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Histoire de France 1305-1364 (Volume 4/19)

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Charles le Bel ne profita pas de cette révolution. Lui-même il mourut presque en même temps qu'Édouard, ne laissant qu'une fille. Un cousin succéda. Toute cette belle famille de princes qui avaient siégé près de leur père au concile de Vienne était éteinte, conformément à ce qu'on racontait des malédictions de Boniface.(Retour à la Table des Matières)

LIVRE VI.

CHAPITRE PREMIER.

L'ANGLETERRE — PHILIPPE DE VALOIS

1328-1349.

Cette mémorable époque, qui met l'Angleterre si bas et la France d'autant plus haut, présente néanmoins dans les deux pays deux événements analogues. En Angleterre, les barons ont renversé Édouard II. En France, le parti féodal met sur le trône la branche féodale des Valois.

Le jeune roi d'Angleterre, petit-fils de Philippe le Bel par sa mère, après avoir d'abord réclamé, vient faire hommage à Amiens. Mais l'Angleterre humiliée n'en a pas moins en elle les éléments de succès qui vont bientôt la faire prévaloir sur la France.

Le nouveau gouvernement anglais, intimement lié avec la Flandre, appelle à lui les étrangers. Il renouvelle la charte commerciale qu'Édouard Ier avait accordée aux marchands de toute nation. La France, au contraire, ne peut prendre part au mouvement nouveau du commerce. Un mot sur cette grande révolution. Elle explique seule les événements qui vont suivre. Le secret des batailles de Créci, de Poitiers est au comptoir des marchands de Londres, de Bordeaux et de Bruges.

En 1291, la Terre sainte est perdue, l'âge des croisades fini. En 1298, le Vénitien Marco Polo, le Christophe Colomb de l'Asie, dicte la relation d'un voyage, d'un séjour de vingt ans à la Chine et au Japon[202]. Pour la première fois, on apprend qu'à douze mois de marche au delà de Jérusalem, il y a des royaumes, des nations policées. Jérusalem n'est plus le centre du monde, ni celui de la pensée humaine. L'Europe perd la Terre sainte; mais elle voit la terre.

En 1321 paraît le premier ouvrage d'économie politique commerciale: Secreta fidelium crucis[203], par le Vénitien Sanuto.—Vieux titre, pensée nouvelle. L'auteur propose contre l'Égypte, non pas une croisade, mais plutôt un blocus commercial et maritime[204]. Ce livre est bizarre dans la forme. Le passage des idées religieuses à celles du commerce s'accomplit gauchement. Le Vénitien, qui peut-être ne veut que rendre à Venise ce qu'elle a perdu par le retour des Grecs à Constantinople, donne d'abord tous les textes sacrés qui recommandent au bon chrétien la conquête de Jérusalem; puis le catalogue raisonné des épices dont la Terre sainte est l'entrepôt: poivre, encens, gingembre; il qualifie les denrées et les cotes article par article. Il calcule avec une précision admirable les frais de transport[205], etc.

Une grande croisade commence en effet dans le monde, mais d'un genre tout nouveau. Celle-ci, moins poétique, n'est pas en quête de la sainte lance, du Graal, ni de l'empire de Trébizonde. Si nous arrêtons un vaisseau en mer, nous n'y trouverons plus un cadet de France qui cherche un royaume[206], mais plutôt quelque Génois ou Vénitien qui nous débitera volontiers du sucre et de la cannelle. Voilà le héros du monde moderne; non moins héros que l'autre; il risquera pour gagner un sequin autant que Richard Cœur-de-Lion pour Saint-Jean-d'Acre. Le croisé du commerce a sa croisade en tous sens, sa Jérusalem partout.

La nouvelle religion, celle de la richesse, la foi en l'or, a ses pèlerins, ses moines, ses martyrs. Ceux-ci osent et souffrent, comme les autres. Ils veillent, ils jeûnent, ils s'abstiennent. Ils passent leurs belles années sur les routes périlleuses, dans les comptoirs lointains, à Tyr, à Londres, à Novogorod. Seuls et célibataires, enfermés dans des quartiers fortifiés, ils couchent en armes sur leurs comptoirs, parmi leurs dogues énormes[207]; presque toujours pillés hors des villes, dans les villes souvent massacrés.

Ce n'était pas chose facile de commercer alors. Le marchand qui avait navigué heureusement d'Alexandrie à Venise, sans mauvaise rencontre, n'avait encore rien fait. Il lui fallait, pour vendre à bon profit, s'enfoncer dans le Nord. Il fallait que la marchandise s'acheminât, par le Tyrol, par les rives agrestes du Danube, vers Augsbourg ou Vienne; qu'elle descendît sans encombre entre les forêts sombres et les sombres châteaux du Rhin; qu'elle parvînt à Cologne, la ville sainte. C'était là que le marchand rendait grâce à Dieu[208]. Là se rencontraient le Nord et le Midi; les gens de la Hanse y traitaient avec les Vénitiens.—Ou bien encore, il appuyait à gauche. Il pénétrait en France, sur la foi du bon comte de Champagne. Il déballait aux vieilles foires de Troyes, à celles de Lagny, de Bar-sur-Aube, de Provins[209]. De là, en peu de journées, mais non sans risque, il pouvait atteindre Bruges, la grande station des Pays-Bas, la ville aux dix-sept nations[210].

Mais cette route de France ne fut plus tenable, lorsque Philippe le Bel, devenu, par sa femme, maître de la Champagne, porta ses ordonnances contre les Lombards, brouilla les monnaies, se mêla de régler l'intérêt qu'on payait aux foires[211]. Puis vint Louis le Hutin, qui mit des droits sur tout ce qui pouvait s'acheter ou se vendre. Cela suffisait pour fermer les comptoirs de Troyes. Il n'avait pas besoin d'interdire, comme il fit, tout trafic «avec les Flamands, les Génois, les Italiens et les Provençaux.»

Plus tard, le roi de France s'aperçut qu'il avait tué sa poule aux œufs d'or. Il abaissa les droits, rappela les marchands[212]. Mais il leur avait lui-même enseigné à prendre une autre route. Ils allèrent désormais en Flandre par l'Allemagne ou par mer. Ce fut pour Venise l'occasion d'une navigation plus hardie, qui, par l'Océan, la mit en rapport direct avec les Flamands et les Anglais.

Le royaume de France, dans sa grande épaisseur, restait presque impénétrable au commerce. Les routes étaient trop dangereuses, les péages trop nombreux. Les seigneurs pillaient moins; mais les agents du roi les avaient remplacés. Pillé comme un marchand, était un mot proverbial[213]. La main royale couvrait tout; mais on ne la sentait guère que par la griffe du fisc. Si l'ordre venait, c'était par saisie universelle. Le sel, l'eau, les rivières, les forêts, les gués, les défilés, rien n'échappait à l'ubiquité fiscale.

Tandis que les monnaies variaient continuellement en France, elles changeaient peu en Angleterre. Le roi de France avait échoué dans l'entreprise d'établir l'uniformité des mesures. C'est un des principaux articles de la charte que le roi d'Angleterre accorda aux étrangers. Dans cette charte, le roi déclare qu'il a grande sollicitude des marchands qui visitent ou habitent l'Angleterre, Allemands, Français, Espagnols, Portugais, Navarrais, Lombards, Toscans, Provençaux, Catalans, Gascons, Toulousains, Cahorcins, Flamands, Brabançons, et autres. Il leur assure protection, bonne et prompte justice, bon poids, bonne mesure. Les juges qui feront tort à un marchand seront punis, même après l'avoir indemnisé. Les étrangers auront un juge à Londres, pour leur rendre justice sommaire. Dans les causes où ils seront intéressés, le jury sera mi-parti d'Anglais et d'hommes de leur nation[214].

Même avant cette charte les étrangers affluaient en Angleterre. Lorsqu'on voit quel essor le commerce y avait pris dès le XIIIe siècle, on s'étonne peu qu'au XIVe un marchand anglais ait invité et traité cinq rois[215]. Les historiens du moyen âge parlent du commerce anglais comme on pourrait faire aujourd'hui.

«Ô Angleterre, les vaisseaux de Tharsis, vantés dans l'Écriture, pouvaient-ils se comparer aux tiens?... Les aromates t'arrivent des quatre climats du monde. Pisans, Génois et Vénitiens t'apportent le saphir et l'émeraude que roulent les fleuves du Paradis. L'Asie pour la pourpre, l'Afrique pour le baume, l'Espagne pour l'or, l'Allemagne pour l'argent, sont tes humbles servantes. La Flandre, ta fileuse, t'a tissu de ta laine des habits précieux. La Gascogne te verse ses vins. Les îles de l'Ourse aux Hyades, toutes, elles t'ont servi... Plus heureuse, toutefois, par ta fécondité; les flancs des nations la bénissent, réchauffés des toisons de tes brebis[216]

La laine et la viande, c'est ce qui a fait primitivement l'Angleterre et la race anglaise. Avant d'être pour le monde la grande manufacture des fers et des tissus, l'Angleterre a été une manufacture de viande. C'est de temps immémorial un peuple éleveur et pasteur, une race nourrie de chair. De là cette fraîcheur de teint, cette beauté, cette force. Leur plus grand homme, Shakespeare, fut d'abord un boucher.

Qu'on me permette, à cette occasion, d'indiquer ici une impression personnelle.

J'avais vu Londres et une grande partie de l'Angleterre et de l'Écosse; j'avais admiré plutôt que compris. Au retour seulement, comme j'allais d'York à Manchester, coupant l'île dans sa largeur, alors enfin j'eus une véritable intuition de l'Angleterre. C'était au matin, par un froid brouillard; elle m'apparaissait non plus seulement environnée, mais couverte, noyée de l'Océan. Un pâle soleil colorait à peine moitié du paysage. Les maisons neuves en briques rouges auraient tranché durement sur le gazon vert, si la brume flottante n'eût pris soin d'harmoniser les teintes. Par-dessus les pâturages, couverts de moutons, flambaient les rouges cheminées des usines. Pâturage, labourage, industrie, tout était là dans un étroit espace, l'un sur l'autre, nourri l'un par l'autre; l'herbe vivant de brouillard, le mouton d'herbe, l'homme de sang.

Sous ce climat absorbant, l'homme, toujours affamé, ne peut vivre que par le travail. La nature l'y contraint. Mais il le lui rend bien; il la fait travailler elle-même; il la subjugue par le fer et le feu. Toute l'Angleterre halète de combat. L'homme en est comme effarouché. Voyez cette face rouge, cet air bizarre... On le croirait volontiers ivre. Mais sa tête et sa main sont fermes. Il n'est ivre que de sang et de force. Il se traite comme sa machine à vapeur, qu'il charge et nourrit à l'excès, pour en tirer tout ce qu'elle peut rendre d'action et de vitesse.

Au moyen âge, l'Anglais était à peu près ce qu'il est, trop nourri, poussé à l'action, et guerrier faute d'industrie.

L'Angleterre, déjà agricole, ne fabriquait pas encore. Elle donnait la matière; d'autres l'employaient. La laine était d'un côté du détroit, l'ouvrier de l'autre. Le boucher anglais, le drapier flamand, étaient unis, au milieu des querelles des princes, par une alliance indissoluble. La France voulut la rompre, et il lui en coûta cent ans de guerre. Il s'agissait pour le roi de la succession de France, pour le peuple de la liberté du commerce, du libre marché des laines anglaises. Assemblées autour du sac de laine, les communes marchandaient moins les demandes du roi, elles lui votaient volontiers des armées.

Le mélange d'industrialisme et de chevalerie donne à toute cette histoire un aspect bizarre. Ce fier Édouard III qui sur la Table ronde a juré le héron de conquérir la France[217], cette chevalerie gravement folle qui, par suite d'un vœu, garde un œil couvert de drap rouge[218], ils ne sont pas tellement fous qu'ils servent à leur frais. La simplicité des croisades n'est point de cet âge. Ces chevaliers au fond sont les agents mercenaires, les commis voyageurs des marchands de Londres et de Gand. Il faut qu'Édouard s'humanise, qu'il mette bas l'orgueil, qu'il tâche de plaire aux drapiers et aux tisserands, qu'il donne la main à son compère, le brasseur Artevelde, qu'il harangue le populaire du haut du comptoir d'un boucher[219].

Les nobles tragédies du XIVe siècle ont leur partie comique. Dans les plus fiers chevaliers, il y a du Falstaff. En France, en Italie, en Espagne, dans les beaux climats du Midi, les Anglais se montrent non moins gloutons que vaillants. C'est l'Hercule bouphage. Ils viennent, à la lettre, manger le pays. Mais, en représailles, ils sont vaincus par les fruits et les vins. Leurs princes meurent d'indigestion, leurs armées de dysenterie.

Lisez après cela Froissart, ce Walter Scott du moyen âge; suivez-le dans ses éternels récits d'aventures et d'apertises d'armes. Contemplez dans nos musées ces lourdes et brillantes armures du XIVe siècle... Ne semble-t-il pas que ce soit la dépouille de Renaud ou de Roland?... Ces épaisses cuirasses pourtant, ces forteresses mouvantes d'acier, font surtout honneur à la prudence de ceux qui s'en affublaient... Toutes les fois que la guerre devient métier et marchandise, les armes défensives s'alourdissent ainsi. Les marchands de Carthage, ceux de Palmyre, n'allaient pas autrement à la guerre[220].

Voilà l'étrange caractère de ce temps, guerrier et mercantile. L'histoire d'alors est épopée et conte, roman d'Arthur, farce de Patelin. Toute l'époque est double et louche. Les contrastes dominent; partout prose et poésie se démentant, se raillant l'une l'autre. Les deux siècles d'intervalle entre les songes de Dante et les songes de Shakespeare, font eux-mêmes l'effet d'un songe. C'est le Rêve d'une nuit d'été, où le poète mêle à plaisir les artisans et les héros; le noble Thésée y figure à côté du menuisier Bottom, dont les belles oreilles d'âne tournent la tête à Titania.

Pendant que le jeune Édouard III commence tristement son règne par un hommage à la France, Philippe de Valois ouvre le sien au milieu des fanfares. Homme féodal, fils du féodal Charles de Valois, sorti de cette branche amie des seigneurs, il est soutenu par eux. Ces seigneurs et Charles de Valois lui-même avaient pourtant appuyé le droit des femmes à la mort de Louis le Hutin; ils avaient désiré alors que la couronne, traitée comme un fief féminin, passât par mariage à diverses familles et qu'ainsi elle restât faible. Ils oublièrent cette politique lorsque le droit des mâles amena au trône un des leurs, le fils même de leur chef, de Charles de Valois. Ils comptaient bien qu'il allait réparer les injustes violences des règnes précédents; qu'il allait, par exemple, rendre la Franche-Comté et l'Artois à ceux qui les réclamaient en vain depuis si longtemps. Robert d'Artois, croyant avoir enfin cause gagnée, aida puissamment à l'élévation de Philippe.

Le nouveau roi se montra d'abord assez complaisant pour les seigneurs. Il commença par les dispenser de payer leurs dettes[221]. En signe de gracieux avénement et de bonne justice, il fit accrocher à un gibet tout neuf le trésorier de son prédécesseur[222]. C'était, nous l'avons dit, l'usage de ce temps. Mais comme un roi vraiment justicier est le protecteur naturel des faibles et des affligés, Philippe accueillit le comte de Flandre, malmené par les gens de Bruges, tout ainsi que Charles le Bel avait consolé la bonne reine Isabeau.

C'était une fête d'étrenner la jeune royauté par une guerre contre ces bourgeois. Le noblesse suivit le roi de grand cœur. Cependant les gens de Bruges et d'Ypres, quoique abandonnés de ceux de Gand, ne se troublèrent pas. Bien armés et en bon ordre, ils vinrent au-devant, jusqu'à Cassel, qu'ils voulaient défendre (23 août). Les insolents avaient mis sur leur drapeau un coq et cette devise goguenarde:

Quand le coq icy chantera,
Le roy trouvé cy entrera[223].

Ce ne fut pas le cœur qui leur manqua pour tenir leur parole, mais la persistance et la patience. Pendant que les deux armées étaient en présence et se regardaient, les Flamands sentaient que leurs affaires étaient en souffrance, que les métiers d'Ypres ne battaient pas, que les ballots attendaient sur le marché de Bruges. L'âme de ces marchands était restée au comptoir. Chaque jour, à la fumée de leurs villages incendiés, ils calculaient et ce qu'ils perdaient et ce qu'ils manquaient à gagner. Ils n'y tinrent plus, ils voulurent en finir par une bataille. Leur chef Zanekin (Petit Jean) s'habille en marchand de poisson, et va voir le camp français. Personne n'y songeait à l'ennemi. Les seigneurs en belles robes causaient, se conviaient, se faisaient des visites. Le roi dînait, lorsque les Flamands fondent sur le camp, renversent tout, et percent jusqu'à la tente royale[224]. Même précipitation des Flamands qu'à Mons-en-Puelle, même imprévoyance du côté des Français. La chose ne tourna pas mieux pour les premiers. Ces gros Flamands, soit brutal orgueil de leur force, soit prudence des marchands, ou ostentation de richesse, s'étaient avisés de porter à pied de lourdes cuirasses de cavaliers. Ils étaient bien défendus, il est vrai, mais ils bougeaient à peine. Leurs armures suffisaient pour les étouffer. On en jeta treize mille par terre, et le comte, rentrant dans ses États, en fit périr dix mille en trois jours.

C'était certainement alors un grand roi que le roi de France. Il venait de replacer la Flandre dans sa dépendance. Il avait reçu l'hommage du roi d'Angleterre pour ses provinces françaises. Ses cousins régnaient à Naples et en Hongrie. Il protégeait le roi d'Écosse. Il avait autour de lui comme une cour de rois, ceux de Navarre, de Majorque, de Bohême, souvent celui d'Écosse. Le fameux Jean de Bohême, de la maison de Luxembourg, dont le fils fut empereur sous le nom de Charles IV, déclarait ne pouvoir vivre qu'à Paris, le séjour le plus chevaleresque du monde. Il voltigeait par toute l'Europe, mais revenait toujours à la cour du grand roi de France. Il y avait là une fête éternelle, toujours des joutes, des tournois, la réalisation des romans de chevalerie, le roi Arthur et la Table ronde.

Pour se figurer cette royauté, il faut voir Vincennes, le Windsor des Valois. Il faut le voir non tel qu'il est aujourd'hui, à demi rasé; mais comme il était quand ses quatre tours, par leurs ponts-levis, vomissaient aux quatre vents[225] les escadrons panachés, blasonnés, des grandes armées féodales, lorsque quatre rois, descendant en lice, joutaient par-devant le roi très-chrétien; lorsque cette noble scène s'encadrait dans la majesté d'une forêt, que des chênes séculaires s'élevaient jusqu'aux créneaux, que les cerfs bramaient la nuit au pied des tourelles, jusqu'à ce que le jour et le cor vinssent les chasser dans la profondeur des bois... Vincennes n'est plus rien, et pourtant, sans parler du donjon, je vois d'ici la petite tour de l'horloge qui n'a pas moins encore de onze étages d'ogives.

Au milieu de toute cette pompe féodale, qui charmait les seigneurs, ils eurent bientôt lieu de s'apercevoir que le fils de leur ami Charles de Valois ne régnerait pas autrement que les fils de Philippe le Bel. Ce règne chevaleresque commença par un ignoble procès; le château royal fut bientôt un greffe, où l'on comparait des écritures et jugeait des faux. Le procès n'allait pas à moins qu'à perdre et déshonorer un des grands barons, un prince du sang, celui même qui avait le plus contribué à l'élévation de Philippe, son cousin, son beau-frère, Robert d'Artois. On vit en ce procès ce qu'il y avait de plus humiliant pour les grand seigneurs, un des leurs faussaire et sorcier. Ces deux crimes appartiennent proprement à ce siècle. Mais il manquait jusque-là de les trouver dans un chevalier, dans un homme de ce rang.

Robert se plaignait depuis vingt-six ans d'avoir été supplanté dans la possession de l'Artois par Mahaut, sœur cadette de son père, femme du comte de Bourgogne. Philippe le Bel avait soutenu Mahaut et les deux filles de Mahaut, qu'avaient épousées ses fils avec cette dot magnifique de l'Artois et de la Franche-Comté[226]. À la mort de Louis le Hutin, Robert, profitant de la réaction féodale, se jeta sur l'Artois. Mais il fallut qu'il lâchât prise. Philippe le Long marchait contre lui. Il attendit donc que tous les fils de Philippe le Bel fussent morts, qu'un fils de Charles de Valois parvînt au trône. Personne n'eut plus de part que Robert à ce dernier événement[227]. Philippe de Valois, en reconnaissance, lui confia le commandement de l'avant-garde dans la campagne de Flandre, et donna le titre de pairie à son comté de Beaumont. Il avait épousé la sœur du roi, Jeanne de Valois; celle-ci ne se contentait pas d'être comtesse de Beaumont: elle espérait que son frère rendrait l'Artois à son mari. Elle disait que le roi ferait justice à Robert, s'il pouvait produire quelque pièce nouvelle, quelque petite qu'elle fût.

La comtesse Mahaut, avertie du danger, s'empressa de venir à Paris. Mais elle y mourut presque en arrivant. Ses droits passaient à sa fille, veuve de Philippe le Long. Elle mourut trois mois après sa mère[228]. Robert n'avait plus d'adversaire que le duc de Bourgogne, époux de Jeanne, fille de Philippe le Long et petite-fille de Mahaut. Le duc était lui-même frère de la femme du roi. Le roi l'admit à la jouissance du comté; mais en même temps il réservait à Robert le droit de proposer ses raisons[229].

Ni les pièces, ni les témoins, ne manquèrent à Robert. La comtesse Mahaut avait eu pour principal conseiller l'évêque d'Arras. L'évêque étant mort, et laissant beaucoup de biens, la comtesse poursuivit en restitution la maîtresse de l'évêque, une certaine dame Divion, femme d'un chevalier[230]. Celle-ci s'enfuit à Paris avec son mari. Elle y était à peine, que Jeanne de Valois, qui savait qu'elle avait tous les secrets de l'évêque d'Arras, la pressa de livrer les papiers qu'elle pouvait avoir gardés; la Divion prétendit même que la princesse la menaçait de la faire noyer ou brûler. La Divion n'avait point de pièces; elle en fit: d'abord une lettre de l'évêque d'Arras où il demandait pardon à Robert d'Artois d'avoir soustrait les titres. Puis une charte de l'aïeul Robert, qui assurait l'Artois à son père. Ces pièces et d'autres à l'appui furent fabriquées à la hâte par un clerc de la Divion, et elle y plaqua de vieux sceaux. Elle avait eu soin d'envoyer demander à l'abbaye de Saint-Denis quels étaient les pairs à l'époque des actes supposés. À cela près, on ne prit pas de grandes précautions. Les pièces qui existent encore au Trésor des Chartes sont visiblement fausses[231]. À cette époque de calligraphie, les actes importants étaient écrits avec un tout autre soin.

Robert produisait à l'appui de ces pièces cinquante-cinq témoins. Plusieurs affirmaient qu'Enguerrand de Marigny allant à la potence, et déjà dans la charrette, avait avoué sa complicité avec l'évêque d'Arras dans la soustraction des titres.

Robert soutint mal ce roman. Sommé par le procureur du roi, en présence du roi même, de déclarer s'il comptait faire usage de ces pièces équivoques, il dit oui d'abord, et puis non. La Divion avoua tout, ainsi que les témoins. Ces aveux sont extrêmement naïfs et détaillés. Elle dit entre autres choses qu'elle alla au Palais de Justice pour savoir si l'on pouvait contrefaire les sceaux, que la charte qui fournit les sceaux fut achetée cent écus à un bourgeois; que les pièces furent écrites en son hôtel, place Baudoyer, par un clerc qui avait grand'peur, et qui, pour déguiser son écriture, se servit d'une plume d'airain, etc. La malheureuse eut beau dire qu'elle avait été forcée par madame Jeanne de Valois, elle n'en fut pas moins brûlée, au marché aux pourceaux, près la porte Saint-Honoré[232]. Robert, qui était accusé en outre d'avoir empoisonné Mahaut et sa fille, n'attendit pas le jugement. Il se sauva à Bruxelles[233] puis à Londres, près du roi d'Angleterre. Sa femme, sœur du roi, fut comme reléguée en Normandie. Sa sœur, comtesse de Foix, fut accusée d'impudicité, et Gaston, son fils, autorisé à l'enfermer au château d'Orthez. Le roi croyait avoir tout à craindre de cette famille. Robert en effet avait envoyé des assassins pour tuer le duc de Bourgogne, le chancelier, le grand trésorier et quelques autres de ses ennemis[234]. Contre l'assassinat du moins on pouvait se garder; mais que faire contre la sorcellerie? Robert essayait d'envoûter la reine et son fils[235].

Cet acharnement du roi à poursuivre l'un des premiers barons du royaume, à le couvrir d'une honte qui rejaillissait sur tous les seigneurs, était de nature à affaiblir leurs bonnes dispositions pour le fils de Charles de Valois. Les bourgeois, les marchands, devaient être encore bien plus mécontents. Le roi avait ordonné à ses baillis de taxer dans les marchés les denrées et les salaires, de manière à les faire baisser de moitié. Il voulait ainsi payer toutes choses à moitié prix, tandis qu'il doublait l'impôt, refusant de rien recevoir autrement qu'en forte monnaie[236].

L'un des sujets du roi de France, et celui peut-être qui souffrait le plus, c'était le pape. Le roi le traitait moins en sujet qu'en esclave. Il avait menacé Jean XXII de le faire poursuivre comme hérétique par l'Université de Paris. Sa conduite à l'égard de l'Empereur était singulièrement machiavélique: tout en négociant avec lui, il forçait le pape de lui faire une guerre de bulles; il aurait voulu se faire lui-même Empereur. Benoît XII avoua en pleurant aux ambassadeurs impériaux que le roi de France l'avait menacé de le traiter plus mal que ne l'avait été Boniface VIII[237], s'il absolvait l'Empereur. Le même pape se défendit avec peine contre une nouvelle demande de Philippe, qui eût assuré sa toute-puissance et l'abaissement de la papauté. Il voulait que le pape lui donnât pour trois ans la disposition de tous les bénéfices de France, et pour dix le droit de lever les décimes de la croisade par toute la chrétienté[238]. Devenu collecteur de cet impôt universel, Philippe eût partout envoyé ses agents, et peut-être enveloppé l'Europe dans le réseau de l'administration et de la fiscalité française.

Philippe de Valois, en quelques années, avait su mécontenter tout le monde, les seigneurs par l'affaire de Robert d'Artois, les bourgeois et marchands par son maximum et ses monnaies, le pape par ses menaces, la chrétienté entière par sa duplicité à l'égard de l'Empereur et par sa demande de lever dans tous les États les décimes de la croisade.

Tandis que cette grande puissance se minait ainsi elle-même, l'Angleterre se relevait. Le jeune Édouard III avait vengé son père, fait mourir Mortimer, enfermé sa mère Isabeau. Il avait accueilli Robert d'Artois, et refusait de le livrer. Il commençait à chicaner sur l'hommage qu'il avait rendu à la France. Les deux puissances se firent d'abord la guerre en Écosse. Philippe secourut les Écossais, qui n'en furent pas moins battus. En Guyenne, l'attaque fut plus directe. Le sénéchal du roi de France expulsa les Anglais des possessions contestées.

Mais le grand mouvement partit de la Flandre, de la ville de Gand. Les Flamands se trouvaient alors sous un comte tout français, Louis de Nevers, qui n'était comte que par la bataille de Cassel et l'humiliation de son pays. Louis ne vivait qu'à Paris, à la cour de Philippe de Valois. Sans consulter ses sujets, il ordonna que les Anglais fussent arrêtés dans toutes les villes de Flandre. Édouard fit arrêter les Flamands en Angleterre[239]. Le commerce, sans lequel les deux pays ne pouvaient vivre, se trouva rompu tout d'un coup.

Attaquer les Anglais par la Guyenne et par la Flandre, c'était les blesser par leurs côtés les plus sensibles, leur ôter le drap et le vin. Ils vendaient leurs laines à Bruges pour acheter du vin à Bordeaux. D'autre part, sans laine anglaise, les Flamands ne savaient que faire. Édouard, ayant défendu l'exportation des laines, réduisit la Flandre au désespoir et la força de se jeter dans ses bras[240].

D'abord une foule d'ouvriers flamands passèrent en Angleterre. On les y attirait à tout prix. Il n'y a sorte de flatteries, de caresses, qu'on n'employât auprès d'eux. Il est curieux de voir dès ce temps-là jusqu'où ce peuple si fier descend dans l'occasion, lorsque son intérêt le demande. «Leurs habits seront beaux, écrivaient les Anglais en Flandre, leurs compagnes de lit encore plus belles[241].» Ces émigrations, qui continuent pendant tout le XIVe siècle, ont, je crois, modifié singulièrement le génie anglais. Avant qu'elles aient eu lieu, rien n'annonce dans les Anglais cette patience industrieuse que nous leur voyons aujourd'hui. Le roi de France, en s'efforçant de séparer la Flandre et l'Angleterre, ne fit autre chose que provoquer les émigrations flamandes, et fonder l'industrie anglaise.

Cependant la Flandre ne se résigna pas. Les villes éclatèrent. Elles haïssaient le comte de longue date, soit parce qu'il soutenait les campagnes contre le monopole des villes[242], soit parce qu'il admettait les étrangers, les Français, au partage de leur commerce[243].

Les Gantais, qui sans doute se repentaient de n'avoir pas soutenu ceux d'Ypres et de Bruges à la bataille de Cassel, prirent pour chef, en 1337, le brasseur Jacquemart Artevelde. Soutenu par les corps de métiers, principalement par les foulons et ouvriers en drap, Artevelde organisa une vigoureuse tyrannie[244]. Il fit assembler à Gand les gens des trois grandes villes, «et leur montra que sans le roi d'Angleterre ils ne pouvoient vivre. Car toute Flandre estoit fondée sur draperie, et sans laine on ne pouvoit draper. Et pour ce, louoit qu'on teinst le roy d'Angleterre à amy.»

Édouard était un bien petit prince pour s'opposer à cette grande puissance de Philippe de Valois; mais il avait pour lui les vœux de la Flandre et l'unanimité des Anglais. Les seigneurs vendeurs des laines, et les marchands qui en trafiquaient, tous demandaient la guerre. Pour la rendre plus populaire encore, il fit lire dans les paroisses une circulaire au peuple, l'informant de ses griefs contre Philippe et des avances qu'il avait faites inutilement pour la paix[245].

Il est curieux de comparer l'administration des deux rois au commencement de cette guerre. Les actes du roi d'Angleterre deviennent alors infiniment nombreux. Il ordonne que tout homme prenne les armes de seize ans à soixante. Pour mettre le pays à l'abri des flottes françaises et des incursions écossaises, il organise des signaux sur toutes les côtes. Il loue des Gallois et leur donne un uniforme. Il se procure de l'artillerie; il profite le premier de cette grande et terrible invention. Il pourvoit à la marine, aux vivres. Il écrit des menaces aux comtes qui doivent préparer le passage, à l'archevêque de Cantorbéry des consolations et des flatteries pour le peuple: «Le peuple de notre royaume, nous en convenons avec douleur, est chargé jusqu'ici de divers fardeaux, taillages et impositions. La nécessité de nos affaires nous empêche de le soulager. Que votre grâce soutienne donc ce peuple dans la bénignité, l'humilité et la patience[246], etc.»

Le roi de France n'a pas, à beaucoup près, autant de détails à embrasser. La guerre est encore pour lui une affaire féodale. Les seigneurs du Midi obtiennent qu'il leur rende le droit de guerre privée et qu'il respecte leurs justices[247]. Mais en même temps les nobles veulent être payés pour servir le roi; ils demandent une solde, ils tendent la main, ces fiers barons. Le chevalier banneret aura vingt sols par jour, le chevalier dix[248], etc. C'était le pire des systèmes, système tout à la fois féodal et mercenaire, et qui réunissait les inconvénients des deux autres.

Tandis que le roi d'Angleterre renouvelle la charte commerciale qui assure la liberté du négoce aux marchands étrangers, le roi de France ordonne aux Lombards de venir à ses foires de Champagne et prétend leur tracer la route par laquelle ils y viendront[249].

 

Les Anglais partirent pleins d'espérance (1338). Ils se sentaient appelés par toute la chrétienté. Leurs amis des Pays-Bas leur promettaient une puissante assistance. Les seigneurs leur étaient favorables, et Artevelde leur répondait des trois grandes villes. Les Anglais, qui ont toujours cru qu'on pouvait tout faire avec de l'argent, se montrèrent à leur arrivée magnifiques et prodigues. «Et n'épargnoient ni or ni argent, non plus que s'il leur plût des nues, et donnaient grands joyaux aux seigneurs et dames et demoiselles, pour acquérir la louange de ceux et de celles entre qui ils conversoient; et tant faisoient qu'ils l'avoient et étoient prisés de tous et de toutes, et mêmement du commun peuple à qui ils ne donnoient rien, pour le bel état qu'ils menoient[250]

Quelle que fût l'admiration des gens des Pays-Bas pour leurs grands amis d'Angleterre, Édouard trouva chez eux plus d'hésitation qu'il ne s'y attendait. Les seigneurs dirent d'abord qu'ils étaient prêts à le seconder, mais qu'il était juste que le plus considérable, le duc de Brabant, se déclarât le premier. Le duc de Brabant demanda un délai, et finit par consentir. Alors ils dirent au roi d'Angleterre qu'il ne leur fallait plus qu'une chose pour se décider: c'était que l'Empereur défiât le roi de France; car enfin, disaient-ils, nous sommes sujets de l'Empire. Au reste, l'Empereur avait un trop juste sujet de guerre, puisque le Cambrésis, terre d'Empire, était envahi par Philippe de Valois.

L'empereur Louis de Bavière avait d'autres motifs plus personnels pour se déclarer. Persécuté par les papes français, il ne parlait de rien moins que d'aller avec une armée se faire absoudre à Avignon. Édouard alla le trouver à la diète de Coblentz. Dans cette grande assemblée où l'on voyait trois archevêques, quatre ducs, trente-sept comtes, une foule de barons, l'Anglais apprit à ses dépens ce que c'était que la morgue et la lenteur allemandes. L'Empereur voulait d'abord lui accorder la faveur de lui baiser les pieds. Le roi d'Angleterre, par-devant ce suprême juge, se porta pour accusateur de Philippe de Valois. L'Empereur, une main sur le globe, l'autre sur le sceptre, tandis qu'un chevalier lui tenait sur la tête une épée nue, défia le roi de France, le déclara déchu de la protection de l'Empire, et donna gracieusement à Édouard le diplôme de vicaire impérial sur la rive gauche du Rhin. Au reste, ce fut tout ce que l'Anglais put en tirer. L'Empereur réfléchit, eut des scrupules, et au lieu de s'engager dans cette dangereuse guerre de France, il s'achemina vers l'Italie. Mais Philippe de Valois le fit arrêter au passage des Alpes par un fils du roi de Bohême.

Le roi d'Angleterre, revenant avec son diplôme, demanda au duc de Brabant où il pourrait l'exhiber aux seigneurs des Pays-Bas. Le duc assigna pour l'assemblée la petite ville de Herck sur la frontière de Brabant. «Quand tous furent là venus, sachez que la ville fut grandement pleine de seigneurs, de chevaliers, d'écuyers et de toutes autres manières de gens; et la halle de la ville où l'on vendoit pain et chair, qui guères ne valoient, encourtinée de beaux draps comme la chambre du roi; et fut le roi anglois assis, la couronne d'or moult riche et moult noble sur son chef, plus haut cinq pieds que nul des autres, sur un banc d'un boucher, là où il tailloit et vendoit sa chair. Oncques telle halle ne fut à si grand honneur[251]

Pendant que tous les seigneurs rendaient hommage sur ce banc de boucher au nouveau vicaire impérial, le duc de Brabant faisait dire au roi de France de ne rien croire de ce qu'on pouvait dire contre lui. Édouard défiant Philippe en son nom et au nom des seigneurs, le duc déclara qu'il aimait mieux faire porter à part son défi. Enfin, quand Édouard le pria de le suivre devant Cambrai, il lui assura qu'aussitôt qu'il le saurait devant cette ville, il irait l'y retrouver avec douze cents bonnes lances.

Pendant l'hiver, l'argent de France opéra sur les seigneurs des Pays-Bas et d'Allemagne. Leur inertie augmenta encore. Édouard ne put les mettre en mouvement avant le mois de septembre (1339). Cambrai se trouva mieux défendu qu'on ne le croyait. La saison était avancée. Édouard leva le siége et rentra en France. Mais, à la frontière, le comte de Hainaut lui dit qu'il ne pouvait le suivre au delà, que tenant des fiefs de l'Empire et de la France, il le servirait volontiers sur terre d'Empire; mais qu'arrivé sur terre de France, il devait obéir au roi, son suzerain, et qu'il l'allait joindre de ce pas pour combattre les Anglais[252].

Parmi ces tribulations, Édouard avançait lentement vers l'Oise, ravageant tout le pays, et retenant avec peine ses alliés mécontents et affamés. Il lui fallait une belle bataille pour le dédommager de tant de frais et d'ennuis. Il crut un instant la tenir. Le roi de France lui-même parut près de la Capelle avec une grande armée. «On y comptait, dit Froissart, onze vingt et sept bannières, cinq cent et soixante pennons, quatre rois (France, Bohême, Navarre, Écosse), six ducs, et trente-six comtes et plus de quatre mille chevaliers, et des communes de France plus de soixante mille.» Le roi de France lui-même demandait la bataille. Édouard n'avait qu'à choisir pour le 2 octobre un champ, une belle place où il n'y eût ni bois, ni marais, ni rivière qui pût avantager l'un ou l'autre parti.

Au jour marqué, lorsque déjà Édouard, monté sur un petit palefroi, parcourait ses batailles et encourageait les siens, les Français avisèrent, disent les Chroniques de Saint-Denis, qu'il était vendredi, et ensuite qu'il y avait un pas difficile entre les deux armées[253]. Selon Froissart: «Ils n'étoient pas d'accord, mais en disoit chacun son opinion, et disoient par estrif (dispute) que ce seroit grand'honte et grand défaut si le roi ne se combattoit, quand il savoit que ses ennemis étoient si près de lui, en son pays, rangés en pleins champs, et les avoit suivis en intention de combattre à eux. Les aucuns des autres disoient à l'encontre que ce seroit grand'folie s'il se combattoit, car il ne savoit que chacun pensoit, ni si point trahison y avoit: car si fortune lui étoit contraire, il mettoit son royaume en aventure de perdre, et si il déconfisoit ses ennemis, pour ce n'auroit-il mie le royaume d'Angleterre, ni les terres des seigneurs de l'Empire, qui avec le roi anglois étoient alliés. Ainsi estrivant (dissertant) et débattant sur ces diverses opinions, le jour passa jusques à grand midi. Environ petite nonne, un lièvre s'en vint trépassant parmi les champs, et se bouta entre les Français, dont ceux qui le virent commencèrent à crier et à huier (appeler) et à faire grand haro; de quoi ceux qui étoient derrière cuidoient que ceux de devant se combattissent, et les plusieurs qui se tenoient en leurs batailles rangés fesoient autel (autant): si mirent les plusieurs leurs bassinets en leurs têtes et prirent leurs glaives. Là il fut fait plusieurs nouveaux chevaliers; et par spécial le comte de Hainaut en fit quatorze, qu'on nomma depuis les chevaliers du Lièvre.—... Avec tout ce et les estrifs (débats) qui étoient au conseil du roi de France, furent apportées en l'ost lettres de par le roi Robert de Sicile, lequel étoit un grand astronomien... si avoit par plusieurs fois jeté ses sorts sur l'état et aventures du roi de France et du roi d'Angleterre, et avoit trouvé en l'astrologie et par expérience que si le roy de France se combattoit au roi d'Angleterre, il convenoit qu'il fust déconfit... Jà de longtemps moult soigneusement avoit envoyé lettres et épistres au roi Philippe, que nullement ils ne se combattissent contre les Anglois là où le corps d'Édouard fut présent[254]

Cette triste expédition avait épuisé les finances d'Édouard. Ses amis, fort découragés, lui conseillèrent de s'adresser à ces riches communes de Flandre qui pouvaient l'aider à elles seules, mieux que tout l'Empire. Les Flamands délibérèrent longuement, et finirent par déclarer que leur conscience ne leur permettait pas de déclarer la guerre au roi de France, leur suzerain. Le scrupule était d'autant plus naturel qu'ils s'étaient engagés à payer deux millions de florins au pape, s'ils attaquaient le roi de France. Artevelde y trouva remède. Pour les rassurer et sur le péché et sur l'argent, il imagina de faire roi de France le roi d'Angleterre[255]. Celui-ci, qui venait de prendre le titre de vicaire impérial, pour gagner les seigneurs des Pays-Bas, se laissa faire roi de France, pour rassurer la conscience des communes de Flandre. Philippe de Valois fit interdire leurs prêtres par le pape; mais Édouard leur expédia des prêtres anglais pour les confesser et les absoudre[256].

La guerre devenait directe. Les deux partis équipèrent de grandes flottes pour garder, pour forcer le passage. Celle des Français, fortifiée de galères génoises, comptait, dit-on, plus de cent quarante gros vaisseaux qui portaient quarante mille hommes; le tout commandé par un chevalier et par le trésorier Bahuchet, «qui ne savait que faire compte.» Cet étrange amiral, qui avait horreur de la mer, tenait toute sa flotte serrée dans le port de l'Écluse. En vain le Génois Barbavara s'efforçait de lui faire entendre qu'il fallait se donner du champ pour manœuvrer. L'Anglais les surprit immobiles et les accrocha. Ce fut une bataille de terre. En six heures, les archers anglais donnèrent la victoire à Édouard. L'apparition des Flamands, qui vinrent occuper le rivage, ôtait tout espoir aux vaincus. Barbavara, qui de bonne heure avait pris le large, échappa seul. Trente mille hommes périrent. Le malencontreux Bahuchet fut pendu au mât de son vaisseau[257]. L'Anglais, qui se disait roi de France, traitait déjà l'ennemi comme rebelle. La France pouvait retrouver trente mille hommes; mais le résultat moral n'était pas moins funeste que celui de la Hogue et de Trafalgar. Les Français perdirent courage du côté de la mer. Le passage du détroit resta libre pour les Anglais pendant plusieurs siècles.

Tout semblait enfin favoriser Édouard. Artevelde, dans son absence, avait amené soixante mille Flamands au secours de son allié, le comte de Hainaut[258]. Cette grosse armée lui donnait espoir de faire enfin quelque chose. Il conduisit tout ce monde, Anglais, Flamands, Brabançons, devant la forte ville de Tournai. Ce berceau de la monarchie en a été plus d'une fois le boulevard. Charles VII a reconnu le dévouement tant de fois prouvé de cette ville, en lui donnant pour armes les armes mêmes de la France.

Philippe de Valois vint au secours; la ville se défendit. Le siége traîna. Cependant les Flamands, ne sachant que faire, allèrent piller Arques à côté de Saint-Omer[259]. Mais voilà que tout à coup la garnison de cette ville fond sur eux, lances baissées, bannières déployées et à grands cris. Les Flamands eurent beau jeter bas leur butin, ils furent poursuivis deux lieues, perdirent dix-huit cents hommes, et rapportèrent leur épouvante dans l'armée. «Or avint une merveilleuse aventure... Car environ heure de minuit que ces Flamands dormoient en leurs tentes, un si grand effroi les prit en dormant que tous se levèrent et abattirent tantost tentes et pavillons, et troussèrent tout sur leurs charriots, en si grande hâte que l'un n'attendoit point l'autre et fuirent tous sans tenir voie... Messire Robert d'Artois et Henri de Flandres s'en vinrent au-devant d'eux et leur dirent: Beaux seigneurs, dites-nous quelle chose il vous faut qui ainsi fuyez... Ils n'en firent compte, mais toujours fuirent, et prit chacun le chemin vers sa maison au plus droit qu'il put. Quand messire Robert d'Artois et Henri de Flandres virent qu'ils n'en auroient autre chose, si firent trousser tout leur harnois et s'en vinrent au siége devant Tournay. Et recordèrent l'aventure des Flamands et dirent les plusieurs qu'ils avoient été enfantosmés[260]

L'Anglais eut beau faire. Toute cette grande guerre des Pays-Bas, dont il croyait accabler la France, vint à rien entre ses mains. Les Flamands n'étaient pas guerriers de leur nature, sauf quelques moments de colère brutale; tout ce qu'ils voulaient, c'était de ne rien payer. Les seigneurs des Pays-Bas voulaient de plus être payés; ils l'étaient des deux côtés et restaient chez eux.

Heureusement pour Édouard, au moment où la Flandre s'éteignait, la Bretagne prit feu[261]. Le pays était tout autrement inflammable. On peut à peine vraiment dire au moyen âge que les Bretons soient jamais en paix. Quand ils ne se battent pas chez eux, c'est qu'ils sont loués pour se battre ailleurs. Sous Philippe le Bel, et jusqu'à la bataille de Cassel, ils suivaient volontiers les armées de nos rois dans les Flandres, pour manger et piller ces riches pays. Mais quand la France, au contraire, fut entamée par Édouard, quand les Bretons n'eurent plus à faire qu'une guerre pauvre, ils restèrent chez eux et se battirent entre eux.

Cette guerre fait le pendant de celles d'Écosse. De même que Philippe le Bel avait encouragé contre Édouard Ier Wallace et Robert Bruce, Édouard III soutint Montfort contre Philippe de Valois. Ce n'est pas seulement ici une analogie historique. Il y a, comme on sait, parenté de race et de langue, ressemblance géographique entre les deux contrées. En Écosse, comme en Bretagne, la partie la plus reculée est occupée par un peuple celtique, la lisière par une population mixte, chargée de garder le pays. Au triste border écossais répondent nos landes de Maine et d'Anjou, nos forêts d'Ille-et-Vilaine. Mais le border est plus désert encore. On peut y voyager des heures entières, au train rapide d'une diligence anglaise, sans rencontrer ni arbre, ni maison; à peine quelques plis de terrain où les petits moutons de Northumberland cherchent patiemment leur vie. Il semble que tout ait brûlé sous le cheval d'Hotspur[262]... On cherche, en traversant ce pays des ballades, qui les a faites ou chantées. Il faut peu de chose pour faire une poésie. Il n'y a pas besoin des lauriers-roses de l'Eurotas; il suffit d'un peu de bruyère de Bretagne, ou du chardon national d'Écosse devant lequel se détournait la charrue de Burns[263].

L'Angleterre trouva dans cette rare et belliqueuse population un outlaw invincible, un Robin Hood éternel... Les gens du border vivaient noblement du bien du voisin. Quand le butin de la dernière expédition était mangé, la dame de la maison servait dans un plat, à son mari, une paire d'éperons, et il partait joyeux... C'étaient d'étranges guerres; la difficulté pour les deux partis était de se trouver. Dans sa grande expédition d'Écosse, Édouard II avança plusieurs jours sous la pluie et parmi les broussailles, sans voir autre armée que de daims et de biches[264]. Il lui fallut promettre une grosse somme à qui lui dirait où était l'ennemi[265]. Les Écossais réunis, dispersés, avec la légèreté d'un esprit, entraient quand ils voulaient en Angleterre; ils avaient peu de cavalerie, mais point de bagages; chaque homme portait son petit sac de grain et une brique où le faire cuire.

Ils ne se contentaient pas de guerroyer en Angleterre. Ils allaient volontiers au loin. On sait l'histoire de ce Douglas qui, chargé par le roi mourant de porter son cœur à Jérusalem, s'en alla par l'Espagne, et dans la bataille lança ce cœur contre les Maures. Mais leur croisade naturelle était en France, c'est-à-dire où ils pouvaient faire le plus de mal aux Anglais. Un Douglas devint comte de Touraine. Il existe encore, dit-on, des Douglas dans la Bresse.

Notre Bretagne eut son border, comme l'Écosse, et aussi ses ballades[266]. Peut-être la vie du soldat mercenaire, qui fut longtemps celle des Bretons au moyen âge, étouffa-t-elle ce génie poétique.

Mais l'histoire seule en Bretagne est une poésie. Il n'est point mémoire d'une lutte si diverse et si obstinée. Cette race de béliers a toujours été heurtant, sans rien trouver de plus dur qu'elle-même. Elle a fait front tour à tour à la France et aux ennemis de la France. Elle repoussa nos rois sous Noménoé, sous Montfort; elle repoussa les Northmans sous Allan Barbetorte, et les Anglais sous Duguesclin.

C'est au border breton, dans les landes d'Anjou, que Robert le Fort se fit tuer par les Northmans, et gagna le trône aux Capets. Là encore, les futurs rois d'Angleterre prirent le nom de Plante-Genêts. Ces bruyères, comme celles de Macbeth, saluèrent les deux royautés.

Le long récit des guerres bretonnes qui renluminent si bien la Chronique de Froissart[267], ces aventures de toutes sortes, coupées de romanesques incidents, font penser à certains paysages abruptes de Bretagne, brusquement variés, pauvres, pierreux, semés parmi le roc de tristes fleurs. Mais il est plus d'une partie dans cette histoire dont le chroniqueur élégant et chevaleresque ne représente pas la sauvage horreur. On ne sent bien l'histoire de Bretagne que sur le théâtre même de ces événements, aux roches d'Auray, aux plages de Quiberon, de Saint-Michel-en-Grève, où le duc fratricide rencontra le moine noir.

Les belles aventures d'amazones, où se plaît Froissart, ces apertises de Jehanne de Montfort qui eut courage d'homme et cœur de lion, ces braves discours de Jeanne Clisson, de Jeanne de Blois, ne disent pas tout sur la guerre de Bretagne. Cette guerre est celle aussi de Clisson le boucher, du dévot et consciencieusement cruel Charles de Blois.

Le duc Jean III, mort sans enfants, laissait une nièce et un frère. La nièce, fille d'un frère aîné, avait épousé Charles de Blois, prince du sang, et elle avait le roi pour elle; la noblesse de la Bretagne française lui était assez favorable[268]. Le frère cadet, Montfort, avait pour lui les Bretons bretonnants[269], et il appela les Anglais. Le roi d'Angleterre, qui, en France, soutenait le droit des femmes, soutint celui des mâles en Bretagne. Le roi de France fut inconséquent en sens opposé.

Singulière destinée que celle des Montfort. Nous l'avons déjà remarqué. Un Montfort avait conseillé à Louis le Gros d'armer les communes de France. Un Montfort conduisit la croisade des Albigeois et anéantit les libertés des villes du midi. Un Montfort introduisit dans le parlement anglais les députés des communes. En voici un autre au XIVe siècle dont le nom rallie les Bretons dans leur guerre contre la France.

L'adversaire de Montfort, Charles de Blois, n'était pas moins qu'un saint, le second qu'ait eu la maison de France. Il se confessait matin et soir, entendait quatre ou cinq messes par jour. Il ne voyageait pas qu'il n'eût un aumônier qui portait dans un pot, du pain, du vin, de l'eau et du feu, pour dire la messe en route[270]. Voyait-il passer un prêtre, il se jetait à bas de cheval dans la boue. Il fit plusieurs fois, pieds nus sur la neige, le pèlerinage de saint Yves, le grand saint breton. Il mettait des cailloux dans sa chaussure, défendait qu'on ôtât la vermine de son cilice, se serrait de trois cordes à nœuds qui lui entraient dans la chair, à faire pitié, dit un témoin. Quand il priait Dieu, il se battait furieusement la poitrine, jusqu'à pâlir et devenir comme vert.

Un jour il s'arrêta à deux pas de l'ennemi et en grand danger, pour entendre la messe. Au siége de Quimper, ses soldats allaient être surpris par la marée: Si c'est la volonté de Dieu, dit-il, la marée ne nous fera rien. La ville, en effet, fut emportée, une foule d'habitants égorgés. Charles de Blois avait d'abord couru à la cathédrale remercier Dieu. Puis il arrêta le massacre.

Ce terrible saint n'avait pitié ni de lui ni des autres. Il se croyait obligé de punir ses adversaires comme rebelles. Lorsqu'il commença la guerre en assiégeant Montfort à Nantes (1342), il lui jeta dans la ville la tête de trente chevaliers. Montfort se rendit, fut envoyé au roi, et contre la capitulation, enfermé à la Tour du Louvre[271]. «La comtesse de Montfort, qui bien avoit courage d'homme et cœur de lion, et étoit en la cité de Rennes, quand elle entendit que son frère étoit pris, en la manière que vous avez ouï, si elle en fut dolente et courroucée, ce peut chacun et doit savoir et penser; car elle pensa mieux que on dut mettre son seigneur à mort que en prison; et combien qu'elle eut grand deuil au cœur, si ne fit-elle mie comme femme déconfortée, mais comme homme fier et hardi, en reconfortant vaillamment ses amis et ses soudoyers; et leur montroit un petit fils qu'elle avoit, qu'on appeloit Jean, ainsi que le père, et leur disoit: «Ah! seigneurs, ne vous déconfortez mie, ni ébahissez pour monseigneur que nous avons perdu; ce n'étoit qu'un seul homme: véez ci mon petit enfant qui sera, si Dieu plaît, son restorier (vengeur), et qui vous fera des biens assez[272].» Assiégée dans Hennebon, par Charles de Blois, elle brûla dans une sortie les tentes des Français, et ne pouvant rentrer dans la ville, elle gagna le château d'Auray; mais bientôt réunissant cinq cents hommes d'armes, elle franchit de nouveau le camp des Français et rentra dans Hennebon «à grand joie et à grand son de trompettes et de nacaires!» Il était temps qu'elle arrivât; les seigneurs parlementaient en face même de la comtesse, quand elle vit arriver le secours qu'elle attendait depuis si longtemps d'Angleterre. «Qui adonc vit la comtesse descendre du châtel à grand' chère, et baiser messire Gautier de Mauny et ses compagnons, les uns après les autres, deux ou trois fois, bien peut dire que c'étoit une vaillante dame[273]

Le roi d'Angleterre vint lui-même vers la fin de cette année au secours de la Bretagne. Le roi de France en approcha avec une armée; il semblait que cette petite guerre de Bretagne allait devenir la grande. Il ne se fit rien d'important. La pénurie des deux rois les condamna à une trêve, où leurs alliés étaient compris; les Bretons seuls restaient libres de guerroyer.

La captivité de Montfort avait fortifié son parti. Philippe prit soin de le raviver encore, en faisant mourir quinze seigneurs bretons qu'il croyait favorables aux Anglais. L'un d'eux, Clisson, prisonnier en Angleterre, y avait été trop bien traité. On dit que le comte de Salisbury, pour se venger d'Édouard qui lui avait débauché sa belle comtesse, dénonça au roi de France le traité secret de son maître et de Clisson[274]. Les Bretons, invités à un tournoi, furent saisis et mis à mort sans jugement. Le frère de l'un d'eux ne fut pas supplicié, mais exposé sur une échelle où le peuple le lapida.

Peu après le roi fit encore mourir, sans jugement, trois seigneurs de Normandie. Il aurait voulu aussi avoir en ses mains le comte d'Harcourt. Mais il échappa, et ne fut pas moins utile aux Anglais que Robert d'Artois.

Jusque-là les seigneurs se faisaient peu scrupule de traiter avec l'étranger. L'homme féodal se considérait encore comme un souverain qui peut négocier à part. La parenté des deux noblesses française et anglaise, communauté de langues (les nobles anglais parlaient encore français), tout favorisait ces rapprochements. La mort de Clisson mit une barrière entre les deux royaumes.

En une même année, l'Anglais perdit Montfort et Artevelde. Artevelde était devenu tout Anglais. Sentant la Flandre lui échapper, il voulait la donner au prince de Galles. Déjà Édouard était à l'Écluse et présentait son fils aux bourgmestres de Gand, de Bruges et d'Ypres. Artevelde fut tué.

Avec toute sa popularité, ce roi de Flandre n'était au fond que le chef des grosses villes, le défenseur de leur monopole. Elles interdisaient aux petites la fabrication de la laine. Une révolte eut lieu à ce sujet dans une de ces dernières. Artevelde la réprima et tua un homme de sa main. Dans l'enceinte même de Gand, les deux corps des drapiers se faisaient la guerre. Les foulons exigeaient des tisseurs ou fabricants de draps une augmentation de salaire. Ceux-ci la refusant, ils se livrèrent un furieux combat. Il n'y avait pas moyen de séparer ces dogues. En vain les prêtres apportèrent sur la place le corps de Notre-Seigneur. Les fabricants, soutenus par Artevelde, écrasèrent les ouvriers (1345)[275]. Artevelde, qui ne se fiait ni aux uns ni aux autres, voulait sortir de sa dangereuse position, céder ce qu'il ne pouvait garder, ou régner encore sous un maître qui aurait besoin de lui et qui le soutiendrait. De rappeler les Français, il n'y avait pas à y songer. Il appelait donc l'Anglais, il courait Bruges et Ypres pour négocier, haranguer. Pendant ce temps, Gand lui échappa.

Quand il y entra, le peuple était déjà ameuté. On disait dans la foule qu'il faisait passer en Angleterre l'argent de Flandre. Personne ne le salua. Il se sauva à son hôtel, et de la croisée essaya en vain de fléchir le peuple. Les portes furent forcée, Artevelde fut tué précisément comme le tribun Rienzi l'était à Rome deux ans après[276].

Édouard avait manqué la Flandre, aussi bien que la Bretagne. Ses attaques aux deux ailes ne réussissaient pas, il en fit une au centre. Celle-ci, conduite par un Normand, Godefroi d'Harcourt, fut bien plus fatale à la France.

Philippe de Valois avait réuni toutes ses forces en une grande armée pour reprendre aux Anglais leurs conquêtes du midi. Cette armée forte, dit-on, de cent mille hommes, reprit en effet Angoulême, et alla se consumer devant la petite place d'Aiguillon. Les Anglais s'y défendirent d'autant mieux que le fils du roi qui conduisait les Français, n'avait point fait de quartier aux autres places.

Si l'on en croyait l'invraisemblable récit de Froissart, le roi d'Angleterre serait parti pour secourir la Guyenne. Puis ramené par le vent contraire, il aurait prêté l'oreille aux conseils de Godefroi d'Harcourt, qui l'engageait à attaquer la Normandie sans défense[277].

Le conseil n'était que trop bon. Tout le pays était désarmé. C'était l'ouvrage des rois eux-mêmes, qui avaient défendu les guerres privées. La population était devenue toute pacifique, toute occupée de la culture ou des métiers. La paix avait porté ses fruits[278]. L'état florissant et prospère où les Anglais trouvèrent le pays, doit nous faire rabattre beaucoup de tout ce que les historiens ont dit contre l'administration royale au XIVe siècle.

Le cœur saigne quand on voit dans Froissart cette sauvage apparition de la guerre dans une contrée paisible déjà riche et industrielle, dont l'essor allait être arrêté pour plusieurs siècles. L'armée mercenaire d'Édouard, ces pillards Gallois, Irlandais, tombèrent au milieu d'une population sans défense; ils trouvèrent les moutons dans les champs, les granges pleines, les villes ouvertes. Du pillage de Caen, ils eurent de quoi charger plusieurs vaisseaux. Ils trouvèrent Saint-Lô et Louviers toutes pleines de draps[279].

Pour animer encore ses gens, Édouard découvrit à Caen, tout à point, un acte[280] par lequel les Normands offraient à Philippe de Valois de conquérir à leurs frais l'Angleterre, à condition qu'elle serait partagée entre eux, comme elle le fut entre les compagnons de Guillaume le Conquérant. Cet acte, écrit dans le pitoyable français qu'on parlait alors à la cour d'Angleterre, est probablement faux. Il fut, par ordre d'Édouard, traduit en anglais, lu partout en Angleterre au prône des églises. Avant de partir, le roi avait chargé les prêcheurs du peuple, les dominicains, de prêcher la guerre, d'en exposer les causes. Peu après (1361), Édouard supprima le français dans les actes publics. Il n'y eut qu'une langue, qu'un peuple anglais. Les descendants des conquérants normands et ceux des Saxons se trouvèrent réconciliés par la haine des nouveaux Normands.

Les Anglais ayant trouvé les ponts coupés à Rouen, remontèrent la rive gauche, brûlant sur leur passage Vernon, Verneuil, et le Pont-de-l'Arche. Édouard s'arrêta à Poissy pour y construire un pont et fêter l'Assomption, pendant que ses gens allaient brûler Saint-Germain, Bourg-la-Reine, Saint-Cloud, et même Boulogne, si près de Paris.

Tout le secours que le roi de France donna à la Normandie, ce fut d'envoyer à Caen le connétable et le comte de Tancarville qui s'y firent prendre. Son armée était dans le Midi à cent cinquante lieues. Il crut qu'il serait plus court d'appeler ses alliés d'Allemagne et des Pays-Bas. Il venait de faire élire empereur le jeune Charles IV, fils de Jean de Bohême. Mais les Allemands chassèrent l'empereur élu, qui vint se mettre à la solde du roi. Son arrivée, celle du roi de Bohême, du duc de Lorraine et autres seigneurs allemands, fit déjà réfléchir les Anglais.

C'était assez de bravades et d'audace. Ils se trouvaient engagés au cœur d'un grand royaume, parmi des villes brûlées, des provinces ravagées, des populations désespérées. Les forces du roi de France grossissaient chaque jour. Il avait hâte de punir les Anglais, qui lui avaient manqué de respect jusqu'à approcher de sa capitale. Les bourgeois de Paris, si bonnes gens jusque-là, commençaient à parler. Le roi ayant voulu démolir les maisons qui touchaient à l'enceinte de la ville, il y eut presque un soulèvement.

Édouard entreprit de s'en aller par la Picardie, de se rapprocher des Flamands qui venaient d'assiéger Béthune, de traverser le Ponthieu, héritage de sa mère. Mais il fallait passer la Somme. Philippe faisait garder tous les ponts, et suivait de près l'ennemi; de si près, qu'à Airaines il trouva la table d'Édouard toute servie et mangea son dîner.

Édouard avait envoyé chercher un gué; ses gens cherchèrent et ne trouvèrent rien. Il était fort pensif, lorsqu'un garçon de la Blanche-Tache se chargea de lui montrer le gué qui porte ce nom. Philippe y avait mis quelques mille hommes; mais les Anglais, qui se sentaient perdus s'ils ne passaient, firent un grand effort et passèrent. Philippe arriva peu après; il n'y avait plus moyen de les poursuivre, le flux remontait la Somme; la mer protégea les Anglais.

La situation d'Édouard n'était pas bonne. Son armée était affamée, mouillée, recrue. Les gens qui avaient pris et gâté tant de butin, semblaient alors des mendiants. Cette retraite rapide, honteuse, allait être aussi funeste qu'une bataille perdue. Édouard risqua la bataille.

Arrivé d'ailleurs dans le Ponthieu, il se sentait plus fort; ce comté au moins était bien à lui: «Prenons ci place de terre, dit-il, car je n'irai plus avant, si aurai vu nos ennemis; et bien y a cause que je les attende; car je suis sur le droit héritage de Madame ma mère, qui lui fut donné en mariage; si le veux défendre et calengier contre mon adversaire Philippe de Valois[281]

Cela dit, il entra en son oratoire, fit dévotement ses prières, se coucha, et le lendemain entendit la messe. Il partagea son armée en trois batailles, et fit mettre pied à terre à ses gens d'armes. Les Anglais mangèrent, burent un coup, puis s'assirent, leurs armes devant eux, en attendant l'ennemi.

Cependant arrivait à grand bruit l'immense cohue de l'armée française[282]. On avait conseillé au roi de France de faire reposer ses troupes, et il y consentait. Mais les grands seigneurs, poussés par le point d'honneur féodal, avançaient toujours à qui serait au premier rang.

Le roi lui-même, quand il arriva et qu'il vit les Anglais: «Le sang lui mua, car il les haïssait... Et dit à ses maréchaux: Faites passer nos Génois devant, et commencez la bataille, au nom de Dieu et de Monseigneur saint Denis.»

Ce n'était pas sans grande dépense que le roi entretenait depuis longtemps des troupes mercenaires. Mais on jugeait avec raison les archers génois indispensables contre les archers anglais. La prompte retraite de Barbavara à la bataille de l'Écluse, avait naturellement augmenté la défiance contre ces étrangers. Les mercenaires d'Italie étaient habitués à se ménager fort dans les batailles. Ceux-ci, au moment de combattre, déclarèrent que les cordes de leurs arcs étaient mouillées et ne pouvaient servir[283]. Ils auraient pu les cacher sous leurs chaperons comme le firent les Anglais.

Le comte d'Alençon s'écria: «On se doit bien charger de cette ribaudaille qui fallit au besoin.» Les Génois ne pouvaient pas faire grand'chose, les Anglais les criblaient de flèches et de balles de fer, lancées par des bombardes. «On eût cru, dit un contemporain, entendre Dieu tonner[284].» C'est le premier emploi de l'artillerie dans une bataille[285].

Le roi de France, hors de lui, cria à ses gens d'armes: «Or tôt, tuez toute cette ribaudaille, car ils nous empêchent la voie sans raison.» Mais pour passer sur le corps aux Génois, les gendarmes rompaient leurs rangs. Les Anglais tiraient à coup sûr dans cette foule, sans craindre de perdre un seul coup. Les chevaux s'effarouchaient, s'emportaient. Le désordre augmentait à tout moment.

Le roi de Bohême, vieux et aveugle, se tenait pourtant à cheval parmi ses chevaliers. Quand ils lui dirent ce qui se passait, il jugea bien que la bataille était perdue. Ce brave prince qui avait passé toute sa vie dans la domesticité de la maison de France, et qui avait du bien au royaume, donna l'exemple, comme vassal et comme chevalier. Il dit aux siens: «Je vous prie et requiers très-spécialement que vous me meniez si avant que je puisse frapper un coup d'épée.» Ils lui obéirent, lièrent leurs chevaux au sien, et tous se lancèrent à l'aveugle dans la bataille. On les retrouva le lendemain gisant autour de leur maître, et liés encore.

Les grands seigneurs de France se montrèrent aussi noblement. Le comte d'Alençon, frère du roi, les comtes de Blois, d'Harcourt, d'Aumale, d'Auxerre, de Sancerre, de Saint-Pol, tous magnifiquement armés et blasonnés, au grand galop, traversèrent les lignes ennemies. Ils fendirent les rangs des archers, et poussèrent toujours, comme dédaignant ces piétons, jusqu'à la petite troupe des gens d'armes anglais. Là se tenait le fils d'Édouard, âgé de treize ans, que son père avait mis à la tête d'une division. La seconde division vint le soutenir et le comte de Warwick, qui craignait pour le petit prince, faisait demander au roi d'envoyer la troisième au secours. Édouard répondit qu'il voulait laisser l'enfant gagner ses éperons, et que la journée fût sienne.

Le roi d'Angleterre, qui dominait toute la bataille de la butte d'un moulin, voyait bien que les Français allaient être écrasés[286]. Les uns avaient trébuché dans le premier désordre parmi les Génois, les autres pénétrant au cœur de l'armée anglaise, se trouvaient entourés. La pesante armure que l'on commençait à porter alors, ne permettait pas aux cavaliers, une fois tombés, de se relever. Les coutilliers de Galles et de Cornouailles venaient avec leurs couteaux, et les tuaient sans merci, quelque grands seigneurs qu'ils fussent. Philippe de Valois fut témoin de cette boucherie. Son cheval avait été tué. Il n'avait plus que soixante hommes autour de lui, mais il ne pouvait s'arracher du champ de bataille. Les Anglais, étonnés de leur victoire, ne bougeaient d'un pas; autrement ils l'eussent pris. Enfin, Jean de Hénaut saisit le cheval du roi par la bride et l'entraîna.

Les Anglais faisant la revue du champ de bataille et le compte des morts, trouvèrent onze princes, quatre-vingts seigneurs bannerets, douze cents chevaliers, trente mille soldats. Pendant qu'ils comptaient, arrivèrent les communes de Rouen et de Beauvais, les troupes de l'archevêque de Rouen et du grand prieur de France. Les pauvres gens qui ne savaient rien de la bataille, venaient augmenter le nombre des morts.

Cet immense malheur ne fit qu'en préparer un plus grand. L'Anglais s'établit en France. Les villes maritimes d'Angleterre, exaspérées par nos corsaires de Calais, donnèrent tout exprès une flotte à Édouard. Douvres, Bristol, Winchelsea, Shoneham, Sandwich, Weymouth, Plymouth, avaient fourni chacune vingt à trente vaisseaux, la seule Yarmouth, quarante-trois[287]. Les marchands anglais, que cette guerre ruinait, avaient fait un dernier et prodigieux effort pour se mettre en possession du détroit. Édouard vint assiéger Calais, s'y établit à poste fixe, pour y vivre ou y mourir. Après les sacrifices qui avaient été faits pour cette expédition, il ne pouvait reparaître devant les communes qu'il ne fût venu à bout de son entreprise. Autour de la ville, il bâtit une ville, des rues, des maisons en charpente, bien fermées, bien couvertes, pour y rester été et hiver[288]. «Et avoit en cette neuve ville du roi toutes choses nécessaires appartenant à un ost (armée), et plus encore, et place ordonnée pour tenir marché le mercredi et le samedi; et là étoient merceries, boucheries, halles de draps et de pain et de toutes autres nécessités, et en recouvroit-on tout aisément pour son argent, et tout ce leur venoit tous les jours, par mer, d'Angleterre et aussi de Flandre...»

L'Anglais, bien établi et en abondance, laissa ceux du dehors et du dedans faire tout ce qu'ils voudraient. Il ne leur accorda pas un combat. Il aimait mieux les faire mourir de faim. Cinq cents personnes, hommes, femmes et enfants, mises hors de la ville par le gouverneur, moururent de misère et de froid, entre la ville et le camp. Tel est du moins le récit de l'historien anglais[289].

Édouard avait pris racine devant Calais. La médiation du pape n'était pas capable de l'en arracher. On vint lui dire que les Écossais allaient envahir l'Angleterre. Il ne bougea pas. Sa persévérance fut récompensée. Il apprit bientôt que ses troupes, encouragées par la reine, avaient fait prisonnier le roi d'Écosse. L'année suivante, Charles de Blois, fut pris de même en assiégeant la Roche-de-Rien. Édouard pouvait croiser les bras, la fortune travaillait pour lui.

Il y avait pour le roi de France une grande et urgente nécessité à secourir Calais[290]. Mais la pénurie était si grande, cette monarchie demi-féodale si inerte et si embarrassée, qu'il ne réussit à se mettre en mouvement qu'au bout de dix mois de siége, lorsque les Anglais étaient fortifiés, retranchés, couverts de palissades, de fossés profonds. Ayant ramassé quelque argent par l'altération des monnaies[291], par la gabelle, par les décimes ecclésiastiques, par la confiscation des biens des Lombards, il s'achemina enfin, avec une grande et grosse armée, comme celle qui avait été battue à Crécy. On ne pouvait arriver jusqu'à Calais, que par les marais ou les dunes. S'enfoncer dans les marais, c'était périr; tous les passages étaient coupés, gardés; pourtant les gens de Tournai emportèrent bravement une tour, sans machines et à la force de leurs bras[292].

Les dunes du côté de Boulogne étaient sous le feu d'une flotte anglaise. Du côté de Gravelines, elles étaient gardées par les Flamands, que le roi ne put gagner. Il leur offrit des monts d'or; de leur rendre Lille, Béthune, Douai; il voulait enrichir leurs bourgmestres, faire de leurs jeunes gens des chevaliers, des seigneurs[293]. Rien ne les toucha. Ils craignaient trop le retour de leur comte, qui, après une fausse réconciliation, venait encore de se sauver de leurs mains[294].

Philippe ne put rien faire. Il négocia, il défia, Édouard resta paisible[295].

Ce fut un terrible désespoir dans la ville affamée, lorsqu'elle vit toutes ces bannières de France, toute cette grande armée, qui s'éloignaient et l'abandonnaient. Il ne restait plus aux gens de Calais qu'à se donner à l'ennemi, s'il voulait bien d'eux. Mais les Anglais les haïssaient mortellement, comme marins, comme corsaires[296]. Pour savoir tout ce qu'il y a d'irritation dans les hostilités quotidiennes d'un tel voisinage, dans cet oblique et haineux regard que les deux côtes se lancent l'une à l'autre, il faut lire les guerres de Louis XIV, les faits et gestes de Jean Bart, la lamentable démolition du port de Dunkerque, la fermeture des bassins d'Anvers.

Il était assez probable que le roi d'Angleterre, qui s'était tant ennuyé devant Calais, qui y était resté un an, qui, en une seule campagne, avait dépensé la somme, énorme alors, de près de dix millions de notre monnaie, se donnerait la satisfaction de passer les habitants au fil de l'épée; en quoi certainement il eût fait plaisir aux marchands anglais. Mais les chevaliers d'Édouard lui dirent nettement que, s'il traitait ainsi les assiégés, ses gens n'oseraient plus s'enfermer dans les places, qu'ils auraient peur des représailles. Il céda et voulut bien recevoir la ville à merci, pourvu que quelques-uns des principaux bourgeois vinssent, selon l'usage, lui présenter les clefs, tête nue, pieds nus, la corde au col.

Il y avait danger pour les premiers qui paraîtraient devant le roi. Mais ces populations des côtes, qui, tous les jours, bravent la colère de l'Océan, n'ont pas peur de celle d'un homme. Il se trouva sur-le-champ, dans cette petite ville dépeuplée par la famine, six hommes de bonne volonté pour sauver les autres. Il s'en présente tous les jours autant et davantage dans les mauvais temps, pour sauver un vaisseau en danger. Cette grande action, j'en suis sûr, se fit tout simplement, et non piteusement, avec larmes et longs discours, comme l'imagine le chapelain Froissart[297].

Il fallut pourtant les prières de la reine et des chevaliers, pour empêcher Édouard de faire pendre ces braves gens. On lui fit comprendre sans doute que ces gens-là s'étaient battus pour leur ville et leur commerce, plutôt que pour le roi ou le royaume. Il repeupla la ville d'Anglais, mais il admit parmi eux plusieurs Calaisiens, qui se tournèrent Anglais, entre autres Eustache de Saint-Pierre, le premier de ceux qui lui avaient apporté les clefs[298].

Ces clefs étaient celles de la France. Calais, devenue anglaise, fut pendant deux siècles une porte ouverte à l'étranger. L'Angleterre fut comme rejointe au continent. Il n'y eut plus de détroit.

Revenons sur ces tristes événements. Cherchons-en le vrai sens. Nous y trouverons quelque consolation. La bataille de Crécy n'est pas seulement une bataille, la prise de Calais n'est pas une simple prise de ville; ces deux événements contiennent une grande révolution sociale. La chevalerie tout entière du peuple le plus chevalier avait été exterminée par une petite bande de fantassins. Les victoires des Suisses sur la chevalerie autrichienne à Morgarten, à Laupen, présentaient un fait analogue, mais elles n'eurent pas la même importance, le même retentissement dans la chrétienté. Une tactique nouvelle sortait d'un état nouveau de la société; ce n'était pas une œuvre de génie ni de réflexion. Édouard III n'était ni un Gustave-Adolphe, ni un Frédéric. Il avait employé les fantassins, faute de cavaliers. Dans les premières expéditions, ses armées se composaient d'hommes d'armes, de nobles et de servants des nobles. Mais les nobles s'étaient lassés de ces longues campagnes. On ne pouvait tenir si longtemps sous le drapeau une armée féodale. Les Anglais, avec leur goût d'émigration, aiment pourtant le home. Il fallait que le baron revînt au bout de quelques mois au baronial hall, qu'il revît ses bois, ses chiens, qu'il chassât le renard[299]. Le soldat mercenaire, tant qu'il n'était pas riche, tant qu'il était sans bas ni chausses, comme ces Irlandais, ces Gallois que louait Édouard, avait moins d'idées de retour. Son home, son foyer, c'était le pays ennemi. Il persistait de grand cœur dans une bonne guerre qui le nourrissait, l'habillait, sans compter les profits. Ceci explique pourquoi l'armée anglaise se trouva peu à peu presque toute de mercenaires, de fantassins.

La bataille de Crécy révéla un secret dont personne ne se doutait, l'impuissance militaire de ce monde féodal, qui s'était cru le seul monde militaire. Les guerres privées des barons, de canton à canton, dans l'isolement primitif du moyen âge, n'avaient pu apprendre cela; les gentilshommes n'étaient vaincus que par des gentilshommes. Deux siècles de défaites pendant les Croisades n'avaient pas fait tort à leur réputation. La chrétienté tout entière était intéressée à se dissimuler les avantages des mécréants. D'ailleurs les guerres se passaient trop loin, pour qu'il n'y eût pas toujours moyen d'excuser les revers; l'héroïsme d'un Godefroi, d'un Richard, rachetait tout le reste. Au XIIIe siècle, lorsque les bannières féodales furent habituées à suivre celle du roi, lorsque, de tant de cours seigneuriales, il s'en fit une seule, éclatante au delà de toutes les fictions des romans, les nobles, diminués en puissance, crurent en orgueil; abaissés en eux-mêmes, ils se sentirent grandis dans leur roi. Ils s'estimèrent plus ou moins selon qu'ils participaient aux fêtes royales. Le plus applaudi dans les tournois était cru, se croyait lui-même, le plus vaillant dans les batailles. Fanfares, regards du roi, œillades des belles dames, tout cela enivrait plus qu'une vraie victoire.

L'enivrement fut tel, qu'ils abandonnèrent sans mot dire à Philippe le Bel leurs frères, les Templiers; ces chevaliers étaient généralement les cadets de la noblesse. Elle fit bon marché des moines chevaliers, tout comme des autres moines ou prêtres. Toujours elle aida les rois contre les papes. Ces décimes arrachés au clergé, sous semblant de croisade ou autre prétexte, les nobles en avaient bonne part[300]. Le temps venait pourtant où le noble, après avoir aidé le roi à manger le prêtre, pourrait aussi avoir son tour.

À Courtrai, les nobles alléguèrent leur héroïque étourderie, le fossé des Flamands. À Mons-en-Puelle, à Cassel, deux faciles massacres relevèrent leur réputation. Pendant plusieurs années, ils accusèrent le roi qui leur défendait de vaincre. À Crécy, ils étaient à même; toute la chevalerie était là réunie, toute bannière flottait au vent, ces fiers blasons, lions, aigles, tours, besans des croisades, tout l'orgueilleux symbolisme des armoiries. En face, sauf trois mille hommes d'armes, c'étaient les va-nu-pieds des communes anglaises, les rudes montagnards de Galles, les porchers de l'Irlande[301]; races aveugles et sauvages, qui ne savaient ni français, ni anglais, ni chevalerie. Ils n'en visèrent pas moins bien aux nobles bannières; ils n'en tuèrent que plus. Il n'y avait pas de langue commune pour prier ou traiter. Le Welsh ou l'Irishman n'entendait pas le baron renversé qui lui offrait de le faire riche: il ne répondait que du couteau.

Malgré la romanesque bravoure de Jean de Bohême et de maint autre, les brillantes bannières furent tachées ce jour-là. D'avoir été traînées, non par le noble gantelet du seigneur, mais par les mains calleuses, c'était difficile à laver. La religion de la noblesse eut dès lors plus d'un incrédule. Le symbolisme armorial perdit tout son effet. On commença à douter que ces lions mordissent, que ces dragons de soie vomissent feu et flammes. La vache de Suisse et la vache de Galles semblèrent aussi de bonnes armoiries.

Pour que le peuple s'avisât de tout cela, il fallut bien du temps, bien des défaites. Crécy ne suffit pas, pas même Poitiers. Cette réprobation des nobles qui s'éleva hardiment après la bataille d'Azincourt, elle est muette encore et respectueuse sous Philippe de Valois. Il n'y a ni plainte, ni révolte; mais souffrance, langueur, engourdissement sous les maux. Peu d'espoir sur terre, guère ailleurs. La foi est ébranlée; la féodalité, cette autre foi, l'est davantage. Le moyen âge avait sa vie en deux idées, l'empereur et le pape. L'empire est tombé aux mains d'un serviteur du roi de France; le pape est dégradé, de Rome à Avignon, valet d'un roi; ce roi vaincu, la noblesse humiliée.

Personne ne disait ces choses, ni même ne s'en rendait bien compte. La pensée humaine était moins révoltée que découragée, abattue et éteinte. On espérait la fin du monde; quelques-uns la fixaient à l'an 1365. Que restait-il, en effet, sinon de mourir?

Les époques d'abattement moral sont celles de grande mortalité. Cela doit être, et c'est la gloire de l'homme qu'il en soit ainsi. Il laisse la vie s'en aller, dès qu'elle cesse de lui paraître grande et divine... «Vitamque perosi projecere animas...» La dépopulation fut rapide dans les dernières années de Philippe de Valois. La misère, les souffrances physiques ne suffiraient pas à l'expliquer; elles n'étaient pas parvenues au point où elles arrivèrent plus tard. Cependant, pour ne citer qu'un exemple, dès l'an 1339, la population d'une seule ville, de Narbonne, avait diminué, en quatre ou cinq ans, de cinq cents familles[302].

Par-dessus cette dépopulation trop lente, vint l'extermination, la grande peste noire, qui d'un coup entassa les morts par toute la chrétienté. Elle commença en Provence, à la Toussaint de l'an 1347. Elle y dura seize mois, et y emporta les deux tiers des habitants. Il en fut de même en Languedoc. À Montpellier, de douze consuls il en mourut dix. À Narbonne, il périt trente mille personnes. En plusieurs endroits, il ne resta qu'un dixième des habitants[303]. L'insouciant Froissart ne dit qu'un mot de cette épouvantable calamité, et encore par occasion. «... Car en ce temps par tout le monde généralement une maladie que l'on clame épidémie couroit, dont bien la tierce partie du monde mourut.»

Le mal ne commença dans le Nord qu'au mois d'août 1348, d'abord à Paris et à Saint-Denis. Il fut si terrible à Paris, qu'il y mourait huit cents personnes par jour, selon d'autres cinq cents[304]. «C'était, dit le Continuateur de Nangis, une effroyable mortalité d'hommes et de femmes, plus encore de jeunes gens que de vieillards, au point qu'on pouvait à peine les ensevelir; ils étaient rarement plus de deux ou trois jours malades, et mouraient comme de mort subite en pleine santé. Tel aujourd'hui était bien portant, qui demain était porté dans la fosse: on voyait se former tout à coup un gonflement à l'aine ou sous les aisselles; c'était signe infaillible de mort... La maladie et la mort se communiquaient par imagination et par contagion. Quand on visitait un malade, rarement on échappait à la mort. Aussi en plusieurs villes, petites et grandes, les prêtres s'éloignaient, laissant à quelques religieux plus hardis le soin d'administrer les malades... Les saintes sœurs de l'Hôtel-Dieu, rejetant la crainte de la mort et le respect humain, dans leur douceur et leur humilité, les touchaient, les maniaient. Renouvelées nombre de fois par la mort, elles reposent, nous devons le croire pieusement, dans la paix du Christ[305]

«Comme il n'y avait alors ni famine, ni manque de vivres, mais au contraire grande abondance, on disait que cette peste venait d'une infection de l'air et des eaux. On accusa de nouveau les juifs; le monde se souleva cruellement contre eux, surtout en Allemagne. On tua, on massacra, on brûla des milliers de juifs sans distinction[306]...»

La peste trouva l'Allemagne dans un de ses plus sombres accès de mysticisme. La plus grande partie de ce pauvre peuple était depuis longtemps privée des sacrements de l'Église. Nos papes d'Avignon, pour faire plaisir au roi de France, froidement et de gaieté de cœur, avaient plongé l'Allemagne dans le désespoir. Tous les pays qui reconnaissaient Louis de Bavière étaient frappés de l'interdit. Plusieurs villes, particulièrement Strasbourg, restaient fidèles à leur empereur, même après sa mort, et souffraient toujours les effets de la sentence pontificale. Point de messe, point de viatique. La peste tua dans Strasbourg seize mille hommes, qui se crurent damnés. Les dominicains, qui avaient persisté quelque temps à faire le service divin, finirent par s'en aller comme les autres. Trois hommes seulement, trois mystiques, ne tinrent compte de l'interdit, et persistèrent à assister les mourants: le dominicain Tauler, l'augustin Thomas de Strasbourg, et le chartreux Ludolph. C'était la grande époque des mystiques. Ludolph écrivait sa Vie du Christ, Tauler son Imitation de la pauvre vie de Jésus, Suso son livre des Neuf rochers. Tauler lui-même allait consulter dans la forêt de Soigne, près Louvain, le vieux Ruysbroek, le docteur extatique.

Mais l'extase dans le peuple, c'était fureur. Dans l'abandon où les laissait l'Église, dans leur mépris des prêtres[307], ils se passaient de sacrements; ils mettaient à la place des mortifications sanglantes, des courses frénétiques. Des populations entières partirent, allèrent sans savoir où, comme poussées par le vent de la colère divine. Ils portaient des croix rouges; demi-nus sur les places, ils se frappaient avec des fouets armés de pointes de fer, chantant des cantiques qu'on n'avait jamais entendus[308]. Ils ne restaient dans chaque ville qu'un jour et une nuit, et se flagellaient deux fois le jour; cela fait pendant trente-trois jours et demi, ils se croyaient purs comme au jour du baptême[309].

Les flagellants allèrent d'abord d'Allemagne aux Pays-Bas. Puis cette fièvre gagna en France, par la Flandre, la Picardie. Elle ne passa pas Reims. Le pape les condamna; le roi ordonna de leur courir sus. Ils n'en furent pas moins, à Noël (1349), près de huit cent mille[310]. Et ce n'était plus seulement du peuple, mais des gentilshommes, des seigneurs. De nobles dames se mettaient à en faire autant[311].

Il n'y eut point de flagellants en Italie. Ce sombre enthousiasme de l'Allemagne et de la France du nord, cette guerre déclarée à la chair, contraste fort avec la peinture que Boccace nous a laissée des mœurs italiennes à la même époque.

Le prologue du Décaméron est le principal témoignage historique que nous ayons sur la grande peste de 1348. Boccace prétend qu'à Florence seulement, il y eut cent mille morts. La contagion était effroyablement rapide. «J'ai vu, dit-il, de mes yeux, deux porcs qui, dans la rue, secouèrent du groin les haillons d'un mort; une petite heure après, ils tournèrent, tournèrent et tombèrent; ils étaient morts eux-mêmes... Ce n'étaient plus les amis qui portaient les corps sur leurs épaules, à l'église indiquée par le mourant. De pauvres compagnons, de misérables croque-morts portaient vite le corps à l'église voisine... beaucoup mouraient dans la rue; d'autres tout seuls dans leur maison, mais on sentait les maisons des morts... Souvent on mit sur le même brancard la femme et le mari, le fils et le père... On avait fait de grandes fosses où l'on entassait les corps par centaines, comme les marchandises dans un vaisseau... Chacun portait à la main des herbes d'odeur forte. L'air n'était plus que puanteur de morts et de malades, ou de médecines infectes... Oh! que de belles maisons restèrent vides! que de fortunes sans héritiers! que de belles dames, d'aimables jeunes gens, dînèrent le matin avec leurs amis, qui, le soir venant, s'en allèrent souper avec leurs aïeux!...»

Il y a dans tout le récit de Boccace quelque chose de plus triste que la mort, c'est le glacial égoïsme qui y est avoué. «Plusieurs, dit-il, s'enfermaient, se nourrissaient avec une extrême tempérance des aliments les plus exquis et des meilleurs vins, sans vouloir entendre aucune nouvelle des malades, se divertissant de musique ou d'autres choses, sans luxure toutefois. D'autres, au contraire, assuraient que la meilleure médecine, c'était de boire, d'aller chantant, et de se moquer de tout. Ils le faisaient comme ils disaient, allant jour et nuit de maison en maison; et cela d'autant plus aisément, que chacun, n'espérant plus vivre, laissait à l'abandon ce qu'il avait, aussi bien que soi-même; les maisons étaient devenues communes. L'autorité des lois divines et humaines était comme perdue et dissoute, n'y ayant plus personne pour les faire observer... Plusieurs, par une pensée cruelle, et peut-être plus prudente[312], disaient qu'il n'y avait remède que de fuir; ne s'inquiétant plus que d'eux-mêmes, ils laissaient là leur ville, leurs maisons, leurs parents; ils s'en allaient aux champs, comme si la colère de Dieu n'eût pu les précéder... Les gens de la campagne, attendant la mort, et peu soucieux de l'avenir, s'efforçaient, s'ingéniaient à consommer tout ce qu'ils avaient. Les bœufs, les ânes, les chèvres, les chiens même, abandonnés, s'en allaient dans les champs où les fruits de la terre restaient sur pied, et comme créatures raisonnables, quand ils étaient repus, ils revenaient sans berger le soir à la maison... À la ville, les parents ne se visitaient plus. L'épouvante était si forte au cœur des hommes, que la sœur abandonnait le frère, la femme le mari; chose presque incroyable, les pères et mères évitaient de soigner leurs fils. Ce nombre infini de malades n'avait donc d'autres ressources que la pitié de leurs amis (et de tels amis, il n'y en eut guère), ou bien l'avarice des serviteurs; encore ceux-ci étaient-ils des gens grossiers, peu habitués à un tel service, et qui n'étaient guère bons qu'à voir quand le malade était mort. De cet abandon universel résulta une chose jusque-là inouïe, c'est qu'une femme malade, tant belle, noble et gracieuse fût-elle, ne craignait pas de se faire servir par un homme, même jeune, ni de lui laisser voir, si la nécessité de la maladie l'y obligeait, tout ce qu'elle aurait montré à une femme; ce qui peut-être causa diminution d'honnêteté en celles qui guérirent.»

Pour la maligne bonhomie, tout aussi bien que pour l'insouciance, Boccace est le vrai frère de Froissart. Mais le conteur ici en dit plus que l'historien. Le Décaméron, dans sa forme même, dans le passage du tragique au plaisant, ne représente que trop les jouissances égoïstes qui suivent les grandes calamités[313]. Son prologue nous introduit par le funèbre vestibule de la peste de Florence aux jolis jardins de Pampinea, à cette vie de rire, de rien faire et d'oubli calculé, que mènent ses conteurs, près de leurs belles maîtresses, dans une sobre et discrète hygiène. Machiavel, dans son livre sur la peste de 1527, a moins de ménagements. Nulle part l'auteur du Prince ne me semble plus froidement cruel. Il se prend d'amour et de galants propos dans une église en deuil. Ils se revoient avec surprise, comme des revenants, se savent bon gré de vivre, et se plaisent. L'entremetteuse, c'est la mort.

Selon le continuateur de Guillaume de Nangis: «Ceux qui restaient, hommes et femmes, se marièrent en foule. Les survivantes concevaient outre mesure. Il n'y en avait pas de stériles. On ne voyait d'ici et de là que femmes grosses. Elles enfantaient qui deux, qui trois enfants à la fois.» Ce fut, comme après tout grand fléau, comme après la peste de Marseille, comme après la Terreur, une joie sauvage de vivre[314], une orgie d'héritiers. Le roi, veuf et libre, allait marier son fils à sa cousine Blanche; mais quand il vit la jeune fille, il la trouva trop belle pour son fils et la garda pour lui. Il avait cinquante-huit ans, elle dix-huit. Le fils épousa une veuve qui en avait vingt-quatre, l'héritière de Boulogne et d'Auvergne, qui de plus lui donnait, avec la tutelle de son fils enfant, l'administration des deux Bourgognes. Le royaume souffrait, mais il s'arrondissait. Le roi venait d'acheter Montpellier et le Dauphiné. Le petit-fils du roi épousa la fille du duc de Bourbon, le comte de Flandre celle du duc de Brabant. Ce n'était que noces et que fêtes.

Ces fêtes tiraient un bizarre éclat des modes nouvelles qui s'étaient introduites depuis quelques années en France et en Angleterre. Les gens de la cour, peut-être pour se distinguer davantage des chevaliers ès lois, des hommes de robe longue, avaient adopté des vêtements serrés, souvent mi-partie de deux couleurs; leurs cheveux serrés en queue, leur barbe touffue, leurs monstrueux souliers à la poulaine, qui remontaient en se recourbant, leur donnaient un air bizarre, quelque chose du diable ou du scorpion. Les femmes chargeaient leur tête d'une mitre énorme, d'où flottaient des rubans, comme les flammes d'un mât. Elles ne voulaient plus de palefrois; il leur fallait de fougueux destriers. Elles portaient deux dagues à la ceinture.—L'Église prêchait en vain contre ces modes orgueilleuses et impudentes. Le sévère chroniqueur en parle rudement: «Ils s'étaient mis, dit-il, à porter barbe longue, et robes courtes, si courtes qu'ils montraient leurs fesses... Ce qui causa parmi le populaire une dérision non petite; ils devinrent, comme l'événement le prouva souvent, d'autant mieux en état de fuir devant l'ennemi[315].» Ces changements en annonçaient d'autres. Le monde allait changer d'acteurs comme d'habits. Ces folies parmi les malheurs, ces noces précipitées le lendemain de la peste, devaient avoir aussi leurs morts. Le vieux Philippe de Valois ne tarda pas à languir près de sa jeune reine, et laissa la couronne à son fils (1350).(Retour à la Table des Matières)

CHAPITRE II.

JEAN — BATAILLE DE POITIERS

1350-1356.

La peste de 1348 enleva, entre autres personnages célèbres, l'historien Jean Villani et la belle Laure de Sades, celle qui, vivante ou morte, fut l'objet des chants de Pétrarque.

Laure, fille de messire Audibert, syndic du bourg de Noves, près d'Avignon, avait épousé Hugues de Sades, d'une vieille famille municipale de cette ville. Elle vécut honorablement à Avignon avec son mari, dont elle eut douze enfants. Cette union pure et fidèle, cette belle image de la famille, au milieu d'une ville si décriée pour ses mœurs, est sans doute ce qui toucha Pétrarque. Ce fut le 6 avril 1327 que Laure apparut pour la première fois au jeune exilé florentin, le vendredi de la semaine sainte, dans une église, entourée, comme il est probable, de son époux et de ses enfants. Dès lors cette noble image de jeune femme lui resta devant l'esprit.

Qu'on ne nous reproche pas comme une digression le peu que nous disons d'une Française qui inspira une si durable passion au plus grand poète du siècle. L'histoire des mœurs est surtout celle de la femme. Nous avons parlé d'Héloïse et de Béatrix. Laure n'est pas, comme Héloïse, la femme qui aime et se donne. Ce n'est point la Béatrix de Dante, dans laquelle l'idéal domine et qui finit par se confondre avec l'éternelle beauté. Elle ne meurt pas jeune; elle n'a pas la glorieuse transfiguration de la mort. Elle accomplit toute sa destinée sur la terre. Elle est épouse, elle est mère, elle vieillit, toujours adorée[316]. Une passion si fidèle et si désintéressée à cette époque de sensualité grossière, méritait bien de rester parmi les plus touchants souvenirs du XIVe siècle. On aime à voir dans ces temps de mort une âme vivante, un amour vrai et pur, qui suffit à une inspiration de trente années. On rajeunit, à regarder cette belle et immortelle jeunesse d'âme.

Il la vit pour la dernière fois en septembre 1347. C'était au milieu d'un cercle de femmes. Elle était sérieuse et pensive, sans perles, sans guirlandes. Tout était déjà plein de la terreur de la contagion. Le poète, ému, se retira, pour ne pas pleurer....... La nouvelle de sa mort lui parvint, l'année suivante, à Vérone. Il y écrivit la note touchante qu'on lit encore sur son Virgile. Il y remarque qu'elle est morte au même mois, au même jour et à la même heure, où il l'avait vue trente ans auparavant pour la première fois.

Le poète avait vu périr en quelques années toutes ses espérances, tous les rêves de sa vie[317]. Jeune, il avait espéré que la chrétienté se réconcilierait et trouverait la paix intérieure dans une belle guerre contre les infidèles. Il avait écrit le célèbre canzone: «Ô aspettata in ciel beata e bella...» Mais quel pape prêchait la croisade? Jean XXII, le fils d'un cordonnier de Cahors, avocat avant d'être pape, cahorsin et usurier lui-même, qui entassait les millions, et brûlait ceux qui parlaient d'amour pur et de pauvreté.

L'Italie, sur laquelle Pétrarque plaça ensuite son espoir, n'y répondit pas davantage. Les princes flattaient Pétrarque, se disaient ses amis, mais aucun ne l'écoutait. Quels amis pour le crédule poète que ces féroces et rusés Visconti de Milan!... Naples valait mieux, ce semble. Le savant roi Robert avait voulu donner lui-même à Pétrarque la couronne du Capitole. Mais lorsqu'il se rendit à Naples, Robert n'était plus. La reine Jeanne lui avait succédé[318]. Le poète, à peine arrivé, vit avec horreur les combats de gladiateurs renouvelés dans cette cour par une noblesse sanguinaire. Il prévit la catastrophe du jeune époux de Jeanne, étranglé peu après par les amants de sa femme... Il écrit lui-même de Naples: «Heu! fuge crudeles terras, fuge littus avarum!»

Cependant on parlait de la restauration de la liberté romaine par le tribun Rienzi. Pétrarque ne douta point de la réunion prochaine de l'Italie, du monde, sous le bon état. Il chanta d'avance les vertus du libérateur et la gloire de la nouvelle Rome. Cependant Rienzi menaçait de mort les amis de Pétrarque, les Colonna. Celui-ci refusa longtemps d'y croire; il écrivit au tribun une lettre triste et inquiète, où il le prie de démentir ces mauvais bruits[319].

La chute du tribun lui ôtant l'espoir que l'Italie pût se relever elle-même, il transporta son facile enthousiasme à l'empereur Charles IV, qui alors entrait en Italie. Pétrarque se trouva sur son passage; il lui présenta les médailles d'or de Trajan et d'Auguste; il le somma de se souvenir de ces grands empereurs. Ce Trajan, cet Auguste, avait passé les Alpes avec deux ou trois cents cavaliers. Il venait vendre les droits de l'empire en Italie, avant de les sacrifier en Allemagne dans sa bulle d'or. Le pacifique et économe empereur, avec son cortége mal monté, était comparé par les Italiens à un marchand ambulant qui va à la foire[320].

 

Le triste Pétrarque, trompé tant de fois[321], se réfugia chaque jour davantage dans la lointaine antiquité. Il se mit, déjà vieux, à apprendre la langue d'Homère, à épeler l'Iliade. Il faut voir quels furent ses transports quand, pour la première fois, il toucha le précieux manuscrit qu'il ne pouvait lire.

Il erra ainsi dans ses dernières années, survivant, comme Dante, à tout ce qu'il aimait. Ce n'était pas Dante, mais plutôt son ombre, plus pâle et plus douce, toujours conduite par Virgile, et se faisant de la poésie antique un Élysée. Vers la fin, inquiet pour les précieux manuscrits qu'il traînait partout avec lui, il les légua à la république de Venise, et déposa son Homère et son Virgile dans la bibliothèque même de Saint-Marc, derrière les fameux chevaux de Corinthe, où on les a retrouvés trois cents ans après, à moitié perdus de poussière. Venise, cet inviolable asile au milieu des mers, était alors le seul lieu sûr auquel la main pieuse du poète pût confier en mourant les dieux errants de l'antiquité.

Pour lui, ce devoir accompli, il alla quelque temps réchauffer sa vieillesse au soleil d'Arqua. Il y mourut dans sa bibliothèque et la tête sur un livre[322].

 

Ces vains regrets, cette fidélité obstinée au passé, qui pendant toute la vie du poète lui fit poursuivre des ombres, qui lui fit placer un crédule espoir dans le tribun, dans l'empereur, ce n'est pas l'erreur de Pétrarque, c'est celle de tout son siècle. La France même, qui semble avoir si rudement rompu avec le moyen âge par l'immolation des Templiers et de Boniface, y revient malgré elle après cet effort, et s'y engourdit. La défaite des armées féodales, la grande leçon de Crécy, qui devrait lui faire comprendre qu'un autre monde a commencé, ne sert qu'à lui faire regretter la chevalerie. Les archers anglais ne l'instruisent pas. Elle n'entend point le génie moderne qui l'a foudroyée à Crécy par l'artillerie d'Édouard.

Le fils de Philippe de Valois, le roi Jean, est le roi des gentilshommes. Plus chevaleureux encore et plus malencontreux que son père, il prend pour modèle l'aveugle Jean de Bohême qui combattit lié à Crécy. Non moins aveugle que son modèle, le roi Jean, à la bataille de Poitiers, mit pied à terre pour attendre des gens à cheval. Mais il n'eut pas le bonheur d'être tué, comme Jean de Bohême.

Dès son avénement, Jean, pour complaire aux nobles, ordonna de surseoir au payement des dettes[323]. Il créa pour eux un ordre nouveau, l'ordre de l'Étoile, qui assurait une retraite à ses membres. C'était comme les Invalides de la chevalerie. Déjà une somptueuse maison commençait à s'élever pour cette destination dans la plaine de Saint-Denis. Elle ne s'acheva pas[324]. Les membres de cet ordre faisaient vœu de ne pas reculer de quatre arpents, s'ils n'étaient tués ou pris. Ils furent pris en effet.

Ce prince, si chevaleresque, commence brutalement par tuer, sur un soupçon, le connétable d'Eu, principal conseiller de son père. Il jette tout à un favori, homme du midi, adroit et avide, Charles d'Espagne, pour qui il avait «un amour désordonné[325].» Le favori se fait connétable, et se fait encore donner un comté qui appartenait au jeune roi de Navarre, Charles, que Jean avait déjà dépouillé de la Champagne[326]. Charles, descendu d'une fille de Louis Hutin, se croyait, comme Édouard III, dépouillé de la couronne de France. Il assassina le favori, et voulait tuer Jean. Celui-ci l'emprisonna, lui fit demander pardon à genoux. Cet homme flétri sera le démon de la France. Il est surnommé le mauvais. Jean tue le connétable, tue d'Harcourt et d'autres encore; au demeurant, c'est Jean le bon.

Le bon veut dire ici, le confiant, l'étourdi, le prodigue. Nul prince en effet n'avait encore si noblement jeté l'argent du peuple. Il allait, comme l'homme de Rabelais, mangeant son raisin en verjus, son blé en herbe. Il faisait argent de tout, gâtant le présent, engageant l'avenir. On eût dit qu'il prévoyait ne devoir pas rester longtemps en France.

Sa grande ressource était l'altération des monnaies[327]. Philippe le Bel et ses fils, Philippe de Valois, avaient usé largement de cette forme de banqueroute. Jean les fit oublier, comme il surpassa aussi toute banqueroute royale ou nationale qui pût jamais venir. On croit rêver quand on lit les brusques et contradictoires ordonnances que fit ce prince en si peu d'années. C'est la loi en démence. À son avénement, le marc d'argent valait cinq livres cinq sous, à la fin de l'année onze livres. En février 1352, il était tombé à quatre livres cinq sous; un an après il était reporté à douze livres. En 1354, il fut fixé à quatre livres quatre sous; il valait dix-huit livres en 1355. On le remit à cinq livres cinq sous, mais on affaiblit tellement la monnaie, qu'il monta en 1359 au taux de cent deux livres[328].

Ces banqueroutes royales sont au fond celles des nobles sur les bourgeois. Les seigneurs, les nobles chevaliers assiégent le bon roi et lui prennent tout ce qu'il prend aux autres. La seule reine Blanche avait obtenu pour elle la confiscation des Lombards; elle poursuivait à son profit leurs débiteurs par tout le royaume[329].

La noblesse, commençant à vivre loin de ses châteaux, séjournant à grands frais près du roi, devenait chaque jour plus avide. Elle ne voulait plus servir gratis. Il fallait la payer pour combattre, pour défendre ses terres des ravages de l'Anglais. Ces fiers barons descendaient de bonne grâce à l'état de mercenaires[330], paraissaient à leur rang dans les grandes montres et revues royales, et tendaient la main au payeur. Sous Philippe de Valois, le chevalier s'était contenté de dix sous par jour. Sous Jean, il en exigea vingt, et le seigneur banneret en eut quarante. Cette dépense énorme obligea le roi Jean d'assembler les États plus souvent qu'aucun de ses prédécesseurs. Les nobles contribuèrent ainsi, indirectement et à leur insu, à donner une importance toute nouvelle aux États, surtout au tiers-état, à l'état qui payait.

Déjà, en 1343, la guerre avait forcé Philippe de Valois de demander aux États un droit de quatre deniers par livre sur les marchandises, lequel devait être perçu à chaque vente. Ce n'était pas seulement un impôt, c'était une intolérable vexation, une guerre contre le commerce. Le percepteur campait sur le marché, espionnait marchands et acheteurs, mettait la main à toutes les poches, demandait (comme il arriva sous Charles VI) sa part sur un sou d'herbe. Ce droit, qui n'est autre que l'alcavala espagnol, alors récemment établi à l'occasion des guerres des Maures, a tué l'industrie de l'Espagne. Philippe de Valois promit en récompense de frapper de bonne monnaie, comme du temps de saint Louis.

Nouveaux besoins, nouvelles promesses. Dans la crise de 1346, le roi promit aux États du nord de restreindre le droit de prise «aux nécessités de son hôtel, de sa chère compagne la reine et de ses enfants.» Il supprima des places de sergents, abolit des juridictions opposées entre elles, retira les lettres de répit par lesquelles il permettait aux seigneurs d'ajourner le payement de leurs dettes. Les États du midi accordèrent dix sous par feu, sur la promesse qu'on leur fit de supprimer la gabelle et le droit sur les ventes.

En 1351, Jean, demandant aux États son droit de joyeux avénement, se montra facile à leurs réclamations, quelque diverses et contradictoires qu'elles fussent[331]. Il promit aux nobles Picards de tolérer les guerres privées, aux bourgeois normands de les interdire. Les uns et les autres lui accordèrent six deniers par livre sur les ventes. Il assura aux fabricants de Troyes la fabrique exclusive des toiles étroites ou couvre-chefs, aux maîtres des métiers de Paris un règlement qui fixait les salaires des ouvriers, élevés outre mesure par suite de la dépopulation et de la peste. Les bourgeois de Paris, consultés par eux-mêmes et non par députés, à leur assemblée du parloir aux bourgeois, accordèrent la taxe des ventes. Le roi les appelle au parloir; ils s'y rendront bientôt sans lui.

En 1346, le roi avait promis des réformes; les États avaient cru, voté docilement. Tout avait été fini en un jour. En 1351, les nobles Picards refusent de laisser payer leurs vassaux, s'ils ne sont eux-mêmes exempts, et si les vassaux du roi et des princes ne payent.

En 1355, les Anglais ravageant le Midi, il fallut bien encore demander de l'argent. Les États du nord ou de la langue d'Oil, convoqués le 30 novembre, se montrèrent peu dociles. Il fallut leur promettre l'abolition du vol direct qu'on appelait droit de prise, et du vol indirect qui se faisait sur les monnaies. Le roi déclara que le nouvel impôt s'étendrait à tous, clercs et nobles; qu'il le payerait lui-même, ainsi que la reine et les princes.

Ces bonnes paroles ne rassurèrent pas les États. Ils ne se fièrent pas à la parole royale, aux receveurs royaux. Ils voulurent recevoir eux-mêmes par des receveurs de leur choix, se faire rendre compte, s'assembler de nouveau au 1er mars, puis un an après, à la Saint-André.

Voter et recevoir l'impôt, c'est régner. Personne alors ne sentit toute la portée de cette demande hardie des États, pas même probablement Marcel, le fameux prévôt des marchands, que nous voyons à la tête des députés des villes[332].

L'Assemblée achetait cette royauté par la concession énorme de six millions de livres parisis pour solder trente mille gens d'armes. Cet argent devait être levé par deux impôts, sur le sel et sur les ventes; mauvais impôts sans doute, et sur le pauvre, mais quel autre imaginer dans un besoin pressant, lorsque tout le midi était en proie?...

La Normandie, l'Artois, la Picardie n'envoyèrent point à ces États. Les Normands étaient encouragés par le roi de Navarre, le comte d'Harcourt et autres, qui déclarèrent que la gabelle ne serait point levée sur leurs terres: «Qu'il ne se trouveroit point si hardi homme de par le roi de France qui la dût faire courir, ni sergent qui enlevât amende, qui ne la payât de son corps[333]

Les États reculèrent. Ils supprimèrent les deux impôts, et y substituèrent une taxe sur le revenu: 5 pour 100 sur les plus pauvres, 4 pour 100 sur les biens médiocres, 2 pour 100 sur les riches. Plus on avait, et moins l'on payait.

Le roi, cruellement blessé de la résistance du roi de Navarre et de ses amis, avait dit «qu'il n'auroit jamais parfaite joie tant qu'ils fussent en vie.» Il partit d'Orléans avec quelques cavaliers, chevaucha trente heures, et les surprit au château de Rouen, où ils étaient à table. Le dauphin les avait invités. Il fit couper la tête à d'Harcourt et à trois autres; le roi de Navarre fut jeté en prison et menacé de la mort. On répandit le bruit qu'ils avaient engagé le dauphin à s'enfuir chez l'Empereur pour faire la guerre au roi son père.

La résistance aux impôts votés par les États, livrait le royaume à l'Anglais. Le prince de Galles se promenait à son aise dans nos provinces du midi. Il lui suffisait d'une petite armée, composée cette fois en bonne partie de gens d'armes, de chevaliers. La guerre n'en était pas plus chevaleresque. Ils brûlaient, gâtaient comme des brigands qui passent pour ne pas revenir. D'abord ils coururent le Languedoc, pays intact qui n'avait pas souffert encore[334]. La province fut ravagée, mise à sac, comme la Normandie en 1346. Ils ramenèrent à Bordeaux cinq mille charrettes pleines. Puis, ayant mis leur butin à couvert, ils reprirent méthodiquement leur cruel voyage, par le Rouergue, l'Auvergne et le Limousin, entrant partout sans coup férir, brûlant et pillant, chargés comme des porte-balles, soûlés des fruits, des vins de France. Puis ils descendirent dans le Berri, et coururent les bords de la Loire. Trois chevaliers pourtant, qui s'étaient jetés dans Romorantin avec quelques hommes, suffirent pour les arrêter. Ils furent tout étonnés de cette résistance. Le prince de Galles jura de forcer la place et y perdit plusieurs jours[335].

Le roi Jean, qui avait commencé la campagne par prendre en Normandie les places du roi de Navarre où il aurait pu introduire l'Anglais, vint enfin au-devant avec une grande armée, aussi nombreuse qu'aucune qu'ait perdue la France. Toute la campagne était couverte de ses coureurs; les Anglais ne trouvaient plus à vivre. Du reste, les deux ennemis ne savaient trop où ils en étaient; Jean croyait avoir les Anglais devant, et courait après, tandis qu'il les avait derrière. Le prince de Galles, aussi bien informé, croyait les Français derrière lui. C'était la seconde fois, et non la dernière, que les Anglais s'engageaient à l'aveugle dans le pays ennemi. À moins d'un miracle, ils étaient perdus. C'en fut un que l'étourderie de Jean.

L'armée du prince de Galles, partie anglaise, partie gasconne, était forte de deux mille hommes d'armes, de quatre mille archers, et de deux mille brigands qu'on louait dans le midi, troupes légères. Jean était à la tête de la grande cohue féodale du ban et de l'arrière-ban, qui faisait bien cinquante mille hommes. Il y avait les quatre fils de Jean, vingt-six ducs ou comtes, cent quarante seigneurs bannerets avec leurs bannières déployées; magnifique coup d'œil, mais l'armée n'en valait pas mieux.

Deux cardinaux légats, dont un du nom de Talleyrand, s'entremirent pour empêcher l'effusion du sang chrétien. Le prince de Galles offrait de rendre tout ce qu'il avait pris, places et hommes, et de jurer de ne plus servir de sept ans contre la France. Jean refusa, comme il était naturel; il eût été honteux de laisser aller ces pillards. Il exigeait qu'au moins le prince de Galles se rendit avec cent chevaliers. Les Anglais s'étaient fortifiés sur le coteau de Maupertuis près Poitiers, colline roide, plantée de vignes, fermées de haies et de buissons d'épines. Le haut de la pente était hérissé d'archers anglais. Il n'y avait pas besoin d'attaquer. Il suffisait de les tenir là; la soif et la faim les auraient apprivoisés au bout de deux jours. Jean trouva plus chevaleresque de forcer son ennemi.

Il n'y avait qu'un étroit sentier pour monter aux Anglais. Le roi de France y employa des cavaliers. Il en fut à peu près comme à la bataille de Morgarten. Les archers firent tomber une pluie de traits, criblèrent les chevaux, les effarouchèrent, les jetèrent l'un sur l'autre. Les Anglais saisirent ce moment pour descendre[336]. Le trouble se répandit dans cette grande armée. Trois fils du roi se retirèrent du champ de bataille, par l'ordre de leur père, emmenant pour escorte un corps de huit cents lances.

Cependant le roi tenait ferme. Il avait employé des cavaliers pour forcer la montagne; avec le même bon sens, il donna ordre aux siens de mettre pied à terre, pour combattre les Anglais qui venaient à cheval. La résistance de Jean fut aussi funeste au royaume que la retraite de ses fils. Ses confrères de l'ordre de l'Étoile furent, comme lui, fidèles à leur vœu; il ne reculèrent pas. «Et se combattoient par troupeaux et par compagnie, ainsi que ils se trouvoient et recueilloient:» Mais la multitude fuyait vers Poitiers qui ferma ses portes: «Aussi y eut-il sur la chaussée et devant la porte si grand'horribleté de gens occire, navrer et abattre, que merveille seroit à penser; se rendoient les François de si loin qu'ils pouvoient voir un Anglois.»

Cependant le champ de bataille était encore disputé: «Le roi Jean y faisoit de sa main merveilles d'armes, et tenoit la hache, dont trop bien se défendoit et combattoit.» À ses côtés, son plus jeune fils, qui mérita le surnom de Hardi, guidait son courage aveugle, lui criant à chaque nouvel assaut: Père, gardez-vous à droite, gardez-vous à gauche. Mais le nombre des assaillants redoublait, tous accouraient à cette riche proie: «Tant y survinrent Anglois et Gascons de toutes parts, que par force ils ouvrirent et rompirent la presse de la bataille du roi de France et furent les François si entortillés entre leurs ennemis qu'il y avoit bien cinq hommes d'armes sur un gentilhomme.» C'était autour du roi qu'on se pressait, «pour la convoitise de le prendre; et lui crioient ceux qui le connoissoient et qui le plus près de lui étoient: «Rendez-vous, rendez-vous, autrement vous êtes mort. Là avoit un chevalier de la nation de Saint-Omer qu'on appeloit Denys de Morbecque. Si se avance en la presse, et à la force des bras et du corps, car il étoit grand et fort, et dit au roi, en bon françois où le roi s'arrêta plus que aux autres: «Sire, sire, rendez-vous.» Le roi qui se vit en un dur parti... et aussi que la défense ne lui valoit rien, demanda en regardant le chevalier: «À qui me rendrai-je? à qui? Où est mon cousin le prince de Galles? Si je le véois, je parlerois.»—«Sire, répondit messire Denys, il n'est pas ci, mais rendez-vous à moi, je vous mènerai devant lui.»—«Qui êtes vous?» dit le roi.—«Sire, je suis Denys de Morbecque, un chevalier d'Artois, mais je sers le roi d'Angleterre, pour ce que je ne puis au royaume de France demeurer, et que je y ai forfait tout le mien.»—Adoncques, répondit le roi de France: «Et je me rends à vous.» Et lui bailla son destre gand. Le chevalier le prit qui en eut grand'joie. Là eut grand'presse et grand tireis entour le Roi: car chacuns s'efforçoit de dire: «Je l'ai pris, je l'ai pris.» Et ne pouvoit le roi aller avant, ni messire Philippe son maisné (jeune) fils[337]

Le prince de Galles fit honneur à cette fortune inouïe qui lui avait mis entre les mains un tel gage. Il se garda bien de ne pas traiter son captif en roi, ce fut pour lui le vrai roi de France, et non Jean de Valois, comme les Anglais l'appelaient jusqu'alors. Il lui importait trop qu'il fût roi en effet, pour que le royaume parût pris lui-même en son roi, et se ruinât pour le racheter. Il servit Jean à table après la bataille. Quand il fit son entrée à Londres, il le mit sur un grand cheval blanc (signe de suzeraineté), tandis qu'il le suivait lui-même sur une petite haquenée noire.

Les Anglais ne furent pas moins courtois pour les autres prisonniers. Ils en avaient deux fois plus qu'ils n'étaient d'hommes pour les garder. Ils les renvoyèrent pour la plupart sur parole, leur faisant promettre de venir payer aux fêtes de Noël les rançons énormes auxquelles ils les taxaient. Ceux-ci étaient trop bons chevaliers pour y manquer. Dans cette guerre entre gentilshommes, le pis qui pût arriver au vaincu était d'aller prendre sa part des fêtes des vainqueurs, d'aller chasser, jouter en Angleterre, de jouir bonnement de l'insolente courtoisie des Anglais[338], noble guerre, sans doute, qui n'écrasait que le vilain.

L'effroi fut grand à Paris, quand les fuyards de Poitiers, le dauphin en tête, vinrent dire qu'il n'y avait plus ni roi, ni barons en France, que tout était tué ou pris. Les Anglais, un instant éloignés pour mettre en sûreté leur capture, allaient sans doute revenir. On devait s'attendre cette fois à ce qu'ils prissent non pas Calais, mais Paris et le royaume même.(Retour à la Table des Matières)

CHAPITRE III.

— SUITE —
ÉTATS GÉNÉRAUX — PARIS — JACQUERIE — PESTE

1356-1364.

Il n'y avait pas à espérer grand'chose du dauphin, ni de ses frères. Le prince était faible, pâle, chétif; il n'avait que dix-neuf ans. On ne le connaissait que pour avoir invité les amis du roi de Navarre au funeste dîner de Rouen, et donné à la bataille le signal du sauve-qui-peut.

Mais la ville n'avait pas besoin du dauphin. Elle se mit d'elle-même en défense. Le prévôt des marchands, Étienne Marcel, mit ordre à tout. D'abord, pour prévenir les surprises de nuit, on forgea et l'on tendit des chaînes. Puis on exhaussa les murs de parapets; on y mit des balistes et autres machines, avec ce qu'on avait de canons. Mais les vieux murs de Philippe-Auguste ne contenaient plus Paris; il avait débordé de toutes parts. On éleva d'autres murailles qui couvraient l'université, et qui de l'autre côté, allaient de l'Ave-Maria à la porte Saint-Denis, et de là au Louvre. L'île même fut fortifiée. On y fixa sur les remparts sept cent cinquante guérites. Tout cet immense travail fut terminé en quatre ans[339].

Je ne puis faire comprendre la révolution qui va suivre, et le rôle que Paris y joua, sans dire ce que c'est que Paris.

Paris a pour armes un vaisseau. Primitivement, il est lui-même un vaisseau, une île qui nage entre la Seine et la Marne, déjà réunies, mais non confondues[340].

Au sud la ville savante, au nord la ville commerçante[341]. Au centre de la cité, la cathédrale, le palais, l'autorité.

Cette belle harmonie d'une cité flottant entre deux villes diverses, qui l'enserrent gracieusement, suffirait pour faire de Paris la ville unique, la plus belle qui fut jamais. Rome, Londres, n'ont rien de tel; elles sont jetées sur un seul côté de leur fleuve[342]. La forme de Paris est non seulement belle, mais vraiment organique. L'individualité primitive est dans la Cité, à quoi sont venues se rattacher les deux universalités de la science et du commerce, le tout constituant la vraie capitale de la sociabilité humaine.

L'autorité, la Cité, c'était l'île. Mais sur les deux rives, deux asiles s'ouvraient à l'indépendance. L'Université avait sa juridiction pour les écoliers, le Temple la sienne pour les artisans[343].

Lorsque Guillaume de Champeaux, battu par Abailard aux écoles de Notre-Dame, alla se réfugier à l'abbaye de Saint-Victor, l'invincible argumentateur l'y poursuivit et campa à Sainte-Geneviève. Cette guerre, cette secessio sur un autre Aventin, fut la fondation des écoles de la montagne. Abailard, dont la parole suffisait pour créer une ville au désert, fut ainsi l'un des fondateurs de notre Paris méridional. La ville éristique naquit de la dispute.

Au couchant, elle ne pouvait s'étendre. Elle heurtait l'immuable muraille de Saint-Germain-des-Prés. La vieille abbaye, qui avait vu la ville toute petite, qui l'avait d'abord aidée à grandir, en était entourée, assiégée. Mais elle résistait. Cette ville, née de la Seine, s'étendait du moins sur l'autre rive. Elle y mit ses halles, ses boucheries, son cimetière des Innocents. Mais une fois bornée de ce côté entre le Louvre[344] et le Temple, elle enfla, ne pouvant allonger, et prit ce ventre qui va du Châtelet à la porte Saint-Denis[345].

Les juridictions ecclésiastiques, Notre-Dame, Saint-Germain, trouvèrent de rudes adversaires dans nos rois. On sait que la reine Blanche força elle-même les prisons des chanoines pour en tirer leurs débiteurs. Le premier prévôt royal (1032), un Étienne, avait aussi voulu forcer Saint-Germain, mais pour y prendre, dans un besoin du roi, la riche croix de Childebert. Ces prévôts n'étaient guère, ce semble, dévots qu'au roi. Un autre Étienne (Étienne Boileau) obtint le consentement de saint Louis pour pendre un voleur le vendredi saint. Le prévôt de Charles V fut persécuté par le clergé, comme ami des Juifs.

L'Université était souvent en guerre avec Notre-Dame et Saint-Germain-des-Prés. Le roi la soutenait. Il donnait presque toujours raison aux écoliers contre les bourgeois, contre son prévôt même. Le prévôt faisait ordinairement amende honorable pour avoir fait justice. Le roi avait besoin de l'Université: il s'appuyait volontiers sur cette grande force, sans se douter qu'elle pouvait tourner contre lui. Philippe le Bel appela au Temple les maîtres de l'Université pour leur faire lire l'accusation contre les Templiers. Philippe le Long, pour appuyer sa royauté contestée, les fit assister au serment qu'il exigeait de la noblesse, et obtint leur approbation. La fille des rois semble ici se porter pour juge des rois. Philippe de Valois la fait juge du pape. Le pape, qui si longtemps a soutenu l'Université contre l'évêque de Paris, est menacé par elle de condamnation[346]. Tout à l'heure, l'orgueil de l'Université sera porté au comble par le schisme; nous la verrons choisir entre les papes, gouverner Paris, régenter le roi.

L'Université seule était un peuple. Lorsque le recteur, à la tête des facultés, des nations, conduisait l'Université à la foire du Landit, entre Saint-Denis et la Chapelle, lorsqu'il allait avec les quatre parchemins de l'Université juger despotiquement les parchemins de la banlieue, les bourgeois remarquaient avec orgueil que le recteur était arrivé à la plaine Saint-Denis lorsque la queue de la procession était aux Mathurins-Saint-Jacques.

Mais le Paris du Nord était encore plus peuplé. On peut en juger par deux grandes revues qui se firent au XIVe siècle. L'Université, composée de prêtres, d'écoliers, d'étrangers, n'y figurait pas. Dans la première revue (1313), ordonnée par Philippe le Bel pour faire honneur à son gendre, le roi d'Angleterre, on estima qu'il y avait vingt mille chevaux et trente mille fantassins. Les Anglais étaient stupéfaits. En 1383, les Parisiens, pour recevoir Charles VI, qui revenait de Flandre, sortirent du côté de Montmartre et se rangèrent en bataille. Il y avait plusieurs corps d'armée, un d'arbalétriers, un de paveschiens (portant des boucliers), un autre armé de maillets, qui à lui seul comptait vingt mille hommes.

Cette population n'était pas seulement très-nombreuse, mais très-intelligente, et bien au-dessus de la France d'alors. Sans parler du contact de cette grande Université, le commerce, la banque, les lombards, devaient y importer des idées. Le Parlement, où se portaient les appels de toutes les justices de France, attirait à Paris un monde de plaideurs. La chambre des Comptes, ce grand tribunal de finances, l'empire de Galilée, comme on l'appelait, ne pouvait manquer d'attirer beaucoup de gens, à cette époque fiscale. Les bourgeois remplissaient les plus grandes charges. Barbet, maître de la monnaie sous Philippe le Bel, Poilvilain, trésorier du roi Jean, étaient des bourgeois de Paris. Le roi faisait montre de sa confiance pour la bonne ville. Malgré la révolte des monnaies en 1306, il les avait appelés lui-même à son jardin royal, lors de l'affaire des Templiers[347].

Le chef naturel de ce grand peuple était, non le prévôt royal, magistrat de police, presque toujours impopulaire, mais le prévôt des marchands[348], président naturel des échevins de Paris. Dans l'abandon où le royaume se trouvait après la bataille de Poitiers, Paris prit l'initiative, et dans Paris le prévôt des marchands.

Les états du nord de la France, assemblés le 17 octobre, un mois après la bataille, réunirent quatre cents députés des bonnes villes, et à leur tête Étienne Marcel, prévôt des marchands. Les seigneurs, la plupart prisonniers, n'y vinrent guère que par procureurs. Il en fut de même des évêques. Toute l'influence fut aux députés des villes, et surtout à ceux de Paris. Dans l'ordonnance de 1357, résultat mémorable de ces états, on sent la verve révolutionnaire et en même temps le génie administratif de la grande commune. On ne peut expliquer qu'ainsi la netteté, l'unité des vues qui caractérisent cet acte. La France n'eût rien fait sans Paris.

Les états, assemblés d'abord au Parlement, puis aux Cordeliers, nommèrent un comité de cinquante personnes pour prendre connaissance de la situation du royaume. Ils voulurent «encore savoir plus avant que le grand trésor qu'on avoit levé au royaume du temps passé, en dixièmes, en maltôtes, en subsides, et en forges de monnoies, et en toute autre extorsion, dont leurs gens avoient été formenés et triboulés, et les soudoyers mal payés, et le royaume mal gardé et défendu, étoit devenu; mais de ce ne savoit nul à rendre compte[349]

Tout ce qu'on sut, c'est qu'il y avait eu prodigalité monstrueuse, malversation, concussion. Le roi, au plus fort de la détresse publique, avait donné cinquante mille écus à un seul de ses chevaliers. Des officiers royaux, pas un n'avait les mains nettes. Les commissaires firent savoir au dauphin que, dans la séance publique, ils lui demanderaient de poursuivre ses officiers, de délivrer le roi de Navarre, et de permettre que trente-six députés des états, douze de chaque ordre, l'aidassent à gouverner le royaume.

Le dauphin, qui n'était pas roi, ne pouvait guère mettre ainsi le royaume entre les mains des états. Il ajourna la séance, sous prétexte de lettres qu'il aurait reçues du roi et de l'empereur. Puis il invita les députés à retourner chez eux pour prendre l'avis des leurs, tandis qu'il consulterait aussi son père[350].

Les états du Midi, assemblés à Toulouse, et si près du danger, se montrèrent plus dociles. Ils votèrent de l'argent et des troupes. Les états provinciaux, ceux d'Auvergne, par exemple, accordèrent aussi, mais toujours en se réservant l'administration de ce qu'ils accordaient. Le dauphin était pendant ce temps à Metz pour recevoir son oncle, l'empereur Charles VI; triste dauphin, triste empereur, qui ne pouvaient rien l'un pour l'autre. De son côté, la reine-mère s'en allait à Dijon marier son petit duc de Bourgogne, qu'elle avait eu d'un premier lit, avec la petite Marguerite de Flandre. Ce voyage coûteux avait l'avantage lointain de rattacher la Flandre à la France. Que devenait Paris, ainsi abandonné, sans roi, ni reine, ni dauphin? Il voyait arriver par toutes ses portes les paysans avec leurs familles et leurs petits bagages; puis, par longues files lugubres, les moines, les religieuses des environs. Tous ces fugitifs racontaient des choses effroyables de ce qui se passait dans les campagnes. Les seigneurs, les prisonniers de Poitiers, relâchés sur parole, revenaient sur leurs terres pour ramasser vitement leurs rançons, et ruinaient le paysan. Par-dessus, arrivaient les soldats licenciés, pillant, violant, tuant. Ils torturaient celui qui n'avait plus rien pour le forcer à donner encore[351]. C'était dans toute la campagne une terreur, comme celle des chauffeurs de la Révolution.

Les états étant de nouveau réunis le 5 février 1357, Marcel et Robert le Coq, évêque de Laon, leur présentèrent le cahier des doléances, et obtinrent que chaque député le communiquerait à sa province. Cette communication, très-rapide pour ce temps-là et surtout en cette saison, se fit en un mois. Le 3 mars, le dauphin reçut les doléances. Elles lui furent présentées par Robert le Coq, ancien avocat de Paris, qui avait été successivement conseiller de Philippe de Valois, président du Parlement, et qui, s'étant fait évêque-duc de Laon, avait acquis l'indépendance des grands dignitaires de l'Église. Le Coq, tout à la fois homme du roi, homme des communes, allait des uns aux autres, et conseillait les deux partis. On le comparait à la besaguë du charpentier (bis-acuta), qui taille des deux bouts[352]. Après qu'il eut parlé, le sire de Péquigny pour les nobles, un avocat de Bâville pour les communes, Marcel pour les bourgeois de Paris, déclarèrent qu'ils l'avouaient de tout ce qu'il venait de dire.

Cette remontrance des états[353] était tout à la fois une harangue et un sermon. On conseillait d'abord au dauphin de craindre Dieu, de l'honorer ainsi que ses ministres, de garder ses commandements. Il devait éloigner les mauvais de lui, ne rien ordonner par les jeunes, simples et ignorants. Il ne pouvait douter, lui disait-on, que les états n'exprimassent la pensée du royaume, puisque les députés étaient près de huit cents et qu'ils avaient consulté leurs provinces. Quant à ce qu'on lui avait dit que les députés songeaient à faire tuer ses conseillers, c'était, ils le lui assuraient, un mensonge, une calomnie.

Ils exigeaient que dans l'intervalle des assemblées il gouvernât avec l'assistance de trente-six élus des états, douze de chaque ordre. D'autres élus devaient être envoyés dans les provinces avec des pouvoirs presque illimités. Ils pouvaient punir sans forme de procès, emprunter et contraindre, instituer, salarier, châtier les agents royaux, assembler des états provinciaux, etc.

Les états accordaient de quoi payer trente mille hommes d'armes. Mais ils faisaient promettre au dauphin que l'aide ne seroit levée ni employée par ses gens, mais par bonnes gens sages, loyaux et solvables, ordonnés par les trois états[354]. Une nouvelle monnaie devait être faite, mais conforme à l'instruction et aux patrons qui sont entre les mains du prévôt des marchands de Paris. Nul changement dans les monnaies sans le consentement des états.

Nulle trêve, nulle convocation d'arrière-ban sans leur autorisation.

Tout homme en France sera obligé de s'armer.

Les nobles ne pourront quitter le royaume sous aucun prétexte. Ils suspendront toute guerre privée: «Que si aucun fait le contraire, la justice du lieu, ou s'il est besoin, ces bonnes gens du pays, prennent tels guerriers... et les contraignent sans délai par retenue de corps et exploitement de leurs biens, à faire paix et à cesser de guerroyer.» Voilà les nobles soumis à la surveillance des communes.

Le droit de prise cesse. On pourra résister aux procureurs, et s'assembler contre eux par cri, ou par son de cloche.

Plus de don sur le domaine. Tout don est révoqué, en remontant jusqu'à Philippe le Bel.—Le dauphin promet de faire cesser autour de lui toute dépense superflue et voluptuaire.—Il fera jurer à tous ses officiers de ne lui rien demander qu'en présence du grand conseil.

Chacun se contentera d'un office.—Le nombre des gens de justice sera réduit.—Les prévôtés, vicomtés, ne seront plus données à ferme.—Les prévôts, etc., ne pourront être placés dans les pays où ils sont nés.

Plus de jugement par commission.—Les criminels ne pourront composer, «mais il sera fait pleine justice.»

Quoique l'un des principaux rédacteurs de l'ordonnance, Le Coq, soit un avocat, un président du Parlement, les magistrats y sont traités sévèrement. On leur défend de faire le commerce; on leur interdit les coalitions, les empiétements sur leurs juridictions respectives. On leur reproche leur paresse. On réduit leurs salaires en certains cas. Les réformes sont justes; mais le langage est rude, le ton aigre et hostile. Il est évident que le Parlement se refusait à soutenir les états et la commune.

Les présidents, ou autres membres du Parlement, commis aux enquêtes, ne prendront que quarante sols par jour. «Plusieurs ont accoustumé de prendre salaire trop excessif, et d'aller à quatre ou cinq chevaux, quoique s'ils alloient à leurs dépens, il leur suffiroit bien d'aller à deux chevaux ou à trois.»

Le grand conseil, le Parlement, la chambre des Comptes, sont accusés de négligence. Des arrêts qui devroient avoir été rendus, il y a vingt ans, sont encore à rendre. Les conseillers viennent tard, leurs dîners sont longs, leurs après-dîners peu profitables. Les gens de la chambre des Comptes «jureront aux saints évangiles de Dieu, que bien et loyalement ils délivreront la bonne gent et par ordre, sans eux faire muser.» Le grand conseil, le Parlement, la chambre des Comptes, doivent s'assembler au soleil levant. Les membres du grand conseil qui ne viendront pas bien matin perdront les gages de la journée.—Ces membres, malgré leur haute position, sont, comme on voit, traités sans façon par les bourgeois législateurs.

Cette grande ordonnance de 1357, que le dauphin fut obligé de signer, était bien plus qu'une réforme. Elle changeait d'un coup le gouvernement. Elle mettait l'administration entre les mains des états, substituait la république à la monarchie. Elle donnait le gouvernement au peuple. Constituer un nouveau gouvernement au milieu d'une telle guerre, c'était une opération singulièrement périlleuse, comme celle d'une armée qui renverserait son ordre de bataille en présence de l'ennemi. Il y avait à craindre que la France ne pérît dans ce revirement.

L'ordonnance détruisait les abus. Mais la royauté ne vivait guère que d'abus[355].

Dans la réalité, la France existait-elle comme personne politique? pouvait-on lui supposer une volonté commune? Ce qu'on peut affirmer, c'est que l'autorité lui apparaissait tout entière dans la royauté. Elle ne souhaitait que des réformes partielles. L'ordonnance approuvée des états n'était, selon toute vraisemblance, que l'œuvre d'une commune, d'une grande et intelligente commune, qui parlait au nom du royaume, mais que le royaume devait abandonner dans l'action.

Les nobles conseillers du dauphin, dans leur haine de nobles contre les bourgeois, dans leurs jalousies provinciales contre Paris, poussaient leur maître à la résistance. Au mois de mars, il avait signé l'ordonnance présentée aux états; le 6 avril, il défendit de payer l'aide que les états avaient votée. Le 8, sur les représentations du prévôt des marchands, il révoqua la défense. Le jeune prince flottait ainsi entre deux impulsions, suivant l'une aujourd'hui, demain l'autre, et peut-être de bonne foi. Il y avait grandement à douter dans cette crise obscure. Tout le monde doutait, personne ne payait. Le dauphin restait désarmé, les états aussi. Il n'y avait plus de pouvoir public, ni roi, ni dauphin, ni états.

Le royaume, sans force, se mourant, pour ainsi dire, et perdant conscience de soi, gisait comme un cadavre. La gangrène y était, les vers fourmillaient; les vers, je veux dire les brigands, anglais, navarrais. Toute cette pourriture isolait, détachait l'un de l'autre les membres du pauvre corps. On parlait du royaume; mais il n'y avait plus d'états vraiment généraux, rien de général, plus de communication, de route pour s'y rendre. Les routes étaient des coupe-gorges. La campagne un champ de bataille; la guerre partout à la fois, sans qu'on pût distinguer ami ou ennemi.

Dans cette dissolution du royaume, la commune restait vivante[356]. Mais comment la commune vivrait-elle seule, et sans secours du pays qui l'environne? Paris, ne sachant à qui s'en prendre de sa détresse, accusait les états. Le dauphin enhardi déclara qu'il voulait gouverner, qu'il se passerait désormais de tuteur. Les commissaires des états se séparèrent. Mais il n'en fut que plus embarrassé. Il essaya de faire un peu d'argent en vendant des offices, mais l'argent ne vint pas. Il sortit de Paris; toute la campagne était en feu. Il n'y avait pas de petite ville où il ne pût être enlevé par les brigands. Il revint se blottir à Paris et se remettre aux mains des états. Il les convoqua pour le 7 novembre.

Dans la nuit du 8 au 9, un ami de Marcel, un Picard, le sire de Pecquigny, enleva par un coup de main Charles le Mauvais du fort où il était enfermé. Marcel, qui voyait toujours autour du dauphin une foule menaçante de nobles, avait besoin d'une épée contre ces gens d'épée, d'un prince du sang contre le dauphin. Les bourgeois, dans leurs plus hardies tentatives de liberté, aimaient à suivre un prince. Il semblait beau aussi et chevaleresque, quand la chevalerie se conduisait si mal, que les bourgeois se chargeassent de réparer cette grande injustice, de redresser le tort des rois. La foule, toujours facile aux émotions généreuses, accueillit le prisonnier avec des larmes de joie. Le retour de ce méchant homme, mais si malheureux, leur semblait celui de la justice elle-même. Amené par les communes d'Amiens, reçu à Saint-Denis par la foule des bourgeois qui étaient allés au-devant[357], il vint à Paris, mais d'abord seulement hors des murs, à Saint-Germain-des-Prés. Le surlendemain il prêcha le peuple de Paris. Il y avait contre les murs de l'abbaye une chaire ou tribune, d'où les juges présidaient aux combats judiciaires qui se faisaient au Pré-aux-Clercs, limite des deux juridictions. Ce fut de là que parla le roi de Navarre. Le dauphin, à qui il avait demandé l'entrée de la ville et qui n'avait pas osé refuser, était venu l'entendre, peut-être dans l'espoir qu'il en dirait moins. Mais la harangue n'en fut que plus hardie. Il commença en latin, et continua en langue vulgaire[358]. Il parla à merveille. Il était, disent les contemporains, petit, vif et d'esprit subtil.

Le texte du discours, tiré, selon l'usage du temps, de la sainte Écriture, prêtait aux développements pathétiques: Justus Dominus et dilexit justitias; vidit æquitatem vultus ejus. Le roi de Navarre, s'adressant, avec une insidieuse douceur, au dauphin lui-même, le prenait à témoin des injures qu'on lui avait faites. On avait bien tort de se défier de lui; n'était-il pas Français de père et de mère? n'était-il pas plus près de la couronne que le roi d'Angleterre qui la réclamait? il voudrait vivre et mourir en défendant le royaume de France... Le discours fut si long, qu'on avait soupé dans Paris quand il cessa[359]. Mais, quoique le bourgeois n'aime pas à se desheurer[360], il n'en fut pas moins favorable au harangueur. Ce fut à qui lui donnerait de l'argent.

De Paris, il alla à Rouen et y exposa ses malheurs avec la même faconde[361]. Il fit descendre du gibet les corps de ses amis qui avaient été mis à mort au terrible dîner de Rouen[362], et les suivit à la cathédrale au son des cloches et à la lueur des cierges. C'était le jour des Saints-Innocents (28 décembre); il parla sur ce texte: «Des Innocents et des justes s'étaient attachés à moi, parce que je tenais pour vous, ô Seigneur!»

Le dauphin prêchait aussi à Paris. Il haranguait aux halles, Marcel à Saint-Jacques[363]. Mais le premier n'avait pas la foule. Le peuple n'aimait pas la mine chétive du jeune prince. Tout sage et sensé qu'il pouvait être, c'était un froid harangueur, à côté du roi de Navarre.

L'engouement de Paris pour celui-ci était étrange[364]. Que demandait ce prince si populaire? Qu'on affaiblît encore le royaume, qu'on mît en ses mains des provinces entières, les provinces les plus vitales de la monarchie, toute la Champagne et une partie de la Normandie, la frontière anglaise, le Limousin, une foule de places et de forteresses. Mettre en des mains si suspectes nos meilleures provinces, c'eût été perdre d'un trait de plume autant qu'on avait perdu par la bataille de Poitiers.

Les bourgeois de Paris s'imaginaient que si le roi de Navarre était satisfait, il allait les délivrer des bandes de brigands qui affamaient la ville et qui se disaient Navarrais. Au fond, ils n'étaient ni au roi de Navarre, ni à personne. Il eût voulu rappeler tous ces pillards qu'il ne l'aurait pu.

Cependant les bourgeois, le prévôt, l'Université, entouraient, assiégeaient le dauphin. Ils le sommaient de faire justice à ce pauvre roi de Navarre. Un jacobin, parlant au nom de l'Université, lui déclara qu'il était arrêté que le roi de Navarre ayant une fois fait toutes ses demandes, le dauphin lui rendrait ses forteresses; que sur le reste, la ville et l'Université aviseraient. Un moine de Saint-Denis vint après le Jacobin: «Vous n'avez pas tout dit, maître, s'écria-t-il. Dites encore que si monseigneur le duc ou le roi de Navarre ne se tient à ce qui est décidé, nous nous déclarons contre lui.»

Il n'y avait pas à dire non. Le dauphin promettait gracieusement. Puis il faisait répondre par les commandants et capitaines qu'ayant reçu leurs places du roi ils ne pouvaient les rendre sur un ordre du dauphin.

Celui-ci, au milieu d'une ville ennemie, n'avait d'autre moyen de se procurer quelque argent que par de nouvelles altérations de monnaies (22, 23 janvier, 7 février). Les états, réunis le 11 février, lui firent prendre le titre de régent du royaume, sans doute afin d'autoriser tout ce qu'ils ordonneraient en son nom. Peut-être aussi la commission des trente-quatre, choisie sous l'influence de Marcel, mais composée en majorité de nobles et d'ecclésiastiques, voulait-elle rendre force au dauphin contre les bourgeois de Paris.

Un événement tragique avait porté au comble le mauvais vouloir de ceux-ci. Un clerc, apprenti d'un changeur, nommé Perrin Marc, ayant vendu, pour le compte de son maître, deux chevaux au dauphin et n'étant pas payé, arrêta dans la rue Neuve-Saint-Merry Jean Baillet, trésorier des finances. Le trésorier refusait de payer, sans doute sous prétexte du droit de prise. Une dispute s'éleva, Perrin tua Baillet et se jeta à quartier dans Saint-Jacques-la-Boucherie. Les gens du dauphin, Robert de Clermont, maréchal de Normandie, Jean de Châlons et Guillaume Staise, prévôt de Paris, s'y rendirent, forcèrent l'asile, traînèrent Perrin au Châtelet, lui coupèrent les poings et le firent pendre. L'évêque se plaignit bien haut de cette violation des immunités ecclésiastiques, il obtint le corps de Perrin et l'enterra honnêtement à Saint-Merry. Marcel assista au service tandis que le dauphin suivait l'enterrement de Baillet.

Une collision était imminente. Marcel, pour encourager les bourgeois par la vue de leur nombre, leur fit porter des chaperons bleus et rouges, aux couleurs de la ville[365]. Il écrivit aux bonnes villes pour les prier de prendre ces chaperons. Amiens et Laon n'y manquèrent pas. Peu d'autres villes consentirent à en faire autant.

Cependant la désolation des campagnes amenait, entassait dans Paris tout un peuple de paysans. Les vivres devenaient rares et chers. Les bourgeois qui avaient beaucoup de petits biens dans l'Île-de-France, et qui en tiraient mille douceurs, œufs, beurre, fromages, volailles, ne recevaient plus rien. Ils trouvaient cela bien dur[366]. Le 22 février, le dauphin rendit une nouvelle ordonnance pour altérer encore les monnaies.

Le lendemain, le prévôt des marchands assembla en armes à Saint-Éloi tous les corps de métiers. À neuf heures, cette foule armée reconnut dans la rue un des conseillers du dauphin, avocat au parlement, maître Regnault Dacy, qui revenait du Palais chez lui, près Saint-Landry. Ils se mirent à courir sur lui; il se jeta dans la maison d'un pâtissier, et y fut frappé à mort; il n'eut pas le temps de pousser un cri. Cependant le prévôt, suivi d'une foule de bonnets rouges et bleus, entra dans l'hôtel du dauphin, monta jusqu'à sa chambre, et lui dit aigrement qu'il devait mettre ordre aux affaires du royaume; que ce royaume devant après tout lui revenir, c'était à lui à le garder des compagnies qui gâtaient tout le pays. Le dauphin, qui était entre ses conseillers ordinaires les maréchaux de Champagne et de Normandie, répondit avec plus de hardiesse que de coutume: «Je le ferais volontiers, si j'avais de quoi le faire; mais c'est à celui qui a les droits et profits à avoir aussi la garde du royaume[367].» Il y eut encore quelques paroles aigres, et le prévôt éclata: «Monseigneur, dit-il au dauphin, ne vous étonnez de rien de ce que vous allez voir; il faut qu'il en soit ainsi.» Puis, se tournant vers les hommes aux capuces rouges, il leur dit: «Faites-vite ce pourquoi vous êtes venu[368].» À l'instant, ils se jetèrent sur le maréchal de Champagne et le tuèrent près du lit du dauphin. Le maréchal de Normandie s'était retiré dans un cabinet; ils l'y poursuivirent et le tuèrent aussi. Le dauphin se croyait perdu; le sang avait rejailli jusque sur sa robe. Tous ses officiers avaient fui. «Sauvez-moi la vie,» dit-il au prévôt. Marcel lui dit de ne rien craindre. Il changea de chaperon avec lui, le couvrant ainsi des couleurs de la ville. Toute la journée, Marcel porta hardiment le chaperon du dauphin. Le peuple l'attendait à la Grève. Il le harangua d'une fenêtre, dit que ceux qui avaient été tués étaient des traîtres, et demanda au peuple s'il le soutiendrait. Plusieurs crièrent qu'ils l'avouaient de tout, et se dévouaient à lui à la vie et à la mort.

Marcel retourna au palais avec une foule de gens armés qu'il laissa dans la cour. Il trouva le dauphin plein de saisissement et de douleur. «Ne vous affligez pas, monseigneur, lui dit le prévôt. Ce qui s'est fait, s'est fait pour éviter le plus grand péril, et de la volonté du peuple[369]. Et il le priait de tout approuver.

Il fallait que le dauphin approuvât, ne pouvant mieux. Il lui fallut encore faire bonne mine au roi de Navarre, qui rentra quatre jours après. Marcel et Le Coq les avaient réconciliés, bon gré mal gré, et les faisaient dîner ensemble tous les jours.

Ce retour du roi de Navarre, quatre jours après le meurtre des conseillers du dauphin, ne donnait que trop clairement le sens de cette tragédie. Il pouvait rentrer; Marcel lui avait fait place libre par la mort de ses ennemis. Il lui avait donné un terrible gage, qui le liait à lui pour jamais. Il était évident que tout était fini entre Marcel et le dauphin. Ce crime avait été probablement imposé au prévôt par Charles le Mauvais, qui n'était pas neuf aux assassinats[370].» Marcel s'étant donné ainsi, le roi de Navarre avait désormais à voir ce qu'il en ferait, et s'il avait plus d'avantage à l'aider ou à le vendre.

Marcel croyait avoir gagné le roi de Navarre, et il perdit les états. C'est-à-dire que la légalité, violée par un crime, le délaissa pour toujours. Ce qui restait des députés de la noblesse quitta Paris, sans attendre la clôture. Plusieurs même des commissaires des états, chargés du gouvernement dans l'intervalle des sessions, ne voulurent plus gouverner, et laissèrent Marcel. Lui, sans se décourager, il les remplaça par des bourgeois de Paris[371]. Paris se chargeait de gouverner la France. Mais la France ne voulut pas[372].

La Picardie, qui avait si vivement pris parti en délivrant le roi de Navarre, fut la première à refuser d'envoyer de l'argent à Paris. Les états de Champagne s'assemblèrent, et Marcel ne fut pas assez fort pour empêcher le dauphin d'y aller. Dès lors, il devait périr tôt ou tard. Le pouvoir royal n'avait besoin que d'une prise, pour ressaisir tout. Le dauphin alla à ces états, accompagné des gens de Marcel; et d'abord il n'osa rien dire contre ce qui s'était passé à Paris. Mais les nobles de Champagne ne manquèrent pas de parler. Le comte de Braîne lui demanda si les maréchaux de Champagne et de Normandie avaient mérité la mort. Le dauphin répondit qu'ils l'avaient toujours et bien loyalement servi. Même scène à Compiègne, aux états de Vermandois[373]. Le dauphin, tout à fait rassuré, prit sur lui de transférer à Compiègne les états de la Langue d'oil, qui étaient convoqués pour le 1er mai à Paris. Peu de monde y vint. C'était toutefois une représentation telle quelle du royaume contre Paris.

Les états rendirent hommage aux réformes de la grande ordonnance, en les adoptant pour la plupart. L'aide qu'ils votèrent devait être perçue par des députés des états. Cette affectation de popularité effraya Marcel. Il engagea l'Université à implorer pour la ville la clémence du dauphin. Mais il n'y avait plus de paix possible. Le prince insistait pour qu'on lui livrât dix ou douze des plus coupables. Il se rabattit même à cinq ou six, assurant qu'il ne les ferait pas mourir...

Marcel ne s'y fia pas. Il acheva promptement les murs de Paris, sans épargner les maisons de moines qui touchaient l'enceinte[374]. Il s'empara de la tour du Louvre. Il envoya en Avignon louer des brigands[375].

La noblesse et la commune allaient combattre et se mesuraient, lorsqu'un tiers se leva auquel personne n'avait songé. Les souffrances du paysan avaient passé la mesure; tous avaient frappé dessus, comme une bête tombée sous la charge; la bête se releva enragée, et elle mordit.

Nous l'avons déjà dit. Dans cette guerre chevaleresque que se faisaient à armes courtoises[376] les nobles de France et d'Angleterre, il n'y avait au fond qu'un ennemi, une victime des maux de la guerre; c'était le paysan. Avant la guerre, celui-ci s'était épuisé pour fournir aux magnificences des seigneurs, pour payer ces belles armes, ces écussons émaillés, ces riches bannières qui se firent prendre à Crécy et à Poitiers. Après, qui paya la rançon? ce fut encore le paysan.

Les prisonniers, relâchés sur parole, vinrent sur leurs terres, ramasser vitement les sommes monstrueuses qu'ils avaient promises sans marchander sur le champ de bataille. Le bien du paysan n'était pas long à inventorier. Maigres bestiaux, misérables attelages, charrue, charrette, et quelques ferrailles. De mobilier, il n'y en avait point. Nulle réserve, sauf un peu de grain pour semer. Cela pris et vendu, que restait-il sur quoi le seigneur eût recours? le corps, la peau du pauvre diable. On tâchait encore d'en tirer quelque chose. Apparemment, le rustre avait quelque cachette où il enfouissait. Pour le lui faire dire, on le travaillait rudement. On lui chauffait les pieds. On n'y plaignait ni le fer ni le feu.

Il n'y a plus guère de châteaux; les édits de Richelieu, la Révolution, y ont pourvu. Toutefois maintenant encore, lorsque nous cheminons sous les murs de Taillebourg ou de Tancarville, lorsqu'au fond des Ardennes, dans la gorge de Montcornet, nous envisageons sur nos têtes l'oblique et louche fenêtre qui nous regarde passer, le cœur se serre, nous ressentons quelque chose des souffrances de ceux qui, tant de siècles durant, ont langui au pied de ces tours. Il n'est même pas besoin pour cela que nous ayons lu les vieilles histoires. Les âmes de nos pères vibrent encore en nous pour des douleurs oubliées, à peu près comme le blessé souffre à la main qu'il n'a plus.

Ruiné par son seigneur, le paysan n'était pas quitte. Ce fut le caractère atroce de ces guerres des Anglais; pendant qu'ils rançonnaient le royaume en gros, ils le pillaient en détail. Il se forma par tout le royaume des compagnies, dites d'Anglais ou de Navarrais. Le Gallois Griffith désolait tout le pays entre Seine et Loire, l'Anglais Knolles la Normandie. Le premier à lui seul saccagea Montargis, Étampes, Arpajon, Montlhéry, plus de quinze villes ou gros bourgs[377]. Ailleurs, c'étaient l'Anglais Audley, les Allemands Albrecht et Frank Hennekin. Un de ces chefs, Arnaud de Cervoles, qu'on appelait l'archiprêtre, parce qu'en effet, quoique séculier, il possédait un archiprêtré, laissa les provinces déjà pillées, traversa toute la France jusqu'en Provence, mit à sac Salon et Saint-Maximin pour épouvanter Avignon. Le pape tremblant invita le brigand, le reçut comme un fils de France[378], le fit dîner avec lui, et lui donna quarante mille écus, de plus l'absolution. Cervoles, en sortant d'Avignon, n'en pilla pas moins la ville d'Aix, d'où il alla en Bourgogne pour en faire autant.

Ces chefs de bande n'étaient pas, comme on pourrait croire, des gens de rien, de petits compagnons, mais des nobles, souvent des seigneurs. Le frère du roi de Navarre pillait comme les autres[379]. Dans les sauf-conduits qu'ils vendaient aux marchands qui approvisionnaient les villes, ils exceptaient nommément les choses propres aux nobles, les parures militaires: «Chapeaux de castor, plumes d'autruche et fers de glaive[380]

Les chevaliers du XIVe siècle avaient une autre mission que ceux des romans, c'était d'écraser le faible. Le sire d'Aubrécicourt volait et tuait au hasard pour bien mériter de sa dame, Isabelle de Juliers, nièce de la reine d'Angleterre: «Car il était jeune et amoureux durement.» Il se faisait fort de devenir au moins comte de Champagne[381]. La dissolution de la monarchie donnait à ces pillards des espérances folles. C'était à qui entrerait par ruse ou par force dans quelque château mal gardé. Les capitaines des places se croyaient libres de leurs serments. Plus de roi, plus de foi. Ils vendaient, échangeaient leurs places, leurs garnisons.

Cette vie de trouble et d'aventures, après tant d'années d'obéissance sous les rois, faisait la joie des nobles. C'était comme une échappée d'écoliers, qui ne ménagent rien dans leurs jeux. Froissart, leur historien, ne se lasse pas de conter ces belles histoires. Il s'intéresse à ces pillards, prend part à leurs bonnes fortunes: «Et toujours gagnoient pauvres brigands, etc.[382]» Il ne lui arrive nulle part de douter de leur loyauté. À peine doute-t-il de leur salut[383].

L'effroi était tel à Paris, que les bourgeois avaient offert à Notre-Dame une bougie qui, disait-on, avait la longueur du tour de la ville[384]. On n'osait plus sonner dans les églises, si ce n'est à l'heure du couvre-feu, de crainte que les habitants en sentinelle sur les murailles n'entendissent venir l'ennemi. Combien la terreur n'était-elle pas plus grande dans les campagnes! Les paysans ne dormaient plus. Ceux des bords de la Loire passaient les nuits dans les îles, ou dans des bateaux arrêtés au milieu du fleuve. En Picardie, les populations creusaient la terre et s'y réfugiaient. Le long de la Somme, de Péronne à l'embouchure, on comptait encore au dernier siècle trente de ces souterrains[385]. C'est là qu'on pouvait avoir quelque impression de l'horreur de ces temps. C'étaient de longues allées voûtées de sept ou huit pieds de large, bordées de vingt ou trente chambres, avec puits au centre, pour avoir à la fois de l'air et de l'eau. Autour du puits, de grandes chambres pour les bestiaux. Le soin et la solidité qu'on remarque dans ces constructions indiquent assez que c'était une des demeures ordinaires de la triste population de ces temps. Les familles s'y entassaient à l'approche de l'ennemi. Les femmes, les enfants, y pourrissaient des semaines, des mois, pendant que les hommes allaient timidement au clocher voir si les gens de guerre s'éloignaient de la campagne.

Mais ils ne s'en allaient pas toujours assez vite pour que les pauvres gens pussent semer ou récolter. Ils avaient beau se réfugier sous la terre, la faim les y atteignait. Dans la Brie et le Beauvoisis surtout, il n'y avait plus de ressources[386]. Tout était gâté, détruit. Il ne restait plus rien que dans les châteaux. Le paysan, enragé de faim et de misère, força les châteaux, égorgea les nobles.

Jamais ceux-ci n'auraient voulu croire à une telle audace. Ils avaient ri tant de fois, quand on essayait d'armer ces populations simples et dociles, quand on les traînait à la guerre! On appelait par dérision le paysan Jacques Bonhomme, comme nous appelons Jeanjeans, nos conscrits[387]. Qui aurait craint de maltraiter des gens qui portaient si gauchement les armes? C'était un dicton entre les nobles: «Oignez vilain, il vous poindra; poignez vilain, il vous oindra[388]

Les Jacques payèrent à leurs seigneurs un arriéré de plusieurs siècles. Ce fut une vengeance de désespérés, de damnés. Dieu semblait avoir si complétement délaissé ce monde!... Ils n'égorgeaient pas seulement leurs seigneurs, mais tâchaient d'exterminer les familles, tuant les jeunes héritiers, tuant l'honneur en violant les dames[389]. Puis, ces sauvages s'affublaient de beaux habits, eux et leurs femmes, se paraient de belles dépouilles sanglantes.

Et toutefois, ils n'étaient pas tellement sauvages, qu'ils n'allassent avec une sorte d'ordre, par bannières, et sous un capitaine, un des leurs, un rusé paysan qui s'appelait Guillaume Callet[390]: «Et en ces assemblées avoit gens de labour le plus, et si y avoit de riches hommes bourgeois et aultres[391].»—«Quand on leur demandoit, dit Froissart, pourquoi ils faisoyent ainsi, ils répondoient qu'ils ne savoient, mais qu'il faisoyent ainsi qu'ils veoyent les autres faire; et pensoyent qu'ils dussent en telle manière destruire tous les nobles et gentilhommes du monde.»

Aussi les grands et les nobles se déclarèrent tous contre eux, sans distinction de parti. Charles le Mauvais les flatta, invita leurs principaux chefs[392] et pendant les pourparlers il fit main basse sur eux. Il couronna le roi des Jacques d'un trépied de fer rouge. Il les surprit ensuite près de Montdidier, et en fit un grand carnage. Les nobles se rassurèrent, prirent les armes, et se mirent à tuer et brûler tout dans les campagnes, à tort ou à droit[393].

La guerre des Jacques avait fait une diversion utile à celle de Paris. Marcel avait intérêt à les soutenir[394]. Les communes hésitaient. Senlis et Meaux les reçurent. Amiens leur envoya quelques hommes, mais les fit bientôt revenir. Marcel, qui avait profité du soulèvement pour détruire plusieurs forteresses autour de Paris, se hasarda à leur envoyer du monde pour les aider à prendre le Marché de Meaux. D'abord le prévôt des monnaies leur conduisit cinq cents hommes, auxquels se joignirent trois cents autres sous la conduite d'un épicier de Paris.

La duchesse d'Orléans, la duchesse de Normandie, une foule de nobles dames, de demoiselles et d'enfants, s'étaient jetées dans le Marché de Meaux, environné de la Marne. De là elles voyaient et entendaient les Jacques qui remplissaient la ville. Elles se mouraient de peur. D'un moment à l'autre, elles pouvaient être forcées, massacrées. Heureusement il leur vint un secours inespéré. Le comte de Foix et le captal de Buch (ce dernier au service des Anglais) revenaient de la croisade de Prusse, avec quelques cavaliers. Ils apprirent à Châlons le danger de ces dames, et chevauchèrent rapidement vers Meaux. Arrivés dans le Marché: «Ils firent ouvrir tout arrière, et puis se mirent au-devant de ces vilains, noirs et petits et très-mal armés, et lancèrent à eux de leurs lances et de leurs épées. Ceux qui étoient devant et qui sentoient les horions reculèrent de hideur et tomboient les uns sur les autres. Alors issirent les gens d'armes hors des barrières et les abattoient à grands monceaux et les tuoient ainsi que bêtes et les reboutèrent hors de la ville. Ils en mirent à fin plus de sept mille et boutèrent le feu en la désordonnée ville de Meaux (9 juin 1358)[395]

Les nobles firent partout main basse sur les paysans, sans s'informer de la part qu'ils avaient prise à la Jacquerie; et ils firent, dit un contemporain, tant de mal au pays, qu'il n'y avait pas besoin que les Anglais vinssent pour la destruction du royaume. Ils n'auraient jamais pu faire ce que firent les nobles de France[396]

Ils voulaient traiter Senlis comme Meaux. Ils s'en firent ouvrir les portes, disant venir de la part du régent, puis ils se mirent à crier: «Ville prise! ville gagnée.» Mais ils trouvèrent tous les bourgeois en armes, et même d'autres nobles qui défendaient la ville. On lança sur eux, par la pente rapide de la grande rue, des charrettes qui les renversèrent. L'eau bouillante pleuvait des fenêtres. «Les uns s'enfuirent à Meaux conter leur déconfiture et se faire moquer; les autres qui restèrent sur la place, ne feront plus de mal aux gens de Senlis[397]

C'est un prodige qu'au milieu de cette dévastation des campagnes, Paris ne soit pas mort de faim. Cela fait grand honneur à l'habileté du prévôt des marchands. Il ne pouvait nourrir longtemps cette grande et dévorante ville sans avoir pour lui la campagne; de là l'apparente inconstance de sa conduite. Il s'allia aux Jacques, puis au roi de Navarre, destructeur des Jacques. La cavalerie de ce prince lui était indispensable pour garder quelques routes libres, tandis que le dauphin tenait la rivière. Il fit donner à Charles le Mauvais le titre de capitaine de Paris (15 juin). Mais le prince lui-même n'était pas libre. Il fut abandonné de plusieurs de ses gentilshommes, qui ne voulaient pas servir la canaille contre les honnêtes gens. Cependant les bourgeois mêmes tournaient contre lui; ils lui en voulaient d'avoir détruit les Jacques, et ils soupçonnaient bien que leur capitaine ne faisait pas grand cas d'eux.

Cependant les vivres enchérissaient. Le dauphin, avec trois mille lances, était à Charenton et arrêtait les arrivages de la Seine et de la Marne. Les bourgeois sommèrent le roi de Navarre de les défendre, de sortir, de faire enfin quelque chose. Il sortit, mais pour traiter. Les deux princes eurent une longue et secrète entrevue, et se séparèrent bons amis. Le roi de Navarre ayant encore osé rentrer dans Paris, ses plus déterminés partisans et Marcel lui-même lui ôtèrent le titre de capitaine de la ville. Il se retira en se plaignant fort; Navarrais et bourgeois se querellèrent, et il y eut quelques hommes de tués.

La position de Marcel devenait mauvaise. Le dauphin tenait la haute Seine, Charenton, Saint-Maur; le roi de Navarre, la basse, Saint-Denis. Il battait toute la campagne. Les arrivages étaient impossibles. Paris allait étouffer. Le roi de Navarre, qui le voyait bien, se faisait marchander par les deux partis. La dauphine et beaucoup de bonnes gens, c'est-à-dire des seigneurs, des évêques, s'entremettaient, allaient et venaient. On offrait au roi de Navarre quatre cent mille florins, pourvu qu'il livrât Paris et Marcel[398]. Le traité était déjà signé, et une messe dite, où les deux princes devaient communier de la même hostie. Le roi de Navarre déclara qu'il ne pouvait, n'étant pas à jeûn[399].

Le dauphin lui promettait de l'argent. Marcel lui en donnait. Toutes les semaines il envoyait à Charles le Mauvais deux charges d'argent pour payer ses troupes. Il n'avait d'espoir qu'en lui; il l'allait voir à Saint-Denis; il le conjurait de se rappeler que c'étaient les gens de Paris qui l'avaient tiré de prison, et eux encore qui avaient tué ses ennemis. Le roi de Navarre lui donnait de bonnes paroles; il l'engageait: «À se bien pourvoir d'or et d'argent, et à l'envoyer hardiment à Saint-Denis; qu'il leur en rendrait bon compte[400]

Ce roi des bandits ne pouvait, ne voulait sans doute les empêcher de piller. Les bourgeois voyaient leur argent s'en aller aux pillards, et les vivres n'en venaient pas mieux. Le prévôt était toujours sur la route de Saint-Denis, toujours en pourparlers. Cela leur donnait à penser. De tant d'argent que levait Marcel, n'en gardait-il pas bonne part? Déjà on avait épilogué sur les salaires que les commissaires des états s'étaient libéralement attribués à eux-mêmes[401].

Les Navarrais, Anglais et autres mercenaires, avaient suivi la plupart le roi de Navarre à Saint-Denis. D'autres étaient restés à Paris pour manger leur argent. Les bourgeois les voyaient de mauvais œil. Il y eut des batteries, et l'on en tua plus de soixante. Marcel, qui ne craignait rien tant que de se brouiller avec le roi de Navarre, sauva les autres en les emprisonnant, et le soir même il les renvoya à Saint-Denis[402]. Les bourgeois ne le lui pardonnèrent pas.

Cependant les Navarrais poussaient leurs courses jusqu'aux portes; on n'osait plus sortir. Les Parisiens se fâchèrent; ils déclarèrent au prévôt qu'ils voulaient châtier ces brigands. Il fallut leur complaire, les faire sortir, pour chercher les Navarrais. Ayant couru tout le jour vers Saint-Cloud, ils revenaient fort las (c'était le 22 juillet), traînant leurs épées, ayant défait leurs bassinets[403], se plaignant fort de n'avoir rien trouvé, lorsqu'au fond d'un chemin ils trouvent quatre cents hommes qui se lèvent et tombent sur eux. Ils s'enfuirent à toutes jambes, mais avant d'atteindre les portes, il en périt sept cents; d'autres encore furent tués le lendemain lorsqu'ils allaient chercher les morts. Cette déconfiture acheva de les exaspérer contre Marcel: c'était sa faute, disaient-ils; il était rentré avant eux[404], il ne les avait pas soutenus; probablement il avait averti l'ennemi.

Le prévôt était perdu. Sa seule ressource était de se livrer au roi de Navarre, lui et Paris, et le royaume s'il pouvait. Charles le Mauvais touchait au but de son ambition[405]. Marcel aurait promis au roi de Navarre de lui livrer les clefs de Paris, pour qu'il se rendit maître de la ville, et tuât tous ceux qui lui étaient opposés. Leurs portes étaient marquées d'avance[406].

La nuit du 31 juillet au 1er août, Étienne Marcel entreprit de livrer la ville qu'il avait mise en défense, les murailles qu'il avait bâties. Jusque-là, il semble avoir toujours consulté les échevins, même sur le meurtre des deux maréchaux. Mais cette fois, il voyait que les autres ne songeaient plus qu'à se sauver en le perdant.

Celui des échevins sur lequel il comptait le plus, qui s'était le plus compromis, qui était son compère, Jean Maillart, lui avait cherché querelle le jour même. Maillart s'entendit avec les chefs du parti du dauphin, Pépin des Essarts et Jean de Charny; et tous trois, avec leurs hommes, se trouvèrent à la bastille Saint-Denis, que Marcel devait livrer.

«Et s'en vinrent un peu avant minuit... et trouvèrent ledit prévôt des marchands, les clefs de la porte en ses mains. Le premier parler que Jean Maillart lui dit, ce fut que il lui demanda par son nom: «Étienne, Étienne, que faites-vous ci à cette heure?» Le prévôt lui répondit: «Jean, à vous qu'en monte de savoir? je suis ci pour prendre garde de la ville dont j'ai le gouvernement.»—«Par Dieu, répondit Jean Maillart, il ne va mie ainsi; mais n'êtes ci à cette heure pour nul bien; et je le vous montre, dit-il à ceux qui étoient de-lez (près) lui, comment il tient les clefs des portes en ses mains pour trahir la ville.» Le prévôt des marchands s'avança et dit: «Vous mentez.»—«Par Dieu! répondit Jean Maillart, traître, mais vous mentez!» et tantôt férit à lui et dit à ses gens: «À la mort, à la mort tout homme de son côté, car ils sont traîtres.» Là eut grand hutin et dur; et s'en fut volontiers le prévôt des marchands fui s'il eût pu; mais il fut si hâté qu'il ne put. Car Jean Maillart le férit d'une hache sur la tête et l'abattit à terre, quoique ce fût son compère, ni ne se partit de lui jusqu'à ce qu'il fut occis et six de ceux qui là étoient, et le demeurant pris et envoyé en prison[407]

Selon une version plus vraisemblable, Marcel et cinquante-quatre de ses amis qui étaient venus avec lui tombèrent frappés par des gardes obscurs de la porte Saint-Antoine[408].

Cependant les meurtriers s'en allèrent, criant par la ville et éveillant le peuple. Le matin, tous étaient assemblés aux halles, où Maillart les harangua. Il leur conta comment cette même nuit, la ville devait être courue et détruite, si Dieu ne l'eût éveillé lui et ses amis, et ne leur eût révélé la trahison. La foule apprit avec saisissement le péril où elle avait été sans le savoir; tous joignaient les mains et remerciaient Dieu[409].

Telle fut la première impression. Qu'on ne croie pas pourtant que le peuple ait été ingrat pour celui qui avait tant fait pour lui. Le parti de Marcel, qui comptait beaucoup d'hommes instruits et éloquents[410], survécut à son chef. Quelques mois après, il y eut une conspiration pour venger Marcel. Le dauphin fit rendre à sa veuve tous les meubles du prévôt qui n'avaient pas été donnés ou perdus, dans le moment qui suivit sa mort[411].

La carrière de cet homme fut courte et terrible. En 1356, il sauve Paris, il le met en défense. De concert avec Robert Le Coq, il dicte au dauphin la fameuse ordonnance de 1357. Cette réforme du royaume par l'influence d'une commune ne peut se faire que par des moyens violents. Marcel est poussé de proche en proche à une foule d'actes irréguliers et funestes. Il tire de prison Charles le Mauvais pour l'opposer au dauphin, mais il se trouve avoir donné un chef aux bandits. Il met la main sur le dauphin, il lui tue ses conseillers, les ennemis du roi de Navarre.

Abandonné des états, il tue les états en les faisant comme il les veut, en créant des députés, en remplaçant les députés des nobles par des bourgeois de Paris[412]. Paris ne pouvait encore mener la France, Marcel n'avait pas les ressources de la Terreur; il ne pouvait assiéger Lyon, ni guillotiner la Gironde. La nécessité des approvisionnements le mettait dans la dépendance de la campagne. Il s'allia aux Jacques, et, les Jacques échouant, au roi de Navarre. Celui à qui il s'était donné, il essaya de lui donner le royaume; il y périt.

La doctrine classique du Salus populi, du droit de tuer les tyrans, avait été attestée, au commencement du siècle, par le roi contre le pape. Un demi-siècle est à peine écoulé; Marcel la tourne contre la royauté elle-même, contre les serviteurs de la royauté.

Cette tache sanglante dont la mémoire d'Étienne Marcel est restée souillée ne peut nous faire oublier que notre vieille charte est en partie son ouvrage. Il dut périr, comme ami du Navarrais, dont le succès eût démembré la France; mais dans l'ordonnance de 1357, il vit et vivra.

Cette ordonnance est le premier acte politique de la France, comme la Jacquerie est le premier élan du peuple des campagnes. Les réformes indiquées dans l'ordonnance furent presque toutes accomplies par nos rois. La Jacquerie, commencée contre les nobles, continua contre l'Anglais. La nationalité, l'esprit militaire, naquirent peu à peu. Le premier signe peut-être de ce nouvel esprit se trouve, dès l'an 1359, dans un récit du continuateur de Nangis. Ce grave témoin, qui note jour par jour tout ce qu'il voit et entend, sort de sa sécheresse ordinaire, pour conter tout au long une de ces rencontres où le peuple des campagnes laissé à lui-même commença à s'enhardir contre l'Anglais. Il s'y arrête avec complaisance: «C'est, dit-il naïvement, que la chose s'est passée près de mon pays, et qu'elle a été menée bravement par les paysans, par Jacques Bonhomme[413].

Il y a un lieu assez fort au petit village près Compiègne, lequel dépend du monastère de Saint-Corneille. Les habitants, voyant qu'il y avait péril pour eux si les Anglais s'en emparaient, l'occupèrent, avec la permission du régent et de l'abbé, et s'y établirent avec des armes et des vivres. D'autres y vinrent des villages voisins, pour être plus en sûreté. Ils jurèrent à leur capitaine de défendre ce poste jusqu'à la mort. Ce capitaine, qu'ils s'étaient donné du consentement du régent, était un des leurs, un grand et bel homme, qu'on appelait Guillaume aux Allouettes. Il avait avec lui pour le servir un autre paysan d'une force de membres incroyable, d'une corpulence et d'une taille énorme, plein de vigueur et d'audace, mais, avec cette grandeur de corps, ayant une humble et petite opinion de lui-même. On l'appelait le Grand-Ferré[414]. Le capitaine le tenait près de lui comme sous le frein, pour le lâcher à propos. Ils s'étaient donc mis là deux cents, tous laboureurs ou autres gens qui gagnaient humblement leur vie par le travail de leurs mains. Les Anglais, qui campaient à Creil, n'en tinrent grand compte, et dirent bientôt: «Chassons ces paysans, la place est forte et bonne à prendre.» On ne s'aperçut pas de leur approche, ils trouvèrent les portes ouvertes et entrèrent hardiment. Ceux du dedans, qui étaient aux fenêtres, sont d'abord tout étonnés de voir ces gens armés. Le capitaine est bientôt entouré, blessé mortellement. Alors le Grand-Ferré et les autres se disent: «Descendons, vendons bien notre vie; il n'y a pas de merci à attendre.» Ils descendent en effet, sortent par plusieurs portes, et se mettent à frapper sur les Anglais, comme s'ils battaient leur blé dans l'aire[415]; les bras s'élevaient, s'abattaient, et chaque coup était mortel. Le Grand, voyant son maître et capitaine frappé à mort, gémit profondément, puis il se porta entre les Anglais et les siens qu'il dominait également des épaules, maniant une lourde hache, frappant et redoublant si bien qu'il fit place nette; il n'en touchait pas un qu'il ne fendit le casque ou n'abattit les bras. Voilà tous les Anglais qui se mettent à fuir; plusieurs sautent dans le fossé et se noient. Le Grand tue leur porte-enseigne, et dit à un de ses camarades de porter la bannière anglaise au fossé. L'autre lui montrant qu'il y avait encore une foule d'ennemis entre lui et le fossé: «Suis-moi donc,» dit Le Grand. Et il se mit à marcher devant, jouant de la hache à droite et à gauche, jusqu'à ce que la bannière eût été jetée à l'eau... Il avait tué en ce jour plus de quarante hommes... Quant au capitaine, Guillaume aux Allouettes, il mourut de ses blessures, et ils l'enterrèrent avec bien des larmes, car il était bon et sage... Les Anglais furent encore battus une autre fois par Le Grand. Mais cette fois hors des murs. Plusieurs nobles Anglais furent pris, qui auraient donné de bonnes rançons, si on les eût rançonnés, comme font les nobles[416]; mais on les tua, afin qu'ils ne fissent plus de mal. Cette fois Le Grand, échauffé par cette besogne, but de l'eau froide en quantité, et fut saisi de la fièvre. Il s'en alla à son village, regagna sa cabane et se mit au lit, non toutefois sans garder près de lui sa hache de fer qu'un homme ordinaire pouvait à peine lever. Les Anglais, ayant appris qu'il était malade, envoyèrent un jour douze hommes pour le tuer. Sa femme les vit venir, et se mit à crier: «Ô mon pauvre Le Grand, voilà les Anglais! que faire?...» Lui, oubliant à l'instant son mal, il se lève, prend sa hache, et sort dans la petite cour: «Ah! brigands, vous venez donc pour me prendre au lit! vous ne me tenez pas encore...» Alors s'adossant à un mur, il en tue cinq en un moment; les autres s'enfuient. Le Grand se remit au lit; mais il avait chaud, il but encore de l'eau froide: la fièvre le reprit plus fort, et au bout de quelques jours, ayant reçu les sacrements de l'Église, il sortit du siècle, et fut enterré au cimetière de son village. Il fut pleuré de tous ses compagnons, de tout le pays; car, lui vivant, jamais les Anglais n'y seraient venus[417].

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