Histoire comique
The Project Gutenberg eBook of Histoire comique
Title: Histoire comique
Author: Anatole France
Release date: December 18, 2005 [eBook #17345]
                Most recently updated: December 13, 2020
Language: French
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ANATOLE FRANCE
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
HISTOIRE COMIQUE
QUATORZIÈME ÉDITION
PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
DU MÊME AUTEUR
Format grand in-18.
| BALTHASAR | 1 vol. | 
| LE CRIME DE SYLVESTRE BONNARD (Ouvrage couronné | |
| par l'Académie française) | 1 — | 
| L'ÉTUI DE NACRE | 1 — | 
| LE JARDIN D'ÉPICURE | 1 — | 
| JOCASTE ET LE CHAT MAIGRE | 1 — | 
| LE LIVRE DE MON AMI | 1 — | 
| LE LYS ROUGE | 1 — | 
| LES OPINIONS DE M. JÉRÔME COIGNARD | 1 — | 
| LE PUITS DE SAINTE-CLAIRE | 1 — | 
| LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE | 1 — | 
| THAÏS | 1 — | 
| LA VIE LITTÉRAIRE | 4 — | 
| HISTOIRE CONTEMPORAINE | |
| I.—L'ORME DU MAIL | 1 vol. | 
| II.—LE MANNEQUIN D'OSIER | 1 — | 
| III.—L'ANNEAU D'AMÉTHYSTE | 1 — | 
| IV.—MONSIEUR BERGERET À PARIS | 1 — | 
| ÉDITION ILLUSTRÉE | |
| CLIO (Illustrations en couleurs de Mucha) | 1 vol. | 
HISTOIRE COMIQUE
I
C'était dans une loge d'actrice, à l'Odéon. Sous la lampe électrique, Félicie Nanteuil, la tête poudrée, du bleu aux paupières, du rouge aux joues et aux oreilles, du blanc au cou et aux épaules, donnait le pied à madame Michon, l'habilleuse, qui lui mettait de petits souliers noirs à talons rouges. Le docteur Trublet, médecin du théâtre et ami des actrices, appuyait sur un coussin du divan son crâne chauve, et, les mains jointes sur le ventre, croisait ses jambes courtes. Il interrogeait:
—Quoi encore, ma chère enfant?
—Est-ce que je sais!... Des étouffements... des vertiges... Tout d'un coup, une angoisse comme si j'allais mourir. C'est même ça le plus pénible.
—Êtes-vous prise quelquefois d'une soudaine envie de rire ou de pleurer, sans cause apparente, sans raison?
—Ça, je ne peux pas vous dire, parce que, dans la vie, on a tant de raisons de rire ou de pleurer!...
—Êtes-vous sujette à des éblouissements?
—Non... Mais imaginez-vous, docteur, que je crois voir, la nuit, sous les meubles, un chat qui me regarde avec des yeux de braise.
—Tâchez de ne plus rêver de chat, dit madame Michon; parce que c'est mauvais signe... Voir un chat, ça annonce trahison par des amis et perfidie de femme.
—Mais ce n'est pas en rêvant que je vois un chat! C'est tout éveillée.
Trublet, qui n'était de service à l'Odéon qu'une fois par mois, y venait en voisin presque tous les soirs. Il aimait les comédiennes, prenait plaisir à causer avec elles, leur donnait des conseils et jouissait de leur confiance avec délicatesse. Il promit à Félicie de lui faire tout de suite une ordonnance:
—Ma chère enfant, nous soignerons l'estomac et vous ne verrez plus de chats sous les meubles.
Madame Michon rectifiait le corset. Et le docteur, subitement assombri, la regardait qui tirait sur les lacets.
—Ne froncez pas le sourcil, docteur, dit Félicie, je ne me serre jamais. Avec la taille que j'ai, ce serait vraiment bête de ma part.
Elle ajouta, pensant à sa meilleure camarade du théâtre:
—C'est bon pour Fagette, qui n'a ni épaules ni hanches... Elle est toute droite... Michon, tu peux gagner encore un peu... Je sais que vous êtes l'ennemi des corsets, docteur. Je ne peux pourtant pas m'habiller comme les femmes esthètes, avec des langes... Venez passer votre main, vous verrez que je ne me serre pas trop.
Il se défendit d'être l'ennemi des corsets, ne condamnant que les corsets trop serrés. Il déplora que les femmes n'eussent aucun sens de l'harmonie des lignes et qu'elles attachassent à la finesse de la taille une idée de grâce et de beauté, sans comprendre que cette beauté consistait tout entière dans les molles inflexions par lesquelles le corps, après avoir fourni le superbe épanouissement de la poitrine, s'amincit lentement au-dessous du thorax pour se magnifier ensuite dans l'ample et tranquille évasement des flancs.
—La taille, dit-il, la taille, puisqu'il faut employer ce mot affreux, doit être un passage lent, insensible, et doux entre les deux gloires de la femme, sa poitrine et son ventre. Et vous l'étranglez stupidement, vous vous défoncez le thorax, qui entraîne les seins dans sa ruine, vous vous aplatissez les fausses côtes, vous vous creusez un horrible sillon au-dessus du nombril. Les négresses, qui se taillent les dents en pointe et qui se fendent les lèvres pour y introduire un disque de bois, se défigurent avec moins de barbarie. Car, enfin, on conçoit qu'il reste encore de la splendeur féminine à une créature qui s'est passé un anneau dans les cartilages du nez et dont la lèvre est distendue par une rondelle d'acajou grande comme ce pot de pommade. Mais la dévastation est entière quand la femme exerce ses ravages dans le centre sacré de son empire.
Insistant sur un sujet qui lui tenait à cœur, il reprit une à une les déformations du squelette et des muscles causées par le corset, et fit des descriptions imagées et précises, des peintures lugubres et bouffonnes. Nanteuil riait en l'écoutant. Elle riait parce que, étant femme, elle avait du penchant à rire des laideurs et des misères physiques, parce que, rapportant tout à son petit monde d'artistes, chaque difformité décrite par le docteur lui rappelait une camarade du théâtre et s'imprimait dans son esprit en caricature, et parce que, se sachant bien faite, elle se réjouissait de son jeune corps, en se représentant toutes ces disgrâces de la chair. Riant d'un rire clair, elle allait par la loge vers le docteur, entraînant madame Michon, qui tenait les lacets comme des rênes, avec un air de sorcière emportée au sabbat.
—Restez donc tranquille! fit-elle.
Et elle objecta que les femmes de la campagne, qui ne mettaient pas de corset, étaient encore plus abîmées que les femmes de la ville.
Le docteur reprocha amèrement aux civilisations occidentales leur mépris et leur ignorance de la beauté vivante.
Trublet, né dans l'ombre des tours de Saint-Sulpice, était allé, jeune, exercer la médecine au Caire. Il en avait rapporté un peu d'argent, une maladie de foie et la connaissance des mœurs diverses des hommes. En son âge mûr, de retour au pays natal, il ne quittait plus guère sa vieille rue de Seine et prenait grand plaisir à vivre, un peu triste seulement de voir ses contemporains si malhabiles à se reconnaître dans le déplorable malentendu qui, voilà dix-huit siècles, brouilla l'humanité avec la nature.
On frappa; une voix de femme cria du couloir:
—C'est moi!
Félicie, tandis qu'elle passait sa jupe rose, pria le docteur d'ouvrir la porte. Madame Doulce entra, pesante, laissant à l'abandon son corps massif, qu'elle avait su longtemps rassembler sur la scène, et tendre à la dignité des mères nobles.
—Bonjour, mignonne. Bonjour, docteur... Tu sais, Félicie, je ne suis pas complimenteuse. Eh bien! je t'ai vue avant-hier et je t'assure que dans le «deux» de la Mère confidente tu fais des choses très bien et qui ne sont pas faciles.
Nanteuil sourit des yeux, et, comme il arrive toujours quand on reçoit un compliment, elle en attendit un autre.
Madame Doulce, invitée par le silence de Nanteuil, murmura de nouvelles louanges:
—... des choses excellentes, des choses personnelles.
—Vous trouvez, madame Doulce? Tant mieux! parce que je ne sens pas bien ce rôle-là. Et puis la grande Perrin m'ôte tous mes moyens. C'est vrai! quand je m'assois sur les genoux de cette femme-là, ça me fait un effet... Vous ne savez pas toutes les horreurs qu'elle me dit à l'oreille pendant que nous sommes en scène. Elle est enragée... Je comprends tout, mais il y a des choses qui me dégoûtent... Michon, est-ce que le corsage ne fronce pas dans le dos, à droite?
—Ma chère enfant, s'écria Trublet avec enthousiasme, vous venez de prononcer une parole admirable.
—Laquelle? demanda simplement Nanteuil.
—Vous avez dit: «Je comprends tout, mais il y a des choses qui me dégoûtent.» Vous comprenez tout; les actions et les pensées des hommes vous apparaissent comme des cas particuliers de la mécanique universelle, vous n'en concevez ni colère ni haine. Mais il y a des choses qui vous dégoûtent; vous avez de la délicatesse, et il est bien vrai que la morale est affaire de goût. Mon enfant, je voudrais qu'on pensât aussi sainement que vous à l'Académie des Sciences morales. Oui, vous avez raison. Les instincts que vous attribuez à votre camarade, il est aussi vain de les lui reprocher que de reprocher à l'acide lactique d'être un acide à fonctions mixtes.
—Qu'est-ce que vous dites?
—Je dis que nous ne pouvons plus louer ni blâmer aucune pensée, aucune action humaine, une fois que la nécessité de ces actions et de ces pensées nous est démontrée.
—Alors, vous approuvez les mœurs de la grande Perrin, vous, un homme décoré! C'est du propre!
Le docteur se souleva et dit:
—Mon enfant, prêtez-moi, je vous prie, un moment d'attention. Je vais vous faire un récit instructif:
»Autrefois, la nature humaine était différente de ce qu'elle est aujourd'hui. Il y avait non seulement des hommes et des femmes, mais aussi des androgynes, c'est-à-dire des êtres qui réunissaient en eux les deux sexes. Ces trois sortes d'hommes avaient quatre bras, quatre jambes et deux visages. Ils étaient robustes et tournaient rapidement sur eux-mêmes comme des roues. Leur force leur inspira l'audace de combattre les dieux à l'exemple des Géants. Jupiter, ne pouvant souffrir une telle insolence...
—Michon, est-ce que la jupe ne traîne pas trop à gauche? demanda Nanteuil.
—... résolut, poursuivit le docteur, de les rendre moins forts et moins hardis. Il sépara chaque homme en deux, de manière qu'il n'eut plus que deux bras, deux jambes et une tête, et la race humaine fut dès lors ce qu'elle est aujourd'hui. Chacun de nous n'est donc qu'une moitié d'homme qui a été séparée de son tout comme on divise une sole en deux parts. Ces moitiés cherchent toujours leurs moitiés. L'amour que nous avons les uns pour les autres n'est que la force qui nous pousse à réunir nos deux moitiés pour nous rétablir dans notre ancienne perfection. Les hommes qui proviennent de la séparation des androgynes aiment les femmes; les femmes qui ont cette même origine aiment les hommes. Mais les femmes qui proviennent de la séparation des femmes primitives n'accordent pas grande attention aux hommes et sont portées vers les femmes. Ne soyez donc plus surprise quand vous voyez...
—C'est vous, docteur, qui avez imaginé cette histoire-là? demanda Nanteuil, en piquant une rose à son corsage.
Le docteur se défendit avec force d'en avoir rien inventé. Au contraire, il en avait, disait-il, retranché une partie.
—Tant mieux! s'écria Nanteuil. Parce que je vais vous dire: Celui qui a trouvé ça n'est pas malin.
—Il est mort, dit Trublet.
Nanteuil exprima de nouveau le dégoût que lui inspirait sa partenaire; mais madame Doulce, qui était prudente et déjeunait quelquefois chez Jeanne Perrin, détourna la conversation.
—Enfin, mignonne, tu le tiens, le rôle d'Angélique. Seulement, rappelle-toi ce que je t'ai dit: il faut garder le geste un peu étroit, la taille un peu raide. C'est le secret des ingénues. Défie-toi de ta jolie souplesse naturelle. Les jeunes filles du répertoire doivent être un rien poupée. C'est de style. Le costume le veut. Vois-tu, Félicie, ce que tu dois observer avant tout, quand tu joues dans la Mère confidente, qui est une délicieuse pièce...
Félicie l'interrompit:
—Moi, vous savez, pourvu que j'aie un bon rôle, la pièce, je m'en fiche. Et puis, je n'aime pas bien Marivaux... Vous riez, docteur? Est-ce que j'ai fait une gaffe? Ce n'est pas de Marivaux, la Mère confidente?
—Mais si!
—Alors!... Vous cherchez toujours à m'embrouiller... Je disais que cette Angélique m'agace. Je voudrais quelque chose de plus étoffé, de plus en dehors... Ce soir, surtout, ce rôle m'horripile.
—C'est une raison de croire que tu le joueras très bien, ma mignonne, dit madame Doulce.
Et elle professa:
—Nous n'entrons jamais mieux dans nos rôles que lorsque nous y entrons de force et malgré nous. Je pourrais vous en citer de nombreux exemples. Et moi-même, dans la Vivandière d'Austerlitz, j'ai étonné la salle entière par l'accent de ma gaieté, au moment où l'on venait de m'annoncer que mon pauvre Doulce, si grand artiste et si bon mari, avait été foudroyé d'apoplexie, à l'orchestre de l'Opéra, en saisissant son cornet à piston.
—Pourquoi veut-on absolument que je ne sois qu'une ingénue? demanda Nanteuil, qui voulait être aussi une amoureuse, une grande coquette et jouer tous les rôles.
—Et cela se comprend, poursuivit obstinément madame Doulce. L'art de la comédie est un art d'imitation. Or, ce qu'on n'éprouve pas, on l'imite d'autant mieux.
—Ne vous faites pas d'illusions, mon enfant, dit le docteur à Félicie. Quand on est une ingénue, on le reste à jamais. On naît Angélique ou Dorine, Célimène ou madame Pernelle. Au théâtre, les unes ont toujours vingt ans, les autres toujours trente, les autres toujours soixante... Vous, mademoiselle Nanteuil, vous aurez toujours dix-huit ans et vous serez toujours une ingénue.
—Je suis très contente de mon emploi, répondit Nanteuil, mais vous ne pouvez pas exiger que j'interprète avec le même plaisir toutes les ingénues. Il y a un rôle, par exemple, que je voudrais bien jouer! C'est Agnès de l'École des femmes.
Au seul nom d'Agnès! le docteur, ravi, murmura dans ses coussins:
Mes yeux ont-ils du mal pour en donner au monde?
—Agnès, voilà un beau rôle! s'écria Nanteuil. Je l'ai demandé à Pradel.
Pradel, directeur du théâtre, était un ancien comédien, avisé et bonhomme, dépouillé d'illusions et ne nourrissant point de trop hautes espérances. Il aimait la paix, les livres et les femmes. Nanteuil n'avait qu'à se louer de Pradel et elle parlait de lui sans malveillance, avec une honnête liberté.
—Il a été ignoble, il a été dégoûtant, infect, dit-elle; il m'a refusé le rôle d'Agnès pour le donner à Falempin. Il faut dire aussi que je ne lui avais pas demandé comme il fallait. Tandis que Falempin, elle sait la manière, elle! je vous en réponds. Mais ça m'est égal: si Pradel ne me laisse pas jouer Agnès, je l'envoie promener, lui et son sale guignol!
Madame Doulce continua de prodiguer ses enseignements inécoutés. Comédienne de mérite, mais vieillie, usée, jamais plus engagée, elle donnait des conseils aux débutantes, leur écrivait leurs lettres, et gagnait ainsi l'unique repas qu'elle faisait presque chaque jour, le matin ou le soir.
Félicie, tandis que madame Michon lui nouait un velours noir autour du cou, interrogea Trublet:
—Docteur, vous dites que mes vertiges viennent de l'estomac: vous êtes sûr?
Avant que Trublet eût pu répondre, madame Doulce s'écria que les vertiges venaient toujours de l'estomac, et qu'elle avait au sien, deux ou trois heures après les repas, des gonflements douloureux. Puis, elle demanda un remède au docteur.
Cependant Félicie réfléchissait, car elle était capable de réflexion. Tout à coup:
—Docteur, je voudrais vous faire une question que vous trouverez peut-être drôle... mais je voudrais bien savoir si, de connaître tout ce qu'il y a dans le corps, d'avoir vu toutes les affaires que nous avons au dedans de nous, ça ne vous gêne pas, des moments, avec les femmes. Il me semble que, d'avoir l'idée de tout ça, ça devrait vous dégoûter.
Trublet, du fond de ses coussins, envoya un baiser à Félicie:
—Ma chère enfant, il n'y a pas de plus fin, de plus riche, de plus beau tissu que la peau d'une jolie femme. C'est ce que je me disais à l'instant, en contemplant votre nuque, et vous concevez aisément que, sous cette impression...
Elle lui fit une grimace de guenon dédaigneuse.
—Croyez-vous que c'est spirituel, de répondre par des imbécillités à une question sérieuse?
—Eh bien, mademoiselle, puisque vous le voulez, je vais vous faire une réponse instructive. Il y a vingt ans, nous avions à l'hôpital Saint-Joseph, dans la salle d'autopsie, une vieux surveillant ivrogne, le père Rousseau, qui, tous les jours, à onze heures du matin, déjeunait au bord de la table sur laquelle le cadavre était étendu. Il déjeunait parce qu'il avait faim. Ceux qui ont faim, rien ne les empêche de manger, dès qu'ils ont de quoi. Seulement, le père Rousseau disait: «Je ne sais pas si c'est l'air de la salle qui le veut, mais je ne peux rien manger que de frais et d'appétissant.»
—Je comprends, dit Félicie. Il vous faut des petites bouquetières... C'est défendu, vous savez... Mais vous êtes là assis comme un Turc, et vous ne m'avez pas écrit mon ordonnance.
Elle l'interrogea du regard.
—L'estomac, où est-ce au juste?
La porte était restée entr'ouverte. Un jeune homme très joli, très élégant, la poussa, et, après avoir fait deux pas dans la loge, demanda gentiment s'il pouvait entrer.
—Vous, dit Nanteuil.
Et elle lui tendit la main, qu'il baisa avec plaisir, correction et fatuité.
Il traita madame Doulce sans égards particuliers, et demanda:
—Comment vous portez-vous, docteur Socrate?
C'est ainsi qu'on appelait parfois Trublet, à cause de sa face camuse et de sa parole subtile.
Trublet, lui désignant Nanteuil:
—Monsieur de Ligny, voici une jeune personne qui ne sait pas précisément si elle a un estomac. La question est grave. Nous lui conseillons de s'en rapporter, pour la réponse, à la petite fille qui mangeait trop de confitures. Sa maman lui disait: «Tu te feras mal à l'estomac.» Et elle répondit: «C'est les dames qui ont des estomacs; les petites filles n'en n'ont pas.»
—Mon Dieu! que vous êtes bête, docteur! s'écria Nanteuil.
—Puissiez-vous dire vrai, mademoiselle. La bêtise, c'est l'aptitude au bonheur. C'est le souverain contentement. C'est le premier des biens dans une société policée.
—Vous êtes paradoxal, mon cher docteur, observa M. de Ligny. Mais je vous accorde qu'il vaut mieux être bête comme tout le monde que d'avoir de l'esprit comme personne.
—C'est vrai, ce qu'il dit là, Robert! s'écria Nanteuil, sincère et pénétrée.
Et elle ajouta, d'un ton méditatif:
—Il y a au moins une chose certaine, docteur. C'est que la bêtise empêche souvent de faire des bêtises. Je l'ai remarqué bien des fois. Hommes ou femmes, ce ne sont pas les plus bêtes qui agissent le plus bêtement. Ainsi, il y a des femmes intelligentes qui sont stupides avec les hommes.
—Vous voulez dire celles qui ne peuvent pas s'en passer.
—On ne peut rien te cacher, mon petit Socrate.
—Ah! soupira la grande Doulce, quelle terrible servitude! Toute femme qui ne domine pas ses sens est perdue pour l'art.
Nanteuil haussa ses jolies épaules, encore un peu pointues de jeunesse:
—Oh! oh! la grande aïeule, n'essayez donc pas d'abrutir la petite classe. En voilà, des idées! De votre temps, est-ce que les comédiennes dominaient leurs... comment avez-vous dit ça? Allons donc! elles les dominaient pas du tout.
S'apercevant que Nanteuil devenait orageuse, la grande Doulce se retira avec prudence et dignité. Et, dans le couloir, elle fit encore une recommandation:
—Ma mignonne, souviens-toi de jouer Angélique en bouton de rose. Le rôle l'exige.
Mais Nanteuil, agacée, ne l'écoutait pas.
—C'est vrai, dit-elle en s'asseyant devant sa toilette, elle me fait bouillir, la vieille Doulce, avec sa morale! Elle croit qu'on a oublié ses histoires? Elle se trompe. Madame Ravaud les raconte six fois par semaine. Tout le monde sait qu'elle avait réduit son musicien de mari à un tel état d'épuisement qu'un soir il tomba dans son cornet à piston. Et ses amants, des hommes superbes, demandez à Michon, en moins de deux ans elle en faisait des souffles, des ombres. Voilà comment elle les dominait, ses... Et si on était venu lui dire qu'elle était perdue pour l'art!...
Le docteur Trublet tendit vers Nanteuil, comme pour l'arrêter, ses deux mains ouvertes:
—Ne vous indignez pas, mon enfant. Madame Doulce est sincère. Elle aimait les hommes, maintenant elle aime Dieu. On aime ce qu'on peut, comme on peut et avec ce qu'on a. Elle est devenue chaste et pieuse à l'âge congruent. Elle observe toutes les pratiques de la religion: elle va à la messe les dimanches et fêtes, elle...
—Eh bien! elle a raison d'aller à la messe, déclara Nanteuil. Michon, allume-moi une bougie pour chauffer mon rouge. Il faut que je me refasse les lèvres... Certainement, elle a raison d'aller à la messe. Mais la religion ne défend pas d'avoir un amant.
—Vous croyez? demanda le docteur.
—Ah! je connais ma religion mieux que vous, bien sûr!
Une cloche lugubre sonna, et la voix lamentable de l'avertisseur monta dans les couloirs:
—La petite pièce est terminée!...
Nanteuil se leva et passa à son poignet un ruban de velours avec un médaillon d'acier.
Agenouillée, madame Michon arrangeait les trois plis Watteau de la robe rose et, la bouche pleine d'épingles, d'un coin de lèvres exprimait cette maxime:
—Ce qu'il y a de bon quand on est vieille, c'est que les hommes ne peuvent plus vous faire souffrir.
Robert de Ligny tira de son étui une cigarette:
—Vous permettez?...
Et il s'approcha de la bougie allumée sur la toilette.
Nanteuil, qui ne le quittait pas des yeux, vit, sous les moustaches ardentes et légères comme des flammes, les lèvres empourprées par la lumière aspirer et puis souffler la fumée. Elle en sentit une petite chaleur aux oreilles. Feignant de chercher ses bijoux, elle effleura de sa bouche le cou de Ligny et lui murmura:
—Attends-moi après le spectacle, dans un fiacre, au coin de la rue de Tournon.
A ce moment un bruit de voix et de pas monta du corridor. Les acteurs de la petite pièce regagnaient leurs loges.
—Docteur, passez-moi votre journal.
—Il est bien ennuyeux, mademoiselle.
—Passez-le-moi tout de même.
Elle le prit et le tint en abat-jour au-dessus de sa tête.
—La lumière me fait mal aux yeux.
Il était vrai que, parfois, une clarté trop vive lui donnait la migraine. Mais elle venait de se regarder dans la glace. Les paupières bleues, les cils enduits d'une pâte noire, les joues peintes, les lèvres dessinées au rouge en petit cœur, elle se trouvait un air de morte fardée avec des yeux de verre, et ne voulait pas que Ligny la vît ainsi.
Tandis qu'elle tenait son visage dans l'ombre, un grand maigre garçon entra dans la loge en se dandinant. Ses yeux sombres se creusaient au-dessus d'un nez en bec de corbeau; sa bouche riait d'un rire immobile; à son long cou, la pomme d'Adam faisait une grande ombre sur son rabat. Il était costumé en huissier du répertoire.
—C'est vous, Chevalier? Bonjour, mon ami, dit gaiement le docteur Trublet, qui aimait les cabots, préférait les mauvais et avait un goût spécial pour Chevalier.
—Tout le monde, alors! s'écria Nanteuil. Ce n'est plus une loge, c'est un moulin.
—Mes compliments tout de même à la meunière, dit Chevalier. Figurez-vous qu'il y a dans la salle un tas d'idiots. Vous ne le croiriez pas? ils m'ont emboîté.
—Ce n'est pas une raison pour entrer sans frapper, répondit Nanteuil, hargneuse.
Le docteur fit remarquer que M. de Ligny avait laissé la porte ouverte. Alors Nanteuil à Ligny, avec un accent de tendre reproche:
—Vraiment, vous avez fait cela?... Mais, quand on est entré, on ferme la porte aux autres: c'est élémentaire.
Elle s'enveloppa d'un manteau de flanelle blanche.
L'avertisseur appela les artistes en scène.
Elle prit la main que lui tendit Ligny et, cherchant des doigts le poignet, elle enfonça l'ongle à l'endroit où la peau, près des veines, est tendre. Puis elle disparut dans le corridor sombre.
II
Chevalier, après avoir remis son costume de ville, s'assit dans une baignoire, à côté de madame Doulce. Il contemplait Félicie, menue et lointaine sur la scène. Et, se rappelant qu'il l'avait tenue entre ses bras dans sa mansarde de la rue des Martyrs, il pleura de douleur et de rage.
Ils s'étaient rencontrés, l'année précédente, dans une fête donnée sous le patronage du député Lecureuil, au bénéfice des artistes pauvres du neuvième arrondissement. Il avait rôdé autour d'elle, muet, affamé, les dents longues et les yeux flamboyants. Et, durant quinze jours, il l'avait poursuivie sans repos. Elle, froide et tranquille, avait semblé l'ignorer; puis elle avait cédé tout d'un coup et si brusquement que, ce jour-là, en la quittant, radieux et surpris encore, il lui avait dit une bêtise. Il lui avait dit: «Moi, qui te croyais en porcelaine!...» Durant trois mois entiers, il avait goûté des joies aiguës comme la douleur. Puis Félicie était devenue fuyante, lointaine, étrangère. Maintenant, elle ne l'aimait plus. Il en cherchait la raison sans pouvoir la trouver. Il souffrait de n'être plus aimé; il souffrait plus encore d'être jaloux. Sans doute, aux premières et belles heures de son amour, il n'avait pas ignoré que Félicie eût un amant, Girmandel, huissier rue de Provence; et il en avait été malheureux. Mais, ne le voyant jamais, il s'en faisait une idée si confuse et si mal déterminée que sa jalousie se perdait dans le vague. Félicie lui disait qu'avec Girmandel elle n'avait jamais pris aucune part à ce qui se passait, ni même essayé de feindre; il la croyait. Et c'était pour lui une vive satisfaction. Elle lui disait encore que depuis longtemps, depuis des mois, Girmandel n'était pour elle qu'un ami, et il la croyait. Enfin, il trompait l'huissier et sentait agréablement cet avantage. Il avait appris aussi que Félicie, qui achevait sa seconde année de Conservatoire, ne s'était pas refusée à son professeur. Mais la peine qu'il en avait ressentie était adoucie par la considération d'un usage auguste et séculaire. Maintenant, Robert de Ligny lui causait d'intolérables souffrances. Depuis quelque temps, il le trouvait sans cesse près d'elle. Qu'elle aimât Robert, il n'en pouvait douter. Et si parfois il pensait qu'elle ne s'était pas encore donnée à cet homme, c'était sans raison et seulement pour soulager de temps en temps sa souffrance.
Des applaudissements réguliers éclatèrent au fond du théâtre et quelques messieurs de l'orchestre, avec un léger murmure des lèvres, battirent des mains lentement et sans bruit. Nanteuil venait de donner sa dernière réplique à Jeanne Perrin.
—Brava! brava! Elle est délicieuse, cette petite, soupira madame Doulce.
Dans sa jalouse rage, Chevalier fut mauvais camarade. Il posa un doigt sur son front:
—Elle joue avec ça.
Puis, étendant la main sur son cœur:
—C'est avec ça qu'il faut jouer.
—Merci, mon ami, merci! murmura madame Doulce, reconnaissant dans ces maximes sa louange manifeste.
Elle disait, en effet, qu'on ne joue bien qu'en jouant avec son cœur elle professait que, pour exprimer fortement une passion, il faut l'éprouver, et qu'il est nécessaire de sentir les impressions qu'on doit rendre. Elle se donnait volontiers en exemple. Reine tragique, après avoir vidé sur la scène une coupe de poison, elle avait eu toute la nuit les entrailles en feu. Elle disait néanmoins: «L'art dramatique est un art d'imitation, et l'on imite d'autant mieux un sentiment qu'on ne l'éprouve pas.» Et, pour illustrer cette maxime, elle trouvait encore des exemples dans sa carrière triomphale.
Elle poussa un long soupir:
—Cette petite est admirablement douée. Mais il faut la plaindre: elle vient dans de mauvais jours. Il n'y a plus de public, plus de critique, plus de pièces, plus de théâtres, plus d'artistes. C'est la décadence de l'art.
Chevalier secoua la tête:
—Ne la plaignez pas: elle aura tout ce qu'on peut désirer, le succès, la fortune. Elle est rosse. La rosserie mène à tout. Tandis que les gens de cœur n'ont qu'à se mettre une pierre au cou et à se jeter dans la rivière. Mais moi aussi, j'irai loin, moi aussi, je monterai haut. Moi aussi, je serai rosse.
Il se leva et sortit sans attendre la fin du spectacle. Il ne remonta pas à la loge de Félicie, de peur d'y rencontrer Ligny dont la vue lui était insupportable, et parce que, de la sorte, il pouvait s'imaginer que Ligny n'y était pas revenu.
Éprouvant un malaise physique à s'éloigner d'elle, il fit cinq ou six tours sous les galeries éteintes et désertes de l'Odéon, descendit les degrés dans la nuit et prit la rue de Médicis. Les cochers sommeillaient sur leurs sièges, en attendant la fin du spectacle, et, sur la cime des platanes, la lune courait dans les nuées. Gardant un reste d'espoir absurde et doux, cette nuit-là comme les autres nuits, il allait attendre Félicie chez sa mère.
III
Madame Nanteuil habitait avec sa fille, au cinquième étage d'une maison du boulevard Saint-Michel, un petit appartement dont les fenêtres s'ouvraient sur le jardin du Luxembourg. Elle reçut Chevalier avec bienveillance, lui sachant gré d'aimer Félicie et de n'être pas aimé d'elle, et ignorant, par principe, qu'il eût été l'amant de sa fille. Elle le fit asseoir près d'elle, dans la salle à manger où brûlait dans le poêle un feu de coke. A la clarté de la lampe, des revolvers d'ordonnance, des sabres avec la dragonne à glands d'or, luisaient sur le mur, autour d'une cuirasse de femme, armée de rondelles de fer-blanc à l'endroit des seins, pièce d'armure que, l'hiver précédent, Félicie, encore élève du Conservatoire, avait portée pour représenter Jeanne d'Arc chez une duchesse spirite. Veuve d'officier et mère d'actrice, madame Nanteuil, de son vrai nom madame Nanteau, conservait ces trophées.
—Félicie n'est pas encore rentrée, monsieur Chevalier. Je ne l'attends pas avant minuit. Elle est en scène jusqu'à la fin du spectacle.
—Je le sais: j'étais de la première pièce. J'ai quitté le théâtre après le «un» de la Mère confidente.
—Oh! monsieur Chevalier, pourquoi n'êtes-vous pas resté jusqu'à la fin? Ma fille aurait été bien contente si vous étiez resté. Quand on joue, on aime à avoir des amis dans la salle.
Chevalier répondit d'une façon ambiguë:
—Oh! les amis, ce n'est pas ce qui manque.
—Vous vous trompez, monsieur Chevalier; les bons amis sont rares. Madame Doulce était là, sans doute? A-t-elle été contente de Félicie?
Et elle ajouta très humblement:
—Je serais vraiment heureuse qu'elle eût du succès. Il est si difficile de percer dans son état, quand on est seule, sans appui, sans protections! Et elle a bien besoin de réussir, la pauvre petite!
Chevalier n'avait pas le cœur à s'apitoyer sur Félicie. Il dit brusquement, en haussant les épaules:
—Ah! ne vous inquiétez donc pas. Elle réussira. Elle est comédienne dans l'âme. Elle a le théâtre dans le corps. Elle l'a dans les jambes.
Madame Nanteuil sourit paisiblement:
—La pauvre enfant! Elles ne sont pas bien grosses, ses jambes. Félicie n'a pas une mauvaise santé. Mais il ne faut pas qu'elle se fatigue. Elle a souvent des vertiges, des migraines.
La bonne vint mettre sur la table un plat de charcuterie, une bouteille et des assiettes.
Cependant Chevalier cherchait dans son esprit le moyen d'amener à propos une question qu'il avait sur les lèvres depuis le bas de l'escalier. Il voulait savoir si Félicie fréquentait encore Girmandel, dont il n'entendait plus parler. Nous formons des souhaits proportionnés à notre état. Maintenant, dans la misère de son existence, dans la détresse de son cœur, il désirait ardemment que Félicie, qui ne l'aimait plus, aimât Girmandel qu'elle aimait peu, et toute son espérance était que Girmandel la gardât pour lui, la prît toute et ne laissât rien d'elle à Robert de Ligny. L'idée que la jeune fille était avec Girmandel soulageait sa jalousie, et il tremblait d'apprendre qu'elle avait quitté l'huissier.
Certes, il ne se serait jamais permis d'interroger une mère sur les amants de sa fille. Mais on pouvait parler de Girmandel à madame Nanteuil, qui ne voyait rien que d'honorable dans ses relations de famille avec l'officier ministériel, homme riche, marié et père de deux filles charmantes. Il fallait seulement, pour amener le nom de l'huissier dans la conversation, user d'un artifice. Chevalier en trouva un qui lui parut ingénieux.
—A propos, dit-il, j'ai rencontré Girmandel en voiture.
Madame Nanteuil ne fit point de réponse.
—Il passait en fiacre sur le boulevard Saint-Michel. J'ai bien cru le reconnaître. Je serais surpris si ce n'était pas lui.
Madame Nanteuil ne fit point de réponse.
—Sa barbe blonde, son visage rouge... Il est très reconnaissable, Girmandel.
Madame Nanteuil ne fit point de réponse.
—Vous étiez très liées avec lui, dans le temps, vous et Félicie. Est-ce que vous le voyez toujours?
Madame Nanteuil répondit mollement:
—Monsieur Girmandel? mais oui, nous le voyons toujours...
A cette parole, Chevalier ressentit presque de la joie. Mais elle l'avait trompé; elle n'avait pas dit la vérité. Elle avait menti par amour-propre et pour ne pas révéler un secret domestique, qu'elle ne jugeait point à l'honneur de sa maison. Ce qui était vrai, c'est que, dans l'emportement de son amour pour Ligny, Félicie avait plaqué Girmandel, et l'huissier, qui pourtant était homme du monde, avait cessé net d'éclairer. Madame Nanteuil, à son âge, avait repris un amant par amour maternel et pour que sa fille ne fût pas dans le besoin. Elle avait renoué sa vieille liaison avec Tony Meyer, le marchand de tableaux de la rue de Clichy. Tony Meyer ne remplaçait pas avantageusement Girmandel: il donnait peu d'argent. Madame Nanteuil, qui était sage et savait le prix des choses, n'en murmurait pas, et elle était récompensée de son dévouement, car, depuis six semaines qu'elle était aimée à nouveau, elle rajeunissait.
Chevalier, qui suivait son idée, demanda:
—Girmandel, il n'est plus jeune?
—Il n'est pas vieux, dit madame Nanteuil. Un homme n'est pas vieux à quarante ans.
—Est-ce qu'il n'est pas ramolli?
—Mais non, répondit madame Nanteuil avec tranquillité.
Chevalier, songeur, se tut. Madame Nanteuil s'assoupit. Puis, tirée de sa somnolence par la bonne qui apportait la salière et la carafe, elle demanda:
—Et vous, monsieur Chevalier, êtes-vous content?
Non, il n'était pas content. Les critiques s'entendaient pour lui casser les reins. Et la preuve qu'ils étaient coalisés contre lui, c'est qu'ils disaient tous la même chose: ils disaient qu'il avait le masque ingrat.
—Un masque ingrat! s'écriait-il indigné, ils devraient dire: un masque prédestiné... Je vais vous expliquer, madame Nanteuil. Je vois grand: c'est ce qui me fait du tort. Ainsi, dans la Nuit du 23 octobre, qu'on répète en ce moment, je fais Florentin: six répliques, une panne... Mais j'ai grandi le personnage démesurément. Durville est furieux. Il me coupe tous mes effets.
Madame Nanteuil, placide et bienveillante, trouva de bonnes paroles. Il y avait des obstacles, mais on finissait par les surmonter. Sa fille aussi s'était heurtée au mauvais vouloir de certains critiques.
—Minuit et demi! dit Chevalier assombri. Félicie est en retard.
Madame Nanteuil supposait qu'elle avait été retenue par madame Doulce.
—Madame Doulce se charge ordinairement de la ramener, et vous savez qu'elle n'est jamais pressée.
Chevalier se leva et fit mine de s'en aller, pour montrer qu'il avait de l'usage. Madame Nanteuil le retint.
—Restez donc: Félicie ne va pas tarder à rentrer. Elle sera bien contente de vous trouver ici. Vous souperez avec elle.
Madame Nanteuil s'assoupit de nouveau sur sa chaise. Chevalier, silencieux, attachait son regard au cartel pendu contre la muraille et, à mesure que l'aiguille s'avançait sur le cadran, il sentait une plaie brûlante s'agrandir dans sa poitrine, et chaque menu coup du balancier le touchait au vif, aiguillonnait sa jalousie, en marquant les moments que Nanteuil passait avec Ligny. Car il était sûr, maintenant, qu'ils étaient ensemble. Le silence de la nuit, interrompu seulement par le bruit sourd des fiacres qui roulaient sur le boulevard, favorisait les images et les réflexions qui le torturaient. Il les voyait.
Réveillée en sursaut par des chants montés du trottoir, madame Nanteuil confirma la pensée sur laquelle elle s'était endormie.
—C'est ce que je dis toujours à Félicie: on ne doit pas se décourager. Il y a dans la vie de mauvais jours...
Chevalier fit signe qu'il y en avait.
—Mais ceux qui souffrent, dit-il, n'ont que ce qu'ils méritent. Il ne faut qu'un moment pour s'ôter tous les ennuis, pas vrai?
Elle approuva: certainement il y avait des chances subites, surtout au théâtre.
Il reprit d'une voix profonde, intérieure:
—Si l'on croit que c'est pour le théâtre que je me fais du mauvais sang... Le théâtre, je suis bien sûr de m'y faire une place, un jour, et belle!... Mais à quoi sert d'être un grand artiste, si l'on n'est pas heureux? Il y a des ennuis bêtes qui sont terribles. Des douleurs qui vous battent les tempes par petits coups égaux et réguliers comme le tic tac de cette pendule et qui rendent fou.
Il s'arrêta; le regard sombre de ses yeux creux contemplait la panoplie suspendue au mur. Puis il reprit:
—Ces ennuis bêtes, ces douleurs ridicules, si on les supporte trop longtemps, c'est qu'on est un lâche.
Et il tâta l'étui du revolver qu'il portait constamment dans sa poche.
Madame Nanteuil l'écoutait, sereine, avec cette douce volonté de ne rien savoir, qui était tout son génie dans la vie.
—Une chose terrible aussi, dit-elle, c'est la cuisine. Félicie est dégoûtée de tout. On ne sait que lui faire.
A partir de ce moment, la conversation languissante se traîna en paroles détachées, qui n'avaient que peu de sens. Madame Nanteuil, la bonne, le feu de coke, la lampe, l'assiette de charcuterie, dans une tristesse morne, attendaient Félicie. Une heure sonna. La souffrance de Chevalier était maintenant abondante et tranquille. Il possédait la certitude. Les voitures, plus rares, roulaient plus sonores sur la chaussée. Le bruit d'une de ces voitures s'arrêta devant la maison. Quelques instants après, il entendit le petit grillotis de la clé dans la serrure, le choc d'une porte, des pas légers dans l'antichambre.
La pendule marquait une heure vingt-trois minutes. Il fut tout à coup agité de trouble et d'espérance. C'était elle! Qui sait ce qu'elle dirait? Peut-être qu'elle expliquerait ce retard de la façon la plus naturelle.
Félicie entra dans la salle à manger, les cheveux en désordre, l'œil brillant, les joues blanches, les lèvres avivées et froissées, lasse, indifférente, muette, heureuse, jolie, ayant l'ait de garder sous son manteau, qu'elle tenait des deux mains fermé sur elle, un reste de chaleur et de volupté.
Sa mère lui dit:
—Je commençais à être inquiète... Tu ne te défais pas? Elle répondit:
—J'ai faim.
Elle se laissa tomber sur une chaise, devant la petite table ronde. Rejetant son manteau sur le dossier, elle découvrit son buste fin dans sa petite robe noire de pensionnaire, et, le coude gauche sur la toile cirée de la table, elle se mit à piquer de sa fourchette les tranches de saucisson.
—Est-ce que ça a bien marché ce soir? demanda madame Nanteuil.
—Très bien.
—Tu vois: Chevalier est venu te tenir compagnie. C'est gentil à lui, n'est-ce pas?
—Ah! Chevalier... eh bien! qu'il se mette à table.
Et, sans plus répondre aux questions de sa mère, elle mangeait, avide et charmante, comme Cérès chez la vieille femme. Puis elle repoussa son assiette et, renversée sur sa chaise, les paupières mi-closes, la bouche entr'ouverte, elle sourit d'un sourire qui ressemblait à un baiser.
Madame Nanteuil, ayant pris son vin chaud, se leva.
—Vous m'excuserez, monsieur Chevalier: j'ai mes comptes à mettre à jour.
Tels étaient les termes par lesquels elle annonçait ordinairement qu'elle allait se coucher.
Resté seul avec Félicie, Chevalier lui dit violemment:
—C'est bête! c'est lâche! mais je t'aime à en devenir fou... Tu entends, Félicie?
—Pour sûr, que j'entends! Tu n'as pas besoin de parler si haut.
—C'est ridicule, n'est-ce pas?
—Non, ce n'est pas ridicule, c'est...
Elle n'acheva pas.
Il s'approcha d'elle, tirant sa chaise sous lui.
—Tu es rentrée à une heure vingt-cinq. C'est Ligny qui t'a reconduite, j'en suis sûr. Il t'a reconduite en fiacre. J'ai entendu la voiture s'arrêter devant ta maison.
Comme elle ne répondait pas, il reprit:
—Dis le contraire!
Elle se tut. Et il répéta d'une voix pressante et comme suppliante:
—Dis que non!...
Si elle avait voulu, d'une parole, d'un seul mot, d'un petit mouvement de la tête et des épaules, elle l'aurait rendu très doux et presque heureux. Mais elle garda un silence méchant. Les lèvres serrées, le regard lointain, elle semblait perdue dans un rêve.
Il poussa un soupir rauque:
—Imbécile que j'étais, je ne pensais pas à cela! Je me disais que tu reviendrais chez toi, comme les autres jours, avec madame Doulce, ou toute seule... Ah! si j'avais su que tu te ferais reconduire par cet individu!...
—Eh bien! qu'est-ce que tu aurais fait si tu avais su?
—Je vous aurais suivis, pardi!
Elle arrêta durement sur lui ses prunelles trop claires:
—Ça, je te le défends, tu m'entends! Si j'apprends que tu m'as suivie une seule fois, je ne te revois plus. D'abord, tu n'as pas le droit de me suivre. Je suis libre de faire ce que je veux, peut-être!
Suffoqué de surprise et de colère, il balbutia:
—Pas le droit? Pas le droit?... Tu dis que je n'ai pas le droit?...
—Non, tu n'as pas le droit... Et puis, je ne veux pas.
Son visage prit une expression de dégoût:
—C'est ignoble d'espionner une femme. Si tu essayes seulement une fois de savoir où je vais, je te fiche à la porte, et ce ne sera pas long.
—Alors, murmura-t-il, plein de stupeur, nous ne sommes rien l'un pour l'autre, je ne suis rien pour toi... Nous n'avons pas été ensemble... Voyons, Félicie, rappelle-toi...
Mais elle, impatientée:
—Ah! qu'est-ce que tu veux que je me rappelle?...
—Félicie, pense que tu t'es donnée à moi!
—Tu ne veux pas pourtant, mon cher, que j'y pense toute la journée. Ce serait abusif.
Il la regarda quelque temps avec plus de curiosité que de colère et lui dit, moitié amer et moitié doux:
—On peut dire que tu es rosse!... Sois-le, Félicie! Sois-le, tant que tu voudras! Qu'est-ce que ça fait, puisque je t'aime? Tu es à moi, je te reprends; je te reprends et je te garde. Voyons! je ne peux pas souffrir toujours comme une pauvre bête. Écoute: Je passerai l'éponge. Nous recommencerons notre amour. Et, cette fois, ce sera très bien. Et tu seras à moi pour toujours, à moi seul. Je suis un honnête homme, tu sais. Tu peux compter sur moi. Je t'épouserai quand j'aurai une position.
Elle le regarda avec une surprise dédaigneuse. Il crut qu'elle avait des doutes sur son avenir dramatique, et, pour les dissiper, il dit, dressé sur ses longues jambes:
—Tu ne crois pas à mon étoile, Félicie? Tu as tort. Je me sens capable de grandes créations. Qu'on me donne un rôle, et on verra. Et je n'ai pas seulement la comédie en moi, j'ai le drame, j'ai la tragédie... Oui, la tragédie. Je sais dire les vers. Et c'est un talent qui se fait rare aujourd'hui... Aussi ne crois pas, Félicie, que je te fasse un affront en t'offrant de t'épouser. Loin de là!... Nous nous marierons plus tard, quand ce sera possible et convenable. Rien ne presse, bien sûr. En attendant, nous reprendrons nos bonnes habitudes de la rue des Martyrs... Tu te souviens, Félicie: nous y avons été si heureux! Le lit n'était pas large, mais nous disions: «Ça ne fait rien...» J'ai maintenant deux belles chambres dans la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, derrière Saint-Étienne-du-Mont. Il y a ton portrait sur tous les murs... Tu y retrouveras le petit lit de la rue des Martyrs... Mais écoute-moi bien, j'ai trop souffert; je ne veux plus souffrir. J'exige que tu sois à moi, à moi seul.
Tandis qu'il parlait, Félicie était allée prendre sur la cheminée les cartes avec lesquelles sa mère jouait tous les soirs et elle les étalait sur la table.
—A moi seul... Tu m'entends, Félicie.
—Laisse-moi tranquille, je fais une réussite.
—Écoute-moi, Félicie. J'exige que tu ne reçoives plus dans ta loge cet imbécile...
Examinant ses cartes, elle murmura:
—Toutes les noires sont en bas.
—Cet imbécile, parfaitement. C'est un diplomate, et le ministère des Affaires étrangères, aujourd'hui, c'est le refuge des incapables.
Il haussa la voix:
—Félicie, dans ton intérêt comme dans le mien, écoute-moi.
—Ne crie donc pas: maman dort.
Il reprit d'une voix sourde:
—Sache bien que je ne veux pas que Ligny devienne ton amant.
Elle releva sa petite tête méchante:
—Et s'il l'est?
Il fit un pas vers elle, sa chaise levée, la regarda d'un œil fou en riant d'un rire fêlé:
—S'il l'est, il ne le sera pas longtemps.
Et il laissa retomber sa chaise.
Maintenant elle avait peur. Elle s'efforça de sourire.
—Tu vois bien que je plaisante.
Elle réussit, sans trop de peine, à lui faire croire qu'elle lui avait parlé de cette manière seulement pour le punir, parce qu'il devenait insupportable. Il se calma. Elle lui dit alors qu'elle était lasse, qu'elle tombait de sommeil. Il se décida enfin à s'en aller. Sur le palier, il se retourna et dit:
—Félicie, je te conseille, pour éviter un malheur, de ne plus revoir Ligny.
Elle lui cria par la porte entre-bâillée:
—Tape au carreau de la loge pour qu'on t'ouvre!
IV
Dans la salle obscure, de grands pans de toile couvraient le balcon et les loges. L'orchestre était revêtu d'une housse immense, qui, retroussée sur les bords, laissait place à quelques figures humaines pâlissant en cette ombre, comédiens, machinistes, costumiers, amis du directeur, mères et amants d'actrices. Des yeux s'allumaient çà et là dans le creux noir des baignoires.
On répétait pour la cinquante-sixième fois la Nuit du 23 octobre 1812, drame célèbre, vieux de vingt ans, et qui n'avait pas encore été représenté à ce théâtre. La pièce était sue et l'on avait fixé au lendemain cette dernière répétition particulière que, sur les scènes moins austères que l'Odéon, on nomme la «répétition des couturières».
Nanteuil n'était pas de la pièce. Mais elle avait eu affaire ce jour-là au théâtre, et comme on lui avait dit que Marie-Claire était exécrable dans le rôle de la générale Malet, elle était venue voir un peu, cachée au fond d'une baignoire.
La grande scène du «deux» commençait. Le décor représentait une mansarde de la maison de santé où le conspirateur était détenu en 1812. Durville, qui tenait le rôle du général Malet, venait de faire son entrée. Il répétait en costume: longue redingote bleue, avec le collet par-dessus les oreilles, culotte chamois à pont. Et déjà même il s'était fait une tête, la tête glabre et martiale des généraux de l'Empire, avec la patte de lièvre qui passa des vainqueurs d'Austerlitz à leurs fils les bourgeois de Juillet. Debout, le coude droit dans la main gauche et le front dans la main droite, il exhalait l'orgueil de sa voix profonde et de sa culotte collante.
»—Seul, sans argent, du fond d'une prison, s'attaquer à ce colosse qui commande un million de soldats et qui fait trembler tous les peuples et tous les rois de l'Europe... Eh bien! ce colosse s'écroulera.
Du fond de la scène, le vieux Maury, qui faisait le conspirateur Jacquemont, donna la réplique:
»—Il peut, en tombant, nous écraser dans sa chute.
Soudain des cris à la fois plaintifs et furieux s'élevèrent de l'orchestre.
L'auteur éclatait. C'était un homme de soixante-dix ans, qui bouillait de jeunesse.
—Qu'est-ce que je vois là, au fond? Ce n'est pas un acteur, c'est une cheminée. Il faudra faire venir les fumistes, les marbriers pour l'ôter de là... Maury, remuez-vous donc, sacrebleu!
Maury passa.
»—Il peut, en tombant, nous écraser dans sa chute... Je reconnais que ce ne sera pas de votre faute, général. Votre proclamation est excellente. Vous leur promettez une constitution, la liberté, l'égalité... C'est du machiavélisme!
Durville répliqua:
»—Et du meilleur. Race incorrigible, ils s'apprêtent à violer les serments qu'ils n'ont pas faits encore, et, parce qu'ils mentent, ils se croient des Machiavels... Le pouvoir absolu, qu'en ferez-vous donc, imbéciles?...
La voix stridente de l'auteur grinça:
—Vous n'y êtes pas, Dauville.
—Moi? demanda Durville étonné.
—Oui, vous, Dauville, vous ne comprenez pas un mot de ce que vous dites.
Pour humilier les cabots, pour abattre leur superbe, cet homme qui, de sa vie, n'avait oublié le nom d'une crémière ou d'un portier, dédaignait de retenir les noms des plus illustres comédiens.
—Dauville, mon ami, reprenez-moi ça.
Il jouait tous les rôles. Joyeux, funèbre, violent, tendre, impétueux, caressant, il prenait une voix tour à tour grave et flûtée; il soupirait, il rugissait, il riait, il pleurait. Il se transformait, ainsi que l'homme du conte populaire, en flamme, en fleuve, en femme, en tigre.
Dans les coulisses, les comédiens n'échangeaient entre eux que des propos insignifiants et brefs. Leur liberté de parole, leur facilité de mœurs, la familiarité de leurs habitudes ne les empêchaient pas de garder ce que, dans toute réunion d'hommes, il faut d'hypocrisie pour que les gens puissent se regarder les uns les autres sans horreur et sans dégoût. Même il régnait dans cet atelier d'art en pleine activité une belle apparence d'accord et d'union, un sentiment unanime créé par la pensée, haute ou médiocre, de l'auteur, un esprit d'ordre qui obligeait toutes les rivalités et tous les mauvais vouloirs à se changer en bonne volonté et en harmonieux concours.
Nanteuil, dans sa loge, se sentait mal à l'aise en pensant que Chevalier était là tout près. Depuis l'avant-veille, depuis la nuit où il avait proféré d'obscures menaces, elle ne l'avait pas revu et la peur qu'il lui avait faite restait en elle. «Félicie, pour éviter un malheur, je te conseille de ne plus revoir Ligny»: qu'est-ce que cela voulait dire? Elle réfléchissait sur lui sérieusement. Ce garçon qui, l'avant-veille encore, lui semblait insignifiant et banal, qu'elle avait bien trop vu, qu'elle savait par cœur, comme il lui apparaissait maintenant mystérieux et plein de secrets! Comme elle s'apercevait tout à coup qu'elle ne le connaissait pas! De quoi était-il capable? Elle s'efforçait de le deviner. Qu'allait-il faire? Rien, sans doute. Tous les hommes qu'on quitte menacent et ne font rien. Mais Chevalier était-il un homme tout à fait comme les autres? On le disait fou. C'était une manière de parler. Mais elle ignorait elle-même s'il n'y avait pas en lui un peu de folie. A présent, elle l'étudiait avec un sincère intérêt. Très intelligente, elle ne lui avait jamais trouvé beaucoup d'intelligence; mais il l'avait surprise plusieurs fois par l'obstination de sa volonté. Elle se rappelait de lui des actes d'énergie sauvage. Naturellement jaloux, il y avait des choses qu'il comprenait. Il savait à quoi une femme est obligée, pour se faire une place au théâtre, ou pour avoir des toilettes; mais il ne voulait pas qu'on le trompât par amour. Était-ce un homme à commettre un crime, à faire un malheur? Voilà ce qu'elle ne pouvait découvrir. Elle se rappelait la manie que ce garçon avait de manier des armes. Quand elle allait le voir, rue des Martyrs, elle le trouvait toujours dans sa chambre démontant et nettoyant un vieux fusil. Pourtant il ne chassait jamais. Il se vantait d'être un excellent tireur et portait un revolver sur lui. Mais qu'est-ce que cela prouvait? Jamais encore elle n'avait tant pensé à lui.
Nanteuil s'inquiétait ainsi, dans sa baignoire, quand Jenny Fagette vint l'y rejoindre, Jenny Fagette, fine et frêle, la Muse d'Alfred de Musset, qui, la nuit, brûlait ses yeux de pervenche à rédiger des courriers mondains et des articles de modes. Comédienne médiocre, mais femme adroite, merveilleusement active, c'était la meilleure amie de Nanteuil. Elles se reconnaissaient l'une à l'autre de grandes qualités, et des qualités différentes de celles qu'elles se trouvaient à elles-mêmes, et elles agissaient de concert comme les deux grandes puissances de l'Odéon. Cependant Fagette faisait tout son possible pour prendre Ligny à son amie, non par goût, car elle était sèche comme un cotret et méprisait les hommes, mais dans l'idée qu'une liaison avec un diplomate lui procurerait certains avantages et surtout pour ne pas perdre l'occasion d'être rosse. Nanteuil le savait. Elle savait que toutes ses camarades, Ellen Midi, Duvernet, Herschell, Falempin, Stella, Marie-Claire, voulaient lui prendre Ligny. Elle avait vu Louise Dalle, habillée comme une maîtresse de piano, ayant toujours l'air d'escalader l'omnibus et gardant jusque dans ses provocations et ses frôlements les apparences d'une irrémédiable honnêteté, poursuivre Ligny de ses jambes trop longues et l'obséder de ses regards de Pasiphaé pauvre. Et elle avait surpris, dans un couloir, la doyenne, cette bonne mère Ravaud, découvrant à l'approche de Ligny ce qui lui restait encore, ses magnifiques bras, depuis quarante ans illustres.
Fagette montra à Nanteuil avec dégoût, d'un bout de doigt ganté, la scène sur laquelle s'agitaient Durville, le vieux Maury et Marie-Claire.
—Regarde-moi ces gens-là. Ils ont l'air de jouer à soixante mètres sous l'eau.
—C'est parce que les herses ne sont pas allumées, observa Nanteuil.
—Non, non. Ce théâtre a toujours l'air d'être au fond de l'eau. Et dire que moi aussi, tout à l'heure, je vais entrer dans l'aquarium... Nanteuil, il ne faut pas que tu restes plus d'une saison dans ce théâtre. On s'y noie. Mais regarde-les, regarde-les donc!
Durville devenait presque ventriloque, pour paraître plus grave et plus mâle:
»—La paix, l'abolition des droits réunis et de la conscription, une haute solde pour la troupe; à défaut d'argent, quelques mandats sur la banque, quelques grades distribués à propos, ce sont là des moyens infaillibles.
Madame Doulce entra dans la loge. Ayant entr'ouvert son manteau tragiquement doublé d'antiques peaux de lapin, elle découvrit un petit livre écorné.
—Ce sont les lettres de madame de Sévigné, dit-elle. Vous savez que je fais, dimanche prochain, une lecture des plus belles lettres de madame de Sévigné.
—Où ça? demanda Fagette.
—Salle Renard.
Ce devait être une salle ignorée et lointaine. Nanteuil et Fagette ne la connaissaient pas.
—Je donne cette lecture au bénéfice des trois pauvres orphelins qu'a laissés l'artiste Lacour, mort si tristement de phtisie, cet hiver. Mes mignonnes, je compte sur vous pour placer des billets.
—C'est vrai, tout de même, qu'elle est ridicule, Marie-Claire! dit Nanteuil.
On gratta à la porte de la baignoire. C'était Constantin Marc, le jeune auteur d'une pièce que l'Odéon allait mettre tout de suite en répétition, la Grille, et Constantin Marc, bien que campagnard et vivant dans les bois, ne pouvait plus désormais respirer que dans le théâtre. Nanteuil devait jouer le grand rôle de la pièce: il la regardait avec émotion, comme l'amphore précieuse destinée à contenir sa pensée.
Cependant Durville s'enrouait:
»—Et si la France ne peut être sauvée qu'au prix de notre vie et de notre honneur, je dirai avec l'homme de 93: «Périsse notre mémoire!»
Fagette désigna du doigt un jeune homme bouffi qui se tenait, la canne sous le menton, à l'orchestre.
—Est-ce que ce n'est pas le baron Deutz?
—Tu le demandes! répondit Nanteuil. Ellen Midi est de la pièce. Elle joue dans le quatre. Le baron Deutz est venu se montrer.
—Attendez un peu, mes enfants, je vais dire un mot à ce malotru, qui m'a rencontrée hier sur la place de la Concorde et qui ne m'a pas saluée.
—Le baron Deutz?... Il ne t'a pas vue!...
—Il m'a parfaitement vue. Mais il était en famille. Je vais le moucher; vous allez voir, mes amis.
Elle l'appela tout doucement:
—Deutz! Deutz!
Le baron s'approcha et vint s'accouder, souriant et satisfait, au rebord de la baignoire.
—Dites donc, monsieur Deutz, hier, quand vous m'avez rencontrée, vous étiez donc en bien mauvaise compagnie, que vous ne m'avez pas saluée?
Il la regarda, surpris:
—Moi? J'étais avec ma sœur.
—Ah!...
Et, sur la scène, Marie-Claire, suspendue au cou de Durville, s'écriait:
»—Va! triomphe ou succombe; dans la bonne ou la mauvaise fortune, ta gloire est égale. Et, quoi qu'il arrive, je saurai me montrer la femme d'un héros.
—Passez, madame Marie-Claire! dit Pradel.
A ce moment, Chevalier fit son entrée, et tout aussitôt l'auteur, s'arrachant les cheveux, vomit des imprécations:
—Ce n'est pas une entrée, c'est un écroulement, c'est une catastrophe, c'est un cataclysme. Bonté divine! un bolide, un aérolithe, un morceau de la lune tomberait sur la scène que ce ne serait pas un si effroyable désastre... Je retire ma pièce!... Chevalier, recommencez votre entrée, mon garçon.
Le peintre qui avait dessiné les costumes Michel, jeune homme blond à la barbe mystique, était assis à la première travée, sur un bras de fauteuil. Il se pencha à l'oreille de Roger, le décorateur:
—Et dire que c'est la cinquante-sixième fois qu'il attrape Chevalier avec cette impétuosité, l'auteur!
—Tu sais: il est bigrement mauvais, Chevalier, répondit Roger sans hésitation.
—Ce n'est pas qu'il est mauvais, reprit Michel avec indulgence. Mais il a toujours l'air de rire, et il n'y a rien de pis pour un comique. Je l'ai connu tout petit à Montmartre. A la pension, ses maîtres lui demandaient: «Pourquoi riez-vous?» Il ne riait pas, il n'avait pas envie de rire: il recevait des gifles toute la journée. Ses parents voulaient le mettre dans les produits chimiques. Mais il rêvait le théâtre et passait ses journées sur la butte, dans l'atelier du peintre Montalent. Montalent travaillait alors, nuit et jour, à sa Mort de saint Louis, une grande machine qui lui était commandée pour la cathédrale de Carthage. Un jour, Montalent lui dit...
—Un peu de silence! cria Pradel.
—... lui dit: «Chevalier, puisque tu n'as rien à faire, pose-moi donc Philippe le Hardi.—Je veux bien», dit Chevalier. Montalent lui fit prendre l'attitude d'un homme accablé de douleur. De plus, il lui plaqua sur les joues deux larmes grandes comme des verres de lunettes. Il termine son tableau, l'expédie à Carthage et fait monter six bouteilles de Champagne. Trois mois après, il recevait du Père Cornemuse, chef des missions françaises en Tunisie, une lettre lui annonçant que le tableau de la Mort de saint Louis, ayant été mis sous les yeux du cardinal-archevêque, avait été refusé par Son Éminence à cause de l'expression indécente de Philippe le Hardi, qui regardait en riant le saint roi, son père, expirant sur la paille. Montalent n'y comprenait rien; il était furieux et voulait faire un procès au cardinal-archevêque. Il reçoit son tableau, le déballe, le contemple dans un sombre silence, et s'écrie tout à coup: «C'est vrai que Philippe le Hardi a l'air de se gondoler. J'ai été stupide: je lui ai donné la tête de Chevalier, qui a toujours l'air de rire, l'animal!»
—Taisez-vous donc! hurla Pradel.
Et l'auteur s'écria:
—Pradel, mon bon ami, jetez-moi tout ce monde-là dehors.
Il mettait en scène infatigablement:
—Un peu plus en arrière, Trouville, là... Chevalier, vous vous approchez de la table, vous prenez les papiers les uns après les autres, et vous dites: «Sénatus-consulte... ordre du jour... dépêches pour les départements... proclamation...» Comprenez-vous?
—Oui, maître... «Sénatus-consulte... ordre du jour... dépêches pour les départements... proclamation...»
—Allons, Marie-Claire, mon enfant, du mouvement, sacrebleu! passez... C'est ça, très bien... Repassez; très bien, très bien, hardi donc!... Ah! la misérable; elle f... tout par terre!...
Il appela le directeur de la scène:
—Romilly, donnez un peu de lumière. On n'y voit goutte. Dauville, mon bon ami, qu'est-ce que vous faites là devant le trou du souffleur? Vous n'en bougez pas! Mettez-vous donc une fois pour toutes dans la tête que vous n'êtes pas la statue du général Malet, que vous êtes le général Malet lui-même, et que ma pièce n'est pas un catalogue de figures de cire, mais une tragédie vivante, émouvante, qui vous arrache des larmes et...
Il ne put achever et sanglota longtemps dans son mouchoir. Puis il rugit:
—Sacré tonnerre! Pradel!... Romilly!... où est Romilly? Ah! le voilà, le gredin... Romilly, je vous avais dit de rapprocher le poêle de la lucarne. Vous ne l'avez pas fait. A quoi pensez-vous, mon ami?
On se trouvait arrêté tout à coup par une difficulté grave. Chevalier, porteur de papiers d'où dépendait le sort de l'Empire, devait s'échapper de la maison d'arrêt par la lucarne, Le jeu de scène n'avait pas été réglé encore: il n'avait pu l'être avant la plantation du décor. Et l'on s'apercevait que les mesures avaient été mal prises et que la lucarne n'était pas praticable.
L'auteur sauta sur la scène.
—Romilly, mon ami, le poêle n'est pas au repère. Comment voulez-vous que Chevalier passe par la lucarne? Poussez-moi tout de suite ce poêle à droite.
—Je veux bien, dit Romilly; mais nous boucherons la porte.
—Comment, nous boucherons la porte?
—Parfaitement.
Le directeur du théâtre, le directeur de la scène, les machinistes, examinaient le décor avec une morne attention et l'auteur se taisait.
—Ne vous inquiétez pas, maître, dit Chevalier. Il n'y a besoin de rien changer: je sauterai bien.
Monté sur le poêle, il parvint en effet à saisir le bord de la lucarne et à s'élever sur les coudes, ce qui n'avait pas semblé possible.
Un murmure d'admiration s'éleva de la scène, des coulisses et de la salle: Chevalier avait donné une idée étonnante de sa force et de son adresse.
—Très bien! s'écria l'auteur. Chevalier, c'est parfait, mon ami... Cet animal-là est agile comme un singe. Pas un de vous ne serait fichu d'en faire autant. Si tous les rôles étaient tenus comme celui de Florentin, la pièce irait aux nues.
Nanteuil, dans sa loge, l'admirait presque. Pendant une seconde, il lui était apparu plus qu'homme, homme et gorille, et la peur qu'elle avait de lui s'était démesurément agrandie. Elle ne l'aimait pas, elle ne l'avait jamais aimé; elle ne le désirait pas; le temps était loin où elle avait bien voulu de lui, et, depuis quelques jours, elle n'imaginait pas le plaisir avec un autre que Ligny; mais si elle s'était trouvée, en ce moment, seule avec Chevalier, elle se serait sentie sans force, et elle aurait tâché de l'apaiser par sa soumission comme on apaise une puissance surnaturelle.
Sur la scène, pendant qu'un salon Empire descendait des frises, l'auteur, dans le bruit de la manœuvre, sous la chute des portants, tenait à la fois dans sa main toute la troupe et tous les figurants et donnait en même temps à tous des conseils ou des exemples.
—Vous, la grosse, la marchande de gâteaux, madame Ravaud, vous n'avez donc jamais entendu crier dans les Champs-Élysées: «Régalez-vous! V'là le plaisir, mesdames!» Ça se chante. Apprenez-moi cet air-là pour demain... Et toi, le tapin, passe-moi ta caisse: je vais t'enseigner comment on fait un roulement, sacrebleu!... Fagette, mon enfant, qu'est-ce que tu viens fiche au bal du Ministre de la police, si tu n'as pas de bas à coins d'or? Enfile-toi des bas de laine tricotée, tout de suite... C'est bien la dernière pièce que je donne à ce théâtre... Où est le colonel de la dixième cohorte? C'est toi?... Eh bien! mon ami, tes soldats défilent comme des porcs... Madame Marie-Claire, approchez un peu, que je vous apprenne à faire la révérence.
Il avait cent yeux, cent bouches, et des bras, des mains partout.
Dans la salle, Romilly serrait la main à M. Gombaut, des Sciences morales, venu en voisin.
—Vous direz ce que vous voudrez, monsieur Gombaut, ce n'est peut-être pas exact au point de vue des faits, mais c'est théâtre.
—La conspiration de Malet, répondit M. Gombaut, reste, et restera sans doute longtemps encore, une énigme historique. L'auteur de ce drame a profité des points obscurs pour y introduire des éléments dramatiques. Mais ce qui, pour moi, est hors de doute c'est que le général Malet, bien qu'associé à des royalistes, était lui-même républicain et travaillait à rétablir le gouvernement populaire. Il prononça dans son interrogatoire une parole sublime et profonde. Quand le président du conseil de guerre lui demanda: «Quels étaient vos complices?» Malet répondit: «Toute la France, et vous-même, si j'avais réussi.»
Appuyé à la loge de Nanteuil, un vieux sculpteur, vénérable et beau comme un satyre antique, contemplait, l'œil humide et la bouche riante, la scène en ce moment agitée et bouleversée.
—Êtes-vous content de la pièce, maître? lui demanda Nanteuil.
Et le maître, qui ne connaissait au monde que des os, des tendons et des muscles, répondit:
—Oh! oui, mademoiselle, oh! oui. Il y a là une petite, la petite Midi, qui a une attache d'épaule, un joyau...
Il la dessina du pouce. Des larmes lui venaient aux yeux.
Chevalier demanda s'il pouvait entrer dans la baignoire. Il était content, moins encore de son prodigieux succès que de voir Félicie. Il s'imaginait, dans sa folie, qu'elle était venue pour lui, qu'elle l'aimait, qu'elle se redonnait.
Elle le craignait, et, comme elle était peureuse, elle le flatta:
—Mes compliments, Chevalier. Tu as été étourdissant. Ta sortie est étonnante. Tu peux me croire. Je ne suis pas seule à le dire. Fagette t'a trouvé prodigieux.
—Vrai? demanda Chevalier.
Ce moment fut un des plus heureux de sa vie.
Une voix stridente, partie des hauteurs désertes des troisièmes galeries, traversa la salle comme un sifflet de locomotive.
—On ne vous entend pas du tout, mes enfants; parlez plus haut et prononcez distinctement.
Et l'auteur apparut, infiniment petit, dans les ténèbres de la coupole.
Alors la voix des acteurs, groupés sur le devant de la scène, autour d'un flambeau de bouillotte, s'éleva plus distincte:
»—L'Empereur laissera reposer trois semaines les troupes à Moscou; puis il s'élancera avec la rapidité de l'aigle à Saint-Pétersbourg.
»—Pique, trèfle, atout, je marque deux points.
»—Là, nous passerons l'hiver, et, au printemps prochain, nous pénétrerons dans l'Inde, en traversant la Perse, et c'en sera fait de la puissance britannique.
»—Trente-six en carreau.
»—Et moi, impériale d'as.
»—A propos, messieurs, que dites-vous du décret impérial sur les comédiens de Paris, daté du Kremlin? Voilà les querelles de mademoiselle Mars et de mademoiselle Leverd terminées!
—Regardez donc, dit Nanteuil, elle est très gentille, Fagette, dans sa robe bleue Marie-Louise, garnie de chinchilla.
Madame Doulce tira de dessous ses fourrures une botte de billets fanés déjà pour s'être trop offerts.
—Maître, dit-elle à Constantin Marc, vous savez que je fais dimanche prochain une lecture des plus belles lettres de madame de Sévigné, avec commentaire, au bénéfice des trois pauvres orphelins qu'a laissés l'artiste Lacour, qui est mort cet hiver d'une manière si déplorable.
—Avait-il du talent? demanda Constantin Marc.
—Pas du tout, dit Nanteuil.
—Eh bien, alors, en quoi sa mort est-elle déplorable?
—Oh! maître, soupira madame Doulce, n'affectez pas l'insensibilité.
—Je n'affecte pas l'insensibilité. Mais il y a une chose qui me surprend, c'est le prix que nous attachons à des existences qui ne nous intéressent en rien. Nous avons l'air de croire que la vie est en elle-même quelque chose de précieux. Pourtant la nature nous enseigne assez que rien n'est plus vil ni plus méprisable. Autrefois, on était moins barbouillé de sentimentalisme. Chacun tenait sa propre vie pour infiniment précieuse, mais ne professait aucun respect pour la vie d'autrui. On était alors plus près de la nature: nous sommes faits pour nous manger les uns les autres. Mais notre race faible, énervée, hypocrite, se plaît dans un cannibalisme sournois. Tout en nous entre-dévorant, nous proclamons que la vie est sacrée, et nous n'osons plus avouer que la vie c'est le meurtre.
—La vie, c'est le meurtre, répéta Chevalier songeur et sans comprendre.
Puis il jaillit en idées fumeuses.
—Le meurtre et le carnage, peut-être! Mais le carnage amusant et le meurtre drôle. La vie, c'est la catastrophe burlesque, c'est le comique terrible, c'est le masque de carnaval sur des joues sanglantes. Voilà ce que c'est que la vie pour l'artiste; l'artiste au théâtre et l'artiste en action!
Nanteuil inquiète cherchait un sens à ces paroles confuses.
L'acteur exalté poursuivit:
—La vie, c'est autre chose encore: c'est la fleur et le couteau, c'est de voir rouge un jour et bleu le lendemain, c'est la haine et l'amour, la haine délicieuse et ravissante, l'amour cruel.
—Monsieur Chevalier, demanda Constantin Marc, du ton le plus tranquille, ne trouvez-vous pas naturel d'être meurtrier et ne croyez-vous pas que c'est seulement la peur d'être tué qui nous empêche de tuer?
Chevalier répondit d'une voix pensive et profonde:
—Certes, non! ce n'est pas la peur d'être tué qui m'empêcherait de tuer. Je n'ai pas peur de la mort. Mais j'ai le respect de la vie d'autrui. Je suis humain, c'est plus fort que moi. J'ai sérieusement examiné depuis quelque temps la question que vous me posez, monsieur Constantin Marc. J'y ai réfléchi pendant des jours et des nuits, et je sais maintenant que je ne pourrais tuer personne.
Alors Nanteuil, joyeuse, versa sur lui un regard de mépris. Elle ne le craignait plus et elle ne lui pardonnait pas de lui avoir fait peur.
Elle se leva.
—Bonsoir, j'ai mal à la tête... A demain, monsieur Constantin Marc.
Et elle sortit lestement.
Chevalier la poursuivit dans le couloir, dévala derrière elle l'escalier de la scène, et la rejoignit devant la loge du concierge.
—Félicie, viens dîner ce soir avec moi au cabaret. Je serai si content! Veux-tu?
—Oh! non, par exemple!
—Pourquoi ne veux-tu pas?
—Laisse-moi tranquille, tu m'ennuies.
Elle voulut s'échapper. Il la retint.
—Je t'aime tant! ne me fais pas trop souffrir.
Elle s'avança sur lui, et, les lèvres retroussées, serrant les dents, lui siffla aux oreilles:
—C'est fini! fini! fini! tu entends. J'en ai soupé, de toi.
Alors, très doux, très grave:
—C'est la dernière fois que nous causons nous deux. Écoute, Félicie, avant qu'il y ait un malheur, je dois t'avertir. Je ne peux pas te forcer à m'aimer. Mais je ne veux pas que tu en aimes un autre. Pour la dernière fois, je te conseille de ne pas revoir monsieur de Ligny. Je t'empêcherai d'être à lui.
—Tu m'empêcheras, toi? Pauvre ami!
Plus doucement, encore il répondit:
—Je le veux, je le ferai. On obtient ce qu'on veut; seulement, il faut y mettre le prix.
V
Rentrée chez elle, Félicie eut une crise de larmes. Elle revoyait Chevalier l'implorant d'une voix lamentable, avec un air de pauvre. Elle avait entendu cette voix et vu cette mine aux chemineaux exténués sur la route, quand sa mère, craignant que sa poitrine ne se prît, l'avait emmenée passer l'hiver à Antibes, chez une tante riche. Elle méprisait Chevalier de sa douceur et de sa tranquillité. Mais le souvenir de ce visage et de cette voix lui faisait mal. Elle ne put rien manger. Elle avait des étouffements. Le soir, une angoisse si cruelle la prit aux entrailles qu'elle eut peur de mourir. Elle pensa qu'elle éprouvait un tel énervement parce qu'elle était restée deux jours sans voir Robert. Il était neuf heures. Elle espéra le trouver encore chez lui et mit son chapeau.
—Maman, il faut que j'aille ce soir au théâtre. Je file.
Par égard pour sa mère, elle usait ainsi d'un langage voilé.
—Va, mon enfant, et ne rentre pas trop tard.
Ligny habitait chez ses parents. Il avait, sous les combles du joli hôtel de la rue Vernet, un petit appartement de garçon, éclairé par des fenêtres rondes, et qu'il appelait «son œil-de-bœuf». Félicie le fit avertir par le portier qu'on l'attendait dans une voiture. Ligny n'aimait pas que les femmes vinssent trop souvent le relancer dans sa famille. Son père, diplomate de carrière, très occupé des intérêts extérieurs de la France, demeurait dans une ignorance incroyable de ce qui se passait chez lui. Mais madame de Ligny se montrait attentive à faire observer les convenances dans sa maison. Et son fils était soucieux de satisfaire des exigences qui portaient sur les formes, sans jamais s'étendre au fond des choses. Elle le laissait entièrement libre d'aimer qui il voulait et c'est à peine si parfois, en de graves épanchements, elle lui donnait à entendre que la fréquentation des femmes du monde est utile aux jeunes gens. Aussi Robert avait-il toujours détourné Félicie de venir rue Vernet. Il avait loué, boulevard de Villiers, une petite maison où ils pouvaient se voir tout à l'aise. Mais, cette fois, après deux jours passés sans elle, il fut très content de sa visite imprévue et descendit tout de suite.
Blottis dans le fiacre, ils allèrent à travers l'ombre et la neige, au pas tranquille du canasson, par les rues et les boulevards, et l'épaisse nuit enveloppa leurs amours.
L'ayant ramenée à sa porte:
—A demain, dit-il.
—Oui, à demain, boulevard de Villiers. Viens de bonne heure.
Elle s'appuyait sur lui pour descendre de voiture. Brusquement, elle se rejeta en arrière.
—La! là! entre les arbres... Il nous a vus... Il nous guettait.
—Qui donc?
—Un homme... que je ne connais pas.
Elle venait de reconnaître Chevalier.
Elle descendit, sonna et, tremblante, attendit, plongée dans la pelisse de Robert, que la porte s'ouvrît. Puis elle le retint.
—Robert, monte avec moi. J'ai peur.
Non sans un peu d'impatience, il la suivit dans l'escalier.
Chevalier avait attendu Félicie, dans la petite salle à manger, devant l'armure de Jeanne d'Arc, en compagnie de madame Nanteuil, jusqu'à une heure du matin. Puis il était descendu et l'avait guettée sur le trottoir, et, quand il avait vu le fiacre s'arrêter devant la porte, il s'était dissimulé derrière un arbre. Il savait bien qu'elle reviendrait avec Ligny; mais, en les voyant ensemble, il lui avait semblé que la terre s'entr'ouvrait, et, pour ne pas tomber, il s'était retenu au tronc de l'arbre. Il resta jusqu'à ce que Ligny fût sorti de la maison; il l'observa qui, serré dans sa pelisse, gagnait sa voiture, fit deux pas pour s'élancer sur lui, s'arrêta, puis à grands pas descendit le boulevard.
Il allait, chassé par la pluie et le vent. Ayant trop chaud, il ôta son feutre et prit plaisir à sentir les gouttes d'eau froide sur son front. Il eut une vague conscience que des maisons, des arbres, des murs, des lumières passaient indéfiniment à ses côtés; il allait, songeant.
Il se trouva, sans savoir comment il y était venu, sur un pont qu'il connaissait à peine et au milieu duquel se dressait une statue colossale de femme. Maintenant il était tranquille, il avait pris une résolution. C'était une vieille idée qu'il avait cette fois enfoncée dans son cerveau comme un clou, et qui le traversait de part en part. Il ne l'examinait même plus. Il calculait froidement les moyens d'exécuter ce qu'il avait résolu. Il marcha devant lui, au hasard, absorbé, pensif, calme comme un géomètre.
Sur le pont des Arts, il s'aperçut qu'un chien le suivait. C'était un grand chien rustique à long poil, dont les yeux vairons, pleins de douceur, exprimaient une détresse infinie. Il lui parla:
—Tu n'as pas de collier. Tu n'es pas heureux. Mon pauvre ami, je ne peux rien pour toi.
A quatre heures du matin, il se trouva dans l'avenue de l'Observatoire. Découvrant les maisons du boulevard Saint-Michel, il en ressentit une impression douloureuse et, brusquement, rebroussa vers l'Observatoire. Le chien avait disparu. Près du Lion de Belfort, Chevalier s'arrêta devant une tranchée profonde qui coupait la chaussée. Contre le remblai, sous une bâche soutenue par quatre pieux, un vieil homme veillait devant un brasier. Les oreilles de son bonnet de poil de lapin étaient rabattues; son nez énorme flamboyait. Il leva la tête; ses yeux, qui pleuraient, paraissaient tout blancs, sans prunelles dans un cercle de feu et de larmes. Il fourrait au fond de son brûle-gueule quelques brins de tabac de cantine, mêlés à des mies de pain, qui ne remplissaient pas même à demi le fourneau de la petite pipe.
—Voulez-vous du tabac, le vieux? demanda Chevalier en lui tendant sa blague.
L'homme fut lent à répondre. Il ne comprenait pas vite, et les politesses l'étonnaient.
Enfin il ouvrit une bouche toute noire:
—C'est pas de refus, dit-il.
Et il se souleva à demi. Un de ses pieds était chaussé d'un vieux soulier, l'autre entouré de linges. Lentement, de ses mains engourdies, il bourrait sa pipe. De la neige fondue tombait.
—Vous permettez? dit Chevalier.
Et il se coula, sous la bâche, à côté du vieil homme. De temps en temps, ils échangeaient une parole.
—Sale temps!
—C'est un temps de saison. L'hiver est dur. L'été est préférable.
—Alors vous gardez le chantier, la nuit, mon bonhomme?
Le vieux répondait volontiers aux questions. Avant qu'il parlât, sa gorge faisait entendre un susurrement très long et très doux:
—Je fais un jour une chose, un jour l'autre. Je bricole, quoi!
—Vous n'êtes pas de Paris?
—Je suis natif de la Creuse. J'ai travaillé comme terrassier dans les Vosges. Je m'en suis parti l'année qu'il est venu des Prussiens et d'autres peuples... Il y en avait des milliers. On ne peut pas comprendre d'où ils venaient... Tu as peut-être entendu parler de cette guerre des Prussiens, mon garçon?
Il resta longtemps sans parler, puis:
—Comme ça tu es en bordée, mon garçon. Tu ne veux pas rentrer au chantier?
—Je suis artiste dramatique, répondit Chevalier.
Le vieux, qui ne comprenait pas, demanda:
—Où qu'il est, ton chantier?
Chevalier voulut être admiré du vieillard:
—Je joue la comédie dans un grand théâtre, dit-il; je suis un des principaux acteurs de l'Odéon. Vous connaissez l'Odéon?
Le gardien secoua la tête. Il ne connaissait pas l'Odéon. Après un très long silence, il rouvrit sa bouche noire:
—Comme ça, mon garçon, tu es en bordée. Tu veux pas rentrer au chantier, pas vrai?
Chevalier lui répondit:
—Lisez le journal après-demain. Vous y verrez mon nom.
Le vieil homme essaya de trouver un sens à ces paroles; mais c'était trop difficile, il y renonça et revint à ses pensées familières.
—Quand on est en bordée, c'est, des fois, pour des semaines et des mois...
Au petit jour, Chevalier reprit sa course. Le ciel était de lait. Les roues lourdes réveillaient les pavés. Des voix, çà et là, résonnaient dans l'air frais. La neige ne tombait plus. Il allait au hasard devant lui. A voir renaître la vie, il s'égayait presque. Sur le pont des Arts, il regarda longtemps couler la Seine, puis il reprit sa course. Sur la place du Havre, il vit un café ouvert. Une faible lueur d'aurore rougissait les glaces de la façade. Les garçons sablaient le carrelage et posaient les tables. Il se jeta sur une chaise:
—Garçon, une verte!
VI
Dans le fiacre, par delà les fortifications où s'allongeait le boulevard désert, Félicie et Robert se tenaient pressés l'un contre l'autre.
—Tu ne l'aimes pas ta Félicie, dis?... Est-ce que ça ne te flatte pas d'avoir une petite femme qu'on acclame, qu'on applaudit et dont on parle dans les journaux?... Maman colle dans un album les articles qu'on fait sur moi. L'album est déjà rempli.
Il lui répondit qu'il n'avait pas attendu qu'elle eût du succès pour la trouver charmante. Et, de fait, leur liaison avait commencé lorsqu'elle débutait obscurément à l'Odéon dans une reprise ignorée.
—Quand tu m'as dit que tu me voulais, je ne t'ai pas fait attendre, hein? Ça a été fait tout de suite. N'est-ce pas que j'ai eu raison? Tu es trop intelligent pour me juger mal de ce que je n'ai pas traîné les choses. En te voyant pour la première fois, j'ai senti que je serais à toi. Alors, ce n'était pas la peine de tarder. Je ne regrette pas. Et toi?
Le fiacre s'arrêta, à peu de distance des fortifications, devant une grille de jardin.
La grille, qui n'avait pas été peinte depuis longtemps, posait sur un mur enduit de cailloutage, assez bas et assez large pour que les enfants vinssent s'y percher. Elle était aveuglée à mi-hauteur par une plaque de tôle dentelée, et ne haussait pas à plus de trois mètres du sol ses pointes rouillées. Au milieu, entre deux piliers de maçonnerie surmontés de vases de fonte, cette grille formait une porte à double battant, pleine à sa partie inférieure et garnie, au dedans, d'une jalousie vermoulue.
Ils descendirent de voiture. Les arbres du boulevard dressaient sur quatre lignes, dans la brume, leurs légers squelettes. On entendait, à travers un vaste silence, le bruit décroissant de leur fiacre, qui regagnait la barrière, et le trot d'un cheval venant de Paris.
Elle dit en frissonnant:
—Comme c'est triste, la campagne!
—Mais, ma chérie, le boulevard de Villiers, ce n'est pas la campagne!
Il ne réussissait pas à ouvrir la grille, et la serrure grinçait.
Agacée elle lui dit:
—Ouvre, je t'en prie: ce bruit me fait mal aux nerfs.
Elle s'aperçut que le fiacre venu de Paris était arrêté près de leur maison, à la distance d'une dizaine d'arbres; elle observa le cheval maigre et fumant, le cocher sordide, et demanda:
—Qu'est-ce que c'est que cette voiture?
—C'est un fiacre, ma chérie.
—Pourquoi s'arrête-t-il ici?
—Il ne s'arrête pas ici. Il s'arrête devant la maison à côté.
—Il n'y a pas de maison à côté; il y a un terrain vague.
—Eh bien! il s'arrête devant un terrain vague; qu'est-ce que tu veux que je te dise?...
—Je ne vois personne en sortir.
—Le cocher attend peut-être un voyageur.
—Devant le terrain vague?
—Sans doute, ma chérie... Cette serrure est rouillée.
Elle alla, en se dissimulant derrière les arbres, jusqu'à l'endroit où le fiacre était arrêté, puis elle revint vers Ligny qui avait enfin réussi à ouvrir la grille.
—Robert, les stores sont baissés.
—C'est qu'il y a des amoureux dedans.
—Est-ce que tu ne trouves pas que ce fiacre est bizarre?
—Il n'est pas beau. Mais tous les fiacres sont vilains. Entre.
—Est-ce que ce n'est pas quelqu'un qui nous suit?
—Qui veux-tu qui nous suive?
—Je ne sais pas... Une de tes femmes.
Mais elle ne disait pas ce qu'elle pensait.
—Entre donc, ma chérie.
Quand elle fut entrée:
—Referme bien la grille, Robert.
Devant eux s'étendait une petite pelouse ovale. Au fond s'élevait la maison, avec son perron de trois marches, sa marquise de zinc, ses six fenêtres et son toit d'ardoise.
Ligny l'avait prise en location, pour une année, à un vieil employé de commerce, dégoûté de ce que les rôdeurs lui volaient la nuit ses poules et ses lapins. Des deux côtés de la pelouse, une allée sablée conduisait au perron. Ils prirent l'allée qui était à leur droite. Le sable criait sous leurs pas.
—Aujourd'hui encore, dit Ligny, madame Simonneau a oublié de fermer les volets.
Madame Simonneau était une femme de Neuilly qui venait tous les matins faire le ménage.
Un grand arbre de Judée, tout penché et qui semblait mort, allongeait jusqu'à la marquise une de ses branches rondes et noires.
—Je n'aime pas bien cet arbre, dit Félicie; ses branches ont l'air de gros serpents. Il y en a une qui entre presque dans notre chambre.
Ils montèrent les trois marches du perron. Et, tandis qu'il cherchait dans le trousseau la clé de la porte, elle posa sa tête sur son épaule.
Félicie avait dans ses dévoilements une fierté tranquille qui la rendait adorable. Elle montrait un si paisible orgueil de sa nudité que sa chemise, à ses pieds, semblait un paon blanc.
Et quand Robert la vit nue et claire comme les ruisseaux et les étoiles:
—Au moins, lui dit-il, tu ne te fais pas prier, toi!... C'est singulier: il y a des femmes qui, sans même qu'on leur demande rien, font tout ce qu'il est possible de faire et ne veulent pas qu'on leur voie pendant ce temps-là seulement un petit bout de peau.
—Pourquoi? demanda Félicie, en jouant avec les fils légers de sa chevelure.
Robert de Ligny avait la pratique des femmes. Pourtant il ne sentit pas combien cette question était insidieuse. Il avait reçu des enseignements moraux et il s'inspira, dans sa réponse, des professeurs dont il avait suivi les cours.
—Cela tient sans doute, dit-il, à l'éducation, à des principes religieux, à un sentiment inné qui subsiste alors même que...
Ce n'était point ainsi qu'il fallait répondre, car Félicie, haussant les épaules et mettant les poings sur ses hanches polies, l'interrompit vivement:
—Tu es naïf, toi... C'est qu'elles sont mal faites... l'éducation! la religion!... Ça me fait bouillir, d'entendre des choses pareilles... Est-ce que j'ai été plus mal élevée que les autres? Est-ce que j'ai moins de religion qu'elles?... Dis donc, Robert, combien en as-tu vu de femmes bien faites? Compte un peu sur tes doigts... Oui, il y en a des tas de femmes qui ne montrent ni leurs épaules, ni rien! Tiens, Fagette, elle ne se montre pas même aux femmes: pendant qu'elle passe une chemise blanche, elle tient la vieille entre ses dents. Bien sûr, que j'en ferais autant, si j'étais bâtie comme elle!
Elle se tut, s'apaisa et, tranquille dans son orgueil, elle coula lentement la paume de ses mains sur ses flancs, sur ses reins, et dit fièrement:
—Et ce qu'il y a de mieux, c'est qu'il n'y en a pas trop.
Elle savait ce que l'élégante minceur de ses formes donnait de grâce à sa beauté.
Maintenant sa tête renversée baignait dans la chevelure blonde qui coulait de toutes parts; son corps gracile, un peu soulevé par un oreiller glissé sous les reins, était étendu sans mouvement; une jambe allongée au bord du lit brillait et le pied aigu la terminait en pointe d'épée. La clarté du grand feu allumé dans la cheminée dorait cette chair, faisait palpiter des lumières et des ombres sur ce corps inerte, le revêtait de splendeur et de mystère, tandis que les vêtements et le linge, couchés sur les meubles, sur le tapis, attendaient comme un troupeau docile.
Elle se souleva sur son coude, et, la joue dans la main:
—Ah! tu es bien le premier. Je ne te mens pas: les autres, ça n'existe pas.
Il n'était pas jaloux du passé et ne craignait pas les comparaisons, il la questionna.
—Alors, les autres?...
—D'abord, il n'y en a que deux: mon professeur, et, naturellement, celui-là ne compte pas, et puis celui que je t'ai dit, un homme sérieux, que ma mère m'avait donné.
—Pas d'autre?
—Je te jure.
—Et Chevalier?
—Lui? Ah! non, par exemple!... Tu ne voudrais pas!
—Et l'homme sérieux, que ta mère t'avait donné, il ne compte pas non plus?
—Je t'assure qu'avec toi, je suis une autre femme. Ah! bien vrai! tu es le premier qui m'ait eue... C'est drôle, tout de même. Dès que je t'ai vu, je t'ai voulu. Tout de suite, j'ai eu envie de toi. J'avais deviné. A quoi? Je serais bien embarrassée de le dire... Oh! je n'ai pas réfléchi!... Avec tes manières correctes, sèches, froides, ton air de petit loup bichonné, tu m'as plu, voila!... Maintenant, je ne pourrais pas me passer de toi. Oh! non, je ne le pourrais pas.
Il l'assura qu'en la possédant il avait eu de délicieuses surprises et il lui dit des choses caressantes et jolies, qui toutes avaient été dites avant lui.
Elle lui prit la tête dans ses mains:
—C'est vrai que tu as des dents de loup. Je crois que c'est tes dents, qui, le premier jour, m'avaient donné envie de toi. Mords-moi.
Il la pressa contre lui et sentit ce corps souple et ferme répondre à son étreinte. Tout à coup elle se dégagea:
—Est-ce que tu n'entends pas crier le sable?
—Non.
—Écoute: j'entends un bruit de pas dans l'allée.
Assise, repliée sur elle-même, elle tendait l'oreille.
Il était déçu, agacé, irrité, et peut-être un peu blessé dans son amour-propre.
—Qu'est-ce qui te prend? C'est stupide. Elle lui cria très sec:
—Tais-toi donc!
Elle épiait un bruit léger et proche comme de branches cassées.
Tout à coup elle sauta du lit avec une telle vivacité d'instinct et un mouvement si rapide de jeune animal que Ligny, bien qu'il fût peu littéraire, songea à la chatte métamorphosée en femme.
—Tu es folle! où vas-tu?
Elle souleva un bord du rideau, essuya la buée sur un coin de vitre et regarda par la fenêtre. Elle ne vit rien que la nuit. Tout bruit avait cessé.
Pendant ce temps, Ligny, rencogné dans la ruelle, maussade, grognait:
—Comme tu voudras, mais, si tu attrapes un rhume, tant pis pour toi!
Elle se recoula dans le lit. D'abord il lui garda un peu rancune; mais elle l'enveloppa d'une fraîcheur délicieuse.
Et quand ils revinrent à eux, ils furent étonnés de voir à la montre qu'il était sept heures.
Il alluma la lampe, une lampe à pétrole en forme de colonne, avec une ampoule de cristal, dans laquelle la mèche s'enroulait comme un ténia. Elle se rhabilla très vite. Ils avaient un étage à descendre par un escalier de bois étroit et noir. Il passa le premier, la lampe à la main, et s'arrêta dans le couloir.
—Sors, ma chérie, avant que j'éteigne.
Elle ouvrit la porte, et, aussitôt, elle recula en poussant un grand cri. Elle venait de voir Chevalier sur le perron, les bras étendus, long, noir, dressé comme une croix. Il tenait un revolver à la main. L'arme ne brillait pas. Pourtant elle la vit très distinctement.
—Qu'est-ce qu'il y a? demanda Ligny qui baissait la mèche de la lampe.
—Écoutez, et n'approchez pas! cria Chevalier d'une voix forte. Je vous défends d'être l'un à l'autre. C'est ma dernière volonté. Adieu, Félicie.
Et il mit dans sa bouche le canon du revolver.
Blottie au mur du couloir, elle ferma les yeux... Quand elle les rouvrit, Chevalier était couché sur le côté en travers de la porte. Il avait les paupières grandes ouvertes, l'air de regarder et de rire. Un filet de sang coulait de sa bouche sur la dalle du perron. Un tremblement convulsif agitait son bras. Puis il ne bougea plus. Replié sur lui-même, il avait l'air plus petit qu'avant.
Au coup de revolver, Ligny était accouru. Il souleva le corps dans la nuit noire. Et, tout de suite, le reposant doucement sur la dalle, il frotta des allumettes que le vent soufflait aussitôt. Enfin, dans une lueur, il vit que la balle avait emporté un morceau du crâne et que les méninges étaient mises à découvert sur une surface grande comme le creux de la main, grise et sanguinolente, très irrégulière, et dont les contours lui rappelèrent l'Afrique telle qu'elle est figurée dans les atlas. Et il fut pris devant ce mort d'un respect subit. Il le tira par les aisselles avec des précautions minutieuses jusque dans l'antichambre. Là, il l'abandonna et courut par la maison, cherchant et appelant Félicie.
Il la trouva dans la chambre à coucher qui, la tête sous les draps du lit défait, criait: «Maman! maman!» et récitait des prières.
—Ne reste pas là, Félicie.
Elle descendit avec lui l'escalier. Mais dans le corridor:
—Tu sais bien qu'on ne peut pas passer. Il la fit sortir par la porte de la cuisine.
VII
Demeuré seul dans la maison silencieuse, Robert de Ligny ralluma la lampe. Il commençait à entendre des voix graves, et même un peu solennelles, qui parlaient au dedans de lui. Formé dès l'enfance aux règles de la responsabilité morale, il éprouvait un regret douloureux, qui ressemblait à un remords. Songeant qu'il avait causé la mort de cet homme, bien que c'eût été sans le vouloir et sans le savoir, il ne se sentait pas tout à fait innocent. Des lambeaux d'enseignement philosophique et religieux revenaient troubler sa conscience. Des phrases de moralistes et de sermonnaires, apprises au collège et tombées tout au fond de sa mémoire, lui remontaient subitement à la pensée. Ses voix intérieures les lui récitaient. Elles disaient, d'après quelque vieil orateur sacré: «En se livrant aux désordres les moins coupables dans l'opinion du monde, on s'expose à commettre les actes les plus condamnables... Nous voyons par d'effroyables exemples que la volupté conduit au crime.» Ces maximes, sur lesquelles il n'avait jamais réfléchi, prenaient pour lui, tout à coup, un sens précis et rigoureux. Il y songea sérieusement. Mais, parce qu'il n'avait pas l'esprit profondément religieux et qu'il n'était pas capable de nourrir des scrupules exagérés, il n'en conçut qu'une édification médiocre, et sans cesse décroissante. Bientôt, il les jugea importunes et sans application possible à sa situation. «En se livrant aux désordres les moins coupables dans l'opinion du monde... Nous voyons par d'effroyables exemples...» Ces phrases, qui tout à l'heure retentissaient dans son âme comme un grondement de tonnerre, il les percevait maintenant dans les nasillements et les grasseyements des professeurs et des prêtres qui les lui avaient apprises et il les trouvait un peu ridicules. Par une naturelle association d'idées il se rappela un passage d'une vieille histoire romaine, qu'il avait lu, en seconde, pendant une étude, et qui l'avait frappé, quelques lignes sur une dame convaincue d'adultère et accusée d'avoir mis le feu à Rome. «Tant il est vrai, disait l'historien, qu'une personne qui trahit la pudeur est capable de tous les crimes.» A ce souvenir, il sourit intérieurement et pensa que les moralistes avaient tout de même de drôles d'idées sur la vie.
La mèche, qui charbonnait, éclairait mal. Il ne parvenait pas à la moucher et elle répandait une infecte odeur de pétrole. Songeant à l'auteur de la phrase sur la dame romaine, il se disait:
«Vrai! Celui-là, il en avait une couche!...»
Il était rassuré sur son innocence. Ses légers remords s'étaient entièrement dissipés, et il ne concevait pas qu'il eût pu se croire un moment responsable de la mort de Chevalier. Toutefois cette affaire l'ennuyait...
Subitement il pensa:
—S'il vivait encore!
Tout à l'heure, l'espace d'une seconde, à la lueur d'une allumette soufflée aussitôt qu'éprise, il avait vu le crâne troué du comédien. Mais s'il avait mal vu? S'il avait pris pour un ravage de la cervelle et du crâne une déchirure de la peau? Garde-t-on le jugement dans ces premiers moments de surprise et d'horreur? Une blessure peut être hideuse sans être mortelle, ni même très grave. Il lui avait bien paru que cet homme était mort. Mais était-il médecin pour en juger sûrement?
Il s'impatienta après la mèche qui charbonnait encore et murmura:
—Cette lampe empoisonne.
Puis se rappelant une manière de dire habituelle au docteur Socrate et dont il ignorait l'origine, il la répéta mentalement:
—Cette lampe pue comme trente-six mille charretées de diables.
Les exemples lui revinrent à l'esprit de plusieurs suicides manqués. Il se rappela avoir lu dans un journal qu'un mari, après avoir tué sa femme, s'était tiré, comme Chevalier, un coup de revolver dans la bouche et n'avait réussi qu'à se fracasser la mâchoire; il se rappela qu'à son cercle, après un scandale de jeu, un sportsman connu, ayant voulu se brûler la cervelle, s'était fait sauter l'oreille. Ces exemples s'appliquaient au cas de Chevalier avec une exactitude frappante.
—S'il n'était pas mort?...
Il désirait, espérait contre toute évidence, que ce malheureux respirât encore et pût être sauvé. Il songeait à chercher des linges et à faire les premiers pansements. Pour examiner de nouveau l'homme étendu dans l'antichambre, il souleva trop brusquement la lampe encore mal allumée et l'éteignit.
Alors, surpris par les ténèbres subites, il perdit patience et s'écria:
—La rosse!
En la rallumant, il se flattait de l'idée que Chevalier, porté à l'hôpital, reprendrait connaissance, vivrait. Et le voyant déjà debout, juché sur ses longues jambes, criant, toussant, ricanant, il désirait moins ardemment cette guérison, il commençait même à ne plus la souhaiter, à la trouver importune et désobligeante. Il se demandait avec inquiétude, dans un véritable malaise:
—Que reviendrait-il faire en ce monde, le sombre cabot? Rentrerait-il à l'Odéon? Promènerait-il dans les couloirs sa grande cicatrice? Faudrait-il le voir rôder encore autour de Félicie?
Il approcha du corps la lampe allumée et reconnut la plaie livide et sanguinolente dont les contours irréguliers lui rappelaient l'Afrique de ses cartes d'écolier.
Visiblement la mort avait été instantanée, et il ne comprenait pas comment il avait pu en douter un moment.
Il sortit de la maison et se mit à marcher à grands pas dans le jardin. L'image de la blessure flottait devant ses yeux comme l'impression d'une lumière trop vive. Elle allait et grandissait; elle formait dans la nuit sur le ciel noir un continent pâle d'où il voyait jaillir éperdus des négrillons armés de flèches.
Il jugea que la première chose à faire était d'appeler madame Simonneau, qui demeurait tout près, sur le boulevard Bineau, dans la maison du café. Il ferma soigneusement la porte de la grille et alla chercher la femme de ménage. Sur le boulevard il retrouva le calme de l'esprit et des sens. Il s'accommoda de l'événement. Il acceptait le fait accompli, mais il chicanait la destinée sur les circonstances. Puisqu'il fallait un mort, il consentait à ce qu'il y en eût un, mais il en aurait préféré un autre. Il éprouvait à l'égard de celui-ci un sentiment de dégoût et de répulsion. Il se disait vaguement:
—J'admets un suicide. Mais à quoi bon un suicide ridicule et déclamatoire? Cet homme ne pouvait-il se tuer chez lui? Ne pouvait-il, si sa résolution était inébranlable, l'exécuter avec une vraie fierté, d'une façon discrète? C'est ainsi qu'à sa place eût agi un galant homme. On aurait plaint et respecté sa mémoire.
Il se rappela mot pour mot les paroles que, dans la chambre à coucher, une heure avant le drame, il avait échangées avec Félicie. Il lui avait demandé si elle n'avait pas été un peu avec Chevalier. Il le lui avait demandé, non pour le savoir, car il n'en doutait guère, mais pour montrer qu'il le savait. Et elle lui avait répondu, indignée: «Lui! Ah! non, par exemple... Tu ne voudrais pas!...»
Il ne la blâmait pas d'avoir menti. Toutes les femmes mentent. Il goûtait plutôt la jolie désinvolture avec laquelle elle avait jeté ce garçon hors de son passé. Mais il lui en voulait de s'être donnée à un bas cabot. Sa délicatesse en était blessée. Chevalier lui gâtait Félicie. Pourquoi prenait-elle des amants de cette espèce? Elle manquait donc de goût? Elle ne choisissait donc pas? Elle faisait donc comme les filles? Elle n'avait donc pas le sens d'une certaine propreté qui avertit les femmes de ce qu'elles peuvent faire et de ce qu'elles ne peuvent pas faire? Elle ne savait donc pas se tenir? Eh bien! voilà ce qui arrive quand on n'a pas de tenue! Il la chargea du malheur advenu et fut soulagé d'un grand poids.
Madame Simonneau n'était pas chez elle. Il la demanda aux garçons du café, aux garçons de l'épicier, aux filles de la blanchisseuse, aux gardiens de la paix, au facteur. Enfin, sur l'indication d'une voisine, il la trouva qui mettait des cataplasmes à une vieille dame, car elle était garde-malade. Son visage était pourpre et elle puait l'eau-de-vie. Il l'envoya veiller le mort. Il lui recommanda de le recouvrir d'un drap et de se tenir à la disposition du commissaire et du médecin qui viendraient pour les constatations. Elle répondit, un peu blessée, qu'elle savait, Dieu merci, ce qu'elle avait à faire. Elle le savait, en effet. Madame Simonneau était née dans une société soumise aux autorités constituées et qui respecte les morts. Mais lorsque ayant interrogé M. de Ligny, elle apprit qu'il avait traîné le corps dans l'antichambre, elle ne put lui cacher que cette façon d'agir était imprudente et l'exposait à des désagréments.
—Vous ne deviez pas, lui dit-elle. Quand une personne s'est détruite, il ne faut jamais y toucher avant que la police arrive.
Ligny alla ensuite avertir le commissaire. La première émotion passée, il n'éprouvait aucune surprise, sans doute parce que les événements qui, de loin, eussent semblé étranges, quand ils sont accomplis près de nous, paraissent naturels, comme ils le sont en effet, se développent d'une façon commune, se décomposent en une succession de petits faits et vont se perdre dans la banalité courante de la vie. Il était distrait de la mort violente d'un malheureux par les circonstances mêmes de cette mort, par la part qu'il y avait et l'occupation qu'elle lui donnait. En se rendant chez le commissaire, il se sentait aussi tranquille et libre d'esprit que lorsqu'il allait au ministère pour y déchiffrer des dépêches.
A neuf heures du soir, le commissaire de police pénétra dans le jardin avec son secrétaire et un agent de police. Le médecin de la ville, M. Hibry, arriva au même moment. Déjà, par l'industrie de madame Simonneau, toujours intéressée aux fournitures, la maison exhalait une violente odeur de phénol et brillait de bougies allumées. Et madame Simonneau s'agitait dans un pressant désir de procurer au mort un crucifix et un rameau de buis bénit. A la clarté d'une bougie, le médecin examina le cadavre.
C'était un gros homme, au teint rouge et à la respiration forte, qui venait de dîner.
—La balle, de gros calibre, dit-il, a pénétré par la voûte palatine, elle a traversé le cerveau, et elle est venue briser le pariétal gauche, emportant une partie de la substance cérébrale et faisant sauter un morceau du crâne. La mort a été instantanée.
Il remit la bougie à madame Simonneau, et poursuivit:
—Des éclats du crâne ont été projetés à une certaine distance. On pourra les retrouver dans le jardin. Je conjecture que la balle était ronde. Une balle conique aurait causé moins de ravages.
Cependant le commissaire, M. Josse-Arbrissel, grand et maigre, à longue moustache grise, ne semblait ni voir ni entendre. Un chien hurlait devant la grille.
—La direction de la blessure, dit le médecin, ainsi que les doigts de la main droite encore repliés, prouvent surabondamment le suicide.
Il alluma un cigare.
—Nous sommes suffisamment édifiés, dit le commissaire.
—Je regrette, messieurs, de vous avoir dérangés, dit Robert de Ligny, et je vous remercie de la bonne grâce avec laquelle vous avez rempli votre office.
Le secrétaire du commissariat et l'agent de police, conduits par madame Simonneau, montèrent le corps au premier étage.
M. Josse-Arbrissel se mordait les ongles et regardait dans le vague.
—Un drame de la jalousie, dit-il, rien de plus commun. Nous avons ici, à Neuilly, une moyenne constante de morts volontaires. Sur cent suicides, trente ont pour cause le jeu. Le reste est dû à des désespoirs d'amour, à la misère ou à des maladies incurables.
—Chevalier? demanda le docteur Hibry, qui était amateur de spectacles, Chevalier? attendez donc, je l'ai vu... Je l'ai vu dans un bénéfice, aux Variétés. Parfaitement. Il récitait un monologue.
Le chien hurlait devant la grille.
—On ne peut s'imaginer, reprit le commissaire, les ravages que le pari mutuel exerce dans cette commune. Je n'exagère pas, trente pour cent au bas mot des suicides que je constate sont causés par le jeu. Tout le monde joue, ici. Autant de boutiques de coiffeurs, autant d'agences clandestines. Pas plus tard que la semaine dernière, un concierge de l'avenue du Roule a été trouvé pendu dans le Bois. Encore, les ouvriers, les domestiques, les petits employés qui jouent, ne sont pas réduits à se tuer. Ils changent de quartier, ils disparaissent. Mais un homme établi, un fonctionnaire que le jeu a ruiné, qui est accablé de dettes criardes, menacé de saisie et sous le coup de plaintes au parquet, il ne peut pas disparaître. Que voulez-vous qu'il devienne?
—J'y suis! s'écria le docteur. Il récita le Duel dans la Savane. On est un peu fatigué des monologues; mais celui-là est très drôle. Vous vous rappelez: «Voulez-vous vous battre à l'épée? Non, monsieur. Au pistolet? Non, monsieur. Au sabre, au couteau? Non, monsieur. Alors je vois ce que vous voulez. Vous n'êtes pas dégoûté. Vous voulez le duel dans la savane. J'y consens. Nous remplacerons la savane par une maison à cinq étages. Vous êtes autorisé à vous dissimuler dans le feuillage.» Chevalier disait très drôlement le Duel dans la Savane. Il m'a beaucoup amusé ce soir-là. Il est vrai que je suis bon public. J'adore le théâtre.
Le commissaire de police n'entendait pas. Il suivait sa pensée.
—On ne saura jamais ce que le pari mutuel dévore par année de fortunes et d'existences. Le jeu ne lâche jamais ses victimes; quand il leur a tout pris, il reste leur unique espérance. En effet, par quel autre moyen peut-on espérer?...
Il s'arrêta de parler, tendit l'oreille au cri lointain d'un camelot, se jeta sur l'avenue à la poursuite de l'ombre fuyante et glapissante, l'appela, lui arracha un journal de courses qu'il déploya sous un bec de gaz pour y chercher des noms de chevaux, Fleur-des-pois, la Châtelaine, Lucrèce. Puis, l'œil hagard, les mains tremblantes, stupide, assommé, il laissa tomber la feuille: son cheval ne gagnait pas.
Et le docteur Hibry, en l'observant de loin, songeait que, médecin des morts, il pourrait bien être appelé un jour à constater le suicide de son commissaire de police, et il se déterminait par avance à conclure autant que possible à la mort accidentelle.
Tout à coup, saisissant son parapluie:
—Je file. On m'a donné pour ce soir une place à l'Opéra-Comique. Ce serait dommage de la perdre.
Avant de quitter la maison, Ligny demanda à madame Simonneau:
—Où l'avez-vous mis?
—Dans le lit, répondit madame Simonneau. C'était plus convenable.
Il ne fit point d'objection, et, levant les yeux sur la façade de la maison, il vit aux fenêtres de la chambre à coucher, à travers les rideaux de mousseline, la lueur des deux bougies que la femme de ménage avait allumées sur la table de nuit.
—On pourrait peut-être, dit-il, faire venir une religieuse pour le veiller.
—C'est inutile, répondit madame Simonneau qui avait invité des voisines et commandé son vin et son fricot, c'est inutile: je le veillerai moi-même.
Ligny n'insista pas.
Le chien hurlait encore devant la grille.
En regagnant à pied la barrière, il vit sur Paris une lueur rouge qui remplissait tout le ciel. Aux faîtes des cheminées, les tuyaux se dressaient, grotesques et noirs, devant cette brume ardente et semblaient regarder avec une familiarité ridicule l'embrasement mystérieux d'un monde. Les rares passants qu'il rencontra sur le boulevard allaient tranquillement, sans lever la tête. Bien qu'il sût que, dans les nuits des villes, souvent l'air humide reflète les lumières et se colore de cette lueur égale qui ne palpite pas, il s'imaginait voir le reflet d'un immense incendie. Il acceptait sans réflexion que Paris s'abîmât dans une conflagration prodigieuse; il trouvait naturel que la catastrophe intime à laquelle il était mêlé se confondît avec un désastre public et que cette nuit, enfin, fût pour tout un peuple, comme pour lui-même, une nuit sinistre.
Ayant très faim, il prit une voiture à la barrière et se fit conduire à une taverne de la rue Royale. Dans la salle lumineuse et chaude, il ressentit une impression de bien-être. Après avoir fait son menu, il ouvrit un journal du soir et vit, dans le compte rendu des Chambres, que son ministre avait prononcé un discours. En parcourant ce discours, il étouffa un petit rire; il se rappelait certaines histoires, contées au quai d'Orsay. Le ministre des Affaires étrangères était amoureux de madame de Neuilles, cocotte vieillie, haussée par la rumeur publique à l'état d'aventurière et d'espionne. Il essayait, disait-on, sur elle les discours qu'il devait prononcer devant le Parlement. Ligny, qui avait été un peu l'amant, autrefois, de madame de Neuilles, se figurait l'homme d'État en chemise récitant à son amie cette déclaration: «Non certes, je ne méconnais pas les justes susceptibilités du sentiment national. Résolument pacifique, mais soucieux de l'honneur de la France, le gouvernement saura, etc.» Et cette vision le mettait en gaieté. Il tourna la page et lut: «Demain, à l'Odéon, première représentation (à ce théâtre) de: La Nuit du 23 octobre 1812, avec messieurs Durville, Maury, Romilly, Destrée, Vicar, Léon Clim, Valroche, Aman, Chevalier...
VIII
Le lendemain, à une heure, au foyer du théâtre, on répétait la Grille pour la première fois. Une lumière triste s'amortissait sur les pierres grises de la voûte, des tribunes et des colonnes. Dans la majesté maussade de cette pâle architecture, sous la statue de Racine, les acteurs principaux lisaient leurs rôles, qu'ils ne savaient pas encore, devant Pradel, directeur du théâtre, Romilly, directeur de la scène, et Constantin Marc, auteur de la pièce, assis tous trois sur un canapé de velours rouge, tandis que, d'une banquette reculée dans un entre-colonnement, s'exhalaient les haines attentives et les jalousies chuchotantes des actrices sacrifiées. L'amoureux, Paul Delage, déchiffrait péniblement une réplique:
»—Je reconnais le château aux murs de brique, aux toits d'ardoise, le parc où j'ai si souvent enlacé, sur l'écorce des arbres, son chiffre et le mien, l'étang dont les eaux endormies...
Fagette reprenait:
»—Craignez, Aimeri, que le château ne vous reconnaisse pas, que le parc ait oublié votre nom, que l'étang murmure: «Quel est cet étranger?»
Mais elle était enrhumée et lisait sur une copie pleine de fautes.
—Ne restez pas là, Fagette: c'est le pavillon rustique, dit Romilly.
—Comment voulez-vous que je le sache?
—On a mis une chaise.
»—... Que l'étang murmure: «Quel est cet étranger?»
—Mademoiselle Nanteuil, à vous... Où est donc Nanteuil?... Nanteuil!
Nanteuil parut, emmitouflée dans ses fourrures, son petit sac et son rôle à la main, blanche comme un linge, les yeux battus, les jambes molles. Elle avait passé une nuit pleine d'épouvantes. Tout éveillée, elle avait vu le mort entrer dans sa chambre.
Elle demanda:
—Par où est-ce que j'entre?
—Par la droite.
—C'est bon.
Et elle lut:
»—Mon cousin, je me suis éveillée toute joyeuse ce matin. Je n'en sais pas la cause. Pourriez-vous me la dire?
Delage lut sa réplique;
»—C'est peut-être, Cécile, par une permission spéciale de la Providence ou de la destinée. Le Dieu qui vous aime vous laisse le sourire à l'heure des larmes et des grincements de dents.
—Nanteuil, tu passes, ma mignonne, dit Romilly. Delage, efface-toi un peu pour la laisser passer.
Nanteuil passa:
»—Des jours terribles, dites-vous, Aimeri? Nos jours sont ce que nous les faisons. Ils ne sont terribles que pour les méchants.
Romilly interrompit:
—Delage, efface-toi un peu, fais attention de ne pas la cacher aux spectateurs... Reprends, Nanteuil.
Nanteuil reprit:
»—Des jours terribles, dites-vous, Aimeri? Nos jours sont ce que nous les faisons. Ils ne sont terribles que pour les méchants.
Constantin Marc ne reconnaissait plus son œuvre, n'entendait plus même le son de ses phrases bien-aimées, qu'il s'était répétées tant de fois à lui-même dans ses bois du Vivarais. Étonné, stupide, il se taisait.
Nanteuil passa gentiment et se remit à lire:
»—Vous me jugerez peut-être bien folle, Aimeri; dans le couvent où j'ai été élevée, j'ai souvent envié le sort des victimes.
Delage donna sa réplique; mais il sauta un feuillet de la copie:
»—Le temps est superbe. Déjà les invités vont et viennent dans le jardin.
Il fallut tout reprendre:
»—Des jours terribles, dites-vous, Aimeri...
Et ils allaient, sans s'inquiéter de comprendre, mais attentifs à régler leurs mouvements, comme s'ils étudiaient des figures de danse.
—Dans l'intérêt de la pièce, il faudra faire des coupures, dit Pradel à l'auteur consterné.
Et Delage poursuivait:
»—Ne m'accusez point, Cécile: j'eus pour vous une amitié d'enfance, une de ces amitiés fraternelles, qui donnent à l'amour qu'elles font naître l'apparence inquiétante de l'inceste.
—L'inceste! s'écria Pradel. Vous ne pouvez pas laisser l'inceste, monsieur Constantin Marc. Le public a des susceptibilités que vous ne soupçonnez, pas. Et puis, il faut intervertir l'ordre des deux répliques qui viennent ensuite. L'optique de la scène l'exige.
La répétition fut interrompue. Romilly, avisant Durville qui, dans une embrasure, contait des histoires joyeuses:
—Durville, vous pouvez vous en aller. On ne répétera pas le «deux» aujourd'hui.
Avant de se retirer, le vieux comédien alla serrer la main à Nanteuil. Jugeant opportun de lui apporter l'expression de sa douloureuse sympathie, il se fit des yeux noyés, comme eût fait à sa place tout porteur de condoléances. Mais il se les fit bien. Ses prunelles nageaient dans leurs orbites, pareilles à la lune dans les nuées. Les coins abattus de ses lèvres tombaient dans deux plis profonds qui les prolongeaient jusqu'au bas du menton. Il avait l'air vraiment affligé.
—Ma pauvre mignonne, soupira-t-il, je te plains, va!... De voir un être pour lequel on a éprouvé un... sentiment... avec lequel on a... vécu dans l'intimité... de le voir emporté par un coup... tragique, c'est rude... c'est terrible!...
Et il lui tendait ses mains compatissantes.
Nanteuil, énervée, serrant dans ses poings son petit mouchoir et son manuscrit, lui tourna le dos et siffla entre ses dents:
—Vieil idiot!
Fagette la prit par la taille, la mena doucement à l'écart au pied de la statue de Racine et lui souffla dans l'oreille:
—Ma chérie, écoute-moi! Il faut absolument étouffer cette affaire-là. On ne parle pas d'autre chose. Si tu laisses dire le monde, on fera de toi la veuve Chevalier pour la vie.
Et, comme elle avait du style, elle ajouta:
—Je te connais, je suis ta meilleure amie. Je sais ce que tu vaux. Mais prends garde, Félicie: les femmes ont le prix qu'elles se donnent.
Tous les traits de Fagette portèrent. Nanteuil, les joues en feu, retint ses larmes. Trop jeune pour posséder ou même souhaiter la prudence qui vient aux comédiennes célèbres quand elles sont en âge de passer femmes du monde, elle était pleine d'amour-propre, et, depuis qu'elle aimait, elle avait envie d'effacer de son passé toute inélégance; elle sentait que Chevalier, en se suicidant pour elle, avait agi publiquement à son égard avec une familiarité qui la rendait ridicule. Ne sachant pas encore que tout s'oublie et se perd au cours rapide des heures, que toutes nos actions coulent comme l'eau des fleuves entre des rivages sans mémoire, elle songeait, irritée et triste, aux pieds de Jean Racine, qui entendait ses douleurs.
—Regarde-la donc, dit madame Marie-Laure au jeune Delage. Elle a envie de pleurer. Je la comprends. Un homme s'est tué pour moi. J'en ai été très ennuyée. C'était un comte.
—Reprenons, dit Pradel... Mademoiselle Nanteuil, allons! donnez votre réplique.
Et Nanteuil:
»—Mon cousin, je me suis éveillée toute joyeuse ce matin...
Soudain, madame Doulce parut. Grande et douloureuse, elle laissa tomber ces mots:
—Une bien triste nouvelle. Le curé lui refuse l'entrée de son église.
Chevalier n'ayant plus de parents, hors une sœur ouvrière à Pantin, madame Doulce s'était chargée de commander l'enterrement, aux frais des comédiens.
On l'entourait. Elle reprit:
—L'Église le repousse comme un maudit. C'est affreux!
—Pourquoi? demanda Romilly.
Madame Doulce répondit très bas et comme à regret:
—Parce qu'il s'est suicidé.
—Il faut arranger ça, dit Pradel.
Romilly montra de l'empressement.
—Le curé me connaît, dit-il; c'est un brave homme. Je vais donner un coup de pied jusqu'à Saint-Étienne-du-Mont et je serais bien surpris si...
Madame Doulce secoua tristement la tête;
—Tout est inutile.
—Il faut pourtant que nous ayons un service religieux, dit Romilly, avec l'autorité d'un directeur de la scène.
—Certes, dit madame Doulce.
Madame Marie-Laure, agitée, pensait qu'on pouvait forcer les prêtres à dire une messe.
—Restons calmes, dit Pradel, en caressant sa barbe vénérable. Sous Louis XVIII, le peuple enfonça les portes de Saint-Roch, fermées au cercueil de mademoiselle Raucourt. Les temps et les circonstances sont autres. Usons de moyens plus doux.
Constantin Marc, voyant, plein de regrets, sa pièce abandonnée, s'était approché, lui aussi, de madame Doulce; il lui demanda:
—Pourquoi voulez-vous que Chevalier soit béni par l'Église? Pour ma part, je suis catholique. Chez moi, ce n'est pas une foi, c'est un système, et je considère comme un devoir de participer à toutes les pratiques extérieures du culte. Je suis pour toutes les autorités, pour le juge, pour le soldat, pour le prêtre. Je ne puis donc être suspect de favoriser les enterrements civils. Mais je ne comprends guère que vous vous obstiniez à offrir au curé de Saint-Étienne-du-Mont un mort qu'il repousse. Pourquoi voulez-vous donc que ce malheureux Chevalier aille à l'église?
—Pourquoi? répondit madame Doulce. Pour le salut de son âme et parce que c'est plus convenable.
—Ce qui serait convenable, répliqua Constantin Marc, ce serait d'obéir aux lois de l'Église, qui excommunie les suicidés.
—Monsieur Constantin Marc, avez-vous lu les Soirées de Neuilly? demanda Pradel qui était grand bouquineur et liseur. Vous n'avez pas lu les Soirées de Neuilly, par M. de Fongeray? Vous avez eu tort. C'est un livre curieux, qu'on trouve parfois encore sur les quais. Il est orné d'une lithographie d'Henry Monnier représentant, je ne sais pourquoi, Stendhal en caricature. Fongeray est le pseudonyme de deux libéraux de la Restauration, Dittmer et Cavé. Cet ouvrage se compose de comédies et de drames qui ne peuvent être joués, mais qui contiennent des scènes de mœurs fort intéressantes. Vous y verrez comment, sous le règne de Charles X, un vicaire d'une des églises de Paris, l'abbé Mouchaud, refusa d'enterrer une dame pieuse et voulut à toute force enterrer un athée. Madame d'Hautefeuille était pieuse, mais elle possédait des biens nationaux. Elle mourut administrée par un prêtre janséniste. C'est pourquoi après sa mort elle ne fut pas reçue par l'abbé Mouchaud dans l'église où elle avait passé sa vie. En même temps que madame d'Hautefeuille, sur la même paroisse, un gros banquier, monsieur Dubourg, se laissa mourir. Par son testament, il avait ordonné qu'on le portât directement au cimetière. «C'est un catholique, pensa l'abbé Mouchaud, il nous appartient.» Aussitôt il fit un paquet de son étole et de son surplis, courut chez le mort, lui donna l'extrême-onction et l'amena dans son église.
—Eh bien! répondit Constantin Marc, ce vicaire était un excellent politique. Les athées ne sont pas pour l'Église des ennemis redoutables. Ce ne sont pas des adversaires. Ils ne peuvent élever une Église contre elle, et ils n'y songent pas. Il y a eu de tout temps des athées parmi les chefs et les princes de l'Église, et plusieurs d'entre eux ont rendu à la papauté d'éclatants services. Au contraire, quiconque ne se soumet pas strictement à la discipline ecclésiastique et rompt sur un point avec la tradition, quiconque oppose une foi à la foi, une opinion, une pratique à l'opinion reçue et à la pratique commune, est une cause de désordre, une menace de péril, et doit être extirpé. Le vicaire Mouchaud l'avait compris. Il fallait en faire un évêque et un cardinal.
Madame Doulce avait eu l'art de ne pas tout dire à la fois; elle ajouta:
—Je ne me suis pas laissé abattre par la résistance de monsieur le curé. J'ai prié, j'ai supplié. Et il m'a répondu: «Nous sommes respectueusement soumis à l'ordinaire. Allez à l'archevêché. Je ferai ce que Monseigneur m'ordonnera.» Il ne me reste plus qu'à suivre ce conseil. Je cours à l'archevêché.
—Travaillons, dit Pradel.
Romilly appela Nanteuil:
—Nanteuil, allons, Nanteuil, reprends toute ta scène.
Et Nanteuil reprit:
»—Mon cousin, je me suis éveillée toute joyeuse ce matin...
IX
Ce qui rendait difficiles les négociations du Théâtre avec l'Église, c'était l'éclat donné par les journaux au suicide du boulevard de Villiers. Les reporters en avaient publié toutes les circonstances, et, comme le disait M. l'abbé Mirabelle, second vicaire de l'archevêque, au point où en étaient les choses, ouvrir à Chevalier les portes de sa paroisse, c'était publier le droit des excommuniés aux prières de l'Église.
D'ailleurs M. Mirabelle qui se montra, dans cette affaire, plein de sagesse et de prudence, indiqua la voie.
—Vous comprenez bien, dit-il à madame Doulce, que ce n'est pas l'opinion des journaux qui peut nous toucher. Elle nous est absolument indifférente, et nous ne nous inquiétons en aucune matière de ce que cinquante feuilles publiques disent de ce malheureux jeune homme. Que les journalistes aient servi ou trahi la vérité, c'est leur affaire et non la mienne. J'ignore et veux ignorer ce qu'ils ont écrit. Mais le fait du suicide est notoire. Vous ne pouvez le contester. Il conviendrait maintenant d'examiner de près, avec les lumières de la science, les circonstances dans lesquelles ce fait a été accompli. Ne vous étonnez pas que j'invoque ainsi la science. Elle n'a pas de meilleure amie que la religion. Or la science médicale peut nous être ici d'un grand secours. Vous allez tout de suite le comprendre. L'Église ne retranche de son sein le suicidé qu'en tant que le suicide constitue un acte de désespoir. Les fous qui attentent à leur vie ne sont pas des désespérés, et l'Église ne leur refuse point ses prières: elle prie pour tous les malheureux. Ah! s'il pouvait être établi que ce pauvre enfant a agi sous l'influence d'une fièvre chaude ou d'une maladie mentale, si un médecin était à même de certifier que cet infortuné ne jouissait pas de sa raison lorsqu'il se détruisit de ses propres mains, le service religieux serait célébré sans obstacle.
Ayant recueilli ces paroles de M. l'abbé Mirabelle, madame Doulce courut au théâtre. La répétition de la Grille était terminée. Elle trouva Pradel dans son cabinet avec deux jeunes actrices, qui lui demandaient l'une un engagement, l'autre un congé. Il refusait, conformément à son principe de ne jamais accueillir une demande qu'après l'avoir d'abord rejetée. Il donnait ainsi du prix aux moindres choses qu'il accordait. Ses yeux luisants et sa barbe de patriarche, ses façons à la fois amoureuses et paternelles le faisaient ressembler à Loth, tel qu'on le voit entre ses deux filles dans les estampes des vieux maîtres. Posée sur la table, une amphore de carton doré aidait à l'illusion.
—Ce n'est pas possible, disait-il à chacune; ce n'est vraiment pas possible, mon enfant... Enfin revenez demain.
Après les avoir congédiées, il demanda, tout en signant des lettres:
—Eh bien! madame Doulce, quelles nouvelles?
Constantin Marc, survenu avec Nanteuil, s'écria précipitamment:
—Et mes décors? Monsieur Pradel!
Puis il décrivit pour la vingtième fois le paysage sur lequel devait se lever la toile.
—Au premier plan, un vieux parc. Les troncs des grands arbres, du côté du nord, sont verdis par la mousse. Il faut qu'on sente l'humidité de la terre.
Et le directeur répondit:
—Soyez sûr qu'on fera tout ce qu'il sera possible de faire et que ce sera très convenable... Eh bien! madame Doulce, quelles nouvelles?
—Il y a une lueur d'espérance, répondit-elle.
—Au fond, dans une brume légère, dit l'auteur, les pierres grises et les toits d'ardoise fine de l'Abbaye-aux-Dames...
—Parfaitement. Asseyez-vous donc, madame Doulce, je suis à vous.
—J'ai reçu, à l'archevêché, le meilleur accueil, dit madame Doulce.
—Monsieur Pradel, il est nécessaire que les murs de l'Abbaye paraissent sourds, profonds et pourtant subtilisés par la brume du soir. Un ciel d'or pâle...
—Monsieur l'abbé Mirabelle, reprit madame Doulce, est un prêtre de la plus haute distinction...
—Monsieur Marc, vous tenez beaucoup à votre ciel d'or pâle? demanda le directeur. Continuez, madame Doulce, continuez, je vous écoute...
—... Et, d'une politesse exquise. Il a fait une délicate allusion aux indiscrétions des journaux...
A ce moment, M. Marchegeay, le régisseur, bondit dans le cabinet. Ses yeux verts étincelaient et ses moustaches rouges dansaient comme des flammes. Il parla avec volubilité:
—Ça recommence!... Lydie, la petite figurante, pousse des cris de putois dans les escaliers. Elle dit que Delage a voulu la violer. C'est bien la dixième fois depuis un mois qu'elle nous recommence cette histoire-là. En voilà une scie!
—Ce n'est pas tolérable dans une maison comme celle-ci, dit Pradel. Vous ficherez Delage à l'amende... Madame Doulce, continuez, je vous prie.
—Monsieur l'abbé Mirabelle m'a expliqué avec une parfaite clarté que le suicide est un acte de désespoir.
Mais Constantin Marc demanda avec intérêt à Pradel si Lydie, la petite figurante, était jolie.
—Vous l'avez vue, dans la Nuit du 23 octobre, elle fait la femme du peuple qui, sur la plaine de Grenelle, achète des plaisirs à madame Ravaud.
—Il me semble que c'est une très belle fille, dit Constantin Marc.
—Certainement, répondit Pradel. Mais elle serait une plus belle fille encore si elle n'avait pas les chevilles comme des poteaux.
Constantin Marc, méditatif, reprit:
—Et Delage l'a violée... Cet homme a le sens de l'amour. L'amour est un acte simple et primitif. C'est la lutte, c'est la haine. La violence y est nécessaire. L'amour par le consentement mutuel n'est qu'une fastidieuse corvée.
Et il s'écria, très excité:
—Delage est prodigieux!
—Ne vous emballez pas, dit Pradel. Cette petite Lydie aguiche mes acteurs dans sa loge, puis, tout à coup, elle crie qu'on la viole pour qu'on lui donne de l'argent... C'est son amant qui lui a appris le truc, et qui touche la galette... Vous disiez donc, madame Doulce...
—Après une longue et intéressante conversation, reprit madame Doulce, monsieur l'abbé Mirabelle m'a fait entrevoir une solution favorable. Il m'a donné à entendre que, pour lever toutes les difficultés, il suffirait qu'un médecin attestât que Chevalier n'avait pas toute sa raison et n'était pas responsable de ses actes.
—Mais, observa Pradel, Chevalier n'était pas fou. Il avait toute sa raison.
—Ce n'est pas à nous de le dire, répliqua madame Doulce. Et qu'en savons-nous?
—Non, dit Nanteuil, il n'avait pas toute sa raison.
Pradel haussa les épaules:
—Après tout, c'est possible. La folie et la raison, c'est affaire d'appréciation... A qui pourrait-on bien demander un certificat?
Madame Doulce et Pradel se rappelèrent successivement trois médecins; mais ils ne purent trouver l'adresse du premier; le second avait un mauvais caractère et l'on reconnut que le troisième était mort.
Nanteuil dit qu'il fallait s'adresser au docteur Trublet.
—C'est une idée! s'écria Pradel. Allons demander un certificat au docteur Socrate... Quel jour sommes-nous?... Vendredi. C'est son jour de consultation. Nous le trouverons chez lui.