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Histoire comique

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Le docteur Trublet logeait dans une vieille maison, au plus haut de la rue de Seine. Pradel emmena Nanteuil, dans l'idée que Socrate ne refuserait rien à une jolie femme. Constantin Marc, qui ne pouvait vivre, à Paris, loin des comédiens, les accompagna. L'affaire Chevalier commençait à l'amuser. Il la trouvait comique, c'est-à-dire appartenant aux comédiens. Bien que l'heure de la consultation fût passée, le salon du docteur était encore plein de gens qui voulaient être guéris. Trublet les renvoya et reçut, dans son cabinet, les gens de théâtre. Il se tenait devant une table encombrée de livres et de papiers. Contre la fenêtre, un fauteuil articulé s'étalait, infirme et cynique. Le directeur de l'Odéon exposa l'objet de sa visite, et il conclut:

—Le service de Chevalier ne sera célébré à l'église que si vous attestez que ce malheureux garçon ne jouissait pas de toute sa raison.

Le docteur Trublet déclara que Chevalier pouvait bien se passer du service religieux.

—Adrienne Lecouvreur, qui valait mieux que lui, s'en est passée. Mademoiselle Monime, après sa mort, n'eut point de messe et, comme vous savez, on lui refusa «l'honneur de pourrir dans un vilain cimetière, avec tous les gueux du quartier». Elle ne s'en trouva pas plus mal.

—Vous n'ignorez pas, docteur Socrate, répondit Pradel, que les comédiens sont les plus religieux des hommes. Mes pensionnaires seraient désolés s'ils ne pouvaient assister à la messe de leur camarade. Ils se sont déjà assuré le concours de plusieurs artistes lyriques et la musique sera très belle.

—Ça, c'est une raison, dit Trublet. Je n'y contredis pas. Charles Monselet, qui était un homme d'esprit, songea, peu d'heures avant sa mort, à sa messe en musique. «Je connais beaucoup d'artistes de l'Opéra, dit-il, j'aurai un Pie Jesu aux truffes.» Mais, puisque l'archevêché n'autorise pas, cette fois, le concert spirituel, il conviendrait de le remettre à une autre occasion.

—Pour ce qui est de moi, répliqua le directeur, je n'ai aucune croyance religieuse. Mais je considère que l'Église et le Théâtre sont deux grandes puissances sociales et qu'il y a intérêt à ce qu'elles soient amies et alliées. Je ne manque jamais, pour ma part, une occasion de sceller l'alliance. Au prochain carême, je ferai lire par Durville un sermon de Bourdaloue. Je suis subventionné: je dois être concordataire.

»Et puis, quoi qu'on en dise, le catholicisme est encore la forme la plus acceptable de l'indifférence religieuse.

—Eh bien! objecta Constantin Marc, si vous voulez montrer de la déférence à l'Église, pourquoi lui poussez-vous, de force ou de ruse, un cercueil dont elle ne veut pas?

Le docteur parla dans le même sentiment et finit par dire:

—Mon cher Pradel, ne vous occupez donc pas de cette affaire-là.

Mais alors Nanteuil, les yeux ardents, la voix sifflante:

—Il faut qu'il aille à l'église, docteur; signez ce qu'on vous demande, écrivez qu'il n'avait pas sa raison. Je vous en prie.

Il n'y avait pas que de la religion dans ce désir. Il s'y mêlait un sentiment intime et un fond obscur de vieilles croyances, ignorées d'elle-même. Elle espérait que, porté à l'église, aspergé d'eau bénite, Chevalier serait apaisé, deviendrait un bon mort et ne la tourmenterait plus. Elle craignait, au contraire, que, privé de bénédictions et de prières, il n'errât sans cesse autour d'elle, maudit et malfaisant. Et, plus simplement, dans sa peur de le revoir, elle voulait que les prêtres aussi prissent soin de l'enterrer, que tout le monde s'y mît, pour qu'il le fût davantage, autant qu'il était possible et tout à fait. Ses lèvres tremblaient; elle tordait ses mains jointes.

Trublet, vieux connaisseur, la regardait avec intérêt. Il avait l'intelligence et le goût de la machine féminine. Celle-ci le ravissait. En l'observant, sa face camuse brillait de plaisir.

—Soyez tranquille, mon enfant. Il y a toujours moyen de s'entendre avec l'Église. Ce que vous me demandez n'est pas dans mes attributions; je suis un médecin laïque. Mais nous avons aujourd'hui, Dieu merci! des médecins religieux qui envoient leurs malades aux eaux ecclésiastiques et dont la fonction spéciale est de constater les guérisons miraculeuses. J'en connais un qui loge dans le quartier; je vais vous donner son adresse. Allez le voir, l'évêché n'a rien à lui refuser. Il arrangera votre affaire.

—Non pas, dit Pradel, vous avez donné vos soins à ce malheureux Chevalier. C'est à vous de délivrer un certificat.

Romilly approuva:

—Évidemment, docteur. Vous êtes médecin du théâtre. Il faut laver son linge sale en famille.

Et Nanteuil tourna vers Socrate un regard de prière.

—Mais, demanda Trublet, qu'est-ce que vous voulez que je dise?

—C'est bien simple, répondit Pradel. Dites qu'il était, dans une certaine mesure, irresponsable.

—Vous me sollicitez bonnement à parler comme un médecin des tribunaux. C'est trop exiger de moi.

—Vous croyez donc, docteur, que Chevalier était en possession de sa pleine et entière responsabilité morale?

—Je crois, au contraire, qu'il n'était responsable de ses actes à aucun degré.

—Alors?...

—Mais je crois aussi qu'il ne différait nullement en cela de vous, de moi, de tous les autres hommes. Mes confrères légistes distinguent entre les responsabilités individuelles. Ils ont des procédés pour reconnaître les responsabilités pleines et celles auxquelles il manque un ou plusieurs quartiers. Il est remarquable, d'ailleurs, que, pour faire condamner un malheureux, ils lui trouvent toujours une pleine responsabilité... Et la leur, elle est donc pleine... comme la lune?

Et le docteur Socrate développa devant les gens de théâtre étonnés une ample théorie du déterminisme universel. Il remonta jusqu'aux origines de la vie. Et, semblable au Silène de Virgile qui, barbouillé du suc des mûres, chantait à des bergers de Sicile et à la naïade Églé l'origine du monde, il se répandit en paroles abondantes:

—Appeler un malheureux à répondre de ses actes!... mais quand le système solaire n'était encore qu'une pâle nébuleuse, formant dans l'éther une couronne légère d'une circonférence mille fois plus vaste que l'orbite de Neptune, il y avait belle lurette que nous étions tous conditionnés, déterminés, destinés irrévocablement et que votre responsabilité, ma chère enfant, la mienne, celle de Chevalier, celle de tous les hommes, était, non pas atténuée, mais abolie d'avance. Tous nos mouvements, causés par des mouvements antérieurs de la matière, sont soumis aux lois qui gouvernent les forces cosmiques, et la mécanique humaine n'est qu'un cas particulier de la mécanique universelle.

Il montra de la main une armoire fermée:

—J'ai là, en bouteilles, de quoi transformer, abolir ou exaspérer la volonté de cinquante mille hommes.

—Ce ne serait pas de jeu, objecta Pradel.

—J'en conviens, ce ne serait pas de jeu. Mais ces substances ne sont pas essentiellement des produits de laboratoire. Le laboratoire combine, il ne crée rien. Ces substances sont éparses dans la nature. A l'état libre, elles nous enveloppent et nous pénètrent, elles déterminent notre volonté: elles conditionnent notre libre arbitre, qui n'est que l'illusion causée en nous par l'ignorance de nos déterminations.

—Qu'est-ce que vous dites? demanda Pradel ahuri.

—Je dis que la volonté est une illusion causée par l'ignorance où nous sommes des causes qui nous obligent à vouloir. Ce qui veut en nous, ce n'est pas nous, ce sont des myriades de cellules d'une activité prodigieuse, que nous ne connaissons pas, qui ne nous connaissent pas, qui s'ignorent les unes les autres, et qui pourtant nous constituent. Elles produisent par leur agitation d'innombrables courants que nous appelons nos passions, nos pensées, nos joies, nos souffrances, nos désirs, nos craintes et notre volonté. Nous nous croyons maîtres de nous, et seulement une goutte d'alcool excite, pour les engourdir ensuite, ces éléments par lesquels nous sentons et voulons.

Constantin Marc interrompit le docteur:

—Pardon! Puisque vous parlez de l'action de l'alcool, je voudrais vous consulter à ce sujet. Je bois un petit verre d'armagnac après chaque repas. Ce n'est pas trop, dites-moi?

—C'est beaucoup trop. L'alcool est un poison. Si vous avez chez vous une bouteille d'eau-de-vie, jetez-la par la fenêtre.

Pradel était pensif. Il estimait qu'en supprimant la volonté et la responsabilité chez tous les hommes, le docteur Socrate lui faisait un tort personnel.

—Vous direz ce que vous voudrez. La volonté et la responsabilité ne sont pas des illusions. Ce sont des réalités tangibles et fortes. Je sais à quoi m'engage mon cahier des charges, et j'impose ma volonté à mon personnel.

Et il ajouta avec amertume:

—Je crois à la volonté, à la responsabilité morale, à la distinction du bien et du mal. Sans doute, selon vous, ce sont des idées bêtes...

—Assurément, répondit le docteur, ce sont des idées bêtes. Mais elles nous sont très convenables, puisque nous sommes des bêtes. On l'oublie toujours. Ce sont des idées bêtes, augustes et salutaires. Les hommes ont senti que, sans ces idées, ils deviendraient tous fous. Ils n'avaient que le choix de la bêtise ou de la fureur. Ils ont raisonnablement choisi la bêtise. Tel est le fondement des idées morales.

—Quel paradoxe! s'écria Romilly.

Le docteur poursuivit avec sérénité:

—La distinction du bien et du mal dans les sociétés humaines n'est jamais sortie de l'empirisme le plus grossier. Elle a été constituée dans un esprit tout pratique et par simple commodité. Nous ne nous en préoccupons pas pour un cristal ou pour un arbre. Nous pratiquons l'indifférence morale à l'endroit des animaux. Nous la pratiquons à l'endroit des sauvages. Cela nous permet de les exterminer sans remords. C'est ce qu'on appelle la politique coloniale. On ne voit pas non plus que les croyants exigent de leur dieu une haute moralité. Dans l'état actuel de la société, ils n'admettraient pas volontiers qu'il fût libidineux et se compromît avec des femmes; mais ils trouvent bon qu'il soit vindicatif et cruel. La morale est le consentement mutuel à garder ce qu'on a, terre, maisons, meubles, femmes, et notre vie. Elle n'implique chez ceux qui s'y soumettent aucun effort particulier d'intelligence ou de caractère. Elle est instinctive et féroce. La loi écrite la suit de près et s'accorde assez bien avec elle. Aussi voit-on que les hommes d'un grand cœur ou d'un beau génie furent presque tous accusés d'impiété et, comme Socrate, fils de Phénarète, et Benoît Malon, frappés par la justice de leur pays. Et l'on peut dire qu'un homme qui n'a pas été condamné tout au moins à la prison honore médiocrement sa patrie.

—Il y a des exceptions, dit Pradel.

—Il y en a peu, répondit le docteur Trublet.

Mais Nanteuil suivait son idée:

—Mon petit Socrate, vous pouvez bien attester qu'il était fou. C'est la vérité. Il n'avait pas sa raison. Je le sais bien, moi.

—Sans doute, il était fou, ma chère enfant. Mais c'est une question de savoir s'il l'était plus que les autres hommes. L'histoire tout entière de l'humanité, remplie de supplices, d'extases et de massacres, est une histoire de déments et de furieux.

—Docteur, demanda Constantin Marc, est-ce que par hasard vous n'admireriez pas la guerre? C'est pourtant une chose splendide, quand on y pense. Les animaux se dévorent simplement entre eux. Les hommes ont imaginé de se massacrer en beauté. Ils ont appris à s'entre-tuer avec des cuirasses étincelantes, sous des casques surmontés de panaches et desquels tombent des crinières peintes en rouge. Par l'usage de l'artillerie et l'art des fortifications, ils ont introduit la chimie et les mathématiques dans la destruction nécessaire. C'est une invention sublime. Et, puisque l'extermination des êtres nous apparaît comme le but unique de la vie, la sagesse de l'homme est d'avoir fait de cette extermination une jouissance et une splendeur... Car enfin vous ne pouvez nier, docteur, que le meurtre est une loi de la nature, et que, par conséquent, il est divin.

A quoi le docteur Socrate répondit:

—Nous ne sommes que de malheureux animaux et pourtant nous sommes à nous-mêmes notre providence et nos dieux. Les animaux inférieurs, dont les règnes immémoriaux ont précédé le nôtre sur cette planète, l'ont transformée par leur génie et leur courage. Les insectes ont tracé des chemins, fouillé la terre, creusé les troncs d'arbres et les rochers, bâti des maisons, fondé des cités, changé le sol, l'air et les eaux. Le travail des plus humbles, des madrépores, a créé des îles et des continents. Tout changement matériel produit un changement moral, puisque les mœurs dépendent du milieu. La transformation que l'homme à son tour fait subir à la terre est certes plus profonde et plus harmonieuse que les transformations opérées par les autres animaux. Pourquoi l'humanité ne parviendrait-elle pas à changer la nature jusqu'à la rendre pacifique? Pourquoi l'humanité, tout infime qu'elle est et sera, ne réussirait-elle pas un jour à supprimer ou, du moins, à régler la concurrence vitale? Pourquoi n'abolirait-elle pas enfin la loi du meurtre? On peut beaucoup attendre de la chimie. Pourtant je ne vous réponds de rien. Il est possible que notre race persiste dans la mélancolie, le délire, la manie, la démence et la stupeur jusqu'à sa fin lamentable dans la glace et les ténèbres. Ce monde est peut-être irrémédiablement mauvais. En tout cas, je m'y serai bien amusé. On y jouit d'un spectacle divertissant et je commence à croire que Chevalier était plus fou que les autres hommes d'avoir volontairement quitté sa place.

Nanteuil prit une plume sur le bureau et la tendit, trempée d'encre, au docteur.

Il commença d'écrire:

«Ayant été plusieurs fois appelé à donner mes soins à...

Il s'interrompit et demanda le prénom de Chevalier:

—Aimé, répondit Nanteuil.

»... à Aimé Chevalier, j'ai pu constater dans son économie certains troubles de la sensibilité, de la vue et de la motilité, indices ordinaires...

Il alla prendre un livre sur un rayon de sa bibliothèque.

—Ce serait un grand hasard si je ne découvrais pas de quoi confirmer mon diagnostic dans ces leçons du professeur Ball sur les maladies mentales.

Il feuilleta le livre.

—Et tenez, mon cher Romilly, voici ce que je trouve pour commencer; à la dix-huitième leçon, page 389: «On rencontre beaucoup de fous parmi les acteurs.» Cette observation du professeur Ball me rappelle que l'illustre Cabanis demanda un jour au docteur Esprit Blanche si le théâtre n'était pas une cause de folie.

—Vraiment? demanda Romilly, inquiet.

—N'en doutez point, répondit Trublet. Mais écoutez ce que dit à cette même page le professeur Ball: «Il est incontestable que les médecins sont extrêmement prédisposés à l'aliénation mentale.» Et rien n'est plus vrai. Parmi les médecins, les prédestinés entre tous sont les aliénistes. Il est souvent difficile de décider lequel est le plus fou, du fou ou de son médecin. On dit aussi que les hommes de génie sont enclins à la folie. C'est certain. Toutefois il ne suffit pas d'être un imbécile pour être raisonnable.

Il feuilleta un moment encore les Leçons du professeur Ball, puis il se remit à écrire:

»... indices ordinaires de l'excitation maniaque, et, si l'on considère que le sujet était d'un tempérament névropathique, on aura lieu de croire que sa constitution le conduisit à la folie, qui, selon les professeurs les plus autorisés, n'est que l'exagération du caractère habituel de l'individu, et il n'est pas possible de lui accorder une entière responsabilité morale.»

Il signa et tendit le papier à Pradel:

—Voilà qui est innocent et trop vide de sens pour contenir le moindre mensonge.

Pradel se leva:

—Croyez bien, cher docteur, que nous ne vous aurions pas demandé de mentir.

—Pourquoi? Je suis médecin. Je tiens boutique de mensonges. Je soulage, je console. Peut-on consoler et soulager sans mentir?

Puis, regardant Nanteuil avec sympathie:

—Les femmes et les médecins savent seuls combien le mensonge est nécessaire et bienfaisant aux hommes.

Et, comme Pradel, Constantin Marc et Romilly prenaient congé:

—Passez donc par la salle à manger. J'ai reçu un petit fût de vieil armagnac. Vous allez m'en dire des nouvelles.


Nanteuil était restée dans le cabinet du docteur.

—Mon petit Socrate, j'ai passé une nuit affreuse. Je l'ai vu...

—Pendant votre sommeil?

—Non, tout éveillée.

—Vous êtes sûre que vous ne dormiez pas?

—J'en suis sûre.

Il pensa lui demander si la vision avait parlé. Mais il retint la question sur ses lèvres, de peur de suggérer à un sujet si sensible des hallucinations de l'ouïe, qu'en raison de leur caractère impérieux, il redoutait bien plus que les hallucinations de la vue. Il savait la docilité des malades à obéir aux ordres que des voix leur donnent. Renonçant à interroger Félicie, il s'avisa, à tout hasard, de lever les scrupules de conscience qui pouvaient la troubler. Toutefois, ayant observé que, d'ordinaire, le sentiment de la responsabilité morale est faible chez les femmes, il n'y fit pas grand effort et se contenta de dire légèrement:

—Ma chère enfant, il ne faut pas vous croire responsable de la mort de ce malheureux. Le suicide passionnel est l'aboutissant fatal d'un état pathologique. Tout individu qui se suicide devait se suicider. Vous n'êtes que la cause occasionnelle d'un accident déplorable assurément, mais dont il ne faut pas exagérer l'importance.

Il jugea que c'en était assez sur ce point et s'appliqua tout de suite à dissiper les terreurs dont elle était environnée. Il s'efforça de la persuader par des raisonnements simples qu'elle voyait des images sans réalité, purs reflets de sa propre pensée. Pour illustrer sa démonstration, il lui conta une histoire rassurante:

—Un médecin anglais, lui dit-il, soignait une dame, comme vous très intelligente, qui, comme vous, voyait des chats sous les meubles et était visitée par des fantômes. Il la persuada que ces apparences ne répondaient à rien. Elle le crut et ne se troubla point. Un jour qu'après une longue retraite elle reparaissait dans le monde, entrant dans un salon, elle vit la maîtresse de la maison qui lui montrait un fauteuil et l'invitait à s'asseoir. Elle vit aussi, dans ce fauteuil, un vieux gentleman narquois. Elle se dit que de ces deux personnes, l'une était nécessairement imaginaire et, décidant que le gentleman n'existait pas, elle s'assit dans le fauteuil. En touchant le fond, elle respira. A compter de ce jour, elle ne vit plus aucun fantôme d'homme ni de bête. Avec le vieux gentleman narquois, elle les avait étouffés tous sous son séant.

Félicie secoua la tête:

—Ça n'a pas de rapport.

Elle voulait dire que son fantôme à elle n'était point un vieux monsieur falot, sur lequel on s'assied, que c'était un mort jaloux, qui ne la visitait pas sans dessein. Mais elle craignait de parler de ces choses, et, laissant tomber ses bras sur ses genoux, elle se tut.

La voyant ainsi accablée et morne, il lui représenta que ces troubles de la vision n'étaient ni rares ni bien graves, et qu'ils se dissipaient promptement sans laisser de traces.

—Moi aussi, ajouta-t-il, j'ai eu une vision.

—Vous?

—Oui, j'ai eu une vision, il y a une vingtaine d'années, en Égypte.

Il s'aperçut qu'elle le regardait avec curiosité et il commença le récit de son hallucination, après avoir allumé toutes les lampes électriques, pour dissiper les fantômes de l'ombre.

—Du temps que j'étais médecin au Caire, chaque année, au mois de février, je remontais le Nil jusqu'à Louksor, et de là, j'allais, avec des amis, visiter dans le désert les tombeaux et les temples. Ces promenades à travers les sables se font à dos d'âne. La dernière fois que je me rendis à Louksor, je louai un jeune ânier, dont l'âne blanc, Rhamsès, était plus vigoureux que les autres. Cet ânier, qui se nommait Sélim, était aussi plus robuste, plus svelte et plus beau que les autres âniers. Il avait quinze ans. Ses yeux doux et farouches brillaient sous un voile magnifique de longs cils noirs; son visage brun était d'un ovale ferme et pur. Il marchait pieds nus dans le désert, d'un pas qui faisait songer à ces danses de guerriers dont parle la Bible. Tous ses mouvements avaient de la grâce; sa gaieté de jeune animal était charmante. En piquant de la pointe de son bâton l'échine de Rhamsès, il causait avec moi dans un langage court, mêlé d'anglais, de français et d'arabe; il parlait volontiers des voyageurs qu'il avait conduits et qu'il croyait être tous des princes ou des princesses; mais si je le questionnais sur ses parents et ses compagnons, il se taisait, d'un air d'indifférence et d'ennui. Quand il mendiait la promesse d'un bon baschich, le nasillement de sa voix prenait des inflexions caressantes. Il méditait des ruses subtiles et dépensait des trésors de prières pour se faire donner une cigarette. S'apercevant qu'il m'était agréable que les âniers traitassent leurs animaux avec douceur, il baisait devant moi Rhamsès sur les naseaux, et, durant les haltes, valsait avec lui. Il se montrait parfois ingénieux à obtenir ce qu'il désirait. Mais il était trop imprévoyant pour jamais témoigner la moindre reconnaissance de ce qu'il avait obtenu. Avide de piastres, il convoitait plus ardemment encore les menus objets qui brillent et qu'on peut cacher, les épingles d'or, les bagues, les boutons de manchettes, les briquets en nickel; quand il voyait une chaîne d'or, son visage s'éclairait d'une lueur de volupté.

»L'été qui suivit fut le temps le plus dur de ma vie. Une épidémie de choléra avait éclaté dans la Basse-Égypte. Je courais la ville du matin au soir dans un air embrasé. Les étés du Caire sont accablants pour les Européens. Nous traversions les semaines les plus chaudes que j'eusse encore connues. J'appris un jour que Sélim, amené devant le tribunal indigène du Caire, venait d'être condamné à mort. Il avait assassiné une enfant de fellahs, une petite fille de neuf ans, pour lui voler ses anneaux d'oreilles, et il l'avait jetée dans une citerne. Les anneaux, tachés de sang, avaient été retrouvés sous une grosse pierre, dans la vallée des Rois. C'était de ces bijoux sauvages que les nubiens nomades façonnent au marteau avec des shellings ou des pièces de quarante sous. On me dit que Sélim serait certainement pendu, parce que la mère de la fillette refusait le prix du sang. Le khédive en effet n'a pas le droit de grâce, et le meurtrier, selon la loi musulmane, ne peut racheter sa vie que si les parents de la victime acceptent de lui une somme d'argent en compensation. J'étais trop occupé pour penser à cette affaire. Je m'expliquai facilement que Sélim, rusé, mais irréfléchi, caressant, insensible, eût joué avec la fillette, lui eût arraché ses anneaux, l'eût tuée et cachée. Bientôt je n'y songeai plus. Du vieux Caire l'épidémie s'étendait sur les quartiers européens. Je visitais trente et quarante malades par jour et je faisais à chacun d'abondantes injections veineuses. Je souffrais de désordres au foie, j'étais ravagé d'anémie, je tombais de fatigue. Pour ménager mes forces, il me fallait prendre un peu de repos à midi. Je m'étendais, après le déjeuner, dans la cour intérieure de ma maison et, là, je me baignais pour une heure dans cette ombre africaine épaisse et fraîche comme de l'eau. Un jour que j'étais couché de la sorte dans ma cour sur mon divan, au moment où j'allumais une cigarette, je vis venir Sélim. Il souleva de son beau bras de bronze la tenture de la porte et s'approcha de moi, dans sa robe bleue. Il ne parlait pas, mais il souriait de son sourire innocent et sauvage et ses lèvres d'un rouge sombre découvraient des dents éclatantes. Ses yeux, sous l'ombre azurée des cils, brillaient de désir en regardant ma montre posée sur la table.

»Je pensai qu'il s'était échappé. Et j'en étais surpris, non que les captifs soient étroitement surveillés dans ces prisons orientales où les hommes, les femmes, les chevaux et les chiens sont mêlés dans des cours mal closes, sous la garde d'un soldat armé d'un bâton. Mais les musulmans ne sont jamais tentés de fuir leur sort. Sélim s'agenouilla avec une grâce suppliante, et approcha ses lèvres de ma main, pour la baiser selon la coutume antique. Je ne dormais pas et j'en eus la preuve. J'eus aussi la preuve que l'apparition avait été courte. Quand Sélim disparut, je remarquai que ma cigarette qui brûlait, n'avait pas encore de cendre.

—Est-ce qu'il était mort quand vous l'avez vu? demanda Nanteuil.

—Non pas, répondit le docteur. J'appris quelques jours après que Sélim, dans sa prison, tressait de petites corbeilles, ou qu'il jouait pendant de longues heures, avec un chapelet de boules de verre, et qu'aux visiteurs européens, surpris de la douceur caressante de ses yeux, il demandait une piastre en souriant: la justice musulmane est lente. Il fut pendu six mois plus tard. Personne, ni lui-même, n'y fit grande attention. J'étais alors en Europe.

—Et depuis il n'est pas revenu?

—Jamais.

Nanteuil le regarda, déçue.

—J'avais cru qu'il était venu quand il était mort. Mais du moment qu'il était en prison, bien sûr que vous ne pouviez pas le voir chez vous, et que c'était une idée.

Le docteur, comprenant la pensée de Félicie, se hâta d'y répondre:

—Ma petite Nanteuil, croyez-moi. Les fantômes des morts n'ont pas plus de réalité que les fantômes des vivants.

Sans prendre garde à ce qu'il disait, elle lui demanda si vraiment c'était parce qu'il souffrait du foie qu'il avait eu une vision. Il répondit qu'il pensait que le mauvais état des organes digestifs, une fatigue diffuse, une tendance à la congestion, l'avaient prédisposé.

—Il y eut, je crois, ajouta-t-il, une cause plus immédiate. Étendu sur mon divan, j'avais la tête très basse. Je la soulevai pour allumer une cigarette et la laissai retomber aussitôt. Cette attitude favorise singulièrement les hallucinations. Il suffit parfois de se coucher la tête renversée, pour voir, pour entendre, des formes, des sons imaginaires. C'est pourquoi je vous conseille, mon enfant, de dormir avec un traversin et un gros oreiller.

Elle se mit à rire.

—Comme maman, alors!... majestueusement!

Puis, sautant sur une autre idée:

—Dites donc, Socrate, ce sale individu, pourquoi l'avez-vous vu plutôt qu'un autre? Vous lui aviez loué un âne, vous n'y pensiez plus. Et il est venu. C'est tout de même drôle.

—Vous me demandez pourquoi celui-là plutôt qu'un autre. Je serais bien embarrassé de vous le dire. Souvent nos visions, liées avec nos pensées intimes, nous en présentent l'image; parfois, elles ne s'y rattachent en rien et nous montrent une figure inattendue.

Il l'exhorta de nouveau à ne pas se laisser effrayer par des fantômes.

—Les morts ne reviennent pas. Quand l'un d'eux vous apparaît, soyez assurée que vous voyez une imagination de votre cerveau.

Elle demanda:

—Pouvez-vous me garantir qu'il n'y a rien après la mort?

—Mon enfant, il n'y a rien après la mort qui puisse vous effrayer.

Elle se leva, prit son petit sac et son manuscrit, tendit la main au docteur:

—Vous ne croyez à rien, vous, mon vieux Socrate.

Il la retint un moment dans l'antichambre lui recommanda de se ménager, de mener une vie calme et rafraîchissante, de prendre du repos.

—Si vous croyez que c'est facile dans notre métier!... Demain, j'ai une répétition au foyer, une répétition sur la scène, une robe à essayer; ce soir, je joue. Et voilà plus d'un an que je mène cette vie-là.

X

Sous le grand vide réservé par la hauteur des voûtes au vol des prières moutonnait le troupeau bigarré des êtres humains.

Ils étaient là, tous, au pied du catafalque entouré de lumières et couvert de fleurs: Durville, le vieux Maury, Delage, Vicar, Destrée, Léon Clim, Valroche, Aman, Regnard, Pradel et Romilly, et Marchegeay, le régisseur. Elles étaient là toutes, madame Ravaud, madame Doulce, Ellen Midi, Duvernet, Herschell, Falempin, Stella, Marie-Claire, Louise Dalle, Fagette, Nanteuil, agenouillées et vêtues de noir, comme des élégies. Quelques-unes lisaient dans des livres de messe. Il y en avait qui pleuraient. Toutes apportaient au moins au cercueil de leur camarade leurs paupières battues et leur teint blêmi par le froid du matin. Des journalistes, des acteurs, des auteurs dramatiques, des familles entières de ces artisans qui vivent du théâtre et une foule de curieux emplissaient la nef.

Les chantres poussaient les cris lamentables du Kyrie eleison; le prêtre baisa l'autel, se tourna vers le peuple et dit:

Dominus vobiscum.

Romilly, enveloppant du regard le public:

—Chevalier a une bonne salle.

—Regarde donc Louise Dalle, dit Fagette. Pour avoir l'air en deuil, elle a mis un waterproof en caoutchouc noir.

Demeuré un peu en arrière avec Pradel et Constantin Marc, le docteur Trublet faisait, à voix basse, selon sa coutume, ses essais moraux:

—Remarquez, dit-il, que sur l'autel et autour du cercueil, on allume, en guise de cierges, de petites veilleuses sur des queues de billard et qu'ainsi l'on offre au Seigneur de l'huile à quinquet pour de la cire vierge. Les hommes pieux qui vivent dans le sanctuaire ont été de tout temps enclins à faire à leur dieu de ces petites tromperies. L'observation n'est pas de moi; elle est, je crois, de Renan.

Le célébrant, à droite de l'autel, récitait à voix basse:

Nolumus autem vos ignorare fratres de dormientibus, ut non contristemini, sicut et cœteri qui spem non habent.

—Qui est-ce qui prend le rôle de Florentin? demanda Durville à Romilly.

—C'est Regnard: il n'y sera pas plus mauvais que Chevalier.

Pradel tira Trublet par la manche:

—Docteur Socrate, je vous prie de me dire si, comme savant, comme physiologiste, vous voyez de graves difficultés à ce que l'âme soit immortelle.

Il demandait cela en homme affairé et pratique qui a besoin d'un renseignement personnel.

—Vous savez sans doute, mon cher ami, répondit Trublet, ce que disait à ce sujet l'oiseau de Cyrano. Un jour Cyrano de Bergerac entendit deux oiseaux converser dans un arbre. L'un disait: «L'âme des oiseaux est immortelle.—Ce n'est pas douteux, répliqua l'autre. Mais ce qui ne se conçoit pas, c'est que des êtres qui n'ont ni bec ni plumes, qui n'ont pas d'ailes et qui marchent sur deux pieds, croient avoir, comme les oiseaux, une âme immortelle.»

—C'est égal, dit Pradel, d'entendre l'orgue, ça me f... des idées pieuses.

Requiem æternam dona eis, Domine.

L'auteur célèbre de la Nuit du 23 octobre 1812 apparut dans l'église, et, au même moment, il fut partout à la fois, dans la nef, sous le porche et dans le chœur. Comme le Diable boiteux, il fallait qu'enfourchant sa béquille, il volât par-dessus les têtes pour passer comme il le fit en un clin d'œil du député Morlot qui, libre penseur, restait sur le parvis, à Marie-Claire agenouillée sous le catafalque.

Dans la même seconde, il chuchota aux oreilles de tous et de toutes des paroles agiles:

—Pradel, concevez-vous ce garçon qui plante là son rôle, un rôle excellent, et va se suicider comme une gourde? Il se brûle la cervelle l'avant-veille de la première. Il nous oblige à faire un raccord et nous retarde de huit jours. Quel crétin! Il était diablement mauvais. Mais c'est une justice à lui rendre: il sautait bien, l'animal. Mon bon Romilly, nous faisons le raccord aujourd'hui à deux heures. Veillez à ce que Regnard ait la copie de son rôle et sache grimper sur les toits. Pourvu qu'il ne nous claque pas dans les mains, comme Chevalier! S'il allait aussi se suicider, celui-là! Ne riez pas. Il y a un sort sur certains rôles. Ainsi, dans mon Marino Faliero, le gondolier Sandro se casse le bras à la répétition générale. On me donne un autre Sandro. Il se foule le pied à la première représentation. On m'en donne un troisième, il attrape la fièvre typhoïde... Ma petite Nanteuil, je te confierai une magnifique création quand tu seras aux Français. Mais j'ai juré mes grands dieux de ne plus faire jouer une seule pièce dans ce théâtre-ci.

Et tout aussitôt, sous la petite porte qui ferme le chœur du côté de l'Épitre, montrant à des confrères l'épitaphe de Racine, scellée dans le mur, en parisien curieux des antiquités de sa ville, il rappelait l'histoire de cette pierre; il disait que le poète avait été enseveli, selon son désir, à Port-Royal-des-Champs, au pied de la fosse de M. Hamon, et qu'après la destruction de l'abbaye et la violation des sépulcres, le corps de messire Jean Racine, secrétaire du roi, gentilhomme ordinaire de sa chambre, avait été transporté sans honneurs à Saint-Étienne-du-Mont. Et il contait comment la pierre tombale, portant, sous le cimier de chevalier et l'écu au cygne d'argent, l'inscription composée par Boileau et mise en latin par M. Dodart, avait servi de dalle dans le chœur de la petite église de Magny-Lessart, où elle avait été trouvée en 1808.

—La voici! ajouta-t-il. Elle était brisée en six morceaux et le nom de Racine effacé par les souliers des paysans. On a rajusté les fragments et refait les lettres qui manquaient.

Sur ce sujet il s'étendait avec sa vivacité et son abondance coutumières, tirant de sa prodigieuse mémoire une multitude de faits curieux et d'amusantes historiettes, animant l'histoire et passionnant l'archéologie. Son admiration et sa colère jaillissaient coup sur coup, avec violence dans la solennité du lieu, à travers la pompe de la cérémonie.

—Je voudrais bien savoir, par exemple, quels sont les goujats stupides qui ont scellé cette pierre dans ce mur. Hic jacet nobilis vir Johannes Racine. Ce n'est pas vrai! Ils font mentir l'épitaphe de l'honnête Boileau. Le corps de Racine n'est pas à cette place. Il a été déposé dans la troisième chapelle à gauche en entrant. Quels idiots!

Et, soudain tranquille, il montra la pierre tombale de Pascal.

—Elle provient du musée des Petits-Augustins. On n'aura jamais assez de louanges pour Lenoir, qui, sous la Révolution, recueillit, conserva...

Il improvisa un second cours familier d'archéologie lapidaire, plus brillant que le premier, fit de l'histoire de Pascal un drame amusant et terrible, et disparut. Il était resté en tout dix minutes dans l'église.

Sur ces têtes pleines de soucis mondains et de désirs profanes le Dies iræ grondait comme un orage:

Mors stupebit et natura,

Quum resurget creatura

Judicanti responsura.

—Dites donc, Dutil: comment cette petite Nanteuil, qui est jolie et intelligente, a-t-elle pu se mettre avec un sale cabot comme Chevalier?

—Votre ignorance du cœur des femmes m'étonne.

—Herschell était plus jolie quand elle était brune.

Qui Mariam absolvisti

Et latronem exaudisti

Mihi quoque spem dedisti.

—Il faut que j'aille déjeuner.

—Est-ce que vous connaissez quelqu'un qui connaisse le ministre?

—Durville est claqué. Il souffle comme un phoque.

—Faites-moi donc passer une petite note sur Marie Falempin. Elle a été délicieuse dans les Trois Magots, je vous assure.

Inter oves locum presta,

Et ab hœdis me sequestra,

Statuens in parte dextra.

—Alors, c'est pour Nanteuil qu'il s'est fait sauter le caisson? Une petite grue qui ne vaut pas son derrière plein d'eau chaude!

Le célébrant mit le vin et l'eau dans le calice et dit:

Deus qui humanæ substantiæ dignitatem mirabiliter condidisti...

—Est-ce que, vraiment, docteur, il s'est tué parce que Nanteuil ne voulait plus de lui?

—Il s'est tué, répondit Trublet, parce qu'elle en aimait un autre. L'obsession des images génétiques détermine parfois la manie et la mélancolie.

—Vous ne connaissez pas les cabots, docteur Socrate, dit Pradel. Il s'est tué pour faire un effet, pas pour autre chose.

—Il n'y a pas que les cabots, dit Constantin Marc, qui éprouvent un besoin irrésistible d'attirer à tout prix l'attention sur eux. L'année dernière, chez moi, à Saint-Bartholomé, pendant qu'on battait à la machine, un enfant de treize ans mit dans l'engrenage son bras, qui fut broyé jusqu'à l'épaule. Le médecin qui l'avait amputé lui demanda, en faisant un pansement, pourquoi il s'était ainsi mutilé. L'enfant avoua que c'était pour qu'on fît attention à lui.

Cependant Nanteuil, les yeux secs et les lèvres serrées, regardait fixement le drap noir qui recouvrait le cercueil et attendait avec impatience qu'il y eût assez d'eau bénite, de cierges et de prières latines sur le mort pour qu'il s'en allât bon et résigné. Elle l'avait revu, cette nuit, et elle pensait qu'il était revenu parce que les prêtres n'avaient pas encore prononcé sur lui les paroles de paix. Puis, songeant qu'un jour elle mourrait aussi et serait couchée comme cet homme dans un cercueil, sous un drap noir, elle frissonna d'épouvante et ferma les yeux. L'idée de la vie était si puissante en elle qu'elle se figurait la mort comme une vie affreuse. Elle eut peur de mourir, et elle pria pour vivre longuement. Agenouillée, la tête inclinée et la cendre voluptueuse de ses cheveux légers lui tombant sur le front, elle lisait, pénitente profane, dans son livre, des paroles qu'elle ne comprenait pas et qui la rassuraient:

«Seigneur Jésus-Christ, Roi de gloire, délivrez les âmes de tous les fidèles défunts des peines de l'enfer et des profondeurs de l'abîme. Délivrez-les de la gueule du lion. Que l'enfer ne les ensevelisse pas et qu'ils ne tombent pas dans les ténèbres; mais que saint Michel, le prince des Anges, les conduise à la lumière sainte, que vous avez promise à Abraham et à sa postérité...»

Au moment de l'Élévation, l'assistance, pénétrée d'un vague sentiment que le mystère devenait plus auguste, cessa les conversations particulières et affecta quelque apparence de recueillement. Et dans le silence des orgues, au tintement de la clochette agitée par un enfant, les têtes se courbèrent. Puis, après le dernier évangile, quand, l'office terminé, le prêtre, suivi de ses acolytes, s'approcha du catafalque au chant du Libera, il y eut dans la foule un mouvement de délivrance et l'on se bouscula un peu pour défiler devant le cercueil. Les femmes, dont la piété, la tristesse et la contrition dépendaient de leur immobilité et de leur agenouillement, furent tout de suite ramenées à leurs idées coutumières par le mouvement et les rencontres du défilé. Elles échangèrent entre elles et avec les hommes les propos de leur état:

—Tu sais, dit Ellen Midi à Falempin, que Nanteuil entre à la Comédie-Française.

—Pas possible!

—L'engagement est signé.

—Comment a-t-elle obtenu ça?...

—C'est pas en jouant la comédie, bien sûr, répondit Ellen qui commença une histoire très scandaleuse.

—Prends garde, dit Falempin, elle est derrière toi.

—Je la vois bien! Elle en a eu, un front, de venir ici, crois-tu?

Marie-Claire coula dans l'oreille de Durville une nouvelle extraordinaire:

—On dit qu'il s'est suicidé. Eh bien! ce n'est pas vrai. Il ne s'est pas suicidé du tout. Et la preuve, c'est qu'on l'enterre à l'église.

—Alors? demanda Durville.

—Monsieur de Ligny l'a surpris avec Nanteuil et l'a tué.

—Allons donc!

—Je t'assure que je suis bien informée.

Les conversations devenaient vives et familières.

—Vous voilà, vieux marcheur!

—La recette baisse déjà.

—Stella s'est fait recommander par dix-sept députés, dont neuf de la commission du budget.

—Je lui avais pourtant dit, à Herschell: «Le petit Bocquet, ce n'est pas votre affaire. Il vous faut un homme sérieux.»

Quand la bière, aux bras des croque-morts, passa sous le portail, les rayons délicieux d'un soleil d'hiver descendirent sur les visages des femmes et sur les roses du cercueil. Rangés des deux côtés du parvis, quelques jeunes gens des Écoles cherchaient les figures célèbres; les petites ouvrières des ateliers voisins, se tenant deux à deux enlacées, méditaient les toilettes des actrices. Et, dressés contre le porche sur leurs pieds endoloris, deux vagabonds, accoutumés à vivre sous le grand ciel doux ou farouche, tournaient lentement des regards mornes, tandis qu'un collégien contemplait avec ivresse les cheveux ardents qui tordaient leurs flammes sur la nuque de Fagette.

Arrêtée devant les portes, au plus haut des degrés, elle causait avec Constantin Marc et quelques journalistes:

—... Monsieur de Ligny? Il était assidu chez moi bien avant de connaître Nanteuil. Il me regardait des heures entières, avec des yeux passionnés, sans oser rien me dire. Je le recevais volontiers parce qu'il était très convenable. C'est une justice à lui rendre: il a d'excellentes manières. Il se montrait aussi réservé que possible. Enfin, un jour, il me déclara qu'il était amoureux fou de moi. Je lui répondis que, puisqu'il me parlait sérieusement, je ferais de même; que j'éprouvais un vrai chagrin de le voir dans cet état; que, chaque fois que pareille chose arrivait, j'en étais vivement contrariée; que j'étais une femme sérieuse, que j'avais arrangé ma vie et que je ne pouvais rien pour lui. Il était désespéré. Il m'annonça, qu'il partait pour Constantinople, qu'il ne reviendrait plus. Il ne se décidait ni à rester ni à s'en aller. Il tomba malade. Nanteuil, qui croyait que je l'aimais et que je voulais le garder, se donna tout le mal possible pour me le prendre. Elle lui fit des avances folles. Je la trouvais parfois un peu ridicule, mais, comme vous pensez bien, je ne faisais aucun obstacle à ses projets. De son côté, monsieur de Ligny, pour me donner du regret, du dépit, que sais-je? dans l'espoir de me rendre jalouse, répondait très clairement aux avances de Nanteuil. Voilà comment ils se mirent ensemble. J'en fus enchantée. Nanteuil et moi, nous sommes les meilleures amies du monde.

Madame Doulce, entre la haie des curieux, descendait lentement les degrés et se donnait l'illusion d'entendre la foule murmurer: «C'est la Doulce!»

Elle saisit Nanteuil au passage, la pressa sur son cœur, et dans un beau mouvement de charité chrétienne, l'enveloppa de son manteau, en disant avec des sanglots:

—Essaie de prier, mon enfant, et prends cette médaille. Elle a été bénie par le pape. C'est un père dominicain qui me l'a donnée.

Madame Nanteuil, un peu essoufflée, mais qui rajeunissait depuis qu'elle recommençait d'aimer, sortit la dernière. Durville lui serra la main.

—Ce pauvre Chevalier! murmura-t-il.

—Ce n'était pas une mauvaise nature, répondit madame Nanteuil. Mais il a manqué de tact. Un homme du monde ne se suicide pas de cette manière. Ce garçon n'avait pas d'éducation.

Le corbillard se mit en mouvement dans l'ombre colossale du Panthéon et descendit la rue Soufflot, bordée de librairies. Les camarades de Chevalier, les employés du théâtre, le directeur, le docteur Socrate, Constantin Marc, quelques journalistes et quelques curieux suivirent. Le clergé et les actrices prirent place dans les voitures. Nanteuil, malgré l'avis contraire de madame Doulce, suivit avec Fagette dans un coupé de place.

Le temps était beau. On causait familièrement derrière le corbillard.

—Mais c'est au diable bouilli, le cimetière!

—Montparnasse? Trente minutes au plus.

—Tu sais que Nanteuil est engagée à la Comédie-Française?

—Est-ce que nous répétons aujourd'hui? demanda Constantin Marc à Romilly.

—Certainement, à trois heures, au foyer. Nous répétons jusqu'à cinq heures. Ce soir, je joue; demain, je joue; dimanche, je joue en matinée et le soir... Nous autres comédiens, nous n'avons jamais fini, il faut toujours recommencer, toujours donner de sa personne...

Le poète Adolphe Meunier lui mit la main sur l'épaule:

—Ça va bien, Romilly?

—Et vous, Meunier?... Toujours pousser le rocher de Sisyphe. Et ce ne serait rien. Mais le succès ne dépend point que de nous. Si la pièce est mauvaise et tombe, tout ce que nous y avons mis, notre travail, notre talent, un morceau de notre vie s'écroule avec... Et ce que j'en ai vu de ces éboulements! Que de fois la pièce s'est abattue sous moi, comme une rosse, et m'a fichu par terre! Ah! si l'on n'était puni que de ses fautes!...

—Mon cher Romilly, répliqua vivement Meunier, croyez-vous que notre fortune, à nous auteurs dramatiques, ne dépende pas des comédiens autant que de nous-mêmes? Croyez-vous que jamais ils ne jettent bas, par leur imprudence ou leur maladresse, une œuvre qui s'élançait de haut vol? Est-ce que nous aussi, comme le légionnaire de César, nous ne sommes pas saisis de trouble et d'angoisse à cette pensée que notre sort n'est pas assuré par notre propre valeur, mais qu'il dépend de ceux qui combattent avec nous?

—C'est la vie, cela! dit Constantin Marc. En toute entreprise, partout et toujours, nous payons pour les fautes des autres.

—Il n'est que trop vrai, reprit Meunier, qui venait de voir tomber son drame lyrique de Pandolphe et Clarimonde. Mais cette iniquité nous révolte.

—Elle ne doit nullement nous révolter, répliqua Constantin Marc. Il y a une loi sacrée qui gouverne le monde, à laquelle nous devons obéir, que nous devons adorer, c'est l'injustice, l'auguste, la sainte injustice. Elle est bénie partout sous les noms de bonheur, fortune, génie et grâce. C'est une faiblesse de ne pas la reconnaître et la vénérer sous son vrai nom.

—C'est bizarre, ce que vous dites là! fit le doux Meunier.

—Réfléchissez, reprit Constantin Marc. Vous aussi, vous êtes du parti de l'injustice, puisque vous recherchez les honneurs, et que vous voulez raisonnablement étouffer vos concurrents, désir naturel, injuste et légitime. Connaissez-vous rien de plus stupide et de plus odieux que ces gens que nous avons vu réclamer la justice? L'opinion publique, qui n'est pourtant pas bien intelligente, le sens commun, qui n'est pourtant pas un sens supérieur, a senti qu'ils étaient au rebours de la nature, de la société, de la vie.

—Certainement, dit Meunier, mais la justice...

—La justice n'est que le rêve de quelques imbéciles. L'injustice, c'est la pensée même de Dieu. La doctrine du péché originel suffirait seule à me rendre chrétien, et la doctrine de la grâce renferme en elle toutes les vérités humaines et divines.

—Vous avez la foi? demanda respectueusement Romilly.

—Je n'ai pas la foi, mais je voudrais l'avoir. Je la considère comme le bien le plus précieux dont on puisse jouir en ce monde. A Saint-Bartholomé, je vais à la messe tous les dimanches et fêtes, et je n'ai pas entendu une seule fois le curé faire son prône, sans me dire: «Je donnerais tout ce que j'ai, ma maison, mes champs, mes bois, pour être aussi bête que cet animal-là.»

Michel, le jeune peintre à la barbe mystique, disait à Roger, le décorateur:

—Ce pauvre Chevalier avait des idées. Mais toutes n'étaient pas bonnes. Un soir, il entra radieux et transfiguré dans la brasserie, s'assit près de nous, et, tordant son vieux feutre entre ses longs doigts rouges, s'écria: «J'ai découvert la vraie manière de jouer le drame. Personne jusqu'ici n'a su jouer le drame, personne, entendez-vous!» Et il nous conta sa découverte: «Je viens de la Chambre. On m'avait fait grimper à l'amphithéâtre. Je voyais les députés grouiller comme des insectes noirs au fond d'un puits. Tout à coup un petit homme, trapu, monte à la tribune. Il avait l'air de porter sur son dos un sac de charbon. Il écartait les coudes et fermait les poings. Il était comique, quoi! Il avait l'accent méridional et faisait des fautes de diction. Il parla des travailleurs, des prolétaires, de la justice sociale. C'était superbe; sa voix, son geste, vous prenaient aux entrailles; la salle faillit crouler sous les applaudissements. Je me suis dit: «Ce qu'il fait, je le ferai au théâtre, et mieux. Moi, un comique, je jouerai le drame. Les grands rôles de drame doivent, pour produire leur effet, être tenus par un comique, mais qui ait de l'âme.» Et le pauvre garçon croyait avoir conçu un art nouveau. «On verra», disait-il.

A l'angle du boulevard Saint-Michel, un journaliste s'approcha de Meunier:

—Est-ce vrai que Robert de Ligny a été amoureux fou de Fagette?

—S'il l'aime, ce n'est pas depuis longtemps. Il y a quinze jours, au théâtre, il m'a demandé: «Qu'est-ce que c'est que cette petite blonde?» Et il montrait Fagette.

—Je ne sais d'où vient, disait le courriériste d'un journal du soir au courriériste d'un journal du matin, cette manie que nous avons de calomnier l'humanité. Je suis étonné, au contraire, du nombre de braves gens que je découvre. C'est à croire que les hommes ont la pudeur du bien qu'ils font, et qu'ils se cachent pour accomplir des actes de dévouement et de générosité... N'est-ce pas votre avis?

—Moi, répondit le courriériste d'un journal du matin, chaque fois que j'ai ouvert une porte par méprise, je le dis au propre et au figuré, j'ai découvert une ignominie insoupçonnée. Si tout à coup la société se retournait comme un gant et qu'on en vît le dedans, nous tomberions tous évanouis de dégoût et d'effroi.

—Dans le temps, dit Roger au peintre Michel, j'ai connu sur la Butte l'oncle de Chevalier. Il était photographe et s'habillait comme un astrologue. C'était un vieux fou qui envoyait toujours à un client le portrait d'un autre. Les clients réclamaient... Mais pas tous. Il y en avait même qui se trouvaient ressemblants.

—Qu'est-ce qu'il est devenu?

—Il a fait faillite et il s'est pendu.

Sur le boulevard Saint-Michel, Pradel, qui marchait au côté de Trublet, profitait encore de l'occasion pour se renseigner sur l'immortalité de l'âme et la destinée de l'homme après la mort. Il n'obtenait rien qui lui parût suffisamment positif et répétait:

—Je voudrais savoir.

A quoi le docteur Socrate répondait:

—Les hommes ne sont pas faits pour savoir; les hommes ne sont pas faits pour comprendre. Ils n'ont pas ce qu'il faut pour cela. Un cerveau d'homme est plus grand et plus riche en circonvolutions qu'un cerveau de gorille, mais il n'y a de l'un à l'autre aucune différence essentielle. Nos plus hautes pensées et nos plus vastes systèmes ne seront jamais que le prolongement magnifique des idées que contient la tête des singes. Ce que nous savons de plus que le chien sur l'univers nous amuse et nous flatte; c'est peu de chose en soi et nos illusions croissent avec nos connaissances.

Mais Pradel n'écoutait plus. Il récitait mentalement le discours qu'il devait prononcer sur la tombe de Chevalier.

Quand le convoi tourna vers les pelouses défleuries qui couvrent l'avenue de l'Observatoire, le tramway lui céda le passage, par respect pour la mort.

Trublet en fit la remarque.

—Les hommes, dit-il, respectent la mort, parce qu'ils estiment justement que, s'il est respectable de mourir, chacun est assuré d'être respectable du moins en cela.

Les comédiens émus s'entretenaient entre eux de la mort de Chevalier. Durville, mystérieusement, d'une voix profonde, révélait le drame:

—Ce n'est pas un suicide. C'est un crime passionnel. Monsieur de Ligny a surpris Chevalier avec Nanteuil. Il lui a tiré sept balles de revolver. Deux balles ont atteint notre malheureux camarade à la tête et à la poitrine, quatre se sont perdues et la cinquième a effleuré Nanteuil au-dessous du sein gauche.

—Nanteuil est blessée?

—Légèrement.

—Monsieur de Ligny sera poursuivi?

—On étouffera l'affaire, et l'on aura raison. Mais je suis exactement informé.

Dans les voitures aussi, les comédiennes semaient des bruits divers. Les unes croyaient à un meurtre, les autres à un suicide.

—Il s'est tiré un coup de revolver dans la poitrine, assurait Falempin. Il n'était que blessé. Le médecin l'a dit: si on lui avait donné des soins à temps, on l'aurait sauvé. Mais ils l'ont laissé sur le plancher, baignant dans son sang.

Et madame Doulce dit à Ellen Midi:

—Moi, il m'est arrivé bien souvent de m'approcher d'un lit de mort. Alors je m'agenouille et je prie. Aussitôt, je me sens pénétrée d'une sérénité céleste.

—Vous avez de la chance! lui répondit Ellen Midi.

Au bout de la rue Campagne-Première, sur les boulevards larges et gris, ils sentirent tous la longueur du chemin parcouru et la tristesse du passage. Ils sentirent que derrière ce cercueil ils avaient franchi les confins de la vie et qu'ils étaient chez les morts. A leur droite, s'étendaient les marbriers et les fleuristes funéraires, des étalages de pots de fleurs et le mobilier économique des tombes, jardinières en zinc, couronnes d'immortelles en ciment, anges gardiens en plâtre. A leur gauche, ils voyaient derrière le mur bas du cimetière se dresser les croix blanches entre les têtes nues des tilleuls et partout ils respiraient, dans la poussière pâle, la mort, la mort banale, régulière, administrée par la Ville et l'État et pauvrement enjolivée par la piété des familles.

Entre les deux lourds piliers de pierre, surmontés de sabliers ailés, ils passèrent. Le char s'avança lentement sur le sable qui criait dans le silence. Il semblait, au milieu des maisons des morts, avoir doublé de hauteur. Les gens du cortège lisaient sur les tombes des noms célèbres ou regardaient la statue d'une jeune fille assise, un livre à la main. Le vieux Maury déchiffrait sur les épitaphes l'âge des défunts. Les vies courtes et plus encore les vies moyennes l'affligeaient comme un mauvais présage. Mais, quand il rencontrait des morts exemplaires par leur grand âge, il en recevait avec joie l'espérance et la probabilité d'un long reste de vie.

Le char s'arrêta au milieu d'une allée latérale. Le clergé et les femmes descendirent de voiture. Delage reçut dans ses bras, du haut du marchepied, la bonne madame Ravaud, qui devenait un peu lourde, et tout à coup, moitié railleur, moitié sérieux, il lui fit des propositions. Elle n'était plus jeune; elle avait un demi-siècle de théâtre. Delage, en ses vingt-cinq ans, la trouvait prodigieusement vieille. Et, tout en lui parlant à l'oreille, il s'excitait, s'entêtait, devenait sincère, la désirait vraiment, par curiosité perverse, par envie de faire quelque chose d'extraordinaire et certitude d'être de force à le faire, peut-être par instinct professionnel de joli garçon, et parce qu'enfin, ayant d'abord demandé ce qu'il ne voulait pas, il commençait à vouloir ce qu'il avait demandé. Madame Ravaud s'échappa, indignée et flattée.

Et le cercueil allait à bras d'homme par un chemin étroit bordé de cyprès nains, sous un bourdonnement de prières:

In paradisum deducant te Angeli, in tuo adventu suscipiant te Martyres et perducant te in civitatem sanctam Jerusalem, Chorus Angelorum te suscipiat et cum Lazaro, quondam paupere, aeternam habeas requiem.

Bientôt il n'y eut plus de voie tracée. Il fallut, à la suite du cercueil agile, du prêtre et des enfants de chœur, s'éparpiller, enjamber les pierres couchées et se couler entre les cippes et les stèles. On perdait, on retrouvait le mort. Nanteuil mettait de l'ardeur à le poursuivre, inquiète, brusque, son livre à la main, tirant sa jupe accrochée aux grilles, et frôlant les couronnes sèches qui laissaient sur sa robe des têtes d'immortelles. Enfin, les premiers arrivés sentirent l'âcre odeur de la terre fraîche et, du haut des dalles voisines, virent la fosse dans laquelle descendait le cercueil.

Les comédiens avaient fait libéralement les frais de l'enterrement; ils s'étaient cotisés pour acheter à leur camarade ce qu'il lui fallait de terre, deux mètres concédés pour cinq ans. Romilly, au nom des acteurs de l'Odéon, avait versé à l'Administration 300 francs, exactement 301 fr. 80 centimes. Il avait même dessiné un projet de monument, une stèle brisée à laquelle des masques comiques étaient suspendus. Mais à ce sujet on n'avait pas pris de décision.

Le célébrant bénit la fosse. Et le prêtre et les enfants murmurèrent des paroles alternées:

Requiem aeternam dona ei, Domine.

Et lux perpetua luceat ei.

Requiescat in pace.

Amen.

Anima ejus et animae omnium fidelium defunctorum, per misericordiam Dei, requiescant in pace.

Amen.

De profundis...

Chacun vint jeter de l'eau bénite sur le cercueil. Nanteuil surveilla tout, les prières, les pelletées de terre, les aspersions, puis, agenouillée sur un coin de tombe, à l'écart, elle récita avec ferveur: «Notre Père qui êtes aux cieux...»

Pradel, au bord de la fosse parla. Il se défendit de faire un discours. Mais le théâtre de l'Odéon ne pouvait pas laisser partir sans une parole d'adieu un jeune artiste aimé de tous.

—Je dirai donc, au nom de la grande et cordiale famille dramatique, les mots qui sont dans tous les cœurs...

Groupés autour de l'orateur dans des attitudes classées, les comédiens écoutaient avec une science profonde. Ils écoutaient en action, de l'oreille, de la bouche, de l'œil, des bras, des jambes. Ils écoutaient chacun dans sa manière, avec noblesse, ingénuité, douleur ou révolte, selon son emploi.

Non, le directeur du théâtre ne laisserait pas partir sans une parole d'adieu le vaillant comédien qui, dans sa trop courte carrière, avait donné plus que des espérances.

—Chevalier, fougueux, inégal, inquiet, communiquait à ses créations un caractère particulier, une physionomie distinctive. Nous l'avons vu, il y a bien peu de jours, je pourrais dire: il y a bien peu d'heures, imprimer à une figure épisodique un relief puissant. L'illustre auteur de la pièce en était frappé. Chevalier touchait au succès. Il avait le feu sacré. On s'est demandé la cause de sa fin si cruelle. Ne cherchez pas. Chevalier est mort de son art: il est mort de la fièvre dramatique. Il est mort dévoré par la flamme qui tous nous consume lentement. Hélas! le théâtre, dont le public voit seulement les sourires et les larmes aussi douces que les sourires, est un maître jaloux qui exige de ses serviteurs un dévouement absolu, les plus douloureux sacrifices, et qui parfois demande des victimes. Adieu, Chevalier, au nom de tous vos camarades. Adieu!

Les mouchoirs essuyèrent des larmes. Les comédiens pleuraient sincèrement; ils pleuraient sur eux.

Quand ils se furent tous écoulés, le docteur Trublet, resté seul dans le cimetière avec Constantin Marc, embrassa du regard la multitude des tombes.

—Vous rappelez-vous, dit-il, une réflexion d'Auguste Comte: «L'humanité est composée de morts et de vivants. Les morts sont de beaucoup les plus nombreux»? Certes, les morts sont de beaucoup les plus nombreux. Par leur multitude et la grandeur du travail accompli, ils sont les plus puissants. Ce sont eux qui gouvernent; nous leur obéissons. Nos maîtres sont sous ces pierres. Voici le législateur qui a fait la loi que je subis aujourd'hui, l'architecte qui a bâti ma maison, le poète qui a créé les illusions qui nous troublent encore, l'orateur qui nous a persuadés avant notre naissance. Voici tous les artisans de nos connaissances vraies ou fausses, de notre sagesse et de nos folies. Ils sont là, les chefs inflexibles, auxquels on ne désobéit pas. En eux est la force, la suite et la durée... Qu'est-ce qu'une génération de vivants, en comparaison des générations innombrables des morts? Qu'est-ce que notre volonté d'un jour, devant leur volonté mille fois séculaire?... Nous révolter contre eux, le pouvons-nous? Nous n'avons pas seulement le temps de leur désobéir!

—Enfin, vous y venez, docteur Socrate! s'écria Constantin Marc; vous renoncez au progrès, à la justice nouvelle, à la paix du monde, à la libre pensée, vous vous soumettez à la tradition... Vous consentez à la vieille erreur, à la bonne ignorance, à la vénérable iniquité de nos pères. Vous rentrez dans la tradition française, vous vous soumettez à la coutume antique, à l'autorité des ancêtres.

—Où prenez-vous la coutume et la tradition? demanda Trublet; où prenez-vous l'autorité? Il y a des traditions inconciliables, des coutumes diverses, des autorités opposées. Les morts ne nous imposent pas une volonté. Ils nous soumettent à des volontés contradictoires. Les opinions du passé qui pèsent sur nous sont incertaines et confuses. En nous écrasant, elles se détruisent les unes les autres. Tous ces morts ont vécu, comme nous, dans le trouble et la contradiction. Chacun en son temps a fait à sa manière, dans la haine ou l'amour, le songe de la vie. Faisons ce rêve à notre tour, avec bienveillance et joie, s'il est possible, et allons déjeuner. Je vais vous mener dans un petit bouchon de la rue Vavin, chez Clémence, qui ne fait qu'un plat, mais un plat prodigieux: le cassoulet de Castelnaudary, qu'il ne faut pas confondre avec le cassoulet à la mode de Carcassonne, simple gigot de mouton aux haricots. Le cassoulet de Castelnaudary contient des cuisses d'oie confites, des haricots préalablement blanchis, du lard et un petit saucisson. Pour être bon, il faut qu'il ait cuit longuement sur un feu doux. Le cassoulet de Clémence cuit depuis vingt ans. Elle remet dans le poêlon tantôt de l'oie ou du lard, tantôt un saucisson ou des haricots, mais c'est toujours le même cassoulet. Le fond reste; et ce fond antique et précieux lui donne la saveur que, dans les tableaux des vieux maîtres vénitiens, on trouve aux chairs ambrées des femmes. Venez, je veux vous faire goûter le cassoulet de Clémence.

XI

Après avoir fait sa prière, Nanteuil, sans écouter le discours de Pradel, sauta dans une voiture pour rejoindre Robert de Ligny, qui l'attendait devant la gare Montparnasse. Au milieu des passants, ils se donnèrent la main et se regardèrent sans se rien dire. Mieux que jamais ils se sentirent liés l'un à l'autre. Robert l'aimait.

Il l'aimait sans le savoir. Elle n'était pour lui, à ce qu'il croyait, qu'un plaisir dans la série infinie des plaisirs possibles. Mais le plaisir avait pris pour lui la forme de Félicie, et, s'il avait mieux réfléchi aux innombrables femmes qu'il se promettait dans la vaste suite de sa vie nouvellement commencée, il aurait reconnu que, maintenant, c'était toutes des Félicies. Il aurait pu du moins s'apercevoir que, sans intention de lui être fidèle, il ne songeait pas à la tromper, et que, depuis qu'elle s'était donnée, il n'en avait pas désiré une autre. Il ne s'en apercevait pas.

Cette fois pourtant, sur cette place agitée et banale, en la voyant, non plus dans l'ombre voluptueuse de la nuit, ni sous ces lueurs caressantes de l'alcôve, qui donnaient à sa forme nue le vague délicieux d'une voie lactée, mais sous la dure lumière d'un jour diffus, aux clartés minutieuses d'un soleil sans gloire et sans ombres qui accusait sous la voilette les paupières brûlées de larmes, les joues nacrées et les lèvres froissées, il sentit qu'il éprouvait pour cette chair un goût mystérieux et profond.

Il ne l'interrogea pas. Ils se dirent des mots tendres. Et, comme elle avait très faim, il la mena déjeuner dans un cabaret connu, dont le nom brillait en lettres d'or sur une des vieilles maisons de la place. Ils se firent servir dans un jardin d'hiver, dont les rochers, le bassin et l'arbre étaient multipliés par des glaces encadrées de treillis vert. Devant la nappe, en consultant le menu, ils causèrent avec plus d'abandon qu'ils n'avaient fait jusque-là. Il lui disait que les émotions et les tracas de ces trois derniers jours l'avaient énervé, mais qu'il n'y pensait plus et que ce serait absurde de s'occuper encore de cette affaire. Elle lui parlait de sa santé, se plaignait de ne pouvoir dormir que d'un mauvais sommeil et d'avoir des rêves. Mais elle ne lui disait pas ce qu'elle voyait dans ses rêves, et elle évitait de parler du mort. Il lui demanda si elle n'avait pas eu une matinée fatigante et pourquoi elle était allée jusqu'au cimetière, ce qui ne servait à rien.

Incapable de lui expliquer les profondeurs de son âme soumise aux rites, aux cérémonies propitiatoires et aux incantations, elle secoua la tête comme pour dire: «Fallait».

Tandis qu'aux tables voisines des déjeuneurs achevaient leur repas, ils causèrent longtemps, tous deux à voix basse, en attendant d'être servis.

Robert s'était promis, il s'était juré de ne jamais reprocher à Félicie d'avoir eu Chevalier pour amant, ou même de lui faire une seule question à ce sujet. Et pourtant, par une sourde rancune, par une mauvaise humeur remontée, par une naturelle curiosité, et aussi parce qu'il l'aimait trop pour se contenir, il lui dit d'une voix amère:

—Tu as été avec lui, autrefois.

Elle se tut et ne nia pas. Non qu'elle sentît qu'il était désormais inutile de mentir. Au contraire, elle avait l'habitude de nier l'évidence, et, certes, elle avait trop le sens des hommes pour ignorer qu'en amour il n'y a pas de mensonge si grossier qu'ils ne puissent croire s'ils en ont envie. Mais cette fois, contre sa nature et son habitude, elle ne mentit pas. Elle avait peur d'offenser le mort. Elle pensait que le renier ce serait lui faire tort, lui retrancher sa part, l'irriter. Elle se tut, craignant de le voir venir s'accouder à la table avec son rire fixe et sa tête trouée, et de l'entendre dire de sa voix plaintive: «Félicie, tu n'as pas oublié, pourtant, notre petite chambre de la rue des Martyrs!...»

Ce que, depuis sa mort, il était devenu pour elle, elle n'aurait pu le dire, tant c'était hors de ses croyances et contraire à sa raison et tant les mots qui l'eussent exprimé lui semblaient vieux, ridicules et hors d'usage. Mais, d'une hérédité lointaine ou plutôt de quelques récits entendus dans son enfance, elle tirait le sentiment confus qu'il était au nombre de ces morts qui tourmentaient autrefois les vivants et qu'exorcisaient les prêtres: car, en pensant à lui, elle commençait instinctivement le signe de la croix et ne s'arrêtait que pour ne pas paraître ridicule.

Ligny, la voyant triste et troublée, se reprocha ses paroles dures et inutiles, et, dans le moment même où il se les reprochait, il en ajoutait d'aussi dures et d'aussi inutiles:

—Tu m'avais pourtant dit que ce n'était pas vrai!

Elle répondit avec ferveur:

—C'est que je voulais, vois-tu, que ce ne fût pas vrai.

Elle ajouta:

—Ah! mon chéri, depuis que je suis à toi, je t'assure bien que je n'ai pas été à un autre. Je n'y ai pas de mérite: ça me serait impossible.

Comme les jeunes animaux, elle avait besoin de gaieté. Le vin, qui brillait dans son verre ainsi que de l'ambre liquide, fut une joie pour ses yeux et elle en mouilla sa langue avec volupté. Elle s'intéressa aux plats qu'on lui servait, et surtout aux pommes soufflées, semblables à des ampoules d'or. Puis elle observa les déjeuneurs attablés dans la salle et s'amusa d'eux, leur prêtant, sur leur mine, des sentiments ridicules ou des passions grotesques. Elle remarquait les regards malveillants que lui jetaient les femmes, et les efforts que faisaient les hommes pour lui paraître beaux et considérables. Et elle fit une réflexion générale:

—Robert, as-tu remarqué que les gens ne sont jamais naturels? Ils ne disent pas une chose parce qu'ils la pensent. Ils la disent parce qu'ils croient que c'est celle-là qu'il fallait dire. Cette habitude les rend très ennuyeux. Et il est extrêmement rare de trouver quelqu'un de naturel. Toi, tu es naturel.

—En effet, je ne crois pas être poseur.

—Tu poses comme les autres. Mais tu poses dans ta nature. Je vois bien quand tu veux m'épater...

Elle lui parla de lui-même, et, ramenée par le cours involontaire de ses idées au drame de Neuilly, elle demanda:

—Ta mère ne t'a rien dit?

—Non.

—Elle a su, pourtant...

—C'est probable.

—Est-ce que tu t'entends bien avec elle?

—Mais oui!

—On dit qu'elle est encore très belle, ta mère. Est-ce vrai?

Il ne répondit pas et essaya de changer la conversation. Il n'aimait pas que Félicie lui parlât de sa mère ni s'occupât de sa famille. Monsieur et madame de Ligny jouissaient de la plus haute considération dans la société parisienne. M. de Ligny, diplomate d'origine et de carrière, était en soi très honorable. Il l'était même avant que de naître par les services diplomatiques que ses ancêtres avaient rendus à la France. Son bisaïeul avait signé l'abandon de Pondichéry à l'Angleterre. Madame de Ligny vivait très correctement avec son mari. Mais, sans aucune fortune, elle menait grand train et ses toilettes étaient une des dernières gloires de la France. Elle recevait dans son intimité un ancien ambassadeur. Le vieillard, son âge, sa situation, ses opinions, ses titres, sa grande fortune rendaient cette liaison respectable. Madame de Ligny tenait à distance les dames de la République, et leur donnait, quand il lui plaisait, des leçons de convenances. Elle n'avait rien à redouter de l'opinion élégante. Robert savait qu'elle était respectable aux gens du monde. Mais il craignait toujours qu'en parlant d'elle, Félicie ne le fît pas avec toute la réserve nécessaire. Il avait peur que, n'étant pas du monde, elle ne dît ce qu'il ne fallait pas dire. Il avait tort: Félicie ne connaissait pas la vie intime de madame de Ligny; et, si elle l'avait connue, elle ne l'aurait pas blâmée. Cette dame lui inspirait une curiosité naïve et une admiration mêlée de crainte. Son amant ne voulant pas lui parler de sa mère, elle voyait dans cette réserve une morgue aristocratique et même une marque de mésestime qui révoltaient son orgueil de fille libre et de plébéienne. Elle lui disait avec aigreur: «Je peux bien te parler de ta mère.» La première fois, elle avait ajouté: «La mienne la vaut bien.» Mais elle s'était aperçue que c'était commun, et elle ne le disait plus.

Maintenant la salle était vide.

Elle regarda sa montre, et, voyant qu'il était trois heures:

—Il faut que je file. On répète la Grille, cet après-midi. Constantin Marc doit être déjà au théâtre... En voilà encore un drôle de garçon! Il raconte que, dans le Vivarais, il culbute toutes les femmes. Et il est si timide qu'il n'ose seulement pas causer avec Fagette et Falempin. Je lui fais peur. Ça m'amuse.

Elle était si lasse qu'elle n'avait pas le courage de se lever.

—C'est bizarre! on dit partout que je suis engagée aux Français. Ce n'est pas vrai. Il n'en est même pas question... Bien sûr que je ne pourrai pas rester indéfiniment où je suis. A la longue, on s'abrutirait là dedans. Mais rien ne presse. J'ai un grand rôle à créer dans la Grille. On verra après. Ce que je demande, moi, c'est à jouer la comédie. Je n'ai pas envie d'entrer aux Français pour n'y rien faire.

Tout à coup, regardant devant elle avec des yeux pleins d'épouvante, elle se rejeta en arrière, pâlit et poussa un cri aigu. Puis ses paupières battirent, et elle murmura qu'elle étouffait.

Robert lui ouvrit son corsage et lui mouilla les tempes d'un peu d'eau.

Elle dit:

—Un prêtre! j'ai vu un prêtre... Il était en surplis... Ses lèvres remuaient et ne faisaient pas de bruit... Il m'a regardée.

Il tâcha de la rassurer:

—Voyons, ma chérie, comment veux-tu qu'un prêtre, un prêtre en surplis, passe dans le restaurant?

Elle écoutait, docile, et se laissait persuader:

—Tu as raison, tu as raison, je sais bien.

Très vite, dans sa petite tête, les illusions se dissipaient. Elle était née deux cent trente ans après la mort de Descartes, dont elle n'avait jamais entendu parler, et qui lui avait pourtant enseigné l'usage de la raison, comme aurait dit le docteur Socrate.

A six heures, Robert la prit, au sortir de la répétition, sous les arcades et l'emmena en voiture.

Elle demanda:

—Où allons-nous?

Il hésita un peu.

—Tu ne veux pas retourner là-bas, dans notre maison?

Elle se récria:

—Ah! non, par exemple! Jamais!

Il lui répondit qu'il l'avait pensé, qu'il chercherait autre chose: un petit rez-de-chaussée à Paris; qu'en attendant, pour aujourd'hui, ils se contenteraient d'un logis de hasard.

Elle le regarda, les yeux fixes et lourds, l'attira violemment à elle, et lui brûla l'oreille et le cou du souffle de son désir. Puis ses bras se détachèrent, elle retomba molle et triste à son côté.

Quand le fiacre s'arrêta:

—Tu ne m'en voudras pas, n'est-ce pas? mon Robert, de ce que je vais te dire: Pas aujourd'hui... demain...

Elle avait jugé nécessaire de faire ce sacrifice au mort jaloux.

XII

Le lendemain, il la mena dans une chambre meublée, qu'il avait choisie banale, mais gaie, au premier étage d'un hôtel donnant sur un square, près de la Bibliothèque. Au milieu du square s'élevait, soutenue par des nymphes robustes, la vasque d'une fontaine. Les allées bordées de lauriers et de fusains étaient désertes et, de la place peu fréquentée, on entendait le murmure énorme et rassurant de la ville. La répétition avait fini très tard. Quand ils entrèrent dans la chambre, la nuit, déjà plus lente à venir en cette saison de neiges fondues, commençait d'assombrir les tentures. Les grandes glaces de l'armoire et de la cheminée s'emplissaient de lueurs vagues et d'ombres.

Elle ôta sa veste de fourrure, alla regarder à la fenêtre, entre les rideaux, et dit:

—Robert, les marches du perron sont mouillées.

Il lui répondit qu'il n'y avait pas de perron, mais le trottoir et la chaussée, puis un autre trottoir et la grille du square.

—Tu es une Parisienne, tu connais bien cette place. Il y a au milieu, dans les arbres, une fontaine monumentale, avec des femmes énormes qui n'ont pas des seins aussi jolis que les tiens.

Dans son impatience, il l'aida à défaire sa robe de drap. Mais il ne trouvait pas les agrafes et s'égratignait aux épingles.

Il dit:

—Je suis maladroit.

Elle répondit en riant:

—Bien sûr que tu n'es pas aussi habile que madame Michon!... Ce n'est pas tant la maladresse; mais tu as peur de te piquer. Les hommes, c'est lâche. Tandis que les femmes, il faut bien qu'elles s'habituent à souffrir... C'est vrai! une femme, ça a mal presque tout le temps.

Il ne remarqua pas qu'elle était pâle, avec un cercle d'ombre autour des yeux. Il la désirait trop et ne la voyait plus.

Il lui dit:

—Elles sont très sensibles à la douleur, elles sont aussi très sensibles au plaisir... Connais-tu Claude Bernard?

—Non!

—C'était un grand savant. Il a dit qu'il n'hésitait pas à reconnaître à la femme la suprématie dans le domaine de la sensibilité physique et morale.

Nanteuil en dégrafant son corset:

—S'il a voulu dire par là que toutes les femmes sont sensibles, c'est un rude cornichon. Il aurait fallu lui envoyer Fagette, et il aurait vu s'il est facile d'en obtenir quoi que ce soit, dans le domaine... comment dit-il ça?... de la sensibilité physique et morale.

Et elle ajouta, avec un orgueil très doux:

—Ne t'y trompe pas, mon Robert, des femmes comme moi, il n'y en a pas des tas.

Comme il l'attirait dans ses bras, elle se dégagea:

—Tu me retardes.

Puis, assise et repliée sur elle-même pour défaire ses bottines.

—Tu ne sais pas? Le docteur Socrate m'a raconté, l'autre jour, qu'il avait eu une apparition. Il a vu un ânier qui avait assassiné une petite fille. J'ai rêvé cette nuit, de cette histoire-là, seulement dans mon rêve, je ne savais jamais si l'ânier était un homme ou une femme. Ce qu'il était embrouillé, mon rêve!... A propos du docteur Socrate, devine de qui il est l'amant... de la dame qui tient le cabinet de lecture de la rue Mazarine. Elle n'est plus très jeune, mais elle est très intelligente. Est-ce que tu crois qu'il la trompe?... J'ôte mes bas, c'est plus convenable. Et elle lui conta une histoire de théâtre:

—Je crois que, décidément, je ne resterai pas longtemps à l'Odéon.

—Pourquoi?

—Tu vas voir. Pradel m'a dit aujourd'hui, avant la répétition: «Ma petite Nanteuil, il n'y a jamais rien eu entre nous. C'est ridicule...» Il a été très convenable, mais il m'a fait comprendre que nous étions, l'un vis-à-vis de l'autre, dans une situation irrégulière qui ne pouvait se prolonger indéfiniment... Parce que tu sais que Pradel a établi une règle. Autrefois il choisissait parmi ses pensionnaires. Il avait des favorites, on criait. Maintenant, pour la bonne administration du théâtre, il les prend toutes, même celles qui ne lui plaisent pas, même celles qui lui déplaisent. Il n'y a plus de favorites. Tout va bien. Ah! c'est un vrai directeur, cet homme-là.

Comme Robert, dans le lit, écoutait sans rien dire, elle alla le secouer:

—Alors, ça te serait égal que je me mette avec Pradel?

—Non, ma chérie, non ça ne me serait pas égal. Mais ce n'est pas ce que je dirais qui l'empêcherait.

Penchée sur lui, elle lui donnait des caresses ardentes, en forme de menaces et de châtiment, et elle lui criait:

—Tu ne m'aimes donc pas, que tu n'es pas jaloux? Je veux que tu sois jaloux.

Puis, brusquement, elle s'éloigna de lui, et, retenant sur son épaule gauche la chemise qui avait glissé sous le sein droit, elle s'attarda devant la table de toilette et demanda avec inquiétude:

—Robert, tu n'as rien apporté ici de l'autre chambre?

—Rien.

Alors, doucement, timidement, elle se coula dans le lit. Mais, à peine y était-elle étendue, qu'elle s'accouda à l'oreiller, et, le cou tendu, la bouche entr'ouverte, écouta. Il lui semblait entendre ce bruit léger de pas dans le sable qu'elle avait entendu dans la maison du boulevard de Villiers. Elle courut à la fenêtre, vit l'arbre de Judée, la pelouse, la grille. Sachant ce qu'elle allait voir encore, elle voulut se cacher la tête dans les mains. Mais elle ne put soulever les bras, et le visage de Chevalier se dressa devant elle.

XIII

Elle était rentrée chez elle avec une fièvre ardente. Robert, ayant dîné en famille regagna son grenier. Dans l'état où Nanteuil l'avait laissé, il était agacé et de très mauvaise humeur.

Sa chemise et son habit, préparés sur le lit par le valet de chambre, avaient l'air de l'attendre dans une attitude domestique et servile. Il commença de s'habiller avec une vivacité un peu rageuse. Il était impatient de sortir. Il ouvrit son œil-de-bœuf, écouta la rumeur de la ville et vit au-dessus des toits la lueur que faisait Paris dans le ciel. Il aspira toute la chair amoureuse amassée, par cette nuit d'hiver, dans les théâtres et les grands cabarets, les cafés-concerts et les bars.

Irrité de ce que Félicie avait déçu son désir, il était décidé à se contenter ailleurs, et, ne se sentant point de préférence, il se croyait seulement embarrassé de choisir; mais il s'aperçut bientôt qu'il n'avait envie d'aucune des femmes qu'il connaissait et qu'il n'avait même pas envie des inconnues. Il ferma sa fenêtre et s'assit devant le feu.

C'était un feu de coke: madame de Ligny, qui portait des manteaux de vingt-cinq mille francs, économisait sur la table et les feux. Elle ne souffrait pas qu'on brûlât du bois dans les chambres.

Il réfléchit à ses affaires dont, jusque-là, il s'était peu soucié, à la carrière où il était entré et qu'il voyait obscure devant lui. Le ministre était grand ami de sa famille. Montagnard cévenol, nourri de châtaignes, ses yeux éblouis clignaient aux tables fleuries. Trop fin pourtant et trop habile pour ne pas garder sur la vieille aristocratie qui l'accueillait l'avantage des dures volontés et des refus hautains. Ligny le connaissait et n'attendait de lui nulle faveur. En cela plus perspicace que sa mère, qui se croyait quelque pouvoir sur ce petit homme noir et velu, submergé par ses jupes impérieuses, chaque jeudi, du salon à la table. Il le jugeait désobligeant. Et puis il y avait quelque chose entre eux. Robert, par malchance, avait précédé son ministre dans l'intimité d'une personne que celui-ci aimait jusqu'à l'absurdité, madame de Neuilles, une femme galante. Et il croyait voir que le petit homme velu s'en doutait et l'en regardait de travers. Enfin il s'était fait au quai d'Orsay l'idée que les ministres ne peuvent et ne veulent jamais grand'chose. Mais il n'exagérait rien et croyait très possible de se faire attacher au cabinet. Jusqu'ici ç'avait été son désir. Il tenait beaucoup à ne pas quitter Paris. Sa mère, au contraire, eût préféré qu'il allât à La Haye, où un poste de troisième secrétaire était vacant. Maintenant il se décidait tout à coup pour La Haye. «Je partirai, se dit-il. Le plus tôt sera le meilleur.» Sa résolution prise, il en examina les motifs. D'abord, c'était excellent pour son avenir. Ensuite, le poste de La Haye était agréable. Un camarade, qui l'avait occupé, vantait l'hypocrisie délicieuse de la petite capitale endormie, où tout était machiné, truqué pour l'agrément du corps diplomatique. Il considéra même que La Haye était l'auguste berceau d'un nouveau droit international, et il alla jusqu'à décrocher cette raison qu'il ferait plaisir à sa mère. Après quoi il s'aperçut qu'il voulait partir seulement à cause de Félicie.

Il eut sur elle des pensées qui n'étaient pas bienveillantes. Il la savait menteuse et peureuse, méchante pour ses amies. Il avait la preuve qu'elle aimait les plus sales cabots ou que, tout au moins, elle s'en arrangeait. Il n'était pas certain qu'elle ne le trompât pas, non qu'il eût rien découvert de suspect dans la vie qu'elle menait, mais parce qu'il doutait raisonnablement de toutes les femmes. Il se représenta tout le mal qu'il savait d'elle et se persuada que c'était une petite rosse; et, sentant qu'il l'aimait, il pensa qu'il l'aimait seulement parce qu'elle était très jolie. Cette raison lui parut bonne, mais, en y regardant, il s'aperçut qu'elle n'expliquait rien; qu'il aimait cette fille, non parce qu'elle était très jolie, mais parce qu'elle était jolie d'une certaine manière, parce qu'elle l'était à sa façon, étrangement, qu'il l'aimait pour ce qu'il y avait en elle de rare et d'incomparable, parce qu'enfin c'était une merveilleuse chose d'art et de volupté, un joyau vivant d'un prix inestimable. Alors, se sentant faible, il pleura, il pleura sa liberté perdue, sa pensée captive, son âme troublée, sa chair et son sang dévoués à un petit être faible et perfide.

A regarder le coke rouge dans la grille de la cheminée, il s'était brûlé les yeux. Il les ferma de douleur et vit, sous ses paupières closes, des nègres qui s'agitaient dans un tumulte obscène et sanglant. Tandis qu'il cherchait de quel livre de voyages, lu dans des années d'adolescence, sortaient ces noirs, il les vit diminuer, se résoudre en points imperceptibles et disparaître dans une Afrique rouge, qui peu à peu représenta la blessure aperçue à la lueur d'une allumette la nuit du suicide. Il songea:

—Cet imbécile de Chevalier. Je n'y pensais guère.

Tout à coup, sur ce fond de sang et de flamme parut la forme cambrée de Félicie, et il sentit en lui se tendre un désir cruel et chaud.

XIV

Il l'alla voir le lendemain, dans le petit appartement du boulevard Saint-Michel. Ce n'était pas son habitude. Il n'aimait guère à se rencontrer avec madame Nanteuil, qui était pourtant à son égard très polie et même obséquieuse, mais qui l'ennuyait et le gênait.

Ce fut elle qui le reçut dans le salon modique. Elle le remercia de l'intérêt qu'il portait à la santé de Félicie, l'instruisit que la pauvre enfant avait été, la veille au soir, agitée et souffrante, mais qu'elle allait mieux.

—Elle travaille son rôle, dans sa chambre. Je vais l'avertir que vous êtes ici. Elle sera bien contente de vous voir, monsieur de Ligny. Elle sait que vous l'aimez bien. Et les vrais amis sont rares, surtout dans le monde du théâtre.

Robert observait madame Nanteuil avec une attention qu'il ne lui avait pas encore prêtée. Il cherchait à voir en elle la figure que sa fille aurait plus tard. Volontiers il lisait en passant sur le visage des mères la bonne aventure des filles. Et cette fois il déchiffrait obstinément les traits et les formes de cette dame comme une intéressante prophétie. Il n'y lut rien qui fût de mauvais augure, ni de bon. Madame Nanteuil, grasse, le teint reposé, la peau fraîche, n'était pas désagréable, dans le mol empâtement de ses chairs. Mais sa fille ne lui ressemblait pas du tout.

La voyant toute calme et placide, il lui dit:

—Vous n'êtes pas nerveuse, vous?

—Je ne l'ai jamais été. Ma fille ne tient pas de moi. C'est tout le portrait de son père. Il était délicat, sans avoir une mauvaise santé. Il est mort d'une chute de cheval... Vous prendrez bien une tasse de thé, monsieur de Ligny.

Félicie entra. Les cheveux répandus sur les épaules, elle était enveloppée d'un peignoir de laine blanche, retenu très lâche à la taille par une grosse cordelière de passementerie, et traînait ses mules rouges; elle avait l'air d'un enfant. L'ami de la maison, Tony Meyer, marchand de tableaux, quand il la voyait dans ce vêtement, d'aspect un peu monacal, l'appelait frère Ange de Charolais, parce qu'il lui trouvait de la ressemblance avec un portrait de Nattier représentant mademoiselle de Charolais dans l'habit franciscain. Robert restait surpris et muet devant cette fillette.

—C'est gentil à vous, fit-elle, d'être venu prendre de mes nouvelles. Je vous remercie. Je vais mieux.

—Elle travaille beaucoup, elle travaille trop, dit madame Nanteuil. Son rôle de la Grille la fatigue.

—Mais non, maman.

On parla théâtre, et la conversation fut pauvre.

Dans un silence, madame Nanteuil demanda à M. de Ligny s'il recherchait toujours les vieilles gravures de modes.

Félicie et Robert la regardèrent sans comprendre. Ils lui avaient naguère parlé de gravures de modes pour expliquer des rendez-vous qu'ils n'avaient pu cacher. Mais ils n'y songeaient plus. Depuis lors, un morceau de la lune, comme disait le vieil auteur, était tombé dans leur amour; seule, madame Nanteuil, en son respect profond des fictions, se rappelait:

—Ma fille m'a dit que vous aviez beaucoup de ces gravures anciennes et qu'elle y trouvait des idées pour ses costumes.

—Parfaitement, madame, parfaitement.

—Venez, monsieur de Ligny, dit Félicie. Je voudrais vous montrer un projet de costume pour Cécile de Rochemaure.

Et elle l'entraîna dans sa chambre.

C'était une petite chambre tendue de papier fleuri, meublée d'une armoire à glace, de deux chaises de crin et d'un lit de fer à courtepointe de piqué blanc, surmonté d'un bénitier et d'un rameau de buis.

Elle lui donna un long baiser sur la bouche.

—Je t'aime, tu sais!

—C'est bien sûr?

—Oh! oui. Et toi?

—Moi aussi je t'aime. Je n'aurais pas cru que je t'aimerais autant.

—Alors, c'est venu après.

—Ça vient toujours après.

—C'est vrai, ce que tu dis là, Robert. Avant on ne sait pas.

Elle secoua la tête.

—J'ai été bien malade hier.

—Tu as vu Trublet? Qu'est-ce qu'il t'a dit?

—Il m'a dit que le repos, le calme m'était nécessaire... Mon chéri, il faudra que nous soyons raisonnables une quinzaine de jours encore. Ça t'ennuie?

—Mais oui.

—Moi aussi, ça m'ennuie. Mais qu'est-ce que tu veux?...

Il fit deux ou trois tours, furetant dans les coins. Elle le regardait avec un peu d'inquiétude, craignant qu'il ne l'interrogeât sur ses pauvres bijoux et ses pauvres bibelots, cadeaux modestes, mais dont on ne peut pas toujours expliquer l'origine. On dit ce qu'on veut, bien sûr, mais on peut se couper, avoir des ennuis, et vraiment ça n'en vaut pas la peine. Elle détourna son attention.

—Robert, ouvre ma boîte à gants.

—Qu'est-ce qu'il y a dans ta boîte à gants?

—Les violettes que tu m'as données la première fois. Mon chéri, ne me quitte pas. Ne t'en va pas!... Quand je pense que tu peux t'en aller d'un jour à l'autre dans des pays étrangers, à Londres, à Constantinople, je deviens folle.

Il la rassura, lui dit qu'on avait pensé l'envoyer à La Haye. Mais qu'il n'irait pas, qu'il se ferait attacher au cabinet du ministre.

—Tu me promets?

Il promit sincèrement. Et elle devint très gaie.

Lui montrant la petite armoire à glace:

—Vois-tu, mon chéri, c'est là que j'étudie mon rôle. Quand tu es venu, je travaillais ma scène du quatre. Je profite de ce que je suis seule pour chercher le ton juste. Je tâche de dire large et fondu. Si j'écoutais Romilly, je détaillerais et ce serait mesquin. J'ai à dire: «Je ne vous crains pas.» C'est le grand effet du rôle. Sais-tu comment Romilly voudrait que je dise: «Je ne vous crains pas.» Je vais t'expliquer. Je mets la main sous le nez, j'écarte les doigts et je dis un mot à chaque doigt, séparément, sur un ton particulier, avec une physionomie spéciale: «Je, ne, vous, crains, pas», comme si je montrais les marionnettes! Un peu plus, je mettrais à tous mes doigts un petit chapeau en papier. C'est fin, c'est spirituel, crois-tu?

Puis, soulevant ses cheveux et découvrant son front courageux:

—Je vais te montrer comment je fais ça.

Subitement transfigurée et grandie, elle dit avec un air de fierté ingénue et de tranquille innocence:

»—Non, monsieur, je ne vous crains pas. Pourquoi vous craindrais-je! Vous avez pensé me prendre à votre piège et vous vous êtes mis à ma merci. Vous êtes un homme d'honneur. Maintenant que je suis sous votre toit, vous me direz ce que vous avez dit au chevalier d'Amberre, votre ennemi, quand il eut franchi cette grille. Vous me direz: «Vous êtes chez vous: commandez.»

Elle avait le don mystérieux de changer d'âme et de visage. Ligny était sous le charme du beau mensonge.

—Tu es étonnante!

—Écoute-moi, mon chat. J'aurai un grand bonnet de linon, avec des barbes qui me descendront en étages sur les joues. Parce que, tu sais, dans la pièce, je suis une jeune fille de la Révolution. Et il faut que je le fasse sentir. Il faut que j'aie la Révolution en moi, tu comprends?

—Tu connais la Révolution?

—Mais oui!... Je ne sais pas les dates, bien sûr. Mais j'ai le sentiment de l'époque. Pour moi, la révolution c'est d'avoir la poitrine fière sous un fichu croisé et les genoux bien libres dans une jupe rayée, et c'est d'avoir un petit feu aux pommettes. Voilà!

Il l'interrogea sur la pièce. Et il s'aperçut qu'elle ne la connaissait pas. Elle n'avait pas besoin de la connaître. Elle devinait, elle trouvait d'instinct tout ce qu'il lui fallait.

—Dans les répétitions, je n'indique pas un seul de mes effets. Je garde tout pour le public. Romilly en sera bleu... Ce qu'ils seront tous embêtés... Ah! mon chéri, Fagette en fera une maladie.

Elle s'assit sur une mauvaise petite chaise. Son front, tout à l'heure d'un blanc de marbre, était rose; elle avait repris son air de gamine.

Il s'approcha, il la regarda dans le gris charmant des yeux, et, comme la veille au soir, devant le feu de coke, il pensa qu'elle était menteuse et peureuse, méchante pour ses amies; mais il le pensa avec indulgence. Il pensa qu'elle aimait les plus sales cabots ou tout au moins qu'elle s'en arrangeait: mais il le pensa avec une douce pitié; il se rappela tout le mal qu'il savait d'elle, mais sans amertume. Il sentit qu'il l'aimait, que c'était moins parce qu'elle était jolie que parce qu'elle l'était à sa manière, qu'il l'aimait enfin parce qu'elle était un joyau vivant et une incomparable chose d'art et de volupté. Il la regarda dans le gris charmant des yeux, dans les prunelles où nageaient sous une eau lumineuse comme de petits signes astrologiques. Il la regarda d'un regard si profond qu'elle en sentit le fil la traverser tout entière. Et sûre qu'il avait vu en elle, elle lui dit, les yeux dans les yeux, en lui tenant la tête serrée entre ses deux mains:

—Eh bien! oui, je suis une sale cabotine; mais je t'aime et je me fiche de l'argent. Et il n'y en a pas beaucoup qui me valent. Et tu le sais bien.

XV

Ils se voyaient tous les jours au théâtre et faisaient ensemble des promenades à pied.

Nanteuil jouait presque chaque soir et travaillait avec ardeur le rôle de Cécile. Elle retrouvait peu à peu la tranquillité, passait des nuits moins agitées, n'obligeait plus sa mère à lui tenir la main pendant qu'elle s'endormait, et n'étouffait plus dans des cauchemars. Une quinzaine de jours s'écoulèrent ainsi. Puis, un matin, tandis qu'assise devant sa toilette elle se peignait les cheveux, comme le temps était sombre, elle avança la tête vers la glace, et elle y vit, non pas son visage, mais celui du mort. Un filet de sang lui coulait d'un coin de la lèvre; il riait et la regardait.

Alors elle se décida à faire ce qu'elle croyait utile et bon. Elle prit une voiture et alla le voir. En passant sur le boulevard Saint-Michel, elle avait acheté chez sa fleuriste une botte de roses. Elle les lui apportait. Elle se mit à genoux devant la petite croix noire qui marquait l'endroit où on l'avait mis. Elle lui parla. Et le pria d'être raisonnable, de la laisser tranquille. Elle lui demanda pardon de l'avoir traité autrefois avec dureté. On ne s'entend pas toujours dans la vie. Mais il devait comprendre maintenant et pardonner. A quoi lui servait-il de la tourmenter? Elle ne demandait pas mieux que de garder de lui un bon souvenir. Elle irait le voir de temps en temps. Mais qu'il renonçât à la poursuivre et à l'effrayer.

Elle s'efforça de le flatter et de l'endormir par de douces paroles:

—Je comprends que tu aies voulu te venger. C'est naturel. Mais tu n'es pas méchant au fond. Ne sois plus fâché. Ne me fais plus peur. Ne viens plus. Je viendrai, moi, je viendrai souvent. Je t'apporterai des fleurs.

Elle avait bien envie de le tromper, de l'endormir par de fausses promesses, de lui dire: «Reste, ne t'agite plus, reste, et je te jure de ne plus rien faire qui te déplaise, je te promets d'obéir à ta volonté.» Mais elle n'osait pas mentir sur une tombe, et elle était sûre que ce serait inutile, que les morts savent tout.

Un peu lasse, elle prolongea quelques moments encore, plus mollement, ses supplications et ses prières, et elle s'aperçut que l'horreur que lui causaient les tombes, elle ne l'éprouvait pas, cette fois, et qu'elle n'avait pas peur du mort. Elle en chercha la raison et découvrit qu'il ne l'effrayait pas parce qu'il n'était pas là.

Et elle songea:

—Il n'est pas là; il n'est jamais là; il est partout, excepté là où on l'a mis. Il est dans les rues, dans les maisons, dans les chambres.

Et elle se leva désespérée, sûre maintenant de le rencontrer partout, excepté dans le cimetière.

XVI

Après quinze jours de patience, Ligny la pressa de reprendre la vie d'autrefois. Le terme était échu, qu'elle-même avait fixé. Il ne voulait pas attendre davantage. Elle souffrait autant que lui de ne plus se donner. Mais elle craignait de voir revenir le mort. Elle trouva des prétextes gauches pour différer les rendez-vous, et puis elle avoua qu'elle avait peur. Il la méprisait de montrer si peu de raison et de courage. Il ne sentait plus qu'elle l'aimait et il lui disait des paroles dures. Et il la poursuivait sans cesse de son désir.

Alors vinrent les jours âpres et les heures ingrates. Comme elle n'osait plus entrer avec lui sous un toit, ils montaient en fiacre et, après avoir roulé longuement dans les banlieues, ils descendaient sur de mornes avenues, s'y enfonçaient sous l'âpre vent d'est, marchant à grands pas, comme flagellés par le souffle d'une invisible colère.

Une fois pourtant, le jour était si doux, qu'il les pénétra de sa douceur. Ils suivaient côte à côte les allées désertes du Bois. Les bourgeons, qui commençaient à se gonfler à la pointe des branches fines et noires, faisaient aux arbres, sous le ciel rose, des cimes violettes. A leur gauche, s'étendait la prairie semée de bouquets d'arbres nus, et l'on voyait les maisons d'Auteuil. Les lents coupés clos des vieillards passaient sur la route, et les nourrices poussaient des voitures d'enfants. Un auto traversa de son bourdonnement le silence du Bois.

—Tu aimes ces machines-là? demanda Félicie.

—Je trouve ça commode, voilà tout. C'est vrai qu'il n'était pas chauffeur. Il n'avait de goût pour aucun sport et ne s'occupait que des femmes.

Montrant un fiacre qui venait de les dépasser:

—Robert, tu as vu?

—Non.

—Il y avait dedans Jeanne Perrin avec une femme.

Et, comme il montrait une paisible indifférence, elle lui dit sur un ton de reproche:

—Tu es comme le docteur Socrate: tu trouves ça naturel?

Le lac dormait clair et tranquille entre ses murailles sombres de sapins. Ils prirent à leur droite le sentier qui longe la berge où les oies blanches et les cygnes lissent leurs plumes.

A leur approche, une flottille de canards, comme des nacelles vivantes, le col en forme de proue, cingla vers eux.

Félicie leur dit, d'un ton de regret, qu'elle n'avait rien à leur donner.

—Lorsque j'étais petite, ajouta-t-elle, papa me menait le dimanche donner du pain aux bêtes. C'était ma récompense, quand j'avais bien étudié toute la semaine. Papa se plaisait à la campagne. Il aimait les chiens, les chevaux, toutes les bêtes. Il était très doux, très intelligent. Il travaillait beaucoup. Mais l'existence est difficile pour un officier qui n'a pas de fortune. Il souffrait de ne pas pouvoir faire comme les officiers riches, et puis il ne s'entendait pas avec maman. Il n'a pas été heureux dans la vie, papa. Il était souvent triste. Il parlait peu, sans nous parler, nous nous comprenions tous les deux. Il m'aimait bien... Mon Robert, plus tard, dans longtemps, dans bien longtemps, j'aurai une maisonnette à la campagne. Et quand tu y viendras, mon chéri, tu me trouveras en jupe courte donnant du grain à mes poules.

Il lui demanda comment l'idée lui était venue d'entrer au théâtre.

—Je savais bien que je ne me marierais pas, puisque je n'avais pas de dot. Et de voir mes grandes amies dans les modes ou dans les télégraphes, ça ne m'encourageait pas à faire comme elles. Déjà toute petite, je trouvais joli d'être actrice. J'avais joué à la pension dans une petite pièce, pour la saint Nicolas. Ça m'avait amusée. La maîtresse disait que je ne jouais pas bien; mais c'était parce que maman lui devait trois mois. Dès l'âge de quinze ans, j'ai pensé sérieusement au théâtre. Je suis entrée au Conservatoire. J'ai travaillé, j'ai beaucoup travaillé. C'est éreintant notre métier. Mais de réussir, ça repose.

A la hauteur du chalet de l'île, ils trouvèrent le bac amarré à l'estacade. Il y sauta entraînant Félicie.

—Ces grands arbres sont beaux, même sans feuilles, dit-elle; mais je croyais que, dans cette saison, le chalet était fermé.

Le passeur lui répondit que, par les beaux jours d'hiver, les promeneurs aimaient à aller dans l'île, parce qu'on y était tranquille et qu'à l'instant même, il venait encore d'y conduire deux dames.

Un garçon, qui habitait la solitude de l'île, leur servit du thé, dans un salon rustique, meublé de deux chaises, d'une table, d'un piano et d'un divan. Les lambris étaient moisis, les parquets disjoints. Elle regarda par la fenêtre la pelouse et les grands arbres.

—Qu'est-ce que c'est, demanda-t-elle, que cette grosse boule sombre dans le peuplier?

—C'est du gui, ma chérie.

—On dirait un animal pelotonné autour de la branche, et qui la ronge. C'est désagréable à voir.

Elle posa la tête sur l'épaule de son ami et lui dit languissamment:

—Je t'aime.

Il l'entraîna sur le divan. Elle le sentait qui, glissant à ses pieds, coulait sur elle des mains inhabiles d'impatience, et elle le laissait faire, inerte, découragée, prévoyant que c'était inutile. Les oreilles lui tintaient comme, une clochette. Le tintement cessa et elle entendit à sa droite une voix étrange, claire, glaciale, dire: «Je vous défends d'être l'un à l'autre.» Il lui sembla que la voix parlait de haut dans une lueur, mais elle n'osa tourner la tête. C'était une voix inconnue. Involontairement et, malgré elle, elle chercha à se rappeler sa voix à lui, et elle s'aperçut qu'elle en avait oublié le son, qu'elle ne pourrait jamais le retrouver. Elle pensa: «C'est peut-être la voix qu'il a maintenant.» Effrayée, elle ramena vivement sa jupe sur ses genoux. Mais elle se retint de crier et ne parla pas de ce qu'elle venait d'entendre, de peur qu'on ne la crût folle et parce qu'elle discernait tout de même que ce n'était pas réel.

Ligny s'éloigna:

—Si tu ne veux plus de moi, dis-le franchement. Je ne te prendrai pas de force.

Assise le buste droit et les genoux serrés, elle lui dit:

—Tant que nous sommes dans la foule, tant qu'il y a du monde autour de nous, je te désire, je te veux; et dès que nous sommes seuls, j'ai peur.

Il lui répondit par une moquerie facile et méchante:

—Ah! si pour t'exciter, il te faut un public!...

Elle se leva et se remit à la fenêtre. Une larme coulait sur sa joue. Elle pleura longtemps en silence. Puis vivement elle l'appela:

—Regarde donc!

Et elle lui montra Jeanne Perrin qui se promenait sur la pelouse avec une jeune femme. Elles se tenaient enlacées, se donnaient l'une à l'autre des violettes à respirer et souriaient.

—Vois! elle est heureuse, tranquille, cette femme.

Et Jeanne Perrin, goûtant la paix des longues habitudes, allait satisfaite et tranquille, ne laissant pas même paraître l'orgueil de ses préférences étranges.

Félicie la regardait avec une curiosité qu'elle ne s'avouait pas à elle-même et l'enviait de son calme.

—Elle n'a pas peur, elle.

—Laisse-la donc. Quel mal nous fait-elle?

Et il la prit violemment par la taille.

Elle se dégagea en frissonnant. A la fin, déçu, frustré, humilié, il se mit en colère, la traita de sotte, jura qu'il ne supporterait pas plus longtemps ces façons ridicules.

Elle ne lui répondit rien et recommença de pleurer.

Irrité de ces larmes, il lui parla durement:

—Puisque tu ne peux plus me donner ce que je te demande, c'est inutile de nous revoir. Nous n'avons plus rien à nous dire. D'ailleurs, je vois bien que tu ne m'aimes plus. Et tu l'avouerais, si tu pouvais une fois dire la vérité: tu n'as jamais aimé que ce misérable cabotin.

Alors elle éclata de colère et gémit de désespoir:

—Menteur! menteur! C'est abominable ce que tu dis là. Tu vois que je pleure et tu veux me faire souffrir davantage. Tu profites de ce que je t'aime pour me rendre malheureuse. C'est lâche! Eh bien, non, je ne t'aime plus. Va-t'en! Je ne veux plus te voir. Va-t'en... Mais c'est vrai, qu'est-ce que nous faisons là? Est-ce que nous allons passer notre vie à nous regarder comme ça avec fureur, avec désespoir, avec rage. Ce n'est pas de ma faute... Je ne peux pas, je ne peux pas. Pardonne-moi, mon chéri, mon amour. Je t'aime, je t'adore, je te veux. Mais chasse-le, toi. Tu es un homme, tu sais ce qu'il faut faire. Chasse-le. Tu l'as tué, ce n'est pas moi. C'est toi. Tue-le donc tout à fait... Je deviens folle, mon Dieu! je deviens folle.


Le lendemain, Ligny demanda à être envoyé comme troisième secrétaire à La Haye. Il fut nommé huit jours après et partit aussitôt, sans avoir revu Félicie.

XVII

Madame Nanteuil ne pensait qu'à sa fille. Sa liaison avec Tony Meyer, le marchand de tableaux de la rue de Clichy, lui laissait des loisirs et la liberté du cœur. Elle rencontra au théâtre un fabricant d'appareils électriques, encore jeune, au-dessus de ses affaires et d'une extrême politesse, M. Bondois. Il était d'un tempérament amoureux et d'un caractère timide, et, comme les femmes belles et jeunes lui faisaient peur, il s'était accoutumé à ne désirer que les autres. Madame Nanteuil était encore très agréable. Mais, un soir qu'elle était mal habillée et n'avait pas bonne mine, il s'offrit. Elle l'accepta pour faire aller un peu la maison et pour que sa fille ne manquât de rien. Son dévouement lui procura le bonheur. M. Bondois l'aimait et la cultivait ardemment. Étonnée d'abord, elle en fut ensuite heureuse et tranquille; il lui parut naturel et bon d'être aimée, et elle ne devait pas croire qu'elle en eût passé la saison, quand on lui prouvait le contraire.

Elle s'était toujours montrée bienveillante, d'un caractère facile et d'une humeur égale. Mais jamais encore elle n'avait fait paraître dans sa maison un si heureux génie et de si gracieuses pensées. Douce aux autres et à elle-même, gardant au cours des heures changeantes le sourire qui découvrait ses belles dents et creusait des fossettes dans ses joues grasses, reconnaissante à la vie de ce qu'elle lui donnait, fleurie, épanouie, abondante, elle était la joie et la jeunesse de la maison.

Tandis que madame Nanteuil ne concevait et n'exprimait que des idées riantes et claires, Félicie devenait sombre, maussade et chagrine. Des plis se creusaient dans son joli visage; sa voix grinçait. Elle avait connu tout de suite la situation qu'occupait M. Bondois dans sa famille et, soit qu'elle eût préféré que sa mère ne vécût et ne respirât que pour elle, soit qu'elle souffrît en sa piété filiale d'être forcée de l'estimer moins, soit qu'elle lui enviât un plaisir, soit qu'elle éprouvât seulement ce malaise que nous causent les choses de l'amour quand elles se font trop près de nous, Félicie, tous les jours, de préférence durant les repas, reprochait amèrement à madame Nanteuil, par allusions très claires et en termes mal voilés, le nouvel ami de la maison, et témoignait à M. Bondois lui-même, chaque fois qu'elle le rencontrait, un dégoût expansif et une abondante aversion. Madame Nanteuil n'en ressentait qu'une affliction légère et elle excusait sa fille en considérant que cette enfant n'avait encore aucune expérience de la vie. Et M. Bondois, à qui Félicie inspirait une terreur surhumaine, s'efforçait de l'apaiser par des signes respectueux et de menus présents.

Elle était violente parce qu'elle souffrait. Les lettres qu'elle recevait de La Haye irritaient son amour et le rendaient douloureux. Elle se desséchait, en proie aux images brûlantes. Quand elle voyait trop précisément son ami absent, ses tempes bourdonnaient, son cœur battait violemment, puis une ombre lourde s'épaississait dans sa tête; toute la sensibilité de ses nerfs, toute la chaleur de son sang, toutes les forces de son être coulaient en elle et descendaient pour s'amasser en désir dans les profondeurs de sa chair. Alors elle ne songeait plus qu'à retrouver Ligny. C'est lui seul qu'elle voulait, et elle s'étonnait elle-même du dégoût qu'elle ressentait pour tout autre que lui. Car elle n'avait pas toujours eu l'instinct si exclusif. Elle se promettait d'aller tout de suite demander de l'argent à Bondois et de prendre le train pour La Haye. Et elle ne le faisait pas. Ce qui l'arrêtait, c'était moins la pensée de déplaire à son amant, qui eût trouvé ce voyage incorrect, qu'une vague peur de réveiller l'ombre endormie.

Elle ne l'avait pas revue depuis le départ de Ligny. Mais il se passait encore en elle et autour d'elle des choses troublantes. Dans la rue, un barbet la suivait qui apparaissait et s'évanouissait tout à coup. Un matin qu'elle était couchée, sa mère lui dit: «Je vais chez la modiste», et sortit. Deux ou trois minutes après, Félicie la vit, qui rentrait dans la chambre comme si elle y avait oublié quelque chose. Mais l'apparition s'avança sans regard, sans paroles, sans bruit et disparut en touchant le lit.

Elle eut des illusions plus inquiétantes. Un dimanche, elle jouait en matinée, dans Athalie, le rôle du jeune Zacharie. Comme elle avait de très jolies jambes, ce travesti lui plaisait, et elle était contente aussi de montrer qu'elle savait dire les vers. Mais elle remarqua qu'il y avait à l'orchestre un prêtre en soutane. Ce n'était pas la première fois qu'un ecclésiastique assistait à une représentation matinale de cette tragédie tirée de l'Écriture. Pourtant elle en éprouva une impression pénible. Quand elle entra en scène, elle vit distinctement Louise Dalle, coiffée du turban de Jozabeth, charger un revolver devant le trou du souffleur. Elle eut le jugement assez ferme et l'esprit assez présent pour écarter cette vision absurde, qui disparut. Mais elle dit ses premiers vers d'une voix éteinte.

Elle se sentait à l'estomac des brûlures. Elle souffrait d'étouffements; parfois, sans cause, une angoisse indicible la prenait aux entrailles, son cœur battait d'un mouvement fou, et elle craignait de mourir.

Le docteur Trublet la soignait avec une prudence attentive. Elle le voyait souvent au théâtre et parfois elle allait le consulter dans le vieux logis de la rue de Seine. Elle ne passait pas par le salon d'attente; le domestique la faisait entrer tout de suite dans la petite salle à manger où luisaient dans l'ombre des faïences arabes, et elle passait toujours la première. Un jour Socrate parvint à lui faire comprendre la manière dont les images se forment dans le cerveau et comment ces images ne correspondent pas toujours à des objets extérieurs, ou du moins n'y correspondent pas toujours avec exactitude.

—Les hallucinations, ajouta-t-il, ne sont le plus souvent que de fausses perceptions. On voit ce qui est, mais on le voit mal, et l'on fait d'un plumeau une tête hérissée, d'un œillet rouge la gueule d'un monstre, d'une chemise un fantôme dans son linceul. Insignifiantes erreurs.

Elle trouva dans ces raisons la force de mépriser et de dissiper ses visions de chiens, de chats ou de personnes vivantes et familières. Mais elle craignait de revoir le mort. Et les terreurs mystiques nichées dans des plis obscurs de son cerveau étaient plus fortes que les démonstrations du savant. On avait beau lui dire que les morts ne revenaient jamais, elle savait bien le contraire.

Socrate lui recommanda cette fois encore de prendre des distractions, de voir des amis, et de préférence des amis agréables, et de fuir, comme ses deux plus perfides ennemies, l'ombre et la solitude.

Et il ajouta cette prescription:

—Surtout évitez les personnes et les choses qui peuvent avoir quelque rapport avec l'objet de vos visions.

Il ne s'apercevait pas que c'était impossible. Et Nanteuil ne s'en aperçut pas non plus.

—Alors vous me guérirez, mon bon Socrate? dit-elle en tournant vers lui ses jolis yeux gris, pleins de prières.

—Vous vous guérirez vous-même, mon enfant. Vous vous guérirez, parce que vous êtes laborieuse, raisonnable et courageuse... Mais oui, vous êtes à la fois peureuse et brave. Vous avez peur du danger, mais vous avez du cœur à vivre. Vous guérirez, parce que vous n'êtes pas en sympathie avec le mal et la souffrance. Vous guérirez, parce que vous voulez guérir.

—Vous croyez qu'on guérit quand on veut?

—Quand on veut d'une certaine façon intime et profonde, quand ce sont nos cellules qui veulent en nous, quand c'est notre inconscient qui veut; quand on veut avec la volonté sourde, abondante et pleine de l'arbre vigoureux qui veut reverdir au printemps.

XVIII

Cette nuit-là, ne pouvant s'endormir, elle se retournait dans son lit et rejetait les couvertures. Elle sentait que le sommeil était loin encore, qu'il viendrait sur les premiers rayons, pleins de poussières dansantes, que le matin darde aux fentes des rideaux. La veilleuse, dont le petit cœur ardent luisait à travers sa chair de porcelaine, lui faisait une compagne mystique et familière. Félicie souleva les paupières et but d'un regard cette lueur blanche et laiteuse qui la tranquillisait. Puis, refermant les yeux, elle retomba dans l'ennui tumultueux de l'insomnie. Par instants, il lui venait à la mémoire une phrase de son rôle, à laquelle elle n'attachait aucune signification et qui l'obsédait: «Nos jours sont ce que nous les faisons.» Et son esprit se fatiguait à retourner sans cesse quatre ou cinq idées.

—Il faudra, demain, que j'aille essayer ma robe chez madame Royaumont. Hier, je suis entrée avec Fagette dans la loge de Jeanne Perrin, qui s'habillait, et qui a montré ses jambes velues, comme si elle en était fière. Elle n'est pas laide, Jeanne Perrin; elle a même une belle tête; mais c'est son expression qui me déplaît. Comment madame Colbert fait-elle pour me réclamer trente-deux francs? Quatorze et trois, dix-sept, et neuf, vingt-six. Je ne lui dois que vingt-six francs. «Nos jours sont ce que nous les faisons.» Que j'ai chaud!

D'un bond de ses reins souples, elle se retourna et ses bras nus s'ouvrirent pour étreindre l'air comme un corps subtil et frais.

—Il me semble qu'il y a un siècle que Robert est parti. C'est mal de sa part de m'avoir laissée seule. Je m'ennuie après lui.

Et, pelotonnée dans son lit, elle se rappelait studieusement comme c'était quand ils se tenaient pressés l'un contre l'autre. Elle l'appelait:

—Mon chat! mon petit loup!

Aussitôt les idées recommençaient dans sa tête leur manège fatigant.

—«Nos jours sont ce que nous les faisons. Nos jours sont ce que nous les faisons. Nos jours...» Quatorze et trois, dix-sept, et neuf, vingt-six. J'ai bien vu que Jeanne Perrin faisait exprès de montrer ses longues jambes d'homme, toutes sombres de poils. Est-ce vrai, ce qu'on dit, que Jeanne Perrin donne de l'argent aux femmes? Il faudra que demain, à quatre heures, j'aille essayer ma robe. Il y a une chose terrible, c'est que madame Royaumont ne sait jamais bien monter les manches. Que j'ai chaud! Socrate est un bon médecin. Mais, des moments, il s'amuse à abrutir les personnes.

Tout à coup elle pensa à Chevalier et elle sentit comme une influence de lui qui se coulait le long des murs de la chambre. Elle crut voir que la clarté de la veilleuse en était obscurcie. C'était moins qu'une ombre et c'était inquiétant. L'idée la traversa tout à coup que cette chose subtile venait des portraits du mort. Elle n'en avait gardé aucun dans sa chambre. Mais l'appartement en contenait encore, qu'elle n'avait pas détruits. Elle en fit le compte avec soin et trouva qu'il devait en rester trois: un premier, très jeune, sur un fond nuageux; un autre, rieur et familier, à cheval sur une chaise; un troisième, en don César de Bazan. Dans sa hâte de les anéantir, elle sauta du lit, alluma une bougie et, traînant ses mules, glissa, en chemise, dans le salon, jusqu'à la table de palissandre, surmontée d'un palmier phénix, souleva le tapis, fouilla le tiroir. Il contenait des jetons, des bobèches, quelques morceaux de bois décollés des meubles, deux ou trois pendeloques du lustre et quelques photographies, parmi lesquelles elle ne trouva qu'un seul Chevalier, le plus jeune, sur un fond nuageux.

Elle chercha les deux autres dans un petit meuble façon de Boulle qui ornait l'intervalle des fenêtres et portait les lampes de Chine. Là dormaient des globes de verre dépoli, des abat-jour, des coupes de cristal garnies de bronze doré, un porte-allumettes en porcelaine peinte, orné d'un enfant endormi près d'un chien, contre un tambour, des livres débrochés, des partitions en lambeaux, deux éventails brisés, une flûte et un petit tas de portraits-cartes. Elle y découvrit un deuxième Chevalier, le don César de Bazan. Le dernier n'y était pas. Elle se demanda inutilement où on avait bien pu le fourrer. En vain elle fouilla les boîtes, les coupes, les cache-pots, le casier à musique. Et tandis qu'elle le recherchait ardemment, le portrait grandissait et se précisait dans son imagination, atteignait la taille humaine, prenait un air moqueur et la narguait. Elle avait la tête en feu, les pieds glacés et sentait la peur lui entrer dans le creux de l'estomac. Au moment de renoncer et d'aller cacher sa tête dans l'oreiller, elle se rappela que sa mère gardait des photographies dans son armoire à glace. Elle reprit courage. Doucement, elle entra dans la chambre de madame Nanteuil endormie, à pas muets gagna l'armoire, l'ouvrit avec lenteur, sans bruit, et, montée sur une chaise, explora la plus haute tablette, chargée de vieux cartons. Elle mit la main sur un album qui datait du second Empire et qu'on n'avait pas ouvert depuis vingt ans. Elle remua des tas de lettres, des liasses de papier timbré et de reconnaissances du Mont-de-Piété. Réveillée par la lumière de la bougie et par le bruit de souris que faisait la chercheuse, madame Nanteuil demanda:

—Qui est là?

Aussitôt, voyant juché sur une chaise, en longue chemise de nuit, une grosse natte dans le dos, le petit fantôme familier:

—C'est toi, Félicie? Tu n'es pas malade?... Qu'est-ce que tu fais là?

—Je cherche quelque chose.

—Dans mon armoire?

—Oui, maman.

—Veux-tu bien aller te coucher! tu vas t'enrhumer... Dis-moi ce que tu cherches, au moins. Si c'est le chocolat, il est sur la planche du milieu, à côté du sucrier en argent.

Mais Félicie avait saisi un paquet de photographies qu'elle feuilletait rapidement.

Sous ses doigts impatients passaient madame Doulce, couverte de dentelles; Fagette, éclatante et les cheveux dévorés de lumière; Tony Meyer, les yeux rapprochés l'un de l'autre et le nez tombant sur les lèvres; Pradel, à la barbe fleurie; Trublet, chauve et camus; M. Bondois, l'œil craintif et le nez roide sur une moustache épaisse. Bien qu'elle n'eût point la tête à s'occuper de M. Bondois, elle lui donna au passage un regard hostile et, d'aventure, lui fit tomber sur le nez une goutte de bougie.

Madame Nanteuil, tout à fait réveillée, s'étonnait:

—Félicie, qu'est-ce que tu as à fourgonner comme ça dans mon armoire?

Félicie, qui tenait enfin le portrait tant cherché, ne répondit que par un cri de joie sauvage et s'envola de la chaise emportant son mort et, par mégarde, M. Bondois avec.

Rentrée dans le salon, elle s'accroupit devant la cheminée et fit un feu de papier dans lequel elle jeta les trois photographies de Chevalier. Elle les regarda flamber, et quand les trois cartes, tordues et noircies, se furent envolées sans forme ni matière, elle respira largement. Elle croyait bien, cette fois, avoir ôté au mort jaloux la substance de ses apparitions et s'être délivrée de l'obsession.

En reprenant son bougeoir, elle vit M. Bondois dont le nez disparaissait sous un rond de cire blanche. Ne sachant qu'en faire, elle le jeta en riant dans la cheminée encore flambante.

Rentrée dans sa chambre, elle se mit devant sa glace et serra sa chemise sur elle, pour marquer ses formes. Une réflexion, qui lui traversait parfois la tête, s'y arrêta cette fois un peu plus longtemps qu'à l'ordinaire. Elle se disait à elle-même:

—Pourquoi est-on faite comme ça, avec une tête, des bras, des jambes, des mains, des pieds, une poitrine, un ventre? Pourquoi comme ça et pas autrement? C'est drôle!

En cet instant, la forme humaine lui apparaissait arbitraire, bizarre, étrange. Mais son étonnement cessa vite. Et, se regardant, elle se plut. Elle avait d'elle un goût vif et profond. Elle découvrit ses seins, les tint délicatement sur le creux de ses mains, les contempla dans la glace avec tendresse, comme s'ils eussent été non pas d'elle, mais à elle, comme deux êtres animés, comme une couple de colombes.

Après leur avoir souri, elle se recoucha. Se réveillant à une heure tardive de la matinée, elle éprouva une seconde de surprise d'être couchée seule. Parfois, en songe, elle se dédoublait et, sentant sa propre chair, rêvait qu'elle recevait les caresses d'une femme.

XIX

La répétition générale de la Grille était annoncée pour deux heures. Dès une heure, le docteur Trublet avait pris sa place accoutumée dans la loge de Nanteuil.

Félicie, aux mains de madame Michon, reprochait à son docteur de ne rien lui dire. Mais c'est elle qui, préoccupée, l'esprit tendu sur le rôle qu'elle allait jouer, n'écoutait pas. Elle recommanda qu'on ne laissât entrer personne dans la loge. Pourtant elle reçut avec plaisir Constantin Marc, se trouvant en sympathie avec lui.

Il était très ému. Pour cacher son trouble, il affectait de parler de ses bois du Vivarais, il commençait des histoires de chasse et des contes de paysans, qu'il n'achevait pas.

—J'ai le trac, dit Nanteuil. Et vous, monsieur Marc, est-ce que vous ne sentez pas des coups dans l'estomac?

Il se défendit d'éprouver aucune émotion.

Elle insista:

—Avouez que vous voudriez bien que ce soit fini.

—Eh bien, puisque vous y tenez, peut-être que j'aimerais mieux que ce fût fini.

Sur quoi, le docteur Socrate, d'un air simple et d'une voix tranquille, lui adressa cette parole interrogative:

—Ne pensez-vous pas que ce qui doit s'accomplir ne soit déjà accompli et n'ait été de tout temps accompli?

Et, sans attendre de réponse, il ajouta:

—Si les phénomènes du monde parviennent successivement à notre connaissance, nous n'en devons pas conclure qu'ils sont en réalité successifs, et nous avons encore moins de raisons de croire qu'ils se produisent au moment où nous les percevons.

—C'est évident, dit Constantin Marc, qui n'avait pas écouté.

—L'univers, poursuivit le docteur, nous apparaît sans cesse imparfait, et nous avons l'illusion qu'il s'achève sans cesse. Comme nous percevons les phénomènes successivement, nous croyons qu'en effet ils succèdent les uns aux autres. Nous nous imaginons que ceux que nous ne voyons plus sont passés et que ceux que nous ne voyons pas encore sont futurs. Mais on peut concevoir des êtres construits de telle façon qu'ils découvrent simultanément ce qui pour nous est le passé et l'avenir. On en peut concevoir qui perçoivent les phénomènes dans un ordre rétrograde et les voient se dérouler de notre futur à notre passé. Des animaux disposant de l'espace autrement que nous et capables, par exemple, de se mouvoir avec une vitesse plus grande que celle de la lumière, se feraient de la succession des phénomènes une idée très différente de celle que nous en avons.

—Pourvu qu'aujourd'hui Durville ne me fasse pas de blagues en scène! s'écria Félicie pendant que madame Michon lui passait ses bas sous sa jupe.

Constantin Marc l'assura que Durville n'y songeait même pas et il la supplia de ne pas s'inquiéter.

Et le docteur Socrate reprit sa démonstration.

—Nous-mêmes, par une nuit claire, le regard sur l'Épi de la Vierge, qui palpite à la cime d'un peuplier, nous voyons à la fois ce qui fut et ce qui est. Et l'on peut dire également que nous voyons ce qui est et ce qui sera. Car, si l'étoile, telle qu'elle nous apparaît, est le passé par rapport à l'arbre, l'arbre est l'avenir par rapport à l'étoile. Cependant l'astre qui, de loin, nous montre son petit visage de feu, non tel qu'il est aujourd'hui, mais tel qu'il était lors de notre jeunesse, peut-être même avant notre naissance, et le peuplier, dont les jeunes feuilles tremblent dans l'air frais du soir, se rejoignent en nous dans un même moment du temps et nous sont présents l'un et l'autre à la fois. Nous disons d'une chose qu'elle est dans le présent quand nous la percevons précisément. Nous disons qu'elle est dans le passé lorsque nous n'en gardons qu'une image indistincte. Une chose fût-elle accomplie depuis des millions d'années, si nous en recevons une impression aussi forte que possible, ce ne sera pas pour nous une chose passée: elle nous sera présente. L'ordre dans lequel roulent les choses dans les abîmes de l'univers nous est inconnu. Nous ne connaissons que l'ordre de nos perceptions. Croire que l'avenir n'est pas, parce que nous ne le connaissons pas, c'est croire qu'un livre est inachevé parce que nous n'avons pas fini de le lire.

Ici le docteur s'arrêta un moment. Et Nanteuil, dans le silence, entendit battre son cœur. Elle s'écria:

—Continuez, mon bon Socrate, continuez, je vous en prie. Si vous saviez comme vous me faites du bien en causant!... Vous pensez que je n'écoute pas un mot de ce que vous dites. Mais de vous entendre dire des choses lointaines, ça me distrait; ça me fait sentir qu'il n'y a pas que mon entrée; ça m'empêche de m'enfoncer dans le trou noir... Dites n'importe quoi, mais ne vous arrêtez pas...

Le sage Socrate, qui sans doute avait prévu la bonne influence que sa parole exerçait sur la comédienne, poursuivit son discours:

—L'univers se construit aussi fatalement qu'un triangle dont un côté et deux angles sont donnés. Les choses futures sont déterminées. Elles sont dès lors terminées. Elles sont comme si elles existaient. Elles existent déjà. Elles existent si bien que nous les connaissons en partie. Et, si cette partie est infime par rapport à leur immensité, elle est en proportion très appréciable avec la partie que nous pouvons connaître des choses accomplies. Il nous est permis de dire que, pour nous, l'avenir n'est pas beaucoup plus obscur que le passé. Nous savons que les générations succéderont aux générations dans le travail, la joie et la souffrance. J'étends mes regards par delà la durée de la race humaine. Je vois les constellations changer lentement dans le ciel leurs formes, qui semblaient immuables; je regarde le chariot dételer son antique attelage, le bouclier d'Orion se rompre, Sirius s'éteindre. Nous savons que le soleil se lèvera demain et que longtemps encore, dans les nuées épaisses ou les vapeurs légères, il se lèvera tous les matins.

Adolphe Meunier entra discrètement sur la pointe des pieds.

Le docteur lui serra la main:

—Bonjour, monsieur Meunier. Nous voyons la nouvelle lune du mois prochain. Nous ne la voyons pas aussi distinctement que la nouvelle lune de cette nuit, parce que nous ne savons pas dans quel ciel gris ou roux elle montrera son derrière de vieille casserole sur mon toit, parmi les tuyaux coiffés de chapeaux pointus et de capotes romantiques, aux regards des chats amoureux. Mais ce lever de la lune prochaine, si nous étions assez savants pour le connaître d'avance dans ses moindres circonstances, toutes nécessaires, nous nous ferions une idée aussi nette de la nuit dont je parle que de celle où nous sommes: l'une et l'autre nous seraient également présentes.

»La connaissance que nous avons des faits est l'unique raison qui nous porte à croire à leur réalité. Nous connaissons certains faits à venir. Nous devons donc les tenir pour réels. Et s'ils sont réels, ils sont réalisés. Ainsi donc il est croyable, mon cher Constantin Marc, que votre pièce est jouée, depuis mille ans, ou depuis une demi-heure, ce qui revient absolument au même. Il est croyable que nous sommes tous morts depuis longtemps. Pensez-le, et vous serez tranquille.

Constantin Marc, qui avait très mal suivi ces raisons et qui n'en sentait ni l'à-propos ni la convenance, répondit un peu agacé que tout cela était dans Bossuet.

—Dans Bossuet! s'écria le docteur outré, je vous défie bien d'y trouver rien de semblable. Bossuet n'avait aucune philosophie.

Nanteuil se tourna vers le docteur. Elle était coiffée d'un grand bonnet de linon, à haute coiffe arrondie, serré sur la tête par un large ruban bleu et dont les barbes descendant en étages lui ombrageaient le front et les joues. Elle s'était changée en une blonde ardente. Des cheveux roux lui tombaient en boucles sur les épaules. Sur son sein se croisait un fichu d'organdi pris dans une large ceinture violette. Sa jupe blanche rayée de rose, coulant comme mouillée de la taille un peu haute, la faisait paraître très longue. Et elle apparaissait en figure de rêve.

—Delage aussi, dit-elle, fait de sales blagues: savez-vous celle qu'il a faite à Marie-Claire? Ils jouaient tous les deux dans les Femmes savantes. En scène, il lui a mis un œuf dans la main. Elle n'a pas pu s'en débarrasser de tout l'acte.

A l'appel de l'avertisseur, elle descendit, suivie de Constantin Marc. Ils entendaient le bruit de la salle, la rumeur du monstre, et il leur semblait qu'ils entraient dans la gueule ardente de la bête apocalyptique.

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