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Histoire de France 1440-1465 (Volume 7/19)

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CHAPITRE II
GRANDEUR DE LA MAISON DE BOURGOGNE. SES FÊTES—LA RENAISSANCE
1453-1454

La bataille de Gavre eut lieu le 21 juillet; Talbot avait été tué le 17 en Guienne. Si cette nouvelle eût pu venir à temps, si les Gantais avaient su que le roi de France était vainqueur, les choses auraient bien pu se passer tout autrement.

Quoi qu'il en soit, la Flandre était soumise, la guerre finie, et mieux qu'à Roosebeke. Gand, cette fois, avait été vaincue sous ses propres murs, à Gand même. Le duc de Bourgogne était décidément comte de Flandre, sans contestation et pour toujours.

Aussi l'orgueil fut sans mesure[236]. La noblesse crut avoir vaincu, non la ville de Gand, mais le roi et l'empereur; c'était à eux à se tenir paisibles, à ne plus se mêler de la Flandre, ni du Luxembourg, à remercier Dieu de ce que Monseigneur de Bourgogne était un homme doux et pacifique.

Et en effet qu'y avait-il désormais de difficile ou d'impossible? Du côté de l'Orient ou de l'Occident, qui eût résisté?

La duchesse, qui était Lancastre par sa mère, regardait volontiers du côté de l'Angleterre, alors ouverte par la guerre civile. Elle voulait (et elle en vint à bout plus tard) marier son fils dans la branche d'York, pour unir les droits des deux branches, en sorte que l'enfant qui viendrait eût fini peut-être par tenir en une même main les Pays-Bas et l'Angleterre (plus que n'eut Guillaume III).

Ces idées, toutes hardies et ambitieuses qu'elles pouvaient être, étaient encore trop sages pour un tel moment. Le Nord brumeux, l'Angleterre, charmait peu l'imagination. Elle se tournait bien plus volontiers vers le Midi, vers les étranges et merveilleux pays dont on faisait tant de contes; elle voyageait plutôt du côté des terres d'or, des hommes d'ébène, des oiseaux d'émeraude[237]... Il y avait là bien d'autres duchés, d'autres royaumes à prendre. N'avait-on pas vu la singulière fortune des Braquemont et des Béthencourt[238]? Ce Braquemont de Sedan, qui n'était qu'un arrière-vassal de l'évêque de Liége, ayant passé en Espagne, couru les mers, cherché son aventure, avait fini par léguer à son neveu, au Normand Béthencourt, la royauté des îles Fortunées!... Plus loin encore, les pilotes de Dieppe avaient fait sur la grande terre d'Afrique, parmi les hommes noirs, un Rouen, un Paris[239]. Le propre frère de la duchesse de Bourgogne, don Henri, prince moine[240], s'était bâti son couvent sur la mer, dirigeant de là ses pilotes, leur traçant la route, et dans sa longue vie, fondant peu à peu des forts portugais sur les ruines des comptoirs normands.

Cette patience n'allait pas à un si grand souverain que le duc de Bourgogne, tout cela était lent et obscur. L'Orient seul était digne de lui, l'Orient, la croisade!... Qui devait défendre la chrétienté, sinon le premier prince chrétien? L'Antéchrist était à la porte, on ne pouvait guère en douter. Nul signe n'y manquait. Le Turc, ses effroyables bandes de renégats habillés en moines, sous leur barbare et burlesque attirail[241], ce monstre, n'était-ce pas la Bête?...

Les Grecs venaient de succomber, Constantinople avait été prise par Mahomet II, justement deux mois avant la bataille de Gavre. Quel avertissement pour les chrétiens d'en finir avec leurs discordes! quelle menace de Dieu!... Après Constantinople, que restait-il, sinon de prendre Rome?... Chaque nouveau sultan qui allait ceindre le sabre à la caserne des janissaires, quand il avait bu dans leur coupe, et la leur rendait pleine d'or, leur disait: «Au revoir, à Rome[242]

Les Italiens, tout tremblants, s'assemblaient et délibéraient; le pape se mourait de peur, il appelait toute la chrétienté, le grand duc surtout. Pour avoir son secours, il eût tout fait pour lui; il l'aurait fait roi... Mais si les Flamands prenaient cette fois Constantinople, comme ils l'avaient déjà fait sous leur comte Baudoin, leur comte allait, sans avoir besoin du pape, se trouver encore empereur, et d'un bien autre empire que celui d'Allemagne, lequel est tout simplement électif, tandis que l'empire d'Orient est héréditaire; tous les jaloux, Allemands et Français, en crèveraient sûrement de dépit.

Et déjà, quelque part que soit le duc de Bourgogne, à Dijon, à Bruges, là est le centre du monde chrétien. Qu'il dresse sa tente dans une forêt de la Comté, les ambassadeurs des princes y viendront de l'Orient et de l'Occident, les princes eux-mêmes, les légats du Saint-Siége. Où trouver le roi, l'empereur? à grand'peine on pourrait le dire; dans quelque obscur manoir apparemment, Charles VII à Mehun. Le rendez-vous de la chevalerie, l'hostel de toute gentillesse, la cour, c'est la cour du duc de Bourgogne; l'ordre, c'est son ordre, l'ordre galant et magnifique de la Toison d'or. Personne ne se soucie de celui qu'a fondé l'empereur, de l'ordre de la Sobriété; triste empereur, qui, lorsqu'il pleut, remet ses vieux habits. Notre Charles VII, Charles de Gonesse[243], comme disaient les Flamands, n'était guère plus splendide; il montait ordinairement «un bas cheval trottier d'entre deux selles.» Son serment doux et modeste était: Sainct-Jean! Sainct-Jean![244] Le duc de Bourgogne jurait militairement, à l'anglaise: Par Sainct-George!

Pour mieux préparer la guerre, on fit à Lille une fête qui coûta autant qu'une guerre, fête nombreuse, immense et fabuleux gala, d'une dépense telle que ceux qui en avaient fait l'ordonnance en frémirent eux-mêmes.

Ces grandes fêtes flamandes de la maison de Bourgogne ne ressemblent guère à nos froides solennités modernes. On ne savait pas encore ce que c'était que de cacher les préparatifs, les moyens de jouissances, pour ne montrer que les résultats; on montrait tout, nature et art, et tout art mêlé, tout plaisir. On jouissait, non pas tant de la petite part que chacun prend en une fête, mais bien plus de l'abondance étalée, du superflu, du trop-plein. Ostentation, sans doute, lourde pompe, sensualité barbare et par trop naïve... Mais les sens ne s'en plaignaient pas.

Dans ce prodigieux gala, les intervalles des services étaient remplis par d'étranges spectacles, chants, comédies, représentations fictives mêlées de réalités. Parmi les acteurs, il y en avait d'automates, il y avait des animaux, par exemple un ours chevauché par un fol, un sanglier par un lutin. À un poteau, l'on voyait, bien tenu par une chaîne, un lion vivant qui gardait une belle figure de femme nue, vêtue de ses cheveux par derrière, par devant enveloppée «pour cacher où il appartenoit d'une serviette déliée... escripte de lettres grecques[245]...» Cette figure de femme jetait de l'hypocras par la mamelle droite.

Trois tables étaient dressées dans la salle: «Sur la moyenne, une église croisée, verrée, de gente façon, où il y avoit une cloche sonnante et quatre chantres... Il y avoit un autre entremets d'un petit enfant tout nu qui pisoit eau rose continuellement[246].» Sur la seconde table, qui devait être prodigieusement longue, on voyait neuf entremets ou petits spectacles avec leurs acteurs; l'un des neuf entremets était «un pasté, dedans lequel avoit vingt-huit personnages vifs, jouant de divers instruments.»

Le grand spectacle mondain fut celui de Jason, conquérant de la Toison d'or, domptant les taureaux, tuant le serpent, gagnant sa bataille de Gavre sur les monstres mythologiques. Cela fait, commença l'acte pieux de la fête, «l'entremets pitoyable,» comme l'appelle Olivier de la Marche.

Un éléphant entra dans la salle, conduit par un géant sarrasin... Sur son dos s'élevait une tour, aux créneaux de laquelle on voyait une nonne éplorée, vêtue de satin blanc et noir; ce n'était pas moins que la sainte Église. Notre chroniqueur Olivier, alors jeune et joyeux compère, s'était chargé du personnage. L'Église, dans une longue et peu poétique complainte, implora les chevaliers, et les pria de jurer sur le faisan qu'ils viendraient à son secours. Le duc jura, et tous après lui. Ce fut à qui se signalerait par le vœu le plus bizarre; l'un jura de ne plus s'arrêter qu'il n'eût pris le Turc mort ou vif; l'autre de ne plus porter d'armure au bras droit, de ne plus se mettre à table les mardis. Tel jura de ne pas revenir avant d'avoir jeté un Turc les jambes en l'air; un autre, un écuyer tranchant, voua impudemment que s'il n'avait pas les faveurs de sa dame avant le départ, il épouserait au retour la première qui aurait vingt mille écus... Le duc finit par les faire taire.

Alors commença un bal où dansèrent avec les chevaliers douze Vertus, en satin cramoisi; c'étaient les princesses elles-mêmes, les plus hautes dames. Le lendemain, le jeune comte de Charolais ouvrit un tournoi. Ces exercices, innocents dans le siècle où les armures étaient assez parfaites pour rendre l'homme invulnérable[247], inutiles aussi à une époque de grandes armées et déjà de tactique, étaient pourtant fort encouragés par la maison de Bourgogne. Quoique le spectacle fût peu dangereux, il n'en était pas moins une occasion de vives émotions, plus sensuelles qu'on ne croirait. Au moment même du choc, quand les trompettes se taisant tout à coup, les chevaux lancés se heurtaient, quand les lances fragiles se brisaient sur l'impénétrable armure, le coup frappait ailleurs encore, les dames se troublaient et devenaient vraiment belles... Que s'il n'y avait rien de fait, s'il fallait recommencer, si le cavalier revenait à la charge, plus d'une ne se connaissait plus; il n'y avait plus alors de ménagement, de respect humain... On jetait, pour encourager celui qu'on croyait en péril, gant, bracelet, tout; on aurait jeté son cœur[248]...

Il y avait aussi des fêtes politiques, plus graves, mais non moins brillantes, les assemblées de la Toison d'or. Aux chapitres solennels de l'ordre, le duc de Bourgogne apparaissait comme chef de la noblesse chrétienne. Qui n'en eût pris cette idée, à l'Assemblée de 1446 par exemple, lorsque dans l'église de Saint-Jean, majestueusement tapissée, parmi les triomphantes peintures de Van Eyck et la musique d'Ockenheim, le noble chapitre fut reçu par le clergé, et que chaque chevalier alla s'asseoir sous le large tableau où brillait son blason en vives couleurs? Les tableaux vides ou noirs indiquaient les morts ou les expulsés, les sévères justices de l'ordre. Un ciel de drap d'or marquait la place d'un membre éminent, du roi d'Aragon.

Le tableau commun de l'ordre de la Toison, son symbole, était sur l'autel, l'Agneau de Jean Van Eyck[249], qu'on venait voir des plus lointaines contrées. Le grand peintre et chimiste[250], qui fut pour la peinture un Albert le Grand, qui seul entre les hommes eut, dit-on, la puissance d'infuser dans ses couleurs les rayons du soleil, avait laissé là l'inachevable Cologne[251], le vieux symbolisme, la rêverie allemande, et dans le plus mystique des sujets, dans l'Agneau même de saint Jean, l'audacieux génie sut introniser la nature.

Ce tableau, ce grand poème, qui date si bien le moment de la Renaissance, est gothique encore dans sa partie supérieure[252], mais tout moderne dans le reste. Il comprend un nombre innombrable de figures, tout le monde d'alors, et Philippe le Bon, et les serviteurs de Philippe le Bon, et les vingt nations qui venaient rendre hommage à l'agneau de la Toison d'or. De cette toison vivante, de l'agneau placé sur l'autel partent des rayons qui vont illuminer la foule pieuse; par un bizarre allégorisme, les rayons touchent les hommes à la tête, les femmes au sein; leur sein semble arrondi[253], fécondé du divin rayon[254].

Cette flamboyante couleur de Van Eyck éblouit l'Italie elle-même; le pays de la lumière s'étonna de trouver la lumière au Nord. Le secret fut surpris, volé par un crime[255], le secret, mais non le génie. Aussi les Médicis aimèrent mieux s'adresser au maître lui-même. Le roi de Naples, Alfonse le Magnanime, âme poétique, qui, dit-on, consumait ses jours dans la pure contemplation de la beauté[256], pria le magicien des Pays-Bas de lui doubler son plaisir, de lui reproduire une femme, les longs et doux cheveux surtout[257] que les Italiens ne savaient peindre, la toison d'or de ce beau chef, la fleur de cette fleur humaine.

Quel charme pour l'heureux fondateur de la Toison d'or, pour le bon duc, si tendre aux belles choses, d'avoir à lui[258] justement celui qui savait les saisir dans le mouvement de la vie, et les empêcher de passer! celui qui le premier fixa l'iris capricieuse qui nous flatte et nous fuit sans cesse...

Dans l'empire de ce roi de la couleur et de la lumière, venaient se pacifier les teintes voyantes, les oppositions de figures, de costumes, de races, que présentait l'hétérogène empire de la maison de Bourgogne. L'art semblait un traité dans cette guerre intérieure de peuples mal unis. La grande école flamande des trois cents peintres de Bruges[259], avait pour maître Jean Van Eyck, un enfant de la Meuse. Et c'était tout au contraire un Flamand, Chastellain, qui, portant dans le style la violence de Van Eyck et de Rubens, domptait notre langue française, la forçait, sobre et pure qu'elle était jusque-là, de recevoir d'un coup tout un torrent de mots, d'idées nouvelles, et de s'enivrer, bon gré, mal gré, aux sources mêlées de la Renaissance.

CHAPITRE III
RIVALITÉ DE CHARLES VII ET DE PHILIPPE LE BON—JACQUES CŒUR—LE DAUPHIN LOUIS
1452-1456

Les brillantes et voluptueuses fêtes de la maison de Bourgogne avaient un côté sérieux. Tous les grands seigneurs de la chrétienté, y venant jouer un rôle, se trouvaient pour quelques semaines, pour des mois entiers, les commensaux, les sujets volontaires du grand duc. Ils ne demandaient pas mieux que de rester à sa cour. Les belles dames de Bourgogne et de Flandre savaient bien les retenir ou les ramener. Ce fut, dit-on, l'adresse d'une dame de Croy qui décida la trahison du connétable de Bourbon et faillit démembrer la France.

Le duc de Bourgogne faisait au roi une guerre secrète et périlleuse pour laquelle il n'avait même pas besoin d'agir expressément. Tout ce qu'il y avait de mécontents parmi les grands regardait vers le duc, était ou croyait être encouragé de lui, intriguait sourdement sur la foi de la rupture prochaine. Charles VII eut ainsi plus d'une secrète épine, une surtout, terrible, dans sa famille, dont il fut piqué toute sa vie et mourut à la longue.

Dans toutes les affaires, grandes ou petites, qui troublèrent, vers la fin, ce règne, se retrouve toujours le nom du dauphin. Accusé en toutes, jamais convaincu, il reste pour tel historien (qui plus tard le traitera fort mal comme roi) le plus innocent prince du monde. Quant à lui, il s'est mieux jugé. Tout vindicatif qu'il pût être, il fit assez entendre, à son avénement, que ceux qui l'avaient désarmé et chassé de France, les Brézé et les Dammartin, avaient agi en cela comme loyaux serviteurs du roi, et il se les attacha, persuadé qu'ils serviraient non moins loyalement le roi, quel qu'il fût.

Le bon homme Charles VII aimait les femmes, et il en avait quelque sujet. Une femme héroïque lui sauva son royaume. Une femme, bonne et douce, qu'il aima vingt années[260], fit servir cet amour à l'entourer d'utiles conseils, à lui donner les plus sages ministres, ceux qui devaient guérir la pauvre France. Cette excellente influence d'Agnès a été reconnue à la longue la Dame de beauté, mal vue, mal accueillie du peuple tant qu'elle vécut, n'en est pas moins restée un de ses plus doux souvenirs.

Les Bourguignons criaient fort au scandale, quoique, pendant les vingt années où Charles VII fut fidèle à Agnès, leur duc ait eu justement vingt maîtresses. Il y avait scandale, sans nul doute, mais surtout en ceci, qu'Agnès avait été donnée à Charles VII par la mère de sa femme, par sa femme peut-être. Le dauphin se montra de bonne heure plus jaloux pour sa mère que sa mère ne l'était. On assure qu'il porta la violence jusqu'à donner un soufflet à Agnès. Quand la Dame de beauté mourut (par suite de couches, selon quelques-uns), tout le monde crut que le dauphin l'avait fait empoisonner. Au reste, dès ce temps, ceux qui lui déplaisaient vivaient peu; témoin sa première femme, la trop savante et spirituelle Marguerite d'Écosse, celle qui est restée célèbre pour avoir baisé en passant le poète endormi[261].

Tous les gens suspects au roi devenaient infailliblement amis du dauphin. Cela est frappant surtout pour les Armagnacs. Le dauphin était né leur ennemi; il commença sa vie militaire par les emprisonner, et il devait finir par les exterminer. Eh bien! dans l'intervalle, ils lui plaisent comme ennemis de son père, il se rapproche d'eux et prend pour factotum, pour son bras droit, le bâtard d'Armagnac.

Autant qu'on peut juger cette époque assez obscure, les intrigues des Armagnacs, du duc d'Alençon, se rattachent à celles du dauphin, aux espérances que leur donnait à tous cette guerre en paix du duc de Bourgogne et du roi. L'affaire même de Jacques Cœur s'y rapporte en partie; on l'accusa d'avoir empoisonné Agnès et d'avoir prêté de l'argent à l'ennemi d'Agnès, au dauphin. Un mot sur Jacques Cœur.

Il faut visiter à Bourges la curieuse maison de ce personnage équivoque, maison pleine de mystères, comme fut sa vie. On voit, à bien la regarder, qu'elle montre et qu'elle cache; partout on y croit sentir deux choses opposées, la hardiesse et la défiance du parvenu, l'orgueil du commerce oriental, et en même temps la réserve de l'argentier du roi. Toutefois, la hardiesse l'emporte; ce mystère affiché est comme un défi au passant.

Cette maison, avancée un peu dans la rue, comme pour regarder et voir venir, se tient quasi toute close; à ses fausses fenêtres, deux valets en pierre ont l'air d'épier les gens. Dans la cour, de petits bas-reliefs offrent les humbles images du travail, la fileuse, la balayeuse, le vigneron, le colporteur[262]; mais, par-dessus cette fausse humilité, la statue équestre du banquier plane impérialement[263]. Dans ce triomphe à huis clos, le grand homme d'argent ne dédaigne pas d'enseigner tout le secret de sa fortune; il nous l'explique en deux devises. L'une est l'héroïque rébus: «À vaillans (cœurs) riens impossible.» Cette devise est de l'homme, de son audace, de son naïf orgueil. L'autre est la petite sagesse du marchand au moyen âge: «Bouche close. Neutre. Entendre dire. Faire. Taire.» Sage et discrète maxime, qu'il fallait suivre en la taisant. Dans la belle salle du haut, le vaillant Cœur est plus indiscret encore; il s'est fait sculpter, pour son amusement quotidien, une joute burlesque, un tournoi à ânes, moquerie durable de la chevalerie qui dut déplaire à bien des gens.

Le beau portrait que Godefroi donne de Jacques Cœur d'après l'original, et qui doit ressembler, est une figure éminemment roturière (mais point du tout vulgaire), dure, fine et hardie. Elle sent un peu le trafiquant en pays sarrasin, le marchand d'hommes. La France ne remplit que le milieu de cette aventureuse vie[264], qui commence et finit en Orient; marchand en Syrie en 1432, il meurt en Chypre amiral du Saint-Siége. Le pape, un pape espagnol, tout animé du feu des croisades, Calixte Borgia, l'accueillit dans son malheur et l'envoya combattre les Turcs.

C'est ce que rappelle à Bourges la chapelle funéraire des Cœurs[265]. Jacques y paraît transfiguré dans les splendides vitraux sous le costume de saint Jacques, patron des pèlerins; dans ses armes, trois coquilles de pèlerinage, triste pèlerinage, les coquilles sont noires; mais entre sont postés fièrement trois cœurs rouges, le triple cœur du héros marchand. Le registre de l'église ne lui donne qu'un titre «Capitaine de l'Église contre les infidèles[266].» Du roi, de l'argentier du roi, pas un mot, rien qui rappelle ses services si mal reconnus; peut-être, en son amour-propre de banquier, a-t-il voulu qu'on oubliât cette mauvaise affaire qui sauva la France[267], cette faute d'avoir pris un trop puissant débiteur, d'avoir prêté à qui pouvait le payer d'un gibet.

Il y avait pourtant dans ce qu'il fit ici une chose qui valait bien qu'on la rappelât; c'est que cet homme intelligent[268] rétablit les monnaies, inventa en finances la chose inouïe, la justice, et crut que pour le roi, comme pour tout le monde, le moyen d'être riche, c'était de payer.

Cela ne veut pas dire qu'il ait été fort scrupuleux sur les moyens de gagner pour lui-même. Sa double qualité de créancier de roi et d'argentier du roi, ce rôle étrange d'un homme qui prêtait d'une main et se payait de l'autre, devait l'exposer fort. Il paraît assez probable qu'il avait durement pressuré le Languedoc, et qu'il faisait l'usure indifféremment avec le roi et avec l'ennemi du roi, je veux dire avec le dauphin. Il avait en ce métier pour concurrents naturels les Florentins qui l'avaient toujours fait. Nous savons par le journal de Pitti[269], tout à la fois ambassadeur, banquier et joueur gagé, ce que c'étaient que ces gens. Les rois leur reprenaient de temps en temps en gros, par confiscation, ce qu'ils avaient pris en détail. La colossale maison des Bardi et Peruzzi avait fait naufrage au XIVe siècle, après avoir prêté à Édouard III de quoi nous faire la guerre, cent vingt millions[270]. Au XVe, la grande maison, c'étaient les Médicis, banquiers du Saint-Siége, qui risquaient moins, dans leur occulte commerce de la daterie, échangeant bulles et lettres de change, papier pour papier. L'ennemi capital de Jacques Cœur, qui le ruina[271] et prit sa place, Otto Castellani, trésorier de Toulouse, paraît avoir été parent des Médicis. Les Italiens et les seigneurs agirent de concert dans ce procès, et en firent une affaire. On ameuta le peuple en disant que l'argentier faisait sortir l'argent du royaume, qu'il vendait des armes aux Sarrasins[272] qu'il leur avait rendu un esclave chrétien, etc. L'argent prêté au dauphin pour troubler le royaume fut peut-être son véritable crime. Ce qui est sûr, c'est que Louis XI, à peine roi, le réhabilita fort honorablement[273].

Un autre ami du dauphin, encore plus dangereux, c'était le duc d'Alençon, dont la ruine entraîna, précéda du moins de bien près la sienne; Alençon fut arrêté le 21 mai 1456, et le dauphin s'enfuit de Dauphiné, de France, le 31 août, même année.

Ce prince du sang, qui avait bien servi le roi contre les Anglais, et qui se trouvait «petitement récompensé[274]», négociait sans trop de prudence à Londres et à Bruges; il était en correspondance avec le dauphin. Tout cela, pour avoir été nié, n'en paraît pas moins indubitable[275]. Il avait des places en Normandie, une artillerie plus forte, selon lui, que celle du roi. Il s'offrait au duc d'York[276], qui pour le moment était trop occupé par la guerre civile, mais qui, s'il eût trouvé un moment de répit, s'il eût pu faire une belle course ici, par exemple occuper Granville, Alençon, Domfront et le Mans, qu'on se faisait fort de lui livrer, n'aurait plus eu besoin de guerre civile pour prendre là-bas la couronne; l'Angleterre tout entière se serait levée pour la lui mettre sur la tête.

Le dauphin, même après l'affaire d'Alençon, croyait tenir en Dauphiné. Il était en correspondance intime et tendre avec son oncle de Bourgogne[277]. Il comptait sur la Savoie, un peu sur les Suisses. Il se faisait reconnaître par le pape, et lui faisait hommage des comtés de Valentinois et de Diois. Enfin, chose hardie, il ordonna une levée générale, de dix-huit ans jusqu'à soixante.

Cela lui tourna mal. Le Dauphiné était fatigué; ce tout petit pays, qui n'était pas riche, devenait, sous une main si terriblement active, un grand centre de politique et d'influence[278], insigne honneur, mais un peu cher. Tout le pays était debout, en mouvement; l'impôt avait doublé; une foule d'améliorations s'étaient faites[279], il est vrai, plus que le pays n'en voulait payer. La noblesse, qui ne payait pas, aurait soutenu le dauphin; mais, dans son impatience de se faire des créatures, d'abaisser les uns, d'élever les autres, il faisait tous les jours des nobles; il en fit d'innombrables, force gentilshommes qui pouvaient, sans déroger, commercer, labourer la terre. Ce mot: Noblesse du dauphin Louis, est resté proverbial. Elle ne venait pas toujours par de nobles moyens; tel, disait-on, n'avait pour titre que d'avoir tenu l'échelle, élargi la haie par où le dauphin entrait la nuit chez la dame de Sassenage.

L'intervention du duc de Bourgogne, du duc de Bretagne, suffirent plus tard pour sauver le duc d'Alençon; mais le dauphin était trop dangereux. Nulle intervention n'y fit, ni celle du roi de Castille, qui écrivit pour lui, et même approcha de la frontière, ni celle du pape qui eût sans doute parlé pour son vassal, s'il en eût eu le temps. Le dauphin comptait peut-être aussi mettre en mouvement le clergé. Nous avons vu son étrange démarche auprès des évêques de Normandie. Dans son dernier danger, il fit maint pèlerinage et envoya des vœux, des offrandes aux églises qu'il ne pouvait visiter, Saint-Michel, Cléry, Saint-Claude, Saint-Jacques de Compostelle. Et à peine eut-il passé chez le duc de Bourgogne qu'il écrivit à tous les prélats de France.

C'était un peu tard. Il avait inquiété l'Église, en empiétant sur les droits des évêques du Dauphiné. Ses ennemis, Dunois, Chabannes, jugèrent avec raison qu'il ne serait point soutenu, que ni son oncle de Bourgogne, ni son beau-père le Savoyard, ni ses sujets du Dauphiné, ni ses amis secrets de la France, ne tireraient l'épée pour lui. Ils agirent avec une vivacité extrême, frappèrent coup sur coup.

D'abord, le 27 mai (1456) le duc d'Alençon fut arrêté par Dunois lui-même, la terreur imprimée dans les Marches d'ouest, la porte fermée au duc d'York, que les malveillants auraient appelé sans nul doute in extremis.

Un second coup (7 juillet) frappé sur les Anglais, mais tout autant sur le duc de Bourgogne, fut la réhabilitation de la Pucelle d'Orléans[280], condamnation implicite de ceux qui l'avaient brûlée, de celui qui l'avait livrée. Ce ne fut pas une œuvre médiocre de patience et d'habileté d'amener le pape à faire réviser le procès et les juges d'Église à réformer un jugement d'Église, de renouveler ainsi ce souvenir peu honorable pour le duc de Bourgogne, de le désigner aux rancunes populaires, comme ami des Anglais, ennemi de la France.

Ces actes de vigueur avertirent tout le monde. Les nobles de l'Armagnac et du Rouergue comprirent que le dauphin, avec ses belles paroles, ne pourrait les soutenir, et ils se déclarèrent loyaux et fidèles sujets. Le beau-père du dauphin, le duc de Savoie, voyant venir une armée du côté de la France, rien du côté de la Bourgogne, écouta les paroles qui lui furent portées par l'ancien écorcheur Chabannes, qui avait pris joyeusement la commission de recors dans cette affaire, et se faisait fort d'exécuter le dauphin. Chabannes exigea du Savoyard qu'il abandonnât son gendre, et pour plus de sûreté il en tira un gage, la seigneurie de Clermont en Genevois. Ainsi le dauphin restait seul, et il voyait son père avancer vers Lyon. La bonne volonté ne lui faisait pas faute pour résister, on peut l'en croire lui-même: «Si Dieu ou fortune, écrivait ce bon fils[281], m'eût donné d'avoir moitié autant de gens d'armes comme le roi mon père, son armée n'eut pas eu la peine de venir; je la fusse allé combattre dès Lyon[282]

La levée en masse qu'il avait ordonnée contre son père n'ayant rien produit, les nobles ne remuant pas plus que les autres, il ne lui restait qu'à fuir, s'il pouvait. Chabannes croyait ne rien faire en prenant le Dauphiné, s'il ne prenait le Dauphin; il lui avait dressé une embuscade et croyait bien le tenir. Mais il échappa par le Bugey, qui était à son beau-père; sous prétexte d'une chasse, il envoya tous ses officiers d'un côté, et passa de l'autre. Lui septième, il traversa au galop le Bugey, le Val-Romey, et par cette course de trente lieues, il se trouva à Saint-Claude en Franche-Comté, chez le duc de Bourgogne.

CHAPITRE IV
SUITE DE LA RIVALITÉ DE CHARLES VII ET DE PHILIPPE LE BON
1456-1461

Charles VII dit, en apprenant la fuite du dauphin et l'accueil qu'il avait trouvé chez le duc de Bourgogne: «Il a reçu chez lui un renard qui mangera ses poules.»

C'eût été en effet un curieux épisode à ajouter au vieux roman de Renard. Cette grande farce du moyen âge tant de fois reprise, rompue, reprise encore, après avoir fourni je ne sais combien de poèmes[283], semblait se continuer dans l'histoire. Ici, c'était Renard chez Isengrin, se faisant son hôte et son compère, Renard amendé, humble et doux, mais tout doucement observant chaque chose, étudiant d'un regard oblique la maison ennemie.

D'abord, ce bon personnage, tout en laissant à ses gens l'ordre de tenir ferme contre son père[284], lui avait écrit respectueusement, pieusement: «Qu'étant, avec l'autorisation de son seigneur et père, gonfalonier de la sainte Église romaine, il n'avait pu se dispenser d'obtempérer à la requête du pape, et de se joindre à son bel oncle de Bourgogne, qui allait partir contre les Turcs pour la défense de la foi catholique.» Par une autre lettre adressée à tous les évêques de France, il se recommandait à leurs prières pour le succès de la sainte entreprise.

À l'arrivée, ce fut entre lui, la duchesse et le duc un grand combat d'humilité[285]; ils lui cédaient partout et le traitaient presque comme le roi; lui, au contraire, de se faire d'autant plus petit et le plus pauvre homme du monde. Il les fit pleurer au récit lamentable des persécutions qu'il avait endurées. Le duc se mit à sa disposition, lui, ses sujets, ses biens, toutes choses[286], sauf la chose que voulait le dauphin, une armée pour rentrer dans le royaume et mettre son père en tutelle. Le duc n'avait nulle envie d'aller si vite; il se faisait vieux; ses États, ce vaste et magnifique corps, ne se portaient pas bien non plus; il était toujours endolori du côté de la Flandre, et il avait mal à la Hollande. Ajoutez que ses serviteurs, qui étaient ses maîtres, MM. de Croy, ne l'auraient pas laissé faire la guerre. Elle eût ramené les grosses taxes[287], les révoltes. Et qui eût conduit cette guerre? l'héritier, le jeune et violent comte de Charolais, c'est-à-dire que tout fût tombé dans les mains de sa mère, qui aurait chassé les Croy.

Les conseillers de Charles VII n'ignoraient rien de tout cela. Ils étaient si persuadés que le duc n'oserait faire la guerre, que si le roi les eût crus, ils auraient hasardé un coup de main pour enlever le dauphin au fond du Brabant. Ils avaient décidé le roi à marier sa fille au jeune Ladislas, roi de Bohême et de Hongrie, issu de la maison de Luxembourg, et à occuper le Luxembourg comme héritage de son gendre. Déjà le roi avait déclaré prendre Thionville et le duché sous sa protection. Déjà l'ambassade hongroise était à Paris, et elle allait emmener la jeune princesse, lorsqu'on apprit que Ladislas venait de mourir.

Ce hasard ajournait la guerre[288], que d'ailleurs les deux ennemis étaient loin de désirer. Ils s'en firent une qui allait mieux à deux vieillards, une aigre petite guerre d'écrits, de jugements, de conflits de tribunaux. Avant d'entrer dans ce détail, il faut expliquer, une fois pour toutes, ce que c'était que la puissance de la maison de Bourgogne et faire connaître en général le caractère de la féodalité de ce temps.

Le duc de Bourgogne était chez lui, était en France même, le chef d'une féodalité politique qui n'avait rien de vraiment féodal. Ce qui avait fait le droit de la féodalité primitive, ce qui l'avait fait respecter, aimer, de ceux même sur qui elle pesait, c'est qu'elle était profondément naturelle, c'est que la famille seigneuriale, née de la terre, y était enracinée, qu'elle vivait d'une même vie, qu'elle en était, pour ainsi parler, le genius loci[289]. Au XVe siècle, les mariages, les héritages, les dons des rois, ont tout bouleversé. Les familles féodales, qui avaient intérêt à fixer et concentrer les fiefs, ont travaillé elles-mêmes à leur dispersion. Séparées par de vieilles haines, elles se sont rarement alliées au voisin; le voisin, c'est l'ennemi; elles ont plutôt cherché, jusqu'au bout du royaume, l'alliance du plus lointain étranger. De là des réunions de fiefs, bizarres, étranges, comme Boulogne et Auvergne; d'autres même odieuses; ainsi, dans la France du Nord, où les Armagnacs ont laissé tant d'affreux souvenirs, où leur nom même est un blasphème, ils s'y sont établis, y ont acquis le duché de Nemours.

Ces rapprochements de populations diverses, hostiles, sous une même dénomination, ne sont nulle part plus choquants que dans cet étrange empire de la maison de Bourgogne. Nulle part, pas même en Bourgogne, le duc n'était vraiment le seigneur naturel[290]. Ce mot si fort au moyen âge et qui imposait tant de respect, était ici trop visiblement un mensonge. Les sujets de cette maison la regrettèrent tombée; mais tant qu'elle fut debout, elle ne maintint guère que par force ce discordant assemblage de pays si divers, cette association d'éléments indigestes.

Partout d'abord deux langues, et chacune de vingt dialectes, je ne sais combien de patois français que les Français n'entendent pas; quantité de jargons allemands, inintelligibles aux Allemands; vraie Babel, où, comme dans celle de la Genèse, l'un demandant la pierre, on lui donnait le plâtre; dangereux quiproquo, où les procès flamands se traduisant bien ou mal en wallon ou en français[291], les parties s'entendant peu, le juge ne comprenant pas, il pouvait, en bonne conscience, condamner, pendre, rouer l'un pour l'autre.

Ce n'est pas tout. Chaque province, chaque ville ou village, fier de son patois, de sa coutume, se moquant du voisin; de là force querelles, batteries de kermesses, haines de villes, interminables petites guerres.

Entre les Wallons seuls, que de diversités! De Mézières et Givet à Dinan, par exemple, du féodal Namur à la république épiscopale de Liége. Du côté de la langue allemande, on peut juger de la violence des antipathies par l'empressement avec lequel les Hollandais, au moindre signe, accouraient armés dans les Flandres.

Chose étrange qu'en ces contrées uniformes et monotones, sur ces terres basses, vagues, où toute différence s'adoucit et se pacifie, où les fleuves languissants semblent s'oublier plutôt que finir, que là, justement dans l'indistinction géographique, les oppositions sociales se prononcent si fortement!

Mais les Pays-Bas n'étaient point le seul embarras du duc de Bourgogne. Le mariage qui fit la fortune de son grand-père l'avait établi à la fois sur la Saône, la Meuse et l'Escaut. Du même coup, il s'était trouvé triple, multiple à l'infini. Il avait acquis un empire, mais aussi cent procès, procès pendants, procès à venir, relations avec tous, discussions avec tous, tentations d'acquérir, occasions de batailler, de la guerre pour des siècles. Il avait, en ce mariage, épousé l'incompatibilité d'humeur, la discorde, le divorce permanent... Mais cela ne suffisait pas. Les ducs de Bourgogne allèrent augmentant toujours et compliquant l'imbroglio: «Plus ils étoient embrouillés, plus ils s'embrouilloient[292]

Par le Luxembourg, la Hollande et la Frise, ils avaient entamé un interminable procès avec l'Empire, avec les Allemagnes, les vastes, lentes et pesantes Allemagnes, dont on pouvait se jouer longtemps, mais pour perdre à la fin, comme dans toute dispute avec l'infini.

Du côté de la France, les affaires étaient bien plus mêlées encore. Par la Meuse, par Liége et les La Marck, la France remuait à volonté une petite France wallonne entre le Brabant et le Luxembourg. Vers la Flandre, le Parlement avait droit de justice; il le faisait sentir rarement, mais rudement.

La France avait encore sur le duc une prise plus directe. Avec quoi ce cadet de France, créé par nous, guerroyait-il la France? avec des Français. Il demandait de l'argent aux Flamands, mais s'il s'agissait d'un conseil ou d'un coup d'épée, c'était aux Wallons, aux Français, qu'on avait recours. Les conseillers principaux, Raulin, Hugonet, Humbercourt, les Granvelle, furent toujours des deux Bourgognes. Le valet confident de Philippe le Bon, Toustain, était un Bourguignon; son chevalier, son Roland, Jacques de Lalaing, était un homme du Hainaut.

Si le duc de Bourgogne n'emploie que des Français, que feront-ils? ils contreferont la France. Elle a une chambre des comptes; ils font une chambre des comptes. Elle a un Parlement; ils font un Parlement ou conseil supérieur. Elle parle de rédiger ses coutumes (1453); vite, ils se mettent à rédiger les leurs (1459).

Comment se fait-il que cette France pauvre, pâle, épuisée, entraîne cette flore Bourgogne, cette grosse Flandre, dans son tourbillon?... Cela tient sans doute à la grandeur d'un tel royaume, mais bien plus à son génie de centralisation, à son instinct généralisateur, que le monde imite de loin. De bonne heure chez nous la langue, le droit, ont tendu à l'unité. Dès 1300, la France a tiré de cent dialectes une langue dominante, celle de Joinville et de Beaumanoir. En même temps, tandis que l'Allemagne et les Pays-Bas erraient au gré de leur rêverie par les mille sentiers du mysticisme, la France centralisait la philosophie dans la scolastique, la scolastique dans Paris.

La centralisation des coutumes, leur codification, éloignée encore, était préparée lentement, sûrement, sinon par la législation, au moins par la jurisprudence. De bonne heure, le Parlement déclara la guerre aux usages locaux, aux vieilles comédies juridiques, aux symboles matériels si chers à l'Allemagne et aux Pays-Bas; il avoua hautement ne connaître nulle autorité au-dessus de l'équité et de la raison[293].

Telle fut l'invincible attraction de la France; le duc de Bourgogne, qui s'efforçait de s'en détacher, de devenir Allemand, Anglais, fut de plus en plus français malgré lui. Vers la fin, lorsque les évêchés impériaux d'Utrecht et de Liége repoussèrent ses évêques, la Frise appela l'empereur, Philippe-le-Bon céda définitivement à l'influence française. Il tomba sous la domination d'une famille picarde, des Croy, et leur confia, non-seulement la part principale au pouvoir, mais ses places frontières, les clefs de sa maison, qu'ils purent à volonté ouvrir au roi de France. Enfin, il reçut, pour ainsi dire, la France elle-même, l'introduisit chez lui, se la mit au cœur et se l'inocula en ce qu'elle avait de plus inquiet, de plus dangereux, de plus possédé du démon de l'esprit moderne.

Cet humble et doux dauphin, nourri chez Philippe le Bon des miettes de sa table, était justement l'homme qui pouvait le mieux voir ce qu'il y avait de faible dans le brillant échafaudage de la maison de Bourgogne. Il avait bien le temps d'observer, de songer, dans son humble situation: il attendait patiemment à Genappe, près Bruxelles. Malgré la pension que lui payait son hôte, à grand'peine pouvait-il subsister, avec tant de gens qui l'avaient suivi. Il vivotait de sa dot de Savoie, d'emprunts faits aux marchands; il tendait la main aux princes, au duc de Bretagne, par exemple, qui refusa sèchement. Avec cela, il lui fallait plaire à ses hôtes; il lui fallait rire et faire rire, être bon compagnon, jouer aux petits contes, en faire lui-même, payer sa part aux Cent Nouvelles et dérider ainsi son tragique cousin Charolais.

Les Cent Nouvelles, les contes salés renouvelés des fabliaux, lui allaient mieux que les Amadis et tous les romans que l'on traduisait de nos poèmes chevaleresques[294] pour Philippe le Bon. La pesante rhétorique[295] devait peu convenir à un esprit net et vif comme celui du dauphin. Et tout était rhétorique dans cette cour: il y avait, non-seulement dans les formes du style mais dans le cérémonial et l'étiquette[296], une pompe, une enflure ridicules. Les villes imitaient la cour; partout il se formait des confréries bourgeoises de parleurs et de beaux diseurs qui s'intitulaient naïvement de leurs vrais noms: Chambres de rhétorique[297]. Les vaines formes, l'invention d'un symbolisme vide[298], étaient bien peu de saison, au moment où l'esprit moderne, jetant ses enveloppes, les signes, les symboles, éclatait dans l'imprimerie[299]. On conte qu'un rêveur, errant au vent du nord dans une pâle forêt de Hollande, vit l'écorce ridée des chênes se détacher en lettres mobiles et vouloir parler[300]. Puis, un chercheur des bords du Rhin trouva le vrai mystère; le profond génie allemand communiqua aux lettres la fécondité de la vie; il en trouva la génération: il fit qu'elles s'engendrassent et se fécondassent de mâle en femelle, de poinçons en matrices: le monde, ce jour-là, entra dans l'infini.

Dans l'infini de l'examen. Cet art humble et modeste, sans forme ni parure, agit partout, remua tout avec une puissance rapide et terrible. Il avait beau jeu sur un monde brisé. Toute nation l'était, l'Église autant qu'aucune nation; il fallait que tous fussent brisés pour se voir au fond et bien se connaître. Grain d'orge ne saurait, sans la meule, ce qu'il a de farine[301].

Notre dauphin Louis, liseur insatiable, avait fait venir sa librairie de Dauphiné en Brabant[302]; il dut y recevoir les premiers livres imprimés. Nul n'aurait mieux senti l'importance du nouvel art, s'il était vrai, comme on l'a dit, qu'à son avénement il eût envoyé à Strasbourg pour faire venir des imprimeurs. Ce qui est sûr, c'est qu'il les protégea contre ceux qui les croyaient sorciers[303].

Ce génie inquiet reçut en naissant tous les instincts modernes, bons et mauvais, mais par-dessus tout l'impatience de détruire, le mépris du passé; c'était un esprit vif, sec, prosaïque, à qui rien n'imposait, sauf un homme peut-être, le fils de la fortune, de l'épée et de la ruse, Francesco Sforza[304]. Pour les radotages chevaleresques de la maison de Bourgogne, il n'en tenait grand compte; il le montra dès qu'il fut roi.

Au grand tournoi que le duc de Bourgogne donna à Paris, quand tous les grands seigneurs eurent couru, jouté, paradé, un inconnu parut en lice, un rude champion, payé tout exprès, qui les défia tous et les jeta par terre. Louis XI, caché dans un coin, jouissait du spectacle.

Revenons à Genappe. Dans cette retraite, il partageait son loisir forcé entre deux choses, désespérer son père et miner tout doucement la maison qui le recevait. Le pauvre Charles VII se sentait peu à peu entouré d'une force inquiète et malveillante; il ne trouvait plus rien de sûr[305]. Cette fascination alla si loin, que son esprit s'affaiblissant, il finit par s'abandonner lui-même[306]. De crainte de mourir empoisonné, il se laissa mourir de faim[307].

Le duc de Bourgogne ne mourut pas encore; mais il n'en était guère mieux. Il devenait de plus en plus maladif de corps et d'esprit. Il passait sa vie à mettre d'accord les Croy avec son fils et sa femme. Le dauphin pratiquait les deux partis; il avait un homme sûr près du comte de Charolais. Son exemple (sinon ses conseils) suscitait au duc un ennemi dans son propre fils; les choses en vinrent au point, entre le fils et le père, que l'impétueux jeune homme faillit imiter le dauphin, et fit demander à Charles VII s'il le recevrait en France.

La lutte du duc et du roi n'est donc pas près de finir. Que Charles VII meure, que Louis XI soit ramené en France par le duc, sacré par lui à Reims, il n'importe, la question restera la même. Ce sera toujours la guerre de la France aînée, de la grande France homogène contre la France cadette, mêlée d'Allemagne. Le roi (qu'il le sache ou non), c'est toujours le roi du peuple naissant, le roi de la bourgeoisie, de la petite noblesse, du paysan, le roi de la Pucelle, de Brézé, de Bureau, de Jacques Cœur. Le duc est surtout un haut suzerain féodal, que tous les grands de la France et des Pays-Bas se plaisent à reconnaître pour chef; ceux qui ne sont pas ses vassaux ne veulent pas moins dépendre de lui, comme du suprême arbitre de l'honneur chevaleresque. Si le roi a contre le duc sa juridiction d'appel, son instrument légal, le Parlement[308], le duc a sur les grands seigneurs de France une action moins égale, mais peut-être plus puissante, dans sa cour d'honneur de la Toison d'Or.

Cet ordre de confrérie, d'égalité entre seigneurs, où le duc, tout comme un autre, venait se faire admonester, chapitrer[309], ce conseil auquel il faisait semblant de communiquer ses affaires[310], c'était au fond un tribunal où les plus fiers se trouvaient avoir le duc pour juge, où il pouvait les honorer, les déshonorer par une sentence de son ordre. Leur écusson répondait d'eux; appendu à Saint-Jean de Gand, il pouvait être biffé, noirci. C'est ainsi qu'il fit condamner le sire de Neufchâtel et le comte de Nevers, refuser, exclure, comme indignes, le prince d'Orange et le roi de Danemark. Au contraire, le duc d'Alençon, condamné par le Parlement, n'en fut pas moins maintenu avec honneur parmi les membres de la Toison d'Or. Les grands se consolaient aisément d'être dégradés à Paris par des procureurs, lorsqu'ils étaient glorifiés chez le duc de Bourgogne, dans une cour chevaleresque, où siégeaient des rois.

Le chapitre de la Toison le plus glorieux, le plus complet peut-être et qui marque le mieux l'apogée de cette grandeur, est celui de 1446. Tout semblait paisible. Rien à craindre de l'Angleterre. Le duc d'Orléans, racheté par son ennemi, par le duc de Bourgogne, siégeait près de lui en chapitre; personne ne se souvenait de la vieille rivalité. Orléans et Bourgogne devenant confrères, et le duc de Bretagne entrant aussi dans l'ordre, la France, d'ailleurs fort occupée, devait être trop heureuse qu'on la laissât tranquille. Les Pays-Bas l'étaient, entre les deux éruptions de Bruges et de Gand. Dans ce même chapitre, le duc de Bourgogne, armant chevalier l'amiral de Zélande, semblait finir les vieilles disputes de Zélande et de Flandre, marier les deux moitiés ennemies des Pays-Bas, et consolider sa puissance sur les rivages du Nord.

Le bon Olivier de la Marche conte avec admiration comment, alors tout jeune et simple page, il suivit de point en point tout ce long cérémonial, dont le vieux roi d'armes de la Toison d'or voulait bien lui expliquer les mystères. Chacun des chevaliers allait en grande pompe à l'offrande, les absents même et les morts par représentants.

Avant tous, le duc fut appelé à l'autel où l'attendait son carreau de drap d'or. «Le poursuivant d'armes, Fusil, prit le cierge du duc, fondateur et chef, le baisa et le donna au roi d'armes de la Toison d'or, lequel, en s'agenouillant par trois fois, vint devant le duc et dit:

«Monseigneur le duc de Bourgogne, de Lotrich, de Brabant, de Lembourg et de Luxembourg, comte de Flandre, d'Artois et de Bourgongne, palatin de Hollande, de Zélande et de Namur, marquis du Sainct Empire, seigneur de Frise, de Salins et de Malines, chef et fondateur de la noble ordre de Toison d'or, allez à l'offrande!»

Ce jour même, au banquet de l'ordre, lorsque tous les chevaliers, «en leurs manteaux, en la gloire et solennité de leur estat,» allaient s'asseoir à la table de velours étincelante de pierreries, lorsque le duc, «qui sembloit moins duc qu'empereur,» prenait l'eau et la serviette de la main d'un de ses princes, un petit homme en noir jupon se trouva là, on ne sait comment, et se jetant à genoux, lui présenta à lire... une supplique?... non, un exploit[311]! un exploit, bien en forme, du Parlement de Paris, un ajournement en personne pour lui, pour son neveu, le comte d'Étampes, pour toute la haute baronnie qui se trouvait là... Et cela, pour un quidam, dont le Parlement déclarait évoquer l'affaire... Comme si l'huissier fut venu dire: «Voici le fléau de cette fière élévation que vous avez prise, qui vous vient corriger ici, pincer, montrer qui vous êtes[312]

Une autre fois, c'est encore un de ces hardis sergents qui s'en vient dans Lille, le duc étant en cette ville, battre et rompre à marteau de forge la porte de la prison, pour en tirer un prisonnier.

Grand esclandre et clameur du peuple; il fallut que le duc vînt: «Le gracieux exploitant toujours mailloit et frappoit; il avoit déjà rompu les serrures et grosses barres[313]». Le duc se retint et ne parla pas, il arrêta ses gens qui voulaient jeter l'homme à la rivière.

Cette apparition de l'homme noir au banquet de la Toison d'or, qu'était-ce, sinon le memento mori d'une faible et fausse résurrection de la féodalité? Et ce marteau de forge, dont l'homme de loi frappait si ferme, que brisait-il, sinon le fragile, l'artificiel, l'impossible empire, formé de vingt pièces ennemies, qui ne demandaient qu'à rentrer dans leur dispersion naturelle?

LIVRE XIII

CHAPITRE PREMIER
LOUIS XI
1461-1463

Ce roi mendiant, si longtemps nourri par le duc de Bourgogne, ramené sur ses chevaux, mangeant encore dans sa vaisselle au sacre[314], fit pourtant voir dès la frontière qu'il y avait un roi en France, que ce roi ne connaîtrait personne, ni Bourgogne, ni Bretagne, ni ami, ni ennemi.

L'ennemi, c'étaient ceux qui avaient gouverné, le comte du Maine, le duc de Bourbon, le bâtard d'Orléans, Dammartin et Brézé; l'ami, c'était celui qui croyait gouverner désormais, le duc de Bourgogne. Aux premiers, le roi tout d'abord ôta Normandie, le Poitou, la Guienne, c'est-à-dire la côte, la facilité d'appeler l'Anglais. Quant au duc de Bourgogne, son tuteur officieux, il commença par faire arrêter un Anglais[315] qui venait, sans sauf-conduit royal, négocier avec lui. Lui-même, il fit bientôt alliance avec les intraitables ennemis de la maison de Bourgogne, avec les Liégeois.

Les grands pleurèrent le feu roi; ils se pleuraient eux-mêmes. Les funérailles de Charles VII étaient leurs funérailles[316]; avec lui finissaient les ménagements de l'autorité royale. Le cri: Vive le Roi! crié sur le cercueil, ne trouva pas beaucoup d'écho chez eux. Dunois, qui avait vu et fait tant de guerres et de guerres civiles, ne dit qu'un mot à voix basse: «Que chacun songe à se pourvoir.»

Chacun y songeait sans le dire, mais en prenant au plus vite les devants près du roi, en laissant là le mort pour le vivant. Celui qui galopa le mieux fut le duc de Bourbon, qui avait en effet beaucoup à perdre, beaucoup à conserver[317]; il lui manquait l'épée de connétable, il croyait l'aller prendre. Ce qu'il trouva, tout au contraire, c'est qu'il avait perdu son gouvernement de Guienne.

Les grands s'étaient cru forts, mais le roi, pour leur lier les mains, n'eut qu'à parler aux villes. En Normandie, il remet Rouen à la garde de Rouen[318]; en Guienne, il appelle à lui les notables[319]; en Auvergne, en Touraine, il autorise les gens de Clermont[320] et de Tours à s'assembler «par cri public,» sans consulter personne. En Gascogne, son messager, en passant, fait ouvrir des prisons. À Reims, et dans plus d'une ville, le bruit court que sous le roi Louis, il n'y aura plus ni taxe ni taille[321].

Dès son entrée dans le royaume, sur la route, et sans perdre de temps, il change les grands officiers; en arrivant, tous les sénéchaux et baillis, les juges d'épée. Il fait poursuivre son ennemi Dammartin[322], l'ancien chef d'écorcheurs, qui avait fait tous les capitaines royaux, et pouvait tout sur eux. M. de Brézé, grand sénéchal de Normandie et de Poitou, n'était pas moins puissant du côté de la mer; lui seul tenait en main le fil brouillé des affaires anglaises; il avait toujours des agents là-bas qui suivaient la guerre civile, assistaient aux batailles[323]. Les Anglais l'estimaient, parce qu'il leur avait fait beaucoup de mal. Il aurait fort bien pu, se voyant perdu, les faire descendre dans sa Normandie, où il avait à commandement les évêques et les seigneurs[324].

Il se trouvait justement que l'Angleterre pouvait agir. La rose rouge venait d'être abattue à Towton; que restait-il à faire au vainqueur pour affermir la Rose blanche? Ce qui avait consacré la Rouge et le droit de Lancastre, une belle descente en France. Il fallait seulement que le jeune Édouard, ou son faiseur de rois, Warwick, trouvât un moment pour passer à Calais. Il n'y eut pas un grand obstacle: le vieux duc de Bourgogne, hôte et ami d'Édouard, et qui lui élevait ses frères, eût fait comme Jean sans Peur, il eût réclamé plutôt que résisté. L'Anglais, tout en parlementant, eût avancé jusqu'à Abbeville, jusqu'à Péronne, jusqu'à Paris peut-être... Que cette route des guerres où les haltes s'appellent Azincourt et Crécy, que notre faible gardienne, la Somme, eût elle-même pour gardien le duc de Bourgogne, l'ami de l'ennemi, c'était là une terrible servitude... Tant que la France était ainsi ouverte, à peine pouvait-on dire qu'il y eût une France.

Le roi de ce royaume si mal gardé dehors n'avait lui-même nulle sûreté au dedans. Il apprit de bonne heure à connaître, non la malveillance de ses ennemis, mais celle de ses amis. Ses intimes, ceux qui l'avaient suivi, n'étaient rien moins que sûrs[325]. Ceux qu'il grâcia à son avénement, les Alençon, les Armagnac, furent bientôt contre lui. Dès le commencement, et de plus en plus, il sentit bien qu'il était seul, que, dans le désordre où l'on voulait tenir le royaume, le roi serait l'ennemi commun, partant qu'il ne devait se fier à personne. Tous les grands étaient au fond contre lui, et les petits même allaient tourner contre dès qu'il demanderait de l'argent.

La première charge du nouveau règne, la plus lourde à porter, c'était l'amitié bourguignonne. Dans ce roi qu'ils ramenaient, les gens du duc de Bourgogne ne voyaient qu'un homme à eux, au nom duquel ils allaient prendre possession du royaume. Comment leur eût-il rien refusé? N'était-il pas leur ami et compère? N'avait-il pas causé avec celui-ci, chassé avec celui-là[326]?... C'étaient là, sans nul doute, des titres à tout obtenir; seulement il fallait se hâter, demander des premiers... Chacun montait à cheval.

Le duc y était bien monté, malgré son âge; il se sentait tout rajeuni pour cette expédition de France. Il voyait arriver tout ce qu'il y avait de nobles de Bourgogne et des Pays-Bas; il en venait d'Allemagne. Ils n'avaient pas besoin d'être sommés de leur service féodal, ils accouraient d'eux-mêmes. «Je me fais fort, disait-il, de mener le roi sacrer à Reims avec cent mille hommes.»

Le roi trouvait que c'était trop d'amis, il n'avait pas l'air de se soucier qu'on lui fît tant d'honneur. Il dit assez sèchement à l'homme de confiance du duc, au sire de Croy: «Mais pourquoi bel oncle veut-il donc amener tant de gens? Ne suis-je pas roi? de quoi a-t-il peur?»

Au fait, il n'était pas besoin d'une croisade ni d'un Godefroi de Bouillon.

La seule armée qu'on risquait de rencontrer à la frontière et sur toute la route, c'était celle des harangueurs, complimenteurs et solliciteurs qui accouraient au-devant, barraient le passage. Le roi avait assez de mal à s'en défendre. Aux uns, il faisait dire de ne pas approcher; les autres, il leur tournait le dos. Tel qui avait sué à préparer une docte harangue, n'en tirait qu'un mot: «Soyez bref.»

Il semble pourtant avoir écouté patiemment un de ses ennemis personnels, Thomas Bazin, évêque de Lizieux[327], qui a écrit depuis une histoire, une satire de Louis XI. Le malveillant prélat lui fit un grand sermon sur la nécessité d'alléger les taxes, c'est-à-dire de désarmer la royauté, comme le souhaitaient les grands. Le roi n'en reçut pas moins bien la leçon, et pria l'évêque de la lui coucher par écrit, afin qu'il pût la lire en temps et lieu, et s'en rafraîchir la mémoire.

Le sacre de Reims fut le triomphe du duc de Bourgogne; le roi n'y brilla que par l'humilité. Le duc, du haut de son cheval et dominant la foule de ses pages, de ses archers à pied, «avoit la mine d'un empereur»; le roi, pauvre figure et pauvrement vêtu, allait devant, comme pour l'annoncer. Il semblait être là pour faire valoir par le contraste cette pompe orgueilleuse. On démêlait à peine les nobles Bourguignons, les gras Flamands, enterrés qu'ils étaient, hommes et chevaux, dans leur épais velours, sous leurs pierreries, sous leur pesante orfévrerie massive. En tête, à la première entrée, sonnaient des sonnettes d'argent au col des bêtes de somme, habillées elles-mêmes de velours aux armes du duc; ses bannières flottaient sur cent quarante chariots magnifiques qui portaient la vaisselle d'or, l'argenterie, l'argent à jeter au peuple, et jusqu'au vin de Beaune qui devait se boire à la fête[328]. Dans le cortége figurait, marchant et vivant, le banquet du sacre, petits moutons d'Ardennes, gros bœufs de Flandre; la joyeuse et barbare pompe flamande sentait quelque peu sa kermesse.

Le roi, tout au revers, semblait homme de l'autre monde. Il se montrait fort humble, pénitent, âprement dévôt. Dès minuit, la veille du sacre, il alla ouïr matines, communia. Le matin il était au chœur, il attendait la sainte ampoule qui devait venir de Saint-Remi, apportée sous un dais. À peine sut-il qu'elle était aux portes, vite il y courut, «et se rua à genoux.» À deux genoux, mains jointes, il adora. Il accompagna le saint vase jusqu'à l'autel, et «il se rua encore à genoux.» L'évêque de Laon le relevait pour la lui faire baiser, mais trop grande était sa dévotion, il restait sur les genoux, toujours en oraison, les yeux fixés sur la sainte ampoule.

Il endura en roi chrétien tous les honneurs du sacre. Les pairs prélats et les pairs princes l'ayant placé entre des rideaux, il fut dépouillé, puis, dans sa naturelle figure d'Adam, présenté à l'autel. «Il s'y rua à genoux,» et reçut l'onction des mains de l'archevêque; il fut, selon le rituel, oint au front, aux yeux, à la bouche, de plus au pli des bras, au nombril, aux reins. Alors ils lui passèrent la chemise, l'habillèrent en roi et l'assirent sur son siége royal.

Ce siége était élevé à la hauteur de vingt-sept pieds. Tous se tinrent un peu en arrière, sauf le premier pair, le duc de Bourgogne: «Lequel lui assit en tête son bonnet; puis il prit la couronne, et la levant en haut à deux mains afin que tout chacun la vît, la soutint un peu longuement au-dessus de la tête du roi, puis lui assit bien doucement au chef, criant: «Vive le roi! Montjoie Saint-Denis!» La foule cria après le duc de Bourgogne.

Toute la cérémonie se faisait par le duc de Bourgogne, «comme de le mener à l'offrande, de lui ôter et remettre sa couronne à l'heure du lever-dieu, puis de le descendre en bas et le ramener au grand-autel.» Longue et laborieuse cérémonie; le plus pénible, c'est que le roi, voulant faire des chevaliers, dut l'être d'abord de la main de son oncle. Il fallut qu'il se mît à genoux devant lui, qu'il reçût de lui le coup de plat d'épée... «Le roi enfin se tanna.»

Au banquet, il dîna couronne en tête; mais comme cette couronne du sacre était large et ne tenait pas juste, il la mit tout bonnement sur la table, et, sans faire attention aux princes, il causa tout le temps avec Philippe Pot, qui était au dos de sa chaise, un gentil et subtil esprit. Cependant à grand bruit arrivèrent, au travers du banquet, des gens chargés qui portaient des «nerfs, drageoir et tasses d'or;» c'était le don que faisait le duc de Bourgogne pour le joyeux avénement. Il ne s'en tint pas là; il voulut faire hommage au roi de ce qu'il avait au royaume, et promit service même pour ce qui était terre d'Empire[329]. Il risquait peu de faire hommage à celui chez qui il avait garnison si près de Paris.

Et Paris même n'était-il pas à lui? Quoiqu'il n'y eût pas été depuis vingt-neuf ans, le vieux quartier des halles, où il avait son hôtel d'Artois, ne l'avait jamais oublié. À l'entrée, un boucher lui cria: «Ô franc et noble duc de Bourgogne, soyez le bienvenu en la ville de Paris! il y a longtemps que vous n'y fûtes quoiqu'on vous ait bien désiré.»

Le duc fit justice à Paris par son maréchal de Bourgogne, et sans appel; mais il fit bien plus grâce et plaisir. Il donna tant à tant de gens, qu'on aurait dit qu'il était venu acheter Paris et le royaume. Tous venaient demander, comme si Dieu fût descendu sur terre. C'étaient de bonnes dames ruinées, des églises en mauvais état, des couvents de Mendiants, tout ce qu'il y avait de souffreteux chez les nobles et les gens d'église. On voyait comme une procession à la porte de l'hôtel d'Artois; à toute heure, table ouverte, et trois chevaliers pour recevoir tout le monde honorablement. Cet hôtel était une merveille pour les meubles, la riche vaisselle, les belles tapisseries. Le peuple de Paris de toute condition, dames et damoiselles, depuis le matin jusqu'au soir, y venait à la file, voyait, béait... Il y avait, entre autres choses, la fameuse tapisserie de Gédéon, la plus riche de toute la terre, le fameux pavillon de velours, qui contenait salle, vestibule, oratoire et chapelle.

Toutes ces magnificences flamandes étaient trop à l'étroit; il fallut, pour déployer la splendeur de la maison de Bourgogne et des princes du Nord, un grand et solennel tournoi. Rare bonheur pour les Parisiens. Le duc de Bourgogne y enleva les cœurs. Au départ de l'hôtel d'Artois, son cheval n'étant pas prêt, il monta sans façon sur la haquenée de sa nièce, la duchesse d'Orléans, ayant sa nièce derrière lui, mais devant (le joyeux compère) une fille de quinze ans, qui était à la duchesse et qu'elle avait prise pour sa jolie figure.

Il trotta ainsi jusqu'aux lices de la rue Saint-Antoine. Tout le peuple criait: «Et velà un humain prince! velà un signeur dont le monde seroit heureux de l'avoir tel! Que benoît soit-il et tous ceux qui l'aiment! Et que n'est tel notre roi et ainsi humain, qui ne se vête que d'une pauvre robe grise avec un méchant chapelet, et ne haît rien que joie[330]

Ils avaient tort, le roi Louis avait ses joies aussi. Quand le comte de Charolais, messire Adolphe de Clèves, le bâtard de Bourgogne, Philippe de Crèvecœur, toute la haute seigneurie flamande et wallonne, eurent jouté et ravi la foule, un rude homme d'armes parut, que le roi payait tout exprès, sauvagement «houssé et couvert, homme et cheval, de peaux de chevreuils armés de bois,» mais fièrement monté, lequel «vint riflant parmi les jouteurs... et ne dura rien devant lui.» Le roi regardait, caché, à une fenêtre, derrière certaines dames de Paris.

Il était étrange qu'il ne se montrât pas; le tournoi se donnait justement à sa porte, tout contre les Tournelles où il résidait. Apparemment le triste hôtel s'égayait peu de ces bruits de fêtes. Le roi y vivait seul et chichement; petit état, froide cuisine. Il avait eu la bizarrerie de s'en tenir aux quelques serviteurs qu'il amenait de Brabant; il vivait là comme à Genappe. Au fait, il n'avait pas besoin d'établissement; sa vie devait être un voyage, une course par tout le royaume. À peine roi, il prit l'habit de pèlerin, la cape de gros drap gris, avec les housseaux de voyage, et il ne les ôta qu'à la mort. Campé plus que logé dans ce vaste hôtel des Tournelles, s'agitant[331], s'ingéniant de mille sortes, «subtiliant jour et nuit nouvelles pensées,» personne ne l'eût pris pour l'héritier dans la maison de ses pères. Il avait plutôt l'air d'une âme en peine qui, à regret, hantait le vieux logis; à regret, loin d'être un revenant, il semblait bien plutôt possédé du démon de l'avenir.

S'il sortait des Tournelles, c'était le soir, en hibou, dans sa triste cape grise. Son compère, compagnon et ami (il avait un ami), était un certain Bische, qu'il avait mis jadis comme espion près de son père, et qu'alors il tenait près du comte de Charolais pour lui faire trahir aussi son père, le duc de Bourgogne, pour faire consentir le vieux duc au rachat des places de la Somme. Louis XI aimait incroyablement ce fils, il le choyait, le couvait. Bische, qui avait plus d'un talent, les menait la nuit, tous les deux, le comte et le roi, voir les belles dames. Ce cher Bische, l'intime ami du roi, pouvait entrer chez lui jour et nuit; les sergents et huissiers en avaient l'ordre pour lui; pour nul autre; c'était le seul homme pour qui le roi fût toujours visible, pour qui il ne dormît jamais.

Ce qui l'empêchait de dormir, c'étaient les villes de la Somme. De Calais, qui alors était Angleterre, le duc de Bourgogne pouvait amener l'ennemi sur la Somme en deux jours; les logis étaient prêts, les étapes prévues. Par cela seul que le duc avait ces places, il commandait, menaçait sans mot dire, tenait l'épée levée. Comment espérer que jamais il voulût la rendre, cette épée? Qui eût osé lui donner le conseil de se dessaisir d'une telle arme, de lâcher cette forte prise par où il tenait le royaume. Le roi ne désespéra pas; il s'adressa au fils, au favori, il tâta le sire de Croy, le comte de Charolais. Il offrit, donna des choses énormes, terres, pensions, charges de confiance. Dès son avénement, il nomma Croy grand maître de son hôtel, livrant la clef de sa maison pour avoir celle de la France, hasardant presque le roi pour l'affranchissement du royaume. Quant au comte de Charolais, il lui fit faire un voyage triomphal dans les pays du centre[332], lui donna à Paris hôtel et domicile[333], lui assigna une grosse pension de trente-six mille livres; il alla jusqu'à lui donner (de titre au moins) le gouvernement de la Normandie, et flatta sa vanité d'une royale entrée dans Rouen[334].

La grande affaire intérieure ne pouvait que mûrir lentement: il fallait attendre. Mais il s'en présentait d'autres autour du royaume, où il semblait qu'il y eût à gagner.

La maison d'Anjou se chargeait de continuer, dans ce sage XVe siècle, les folies héroïques du moyen âge. Le monde ne parlait que du frère et de la sœur, de Jean de Calabre et de Marguerite d'Anjou, de leurs fameux exploits, qui finissaient toujours par des défaites; la sœur traînant dans vingt batailles son pacifique époux, dressant les échafauds au nom d'un saint, s'acharnant malgré lui à lui regagner son royaume. Le frère en réclamait quatre ou cinq à lui seul, les royaumes de Jérusalem, de Naples, de Sicile, de Catalogne et d'Aragon; esprit mobile, d'espérance légère, partout appelé, partout chassé, courant, sans argent ni ressources, d'une aventure à l'autre... Louis XI parut prendre intérêt à ces guerres romanesques, dont il comptait bien profiter. Les chevaliers, les paladins, plaisaient à l'homme d'affaires, comme des prodigues, sur lesquels on pouvait faire de beaux bénéfices. De toutes parts, il y avait à gagner avec eux. Gênes était un si beau poste vers l'Italie, Perpignan une si bonne barrière vers l'Espagne; mais quoi! si l'on eût pris Calais!

Calais était une trop belle affaire; on osait à peine espérer. Pour que la fière Marguerite en vînt à vendre ce premier diamant de la Couronne, à trahir l'Angleterre, il fallait que, de misère ou de fureur, elle perdît l'esprit. Louis XI crut avoir ce bonheur. Le parti de Marguerite fut exterminé à Towton; elle n'eut plus de ressource que chez l'étranger.

Cette bataille de Towton n'avait pas été comme les autres, une rencontre de grands seigneurs; ce fut une vraie bataille, et la plus sanglante peut-être que l'Angleterre ait livrée jamais. Il resta sur la place trente-six mille sept cent soixante-seize morts[335]. Ce carnage indique assez qu'ici le peuple combattit pour son compte, non pas tant pour York ou pour Lancastre, mais chacun pour soi. Marguerite, l'année d'avant, pour accabler son ennemi, avait appelé à la guerre, au pillage, les bandits du Border[336], les affamés d'Écosse; dans une course d'York à Londres, ils raflèrent tout, jusqu'aux vases d'autel. Alors la forte Angleterre du midi, tout ce qui possédait, se leva et marcha au nord, Édouard et Warwick en tête; tous aimaient mieux périr que d'être pillés une seconde fois. Nulle grâce à faire ni demander; et c'était pourtant la semaine sainte... Le temps était celui d'un vrai printemps anglais, affreux; la neige aveuglait, on ne voyait goutte à midi, on se tuait à tâtons. Ils n'en continuèrent pas moins consciencieusement leur sanglante besogne, le jour, la nuit et tout le second jour. L'idée fixe de la propriété en péril, le home and property les tint inébranlables. Au soir enfin, les gens de la Rose sanglante, quand les bras leur tombaient, virent venir encore un gros bataillon de pâles Roses, et ils comprirent qu'ils étaient morts; ils reculèrent lentement, mais ils reculaient dans une rivière; le Corck roulait derrière eux.

Édouard fut roi. Dès lors celui qui l'avait fait roi, Warwick, se fiant peu à sa reconnaissance, regarda au dehors et se mit à calculer s'il trouverait mieux son compte à le servir ou à le vendre.

Louis XI avait une sincère estime pour les hommes de ruse, pour ceux du moins qui réussissaient; il semble avoir aimé Warwick, à sa manière, comme il aimait Sforza. L'Anglais, selon toute apparence, reçut de solides gages de cette amitié. Qui fouillerait bien Warwick castle trouverait peut-être dans cette royale fondation l'argent de Louis XI. On le croirait volontiers quand on voit celui-ci peu inquiet de l'immense armement que l'Angleterre faisait contre lui, deux cents vaisseaux, quinze mille hommes; Henri V n'en avait guère eu davantage pour conquérir la France. Mais le roi savait longtemps d'avance le jour où Warwick ferait sortir la flotte. Il alla paisiblement voyager dans tout le midi, ne craignit pas d'engager une armée en Catalogne et fit fort à son aise sa belle affaire de Roussillon[337].

Il se passait en Espagne une tragédie qui promettait d'être lucrative, elle devait sourire à Louis XI. Le monde en pleurait; des peuples entiers avaient couru aux armes, d'indignation et de pitié. Un père remarié, don Juan d'Aragon, pour plaire à la marâtre, avait dépouillé son fils[338], don Carlos de Viana, héritier de Navarre; il l'avait emprisonné, tué de chagrin, peut-être de poison. Le pauvre prince, qui, vivant, ne s'était guère plaint, se plaignit mort; les Catalans l'entendaient la nuit dans les rues de Barcelone. Le mauvais père eut tous les cœurs contre lui; il vit comme «la terre se soulever et crier les pierres du chemin...» Le misérable eut peur; il appela les Français, puis, ayant peur des Français, il appela les Anglais contre eux. Son gendre, le comte de Foix, qui, avec ses grandes espérances d'Espagne, n'en avait pas moins jusque-là tout son bien en France, ne pouvait s'adresser qu'au roi; sans son aide, il ne pouvait guère hériter de l'autre côté des monts. Il avertit donc Louis XI, qui profita de l'avis pour son compte. Les Catalans, encouragés sous main[339], vinrent à Paris dire au roi que don Carlos de Viana, poursuivi par son père, ainsi qu'il l'avait été lui-même par Charles VII, le priait en mourant d'avoir pitié d'eux, de prendre leur défense. Le roi accepta ce legs pieux, et déclara qu'il défendrait envers et contre tous les sujets de son ancien ami.

La partie était bien engagée; seulement il fallait des avances, une armée, de l'argent, de l'argent à l'heure même. Il fallait, pour joyeuses prémices du nouveau règne, frapper des taxes, et cela au moment où les bonnes gens, pleins d'espérance, disaient qu'on ne payerait plus rien, au moment où le duc de Bourgogne priait solennellement le roi de ménager le pauvre peuple, tout en exigeant de grosses pensions pour les grands.

Le roi, aux expédients, s'en prit à la vendange qu'on allait faire, et mit un impôt sur les vins, pour être perçu aux portes des villes. Reims, Angers, d'autres villes encore n'en voulurent rien croire[340], et soutinrent que l'édit était controuvé. À Reims, les vignerons, le petit peuple et les enfants, pillèrent les receveurs, brûlèrent les registres et les bancs des élus[341]. Le roi, sans bruit, coula des soldats déguisés dans la ville, fit justice, puis vendit son pardon. Il pardonna lorsqu'on eut coupé les oreilles aux uns, la tête aux autres, sans compter les pendus. Et ils pendent encore au clocher de la cathédrale, où leur triste effigie, registres au col, fut mise aux frais de la ville, en mémoire de la clémence du roi[342].

Une taxe sur les vins, assez mal payée, était peu de chose. Les villes n'étaient pas riches. Les campagnes étaient aux seigneurs. Le clergé seul eût pu aider. Au lieu de disputer avec les bénéficiers pour quelque faible don gratuit, le roi imagina de mettre la main sur les bénéfices mêmes, de s'arranger avec le pape pour faire entre eux les nominations[343]. La Pragmatique, les élections où dominaient les grands, il les supprima hardiment par une simple lettre. Il comptait avoir près de lui un légat de Rome, au moyen duquel il disposerait des bénéfices[344], les emploierait à acquitter ses dettes, à contenter ses serviteurs, payant, par exemple, le chancelier d'un évêché, le président d'une abbaye, parfois un capitaine d'une cure ou d'un canonicat.

L'abolition de la Pragmatique fut une bonne scène. Le roi, en Parlement, devant le comte de Charolais et les grands du royaume, déclara que cette horrible Pragmatique, cette guerre au Saint-Siége, pesait trop à sa conscience, qu'il ne voulait plus seulement en entendre le nom. Il exhiba ensuite la bulle d'abolition, la lut dévotement, l'admira, la baisa, et dit qu'à tout jamais il la garderait dans une boîte d'or[345].

Il avait préparé cette farce dévote par une autre, impie et tragique, où le mauvais cœur n'avait que trop paru. Il crut ou parut croire que son père était damné pour la Pragmatique; il pleura sur cette pauvre âme[346]. Le mort, à peine refroidi, eut à Saint-Denis l'outrage public d'une absolution pontificale; il fut, qu'il le voulût ou non, absous sur sa tombe par le légat. Acte grave, qui désignait au simple peuple, comme damnés d'avance, tous ceux qui avaient été pour quelque chose dans la Pragmatique: or c'étaient à peu près tous les grands et prélats du royaume, c'étaient tous les bénéficiers nommés sous ce régime, c'étaient toutes les âmes qui, depuis vingt ans, auraient reçu la nourriture spirituelle d'un clergé entaché de schisme. Il était difficile de produire une plus générale agitation.

Le Parlement réclamait, Paris était ému. D'autre part, le duc de Bourgogne s'en allait fort mal content[347]: le roi semblait s'être moqué de lui; il l'avait remercié, caressé, comblé, accablé; mais rien que des paroles, pas un effet. Il lui fit par honneur nommer vingt-quatre conseillers au Parlement, dont aucun ne siégea. Il lui accorda le libre cours des marchandises d'une frontière à l'autre; mais le Parlement n'enregistra point. Il lui donna la grâce d'Alençon, mais en gardant au gracié ses places et ses enfants. Ainsi le magnifique duc, de sa croisade de Reims et de Paris, ne rapportait rien que l'honneur. Pour l'honorer encore, dès qu'il fut hors Paris, le capitaine de la Bastille courut après lui dans les champs, et lui offrit de la part du roi les clefs du fort. C'était un peu tard.

Le duc de Bourgogne était resté assez pour voir à Paris ses ennemis de Liége[348], et le roi traiter avec eux. Ces rudes Liégeois s'étaient mal conduits avec Louis XI quand il était dauphin. Devenu roi, il avait dit contre eux de grosses paroles, envoyé même des troupes du côté de Liége; il voulait seulement leur montrer qu'il avait les bras longs, qu'il était fort. Les Liégeois l'aimèrent d'autant plus; ils envoyèrent à Paris, et les envoyés furent reçus à merveille. Le roi dit qu'il était leur compère, qu'il les protégerait envers et contre tous.

À force de pousser ainsi la maison de Bourgogne, il était probable qu'elle finirait par se rapprocher de la maison de Bretagne. Il ne manquait pas de gens pour s'entremettre de ce rapprochement, sous les yeux mêmes du roi. Il n'imagina d'autre moyen pour l'empêcher que de nommer le duc de Bretagne son lieutenant pour huit mois (pendant sa tournée du midi) dans les provinces entre Seine et Loire; c'était lui mettre entre les mains moitié de la Normandie qu'il avait fait semblant de donner tout entière au comte de Charolais.

Il essayait du même moyen pour brouiller les maisons de Bourbon et d'Anjou. La Guienne, qu'il retirait au duc de Bourbon, il la donna au comte du Maine, frère de René d'Anjou, et, comme ce comte était un homme peu à craindre, il lui donna encore le Languedoc. Tout cela au reste de titre et d'honneur; quant à la force, il croyait la garder: il était sûr des grandes villes de la plaine, Toulouse et Bordeaux; il avait acheté l'amitié des deux maisons de la montagne, Armagnac et Foix; enfin, dans la Guienne, dans le Comminges, il avait mis un homme à lui, qui n'était que par lui, le bâtard d'Armagnac.

Toutes choses ainsi préparées, avant de mettre la main aux affaires du midi, il commença par le vrai commencement, par Dieu et les saints, les intéressant dans ses affaires, leur faisant part d'avance, par de belles offrandes, qui témoignaient partout de la dévotion du roi très-chrétien: offrandes à sainte Pétronille de Rome pour aider à bâtir l'église; offrandes à saint Jacques en Galice; offrandes à saint Sauveur de Redon, à Notre-Dame de Boulogne. Notre-Dame ne fut pas ingrate, comme on verra plus tard.

Les pèlerinages bretons, hantés d'une si grande foule et si dévote, avaient pour Louis XI un merveilleux attrait. Situés, la plupart, sur les Marches de France, ils lui donnaient l'occasion de rôder tout autour, au grand effroi du duc de Bretagne. Tantôt c'était Saint-Michel-en-Grève qu'il voulait visiter, tantôt Saint-Sauveur de Redon. Cette fois, de Redon il alla à Nantes, et le duc crut qu'il voulait enlever la douairière de Bretagne, la marier, s'approprier son bien[349].

Le moyen pourtant de se défier? le pèlerin voyageait presque seul, ne voulant pas être troublé dans ses dévotions[350]. Au départ (18 déc.), il s'était débarrassé un peu rudement de l'amour des sujets, en faisant crier à son de trompe que personne ne s'avisât de suivre le roi, sous peine de mort. Pour aller remercier son patron, saint Sauveur de Redon, qui l'avait protégé dans ses infortunes, il voulait cheminer tel qu'il avait été alors, comme un pauvre homme, avec cinq pauvres serviteurs, mal vêtus comme lui, tous six portant au col de grosses patenôtres de bois. Si sa garde suivait, c'était de loin; de loin suivaient aussi canons et couleuvrines[351], paisiblement, sans bruit, sous Jean Bureau, le bon maître des comptes. Tout cela filait vers le midi. Le roi allait toujours. De Nantes, il voulut voir cette petite république de La Rochelle. À La Rochelle, il eut envie de voir Bordeaux, une belle ville; mais comme il la regardait du côté de la Gironde, il fut lui-même aperçu d'un vaisseau anglais qui heureusement ne put suivre son batelet dans les eaux basses. Pour voir et savoir par lui-même, il hasardait tout.

Sur le chemin, de Tours jusqu'à Bayonne, il allait confirmant, augmentant les franchises des villes, caressant les bourgeois, anoblissant les consuls, les échevins; pour tous, enfin, bon homme et facile[352]. Les gens de la Guienne, traités par Charles VII à peu près comme Anglais, eurent lieu d'être surpris de la bonté de Louis XI. Dès son avénement, il avait appelé à lui leurs notables; venu chez eux lui-même, il sembla se remettre à eux, rendit à Bordeaux toutes ses libertés. Il dit de plus qu'il n'était pas juste que Bordeaux plaidât à Toulouse, qu'il voulait que désormais on vînt plaider chez elle de toute la Guienne, de la Saintonge, de l'Angoumois, du Quercy, du Limousin. Il fit de Bayonne un port franc. Il rappela le comte de Candale, Jean de Foix, banni comme ami des Anglais; il lui rendit ses biens.

Ayant ainsi assuré ses derrières, il put agir sérieusement vers l'Espagne. Il avait déjà traité, chemin faisant, avec le gendre du roi d'Aragon, le comte de Foix, en avait pris des arrhes. Le beau-père, troublé de sa mauvaise conscience, tergiversait, appelait, renvoyait les Français, les menaçait de la descente anglaise. Le roi, pour en finir, écrivit durement au gendre qu'il savait tout, que les Anglais se moquaient de lui; que quand même ils viendraient, ils ne resteraient pas, tandis que le roi de France «sera toujours là pour le châtier... Il faut que vous sachiez sa volonté, qu'il ne nous amuse pas jusqu'à ce que le comte de Warwick soit en mer... Au reste, le comte de Warwick ne nous peut déranger; notre artillerie est toute à la Réole.»

Il avançait toujours, et plus il avançait, plus les Catalans encouragés serraient leur roi; il n'en pouvait plus[353]. La marâtre, avec ses enfants, s'était jetée dans Girone; elle y fut assiégée, affamée. Il fallut bien alors que don Juan vînt où l'attendait Louis XI (3 mai); il engagea pour un secours le Roussillon qui n'était pas à lui, mais bien aux Catalans. L'horreur du pacte, c'est que pour échapper à la punition d'un premier crime, le coupable en faisait un autre; après avoir tué son fils, il tuait sa fille, la livrait à l'autre fille, du second lit, à la comtesse de Foix. La pauvre Blanche, héritière de Navarre après don Carlos, fut attirée par son père, qui voulait, disait-il, lui faire épouser le frère de Louis XI, et elle épousa un cachot du donjon d'Orthez, où sa sœur l'empoisonna bientôt.

L'Aragonais ne désespérait pas de duper Louis XI, d'avoir le secours sans remettre le gage. Mais le roi, qui connaissait son homme, ne fit rien sans être nanti. «Maréchal, écrit-il, avant tout, requérez au roi d'Aragon Perpignan et Collioures; s'il les refuse, allez les prendre[354]

Ainsi se fit l'affaire de Roussillon. Elle était assurée et le roi revenu dans le nord, quand s'ébranla enfin la fameuse flotte anglaise. Cette flotte avait attendu qu'il eût loisir de s'occuper d'elle. Des falaises, il la vit passer, lui fit la conduite par terre, en Normandie et jusqu'en Poitou. Tout le long de la côte, les villes étaient garnies, gardées, tout le monde armé. Les Anglais, voyant ce bel ordre, crurent prudent de rester en mer[355]. Seulement Warwick, pour qu'il ne fût pas dit qu'il n'eût rien fait, fit une petite descente à côté de Brest. De tout cet orage qui devait écraser Louis XI, ce qui tomba, tomba sur le duc de Bretagne; les Bretons en restèrent furieux contre les Anglais.

Une lettre que le roi écrit vers cette époque, après sa capture du Roussillon, respire la joie sauvage du chasseur. Pas un mot de Warwick, qui apparemment l'inquiétait peu: «Je m'en vais bien bagué, dit-il, je n'ai pas perdu mon estoc; je pique des deux; il faut que je me récompense de la peine que j'ai eue, que je fasse bonne chère!... La reine d'Angleterre est arrivée[356]...»

La bonne chère, c'eût été de reprendre Calais, de le reprendre au moins par mains anglaises, au nom d'Henri VI et de Marguerite. La triste reine d'Angleterre, malade de honte et de vengeance, depuis sa grande défaite, suivait partout le roi, à Bordeaux, à Chinon, mendiant un secours. Elle n'avait rien à attendre de son père ni de son frère, qui, à ce moment, perdaient l'Italie. Louis XI le savait bien et n'en faisait que mieux la sourde oreille: il la laissait languir[357]... Qu'avait-elle à donner? rien que l'honneur et l'espérance. Elle promit pour quelque argent que, si jamais elle reprenait Calais, elle en nommerait capitaine un Anglo-Gascon qui était au roi[358], et qui, à défaut de payement, remettrait le gage au prêteur. Nul doute qu'en signant ce contrat de Shylock, cette dernière folie de joueur, elle n'ait senti qu'elle mettait contre elle ses amis, comme sa conscience, qu'elle périssait, et, qui pis est, méritait de périr.

Tout en tirant de Marguerite ce gage contre les Anglais, le roi ne voulait pas se fâcher avec l'Angleterre, avec son bon ami Warwick. Il ne donnait rien à Marguerite, il prêtait. Et combien? Vingt mille livres, une aumône, du neveu à la tante; il est vrai qu'il lui fit donner soixante mille écus par la Bretagne. Il ne lui donnait pas un soldat; qu'elle en levât si elle voulait. Par qui en levait-elle? Par un homme qui passait pour l'ennemi du roi, par M. de Brézé, naguère grand sénéchal de Normandie, qui sortait à peine de prison. Sans mission et comme aventurier, il menait en Écosse les nobles et les marins normands; c'était une affaire normande, écossaise, à peine française; si Brézé voulait se faire tuer là-bas, le roi s'en lavait les mains[359].

Française ou non, l'affaire venait à point pour la France. Tandis que l'Angleterre en masse se tournait vers le nord, tandis que cette désespérée Marguerite se faisait tuer ou pendre, le roi prenait Calais. Il intimidait les Anglais de la garnison sans espoir de secours; il leur montrait la signature de Marguerite, lui offrait un prétexte légal (ce qui est grave dans toute affaire anglaise); il mettait surtout en avant et jetait dans la place son Anglo-Gascon, qui était un des leurs, et qui, d'amitié ou de force, se serait fait leur capitaine, ou pour Louis XI, ou pour Henri VI.

À tout cela il manquait une chose. C'était que Louis XI disposât de quelques vaisseaux de Hollande pour fermer Calais, comme Charles VII en avait eu pour fermer Bordeaux. Il en demanda au duc de Bourgogne, qui ne voulut pas se brouiller avec la maison d'York, et refusa net. Tout fut manqué. Non-seulement le roi n'eut point Calais, mais, de l'avoir espéré seulement, d'avoir cru que Warwick, alors capitaine de cette place pour la maison d'York, la laisserait surprendre, cela dut compromettre l'équivoque personnage, déjà suspect depuis sa promenade maritime[360]. Il l'était d'ailleurs par les siens, par son frère et son oncle[361], deux évêques, dont l'un avait des relations avec Brézé. Warwick ne pouvait se laver qu'en faisant la guerre, et une guerre heureuse. Il y réussit par ses moyens ordinaires[362]. Brézé, ayant perdu partie de ses vaisseaux, brûlé les autres, s'était jeté dans une place et attendait le secours de Douglas et de Somerset. Warwick les pratiqua habilement[363]. Il acheta Douglas. Il gagna (pour cela il ne fallait pas moins qu'un miracle du diable) Lancastre même contre Lancastre, je veux dire Somerset, qui était de cette branche, qui avait intérêt à la défendre, puisque par elle il avait droit au trône. Il l'amena à combattre son droit, son honneur, le drapeau qu'il tenait depuis quarante ans. Puis le misérable changea encore, et on lui coupa la tête.

Les affaires du roi de France allaient mal. Il avait provoqué l'Angleterre, manqué Calais. Ses plus faibles ennemis s'enhardissaient, jusqu'au roi d'Aragon. Le Roussillon se refit espagnol. Il fallut que le roi y courût en personne: il reprit Perpignan[364], intimida l'Aragonais, qui envoya vite faire des soumissions. Louis XI menaçait de régler l'Espagne à ses dépens, de concert avec la Castille; il parlait d'occuper la Navarre[365]. Il avait acheté, homme à homme, tout le conseil du roi de Castille, Henri l'Impuissant. Ils le lui amenèrent jusqu'en France, de ce côté de la Bidassoa. Ce fut un étrange spectacle. De toute la plaine on vit sur une éminence les deux rois, l'Impuissant, dans un faste incroyable, entouré des grandesses, de sa brillante et barbare garde moresque; et à côté, houssé de sa cape grise, siégeait le roi de France, partageant les royaumes (23 avril 1463).

Les envoyés d'Angleterre, de Milan et de Bourgogne, attendaient curieusement, pour voir comment il se tirerait de cet imbroglio d'Espagne. Il s'en tira par un partage. C'était par un partage qu'il eût voulu finir l'affaire de Naples[366], qu'il avait fini celle de Catalogne, en détachant le Roussillon. Cette fois il coupait la Navarre, en donnait part à la Castille. La Navarre cria d'être coupée; l'Aragon cria ne n'avoir pas tout; combien plus le comte de Foix, qui avait si bien travaillé pour le roi dans l'affaire du Roussillon! Ce Roussillon, Louis XI, au grand étonnement de tout le monde, parut n'y pas tenir; il le donna au comte de Foix. Il le lui donna par écrit, s'entend, lui laissant, pour l'amuser, la jouissance d'un beau morceau de Languedoc[367].

Il était dans un moment de générosité admirable. Il donna au Dauphiné exemption des règlements sur la chasse; à Toulouse incendiée exemption de tailles pour cent années[368]. En passant à Bordeaux, il fit grâce de la mort à Dammartin, qui vint se jeter à ses genoux[369]. Ce qui surprit bien plus, c'est qu'il fit à un ennemi, à celui qui chassait d'Italie la maison d'Anjou, à celui qui détenait le patrimoine des Visconti contre la maison d'Orléans, il fit, dis-je, à Sforza, cadeau de Savone et de Gênes[370]; lui permettant en outre de racheter Asti au vieux Charles d'Orléans, fils de Valentine. C'était se fermer l'Italie, en même temps qu'il semblait se fermer l'Espagne. Tout cela de sa tête, sans consulter personne. Ses conseillers étaient désespérés.

Et rien pourtant n'était plus raisonnable.

Une crise allait éclater dans le nord; l'Angleterre, la Bourgogne et la Bretagne[371] semblaient près de s'unir. Le roi devait tourner le dos au midi: seulement, aux Pyrénées, tenir le Roussillon; aux Alpes, s'assurer de la Savoie, qu'il pratiquait de longue date, obtenir que le duc de Milan ne s'en mêlerait point. Sforza, s'avouant son vassal pour Gênes et Savone, allait lui prêter ses excellents cavaliers lombards. Le roi avait besoin de l'amitié du tyran italien, dans un moment où il fallait peut-être qu'il pérît lui-même ou devînt tyran.

Il prit ainsi son parti vivement, contre l'avis de tout le monde. Cette résolution hardie, cette générosité habile, si différente de la petite politique chicaneuse du temps[372], lui donna une grande force; il pesa d'autant plus au nord. Il emporta d'emblée son affaire capitale, le rachat de la Somme.

CHAPITRE II
LOUIS XI—SA RÉVOLUTION
1462-1464

Depuis longtemps, il suivait l'affaire de la Somme avec une ardente passion, si ardente qu'elle se nuisait et manquait son but. Il caressait, tourmentait le vieux duc, pressait les Croy. Si le vieil homme, d'asthme ou de goutte, leur mourait dans les mains, tout était fini. On le crut un moment, quand le duc revenu de Paris, las de fêtes, de repas et de faire le jeune homme, tomba tout d'un coup et se mit au lit[373]. Son excellente femme sortait du béguinage où elle vivait, pour soigner son mari; le fils accourut pour soigner son père. Ils le soignèrent si bien, que s'il ne se fût remis, les Croy périssaient, et les affaires du roi devenaient fort malades.

Le duc avait beaucoup à faire entre son fils et Louis XI, deux tyrans. Le roi, mécontent pour Calais, impatient pour la Somme, le vexait, le rendait misérable, réveillant toutes les vieilles querelles de salines, de juridiction[374]. Par cette imprudente âpreté, il compromettait ainsi ses amis de Flandre, comme il avait fait de ceux d'Angleterre. L'un des Croy vint à Paris se plaindre, et parla durement, comme peut faire un homme indispensable[375]. Le roi eut le bon esprit de bien recevoir la leçon; il se mit à l'amende, cédant au duc le peu qu'il avait dans le Luxembourg; au duc toutefois moins qu'aux Croy, lesquels occupèrent les places par eux ou par des gens à eux.

Ce qui les rendait si forts près du vieux maître, c'est qu'il avait peur de retomber sous le gouvernement de ses gardes-malades, de son fils et de sa femme; celle-ci, une sainte sans doute, mais avec toute sa dévotion et son béguinage, la mère du Téméraire, la fille des violents, bâtards de Portugal ou cadets de Lancastre[376]. La mère et le fils prirent le moment où le malade, à peine rétabli, n'avait pas la tête bien forte, pour le faire consentir à la mort d'un valet de chambre favori[377], qu'ils prétendaient vouloir empoisonner le fils. Ceci n'était qu'un commencement. Le valet tué, on allait essayer davantage; on accusa bientôt le comte d'Étampes. Les Croy voyaient venir leur tour. Heureusement pour eux, leur ennemi alla trop vite; on prit le secrétaire du comte de Charolais qui courait la Hollande, et, profitant de la haine hollandaise contre les favoris wallons[378], engageait doucement les villes à prendre le fils pour seigneur du vivant du père[379].

Mais on connaissait trop d'avance ce que serait le nouveau maître pour laisser aisément l'ancien. Le peuple, dès qu'il le sut malade, montra une extrême frayeur. Dans certaines villes, la nouvelle étant arrivée la nuit, tout le monde se releva; on courut aux églises, on exposa les reliques; beaucoup pleuraient. Cela faisait assez entendre ce qu'on pensait du successeur. Quand le bon homme un peu remis fut montré en public, conduit de ville en ville, une joie folle éclata; on fit des feux, comme à la Saint-Jean, des danses. Il fallait se hâter de danser et de rire; un autre allait venir, rude et sombre, sous lequel on ne rirait guère. Le malade, ayant perdu ses cheveux, avait exprimé la fantaisie bizarre de ne plus voir que des têtes tondues; à l'instant chacun se fit tondre; on se serait vieilli volontiers pour le rajeunir. C'est que celui-ci était l'homme du bon temps qui s'en allait, l'homme des fêtes et des galas passés; en voyant ce bon vieux mannequin de kermesse[380] qu'on promenait encore, et qui bientôt ne paraîtrait plus, on croyait voir la paix elle-même, souriante et mourante, la paix des anciens jours.

Que de choses pendaient à ce fil usé! La vie des Croy d'abord. Ils le savaient. Sûrs de ne pas vivre plus que le vieillard, ils suivaient leur chance en désespérés, jouaient serré, à mort, contre l'héritier. Ils ne s'amusaient plus à prendre de l'argent; ils prenaient des armes pour se défendre, des places où se réfugier. Leur péril les forçait d'augmenter leur péril, de devenir coupables; ils périssaient s'ils restaient loyaux sujets du duc; mais s'ils devenaient ducs eux-mêmes? S'ils défaisaient à leur profit la maison qui les avait faits?... Certainement le démembrement des Pays-Bas, une petite royauté wallonne qui, sous la sauve-garde du roi, se serait étendue le long des Marches, laissant la Hollande aux Anglais[381], la Picardie et l'Artois aux Français, c'eût été chose agréable à tous. Ce qui est sûr, c'est que les Croy l'avaient déjà presque, cette royauté; ils occupaient toutes les Marches, l'allemande, le Luxembourg, l'anglaise, Boulogne et Guines, la française enfin sur la Somme. Leur centre, le Hainaut, la grosse province aux douze pairs, était tout à fait dans leurs mains; à Valenciennes, ils se faisaient donner le vin royal et seigneurial.

Presque tout cela leur était venu en deux ans, coup sur coup; le roi y avait poussé violemment[382]; sous son souffle invisible, ils avançaient sans respirer; c'était comme un ouragan de bonne fortune. Volant plutôt qu'ils ne marchaient, ils se trouvèrent un matin sur le précipice où il fallait sauter, sinon s'appuyer, tout autre appui manquant, sur la froide main de Louis XI.

À quel prix? Cette main ne faisait rien gratis. Il fallait d'abord qu'ils se déclarassent, demandant protection du roi et s'avouant de lui. Ce pas fait, tout retour impossible, il exigeait d'eux les villes de la Somme. Comme ils faisaient encore les difficiles et les vertueux, le roi sut lever leurs scrupules. Il profita du mécontentement qu'excitaient les nouveaux impôts. L'Artois était inquiet de ce qu'on avait demandé à ses états de voter les tailles pour dix ans[383]. Les villes de la Somme, jusque-là ménagées, caressées, habituées à ne donner presque rien, s'étonnaient fort qu'on leur parlât d'argent[384]. La colérique et formidable Gand, sans doute bien travaillée en dessous, ne voulait plus payer et prenait les armes[385]. Le roi avait trouvé moyen de gagner (pour un temps) le principal capitaine et seigneur des Marches picardes, le mortel ennemi des Croy, le comte de Saint-Pol. Ce fut lui qu'il leur détacha, pour les terrifier, en leur dénonçant que le roi se portait pour arbitre, pour juge, entre le duc et Gand.

Les Croy perdirent cœur entre ces deux dangers; leur ami Louis XI, leur ennemi le comte de Charolais, agissaient à la fois contre eux. Celui-ci, au moment même, commençait un affreux procès de sorcellerie contre son cousin, Jean de Nevers. La terreur gagnait; évidemment le violent jeune homme voulait le sang de ses ennemis; s'il demandait la mort d'un prince du sang, son parent, les pauvres Croy avaient bien sujet d'avoir peur.

Livrés au roi par cette peur, bridés par lui et sous l'éperon, ils allèrent en avant. Ils tâchèrent de faire croire au duc qu'il était de son intérêt de perdre le plus beau de son bien, de laisser le roi reprendre la Somme. Il n'en crut rien, et il y consentit, à la longue, vaincu d'ennui, d'obsession; il signa, on lui mena la main. Encore, s'il signa, c'est qu'il espérait que l'affaire tramerait, que l'argent ne pourrait venir. Il ne fallait pas moins de quatre cent mille écus; où trouver tant d'argent?

Louis XI en trouva ou en fit. Il courut, mendia par les villes, mendia en roi, mettant hardiment la main aux bourses. Les uns s'exécutèrent de bonne grâce; Tournai, à elle seule, donna vingt mille écus. D'autres, comme Paris, se firent tirer l'oreille; les bourgeois avaient tous des raisons de ne pas payer, tous avaient privilége. Mais le roi ne voulait rien entendre. Il ordonna à ses trésoriers de trouver l'argent, disant que, sur une telle affaire, on prêterait sans difficulté; s'il manquait quelque chose, il lui semblait qu'on dût le trouver en un pas d'âne[386]... Ce pas, c'était d'aller à Notre-Dame, d'en fouiller les caveaux, d'en tirer les dépôts de confiance que l'on faisait au Parlement et qu'il déposait lui-même sous l'autel à côté des morts[387].

Le premier payement arriva en un moment, à la grande surprise du duc (12 septembre), le second suivit (8 octobre), chaque fois deux cent mille écus sonnants et bien comptés. Il n'y avait rien à dire; il ne restait qu'à recevoir. Le duc s'en prit doucement à ses gouverneurs: «Croy, Croy, disait-il, on ne peut servir deux maîtres.» Et il emboursait tristement.

Les bons amis de Louis XI régnaient en Angleterre, comme aux Pays-Bas: ici les Croy, là-bas les Warwick. Ceux-ci avaient pris le dessus, sans doute avec l'appui de l'épiscopat, des propriétaires, de ceux qui ne voulaient pas payer la guerre plus longtemps. Édouard savait ce qu'il en avait coûté à la fin aux Lancastre pour n'avoir plus ménagé l'Établissement. Il caressa les évêques, reconnut l'indépendance de leurs justices[388], et laissa l'évêque d'Exeter, frère de Warwick, traiter d'une trêve à Hesdin. La trêve ménagée par les Croy, fut signée entre Édouard et Louis XI par devant le duc de Bourgogne (27 octobre 1463).

En signant une trêve, Louis XI commençait une guerre. Rassuré du côté de l'étranger, il agissait d'autant plus hardiment à l'intérieur, heurtant la Bretagne après la Bourgogne, et de cette querelle bretonne, faisant un vaste procès des grands, des nobles, de l'Église, moins un procès qu'une Révolution.

La Bretagne, sous forme de duché, et comme telle, classée parmi les grands fiefs, était au fond tout autre chose, une chose si spéciale, si antique, que personne ne la comprenait. Le fief du moyen âge s'y compliquait du vieil esprit de clan. Le vasselage n'y était pas un simple rapport de terre, de service militaire, mais une relation intime entre le chef et ses hommes, non sans analogie avec le cousinage fictif des highlander écossais. Dans une relation si personnelle, nul n'avait rien à voir. Chaque seigneur, tout en rendant hommage et service, sentait au fond qu'il tenait de Dieu[389]. Le duc, à plus forte raison, ne croyait tenir de nul autre, il s'intitulait duc par la grâce de Dieu. Il disait: «Nos pouvoirs royaux et ducaux[390].» Il le disait d'autant plus hardiment que l'autre royauté, la grande de France, avait été sauvée, à en croire les Bretons, non par la Pucelle, mais par leur Arthur (Richemont). Le duc de Bretagne ayant raffermi la couronne, portait couronne aussi, il dédaignait le chapeau ducal. Cette majesté bretonne ayant son parlement de barons, ne souffrait pas l'appel au parlement du roi; comment pouvait-elle prendre ce que lui soutenait Louis XI, que la haute justice ducale devait être jugée par les simples baillis royaux de la Touraine et du Cotentin?

Cette question de juridiction, de souveraineté, n'était pas simplement d'honneur ou d'amour propre; c'était une question d'argent. Il s'agissait de savoir si le duc payerait au roi certains droits que le vassal, en bonne féodalité, devait au suzerain, l'énorme droit de rachat, par exemple, dû par ceux qui succédaient en ligne collatérale, de frère à frère, d'oncle à neveu, et le cas s'était présenté plusieurs fois dans les derniers temps; cette famille de Bretagne, comme la plupart des grandes familles d'alors, tendait à s'éteindre; peu d'enfants, et qui mouraient jeunes.

Ce n'est pas tout: les évêques de Bretagne, à raison de leur temporel, siégeaient parmi les barons du pays; étaient-ils vraiment barons, vassaux du duc et lui devant hommage? Ou bien, comme le roi le prétendait, les évêques étaient-ils égaux au duc, et relevaient-ils du roi seul? Dans ce cas, le roi ayant supprimé la Pragmatique et les élections, aurait conféré les évêchés de Bretagne comme les autres, donné en Bretagne, comme ailleurs, les bénéfices vacants en régale, administré dans les vacances, perçu les fruits, etc. Il soutenait l'évêque de Nantes qui refusait l'hommage au duc. Le duc, sans se soucier du roi, s'adressait directement au pape pour mettre son évêque à la raison.

La plus grande affaire du royaume était sans nul doute celle de l'Église et des biens d'Église. En supprimant les élections où dominaient les grands, Louis XI avait cru disposer des nominations d'accord avec le pape[391]. Mais ce pape, le rusé Silvio (Pie II), ayant une fois soustrait au roi l'abolition de la Pragmatique, s'était moqué de lui, réglant tout sans le consulter, donnant ou vendant, attirant les appels, voulant juger entre le roi et ses sujets, entre le Parlement et le duc de Bretagne. Le roi, au retour des Pyrénées, chemin faisant et de halte en halte (24 mai, 19 juin, 30 juin), lança trois ou quatre ordonnances, autant de coups sur le pape et sur ses amis. Il y reproduit et sanctionne en quelque sorte du nom royal les violentes invectives du Parlement contre l'avidité de Rome, contre l'émigration des plaideurs et demandeurs qui désertent le royaume, passent les monts par bandes, et portent tout l'argent de France au grand marché spirituel. Il déclare hardiment que toutes questions de possessoire en matière ecclésiastique seront réglées par lui-même, par ses juges; que pour les bénéfices donnés en régale (conféré par le roi pendant la vacance d'un évêché), on ne plaidera qu'au Parlement, autant dire devant le roi même. Ainsi le roi prenait, et, si l'on contestait, le roi jugeait qu'il avait bien pris.

Quelque vifs et violents que fussent en tout ceci les actes du roi, personne ne s'étonnait; on n'y voyait qu'une reprise de la vieille guerre gallicane contre le pape. Mais au 20 juillet un acte parut qui surprit tout le monde, un acte qui ne touchait plus le pape ni le duc de Bourgogne, mais tout ce qu'il y avait d'ecclésiastiques, une foule de nobles.

À ce moment, le roi se sentait fort, il avait bien regardé tout autour, il croyait tenir tous les fils des affaires par Warwick, Croy et Sforza; il venait de s'assurer des soldats italiens, il pratiquait les Suisses.

Ordre aux gens d'Église de donner sous un an déclaration des biens d'Église[392], «en sorte qu'ils n'empiètent plus sur nos droits seigneuriaux et ceux de nos vassaux.» Ordre aux vicomtes et receveurs de percevoir les fruits des fiefs, terres et seigneuries, «qui seront mis en main du roi, faute d'hommage et droits non payés.» Ces grandes mesures furent prises par simple arrêt de la Chambre des comptes. Celle qui regardait les gens d'Église devint une Ordonnance, adressée (sans doute comme essai) au prévôt de Paris. Quant à l'autre, le roi envoya dans les provinces des commissaires pour faire recherche de la noblesse[393], c'est-à-dire apparemment pour soumettre les faux nobles aux taxes, pour s'enquérir des fiefs qui devaient les droits, pour s'informer des nouveaux acquêts, des rachats, etc., pour lesquels on oubliait de payer.

Cette nouveauté au nom du vieux droit, cette audacieuse inquisition, produisit d'abord un effet. On crut que celui qui osait de telles choses était bien fort; les Croy se donnèrent ouvertement à lui, comme on a vu, et lui livrèrent la Somme; le duc de Savoie se jeta dans ses bras, les Suisses lui envoyèrent une ambassade, le frère de Warwick vint traiter avec lui. On crut l'embarrasser en lançant dans la Catalogne un neveu de la duchesse de Bourgogne, D. Pedro de Portugal, qui prit le titre de roi et vint tâter le Roussillon[394]; mais rien ne bougea.

Il allait grand train dans sa guerre d'église[395]. D'abord, pour empêcher l'argent de fuir à Rome, il bannit les collecteurs du pape. Puis il attaque et met la main sur trois cardinaux, saisit leur temporel. Justice lucrative. Avec un simple arrêt de son Parlement, un petit parchemin, il faisait ainsi telle conquête en son propre royaume, qui valait parfois le revenu d'une province. L'attrait de cette chasse aux prêtres allait croissant. Du seul cardinal d'Avignon, un des plus gras bénéficiers, le roi eut les revenus des évêchés de Carcassonne, d'Usez, de l'abbaye de Saint-Jean-d'Angeli, je ne sais combien d'autres. Il ne tint pas au neveu du cardinal[396] que le roi ne prît Avignon même; le bon neveu donnait avis que son oncle, légat d'Avignon pour le pape, était vieux, maladif, quasi mourant, qu'à son agonie on pourrait saisir.

Louis XI se trouvait engagé dans une étrange voie, celle d'un séquestre universel; il y allait de lui-même sans doute et par l'âpre instinct du chasseur. Mais quand il eût voulu s'arrêter, il ne l'aurait pu. Il n'avait pu élargir le duc d'Alençon, l'ami des Anglais, qu'en s'assurant des places qu'il leur aurait ouvertes. Il n'avait pu s'aventurer dans la Catalogne qu'en prenant pour sûreté au comte de Foix une ville forte. Les Armagnacs, à qui il avait fait à son avénement le don énorme du duché de Nemours, le trahissaient au bout d'un an; le comte d'Armagnac, sachant que le roi en avait vent, craignit de sembler craindre, il vint se justifier, jura, selon son habitude, et, pour mieux se faire croire, offrit ses places: «J'accepte,» dit le roi. Et il lui prit Lectoure et Saint-Sever.

Il prenait souvent des gages, souvent des otages. Il aimait les gages vivants. Jamais ni roi, ni père, n'eut tant d'enfants autour de lui. Il en avait une petite bande, enfants de princes et de seigneurs, qu'il élevait, choyait, le bon père de famille, dont il ne pouvait se passer. Il gardait avec lui l'héritier d'Albret, les enfants d'Alençon, comme ami de leur père, qu'il avait réhabilité; le petit comte de Foix, dont il avait fait son beau-frère, et le petit d'Orléans qui devait être son gendre. Il ne pouvait guère l'être de longtemps, il naissait; mais le roi avait cru plus sûr de tenir l'enfant entre ses mains, au moment où il irritait toute sa maison, livrant son héritage au delà des monts pour s'assurer à lui-même ce côté-ci des monts, la Savoie. Il aimait cette Savoie de longue date, comme voisine de Son Dauphiné: il y avait pris femme, il y maria sa sœur; il tenait près de lui tout ce qu'il y avait de princes ou princesses de Savoie; il fit enfin venir le vieux duc en personne. Des princes savoyards, un lui manquait, et le meilleur à prendre, le jeune et violent Philippe de Bresse, qui, d'abord caressé par lui, avait tourné au point de chasser de Savoie son père, beau-père de Louis XI. Il attira l'étourdi à Lyon, et, le mettant sous bonne garde, il le logea royalement à son château de Loches.

Au moyen d'une de ces Savoyardes, il comptait faire une belle capture, rien moins que le nouveau roi d'Angleterre. Ce jeune homme, vieux de guerres et d'avoir tant tué, voulait vivre à la fin. Il fallait une femme. Non pas une Anglaise, ennuyeusement belle, mais une femme aimable qui fit oublier. Une Française eût réussi, une Française de montagnes, comme sont volontiers celles de Savoie, gracieuse, naïve et rusée. Une fois pris, enchaîné, muselé, l'Anglais, tout en grondant, eût été ici, là, partout où le roi et le Faiseur de Rois auraient voulu le mener.

À cette Française de Savoie, le parti Bourguignon opposa une Anglaise de Picardie, du moins dont la mère était Picarde, sortant des Saint-Pol de la maison de Luxembourg[397]. La chose fut évidemment préparée, et d'une manière habile; on arrangea un hasard romanesque, une aventure de chasse où ce rude chasseur d'hommes vint se prendre à l'aveugle. Entré dans un château pour se rafraîchir, il est reçu par une jeune dame en deuil qui se jette à genoux avec ses enfants; ils sont, la dame l'avoue, du parti de Lancastre; le mari a été tué, le bien confisqué, elle demande grâce pour les orphelins. Cette belle femme qui pleurait, cette figure touchante de l'Angleterre après la guerre civile, troubla le vainqueur; ce fut lui qui pria... Néanmoins, ceci était grave; la dame n'était pas de celles qu'on a sans mariage. Il fallait rompre la négociation commencée par Warwick, rompre avec Warwick, avec ce grand parti, avec Londres même; le lord-maire avait dit: Avant qu'il l'épouse, il en coûtera la vie à dix mille hommes. Mais dût-il lui en coûter la vie à lui-même, il passa outre, il épousa. C'était se jeter dans la guerre, dans l'alliance du comte de Charolais contre Louis XI. Le comte, pour le faire savoir à tous et le dire bien haut, envoya aux noces l'oncle de la reine, Jacques de Luxembourg, frère du comte de Saint-Pol et de la duchesse de Bretagne, avec une magnifique troupe de cent chevaliers.

Ainsi, quelque part qu'il se tournât, en Angleterre, en Bretagne, en Espagne, le roi trouvait toujours devant lui le comte de Charolais. Que lui servait donc d'avoir les Croy, de gouverner par eux le duc de Bourgogne? Il voulut faire un grand effort, s'emparer lui-même de l'esprit du vieux duc, et s'étant rendu maître du père, avec le père écraser le fils.

Il ne bougea plus guère de la frontière du Nord, allant, venant, le long de la Somme, poussant jusqu'à Tournai[398], puis se confiant, s'en allant tout seul chez le duc en Artois, lui rendant à tout moment visite, l'attirant par la douce et innocente séduction de la reine, des princesses et des dames. Elles vinrent surprendre un matin le bonhomme, réchauffèrent le vieux cœur, l'obligèrent de se montrer galant, de leur donner des fêtes. Il en fut si aise et si rajeuni qu'il les retint trois jours de plus que le roi ne le permettait.

Charmé d'être désobéi, il prit ce bon moment près de l'oncle, accourut à Hesdin, l'enveloppa, tournant tout autour, l'éblouissant de sa mobilité, avec cent jeux de chat ou de renard... À la longue, le croyant étourdi, fasciné, il se hasarda à parler, il demanda Boulogne. Puis, la passion l'emportant, il avoua l'envie qu'il aurait d'avoir Lille... C'était dans une belle forêt; le roi promenait le duc, qui le laissait causer... Enfin, enhardi par sa patience, il lâcha le grand mot: «Bel oncle, laissez-moi mettre à la raison beau-frère de Charolais; qu'il soit en Hollande ou en Frise, par la Pâque-Dieu, je vous le ferai venir à commandement...» Ici il allait trop loin; le mauvais cœur avait aveuglé le subtil esprit. Le père se réveilla, et il eut horreur... Il appela ses gens pour se rassurer, et sans dire adieu il prit brusquement un autre chemin de la forêt[399].

Au reste, on ne négligeait rien pour augmenter ses défiances et l'éloigner de la frontière. On lui assurait que s'il restait à Hesdin, il y mourrait, les astres le disaient ainsi; le roi, qui le savait, était là pour guetter sa mort. Son fils lui donnait avis, en bon fils, de bien prendre garde à lui, le roi voulait s'emparer de sa personne. Rien de moins vraisemblable; Louis XI apparemment n'avait pas hâte de détrôner les Croy pour faire succéder Charolais.

Une chose, à vrai dire, accusait le roi, c'est qu'il venait d'établir gouverneur entre Seine et Somme, sur cette frontière reprise d'hier, l'ennemi capital de la maison de Bourgogne, cet homme noir, ce sorcier, cet envoûteur; c'étaient les noms que le comte de Charolais donnait à son cousin Jean de Nevers, dit le comte d'Étampes, et mieux dit Jean sans terre.

Jean était né dans un jour de malheur, le jour de la bataille d'Azincourt, où son père fut tué. Son oncle, Philippe le Bon, se hâta d'épouser la veuve pour avoir la garde des deux orphelins qui restaient. Cette garde consista à les frustrer de la succession du Brabant, en leur assignant une rente qu'ils ne touchèrent point, puis, à la place de la rente, Étampes, Auxerre, Péronne enfin, qu'on ne leur donna pas[400]. Ils n'en servirent pas moins leur oncle avec zèle; l'un lui conquit le Luxembourg, l'autre lui gagna sa bataille de Gavre. Pour récompense, le comte de Charolais voulait encore, sur leur pauvre héritage de Nevers et de Rethel, avoir Rethel, fort à sa convenance. Puis il voulut leur vie, celle de Jean du moins, auquel il intenta cette horrible accusation de sorcellerie. Il le jeta ainsi, comme les Croy, dans les bras de Louis XI, qui le mit à son avant-garde, et qui dès lors, par Nevers, par Rethel, par la Somme, montra à la maison de Bourgogne, sur toutes ses frontières, un ennemi acharné.

Ce n'étaient pas des guerres seulement qu'on avait à attendre de haines si furieuses, c'étaient des crimes. Il ne tenait pas au comte de Charolais que les Croy ne fussent tués, Jean de Nevers brûlé. Le duc de Bretagne essayait de perdre le roi par une atroce calomnie; dans un pays tout plein encore de l'horreur des guerres anglaises, il l'accusait d'appeler les Anglais, tandis que lui-même il leur demandait sous main six mille archers. Pour appuyer les archers par des bulles, il faisait venir de Rome un nonce du pape qui devait juger entre le roi et lui; ce juge fut reçu, mais comme prisonnier; expédié au Parlement pour siéger, mais sur la sellette. Le roi fit arrêter en même temps, à la prière du duc de Savoie, son fils Philippe qui l'avait chassé. Il eût bien voulu que le duc de Bourgogne lui fit la même prière. Mais, à ce moment même, un événement s'était passé qui rompait tout entre eux.

Sur la frontière de la Picardie, dans ce pays de désordres, à peine revenu au roi et où l'homme du roi, Jean de Nevers, ramassait les gens de guerre, les bravi du temps, il y en avait un, un bâtard, un aventurier amphibie, qui, rôdant sur la Marche ou vaguant par la Manche, cherchait son aventure. Ce bandit était de bonne maison, frère d'un Rubempré, cousin des Croy. Un jour, prenant au Crotoy un petit baleinier, il s'en alla, non pêcher la baleine, mais prendre, s'il pouvait, en mer un faux moine, un Breton déguisé qui portait le traité de son duc avec les Anglais. Ayant manqué son moine et revenant à vide, cet homme de proie, plutôt que de ne rien prendre, se hasarda à flairer le gîte même du lion, un château de Hollande, où se tenait le grand ennemi des Croy, de Jean de Nevers, du roi, le comte de Charolais. Le bâtard n'avait que quarante hommes; ce n'était pas avec cela qu'il aurait emporté la place. Il laissa ses gens, débarqua seul, entra dans les tavernes, s'informa: Le comte allait-il quelquefois se promener en mer? Sortait-il bien accompagné? À quelle heure?... Et il ne s'en tint pas à cette enquête, il alla au château, entra, monta sur les murailles, reconnut la côte. Il en fit tant qu'il fut remarqué et suivi; jusque-là sottement hardi, il prit sottement peur, s'accusa lui-même en se jetant à quartier dans l'église. Interrogé, il varia pitoyablement; il revenait d'Écosse, il y allait, il passait pour voir sa cousine de Croy; il ne savait que dire.

Le comte de Charolais eût acheté l'aventure à tout prix; elle le servait à point contre Louis XI; le roi semblait avoir voulu l'enlever, comme le prince de Savoie. Il envoya vite son serviteur Olivier de la Marche avertir son père du danger qu'il avait couru, l'effrayer pour lui-même. Cela réussit si bien que le vieux duc manqua au rendez-vous du roi, quitta la frontière, et ne se crut en sûreté que lorsqu'il fut dans Lille.

La grande nouvelle, l'enlèvement du comte, l'infamie du roi, furent partout répandus, criés, comme à son de trompe, prêchés en chaire, à Bruges, par un frère Prêcheur; ces Mendiants étaient fort utiles pour colporter et crier les nouvelles. Le roi, qui sentit le coup, se plaignit à son tour; il demanda réparation, somma le duc de condamner son fils. Les Croy auraient voulu qu'il laissât assoupir l'affaire; cela allait à leurs intérêts, non à ceux du roi, qui se voyait perdu d'honneur. Il envoya au contraire une grande ambassade pour accuser, récriminer hautement. D'une part, le chancelier Morvilliers, de l'autre le comte de Charolais, plaidèrent en quelque sorte par-devant le vieux duc. Le chancelier demandait si l'on pouvait dire que le bâtard, avec sa barque, fût armé, équipé, comme il fallait pour un tel coup, si c'était avec quelques hommes qu'il aurait emporté un fort, saisi un tel seigneur au milieu d'un monde de gens qui l'entouraient. Puis, le prenant de haut, il disait que le duc aurait dû s'adresser au roi pour avoir justice du bâtard. On ne pouvait lui donner satisfaction, à moins de lui livrer ceux qui avaient semé la nouvelle, défiguré l'affaire, Olivier de la Marche et le frère Prêcheur[401].

Le chancelier allait loin, dans l'excès de son zèle. Il accusait le comte même du crime de lèse-majesté, pour avoir traité avec le duc de Bretagne et le roi d'Angleterre, pour appeler l'Anglais. Plus il avait raison, plus le bouillant jeune homme s'irrita; au départ, il dit à l'un des ambassadeurs, à l'archevêque de Narbonne: «Recommandez-moi très-humblement à la bonne grâce du roi, et dites-lui qu'il m'a bien fait laver la tête par le chancelier, mais qu'avant qu'il soit un an, il s'en repentira[402]

Il n'eût pas laissé échapper cette violente parole s'il ne se fût cru en mesure d'agir. Déjà, selon toute apparence, les grands s'étaient donné parole. Le moment semblait bon. Les trêves anglaises allaient expirer; Warwick baissait; Croy baissait. Warwick avait perdu son pupille; Croy gardait encore le sien, commandait toujours en son nom, et peu à peu l'on n'obéissait plus, tous regardaient vers l'héritier. En France, l'héritier présomptif était jusque-là le jeune frère du roi; le roi prétendait que la reine était grosse; s'il naissait un fils, le frère descendait et devenait moins propre à servir les vues des seigneurs; il fallait se hâter.

Si l'on en croit Olivier de la Marche, chroniqueur peu sérieux, mais qui enfin joua alors, comme on l'a vu, son petit rôle:

«Une journée fut tenue à Notre-Dame de Paris, où furent envoyés les scellés de tous les seigneurs qui voulurent faire alliance avec le frère du roi; et ceux qui avoient les scellés secrètement portoient chacun une aiguillette de soie à la ceinture, à quoi ils se connoissoient les uns les autres. Ainsi fut faite cette alliance dont le roi ne put rien savoir; et toutefois il y avoit plus de cinq cents, que princes, que dames et damoiselles, et escuyers, qui étoient tous acertenés de cette alliance.»

Que les agents de la noblesse se soient réunis dans la cathédrale de Paris, dont le roi avait récemment méconnu la franchise, enlevé les dépôts, cela en dit beaucoup. L'évêque[403] et le chapitre ne peuvent guère avoir ignoré qu'une telle réunion eût lieu dans leur église. Louis XI venait de fermer son Parlement aux évêques; il devait peu s'étonner qu'ils ouvrissent leurs églises aux ligués[404].

Ce roi qui, pour donner les bénéfices, s'était passé d'abord des élections de chapitres, puis des nominations pontificales, qui d'abord avait au nom du pape condamné le clergé du pape, puis saisi le nonce du pape, les cardinaux, eut naturellement le clergé contre lui, non-seulement le clergé, mais tout ce qu'il y avait de conseillers clercs, juges clercs, au Parlement, dans tous les siéges de judicature, tous les clercs de l'Université[405], tout ce qui dans la bourgeoisie, par confréries, offices, par petits profits, comme marchands, clients, parasites, mendiants honorables, tenait à l'Église; tout ce que le clergé confessait, dirigeait... Or, c'était tout le monde.

Dans les longs siècles du moyen âge, dans ces temps de faible mémoire et de demi-sommeil, l'Église seule veilla; seule elle écrivit, garda ses écritures. Quand elle ne les gardait pas, c'était tant mieux; elle refaisait ses actes en les amplifiant[406]. Les terres d'église avaient cela d'admirable qu'elles allaient gagnant toujours; les haies saintes voyageaient par miracle. Puis l'antiquité venait tout couvrir de prescription, de vénération. On sait la belle légende: Pendant que le roi dort, l'évêque, sur son petit ânon, trotte, trotte, et toute la terre dont il fait le tour est pour lui; en un moment, il gagne une province. On éveille le roi en sursaut: «Seigneur, si vous dormez encore, il va faire le tour de votre royaume[407]

Ce brusque réveil de la royauté, c'est précisément Louis XI. Il arrête l'Église en train d'aller; il la prie d'indiquer ce qui est à elle, autrement dit, de s'interdire le reste. Ce qu'elle a, il veut qu'elle prouve qu'elle a le droit de l'avoir.

Avec les nobles, autre compte à régler. Ceux-ci n'auraient jamais pensé qu'on osât compter avec eux. De longue date, ils ne savaient plus ce que c'étaient qu'aides nobles, que rachats dus au roi. Ils se faisaient payer de leurs vassaux, mais ne donnaient plus rien au suzerain. À leur grand étonnement, ce nouveau roi s'avise d'attester la loi féodale. Il réclame, comme suzerain et seigneur des seigneurs, les droits arriérés, non ce qui vient d'échoir seulement, mais toute somme échue, en remontant. Il présenta ainsi un compte énorme au duc de Bretagne.

Si les nobles, les seigneurs des campagnes, n'aidaient plus le roi, qui donc aidait? Les villes. Et cela était d'autant plus dur qu'elles payaient fort inégalement, au caprice de tous ceux qui ne payaient pas. Ceux qui savent de quel poids pesaient au XVe siècle la noblesse et l'Église ne peuvent douter que les bourgeois élus pour répartir les taxes n'aient été leurs dociles et tremblants serviteurs, qu'ils n'aient obéi sans souffler, rayant du rôle quiconque tenait de près ou de loin à ces hautes puissances, parent ou serviteur, cousin de cousin, bâtard de bâtard. Au reste, les élus étaient récompensés de leur docilité, en ce qu'ils n'étaient plus vraiment élus, mais toujours les mêmes et de mêmes familles; ils formaient peu à peu une classe, une sorte de noblesse bourgeoise, unie à l'autre par une sorte de connivence héréditaire. Entre nobles et notables bourgeois, la rude affaire des taxes se réglait à l'amiable et comme en famille; tout tombait d'aplomb sur le pauvre, tout sur celui qui ne pouvait payer.

Charles VII avait essayé de remédier à ces abus en nommant les élus lui-même; mais probablement il n'avait pu nommer que les hommes désignés par les puissances locales. Louis XI n'eut point d'égard à ces arrangements. Il déclare durement dans son ordonnance «que tous les élus du royaume sont destitués par leurs fautes et négligences.» Par grâce, il les commet encore pour un an. Nommés désormais d'année en année, ils sont responsables devant la chambre des comptes. Ils décident, mais on appelle de leurs décisions aux généraux des aides. Leur importance tombe à rien; leur dignité de petites villes est annulée.

Il ne faut pas s'étonner si les gens d'église, les hommes d'épée, les notables bourgeois, se trouvèrent ligués avant d'avoir parlé de ligue. Les gens même du roi étaient contre le roi, ses amés et féaux du Parlement, ces hommes qui avaient fait la royauté, pour ainsi dire, aux XIIIe et XIVe siècles, qui l'avaient suivie par delà leur conscience, par delà l'autel, ils s'arrêtèrent ici. Ce n'était pas là le roi auquel ils étaient accoutumés, leur roi grave et rusé, le roi des précédents, du passé, de la lettre, qu'il maintenait, sauf à changer l'esprit. Celui-ci ne s'en informait guère, il allait seul, sans consulter personne, par la voie scabreuse des nouveautés, tournant le dos à l'antiquité, s'en moquant. Aux solennelles harangues de ses plus vénérables représentants, il riait, haussait les épaules.

C'est ce qui arriva à l'archevêque de Reims, chancelier de France, qui le complimentait à son avénement; il l'arrêta au premier mot. Le pape, s'imaginant faire sur lui grand effet, lui avait envoyé son fameux cardinal grec Bessarion, la gloire des deux églises. Le docte byzantin lui débitant sa pesante harangue, Louis XI trouva plaisant de le prendre à la barbe, à sa longue barbe orientale... Et pour tout compliment, il lui dit un mauvais vers technique de la grammaire[408], qui renvoyait le pauvre homme à l'école.

Il y renvoya l'Université elle-même, en lui faisant défendre par le pape de se mêler désormais des affaires du roi et de la ville, d'exercer son bizarre veto de fermeture des classes[409]. L'Université finit, comme corps politique; elle finissait d'ailleurs comme école, perdant ce qui avait été son âme, sa vie, l'esprit de dispute.

Si Louis XI aimait peu les scolastiques, ce n'était pas seulement par mépris pour leur radotage, mais c'est qu'il connaissait la tendance de tous ces tonsurés à se faire valets des seigneurs, des patrons des églises, pour avoir part aux bénéfices. Il les affranchit malgré eux de cette servitude en supprimant les élections ecclésiastiques, que leurs nobles protecteurs réglaient à leur gré. Les élections étaient le point délicat où les parlementaires eux-mêmes, naguère si âpres contre les grands, semblaient faire leur paix avec eux. Sous le nom de libertés gallicanes, ils se mirent à défendre de toute leur faconde la tyrannie féodale sur les biens d'église; ils y trouvèrent leur compte. Les deux noblesses, d'épée et de robe, se rapprochaient pour le profit commun.

Louis XI, tout en se servant des parlementaires contre le pape, ménagea peu ces rois de la basoche. Il limita leur royauté, d'abord en proclamant l'indépendance, la souveraineté rivale de l'honnête et paisible chambre des comptes[410]. Puis il restreignit les juridictions monstrueusement étendues des Parlements de Paris et de Toulouse, étendues jusqu'à l'impossible; des appels qu'il fallait porter à cent lieues, à cent cinquante lieues dans un pays sans routes, ne se portaient jamais. Le roi ramena ces vastes souverainetés judiciaires à des limites plus raisonnables; aux dépens de Paris et de Toulouse, il créa Grenoble et Bordeaux, auxquels d'heureuses acquisitions ajoutèrent Perpignan, Dijon, Aix, Rennes. L'Échiquier de Normandie reçut, nonobstant toute clameur normande, son procureur du roi[411].

Ce n'était pas seulement les primitives vieilleries du moyen âge, c'étaient les parlements et universités, secondes antiquités, ennemies des premières, que ce rude roi maltraitait. Naguère importants, redoutables, ces corps se voyaient écartés, bientôt peut-être, comme outils rouillés, jetés au garde-meuble... Les machines révolutionnaires les plus utiles aux siècles précédents risquaient fort d'être à la réforme sous un roi qui était lui-même la Révolution en vie.

Et pourtant de les laisser là, de repousser (dans un temps où tout était priviléges et corps) les corps et les privilégiés, c'était vouloir être tout seul. Méfiant, non sans cause, pour les gens classés, les honnêtes gens, il lui fallait, dans la foule inconnue, trouver des hommes, y démêler quelque hardi compère, de ces gens qui, sans avoir appris, réussissent d'instinct, ayant plus d'habileté que de scrupules, jamais d'hésitation, marchant droit, même à la potence. Pour tant de choses nouvelles qu'il avait en tête, il voulait de tels hommes, tout neufs et sans passé. Il n'aimait que ceux qu'il créait, et qui autrement n'étaient point; pour lui plaire, il fallait n'être rien, et que de ce rien il fît un homme, une chose à lui, où, tout étant vide, il remplît tout de sa volonté.

Au défaut d'un homme neuf, un homme ruiné, perdu, ne lui déplaisait pas; souvent, tel qu'il avait défait, il trouvait bon de le refaire. Il releva ainsi ses deux ennemis capitaux qui l'avaient chassé du royaume, Brézé et Dammartin. Ils avaient un titre auprès de cet homme singulier, d'avoir été assez habiles, assez forts pour lui faire du mal; il estimait la force[412]. Quand il eut bien prouvé la sienne à ceux-ci, qu'il leur eut fait sentir la griffe, il crut les tenir et les employa.

Parfois, quand il voyait un homme en péril et qui enfonçait, il prenait ce moment pour l'acquérir; il le soulevait de sa puissante main, le sauvait, le comblait. Un homme d'esprit et de talent, un légiste habile, Morvilliers, avait une fâcheuse affaire au Parlement; ses confrères croyaient le perdre en l'accusant de n'avoir pas les mains nettes. Louis XI se fait remettre le sac du procès; il fait venir l'homme: «Voulez-vous justice ou grâce?—Justice.»—Sur cette réponse, le roi jette le sac au feu, et dit: «Faites justice aux autres, je vous fais chancelier de France.» C'était chose incroyable de remettre ainsi les sceaux à un homme non lavé, de faire ainsi siéger un accusé parmi ses juges et au-dessus. Le roi avait l'air de dire que tout droit était en lui, dans sa volonté, et cette volonté il la mettait à la place suprême de justice dans l'odieuse figure de son âme damnée.

Avec cette manière de choisir et placer ses hommes, qui parfois lui réussissait, parfois aussi il se trouvait avoir pris des gens de sac et de corde, des voleurs. Ne pouvant les payer, il les laissait voler; s'ils volaient trop, on dit qu'il partageait[413]. Il n'était pas difficile sur les moyens de faire de l'argent[414]; il se trouvait toujours à sec. Avec la faible ressource d'un roi du moyen âge, il avait déjà les mille embarras d'un gouvernement moderne; mille dépenses, publiques, cachées, honteuses, glorieuses. Peu de dépenses personnelles; il n'avait pas le moyen de s'acheter un chapeau, et il trouva de l'argent pour acquérir le Roussillon, racheter la Somme.

Ses serviteurs vivaient comme ils pouvaient, se payaient de leurs mains. À la longue, un jour de bonne humeur, ils tiraient de lui quelque confiscation[415], un évêché, une abbaye. Maintes fois, n'ayant rien à donner, il donnait une femme. Mais les héritières ne se laissaient pas toujours donner; la douairière de Bretagne échappa; une riche bourgeoise de Rouen, dont il voulait payer un sien valet de chambre, ajourna, éluda, en Normande[416].

Ces procédés violents sentaient leur tyran d'Italie. Louis XI, fils de sa mère bien plus que de Charles VII, était par elle de la maison d'Anjou, c'est-à-dire, comme tous les princes de cette maison, un peu Italien. De son Dauphiné, il avait longtemps regardé, par-dessus les monts, les belles tyrannies lombardes, la gloire du grand Sforza[417]. Il admirait, comme Philippe de Commines, comme tout le monde alors, la sagesse de Venise. La Dominante était, au XVe siècle, ce que l'Angleterre devint au XVIIIe, l'objet d'une aveugle imitation. Dès son avénement, Louis XI avait fait venir deux sages du sénat de Venise, selon toute apparence, deux maîtres en tyrannie[418].

Ces Italiens différaient du Français en bien des choses, en une surtout: ils étaient patients. Venise alla toujours lentement, sûrement; le sage et ferme Sforza ne se hâta jamais. Louis XI, moins prudent, moins heureux, plus grand peut-être comme révolution, aurait voulu, ce semble, dans son impatience, anticiper sur la lenteur des âges, supprimer le temps, cet indispensable élément, dont il faut toujours tenir compte. Il avait ce grave défaut en politique, d'avoir la vue trop longue, de trop prévoir[419]; par trop d'esprit et de subtilité, il voyait comme présentes et possibles les choses de lointain avenir.

Rien n'était mûr alors; la France n'était pas l'Italie. Celle-ci, en comparaison, était dissoute, en poudre; il y avait des classes et des corps en apparence; en réalité, ce n'était plus qu'individus.

La France, au contraire, était toute hérissée d'agglomérations diverses, fiefs et arrière-fiefs, corps et confréries. Si par-dessus ces associations, gothiques et surannées, mais fortes encore, par-dessus les priviléges et tyrannies partielles, on essayait d'élever une haute et impartiale tyrannie (seul moyen d'ordre alors), tous allaient s'unir contre; on allait voir immanquablement les discordances concorder un instant, et la ligue unanime contre un pouvoir vivant de tous ceux qui devaient mourir.

Nous avons dit combien, en un moment, il avait déjà séquestré, amorti dans ses mains de seigneuries et de seigneurs, de bénéfices et de bénéficiers, de choses et d'hommes. Chacun craignait pour soi; chacun, sous ce regard inquiet, rapide, auquel rien n'échappait, se croyait regardé. Il semblait qu'il connût tout le monde, qu'il sût le royaume, homme par homme... Cela faisait trembler.

Le moyen âge avait une chose dont plusieurs remerciaient Dieu, c'est que, dans cette confusion obscure, on passait souvent ignoré; bien des gens vivaient, mouraient inaperçus... Cette fois, l'on crut sentir qu'il n'y aurait plus rien d'inconnu, qu'un esprit voyait tout, un esprit malveillant. La science qui, à l'origine du monde, apparut comme Diable, reparaissait telle à la fin.

Cette vague terreur s'exprime et se précise dans l'accusation que le fils du duc de Bourgogne porta contre Jean de Nevers, l'homme de Louis XI, qui, disait-il, sans le toucher, le faisait mourir, fondre à petit feu, lui perçait le cœur[420]... Il se sentait malade, impuissant, lié et pris de toutes parts au filet invisible «de l'universelle araignée[421]

Cette puissance nouvelle, inouïe, le roi, ce dieu? ce diable? se trouvait partout. Sur chaque point du royaume il pesait du poids d'un royaume. La paix qu'il imposait à tous à main armée, leur semblait une guerre. Les batailleurs du Dauphiné (l'écarlate des gentilshommes) ne lui pardonnèrent pas d'avoir interdit les batailles. La même défense souleva le Roussillon; Perpignan déclara vouloir garder ses bons usages; la franchise de l'épée, la liberté du couteau, surtout cette belle justice qui donnait pour épices au noble juge le tiers de l'objet disputé.

Les compagnies, les confréries non nobles, ne furent guère plus amies que les nobles. Pourquoi, au lieu d'avoir recours à celles de Dieppe ou de La Rochelle, se mêlait-il de construire des vaisseaux, d'avoir une marine[422]? Pourquoi, dans sa malignité pour l'Université de Paris, en fondait-il une autre à Bourges qui arrêtait comme au passage tous les écoliers du midi? Pourquoi faisait-il venir des ouvriers étrangers dans le royaume, des marchands de tous pays à ses nouvelles foires de Lyon, supprimant pour les Hollandais et Flamands le droit d'aubaine, qui jusque-là les empêchait de s'établir en France?

On lui avait reproché en Dauphiné la foule des nobles qu'il avait tirés de la basoche, de la gabelle, de la charrue peut-être, ces nobles du Dauphin, ayant pour fief la rouillarde au côté. Que dut-on penser, quand on le vit dès son premier voyage décrasser tout un peuple de rustres, qui, comme consuls des bourgades, des moindres bastilles du Midi[423], venaient le haranguer; lorsqu'il jeta la noblesse aux marchands, «à tous ceulx qui voudroient marchander au royaulme.» Toulouse, la vieille Rome gasconne, se crut prise d'assaut quand elle vit des soudards entrer de par le roi dans ses honorables corporations, des maréchaux ferrants, des cordonniers, monter au Capitole[424].

Anoblir les manants, c'était désanoblir les nobles. Et il osa encore davantage. Sous prétexte de réglementer la chasse, il allait toucher la seigneurie même en son point le plus délicat, gêner le noble en sa plus chère liberté, celle de vexer le paysan.

Rappelons ici le principe de la seigneurie, ses formules sacramentelles: «Le seigneur enferme ses manants, comme sous portes et gonds, du ciel à la terre... Tout est à lui, forêt chenue, oiseau dans l'air, poisson dans l'eau, bête au buisson, l'onde qui coule, la cloche dont le son au loin roule[425]...»

Si le seigneur a droit, l'oiseau, la bête ont droit, puisqu'ils sont du seigneur. Aussi était-ce un usage antique et respecté que le gibier seigneurial mangeât le paysan. Le noble était sacré, sacrée la noble bête. Le laboureur semait; la semence levée, le lièvre, le lapin des garennes, venaient lever dîme et censive. S'il réchappait quelques épis, le manant voyait, chapeau bas, s'y promener le cerf féodal. Un matin, pour chasser le cerf, à grand renfort de cors et de cris, fondait sur la contrée une tempête de chasseurs, de chevaux et de chiens, la terre était rasée.

Louis XI, ce tyran qui ne respectait rien, eut l'idée de changer cela. En Dauphiné, il avait hasardé de défendre la chasse[426]. À son avénement, il trahit imprudemment l'intention d'étendre la défense au royaume, sauf à vendre sans doute les permissions à qui il voudrait. Le sire de Montmorenci, ayant l'honneur de recevoir le roi chez lui, voulait le régaler d'une grande chasse, et pour cela il avait rassemblé de toutes parts des filets, des épieux, toutes sortes d'armes, d'instruments de ce genre. Au grand étonnement de son hôte, Louis XI fit tout ramasser en un tas, tout brûler.

Si l'on en croit deux chroniqueurs hostiles, mais qui souvent sont très-bien instruits, il aurait ordonné que sous quatre jours tous ceux qui avaient des filets, des rets ou des piéges, eussent à les remettre aux baillis royaux, il aurait interdit les forêts «aux princes et seigneurs,» et défendu expressément la chasse aux personnes de toute condition, sous peines corporelles et pécuniaires. L'ordonnance peut avoir été faite, mais j'ai peine à croire qu'il ait osé la promulguer[427]. Les mêmes chroniqueurs assurent qu'un gentilhomme de Normandie, ayant, au mépris de la volonté du roi, chassé et pris un lièvre, il le fit prendre lui-même et lui fit couper l'oreille. Ils ne manquent pas d'assurer que le pauvre homme n'avait chassé que sur sa propre terre, et pour rendre l'histoire plus croyable, ils ajoutent cette glose absurde, que le roi Louis aimait tant la chasse qu'il voulait désormais chasser seul dans tout le royaume.

Que les gens du roi, comme on le dit encore, aient fait ce que le roi défendait aux seigneurs, qu'ils aient vexé les pauvres gens, c'est chose assez probable. Ce qui est authentique et certain, ce sont les articles suivants qu'on lit dans les comptes de Louis XI (dans le peu de registres qui en restent encore): «Un écu à une pauvre femme dont les lévriers du roi ont étranglé la brebis;—à une femme dont le chien du roi a tué une oie;—à une autre dont les chiens et lévriers ont tué le chat. Autant à un pauvre homme dont les archers ont gâté le blé en traversant son champ[428]

Ces petits articles en disent beaucoup. D'après de telles réparations aux pauvres gens, d'après les nombreuses charités qu'on trouve dans les mêmes comptes, on serait tenté de croire que ce politique avisé aura eu souvent velléité, dans sa guerre contre les grands, de se faire le roi des petits. Ou bien, faudrait-il supposer que dans ses spéculations dévotes, où il prenait pour associés les saints et Notre-Dame, tenant avec eux compte ouvert et travaillant ensemble à perte et gain, il aura cru, par des charités, de petites avances, les intéresser dans quelque grosse affaire? Peut-être enfin, et cette explication en vaut une autre, le méchant homme était parfois un homme[429], et parmi ses iniquités politiques, ses cruelles justices royales, il se donnait la récréation d'une justice privée, qui après tout ne coûtait pas grand'chose.

Quoi qu'il en soit, d'avoir menacé le droit de chasse, touché à l'épée même, cela suffisait pour le perdre. C'est, selon toute apparence, ce qui donna aux princes une armée contre lui. Autrement, il est douteux que les nobles et petits seigneurs eussent suivi contre le roi la bannière des grands, une bannière depuis bien des années roulée, poudreuse. Mais ce mot, plus de chasse, les forêts interdites, l'historiette surtout de l'oreille coupée[430], c'était un épouvantail à faire sortir de chez lui le plus paresseux hobereau; il se voyait attaqué dans sa royauté sauvage, dans son plus cher caprice, chassé lui-même sur sa terre, déjà forcé au gîte... Quoi, aux dernières Marches, aux landes de Bretagne ou d'Ardenne, partout le roi, toujours le roi! Partout, à côté du château, un bailli qui vous force à descendre, à répondre aux clabauderies d'en bas, qui poussera au besoin vos hommes à parler contre vous... jusqu'à ce que, de guerre lasse, vous ayez tué chiens et faucons, renvoyé vos vieux serviteurs...

Dès lors, ni cor, ni cris, toujours même silence, sauf la grenouille du fossé qui coasse après vous... Toute la joie du manoir, tout le sel de la vie, c'était la chasse; au matin le réveil du cor, le jour la course au bois et la fatigue; au soir, le retour, le triomphe, quand le vainqueur siégeait à la longue table avec sa bande joyeuse. Cette table où le chasseur posait la tête superbement ramée, la hure énorme, où il refaisait son courage avec la chair des nobles bêtes[431], tuées à son péril, qu'y servir désormais?... Qu'il fasse donc pénitence, le triste seigneur, qu'il descende aux viandes roturières, ou bien qu'il mange la chair blanche[432] avec les femmes et vive de basse-cour...

Qui s'y fût résigné se serait senti déchu de noblesse. Quiconque portait l'épée, devait tirer l'épée.

LIVRE XIV

CHAPITRE PREMIER
CONTRE-RÉVOLUTION FÉODALE: BIEN PUBLIC
1465

Louis XI voyait venir la crise[433], et il se trouvait seul, seul dans le royaume, seul dans la chrétienté.

Il fallait qu'il sentît bien son isolement pour aller chercher, comme il le fit, l'alliance lointaine du Bohémien et de Venise; alliance contre le Grand Turc, assez bizarre dans un pareil moment. Mais en réalité, si les affaires n'eussent marché trop vite, le Bohémien eût probablement attaqué le Luxembourg[434], Venise eût fourni des galères[435].

Nos grands amis et alliés, les Écossais, nous menacèrent, loin de nous secourir. Et les Anglais semblaient près d'attaquer. Warwick seul peut-être sauva à la France une descente anglaise, et à Édouard la folie d'une guerre étrangère après la guerre civile; folie trop vraisemblable, au moment où nos ennemis venaient de marier ce jeune Édouard, de placer dans son lit et à son oreille une douce solliciteuse pour mettre la France à feu et à sang.

Louis XI craignait fort que le pape, lui gardant rancune, n'autorisât la ligue. Il se hâta de lui écrire que ses ennemis étaient ceux du saint-siége, que les princes et les seigneurs voulaient, par-dessus tout, rétablir la Pragmatique, les élections, disposer à leur gré des bénéfices. Le pape, sans se déclarer, lui répondit gracieusement, et lui envoya, pour lui et la reine, des Agnus Dei[436].

Les seuls secours que reçut Louis XI lui vinrent de Milan et de Naples. Sforza et Ferdinand le Bâtard[437] comprirent très-bien que si les Provençaux suivaient Jean de Calabre, comme ils prétendaient le faire, à la conquête de la France, le tour de l'Italie viendrait. Sforza envoya dans le Dauphiné son propre fils Galéas avec huit cents hommes d'armes et quelques mille piétons. Ferdinand fit croiser des galères qui, passant et repassant le long des côtes, tinrent les Provençaux en alerte. Faibles secours, indirects, mais non sans efficacité.

Les Italiens de Lyon rendirent au roi un autre service: ce fut de fournir des armures aux gentilshommes qui lui venaient du Dauphiné[438], de Savoie et de Piémont ces armures se tiraient surtout de Milan. Il est probable aussi que les Médicis lui firent passer quelque argent par leurs commis de Lyon[439]. Sa flatteuse lettre à Pierre de Médicis, son «ami et féal conseiller,» où il lui permet de mettre les lis de France dans ses armes, a bien l'air d'une quittance.

Au dedans, les ressources du roi étaient faibles, incertaines. Sur les vingt-sept provinces du royaume, il n'en avait que quatorze; dans ces quatorze même, il était probable que l'appel féodal du ban et de l'arrière-ban grossirait l'armée des princes plutôt que la sienne. Il avait çà et là des francs-archers; il avait quelques compagnies d'ordonnance bien-armées, bien montées et lestes. Seulement, ces compagnies, formées par Dunois, Dammartin et autres ennemis du roi, ne reconnaîtraient-elles pas en bataille la voix de leurs vieux chefs?... Il venait de faire une belle ordonnance qui protégeait l'homme d'armes contre la tyrannie du capitaine, l'habitant contre celle de l'homme d'armes. Mais ce bon ordre même semblait tyrannie.

Autre nouveauté peu agréable aux troupes. Il mit près d'elles des inspecteurs qui tous les trois mois inspecteraient hommes, chevaux et armes, et qui informeraient le roi de tout, principalement «des dispositions et volontés[440]

Le premier besoin, dans une telle crise, c'était de savoir tout, de savoir vite. Il établit la poste[441]: de quatre lieues en quatre lieues un relais, où l'on fournirait des chevaux aux courriers du roi, à nul autre, sous peine de mort. Grande et nouvelle chose! dès lors, tout allait retentir au centre; le centre pouvait réagir à temps[442].

À l'appui de ces moyens matériels, il ne dédaigna pas d'en employer un moral, tout nouveau, et qui parut étrange: il fit sa justification publique, s'adressa à l'opinion, au peuple. Mais alors y avait-il un peuple?

Outre la prétendue tentative d'enlèvement, on l'accusait d'un crime absurde, d'un guet-apens envers lui-même. On disait, on répétait qu'il appelait l'Anglais dans le royaume. Pour se laver de ces imputations, il convoqua à Rouen les envoyés des villes du nord, surtout des villes de la Somme. Il fit son apologie par devant ces bourgeois; il en tira promesse qu'ils se fortifieraient et se défendraient. Seulement ils stipulèrent qu'on ne les appellerait pas hors de leurs murs, qu'ils seraient dispensés du ban et de l'arrière-ban.

La Guienne, si bien traitée par Louis XI, se montra assez froide. Les Bordelais prirent ce moment pour écrire que le frère du roi n'était pas suffisamment apanagé; ils n'osaient dire expressément qu'il fallait refaire un roi d'Aquitaine, un autre Prince noir, dont Bordeaux eût été la capitale. Plus tard, craignant de s'être compromis, ils adressèrent au roi une lettre touchante, lui offrirent deux cents arbalétriers, «payés pour un quartier,» s'offrirent eux-mêmes et restèrent chez eux.

Si les villes furent peu sensibles à l'apologie royale, combien moins les princes! Il les assembla pourtant, leur parla comme à ses parents, avec une effusion à laquelle ils ne s'attendaient guère. Il rappela toute sa vie, son exil, sa misère, jusqu'à son avénement. Il dit que le roi son père avait laissé, vers la fin, tellement appauvrir la chose publique qu'il devait bien remercier Dieu de l'avoir pu relever. Il n'ignorait pas ce que pesait la couronne de France, et que, sans les princes qui en étaient les appuis naturels, il n'y avait roi pour la soutenir. Au reste, il n'oubliait pas ce qu'il avait juré à son sacre: «De garder ses sujets, les droicts aussy et prérogatives de sa couronne, et de faire justice[443]

Dans ce discours et dans ses manifestes, il prend les princes à témoin de la sécurité et du bon ordre qu'il a établis; il a étendu le royaume, l'a augmenté du Roussillon et de la Cerdagne; il a racheté les villes de Somme[444], «grandes fortifications à la couronne.» Tout cela, «sans tirer du peuple plus que ne faisoit le Roi son père.» Enfin, «grâce à Notre-Seigneur, il a peiné et travaillé, en visitant toutes les parties de son royaume, plus que ne fit jamais, en si peu de temps, aucun roi de France, depuis Charlemagne.»

Ce discours éloquent était très-propre à confirmer les princes dans leur mauvais vouloir. Il avait, disait-il, relevé la royauté; mais c'était là justement ce qu'ils lui reprochaient tout bas. Le comte de Saint-Pol ne lui savait aucun gré apparemment d'avoir repris la Picardie, ni les Armagnacs d'avoir mis à côté d'eux, au-dessus d'eux, le Parlement de Bordeaux.

Il avait prouvé dans ce discours que le vrai coupable, celui qui appelait l'Anglais, c'était le duc de Bretagne. Nul n'alla à l'encontre; seulement, le vieux Charles d'Orléans, enhardi par son âge, hasarda quelque excuse en faveur du duc, son neveu. Le pauvre poète n'était plus de ce monde, s'il en avait été jamais; cinquante ans auparavant, son corps avait été retiré de dessous les morts d'Azincourt; son bon sens y était resté. Louis XI ne lui répondit qu'un mot, mais tel que le faible vieillard, frappé au cœur, en mourut quelques jours après.

Les autres, mieux appris, applaudirent le roi: «On n'avoit jamais vu homme parler en françois mieux ni plus honnestement... Il n'y en avoit pas de dix l'un qui ne plorast.» Tous ces pleureurs avaient en poche leur traité contre lui[445]... Ils lui jurèrent, par la voix du vieux René[446], qu'ils étaient à lui, corps et biens.

Cependant le duc de Bretagne, pour endormir encore le roi quelques moments, lui envoya une grande ambassade, son favori en tête. Le roi caressa fort le favori, et il croyait l'avoir gagné lorsqu'il apprit que cet honnête ambassadeur était parti, lui enlevant son frère, un mineur, un enfant.

Le petit prince, charmé d'être important, était entré de tout son cœur dans le rôle qu'on lui faisait jouer. Le roi lui avait déjà pourtant donné le Berri et promis mieux; il venait d'ajouter à sa pension dix mille livres par an.

Des lettres, des manifestes coururent, sous le nom du jeune duc, où il faisait entendre que son frère, dont il était l'unique héritier, en voulait à sa vie[447]. Il disait que le royaume, faute de bon gouvernement, de justice et police, allait se perdre, à moins que lui (ce garçon de dix-huit ans!) n'y apportât remède. Il sommait ses vassaux de prendre les armes «pour faire des remonstrances.» Il invitait les princes et seigneurs à pourvoir (par l'épée) au soulagement du pauvre peuple, «au bien de la chose publique.»

Le manifeste du duc de Berri est du 15 mars; le 22, le Breton se déclare ennemi de tout ennemi du Bourguignon, «sans en excepter Monseigneur le roi.» Dès le 12, le comte de Charolais avait fini le règne des Croy, saisi le pouvoir. Longtemps ballotté par l'hésitation du malade, qui se livrait aujourd'hui à son fils, demain aux Croy, il perdit patience, leur déclara guerre à mort dans un manifeste qu'il répandit partout. Il fit dire au dernier, qui s'obstinait à rester encore, que s'il ne partait au plus vite, «il ne lui en viendroit bien.» Croy se sauve aux genoux du vieux maître, qui s'emporte, prend un épieu, sort, crie... Mais personne ne vient. Son fils, son maître désormais, voulut bien pourtant lui demander pardon. Le vieillard pardonna, pleura... Tout est fini pour Philippe le Bon; nous n'avons à parler maintenant que de Charles le Téméraire.

Ce Téméraire ou ce Terrible, comme on l'appela d'abord, commença son violent règne par le procès et la mort d'un trésorier de son père, par une brusque demande aux états, une demande du 24 avril pour payer en mai. Ordre à toute la noblesse de Bourgogne et des Pays-Bas d'être présente et sous bannière au 7 mai... Et pourtant, peu firent faute; on savait à quel homme on avait affaire. Il eut quatorze cents gens d'armes, huit mille archers, sans compter tout un monde de couleuvriniers, cranequiniers, les coutiliers, les gens du charroi, etc.

Il fallut du temps au duc de Bretagne pour faire entendre l'affaire aux têtes bretonnes; il en fallut à Jean de Calabre pour ramasser ses hommes des quatre coins de la France. Le duc de Bourbon trouva si peu de zèle dans sa noblesse qu'il put à peine bouger.

Louis XI avait vu parfaitement que la grosse et incohérente machine féodale ne jouerait pas d'ensemble; il crut qu'il aurait le temps de la briser, pièce à pièce. Il comptait que, s'il arrêtait seulement deux mois le Bourguignon sur la Somme, le Breton sur la Loire, il pourrait accabler le duc de Bourbon, l'étouffer comme dans un cercle, le serrant entre ses Italiens, ses Dauphinois et ce qu'on lui enverrait du Languedoc; les Gascons d'Armagnac portaient le dernier coup, et le roi revenait à temps pour combattre le Bourguignon seul, pendant que le Breton était encore en route. Tout cela supposait une célérité inouïe; mais le roi la rendait possible par l'ordre qu'il mettait dans les troupes[448].

Le duc de Bourbon croyait que le roi allait, selon la vieille routine de nos guerres, s'embourber devant Bourges, qu'il s'endormirait au siége, n'osant laisser derrière lui une telle place. Donc, le duc garnit Bourges. Mais le roi passa à côté, poussa en Bourbonnais, emporta Saint-Amand. Le commandant de Saint-Amand s'enfuit à Montrond, et il y est pris en vingt-quatre heures. Montrond était une place réputée très-forte et qui devait arrêter. Avant qu'ils se remettent de leur surprise, le roi, en vingt-quatre heures encore, prend Montluçon, malgré sa résistance; il n'en traite pas moins la ville avec douceur, renvoie les troupes avec armes et bagages. Cette douceur tente et gagne Sancerre. Au bout d'un mois de guerre, au 13 mai, tout semble fini en Bourbonnais, en Auvergne, en Berri, moins Bourges; et tout était fini effectivement, si le maréchal de Bourgogne n'était venu garder Moulins avec douze cents cavaliers.

Le roi attendait encore les Gascons, qui n'arrivaient pas. Il comptait sur eux. Dès le 15 mars, il avait écrit au comte d'Armagnac, et le Gascon avait répondu vivement que les comtes d'Armagnac avaient toujours bien servi la couronne de France; que, certes, il ne dégénérerait pas; seulement, il avait encore peu de gens et mal habillés; il allait assembler ses états.

Louis XI avait fait beaucoup de bien à la Guienne et aux Gascons. Il se fiait en eux beaucoup trop. Dans son premier voyage du midi, il n'avait voulu confier sa personne qu'à une garde gasconne. Il avait eu quinze ans pour compagnon et confident le bâtard d'Armagnac; il lui avait donné le Comminges, tant disputé entre Armagnac et Foix, de plus les deux grands gouvernements de Guienne et de Dauphiné, nos frontières des Pyrénées et des Alpes. Il avait, dès son avénement, signé au comte d'Armagnac une grâce de tous ses crimes, qui elle-même était un crime; il avait, sans souci du droit ni de Dieu, accordé abolition complète à cet homme effroyable, condamné pour meurtre et pour faux, marié publiquement avec sa sœur. Et au bout d'un an, le brigand mettait les Anglais dans ses places, si le roi n'en eût pris les clefs.

Tout cela n'était rien en comparaison des folies qu'il avait faites pour les cadets d'Armagnac, se dépouillant pour leur faire une monstrueuse fortune, détachant du domaine en leur faveur ce qui avait été donné à la branche de Champagne-Navarre en dédommagement de tant de provinces: le duché de Nemours. Sous le nom de Nemours, c'étaient des biens infinis autour de Paris, et dans tout le nord[449]. Mais ce ne fut pas assez; ce qui avait suffi à un roi ne suffit pas au favori gascon; il fallut que Nemours devînt duché-pairie, que ce duc d'hier eût siége entre Bourgogne et Bretagne. Le parlement réclama, résista; le roi s'entêta à croire que ce grand domaine royal serait mieux dans des mains si dévouées.

Ce Nemours, cet ami du roi tant attendu, arrive enfin. Il arrive, mais à distance. Il lui faut une sûreté, un sauf-conduit; il envoie au camp royal comme pour le demander, mais en réalité pour s'entendre avec l'évêque de Bayeux. Celui-ci, qui était le prêtre le plus intrigant du royaume, était venu comme pour voir la guerre; il s'était fait soldat du roi, pour le livrer. Normand et Gascon, ils s'entendent entre eux, et avec le duc de Bourbon, avec M. de Châteauneuf, un intime de Louis XI, qui de longue date vendait ses secrets. Ils se faisaient fort de le surprendre dans Montluçon; si les habitants avaient remué pour lui, l'évêque aurait prêché de la fenêtre et juré que tout se faisait par ordre de Sa Majesté. Le duc de Bourbon, trouvant ce plan trop hardi, le bon évêque ouvrit l'avis étrange de mettre le feu aux poudres; mais les hommes d'épée eurent horreur de l'idée du prêtre, ils se rabattirent sur une autre; ils crurent qu'ils pourraient faire peur au roi, lui remontrer qu'il avait trop d'ennemis, qu'il n'échapperait pas, qu'il lui fallait se livrer lui-même avec l'Île-de-France au duc de Nemours, donner la Normandie à Dunois, la Picardie à Saint-Pol, la Champagne à Jean de Calabre, Lyon et le Nivernais au duc de Bourbon. Le roi eût été mis sous la tutelle d'un conseil ainsi composé: deux évêques (dont l'évêque de Bayeux), huit maîtres des requêtes et douze chevaliers[450].

Pour rêver un pareil traité, il fallait qu'ils se crussent vainqueurs, et le roi sans ressources. Tout le monde, en effet, le jugea perdu, lorsque, après la trahison de Nemours, on vit le comte d'Armagnac amener aux princes son armée de six mille Gascons. Chose remarquable, celle du roi n'en fut point découragée. Il alla son chemin, prit Verneuil, le rasa, emporta Gannat en quatre heures, atteignit les princes à Riom et leur offrit bataille. Ils furent bien étonnés. Le duc de Bourbon alla se cacher dans Moulins. Les Armagnacs s'en tirèrent en jurant, comme d'habitude, en protestant de leur fidélité. Ils ménagèrent une trêve générale du midi, jusqu'en août; tout devait alors s'arranger à Paris. Jusque-là personne ne pouvait porter les armes contre le roi.

Cette petite campagne, qui n'avait réussi que par miracle, devait bien donner à penser. Si le duc de Nemours avait trahi, tous devaient trahir.

Le roi était dans les mains de deux hommes peu sûrs, du duc de Nevers et du comte du Maine. Il pouvait périr, avec tout son succès du midi, si l'un n'arrêtait quelque temps les Bourguignons, l'autre les Bretons, si l'ennemi, opérant sa jonction, entrait avant lui dans Paris.

Le comte du Maine s'était payé d'avance, en se faisant donner les biens de Dunois. Il avait gardé la meilleure part de l'argent qu'il recevait pour armer la noblesse; et avec tout cela, il agit mollement, à moitié, à regret. Il n'avait garde de faire la guerre dans l'Anjou, sur les terres de sa famille; il recula tout le long de la Loire devant le duc de Bretagne, en sorte que les Bretons qui servaient dans l'armée royale, voyant toujours en face la bannière bretonne, leurs parents et amis, leur seigneur naturel, finirent par aller le rejoindre.

Le duc de Nevers ne défendit pas mieux la Somme. Il se souvint qu'après tout il était de la maison de Bourgogne, neveu de Philippe le Bon, cousin du comte de Charolais. Il crut sottement qu'il ferait sa paix à part. Avant même que la campagne commençât, dès le 3 mai, il envoya prier pour lui. C'était décourager tout le monde; les villes qui se fortifiaient furent refroidies; les grands seigneurs terriens craignirent pour leurs terres et s'y tinrent, ou bien ils allèrent trouver le comte de Charolais. Tout ce que ce malheureux Nevers tira du comte, ce fut un ordre de ne pas mettre garnison dans Péronne, c'est-à-dire de se laisser prendre. Il avisa alors un peu tard que son cousin était son ennemi mortel, son persécuteur, son accusateur, et il n'osa se livrer à lui; il n'eut pas même le courage de sa lâcheté.

Le comte de Charolais avançait avec sa grosse armée, sa formidable artillerie, mais sans trouver sur qui tirer[451]. Les villes ouvraient sans peine[452], recevaient ses gens, en petit nombre il est vrai, et leur donnaient des vivres pour leur argent. Il ne prenait rien sans payer. Partout, sur son passage, il faisait crier qu'il venait pour le bien du royaume; qu'en sa qualité de lieutenant du duc de Berri, il abolissait les tailles, les gabelles. À Lagny, il ouvrit les greniers à sel, brûla les registres des taxes. Ce fut le plus grand exploit de cette armée qui, le 5 juillet, occupa Saint-Denis.

Le 10, les ducs de Berri et de Bretagne étaient encore à Vendôme. Le 11, le roi, qui revenait en toute hâte, n'avait atteint que Cléry. Il était à croire qu'avant l'arrivée des uns et des autres, le Bourguignon finirait tout, que le roi n'arriverait jamais à temps pour sauver Paris.

Paris voulait-il être sauvé? c'était douteux. Le roi lui avait refusé une exemption qu'il accordait aux villes de la Somme. Il eut beau écrire du Bourbonnais mille tendresses pour cette chère ville; il voulait, disait-il, confier la reine aux Parisiens, et qu'elle accouchât chez eux; il aimait tant Paris qu'il perdrait plus volontiers moitié du royaume. Paris fut peu touché. L'Université, pressée d'armer ses écoliers, maintint son privilége. Ce qu'on accorda libéralement, ce furent des processions, des sermons; on sortit la châsse de sainte Geneviève; le fameux docteur L'Olive prêcha, recommanda de prier pour la reine, pour le fruit de la reine, pour les fruits de la terre... Ce n'était sermon de croisade.

Voilà les Bourguignons devant Paris. Commines, qui y était, avoue avec une naïveté malicieuse la confiance, l'outrecuidance de cette jeune armée[453], qui n'avait jamais vu la guerre, mais qui se sentait invincible sous le plus grand prince du monde. À peine à Saint-Denis, ils voulurent faire peur à la ville; ils mirent en batterie deux serpentines, firent grand bruit, «un beau hurtibilis.» Le lendemain, étonnés de voir que Paris n'envoyait pas les clefs, ils imaginèrent une fallacieuse tentative. Quatre hérauts vinrent pacifiquement à la porte Saint-Denis, et demandèrent vivres et passage, «Monseigneur de Charolais n'étant venu attaquer personne, ni prendre aucune ville du roi, mais pour aviser avec les princes au bien public, et pour qu'on lui livrât deux hommes[454].» Pendant que les capitaines bourgeois, Poupaincourt et Lorfèvre écoutent à la porte Saint-Denis, les Bourguignons attaquent à Saint-Lazare. Grande alarme dans la ville. Cependant ils avaient trouvé à qui parler; le maréchal de Rouault, qui s'était jeté dans Paris, les repoussa rudement.

Cela les fit songer. Ils trouvèrent qu'ils étaient loin de chez eux, qu'ils avaient laissé bien du pays derrière, bien des rivières, la Somme, l'Oise. M. de Charolais en avait fait assez; il avait tenu sa journée devant Paris, et personne n'avait osé sortir en bataille. S'il n'en faisait davantage, c'était la faute des Bretons qui n'étaient pas venus. Mais le roi venait, et au plus vite; on le savait pour sûr, une grande dame l'avait écrit de sa main.

La retraite ne convenait pas aux intérêts du grand meneur Saint-Pol, qui avait poussé à la guerre pour se faire connétable[455]. Il n'avait pas conduit le comte de Charolais jusqu'à Paris pour retourner si vite. Au défaut des Bretons qui n'arrivaient pas, il avait près du comte un homme pour dire qu'ils arrivaient, un Normand très-avisé, vice-chancelier du duc de Bretagne, qui, ayant des blancs-seings de son maître, les remplissait pour lui et le faisait parler; chaque jour le duc venait demain, après-demain, il ne pouvait tarder.

Saint-Pol gagna; il obtint qu'on irait au-devant, qu'on passerait la Seine; aussi bien, cette dévorante armée ne pouvait rester là sans vivres[456]. Il prit le pont de Saint-Cloud.

Les Parisiens, effrayés de n'avoir plus la basse Seine, de ne pouvoir plus compter sur les arrivages d'en bas, se sentaient déjà «la faim aux dents.» Ils trouvèrent bon dès lors qu'on reçût les hérauts, qu'on envoyât des gens honorables à qui M. de Charolais déclarerait en confidence pourquoi il était venu. Longuement, lentement parlementaient les hérauts à la porte Saint-Honoré, sous mille prétextes; ils demandaient à acheter du papier, du parchemin, de l'encre, puis du sucre, puis des drogues. Les gens du roi furent obligés de faire fermer la porte.

Le roi, qui savait tout, se hâtait d'autant plus. Il écrivit le 14 qu'il arrivait le 16. Il accourait pour se jeter dans Paris, sentant qu'avec Paris, quoi qu'il arrivât, il serait encore roi de France[457]. Il aimait mieux ne pas combattre, s'il pouvait, mais à tout prix il voulait passer. Il prévoyait que les Bourguignons, plus forts que lui d'un tiers, se mettraient entre lui et la ville. Il avait mandé de Paris deux cents lances (mille ou douze cents cavaliers); son lieutenant-général, Charles de Melun, devait les lui envoyer avec le maréchal de Rouault[458]. Les Bourguignons campaient fort éloignés les uns des autres; leur avant-garde était vers Paris, à deux lieues des autres corps. Si le roi les prenait d'un côté, Rouault de l'autre, ils étaient détruits; détruits ou non, le roi passait.

Arrivé à Montlhéry le matin, il voit la route occupée par l'avant-garde bourguignonne que le reste rejoint en toute hâte. Rouault ne paraît pas. Le roi attend sur la hauteur, occupant la vieille tour, se couvrant d'une haie et d'un fossé. Il attend deux heures, quatre heures (de six à dix), mais Rouault ne vient pas.

Le roi avait de meilleures troupes, plus aguerries, mais il n'était nullement sûr des chefs. Le fossé seul faisait leur loyauté; ils n'osaient le passer sous l'œil du roi. Mais une fois passé, M. de Brézé, qui menait l'avant-garde, eût fort bien pu se trouver bourguignon, auquel cas le comte du Maine, qui avait l'arrière-garde, fût peut-être tombé sur le roi[459]. Que Paris se déclarât, qu'on vît venir seulement cent cavaliers de ce côté, tous étaient loyaux et fidèles.

Le roi envoie à Paris en toute hâte; il est en présence, il n'y a pas un moment à perdre. Charles de Melun répond froidement que le roi lui a confié Paris, qu'il en répond, qu'il ne peut dégarnir sa place[460]. Les messagers, en désespoir de cause, s'adressent aux bourgeois, courent les rues, crient que le roi est en danger, qu'il faut aller au secours. Chacun ferme sa porte et reste chez soi[461].

Les Bourguignons, rangés en bataille, avaient, comme le roi, des raisons pour attendre. Leurs amis, dans l'armée royale, ne se décidaient pas. Brézé, le comte du Maine, restaient immobiles. Celui-ci reçut en vain un héraut de Saint-Pol.

Les Bourguignons sentaient qu'à la longue cette grande ville qu'ils avaient à dos pourrait bien s'ébranler; ils résolurent de forcer la main à leurs amis, d'aller à eux, puisqu'ils n'osaient venir. Ils marchèrent sur Brézé, lequel, docile à cet appel, descendit en bataille, contre l'ordre du roi.

Le roi croyait pourtant avoir gagné Brézé. Il venait de lui rendre l'autorité en Normandie, de le faire de nouveau capitaine de Rouen, grand sénéchal, et plus grand que jamais, ses jugements étant désormais sans appel[462]. Il se l'était attaché de très-près, lui donnant une de ses sœurs, fille naturelle de Charles VII, pour son fils, avec une dot royale[463].

Un moment avant la bataille, il le fait venir, et lui demande s'il est vrai qu'il a donné sa signature aux princes. Brézé, qui plaisantait toujours, répond en souriant[464]:

«Ils ont l'écrit, le corps vous restera.» Il resta en effet; il fut le premier homme tué[465].

Le mouvement donné, il fallait suivre; le roi chargea, il renversa Saint-Pol qui, trouvant un bois derrière lui, s'y enfonça, se réserva et attendit la fin. Le comte de Charolais, avec le gros de la bataille, ramena le roi vers la hauteur; puis, passant à côté, il chargea violemment, sans s'arrêter, une aile du roi, tout à la débandade; le comte du Maine, au lieu de soutenir, avait emmené l'arrière-garde, huit cents hommes.

Le comte de Charolais alla, alla toujours, jusqu'à ce qu'il eût passé d'une demi-lieue Montlhéry et le roi; deux traits d'arc plus loin, il était pris. Et le retour ne fut pas sans danger; un piéton serré de trop près lui porta un coup dans l'estomac. Puis, voilà des hommes d'armes qui tombent sur lui, il reçoit un coup d'épée dans la gorge. Il était reconnu, entouré, saisi, quand un de ses cavaliers, homme lourd et sur un lourd cheval, donna tout au travers, et le dégagea. Il se trouva que ce libérateur était un Jean Cadet, fils d'un médecin de Paris, qui s'était donné au comte; il le fit chevalier sur place[466].

La situation était bizarre. Le roi était sur Montlhéry, n'ayant plus que sa garde, le comte dans la plaine, si mal accompagné qu'il lui eût fallu fuir s'il était venu seulement cent hommes contre lui. Les deux princes étaient restés, les deux armées s'étaient enfuies.

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