même, que tout aimable que vous me paroissez, par mille belles qualités dont vous brillez, je n'oublierai jamais ce que je me dois. Enfin, je vous ferai cette confession que je vous ai déjà faite, que j'ai pour Votre Majesté tout le respect, toute l'estime, et si je l'ose dire, toute la tendresse qu'une sujette peut avoir pour son Roi; mais, avec tout cela, n'attendez rien de moi qui puisse faire honte à mon sexe.»

Le grand Alcandre, entendant parler ainsi la comtesse, ne savoit plus que lui répondre: «Mais quoi, Madame, lui dit-il, ne me distinguerez-vous pas de tout le reste des hommes? N'aurez-vous aucun égard à la passion d'un prince qui ne sauroit vivre sans vous, et qui donneroit tout son royaume pour gagner un cœur comme le vôtre?—Je vous distingue si bien, lui dit la comtesse, que je n'ai jamais souffert, ni ne souffrirai jamais de personne ce que j'ai souffert de vous; et je connois si bien le prix de votre affection, et les témoignages de tant de bontés que vous avez pour moi, que s'il ne falloit que ma vie, je suis prête à vous la sacrifier, pour vous marquer ma reconnoissance. Mais, grand Roi, cessez d'attaquer mon honneur, qui m'est plus cher que la vie, et puisque la gloire est le grand objet de votre ambition, ne m'enviez pas cette heureuse conformité avec le plus grand monarque du monde. Laissez-moi cet honneur qui est si cher à toutes les belles âmes, que vous soutenez vous-même avec tant d'éclat, et quelquefois au péril de votre vie. Souffrez qu'il tienne toujours la première place dans mon cœur, et ne m'enviez pas le seul bien qui peut me conserver votre estime, et un bien qu'on ne retrouve plus quand on l'a perdu.»

Le Roi, vaincu par de si beaux sentiments, répondit à la comtesse: «Vous avez des qualités qui me ravissent; c'est trop peu que de l'amour, vous méritez d'être adorée; et désormais je suis plus épris de votre vertu que je ne le suis de vos charmes.»

En disant cela, le Roi la prit par la main, la ramena lui-même dans son carrosse, et, étant rentré dans le sien, il continua sa promenade.

Depuis ce temps-là, il n'a plus parlé d'amour à la comtesse, et lui a donné, dans toutes les occasions, des marques de son estime.

Quand la Montespan le vit guéri de cette passion, elle lui apprit que c'étoit elle qui l'avoit trompé jusqu'à deux fois pendant les nuits de la mascarade; et, comme il ne pensoit plus à la comtesse, il pardonna à la Montespan cette petite malice, et ne fit que s'en divertir avec elle.

Ce prince a dit depuis à ses plus chers confidents qu'il trouvoit que la victoire que cette dame avoit remportée sur son amour, étoit quelque chose de plus difficile que toutes les conquêtes d'Alexandre.

Il faut en effet qu'une femme ait un grand fonds de vertu, pour soutenir les assauts qui furent livrés à cette pauvre comtesse, et dont elle sortit toujours à son honneur. Elle eut à combattre la passion du Roi, le doux penchant qu'elle avoit pour ce grand monarque, et tant d'occasions périlleuses où les plus chastes succomberoient, et où l'honneur a si souvent fait naufrage: de sorte que, surmonter tous ces obstacles, comme a fait notre héroïne, est le plus grand effort de la vertu d'une femme, et le plus beau triomphe que l'honneur ait remporté sur l'amour.

NOTES.

[3] Voy. la Préface.

[4] Voy. passim et à la table.

[5] Voy. la Préface, en tête de ce vol.

[6] Voy. t. II, pp. 74, 400, et à la table.—On connaît la fanatique adoration du duc de La Feuillade pour Louis XIV; quant à ses complaisances en fait d'amour, le Roi, qui avoit peu de sympathie pour lui, ne lui auroit pas fait l'honneur de les lui demander ou de les accepter.

[7] Jusqu'à la folie.

[8] Nous sommes en 1672, époque des dernières couches de la Reine, et jusque-là, en effet, les armes de Louis XIV n'avaient pas encore connu les revers qui devaient attrister la fin du règne.—Voy. plus loin, p. 31, note 16.

[9] D'abord, immédiatement.

[10] Rendez-vous.

[11] Richelet traduit: «Blanchir, faire des efforts inutiles.»—Furetière dit: «Blanchir se dit des coups de canon qui ne font qu'effleurer une muraille, et y laissent une marque blanche. En ce sens on dit au figuré de ceux... dont tous les efforts sont inutiles que tout ce qu'ils ont fait, tout ce qu'ils ont dit n'a fait que blanchir.»

[12] Des cabinets de verdure.

[13] Le texte dit: sujet.—Succès, issue, résultat.

[14] Voici ce qui se passait au lever du Roi; nous traçons ce tableau en nous guidant sur l'Etat de la France auquel nous avons emprunté tous les noms du quartier, du trimestre de janvier:—Le Roi s'éveille. Aussitôt M. de Chamarande, chevalier de Saint-Michel, qui, en sa qualité de valet de chambre, était couché sur un lit étendu à terre au pied de celui du Roi, s'approche de Sa Majesté pour lui présenter sa robe de chambre et lui donner de l'eau si elle en demande. Le Roi voulant s'habiller, un garçon de la chambre va avertir à la garde-robe pour faire apporter les habits dans la toilette.—Le Roy s'assied alors sur son fauteuil; le sr Roze, premier valet de garde-robe, qui a pris les chaussons dans le coffret, en donne un au premier valet de chambre qui prend la droite et le laisse à gauche pour habiller Sa Majesté. Un simple valet de garde-robe, le sr de Lissalde, leur présente alors le bas de soie qu'il a pris soin d'attacher au caleçon. Alors chacun d'eux aide de son côté à chausser et vêtir le Roi, s'il n'aime mieux le faire lui-même, ce qui arrive le plus souvent. Ensuite six des pages de la chambre attachés au service du gentilhomme de la chambre qui est en fonctions, non plus ce trimestre mais cette année, le duc de Saint-Aignan, ont le privilége de présenter les mules à Sa Majesté. Cela fait, le Roi prend son haut-de-chausses des mains d'un valet de garde-robe qui lui apporte premièrement des canons ou des petits bas s'il désire en porter: le canon est cet ornement de dentelle qui s'attache au-dessous du genou, au bas du haut-de-chausses; les petits bas ou bas à étrier sont des bas qui ne couvrent que la jambe, et s'arrêtent à la cheville. Le Roi met-il des souliers? le valet les lui noue; des bottes? le valet les lui présente ou les lui met; mais l'honneur de donner les éperons est réservé à M. Nicolas Le Febvre, sieur de Bournonville, écuyer de service.

Voilà le Roi chaussé. Un valet de garde-robe tient la chemise du Roi et la présente d'abord à un prince du sang; en cas d'absence, au duc de Bouillon, grand chambellan, au duc de Saint-Aignan, l'un des quatre premiers gentilshommes, ou enfin à M. le marquis de Guitry de Chaumont, l'un des deux maîtres de la garde-robe. Le Roi ôte alors sa chemise de nuit et met celle qu'on lui donne. Les huissiers, qui sont entrés dans la chambre royale dès que Sa Majesté a eu pris sa robe de chambre, et qui se tiennent à la porte pour l'ouvrir ou la fermer, ce que nul autre ne peut faire, demandent alors au grand chambellan ou à celui des quatre premiers gentilshommes de la chambre qui est de service, quelles sont, parmi les personnes de condition présentes, celles qu'il peut faire entrer. Après cette première admission de gentilshommes favorisés, le maître de la garde-robe met au Roi son pourpoint, lui présente ses mouchoirs, ses gants, et enfin son manteau et son épée, s'il les veut prendre; s'il veut sortir sans épée ni manteau, l'épée est remise à l'écuyer, le manteau au porte-manteau; enfin s'il ne veut ni son épée ni son manteau, on les laisse à la garde-robe. C'est quand le Roi est habillé que l'huissier, le sieur de Rassé, par exemple, laisse entrer toute la noblesse à son choix, et selon le discernement qu'il fait des personnes plus ou moins qualifiées.

[15] Voy. le roman de Mme de La Fayette.

[16] Ce passage détermine la date de cette histoire.—Louis-François, duc d'Anjou, né le 14 juin 1672, mourut le 4 novembre suivant. Mais si nous connaissons la date de ce petit roman, l'auteur en plaçant son récit à Fontainebleau nous permet de douter de sa véracité. En effet, pendant presque tout l'été de 1672, Louis XIV tint la campagne sur le Rhin; il assista au fameux passage du fleuve, dans les premiers jours de juillet; il quitta le camp de Boxtel le 26 juillet et rentra à Paris le 2, à Versailles le 3 août.

Pendant son voyage, dont la Gazette de France a noté toutes les étapes, la Reine accoucha du jeune prince dont il est ici question; on écrivait de Saint-Germain-en-Laye le 17 juillet à la Gazette: ... «Le 13, la Reyne au sortir de ses dévotions en l'église des Récollets, commença de sentir quelques douleurs qui l'empeschèrent d'assister au Conseil; et, sur les dix heures du soir, ces douleurs l'ayant reprise, Sa Majesté se délivra heureusement, environ un quart d'heure après minuit, d'un très-beau prince, qui remplit ce lieu d'une joie extraordinaire.» Le sieur de Villaserre (sic, c'est-à-dire Colbert de Villacerf) fut chargé de porter la nouvelle au Roi, «de la part de la Reyne, qui n'en pouvoit envoyer une meilleure à Sa Majesté, en échange de celles qu'Elle luy mande tous les jours du champ de ses victoires.»

La cour passa à Versailles le reste de l'été au milieu des fêtes. On lit dans la Gazette: «de Versailles, le 23 septembre:—La Cour continue de prendre ici les divertissemens de la saison, entre lesquels celui de la comédie a ses jours.—Le 17, la troupe du Roy y en représenta une des plus agréables, intitulée les Femmes sçavantes, et qui fut admirée d'un chacun. Le 20, les Italiens y jouèrent l'une de leurs pièces les plus comiques. Le 21, la seule troupe royale continua ses représentations avec beaucoup d'applaudissement. Et l'on peut juger par là s'il y a quelque cour en toute l'Europe qui soit divertie de cette manière qui ne peut, aussi, convenir qu'à la grandeur de notre monarque, qui paroît en toutes choses.»

L'année suivante, le Roi reprit la campagne sur le Rhin et la cour ne séjourna pas à Fontainebleau. Nous devions entrer dans ce long détail pour montrer combien le récit de l'auteur peut paraître suspect, puisque l'une des principales circonstances en est si évidemment fausse.

[17] La conversation entre la comtesse et son mari, rapportée plus haut, permet en effet de le ranger parmi les maris commodes. Sous son enjouement percent quelques regrets.

[18] Terme d'équitation. «Piquer, à l'égard des chevaux, c'est, dit Furetière, les manier avec les éperons ou le poinçon (sorte d'aiguillon dont on piquait la croupe des chevaux). Il faut bien piquer pour aller de Paris à Rome en sept jours.»—On disait, et l'on dit encore, en faisant usage de ce mot, piquer des deux.

[19] Le Journal de la santé du Roi pour les années 1672, 1673, 1674, ne parle que de ses maladies ordinaires d'estomac, de ses étourdissements et de ses vapeurs: maladies fréquentes et qui demandoient de grands soins.

[20] Ce n'est pas en 1672, mais en 1676, que Mme de Montespan alla aux eaux de Bourbon. Le 8 avril, Mme de Sévigné annonce que la favorite va partir; le 1er mai, qu'elle est partie; le 15 mai, qu'elle est présentement à Bourbon; le 8 juin, qu'elle est partie de Moulins le jeudi pour aller, en suivant le cours de l'Allier et de la Loire, jusqu'à l'abbaye de Fontevrault, où sa sœur étoit abbesse.—Cet anachronisme, rapproché d'autres erreurs, est de nature à diminuer la confiance qu'on pourroit avoir en ce petit roman.

[21] «Petite oye, dit Furetière, est ce qu'on retranche d'une oye pour la faire rôtir, comme les pieds, les bouts d'ailes, le cou, le foye, le gesier... Petite oye se dit figurément des rubans et garnitures qui servent d'ornement à un habit, à un chapeau, etc... La petite oye consiste aux rubans pour garnir l'habit, le chapeau, le nœud d'épée, les bas, les gands, etc.—Petite oye se dit, en matière d'amour, des menues faveurs qu'on peut obtenir d'une maîtresse dont on ne peut avoir la pleine jouissance, comme baisers, attouchements, etc.»—A la p. 111 du très-curieux roman intitulé Araspe et Simandre (2 vol. très-petit in-8o, 1672), on lit: «tel craint de donner dans une étoffe trop chère, qui, ajustant avec beaucoup de rubans une bien moindre, ne laisse pas de se trouver agréablement vêtu; c'est ce qu'on appelle la petite oye; c'est ce que nous donnons quelquefois, et ce que (l'auteur est une femme) nous ne devrions jamais donner.»

[22] Les eaux de Bourbon avoient alors une vogue qu'elles n'ont pas conservée depuis, bien que leurs effets n'aient pas changé. Le médecin Delorme y attirait une grande clientèle. Mme de Montespan y alla, comme nous l'avons vu plus haut, et c'est là que Lauzun, sorti de prison mais non encore admis à la Cour, alla lui présenter ses hommages et solliciter sa protection.

[23] On appelle «troc de gentilhomme» celui qui se fait but à but, troc pour troc, sans donner de l'argent de retour. (Furetière.)

[24] Le prince de Marcillac dont il s'agit ici est le même que nous avons rencontré dans le 1er volume de ce recueil, et qui est devenu duc de La Rochefoucauld en 1680, à la mort de son père, François VI, qui lui-même avait porté le nom de Marcillac jusqu'en 1650.

[25] Est-ce dans le Quiproquo? Est-ce dans Richard Minutolo? On peut hésiter entre les deux.

[26] Le Journal de la Santé du Roi ne parle pas de cette malencontreuse verrue; mais bien qu'en 1672 «Sa Majesté ait joui d'une santé digne d'elle», il avoit eu cependant, à plusieurs reprises, soit sur la poitrine, soit sur d'autres parties du corps de nombreuses tumeurs et duretés squirreuses.

[27] La tempe. Cette forme s'est conservée dans le patois normand (voy. le glossaire de Du Bois); le glossaire genevois de Gaudy l'a également relevée. Furetière, Richelet n'admettent pas la forme tempe, aujourd'hui en usage.—Chapelain a dit, en parlant d'Agnès Sorel:

Les glaces lui font voir un front grand et modeste
Sur qui vers chaque temple, à bouillons séparés,
Tombent les riches flots de ses cheveux dorés.

Le Richelet de 1719 n'admet encore que temple; mais le dictionnaire de Trévoux de 1732 dit: «tempe, voyez temple

[28] «Happelourde, faux diamant, ou toute pierre précieuse contrefaite, ou qui n'est pas arrivée à la perfection», dit Furetière. Le mot est pris ici dans son sens propre; on connoît son sens figuré.

[29] On assure que le roi Louis XIV, voulant sauver les apparences, ne passa jamais une nuit sans aller coucher dans la chambre de la reine.

[30] Voyez ci-dessus, p. 25, note 14.

[31] C'est la pensée de Pascal, sur le nez de Cléopâtre et le grain de sable de Cromwell.

[32] Remora. Furetière conteste déjà l'opinion de Pline et de tous les anciens qui, après lui, attribuaient au remora la force d'arrêter un vaisseau dans sa course: «mais les modernes tiennent que c'est une fable.»

[33] La 1re édition de ce petit roman, reproduite par M. Paul Lacroix, remplace le passage qui suit par un texte tout différent, que nous reproduisons ci-dessous:

«—Je suis bien aise, répliqua le duc, que Votre Majesté soit en humeur de railler sur cette aventure, et si vous n'étiez pas mon roi, je dirois encore une plaisanterie qui m'est venue dans l'esprit sur le malheur qui vient de vous arriver.

«Le Roi lui permit de dire tout ce qu'il voudroit, ne cherchant qu'à dissiper son chagrin.—Je ne puis penser à la fatalité de votre aventure, dit alors le duc, qu'il ne me souvienne de ce que j'ai ouï dire autrefois d'un certain Martin qui, ayant un âne noir, voulut faire une gageure qu'on n'y trouveroit pas un seul poil d'une autre couleur. Aussi étoit-il noir depuis les pieds jusques à la tête. Cependant il y eut un homme qui se présenta pour faire cette gageure. Il offrit de payer le prix de l'âne s'il n'y remarquoit aucun poil qui ne fût noir, et le maître de la bête s'engagea à la lui livrer s'il trouvoit un seul poil d'une autre couleur. La chose étant ainsi arrêtée entr'eux, il se trouva que la bête avoit un poil qui étoit grisâtre, mais si menu qu'il ne paroissoit que comme un point; ce qui fut cause que son maître la perdit, et de là est venu ce proverbe: pour un point, Martin perdit son âne. Et vous, Sire, pour quelque chose de semblable, vous avez perdu la comtesse, qui, sans cela, ne pouvoir pas vous échapper.

«Le Roi ne fit que rire de cette plaisanterie, et dit qu'effectivement il ne s'étoit jamais aperçu de cette marque sur son corps. Cependant, ajouta-t-il, c'est ce qui m'a fait perdre la bête que je tenois sans cela. Voilà la deuxième fois....., etc.»

[34] Voy. t. I, p. 272, et passim, à la table.

[35] Voy. t. I, préface.

[36] Nous dirions prendre le mors aux dents.

[37] A partir de cette réplique du Roi, les deux textes se confondent.—Voy. p. 88, note 33.

[38] Erreur. Voir ci-dessus, page 31, note 16.

[39] Nous sommes en 1672. Il s'agit évidemment des divertissements donnés à Versailles par le Roi à toute sa cour à cette époque. La relation qui en a été publiée répartit ces fêtes en six journées.

[40] Furetière définit un parterre: «la partie d'un jardin découverte où on entre en sortant de la maison.»

[41] Qui s'ajoutoit à plus de...

[42] Voir sur ces costumes l'intéressant ouvrage de M. Ludovic Celler: Les décors, les costumes et la mise en scène au xviie siècle, 1 vol. in-12. Paris, Liepmannsohn et Dufour, 1869.

[43] Du temps où les loups de velours noir étaient en usage, ils devaient tomber devant le Roi ou la Reine; à plus forte raison les masques.

[44] Conspirer étoit alors employé comme verbe actif ou comme verbe neutre; on disoit également bien: conspirer la mort de quelqu'un, conspirer à la fortune de quelqu'un et conspirer contre quelqu'un. (Furetière.)

[45] C'est-à-dire comme les arrhes, comme les gages d'une conquête assurée. Furetière donne erres comme une forme corrompue de arres, mais il n'admet pas le mot arres. Richelet (1685) fait une différence entre arres qui s'emploie au figuré, et erres qui s'emploie dans le sens propre.

Cul-de-lampe

AMOURS

DE LOUIS LE GRAND

ET

DE MADEMOISELLE DU TRON.

AMOURS
DE LOUIS LE GRAND
ET
DE MADEMOISELLE DU TRON[46].


PRÉFACE DES ENTRETIENS.

Vénus, reine des amours; Cupidon son fils, ayant jeté ses flèches et son flambeau par terre.

Vénus.—Que fais-tu donc, mon fils, dans ce lieu solitaire, et quelle est donc la cause de ton chagrin? La terre, l'air et l'onde se plaignent de toi tous les jours: les élémens ne font que murmurer depuis que tu n'animes plus le cœur des amans. La voix des oiseaux, le chant des Syrènes, tout languit ici bas, et les eaux du beau séjour où tu es coulent plus doucement, et disent, par leur muet langage, que toutes choses périssent si tu ne les soutiens.

L'Amour, en fureur, voulant rompre son arc et son flambeau.—Ah! Madame, je me désespère, et je ne veux plus servir le monde: je perds courage depuis qu'un grand Héros, autrefois favori des Dieux, n'est plus sensible à mes traits. C'est en vain que je frappe; son cœur s'endurcit de plus en plus; et Louis le Grand[47], ce redoutable vainqueur, qui triomphe si facilement de toutes les beautés du tendre empire, semble avoir formé le dessein de ne plus aimer; j'en suis si chagrin, que j'ai résolu de briser mes armes et d'éteindre mon flambeau pour jamais.

Vénus.—Hélas! mon enfant, que veux-tu faire? que deviendra l'Univers? C'est toi qui par tes soins empressés fournis de matière à tout ce qui l'anime, et sans ton secours la nature seroit aux abois.

L'Amour.—Je me soucie peu d'elle, après l'affront que j'ai reçu ce matin du Dieu des combats: Mars m'a reproché, d'un air peu agréable, que ce monarque n'étoit plus occupé que des lauriers qu'il lui donnoit, et que mon règne étoit achevé.

Vénus.—Mars n'a pas lieu présentement de parler si haut; mais en vérité, mon fils, j'ai honte de tes foiblesses. Si le Roi n'aime plus, à qui en est la faute? toi qui fais toutes choses, n'as-tu pu faire durer sa passion pour toujours?

L'Amour.—Mes grandes occupations, Madame, en sont peut-être la cause: Il est vrai que j'ai négligé la revue de son cœur, pour courir à des conquêtes plus nouvelles, où l'on m'appelle incessamment.

Vénus.—Allez, mon enfant; Mars se raille de vous mal à propos. Le Roi est plus sensible qu'il n'a jamais été. Mercure nous dit l'autre jour au palais de Jupiter, que le prince est fortement occupé d'une passion naissante qui le charme tendrement.

L'Amour.—Il est donc piqué? Ma foi, je ne croyois pas que mes traits lui fussent encore si redoutables.

Vénus.—Quoi! l'amour ignore ce que l'amour fait? ah! l'étrange surprise! je vois bien que toutes choses dégénèrent: c'est le vrai moyen de faire périr la nature et l'univers, et de les ensevelir dans un éternel silence.

L'Amour.—Ne craignez rien, aimable reine de Cythère, il ne tiendra qu'à moi de le faire renaître; j'y vais travailler de ce pas avec des soins assidus et dignes de vous. Calmez vos chagrins, et n'en doutez aucunement; ma gloire y est intéressée.

Vénus, baisant son fils.—Adieu, mon cher fils; reprens promptement tes flèches et ton flambeau, ne vois-tu pas que tout se ressent de ton inquiétude, et que tu es l'âme et le soutien de toutes choses? vole donc vite dans les airs: on t'attend au palais de Louis, pour un dessein nouveau.


AMOURS DE LOUIS LE GRAND

ET DE

MADEMOISELLE DU TRON.


ENTRETIEN I

Le Roi[48], Mademoiselle du Tron[49], la marquise de Maintenon[50], Monsieur Bontems[51], gouverneur de Versailles, étant tous dans le parc de Meudon.

Le Roi, la tête nue à Mlle du Tron.—Hé bien, Mademoiselle, que dites-vous de la nouvelle acquisition[52] que j'ai faite pour monsieur le Dauphin?

Mlle du Tron, d'un ton précieux.—Je dis, Sire, qu'elle est incomparable et digne du choix de Votre Majesté.

Le Roi.—Voilà qui est fort obligeant, Mademoiselle; mais encore, n'en dites-vous rien de plus? n'ai-je pas bien fait de changer Choisy pour Meudon avec la marquise de Louvois[53], moyennant le prix que j'en ai donné de retour?

Mlle Du Tron, en riant.—Admirablement, Sire; Choisy n'est point à comparer aux beautés de Meudon, et je trouve que Votre Majesté a gagné à cet échange, quoiqu'elle l'ait bien payé.

Le Roi, la regardant d'un air gracieux.—Vous plairez-vous, Mademoiselle, dans cet agréable séjour?

Mlle Du Tron, d'une manière tout engageante.—Il n'y a pas lieu, Sire, d'en douter; s'il m'appartenoit, j'aimerois passionnément un lieu si rempli de charmes, où tout ne respire que le plaisir.

Le Roi.—Vous pouvez, ma belle, compter qu'il sera à vous, si je suis assez heureux pour vous plaire.

Mlle Du Tron, avec fierté. Qui, moi, Sire? je n'ai pas assez de mérite et de vanité pour aspirer à la conquête du plus grand Roi de l'Univers.

Le Roi, en lui baisant la main.—Que ces douceurs sont charmantes, Mademoiselle, et en même temps dangereuses pour le cœur d'un mortel! vous joignez aux charmes que le ciel vous a donnés, un esprit tout divin.

Mlle Du Tron.—Sire, Votre Majesté me raille agréablement; mais je n'ose, par respect, lui dire que la sincérité est plus agréable et embarrasse moins une fille comme moi, qui vient de province, que ces délicatesses obligeantes et ces agrémens que suggère la politesse de la cour.

Le Roi.—Je vous trouve, Mademoiselle, plus de grâces et plus de charmes que n'en ont toutes celles de ma cour, que l'artifice seul soutient; cette aimable innocence qui règne chez vous, fait ressentir un des plus grands plaisirs de la vie.

Mlle du Tron, en rougissant.—Ah! Sire, vous désarmez de tous côtés, et je ne trouve plus d'armes pour me défendre; vous combattez si bien tout ce que je dis à Votre Majesté, qu'il faut céder et se rendre.

Le Roi, à M. Bontemps.—En vérité, Monsieur, vous avez une aimable nièce; elle a l'esprit aussi joli que le corps, et j'éprouve que tout ce qu'elle dit va droit au cœur.

M. Bontemps.—Sire, ma nièce vous est infiniment redevable, et Votre Majesté a de grandes bontés pour elle; qu'en dites-vous, Madame?

Mme de Maintenon, d'une manière inquiète.—Je ne m'étonne point, Monsieur, de voir l'encens du Roi donné à mademoiselle du Tron; ce grand monarque aime toutes les jolies femmes, et se fait un plaisir de le leur faire connoître.

Le Roi, l'interrompant.—Il est vrai, Madame, que de tout ce qui est au monde, c'est ce que je trouve de plus beau et de plus engageant; si c'est un crime que d'aimer, tous les hommes en sont coupables, et seront malheureux pour avoir suivi un chemin si doux.

M. Bontemps.—Sire, je crois, sans déguiser ma pensée, que c'est le moindre de tous les crimes que celui de l'amour. Hé! qui peut justement condamner un penchant que la nature donne à tout ce qui respire?

Mme de Maintenon.—Monsieur, vous appuyez les inclinations du Roi avec un peu trop de complaisance. Savez-vous que la flatterie est un péché mortel, et qu'il ne faut jamais dire plus qu'on ne pense.

M. Bontemps.—Madame, je ne tais point mes sentiments, et j'ai toujours cru que les péchés d'amour étoient bien pardonnables.

Mme de Maintenon.—Ce n'est pas ce que nos Révérends Pères Jésuites disent; car ils comptent au rang des plus grands crimes la galanterie et les amusements de Cour. Oui, ces Saints Pères disent que Dieu y est offensé mortellement et que l'on se ferme par cette voie peu conforme à la morale de Notre Seigneur, la porte du paradis.

M. Bontemps, en riant.—Quoi, Madame, croyez-vous entièrement toutes les idées du péché que ces religieux nous donnent? Ah! croyez-moi, ces bonnes âmes en font un nombre que l'on ne peut condamner avec justice, et qu'en particulier ils approuvent eux-mêmes.

Le Roi, en frappant sur l'épaule à M. Bontemps.—Ma foi, Monsieur, vous êtes admirable en conclusions, et vous avez raison; ces bons Pères ne suivent pas toujours la morale qu'ils nous présentent[54].

M. Bontemps.—Sire, souvenez-vous que la chair est foible et sujette à rebellion; la volonté peut être, mais.....

Le Roi.—Ce n'est pas ce que madame de Maintenon dit; la bonne chrétienne veut que les sens obéissent à la volonté et à la raison, qui sont les tyrans de l'homme; cette dernière ne conclut rien, quoiqu'elle s'oppose à tout d'une manière sévère.

Mme de Maintenon.—Ah! mon illustre Prince, décidez-vous de la sorte des facultés des créatures, qui rendront compte des biens qu'elles ont reçus du Créateur, qui ne les a créées que pour sa gloire?

Le Roi, riant, à M. Bontemps.—Ne trouvez-vous pas, Monsieur, que madame de Maintenon est extrêmement savante? Elle se perd avec un saint plaisir dans la contemplation des mystères divins, qui la ravissent en admiration.

Mme de Maintenon, en soupirant.—Hélas! mon cher Monarque, je souhaiterois n'avoir plus aucuns sentimens pour la terre qui m'éloignassent du ciel; mais la foiblesse humaine est si grande, que l'on ne triomphe pas toujours de soi et de la pente naturelle qui vous mène vers le vice.

Le Roi, s'éclatant de rire.—Oh, la belle âme! Oh, la divine personne, qui est élevée jusques aux cieux par de saints et pieux transports, qui la distinguent des autres femmes!

Mme de Maintenon, quittant le Roi.—Je vois bien qu'il faut céder à Votre Majesté: mais, mon Prince, ne raillez pas davantage les personnes qui font tous leurs efforts pour parvenir à l'Eternité.

Le Roi.—Très-volontiers, Madame; adieu, je vous la souhaite.

ENTRETIEN II.

Monseigneur le Dauphin[55], et la princesse de Conti[56].

Monseigneur.—Ne trouvez-vous pas, Madame, ce lieu tout charmant? Pour moi j'y vois des beautés mille fois plus grandes qu'à Choisy, particulièrement pour la chasse, qui est ce que j'aime le plus.

La princesse de Conti.—Je ne sais, Monseigneur, quel plaisir vous prenez dans un exercice si pénible et si peu profitable: la défaite de vos ennemis vous seroit mille fois plus glorieuse que celle des bêtes, à laquelle vous ne remporterez pas grands lauriers.

Monseigneur.—Je l'avoue, Madame, j'irois les combattre si l'on étoit sûr des victoires; mais depuis que j'ai été sur le Rhin[57] à me morfondre, où je n'ai eu nul avantage, la guerre ne me plait plus; et je trouve beaucoup plus de charmes à courir des loups[58] que j'arrête quand je veux. Dernièrement, dans la forêt de Saint-Germain mes gens prirent deux louves qui peuploient ces bois de petits loups, et, sans le malheur qui m'arriva, j'aurois pris le mâle: le maraut se sauva dans une île où l'on ne put le trouver.

La Princesse de Conti.—Voilà qui est fâcheux, mon Prince; mais parlons un peu du grand chemin que le Roi fait faire depuis Versailles jusqu'à Meudon; qu'en dites-vous? La pieuse Maintenon n'en paroît pas trop contente.

Monseigneur.—Parbleu, Madame, la vieille bigotte a bien d'autres choses en tête que le chemin de Meudon! Depuis que le Roi a fait jouer les comédiens à Trianon[59] pour la nièce du gouverneur de Versailles, elle est devenue jalouse comme un diable.

La princesse de Conti.—Ah! la vieille proscrite! l'amour l'inquiète-t-il encore? mais je crois que le Roi ne sera jamais aimé de mademoiselle du Tron, quoiqu'il fasse tout son possible pour parvenir à cette conquête: la belle est prévenue d'un amant.

Monseigneur.—Qui est donc le galant de cette aimable fille?

La princesse de Conti.—Monseigneur, c'est le duc de ***[60] qui en est passionnément amoureux; et qu'elle aime plus que sa vie. Voilà une copie d'une lettre en vers, qu'on prétend qu'elle lui a écrite, qui est la plus tendre et la plus spirituelle du monde.

Monseigneur.—Voyons les beaux sentiments de mademoiselle du Tron.

La princesse de Conti.—Ils sont délicats et fort tendres.

Monseigneur.—C'est ce que je demande.

(La princesse de Conti lit:)

Lettre en vers de mademoiselle du Tron au duc de *** à l'armée[61].

Ma vertu, cher amant, ne me pouvoit permettre
Le funeste plaisir de t'écrire une lettre;
Et malgré mon amour, mon devoir inhumain,
M'a cent fois arraché la plume de la main.
Mais quoi? le mal me presse, et si je l'ose dire,
Il faut absolument ou mourir ou t'écrire.
Dans cette extrémité, mon courage se rend;
Et si je fais un mal, j'en évite un plus grand:
Car enfin je veux vivre, et l'amour m'y convie
Puisque tu reviendras me faire aimer la vie,
Et que je ne sçaurois abandonner le jour,
Sans quitter mon amant et perdre mon amour.
Dis-moi donc, notre Roi veut-il, sans résistance,
Sur tous ses ennemis exercer sa vengeance?
Trouve-t-il tant d'attraits dans ces travaux guerriers?
N'est-il pas encor las de cueillir des lauriers?
Son bras victorieux, pendant une campagne,
Fait plus qu'en soixante ans n'a pu faire l'Espagne.
N'est-ce donc pas assez? veut-il que malgré moi,
J'ose me repentir d'avoir un si grand Roi;
Et que mon cœur, outré de dépit et de rage,
Autant que les Anglois déteste son courage?
Je regrette souvent le règne des Césars,
Qui se plaisoient bien moins de vivre au Champ de Mars.
Et, dans le grand désir de revoir ce que j'aime,
Je fais presque des vœux contre la France même.
Mais toi, mon cher amant, ne me déguise rien;
La guerre te plaît-elle, et t'y trouves-tu bien?
Défaire un escadron, forcer une muraille,
Prendre une ville, un fort, gagner une bataille,
Cela te charme-t-il? et ce funeste honneur
Te plait-il aux dépens de tout notre bonheur?
Aimes-tu les lauriers qui me coûtent des larmes?
Ce qui fait tous mes maux a-t-il pour toi des charmes?
Et quand tu fais trembler un peuple malheureux,
Ne te souvient-il pas que je tremble plus qu'eux?
Que malgré tous les maux que leur fait ton courage,
Je suis plus misérable et perds bien davantage?
Arrête donc, cruel, il ne t'est pas permis
De me faire du mal plus qu'à tes ennemis.
Hélas! je le sçay bien, tu n'as plus de tendresse,
Tu ne me connois plus, la gloire est ta maîtresse:
Elle occupe aujourd'hui ma place dans ton cœur
Et je mérite moins qu'un fantôme d'honneur:
Les blessures d'amour te semblent méprisables,
Et celles du Dieu Mars te sont plus agréables.
Autrefois tu jurois qu'il te seroit bien doux
De pouvoir quelque jour mourir à mes genoux.
Mais la guerre en trois mois t'a fait changer de stile;
Tu ne veux plus mourir qu'aux pieds de quelque ville,
Et le feu de l'amour qui t'a brûlé longtems,
Cède à ce noble feu qui fait les conquérans.
Tu te ris de mes yeux et de leur doux langage,
Et crois qu'être amoureux ce n'est pas être sage.
Ingrat! seroit-il vrai, ne m'abusé-je point?
Serois-tu devenu tigre jusqu'à ce point?
M'aurois-tu violé cette foi tant jurée?
Ce feu, que je croyois d'éternelle durée,
Seroit-il en trois mois étouffé dans ton sein?
N'as-tu pu sans le perdre aller jusques au Rhin?
Je pourrois bien courir sur la terre et sur l'onde,
Et porter mon amour de l'un à l'autre monde,
Sans qu'il se puisse éteindre ou bien qu'il s'altérât?
Mais ai-je le malheur d'adorer un ingrat?
Sans doute que tu crois que c'est une bassesse,
Que d'être au Champ de Mars, songer à sa maîtresse,
Et que d'y conserver de l'amour dans le cœur,
Ce n'est pas le moyen d'acquérir de l'honneur:
Ah! que tu connois mal le chemin de la gloire!
Quoi? tous les conquérans dont nous parle l'histoire,
Et dont on vante tant le courage et le bras,
Ont-ils cessé d'aimer au milieu des combats?
Regarde un Alexandre, un César, un Pompée:
Ces grands hommes jamais ont-ils tiré l'épée,
Sans songer qu'il falloit par mille beaux exploits
Mériter la beauté qui leur donnoit des loix?
Apprens donc que l'amour renverse des murailles,
Ravage des Etats, remporte des batailles.
Si dans le Champ de Mars tu veux être vainqueur,
Tu te dois efforcer de mériter mon cœur.
C'est l'unique moyen de gagner la victoire,
Que de m'avoir toujours présente en ta mémoire.
Mais pourquoi te donner ces conseils superflus?
Mon triste cœur me dit que tu ne m'aimes plus,
Qu'en vain de quelque espoir se flatte une insensée,
Que Casal et Namur occupent ta pensée,
Que, fatiguant sans cesse, et la nuit et le jour,
Tu n'as guère de temps pour penser à l'amour;
Et que, blessé peut-être, et mourant de foiblesse,
Tu n'es point en état d'aimer une maîtresse;
Que le sang et le meurtre ont changé ton esprit,
Que ton cœur est de fer, que rien ne l'attendrit.
Ah Ciel! qu'à m'affliger je suis ingénieuse,
A m'entendre, on diroit que je crains d'être heureuse.
Non, toutes ces raisons pour lui ne valent rien;
Je ne crains point cela d'un cœur comme le tien;
Et j'ai de ta constance une trop belle idée,
Pour croire que déjà tu m'ayes oubliée.
D'un feu trop violent j'eus soin de t'enflammer,
Pour croire que déjà tu cesses de m'aimer.
Il est certain moment où, seul devant la tente,
Tu fais quelques soupirs pour ta fidèle amante;
Et, malgré les appas que la guere a pour toi,
Tu souhaites la paix peut-être autant que moi;
Tu voudrois quelquefois aller comme un tonnerre
Ravager la Hollande et terminer la guerre;
Et le mortel regret d'avoir quitté mes yeux
Contre les Hollandois te rend plus furieux.
Rapporte donc à moi ta plus louable envie;
Conserve bien tes jours pour conserver ma vie,
Et, quoique ta valeur te porte à tout oser,
Ne t'expose jamais de peur de m'exposer.

Monseigneur.—Il faut avouer, Madame, que voilà quelque chose de bien écrit et de bien tendre. C'est en vain que le Roi tente d'attendrir un cœur si pénétré de passion; elle n'aimera jamais Sa Majesté, quelque protestation qu'elle lui en fasse.

La princesse de Conti.—J'en doute fort; mais que deviendra notre vieille dévote, si le Roi continue d'aimer cette belle fille?

Monseigneur.—Ma foi, Madame, je n'en sais rien; ses affaires sont en mauvais état; n'en parlons pas, la voici avec son Maure qu'elle aime beaucoup.

ENTRETIEN III.

La marquise de Maintenon et son Maure.

La Mise de Maintenon.—Page, va voir où est le Roi. Je suis en peine de ce que Sa Majesté fait.

Le Maure.—J'y cours sans différer d'un moment.

Mme de Maintenon, après le retour du Maure.—Hé bien que fait le Prince? à quoi s'occupe-t-il?

Le Maure.—Madame, il est dans un salon, avec le gouverneur de Versailles et sa nièce.

Mme de Maintenon.—Hélas, mon enfant, ce n'est pas pour les beaux yeux de M. Bontemps que ce grand Monarque a tant de complaisance; il a une autre idée qui lui fait trouver ces moments agréables. Sexe inconstant et volage, qui n'aime que les nouveautés; vieux pécheur[62], est-ce encore à toi de sentir les appétits de la chair, qui es tout ruiné et rendu incapable de satisfaire une jeune coquette comme est la du Tron?

Le Maure.—Madame, je ne saurois qu'y faire; mais le Roi est de fort belle humeur.

Mme de Maintenon.—C'est ce qui me chagrine.—Maure, va dire à Sa Majesté que je viens de recevoir une lettre de l'armée du maréchal de Boufflers[63] qui se trouve fort embarrassé dans Namur à repousser les ennemis.

Le Maure.—Madame, je n'ose.

Mme de Maintenon.—Tu n'es qu'un animal; j'y vais moi-même.

Le Maure seul.—Allez-y si vous voulez, vieille médaille; le Roi se moquera de vous et aura raison.

ENTRETIEN IV.

Le Roi, Madame de Maintenon, et M. Bontemps.

Mme de Maintenon.—Sire, voici des nouvelles, mais non pas des meilleures. Que dites-vous du mauvais état de nos affaires? Un exprès est venu ce matin, qui m'a dit que Casal et Namur[64] sont assiégés par les ennemis, et que nos généraux commencent à perdre courage.

Le Roi.—Parbleu, Madame, je n'y puis que faire; je suis si las de la guerre que je voudrois n'y avoir jamais songé. Les inquiétudes d'amour sont mille fois plus douces que celles de Mars, qui ne fait que des impressions de sang et de carnage, qui ne donne point de repos; et, pour être partout où l'on donne une bataille, cela n'est point de mon goût.

Mme de Maintenon.—C'est donc pour cela, Sire, que vous avez toujours des retours de cette passion qui rejaillissent incessamment, quelques prières que je fasse à saint Benoît[65] pour la continence de Votre Majesté? O sang rebelle et désobéissant au Souverain: quand triompherons-nous de vous?

M. Bontemps.—Madame, ces petits emportements sont pardonnables à notre grand Monarque; c'est dans les bras de Vénus qu'il se délasse des travaux de la guerre et des soins de son royaume, qui fatiguent Sa Majesté nuit et jour.

Mme de Maintenon, peu contente et montrant un chapelet.—Monsieur, ne flattons pas les Princes dans leurs défauts, par politique et par intérêt. Voilà où mon Prince doit appliquer tous ses soins, à dire souvent son chapelet et bien prier Dieu.

Le Roi, d'un ton méprisant.—Madame, cessez de me rompre la tête de vos dévotions outrées. Allez seulement porter une chandelle de Saint-Cyr à votre bon saint Hilaire, afin qu'il vous rende plus discrète.

(Madame de Maintenon s'en va.)

ENTRETIEN V.

Le Roi et Mademoiselle du Tron, seule au bord d'un bassin.

Le Roi.—Que faites-vous ici, belle rêveuse? j'étois en peine de vous.

Mlle du Tron.—Sire, j'admirois l'eau comme le principe de toutes choses, suivant la pensée d'un philosophe[66].

Le Roi.—Quoi, Mademoiselle, vous suivez déjà les idées de ces grands hommes à l'âge où vous êtes? Ah! défaites-vous de ces pensées obscures et douteuses, qui ne font que fatiguer les personnes qui s'y abandonnent.

Mlle du Tron, d'une manière précieuse.—Sire, Votre Majesté saura aussi que je ne m'embarrasse pas beaucoup des sentiments erronés des philosophes; je n'en parle seulement qu'en passant, et pour me divertir.

Le Roi.—Vous faites très-bien, ma chère demoiselle, de ne vous pas occuper l'esprit de ces fadaises qui n'ont rien de solide; l'Amour, ce petit Dieu des cœurs, est quelque chose de bien plus doux.

Mlle du Tron, poussant un grand soupir.—Ah! Sire, ce nom me fait trembler. Dieux, qu'il est redoutable, cet amour que Votre Majesté trouve si charmant!

Le Roi.—Hé! que vous a fait, Mademoiselle, ce pauvre enfant pour le traiter de la sorte? Ce n'est pas l'amour qui fait peur aux belles comme vous; car je sais que vous aimez, et peut-être de plus d'une manière.

Mlle du Tron.—Votre Majesté, mon Prince, m'apprend qu'il y a plusieurs amours; mais j'ai toujours cru qu'il n'y en avoit qu'un qui soutenoit l'Univers.

Le Roi, se passionnant.—Il est vrai, ma charmante, c'est justement celui-là que je souhaite qui vous puisse blesser. Aimez-moi donc, si vous ne l'avez pas encore fait.

Mlle du Tron.—Ah! Sire, je crains...

Le Roi.—Hé! que craignez-vous, Mademoiselle? ne suis-je pas Roi?

Mlle du Tron.—Il est vrai, Sire; mais...

Le Roi.—Mais vous doutez, peut-être, si je vous aimerai; ah! quelle injustice vous me faites, mon adorable! vous n'avez que trop de mérite et de charmes pour rendre mon amour éternel.

Mlle du Tron.—Ah! mon Prince, Votre Majesté ne doit pas être surprise de cette foiblesse; l'on craint toujours ce que l'on ne veut pas voir, et l'amour est toujours occupé de plusieurs passions.

Le Roi.—Enfin, ma belle, venons au fait: m'aimerez-vous, ou non? Si vous le faites, vous sauverez la vie d'un prince qui va mourir à vos pieds, et qui, sans ce charmant aveu, seroit le plus malheureux de tous les hommes.

Mlle du Tron, en rougissant.—Sire, qu'une déclaration tendre d'un si grand prince embarrasse une personne comme moi! je veux tout, je crains tout; mais hélas! je ne trouve point de force pour rien résoudre, et je flotte toujours entre l'incertitude que mon cœur m'a fait naître.....

Le Roi.—Bannissez cette incertitude, Mademoiselle, et me rendez heureux.

ENTRETIEN VI.

Le Roi, Mademoiselle du Tron, et Madame de Maintenon, qui surprend le Roi aux pieds de cette belle, dans un cabinet[67] d'orangers.

Mme de Maintenon.—Ah! ciel, que vois-je? le Roi qui ne s'est point souillé depuis cinq ou six ans des plaisirs de la chair, et le voici aux pieds d'une fille! Ah! Sire, je veux qu'un ange m'emporte, si vous ne perdez la santé qui vous reste, par vos mouvements passionnés.

Le Roi, faisant un signe de croix.—Madame, je remarque que vous extravaguez. Allez vous mettre au lit; vous êtes plus malade que vous ne pensez. Mon bel ange aura soin de me guérir. Les blessures d'amour ne sont pas dangereuses.

Mlle du Tron.—Quelquefois, Sire, ce Dieu a renversé des murailles et gagné de grandes victoires; et tout cela en faisant souffrir bien des peines à ceux qui les défendoient[68].

Mme de Maintenon, présentant un petit crucifix au Roi.—Voilà, Sire, la véritable pierre de touche; voilà quel doit être à présent l'objet de votre adoration; c'est là où Votre Majesté doit attacher toutes ses affections et toutes ses pensées, sans s'amuser à ternir sa gloire aux pieds des créatures mortelles.

Le Roi, en colère.—Allez, Madame, aux petites maisons; l'on y en met de moins folles que vous. Est-il saison de m'apporter un crucifix dans le temps que je suis aux pieds d'un ange? Attendez du moins que j'aie commerce avec quelque lutin, afin de l'exorciser par votre dévotion.

Mme de Maintenon.—Hélas! Sire, la conversation d'une fille est à présent plus dangereuse pour Votre Majesté, que celle du plus méchant lutin du monde[69]. M. Fagon[70], votre premier médecin, m'a témoigné mille fois que l'exercice d'amour ne vous vaut rien, parce qu'il ébranle et dissipe les forces naturelles de l'homme; cependant Votre Majesté ne peut étouffer les désirs charnels qui renaissent toujours. Brisez les chaînes du péché, et vous attachez entièrement à votre salut.

Le Roi, se radoucissant.—Je le ferai, Madame; ce sont mes affaires, qui ne vous regardent pas. Allez seulement vous reposer, cela fera du bien à votre esprit, qui est en mauvais état.

(Madame de Maintenon s'en va.)

Le Roi.—Parbleu, Mademoiselle, cette dame-là radote, de venir ainsi troubler nos plaisirs. Que ne demeure-t-elle à Saint-Cyr[71], pour donner le nécessaire à ses filles?

Mlle du Tron.—Sire, il paroît bien à l'emportement de madame de Maintenon qu'elle aime Votre Majesté, puisqu'elle prend tant de part dans ses intérêts.

Le Roi.—Je ne puis pas bien démêler le motif qui la fait agir de la sorte; mais je vous dirai, Mademoiselle, qu'un simple gentilhomme est plus heureux que moi, parce qu'il peut faire ses affaires en secret.

Mlle du Tron.—Je vous l'avoue, Sire.

Mme de Maintenon, revenant.—Sire, je viens dire à Votre Majesté, que voici deux lettres que je viens de recevoir; l'une est du maréchal de Boufflers, et l'autre m'a été donnée par M. Bontemps pour mademoiselle du Tron: c'est une de ses tantes de Normandie qui lui mande de venir promptement.

Le Roi, d'un air de dépit.—Et l'autre, Madame, que contient-elle? Apparemment vous en savez aussi la substance?

Mme de Maintenon.—Non, Sire, je n'ai osé l'ouvrir; mais je crois que le maréchal se plaint fort de ses soldats qui désertent à tout moment: ce général en a perdu six mille dans Namur[72].

Le Roi.—Depuis un temps vous ne me dites rien que de désagréable.

Mlle du Tron.—Sire, je prends congé de Votre Majesté.

Le Roi.—Où allez-vous, ma belle? demeurez, je vous prie.

Mlle du Tron, après avoir lu sa lettre [la lettre de sa tante].—Sire, je viens de lire la lettre de ma tante qui me mande absolument; Votre Majesté aura la bonté de me laisser aller.

Le Roi, chagrin et trépignant du pied.—Ah! fâcheux contre-temps, ne cesserez vous point de me persécuter.

ENTRETIEN VII.

Le Roi, et le Père la Chaise[73], son confesseur.

Le Roi, l'apercevant.—Approchez, mon révérend Père, j'ai bien de la joie de vous voir.

Le Père la Chaise.—Ah! Sire, celle que je sens n'est pas exprimable. Il y a plusieurs jours que je meurs d'envie d'entretenir Votre Majesté sur quelques affaires qui me paroissent importantes.

Le Roi.—Parlez, mon révérend Père, qu'avez-vous à me dire d'important?

Le Père la Chaise, étant entré dans le cabinet du Roi.—Sire, je prends la liberté de dire à Votre Majesté, qu'étant il y a quelques jours en prières, j'eus une vision qui m'étonna fort, et où je me trouvai très-embarrassé. L'esprit qui me parla, me dit qu'il étoit l'âme du père Bobinet[74] mon confesseur, que le conseil céleste avoit député pour venir me dire combien les puissances souveraines des cieux étoient fâchées contre Votre Majesté, qui met le clergé au rang des sujets contribuables de son royaume, en les taxant comme les autres[75]. Ce qui ne doit pas être, suivant la pensée d'un grand Saint, qui nous dit que ceux qui servent à l'autel doivent être exempts de tous impôts et de toutes taxes.

Le Roi, fort pensif.—Cela est-il bien véritable? Mais, mon Dieu, mon révérend Père, ce n'est pas ma faute; si j'ai péché dans cette occasion, ce n'est que par conseil. Messieurs de Pomponne[76], de Harlay[77], et Pontchartrain[78], ne m'ont-ils pas porté à demander à mon clergé les dix millions de don gratuit[79] qu'il m'a fourni pour soutenir la guerre, qui, comme vous savez, est fort difficile à supporter[80]?

Le Père la Chaise.—Je l'avoue, Sire; mais cependant on murmure fort à la cour céleste de tout ce qui se passe en France et le père Bobinet dit encore que saint Ignace prit la parole au nom de l'assemblée, et dit, comme en colère, qu'il étoit impossible qu'un prince qui renverse le service divin entrât en paradis.

Le Roi, frappant de son chapeau sur la table.—Parbleu, mon Père, je n'y saurois que faire, quand tous les saints du Paradis y trouveroient à redire, et que ce seroit un crime, j'y ai été forcé; ce n'est que pour un bien qui est la gloire de mon Etat; et, quoique j'en aie donné les ordres, ce ne peut être au plus à mon égard qu'un péché philosophique[81], comme vous me l'avez dit mille fois.

Le Père la Chaise.—Sire, ne vous emportez pas, nous tâcherons de réconcilier Votre Majesté avec les puissances célestes, et de rendre véniels tous les péchés qu'elle commettra par ignorance.

Le Roi.—Vous ferez bien, car je n'aime pas les querelles, et ne veux pas être contredit dans mes actions. Tâchez donc, mon révérend Père, de faire ma paix avec les saintes Intelligences, et de me bien mettre dans leurs esprits; car autrement je craindrois fort qu'il me laissent longtemps brûler en purgatoire pour se venger.

Le Père la Chaise.—Ne vous alarmez point, Sire; je donnerai un bon passe-port à Votre Majesté pour la rendre heureuse en l'autre vie; d'ailleurs, ne doit-elle pas tout espérer de tant de belles actions qu'elle a faites pendant son règne, et de toutes les âmes qu'elle a converties par ses dragons[82], que nous appelons les gendarmes du ciel?

Le Roi.—Lorsque j'ai fait chasser les huguenots, qui ne vouloient pas se convertir, j'ai suivi en cela les conseils que vous m'aviez donnés; car vous savez que vous m'avez toujours dit que je ne pouvois faire une plus belle pénitence de mes fautes passées, et acquérir plus sûrement le Paradis, qu'en donnant tous mes soins pour l'extirpation de l'hérésie[83], et en établissant la maison de Saint-Cyr[84].

Le Père la Chaise.—Cela est vrai, Sire, et c'est aussi ce que l'on considérera toujours comme les merveilles de votre règne. Ne doutez donc pas que vous n'en receviez la récompense dans le ciel.

Le Roi.—Cela suffit; adieu donc, mon révérend Père; je me recommande à vos bonnes prières et à celles des Saints Pères de votre société.

ENTRETIEN VIII.

Madame de Maintenon et Monsieur Fagon, premier médecin du Roi.

M. Fagon.—Madame, je suis votre très humble serviteur; comment vous portez-vous?

Mme de Maintenon.—Je me porterois bien, Monsieur, si je n'avois point de chagrin qui est, comme vous savez, un poison pour la santé.

M. Fagon.—Il est vrai, Madame, Hypocrates nous dit aussi, dans son traité de médecine, que les personnes gaies sont rarement malades[85].

Mme de Maintenon.—Hé, comment, Monsieur, pouvoir rire? l'on a du chagrin à tout moment.

M. Fagon.—Quel est donc le vôtre, Madame, ose-t-on vous le demander?

Mme de Maintenon, poussant de gros soupirs.—Oui bien, Monsieur, c'est le Roi qui me le donne.

M. Fagon.—Quoi, Madame, un prince si bénin, si débonnaire pourroit vous affliger?

Mme de Maintenon.—Monsieur, le déplaisir que ce monarque me cause est qu'il veut s'attacher de nouveau à une petite beauté qui lui donnera bien à songer. Vous savez que l'exercice amoureux ne lui vaut rien à l'âge où il est[86].

M. Fagon.—J'en conviens, Madame; l'amour rend l'homme foible et chancelant quand il ne se conduit pas sagement; mais user un peu de cette passion sobrement, n'est pas méchant pour la santé. Nous avons même un de nos savants docteurs qui ordonne de temps en temps de se servir de femmes et de vin pour se bien porter[87].

Mme de Maintenon.—De grâce, Monsieur, n'allez pas dire cela au Roi. Ce prince, qui est naturellement sensible à l'amour, en profiteroit plus que vous ne croiriez, et Sa Majesté se perdroit dans les combats de Vénus.

M. Fagon, riant.—Est-il possible, Madame?

Mme de Maintenon, branlant la tête.—Il n'est que trop vrai, Monsieur; je connois ce monarque, il pousse les choses jusques à l'excès; et c'est son penchant que les femmes.

M. Fagon.—Quelle est donc la beauté, Madame, qui engage à présent le Roi? je le croyois détaché de tout attachement charnel.

Mme de Maintenon.—Monsieur, est-ce que vous ne le savez pas?

M. Fagon.—Non, Madame; qui est-ce qui me l'auroit dit?

Mme de Maintenon.—C'est la nièce de M. Bontemps notre gouverneur de Versailles, qui a ravi la liberté de ce prince, pour l'avoir vue une fois à l'Opéra.

M. Fagon.—Quoi, Mlle du Tron! qui auroit jamais dit que cette fille avec son air précieux et languissant[88], auroit pris le cœur d'un si grand prince?

Mme de Maintenon.—Cependant, c'est elle-même; le Roi en est si charmé que, hors de sa présence, il ne peut trouver de repos.

M. Fagon.—Ah! Madame, je la plains: Il faut que ce prince fasse de grands efforts pour contenter cette jeune amante, cela détruira infailliblement sa santé.

Mme de Maintenon.—C'est ce que je dis aussi, Monsieur; je vous prie instamment de vous servir de tout l'ascendant que vous avez sur ce monarque, pour le détourner de cette amourette qui lui est si désavantageuse pour le corps et pour l'esprit, qu'il n'est occupé que de sa nouvelle passion.

M. Fagon.—Je ferai tout mon possible, Madame, pour persuader à ce prince que sa santé y est intéressée; et comme Sa Majesté ajoute assez de foi à ce que je lui dis, j'espère de réussir dans mon dessein.

Mme de Maintenon.—Dieu le veuille, Monsieur, pour mon repos. Il me souvient que, quand vous dîtes au Roi dernièrement que l'air de Meudon lui étoit meilleur que celui de Versailles, il a cru votre conseil, puisque Sa Majesté y va une ou deux fois la semaine, et particulièrement depuis qu'il a sa belle en tête.

M. Fagon.—Ne vous chagrinez point, Madame, de cette amourette: c'est un feu volant qui passera comme les autres; il est trop ardent, à ce que vous m'avez dit, pour être de durée.

Mme de Maintenon.—Cependant, Monsieur, je ne laisse pas d'en avoir bien du chagrin.

M. Fagon.—Madame, vous avez trop de vertu et trop de politique pour ne pas savoir vous contraindre; un peu de complaisance sied bien, et principalement à la Cour où il s'en faut beaucoup servir.

Mme de Maintenon.—Rien de plus vrai, Monsieur, la feinte et la dissimulation sont les qualités les plus nécessaires aux courtisans.

M. Fagon.—Madame, je prends congé de vous; voici le Roi qui vient, je m'en vais au-devant.

Mme de Maintenon.—Adieu, Monsieur, n'oubliez pas de dire au Roi qu'il prenne soin de sa personne.

M. Fagon, prenant la main de Mme de Maintenon.—Je n'y manquerai pas, Madame, prenez du repos.

Mme de Maintenon.—Monsieur, avant que je vous quitte, tâtez un peu mon pouls.

M. Fagon, lui prenant le bras.—Il est un peu ému, mais ce ne sera rien; et si cela continue, mon chirurgien[89] vous saignera par la veine céphalique et basilique[90], ce qui vous guérira indubitablement; je vous laisse, Madame.

Mme de Maintenon.—Je suis votre servante, Monsieur.

ENTRETIEN IX.

Le Roi, et Monsieur Fagon.

Le Roi, en souriant.—Ah! Monsieur le médecin, comment vous portez-vous depuis avant-hier?

M. Fagon.—Fort bien, Sire, comme un homme qui est toujours prêt à servir Votre Majesté, avec la plus grande inclination du monde.

Le Roi, lui prenant la main.—Voilà qui est fort honnête, Monsieur, comptez aussi sur mon amitié.

M. Fagon.—Sire, Votre Majesté me fait plus d'honneur que je ne mérite.

Le Roi.—Monsieur, point de compliments, asseyez-vous ici. Quelles nouvelles m'apprendrez-vous?

M. Fagon.—Sire, je ne sais rien de nouveau, sinon, que je trouve un grand changement en Votre Majesté.

Le Roi, le regardant.—Eh! que trouvez-vous en moi de changé? est-ce à mon avantage ou à mon désavantage?

M. Fagon.—Non, Sire, c'est à votre avantage.

Le Roi, en riant.—Parlez donc, Monsieur le docteur, et vous expliquez; qu'est-ce que vous remarquez en moi?

M. Fagon.—Une abondance de santé, Sire, causée par une joie qui se répand sur toute votre personne royale.

Le Roi.—Bon, voilà qui va bien, Monsieur; je ne laisse pas cependant d'avoir du chagrin de toutes les pertes que je fais cette année de tous côtés.

M. Fagon.—C'est le sort de la guerre, Sire, qui a toujours été de la sorte; l'amour récompense Votre Majesté de ses pertes, en lui faisant faire des conquêtes dans son empire.

Le Roi, d'un air agréable.—Monsieur, je vois bien que vous êtes aussi savant en amour qu'en médecine; mais, dites-moi un peu, je vous prie, avez-vous des remèdes pour les cœurs des amants?

M. Fagon.—Oui, Sire, je les guéris à peu de frais.

Le Roi.—Ah! Monsieur, donnez-m'en un pour un prince qui souffre beaucoup, qui vous en saura bien du gré.

M. Fagon.—Sire, je ne puis guérir personne si je ne le connois; mes herbes n'ont point d'effet, si je ne vois et ne touche.

Le Roi, en souriant.—C'est moi, Monsieur, qui serai votre nouveau malade; je vous prie, guérissez-moi donc promptement.

M. Fagon.—Votre Majesté, Sire, n'a pas besoin de mes remèdes, étant maître de la beauté qui l'engage; mais je prends la liberté de lui dire, qu'un grain ou deux d'amour de plus pris par excès, sont capables de lui faire bien du mal, et même de lui affoiblir le reste du corps.

Le Roi.—Je vous entends, Monsieur; nous n'en prendrons pas plus qu'il n'en faut pour se bien porter. Adieu, je vous quitte, voilà M. de Pontchartrain.

ENTRETIEN X.

Le Roi, et Monsieur de Pontchartrain, ministre d'Etat.

Le Roi.—Eh bien, Monsieur, aurons-nous de l'argent?

M. de Pontchartrain.—Sire, en exécution de vos ordres, nous nous sommes assemblés extraordinairement, pour tâcher de trouver à Votre Majesté les sommes qu'elle demande, nous avons longtemps délibéré...

Le Roi.—Il ne falloit pas perdre tant de temps à délibérer, et passer promptement aux effets pour remplir nos coffres.

M. de Pontchartrain.—Nous le souhaitons tous ardemment; mais...

Le Roi, se fâchant.—Mais, mais; ne vous ai-je pas dit que quand j'ai commandé, je ne veux pas qu'on me contredise.

M. de Pontchartrain.—Sire, je prends la liberté de remontrer à Votre Majesté que l'on ne peut à présent aller si vite; la ville et la campagne sont ruinées par les taxes, les impôts et les contributions; vos peuples meurent de faim[91], et sont tellement accablés de misères, qu'ils ont beaucoup plus besoin d'un prompt soulagement, que d'être encore surchargés par de nouveaux impôts.

Le Roi.—Qu'ils fassent comme ils l'entendront; mais il faut bien qu'ils payent ou qu'ils crèvent. Voilà qui est admirable! doivent-ils travailler pour d'autres que pour moi qui suis leur Roi, et tous leurs biens ne m'appartiennent-ils pas de droit, comme madame de Maintenon et les bons Pères Jésuites me le représentent si souvent[92]! C'est aussi le sentiment des principaux de ma Cour, qui disent que mes sujets doivent s'estimer fort heureux que je leur laisse la vie et l'habit, que je pourrois leur ôter si je voulois.

M. de Pontchartrain.—Il ne me convient pas, Sire, d'entrer dans cet examen; cependant je prends la liberté de vous dire, qu'encore que Votre Majesté soit toute puissante sur la terre, elle ne peut faire trouver de l'argent où il n'y en a pas. Il n'y a que le Créateur de l'Univers qui puisse faire un si grand miracle.

Le Roi.—Enfin, Monsieur, sans tant de raisons, faites ce que vous pourrez et mettez tout en usage; mais il faut au plus tôt de l'argent, tant pour mes dépenses ordinaires et extraordinaires, que pour celles de la guerre[93] et de Marly[94], dont je ne prétends pas absolument [en] rien retrancher.

M. de Pontchartrain.—C'est à ces grands recouvrements que je travaille aussi avec toute l'application possible; mais en vérité, Sire, nous avons inventé tant de nouvelles affaires, que mon imagination en est tarie[95], et il ne nous reste plus qu'une découverte à mettre en œuvre.

Le Roi.—Quelle est donc cette découverte?

M. de Pontchartrain.—La voici: Messieurs d'Argouges et Barbezieux[96], ministres d'Etat, ne pouvant plus mettre de taxes, et voyant que les finances de Votre Majesté commencent à s'épuiser, M. d'Argouges, toujours fertile en moyens, nous en proposa un nouveau, qui est de mettre un impôt sur les vents; ce qui attireroit, dit-on, de grandes sommes d'argent pour soutenir la guerre dans tout le royaume; les mariniers, les bateliers, les meuniers et autres gens semblables, ne pouvant se servir de cet élément sans payer la somme imposée.

Le Roi.—Cet avis me paroît assez bon, et n'est pas à négliger.

M. de Pontchartrain.—L'on étendroit le règlement jusques sur les apothicaires, qui par leurs remèdes tirent un gros profit des vents du corps humain, et sur les médecins qui n'en tirent pas moins, et y contribuent autant par leurs ordonnances.

Le Roi, se frottant le front.—Je consentirois avec joie, si cela se pouvoit; mais chacun se révoltera d'abord contre ce nouvel impôt, particulièrement les médecins et les apothicaires qui crieront comme des diables.

M. de Pontchartrain.—Sire, il suffit d'avoir votre consentement, nous les réduirons comme les autres.

Le Roi.—Monsieur, je ne sais ce que je dois faire: mon confesseur m'a rapporté que tous les saints du Paradis crient contre moi comme des enragés d'avoir osé taxer le service divin[97].

M. de Pontchartrain.—Cela se peut-il, Sire?

Le Roi.—Il n'y a rien de plus vrai, Monsieur; mais que le Père Bobinet, confesseur du Père de la Chaise qui est mort depuis peu, a été député de l'assemblée céleste pour m'en avertir.

M. de Pontchartrain.—C'est cependant, Sire, le dernier moyen que nous avons trouvé pour avoir de l'argent.

Le Roi.—Morbleu, Monsieur, je suis au désespoir de voir les côtes de France bombardées par les Anglois et les Hollandois[98]. Je voudrois n'avoir jamais vu Tourville[99] qui m'a conseillé de mener ma flotte dans la Méditerranée: les alliés en ont bien su profiter et n'auroient pas fait de même[100].

M. de Pontchartrain.—Sire, c'est un malheur, mais la chose est faite.

Le Roi.—Oui, de par tous les diables, mais je n'en suis pas mieux, et mes forces s'affoiblissent toujours de plus en plus.

M. de Pontchartrain.—Rien n'est plus vrai, Sire; car les trois Etats de Votre Majesté sont aux abois et n'en peuvent plus; le Clergé, le Parlement et la Noblesse se sont saignés jusques à la dernière goutte de leur sang, et je ne sais par quel nouvel impôt on pourra trouver de l'argent.

Le Roi, après avoir rêvé.—Monsieur, il me semble qu'il seroit plus à propos de taxer les heures que les vents, parce qu'elles font toujours leur même révolution, et que chacun s'en sert généralement sans pouvoir s'en passer, particulièrement l'heure du berger, qui est d'une nécessité importante aux amants.

M. de Pontchartrain.—Mais, comment, Sire, connoître les heures destinées à l'amour, à moins de taxer tous les jeunes gens.

Le Roi.—Monsieur, l'on ne sauroit manquer de comprendre au rôle de cette taxe tous les vieux et les jeunes; car je puis vous assurer que les vieillards aiment autant à se divertir que les autres.

M. de Pontchartrain.—Mais, Sire, Votre Majesté ne trouveroit-elle pas bon d'y mettre les religieux et les abbés[101], qui font...

Le Roi.—Ah! ciel! Monsieur, vous n'y songez pas; il est vrai que les abbés sont amis de la galanterie; mais les autres sont de saintes âmes qui ne font que prier Dieu nuit et jour.

M. de Pontchartrain.—Sire, M. de Pomponne proposa encore un autre moyen, qui semble être une dépendance de celui que Votre Majesté veut dire: c'est de taxer toutes les filles de joie[102] de votre royaume, et ceux qui les entretiennent.

Le Roi, en riant.—Il faut donc qu'il se mette le premier en tête; car je sais qu'il ne hait pas les femmes[103].

M. de Pontchartrain.—Cela s'entend, Sire, c'est peut-être pour avoir le plaisir de payer et vous marquer son zèle, que ce ministre a inventé ce moyen qui n'est pas méchant.

Le Roi.—Cela est assez sujet à caution; mais quittons la raillerie, et pour conclusion de cet entretien, faites fond, suivant le plan que nous venons de faire, de me trouver au plus tôt de l'argent, et surtout n'y manquez pas.

M. de Pontchartrain.—Sire, j'y ferai de mon mieux.

ENTRETIEN XI.

Le Roi, Monsieur de Chanvalon[104], archevêque de Paris, et son Page.

Le Page.—Sire, M. l'Archevêque de Paris demande s'il n'incommodera point Votre Majesté.

Le Roi.—Où est-il?

Le Page.—Sire, il est en bas où il attend vos ordres.

Le Roi.—Qu'on le fasse monter.

M. l'Archevêque, en entrant.—Sire, je vous demande pardon si j'interromps Votre Majesté.

Le Roi, le saluant.—Ah! mon cousin, ne parlez pas de cela, je sens une joie parfaite de vous voir. Page, donnez un siége.

M. l'Archevêque s'assied sur un siége pliant[105].

Le Roi.—Eh bien, mon cousin, comment vous portez-vous?

M. l'Archevêque.—Fort bien, Sire, au chagrin près.

Le Roi.—Comment un prélat comme vous peut-il avoir du chagrin? Vous vivez plus content dans votre diocèse que moi dans mon Louvre.

M. l'Archevêque.—Sire, les apparences sont fort trompeuses, car la paix et la tranquillité n'y règnent pas toujours.

Le Roi.—Quel est donc le sujet de votre inquiétude?

M. l'Archevêque.—Sire, c'est une dispute qui est survenue entre M. l'Evêque de Noyon[106] et moi, qui a été fort loin, et qui nous rendra ennemis pour la vie.

Le Roi.—Au sujet de quoi, mon cousin?

L'Archevêque.—Sire, c'est au sujet de l'abbé Quélus[107], qui fit dernièrement son premier sermon aux grands Cordeliers[108]. Tout l'auditoire parut content de lui, à la réserve de quelques personnes de qualité de mes amis, qui trouvèrent à redire à plusieurs propositions qu'il avança, condamnées par les conciles de Trente et de Vienne, et tout-à-fait damnables, mais que cet Evêque trouva excellentes, qui sont des sentiments nouveaux en matière de religion. Rome, jalouse de tout ce qu'elle enseigne, ne peut souffrir une autre doctrine que la sienne.

Le Roi.—Eh! quels sont ces sentiments nouveaux?

L'Archevêque.—Sire, ce sont ceux du quiétisme[109], dont votre royaume est rempli, tant parmi les religieux que parmi les prêtres, dont j'ai été bien surpris. Ces hérétiques croient, et se sont fait une idée de faire parvenir les âmes à la perfection pendant leur vie sans pénitence, sans austérité, sans mortification; enseignant même que l'homme se doit tenir dans l'indifférence pour ses péchés et dans l'abandon; et qu'il ne faut pas même demander à Dieu aucune grâce du ciel, ayant une assurance imaginaire que l'on possède Dieu en cette vie, en lui-même et sans milieu.

Le Roi.—Voilà une doctrine bien pernicieuse, mon cousin; il faut y apporter du remède.

M. l'Archevêque.—C'est à quoi je vais travailler, Sire, et faire condamner les trois livres[110] qu'on a imprimés sur ce sujet.

Le Roi.—Vous ferez très-bien, et j'y donne ma voix avec beaucoup de chaleur, pour le bien de mes peuples.

M. l'Archevêque.—Sire, ils auront une éternelle reconnoissance d'un si grand bienfait, et je puis bien en porter parole pour eux à Votre Majesté. Je prends congé d'Elle, de peur de lui être importun.

Le Roi.—Adieu, mon cousin, je vous souhaite une sainte prospérité dans vos affaires. Prions votre bon ange qu'il vous conseille bien dans vos entreprises.

M. l'Archevêque.—Je le souhaite, Sire, pour la plus grande gloire de Dieu.

Le Roi, en le quittant.—Ah! le saint personnage, ah! le digne prélat, et qu'il sera bien récompensé dans le ciel de toutes ses vertus.

ENTRETIEN XII.

Madame de Maintenon, son valet de chambre, et le sieur Bernier, chirurgien du Roi.

Mme de Maintenon, au valet de chambre.—Mon Dieu, La Fortune[111], je n'en puis plus, j'ai des vapeurs qui me tuent et me montent à tout moment: Va, je te prie, chercher le chirurgien du Roi, afin qu'il me saigne.

La Fortune.—Madame, c'est une chose assez surprenante qu'à l'âge où vous êtes[112], les vapeurs vous incommodent si fort.

Mme de Maintenon.—Tu vois, mon enfant, j'en suis plus fatiguée que jamais, comme si je n'avois que quinze ans.

La Fortune.—Madame, c'est un mal de mère, que l'on a bien de la peine à guérir surtout quand la matrice...

Mme de Maintenon.—Ne raisonne pas davantage, va où je te dis.

La Fortune.—J'y cours, Madame.

Mme de Maintenon, seule.—Peut-on voir un impertinent pareil à ce garçon? est-ce à un valet de parler de mal de femme, et de matrice? Oh! siècle avancé où toutes choses sont prématurées! chacun raisonne de tout, sans respect et sans distinction.

La Fortune, tout essoufflé.—Madame, Monsieur Bernier[113] va venir tout à l'heure, il m'a prié seulement de vous dire, que vous eussiez la bonté d'attendre qu'il eût saigné la cavale du prince de Conti, qui vient d'être blessée, et qu'il aime autant que lui-même.

Mme de Maintenon.—Le compliment est assez honnête; la belle comparaison qu'il fait d'une cavale à moi! de quoi s'avise-t-il d'aller saigner une cavale?

La Fortune, en riant.—Madame, un chirurgien, un médecin et un maréchal[114], ne mettent point de différence entre toutes les bêtes et les animaux qu'ils pansent, pourvu qu'ils gagnent de l'argent.

Mme de Maintenon, en colère.—Va, tu n'es qu'un sot, La Fortune, avec tous tes petits raisonnements; cours dire à Bernier qu'il vienne promptement, que le Roi en a à faire.

La Fortune, bas.—Peste soit de la vieille P...[115]; je voudrois qu'il te mît la lancette si avant qu'elle n'en sortît jamais pour tes péchés.

M. Bernier, arrivant.—Ah! Madame, mille excuses de vous avoir tant fait attendre; j'étois occupé au service du prince de Conty.

Mme de Maintenon, d'un air fier.—Vraiment vous lui rendez là un beau service, de saigner sa cavale! c'est le fait d'un maréchal, mais non pas le vôtre.

M. Bernier.—Madame, c'est la plus jolie bête du monde, qu'il aime comme sa vie, et je n'ai pu me dispenser de lui rendre un tel office.

Mme de Maintenon.—Je vois bien, Monsieur, que les gens de votre trempe font tout pour de l'argent; mais quoi qu'il en soit, entrons en matière. Je veux que vous me saigniez du pied à l'eau[116], pour m'apaiser les vapeurs qui me montent incessamment, et qui me rendent rouge comme vous me voyez.

M. Bernier.—Le remède est admirable, Madame, pour se rafraîchir le sang.

Mme de Maintenon.—Il faut que le Roi se fasse aussi saigner, car je remarque que ce prince a le sang fort échauffé depuis qu'il...

M. Bernier, en riant.—Il n'y a point de doute, Madame, les jolies femmes incommodent toujours la santé des hommes, parce qu'ils font plus que leurs forces.

Mme de Maintenon.—Hélas! mon cher Monsieur, le Roi se perdra.

M. Bernier.—Madame, notre grand monarque reviendra de cette mort.

Mme de Maintenon.—Avec bien de la peine; à l'âge où il est, la nature s'épuise.

M. Bernier.—Madame, voilà ma lancette prête; vous plaît-il que je vous saigne?

Mme de Maintenon.—Très-volontiers, Monsieur; tenez, voilà mon pied: songez que je suis difficile à tirer du sang.

M. Bernier.—Ne craignez rien, Madame, nous en viendrons à bout; tournez seulement la tête, et ne vous mettez point en peine du reste.

Mme de Maintenon.—La Fortune, apportez un bassin et de l'eau.

La Fortune.—Madame, en voilà.

M. Bernier.—Madame, c'est fait.

Mme de Maintenon.—Quoi, Monsieur, si promptement, sans que je l'aie presque senti? A la vérité, vous êtes un brave homme, et ce n'est pas sans raison que le Roi vous aime.

M. Bernier, en faisant une profonde révérence.—Madame, je suis votre serviteur aussi bien qu'à Sa Majesté, qui a mille bontés pour moi, sans que je les aie méritées.

Mme de Maintenon.—Monsieur, sans compliment, prenez l'argent que voici.

M. Bernier s'en défend.—Vous vous raillez de votre valet, Madame; je vous ai bien d'autres obligations, et je n'en ferai rien.

Mme de Maintenon.—Monsieur, je vous prie, mettez ce louis d'or[117] dans votre poche.

M. Bernier.—Madame, c'est donc pour vous obéir; commandez à votre très-humble serviteur quand il vous plaira.

Mme de Maintenon.—Cela suffit, Monsieur, adieu, je vous quitte.

ENTRETIEN XIII.

Le Roi et Mademoiselle du Tron.

Le Roi, à genoux devant cette belle.—Enfin, adorable mignonne, l'amour que je sens pour vous n'est plus exprimable. Ah! quels redoublements et quels transports inconnus vous me causez!

Mlle du Tron.—Sire, Votre Majesté change de couleur.

Le Roi, se pâmant.—Ah! mon bel ange... ma divine... je n'en puis plus... je me pâme.

(Le Roi tombe évanoui.)

Mlle du Tron, lui prenant la main.—Ah! Ciel, Sire, que vous m'embarrassez par votre foiblesse; revenez, mon cher prince, de ce triste état, ou je vais mourir moi-même.

Le Roi toujours pâmé.

Mlle du Tron, lui baisant la bouche, continue.—Mon illustre monarque, que vous m'alarmez! vous me donnez de mortelles inquiétudes, hélas! que dira madame de Maintenon si elle vous trouve en cet état? Que deviendrai-je alors?

Le Roi, revenant de son évanouissement, dit:—Mon petit amour, ma charmante, où ai-je été? que le paradis des amants est un séjour délicieux, et quel plaisir de s'y perdre avec vous!

Mlle du Tron, soupirant.—Que vous m'avez causé de peine, Sire, en voyant Votre Majesté changée!

Le Roi, lui baisant la main.—Mon Dieu, ma chère demoiselle, que vous êtes bonne de vous affliger pour un pauvre prince qui mérite si peu de vous adorer, mais qui vous aime plus que sa vie.

Mlle du Tron.—Sire, serois-je assez malheureuse pour vous avoir causé cette foiblesse?

Le Roi.—Appelez-vous foiblesse, mon bel ange, la chose du monde qui me rend le plus heureux? Non, non, j'en chéris la cause comme mon unique bien.

Mlle du Tron.—Mon auguste prince, ménagez donc la tendresse que vous avez pour moi, de crainte que Votre Majesté ne devienne malade, ce qui me mettroit au désespoir.

Le Roi.—Peut-on, Mademoiselle, se posséder, lorsqu'on est charmé de vous? Vous inspirez aux personnes qui vous voient des sentiments qu'elles n'ont jamais eus, et qu'un mortel ne peut exprimer.

Mlle du Tron.—Mes charmes, Sire, sont donc bien extraordinaires, puisque les mortels ne les peuvent connoître?

Le Roi.—Ah! qu'ils sont puissants! ah! qu'ils sont merveilleux, ma divine beauté!

Mlle du Tron.—Sire, Votre Majesté va retomber dans son évanouissement, si elle y songe davantage.

Le Roi.—Non, non, Mademoiselle, je sens quelques forces qui viennent à mon secours.

Mlle du Tron.—Tant mieux, Sire, j'en suis ravie, et cela vient à propos, car voici Madame de Maintenon qui paroît.

Le Roi.—Eh! où va cette vieille jalouse? Elle enrage de n'être plus jeune, et de ne pouvoir charmer.

Mlle du Tron.—Quoi! dans l'âge où elle est?

Le Roi.—Oui, sans doute, et la bonne dame est plus amoureuse que jamais. Cachez-vous, mon soleil, pour un moment.

Mlle du Tron.—Il le faut bien.

ENTRETIEN XIV.

Le Roi, Mademoiselle du Tron, cachée, et Madame de Maintenon.

Le Roi, la saluant.—Où allez-vous donc, Madame, avec tant d'empressement?

Mme de Maintenon.—Sire, j'appréhendois que Votre Majesté fût trop longtemps seule; c'est pourquoi je viens l'entretenir.

Le Roi, voulant la conduire.—Madame, je vous quitte[118] de ces soins obligeants; aujourd'hui j'ai des embarras en tête, qui demandent la solitude. Un courrier m'a dit ce matin le pitoyable état où mes côtes sont réduites, Saint-Malo, etc...[119] bombardés et réduits en cendres, sont des choses bien sensibles pour un prince qui se voyoit il n'y a pas longtemps maître des mers.

Mme de Maintenon.—Peut-être, Sire, que le dommage n'est pas si grand que l'on croit, et que pour peu de chose on rétablira ce désordre.

Le Roi, d'un ton chagrin.—Parbleu, Madame, vous n'en savez rien; l'on ne rétablira pas la ville de Saint-Malo pour cent mille écus.

Mme de Maintenon.—Enfin, Sire, ce sont des coups du ciel que l'on n'a pu éviter, et il faut s'y résoudre.

Le Roi.—Je l'avoue, Madame; mais cela n'en est pas moins désagréable.

Mme de Maintenon.—Mon cher prince, il me semble que ce sont vos péchés qui sont cause de ces châtiments si touchants; n'y réfléchissez-vous point quelquefois?

Le Roi.—Ce n'est pas à vous, Madame, que j'en dois rendre compte; l'homme est né pour pécher, et sans le péché la miséricorde de Dieu seroit inconnue sur la terre.

Mme de Maintenon.—Il est vrai, Sire; mais Votre Majesté croit-elle que Dieu autorise tous les plaisirs criminels que la corruption du siècle ne fait passer que pour bagatelles et pour de simples passe-temps? Elle devroit éviter avec soin tous les plaisirs inutiles, qui sont de vrais obstacles au salut.

Le Roi.—Eh! quels sont ces plaisirs inutiles, Madame, que vous condamnez de la sorte? La nature n'a rien fait en vain.

Mme de Maintenon.—C'est la galanterie, et ces amusements de Cour par lesquels le Seigneur est offensé.

Le Roi, en riant.—Bon, n'est-ce que cela? pure bagatelle, Madame; ce sont les actions les plus innocentes de l'homme que celles de l'amour, et où il entre le moins de crime. N'est-ce pas la nature qui les a formées elle-même? Est-il donc rien de plus injuste que de condamner un penchant si doux et si universel?

Mme de Maintenon.—Je sais bien, Sire, que c'est celui qui vous entraîne. Il faut donc se rendre, sans combattre davantage vos sentiments. Mon Dieu, que Votre Majesté me paroît changée, depuis qu'elle voit Mademoiselle du Tron!

Le Roi.—En quoi, Madame, me trouvez-vous si changé?

Mme de Maintenon.—En toutes manières.

Le Roi.—Mais encore, Madame?

Mme de Maintenon.—En votre personne royale, en vos sentiments. Hélas! avant la vue fatale de cette syrène, Votre Majesté avoit un langage bien plus édifiant!

Le Roi, avec mépris.—Vous êtes dans l'erreur, Madame; c'est la force de votre dévotion qui vous inspire ces idées chagrines, qui ne viennent que d'une bile noire qui se répand dans vos veines. Prenez médecine, si vous m'en croyez, pour dissiper ces méchantes humeurs qui vous rendent insupportables à vous-même.

Mme de Maintenon, se fâchant.—Sire, je mettrai en usage ce remède que Votre Majesté me donne; et pour ne pas l'importuner davantage, je prends congé d'Elle.

Le Roi.—Allez, Madame, vous ne sauriez mieux faire.

Madame de Maintenon s'en va.

Le Roi, seul.—O ciel, que cette femme est insupportable avec son esprit jaloux! Tout l'incommode, tout la chagrine, et rien ne lui plaît, sinon l'encens que l'on lui donne. Mais quel moyen de dire toujours des douceurs à une personne comme elle, de qui les appas sont usés et dans la dernière décadence? Non, je ne le puis faire, mon penchant ne me le peut permettre, et la présence d'une beauté naissante me fait renaître. Il est des moments dans lesquels, sans ce secours innocent, la vie me seroit à charge. La vieille dévote a beau prêcher la pénitence sur ce sujet, je ne m'en puis passer.

ENTRETIEN XV.

Le Roi et Mademoiselle du Tron.

Le Roi, en souriant.—Eh bien! Mademoiselle, vous avez entendu le beau sermon que Madame de Maintenon m'a fait; que dites-vous de son éloquence?

Mlle du Tron.—Sire, je dis que cette dame est infiniment savante, et qu'elle a la plus belle rhétorique du monde.

Le Roi.—Il est vrai, Mademoiselle, elle est toute sublime.

Mlle du Tron.—Elle est animée d'un si grand zèle, qu'elle persuade facilement ce qu'elle dit, et rien ne touche plus que sa conversation.

Le Roi.—La vôtre, ma chère demoiselle, est bien d'un autre prix; elle a pour moi des charmes qui ne se trouvent point ailleurs.

Mlle du Tron.—Sire, Votre Majesté a trop de bonté pour moi, et je ne mérite pas une préférence si avantageuse; mais je vois M. de Pontchartrain qui monte l'escalier; apparemment ce ministre veut entretenir Votre Majesté sur quelques affaires.

Le Roi, chagrin.—Cela se peut bien, Mademoiselle; mais, dieux! que cet importun vient mal à propos interrompre mes plaisirs! Je suis plus à plaindre que le plus chétif gentilhomme de mon royaume, n'ayant pas la liberté d'entretenir ce que j'aime; cependant je vois bien qu'il faut encore me résoudre à l'écouter.

Mlle du Tron.—Sire, il ne demeurera peut-être pas longtemps.

Le Roi.—Hélas! je le souhaite, mais je connois trop ces messieurs; leur conversation est toujours longue.

ENTRETIEN XVI.

Le Roi, Mademoiselle du Tron et Monsieur de Pontchartrain.

Mademoiselle du Tron, à l'arrivée de ce ministre, se retire comme auparavant pour le laisser seul avec le Roi.

M. de Pontchartrain, s'en apercevant, dit:—Sire, j'interromps sans doute Votre Majesté, étant occupée si agréablement.

Le Roi, d'un air chagrin.—Monsieur, vous êtes toujours le bien venu; mais je ne suis pas présentement en humeur de vous entretenir.

M. de Pontchartrain.—Sire, je m'en vais, plutôt que d'être incommode à Votre Majesté.

Le Roi, en le retenant.—Demeurez, Monsieur, puisque vous voilà; qu'avez-vous à me dire?

M. de Pontchartrain.—Sire, le sujet qui m'amène est celui des impôts dont Votre Majesté m'a parlé l'autre jour.

Le Roi, d'un air sévère.—Eh bien, Monsieur, avancez; que voulez-vous dire?

M. de Pontchartrain.—Sire, je viens vous représenter que l'impôt sur les vents qui avoit été projeté, s'étant divulgué malgré moi dans Paris, chacun murmure contre les ordres de Votre Majesté, et que le peuple crie, et se mutine avant qu'on lui fasse du mal.

Le Roi.—Monsieur, je me moque du peuple et de ses cris. Il faut soutenir la guerre à quelque prix que ce soit.

M. de Pontchartrain.—Je le sais bien, Sire; mais cependant on ne peut fermer les oreilles à tout ce qui se dit.

Le Roi.—Eh bien, il faut laisser parler le monde et continuer d'agir. Mais enfin avançons, quel est votre but?

M. de Pontchartrain.—Sire, c'est de vous communiquer un avis qui paroît être utile à votre dessein: je l'ai trouvé écrit en un papier que quelqu'un a mis dans mon cabinet sur ma table.

Le Roi.—Voyons-le au plus vite, je vous prie, car...

M. de Pontchartrain.—Un fameux pilote expérimenté a fait une nouvelle découverte d'une probette[120], qui fait connoître la force et les relâchements des vents, et combien par chaque air de vent on peut faire de lieues en une heure; ce qui nous est nécessaire pour mettre un impôt sur cet élément.

Le Roi.—Eh bien, faites faire l'expérience de cet instrument; et s'il se trouve bon et juste, on n'a qu'à s'en servir.

M. de Pontchartrain.—Auprès de ce papier j'en ai trouvé un autre, qui vient, à ce qu'il me paroît, de quelque esprit satirique; il contient des remontrances que les vents ont adressées à Votre Majesté; si Elle n'y fait pas droit, elles pourront la divertir. Les voici.

Le Roi.—Voyons donc vite, car je suis sans cesse exposé à lire et entendre bien des sottises.

Le Roi lit:

Chargement de la publicité...