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Histoire de France 1724-1759 (Volume 18/19)

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CHAPITRE IX

VOLTAIRE—LE ROI NE FAIT POINT SES PÂQUES
1734-1739

Dans cette paix malsaine qu'avaient rétablie les Walpole, une chose devait les contrister; c'est ce qui avait apparu si fortement en 1733: La France était par elle-même.

Fort opposée à son gouvernement. Celui-ci avait renoncé à toute marine militaire. Mais la France faisait des vaisseaux. À Lorient, à Saint-Malo renaissait un commerce hardi qui demain se ferait corsaire.

Autre découverte fâcheuse. Quelque soin que Fleury prît pour faire une guerre ridicule, le Français apparut un dangereux soldat.

La presse a pris l'élan, ne retournera plus à l'état étouffé, muet, de 1728. Des livres forts éclatent de moment en moment.

L'histoire a commencé,—narrative dans le Charles XII (1731),—réfléchie, politique, dans la Grandeur et décadence des Romains (1734). Ébauche magistrale, qui, par ce temps de petitesses, montrant dans sa hauteur la colossale antiquité, fait rougir le présent.—Autre effet, et plus vif, quand les Lettres anglaises opposent à nos misères la grandeur britannique, l'empire que l'Angleterre a pris dans les affaires humaines.

Dans ce livre, Voltaire, trop favorable à l'Angleterre, n'en établit pas moins une grande vérité qu'avaient dite les Lettres persanes: «Le protestantisme a vaincu; dans tous les sens, il a pris l'ascendant.» Il tolère et fait vivre en paix toute la variété des sectes. Il a donné l'essor au gouvernement libre, à l'activité énergique qui fait trembler les mers.—Grands efforts. Et le peuple n'en est pas écrasé. Ce peuple, si différent du nôtre, est vêtu, est nourri. Il est fier, il raisonne. Il a jugé ses rois.

Newton à Westminster, le solennel hommage à la science, au génie, la royauté de la raison, c'est ce qui couronne le livre. Il essaye de nous introduire, non pas dans la vie du savant (comme fit l'ingénieux Fontenelle), mais dans la science elle-même, dans l'exposition difficile des lois astronomiques, physiques, au sein même de la nature. Il ouvre au grand public, à l'ignorant, à tout le monde, l'entrée de la via sacra, où la science et la religion se confondront de plus en plus.

Pour lancer un tel livre, en 1733, Voltaire attendait, espérait la chute de Fleury. Il ne le lâcha qu'en anglais et à Londres (août-septembre). Il retenait encore l'édition française à Rouen sous la clef. Mais ce terrible livre, comme un esprit qui rit des portes et des serrures, s'envola de lui-même. En France, en Hollande et partout, il circula, pour l'effroi de Voltaire qui, dans ces circonstances toutes nouvelles, eût voulu le garder encore.

Grand changement. Il redoutait l'exil. Il avait pris racine. Il était marié.

Marié d'amitié avec un esprit sérieux, l'un des plus virils de la France, madame Du Châtelet, si lettrée, si savante, éprise des plus hautes études, traduisant Virgile et Newton. Elle était parfaitement libre, dans les idées d'alors, délaissée, oubliée de M. Du Châtelet. Elle avait vingt-sept ans, avait déjà vécu, traversé l'étude et le monde, n'avait rien trouvé pour le cœur. Elle avait des méthodes, point de fonds. C'est le fonds, la vie même qu'elle sentit en ce petit livre. Son cœur fut plein, et se donna.

Voltaire était malade et dans sa crise obscure de 1733, lorsque cet ange de Newton vint, amené par une amie, le voir dans son triste logis près Saint-Gervais. Newton, comme on l'a vu, avait fait sa fortune, et il lui donna une femme, éprise et dévouée, très-noble compagnon de travail qui adoucit sa vie, qui n'altéra en rien, mais augmenta sa liberté.

Quinze ans durant il eut chez elle un agréable asile, très-près de la frontière, qui lui permit d'oser, mais parfois d'éluder l'orage. Il était, n'était pas en France, avait un pied dehors sur la terre de la liberté.

En avril 1734, le danger fut réel, Voltaire quitta Paris. Une lettre de cachet fut lancée contre lui de Versailles, et en même temps le Parlement, sur une plainte des curés, fit lacérer, brûler le petit livre par la main du bourreau (juin 1734).

Il était près d'Autun chez les Guises et les Richelieu qui ne le cachèrent pas. Il était sans asile. Madame Du Châtelet franchit le pas, et le cacha chez elle.

C'était chose hasardeuse. Et tout le monde fut contre elle, sauf M. Du Châtelet. Homme d'esprit et dès longtemps désintéressé de sa femme, il trouva bon qu'elle abritât ce beau génie persécuté, sans famille, ami, ni foyer. Il défendit Voltaire, lui rendit des services.

Hôte peu redoutable, à vrai dire, peu compromettant. Cette maigre figure, déjà de quarante ans, nerveuse et maladive, malade imaginaire de plus, toujours mourant, entre la casse et le café une ombre d'homme, il le disait lui-même, donnait peu l'idée d'un galant. Enfermé tout le jour, n'apparaissant qu'une heure, comme un farfadet de passage, même à Cirey on le voyait à peine. Madame de Graffigny qui l'y vit, et madame de Staël à Sceaux, lui trouvaient l'air d'un revenant, d'un petit moine d'autrefois aux yeux malins et doux, dont l'âme curieuse viendrait de l'autre monde visiter celui-ci.

Union bien sérieuse pour Émilie, jeune encore, belle et forte, dans son âge de vingt-sept ans, riche de vie, de sang, bien plus que ne le sont ordinairement les grandes dames. Le travail la sauvait. Ses lettres, très-intimes, secrètes, à d'Argental, lui font beaucoup d'honneur. Elles démentent ce qu'on a dit si légèrement: qu'elle n'aimait Voltaire que pour le bruit et le succès. Elles sont graves et d'un honnête homme, mais fort passionnées, d'un véritable culte pour Voltaire. Dans ses constantes inquiétudes, elle reste très-noble; elle désire sans doute «qu'il soit sage», ne se compromette pas trop; mais elle ne l'exige point. Elle n'impose aucun sacrifice, respecte tout à fait la mission de ce grand esprit. Loin de le détourner vers la littérature secondaire, les petits succès, elle l'admire, le suit de son mieux dans son essor philosophique. Elle l'éloigne au contraire de son faible Louis XIV, œuvre médiocre et légère. Tant qu'elle put, elle retarda, tint le manuscrit sous la clef.

Cirey, dans un paysage mesquin, château peu gai et délabré, ne pouvait plaire qu'à de tels travailleurs. Deux appartements seuls y étaient habitables. Au premier la sérieuse dame calculait, traduisait Newton[31]. Sous elle, à l'entre-sol. Voltaire écrivait tout le jour. Là il paraît très-grand. Cirey lui fit son équilibre, il fut universel et rayonna de tous côtés. À travers les poèmes et les drames, les traités de philosophie, il expose Newton, étudie la chimie, fait ses expériences, son Mémoire sur le Feu. Il défend Réaumur dont on méprisait les insectes. Il pose le principe admirable: «Nous devons à notre âme de lui donner toutes les formes possibles.» Ce principe, il l'applique, avançant en tout sens avec une vigueur merveilleuse et cette ambition conquérante que Vico appelait «un héroïsme de l'esprit (mens heroïca).»

Ce qui surprend le plus, c'est que les grands orages lui viennent à chaque instant pour des productions très-légères autant que pour ses livres hardis. Pour le Temple du goût il est persécuté. Persécuté pour une épître à Uranie. Madame Du Châtelet est toujours dans les transes. En 1734 et 1735, ils respirèrent à peine. En plein hiver, alerte (26 décembre); il s'en va de Cirey, se met en sûreté. Autre plus grave, en décembre 1736, pour la plaisanterie du Mondain, et cette fois il part pour la Hollande. Elle le suit. Les voilà sur la neige à Vassy (quatre heures du matin). Elle pleure. Va-t-elle revenir seule dans ce Cirey désert? Où va-t-elle avec lui, en laissant là ses enfants, sa famille? Voltaire l'en empêcha. Tout souffreteux qu'il fût, seul il passa l'hiver dans cette froide et humide Hollande, caché le plus souvent, redoutant à la fois la haine de nos réfugiés et les calomnies catholiques du vieux J.-B. Rousseau, qui allaient jusqu'à Fleury même, pour éterniser son exil, lui fermer le retour, lui faire perdre l'asile que lui avait fait l'amitié.

À ces misères joignez les procès, les libelles. On lui avait lancé le libraire de Rouen, destitué pour les Lettres anglaises. Sous le nom du libraire, on publiait cent calomnies. Le faux protecteur de Voltaire, Maurepas, prétendit tout arranger en écrasant Voltaire, lui infligeant la honte d'une amende à payer aux pauvres.

La situation générale empire en 1737. Toute liberté perd espérance avec l'homme de ruse et d'audace qui avait cru succéder à Fleury. Chauvelin est chassé (février), chassé pour toujours.

Son crime fut d'avoir forcé Fleury, forcé l'Autriche à en finir, par une ligne ajoutée de sa main à une lettre de Fleury: «Qu'en attendant, le Roi garderait Philipsbourg, Trèves et Kehl,»—que, si l'on ne finissait rien, nous resterions toujours en Allemagne.

Acte hardi, qui fit peur, décida tout, mais perdit Chauvelin.

Depuis deux ans l'Autriche et les Walpole le travaillaient. D'abord on lui offrit de l'argent. Puis, comme il refusait, on le calomnia, on soutint qu'il volait. Il aurait volé... une montre (Barbier, etc.). Enfin, par un coup plus habile, Walpole se procura des lettres où Chauvelin communiquait avec l'Espagne (dans l'intérêt de la France). On cria à la trahison.

Les dates répondent à ces sottises, disent la vraie cause de sa chute. Vaincu et effrayé par sa fermeté, l'Autrichien lâche enfin la Lorraine, 15 février 1537[32]. Le 23 février, Chauvelin est exilé pour la vie. Jamais l'Autrichien, ni l'Anglais, jamais le parti prêtre, ne consentirent à son retour.

Il laissait des regrets à la cour, dans l'armée, au Parlement, partout. Il avait un parti ou deux partis plutôt: celui du bien public, et celui de la guerre. Et ce dernier si fort, qu'il fallut l'occuper, en donnant aux Génois un secours pour réduire la Corse, armée contre eux sous un aventurier qui se proclamait roi de l'île.

À la cour, les meilleurs étaient pour Chauvelin: j'entends M. de la Trémouille, alors bien réformé, et la bonne Mailly, d'un cœur honnête, ardent, fort désintéressée, qui resta toujours pauvre, ne voulant que l'amour, l'honneur, la gloire du Roi. Elle l'avait aimé de plus en plus, mais avait peu d'esprit, de la jalousie, l'ennuyait.

Il aimait beaucoup mieux la jeune femme de M. le Duc, comme on a vu. Seulement, pour la tirer de Chantilly, le premier point était de renvoyer Fleury, de donner au mari pour sa femme la royauté même. Il aurait fallu que le roi changeât sa vie, ses habitudes, immolât aux Condés non-seulement Fleury, mais les légitimés, le comte de Toulouse et l'aimable comtesse qui, si souvent, si bien, le recevait à Rambouillet.

Ainsi troublé, indécis, en 1737 et 1738, entre la reine et la Mailly, seul en réalité, il eut des échappées sauvages et de hasard, non sans danger pour sa santé. D'ennui, d'épuisement ou d'autre cause, il fut malade (février 1738), et juste au même mois où Fleury, très-malade aussi, semblait près de s'éteindre. La nuit du 20, celui-ci appela son vieux valet Barjac, et lui dit: «Je me meurs! (Luynes, II, 41).» Grande agitation dans Versailles. Que serait-ce si tout à la fois le ministre et le roi manquaient?

La reine serait-elle régente? Ses amies en parlaient. Sous elle eût gouverné un second Fleury, et tout prêt, Tencin, le fourbe, l'intrigant, dont l'œil dur et faux faisait peur. Le Roi y répugnait. Mais il avait pour lui toutes les saintes, et celles du cercle de la reine, et les dames de Noailles, la perle des Noailles surtout, madame de Toulouse.

Celle-ci, douce et fine, avisée, travaillait à la fois et pour l'Église, et pour son fils. Les Condés demandaient que ce fils, le jeune Penthièvre, à la mort de son père Toulouse, ne gardât pas le rang si élevé que l'amour du grand roi avait fait aux légitimés. Madame de Toulouse, même du vivant de son mari, serra le roi de près, lui donna de petits soupers (Luynes, II, 169), au grand étonnement de la cour. On savait à quel point le Roi, après boire, s'oubliait. M. de Toulouse mort, Madame, éplorée, inondée de larmes (très-sincères), en revoyant le Roi, se jeta dans ses bras, lui donnant le fils et la mère. Le Roi fut fort touché. Elle semblait un peu sa mère aussi, et il l'aimait d'enfance. Dans cet aimable Rambouillet, dans cette idylle austère d'un ménage accompli, elle le recevait, le caressait avec une grâce maternelle, le formait, l'amusait d'agréables propos, mondains, dévots, des histoires du grand règne et de la belle cour. Avec sa gravité souriante, une vertu si sûre, vingt-deux années de plus, elle pouvait s'avancer plus que d'autres, avertir l'enfant mal guidé de bien des choses délicates, l'ennoblir, l'épurer, lui dire ce que c'est que l'amour.

Une seule chose fait ombre; c'est que la faible mère, cherchant avant tout la faveur, laissait jouer son fils (du premier mariage) Épernon aux petits cabinets, si mal notés. Et, pour son fils Penthièvre, elle se hasarda elle-même. Elle avait un grand avantage, gardant dans son veuvage un appartement très-commode, où le Roi à toute heure descendait sans chapeau, par un escalier dérobé. M. de Toulouse avait eu (de sa mère Montespan) une clef pour entrer chez le Roi. Cette faveur subsisterait-elle? Madame de Toulouse y réussit adroitement. Comme le Roi s'amusait à tourner, elle lui fit tourner dans un bois qui lui venait de son mari, un étui pour mettre la clef. En lui rendant l'étui, le Roi donna l'inestimable passe-partout (17 mars 1738).

Ayant la clef et l'escalier, on arrivait au dernier cabinet où le roi écrivait, à la fameuse garde-robe où se trancha deux fois le destin de la monarchie. Intimité si grande que le Roi la refusa à sa fille Henriette, ne l'accorda jamais qu'à son Adélaïde. On pouvait, en effet, lui absent, voir tous ses papiers. On pouvait le surprendre à telle heure bien choisie, où la surprise est désirée.

Quoi qu'il en soit, madame de Toulouse, véritablement affligée, restait dans sa ligne de deuil, passant souvent deux heures à la chapelle au fond d'un confessionnal où elle lisait à la bougie. Son appartement même, avec la petite cour pavée de marbre blanc et noir, avait un air de cloître à l'espagnole. Tout cela imposait. Et si quelqu'un pensait, du moins on n'aurait pas jasé.

L'excuse au reste était le fils et l'extrême besoin qu'elle avait du Roi pour ce fils. On lui reprochait peu des amitiés utiles qu'il lui fallait subir. Les complaisantes invariables des plaisirs du Roi (la Charolais, d'Estrées), chez qui souvent il se grisait, se trouvèrent très-liées avec madame de Toulouse. D'Argenson, par deux fois, observe un peu cyniquement que celle-ci «qui a l'escalier dérobé,» peut se faire désirer par sa dévotion même. Elle était blanche et grasse (la Mailly maigre et noire), et, malgré les années, fort conservée par sa vertu. À cinquante ans, elle était belle, une très-agréable maman.

Entre mai et octobre, elle avait, mois par mois, et degré par degré, refait tous les honneurs, biens et dignités de son fils.

Au souper de Fontainebleau, ce jeune fils (nommé prince) servit le Roi à table. Elle-même servit au dessert, donna au Roi un verre et une assiette, et par là constata son rang.

Plusieurs crurent voir une Maintenon, mais celle-ci non sèche, au contraire, douce, aimable. L'âge n'aurait rien empêché. L'amour dévot, jésuite, avec ses vastes complaisances, eût fait plus que beauté, jeunesse.

Madame de Toulouse, unie avec la reine et Tencin, le parti des honnêtes gens, eût pu garder le Roi par l'attrait maternel, la saveur du demi-inceste, ce lien équivoque, que tous favorisaient, honoraient et voilaient. Cependant, elle-même se cacha peu en août, ayant laissé le Roi se faire chez elle à Rambouillet une chambre à coucher, puis certain cabinet, dont elle l'entretint longuement, tout bas, devant tous, à Versailles[33].

Cela dut attrister madame de Mailly, qui vit qu'elle ennuyait, et que le roi peu à peu échappait. Elle chercha un amusement. Elle appela sa laide et spirituelle sœur, mademoiselle de Nesle, dont la figure la rassurait. Cette grande fille, lâchée du couvent, avec une vive gaieté, remplit le maussade Versailles de sa jeunesse et de ses badinages, hardis, mordants, qui n'épargnaient personne. Elle étonna le roi en se moquant de lui. Et il y prit plaisir. Il ne pouvait plus s'en passer. Dès le 22 décembre, il voulait qu'elle soupât avec sa sœur aux petits cabinets (Luynes, II, 295). On eut peine à parer ce coup.

Cette rieuse était fort redoutable. Elle lançait d'ineffaçables traits. Dans le pays de cour, si sot, où on craint tant les ridicules, on avait peur. On remarqua le plat de la situation. Un ministre en enfance, une maîtresse usée, Toulouse la maman complaisante de l'escalier furtif, tout était misérable, ennuyeux, excédant. Il était trop facile de faire honte au jeune roi de sa patience. La Nesle était impitoyable, et le plus dangereux c'est que, sous ses plaisanteries, sous ce rire moqueur, il y avait une force réelle.

Le roi était timide, il baissait la tête et riait. Ceux qui voyaient de près les choses, Bachelier, le valet intime, suivirent le vent, tournèrent. La première girouette de France, Maurepas, tourna non moins vite. Il crut Fleury fini et Chauvelin possible. Il avait vaillamment aidé à la noyade de celui-ci, profité de sa chute. Ministre de Paris, et en même temps de la Marine, il se trouva de plus comme un secrétaire de Fleury pour toutes les Affaires étrangères. Plus encore, son alter ego contre le parti Chauvelin, jansénistes et libres penseurs. En 1736, il accabla Voltaire pour les Lettres anglaises. En janvier 1739, il est changé; il écrit à Cirey, il courtise Voltaire et l'assure de son amitié (Lettres de madame du Chât., 135).

De graves circonstances arrivaient, la guerre presque certaine, donc Chauvelin, le seul capable de la soutenir. Elle éclatait déjà entre l'Espagne et l'Angleterre. La mort prochaine de l'Empereur allait la rendre européenne. Si Fleury restait là (c'est-à-dire l'impuissance et l'absence de gouvernement), un grand désastre était certain.

La Nesle ne perdit pas de temps. Aux premiers mois de 1739, sans faire de bruit, et sous le couvert de sa sœur la Mailly, elle prit Louis XV comme on pouvait le prendre. Elle n'était pas belle, mais plus blanche que la Mailly, plus jeune que madame de Toulouse. Elle ne coûtait rien, ne demandait rien, et n'exigeait nullement que le roi renonçât à rien. Il n'était pas moins assidu le jour chez la maman; le matin, comme à l'ordinaire, il allait quelques heures bâiller au lit de la Mailly.

Situation bizarre. Par moments, le roi la sentait. Ce lien triple, impur (deux sœurs et une mère) lui donnait des scrupules, pas assez pour le rompre, assez pour n'oser communier. Il y avait des exemples de la colère de Dieu, des gens qui, mettant l'hostie à la bouche, ayant avalé leur jugement, étaient tombés roides morts. Cela lui donnait à penser. Six années avec la Mailly il avait fort tranquillement communié. Mais ici, avec ce mélange, il eut peur. Rien ne put le décider à hasarder la chose.

«Le roi a déclaré qu'il ne fera point ses pâques. Le grand prévôt lui demandant s'il toucherait les écrouelles (ce qui se fait après la communion), il a sèchement répondu: Non.» (Argenson, 5 avril 1739).

Fait grave, de retentissement immense à Paris et partout. Barbier (III, 167) se demande comment le fils aîné de l'Église n'a pas dispense du pape pour faire ses pâques en quelque état qu'il soit.

Les ultramontains, atterrés, espéraient éluder et tromper le public en faisant dire une messe basse au cabinet du roi, de sorte qu'on ne sût pas s'il communiait. «Le roi dédaigne cette ridicule comédie. Il ne veut pas jouer la farce. Il échappe à son précepteur.» (Argenson.)[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE X

GUERRE D'AUTRICHE—GRANDEUR ET CATASTROPHE DE LA NESLE
1740-1744.

Le chimérique espoir du salut par la royauté, d'un roi affranchi par l'amour, l'idéal d'une douce royauté de la femme donnant aux nations le progrès et la liberté, c'est longtemps le roman du XVIIIe siècle. Les meilleurs l'adoptaient. L'excellent d'Argenson, obstiné à chercher son homme en Louis XV, à soupçonner en lui un mystère d'avenir, croit qu'un matin l'amour va tout faire éclater. Voltaire, moins aveuglé, dans son ironie même ses moqueries légères (imitées d'Arioste), ne désespère jamais. À chaque avènement de maîtresse, il croit voir l'inerte Charles VII réveillé tout à coup à la gloire par Agnès Sorel.

Sous la Mailly, la Nesle, Châteauroux, Pompadour, toujours revenait cet espoir. S'il fut un jour moins vain, incontestablement ce fut en 1739. Pour cette fois, le Roi parut aimer. Avant, après la Nesle, ses maîtresses ont fort peu de prise; il n'en regrette aucune. Mais celle-ci vraiment semblait avoir mordu. La voyant sans cesse, en deux ans, il lui écrivit deux mille billets. Et, à sa mort, on le crut fou.

On sait malheureusement très-peu de cette femme. On en a quelques jolies lettres. Elle apparaît pour disparaître. Elle n'agit que sous le couvert de sa sœur et presque ténébreusement. Elle est prudente, hardie. Tous, amis, ennemis, s'accordent à reconnaître qu'avec une parole acérée et brillante, elle eut un esprit vaste et fort, qui n'eût reculé devant rien. On n'en parla guère qu'à sa mort. Paris savait à peine son nom, au moment même où, entraînant le roi, elle semblait lancer sur l'Autriche et l'Europe la plus vaste révolution.

Frédéric, dans ses beaux Mémoires, ne nous dit pas assez cela. Seul alors en Europe, mal avec l'Angleterre, mal avec la Russie, s'il n'eût senti la France pour lui, il n'eût bougé. Il sut parfaitement ce qui se passait à Versailles. Les anti-Autrichiens, la Nesle, y étaient maîtres, quand il agit contre l'Autriche.

Tout cela tenait à un fil, au plus fragile, au plus incertain des miracles, à la question de savoir jusqu'où l'amour pouvait refaire un roi. De sa honteuse enfance, de sa jeunesse aride, sortirait-il un homme? Était-il bien capable de la métamorphose qu'aurait pu seul le haut amour? grand problème et douteuse énigme.

L'aimable monument, un peu efféminé de 1738, la belle fontaine Grenelle, a la mélancolie des destinées obscures. Une jeune reine (Paris? ou la France? ou la Mailly? la Nesle? tout cela est mêlé) trône sous la couronne de tours. À ses pieds le beau fleuve et la molle rivière couchés, lèvent sur elle un œil aimant, croyant. D'elle viendra l'émancipation? un cours heureux, prospère, le flot des temps meilleurs?... Il se peut. Pourquoi pas? Rien ne doit l'effrayer. Une rêverie guerrière est dans son doux visage. Et son poing sur la hanche dit assez qu'elle est prête aux plus hardies résolutions. Je ne sais quel nuage est pourtant sur le tout d'incertain avenir. Haute est l'aspiration... Impuissante peut-être, elle ira se perdant où vont ces eaux, où coule cet élément fluide, qui fuit aux grandes mers.

Voltaire, vif et crédule, ne douta pas. Il se croyait sauvé. En janvier (1739), il veut quitter Cirey, s'établir à Paris. Depuis quatre ans, il avait fait Mérope. Il faisait Mahomet, brûlait de les jouer. Il voulait retourner au terrain du combat, être là pour répondre aux articles, aux pamphlets que semaient Desfontaines et autres avec l'appui de la police. Il allait éclater dans les sciences par l'ingénieux et très-neuf Mémoire sur le feu, par son Newton qui, depuis l'exil de Chauvelin, n'avait pu s'imprimer. Paris était son vrai théâtre. Après cinq ans d'absence, il rentrait agrandi, immense, rayonnant en tous sens. À Cirey, il était malade de sa terrible activité, meurtrière dans la solitude. La fièvre à chaque instant. Il défaillait deux fois par jour (décembre). De là mille choses vaines. Il va chasser, il achète un fusil. La nuit, il rêve, il rime cent folies satiriques, libertine image des cours. Le plus fou eût été d'aller en Allemagne chez le prince de Prusse, qui l'appelle et l'attire, essaye de l'enlever. Voltaire ajourne, écrit des lettres adorables, où il voudrait donner à ce roi de demain ce que n'ont guère les rois, un cœur et des entrailles, un peu de douceur, de bonté.

Très-sagement, madame Du Châtelet, pour l'éloigner à jamais de la Prusse, en commun avec lui achète un hôtel à Paris (2 avril 1739). Elle y va mener son malade. Pour 200,000 francs on acquiert l'hôtel Lambert, qui était aux Dupin, au gendre de Samuel Bernard, hôtel bien connu de Voltaire qui lui rappelle un meilleur âge, quand il jouait Zaïre avec la belle madame Dupin. À la pointe de l'Île, au paisible quartier des grands hôtels de la magistrature, loin du centre, à portée du monde, en vue de Saint-Gervais où l'ange de Newton apparut à Voltaire, c'est une fort noble résidence (aujourd'hui des Czartoriski). Très-sérieuse toutefois et regardant le nord. Mais la décoration et les fresques suaves des grands maîtres suppléent le soleil. Madame Du Châtelet espérait tenir là cet esprit si mobile par un salon où lettres et sciences eussent brillé dans leur harmonie, éclipsant le salon artiste de madame de la Popelinière. Elle comptait sur l'hôtel Lambert, sur cet attrait du monde, ce rajeunissement. Elle en avait besoin. Elle avait séché en six ans de travail et d'inquiétude, du vain effort de captiver Voltaire. Les torts étaient à celui-ci, aux indomptables ailes qui le portaient de tous côtés. Il ne s'en cachait pas. À ce moment aimable qui semblait pour toujours les unir à Paris, il fait les vers bien tristes: «Si vous voulez que j'aime encore, etc.» Vieux à quarante-quatre ans, il espérait mourir paisiblement en cet hôtel, en son Paris natal, entre l'étude et ses amis. Vain espoir! une autre carrière, et sans repos, s'ouvrit pour lui, éclatante, d'éternel exil.

Une réflexion naturelle aurait dû modérer l'idée qu'on se faisait du changement du Roi. S'il s'était abstenu de faire ses pâques au 5 avril, c'est justement parce qu'il était dévot. En mai, il y parut. Le rude évêque de Chartres le fit trembler d'un mot. Sans rappeler sa faute, il fit penser au châtiment: «Sire, après la famine, voici bientôt la peste qui n'épargnera pas les grands.» Ce coup porta. Le Roi, à la messe, eut une défaillance.

Des gens pourtant qui voyaient de bien près, son Bachelier qui vivait avec lui huit heures par jour, s'enhardissaient. Bachelier fait écrire des mémoires sur la tolérance, et les fait transcrire par le Roi. La persécution janséniste se ralentit. La police hésitait, elle ne troubla plus les malades. Si l'on n'eut pas encore la liberté de vivre, on eut celle de mourir en paix.

La Charolais, cette Condé, joyeuse, hardie, ayant pris à Compiègne la Nesle avec elle et chez elle, poussa le Roi à une chose qu'on n'eût pas cru, à faire un tour au vieux. Fleury, le matin, arrivait pour travailler avec le Roi, avait la clef, ouvrait lui-même. Un jour à l'ordinaire, avec Barjac, qui lui portait son portefeuille, il veut ouvrir, ne peut. Barjac essaye aussi. En vain. Malignement, le Roi qui entendait, laisse gratter, frapper, enfin ouvre, en disant froidement: «C'est que j'ai changé les serrures.» (Luynes, II, 454.)

Grande révolution? Non, au fond peu de chose. Il s'est donné la joie de casser le nez à Fleury. Mais il n'en a guère moins à blesser la Mailly, même la Nesle. Dans sa nature mauvaise de magister qui aime à châtier, il s'amuse à voir le vieux prêtre la flageller des plus sensibles coups, sur les amis de Chauvelin, sur Mailly, mari de sa sœur, même sur leur père M. de Nesle. Spectacle curieux. Il force les deux sœurs d'avaler l'amertume d'aller prier Fleury pour leur père et demander grâce.

Au point le plus sensible, la préférée le trouva sec. Pour couvrir les grossesses, cacher l'inceste, il veut la marier. Il lui fait espérer un prince, le comte d'Eu. Et il lui donne un gentilhomme, neveu de l'archevêque Vintimille, petit protégé de Fleury. La voilà mariée de la main de Fleury, moquée, la fière et la moqueuse.

Les quelques lettres qu'on a d'elle disent sa triste situation. Fleury, impunément, l'ayant humiliée, on la sentait branlante, et l'on se tenait à distance. Toute mariée et posée qu'elle était, elle menait sa vie de demoiselle, seule en sa chambre, sauf les chasses où il fallait aller avec le Roi et la Mailly. Que faisait-elle dans cette chambre close? c'est ce qu'auraient voulu savoir ses ennemis. Ne pouvait-on s'introduire dans la place? La société de la reine y songeait. Une de ses dames imagina de lui adresser une femme adroite, de deux visages et deux paroisses, madame du Deffand. Correspondante de Voltaire, elle est d'autre part plus qu'amie du président Hénault, l'homme de la reine. De plus, elle est parente des De Luynes, chez qui invariablement soupait la reine. Cette Deffand avait toujours des affaires. D'abord, elle se fit quelques rentes chez les maîtresses du Régent, puis servit madame de Prie. Vivant alors chez madame Du Maine, elle avait bien envie de s'en émanciper, d'acheter une maison. La Nesle aurait pu y aider, ou bien les ennemis de la Nesle si par la bonne dame on avait jour chez elle. La Du Deffand lui écrivit, se présenta comme amie de Voltaire, flatta et caressa. La Nesle fit semblant de la croire, répondit dans un abandon tout charmant de crédulité, jusqu'à dire qu'elle serait charmée d'être en tout dirigée par elle (sept. 1739, édition 1865, tome I, p. 1-9).

La solitaire n'en agissait pas moins. En 1740, elle eut deux victoires coup sur coup. Seule, elle eut les étrennes du Roi au 1er janvier. En février, malgré Fleury, elle fit un ministre de la guerre, Breteuil. Maurepas n'osa parler contre, suivit l'influence nouvelle et laissa le vieux cardinal.

Cette année-là est grande. En mai, Frédéric devient roi. En octobre, meurt l'Empereur. La guerre arrive, et le héros.

Le voici donc, le grand acteur du temps. Il reviendra de moment en moment, et nous le peindrons par ses actes. Il suffira de dire ici que personne ne l'avait prévu, qu'on ne supposait pas qu'un artiste, musicien, poète, qui, longtemps prisonnier et longtemps solitaire, n'aimait que les arts de la paix, qui déjà à trente ans avait l'embonpoint d'un autre âge, déployât tout à coup l'activité du militaire, qu'instruit par ses succès, instruit par ses revers, il serait peu à peu le plus grand général du siècle. Étonnant caractère qui, parmi ses défauts, ses fautes, n'en donna pas moins à son temps la plus haute leçon: le triomphe de la volonté.

Le piquant, dans sa destinée, c'est qu'en réalité l'Autriche, par ses persécutions cruelles et ses intrigues, fit ce grand ennemi qui faillit la détruire. Son mauvais génie à Berlin avait été, vingt ans durant, le rusé Seckendorff, ambassadeur d'Autriche, chargé spécialement d'étouffer son enfance et de l'empêcher de régner. Vienne en lui redoutait un prince absolument français, élève de nos réfugiés. On irritait son père, un brutal Allemand, contre ce Français, ce marquis. Il faillit lui couper la tête, fit mourir ses amis, l'accabla, l'écrasa, le força d'épouser une parente de l'Autriche. Il ne fut épargné que quand il parut méprisable, enfermé dans l'étude des arts, qu'on croit futiles; s'il faut le dire enfin, avili par les dons de l'Autriche même.

Déjà gras et fiévreux, seul aux marais du Rhin, dans cette pitoyable situation (qui l'eût cru?), il amassait une force, il entassait en lui un trésor d'énergie, de volonté puissante. L'heure sonne. Il apparaît d'airain. Ce scribe, cet ami de Voltaire, faiseur de petits vers, et bon joueur de flûte (c'était sa grande prétention), mène tout droit l'armée à la bataille... Il a peur, mais la gagne. Dès lors il est très-brave, froid et lucide au feu. C'est le grand Frédéric.

On fut bien étonné. Mais il n'avait rien fait de téméraire, au contraire, une chose très-sage autant que hardie, prudente et fondée en raison.

D'abord la Silésie qu'il prit aux Autrichiens est anti-autrichienne de race et de croyance, protestante, anti-catholique. L'invasion fut très-populaire. La place principale fut livrée par un cordonnier (Dover).

Frédéric semblait seul, sans allié, pour faire ce grand coup de tête. Mais en réalité, il avait la France avec lui. Au moment de l'invasion, en décembre 1740, notre Bellisle, dans la plus splendide ambassade, avec un appareil de prince, éblouissait l'Allemagne, lui prêchait la croisade contre Marie-Thérèse, le démembrement de l'Autriche.

Comment n'eût-il pas cru que Fleury tomberait, que le Roi allait être entraîné à la guerre? Frédéric, si français, savait parfaitement notre cour. Tous regardaient Versailles. Berlin, Madrid et Vienne avaient ce palais sous les yeux avec tous les détails topographiques, anecdotiques, la chronique de chaque jour. Chauvelin, l'ennemi de l'Autriche, Chauvelin, l'absent, l'exilé, y semblait très-présent, présent au Conseil par Breteuil, ministre de la guerre, présent aux salons et partout par MM. de Bellisle, dans la chambre du Roi par Bachelier, présent et puissant par la Nesle qui un moment emporta tout (décembre 1740).

Frédéric savait à merveille la vraie situation. C'est l'Autriche elle-même qui avait tué Fleury, usant et abusant de sa crédulité, le rendant ridicule. Elle l'emploie pour médiateur et sauveur dans sa guerre des Turcs. Elle lui emprunte douze millions sur un gage; elle l'attrape et donne le gage aux Hollandais. Ce sauveur, ce médiateur, elle s'en moque, et nous voyant brouillés avec l'Anglais pour la défense de l'Espagne, vite, elle se ligue avec l'Anglais.

Frédéric savait sans nul doute que Louis XV, peu ami de la guerre, en ce moment y était entraîné, non-seulement par ses maîtresses, mais par sa famille même. La famille royale, très-espagnole de cœur et unie à l'Espagne par un double mariage, priait et suppliait le Roi d'armer pour la cour de Madrid et contre l'Angleterre. Mais l'Angleterre, l'Autriche, liguées sous Charles VI, plus encore sous Marie-Thérèse, c'était alors même personne. Le coup le plus terrible qui eût averti l'Angleterre, c'eût été de marcher sur Vienne.

Les difficultés étaient moins en Allemagne qu'à Versailles. Dans ces plans si hardis où le Roi se laissait traîner, une chose lui plaisait, il est vrai, celle de donner l'Empire au Bavarois, vieux client de Louis XIV, de suivre cette idée de son aïeul, de faire un Empereur (catholique autant que l'Autrichien). Mais une chose ne lui plaisait pas: c'était d'agrandir le roi de Prusse, chef naturel des protestants. Fleury en gémissait. Et le Roi aussi au dedans. Poussé par la Nesle et Fleury en deux sens opposés, il tombe à un état de néant pitoyable. Un matin il lui passe de faire de la tapisserie, de reprendre (à trente ans) les sots petits goûts de l'enfance. On court vite à Paris demander à M. de Gesvres (le célèbre impuissant) tout ce qu'il faut pour ces travaux de femme. Même à la cour, on rit. Le courtisan français, qui ne tient pas sa langue, fait compliment au Roi: «Sire, votre grand aïeul n'a jamais, comme vous, commencé à la fois quatre sièges (de chaises ou fauteuils).»

Comment le soulever de là? lui donner un moment de cœur, de volonté? L'amour et la paternité, si puissants sur Louis XIV, pouvaient bien moins sur Louis XV. Nul désir des enfants. En trente années et plus, il n'en eut ni de la Mailly, ni de Pompadour, ni de Du Barry. La Nesle essaya cette prise, elle voulut ce gage du Roi (au grand moment décisif des affaires). À la fête des Rois (le 6 janvier), elle est enceinte.

On le sut à l'instant. Fleury se crut fini. Il fut plat, à l'instant, comme un ballon piqué, si plat que le 25 il fait sa cour à Frédéric, lui écrit que «l'Autriche n'ayant pas rempli les traités, la France est absolument libre, ne la garantit point.» En même temps, cet homme de quatre-vingt-dix ans donnait ici la comédie honteuse de dire qu'il n'avait nulle idée, nul parti, ne savait où aller, avait l'esprit perdu. Il fait l'évaporé, l'innocent et le simple. Il a réduit sa taille (Arg.), il paraît plus petit, veut faire pitié. On dit: «On ne peut pas tuer ce vieux prêtre.»

Avec cela, il reste. Il traîne, il niaise, ajourne. Le succès exigeait deux choses: agir dès mars,—et marcher droit à Vienne.—Une troisième était demandée par Frédéric: que Bellisle agît seul avec lui, et dirigeât tout.

Bellisle n'avait point commandé (pas plus que Frédéric), mais chacun à le voir, à l'entendre, sentait le génie.

Frédéric le croyait le seul homme de France (avec Chauvelin et Voltaire). Le 13 février, on le fait maréchal, commandant de l'armée future.

Mars passé, rien encore. Avril, rien. Et déjà en avril, Frédéric a gagné sa première victoire (de Molwitz), un brillant appel à la France, ce semble. Que fait-elle? Il attend.

Fleury renouvelait sa manœuvre de 1733. La Nesle, en mai, joue le tout pour le tout. Elle entrait au cinquième mois de sa grossesse. Le Roi, plus qu'on n'eût cru, semblait attendri d'elle et de cette espérance, de ce moment délicat et souffrant. La Nesle en profita. Fleury boudait, se tenait à Issy. Elle dicta au Roi une lettre où il disait «qu'il pouvait rester à Issy.»

L'occasion est une place de gentilhomme de la chambre que Fleury veut pour son neveu. Elle a forcé le Roi d'écrire. La lettre est là, mais non pas envoyée. Le Roi en est chagrin, agité, ne dort plus. Bref, la Nesle elle-même a peur, emploie sa sœur pour faire la reculade, détruire la lettre, et Fleury reste.

Il en coûta la vie à cent mille hommes (pour commencer, le désastre de Prague). Il en coûta la guerre indéfiniment prolongée, où la France s'épuisa, s'usa.

Contraste étrange! À ce moment de mai où le Roi nous inflige à perpétuité l'homme de la paix et de l'Autriche, lui Louis XV est dans l'Empire proclamé le roi de la guerre, le roi des rois. C'est l'Agamemnon de l'Europe. La Bavière, la Saxe et le Rhin, la Pologne, l'Espagne et le Piémont, et le victorieux roi de Prusse, tous traitent avec la France, veulent suivre la France au combat (18 mai, 5 juillet 1741).

Bellisle apporta à Versailles cette couronne (on peut dire) du monde. Il arrivait lui-même avec le succès singulier d'être le favori, l'ami personnel des trois rois: l'Empereur bavarois, le roi de Pologne, le roi de Prusse. Et, avec tout cela, à peine il arrache d'ici une promesse de 25,000 hommes! Si tard, et en juillet! on agira trop tard. Excellent répit pour l'Autriche.

Le pis, c'est que Bellisle, en revoyant Versailles, le retrouvait changé. À ses idées premières, favorables à la Prusse (au grand roi protestant), un autre plan peu à peu succédait, plus agréable au Roi, un plan soutenu des Noailles, et essentiellement catholique. Le Roi, la famille royale, nullement ennemis de l'Autriche, sympathiques à Marie-Thérèse, ne voulaient rien au fond que lui prendre le Milanais, pour créer à l'infant Philippe, gendre de Louis XV, un grand établissement au nord de l'Italie, comme celui de don Carlos à Naples. Chaque semaine arrivait de Madrid une lettre de la gentille infante. Louis XV si paresseux lui répondait toujours, lui écrivait à chaque instant. En secret. Et tous le savaient. Noailles, le roué du Régent, aujourd'hui sacristain, porte-chape à l'église (Arg.), s'était fait bassement l'avocat de ce plan, qui allait armer contre nous le Piémont, l'allier à Marie-Thérèse.

On refroidit la Prusse également. Pour récompenser l'Allemagne de sa confiance en nous, on en faisait quatre morceaux, tous faibles et dépendants. Plan perfide qui dut irriter Frédéric. S'il abaissait l'Autriche, ce n'était pas pour faire un autre tyran de l'Allemagne. Pour comble d'ineptie, on blessa celle-ci, en faisant de son Empereur un général de Louis XV (août).

Noailles, l'avocat de l'Espagne, n'en fut pas moins l'ami de l'espion que l'Autriche avait ici, Stainville (Choiseul). Ces Stainville, des Lorrains, à deux maîtres, à deux faces, se fourrant partout, sachant tout, voyaient avec bonheur le beau plan des Noailles qui, nous ôtant bientôt nos meilleurs alliés, la Prusse et le Piémont, rendrait force à Marie-Thérèse.

Contre la famille royale et les Noailles, la Nesle fut de plus en plus faible. Elle avait près du Roi deux rivales: l'Infante et Choisy.

L'Infante, petite fille de quinze ans qui, tombée à Madrid aux mains d'un démon, la Farnèse, dressée assidûment par elle et écrivant sous sa dictée, par elle agitée, dépravée, flottait et caressait son père, priait, pleurait, se désolait, se mourait de n'être pas reine.

Et Choisy? c'était pis qu'une maîtresse, c'était une maison qui rendait toute maîtresse inutile, c'était le tombeau de l'amour.

Un confident ministre de Fleury acheta pour Louis XV (vers novembre 1738) cette petite maison pour s'amuser, chasser, bâtir un peu. Le ministre des plaisirs du roi, l'effrontée Charolais lui donna caractère, y créant une sorte de parc aux cerfs des dames. Le règlement cynique de Choisy était celui-ci: Six lits de femmes en tout: point de maris. Les dames étaient invitées seules.

Dès lors pourquoi une maîtresse? Le Roi n'était pas fort, quoi qu'on ait dit. On voit dans De Luynes, Argenson, etc., qu'il a souvent des défaillances. Parfois il se remet en buvant coup sur coup quatre verres de vin pur (Barbier). Il chasse. Mais le curieux tableau qu'on voit à Fontainebleau, montre qu'on le menait fort près de la chasse en voiture, en petit carrosse de femme.

Le plus souvent la Nesle se tenait à Choisy, afin que la place fût prise. Mais le Roi allait et venait, souvent à Rambouillet près de madame de Toulouse, peu, très-peu à Versailles. Fleury s'en allait à Issy. Les ministres en vacances quittaient Versailles alors, s'amusaient à Paris (Barbier, 3, 288). Ainsi point de gouvernement.

La Nesle, enfonçant peu à peu, se décida enfin à traiter avec les Noailles. Elle avait éprouvé combien ils étaient dangereux. Pour la perdre, ils avaient tenté un piège assez grossier, d'employer un jeune homme, le fils de Noailles même, qui près d'elle ferait l'amoureux. Elle en rit, mais traita avec le père qui avait grande envie d'être chef du Conseil, traita avec sa sœur, madame de Toulouse, la pieuse maman du Roi. Celle-ci, qui pour l'affaire de son fils avait pâti dans sa vertu, s'immola encore plus peut-être pour la fortune de son frère et (ce qui surprit d'elle) sans décence ni précaution.

L'excellent tableau de famille qui nous donne à Versailles le portrait de la dame, intelligente certes, avec de jolis yeux, sucrée, grassouillette et vulgaire, dit assez jusqu'où la commère pouvait aller dans l'intérêt des siens. Sa facilité maternelle, du Roi s'étendant aux deux sœurs, elle parut les adopter aussi, les embrassa et les enveloppa, leur fit de son appartement (ce lieu dévot, de deuil récent) un libre lieu commun, prêtant, dit d'Argenson, son lit, son canapé, son fauteuil et le reste. Honteux arrangement et fatal à la Nesle, qui, dans cette grossesse avancée, endurait les retours où s'amusait la malice du Roi, ou vers la maman complaisante, ou vers la jalouse Mailly qu'il consolait et qu'on crut même enceinte.

La Nesle leur quitta la place, s'établit à Choisy, croyant y faire venir le Roi, le tenir seul. Absente elle laissait le champ aux ennemis. Un coup fut porté. Ce fut son mari même, un jeune homme léger, qui lui porta ce coup mortel. Dans une chambre au-dessus du Roi, il dit fort haut pour être entendu par la cheminée: «Il n'a après tout que deux laides.» Ce n'était que trop vrai. Elle n'avait jamais été belle. Elle était blanche, c'était tout. Elle n'était pas bien faite. Elle avait le cou mal attaché. La grossesse, cette terrible révélation de tout défaut, trahit ceux de sa taille. Le rire, sa grande puissance, n'embellit pas à ces moments. Le Roi ne la voyait pas laide. Il fallut que quelqu'un le dît. Il le sut dès ce jour, alla moins à Choisy. Gisante à son neuvième mois, elle se trouva là comme un meuble inutile. À l'immobilité du Roi, si nouvelle et si surprenante, on donna la raison plus surprenante encore et saugrenue: «L'argent manquait pour ces petits voyages (Arg.).»

Dans l'absence du roi, elle était en péril. Elle avait provoqué non-seulement les plus hautes inimitiés, mais, ce qui est plus terrible, les basses. Les domestiques étaient ses ennemis. Son audace qui affrontait tout, non contente de changer l'Europe, allait jusqu'à changer, réformer la maison du roi. Elle avait touché même l'homme qui vivait avec lui, le tout-puissant valet de chambre, à qui le roi disait tout, rapportait. Elle osa dire un jour: «Vous allez rapporter cela encore à Bachelier?» Non moins imprudemment elle avait signalé le commerce de places qui se faisait autour du vieux Fleury par ses vieux, Barjac et Brissert (un précepteur de son neveu). Ce Brissert, à lui seul, avait gagné plus d'un million. Enfin, ce qui donna l'alarme au monde de valets qui grouillait à Choisy, mangeant, pillant, volant sur les petits soupers, c'est qu'elle supprima ces soupers et l'orgie de champagne, montrant au roi qu'on se moquait de lui. Elle lui fit faire ses comptes et lui prouva qu'un Lazare volait ses bouteilles, etc. Elle exigea qu'on chassât ce Lazare. Dès lors ils sentirent tous qu'avec elle on ne pouvait vivre. Elle était clairvoyante. Elle prévit et dit: «Je mourrai» (Argens., II, 234).

Supprimer les soupers! exiger que le roi restât sobre et lucide, qu'il ne s'enivrât que d'amour! Seule occuper Choisy, en écarter les dames complaisantes qui y venaient toutes à leur tour! c'était une réforme énormément hardie, qui touchait au roi même. Et l'on a beau me dire qu'il restait amoureux. Je sais mon Louis XV assez pour affirmer qu'en lui obéissant, il dut se faire très-froid, triste, et laisser percer sa révolte intérieure, qui, entrevue fort bien, enhardit à agir. La maîtresse devenait un maître.

Le 11 août, elle fut très-malade à Choisy. On la saigne deux fois et le roi ne vient pas. Mais plusieurs fois par jour il a de ses nouvelles. Le 13, elle lui mande qu'elle se meurt. Il arrive. Elle ne le lâche plus. Elle veut mourir à Versailles, se met dans une litière. Mais elle se croit tellement menacée de ses ennemis qu'elle ne se met en route qu'avec une forte escorte. Elle arrive ainsi, la mourante, armée en guerre et redoutable. Elle se fait donner l'appartement royal (et très-voisin du roi) du cardinal grand aumônier de France. Là elle accouche (4 septembre). Elle accouche d'un fils, dont le roi est parrain et qu'il nomme Louis. Il semble ivre de joie.

Mais quelle ombre au tableau! À ce moment où elle est plus que reine, où tout s'aplatit devant elle, le roi (dans sa nature maligne, jalouse et toujours de bascule) relève madame de Toulouse. Il fait à la maman le présent singulier de Luciennes, pavillon d'amour, bâti par la galante Conti, fille de la Vallière, et qu'aura plus tard Du Barry. Rambouillet est trop loin. Luciennes, justement sur la route de Versailles à Marly, sera la halte naturelle. Nul don de plus haute faveur.

Autre fait et plus grave. Le roi, revenant du salut, au milieu de vingt-cinq personnes, se mit à jaser politique, à rire du roi de Prusse et de son hardiesse à Molwitz où on disait qu'il avait fui (Arg., 236). Mot stupide, et bien dangereux, qu'on prit avidement, en concluant sans peine que le roi tournerait contre la Prusse, contre les idées de la Nesle, penchant plutôt vers le plan catholique, vers les Noailles, leur sœur, madame de Toulouse: bref, que la Nesle, en son triomphe même, n'était pas forte au cœur du roi.

La Nesle était le grand scandale, le parti des impies, de l'alliance protestante, l'ennemie de l'Autriche, du parti des honnêtes gens. Si la main de Dieu la frappait, c'était un grand coup pour sauver la catholique Autriche, la touchante Marie-Thérèse, «que les anges devaient défendre,» selon la prophétie de Fleury. Dieu, en de tels moments, ne refuse pas un miracle. La Nesle n'était pas née pour vivre. Mal conformée, elle eut de plus une fièvre miliaire qui pouvait l'emporter. Il en fut avec elle, selon les vraisemblances, comme pour le petit Don Carlos, le fils de Philippe II, malade et qui peut-être serait mort de lui-même, mais on ne laissa rien au hasard: on aida.

Les horribles douleurs qu'elle avait se voient-elles dans ces fièvres? le dénouement rapide (si prompt qu'on ne put même l'administrer) est-il naturel en ces cas? Une circonstance effrayante, et de clarté tragique, s'y serait ajoutée (Mém. de Rich., V, 115), c'est que son confesseur à qui, en expirant, elle dit pour sa sœur certain secret, n'eut pas même le temps de passer d'une chambre à l'autre, et tomba roide mort avant d'entrer chez la Mailly.

Cette mort est du 9 septembre. Le 13, l'Autriche fut sauvée.

Marie-Thérèse s'était enfuie de Vienne. Nous étions bien près, à huit lieues. L'ordre vient de Versailles de n'aller pas plus loin, et de tourner vers Prague, c'est-à-dire de ne pas toucher au cœur de l'empire autrichien. Quel est donc l'ennemi véritable? La Prusse, dans l'intime pensée de Versailles, et Frédéric. Il se le tint pour dit.

Marie-Thérèse put le 13 septembre jouer à Pesth sa belle et pathétique comédie. Enceinte, un enfant dans les bras, elle pria les Hongrois pour elle, pour sa sûreté. Ces barbares héroïques oublient tous les massacres et les perfidies de l'Autriche. Ils tirent le sabre, ils crient: «Mourons pour notre roi Marie-Thérèse!» Et en effet, ressuscitant l'Autriche, ils ont fait mourir la Hongrie.

Mais revenons en France. Les gens qui connaissaient le roi sentirent parfaitement que, même en ce grand deuil, le seul qu'il ait eu de sa vie, ce qui le touchait, c'était bien moins la morte que la mort. Cette femme adorée ne fut pas exceptée de la règle commune: on ne mourait pas dans Versailles. Du moins on emportait le corps (pas encore expiré?), on le fourrait dans un hôtel voisin. Cela se fait pour elle, et, sans cérémonie, on la jette dans une remise. Devant mouler sa face en plâtre, on remarqua que sa bouche restait ouverte par une convulsion. Deux hommes forts ne furent pas de trop pour empoigner la tête, la serrer, et, de force, fermer cette gueule béante. Cela parut bien drôle et amusant pour la canaille qui entra. Ces imbéciles croyaient que c'était elle qui éloignait le roi de leur Versailles. Ils firent à ce cadavre toute sorte d'indignités, tirant dessus des fusées, des pétards, outrageant de leur mieux «la reine de Choisy.»

On avait prévu à merveille que le roi n'exigerait aucune enquête. Les médecins furent prudents, ne virent rien. Le roi voulait-il voir? Voulait-il bien sérieusement pousser à bout, connaître les gens hardis qui avaient fait le coup, et qui auraient cent fois mieux aimé avoir tout de suite pour roi un dauphin de treize ans?

Sa tête parut très-affaiblie. Au-dessus il avait un petit entre-sol où il allait pleurer au lit de la Mailly, la faire pleurer, sur elle marmotter des De profundis. Au-dessous il avait madame de Toulouse chez qui il allait faire l'enfant. L'énervation pleureuse et la peur libertine, et les enfances de Henri III, c'est tout ce qui semblait rester de lui.

Un acte cependant marque dans cette époque qu'il voulait expier. On lui dit que les maux du temps venaient uniquement du grand nombre des livres impies. Il y remédia. Il créa tout d'un coup, en une fois, soixante dix-neuf censeurs. Tous choisis avec soin. Exemple, le sage et pieux Crébillon fils, le célèbre auteur du Sopha.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XI

LA CONSPIRATION DE FAMILLE—LA TOURNELLE—DÉSASTRE DE PRAGUE
1742

Quand Frédéric pressa Marie-Thérèse, Fleury, d'un air béat, dit au Conseil: «Elle est comme Jésus sur la montagne, éprouvé par Satan. Mais les anges la soutiendront.» Voici comme les anges s'y prirent au moyen de Fleury.

Un jour, il va chez le petit Dauphin «pour assister à ses études.» Ce prince, qui n'avait que douze ans, mais qui avait déjà la grosse tête, le caractère lourd et fort qu'on vit plus tard, parla au vieux ministre de la guerre commencée, l'interrogea sur la justice de cette grande entreprise. Fleury très-volontiers s'y prêta, se laissa pousser, embarrasser, battre, jusqu'à être forcé de reconnaître «que c'était une guerre injuste.» Il sortit vite pour n'en dire davantage. Tous restèrent stupéfaits. Le Dauphin fut dès lors l'espoir «des honnêtes gens.» (Rich., VI, 168.)

Cet espoir dès longtemps était cultivé par l'Église. Il n'avait que six ans quand le clergé de France, dans l'Assemblée de 1734, vint lui faire sa harangue, demander sa protection. L'enfant, assis, couvert, l'accueillit gravement, prit la chose au sérieux. Dans la réalité, en toute occasion, il se déclara pour l'Église avec la chaleur de sa mère, mais avec suite, autorité. Sa pesanteur physique y ajoutait. Il était à douze ans un gros homme et un personnage, déjà un Stanislas pour l'embonpoint, un Boyer pour l'esprit. Boyer, dont Voltaire a tant ri, borné et entêté, s'était merveilleusement exprimé dans son élève le Dauphin. Mais celui-ci, de plus, était mal né physiquement, mal conformé, comme sont les enfants conçus en dépit de l'amour, produits hétéroclites d'unions répulsives. Il grandit, il grossit, lourd, bizarre, discordant, entrevoyant parfois sa fatalité très-mauvaise. À dix-sept ans, dans une lettre au vieux Noailles, il dit: «Je traîne la masse pesante de mon corps.» Il eût fallu du mouvement. Mais il y fut absolument impropre. Il déteste la chasse, y va, et, pour son coup d'essai, tue un homme. Une autre fois, il joue, et si gracieusement qu'une dame est fortement blessée (Arg., VI, 229. Luynes, IX, 325).

Une chose très-grave, qui réfute ses panégyristes, c'est le jugement sévère que M. de Luynes lui-même (intime de Marie Leczinska) porte sur le Dauphin. Il le trouve enfant à vingt ans, variable et lourdement léger, passant d'une chose à une autre, de plus, étrange, absurde; chantant Ténèbres avec sa femme, la seconde dauphine, dans la chambre lugubre où fut exposée la première (Luynes, VIII, 367). Cela n'est pas d'un esprit sain, mais d'un cerveau, ce semble, marqué des manies sombres du roi demi-fou de Madrid.

Ce triste Caliban, qui après tout était honnête, se fût jugé peut-être, eût décliné la responsabilité des grandes choses, si les gens qui en étaient maîtres, ne l'eussent incessamment poussé, mis en avant. Il se crut nécessaire, appelé et voulu de Dieu, fit effort et s'ingénia. Là parut un esprit très-faux, un sot subtil qui, dans la main des fourbes, eût pu aller très-loin et faire regretter son père même. Celui-ci l'aimait peu, le voyait comme un être à part, déplaisant dans le bien autant que dans le mal, en parfait contraste avec lui.

Le Dauphin fut le centre, le noyau fort et dur autour duquel la famille royale et le clergé, l'intrigue espagnole-autrichienne, tous les éléments rétrogrades se groupèrent peu à peu. Nous devons les énumérer.

La reine, entre sa chaise et sa chaise percée, a l'air de n'agir pas, de souffrir seulement. Son infirmité la stimule. Quand sa chère Espagne est en jeu, elle fait écrire à Madrid les avis que ne donnaient pas nos ministres. Les intrigants Lorrains, les Polonais jésuites, la lancent par moments aux pieds de Louis XV. «Sire, sauvez la Religion» (c'est-à-dire proscrivez Voltaire et l'Encyclopédie). Chose triste, odieuse, pour chancelier intime elle prend Saint-Florentin, ministre des prisons, geôlier des protestants, jansénistes et philosophes.

Les deux filles aînées, l'Infante et Henriette, qui ont seize ans (1743), sont une avec leur mère. La première, grande et belle, fort aimée de son père (stylée par la Farnèse), voulait non-seulement une royauté du Milanais, mais, ce qui est plus fort, à la mort de Fleury, faire ici un premier ministre.

Henriette, au contraire, très-douce et maladive, avait beaucoup souffert. Promise au Bavarois, promise au duc de Chartres, qu'elle aimait, qui l'aimait, puis refusée, brisée. Son père veut la garder. Il craint les Orléans, est jaloux de ses filles. Nulle plainte. Mais la pauvre Henriette (instrument de sa mère, du Dauphin), si elle ose parler, doit, timide et tremblante, aller d'autant plus droit au cœur.

Une enfant de dix ans, la véhémente Adélaïde, aura un bien autre pouvoir. Dans sa vivacité, son élan polonais, ses saillies précoces et baroques, elle étonne. Seule des filles du roi, elle obtient de rester près de lui, de ne pas subir le couvent. Elle prendra le Roi, sans nul doute, lui fera faire ce que veut le Dauphin.

Tous Espagnols de cœur, voulant le Milanais pour l'infant et l'infante.—Mais secondairement tous pour Marie-Thérèse.—Tous rêvant l'avenir de l'hymen autrichien, visant pour une infante d'Espagne le petit Joseph II[34].

Funestes mariages, d'abord de Joseph II, plus tard de Marie-Antoinette! Un million d'hommes ont péri pour cela.

Bourbon, Autriche, Espagne, trinité sainte. Union ardemment désirée du clergé. Le sang du Très-chrétien, du roi Catholique ne peut mieux s'allier qu'à l'Apostolique Autrichien.

La guerre n'est qu'extérieure. On reste ami, parent. Le cœur est pour Marie-Thérèse. La bonne Autriche, l'honnête Autriche, ce sont des mots adoptés dans l'Europe. Sur la justice de cette guerre, l'opinion de Versailles et de Madrid est tout à fait celle de Vienne. C'est celle des honnêtes gens. Le vieux Fleury, en entravant la guerre, sert directement la pensée de toute la famille royale. Elle pleure aux victoires de la Prusse. Elle pleure aux succès de la France. Dès ce jour est organisée, contre nous, contre la patrie, la conspiration de famille.

Cette conspiration n'est devenue bien claire que plus tard, à mesure que grandit le Dauphin. Mais déjà elle existe, elle agit sourdement, saisit le roi d'autant plus sûrement qu'elle ne veut et n'insinue guère que ce qu'il eût voulu lui-même. De fond et de nature, d'éducation, de précédents, il était (sauf des échappées) homme du clergé et du passé, bon Espagnol, bon Autrichien.

L'opposition naturelle à cela furent les maîtresses. Dans quelle mesure? médiocre pourtant, la Nesle avait l'instinct du grand. La Mailly eut du cœur. Leurs efforts avortèrent. La Tournelle voulut, exigea qu'il fût Roi, le rendant seulement plus absolu, plus dur. La Pompadour lui fit un peu tolérer les idées. Mais ce ne fut jamais qu'en haine et envie du Dauphin. Donc, rien ne fut gagné. Le parti du Dauphin le reprit par ses filles. Ceci soit dit pour tout le règne. Revenons à la fin de 1741.

L'affaissement d'esprit pitoyable où fut Louis XV, sa peur profonde de la mort après la catastrophe horrible de la Nesle, donnait bon espoir au clergé. La Mailly, plus qu'usée, ne pouvait pas faire contre-poids. Le roi reprendrait-il maîtresse? cela semblait douteux. Le parti bien pensant croyait que, si parfois revenait l'ardeur libertine, la petite maison de Choisy y suppléerait de reste, les dames complaisantes, les nocturnes hasards sans amour et sans souvenir, donc, sans effet ni influence.

Il fallait un courage réel pour entreprendre de refaire une maîtresse, de rendre le roi amoureux.

Deux sortes de personnes y étaient cependant infiniment intéressées, les courtisans, les gens d'affaires. Parmi les premiers, Richelieu, jusque-là écarté, mais uni aux Tencin, ne désespéra pas de s'emparer du roi en lui donnant une maîtresse quasi-royale, bâtarde des Condés. Dans le monde d'affaires, on présentait d'en bas un bijou plébéien, une enfant accomplie, une Pandore douée de tous les arts. Créature et filleule des Pâris, la petite Poisson était née in telonio, dans leur propre comptoir. Celle de Richelieu, la Tournelle, avait vingt-cinq ans. Celle des Pâris, la Poisson, n'en avait que dix-huit. Laquelle des deux aurait le cœur et le courage de reprendre le rôle dangereux de la Nesle? Laquelle agirait pour la France? c'était au fond la question. La Tournelle, qu'on croyait bâtarde des Condés, donnait espoir; on supposait qu'elle serait, comme eux, du parti Chauvelin, anti-dévot et anti-autrichien. La petite Poisson promettait encore plus; le salon de sa mère, fort mêlé, recevait avec les fermiers généraux, beaucoup de gens de lettres, les plus libres esprits. Filleule des Pâris, elle était caressée de tous et put jouer enfant plus d'une fois entre Voltaire et Montesquieu.

La mise en scène de l'enfant fut jolie et fort bien entendue. Les Pâris, relevés, redevenus puissants (Montmartel, banquier de la cour, Duverney, fournisseur général des armées), gardaient une note fâcheuse, celle d'avoir eu leur commis Poisson pendu en effigie. La petite Poisson avait un beau prétexte, touchant, d'aller au roi, sa piété filiale. On la faisait voltiger dans les chasses, en robe rose et phaéton bleu. Elle allait, revenait, tournait autour. Le parti contraire s'en moquait, disait: «C'est l'amoureuse du roi.» Mais d'autres plus sérieusement: «C'est pour la grâce de son père.» Quelque part qu'il allât, il revoyait ce doux petit visage, muet, qui pourtant implorait. Il souriait, regardait volontiers. On s'alarma. On coupa court en décidant le roi, non à prendre la fille, mais à faire grâce au père (en 1741). Cela finissait tout.

Les Pâris comprirent mieux qu'il fallait d'abord la marier, la faire dame d'un salon, une reine de la mode et des arts, mais surtout lui ôter ce fâcheux nom de Poisson, dont on plaisantait trop. «La caque sent toujours le hareng, etc.»

Le roi, qui avait eu la Nesle, un des grands noms de France, eût bien fort descendu avec celle-ci. La famille royale, la cour, supportaient mieux la Nesle, disant: «Elle est de qualité.» Cela retarda la Poisson, et plus de trois années.

Pour le moment, Duverney, ajournant sa petite merveille, se rangea à l'avis des Tencin et de Richelieu, qui était de donner au roi une princesse, mais encore une Nesle. M. le Duc, qui avait eu longtemps madame de Nesle, se croyait père de plusieurs de ses filles, et il en avait doté, marié une à un gentilhomme. Bientôt veuve, fort belle et brillante, cette dame, qui se sentait Condé, en avait la hauteur, malgré sa pauvreté. «Haute comme les monts,» disait madame de Tencin, sa patronne. Elle n'en fut pas moins basse, avare, débattant longuement dans sa froideur sordide combien elle aurait de son corps. Bien différente de la Nesle, elle facilita son traité, en demandant beaucoup pour elle-même et rien pour la France, en se séparant des Condés qui soutenaient Chauvelin. Elle endura Fleury, et Tencin, et Noailles, les influences de famille. Elle employa Voltaire, l'homme de Richelieu, auprès du roi de Prusse, mais ce qui fut bizarre, le fit écrire aussi pour les plans de Tencin, et la folle croisade qui nous brouillait avec la Prusse.

Revenons en septembre, en 1741. Fleury, disons plutôt Versailles (et la famille, les Noailles, Maurepas, etc.), parut se proposer deux choses: Sauver l'Autriche, et blesser Frédéric.

1o On n'alla pas à Vienne, comme il voulait. Et on amusa le public en portant jusqu'au ciel un brillant coup de main, Prague emportée par escalade. Maurice de Saxe, le bâtard, la commanda. Chevert l'exécuta. Et la gloire en fut à Maurice (18 novembre 1741).

2o Fleury accorda au roi George, oncle et ennemi de Frédéric, la neutralité du Hanovre (octobre 1741). George est mis à son aise. On ne peut l'attaquer. Et lui il peut donner des subsides à Marie-Thérèse, lui payer des Danois, des Anglais et, chose impudente, douze mille de ces Hanovriens que l'on vient de déclarer neutres.

3o Bien loin d'écouter Frédéric, on prend pour général, celui qui lui déplaît le plus, un sot brutal, un Broglie, qui l'a blessé, le blesse encore. On rit de Frédéric. On élève ridiculement en face de ce grand homme un nain, ce Maurice de Saxe, officier subalterne et caractère suspect, qui a l'incroyable insolence d'être jaloux du roi de Prusse.

Frédéric sentait tout cela. Il se trouvait seul, sans terreur. Ce grand et ferme esprit avisait froidement à vaincre et à traiter sans nous.

L'infortuné Bellisle voit tout fondre en ses mains. Le Prussien et le Saxon flottent. L'Empereur a perdu tous ses États héréditaires. Bellisle, en mars, court à Versailles. Il trouve autour du fauteuil de Fleury ceux qui perfidement ont agi contre lui, contre la Prusse et pour l'Autriche. La Mailly eut alors un beau mouvement de cœur. Elle força d'écouter Bellisle qui écrasa ses ennemis.

Le roi ne disait rien, et l'on croyait que, pour des paroles si libres, il serait mis à la Bastille. Quelques honnêtes gens réclamèrent. La Mailly pleura pour l'armée qui périssait si l'on brisait Bellisle. Le relever, c'était sauver l'armée, nous ramener la Prusse, raffermir l'Allemagne.—Revirement subit. Le roi signe un brevet qui le fait duc, et duc héréditaire. L'Empereur le fait prince d'Empire.

Tout cela vient bien tard. Frédéric serré de très-près, non soutenu par les Saxons, abandonné de nous, et seul, gagna la bataille de Chotusitz. Vainqueur, il écrivit à Broglie qu'il était quitte envers la France (mai). Broglie, sourd aux conseils de Bellisle, se fit battre et s'enfuit dans Prague.

Marie-Thérèse qui, avant la bataille, ne savait pas si elle ferait grâce au roi de Prusse, dégonfla, devint souple. Le traité était imminent. Bellisle accourt chez Frédéric, et s'emporte dans son désespoir. Frédéric froidement tire de sa poche les lettres que Fleury a écrites en Autriche, offrant de laisser là la Prusse, de faire rendre la Silésie si l'Empereur a la Bohême. Lettres honteuses où le radoteur confiait à l'ennemi tous ses chagrins secrets. Dans ces missives étranges, l'esprit prêtre, l'esprit de police, de lâcheté, d'enfant rapporteur, brillait, comme dans celles de 1737. Il a accusé Chauvelin alors, aujourd'hui dénonce Bellisle (2 juillet 1742). Marie-Thérèse imprime tout cela pour l'amusement de l'Europe. Versailles est démasqué-honni. Le roi de Prusse s'arrange avec l'Autriche et l'Angleterre (28 juillet). Hollande et Danemark, Pologne et Saxe, y accèdent bientôt, et six mois plus tard la Sardaigne nous laisse aussi et traite. Seule restera la France. L'autre année, Louis XV parut le général du monde (août 1741). En août 1742, il n'a plus d'allié que l'inutile Espagne et le Bavarois ruiné.

La situation était grande, terrible. Les nôtres, abandonnés, n'ayant ni Prussiens, ni Saxons, sont enfermés dans Prague. Rien n'y vient plus. Dès août la disette commence. Les bandes innombrables de Marie-Thérèse, ses cavaliers barbares, guêpes féroces, voltigent tout autour et coupent toute communication. L'impératrice dit: «Je les tiens.» Fleury prie, et elle s'en moque. Elle veut qu'ils sortent désarmés, prisonniers. Bellisle, très-généreusement, pour réparer les fautes de Broglie, s'enferme dans Prague avec lui. Il répond à Marie-Thérèse par des sorties terribles. Dans l'une, nos Français vont droit aux batteries autrichiennes, les enclouent, avec grand carnage, enlèvent le général Monti. Insigne gloire, mais qui ne nourrit pas. On tue, on mange les chevaux.

Cela le 22 août, que fait-on à Versailles!

Une voix sourde, profonde, s'y élevait pour Chauvelin. Dans un si grand péril, dans un tel abandon, tous sentaient qu'il fallait à l'heure même un pilote, une main sérieuse au gouvernail. Les Condés, les Conti, la Mailly, même le contrôleur des finances Orry, créature de Fleury, étaient pour Chauvelin. Mais personne hardiment n'osait s'avancer et déplaire, risquer «d'attacher le grelot.» La question était de savoir si les influences nouvelles, Richelieu et les autres, agiraient dans ce sens. Ils s'abstinrent lâchement.

Les Maurepas, les Noailles, tremblaient. Ils firent parler Fleury. Il dit que la religion était perdue si l'on rappelait Chauvelin. Il avoua que le Conseil n'était pas fort, qu'il fallait le fortifier, pour cela appeler... Tencin, avec le jeune d'Argenson (souple et fin valet des Jésuites). Le 27 août cela se fit. Tencin, que jusque-là on avait cru homme d'esprit, au pouvoir parut un néant.

Il y avait pourtant de vrais Français. Un M. de Merlé, que connaissait un peu Fleury, vint le trouver, prier pour notre armée, demander qu'on envoyât à son secours l'armée inactive de Maillebois, Fleury y consentit. Maillebois alla jusqu'à Égra. Mais cette fois encore, on attrapa Fleury. Le secret agent de l'Autriche, Stainville (Choiseul), lui dit que, si près de la paix, il allait gâter tout par une collision inutile. Et il rappela Maillebois. Prague et nos enfermés furent abandonnés à leur sort.

Avec la faim, le froid bientôt sévit. On put voir (là comme en Crimée) à quel point ces extrémités, loin d'abattre l'âme française, la tentent au contraire et l'exaltent. La poudre leur manquait. Ils faisaient des sorties, des charges à l'arme blanche, et parfois en triomphe rapportaient un morceau de bois. Dans leur gaieté, leur bonté généreuse, ils partageaient leurs rations réduites avec de pauvres spectres de femmes indigentes qui trouvaient auprès d'eux plus de pitié qu'auprès des leurs.

Le Roi était-il averti? M. de Beauveau, échappé à grand'peine, vint, lui dit tout. Et il resta muet. La Mailly se désespérait. Il parla, mais pour ne rien dire. Il ne fallait qu'un mot, rappeler Chauvelin. Son nom seul aurait fait songer Marie-Thérèse, eût aidé Frédéric dans l'idée admirable qu'il eut pour nous sauver, pour relever le Bavarois: c'était de décider les princes allemands à faire une armée de l'Empire. Mais sans la France, ils n'osaient faire ce pas.

Pour dire le vrai, le Roi était tout absorbé dans le traité de la Tournelle. Elle exigeait des choses énormes et insensées: un duché (Châteauroux); plus l'état fastueux qu'avait eu Montespan; plus des avantages futurs pour les enfants qu'on lui ferait. Et ce traité immonde publié à grand bruit, à son de trompe, le duché vérifié, enregistré en Parlement, comme on eût garanti un traité avec telle puissance étrangère.

Elle exigeait encore une chose bien dure, qui coûtait fort. C'était qu'on chassât la Mailly.

Donc le traité traînait. Une chose juge cette femme, c'est que, craignant que le Roi à la longue ne perdît patience, elle usa d'un moyen étrange, de lui donner un passe-temps comique autant qu'infâme. Elle lui envoya à sa place sa sœur, amusante et cynique, laide et drôle, qu'il eut à Choisy.

Mais le Roi enfin fait effort. La grande exécution s'accomplit. Le secours de Prague? Point du tout. Une chose bien plus importante à Versailles, l'expulsion de la Mailly (10 novembre 1742). Tencin, dit-on, en eut l'honneur. Le clergé volontiers en eût chanté des Te Deum. Car, tant que la Mailly restait, la Nesle n'était pas enterrée. Il y avait un cœur pour la France.

Le désastre de Prague ne fut plus qu'un fait secondaire. Marie-Thérèse y usait son armée. Elle voulait à tout prix sa vengeance. Les supplications sottes de Versailles avaient ajouté à son orgueil bouffi. Ne sachant plus que faire, nos ministres écrivent qu'il faut revenir...

Mais comment revenir?... Plus de routes. Tous les ponts détruits. Des montagnes à passer. Très-hautes, car elles versent des rivières opposées, au Nord et au Midi, à la Baltique, à la mer Noire. À ces hauteurs, le froid est redoutable. C'est peut-être ce qu'on calcula. Couler Bellisle à fond, c'était la pensée de Versailles. S'il meurt là, c'est fini; c'est l'audace insensée. S'il passe en laissant derrière lui une armée gelée et détruite, ce sera mieux. Car il vivra condamné, flétri et maudit.

Mais enfin voici l'ordre. Il faut partir. C'est la nuit du 16 décembre (1742). Bellisle dit à Chevert: «Garde tous les malades. Tu ne te rendras pas.—Certes, non, général.» Il en était bien sûr. Il se fût fait sauter.

Maintenant le voilà, l'homme de l'entreprise, ce Bellisle, qui emmène la nuit ses quatorze mille hommes, les seuls qui marchent encore, affaiblis, amaigris. C'était la miniature du retour de Moscou. Bellisle n'en fût jamais sorti s'il n'y eût eu avec lui un homme de génie, Vallière, vrai créateur de notre artillerie. On emmenait trente canons. On ne sait pas comment, mais il leur mit des ailes. Partout où les affreuses bandes de la cavalerie de l'Autriche se présentaient sur nos gelés pour faire leur petite récolte de têtes, et de nez, et d'oreilles, nos canons volants y étaient pour faire voler leurs escadrons. C'est la première fois qu'on vit ces canons animés, pleins de verve française. Le très-attentif roi de Prusse, studieux, et qui aimait son art, en profita, en fit autant, et d'un bout de l'Europe à l'autre dans la guerre de Sept Ans. Il imita Vallière, fut imité de Bonaparte.

On perdit énormément d'hommes. Mais on arriva à Égra, fièrement. On sauva le drapeau. Chevert se défendit à Prague, et si bien que Marie-Thérèse, le cœur crevé, y manqua sa vengeance, dut le laisser aller.

Le Roi, pendant ce temps, avait eu sa victoire. La victoire achetée et que d'autres avaient eue. Les chiffres parlent. Il l'eut le 10. Du 17 au 27 notre armée fut gelée. Le 19, cette fille se montra triomphante à l'Opéra qui l'applaudit. Vingt jours après, le dévoiement de Fleury évacua le peu qu'il avait d'âme. Tous en rirent, et dans l'antichambre, chez le mort même, on en fit des chansons. Chacun se sentit soulagé. Le Roi aussi. Il fut fort gai, et dansa une ronde à la Muette, d'après un air nouveau qu'on avait fait sur Maurepas, sur son sexe équivoque, son incapacité d'amour (Revue rétr., t. V, 213).

Cela ressemble à Charles VI.

C'est lui faire tort. Au moins Charles VI était fou.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XII

FRÉDÉRIC LE GRAND—FURIE DE L'ANGLETERRE—LA TOURNELLE—LE ROI MALADE
1743-1744

Frédéric ne pouvait être accusé de nos désastres, c'est lui qui pouvait accuser. On avait constamment agi sans lui et contre lui. On l'avait laissé seul au moment décisif d'avril 1742. Certes il avait le droit de nous tourner le dos.

Cependant il n'abandonna nullement notre Empereur, rendit même à la France de signalés services dans les derniers mois de Fleury et dans le long gâchis qui suit (1743). Services, en conscience, beaucoup trop oubliés.

Il suivit en cela son intérêt sans doute; mais, reconnaissons-le aussi, sa partialité pour la France, très-forte au début de son règne. Ce sentiment intime, de son mieux il le cache. Il plaisante Voltaire et Bellisle. Mais tous ses actes sont français.

Il était un des nôtres, constamment inspiré et imbu de la France. Jusqu'à quinze ans, il est fils du Refuge, élevé par nos protestants. Excellente influence, austère, qui, plus que tout le reste, créa en lui le nerf de l'indomptable volonté. De quinze à vingt, il copia Versailles. Sa grand'mère, la spirituelle Sophie-Charlotte, qui y avait été, qui fut près d'y régner en épousant le Grand Dauphin, lui laissa trop sans doute l'admiration de cette cour. Sa charmante sœur Wilhelmine, plus âgée, qui put tout sur lui, fut élevée par une Italienne, et l'aurait fait plus que Français. La prison, la persécution du barbare Allemand son père, le changèrent, mais toujours dans le sens de la France. Il fut, dans sa longue retraite (de dix années), le disciple de nos philosophes. Les lourds convertisseurs que son père avait mis dans sa prison pour l'aplatir chrétiennement, le firent solidement anti-chrétien. Français signifiait pour lui libre penseur. Être un roi tout français, cela lui paraissait être roi des esprits et de l'opinion, grande puissance qu'il cultiva toujours et qui n'aida pas peu au beau succès de ses affaires.

Ce qui est grand en lui bien plus qu'aucun succès, c'est cette suprême victoire d'avoir, plus qu'aucun homme, prouvé, réalisé, la profonde pensée de ce siècle «L'homme est son créateur. Toute-puissante est la volonté pour se faire, en dépit du monde.»

Deux choses auraient pu l'annuler, les deux énervations de vices et de misère. Ce prisonnier, ce vicieux, ce misérable, ce mendiant, par-dessus tout cela, fut de bonne heure marqué d'un signe qui promet peu l'activité. Dès vingt ans, il fut gras. Il parut prendre un sens, celui des femmes et de l'amour. Ses ennemis pouvaient le croire brisé. Mais c'était le contraire; le cerveau fut doublé. La volonté terrible qui fut en lui, dompta l'inertie naturelle, en fit un type unique, extraordinaire d'activité, jusqu'à vouloir supprimer le sommeil. Solitaire dix ans à Rheinsberg, et n'ayant nulle affaire encore, il se levait déjà en pleine nuit. À quatre heures, on le réveillait, et durement, en lui appliquant une serviette mouillée. Il travaillait huit heures, portes closes, jusqu'à midi. Il lisait, pensait, écrivait. Il se trempait d'un fatalisme dur (que Voltaire en vain combattait). Il écrivait des lettres, des histoires, des mémoires, un entre autres: Comment faire la guerre à l'Autriche.

Devenu roi (mai 1740), il se trouva recevoir de son père une bonne armée disciplinée, qui ne s'était jamais battue, de très-bons généraux, mais qui avaient peu guerroyé. Fort ridiculement on le compare à Bonaparte. L'heureux Corse eut la chance unique d'hériter de Masséna, d'Hoche, d'avoir à commander les vainqueurs des vainqueurs. Favori du destin, il reçut tout d'abord de la Révolution l'épée enchantée, infaillible, qui permet toute audace, toute faute même. L'armée de Frédéric, qui n'avait fait la guerre que sur les places de Berlin, était dressée sans doute (et sur les idées excellentes du vieil Anhalt). Mais tout cela n'est rien. Une armée ne se forme qu'en guerre et sous le feu. Son roi, non moins qu'elle novice, l'y conduisit, l'y dirigea, lui apprit plus que la victoire, la patience, la résolution invincible, et en réalité c'est lui qui la forma. Ce que ne fut pas Bonaparte, Frédéric le fut: créateur.

Bonaparte eut en main l'instrument admirable, homogène, harmonique, de la France si anciennement centralisée. Frédéric eut en main un damier ridicule, fait d'hier et de vingt morceaux, une armée composée et de recrues forcées, et d'hommes de toute nation. Il eut un pays sans frontière, bigarré, bref un monstre. C'est la création d'un besoin. Contre le monstre Autriche, il a fallu le monstre Prusse. Comment eût-il agi, ce corps dégingandé, s'il n'eût en Frédéric trouvé l'unité, le moteur?

Ses contemporains sont sévères dans leur jugement sur lui. Ils en parlent comme d'un roi. Mais il fut encore plus le grand chef des résistances européennes. Dans l'odieux moment où l'aveugle Angleterre se déclara pour Vienne et pour la catholique Autriche contre les libertés de l'Allemagne (1742), au moment où l'intrigue fit cet indigne coup d'accoupler l'Autriche et la France (1755), que devenait l'Europe sans l'homme extraordinaire qui seul la vainquit, la sauva?

Cet homme tellement maître de lui, fait un frappant contraste avec son temps. La violente Angleterre de George, l'Autriche colérique, rancuneuse, de Marie-Thérèse, la furie de Madrid, l'ineptie de Versailles, bref l'aliénation de tous, ne laisse voir qu'un homme en Europe. Un seul a son bon sens. Il a l'air du gardien des fous pour empêcher à chaque instant qu'eux-mêmes ne se blessent et se brisent.

On ne dit pas assez tout ce qu'il fit pour nous en ce moment. Il se compromit même (Dover). De sa personne, il alla visitant les princes de l'Empire, les engageant à se confédérer, à faire une armée neutre qui aurait couvert la Bavière, découragé la pointe que l'Autriche voulait faire en France. Son influence ôta deux armées à nos ennemis: 1o celle du Hollandais que l'Anglais voulait leur donner et que le roi de Prusse paralysa plus d'une année; 2o les troupes anglaises de Flandre que George, ce furieux Allemand et plus Autrichien que l'Autriche, envoyait à Marie-Thérèse. Pour nous sauver ce coup, Frédéric eut besoin de menacer et de dégainer presque. Il signifie à George que s'il fait un pas dans l'Empire sans l'aveu de l'Empire, la Prusse à l'instant même saisira son Hanovre. George avala sa rage. Mais sa jalouse haine pour Frédéric, s'envenimant, le fit de plus en plus, contre tout intérêt anglais, serviteur de l'Autriche, et bourreau (s'il eût pu) pour détruire la Prusse et la France.

L'Angleterre (d'elle-même calculée, raisonnable, et sérieuse dans les intérêts) avait en ce moment un accès singulier, allait comme un homme ivre qui suit non pas sa route, mais de droite et de gauche, poussée ici et là. Après la torpeur de Walpole, sous Carteret et Pitt, elle s'était éveillée de fort mauvaise humeur. Comme un boxeur méchant, fort, sanguin, qui veut des querelles, elle cherchait à qui donner des coups. Fureur instinctive et aveugle, que de façon diverse on travaillait habilement. D'une part, la banque maritime, les noirs comptoirs de Londres qui dans l'Amérique envoyaient leurs contrebandiers, commanditaient le vol, voulaient que leurs brigands fussent inviolables aux Espagnols. Il fallait écraser l'Espagne qui criait: Au voleur!—D'autre part, une masse plus désintéressée, mais sotte et violente, au nom de la famille, s'émouvait pour Marie-Thérèse contre l'intérêt protestant, contre le roi de Prusse. Son oncle George II était à corps perdu dans ce courant.—Un troisième mobile, commun à tout parti, c'était la haine de la France, l'idée que cette France qui flottait sans pilote allait recommencer Louis XIV, la monarchie universelle. On n'avait jamais su ici-bas ce que peut la haine tant que cette Angleterre ne donna son héros, l'enragé M. Pitt, ce furieux malade, de colère calculée. Tous les plans de ruine et de démembrement, rêves de Marlborough et d'Eugène, étaient au cœur de Pitt. Deux vieilles gens de soixante-dix ans, Stairs, Sarah Marlborough, ressuscitèrent pour hurler avec lui. Stairs, l'Écossais camus, un dogue à figure d'assassin (qui tua son frère à douze ans), avait eu à quarante la jouissance unique de marcher sur le pied, au grand roi qui ne pouvait plus remuer. Et la furie Sarah, l'impudique exploiteuse de la pauvre reine Anne, ce vampire enrichi de carnage, du sang de la France, en avait soif encore. Elle fut d'autant plus une plaideuse pour Marie-Thérèse, prête à lui donner tout. Pour son impératrice, elle courait les rues, lui ramassait l'argent, pleurait, priait pour elle. La famille est en cause et la propriété. Vingt peuples délivrés de l'Autriche, rentrés dans le droit naturel de la liberté élective, sont proclamés par l'Angleterre la propriété de la femme, de son fruit né, à naître, de ce ventre plein de tyrans.

Dans cet accès bizarre, la terre de la Loi, l'Angleterre, se déclara contre la Loi, contre l'élection régulière que l'Allemagne unanime fit de son Empereur à Francfort. Elle biffa le choix des Allemands, nia la liberté germanique. Couronné à Francfort, et couronné à Prague, l'Empereur bavarois avait pour lui le Droit incontestablement. Force énorme, si son défenseur, si la France n'eût été trahie.

Fleury mort, l'Espagne voulait nous donner un ministre. D'autres timidement auraient insinué Chauvelin. Mais qu'en a-t-on besoin? «N'avons-nous pas le Roi?» C'est le texte qu'en chœur chantèrent les deux partis, Noailles d'un côté, de l'autre Richelieu. Merveille! le Roi parle. On le pousse, on le presse, et on obtient cela. Il parle. Il parle haut et sec. À propos de Tencin, il dit d'un ton bref: «Plus de prêtre.» Il est donc bien changé? Point du tout. Pure imitation. Il copie assez bien la sèche impertinence de Richelieu, de la Tournelle.

Il n'en reste pas moins ce qu'il fut, un jouet, l'automate de Vaucanson.

Lorsque la vieille madame la duchesse osa (février et avril) lui présenter les lettres, les mémoires francs, hardis, que lui adressait Chauvelin, on lui fit croire sans peine que cela blessait son honneur. Maurepas et Noailles, les plus intéressés à exclure Chauvelin, y réussirent sans doute par d'adroites insinuations. Le Roi, si peu sensible, indifférent même à l'outrage (on l'a vu en 1730), crut avoir de lui-même une royale colère, et fit ce qu'on voulait. Il aggrava l'exil de Chauvelin (avril), fit entrer Noailles au Conseil.

La Tournelle avait une étoile, et y croyait, bien sûre de faire du Roi le plus grand roi du monde (V. sa lettre dans Goncourt). Admirons les premiers effets de cette étoile: Chauvelin en disgrâce, et Noailles au Conseil.

Noailles, qui, sous la Régence, avait eu des vues saines, d'heureuses lueurs, n'avait dans sa vieillesse gardé que ses défauts, une imagination mobile, une versatilité bizarre, qui le faisait sans cesse voltiger d'une idée à l'autre. Brillante, étourdissante, sa parole était la tempête. Pour ajouter l'éloquence du geste, il jetait son chapeau en l'air (Arg.). Bref, homme de talent et d'esprit, de vaste connaissance, sans cœur, ni fond, ni caractère, faux dévot (et flatteur de la trahison de famille), il offrait la grotesque image d'Arlequin à soixante-cinq ans.

Richelieu, la Tournelle, se montrèrent là très-lâches. Dans la terrible crise où nous entrons (avril 1743), lorsque l'invasion de toutes parts nous menace et gronde, ils laissent la famille et le parti dévot remettre à ce vieil étourdi la défense de nos frontières.

George, Marie-Thérèse, ne doutent plus de rien. Ils sont sûrs de finir en une campagne. C'est moins que la guerre, c'est la chasse, c'est la curée. Qui veut des morceaux de la France? Mais sa ruine n'est pas ce qui plaît à Marie-Thérèse. C'est bien plus la vengeance. À Prague, à Égra, on le vit. Il lui faut des Français vivants à outrager. Cette femme de vingt-huit ans, toujours grosse ou nourrice, avec sa beauté pléthorique, ivre de sang et bouffie de fureur, a beau être dévote; on voit déjà ses filles en elle et le fantasque orgueil de Marie-Antoinette, et les emportements de la sanguinaire Caroline. Elle sème; les siens récolteront. Elle fonde sur le Rhin et chez nous l'exécration du nom d'Autriche. Ses manifestes terroristes, des pères aux fils, jusqu'en 93, s'imprimeront dans la mémoire, ses menaces de mutilations, le nom de son Mentzel, choisit par elle pour aplanir la route, décourager les résistances par d'horribles excès de férocité calculée. On réclame. Elle en rit, et désavoue Mentzel en l'avançant et le récompensant. Dans ses proclamations, il dit au paysan que, qui ne vient à lui, sera forcé lui-même de se tailler en pièces, de se couper le nez et les oreilles. Nombre de ces barbares, sous l'habit musulman, avec charivari de tambour et de tamtam, donnaient une agonie de peur au paysan, qui dans ses cris au ciel mêlait confusément le Turc avec Marie-Thérèse.

Invasion hideuse, à laquelle le sot George, la brutale Angleterre n'eurent pas honte de s'associer. Ce grand peuple a des temps où il ne voit plus goutte, va comme un taureau, cornes basses. Le portrait ridicule que nous donne Comines des Anglais arrivant en France avec Édouard IV pour faire la guerre à Louis XI, convient (quatre cents ans après). Bravoure et gaucherie, maladresse incroyable, foi sotte à la force physique. Tel vous allez les voir à Dettingen. George, par une savante manœuvre, veut couper Noailles d'avec Broglie, empêcher leur jonction. Et il se fourre dans une impasse. Le loup a voulu prendre, est pris. Voilà qu'il ne peut plus ni nourrir son armée, ni avancer, ni reculer.

Ce joli coup était moins de Noailles que du très-habile de Vallière qui sut placer ses batteries de façon que la masse anglaise, bien exposée en espalier sur la rive opposée du Mein, devait, défilant en arrière, subir en plein le feu, avaler tout jusqu'au dernier boulet. Qui sauva George? L'étourderie de nos brillants courtisans de Versailles. Le neveu de Noailles, Grammont, et la Maison du Roi, ne voulurent pas que l'artillerie eût l'honneur de l'affaire. Cette cavalerie dorée s'élança, elle alla charger justement devant nos canons et les empêcha de tirer. L'avant-garde, sans ordre de même, suivit ce mouvement. Nos pauvres jeunes milices, amenées d'hier à l'armée, tinrent peu, et, ce qui étonna, nos fiers gardes françaises, superbes au pavé de Paris.

Même perte de chaque côté, mais George était sauvé. Des Autrichiens allaient le joindre. Noailles, pour n'être pas saisi entre les deux, dut repasser le Rhin. Triste nécessité, et on la rendit ridicule. Le Roi dit que notre Empereur, le Bavarois, traitant avec Marie-Thérèse, il ne voulait pas les gêner et rappelait les armées de l'Empire. Cette déclaration chrétienne et pacifique de conciliation enhardit nos ennemis. Elle n'aida pas peu à décider le traité du Piémont et de Marie-Thérèse. Le Piémont sentait bien que nous étions trop Espagnols, que nous ne travaillions en Italie que pour notre fille, l'Infante. (13 septembre 1743.)

Grand coup contre Madrid, grand coup contre Versailles, c'était juste l'endroit sensible des deux cours, l'affaire de la famille. L'Infante (poussée par la Farnèse), dans sa tendre correspondance qui était constamment en route de Madrid à Versailles, dut tremper son papier de larmes. Le Roi embarrassé, voyant que le Conseil craignait de prendre avec l'Espagne des engagements compromettants, ne consulta qu'un homme, celui que la Tournelle appelait Faquinet, Maurepas. Il méritait ce nom. L'heureuse occasion de faire contre la France l'affaire de la famille, Maurepas la saisit aux cheveux, dressa docilement, ou plutôt copia le traité insensé. C'était déjà le Pacte de famille qui mariait la France à l'Espagne, l'associait aux aventures de la patrie de Don Quichotte. Rien de stipulé pour la France, mais généreusement elle donnait tout le Milanais à l'Espagne (donc guerre éternelle au Piémont).

Guerre déclarée à l'Angleterre, et dès lors maritime (la guerre jusque-là n'était qu'hanovrienne). Article grave, qui eût du faire trembler Maurepas, comme ministre de la marine; il avait construit des vaisseaux, mais en bois si mauvais que nos amiraux déclaraient qu'ils ne pouvaient tenir la mer.

Le comble de l'imprudence c'était qu'on s'engageait à ne jamais traiter avec l'Anglais qu'il n'eût restitué Gibraltar. Donc on fermait la porte à tout arrangement possible.

Ce fut le premier acte du Roi gouvernant par lui-même, acte accordé à la famille, acte de père plus que de roi. Et en même temps, chose bizarre, il en faisait un autre absolument contraire. Richelieu, la Tournelle eurent l'autorisation d'une démarche (indirecte et secrète) auprès du roi de Prusse. Le Roi sut, approuva que leur homme, Voltaire, allât à Berlin, «comme persécuté de Boyer.» Il lut et goûta même la risée que Voltaire faisait de ce Boyer, le vrai chef du clergé qui, depuis Fleury, avait la Feuille, c'est-à-dire en réalité donnait comme il voulait évêchés, abbayes, et tous les biens d'Église, disposait de ce fonds énorme. Ce sot gouvernait le Dauphin. Peu à peu, autour d'eux, une cour se formait dans la cour, de gens pieux qui ne censuraient pas le Roi tout haut, mais qui pour lui priaient, levaient les yeux au ciel. Tout le travail de Richelieu était de bien montrer au Roi cette cour opposée à la sienne, ayant déjà tout prêt son successeur, le petit saint, le nouveau duc de Bourgogne. D'autre part, la Tournelle avec sa hauteur, son audace, le sommait d'imiter Frédéric, d'être vraiment roi.

Il se trouvait précisément que le roi de Prusse à Berlin renouvelait l'Académie que sa grand'mère créa sous les auspices de Leibnitz. Il fut ravi de recevoir Voltaire. Il savait parfaitement la puissance de l'opinion dont Voltaire devenait de plus en plus le maître. Les tragédies de l'un et les victoires de l'autre avaient coïncidé. On jouait Mahomet à Lille le jour où l'on apprit la victoire de Molwitz; Voltaire dit la nouvelle; la salle enthousiaste applaudit à la fois Frédéric et Voltaire. Acquérir celui-ci, c'était conquérir un royaume, le grand peuple penseur, dispersé, il est vrai, mais fort, et qui ne donne pas seulement la fumée de la gloire, mais toujours à la longue la réalité du succès.

Frédéric, malgré tels côtés petits ou ridicules, vu de près, saisissait au moins d'étonnement. En arrivant de France et de la molle vie de Versailles, on ne pouvait voir la vie rude et forte du roi de Prusse, son énorme labeur, sans être frappé de respect. Cet homme qui, dans les froides nuits du Nord, déjà à quatre heures du matin siégeait en uniforme (et tout botté), à son bureau, devant une montagne de lettres, de dépêches, d'affaires privées, publiques, avant qu'il fût onze heures, avait fait chaque jour ce qu'un autre eût fait en un mois. Le tout annoté de sa main pour les bureaux qui le soir même devaient avoir fait les réponses. N'ayant nulle confiance en personne, il lui fallait entrer dans un détail extrême. Seul général, seul roi, seul administrateur, il était encore juge dans les affaires douteuses. Gouvernement étrange, absurde ailleurs. Ici, comment faire autrement? Roi du chaos, d'un État discordant de pièces qui hurlaient d'être ensemble, d'un État tout nouveau où rien n'était encore, ni les institutions, ni les personnes, il lui fallait périr ou bien jouer le rôle du Grand esprit, de l'âme universelle du monde (Mirabeau). Du reste simplicité extrême. Nul faste et point de cour. Nulle crainte même que ses goûts d'artiste ne le diminuassent aux yeux des plus intimes. Il était bien sûr d'être grand.

Ce qui est amusant, bizarre, c'est qu'avec cette vie terrible, tendue de stoïcisme, il se croyait épicurien. Il était en paroles plus que mondain, cynique, imitant un peu lourdement ce qu'il croyait le ton des salons de Paris. Quant aux réalités, il est bien difficile de croire ses ennemis en ce qu'ils ont dit de ses vices. Il n'aurait pas gardé cette âme forte et ce nerf d'acier. Il n'eût pas eu dans son palais (avec la vie d'Héliogabal) pour amis personnels les plus honnêtes gens et les plus graves de l'époque, lord Keith et lord Maréchal.

Frédéric était favorable. Il se savait l'objet personnel des colères, des haines de Marie-Thérèse et de George surtout, qui, dans sa bassesse envieuse, eût voulu ruiner de fond en comble la naissante grandeur de la Prusse. Avec le misérable Auguste de Saxe, ils complotaient non-seulement de lui ôter la Silésie, mais de démembrer son royaume. L'arrangement ne fut pas difficile entre deux parties dont chacune se voyait absolument seule. C'était un mariage de nécessité, de raison.

Union discordante, au fond, et sans solidité. Le roi de France, qui venait de mettre tout son cœur et sa sincérité dans le sot traité de famille pour l'Espagne contre le Piémont, allait maintenant s'allier à la Prusse, ce Piémont du Nord. Ce roi, tout catholique, qui tenait son Conseil chez un cardinal, chez Tencin, allait contre sa conscience jouer le rôle faux de relever le parti protestant, en s'unissant à la Prusse, à la Suède, à la Hesse et au Palatin. On pouvait croire qu'il y avait là-dessous quelque chose. Au fond que voulait-on? Une seule chose, conquérir la paix, s'aider de la pointe hardie que Frédéric voulait faire en Autriche, ne point irriter George en touchant son Hanovre, ne point fâcher Marie-Thérèse, la toucher seulement au point le moins sensible, à ses extrémités éloignées, excentriques (aux Pays-Bas), bref l'alarmer assez pour en tirer la paix et le Milanais pour l'Infante.

En tout Noailles était mis en avant et semblait diriger. Derrière était Tencin. Le Roi ne se fiait qu'au cardinal, ne parlait que de lui, disant à toute chose: «Mais Tencin le sait-il? Tencin, qu'en pense-t-il?» etc. Tout Paris le savait (Nouvelles à la main, Rev. r. V).

Jamais on ne vit mieux combien cette tête de roi était creuse.

Du Tencin d'autrefois, l'intrigant, le rusé, la ruse même avait disparu. Il restait un grotesque, vieux galantin fardé, la ganache amoureuse. Sa cervelle affaiblie, à travers le grand plan de l'alliance de Prusse (plan protestant), en jeta un autre contraire, tout catholique, d'une descente en Angleterre, d'une restauration des Stuarts. Le Roi y mordit fort. Il était trop visible que cette tentative si incertaine allait avoir l'effet certain de nous faire perdre les amis protestants que nous tâchions de nous faire dans l'Empire. N'importe. On passa outre. Noailles insista pour qu'on fît chef de l'expédition l'aventurier Maurice, l'homme à la mode, protestant, mais qui par là même offrait à Tencin l'appât d'une éclatante conversion. Maurice marchandait peu, eût daigné imiter Turenne. Il promit de se faire instruire (Taillandier). Folle de soi, l'affaire fut faite encore plus follement, comme croisade et restauration des Stuarts, ce qui devait doubler et décupler les résistances. On ne songeait pas même à s'aider de l'Écosse. Directement Maurice devait aller dans «la rivière de Londres.» Le secret était impossible. Rassembler une armée, enlever de Nantes à Dunkerque toutes les embarcations, c'était suffisamment avertir les Anglais. Ils eurent deux mois pour eux. Une grosse flotte anglaise fut mise «dans la rivière de Londres.» Les nôtres, pour passer, prennent judicieusement le moment des tempêtes, l'équinoxe de mars, et le passage est impossible.

Le ridicule qu'ils auraient eu dans la Tamise, ils l'eurent au continent. Quoi de plus sot que de ménager George en ne l'attaquant pas où il est vulnérable, en son Hanovre, mais de menacer l'Angleterre, d'alarmer ce grand peuple, d'exaspérer sa haine? Nos alliés d'Empire, les protestants du Rhin furent furieux de cette sottise catholique. Le Hessois, loin d'être avec nous, voulait, de sa personne, aller défendre l'Angleterre.

Il y avait de quoi dégoûter Frédéric. Il pouvait deviner qu'on n'agirait qu'aux Pays-Bas. Le simulacre de descente avait eu cet effet de faire rappeler en Angleterre ce qu'il y avait d'Anglais en Flandre, et l'on pouvait dans ce pays dégarni à bien bon marché réaliser le plan des courtisans, arranger pour le Roi une belle campagne, lui dire qu'il avait égalé Louis XIV son aïeul et surpassé le roi de Prusse. Qui eût triomphé? La Tournelle, sa chance, son bonheur, son étoile.

Frédéric s'obstinait à nous croire de bonne foi. On croit ce qu'on désire. Les belles lettres qu'il écrivait alors sont un peu juvéniles. Il y a du calcul, et le calcul de la sagesse, mais aussi très-visiblement une chaude espérance, une passion. Avec son air prudent et doucement moqueur qu'il eut toujours, il était ivre de la France. C'était entre lui et Voltaire la fraîcheur du premier amour. Il ne marchande pas les protestations à Louis XV, se posant comme inférieur même, comme allié fidèle et dévoué. Il écrit à Noailles: «S'il ne tenait qu'à moi, vous auriez pris vingt mille hommes et gagné trois batailles.» Il dit qu'il ne demande que le rôle des anciens Suédois, dont l'épée fut toute française. Tout cela est sincère. La Prusse et la vraie France auraient eu le même intérêt.

La comédie des conquêtes de Flandre par le Roi s'était faite en mai. Entouré du corps du génie (alors le premier de l'Europe), armé des foudres de Vallière et d'une artillerie supérieure, le Roi fit sa rapide et brillante promenade par des villes fort peu défendues. Courtrai, Menin, Ypres, Furnes, sont pris en trois semaines. Tout ce qui arrêta Louis XIV est trop facile à Louis XV. Tout cède à son étoile. Cette étoile pourtant reste encore à Paris. Elle étale son deuil et pleure à l'Opéra. Elle s'établit chez Duverney, pour avoir les premières nouvelles. Elle pousse contre Maurepas qui l'a fait retenir ici les plus sinistres plaintes et des cris de vengeance. «Il faut nous en défaire,» dit-elle (lettre du 3 juin, ap. Goncourt). La reine condamnée à rester, obéit; mais la Tournelle perd patience. Elle part, sûre d'être pardonnée.

Une guerre plus sérieuse nous venait sur le Rhin. Coigny, son vieux gardien, l'avait fort mal gardé. L'Autrichien était dans l'Alsace et la Lorraine ouverte. Stanislas en danger s'enfuit de Lunéville. Pour le coup Frédéric croit que l'on va agir. Il écrit (12 juillet) au roi directement une lettre qu'on croirait d'un ami. «Il va prouver cette amitié, va partir le 13 août, et il sera le 30 à Prague. Il espère que le roi ne le laissera pas seul dans un pas aussi grave, qu'il fait en partie pour la France. Il faut frapper trois coups, en Bavière, Bohême et Hanovre, mettre Bellisle à la tête de nos armées, comme l'homme qui a la confiance de l'Allemagne. Il faudrait employer Maurice «ou quelqu'un de déterminé» pour l'expédition de Hanovre.—Et surtout cette fois agir à temps.—Mais plus de défensive; on a péri par là. L'offensive donnera le succès. Elle fut le secret de Condé, de Turenne, de Luxembourg, de Catinat, qui donnèrent tant de gloire aux armées de la France.»

Ces excellents conseils ne furent point écoutés. On donna à l'ardent Maurice le poste de l'immobilité, la garde de nos côtes. Bellisle fut retenu à Metz «pour préparer les vivres.» Deux vieillards, Noailles et Coigny, eurent le poste de l'action, la forte armée du Rhin, avec un grand renfort du Nord. Énorme supériorité sur l'Autrichien qu'on eût pu par des coups rapides accabler, enterrer en France, empêcher à jamais de rejoindre Marie-Thérèse. Les deux podagres furent chargés de cela; Noailles, lourd, gros comme un tonneau; Coigny, usé et indécis. Si l'ennemi fuyait, le suivrait-on, prendrait-on l'offensive? Notre armée d'Italie, en ce moment, en donnait bel exemple. Chevert (commandé par Conti), avec autant d'élan qu'il fut ferme dans Prague, avait vaincu les Alpes à leurs pas les plus rudes, forcé (contre le roi de Sardaigne en personne) les gorges âpres de la Stura, les batteries, barrières et barricades d'un nid d'aigle, Château-Dauphin (18-19 juillet 1744). L'armée du Rhin a moins d'ambition. Son offensive en Allemagne sera sur notre frontière même, le siège de Fribourg, à deux pas. Opération certaine que le Génie fera en tant de jours devant le roi, qui seul aura l'honneur de la campagne.

Le roi de France apprit l'invasion à Dunkerque où il se délassait près des deux sœurs. Celles-ci, amenées à l'armée dans un royal cortége de dames, de princesses du sang, y trouvèrent un accueil de risées si cruel qu'elles rentrèrent en France, ne se rassurèrent qu'à Dunkerque. Les Suisses, dans leur jargon, d'abord firent de gros rires «sur les putains du roi.» Nos soldats rechantèrent les vieux refrains moqueurs sur Montespan et Maintenon. Les honnêtes Flamands voient avec horreur ces deux sœurs dont l'aînée donne au roi la cadette, cet accord dans l'inceste. La Tournelle, toujours guindée haut, toujours reine, eût ennuyé le Roi si ses goûts de bassesse, sa trivialité n'avaient eu leur détente avec la Lauraguais, sa sœur, petite, grosse, mal tournée, cynique, un avorton rieur, qu'il appelait la rue des mauvaises paroles, une laide avec qui on ne se gênait pas. Il alternait ainsi de la tragédie à la farce. Plus de réserve. Il a cassé les vitres. À chaque ville, on loge les deux sœurs à portée. Tout près aussi son confesseur, le bon Jésuite Pérusseau. Non que le roi s'en serve (il ne fait même plus ses prières). Mais il le veut tout près, en cas de maladie, de mort, pour être sur-le-champ absous.

Au départ de Versailles, il tenait tellement à ne pas faire un pas sans mettre en ses bagages cet homme indispensable, qu'il ne lui donna pas le répit d'un seul jour pour se préparer.

Près de ce douteux personnage, un autre qui l'était beaucoup moins suivait le roi, son aumônier, Fitz-James, évêque de Soissons, pour l'administrer au besoin.

Caractère violent, et figure menaçante. Fitz-James, à la Tournelle, donnait l'effroi constant du parti des dévots. Ce parti la suivait. Il eut un grand régal à voir les risées de l'armée et la Tournelle en fuite, à voir cette orgueilleuse, «haute comme les monts,» poursuivie des sifflets. Pour comble, arriva à Dunkerque un témoin plus haineux, plus malin, de sa honte, celui qu'elle appelait Faquinet, qu'au fond elle craignait, Maurepas. Ennemi capital et de famille, qui naguère, avant sa faveur, héritant de l'hôtel où elle logeait, l'avait chassée, jetée sur le pavé. La brouille était à mort. Elle n'avait pas pu obtenir du roi son renvoi. On l'avait éloigné en exigeant qu'il fît sa tournée de ministre dans nos ports. Il eut des ailes, la fit en un moment, et quand elle le croyait bien loin, il lui apparut à Dunkerque, pour l'observer humiliée, la tenir sous son froid regard.

Voilà le roi forcé d'aller du Nord au Rhin, et précipitamment, et pour la guerre la plus terrible. Ce n'est pas la place des femmes. Mais la Tournelle avait trop peur, le voyant ainsi entouré, le connaissant si faible. Elle jura qu'elle suivrait le roi, qu'on ne l'en arracherait pas. Dans ce brûlant mois d'août, le sang déjà aigri de mortifications, de fureurs, d'orgies obligées, elle tomba malade en route, et retarda le roi. Il lui fallut, à Reims, s'aliter, se purger. La médecine lui parut si mauvaise qu'elle se croyait empoisonnée. Le roi, très-froid, porté aux idées funéraires, entretint la malade de son futur tombeau, en discuta la place. Bref, il partit devant, pour Metz.

Les deux sœurs, établies à Metz fort scandaleusement dans l'abbaye de Saint-Arnould, communiquaient avec le roi par une longue galerie de bois, que le prieur bâtit «pour que Sa Majesté pût aller à la messe.» La galerie extérieure et en vue fut plus choquante encore en barrant quatre rues. Forces murmures du peuple, justement indigné de ces plaisirs impies qui, en tel moment, narguaient Dieu.

Le 3 août, à un long souper qui dura dans la nuit, on fit boire le roi sans mesure. Excès fatal. Il s'y joignit, dit-on, un coup de soleil d'août, et très-probablement le triste abus, l'effort d'un amour refroidi auprès d'une malade au sang tourné, qui portait un germe de mort.

Le 4 août, le roi tombe. C'est la fièvre putride. Alarme immense.—Que va-t-on devenir?

On a fait cent récits de la douleur du peuple, des églises assiégées, des prières, des pleurs, des sanglots. Il est sûr qu'on gardait alors beaucoup encore de cet amour de mère que la France avait eu pour l'enfant Louis XV. Mais on a dit trop peu que, dans cette douleur entrait (et pour beaucoup aussi) la terreur de l'invasion, l'irruption horrible de ces bandes de mutilateurs, l'effroyable récit de ce qu'ils faisaient en Alsace. On les crut à Paris. Lamentable faiblesse d'une grande nation qui se croit ou perdue ou sauvée dans un homme! grand contraste à ce qu'on a vu cette année aux États-Unis. Le premier magistrat assassiné, nul trouble. Nulle crainte, et point d'émotion. Une chose éclata, c'est qu'en les Républiques la vie, la mort d'un homme pèse peu. Le salut subsiste en chose moins fragile: l'immortalité de la Loi. Avec la monarchie, le gouvernement personnel, on doit toujours attendre les revirements dangereux et soudains qui tiennent au hasard de la vie d'un individu.

Du 4 au 12, le mal va son chemin, et nul médicament n'agit. Les deux dames tiennent le roi, portes closes. Les princes du sang, les grands seigneurs, restent dans l'antichambre, exclus et indignés. Cependant le grand chirurgien, la Peyronie, déclare que peut-être le roi n'a pas deux jours à vivre. Il dit: «Il faut l'administrer.»

Le long et beau récit original (de Richelieu lui-même certainement Mém., VII) ne peut être abrégé. Seulement il ne dit pas assez combien dans ces alternatives déjà pesait le futur roi, le dauphin, que l'on attendait. Cela fait comprendre l'extrême embarras du Jésuite quand la Tournelle le pria de ne pas exiger dans la confession qu'elle fût renvoyée avec honte. Pendant qu'elle parlait il voyait le dauphin absent. Tous le voyaient, ce lourd enfant sévère, le vrai juge de Louis XV, vrai croyant, intraitable, que rien ne ferait reculer. Il arrivait. Cela enhardissait et les princes, et les prêtres. Fitz-James, pour en finir, alla jusqu'à user des moyens populaires, faisant à la paroisse fermer le tabernacle, même ameutant le peuple, enfin de sa personne à grand bruit déclarant aux sœurs que le roi les chassait.

Le roi eut une peur extrême. Il fit, dit tout ce qu'on voulait, même un peu plus encore. Les médecins l'avaient abandonné. On le jugeait perdu. On démolissait sans façon la fameuse galerie. Déjà la solitude se faisait autour du mourant. Les ministres emballaient, et les princes partaient pour l'armée. L'absence des médecins fut le salut du roi. Un empirique lui donna l'émétique. Et dès lors il fut beaucoup mieux.

La reine était venue, et il lui demanda pardon. Pour le dauphin, on craignait que la vue du successeur ne fît mal au malade. Au nom du roi, il lui fut défendu d'avancer plus loin que Verdun. Il y est le 15 août, et ses sœurs. La petite, Adélaïde, fort passionnée pour son père, se mourait d'être arrêtée là. Châtillon, le dévot gouverneur du dauphin, prit sur lui de continuer. Mais la vue du dauphin fut peu agréable à son père.

Promptement rétabli, le roi put passer en Alsace. Noailles et Coigny, inquiets, trop occupés de Metz, bien moins de l'ennemi, l'avaient (malgré leur force supérieure) laissé partir, laissé apporter à Marie-Thérèse un renfort redoutable qui accabla le roi de Prusse. Sans souci de son allié, Louis XV s'en tint à la petite affaire marquée pour but de la campagne. Il vit prendre Fribourg (octobre), ennuyé de la guerre et fort impatient de revenir à ses plaisirs.

Son retour fut une vraie fête. On lui savait un gré infini, non d'avoir rien fait, mais de vivre. L'invasion n'avait pas eu lieu. On fut ivre de joie. La cour l'appela le Bien-Aimé. Paris lui arrangea un triomphe d'empereur romain. Il entra lentement, et dans les carrosses du Sacre, pour qu'on pût jouir de le voir, qu'on se rassasiât de sa présence. Une part dans ces transports évidemment revenait à la reine, à ses douces vertus domestiques qui touchaient fort le peuple, à l'union rétablie de la famille royale. La maîtresse au contraire lui était un objet d'horreur. Au retour sa voiture fut arrêtée à la Ferté, elle faillit être mise en pièces. À Paris, elle osa aller voir la rentrée du roi, se mêler à la foule; elle fut accablée d'affronts, on lui cracha au nez. Elle rentra désespérée. Tout son orgueil l'abandonna. Elle écrivait à Richelieu (pour le montrer au roi) que, si elle pouvait rentrer, elle ne demanderait nulle vengeance, ne ferait nulle condition, se rendrait «à l'ordre du maître.» (Rich., VII, 51.)

Elle était à ses pieds. Mais d'autre part le Roi, qui avait vu à Metz la bonté de la reine, sa passion pour lui, qui voyait la foule si heureuse de leur réconciliation, ne pouvait qu'hésiter à rompre encore, à mécontenter tout le monde. Loin de disgracier les amis du Dauphin, il avait désigné (octobre) M. de Châtillon pour l'honorable mission d'aller recevoir la Dauphine.

Tout cela agissait si bien qu'après ce long sevrage d'amour physique, il pensa à la reine. C'était la nuit du 9 novembre. La reine était couchée. Ses femmes entendirent gratter à la porte de la chambre. Elles dirent: «C'est sûrement le Roi.» La chose était peu vraisemblable après une interruption de quatre années. La reine, fort timide (de son infirmité), en avait presque peur. Elle dit: «Vous vous trompez. Dormez.» Avertie une seconde fois, elle fit même réponse. À la troisième fois où l'on gratta plus fort, elle se décida à faire ouvrir. C'était trop tard. Le Roi était piqué. Il traversa le Pont-Royal et alla tout droit rue du Bac, où sa maîtresse demeurait (Rich., VII, 53).

Elle s'y attendait si peu qu'elle fut comme foudroyée, s'évanouit. Puis, sentant mieux son avantage, elle reprit toute sa hauteur. Il s'excusait. Elle dit: «Je me tiens contente de ne pas être envoyée par vous pourrir en prison. Quant à retourner à Versailles, il faudrait pour cela faire tomber trop de têtes.» À grand'peine il obtint qu'il n'y aurait que des exils. Un coup sur le duc de Chartres, en son gouverneur qui venait de se distinguer à Fribourg. Un coup sur le Dauphin, en son gouverneur Châtillon, durement exilé pour toujours. Exil des ducs de Bouillon, de la Rochefoucault, etc. Il ne disputa pas, se hâta de dire oui.

Cette nuit d'émotions de tout genre lui rendit ou doubla sa fièvre. Elle eût voulu qu'il exilât les princes, l'évêque de Soissons, qu'il chassât Maurepas. Là, le Roi résista. Il ne fut pas moins ferme à refuser ce que la Nesle avait eu seule (Rich., VII, 79). Ses transports, ses fureurs ne lui valurent pas d'être enceinte. De telles alternatives lui portèrent le sang au cerveau. Au matin sa tête éclatait.

Le roi, pour lui complaire, sans chasser Maurepas, imagina pour lui une cruelle mortification, une exquise torture, celle de porter à la maîtresse sa lettre d'excuse et de rappel. Le Faquinet plia, s'efforça dans la honte de garder sa grâce légère, voulut baiser la main. Il n'eut de la malade qu'un mot: «Donnez... Allez-vous-en!»

Elle le croyait son assassin. Dans ses délires de fureurs, de regrets, elle criait qu'à Reims, il avait empoisonné sa médecine, soutenait que la lettre du Roi était aussi empoisonnée. Richelieu le croyait comme elle, et il l'a dit à Soulavie (VII, 72). Accusation peu vraisemblable. Maurepas, incapable de crimes autant que de vertus (comme le disait très-bien Caylus), n'usa, pour tuer l'orgueilleuse, que de ponts-neufs et de chansons. Sa vie n'avait pas l'importance de celle de sa sœur la Nesle. Sa mort importait moins au salut de l'Autriche et aux intérêts du clergé. On savait la Tournelle, ainsi que Richelieu, vouée uniquement à sa propre fortune, plus qu'aux idées d'aucun parti.

Le Roi la regretta dans la mesure de son mérite. Le 6 décembre, jour de sa mort, il alla à la chasse, il alla au Conseil et puis à la Muette souper avec quelques amis.

Il tint à peu de chose qu'une mort autrement importante ne changeât la face du monde, celle de Frédéric, que notre abandon accabla. En un mois, il prend un royaume, occupe la Bohême, mais sur-le-champ la perd. Son agent envoyé près de Noailles et de Coigny les prie d'exécuter le traité, d'occuper celle des deux armées autrichiennes qui est de ce côté du Rhin. Ils la laissent échapper. Au moins il eût fallu la harceler, la ralentir. Ils la laissent marcher, leste et libre, et rejoindre Marie-Thérèse. Le roi de Prusse était déjà embarrassé par les troupes légères de l'Autriche qui voltigeaient autour, prenaient ses magasins, ses vivres. Quand la seconde armée arriva, il se vit à la lettre noyé d'un océan de guerre. Grande et terrible épreuve pour l'armée prussienne qui eut vraiment besoin d'une solidité merveilleuse. Le Roi, dans sa retraite, fut lent et redoutable, faisant ferme ici, là prenant des postes importants, là menaçant et offrant la bataille (24 octobre). On ne combattait pas. On aimait mieux l'user, l'affamer, guettant un moment de désordre où le lion, effaré de cette âpre chasse, irait tombant dans quelque fosse. Sa garnison de Prague, qui en sort (26 novembre), meurt de froid. La moitié est gelée. Notre cruelle retraite de 1742 se renouvelle pour la Prusse (déc. 1743). Frédéric, un moment, manqua de peu la mort. Il était entré dans Kolin avec ses gardes, le quartier général et beaucoup d'embarras. Toute la plaine autour était couverte de la cavalerie des barbares. Ils chargent les gardes avancées, les refoulent, fondent dans la ville (Trenck). Si cette attaque aveugle eût été plus habile, le roi pouvait périr ou (pis encore) aller à Vienne.

Combien il dut maudire l'abandon de la France! Par elle il eut pourtant une grande gloire, de se sauver seul par des coups de génie. Réunir, maintenir unie une armée poursuivie de cette effroyable nuée, en combiner sans cesse le vaste mouvement rétrograde, de manière à serrer et rapprocher les corps pour arriver ensemble en Silésie, en présentant toujours un redoutable front,—là, recevoir la grande invasion à la pointe des baïonnettes, la relancer si bien qu'elle fût trop heureuse d'échapper à son tour en couchant cinq nuits sur la neige,—ce fut chose admirable, et plus que dix victoires.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XIII

LA POMPADOUR ET FONTENOY—VOLTAIRE ET L'ORIGINE DE L'ENCYCLOPÉDIE
1745-1746.

L'opposition du roi et du dauphin s'est fortement marquée à Metz. Elle nous donne le fil intime de l'histoire de Versailles et de nombre de faits qui autrement seraient inexplicables.

Le roi, imprudemment, ne chasse le gouverneur du dauphin que pour lui donner un homme beaucoup plus dangereux. Jusque-là le dauphin n'avait pas son guide-âne. Il l'eut dans ce nouveau venu, la Vauguyon, homme de trente-neuf ans, et de certain mérite. Voilà l'inséparable ami du prince, ou, disons mieux, son âme, et il sera plus tard le gouverneur de Louis XVI. Dévot peu scrupuleux, il se démasquera en se faisant compère et patron de la Du Barry.

En février la Vauguyon arrive et la cour du dauphin plus que jamais est le foyer des critiques contre Louis XV. En février, le parti opposé offre au roi, au bal de la Ville, la brillante maîtresse qui, malgré le Dauphin, va régner vingt années. Le roi, fort peu séduit, ne l'accepte pas moins (de la main des banquiers, des Pâris, ses patrons), en haine de ses censeurs dévots.

Il était naturel que le roi, à la longue, las de ses hautaines maîtresses, la Nesle et la Tournelle, peut-être aussi trouvant un peu nauséabondes les facilités de Choisy, acceptât ce que jeune il avait refusé, une femme d'esprit, une intelligente amuseuse.

Mademoiselle Poisson, filleule des Pâris, et la fille du Poisson pendu (en effigie), était de race de bouchers. De là de sots lazzis sur la viande et sur le poisson. Elle n'avait nullement la fraîcheur des belles de la boucherie. Dans ses portraits, elle est gentille et fade, d'agréable médiocrité. Elle crachait le sang de bonne heure; c'était peut-être la faute de sa mère (une grosse beauté hardie et forte) qui, spéculant sur elle, la fit trop travailler. On lui fit prédire à neuf ans «qu'elle serait maîtresse du roi.» Sa mère, dont la maison attirait fort les gens de lettres, sans cesse faisait l'exhibition du prodige, vantant ses talents et ses charmes, disant: «C'est un morceau de roi.»

La mère Poisson, qui ne rougissait guère, autour de Louis XV, fit comme un siège, une attaque en tout sens. Elle l'essaya en Diane, on l'a vu. Elle l'essaya en musicienne. Elle brillait sur le clavecin, enchanta la bonne Mailly. L'effet fut tout contraire sur la Tournelle. Une dame ayant eu l'imprudence d'admirer, la Tournelle lui marche sur le pied et lui écrase un doigt.

Donc, il fallut attendre. Le Normand, fermier général, plus qu'ami des Poisson et peut-être père de la petite, la maria à son neveu d'Étioles. Posée, encadrée dans le luxe, elle put dégorger ce qu'elle avait de bas, se former et prendre attitude. Elle eut un salon, réunit artistes et gens de lettres, les trompettes de la renommée. Mais, son grand moyen de succès, c'est qu'elle se fit un théâtre, avec décors, costumes, machines, etc. Elle jouait, déployait le talent d'une agréable actrice de second ou de troisième ordre. Elle chantait d'une voix de serin, qu'on disait voix de rossignol. Cela retentissait plus haut. Le président Hénault en fut ravi et put en parler chez la reine. Plus directement les Tencin s'en occupèrent. Encore plus un Binet, un parent des Poisson et valet de chambre du dauphin. Il la vantait au roi. Mais, chez le dauphin, il disait qu'elle ne voulait rien qu'une place de fermier général.

Par un autre canal encore elle arrivait au roi, par son écuyer Briges, qui l'eut d'abord. Enfin tous firent si bien qu'un soir il la reçut. Il n'en fut pas charmé. Elle avait vingt-trois ans, quatre ans de mariage, deux enfants. Elle était déjà fatiguée, molle et loin d'être neuve. Elle fit si peu d'impression que même, un mois après, il ne s'en souvint plus. Il fallut aider sa mémoire, lui rappeler certain soir, certaine dame. On lui disait que, depuis ce soir-là, la pauvre dame était restée éprise, que son mari était horriblement jaloux, qu'elle est tourmentée, désespérée, pensant à se tuer. C'était avril. Le roi allait en Flandre. On brusqua tout, on la lui ramena (la nuit du 22) à souper. Richelieu y était et n'en fit pas grand cas. Mais, lui parti, en excellente actrice, elle dit qu'elle était perdue, qu'elle ne pouvait pas retourner, qu'il fallait qu'il la prît, la cachât n'importe où. Situation piquante. Le roi la mit au petit entre-sol qu'il avait sur sa tête. Là, quelques jours, en secret, il l'eut, la nourrit, tremblante et désolée des lettres folles qu'écrivait le mari. Il vit comme on tenait à elle, sentit le prix de ce trésor. Le voilà attaché décidément. Il ne la cache plus. La famille sombrement muette, les murmures, les mines maussades le piquent. N'est-il donc pas le maître? Pour faire dépit à tous, il la déclare maîtresse, et, pour comble, à Pâques.

Quelle chute après cette bâtarde des Condés, que le roi appelait princesse! Celle-ci, la grisette, la robine (comme on dit tout bas), n'est pas née. Eh bien! c'est tant mieux. Le roi la crée et la fait naître; il y met son plaisir.

En quinze jours il la décore, l'honore, lui donne un train et des palais. Il la titre du nom sonore d'une maison éteinte. Elle est et restera la marquise de Pompadour (26 avril-6 mai 1745).

Le roi était si mal avec sa famille au départ pour la Flandre, qu'il ne dit pas même adieu à la reine. Il aurait bien voulu laisser ici le paquet le plus lourd, son gros jeune dévot. Mais cela était difficile. Arrivé le 9 mai au camp, devant Tournai, il apprit dans la nuit que l'ennemi marchait, qu'il y aurait bataille. Il défendit qu'on éveillât son fils, partit, voulant peut-être qu'il ne le joignît pas à temps. Mais le Dauphin fit hâte, ne lui donna pas ce plaisir.

L'armée était très-forte (aux dépens de celle du Rhin); elle n'avait guère moins de quatre-vingt mille hommes. Et tout cela était mené par un malade, par Maurice, hydropique, à qui, au départ, on venait de faire la ponction. Ce que ce héros de la mode avait tant poursuivi, et par tant de moyens, intrigues et coups d'audace (plus que coups de génie), le commandement en chef, il l'avait, et, mourant, il ne voulait pas le lâcher. Autant qu'il le pouvait, il cacha son état. Il assiégeait Tournai, mais souffrait tellement qu'il vit par l'œil d'autrui, chargea ses lieutenants de chercher, de choisir un lieu propice à la bataille (Rich.).

En passant l'Escaut on trouvait trois villages, Autoing, Fontenoy et Barry, où l'on fit trois redoutes, et de plus les villages avaient devant eux deux ravins. Cela paraissait fort. Ce qui gâtait la chose, c'est que l'armée française avait dans le dos la rivière. Sa retraite c'était l'Escaut.—Des ponts étaient jetés tout prêts, un spécialement pour le roi en cas d'échec. La retraite de tant de mille hommes à la file sur des ponts étroits est une opération scabreuse. Notez que pour garder ces ponts, on mit sur les deux rives un corps de vingt mille hommes qui restait l'arme au bras.—Notez que pour garder le roi on immobilisa encore sa Maison, une armée de six mille hommes d'élite avec une batterie de canons. Plan étonnant, d'après lequel les combattants réels n'étaient plus guère que cinquante mille. Notre supériorité de nombre était parfaitement annulée.

Maurice vint de Tournai dans une carriole d'osier, vit fort bien le danger (dit Richelieu[35]). Mais le temps lui manquait pour changer de position. L'ennemi avançait, conduit par un fils du roi George, le duc de Cumberland, et le roi allait arriver.

Le 11 mai, de bonne heure, le brouillard s'étant élevé, notre artillerie tirait déjà. Le roi était placé un peu haut et près d'un moulin, de manière à voir sans danger. Couvert de sa Maison, de ses canons à lui, il était gai. Et, dans ce groupe de seigneurs, de ministres, qui l'entouraient, pendant que le Dauphin priait tout bas sans doute, il se mit à chanter et à faire chanter une chanson, trop gaie, de corps de garde. Cela ne parut pas humain, au moment d'une si grande destruction d'hommes. «C'était bravoure?»—J'en doute. Les très-braves sont calmes et froids dans les grandes attentes.

Les Anglais, Hollandais, Hanovriens regardaient cependant comment percer à nous. Il fallait franchir les ravins; puis on était en face de trois redoutes, de Barry sur la droite (regardant les Anglais), d'Autoing à gauche et Fontenoy au centre. Dans ces redoutes tonnaient cent vingt canons. L'embarras cependant pour Cumberland n'était pas médiocre de s'être avancé là, si près du roi de France, nez à nez et de reculer. Le vieil Autrichien Kœnigseck conseillait de tâter, de ne pas trop s'engager à fond. Cependant le prix était grand. Non pas Tournai, mais le roi même. Pour qui se souvenait de Poitiers, de Pavie, de nos rois prisonniers, cette présence de Louis XV était une grande tentation.

Il y avait des gens acharnés. De même que chez nous la brigade irlandaise flairait le sang anglais, dans les rangs anglais le Refuge, les fils des protestants altérés de combat, auraient donné leur vie pour prendre le petit-fils de Louis XIV. Ces gens-là les premiers durent voir où il fallait frapper. Le défaut de notre ordonnance dont Maurice fait l'aveu, c'est qu'entre Fontenoy, Barry, il y avait du vide, et nos lignes bâillaient. Franchir le ravin sous le feu, puis en courant passer à travers les boulets croisés de Barry et de Fontenoy, ce n'était pas chose impossible. Mais il n'y avait guère de retour, ayant le ravin derrière soi, peu de chance de le repasser. Il fallait avancer, dépasser les canons, les laisser derrière (inutiles). Alors on perçait notre armée, on la coupait en deux et l'on prenait le roi de France ainsi que le Prince Noir prit Jean.

Et cela se fit presque. Le ravin fut passé. Et l'on passa encore les deux colonnes sous la grêle. Cette grêle elle-même fit serrer les Anglais, les massa en une colonne. Nos canons dépassés derrière ne tiraient plus, et les petites pièces que traînait l'ennemi, de moment en moment, de la colonne ouverte, vomissaient le fer et le feu. Elle avançait et faisait quelques pas. Six heures durant, elle avança. Comment pendant six heures Maurice fit-il si peu pour réunir nos forces, comment nous laissa-t-il faire si longtemps des charges inutiles, partielles, sur la masse qui nous foudroyait?... Beaucoup s'y obstinèrent. On dit que M. de Biron eut, sous lui, six chevaux tués.

L'homme de Maurice, d'Espagnac, est ridicule ici quand il veut nous faire croire que ce désastre était le comble de l'habileté, que, plus l'ennemi avançait, et mieux il était pris, que ce massacre inutile des nôtres avait mis justement les Anglais dans la souricière. Ce qui est sûr, c'est que Maurice, tremblant pour le roi, commençait à effectuer la retraite. Mais plusieurs ne voulaient pas se retirer. Nos Irlandais frémissaient de fureur.

Ce spectacle terrible, et rapproché du roi, le fit suer à grosses gouttes (dit le témoin valet de chambre, Rich., VII, 143). Au moulin, il était en vue, des boulets arrivaient et le passaient parfois. Il descendit plus bas. Tous, autour de lui, fort émus. Les uns disaient que, si le roi mettait en sûreté sa tête sacrée, on pourrait disposer de ce gros corps qui le gardait. Que le roi prît part au combat, nul n'en avait même l'idée.

Le Dauphin seulement, avec son tact sûr pour déplaire, demandait à charger, à joindre la cavalerie. Cela le perdit pour toujours; Louis XV jamais ne l'emmena, ne l'envoya, ne l'employa à rien. Il crut, à tort sans doute, que les conseillers du Dauphin l'avaient poussé perfidement pour faire mieux ressortir l'inaction du Roi. Elle était remarquée et surprenait. Nos Français, avec leurs idées de roi vaillant à la François Ier, comprenaient peu cette sagesse. Ils l'appelaient «Louis du moulin (Frédéric).»

Beaucoup regardaient de travers ce moulin qui paralysait les six mille hommes de la Maison du Roi, qui gardait ses canons, si nécessaires alors. En les faisant tirer, on avait chance encore. Cela crevait les yeux, et chacun le disait. On ne l'entendait que de reste. Mais le Roi ne l'entendait pas. Richelieu hasarda de dire «qu'il faudrait des canons.—Où les prendre? dit un courtisan.—Tout près. Je viens d'en voir.—Oui, mais le Maréchal défend que l'on y touche.—Le Roi peut l'ordonner.»

Là-dessus grand silence. Alors timidement (non sans effort, et d'un véritable courage), Richelieu, risquant sa fortune, demanda si Sa Majesté voudrait envoyer ces canons.

Le Roi parut troublé (Rich., 141). Il hésita, puis consentit, ne pouvant guère faire autrement. Ces canons, à l'instant traînés devant la masse anglaise, tirés à quelques pas, y firent une horrible trouée. Le Roi y lâcha sa Maison. Tous se lancèrent, même les pages. D'autre part, Maurice avait pu enfin faire parvenir aux corps isolés un ordre de charger d'ensemble. La colonne qui en six heures devait avoir perdu beaucoup, sous le canon tiré de près, n'était plus que de dix mille hommes, et sous la charge, elle fondit.

Fontenoy et la prise de tous les Pays-Bas, opérée heureusement par les manœuvres habiles de Maurice et de Lowendall, avançaient-ils la paix? Point du tout; au contraire. Les Anglais ulcérés poussèrent en furieux dans la guerre de subsides, gorgeant Marie-Thérèse, et les principicules nécessiteux de l'Allemagne, nous foudroyant de leurs guinées.—La grosse reine des brigands du Danube riait, engraissée de ses pertes. Des subsides énormes de Londres, elle avait, de quoi faire son mari Empereur, noyer la Prusse de barbares. Nos victoires inutiles de Flandre servaient si peu à Frédéric qu'il dit: «Autant vaudraient des batailles au bord du Scamandre ou bien la prise de Pékin.» Au moment où il espérait quelque diversion de la France, il apprit qu'au contraire notre armée d'Allemagne affaiblie pour celle de Flandre, venait de repasser le Rhin. Marie-Thérèse, impératrice, était encore plus implacable, enflée d'orgueil et de fureur. Elle ne voyait, n'entendait plus. Frédéric, par expérience, savait qu'elle ne devenait bonne qu'en recevant les étrivières. Il les lui prodigua. À chaque refus, une victoire.

D'août en octobre 1745, la ligue (d'Autriche, Saxe, Angleterre, Piémont) était vaincue partout. En Flandre on avait pris Bruges et Gand, et l'on investissait Bruxelles. En Italie, une armée espagnole, partie de Naples, et ayant joint notre armée de Provence, secondée des Génois, avait séparé brusquement le Piémontais de l'Autrichien. Ce qui est bien plus grave, les Montagnards d'Écosse avec le Prétendant descendent à Édimbourg (2 octobre). La claymore à Preston brise l'épée anglaise. Les enfants de Fingal et l'aigre cornemuse traversent l'Angleterre et directement vont à Londres.

Tout est merveilleux dans l'affaire, sublime et fou. C'est un chant d'Ossian. Charles-Édouard, second fils du roi Jacques, qui n'avait rien de lui, rien des Stuarts, mais tout de la Pologne et de sa mère Sobieska, unit trois avantages, beau et intrépide, ignorant, ne sachant rien du réel, du possible. Quand notre embarquement manqua (en mars 1744), il eût trouvé tout simple de passer en bateau sur des coques de noix. Il resta ici, remuant Versailles en dessous par son frère, plus adroit. Par Tencin il agit, par Richelieu qui espérait commander une descente.

Versailles hésitait fort, voulait, ne voulait pas. On prêta seulement deux vaisseaux à un armateur irlandais, de Nantes, qui disait «faire la course.» On ne donna nulles troupes, quelques armes à peine, et peu, très-peu d'argent. Le brave prince ne s'arrêta pas à tout cela. Il avait son roman en tête, de laisser là les Jacobites trop prudents, mais de se jeter tout d'abord dans les Hautes Terres, chez ces vaillants sauvages aux courts jupons d'Écosse, sans calcul et prêts au combat. La folie polonaise avec la folie gaélique, cela pouvait faire quelque chose d'extraordinaire, de grand. L'absurde de la chose, l'improbable aidaient au succès. Arrivant seul et sans force étrangère, il avait plus de chance. Nul souci des moyens. Il calculait si peu qu'il avait pris l'habit le plus impopulaire, le plus mal vu en Angleterre, celui du séminaire écossais de Paris.

Tout se fit par gestes et regards, car il ne savait pas leur langue, ni eux la sienne. Ils le virent, furent émus. Dès qu'ils furent douze cents, la cornemuse en tête, ils descendirent dans Édimbourg; alors, ils furent trois mille. Sans se compter, ils chargent les Anglais à Preston, Pans, et les défont. Toute l'Écosse se déclare. Mais la difficulté était de mener jusqu'à Londres ces fils de la montagne, si attachés au sol natal. Beaucoup laissent le prince, qui n'avance pas moins. Plus il enfonce en Angleterre, plus il espère deux choses: que le vieux loyalisme va remonter au cœur des Jacobites anglais; que la France, l'Espagne, rougiront à la fin, ne voudront pas le voir périr.

Le secours fut étrange: trois compagnies françaises, juste assez pour nous compromettre sans le fortifier. Les Jacobites, d'autre part, loin d'avoir quelque élan, furent plutôt effrayés. Ils ne voulaient rien faire sans une grosse armée de la France. Les wighs, les anti-jacobites ne bougeaient pas non plus. Il en fut justement comme à l'invasion de Guillaume en 1688. Nul mouvement ni de l'un ni de l'autre parti. Mais cette fois, la chose fut d'autant plus plaisante qu'elle eut lieu au moment où les Anglais croyant la guerre très-loin, en Allemagne, bouillonnaient de vaillance, guerroyaient de paroles, impitoyablement soufflaient le feu, le fer. La guerre? Mais la voici, à deux journées de Londres. L'un dit: «Je suis marchand;—moi banquier;—moi fermier.» C'est l'affaire du Roi, des soldats.

Situation comique. Celle d'Auguste III devant le roi de Prusse ne l'est pas moins; il s'enfuit en Pologne, et Frédéric, pour la seconde fois, gardant la Silésie, a fait plier Marie-Thérèse. Le Savoyard, chassé par nous de la Savoie, de tous ses États presque, voit tomber ses places une à une; on conduit en triomphe notre Infant Philippe à Milan. En Flandre, nous serrons Bruxelles. Tant de succès, par dessus Fontenoy, mettent le Roi plus haut qu'il ne le fut dans tout son règne. Ses censeurs de Versailles sont désorientés. La maîtresse, déclarée à Pâques, au mépris des saints jours, n'a pas porté malheur. En septembre, à Versailles, elle a son Fontenoy.

La ligue universelle de la cour, les lazzis, les chansons qui l'attaquent, les innombrables poissonnades, obligent la Poisson d'avoir un grand mérite. Elle a celui des convenances. Tout au rebours de la Tournelle, si insolente pour la reine, celle-ci devant elle humble et tendre, semble demander grâce, même avoir besoin d'être aimée. À sa présentation, sous les yeux de tant d'ennemis, elle fut et charmante et touchante. La reine lui sut gré de son trouble, la rassura, lui fit un accueil quasi-maternel. Elle jugea qu'après tout, si le Roi devait avoir une maîtresse, celle-ci était la meilleure. Cette faveur alla bien loin. Elle la fit dîner avec elle à Choisy.

Grand coup pour le Dauphin. Vraie lumière sur Versailles. La reine n'était pas en tout de la cabale. Ses lettres (à l'occasion de Fontenoy, Arg., éd. J., t. V, sub: fin.) montrent qu'en bien des choses elle était séparée du Dauphin. Elle le fut bientôt de ses filles, vouées passivement à leur frères, contre la Pompadour, lui enlevant le roi et blessant la reine elle-même.

Tant que nous n'avions pas le Journal de M. de Luynes, nous ne savions pas la part immense que les filles du Roi eurent dans sa vie. Et partant nous ne sentions pas combien la Pompadour fut utile pour faire équilibre à cette funeste influence. Nous aurions pu le deviner pourtant en voyant qu'aux premières années, les hommes de valeur, Argenson, Machault, Duverney, Quesnay, les Encyclopédistes, sont tous avec la Pompadour. C'est évidemment le parti de Voltaire et de Montesquieu. Dans le très-beau pastel que Latour a fait d'elle, déjà pâle et usée, elle se pare de ces beaux génies. Elle a sur son bureau, très-ostensiblement, l'Esprit des Lois, la Henriade, je crois même un volume de l'Encyclopédie.

Elle était médiocre et froide, mais dirigée par des têtes plus fortes (une Lorraine surtout, madame de Mirepoix). Elle sentit très-bien, dès la seconde année, qu'elle n'avait nulle chance de garder un amant satisfait, un homme secrètement dominé par ses filles, que par l'amusement, une vie d'art et de plaisir, tout opposée à la torpeur malsaine de ces influences secrètes. Son théâtre des cabinets groupa près d'elle un monde de courtisans, d'artistes, tous ravis d'approcher le maître. À la réalité, aux soupers, aux caresses qui servaient le parti dévot, elle opposa l'illusion et la fantaisie du théâtre, les séductions de l'esprit. Elle s'y mit, s'y usa sans réserve. Sa jolie voix et son talent d'actrice, cent sortes de costumes la renouvelaient tous les soirs. Sa douceur fade allait à l'Herminie du Tasse; sa simplicité (fausse) lui permettait pourtant de jouer les bergères, Églé et Galathée. De bonne heure, elle fait des rôles humbles de vieilles, et pour bien faire entendre qu'elle ne prétend qu'amitié pure, elle joue Uranie, dans une robe pailletée d'étoiles.

Quelque peu digne qu'elle en fût, il est sûr qu'elle fut (pendant près de dix ans, 1745-1755), avant la grande guerre, un centre pour les arts et les lettres. Elle fut bien moins une maîtresse qu'un ministère. Ceci explique un peu pourquoi elle eut besoin de tant d'argent. Elle ne put avoir, avec cette énorme dépense, le désintéressement de la Mailly, la Nesle. Des arts charmants naissaient, dans la décoration intérieure, dans l'ameublement. C'est un trait spécial, original du siècle. Ces dix ans en furent l'apogée. Le déclin commença après, vers 1760.

Par là elle avait prise sur le Roi pour qui l'intérieur était beaucoup, si ce n'est tout. La question était de savoir si, de l'art, il pouvait passer aux idées de progrès politique, social, aux nouveautés qui venaient rajeunir, sauver ce monde vieilli. C'était là le débat et le combat réel entre la Pompadour et la famille royale. Déjà assez adroitement on avait introduit Voltaire, comme victime de la cabale du Dauphin. La forte antipathie de Louis XV pour son fils lui fit même accepter les risées que Voltaire faisait tous les jours de Boyer. Celui-ci se plaignant de passer pour un sot, le Roi dit: «C'est chose convenue.» Richelieu, la Tournelle, firent envoyer Voltaire auprès de Frédéric. On lui fit rédiger le manifeste de la descente en Angleterre. La Pompadour inaugura le théâtre des cabinets par son Enfant Prodigue. Voltaire fut entraîné. Elle le fit académicien, gentilhomme de la chambre, historiographe du Roi. Dans sa vivacité crédule, il partageait le rêve de d'Argenson et de tous. Ils croyaient que le Bien-Aimé, à force d'amour et d'éloges, de flatteries qui étaient des leçons, aurait pu être transformé, mis sur la voie des grandes choses.

Il est certain que la nécessité semblait fatalement y pousser elle-même. Sans un changement radical qui étendrait l'impôt à tous, au clergé et à la noblesse, on succombait, on périssait. La Pompadour avait pour patrons les Pâris, ce Pâris Duverney, qui, sous M. le Duc, voulait imposer le clergé. Machault, contrôleur général, partageait cette idée. Elle le soutint, le prit à cœur, le défendit longtemps. C'était l'idée du siècle, et pour la France et pour l'Europe. Voltaire, après la guerre, ne voit pour l'Allemagne ruinée nul remède que ceux de Frédéric (plus tard de Joseph II), la sécularisation des biens ecclésiastiques (éd. B., t. XLVI, 534.)

Question financière qui touchait le terrain moral. Le clergé, c'était le passé. On ne pouvait toucher au clergé, qu'en suscitant l'idée nouvelle. Non formulée encore, elle se faisait jour par les belles lueurs isolées qui perçaient çà et là dans les sciences et les arts. Faire un corps général des lettres, arts et sciences, au point du XVIIIe siècle, c'était évidemment le travail préalable.

Voici ce qui advint. Le vieux et savant d'Aguesseau, malgré les côtés tristes, misérables de son caractère, avait deux côtés élevés, sa réforme des lois, et une passion personnelle, le goût et le besoin de l'universalité, certain sens encyclopédique. Un jeune homme, un jour, vint à lui, homme de lettres vivant de sa plume, et assez mal noté pour des livres hasardés que la faim lui avait fait faire. Cet inconnu suspect fit pourtant un miracle. Le vieux avec stupeur l'écouta, déroulant le gigantesque plan du livre où seraient tous les livres. Dans sa bouche, les sciences étaient lumière et vie. C'était plus que parole, c'était création. On eût dit qu'il les avait faites, et les faisait encore, ajoutait, étendait, fécondait, engendrait toujours.—L'effet fut incroyable. D'Aguesseau, un moment au-dessus de lui-même, oublia le vieil homme, fut atteint du génie, grand de cette grandeur. Il eut foi au jeune homme, protégea l'Encyclopédie.

Prodigieuse sibylle du XVIIIe siècle, combien d'autres il fit ou changea, ce grand magicien Diderot! Il souffla, certain jour; il en jaillit un homme, et son homme opposé: Rousseau.

L'énorme et indigeste monument, l'Encyclopédie, tout informe qu'il est, étonnamment fécond, où la Révolution déjà coule à pleins bords, avait pourtant besoin, contre son ennemi le Clergé, d'avoir son ennemi le Roi. C'est pour la Pompadour un titre de l'avoir si longtemps, si obstinément soutenu, jusqu'à l'achèvement, pendant plus de dix ans. Plus d'un article hardi en fut fait à Versailles, au petit entre-sol qu'y occupait Quesnay, l'illustre créateur de l'Économie politique, le médecin de la Pompadour.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XIV

LE ROI CONQUIS PAR LA FAMILLE—RÈGNE DE Mme HENRIETTE PAIX DE 1748
1748

Le fait le plus obscur et le plus surprenant dans toute l'histoire de Louis XV, c'est l'assentiment passager qu'il donna aux grandes vues de d'Argenson l'aîné, l'utopiste, disciple de l'abbé de Saint-Pierre.

Le fameux d'Argenson le père, le rude homme de police sous Louis XIV, qui eut la large étoffe d'un grand homme et d'un bas coquin, eut deux fils d'un esprit contraire. Le cadet fut très-fin, un renard, valet des Jésuites. Par eux, il monta vite, les ayant bien servis dans leur très-grande affaire de faire reine Marie Leczinska. La reine s'en souvenait, l'aimait. Au grand drame de Metz, il joua double jeu entre la reine et la maîtresse. Cela le fit très-fort quand celle-ci revint (nov. 1744), et il put faire donner les affaires étrangères au frère qu'il croyait diriger. Il n'y voyait qu'un simple. Mais justement cette simplicité loyale, hardie, fut une force,—à ce point qu'un moment il fit marcher le roi contre la cour et la famille, dans la vraie voie de la raison.

Il voulait l'alliance protestante de Prusse, Saxe et Hollande (plus celle du Piémont, qui aurait été chef de la libre Italie). La famille voulait l'alliance catholique, d'Espagne-Autriche (avec une Italie soumise aux Espagnols).

D'Argenson séduisait le roi par l'espoir de la paix. Le roi semblant si haut (octobre 1745), heureux partout, en Flandre, en Piémont, en Écosse, il y avait des chances réelles pour regagner, détacher de la ligue les États secondaires, Saxe, Piémont, Hollande. Cela était sensé.

Il existait vraiment un parti en Hollande, anti-anglais et anti-orangiste, qui se lassait de suivre l'Angleterre.

Il y avait pour le Piémontais un intérêt réel à se mettre avec nous.

Quant à la Saxe, à la Pologne, réunies sous Auguste III, d'Argenson faisait un roman. Il eût voulu une Pologne héréditaire, l'assurer au Saxon, aux Allemands, dans la supposition très-vaine que ces peuples d'esprit contraire s'uniraient pour former une barrière contre la Russie.

Pour l'Italie, le plan était très-beau. Une fédération d'États égaux entre eux. Un gardien armé, le Piémont, qui aurait eu Milan. Venise aussi avait un peu de Lombardie. La Toscane redevenait république. L'Espagnol gardait Naples. Mais tout prince étranger devait opter, jurer de se faire Italien. L'Autrichien à jamais chassé. La France se chassait elle-même et généreusement s'excluait de l'Italie, libre par elle.

La vraie difficulté était notre petit Infante, son mari qui alors tenait Milan. Le roi, à cause d'elle, était fort Espagnol. Retirer Milan à sa fille pour le donner au Savoyard, cela devait lui être dur. Il était, il est vrai, pour le moment mécontent de l'Espagne, que le succès rendait indocile, insolente. Il était peu content de l'Infante elle-même, qui ne se fiait pas à lui seul, intriguait en dessous avec Versailles (le Dauphin, Noailles, Maurepas). De plus l'Infante, belle et jeune, mariée sans mari (avec l'Infant toujours absent), avait en attendant pris un vieux galant, un évêque ambassadeur de France. Point fort sensible au roi, qui était jaloux de ses filles.

Il aimait la géographie. De sa main il traça le plan du partage nouveau qui rognait la part de son gendre. Tout se fit entre lui et d'Argenson. Pas un mot au Conseil. Maurepas cependant le sut, et avertit l'ambassadeur d'Espagne. Il accourt, il crie, pleure. «On l'entendait hurler.» (Arg.) C'est bien pis à Madrid. «On se couvre la tête de cendres.» Ici, la reine et Henriette, la cour, tout entourait le roi de désolation et de deuil. Le traité (qu'il signa à contre-cœur) alla fort lentement à Turin. Très-rapide, au contraire, marchait une armée autrichienne. Le Piémont a peur, nous trahit. Nos Français sont surpris, et les sots Espagnols qui pleuraient tant pour le traité, pleurent maintenant de l'avoir refusé, d'être battus, chassés partout.

L'affaire d'Écosse alla de même. On paya pour Charles-Édouard des Suédois qui ne partirent pas. On envoya Richelieu à Brest pour embarquer des troupes; beaucoup d'argent, nul résultat. Cependant le roi George a rassemblé trente mille hommes qui refoulent Édouard au Nord. Vainqueur en reculant à Falkirk, il n'en est pas moins vaincu décidément à Culloden (avril 1746). Là des massacres horribles. Un sur vingt décimé. Le fer, le feu partout, la froide application du plan suivi depuis, de faire des Hautes-Terres un désert.

Toutes les forces de la France (1746) sont concentrées en Flandre pour la guerre de parade que le Roi fait en mars. On réunit pour lui cent vingt bataillons près d'Anvers, cent quatre-vingt-dix escadrons. Anvers pris sur-le-champ, le roi a ce qu'il veut, et le 30 mars, au début même de la campagne, il a fini la sienne, revient droit à Versailles. Le maréchal de Saxe, Lowendall et Conti, continueront l'œuvre facile de prendre les villes de Flandre, et Maurice gagnera l'inutile victoire de Raucoux.

Toute l'année 1746, oisive pour le roi, passe comme un tourbillon de fêtes, sauf en juillet un deuil assez court. La dauphine espagnole meurt le 6 à Versailles, et son père, Philippe V, le 20. Cela finit le long règne de la Farnèse. Le nouveau roi, Ferdinand VI, se défie de cette belle-mère, l'éloigne, s'intéresse fort peu à son frère, D. Philippe, mari de notre Infante. D'autant plus les deux intrigantes, l'Infante et la Farnèse, perdant terre en Espagne, se reprenaient ici sur Versailles et voulaient y jeter le grappin. Le moyen eût été d'y mettre une seconde dauphine, une sœur de la morte (une naine toute noire, dangereux diablotin). Elles s'y prirent maladroitement et révoltèrent le roi. Par un procédé double, en lui écrivant des tendresses, elles animaient le Dauphin contre lui. «Dévotes, harpies, catins,» tâchaient de le rendre amoureux. Elles parlaient au nom du roi d'Espagne, qui n'en savait un mot. L'Infante en vint enfin, dans sa fureur d'enfant gâtée, au point qu'elle gronda son père, le menaça. Cela trancha. Le roi fit écrire à Madrid que nous nous avions ici trop d'horreur pour l'inceste, qu'on n'épousait pas les deux sœurs. Il suivit d'Argenson, il accepta son plan de demander plutôt une Saxonne, de regagner ainsi la Saxe et la Pologne à l'alliance française.

Après la Saxe la Hollande. D'Argenson insistait pour qu'on fît celle-ci médiatrice. Des conférences furent ouvertes à Bréda. Il y reprit son plan de nous regagner le Piémont en lui donnant Milan, en resserrant la part de l'Infant, notre gendre. Propositions secrètes qui transpirent à Madrid. L'Infante et la Farnèse pleurent, crient. Un tonnerre de sanglots s'entend des Pyrénées. Quel est l'indiscret? Le roi même. Il dénonce là-bas celui qu'il approuvait ici. Comment? Par extrême faiblesse. Il avait une lettre suppliante de Philippe V mourant. Il sentait que l'Infante serait désespérée, furieuse, si (sans lui dire un mot) on lui ôtait Milan, la couronne de fer, pour la donner au Savoyard. Il eut peur de sa fille, rejeta tout sur Argenson.

Celui-ci était seul. Il pouvait se vanter d'avoir réuni tout le monde, mis les partis d'accord. Tous contre lui. Il eût fallu bien du courage dans la Pompadour pour l'aider contre la cour et la famille. Ce triste visage (à la crème, qu'on voit dans le pastel) n'en était guère capable. Elle baissait. L'année 1746 fut terrible pour elle. Le pouvoir lui venait, mais la vie s'en allait, d'abord la santé, la beauté. Si le Roi eût été un peu absent, elle eût pu remonter. Il ne le fut qu'un mois, et elle ne put pas respirer. Ministre tout le jour, la nuit chanteuse, actrice, mise au lait et crachant le sang, elle s'exterminait. Et le Roi était ennuyé. Aux ballets où elle figure, il bâille. «J'aime la comédie,» dit-il, et il y bâille aussi. Il ne se plaît un peu qu'aux Italiens, au spectacle où elle n'est pas. Elle semble finie déjà (1747). Elle a l'air épuisé, «sucé,» dit d'Argenson. Elle souffrait du mépris de Paris. Point d'affront qu'à Versailles elle n'ait du Dauphin, de Mesdames. La nuit, c'est pis encore. Le Roi allait toujours chez elle, ce qui trompait les simples. Mais en réalité, c'était pure habitude. On sut lui mettre en tête qu'elle était très-malsaine. Sous tel ou tel prétexte, il couchait sur un canapé (Hausset).

«La Pompadour va être renvoyée. Le Roi vivra dans sa famille.» (Arg., 1747.)

La famille? qu'était-ce? Non, certes, le Dauphin. C'est un peu la Dauphine, une bonne Allemande. C'est beaucoup, c'est surtout la fille aînée du Roi, la très-douce madame Henriette, sa petite sœur Adélaïde.

Madame Henriette était une pâle fille du Nord, très-maladive et très-timide, qui avait près du Roi comme un respect tremblant, presque peur. Cela lui plaisait. C'était un cœur charmant et bon, cœur brisé et la victime de son père qui l'avait traité durement. Élevée presque avec le petit d'Orléans et jouant avec lui, elle avait bien cru l'épouser. Mais le Roi était tout à fait pour les Bourbons d'Espagne, ne voulait nullement approcher Orléans du trône. Il aimait mieux d'ailleurs l'Infante. Il immola Henriette, ne la maria point. Qu'arriva-t-il? Cette bonne sœur n'en fut pas moins toujours du parti de l'Infante à qui on la sacrifiait. Comme les chiens battus qui d'autant plus s'attachent, elle se donna toute à son père. La cabale dévote lui faisant un devoir de l'envelopper, le gagner, elle trouva ce devoir très-doux. Élevée par la vieille madame de Ventadour, une dévote bien peu scrupuleuse, Henriette prit le rôle qu'on voulait; elle força sa timidité, fit chez elle des soupers au roi (Luynes, Argenson, Campan, etc.). Chose certainement pénible à une si modeste personne, et si souvent malade. Mais elle se vainquit tellement qu'il se trouva chez elle à l'aise plus que partout ailleurs, s'habitua à elle, comme à un doux animal domestique dont on ne peut plus se passer, qui ne se plaint jamais, accepte tout caprice, qui voit sans voir et souffre tout.

Succès réel du parti du Dauphin qui par la sœur faisait arriver, réussir, tout ce qui eût choqué du frère. Le roi croyait pour elle n'en jamais faire assez. Il lui donne à Versailles (où elle n'avait besoin de rien) huit cent mille livres de rente, justement quatre fois plus qu'à la Pompadour, qui en a alors 200,000. Tout à l'heure, il va lui créer une Maison, dames et grands officiers, presque au point d'éclipser la reine.

La reine y gagna fort. Autant le roi avait été jusque-là sec pour elle, même dur, autant il fut aimable. Nul doute que la très-bonne fille n'eût obtenu cela de lui. La reine eut des étrennes et la Pompadour n'en eut plus. Le roi fit le jeu de la reine, et pria les seigneurs de la distraire un peu. Enfin il fit la chose qui ravit tout le monde. La Bête fut chassée, je veux dire Argenson. Quelle joie pour notre Infante! Qui peut lui faire cela, sinon son humble sœur, empressée à servir celle à qui on l'a immolée.

Argenson renvoyé (février 1747), c'est toute une révolution. Nous tournons le dos à la Prusse, à la Hollande et au Piémont. Nous reviendrons de plus en plus aux alliances catholiques, aux Espagnols, aux Autrichiens.

Même avant qu'il tombe, on a à regretter d'avoir négligé ses avis. L'alliance du Piémont manquée nous ruine en Italie, nous amène en Provence les bandes autrichiennes, dont nous étions noyés sans un hasard heureux, l'insurrection de Gênes (V. le très-beau récit de Sismondi). L'alliance de Hollande qu'Argenson travaillait, et qu'on fit avorter en envahissant ce pays, y tua le parti de la France, donna force au parti anglais et orangiste. La populace des ports fit ce qu'elle avait fait pour Guillaume III en 1672. Elle voulut, exigea un stathouder, imposa à la république un très-indigne chef, Orange, serviteur des Anglais. Notre imprudente attaque eut ce beau résultat de sceller l'union de l'Angleterre et de la Hollande, d'opérer l'anéantissement définitif de celle-ci.

Nous demandions la paix en offrant humblement de rendre nos conquêtes. Et l'on n'en voulait pas. Cependant tout le monde était bien las, surtout les États secondaires, pauvres comparses du grand drame où ils ne gagnaient que des coups. Les obstinés eux-mêmes commencèrent à se faire plus doux aussi, quand Maurice menaça Maëstricht, le boulevard de la Hollande, quand il gagna tout près la victoire de Lawfeldt, peu décisive, il est vrai, mais sanglante. Puis il emporta Berg-op-Zoom. Sac cruel qui montra combien s'aigrissait cette guerre, et terrifia la Hollande. Si l'on prenait aussi Maëstricht, notre armée débordait, et ce riche pays, si peu fait à la guerre, se voyait appelé aux cruels sacrifices, aux affreux moyens de défense qu'il prît contre Louis XIV, s'inondant, se noyant, s'infligeant un désastre plus grand que n'eût fait l'ennemi. L'Anglais aussi, ayant anéanti jusqu'au dernier de nos vaisseaux, ayant fait son œuvre de guerre, devenait pacifique pour ne pas nous laisser reprendre avantage sur terre. Donc on négocia. Malgré le maréchal de Saxe qui raisonnablement voulait d'abord Maëstricht, on se dépêcha de traiter.

Le but primitif de la guerre, où était-il? Et qui s'en souvenait? L'Autriche, que l'on devait détruire, malgré sa cession à la Prusse, était plus forte que jamais. Le mari de l'Infante, son établissement, sa royauté lombarde, qu'étaient-ils devenus? Notre Infante voyait tout lui échapper, l'espoir même. Le frère de son mari, Charles, le roi de Naples, s'il eût succédé en Espagne à Ferdinand (faible et malade), entendait laisser Naples au second de ses fils, non à son frère Philippe, le mari de l'Infante. Donc, celle-ci, qui, avec la Farnèse, a régné à Madrid, qui un jour eut Milan, qui (d'après le traité de 1736) pouvait espérer Naples, se voit, entre trois trônes, à terre.

Elle savait très-bien l'intérieur de Versailles. Elle voyait monter Henriette. Celle-ci, sans esprit, sans adresse, quasi muette, nulle, avait gagné le Roi. Comment? par cela même, par l'excès de l'obéissance. On savait bien pourtant ce qui était derrière et la poussait. Que lui ferait-on faire? Comment userait-elle de ce pouvoir croissant? Trois personnes étaient inquiètes, fortement attristées: la Reine, la Pompadour, l'Infante.

La reine, tout à coup flattée du Roi (déc. 1746, déc. 1747, De Luynes), n'avait pas pris le change. Elle se refroidit pour ses filles, se fatigua du baiser d'étiquette qu'elles lui donnaient toujours chaque fois qu'elles entraient dans sa chambre (Luynes, VIII, 173, 12 janvier 1748).

La Pompadour imagina pour partager, neutraliser la grande faveur des deux aînées, de tirer du couvent et de faire venir à Versailles, madame Victoire, jolie fille, grande fille, déjà de quatorze ans.

L'Infante corrompue et hardie (comme élève de la Farnèse), qui avait hasardé déjà, comme on a vu, d'intimider son père dont elle savait le faible cœur, hasarda un moyen d'arrêter le progrès de son goût singulier pour Henriette. Voltaire, sous le Régent, avait fait une pièce hardie contre l'inceste, Œdipe. Elle le pria (c'est lui qui nous l'apprend), de faire une Sémiramis. L'inceste était fort à la mode. Le roi de Pologne, Auguste II, disputait sa fille à son fils. La chanoinesse de Lorraine qui se tua pour son frère, avait fait éclat et légende (1742). Les Choiseul imitèrent. La femme de Hérault, le dévot lieutenant de police, était publiquement maîtresse de son père, très-riche, que souffrait le mari. Les mœurs étaient sur cette pente. La pièce aurait paru toucher bien moins Madame (après tout respectée) que des gens bien connus. Elle aurait averti, mais non blessé directement.

Voltaire était alors retiré, mécontent. Son zèle de courtisan avait fait mauvaise campagne. Sa familiarité hardie, parmi les flatteries, avait choqué le Roi, choqué la Pompadour qui visait à la majesté. Il avait fui Versailles, revenait volontiers à Sceaux chez la duchesse du Maine. Cette vieille petite fée, brouillée avec la cour, jusqu'au dernier jour conspirait, mais littérairement, accueillait les satires. C'est chez elle jadis que Voltaire fit Œdipe (1721). Chez elle, il fit Sémiramis (1747). Il l'achevait à Sceaux (déc). En janvier il est à Versailles, voit mieux le terrain, et prend peur. Madame Henriette, à ce moment, quitte le petit appartement qu'elle occupait au nord pour le grand logement royal qui termine l'aile du midi, qu'elle quittera bientôt pour un appartement central entre le Dauphin et le Roi (De Luynes). Là est le médiateur, le chef du conseil de la famille (c'est le mot qu'emploie d'Argenson); Voltaire, fort inquiet, écrit de Lunéville, pour ajourner Sémiramis (févr. 1748).

À Versailles, une scène violente éclairait la situation (17 avril, Luynes, IX). La Pompadour n'osant attaquer Henriette, lui opposait une poupée. Elle faisait venir de Fontevrault la petite madame Victoire. Le Roi pleura en revoyant cette enfant tout aimable, et bonne autant que belle. Elle se suspendit à lui, ne s'adressa qu'à lui. Il se montra très-faible. Dépenses énormes, et ridicules honneurs (pour une enfant de quatorze ans), rien ne fut épargné. Henriette souffrait et se taisait. Mais Adélaïde éclata. Elle crevait de jalousie. Elle cria. Tout en retentit. Elle s'indignait, non pour elle, mais pour sa sœur, l'aînée, une princesse de vingt et un ans, à qui la nouvelle venue dérobait les honneurs et le cœur de son père. On vit là pour la première fois la violence d'Adélaïde, le pouvoir qu'elle aurait. Elle n'avait pourtant que quinze ans. Mais on lui obéit. Victoire fut éloignée, et logée au second étage, confinée dans le petit rôle de soigner deux petites sœurs.

Voltaire, chez Stanislas, loin du danger, avait repris courage. L'Infante, pour qui il fit la pièce, disait-on, allait arriver. Et ce drame qui punit l'inceste ne pouvait déplaire à la reine. Il fut probablement montré à son père Stanislas. Bref, alea jacta... Le 29 août, la pièce est représentée à Paris. On voulait retrancher deux vers trop dangereux. Mais on eût paru craindre. Tout au contraire la Pompadour pensa que tout serait couvert, toute allusion écartée, si lui-même le Roi se faisait protecteur de la tragédie. Elle lui fit donner un décor pour Sémiramis.

Ce que l'auteur avait le plus à craindre, c'était qu'une parodie, trop claire, ne forçât de voir et de comprendre. Cette peur le jeta dans une étrange agitation. Il écrit à la fois de tous côtés, prie le cardinal Quirini, prie madame de Luynes, prie la reine elle-même. Six lettres à la reine! qui répond froidement que la parodie est d'usage. Heureusement pour lui, la Pompadour qui n'avait pas moins peur, ayant (par le décor) fait le Roi patron de la pièce, fit défendre la parodie (septembre).

Voltaire la remercia, par une autre imprudence,—vaillante et honorable.—C'était le moment triste où le traité brusqué qui finit cette guerre, d'un trait de plume nous ôtait nos conquêtes, toutes ces places fortes que l'on venait de prendre, ce royaume des Pays-Bas. Le maréchal de Saxe entourait et tenait Maëstricht, la clef de la Hollande,—bien plus l'occasion d'infliger aux Anglais un affront solennel, de voir prendre la place, à leur nez, sans rien faire. Il gémissait, écrivait à Versailles. Et Versailles était sourd. Excessives étaient les misères, il est vrai. Il ne restait d'argent que pour les fêtes. Les dévots d'autre part, la famille, toujours avaient maudit la guerre, fait des vœux pour les Autrichiens. On précipitait tout. On jetait les fruits de la guerre et du sang de tant d'hommes, on brûlait de se dépouiller. Peu réclamaient. Voltaire l'osa. Dans certains vers, au Roi et à la Pompadour, il finit par ce trait: «... Et gardez tous deux vos conquêtes

Le traité était fait, mais n'était pas signé (il ne le fut que le 18 octobre). Plus il était honteux, plus on trouva blessant le conseil de Voltaire. On n'avait pas osé s'irriter pour Sémiramis. Pour les vers, on cria. Mesdames et leur parti s'élancent et courent au Roi (V. Laujon dans Hausset). L'État, le Roi étaient perdus, si un homme de sa maison, son domestique, osait lui donner des avis, mêlant impudemment au nom du Roi la Pompadour. Celle-ci s'aplatit, ne dit pas un mot pour Voltaire. Pour bien faire comprendre à Mesdames qu'elle n'était plus rien près du Roi, qu'une amie, une ancienne amie, elle joua la vieille Baucis (nov. 1748). Le Roi la releva de ces humilités en la nommant surintendante de la maison de la reine (Campan). La reine, refroidie pour ses filles (Luynes, VIII, 173), d'autant mieux recevait les respects de la Pompadour.

Le vrai mot, juste et fort, sur la paix d'Aix-la-Chapelle, fut dit aux Halles, resta proverbial. Pour injure, on disait: «Bête comme la Paix.»

Nous rendions un royaume, les Pays-Bas; et un empire, les Indes, où notre grand Machiavel Dupleix faisait l'œuvre de ruse, de cruauté, de force, qu'ont fait les Anglais par lord Clive.

Nous avions dans les Indes un génie, un héros. Nous ruinons Dupleix, emprisonnons la Bourdonnais.

Et cette paix contenait la guerre. Le traité fut si vague et si mal fait pour l'Amérique qu'à volonté l'Anglais pouvait mordre sur nous. D'où la guerre de Sept Ans.

Étrange chose qu'après Fontenoy, nous subissons encore la vieille honte de Dunkerque, le rétablissant, comme il fut, quand l'Anglais mit le pied sur la tête de Louis XIV.

Un trait encore nous entra plus au cœur: l'hospitalité de la France violée cruellement, pour obéir à l'étranger. Louis XV avait donné parole à Charles-Édouard de ne jamais le renvoyer. L'Angleterre l'exigea. Ce héros, Polonais et fou, n'entendit à nulle offre, nulle raison, nulle prière. Il n'obéit pas plus à une lettre de son père. Dans son hôtel garni, avec tous ses vaillants, il était armé jusqu'aux dents. Peut-être il avait quelque écrit. Il voulait se faire tuer, et pouvoir à jamais déshonorer le roi de France. On croit de plus qu'il était amoureux, aimait mieux mourir que partir. On le surprit en traître à l'Opéra, on le lia. Pendant ce temps on prit tous ses papiers. On l'emporta. Il faillit crever en route de fièvre et de fureur, criant «Paris! ou Paradis!» (Arg. III, 221-227.)

Tout cela fut cruel, nous retourna au cœur notre plaie de Dunkerque. Chacun se sentit avili. Un jeune homme, Desforges, qui avait vu la chose à l'Opéra, ne put se contenir. Il fit les vers fameux qui le mirent pour longtemps en cage à Saint-Michel. Tous les dirent et les surent:

Peuple, jadis si fier, aujourd'hui si servile!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XV

Mme HENRIETTE—LES BIENS D'ÉGLISE DÉFENDUS ET SAUVÉS
1748-1751

Cette ruine d'honneur, parmi tant de ruines, ce guet-apens royal fut senti, je crois, du Roi même. Pris en ce vilain cas, comme homme et gentilhomme, il semble que dès lors il commence à se mépriser. Je le vois tombé bas, et dans telles choses honteuses qui jusque-là lui auraient répugné. Il a goût à l'argent, tripote et boursicote. Puisant à volonté au Trésor, il n'en est pas moins faufilé dans la bande des loups-cerviers, spéculateur en blé. Très-dangereux trafic. Dans quel but? Augmenter un peu l'argent de poche, de jeu, de fantaisies furtives. Il a quitté l'armée pour toujours. Le travail, qu'on lui fit aimer un moment, la Pompadour a su fort aisément l'en dégoûter. Que faire? Enterré aux malsains cabinets de Versailles, aux malpropretés de Choisy, il fuit le jour. La nuit, il s'amuse à griser ses filles.

Il était tout à fait indigne et incapable de soutenir la grande révolution, qui, de Law aux Pâris, de ceux-ci à Machault, Turgot, alla marchant toujours dans la pensée du siècle et qui devait plus tard se formuler ainsi: unité d'administration, suppression graduelle du privilège (et de classes et d'états),—égalité d'impôt.

La nécessité impérieuse, l'embarras infini où se trouva l'État après la guerre, faisait mettre les fers au feu, par un premier appel, timide encore, aux quatre milliards du clergé. Chacun croyait qu'en France il possédait le tiers des biens. S'il daignait faire l'aumône à l'État d'un minime don, la charge portait toute sur les curés, le bas clergé. Le haut, de luxe et de luxure, dépassait la cour même. Clermont, vaillant abbé de Saint-Germain-des-Prés, qui avait deux mille bénéfices à donner (et à vendre), vivait avec les filles, enlevait des danseuses, tenait bon gré mal gré par force ou peur la Camargo.

La France agonisante pria ces fiers seigneurs de payer quelque peu. Machault voulut d'abord que l'impôt du Vingtième, commun à tous, s'étendît au Clergé (1749). Puis il lui demanda une Déclaration de ses biens (1750).

L'obstacle était que, nulle réforme ne se faisant dans les dépenses, plusieurs (d'Argenson, par exemple) croyaient qu'on ne ferait qu'augmenter le gâchis. L'obstacle était la défiance qu'opposaient les pays d'États, leur attache à leurs privilèges. L'obstacle était surtout la désespérée résistance du grand privilégié, du plus gras, le Clergé.

Si celui-ci eût été prévoyant, par quelque sacrifice, il se fût honoré, soutenu sur la pente où il glissait. Il préféra l'abîme. Il mit son adresse à périr. Il sut, par deux moyens, entraîner le Roi avec lui. Moyens grossiers, qui réussirent:

1o Dès qu'on parle d'argent, le Clergé, calme depuis dix ans, redevient fanatique. Il alarme le Roi, se bat avec le Parlement, reprend la guerre aux Jansénistes, aux Protestants, bref, fait craindre une Fronde.

2o Il obsède le Roi directement par la famille, employant sans scrupule l'ultima ratio, la seule force efficace auprès d'un homme si vicieux, l'énervante influence, l'aveugle dévouement de Mesdames qui s'y immolèrent.

Mesdames Henriette, Adélaïde, vrais jouets de l'intrigue, de la fatalité, avaient le cœur très-haut, n'avaient ni adresse ni ruse. Leur sœur l'Infante fort justement disait que c'étaient «deux enfants.» Celle-ci était tout autre formée par la Farnèse, si dépravée. C'est depuis son voyage en France (1748-1749) que le Roi vécut cyniquement à l'italienne, ne ménagea plus rien.

L'Infante, presque chassée d'Espagne, et pas encore en Italie, existait comme en l'air. Elle venait mendiante, affamée, sans chemise, demandant de l'argent, beaucoup d'argent, une grosse pension, puis des grandeurs, un trône, et le premier vacant, Naples? Espagne? Pologne? la Corse au moins. Elle était prête à tout. Ayant vu la faiblesse du Roi pour Henriette, elle, la préférée, comptait avoir bien plus. Elle disait venir pour quinze jours. Elle resta un an, serait restée toujours, si elle eût pu, eût oublié sans peine son ennuyeux Infant qu'elle n'avait presque jamais vu. Elle était partie si petite que le Roi, qui lui écrivait sans cesse, ne la connaissait pas. Il alla au-devant et eut l'agréable surprise de la trouver fort belle, grande, fraîche, parée d'une gentille petite fille. Elle avait un grand air, et ses sœurs à côté semblaient de maussades bourgeoises.

Elle avait fort bien deviné que la Pompadour, en haine de Mesdames, lui ferait bon accueil, ne lui nuirait pas près du Roi. Elle eut en effet tout d'abord (chose mortifiante pour Henriette) la chose que celle-ci demandait, que le roi hésitait de lui donner, l'appartement de l'escalier secret qui permettait de le voir à toute heure. Faveur inestimable pour l'Infante qui avait tant à dire, tant à demander.

Ce qui fut bien plus dur pour Henriette et pour la famille, c'est que la Pompadour fit chasser Maurepas (avril 1749), Maurepas, leur homme, leur ministre. La reine et ses filles en pleurèrent. Le prétexte de la maîtresse fut certaine chanson sur ses infirmités de femme, «sur les fleurs (les fleurs blanches) qui naissaient sous ses pas.» Plus, une accusation ridicule de poison, renouvelée de la Tournelle. Ce que celle-ci n'avait pu, si belle, au moment le plus tendre, la Pompadour fanée le fit, mais par l'appui sans doute de l'escalier secret à qui on ne refusait rien.

L'Infante paraissait s'établir tout à fait. Le Roi, que cela plût ou déplût à la reine, lui faisait rendre mêmes honneurs. Elle siégeait l'égale de sa mère, près de ses sœurs humiliées. Elle usait, abusait, demandait toujours davantage. Elle eut la forte pension. Il eût fallu de plus que le lendemain de la guerre, on y rentrât pour la faire reine. Reine? c'est peu. Son idée fixe était de conquérir l'Empire, de faire sa fille impératrice.

Funeste idée! Elle en viendra à bout, et pour cette sottise le sang coulera par torrents. Mais il y faut le temps. Sa folle impatience fatiguait, excédait le Roi. Son départ fut pour lui et pour tous un soulagement (octobre 1749).

Elle fut très-funeste à ses sœurs. Le Roi, fait au laisser aller du Midi, se lâcha, et pour le ressaisir, Mesdames durent descendre beaucoup. C'était Fontainebleau, et le moment des chasses qui finissaient le soir par de longs soupers de chasseurs où l'on buvait la nuit. Il fallut que Mesdames subissent et la fatigue de ces courses, et l'orgie, où, jeunes demoiselles, elles étaient tellement déplacées. On s'y contenait peu; car, depuis cette année, on trouva que la Pompadour même gênait: on ne l'emmena plus.

M. de Luynes, si timide, n'ose omettre pourtant ce qui crevait les yeux. À ces retours de chasse, le Roi n'eut plus personne que Mesdames, toutes seules, aux petits cabinets (Luynes, 22 déc. 1749, 12 nov. 1750).

Quels étaient ces repas? D'Argenson nous l'apprend (III, 550); il parle d'une cuisine nouvelle, ailleurs du goût des salaisons, âcres, irritantes, qu'elles prirent, des vins dangereux d'Espagne qu'elles buvaient. Indigne amusement de voir ces pauvres dames enivrées par obéissance. Adélaïde, si jeune, ayant six ans de moins, était vaincue sans doute par le vin, le sommeil. La malade Henriette, elle-même bientôt frappée et aveuglée, endurait cette veille et ces excès forcés qui la menèrent vite à la mort.

Une chose surprend, c'est que le Dauphin, si pieux, et qui avait tout pouvoir sur ses sœurs, n'ait pas essayé quelque chose pour les sauver, n'ait pas obtenu d'elles que, par excuse de santé ou autrement, elles éludassent cette honteuse tyrannie. Le Roi ignorait tout à fait ce qu'il était ou faisait dans l'ivresse (Voy. Hausset, l'aventure du privé et de la d'Estrades à Choisy). Le matin, aucun souvenir.

Versailles tâchait de ne pas voir. Mais le Roi, comme le Régent, eut besoin de montrer les choses. Parfois, ayant soupé sans elles, il lui passait l'idée de les voir, et il les voulait, mais telles qu'elles étaient, sans paniers (Luynes, X, 173, 23 déc), dans le déshabillé de cette heure avancée.

Les paniers étaient tellement dans l'habitude, qu'une femme sans cela semblait nue. À Choisy, il était permis de s'en passer, d'aller en robe flottante (de là plus d'un scandale). Mais à Versailles, lieu de cérémonie, c'était bizarre, choquant. Elles obéissaient, et traversaient ainsi appartements et corridors, non sans pâtir sans doute, et faire pâtir aussi d'excellents serviteurs qui voyaient et baissaient les yeux.

La Pompadour, un vrai premier ministre, et partant responsable, sentait la royauté s'avilir, s'abîmer. Elle n'entreprit pas, comme la Nesle, de défendre au Roi l'orgie du soir. Elle priait qu'au moins la chose ne fût pas solitaire, dans le secret des cabinets. Elle voulait que le Roi soupât en bas, et dans une belle salle, moins fermée, qu'on faisait exprès (Luynes, ibid.). Le Dauphin aurait dû, ce semble, y aider fort, obtenir par ses sœurs que l'on se rangeât à cela. Sa cabale montra une étrange immoralité, et on peut dire aussi une grande dureté pour la malade, cet instrument qu'on immolait. On voulut l'employer à mort et jusqu'au bout. Elle était bien commode pour le parti dévot. Tant muette fût-elle, on la faisait parler. On cachait le Dauphin. On montrait Henriette, comme la personne dirigeante de la famille, et le chef du conseil (Arg., III, 311).

Tout cela était peu connu hors de Versailles. Paris savait en général que le Roi menait une vie déplorable. Le public arriéré en restait au temps éloigné, à ces vilains jeux d'écoliers, qui jadis par deux fois ont fait chasser les camarades. On disait: «C'est un Henri III.» D'autres aussi, par un pressentiment trop précoce mais non erroné, supposaient que déjà il avait commencé ces vols ou ces achats d'enfants qui n'eurent lieu que plus tard (1754-1764). On était d'autant plus disposé à le croire que des princes, seigneurs ou fermiers généraux, enlevaient, séquestraient réellement des enfants, des filles, des dames même captives (ex. Charolais, Clermont, Melun, etc.). Une fille, à Noël (Barbier, IV, 407), s'échappa, effarée; elle avait dix-sept ans, et on l'avait tenue dès l'enfance à l'état sauvage. Que souffraient ces victimes? On le sut par de Sade (1754). Horrible histoire, certaine. Dans les razzias qu'on faisait d'enfants pour le Mississipi, l'imagination populaire s'exalta et reprit les vieilles histoires du Moyen âge, de lèpres et de bains de sang. Les enleveurs étaient des exempts déguisés. Ce mystère faisait dire: «C'est lui, c'est cet Hérode, épuisé de débauche, qui est devenu ladre et qui veut se refaire par le sang innocent.»

Il n'y a jamais eu, dans les plus sombres jours de la Révolution, un jour où le cœur du peuple ait été si atteint. Dès novembre 1749, on avait vu des filles enlevées par la police, filles publiques d'abord, puis pauvres servantes sans place ou jeunes ouvrières, et enfin de petits enfants. On dit que les archers, pour chaque tête, avaient 15 écus. Ce métier progressa. Un archer qui avait volé un petit écolier trouva plus lucratif, pour 30 écus, de le rendre aux parents (février 1750, Barbier, IV, 437). D'autres furent volés par des femmes, vendus à des gens riches (448.) De là, de furieuses batteries. Au quartier Saint-Antoine, un enfant enlevé crie, on sort des boutiques, on poursuit les exempts. Les gens du port leur cassent bras et jambes. Dès lors, tous les matins, la foule est dans les rues.

Au 22 mai, quatre batailles. Rue de Cléry, un commissaire a sa maison dévastée, saccagée. À la Croix-Rouge, un cocher crie qu'on lui prend son enfant. Les laquais, qui portaient l'épée, dégainent. Avec le peuple, ils forcent la maison d'un rôtisseur chez qui un archer s'est sauvé. Deux hommes y furent tués dans les caves, tout brisé. Rien de pris. On rapporta au rôtisseur son argenterie le lendemain. Autre combat aux Quatre-Nations et au Palais. Et là le peuple tend les chaînes, veut faire des barricades, brûler le commissaire dans sa maison. Il tue plusieurs archers.

Mais le combat terrible a lieu (23 mai) à Saint-Roch. Là, on tire sur le peuple, et on est forcé pourtant de lui livrer un archer qu'il a pris en flagrant délit d'enlèvement. La foule traîne le corps à l'hôtel de Berrier, lieutenant de police, puis s'arrête, se laisse amuser. La cavalerie vient, charge, balaye la rue Saint-Honoré.

Le peuple a le cœur gros. L'orage s'amoncelle. Quoique en mai, il faisait un vent sec, froid, du Nord. Chose très-grave en révolution. Sur le bruit que Berrier est allé à Versailles, la foule va au Cours l'y attendre. Plusieurs, moins patients, se mettent à dire: «À Versailles!»—D'autres: «Brûlons Versailles!» Cela chauffait très-fort.

La peur était grande à la cour. D'abord, on n'en avait rien dit. Puis, on avait dit: «Ce n'est rien.» Et là-dessus la Pompadour était venue voir sa fille à Paris, dîner chez un ami. Tout pâle, il lui dit: «Mais, madame! ne dînez pas ici. Vous allez être mise en pièces.» Elle fuit, elle vole, rentre jaune à Versailles. Tous sont pénétrés de terreur.

Le 23 mai, ce fut bien pis. Ayant toute la Maison du Roi, une armée, on tremblait. On mit des gardes au pont de Sèvres et au défilé de Meudon.

On eût dit que déjà la Bastille était prise, ou que les affamés du 6 octobre étaient en marche. Versailles est confondu. Les femmes se suspendent au Roi, l'enlacent. Il ne faut pas qu'il fasse le voyage de Compiègne. Qu'il reste avec ses gardes, bien entouré de sa Maison armée. Elles obtiennent que l'on n'ira pas. Puis on change d'avis. On prend le parti pitoyable d'y aller furtivement. Le soir, il couche à la Muette, puis avant le jour, rasant Paris sans y entrer, il fait son échappée qui a l'air d'une fuite. Il disait aigrement: «Qu'ai-je besoin de voir un peuple qui m'appelle Hérode?» À Paris, on disait: «Est-ce mépris? C'est peur.» Donc, tout s'envenima, et ce fut un divorce. Madame Adélaïde, «haute comme les monts,» blessée dans son orgueil, dans son amour pour son père, fut ulcérée à mort. Et elle ne pardonna jamais.

Ce nocturne passage du Roi le long des murs, on en assura la mémoire par un large chemin. Beau monument du règne. C'est le chemin de la Révolte.

On put juger de l'état violent où se trouvait le peuple par le mépris qu'il fit des affiches du Parlement, les injures qu'il lui adressa. Dans son irritation la foule s'en prend à tout le monde, poursuit comme mouchard, comme enleveur, le premier passant (Barb., 429). Rien pourtant ne calma autant que la justice du Parlement sur quelques misérables, un archer qui vendait, revendait des enfants. La foule s'amusa de voir fouetter de rue en rue des enleveuses infâmes. Elle eut plaisir à voir étrangler et brûler deux petits Henri III, je veux dire deux garçons qui trop naïvement avaient singé Versailles et les jeunes seigneurs si mollement punis (en 1724). Dure leçon pour les mœurs de cour (6 juillet). Mais en même temps le Parlement, pour relever l'autorité, consoler la police, fit pendre trois pauvres diables qui, légitimement, justement, avaient résisté.

On eut beau faire. L'autorité était blessée, à n'en point relever. Elle-même s'avilit, se contredit, se démentit. D'une part, Berrier vint déclarer au Parlement qu'il n'y avait eu nul enlèvement. D'autre part, les archers, craignant l'enquête et la potence, vinrent montrer les ordres de Berrier pour qu'on fît les enlèvements, ordres royaux qui venaient de Versailles, de d'Argenson cadet, ministre de Paris (20 juillet 1750, Barb., IV, 455).

Cette agitation violente donnait une grande force aux résistances du clergé, décidé à ne payer rien. Dans sa grande Assemblée qui se tenait ici, il trônait, pérorait à l'aise, voyant Paris contre le Roi, et d'autre part les États provinciaux qui ne voulaient pas plus sacrifier leurs privilèges à l'uniformité d'impôt. L'Assemblée ecclésiastique se posait fièrement le chef des résistances, le parti de la liberté. Audace révoltante en tout sens. Dans le Clergé, ainsi qu'en ces États, le haut rang écrasait le bas. Fausses et dérisoires républiques au profit des privilégiés!

Si terrible était le Clergé d'opposition républicaine, si emporté ce corps où les sots devenaient des fous, que la cour en tremblait. Plusieurs osaient parler des États généraux (imprudents idiots!)—D'autres ne parlaient pas, mais pensaient au Dauphin, au vrai roi du Clergé. Ils avaient hâte, se disaient: «Louis XV n'a que quarante ans.» Le Roi savait leurs vœux, se souvenait de Jacques Clément, disait parfois tout haut: «J'aurai mon Ravaillac.» La crainte alla au point qu'ordre fut donné à Versailles de ne laisser entrer aucun abbé (Argenson, III, 362).

Le Dauphin était en disgrâce. Suspect en ce moment, le lourdeau avait fait de plus une étrange balourdise, d'écrire à Maurepas, l'exilé, le futile oracle de l'intrigue, où la famille et le Clergé voyaient l'homme du futur règne. On pinça l'envoyé, valet de chambre du Dauphin. Le roi le fit fourrer aux cachots de Saumur, ne dit rien à son fils, mais le suspecta d'autant plus.

Jamais le Roi n'avait été si triste. Entouré de tant de dangers, il recula, réduisit ses demandes. Il fit dire au Clergé «qu'il n'exigerait pas le vingtième, qu'il se contenterait de la Déclaration des biens.» Il déclara dissoute l'effrayante assemblée, renvoya chez eux ces Brutus au plus tôt dans leurs diocèses (15 sept.).

Ainsi il retombait pour jamais dans l'impasse dont Machault voulait le tirer. Il se fermait les mines d'or, les milliards du Clergé. Les affaires étaient tristes, l'intérieur encore plus, Henriette toujours plus languissante. Un mortel ennui le saisit. Il avait beau aller, voler d'un lieu à l'autre, la tristesse l'y attendait (Arg.). En vain la Pompadour voulut l'amuser de Bellevue, petit palais de poche, improvisé. On y joua la farce des Pots de chambre (ou petites voitures) de Paris. Mais le Roi ne rit guère. Bellevue avait le défaut d'être trop bien placé, au point de mire des Parisiens qui d'Auteuil le voyaient illuminé, le maudissaient. Ils en faisaient mille contes, exagérés et faux, par exemple, qu'on y avait mis pour un million de fleurs de porcelaine. Tout cela ennuyeux. Elle aurait bien voulu le tirer de ce noir nuage par quelque jolie petite femme. Elle fit à Verrières de galants pavillons pour une ménagerie en ce genre. C'était trop tôt encore. Il était sombrement engagé dans la tragédie, un drame obscur qui n'éclata que vers la fin de février.

En octobre 1750, Henriette succombait à la situation. Les meneurs le sentaient. Il leur fallait un autre appui. Quoique le Roi eût reculé, le Clergé renvoyé n'en voyait pas moins s'écouler le délai de six mois qu'on lui donnait pour déclarer ses biens. Le Dauphin était en disgrâce, et cela au moment où, devenant majeur, il serait entré au Conseil. S'il n'y entrait, s'il n'était là pour contenir, intimider Machault, celui-ci (armé du besoin) pouvait bien passer outre, faire lui-même et par des laïques cette terrible enquête que redoutait tant le Clergé. On allait découvrir le mystère, ouvrir l'Arche, pleine d'or, étaler cette grande pauvreté du Clergé qui montait à quatre milliards.

Le temps pressait. On n'avait pas deux mois jusqu'au 28 octobre, jour décisif où l'on verrait si le Dauphin entrerait au Conseil, ou si le roi le tiendrait à la porte (et l'excluant exclurait le clergé).

Comme en septembre 1742, un miracle se fit en octobre 1750. Le Dauphin, le Clergé obtinrent ce qu'ils voulaient. Mais bien plus, le roi, le Conseil, l'autorité publique, tout alla dans un sens nouveau. Tout fut retourné comme un gant.

Explique qui pourra. Dans une révolution si brusque, je ne sens plus la main douce, faible, malade, la molle influence d'Henriette. Je sens déjà une jeune main, violente, et qui veut casser tout. Je sens celle qui emportera d'un tourbillon l'année suivante (1751), et qui en février va avoir son avènement. C'est le règne d'Adélaïde.

Enfant, elle avait rêvé d'être une Judith. Il en fallait une pour le Dauphin, pour le Clergé, pour tous les honnêtes gens. Elle dut s'avancer et sauver le peuple de Dieu.

Elle avait dix-sept ans, Henriette vingt-quatre. Elle ne l'avait jamais quittée, et révérait son droit d'aînée. Mais Henriette gisait inutile, servait trop peu la cause. On la dédommagea, on tâcha de la consoler, en lui donnant enfin sa Maison princière et royale. Elle fut enterrée dans l'honneur.

Même procédé pour Machault, avant de s'en débarrasser. Par-dessus les Finances, il eut la belle place, lucrative, de Garde des sceaux, porte d'or, porte de sortie, par laquelle il quitterait bientôt les Finances.

Cela se fit très-vite, au moment de Fontainebleau, moment trouble des grandes parties, des chasses et des retours de chasse où le roi était moins lucide. On arriva le 7. Le roi mollit le 12, permit au Dauphin de venir. Le recevant pourtant il lui inflige encore une petite misère, une épreuve, demande ce qu'il pense de Maurepas. Le gros baissant la tête: «Je ne m'en souviens plus.» Le roi, content de ce mensonge, le croyant aplati, le 28, l'admit au Conseil, et d'abord aux Dépêches. Et, pour l'initier, il lui donna Machault, sa bête noire.

Mais cela ne fait rien. Cette masse de chair, même muette, pèse énormément. Car il est l'avenir. Et il n'a que faire de parler. Les ministres agiront de manière à lui plaire. Il est là le 28 octobre, et déjà en novembre, Saint-Florentin reprend la persécution du Midi. (Voy. Sismondi, Peyrat, etc.) Les troupes revenues de la guerre vont faire la guerre aux Protestants. Le sévère intendant qui pendait les pasteurs, ne suffit plus. Il faut des courtisans, des zélés, qui troublent le peuple. Celui que l'on envoie fait sa cour par une ordonnance qui veut qu'on rebaptise, qui provoque follement une inquisition des curés.

Ceux de Paris, de même brusquement réveillés, faisaient la chasse aux Jansénistes, épiaient les mourants, ne se contentaient plus d'un billet de confession. On leur faisait subir un interrogatoire. Pour réponse ils agonisaient.

On fit mourir ainsi un véritable saint, Coffin, le bon recteur qui obtint du Régent que l'instruction fût gratuite, Coffin, l'auteur des hymnes qu'a adoptés l'Église. Chose odieuse qui criait au ciel. Des rassemblements se formaient. Le peuple s'indignait, voulait intervenir. Le Parlement, dans ce cas évident où la Paix publique est troublée, appelle les curés refusants. L'un, ne daignant répondre, il le met aux arrêts. Le roi blâme le curé sans doute? non pas, le Parlement. Le roi goûte l'affront qu'on a fait à ses juges, enhardit la persécution.

Est-ce la peine de dire que la fameuse Déclaration des biens d'Église qu'il exigeait va à vau-l'eau? Changement ridicule. Elle ne se fera pas pour le roi, mais seulement du Clergé au Clergé, tout à fait en famille, et par ses agents seuls, estimant les biens à leur guise (déc. 1750).

Que le Clergé doit rire! Il l'a échappée belle. Le voilà qui n'a plus besoin de se défendre. Il va devenir conquérant.

Et conquérant sans peine. Le roi qui le chassait en septembre, se trouve, en mai, si bien son homme, que lui-même il lui livre le droit des magistrats.

Un droit énorme, immense. Quel? la charité de Paris.

Paris, c'est un royaume de maux, d'infirmités, de vices. Par le doux mot chrétien de Charité, on entendait non-seulement la bienfaisance et les hospices, mais la pénitence, la correction, Saint-Lazare et le nerf de bœuf (Voy. Blache), les filles, même filles de théâtre, disciplinées à la Salpêtrière, les enfants, apprentis ou pages, qu'on moralisait par le fouet, c'était un triste monde, obscur, l'anima vilis infinie. Sept mille à la Salpêtrière! Le gouffre d'arbitraire était depuis cent ans soumis du moins à l'œil du magistrat, à une certaine surveillance de la Justice. Cet œil était gênant. On le crève un matin, si j'ose ainsi parler. Et le roi remet tout aux prêtres.

Autre chose. Minime, mais sensible à Paris. Les dons des fêtes (aux naissances des princes) ne passent plus par les mains parisiennes des magistrats municipaux. On marie six cents filles. Les dots sont données aux curés, qui les distribueront à mesure par parcelles, selon qu'ils sont contents du mari, de la femme. Belle réjouissance qui devient un pouvoir de chicane et d'inquisition!

Le roi marchait si bien, vite et roide, aux voies du clergé, que c'eût été dommage de le distraire. Le Dauphin devient admirable. Il s'assouplit. Il se fait tout petit. On dirait qu'il retient son souffle. On en est très-content. Il est tellement discipliné qu'au besoin il se prête à couvrir de son caractère, de son austérité connue, certaines choses. Le roi, allant aux parties solitaires de la Muette, Choisy, Compiègne, montant avec ses filles en voiture à Versailles, pour imposer aux langues, fait monter le Dauphin. Mais là, au bout d'un jour, le Dauphin sent discrètement qu'il peut gêner, et revient seul (Luynes, 1750, 4 janvier, 1er juin).

La comédie de la cabale était d'effacer le Dauphin. Ce sont Mesdames qui conseillent le roi. Elles posent en homme d'État. Leur singe, la petite Louise, une sœur de dix ans, prend la gravité d'un ministre (Luynes, XI, 6). On fait pour les aînées des extraits du P. Barre, de sa nauséabonde Histoire et autres. Henriette y succombe. Adélaïde en prend ce qui plaît à son père, les généalogies, le cérémonial, l'étiquette. Elle en est l'oracle. En cela, et en tout, elle prime. Elle est la favorite. La déclarer, c'était annoncer l'action dominante ou régnante désormais du parti dévot. Ce pas hardi fut fait le 17 février 1751. Toute la cour était sur la glace, ou glissait. Elle monta dans le traîneau royal, où l'aînée jusque-là était toujours avec le roi. Elle se fit aînée, siégea près de son père. Henriette eut le second traîneau.

Dans cet état bizarre le roi pourtant communiait. Plusieurs en étaient étonnés. Mesdames communiaient, et firent avec la reine les dévotions du Jubilé (la cinquantième année du siècle). Grande occasion de pénitence. La reine y était absorbée. Elle était souvent seule, enfermée, disait-elle, avec sa favorite, la Mignonne, une tête de mort, qu'on croyait celle de Ninon de l'Enclos. Ces impressions funèbres devaient troubler fort la malade Henriette, Adélaïde, si imaginative, peu rassurée dans son triomphe. Le clergé usait, abusait, d'un si violent état de conscience. Il fallait le payer, et d'une monstrueuse indulgence il voulait un prix monstrueux, une chose excessive, imprudente, où Mesdames risquaient de choquer fort le roi. Le clergé exigeait qu'on déclarât son Droit divin d'exemption. Il élevait son égoïsme avare à la hauteur d'un dogme: Divine immunité. Symbole exactement opposé à celui du roi, à la foi de Louis XIV et de Louis XV: «Tout appartient au Roi de France.»

Une telle thèse devait brouiller tout. On était à Compiègne, aux chaleurs de juillet qui bientôt le 2 août éclatèrent en terrible orage. Adélaïde en avait un bien autre. Elle dit à son père: «Je serai Carmélite. Je veux entrer au couvent de Compiègne.» Était-ce dévotion? ou menace? Posait-elle un ultimatum pour obliger le Roi de céder au Clergé? Il lui dit sèchement: «Pas avant vingt-cinq ans, ou bien si vous devenez veuve.»

Lutte violente. Le Roi piqué alla à Crécy chez la Pompadour, et y eut un peu de goutte. On vit qu'on avait fait fausse route par cet excès de zèle. À Fontainebleau, lieu de plaisir, on le reprit, on sut le regagner. Si bien qu'à Versailles en novembre, l'âme d'Adélaïde (colérique, intrépide) parut en lui, un démon provoquant. Il veut décidément brusquer la grande affaire qui livre Paris au Clergé. Mais ce n'est pas assez. En dépouillant le Parlement, il lui faut l'insulter. Ordre au Président d'apporter les Registres, les délibérations intérieures de la Compagnie.

Cette collection vénérable est triple, comme on sait. Arrêts, Édits enregistrés, enfin Conseil secret. En la dernière partie est l'âme même du corps, mille choses délicates et scabreuses qu'on agitait portes fermées. Les minutes en petits cahiers restaient et ne sortaient jamais. Mais cette fois le président (Maupeou), disant que la copie n'était pas faite encore, prit les originaux, remit au Roi ces dangereuses notes où tout était, les choses et les personnes, les noms, les mots compromettants. Le Roi avec dédain regarda, prit, froissa, mit le tout dans sa poche (pour en faire faire sans doute un sévère examen). Puis la défense hautaine de s'occuper de cette affaire.

Grave outrage. Le Parlement ne rend plus la justice. La lutte, de religieuse, deviendra révolutionnaire. Barbier confond les mots janséniste et républicain. De plus en plus, on s'en prend au Roi même. On était indigné de voir en pleine paix durer les impôts de guerre, en plus de nouveaux emprunts. Une vaine dépense de bâtiments, de petites maisons, Choisy et autres lieux, où tout coûtait trois fois plus qu'à Versailles. Un million dépensé pour amener Victoire, la moitié pour l'Infante. Dix-huit cent mille francs à Bellevue pour l'appartement du Dauphin! Et cela au moment où l'on réduit le pain des prisonniers! Une révolte de ces affamés a lieu au For-l'Évêque. On tire tout au travers. Force blessés, deux femmes tuées!

Triste augure qui salue la naissance du fils du Dauphin. Barbier trouve lugubre le tocsin de réjouissance. Versailles, aux fêtes qu'on en fit, se trouva lugubre lui-même (21 déc). La bise avait éteint les illuminations (Arg.). Dans la grande galerie, huit mille bougies fumeuses éclairaient, noircissaient les peintures de Lebrun. Mais placées extrêmement haut, elles éclairaient moins les vivants, cavaient les yeux, creusaient les joues, donnaient à tous l'air vieux. Beaucoup d'habits riches et usés. Plus usé était le dessous. Des trois femmes régnantes, nulle qui ne fût malade. La reine et son infirmité, la Pompadour, fade et terne, blanchâtre, n'égayaient pas. Mais combien affligeait la pauvre victime Henriette, pâle, éclipsée, déchue, muette, et bien près de sa fin... Le Roi, triste et jauni. Le Dauphin sous la graisse couvant la maladie (bientôt la petite vérole).

Dans cet affaissement, le nerf évidemment, l'ardeur, la volonté, c'était Adélaïde avec ses dix-huit ans, un attrait d'énergie. Elle était plutôt rouge que dans la fraîcheur de son âge. Ses portraits sont tragiques, d'une personne dont on peut tout attendre, ayant l'esprit court, faux, impétueux et ne mesurant rien. Leurs flatteurs (Saint-Séverin, un Italien bavard), parlaient fort de potences et d'exécutions.

Comment Adélaïde traitait-elle Henriette, dans cet enivrement? Elle l'aimait. Mais des mots imprudents, insolents, purent lui échapper. Madame, qui vivait fort à part, et ne lui confiait rien de ses misères de femme, voulut en grand secret essayer de se relever, se faire belle à tout prix en supprimant cette petite gourme qui par moment lui déparaît le front. L'Infante pour cela lui avait laissé un remède fort dangereux, qui la tua (Luynes, XI, 397, février 1752).

Elle fut, aux derniers moments, douce, sans fiel comme toujours. On n'entendit dans ses délires que ces mots: «Ma sœur! ma chère sœur!»

Comme elle agonisait, on alla au Roi, fort troublé, et on lui fit entendre que Dieu la sauverait peut-être, s'il voulait faire une bonne œuvre: supprimer l'Encyclopédie. Il le fit de grand cœur. Le 13, après la mort, un Arrêt du Conseil légalisa et proclama la chose.

Cette grâce fut sans doute obtenue par l'homme qui avait en main la pauvre âme, les confessait tous trois, le bon P. Pérusseau.

Le Roi était comme égaré. Il se laissait conduire où on voulait. Mais il n'eut nullement l'explosion de douleur de septembre 1741. Adélaïde et lui furent troublés bien plus qu'affligés. Elle ne pleura pas, et seule de la famille elle fut exemptée d'aller au service funèbre. Si la reine fut triste, ce ne fut pas longtemps. Elle reprit le jeu le 9 mars, un mois après cette mort. Le 12, Adélaïde étant incommodée, on joue dans ses appartements (De Luynes, XI, 440, 455).[Retour à la Table des Matières]

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