Histoire de la Littérature Anglaise (Volume 1 de 5)
- I. Chaucer.—Son éducation.—Sa vie politique et mondaine.—En quoi elle a servi son talent.—Il est le peintre de la seconde société féodale.
- II. Comment le moyen âge a dégénéré.—Diminution du sérieux dans les mœurs, dans les écrits et dans les œuvres d'art.—Besoin d'excitation.—Situations analogues de l'architecture et de la littérature.
- III. En quoi Chaucer est du moyen âge.—Poëmes romantiques et décoratifs.—Le Roman de la Rose.—Troïlus et Cressida.—Contes de Cantorbéry.—Défilé de descriptions et d'événements.—La Maison de la Renommée.—Visions et rêves fantastiques.—Poëmes d'amour.—Troïlus et Cressida.—Développement exagéré de l'amour au moyen âge.—Pourquoi l'esprit avait pris cette voie.—L'amour mystique.—La Fleur et la Feuille.—L'amour sensuel.—Troïlus et Cressida.
- IV. En quoi Chaucer est Français.—Poëmes satiriques et gaillards.—Contes de Cantorbéry.—La bourgeoise de Bath et le mariage.—Le frère quêteur et la religion.—La bouffonnerie, la polissonnerie et la grossièreté du moyen âge.
- V. En quoi Chaucer est Anglais et original.—Conception du caractère et de l'individu.—Van Eyck et Chaucer sont contemporains.—Prologue des Contes de Cantorbéry.—Portraits du franklin, du moine, du meunier, de la bourgeoise, du chevalier, de l'écuyer, de l'abbesse, du bon curé.—Liaison des événements et des caractères.—Conception de l'ensemble.—Importance de cette conception.—Chaucer précurseur de la Renaissance.—Il s'arrête en chemin.—Ses longueurs et ses enfances.—Causes de cette impuissance.—Sa prose et ses idées scolastiques.—Comment dans son siècle il est isolé.
- VI. Liaison de la philosophie et de la poésie.—Comment les idées générales ont péri sous la philosophie scolastique.—Pourquoi la poésie périt.—Comparaison de la civilisation et de la décadence au moyen âge et en Espagne.—Extinction de la littérature anglaise.—Traducteurs.—Rimeurs de chroniques.—Poëtes didactiques.—Rédacteurs de moralités.—Gower.—Occlève.—Lydgate.—Analogie du goût dans les costumes, dans les bâtiments et dans la littérature.—Idée triste du hasard et de la misère humaine.—Hawes.—Barcklay.—Skelton.—Rudiments de la Réforme et de la Renaissance.
I
Cependant, à travers tant de tentatives infructueuses, dans la longue impuissance de la littérature normande qui se contentait de copier et de la littérature saxonne qui ne pouvait aboutir, la langue définitive s'était faite, et il y avait place pour un grand écrivain. Un homme supérieur parut, Jeffrey Chaucer, inventeur quoique disciple, original quoique traducteur, et qui, par son génie, son éducation et sa vie, se trouva capable de connaître et de peindre tout un monde, mais surtout de contenter le monde chevaleresque et les cours somptueuses qui brillaient sur les sommets[177]. Il en était, quoique lettré et versé dans toutes les branches de la scolastique, et il y eut si bien part, que sa vie fut d'un bout à l'autre celle d'un homme du monde et d'un homme d'action. Tour à tour on le voit à l'armée du roi Édouard, gentilhomme du roi, mari d'une demoiselle de la reine, muni d'une pension, pourvu de places, député au parlement, chevalier, fondateur d'une famille qui fit fortune jusqu'à s'allier plus tard à la race royale. Cependant il était dans les conseils du roi, beau-frère du duc de Lancastre, employé plusieurs fois en ambassades ouvertes ou en missions secrètes, à Florence, à Gênes, à Milan, en Flandre, négociateur en France pour le mariage du prince de Galles, parmi les hauts et les bas de la politique, disgracié, puis rétabli: expérience des affaires, des voyages, de la guerre, de la cour, voilà une éducation tout autre que celle des livres. Comptez qu'il est à la cour d'Edouard III, la plus splendide de l'Europe, parmi les tournois, les entrées, les magnificences, qu'il figurait dans les pompes de France et de Milan, qu'il conversait avec Pétrarque, peut-être avec Boccace et Froissart, qu'il fut acteur et spectateur des plus beaux et des plus tragiques spectacles. Dans ces quelques mots, que de cérémonies et de cavalcades! quel défilé d'armures, de chevaux caparaçonnés, de dames parées! quel étalage de mœurs galantes et seigneuriales! quel monde varié et brillant, capable de remplir l'esprit et les yeux d'un poëte! Comme Froissart et mieux que Froissart, il a pu peindre les châteaux des nobles, leurs entretiens, leurs amours, même quelque chose d'autre, et leur plaire par leur portrait.
II
Deux idées avaient soulevé le moyen âge hors de l'informe barbarie: l'une religieuse, qui avait dressé les gigantesques cathédrales et arraché du sol les populations pour les pousser sur la Terre sainte; l'autre séculière, qui avait bâti les forteresses féodales et planté l'homme de cœur debout et armé sur son domaine; l'une qui avait produit le héros aventureux, l'autre qui avait produit le moine mystique; l'une qui est la croyance en Dieu, l'autre qui est la croyance en soi. Toutes deux, excessives, avaient dégénéré par l'emportement de leur propre force: l'une avait exalté l'indépendance jusqu'à la révolte, l'autre avait égaré la piété jusqu'à l'enthousiasme; la première rendait l'homme impropre à la vie civile, la seconde retirait l'homme de la vie naturelle; l'une, instituant le désordre, dissolvait la société; l'autre, intronisant la déraison, pervertissait l'intelligence. Il avait fallu réprimer la chevalerie qui aboutissait au brigandage et refréner la dévotion qui amenait la servitude. La féodalité turbulente s'était énervée comme la théocratie oppressive, et les deux grandes passions maîtresses, privées de leur séve et retranchées de leur tige, s'alanguissaient jusqu'à laisser la monotonie de l'habitude et le goût du monde germer à leur place et fleurir sous leur nom.
Insensiblement le sérieux diminue dans les écrits comme dans les mœurs, dans les œuvres d'art comme dans les écrits. L'architecture, au lieu d'être la servante de la foi, devient l'esclave de la fantaisie. Elle s'exagère, elle poursuit les ornements, elle oublie l'ensemble pour les détails, elle lance ses clochers à des hauteurs démesurées, elle festonne ses églises de dais, de pinacles, de trèfles en pignons, de galeries à jour: «Son unique souci est de monter toujours, de revêtir l'édifice sacré d'une éblouissante parure qui le fait ressembler à une fiancée[178].» Devant cette merveilleuse dentelle, quelle émotion peut-on avoir sinon l'étonnement agréable? et que devient le sentiment chrétien devant ces décorations d'opéra? Pareillement la littérature s'amuse. Au dix-huitième siècle, second âge de la monarchie absolue, on vit d'un côté les pompons et les coupoles enguirlandées, de l'autre les jolis vers de société, les romans musqués et égrillards remplacer les lignes sévères et les écrits nobles. Pareillement au quatorzième siècle, second âge du monde féodal, on voit d'un côté des guipures de pierre et la svelte efflorescence des formes aériennes, de l'autre les vers raffinés et les contes divertissants remplacer la vieille architecture grandiose et la vieille épopée simple. Ce n'est plus le trop-plein d'un sentiment vrai, c'est le besoin d'excitation qui les produit. Considérez Chaucer, quels sont ses sujets et comment il les choisit. Il va les quêter partout, en Italie, en France, dans les légendes populaires, dans les vieux classiques. Ses lecteurs ont besoin de diversité, et son office est de les «fournir de beaux dits:» c'est l'office du poëte en ce temps[179]. Les seigneurs à table ont achevé leur dîner, les ménestrels viennent chanter, la clarté des torches tombe sur le velours et l'hermine, sur les figures fantastiques, les bigarrures, les broderies ouvragées des longues robes; à ce moment le poëte arrive, offre son manuscrit «richement enluminé, relié en violet cramoisi, embelli de fermoirs, de bossettes d'argent, de roses d'or;» on lui demande de quoi il traite, et il répond «d'amour.»
III
En effet, c'est le sujet le plus agréable, le plus propre à faire couler doucement les heures du soir, entre la coupe de vin épicé et les parfums qui brûlent dans la chambre. Chaucer traduit d'abord le grand magasin de galanterie, le roman de la Rose. Null passe-temps plus joli: il s'agit d'une rose que l'amant veut cueillir, on devine bien laquelle; les peintures du mois de mai, des bosquets, de la terre parée, des haies reverdies, foisonnent et fleuronnent. Puis viennent les portraits des dames riantes, Richesse, Franchise, Gaieté, et par contraste, ceux des personnages tristes, Danger, Travail, tous abondants, minutieux, avec le détail des traits, des vêtements, des gestes; on s'y promène, comme le long d'une tapisserie; parmi des paysages, des danses, des châteaux, entre des groupes d'allégories, toutes en vives couleurs chatoyantes, toutes étalées, opposées, incessamment renouvelées et variées pour le plaisir des yeux. Car un mal est venu, inconnu aux âges sérieux, l'ennui; du nouveau et du brillant, encore du nouveau et du brillant, il en faut absolument pour le combattre, et Chaucer, comme Boccace et Froissard, s'y emploie de tout son cœur. Il emprunte à Boccace son histoire d'Arcite et Palémon, à Lollius son histoire de Troïle et Cressida, et les arrange. Comment les deux jeunes chevaliers thébains Arcite et Palémon s'éprennent ensemble de la belle Émilie, et comment Arcite, vainqueur dans le tournoi, tombe et meurt de sa chute en léguant Émilie à son rival; comment le beau chevalier troyen Troïle gagne la faveur de Cressida, et comment Cressida l'abandonne pour Diomède, voilà encore des romans en vers et des romans d'amour. Ils sont un peu longs; tous les écrits de ce temps, français ou imités du français, partent d'esprits trop faciles; mais comme ils coulent! Un ruisseau sinueux, qui va sans flots sur un sable uni et luit au soleil par intervalles, peut seul en donner l'image. Les personnages parlent trop, mais ils parlent si bien! Même quand ils se querellent, on a plaisir à les entendre, tant les colères et les injures se fondent dans l'abondance heureuse de la conversation continue. Rappelez-vous Froissart, et comment les égorgements, les assassinats, les pestes, les tueries de Jacques, tout l'entassement des misères humaines disparaît chez lui dans la belle humeur uniforme, tellement que les figures furieuses et grimaçantes ne semblent plus que des ornements et des broderies choisies pour mettre en relief l'écheveau des soies nuancées, et colorées qui fait la trame de son récit.
Mais surtout des descriptions viennent par multitudes y insérer leurs dorures. Chaucer vous promène parmi les armures, les palais, les temples, et s'arrête devant chaque belle pièce: ici[180] «l'oratoire et la chapelle de Vénus,» «et la figure de Vénus elle-même» glorieuse à voir—nue et flottant sur la large mer—depuis le nombril jusqu'au bas toute couverte—de vagues vertes aussi brillantes que le verre,—ayant dans sa main droite une citole—et sur sa tête gracieuse à voir—une guirlande de roses fraîches, à la douce odeur—pendant qu'au-dessus de sa tête voltigent ses colombes;»—[181]là-bas le temple de Mars, dans une forêt—où n'habite ni homme ni bête,—avec de vieux arbres noueux, rugueux, stériles,—aux souches pointues, et hideux à voir,—à travers lesquels couraient un bruissement et un frémissement,—comme si la tempête allait briser chaque branche.—Puis le temple lui-même sous un escarpement—tout entier bâti d'acier bruni et dont l'entrée—était longue, étroite, affreuse à regarder,»—tandis que du dehors «venait un souffle si furieux—qu'il soulevait toutes les portes. «Nulle lumière, sauf celle du nord; chaque pilier en fer luisant et gros comme une tonne; la porte en diamant indestructible et barrée de fer solide en long et en travers: partout sur les murs les images du meurtre, et dans le sanctuaire «la statue de Mars sur un chariot, armé, l'air furieux et sombre, avec un loup debout devant lui à ses pieds, qui, les yeux rouges, mangeait la chair d'un homme.» Ne sont-ce point là des contrastes bien faits pour réveiller l'attention? Vous rencontrerez dans Chaucer des enfilades de peintures pareilles. Regardez le défilé des combattants qui viennent jouter en champ clos pour Arcite et Palémon[182]: les uns[183] avec une targe, d'autres avec un bouclier, d'autres avec une cuirasse et un jupon d'acier; chacun armé à sa guise, d'épées, de haches, de masses, selon la mode capricieuse de la fantaisie guerrière. En tête «le roi de l'Inde sur un coursier bai, caparaçonné d'acier et couvert de drap d'or brodé; son habit semé de grosses perles blanches et rondes; son manteau constellé de rubis rouges étincelants comme le feu, ses cheveux bouclés et blonds luisant au soleil, ses yeux comme ceux d'un lion, sa voix comme une trompette tonnante, une fraîche guirlande de laurier sur sa tête, et sur son poing un aigle apprivoisé, blanc comme un lis.» Puis, d'un autre côté, Lycurgue, le roi de Thrace, «aux grands membres, aux muscles durs et forts, aux épaules larges, noir de barbe et viril de face, sa longue chevelure de corbeau tombant derrière son dos, un lourd diadème d'or et de rubis sur la tête, lui-même debout sur un char d'or traîné par quatre taureaux blancs, derrière lui vingt lévriers grands comme de petits buffles et munis de colliers d'or ouvragé, à l'entour cent seigneurs bien armés et bien braves.» Un hérault d'armes ne décrirait pas mieux ni davantage. Les nobles et les dames du temps retrouvaient ici leurs mascarades et leurs tournois.
Il y a quelque chose de plus agréable qu'un beau conte, c'est un assemblage de beaux contes, surtout quand les contes sont de toutes couleurs. Froissart en fait sous le nom de Chroniques, Boccace encore mieux; puis, après lui, les seigneurs des Cent Nouvelles nouvelles, et plus tard encore Marguerite de Navarre. Quoi de plus naturel parmi des gens qui s'assemblent, causent et veulent se divertir? Les mœurs du temps les suggèrent; car les usages et les goûts de la société ont commencé, et la fiction, ainsi conçue, ne fait que transporter dans les livres les conversations qui s'échangent dans les salles et sur les chemins. Chaucer décrit une troupe de pèlerins, gens de toute condition qui vont à Cantorbéry, un chevalier, un homme de loi, un clerc d'Oxford, un médecin, un meunier, une abbesse, un moine, qui conviennent de dire chacun une histoire. «Car il n'eût été ni gai ni réconfortant de chevaucher, muets comme des pierres[184].» Ils content donc; sur ce fil léger et flexible, tous les joyaux, faux ou vrais, de l'imagination féodale viennent poser bout à bout leurs bigarrures et faire un collier: tour à tour de nobles récits chevaleresques, le miracle d'un enfant égorgé par des juifs, les épreuves de la patiente Griselidis, Canace et les merveilleuses inventions de la fantaisie orientale, des fabliaux graveleux sur le mariage et sur les, moines, des contes allégoriques ou moraux, la fable du Coq et de la Poule, l'énumération des grands infortunés: Lucifer, Adam, Samson, Nabuchodonosor, Zénobie, Crésus, Ugolin, Pierre d'Espagne. J'en passe, car il faut abréger. Chaucer est comme un joaillier, les mains pleines; perles et verroteries, diamants étincelants, agates vulgaires, jais sombres, roses de rubis, tout ce que l'histoire et l'imagination ont pu ramasser et tailler depuis trois siècles en Orient, en France, dans le pays de Galles, en Provence, en Italie, tout ce qui a roulé jusqu'à lui entrechoqué, rompu, ou poli par le courant des siècles et par le grand pêle-mêle de la mémoire humaine, il l'a sous la main, il le dispose, il en compose une longue parure nuancée, à vingt pendants, à mille facettes, et qui par son éclat, ses variétés, ses contrastes, peut attirer et contenter les yeux les plus avides d'amusement et de nouveauté.
IV
Il fait davantage. L'essor universel de la curiosité intempérante exige des jouissances plus raffinées; il n'y a que le rêve et la fantaisie qui puissent la satisfaire, non pas la fantaisie profonde et pensive telle qu'on la trouvera dans Shakspeare, non pas le rêve passionné et médité tel qu'on l'a trouvé chez Dante, mais le rêve et la fantaisie des yeux, des oreilles, de tous les sens extérieurs, qui, dans la poésie comme dans l'architecture, réclament des singularités, des merveilles, des défis engagés, gagnés contre le raisonnable et le probable, et qui ne s'assouvissent que par l'entassement et l'éblouissement. Lorsque vous regardez une cathédrale du temps, vous sentez en vous-même un mouvement de crainte. La substance manque; les murailles évidées pour faire place aux fenêtres, l'échafaudage ouvragé des portes, le prodigieux élan des colonnettes grêles, les sinuosités frêles des arceaux, tout menace; l'appui s'est retiré pour faire place à l'ornement. Sans le placage extérieur des contre-forts, et l'aide artificielle des crampons de fer, l'édifice aurait croulé au premier jour; tel qu'il est, il se défait de lui-même; et il faut entretenir sur place des colonies de maçons pour combattre incessamment sa ruine incessante. Mais les yeux s'oublient à suivre les ondoiements et les enroulements de sa filigrane infinie; la rose flamboyante du portail et les vitraux peints versent une lumière diaprée sur les stalles sculptées du chœur, sur l'orfévrerie de l'autel, sur les processions de chappes damasquinées et rayonnantes, sur le fourmillement des statues étagées; et dans ce jour violet, sous cette pourpre vacillante, parmi ces flèches d'or qui percent l'ombre, l'édifice entier ressemble à la queue d'un paon mystique. Pareillement la plupart des poëmes du temps sont dénués de fond; tout au plus une moralité banale leur sert d'étai; en somme, le poëte n'a songé qu'à étaler devant nous l'éclat des couleurs et le pêle-mêle des formes. Ce sont des rêves ou des visions; il y en a cinq ou six dans Chaucer, et vous allez en trouver sur tout votre chemin jusqu'à la Renaissance. Mais l'étalage, est splendide. Chaucer est transporté en songe dans un temple de verre[185] où sur les murs sont figurées en or toutes les légendes d'Ovide et de Virgile, défilé infini de personnages et d'habits, semblable à celui qui sur les vitraux des églises occupe alors les yeux des fidèles. Tout d'un coup un grand aigle d'or qui plane près du soleil et luit comme une escarboucle descend avec l'élan de la foudre et l'emporte dans ses serres jusqu'au-dessus des étoiles, pour le déposer ensuite devant le palais de la Renommée, palais resplendissant, bâti de béril avec des fenêtres luisantes et des tourelles dressées, et posé au sommet d'une haute roche de glace presque inaccessible. Tout le côté du sud était couvert par les noms gravés d'hommes fameux, mais le soleil les fondait sans cesse. Du côté du nord, les noms, mieux protégés, restaient entiers. Au sommet des tourelles paraissaient des ménestrels et des jongleurs avec Orphée, Arion et les grands joueurs de harpe, puis derrière eux des myriades de musiciens avec des cors, des flûtes, des cornemuses, des chalumeaux, qui sonnaient et remplissaient l'air; puis tous les charmeurs, magiciens et prophètes. Il entre, et, dans une haute salle lambrissée d'or, bosselée de perles, sur un trône d'escarboucle, il voit assise une femme, «une grande et noble reine», parmi une multitude infinie de hérauts, dont les surtouts brodés portent les armoiries des plus fameux chevaliers du monde, au son des instruments et de la mélodie céleste que font Calliope et ses sœurs. De son trône jusqu'à la porte s'étend une file de piliers où se tiennent debout les grands historiens et les grands poëtes, Josèphe sur un pilier de plomb et de fer, Stace sur un pilier de fer teint de sang; Ovide, «le clerc de Vénus», sur un pilier de cuivre; puis, sur un pilier plus haut que les autres, Homère, et aussi Tite-Live, Darès Phrygius, Guido Colonna, Geoffroy de Monmouth et les autres historiens de la guerre de Troie. Faut-il achever de transcrire cette fantasmagorie, où l'érudition troublée vient gâter l'invention pittoresque, où le badinage fréquent atteste que la vision n'est qu'un divertissement volontaire? Le poëte et son lecteur se sont figuré pendant une demi-heure des salles parées, des foules bruissantes; un mince filet de bon sens ingénieux a coulé par-dessous la vapeur diaphane et dorée qu'ils se complaisaient à suivre; c'en est assez, ils se sont amusés de leurs illusions fugitives et ne demandent rien au delà.
V
À travers ces dévergondages d'esprit, parmi ces exigences raffinées et cette exaltation inassouvie de l'imagination et des sens, il y avait une passion, l'amour, qui, les réunissant toutes, s'était développée à l'extrême, et montrait en abrégé le charme maladif, l'exagération foncière et fatale, qui sont les traits propres de cet âge, et que la civilisation espagnole reproduisit plus tard en florissant et en périssant. Depuis longtemps les Cours d'amour en avaient établi la théorie en Provence. «Toute personne qui aime, disaient-elles, pâlit, à l'aspect de celle qu'il aime.—Toute action de l'amant se termine par penser à ce qu'il aime. L'amour ne peut rien refuser à l'amour[186].» Cette recherche de la sensation excessive avait abouti aux extases et aux transports de Guido Cavalcanti et de Dante, et l'on avait vu s'établir en Languedoc une compagnie d'enthousiastes, les pénitents de l'amour, qui, pour prouver la violence de leur passion, s'habillaient l'été de fourrures et de lourdes étoffes, l'hiver de gaze légère, et se promenaient ainsi dans la campagne, tellement que plusieurs d'entre eux en devinrent malades et moururent. Chaucer, d'après eux, expliqua dans ses vers[187] l'art d'aimer, les dix commandements, les vingt statuts de l'amour, loua sa dame, «sa délicieuse pâquerette, sa rose vermeille,» peignit l'amour dans des ballades, des visions, des allégories, des poëmes didactiques, en cent façons. C'est ici l'amour chevaleresque, exalté, tel que l'a conçu le moyen âge, mais surtout tendre. Troïlus aime Cressida, en troubadour; sans Pandarus, l'oncle de Cressida, il languirait et finirait par mourir en silence. Il ne veut pas révéler le nom de celle qu'il aime; il faut que Pandarus le lui arrache, prenne sur lui toutes les hardiesses, invente tous les stratagèmes. Troïlus, si brave et si fort dans la bataille, ne sait devant Cressida que pleurer, demander pardon et s'évanouir. De son côté, Cressida a toutes les délicatesses. Quand Pandarus lui apporte pour la première fois une lettre de Troïlus, elle refuse d'abord, elle a honte de l'ouvrir; elle ne l'ouvre que parce qu'on lui dit que le pauvre chevalier va mourir. Dès les premiers mots elle devient plus «vermeille qu'une rose,» et, si respectueuse que soit la lettre, elle ne veut pas répondre. Elle ne cède enfin qu'aux importunités de son oncle, et répond à Troïlus qu'elle aura pour lui l'affection d'une sœur. Pour Troïlus, il est tout tremblant; il pâlit quand il voit revenir le messager; il doute de son bonheur et n'ose croire les assurances qu'on lui en donne. «Tout comme les fleurs par le froid de la nuit—fermées, s'inclinent bas sur leur tige.—Mais le soleil brillant les redresse,—et elles s'ouvrent par rangées sous son doux passage.» Ainsi tout d'un coup son cœur s'épanouit de joie. Lentement après mille peines, et par les soins de Pandarus, il obtient un aveu, et dans cet aveu quelle grâce délicieuse!
Et comme le jeune rossignol étonné,
Qui s'arrête d'abord, lorsqu'il commence sa chanson,
S'il entend la voix d'un pâtre,
Ou quelque chose qui remue dans la haie,
Puis, rassuré, il déploie sa voix,
Tout de même Cresside, quand sa crainte eut cessé,
Ouvrit son cœur et lui dit sa pensée[188].
Lui, sitôt qu'il aperçoit dans le lointain une espérance:
La voix changée, de pure crainte,
Et cette voix tremblante ainsi que toute sa personne,
Tout à fait humble, et le teint tantôt rouge,
Tantôt pâle, devant Cresside, sa dame bien-aimée,
Les yeux baissés, la contenance humble et soumise,
Oh! le premier mot qui s'échappa de sa bouche
Fut deux fois: Merci, merci, ô mon cher cœur[189]!
Cet ardent amour éclate en accents passionnés, en élans de félicité. Loin d'être regardé comme une faute, il est la source de toute vertu. Troïlus en devient plus brave, plus généreux, plus honnête; ses discours roulent maintenant «sur l'amour et sur la vertu, il a en mépris toute vilainie,» il honore ceux qui ont du mérite, il soulage ceux qui sont dans la détresse. Et Cressida ravie se répète tout le jour avec un transport d'allégresse cette chanson qui est comme le gazouillement d'un rossignol:
Qui remercierai-je, si ce n'est vous, Dieu de l'amour,
Pour tout le bonheur dans lequel je commence à être plongée?
Et merci à vous, Seigneur, de ce que j'aime;
Car je suis justement ainsi dans la droite vie,
Pour fuir toute sorte de vice et de péché.
Elle me mène si bien à la vertu
Que de jour en jour ma volonté s'amende.
Et celui qui dit qu'aimer est un vice
Est envieux, novice tout à fait
Ou, par sécheresse, impuissant à aimer.
Mais moi, de tout mon cœur et de toute ma puissance,
Je l'ai dit, je veux aimer jusqu'à la fin
Mon cher cœur, mon fidèle chevalier,
À qui mon cœur s'est si fort attaché,
Comme lui à moi, que cela durera toujours[190]!
Mais le malheur est venu. Son père Calchas la redemande, et les Troyens décident qu'on la rendra en échange des prisonniers. À cette nouvelle, elle s'évanouit, et Troïlus veut se tuer. L'amour semble infini en ce temps; il joue avec la mort, c'est qu'il fait toute la vie; hors de la vie supérieure et délicieuse qu'il enfante, il semble qu'il n'y ait plus rien.
Mais Dieu le voulut, de sa pâmoison elle se réveilla
Et commença à soupirer et cria: «Troïlus!»
Et il répondit: «Cresside, ma dame,
Vivez-vous encore?» Et il laissa échapper son épée.
«Oui, mon cœur, dit-elle, grâces soient rendues à Cupidon»;
Et là-dessus elle soupira péniblement.
Il se mit à la ranimer comme il put,
Il la prit dans ses deux bras et l'embrassa souvent.
À cause de cela son âme qui voltigeait déjà en l'air
Revint dans son triste sein.
Mais enfin, quand ses yeux regardèrent
De côté, alors elle aperçut l'épée
Qui était nue; et de peur se mit à crier.
Et lui demanda pourquoi il l'avait tirée.
Et Troïlus alors lui en dit la cause,
Et comment de son épée il se serait tué.
Ce pourquoi, Cresside se mit à le regarder
Et à le serrer étroitement dans ses bras,
Et dit: Ô miséricorde! Mon Dieu! Hélas! quelle action!
Ah! comme nous avons été près de mourir tous deux[191]!
Ils se séparent enfin, avec quels serments et quelles larmes! Et Troïlus, seul dans sa chambre, se répète: «Où est ma dame chérie et bien-aimée?—Où est sa blanche poitrine? où est-elle? où?—Où sont ses bras et ses yeux brillants qui hier, à ce moment, étaient avec moi[192]?» Il va à l'endroit où il l'a vue pour la première fois, puis à un autre où il l'a entendue chanter; «il n'y a point d'heure du jour ou de la nuit où il ne pense à elle.» Personne n'a depuis trouvé des paroles plus vraies et plus tendres; voilà les charmantes «branches poétiques» qui avaient poussé à travers l'ignorance grossière et les parades pompeuses; l'esprit humain au moyen âge avait fleuri du côté où il apercevait le jour.
Mais le récit ne suffit point à exprimer le bonheur et le rêve; il faut que le poëte aille[192-A] «dans les plaines qui s'habillent de verdure nouvelle, où les petites fleurs commencent à pousser, où les pluies bonnes et saines renouvellent tout ce qui est vieux et mort;» où «l'alouette affairée, messagère du jour, salue dans ses chansons le matin gris, où le soleil dans les buissons sèche les gouttes d'argent suspendues aux feuilles.» Il faut qu'il s'oublie dans les vagues félicités de la campagne, et que, comme Dante, il se perde dans la lumière idéale de l'allégorie. Les songes de l'amour, pour rester vrais, ne doivent pas prendre un corps trop visible, ni entrer dans une histoire trop suivie; ils ont besoin de flotter dans un lointain vaporeux; l'âme où ils bourdonnent ne peut plus penser aux lois de la vie; elle habite un autre monde; elle s'oublie dans la ravissante émotion qui la trouble et voit ses visions bien-aimées se lever, se mêler, revenir et disparaître, comme on voit, l'été, sur la pente d'une colline, des abeilles voltiger dans un nuage de lumière et tourbillonner autour des fleurs.
Et comme je regardais ce bel endroit,
Soudainement je crus respirer une si douce odeur
D'églantier, que certainement
Il n'y a point, je crois, de cœur au désespoir,
Ni si surchargé de pensées chagrines et mauvaises,
Qui n'eût eu bientôt consolation
S'il eût une fois senti cette douce odeur.
Et comme j'étais debout, jetant de côté les yeux,
J'aperçus le plus beau néflier
Que j'eusse jamais vu dans ma vie,
Aussi rempli de fleurs que cela peut être,
Et dessus un chardonneret qui sautait joliment
De branche en branche, et, à son caprice, mangeait
Çà et là les boutons et les douces fleurs.
—Et comme j'étais assise, écoutant de cette façon les oiseaux,
Il me sembla que j'entendais soudainement des voix,
Les plus douces et les plus délicieuses
Que jamais homme, je le crois vraiment,
Eût entendues de sa vie; car leur harmonie
Et leur doux accord faisaient une si excellente musique,
Que les voix ressemblaient vraiment à celles des anges[193].
Un matin[194], dit une dame, aux premières blancheurs du jour, j'entrai dans un bois de chênes «où les larges branches, chargées de fleurs nouvelles, se déployaient en face du soleil, quelques-unes rouges, d'autres avec une belle lumière verte.»
Puis elle voit venir une grande troupe de dames en jupes de velours blanc, chaque jupe «brodée d'émeraudes, de grandes perles rondes, de diamants fins et de rubis rouges.» Et toutes avaient sur les cheveux «un riche réseau d'or orné de riches pierres splendides,» avec une couronne de branches fraîches et vertes, les unes de laurier, les autres de chèvrefeuille, les autres d'agnus castus; en même temps venait une armée de vaillants chevaliers en splendide appareil, avec des casques d'or, des hauberts polis qui brillaient comme le soleil, de nobles coursiers tout caparaçonnés d'écarlate. Chevaliers et dames, ils étaient les serviteurs de la Feuille, et ils s'assirent sous un vaste chêne aux pieds de leur reine.
De l'autre côté, arrivait une troupe de dames aussi magnifiques que les autres, mais couronnées de fleurs nouvelles. C'étaient les serviteurs de la Fleur. Elles descendirent de cheval et se mirent à danser dans la prairie. Mais de lourds nuages montaient dans le ciel et l'orage éclata. Elles voulurent se mettre à l'abri sous un chêne; il n'y avait plus de place; elles se cachèrent comme elles purent sous les haies, dans les broussailles; la pluie vint qui flétrit leurs couronnes, ternit leurs robes et emporta leurs parures; quand reparut le soleil, elles allèrent demander secours à la reine de la Feuille; celle-ci, miséricordieuse, les consola, répara l'outrage de la pluie, et leur rendit leur beauté première. Puis tout disparut comme un songe.
La promeneuse s'étonnait, quand tout d'un coup elle aperçut une belle dame qui venait l'instruire. Elle apprit que les serviteurs de la Feuille avaient vécu en braves chevaliers, et que ceux de la Fleur avaient aimé l'oisiveté et le plaisir. Elle promit de servir la Feuille et s'en revint.
Ceci est-il une allégorie? À tout le moins, le bel esprit y manque. Il n'y a point ici d'ingénieuse énigme; la fantaisie est seule maîtresse, et le poëte ne songe qu'à dérouler en vers paisibles le fugitif et brillant cortége qui vient amuser son âme et enchanter ses yeux.
Lui-même[195], le premier jour de mai, il se lève et s'en va dans une prairie. L'amour entre dans son cœur avec l'air chaud et suave; la campagne se transfigure, les oiseaux parlent, et il les entend:
Là je m'assis parmi les belles fleurs,
Et je vis les oiseaux sortir en sautillant des berceaux
Où toute la nuit ils s'étaient reposés.
Ils étaient si joyeux de la lumière du jour!
Ils commencèrent à faire les honneurs de mai.
—Ils savaient tous ce service par cœur.
Il y avait mainte aimable note.
Les uns chantaient haut, comme s'ils s'étaient lamentés,
Les autres d'autre façon, comme s'ils languissaient de désir;
Et quelques-uns à plein gosier, de toute leur voix.
—Ils se lissaient les plumes et les faisaient bien brillantes;
Ils dansaient et sautaient sur les brins d'herbe,
Et toujours deux à deux, ensemble,
Comme s'ils s'étaient choisis pour l'année,
En février, le jour de saint Valentin.
—Et la rivière près de laquelle j'étais assis,
Faisait un tel bruit en coulant,
Et si bien d'accord avec l'harmonie des oiseaux,
Qu'il me semblait que c'était la meilleure mélodie
Qui pût être entendue par aucun homme.
Cette confuse symphonie de bruits vagues trouble les sens; une langueur secrète entre dans l'âme. Le coucou jette sa voix monotone comme un soupir douloureux et tendre entre les troncs blancs des frênes; le rossignol fait rouler et ruisseler ses notes triomphantes par-dessus la voûte du feuillage; le rêve naît de lui-même, et Chaucer les entend disputer sur l'amour. Ils chantent tour à tour une chanson contraire, et le rossignol pleure de chagrin en entendant le coucou mal parler de l'amour. Il se console pourtant à la voix du poëte, en le voyant souffrir comme lui.
«Eh bien, dit-il, use de ce remède:
Chaque jour, en ce beau mois de mai,
Va regarder la fraîche marguerite,
Et quand tu serais par chagrin sur le point de mourir,
Cela adoucira grandement ta peine.
—N'oublie jamais d'être fidèle et bon,
Et je chanterai une des chansons nouvelles,
Pour l'amour de toi, aussi haut que je pourrai chanter.»
Puis il commença bien haut la chanson:
«Je blâme tous ceux qui sont en amour infidèles.»
C'est jusqu'à ces délicatesses exquises que l'amour, ici comme chez Pétrarque, avait porté la poésie: même par raffinement, comme chez Pétrarque, il s'égare ici parfois dans le bel esprit, les concetti et les pointes. Mais un trait marqué le sépare à l'instant de Pétrarque. S'il est exalté, il est outre cela gracieux, poli, plein de mièvreries, de demi-moqueries, de fines gaietés sensuelles, et un peu bavard, tel que les Français l'ont toujours fait. C'est que Chaucer ici suit ses véritables maîtres, et qu'il est lui-même beau diseur, abondant, prompt au sourire, amateur du plaisir choisi, disciple du Roman de la Rose, et bien moins Italien que Français[196]. La pente du caractère français fait de l'amour, non une passion, mais un joli festin, arrangé avec goût, où le service est élégant, la chère fine, l'argenterie brillante, les deux convives parés, dispos, ingénieux à se prévenir, à se plaire, à s'égayer et s'en aller. Certainement dans Chaucer, à côté des tirades sentimentale, cette autre veine coule, toute mondaine. Si Troïlus est un amoureux pleurard, l'oncle Pandarus est un coquin égrillard, qui s'offre au plus étrange rôle avec une insistance plaisante, avec une immoralité naïve[197], et l'accomplit consciencieusement, gratis et jusqu'au bout. Dans ces belles démarches, Chaucer l'accompagne aussi loin que possible, et n'est point scandalisé. Au contraire, il s'amuse. Au moment délicat, avec une hypocrisie transparente, il se couvre du nom de son auteur. Si vous trouvez le détail leste, dit-il, ce n'est pas ma faute, «les clercs l'ont écrit ainsi dans leurs vieux livres,» et il faut bien qu'on traduise ce qui est écrit. Non-seulement il est gai, mais il est moqueur d'un bout à l'autre du récit; il voit clair à travers les subterfuges de la pudeur féminine; il en rit malicieusement et sait bien ce qu'il y a derrière; il a l'air de nous dire, un doigt sur les lèvres; «Chut! laissez couler les grands mots, vous serez édifié tout à l'heure.» En effet, nous sommes édifiés, lui aussi; c'est pourquoi, au moment scabreux, il s'en va, emportant la lumière, et disant «qu'elle ne sert à rien, ni lui non plus.» «Troïlus, dit l'oncle Pandarus, si vous êtes sage, ne vous évanouissez plus, car cela ferait du bruit, et l'on viendrait.» Troïlus a soin de ne pas s'évanouir, et enfin, seule avec lui, Cressida parle; avec quel esprit, et quelle finesse discrète! la grâce est extrême ici; nulle grossièreté. Le bonheur couvre tout, même la volupté, sous la profusion et les parfums de ses divines roses; tout au plus une légère malice[198] vient y insérer sa pointe: Troïlus a sa dame dans ses bras: «Dieu ne nous donne jamais pire mésaventure.» Le poëte est presque aussi content qu'eux; pour lui comme pour les hommes de son temps, le souverain bien est l'amour non pas transi, mais satisfait; même on a fini par considérer cette sorte d'amour comme un mérite. Les dames ont déclaré dans leurs sentences «que lorsqu'on aime, on ne peut rien refuser à qui vous aime.» L'amour a force de loi; il est inscrit dans un code; on le mêle avec la religion, et il y a une messe de l'amour où les oiseaux, par leurs antiennes[199], font un office divin comme celui de la messe. Chaucer maudit de tout son cœur les avaricieux, les gens d'affaires qui le traitent de folie: «Dieu devrait leur donner des oreilles d'âne aussi longues que celles de Midas...., pour leur apprendre qu'ils sont dans le vice, et que les amants dont ils font fi n'y sont pas. Que Dieu leur donne mauvaise chance, et protége tous les amants!» Il est clair qu'ici la sévérité manque. Elle est rare dans les littératures du Midi; les Italiens, au moyen âge, faisaient une vertu de «la joie,» et vous voyez que ce monde chevaleresque, tel qu'il a été inventé par la France, élargit la morale jusqu'à la confondre avec le plaisir.
VI
D'autres traits sont encore plus gais: voici venir la vraie littérature gauloise, les fabliaux salés, les mauvais tours joués au voisin, non pas enveloppés dans la phrase cicéronienne de Boccace, mais contés lestement et par un homme en belle humeur[200]. Surtout voici venir la malice alerte, l'art de rire aux dépens du prochain. Chaucer l'a mieux que Rutebeuf, et quelquefois aussi bien que la Fontaine. Il n'assomme pas, il pique, en passant, non par haine ou indignation profonde, mais par agilité d'esprit et prompt sentiment des ridicules; il les jette à pleines poignées sur les personnages. Son sergent de loi est plus affairé qu'homme au monde.—Et cependant il paraissait plus affairé qu'il n'était[201].»—Ses trois bourgeois, «pour la sagesse qu'ils ont, sont bien capables d'être aldermen, car ils ont force bétail et rentes;» et croyez que «leurs femmes y auraient bien consenti.»—Le quêteur marche portant devant lui sa valise, «elle est pleine de pardons venus de Rome tout chauds.» La moquerie ici coule de source, à la française, sans effort, ni calcul, ni violence. Il est si agréable et si naturel de dauber sur le prochain! Quelquefois la jolie veine devient si abondante qu'elle fournit toute une comédie, grivoise si l'on veut, mais combien franche et vive! Tel est le portrait de la bourgeoise de Bath, veuve de cinq maris «sans plus[202].» Personne, dans toute la paroisse, qui la devançât à l'offrande; «s'il y en avait une, elle se mettait si fort en colère qu'elle en perdait toute charité.» Quelle langue! Impertinente, vaniteuse, hardie, bavarde effrénée, elle fait taire tout le monde et disserte seule pendant une heure avant d'en venir à son conte. On entend la voix vibrante, soutenue, haute et claire, avec laquelle elle assourdissait ses maris. Elle revient incessamment sur les mêmes idées, elle répète ses raisons, elle les amasse et les entassé, comme une mule entêtée qui court en secouant et en sonnant ses sonnettes, si bien que les auditeurs étourdis restent la bouche ouverte, admirant qu'une seule langue puisse fournir à tant de mots. Le sujet en valait la peine. Elle prouve qu'elle a bien fait de se marier cinq fois, et elle le prouve d'un style clair, en femme expérimentée[203]: «Dieu nous a dit de croître et de multiplier.» Voilà un «gentil texte,» elle a «bien su le comprendre.»—«Je sais aussi que Dieu a dit que mon mari quitterait père et mère et s'attacherait à moi. Mais où Dieu a-t-il fait mention de nombre, et à quel endroit a-t-il défendu de prendre un second ou un huitième mari? Pourquoi donc parlerait-on vilainement de mon cas? Voyez le sage roi Salomon, j'imagine qu'il avait plus d'une femme. Plût à Dieu qu'il me fût permis de changer aussi souvent que lui.... Béni soit Dieu de ce que j'en ai épousé cinq! Bienvenu sera le sixième quand il s'offrira!.... Christ a parlé pour ceux qui veulent vivre parfaitement. Et, seigneurs, avec vos permissions, je n'en suis pas. Je veux donner la fleur de mon âge aux actes et aux fruits du mariage.... Je veux un mari, et je ne le lâcherai pas!» Ici Chaucer a les franchises de Molière, et nous ne les avons plus; sa bourgeoise justifie le mariage aussi médicalement que Sganarelle; force est de tourner la page un peu vite et de suivre, en gros seulement, toute cette odyssée de mariages. L'épouse voyageuse qui a traversé cinq maris sait par quel art on les dompte et raconte comment elle les persécutait de ses jalousies, de ses soupçons, de ses gronderies, de ses querelles, quels soufflets elle donnait et recevait, comment le mari, maté par la continuité de la tempête, baissait la tête à la fin, acceptait le licou et tournait la meule domestique en baudet conjugal et résigné[204]. «Je les faisais frire dans leur propre graisse, de colère et de jalousie. J'allais me promener de nuit, et, au retour, je leur jurais que c'était pour surveiller leurs escapades. Jamais je ne leur laissais le dernier mot.... Quand le pape eût été à leurs côtés, je ne les aurais point épargnés, fût-ce à leur propre table. Pour le quatrième, par Dieu! j'ai été son purgatoire sur terre, c'est pourquoi j'espère que son âme est dans la gloire!» Pour le cinquième, elle le vit pour la première fois à l'enterrement du quatrième, derrière la bière; elle lui trouva la jambe si bien faite, que force lui fut de le prendre pour mari. «Il était vieux, je crois, de vingt hivers, et j'avais quarante ans, si je dois dire la vérité. Mais, grâce à Dieu! j'étais toute fringante, et belle, et riche, et jeune et bien née.» Quel mot! A-t-on jamais peint plus heureusement l'illusion humaine? Comme tout cela est vivant, et quel ton facile! Voilà déjà la satire du mariage; vous la trouverez chez Chaucer à vingt reprises: il n'y a plus, pour épuiser les deux perpétuels sujets de la moquerie française, qu'à joindre à la satire du mariage la satire de la religion.
Elle y est, et Rabelais n'en a pas de plus salée. Le moine que peint Chaucer est un papelard[205], un égrillard qui connaît mieux les bonnes auberges et les joyeux hôteliers que les pauvres et les hôpitaux. Il n'est pas «honnête,» dit-il, d'avoir affaire à telle racaille. Allons confesser les riches, «les vendeurs de victuaille.» On ne gagne honneur et profit que chez eux.—Mais il faut, comme lui, savoir s'y prendre. Il est homme expert, il écoute la confession d'un air agréable et doux; son absolution est tout aimable; pour les pénitences, il est accommodant. Il suffit qu'on lui donne «bonne pitance.» «Car donner aux pauvres frères, c'est signe qu'un homme est bien confessé.» Des méchants répandront le bruit que le pénitent est fort peu repentant et fort peu contrit; pure calomnie. Il y a des gens sincèrement touchés de leurs fautes qui pourtant ne peuvent pleurer et faire acte de remords. C'est le cas du riche; la vraie preuve, la preuve suffisante qu'il est bon pénitent, bien confessé, bien affligé, bien disposé, c'est qu'il a donné beaucoup.
Cette ironie si vive est déjà dans Jean de Meung. Mais Chaucer la pousse plus loin et la met en action; son moine quête de maison en maison, tendant sa besace[206]. «Donnez-nous un boisseau de froment, d'orge ou de seigle, un demi-penny ou un morceau de fromage, ce que vous voudrez, nous ne choisissons pas. Ou bien donnez-nous de votre jambon, si vous en avez, une pièce de votre couverture, bonne dame, notre chère sœur (tenez, j'écris ici votre nom), du lard, du bœuf, ou tout ce que vous trouverez.» Il promet de prier pour tous ceux qu'il inscrit et qui lui donnent; à peine sorti, il efface les noms. Entre tous ces noms, il y en a un sur lequel il compte. Il a réservé, pour la fin de sa tournée, Thomas, une de ses plus fructueuses pratiques. Il le trouve au lit, et malade; voilà un excellent fruit à sucer et à pressurer. «Que j'ai eu de peine pour toi, mon pauvre Thomas! Combien j'ai dit pour ta santé d'oraisons précieuses! À propos, aujourd'hui, à la messe, j'ai vu la dame de céans. Où donc est-elle?»—La dame rentre. Il se lève courtoisement et va la saluer de grande affection. «Il la presse dans ses bras bien étroitement et doucement la baise, et gazouille comme un moineau avec ses lèvres.» Puis de son ton le plus bénin, avec des inflexions de voix caressantes, il la complimente. «Grâces soient rendues à Dieu qui vous a donné l'âme et la vie, je n'ai point vu aujourd'hui à l'église de si belle femme que vous, Dieu me sauve!» N'est-ce pas là déjà Tartuffe auprès d'Elmire? Mais ici il est chez un fermier, il peut aller plus droit et plus vite en besogne. Les compliments expédiés, il pense au solide et demande à la dame de le laisser causer un peu avec Thomas. Il a besoin de s'enquérir de l'état de son âme. «Ces vicaires sont si négligents et si lents pour sonder délicatement une conscience!» Du reste, dit-il, ne vous mettez pas en frais pour moi.» Quand je n'aurais que le foie d'un chapon et une tranche de votre pain blanc, et avec cela la tête d'un cochon rôti (mais je ne voudrais pas qu'une bête pour moi fût tuée!), j'aurais encore bien ma suffisance: je suis homme de petite chère; mon esprit a son réconfort dans la Bible;» mon corps est si rompu par les veilles, «que j'ai l'estomac tout détruit.» Le pauvre homme! Il lève les yeux au ciel et finit par un soupir[207].
La femme lui dit que son enfant est mort il y a quinze jours. À l'instant il fabrique un miracle; peut-on mieux gagner son argent? Il a eu révélation de cette mort au dortoir du couvent; il a vu l'enfant emporté au paradis; soudain il s'est levé avec tous les frères, «mainte larme coulant sur leurs joues,» et ils ont fait de grandes oraisons pour remercier Dieu de cette faveur. «Car, sire et dame, fiez-vous à moi, nos oraisons sont plus efficaces et nous voyons plus dans les secrets du Christ que les gens laïques, fussent-ils rois. C'est que nous vivons dans l'abstinence et la pauvreté, et les laïques dans la richesse et la dépense. Lazare et le riche vivaient différemment; et aussi ils eurent des récompenses différentes.»—Là-dessus il lâche tout un sermon en style nauséabond avec des intentions visibles. Le malade excédé répond qu'il a donné déjà la moitié de son bien à toutes sortes de moines, et que pourtant il souffre toujours. Écoutez le cri douloureux, l'indignation vraie du moine mendiant qui se voit menacé par la concurrence d'un confrère, dans son client, dans son revenu, dans sa chose, dans son pot-au-feu[208]: «Ô Thomas, fais-tu bien ainsi? Quel besoin a celui que traite un parfait médecin d'aller chercher d'autres médecins par la ville? Votre inconstance est votre confusion. Croyez-vous que moi et tout notre couvent nous ne suffisions pas à prier pour vous? Thomas, ce tour-là est pendable; ta maladie vient de ce que nous avons trop peu.» Reconnaissez ici le véritable orateur: il monte jusqu'aux grands effets de style pour faire bouillir sa marmite. «Qu'on donne à ce couvent un quart d'avoine, à cet autre vingt-quatre sous, à ce moine un penny, et qu'il s'en aille: voilà ce que vous dites, mécréants que vous êtes. Non, non, Thomas, cela ne se doit pas passer ainsi. Qu'est-ce qu'un liard divisé en douze? Voyez, chaque chose, lorsqu'elle reste entière, est plus forte que si elle est éparpillée. Thomas, tu voudrais avoir notre travail tout pour rien.»—Puis il recommence son sermon d'un ton véhément, criant plus haut à chaque parole, avec exemples tirés de Sénèque et des anciens. Terrible faconde, machine de métier, qui, appliquée avec constance, doit extraire l'argent du patient.» Donnez pour le pavé de notre cloître, pour les fondations, pour la maçonnerie. Secours-nous, Thomas, au nom de celui qui a vaincu l'enfer, car autrement nous devrons vendre nos livres. Et si vous êtes privés de nos instructions, voilà que ce monde s'en va tout entier à sa perte. Car celui qui priverait ce monde de nous, Dieu me sauve! Thomas, avec votre permission, il priverait le monde du soleil.» À la fin, Thomas, furieux, lui promet un don, lui dit de mettre sa main dans le lit pour le prendre, et le renvoie dupé, honni et sali.
Nous voilà descendus à la farce populaire; quand on veut s'amuser à tout prix, on va comme ici chercher la gaieté jusque dans la gaudriole, même jusque dans la gravelure. Elles ont fleuri, on sait comment, les deux grossières et vigoureuses plantes, dans le fumier du moyen âge, plantées par le peuple narquois de Champagne et de l'Île-de-France, arrosées par les trouvères, pour aller s'ouvrir, éclaboussées et rougeaudes, entre les larges mains de Rabelais. En attendant Chaucer y cueille son bouquet. Maris trompés, méprises d'auberges, accidents de lit, gourmades, mésaventures d'échine et de bourse, il y a de quoi soulever le gros rire. À côté des nobles peintures chevaleresques, il met une file de magots à la flamande, charpentiers, menuisiers, moines, huissiers; les coups de bâton trottent, les poings se promènent sur les reins charnus; on voit s'étaler des nudités plantureuses; ils s'escroquent leur blé, leur femme, ils se font tomber du haut d'un étage; ils braillent et se prennent de bec. Une meurtrissure, une franche ordure passe en pareil monde pour un trait d'esprit. L'huissier raillé par le moine lui rend son panier par l'anse[209]. «Tu te vantes de connaître l'enfer, ce n'est pas étonnant: moines et diables sont toujours ensemble. Écoutez plutôt l'histoire[210] de ce moine qu'un ange conduisit en vision jusque dans l'enfer pour lui montrer Satan. Satan avait une queue plus large que la voile d'une caraque. Lève ta queue, Satan, dit l'ange, afin que le moine voie où est le nid des moines.—Et sur une largeur de plus d'un arpent on vit sortir, comme des abeilles de leur ruche, plus de vingt mille moines; ils s'éparpillèrent à travers l'enfer et revinrent aussi vite qu'ils purent se glisser jusqu'au dernier dans l'endroit d'où ils étaient sortis. Sur quoi Satan baissa sa queue et se tint tranquille....» Ce bel endroit, ajoute le conteur, «est le vrai héritage des moines.» Voilà les rudes bouffonneries de l'imagination populaire. Songez que je n'ai traduit le texte qu'en partie, et dispensez-moi de montrer jusqu'au bout comment les gravelures françaises ont passé dans le poëme anglais.
VII
Aussi bien est-il temps d'en venir à Chaucer lui-même; par delà les deux grands traits qui le rangent dans son siècle et dans son école, il en est qui le tirent de son école et de son siècle; s'il est romanesque et gai comme les autres, c'est à sa façon. Chose inouïe en ce temps, il observe les caractères, note leurs différences, étudie la liaison de leurs parties, essaye de mettre sur pied des hommes vivants et distincts, comme feront plus tard les rénovateurs du seizième siècle, et, au premier rang, Shakspeare. Est-ce déjà le bon sens positif anglais et l'aptitude à regarder le dedans qui commencent à paraître? Toujours est-il qu'un nouvel esprit perce, presque viril, en littérature comme en peinture, chez Chaucer comme chez Van Eyck, chez tous deux en même temps, non plus seulement l'imitation enfantine de la vie chevaleresque[211] ou de la dévotion monastique, mais la sérieuse curiosité et ce besoin de vérité profonde par lesquels l'art devient complet. Pour la première fois, chez Chaucer, comme chez Van Eyck, le personnage prend un relief, ses membres se tiennent, il n'est plus un fantôme sans substance, on devine son passé, on voit venir son action; ses dehors manifestent les particularités personnelles et incommunicables de sa nature intime et la complexité infinie de son économie et de son mouvement; encore aujourd'hui, après quatre siècles, il est un individu et un type; il reste debout dans la mémoire humaine comme les créatures de Shakspeare et de Rubens. Cette éclosion, on la surprend ici sur le fait. Non-seulement Chaucer, comme Boccace, relie ses contes[212] en une seule histoire, mais encore, ce qui manque chez Boccace, il débute par le portrait de tous ses conteurs, chevalier, huissier, sergent de loi, moine, bailli, hôtelier, environ trente figures distinctes, de tout sexe, de toute condition, de tout âge, chacune peinte avec son tempérament, sa physionomie, son costume, ses façons de parler, ses petites actions marquantes, ses habitudes et son passé, chacune maintenue dans son caractère par ses discours et par ses actions ultérieures, si bien qu'on trouverait ici, avant tout autre peuple, le germe du roman de mœurs tel que nous le faisons aujourd'hui. Rappelez-vous les portraits du franklin, du meunier, du moine mendiant et de la bourgeoise. Il y en a bien d'autres qui achèvent de montrer les brutalités grivoises, les grosses finasseries et les naïvetés de la vie populaire, comme aussi les repues franches, et la plantureuse bombance de la vie corporelle: tantôt de braves soudards qui apprêtent leurs poings et retroussent leurs manches, tantôt des bedeaux contents qui, lorsqu'ils ont bu, ne veulent plus parler que latin. Mais tout à côté sont des personnages choisis, le chevalier qui est allé à la croisade à Grenade et en Prusse, brave et courtois, «aussi doux qu'une demoiselle, et qui n'a jamais dit une vilaine parole[213];» le pauvre et savant clerc d'Oxford; le jeune squire, fils du chevalier, «un galant et amoureux, tout brodé comme une prairie pleine de fraîches fleurs blanches et rouges.» Il a chevauché déjà et servi vaillamment en Flandre et en Picardie, de façon à gagner la faveur de sa dame; «il est frais comme le mois de mai, chante ou siffle toute la journée, sait bien se tenir à cheval et chevaucher de bonne grâce, faire des chansons et bien conter, jouter et danser aussi, bien pourtraire et écrire; il est si chaudement amoureux, qu'aux heures de nuit il ne dort pas plus qu'un rossignol; courtois de plus, modeste et serviable, et à table découpant devant son père[214].»—Plus fine encore, et plus digne d'une main moderne est la figure de la prieure «madame Églantine,» qui, à titre de nonne, de demoiselle, de grande dame, est façonnière et fait preuve d'un ton exquis. Trouverait-on mieux aujourd'hui dans un chapitre d'Allemagne, dans la plus décente et la plus jolie couvée de chanoinesses sentimentales et littéraires? «Son sourire était simple et modeste.—Son plus grand serment était seulement: Par saint Éloi.—Elle chantait aussi très-bien le service divin—avec des modulations du nez tout à fait convenables.—À table elle n'était pas moins bien apprise:—jamais elle ne laissait tomber un morceau de ses lèvres,—ni ne trempait ses doigts dans sa sauce.....—Le savoir-vivre était son grand plaisir.—Le dîner fini, elle rotait avec beaucoup de bienséance[215].—Certainement elle était de très-bonne compagnie—et tout agréable et aimable de façons.» Sans doute elle s'efforce «de contrefaire les manières de cour, d'être imposante,» elle veut paraître du beau monde, et «parle le français tout à fait bien et joliment, à la façon de Stratford-at-Bow, car le français de Paris lui est inconnu.» Vous fâcherez-vous de ces affectations de province? Au contraire, il y a plaisir à voir ces gentillesses musquées, ces petites façons précieuses, la mièvrerie et tout à côté la pruderie, le sourire demi-mondain et tout à la fois demi-monastique; on respire là un délicat parfum féminin conservé et vieilli sous la guimpe: «Elle était si charitable et si compatissante—qu'elle pleurait si par hasard elle voyait une souris—dans le piége, blessée ou morte.—Elle avait de petits chiens qu'elle nourrissait—de viande rôtie, de lait, de pain de fine farine.—Elle pleurait amèrement si l'un d'eux mourait—ou si quelqu'un leur donnait un méchant coup de bâton.—Elle était toute conscience et tendre cœur.» Beaucoup de vieilles filles se jettent dans ces affections, faute d'autre issue. Vieille fille, quel vilain mot ai-je dit là? Elle n'est pas vieille, elle a les «yeux clairs comme verre, la bouche toute petite, molle et rouge.» Sa guimpe est bien ajustée, sa mante de bon goût, elle a deux chapelets au bras, en corail, émaillé de vert, «avec une broche d'or luisant, sur laquelle est écrit d'abord un A couronné, puis cette devise: Amor vincit omnia,[216]» jolie devise ambiguë, galante et dévote; la dame est à la fois du monde et du cloître: du monde; on le sent à l'appareil des gens qui l'accompagnent, une nonne et trois prêtres; du cloître; on le voit à l'Ave Maria qu'elle chante, aux légendes édifiantes qu'elle conte. Si fraîche et si fine, c'est une jolie cerise, faite pour mûrir au soleil, et qui, conservée dans un bocal ecclésiastique, s'est sucrée et affadie dans le sirop.
Voici donc la réflexion qui commence à poindre, et aussi le grand art. Chaucer ne s'amuse plus, il étudie; il cesse de babiller, il pense; il ne s'abandonne plus à la facilité de l'improvisation coulante, il combine. Chaque conte est approprié au conteur; le jeune écuyer raconte une histoire fantastique et orientale; le meunier ivre, un fabliau graveleux et comique; l'honnête clerc, la touchante légende de Griselidis. Tous ces récits sont liés, et beaucoup mieux que chez Boccace, par de petits incidents vrais, qui naissent du caractère des personnages, et tels, qu'on en rencontre en voyage. Les cavaliers cheminent de bonne humeur sous le soleil, dans la large campagne; ils causent. Le meunier a bu trop d'ale et veut parler à toute force. Le cuisinier s'endort sur sa bête, et on lui joue de mauvais tours. Le moine et l'huissier se prennent de querelle à propos de leur métier. L'hôte met la paix partout, fait parler ou taire les gens, en homme qui a présidé longtemps une table d'auberge, et qui a mis souvent le holà entre les criards. On juge les histoires qu'on vient d'écouter; on déclare qu'il y a peu de Griselidis au monde; on rit des mésaventures du charpentier trompé, on fait son profit du conte moral. Le poëme n'est plus, comme dans la littérature environnante, une simple procession, mais un tableau où les contrastes sont ménagés, où les attitudes sont choisies, où l'ensemble est calculé, en sorte que la vie afflue, qu'on s'oublie à cet aspect comme en présence de toute œuvre vivante, et qu'on se prend d'envie de monter à cheval par une belle matinée riante, le long des prairies vertes, pour galoper avec les pèlerins jusqu'à la châsse du bon saint de Cantorbéry.
Pesez ce mot, l'ensemble; selon qu'on y songe ou non, on entre dans la maturité, ou l'on reste dans l'enfance. Tout l'avenir est là. Barbares ou demi-barbares, guerriers des sept royaumes ou chevaliers du moyen âge, jusqu'ici nul esprit n'est monté jusqu'à ce degré. Ils ont eu des émotions fortes, parfois tendres, et les ont exprimées chacun selon le don originel de leur race, les uns par des clameurs courtes, les autres par un babil continu; mais ils n'ont point maîtrisé ou guidé leurs impressions; ils ont chanté ou causé, par impulsion, à l'aventure, selon la pente de leur naturel, laissant aux idées le soin de se présenter et de les conduire, et lorsqu'ils ont rencontré l'ordre, c'est sans l'avoir su ni voulu. Ici, pour la première fois, paraît la supériorité de l'esprit, qui, au moment de la conception, tout d'un coup s'arrête, s'élève au-dessus de lui-même, se juge et se dit: «Cette phrase dit la même chose que la précédente, ôtons-la; ces deux idées ne se suivent pas, lions-les; cette description languit, repensons-la.» Quand on peut se parler ainsi, on a l'idée non pas scolastique et apprise, mais personnelle et pratique, de l'esprit humain, de ses démarches et de ses besoins, comme aussi des choses, de leur structure et de leurs attaches; on a un style, entendez par là qu'on est capable de faire entendre et voir toute chose à tout esprit humain. On est capable d'extraire dans chaque objet, paysage, situation, personnage, les traits spéciaux et significatifs, pour les amasser, les ranger et en composer une œuvre artificielle qui surpasse l'œuvre naturelle par sa pureté et son achèvement. On est capable, comme ici Chaucer, d'aller chercher dans la vieille forêt commune du moyen âge des histoires et des légendes, pour les replanter sur son terrain et leur faire donner une nouvelle pousse. On a le droit et le pouvoir, comme ici Chaucer, de copier et de traduire, parce qu'à force de retoucher on imprime dans ses traductions et dans ses copies son empreinte originale, parce qu'alors on refait ce qu'on imite, parce qu'à travers ou à côté des fantaisies usées et des contes monotones on peut rendre visibles, comme ici Chaucer, les charmantes rêveries d'une âme aimable et flexible, les trente figures maîtresses du quatorzième siècle, la magnifique fraîcheur du paysage humide et du printemps anglais. On n'est pas loin d'avoir une opinion sur la vérité et sur la vie. On est sur le bord de la pensée indépendante et de la découverte féconde. Chaucer y est. À cent cinquante ans de distance, il touche aux poëtes d'Élisabeth par sa galerie de peintures, et aux réformateurs du seizième siècle par son portrait du bon curé.
Il ne fait qu'y toucher. Il s'est avancé de quelques pas au delà du seuil de l'art, mais il s'est arrêté au bout du vestibule. Il a entr'ouvert la grande porte du temple, mais il ne s'y est point assis; du moins il ne s'y est assis que par intervalles. Dans Arcite et Palémon, dans Troïlus et Cressida, il esquisse des sentiments, il ne crée pas de personnages; il trace avec aisance et naturel la ligne sinueuse des événements et des entretiens, mais il ne marque pas les contours précis d'une figure frappante. Si quelquefois[217], sentant derrière lui le souffle ardent d'un poëte, il dégage ses pieds embourbés dans le limon du moyen âge et d'un bond atteint le champ poétique où Stace imite Virgile et égale Lucain, d'autres fois, à propos de «messire Phœbus ou Apollo-Delphicus,» il retombe dans le bavardage puéril des trouvères ou dans le radotage plat des clercs savants. Ailleurs c'est un lieu commun sur l'art qui s'étale au milieu d'une peinture passionnée. Il emploie trois mille vers pour conduire Troïlus à sa première entrevue. Il a l'air d'un enfant précoce et poëte qui mêlerait à ses rêveries d'amour les citations de son manuel et les souvenirs de son alphabet[218]. Même dans ses contes de Cantorbéry, il se répète, il se traîne en développements naïfs, il oublie de concentrer sa passion ou son idée. Il commence une moquerie qui aboutit à peine. Il détrempe une vive couleur dans une strophe monotone. Sa voix ressemble à celle d'un jeune garçon qui devient homme. L'accent mâle et ferme se soutient d'abord; puis une note grêle et douce vient indiquer que cette croissance n'est pas achevée et que cette force a des défaillances. Chaucer commence à sortir du moyen âge, mais il y est encore. Aujourd'hui il compose les contes de Cantorbéry, hier il traduisait le roman de la Rose. Aujourd'hui il étudie la machine compliquée du cœur, découvre les suites de l'éducation primitive ou de l'habitude dominante, et trouve la comédie de mœurs; demain il ne prendra plaisir qu'aux événements curieux, aux gentilles allégories, aux dissertations amoureuses imitées des Français, aux doctes moralités tirées des anciens. Tour à tour, c'est un observateur et un trouvère; au lieu du pas qu'il fallait faire, il n'a fait qu'un demi-pas.
Qui l'a arrêté et qui, autour de lui, arrête aussi les autres? On démêle l'obstacle dans ses dissertations, dans son ponte de Melibœus, du Curé, dans son Testament de l'Amour; en effet, tant qu'il écrit en vers, il est à son aise; sitôt qu'il entre dans la prose, une sorte de chaîne s'enroule autour de ses pieds pour l'arrêter. Son imagination est libre et son raisonnement est esclave. Les rigides divisions scolastiques, l'appareil mécanique des arguments et des réponses, les ergo, les citations latines, l'autorité d'Aristote et des Pères viennent peser sur sa pensée naissante. Son invention native disparaît sous la discipline imposée. La servitude est si pesante, que, même dans son Testament de l'Amour, parmi les plus touchantes plaintes et les plus cuisantes peines, la belle dame idéale qu'il a toujours servie, la médiatrice céleste qui lui apparaît dans une vision, l'Amour pose des thèses, établit «que la cause d'une cause est cause de la chose causée,» et raisonne aussi pédantesquement qu'à Oxford. À quoi peut aboutir le talent, même le génie, quand de lui-même il se met dans de pareilles entraves? Quelle suite de vérités originales et de doctrines neuves peut-on trouver et prouver, lorsque, dans un conte moral comme celui de Mélibée et de sa femme Prudence, on se croit obligé d'établir une controverse en forme, de citer Sénèque et Job pour interdire les larmes, d'alléguer Jésus qui pleure pour autoriser les larmes, de numéroter chaque preuve, d'appeler à l'aide Salomon, Cassiodore et Caton, bref d'écrire un livre d'école? Il n'y a aux mains du public que la pensée agréable et brillante; les idées sérieuses et générales n'y sont pas; elles sont en d'autres mains qui les détiennent. Sitôt que Chaucer aborde la réflexion, à l'instant saint Thomas, Pierre le Lombard, les manuels de péchés, les traités de la définition et du syllogisme, le troupeau des anciens et des Pères descendent de leur rayon, entrent dans sa cervelle, parlent à sa place, et l'aimable voix du trouvère devient, sans qu'il s'en doute, la voix dogmatique et soporifique d'un docteur. En fait d'amour et de satire, il a de l'expérience et il invente; en fait de morale et de philosophie, il a de l'érudition et se souvient. C'est pour un instant, et par un élan isolé, qu'il est entré dans la grande observation et dans la véritable étude de l'homme; il ne pouvait s'y tenir, il ne s'y est point assis, il n'y a fait qu'une promenade poétique, et personne ne l'y a suivi. Le niveau du siècle est plus bas; lui-même s'y rabat le plus souvent; c'est parmi les conteurs comme Froissart qu'on le trouve, parmi les jolis diseurs comme Charles d'Orléans, parmi les versificateurs bavards et vides comme Gower, Lydgate, Occlève. Point de fruits, mais des fleurs passagères et frêles, beaucoup de branches inutiles, encore plus de branches mourantes ou mortes, voilà cette littérature: c'est qu'elle n'a plus de racine; après trois cents ans d'efforts, un lourd instrument souterrain a fini par la couper. Cet instrument est la philosophie scolastique.
VIII
C'est qu'il y a une philosophie sous toute littérature. Au fond de chaque œuvre d'art est une idée de la nature et de la vie; c'est cette idée qui mène le poëte; soit qu'il le sache, soit qu'il l'ignore, il écrit pour la rendre sensible, et les personnages qu'il façonne comme les événements qu'il arrange ne servent qu'à produire à la lumière la sourde conception créatrice qui les suscite et les unit. C'est la noble vie du paganisme héroïque et de la Grèce heureuse qui apparaît chez Homère. C'est la douloureuse et violente vie du catholicisme exalté et de l'Italie haineuse qui apparaît chez Dante; en sorte que de chacun d'eux on pourrait tirer une théorie de l'homme et du beau. Il en est ainsi des autres; c'est pourquoi, selon les variations, la naissance, la floraison, le dépérissement ou l'inertie de la conception maîtresse, la littérature varie, naît, fleurit, dégénère ou finit. Quiconque plante l'une, plante l'autre; quiconque sape l'une, sape l'autre. Mettez dans tous les esprits d'un siècle une grande idée neuve de la nature et de la vie, de telle façon qu'ils la sentent et la créent de tout leur cœur et de toutes leurs forces; et vous les verrez, saisis du besoin de l'exprimer, inventer des formes d'art et des groupes de figures. Arrachez de tous les esprits d'un siècle toute grande idée neuve de la nature et de la vie, et vous les verrez, privés du besoin d'exprimer les pensées capitales, copier, se taire, ou radoter.
Que sont-elles devenues, ces pensées capitales? Quel travail les a élaborées? Quelles recherches les ont nourries? Ce n'est pas le zèle qui a manqué aux travailleurs. Au douzième siècle, l'élan des esprits est admirable. À Oxford, il y avait trente mille écoliers. Nul édifice à Paris n'eût pu contenir la foule des disciples d'Abeilard; quand il se retira dans une solitude, ils l'accompagnèrent en telle multitude, que le désert devint une ville. Nulle peine ne les rebutait. Il y a tel récit d'un jeune garçon qui, meurtri par son précepteur, veut à toute force le garder, afin d'apprendre. Quand arriva la terrible encyclopédie d'Aristote, toute défigurée et inintelligible, on la dévora. La seule question qui leur fut livrée, la question des universaux, si abstraite, si sèche, si embarrassée par les obscurités arabes et les raffinements grecs, pendant des siècles, ils s'y acharnèrent. Si lourd et si incommode que fût l'instrument qui leur était transmis, le syllogisme, ils s'en rendirent maîtres, ils l'alourdirent encore, ils l'enfoncèrent en tout sujet dans tous les sens. Ils construisirent des livres monstrueux, par multitudes, cathédrales de syllogismes, d'une architecture inconnue, d'un fini prodigieux, exhaussées avec une contention de tête extraordinaire et que toute l'accumulation du labeur humain n'a pu égaler que deux fois[219]. Ces jeunes et vaillants esprits avaient cru apercevoir le temple du vrai; ils s'y ruèrent la tête basse, par légions, avec une vélocité et une énergie de barbares, enfonçant la porte, escaladant les murs, précipités dans l'enceinte, et se trouvèrent au fond d'une fosse. Trois siècles de travail au fond de cette fosse noire n'ajoutèrent pas une idée à l'esprit humain.
Car regardez les questions qu'ils y agitent. Ils ont l'air de marcher et ils piétinent en place. On dirait, à les voir suer et peiner, qu'ils vont tirer de leur cœur et de leur raison quelque grande croyance originale; et toute croyance leur est imposée d'avance. Le système est fait, ils ne peuvent que l'ordonner et le commenter. La conception ne vient pas d'eux, mais de Byzance. Cette conception, infiniment compliquée et subtile, œuvre suprême du mysticisme oriental et de la métaphysique grecque, si disproportionnée à leur jeune intelligence, ils vont s'user à la reproduire, et, par surcroît, accabler leurs mains novices sous le poids d'un instrument logique qu'Aristote avait construit pour la théorie, non pour la pratique, et qui devait rester dans le cabinet des curiosités philosophiques sans jamais être porté dans le champ de l'action. «Si[220] la divine essence a engendré le Fils ou a été engendrée par le Père.—Pourquoi les trois personnes ensemble ne sont pas plus grandes qu'une seule?—Que les attributs déterminent les personnes, et non pas la substance, c'est-à-dire la nature.—Comment les propriétés peuvent être dans la nature de Dieu et ne pas la déterminer.—Si les esprits créés sont locaux et circumscriptibles.—Si Dieu peut savoir plus de choses qu'il n'en sait.» Voilà les idées qu'ils remuent; quelle vérité en peut sortir? De main en main la chimère grandit, ouvre davantage ses vastes ailes ténébreuses[221]. «Si Dieu peut faire que le lieu et le corps étant conservés, le corps n'ait point de position, c'est-à-dire d'existence en un lieu.—Si l'impossibilité d'être engendré est une propriété constitutive de la première personne de la Trinité.—Si l'identité, la similitude et l'égalité sont en Dieu des relations réelles.» Duns Scott distingue trois matières: la matière premièrement première, la matière secondement première, la matière troisièmement première; selon lui, il faut franchir cette triple haie d'abstractions épineuses pour comprendre la production d'une sphère d'airain. Sous un tel régime, l'imbécillité apparaît vite: saint Thomas lui-même examine «si le corps du Christ ressuscité avait des cicatrices, si ce corps se meut au mouvement de l'hostie et du calice pendant la consécration, si au premier instant de sa conception le Christ a eu l'usage du libre arbitre, si le Christ a été tué par lui-même, ou par un autre.» Vous vous croyez au bout de la sottise humaine? Attendez. Il cherche «si la colombe dans laquelle apparut le Saint-Esprit était un animal véritable; si un corps glorifié peut occuper un seul et même lieu en même temps qu'un autre corps glorifié; si dans l'état d'innocence tous les enfants auraient été mâles.» J'en passe sur les digestions du Christ, et d'autres bien plus intraduisibles[222]! C'est là qu'aboutit le docteur le plus accrédité, l'esprit le plus judicieux, le Bossuet du moyen âge. Même dans cette enceinte de niaiseries, la réponse est prescrite; Roscelin et Abeilard sont excommuniés, exilés, enfermés, parce qu'ils s'en écartent. Il y a un dogme complet, minutieux, qui barre toutes les issues; nul moyen d'échapper; après cent tours et cent efforts, il faut venir tomber sous une formule. Si par le mysticisme vous tentez de vous envoler au-dessus, si par l'expérience vous essayez de creuser au-dessous, des mains crochues et violentes vous attendent à la sortie. Le savant passe pour magicien, l'illuminé pour hérétique; les Vaudois, les Cathares, les disciples de Jean de Parme, sont brûlés; Roger Bacon meurt à temps pour ne pas être brûlé. Sous cette contrainte on cesse de penser; car qui dit pensée dit effort inventif, création personnelle, œuvre agissante. On récite une leçon et on psalmodie un catéchisme; même au paradis, même dans l'extase et dans les plus divins ravissements de l'amour, Dante se croit tenu de faire acte de mémoire exacte et d'orthodoxie scolastique. Que sera ce des autres? Il y en a qui vont, comme Raymond Lulle, jusqu'à inventer une machine à raisonnement pour tenir lieu de l'intelligence. Vers le quatorzième siècle, sous les coups d'Occam, cette science verbale elle-même se décrépit; on reconnaît que ses entités ne sont que des mots; elle se discrédite. En 1367, à Oxford, de trente mille étudiants, il en restait six mille; on pose encore des Barbara et des Felapton, mais par routine. Chacun traverse à son tour et machinalement le petit pays des chicaniers râpés, s'écorche dans les broussailles des ergotages et se charge d'une dossée de textes: rien de plus; le vaste corps de sciences qui devait former et vivifier toute la pensée de l'homme s'est réduit à un manuel.
Ainsi peu à peu, par degrés, la conception qui féconde et régit les autres s'est desséchée; la profonde source d'où ruissellent toutes les eaux poétiques est vide; la science ne fournit plus rien au monde. Quelles œuvres le monde peut-il encore produire? Comme plus tard l'Espagne, renouvelant le moyen âge, après avoir éclaté splendidement et follement par la chevalerie et la dévotion, par Lope et Calderon, par saint Ignace et sainte Thérèse, s'énerva elle-même par l'inquisition et la casuistique, et finit par tomber dans le silence de l'abêtissement; ainsi le moyen âge, devançant l'Espagne, après avoir étalé l'héroïsme insensé des croisades et les extases poétiques du cloître, après avoir produit la chevalerie et la sainteté, saint François d'Assise, saint Louis et Dante, s'alanguit sous l'inquisition et la scolastique, pour s'éteindre dans les radotages et le néant.
Faut-il citer toutes ces bonnes gens qui parlent sans avoir rien à dire? On les trouvera dans Warton[223]: des traducteurs par douzaines, qui importent les pauvretés de la littérature française et imitent des imitations; des rimeurs de chroniques, les plus plats des hommes, et qu'on ne lit que parce qu'il faut prendre l'histoire partout, même chez les imbéciles; des faiseurs et des faiseuses de poëmes didactiques, qui compilent des vers sur l'éducation des faucons, sur les armoiries, sur la chimie; des rédacteurs de moralités qui inventent pour la centième fois le même songe, et se font enseigner par la déesse Sapience l'histoire universelle. Comme les écrivains de la décadence latine, ces gens ne songent qu'à transcrire, à compiler, à abréger, à mettre en manuels, en mémentos rimés, l'encyclopédie de leur temps.
Voulez-vous écouter le plus illustre, le grave Gower, «moral Gower,» comme on l'appelle[224]? Sans doute, de loin en loin, il y a en lui quelque reste de brillant, quelque grâce. Il ressemble au vieux secrétaire d'une cour d'amour, André le Chapelain ou tout autre, qui passerait le jour à enregistrer solennellement les arrêts des dames, et le soir, appesanti sur son pupitre, verrait dans un demi-songe leur doux sourire et leurs beaux yeux. La veine ingénieuse et épuisée de Charles d'Orléans coule encore dans ses ballades françaises. Il a la même délicatesse mignonne, presque un peu mignarde. La pauvre petite source poétique coule encore en minces filets diaphanes sur les cailloux lisses, et murmure avec un joli bruissement si faible, que parfois on ne l'entend pas. Mais que le reste est lourd! Son grand poëme, Confessio amantis, est un dialogue entre un amant et son confesseur, imité en grande partie de notre Jean de Meung, ayant pour objet, comme le Roman de la Rose, d'expliquer et de subdiviser les empêchements de l'amour. Toujours reparaît le thème suranné, et par-dessus l'érudition indigeste. Vous trouverez là une exposition de la science hermétique, un cours sur la philosophie d'Aristote, un traité de politique, une kyrielle de légendes antiques et modernes ramassées dans les compilateurs, gâtées au passage par la pédanterie de l'école et l'ignorance du siècle. C'est une charretée de décombres scolastiques; le cloaque s'écroule sur ce pauvre esprit, qui de lui-même était coulant et limpide, mais qui, maintenant obstrué de tuiles, de briques, de plâtras, de débris rapportés de tous les coins du monde, ne se traîne plus qu'obscurci et ralenti. Gower, un des plus savants hommes de son temps[225], suppose «que le latin fut inventé par la vieille prophétesse Carmens; que les grammairiens Aristarchus, Donatus et Didymus réglèrent sa syntaxe, sa prononciation et sa prosodie; qu'il fut orné des fleurs de l'éloquence et de la rhétorique par Cicéron; puis enrichi de traductions d'après l'arabe, le chaldéen, et le grec, et qu'enfin, après beaucoup de travaux d'écrivains célèbres, il atteignit la perfection finale dans Ovide, poëte des amants.» Ailleurs, il découvre qu'Ulysse apprit la rhétorique de Cicéron, la magie de Zoroastre, l'astronomie de Ptolémée et la philosophie de Platon. Et quel style! si long, si plat[226], si interminablement traîné dans les redites, dans le plus minutieux détail, garni de renvois au texte, comme d'un homme qui, les yeux collés sur son Aristote et sur son Ovide, esclave de son parchemin moisi, ne fait que transcrire et mettre des rimes bout à bout! Écoliers jusqu'à la vieillesse, ils ont l'air de croire que toute vérité, tout esprit est dans leur gros livre relié en bois, qu'ils n'ont pas besoin de trouver ou d'inventer par eux-mêmes, que tout leur office est de répéter, que c'est là l'office de l'homme. Le régime scolastique a érigé en reine la lettre morte et peuplé le monde d'esprits morts.
Après Gower, Occlève, et Lydgate[227]. «Mon père Chaucer m'aurait volontiers instruit, dit Occlève, mais j'étais lourd et j'apprenais peu ou point.» Il a paraphrasé en vers un traité d'Égidius sur le gouvernement; ce sont des moralités: ajoutez-en d'autres sur la compassion d'après saint Augustin, sur l'art de mourir; puis des amours: une lettre de Cupidon datée de sa cour au mois de mai. Amours et moralités, c'est-à-dire mignardise et abstractions, tel est le goût du temps[228]; pareillement, au temps de Lebrun, d'Esménard, à l'extrême fin de notre littérature, on composait les recueils avec des poëmes didactiques et des bouquets à Chloris.—Pour le moine Lydgate, il a quelque talent, quelque imagination, surtout dans les descriptions riches; c'est le dernier éclat des littératures qui s'éteignent; on entasse l'or, on incruste les pierres précieuses, on tourmente et on multiplie les ornements, dans les habits, comme dans les bâtiments, comme dans le style[229]. Voyez les costumes sous Henri IV et Henri V, les coiffures monstrueuses en cœur ou en cornes, les longues manches chargées de dessins fantastiques, les panaches, et aussi les oratoires, les tombeaux armoriés, les petites chapelles éblouissantes qui viennent s'étaler comme des fleurs sous les nefs du gothique perpendiculaire. Quand on ne peut plus parler à l'âme, on essaye encore de parler aux yeux. Ainsi fait Lydgate; rien de plus. On lui commande des pageants ou parades, des déguisements pour la compagnie des orfévres; un masque devant le roi, un jeu de mai pour les shérifs de Londres, une mise en scène de la création pour la fête de Corpus-Christi, une mascarade, un noël; il donne le plan et fournit les vers. Sur ce point, il est intarissable: on lui attribue deux cent cinquante et un poëmes; la poésie ainsi entendue devient une œuvre mécanique; on compose à la toise. Ainsi juge l'abbé de Saint-Alban, qui, lui ayant fait traduire en vers une légende, paye cent shillings le tout ensemble, les vers, l'écriture et les enluminures, et met sur le même pied ces trois ouvrages: en effet, il ne faut guère plus de pensée dans l'un que dans l'autre. Ses trois grandes œuvres, la Chute des princes, le Siège de Troie, l'Histoire de Thèbes, ne sont que des traductions ou des paraphrases verbeuses, érudites, descriptives, sortes de processions chevaleresques, coloriées pour la vingtième fois de la même manière, sur le même vélin. Le seul point qui fasse saillie, surtout dans le premier poëme, c'est l'idée de la Fortune[230] et des violentes vicissitudes parmi lesquelles roule la vie humaine. S'il y a une philosophie en ce temps, c'est celle-là. On se conte volontiers les histoires horribles et tragiques; on les ramasse depuis l'antiquité jusqu'au temps présent; on est bien loin de la piété confiante et passionnée qui sentait la main de Dieu dans la conduite du monde; on voit que ce monde va çà et là se heurtant, se blessant comme un homme ivre. Âge triste et morne, amusé par des divertissements extérieurs, opprimé par une misère plate, qui souffre et craint sans consolation ni espérance, situé entre l'esprit ancien dont il n'a plus la foi vivante, et l'esprit moderne dont il n'a pas la science active. Le Hasard, comme une noire fumée, plane au-dessus des choses et bouche la vue du ciel. On l'imagine comme «une monstrueuse image, la face cruelle et terrible, les regards hautains et menaçants, à chacun de ses côtés cent mains, les unes qui élèvent les hommes en de hauts rangs de dignité mondaine, les autres qui les empoignent durement pour les précipiter.» On contemple les grands malheureux, un roi captif, une reine détrônée, des princes assassinés, de nobles cités détruites[231], lamentables spectacles qui viennent de s'étaler en Allemagne et en France, et qui vont s'entasser en Angleterre; et l'on ne sait que les regarder avec une résignation dure. Pour toute consolation, Lydgate récite en finissant un lieu commun de piété machinale. Le lecteur fait le signe de la croix en bâillant et s'en va. En effet, la poésie et la religion ne sont plus capables de suggérer un sentiment vrai. Les écrivains calquent et recalquent. Hawes[232] refait le Palais de la Renommée de Chaucer, et une sorte de poëme allégorique amoureux d'après le Roman de la Rose. Barcklay[233] traduit le Miroir des bonnes manières et le Vaisseau des fous. Toujours des abstractions ternes, usées, vides; c'est la scolastique de la poésie. S'il y a quelque part un accent un peu original, c'est dans ce Vaisseau des fous que traduit Barcklay, dans la Danse de la mort que traduit Lydgate, bouffonneries amères, gaietés tristes qui, par les mains des artistes et des poëtes, courent en ce moment par toute l'Europe. Ils se raillent eux-mêmes, grotesquement et lugubrement: pauvres figures plates et vulgaires, entassées dans un navire, ou qu'un squelette grimaçant fait danser au son du violon sur leur tombe. Au fond de toute cette moisissure et dans ce dégoût dont ils se sont pris pour eux-mêmes, paraît le farceur, le Triboulet de taverne, le faiseur de petits vers gouailleurs et macaroniques, Skelton[234], virulent pamphlétaire, qui, mêlant les phrases françaises, anglaises, latines, les termes d'argot, le style à la mode, les mots inventés, entre-choquant de courtes rimes, fabrique une sorte de boue littéraire dont il éclabousse Wolsey et les évêques. Style, mètre, rime, langue, tout art a fini; au-dessous de la vaine parade officielle il n'y a plus qu'un pêle-mêle de débris. Pourtant cette poésie, toute «déguenillée, en loques, bâillonnée, sale et rongée aux vers, a de la moelle[235].» Elle est pleine de colère politique, de verve sensuelle, d'instincts anglais et populaires; elle vit. Vie grossière, encore rudimentaire, ignoblement grouillante, comme celle qui apparaît dans un grand corps gisant qui se décompose. C'est la vie pourtant, avec les deux grands traits qu'elle va manifester, avec la haine de la hiérarchie ecclésiastique, qui est la Réforme, avec le retour aux sens et à la vie naturelle, qui est la Renaissance.
LIVRE II.
LA RENAISSANCE.
CHAPITRE I.
La Renaissance païenne.
§ 1. LES MŒURS.
- I. Idée que les hommes s'étaient faite du monde depuis la dissolution de la société antique.—Comment et pourquoi recommence l'invention humaine.—Forme d'esprit de la Renaissance.—Que la représentation des objets est alors imitative, figurée et complète.
- II. Pourquoi le modèle idéal change.—Amélioration de la condition humaine en Europe.—Amélioration de la condition humaine en Angleterre.—La paix.—L'industrie.—Le commerce.—Le pâturage.—L'agriculture.—Accroissement de la richesse publique.—Les bâtiments et les meubles.—Les palais, les repas et les habits.—Les pompes de la cour.—Fêtes sous Élisabeth.—Masques sous Jacques Ier.
- III. Les mœurs populaires;—Pageants.—Théâtres.—Fêtes de village.—Expansion païenne.
- IV. Les modèles.—Les anciens.—Traduction et lecture des auteurs classiques.—Sympathie pour les mœurs et les dieux de l'antiquité.—Les modernes.—Goût pour les idées et les écrits des Italiens.—Que la poésie et la peinture en Italie sont païennes.—Le modèle idéal est l'homme fort, heureux, borné à la vie présente.
- I. La Renaissance en Angleterre est la renaissance du génie saxon.
- II. Les précurseurs.—Le comte de Surrey.—Sa vie féodale et chevaleresque.—Son caractère anglais et personnel.—Ses poëmes sérieux et mélancoliques.—Sa conception de l'amour intime.
- III. Son style.—Ses maîtres, Pétrarque et Virgile.—Ses procédés, son habileté, sa perfection précoce.—L'art est né.—Défaillances, imitation, recherche.—L'art n'est pas complet.
- IV. Croissance et achèvement de l'art.—L'Euphuès et la mode.—Le style et l'esprit de la Renaissance.—Surabondance et dérèglement.—Comment les mœurs, le style et l'esprit se correspondent.—Sir Philip Sidney.—Son éducation, sa vie, son caractère.—Son érudition, son sérieux, sa générosité et sa véhémence.—Son Arcadie.—Exagération et maniérisme des sentiments et du style.—Sa Défense de la poésie.—Son éloquence et son énergie.—Ses sonnets.—En quoi les corps et les passions de la Renaissance diffèrent des corps et des passions modernes.—L'amour sensuel.—L'amour mystique.
- V. La poésie pastorale.—Abondance des poëtes.—Naturel et force de la poésie.—État d'esprit qui la suscite.—Sentiment de la campagne.—Renaissance des dieux antiques.—Enthousiasme pour la beauté.—Peinture de l'amour ingénu et heureux.—Shakspeare, Jonson, Flechter, Drayton, Marlowe, Warner, Breton, Lodge, Greene.—Comment la transformation du public a transformé l'art.
- VI. La poésie idéale.—Spenser.—Sa vie.—Son caractère.—Son platonisme.—Ses Hymnes à l'amour et à la beauté.—Abondance de son imagination.—En quoi elle est épique.—En quoi elle est féerique.—Ses tâtonnements.—Le Calendrier du berger.—Ses Petits poëmes.—Son chef-d'œuvre.—La Reine des fées.—Son épopée est allégorique et pourtant vivante.—Elle embrasse la chevalerie chrétienne et l'olympe païen.—Comment elle les relie.
- VII. La Reine des fées.—Les événements impossibles.—Comment ils deviennent vraisemblables.—Belphœbe et Chrysogone.—Les peintures et les paysages féeriques et gigantesques.—Pourquoi ils doivent être tels.—La caverne de Mammon et les jardins d'Acrasia.—Comment Spenser compose.—En quoi l'art de la Renaissance est complet.
§ 3. LA PROSE.
- I. Fin de la poésie.—Changements dans la société et dans les mœurs.—Comment le retour à la nature devient l'appel aux sens.—Changements correspondants dans la poésie.—Comment l'agrément remplace l'énergie.—Comment le joli remplace le beau.—La mignardise.—Carew.—Suckling.—Herrick.—L'affectation.—Quarles, Herbert, Babington, Donne, Cowley.—Commencement du style classique et de la vie de salon.
- II. Comment la poésie aboutit à la prose.—Liaison de la science et de l'art.—En Italie.—En Angleterre.—Comment le règne du naturalisme développe l'exercice de la raison naturelle.—Érudits, historiens, rhétoriciens, compilateurs, politiques, antiquaires, philosophes, théologiens.—Abondance des talents et rareté des beaux livres.—Surabondance, recherche, pédanterie du style.—Originalité, précision, énergie et richesse du style.—Comment, à l'inverse des classiques, ils se représentent non l'idée, mais l'individu.
- III. Robert Burton.—Sa vie et son caractère.—Confusion et énormité de son érudition.—Son sujet, l'Anatomie de la mélancolie.—Divisions scolastiques.—Mélange des sciences morales et médicales.
- IV. Sir Thomas Browne.—Son esprit.—Son imagination est d'un homme du Nord.—Hydriotaphia, Religio medici.—Ses idées, ses curiosités et ses doutes sont d'un homme de la Renaissance.—Pseudodoxia.—Effets de cette activité et de cette direction de l'esprit public.
- V. François Bacon.—Son esprit.—Son originalité.—Concentration et splendeur de son style.—Ses comparaisons et ses aphorismes.—Les Essais.—Son procédé n'est pas l'argumentation, mais l'intuition.—Son bon sens utilitaire.—Point de départ de sa philosophie.—Que l'objet de la science est l'amélioration de la condition humaine.—Nouvelle Atlantide.—Comment cette idée est d'accord avec l'état des choses et l'esprit du temps.—Elle achève la Renaissance.—Comment cette idée amène une nouvelle méthode.—L'Organum.—À quel point Bacon s'est arrêté.—Limites de l'esprit du siècle.—Comment la conception du monde, qui était poétique, devient mécanique.—Comment la Renaissance aboutit à l'établissement des sciences positives.
§ 1. LES MŒURS.
I
Il y avait dix-sept siècles qu'une grande pensée triste avait commencé à peser sur l'esprit de l'homme pour l'accabler, puis l'exalter et l'affaiblir, sans que jamais, dans un si long intervalle, elle eût lâché prise. C'était l'idée de l'impuissance et de la décadence humaine. La corruption grecque, l'oppression romaine et la dissolution du monde antique l'avaient fait naître; à son tour elle avait fait naître la résignation stoïque, l'insouciance épicurienne, le mysticisme alexandrin et l'attente chrétienne du royaume de Dieu. «Le monde est mauvais et perdu: échappons-lui par l'insensibilité, par l'étourdissement, par l'extase.» Ainsi parlaient les philosophies, et la religion, arrivant par-dessus elles, avait ajouté qu'il allait finir: «Tenez-vous prêts, car le royaume de Dieu est proche.» Mille ans durant, les ruines qui se faisaient de toutes parts vinrent incessamment enfoncer dans les cœurs cette pensée funèbre, et quand du fond de l'imbécillité finale et de la misère universelle l'homme féodal se releva par la force de son courage et de son bras, il retrouva pour entraver sa pensée et son œuvre la conception écrasante qui, proscrivant la vie naturelle et les espérances terrestres, érigeait en modèles l'obéissance du moine et les langueurs de l'illuminé.
Par sa propre force, elle empira. Car le propre d'une pareille conception, comme des misères qui l'engendrent et du découragement qu'elle consacre, c'est de supprimer l'action personnelle et de remplacer l'invention par la soumission. Insensiblement, dès le quatrième siècle, on voit la règle morte se substituer à la foi vivante. Le peuple chrétien se remet aux mains du clergé, qui se remet aux mains du pape. Les opinions chrétiennes se soumettent aux théologiens, qui se soumettent aux Pères. La foi chrétienne se réduit à l'accomplissement des œuvres, qui se réduit à l'accomplissement des rites. La religion, fluide aux premiers siècles, se fige en un cristal roide, et le contact grossier des barbares vient poser par-dessus une couche d'idolâtrie: on voit paraître la théocratie et l'inquisition, le monopole du clergé et l'interdiction des Écritures, le culte des reliques et l'achat des indulgences. Au lieu du christianisme, l'Église; au lieu de la croyance libre, l'orthodoxie imposée; au lieu de la ferveur morale, les pratiques fixes; au lieu du cœur et de la pensée agissante, la discipline extérieure et machinale: ce sont là les traits propres du moyen âge. Sous cette contrainte, la société pensante avait cessé de penser; la philosophie avait tourné au manuel et la poésie au radotage, et l'homme inerte, agenouillé, remettant sa conscience et sa conduite aux mains de son prêtre, ne semblait qu'un mannequin bon pour réciter un catéchisme et psalmodier un chapelet[236].
Enfin l'invention recommence; elle recommence par l'effort de la société laïque qui a rejeté la théocratie, maintenu l'État libre, et qui à présent retrouve ou trouve une à une les industries, les sciences et les arts. Tout se renouvelle; l'Amérique et les Indes sont découvertes, la figure de la terre est connue, le système du monde est annoncé, la philologie moderne est fondée, les sciences expérimentales commencent, les arts et les littératures poussent comme une moisson, la religion se transforme; il n'y a point de province dans l'intelligence et dans l'action humaines qui ne soit défrichée et fécondée par cet universel effort. Il est si grand, que des novateurs il passe aux retardataires, et redresse un catholicisme en face du protestantisme qu'il a dressé. Il semble que les hommes ouvrent tout d'un coup les yeux et voient. En effet, ils entrent dans une forme d'esprit nouvelle et supérieure. C'est le trait propre de cet âge, qu'ils ne saisissent plus les choses par parcelles, isolément, ou par des classifications scolastiques et mécaniques, mais d'ensemble, par des vues générales et complètes, avec cet embrassement passionné d'un esprit sympathique qui, placé devant un vaste objet, le pénètre dans toutes ses parties, le tâte dans toutes ses attaches, se l'approprie, se l'assimile, s'en imprime l'image vivante et puissante, si vivante et si puissante qu'il est obligé de la traduire au dehors par une œuvre d'art ou une action. Une chaleur d'âme extraordinaire, une imagination surabondante et magnifique, des demi-visions, des visions entières, des artistes, des croyants, des fondateurs, des créateurs, voilà ce qu'une pareille forme d'esprit produit au jour; car pour créer il faut avoir, comme Luther et saint Ignace, comme Michel-Ange et Shakspeare, une idée non pas abstraite, partielle et sèche, mais figurée, achevée et sensible, une vraie créature qui s'agite intérieurement et fait effort pour apparaître à la lumière. C'est ici le grand siècle de l'Europe et le plus admirable moment de la végétation humaine. Nous vivons encore aujourd'hui de sa séve, et nous ne faisons que continuer sa poussée et son effort.
II
Quand la puissance humaine se manifeste si clairement en œuvres si grandes, rien d'étonnant si le modèle idéal change et si l'antique idée païenne reparaît. Elle reparaît amenant avec soi le culte de la beauté et de la force; en Italie d'abord; car de tous les pays d'Europe c'est le plus païen, le plus voisin de la civilisation antique; puis de là en France et en Espagne, en Flandre[237], même en Allemagne, pour gagner enfin l'Angleterre. Comment se fait-il qu'elle se propage, et quelle est la révolution advenue dans les mœurs qui de toutes parts en ce moment réunit tous les hommes dans un sentiment qu'ils avaient oublié depuis quinze cents ans? C'est que la condition des hommes s'améliore et qu'ils le sentent. Toujours le modèle idéal exprime la situation réelle, et les créatures de l'imagination, comme les conceptions de l'esprit, ne font que manifester l'état de la société et le degré du bien-être; il y a une correspondance fixe entre ce que l'homme admire et ce que l'homme est. Tant que la misère est accablante, la décadence visible ou l'espérance fermée, il est enclin à maudire la vie terrestre et à chercher des consolations dans un autre monde. Sitôt que sa souffrance s'allége, que sa puissance se manifeste, que ses perspectives s'élargissent, il recommence à aimer la vie présente, à prendre confiance en lui-même, à aimer et célébrer l'énergie, le génie, toutes les facultés efficaces qui travaillent pour lui procurer le bonheur. Vers la vingtième année d'Élisabeth, les nobles quittent le bouclier et l'épée à deux mains pour la rapière[238]: petit fait presque imperceptible, énorme cependant, car il est pareil au changement qui, il y a soixante ans, nous a fait quitter l'épée de cour pour nous laisser les bras ballants dans notre habit noir. En effet, c'est alors le régime féodal qui finit et la vie de cour qui commence, comme c'est aujourd'hui la vie de cour qui vient de finir et le régime démocratique qui vient de commencer. Avec l'épée à deux mains, la lourde armure complète, les donjons féodaux, les guerres privées, le désordre permanent, tous les fléaux du moyen âge reculent et s'effacent dans le passé. L'Anglais est sorti de la guerre des deux Roses. Il ne court plus le danger d'être demain pillé comme riche, après-demain pendu comme traître; il n'a plus besoin de fourbir son armure, de faire des ligues avec les gens puissants, de s'approvisionner pour l'hiver, de ramasser des hommes d'armes, de courir la campagne pour piller et pendre les autres[239]. La monarchie, en Angleterre comme dans toute l'Europe, a mis la paix dans la société[240], et avec la paix paraissent les arts utiles. Le bien-être domestique suit la sécurité civile, et l'homme, mieux fourni dans sa maison, mieux protégé dans sa bourgade, peut prendre goût à la vie terrestre qu'il transforme et va transformer.
Vers la fin du quinzième siècle[241], le branle est donné; le commerce et l'industrie des laines s'accroissent soudainement, et si énormément que les terres à blé sont changées en prairies, «que tout est pris pour les pâturages[242],» et que dès 1553 quarante mille pièces de drap sont exportées en un an par des vaisseaux du pays. C'est là déjà l'Angleterre telle que nous la voyons aujourd'hui, contrée de prairies, toute verte, coupée de haies, parsemée de bétail, navigatrice, manufacturière, opulente, avec un peuple de travailleurs nourris de viande, qui l'enrichissent en s'enrichissant. Ils améliorent si bien l'agriculture, qu'au bout de cent ans[243] le produit de l'acre est doublé. Ils multiplient si fort, qu'en deux cents ans[244] la population double. Ils s'enrichissent tellement qu'au commencement de Charles Ier la chambre des Communes est trois fois plus riche que la chambre des Lords. La ruine[245] d'Anvers par le duc de Parme leur envoie «le tiers des marchands et des manufacturiers, qui fabriquaient les soies, les damas, les bas, les taffetas, les serges.» La défaite de l'Armada et la décadence de l'Espagne ouvrent toutes les mers à leur marine[246]. La ruche laborieuse, qui sait oser, essayer, explorer, agir par bandes, et toujours fructueusement, va commencer ses profits et ses voyages et bourdonner par tout l'univers.
Au bas et au sommet de la société, dans toutes les parties de la vie, à tous les degrés de la condition humaine, ce bien-être nouveau devenait visible. En 1533, considérant «que les rues de Londres étaient sales, remplies de bourbiers et de fondrières, et que beaucoup de personnes, tant à pied qu'à cheval, couraient risque de s'y blesser et y avaient presque péri,» Henri VIII faisait commencer le pavage de Londres[247]. De nouvelles rues couvraient les terrains vides où les jeunes gens venaient autrefois courir et lutter. Tous les ans on voyait croître le nombre des tavernes, des théâtres, des salles où l'on fumait, où l'on jouait, où l'on donnait des combats d'ours. Avant Élisabeth, les maisons des gentilshommes de campagne n'étaient guère que des chaumières couvertes de paille, recrépies de la plus grossière glaise, et éclairées seulement par des treillages. «Au contraire, dit Harrison (1580), celles qu'on a bâties récemment le sont ordinairement de briques, de pierres dures ou de toutes deux, les chambres larges et belles, et les bâtiments de l'office plus éloignés des chambres.» Pour les anciennes maisons de bois, on les recouvrait du plâtre le plus fin, lequel, «outre la délectable blancheur de la matière elle-même, est étendu en couches si unies et si douces, que rien, à mon avis, ne saurait être fait avec plus de délicatesse[248]». Cette admiration naïve montre de quels taudis on sortait. Voici qu'enfin on emploie le verre pour les fenêtres; les murs nus sont tendus de tapisseries où les visiteurs contemplent avec bonheur et étonnement des herbes, des animaux, des figures; on commence à faire usage des poêles, et l'on éprouve le plaisir inconnu d'avoir chaud.
«Trois choses, dit Harrison, sont à remarquer chez les fermiers. La première est la multitude des cheminées nouvellement bâties. Dans leur jeune âge, il n'y en avait pas plus de deux, ou tout au plus trois dans la plupart des villes de l'intérieur du royaume. La seconde est l'amélioration des ameublements, qui est grande, quoique non encore générale; car, disent-ils, nos pères (oui, et nous-mêmes aussi), nous avons couché bien souvent dans des grabats de paille, sur de grosses nattes, avec un drap seulement, avec des couvertures faites de poils grossiers ou de lambeaux recousus, et une bonne bûche ronde sous notre tête pour traversin ou oreiller. S'il arrivait que le maître du logis, dans les sept années qui suivaient son mariage, eût acheté un matelas ou un lit de bourre, et aussi un sac de menue paille pour reposer sa tête, il se croyait aussi bien logé que le seigneur de la ville.... Les oreillers, disaient-ils, ne semblaient faits que pour les femmes en couches. La troisième chose est le changement de la vaisselle de bois en pots d'étain, et des cueillers de bois en argent ou en étain; car si commune était dans l'ancien temps cette vaisselle de bois, qu'un homme aurait eu de la peine à trouver quatre pièces d'étain (desquelles peut-être une salière) dans la maison d'un bon fermier.»
Ce n'est pas la possession, c'est l'acquisition qui donne aux hommes la joie et le sentiment de leur force; ils remarquent davantage un petit bonheur qui est nouveau qu'un grand bonheur qui est ancien; ce n'est pas quand tout est bien, c'est quand tout est mieux qu'ils voient la vie en beau et sont tentés d'en faire une fête. C'est pourquoi, en ce moment, ils en font une fête, une magnifique parade, si semblable à un tableau, qu'elle produit la peinture en Italie, si semblable à une représentation, qu'elle produit le drame en Angleterre. À présent que la hache et l'épée des guerres civiles ont abattu la noblesse indépendante, et que l'abolition du droit de maintenance a ruiné la petite royauté solitaire de chaque grand baron féodal, les seigneurs quittent leurs noirs châteaux, forteresses crénelées, entourées d'eaux stagnantes, percées d'étroites fenêtres, sortes de cuirasses de pierre qui n'étaient bonnes qu'à garder la vie de leurs maîtres. Ils affluent dans les nouveaux palais à dômes et à tourelles, couverts d'ornements tourmentés et multipliés, garnis de terrasses et d'escaliers monumentaux, munis de jardins, de jets d'eau, de statues, palais de Henri VIII et d'Élisabeth, demi-gothiques et demi-italiens[249], dont la commodité, l'éclat, la symétrie annoncent déjà des habitudes de société et le goût du plaisir. Ils viennent à la cour, ils quittent leurs mœurs: les quatre repas qui suffisaient à peine à la voracité antique se réduisent à deux; les gentilshommes sont bientôt des raffinés, qui mettent leur gloire dans la recherche et la singularité de leurs amusements et de leur parure. On les voit se vêtir magnifiquement d'étoffes éclatantes, avec le luxe de gens qui, pour la première fois, froissent la soie et font chatoyer l'or: pourpoints de satin écarlate, manteaux de zibeline de mille ducats, souliers de velours brodés d'or et d'argent, couverts de roses ou de rubans, bottes à collets rabattus d'où sortent des flots de dentelles, brodées de figures d'oiseaux, d'animaux, de constellations, de fleurs en argent, en or, en pierres précieuses, chemises ornementées qui coûtent dix livres sterling. «C'est une chose ordinaire de mettre mille chèvres et cent bœufs à un habit et de porter tout un manoir sur son dos[250].» Les habits de ce temps ressemblent à des châsses. Quand Élisabeth mourut, on trouva trois mille habillements dans ses garde-robes. Faut-il parler des gigantesques collerettes des dames, de leurs robes bouffantes, de leurs corsages tout roides de diamants? Singulier signe du temps, les hommes étaient plus changeants et plus parés qu'elles. «Telle est notre inconstance, dit Harrison, qu'aujourd'hui on n'aime rien que la mode espagnole, tandis que demain on ne trouve élégants et agréables que les colifichets français. Un peu plus tard, il n'y a d'habits que ceux qui sont dans le goût allemand. Tantôt c'est la façon turque que généralement on préfère, tantôt ce sont les robes mauresques, les manches barbaresques et les culottes courtes françaises. Et si les modes sont diverses, ce serait un monde que de dire le prix, la recherche, l'excès, la vanité, la pompe, la variété, et finalement l'instabilité et la folie qu'on rencontre à tous les étages.» Folie soit, mais poésie aussi. Il y a autre chose qu'un amusement de freluquets dans cette mascarade splendide de costumes. Le trop-plein de la séve intérieure se répand de ce côté, comme aussi dans les drames et les poëmes. C'est une verve d'artistes qui les mène. Il y a une pousse incroyable de formes vivantes dans leurs cervelles. Ils font comme leurs graveurs, qui, dans leurs frontispices, prodiguent les fruits, les fleurs, les figures agissantes, les animaux, les dieux, et versent et entassent tout le trésor de la nature sur tous les coins de leur papier. Ils ont besoin de jouir du beau; ils veulent être heureux par les yeux; ils sentent naturellement par contre-coup le relief et l'énergie de toutes les formes. Depuis l'avénement de Henri VIII jusqu'à la mort de Jacques Ier on ne voit que processions, tournois, entrées de villes, mascarades. Ce sont d'abord les banquets royaux, l'étalage des couronnements, les larges et bruyants plaisirs de Henri VIII. Wolsey lui donne des fêtes[251] «de façon si coûteuse et si splendide, que c'est un ciel de les regarder. Il n'y manque ni dames ni demoiselles bien habiles et bien adroites pour danser avec les seigneurs masqués ou pour garnir la salle au moment qu'il faut. Il y a aussi toute sorte de musique et d'harmonie, avec de belles voix d'hommes et d'enfants. «Le roi vient un jour le surprendre à table, suivi de douze seigneurs déguisés en bergers avec des habits de drap d'or et de satin cramoisi, précédé de porteurs de torches, «avec un tel bruit de tambours et de flûtes, que rarement on en vit de pareil[252].» Sur-le-champ on sert un nouveau banquet «de deux cents plats différents, très-recherchés et d'invention coûteuse. Et ainsi ils passent la nuit, banquetant, dansant, et en d'autres réjouissances, au grand contentement du roi et de la noblesse assemblée.» Comptez, si vous pouvez[253], les fêtes mythologiques, les réceptions théâtrales, les opéras joués en plein air pour Élisabeth, Jacques et leurs grands seigneurs. À Kenilworth les fêtes durèrent dix-neuf jours. Tout y est: pédanteries, nouveautés, jeux populaires, spectacles sanglants, farces grossières, tours de force et d'adresse, allégories, mythologie, chevalerie, commémorations rustiques et nationales. En pareil temps, dans cet élan universel et dans ce subit épanouissement, les hommes s'intéressent à eux-mêmes, trouvent leur vie belle, digne d'être représentée et mise en scène tout entière; ils jouent avec elle, ils jouissent en la voyant, ils en aiment les hauts, les bas, ils en font un objet d'art. La reine est reçue par une sibylle, puis par des géants du temps d'Arthur, puis par la Dame du Lac. Sylvain, Pomone, Cérès et Bacchus, chaque divinité tour à tour lui présente les prémices de son royaume. Le lendemain, un homme sauvage, vêtu de mousse et de lierre, dialogue devant elle et en son honneur avec Écho. On fait combattre treize ours contre des chiens. Un sauteur italien fait des tours merveilleux devant toute la compagnie. La reine assiste à un mariage rustique, puis à une sorte de combat comique entre les paysans de Coventry, qui représentent la défaite des Danois. Au moment où elle revient de la chasse, Triton, sortant du lac, la supplie, au nom de Neptune, de délivrer la Dame enchantée, poursuivie par sir Bruce Sans-Pitié. Aussitôt la Dame apparaît, entourée de nymphes, bientôt suivie de Protée que porte un énorme dauphin. Cachée dans le dauphin, une troupe de musiciens chante avec le chœur des divinités marines les louanges de la puissante, de la belle, de la chaste reine d'Angleterre.—Vous voyez que la comédie n'est pas seulement au théâtre; les grands et la reine elle-même deviennent acteurs. Les besoins de l'imagination sont si vifs que la cour devient une scène. Sous Jacques Ier, tous les ans, au jour des Rois, la reine, les principales dames et les premiers nobles jouaient un opéra, appelé Masque, sorte d'allégorie mêlée de danses, rehaussée par des décorations et des costumes éclatants, et dont les tableaux mythologiques de Rubens peuvent seuls indiquer la splendeur. «Des lords vêtus à la façon des statues antiques, portant sur la tête des couronnes persanes, avec des enroulements d'or tournés en dedans, le front ceint d'un bandeau de gaze incarnat et argent; le justaucorps en drap incarnat d'argent coupé de manière à dessiner le nu, à la façon de la cuirasse grecque, rattaché sur la poitrine par une large ceinture de drap d'or brodé qui s'agrafait avec des bijoux; les manteaux de soie colorée, les uns couleur du ciel, les autres couleur de perle, les autres couleur de flamme ou bronzés[254]: les dames en corsage de drap blanc d'argent, brodé de figures de paons et de fruits; au-dessous, un vêtement lâche, froncé, incarnat, rayé d'argent, divisé par une ceinture d'or, et, sous celui-ci, un autre vêtement flottant de drap azuré d'argent, galonné d'or; leurs cheveux négligemment noués sous une riche et précieuse couronne ornée de toutes sortes de diamants choisis; sur le haut, un voile transparent qui tombait jusqu'à terre; leurs chaussures d'azur et d'or garnies de rubis et de diamants.» J'abrége la description, qui ressemble à celle des contes de fées. Songez que toutes ces parures, ce chatoiement des étoffes, ce rayonnement de pierreries, cette splendeur des chairs nues, s'étalaient journellement pour le mariage des grands, aux accents hardis d'un épithalame païen. Pensez aux festins qu'introduisait alors le comte de Carlisle, où l'on servait d'abord une table remplie de mets recherchés aussi haut qu'un homme pouvait atteindre, pour la jeter aussitôt et la remplacer par une autre table pareille. Cette prodigalité de magnificences, ces somptueuses folies, ce débridement de l'imagination, cet enivrement des yeux et des oreilles, cet opéra joué par les maîtres du royaume marquent, comme la peinture de Rubens, de Jordaëns et de la Flandre contemporaine, un si franc appel aux sens, un si complet retour à la nature, que notre âge refroidi et triste est hors d'état de se les figurer[255].
III
S'épancher, contenter son cœur et ses yeux, lancer hardiment sur toutes les routes de la vie la meute de ses appétits et de ses instincts, voilà donc le besoin qui apparaît dans les mœurs. L'Angleterre n'est pas encore puritaine. C'est «la joyeuse Angleterre,» merry England, comme on dit alors. Elle n'est point encore roidie et régularisée. Elle s'épanouit largement, librement, et se réjouit de se voir telle. Ce n'est pas à la cour seulement qu'on trouve l'opéra, c'est au village. Des compagnies ambulantes s'y transportent, et les gens du pays au besoin les suppléent; Shakspeare a vu, avant de les peindre, des balourds, des charpentiers, des menuisiers, des raccommodeurs de soufflets[256] jouer Pyrame et Thisbé, représenter le lion en rugissant le plus doucement possible et figurer la muraille en étendant la main. Toute fête est un pageant où des bourgeois, des ouvriers, des enfants sont les figurants. Ils sont acteurs d'instinct. Quand l'âme est pleine et neuve, ce n'est point par des raisonnements qu'elle exprime ses idées; elle les joue et les figure; elle les mime; c'est là le vrai et le premier langage, celui des enfants, celui des artistes, celui de la joie et de l'invention. C'est de cette façon qu'ils se divertissent avec des chants et des festins dans toutes les fêtes symboliques dont la tradition a peuplé l'année[257]. Le dimanche après la nuit des Rois, les laboureurs paradent dans les rues avec leurs chemises par-dessus leurs habits, parés de rubans, traînant une charrue au son de la musique, et dansant la danse des épées; un autre jour c'est une figure faite d'épis qu'on promène dans un chariot, parmi des chants, au son des pipeaux et des tambours; une autre fois, c'est le père Noël et sa troupe; ou bien c'est l'arbre de mai autour duquel on joue l'histoire de Robin Hood, le brave braconnier, et la légende de saint George qui terrasse le dragon. Il faudrait un demi-volume pour décrire toutes ces fêtes, celles de la Moisson, de la Toussaint, de la Saint-Martin, de la Tonte des agneaux, surtout celle de Noël qui durait douze jours et parfois six semaines. Ils mangent et boivent, font ripaille, remuent leurs membres, embrassent les filles, sonnent les cloches, s'emplissent de bruit: rudes bacchanales où l'homme se débride, et qui sont la consécration de la vie naturelle: les puritains ne s'y sont pas trompés.
«D'abord, dit Stubbs[258], toutes les têtes folles de la paroisse s'assemblent et choisissent un grand capitaine avec le titre de prince du désordre, et, l'ayant couronné en grande solennité, le prennent pour roi. Ce roi, une fois sacré, choisit vingt, quarante ou cent joyeux gaillards comme lui-même, qui font le service autour de Sa Majesté Souveraine.... Ils ont leurs chevaux de bois, leurs dragons et autres bouffonneries, avec leurs joueurs de flûte paillards et leurs bruyants tambours pour mettre en train la danse du diable. Puis cette troupe de païens marche vers l'église et le cimetière au son des flûtes, au roulement des tambours, dansant, faisant tinter leurs clochettes, faisant flotter, comme des fous, leurs mouchoirs sur leurs têtes, pendant que les chevaux de bois et autres monstres escarmouchent à travers la foule. Et en cette sorte ils vont à l'église comme des démons incarnés, avec un tel bruit confus, qu'il n'y a point d'homme qui puisse entendre sa propre voix. Puis les folles têtes regardent, s'ébahissent, font des grimaces, montent sur les bancs pour voir cette belle cérémonie. Après cela ils font des allées et venues dans l'église, puis dans le cimetière, où ils ont ordinairement leurs berceaux, bosquets, salles d'été et maisons de festin, où ils festoient, banquettent, dansent tout le jour, et parfois toute la nuit aussi. Et ainsi ces furies terrestres passent le jour du sabbat. Une autre espèce de fous écervelés apportent à ces chiens d'enfer (je veux dire le prince du désordre et ses complices) du pain, de la bonne ale, du vieux fromage, du fromage nouveau, des gâteaux, des tartes, de la crème, de la viande, tantôt une chose, tantôt une autre.»
«Au jour de mai, dit-il ailleurs, chaque paroisse, ville ou village, s'assemble, hommes, femmes, enfants; ils s'en vont dans les bois.... et passent toute la nuit en divertissements, et le matin rapportent des branches de bouleaux et d'autres arbres, mais surtout leur plus précieux joyau, l'arbre de mai, qu'ils ramènent en grande vénération avec vingt ou quarante paires de bœufs, chaque bœuf ayant un beau bouquet de fleurs attaché à la pointe de ses cornes.... Ils plantent ce mai, ou plutôt cette puante idole, jonchent de fleurs le gazon d'alentour, établissent à l'entour des salles de verdure, des berceaux, sautent et dansent, banquettent et festoient, comme les païens pour la dédicace de leurs idoles.... De dix filles qui vont au bois cette nuit, il y en a neuf qui reviennent grosses.» «....Au son de la cloche, le mardi gras, dit un autre, les gens deviennent fous par milliers et oublient toute décence et tout bon sens.... C'est au diable et à Satan que, dans ces exécrables passe-temps, ils font hommage et sacrifice.» En effet[259], c'est à la nature, à l'antique Pan, à Freya, à Hertha, ses sœurs, aux vieilles divinités teutoniques conservées à travers le moyen âge. En ce moment, dans l'affaiblissement passager du christianisme et dans l'essor soudain du bien-être corporel, l'homme s'adore lui-même, et il ne reste de vivant en lui que le païen.
IV
Pour achever, voyez quelle route en ce moment les idées prennent. Quelques sectaires, surtout des bourgeois et des gens du peuple, s'appesantissent tristement sur la Bible. Mais c'est dans Rome et dans la Grèce païenne que la cour et les gens du monde vont chercher leurs précepteurs et leurs héros. Vers 1490[260], on a recommencé à lire les classiques; coup sur coup on les traduit; bientôt c'est une mode que de les lire dans l'original. Élisabeth, Jeanne Grey, la duchesse de Norfolk, la comtesse d'Arundel, beaucoup de dames entendent couramment Platon, Xénophon, Cicéron, et les aiment. Peu à peu, par un redressement insensible, l'homme s'est relevé jusqu'à la hauteur des grands et des sains esprits qui avaient manié sans contrainte toutes les idées il y a quinze siècles. Ce n'est pas seulement leur langue qu'il entend, c'est leur pensée; il ne répète plus une leçon d'après eux, il soutient une conversation avec eux; il est leur égal, et ne trouve qu'en eux des esprits aussi virils que le sien. Car ce ne sont pas des ergoteurs d'école, des compilateurs misérables, des cuistres rébarbatifs comme les professeurs de jargon que lui imposait le moyen âge, comme ce triste Duns Scott, dont les commissaires de Henri VIII jettent en ce moment les feuillets aux vents. Ce sont des «gentilshommes,» des hommes d'État, les plus polis et les mieux élevés du monde, qui savent parler, qui ont tiré leurs idées non des livres, mais des choses, idées vivantes, et qui d'elles-mêmes entrent dans les âmes vivantes. Par-dessus la procession des scolastiques encapuchonnés et des disputeurs crasseux, les deux âges adultes et pensants se rejoignent, et l'homme moderne, faisant taire les voix enfantines ou nasillardes du moyen âge, ne daigne plus s'entretenir qu'avec la noble antiquité. Il accepte ses dieux; il les comprend du moins, et s'en entoure. Dans les poëmes, dans les festins, dans les tapisseries, dans presque toutes les cérémonies, ils apparaissent, non plus restaurés par la pédanterie, mais ranimés par la sympathie, et doués par les arts d'une vie aussi florissante et presque aussi profonde que celle qu'ils avaient dans leur premier berceau. Après l'affreuse nuit du moyen âge et les douloureuses légendes des revenants et des damnés, c'est un charme que de revoir l'olympe rayonnant de la Grèce; ses dieux héroïques et beaux ravissent encore une fois le cœur des hommes; ils soulèvent et instruisent ce jeune monde en lui parlant la langue de ses passions et de son génie, et ce siècle de fortes actions, de libre sensualité, d'invention hardie n'a qu'à suivre sa pente pour reconnaître en eux ses maîtres et les éternels promoteurs de la liberté et de la beauté.
Plus près de lui est un autre paganisme, celui de l'Italie, plus séduisant parce qu'il est moderne et fait couler une nouvelle séve dans le tronc antique, plus attrayant parce qu'il est plus sensuel et présente, avec le culte de la force et du génie, le culte du plaisir et de la volupté. Les rigoristes le savent bien et s'en scandalisent: «Les enchantements de Circé, écrit Ascham, ont été apportés d'Italie pour gâter les mœurs des gens en Angleterre; beaucoup par des exemples de mauvaise vie, mais surtout par les préceptes des mauvais livres traduits dernièrement d'italien en anglais et vendus dans toutes les boutiques de Londres. Il y a plus de ces livres profanes[261] imprimés ces derniers mois qu'on n'en a vu depuis plusieurs vingtaines d'années en Angleterre. Aussi maintenant ils ont plus de respect pour les triomphes de Pétrarque que pour la Genèse de Moïse, et font plus de cas d'un conte de Boccace que d'une histoire de la Bible.» En effet, en ce moment, l'Italie a visiblement la primauté en toutes choses, et l'on y va puiser la civilisation comme à la source. Quelle est-elle cette civilisation qui s'impose ainsi à l'Europe, d'où part toute science et toute élégance, qui fait loi dans toutes les cours, où Surrey, Sidney, Spenser, Shakspeare vont chercher leurs exemples et leurs matériaux? Elle est païenne de fonds et de naissance, par sa langue qui n'est qu'un latin à peine déformé, par ses traditions et ses souvenirs latins que nulle lacune n'est venue interrompre, par sa constitution où l'antique vie urbaine a d'abord primé et absorbé la vie féodale, par le génie de la race, où la vigueur et la joie ont toujours surabondé. Plus d'un siècle avant les autres, dès Pétrarque, Rienzi et Boccace, les Italiens ont commencé à retrouver l'antiquité perdue, à «délivrer les manuscrits enfouis dans les cachots de France et d'Allemagne,» à les restaurer, à interpréter, commenter, repenser les anciens, à se faire latins de cœur et d'esprit, a composer en prose et en vers avec l'urbanité de Cicéron et de Virgile, à considérer les belles conversations et les jouissances de l'esprit comme l'ornement et la plus exquise fleur de la vie[262]. Ce ne sont pas seulement les dehors de la vie antique qu'ils s'approprient, c'en est le fonds, j'entends la préoccupation de la vie présente, l'oubli de la vie future, l'appel aux sens, le renoncement au christianisme. «Il faut jouir, faisait chanter leur premier poëte Laurent de Médicis dans ses pastorales et dans ses triomphes. Il n'y a point de certitude pour demain.» Déjà dans Pulci éclate l'incrédulité moqueuse, la gaieté sensuelle et hardie, toute l'audace des libres penseurs qui repoussent du pied avec dégoût le froc usé du moyen âge. C'est lui qui, dans un poëme bouffon, met en tête de chaque chant un Hosanna, un In principio, un texte sacré de la messe[263]. C'est lui qui, se demandant ce qu'est l'âme et comment elle peut entrer dans le corps, la compare à ces confitures que l'on enveloppe dans du pain blanc tout chaud. Que devient-elle dans l'autre monde? «Certaines gens croient y trouver des becfigues, des ortolans tout plumés, d'excellents vins, de bons lits, et à cause de cela, ils suivent les moines, marchent derrière eux. Pour nous, mon cher ami, nous irons dans la vallée noire, où nous n'entendrons plus chanter Alleluia!» Si vous cherchez un penseur plus sérieux, écoutez le grand patriote, le Thucydide du siècle, Machiavel, qui, opposant le christianisme et le paganisme, dit que l'un place le «bonheur suprême dans l'humilité, l'abjection, le mépris des choses humaines, tandis que l'autre fait consister le souverain bien dans la grandeur d'âme, la force du corps et toutes les qualités qui rendent l'homme redoutable.» Sur cela il conclut hardiment que le christianisme enseigne à «supporter les maux, et non à faire de grandes actions;» il découvre dans ce vice intérieur la cause de toutes les oppressions; il déclare que «les méchants ont vu qu'ils pouvaient tyranniser sans crainte des hommes, qui, pour aller en paradis, étaient plus disposés à supporter les injures qu'à les venger.» À ce ton, et en dépit des génuflexions obligées, on devine bien laquelle des deux religions il préfère. Le modèle idéal vers lequel tous les efforts se tournent, auquel toutes les pensées se suspendent, et qui soulève cette civilisation tout entière, c'est l'homme fort et heureux, muni de toutes les puissances qui peuvent accomplir ses désirs, et disposé à s'en servir pour la recherche de son bonheur.
Si vous voulez voir cette idée dans sa plus grande œuvre, c'est dans les arts qu'il faut la chercher, dans les arts du dessin tels qu'elle les fait et les porte par toute l'Europe, suscitant ou transformant les écoles nationales avec une telle originalité et une telle force, que tout art viable dérive d'elle, et que la population de figures vivantes dont elle a couvert nos murailles marque, comme l'architecture gothique ou la tragédie française, un moment unique de l'esprit humain. Le Christ maigre du moyen âge, le misérable ver de terre déformé et sanglant, la Vierge livide et laide, la pauvre vieille paysanne évanouie à côté du gibet de son enfant, les martyrs hâves, desséchés par le jeûne, aux yeux extatiques, les saintes aux doigts noueux, à la poitrine plate, toutes les touchantes ou lamentables visions du moyen âge se sont évanouies; le cortége divin qui se développe n'étale plus que des corps florissants, de nobles figures régulières et de beaux gestes aisés; les noms sont chrétiens, mais il n'y a de chrétien que les noms. Ce Jésus n'est qu'un «Jupiter crucifié[264].» Ces Vierges que Raphaël dessine nues avant de leur mettre une robe[265] ne sont que de belles filles, toutes terrestres, parentes de sa Fornarine. Ces saints que Michel-Ange dresse et tord dans le ciel au Jugement dernier sont une assemblée d'athlètes capables de bien combattre et de beaucoup oser. Un martyre, comme celui de saint Laurent, est une noble cérémonie où un beau jeune homme sans vêtements se couche devant cinquante hommes drapés et groupés comme dans un gymnase antique. Y a-t-il un de ces personnages qui se soit macéré? Y en a-t-il un qui ait pensé avec angoisse et larmes au jugement de Dieu, qui ait excédé et dompté sa chair, qui se soit rempli le cœur des tristesses et des douceurs évangéliques? Ils sont trop vigoureux pour cela, trop bien portants; leurs habits leurs siéent trop bien; ils sont trop prêts à l'action énergique et prompte. On en ferait trop aisément de forts soldats ou de superbes courtisanes, admirables dans une parade ou dans un bal. Aussi bien, tout ce que le spectateur accorde à leur auréole, c'est une génuflexion ou un signe de croix; après quoi les yeux jouissent d'eux, et ils ne sont là que pour la jouissance des yeux. Ce que le spectateur sent dans une madone florentine, c'est le magnifique animal vierge, dont le tronc puissant, la superbe pousse annoncent la race et la santé; ce n'est pas l'expression morale, comme aujourd'hui, que les artistes peignent, la profondeur d'une âme tourmentée et raffinée par trois siècles de culture; c'est au corps qu'ils s'attachent, jusqu'à parler avec enthousiasme des vertèbres «qui sont magnifiques,» des omoplates qui, dans les mouvements du bras, «sont d'un admirable effet[266].» «Le point important» pour eux «est de bien faire un homme et une femme nus.» La beauté pour eux est celle de la charpente osseuse qui s'emmanche, des tendons qui se tiennent et se bandent, des cuisses qui vont dresser le tronc, de la vaillante poitrine qui respire amplement, du col qui va tourner. Qu'il fait bon d'être nu! qu'on est bien en pleine lumière pour jouir de son corps florissant, de ses muscles dispos, de son âme gaillarde et hardie! Les splendides déesses reparaissent avec leur nudité primitive, sans songer qu'elles sont nues; on voit bien à la tranquillité de leur regard, à la simplicité de leur expression, qu'elles l'ont toujours été et que la pudeur ne les a point encore atteintes. La vie de l'âme ne s'oppose point ici, comme chez nous, à la vie du corps; la première n'est ni abaissée ni méprisée, on ose en montrer les actions et les organes; on ne les cache pas, l'homme ne songe pas à paraître tout esprit. Elles sortent comme autrefois de la mer lumineuse, avec leurs chevaux cabrés qui hérissent leur crinière, mâchant le frein, aspirant de leur naseaux les senteurs salées, pendant que leurs compagnons emplissent de leur souffle les conques sonnantes; et les spectateurs[267] habitués à manier l'épée, à s'exercer nus avec le poignard et le glaive à deux mains, à chevaucher sur des routes dangereuses, sentent par sympathie la fière tournure de l'échine cambrée, l'effort du bras qui va frapper et le long tressaillement des muscles qui du talon jusqu'à la nuque se gonflent pour roidir l'homme ou le lancer.
§ 2. LA POÉSIE.
I
Transplanté dans des races et dans des climats différents, ce paganisme reçoit de chaque race et de chaque climat des traits distincts et un caractère propre. Il devient anglais en Angleterre; la Renaissance anglaise est la renaissance du génie saxon. C'est que l'invention recommence, et qu'inventer c'est exprimer son génie; une race latine ne peut inventer qu'en exprimant des idées latines; une race saxonne ne peut inventer qu'en exprimant des idées saxonnes, et l'on va trouver, sous la civilisation et la poésie nouvelles, des descendants de l'antique Cœdmon, d'Adhlem, de Piers Plowman et de Robin Hood.
II
«À la fin du règne de Henri VIII, dit le vieux Puttenham, s'éleva une compagnie nouvelle de poëtes de cour, dont sir Thomas Wyatt l'aîné, et Henri, comte de Surrey, furent les deux capitaines, lesquels, ayant voyagé en Italie et goûté le doux style et les nobles rhythmes de la poésie italienne, ainsi que des novices nouvellement sortis des écoles de Dante, Pétrarque, Arioste, polirent grandement notre poésie vulgaire qui était rude et villageoise[268], et pour cette cause peuvent être justement appelés les premiers réformateurs du style et du mètre anglais.» Non que leur idée soit bien originale ou manifeste franchement l'esprit nouveau. Le moyen âge s'achève, mais n'est pas encore fini. Autour d'eux, André Borde, John Bale, John Heywood, Skelton lui-même renouvellent la platitude de la vieille poésie et la rudesse de l'ancien style. Les mœurs, à peine dégrossies, sont encore à demi féodales; au camp, devant Landrecies, le commandant anglais écrit une lettre amicale au gouverneur français de Térouanne pour lui demander «s'il n'a pas quelques gentilshommes disposés à rompre une lance en faveur des dames,» et promet d'envoyer six champions à leur rencontre. Parades, combats, blessures, défis, amour, appel au jugement de Dieu, pénitences, on trouve tout cela dans la vie de Surrey comme dans un roman de chevalerie. C'est un grand seigneur, un comte, un parent du roi qui a figuré dans les processions et les cérémonies, qui a fait la guerre, commandé des forteresses, ravagé des pays, qui est monté à l'assaut, qui est tombé sur la brèche, qui a été sauvé par son serviteur, magnifique, dépensier, irritable, ambitieux, quatre fois emprisonné, puis décapité. Au couronnement d'Anne de Boleyn, il portait la quatrième épée. Au mariage d'Anne de Clèves, il est un des tenants du tournoi. Dénoncé et enfermé, il propose de combattre sans armure son adversaire armé. Une autre fois, il est mis en prison pour avoir mangé de la viande en carême. Rien d'étonnant si ce prolongement des mœurs chevaleresques amène un prolongement de la poésie chevaleresque, si dans un temps qui achève l'âge de Pétrarque les poëtes retrouvent les sentiments de Pétrarque. Lord Berner, lord Sheffield, sir Thomas Wyatt, et au premier rang, Surrey, sont, comme Pétrarque, des soupirants plaintifs et platoniques; c'est l'amour pur que Surrey exprime, et sa dame, la belle Géraldine, comme Béatrix et Laure, est une madone idéale et un enfant de treize ans.
Et cependant, parmi ces langueurs de la tradition mystique, l'accent personnel vibre. Dans cet esprit qui imite et qui parfois imite mal, qui tâtonne encore et çà et là laisse entrer dans ses stances polies les vieux mots naïfs ou les allégories usées des hérauts d'armes et des trouvères, voici déjà la mélancolie du Nord, l'émotion intime et douloureuse. Ce trait, qui tout à l'heure, au plus beau moment de la plus riche floraison, dans le magnifique épanouissement de la vie naturelle, répandra une teinte sombre sur la poésie de Sidney, de Spenser, de Shakspeare, maintenant, dès le premier poëte, sépare ce monde païen, mais germanique, de l'autre monde tout voluptueux, qui, en Italie, s'égaye avec la fine ironie, et n'a de goût que pour les arts et le plaisir. Surrey traduit en vers l'Ecclésiaste. N'est-il pas singulier, à cette heure matinale, dans cette aube naissante, de trouver dans sa main un pareil livre? Le désenchantement, la rêverie morne ou amère, la connaissance innée de la vanité des choses humaines ne manquent guère dans ce pays et dans cette race; ces hommes ont de la peine à porter la vie et savent parler de la mort. Les plus beaux vers de Surrey témoignent déjà de ce naturel sérieux, de cette philosophie instinctive et grave; ce sont des chagrins qu'il raconte, c'est son cher Wyatt qu'il regrette, c'est Clère, son ami, c'est le jeune duc de Richmond, son compagnon, tous morts avant l'âge. Seul, emprisonné à Windsor, il se rappelle les heureux jours qu'ils y ont passés ensemble, leurs joutes «dans les grandes cours vertes,» les épanchements, les causeries folâtres des longs soirs d'hiver, «le jeu de paume, où, les yeux éblouis par les rayons de l'amour, ils manquaient la balle pour surprendre un regard de leurs dames.»—«Chaque douce place éveille un souvenir amer.» À ces pensées, «le sang quitte son visage, et une pluie de larmes coule sur ses joues pâles.»—«Ô séjour de félicité qui renouvelles ma peine!—réponds-moi: Où est mon noble frère?—lui que dans tes murs tu enfermais chaque nuit;—cher à tant d'autres, plus cher à moi qu'à personne.—Écho, hélas! qui prend pitié de ma peine,—répond par un sourd accent de douleur[269].» Pareillement, dans l'amour, c'est l'abattement d'une âme fatiguée qu'il exprime. «Chaque chose ayant vie, le paysan, le bœuf de labour, le rameur à la galère, tous ont quelques heures de répit, tous, excepté lui, qui s'afflige le jour, qui veille la nuit, qui passe des rêveries tristes aux plaintes, des plaintes aux larmes amères, puis des larmes encore aux plaintes douloureuses, et dont la vie s'use ainsi[270].» Ce qui apporte aux autres la joie lui apporte la peine. «La douce saison qui fait sortir boutons et fleurs—a vêtu de vert la colline et aussi la vallée.—Le rossignol a des plumes nouvelles et chante.—La tourterelle a dit sa chanson à sa compagne.—L'été est venu, car chaque bourgeon à présent s'ouvre.—Le cerf a pendu sa vieille ramure aux pieux de l'enceinte.—Le daim dans la bruyère laisse tomber sa fourrure d'hiver.—Les poissons glissent avec des écailles nouvelles.—Le serpent abandonne toute sa dépouille.—L'agile hirondelle poursuit les petites mouches.—L'abeille affairée à présent compose son miel.—L'hiver est fini, qui était la mort des fleurs;—Et je vois que parmi toutes ces douces choses,—chaque souci diminue; et pourtant ma peine revient[271].» N'importe, il aimera jusqu'au dernier souffle. «Si mon faible corps manque ou défaille,—ma volonté est qu'elle garde toujours mon cœur.—Et quand ce corps sera rendu à la terré, je lui lègue mon ombre lassée pour la servir encore[272]....» Amour infini et pur comme celui de Pétrarque, elle en est digne; au milieu de tous ces vers étudiés ou imités, un admirable portrait se détache, le plus simple et le plus vrai qu'on puisse imaginer, œuvre du cœur cette fois et non de la mémoire, qui, à travers la madone chevaleresque, fait apparaître l'épouse anglaise, et par delà la galanterie féodale montre le bonheur domestique. Surrey seul, inquiet, entend en lui-même la voix ferme d'un bon ami, d'un conseiller sincère, l'Espoir qui lui parle avec assurance, lui jurant qu'elle est[273] «la plus digne et la plus loyale, la plus douce et la plus soumise de cœur qu'un homme puisse trouver sur la terre.» Si l'amour et la foi étaient partis, on pourrait les retrouver en elle. Son cœur n'a d'autre idée que de t'être fidèle; elle ne s'occupe que de toi et de ton bien. «Elle souhaite ta santé et ton bonheur, et t'aime autant et aussi fort qu'une femme peut aimer un homme; elle est à toi et le dit, et prend souci de toi en dix mille façons. Tu es là quand elle parle, quand elle mange, quand elle pleure, quand elle soupire. Le soir elle te dit: Adieu, mon bien-aimé; quoique, Dieu le sait, tu sois bien loin d'elle, elle te répète mainte et mainte fois bonsoir.»—«Elle te nomme souvent son cher bien-aimé—sa consolation, son bonheur, toute sa joie—et conte à son oreiller toute son histoire:—comment tu as fait sa peine et son chagrin,—combien elle soupire après toi, comme il lui tarde de te voir.—Elle dit: Pourquoi es-tu ainsi loin de moi?—Ne suis-je pas celle qui t'aime le mieux?—Ne souhaité-je pas ton aise et ton repos?—Ne cherché-je point comme je puis te plaire?—Pourquoi t'en vas-tu aussi loin de ton bien?—Si je suis celle à qui tu t'intéresses,—pour qui tu vis ainsi dans le tourment;—hélas! tu sais que tu me trouveras ici,—ici où je suis toujours ta chère bien-aimée,—ta plus dévouée, ta plus fidèle,—celle qui t'aime toujours et ne pourra jamais s'en empêcher,—celle qui est à toi et ne songe qu'à toi,—comme toi aussi, je pense, tu songes à elle,—à celle qui entre toutes les femmes—ne respire que pour être toute à toi.» Certainement c'est à sa femme[274] qu'il pense en ce moment, non à quelque Laure imaginaire; le rêve poétique de Pétrarque est devenu la peinture exacte de la profonde et parfaite affection conjugale, telle qu'elle subsiste encore en Angleterre, telle que tous les poëtes, depuis l'auteur de la Nut Brown Maid jusqu'à Dickens[275], n'ont jamais manqué de la représenter.
III
Un Pétrarque anglais: ce mot sur Surrey est le plus juste, d'autant plus juste qu'il exprime son talent aussi bien que son âme. En effet, comme Pétrarque le plus ancien des humanistes et le premier des écrivains parfaits, c'est un style nouveau que Surrey apporte, le style viril, indice d'une grande transformation de l'esprit; car cette façon d'écrire est l'effet d'une réflexion supérieure, qui, dominant l'impulsion primitive, calcule et choisit en vue d'un but. À ce moment, l'esprit est devenu capable de se juger, et il se juge. Il reprend son œuvre spontanée, tout enfantine et décousue, à la fois incomplète et surabondante; il la fortifie et la lie; il l'émonde et l'achève; il y démêle son idée maîtresse, pour l'en dégager et la mettre au jour. Ainsi fait Surrey, et son éducation l'y a préparé; car avec Pétrarque il a étudié Virgile et traduit presque vers pour vers deux livres de l'Énéide. En pareille compagnie, on est contraint de trier ses idées et de serrer ses phrases. À leur exemple, il mesure les moyens de frapper l'attention, d'aider l'intelligence, d'éviter la fatigue et l'ennui. Il prévoit la dernière ligne en écrivant la première. Il garde pour dernier trait le mot le plus fort, et marque la symétrie des idées par la symétrie des phrases. Tantôt il guide l'esprit par une série d'oppositions continues jusqu'à l'image finale, sorte de cassette brillante où il vient déposer l'idée qu'il porte et fait regarder depuis le départ[276]. Tantôt il promène le lecteur jusqu'au bout d'une longue description fleurie pour l'arrêter tout d'un coup sur un demi-vers triste[277]. Il manie les procédés et sait produire les effets; même il a de ces vers classiques où deux substantifs, flanqués chacun d'un adjectif, se font équilibre autour d'un verbe[278]. Il assemble ses phrases en périodes harmonieuses, et songe au plaisir des oreilles comme au plaisir de l'esprit. Il ajoute par des inversions de la force aux idées et de la gravité au discours. Il choisit les termes élégants ou nobles, n'admet point de mots oiseux ni de phrases redondantes. Il fait tenir une idée dans chaque épithète et un sentiment dans chaque métaphore. Il y a de l'éloquence dans le développement régulier de sa pensée; il y a de la musique dans l'accent soutenu de ses vers.
Voilà donc l'art qui est né: ceux qui ont des idées tiennent maintenant un instrument capable de les exprimer; comme les peintres italiens qui, en cinquante ans, ont importé ou trouvé tous les procédés techniques du pinceau, les écrivains anglais, en un demi-siècle, vont importer ou trouver tous les artifices de langage, la période, le style noble, le vers héroïque, bientôt la grande stance, si bien que plus tard les plus parfaits versificateurs, «Dryden et Pope lui-même, n'ajouteront presque rien aux règles inventées et appliquées dès ces premiers essais[279].» Même Surrey est trop voisin d'eux, trop enfermé dans ses modèles, trop peu libre; il n'a point encore senti le grand souffle ardent du siècle; on ne trouve point en lui un génie hardi, un homme passionné qui s'épanche, mais un courtisan, amateur d'élégance, qui, touché par les beautés de deux littératures achevées, imite Horace et les maîtres choisis d'Italie, corrige et polit de petits morceaux, s'étudie à bien parler le beau langage. Parmi des demi-barbares, il porte convenablement un habit habillé. Encore ne le porte-t-il pas avec une entière aisance; il a les yeux trop invariablement fixés sur ses modèles et n'ose se permettre les gestes francs et forts. Il est parfois écolier, il abuse des glaces et des flammes, des blessures et des martyres; quoique amoureux, et véritablement, il songe trop qu'il doit l'être à la façon de Pétrarque, surtout qu'une phrase doit être balancée et qu'une image doit être suivie; j'oserais dire que dans ses sonnets de soupirant transi il pense moins souvent à bien aimer qu'à bien écrire. Il a des concetti, des mots faux; il emploie des tours usés; il raconte comment Nature, après avoir fait sa dame, a brisé le moule; il fait manœuvrer Cupidon et Vénus; il manie les vieilles machines des troubadours et des anciens en homme ingénieux qui veut passer pour galant. Il n'y a guère d'esprit qui ose tout d'abord être tout à fait lui-même; quand paraît un art nouveau, le premier artiste écoute non son cœur, mais ses maîtres, et se demande à chaque pas s'il pose bien le pied sur le sol solide et s'il ne bronche point.
IV
Insensiblement la croissance se fait, et à la fin du siècle tout est changé. Un style nouveau, étrange, surchargé, s'est formé, et va régner jusqu'à la Restauration, non-seulement dans la poésie, mais aussi dans la prose, même dans les discours de cérémonie et dans les prédications théologiques[280], si conforme à l'esprit du temps, qu'on le rencontre en même temps par toute l'Europe, chez Ronsard et d'Aubigné, chez Calderon, Gongora et Marini. En 1580 parut Euphuès, l'anatomie de l'esprit, par Lyly, qui en fut le manuel, le chef-d'œuvre, la caricature, et qu'une admiration universelle accueillit[281]. «Notre nation, dit Édouard Blount, lui doit d'avoir appris un nouvel anglais. Toutes nos dames furent ses écolières. Une beauté à la cour qui ne savait parler l'euphuisme était aussi peu regardée que celle qui aujourd'hui ne sait point parler français.» Les dames savaient par cœur toutes les phrases d'Euphuès, singulières phrases recherchées et raffinées, qui sont des énigmes, dont l'auteur semble chercher de parti pris les expressions les moins naturelles et les plus lointaines, toutes remplies d'exagérations et d'antithèses, où les allusions mythologiques, les réminiscences de l'alchimie, les métaphores botaniques et astronomiques, tout le fatras et tout le pêle-mêle de l'érudition, des voyages, du maniérisme, roule dans un déluge de comparaisons et de concetti. Ne le jugez pas par la grotesque peinture que Walter Scott en a faite; son sir Percy Shafton n'est qu'un pédant, un copiste froid et terne; et c'est la chaleur, l'originalité qui donnent à ce langage un tour vrai et un accent; il faut se l'imaginer non pas mort et inerte, tel que nous l'avons aujourd'hui dans les vieux livres, mais voltigeant sur les lèvres des dames et des jeunes seigneurs en pourpoint brodé de perles, vivifié par leur voix vibrante, leurs rires, l'éclair de leurs yeux, et le geste des mains qui jouaient avec la coquille de l'épée ou tortillaient le manteau de satin. Ils sont en verve, leur tête est pleine et comblée, et ils s'amusent, comme font aujourd'hui des artistes nerveux et ardents à leur aise dans un atelier. Ils ne parlent point pour se convaincre ou se comprendre, mais pour contenter leur imagination tendue, pour épancher leur séve regorgeante[282]. Ils jouent avec les mots, ils les tordent, ils les déforment, ils jouissent des subites perspectives, des contrastes heurtés qu'ils font jaillir coup sur coup l'un sur l'autre et à l'infini. Ils jettent fleur sur fleur, clinquant sur clinquant; tout ce qui brille leur agrée; ils dorent et brodent et empanachent leur langage, comme leurs habits. De la clarté, de l'ordre, du bon sens, nul souci; c'est une fête et c'est une folie; l'absurdité leur plaît. Rien de plus piquant pour eux qu'un carnaval de magnificences et de grotesques; tout s'y coudoie, une grosse gaieté, un mot tendre et triste, une pastorale, une fanfare tonnante de capitan démesuré, une gambade de pitre. Les yeux, les oreilles, tous les sens curieux, exaltés, ont leur contentement dans le cliquetis des syllabes, dans le chatoiement des beaux mots colorés, dans le choc inattendu des images drolatiques ou familières, dans le roulement majestueux des périodes équilibrées. Chacun se fait alors ses jurons, ses élégances, son langage. «On dirait, dit Heylin, qu'ils ont honte de leur langue maternelle, et ne la trouvent pas assez nuancée pour exprimer les caprices de leur esprit.» Nous ne nous figurons plus cette invention, cette hardiesse de la fantaisie, cette fécondité continue de la sensibilité frémissante; il n'y a point de vraie prose alors; la poésie qui déborde envahit tout. Un mot n'est point un chiffre exact, comme chez nous, un document qui, de cabinet en cabinet, transmet une pensée précise; c'est une portion dans une action complète, dans un petit drame; quand ils le lisent, ils ne se le figurent pas seul, ils l'imaginent avec le son de la voix sifflante ou criante, avec le plissement des lèvres, avec le froncement des sourcils, avec l'enfilade de peintures qui se pressent derrière lui et qu'il évoque dans un éclair. Chacun le mime et le prononce à sa façon et y imprime son âme. C'est un chant qui, comme un vers de poëte, contient mille choses par delà son sens littéral, et manifeste la profondeur, la chaleur et les scintillements de la source dont il est sorti. Car en ce temps-là, même quand l'homme est médiocre, son œuvre est vivante: quelque chose palpite dans les moindres écrits de ce siècle; la force et la fougue créatrice lui sont propres; à travers les emphases et les affectations, elles percent; ce Lyly lui-même, si tourmenté, qui semble écrire exprès en dépit du bon sens, est parfois un vrai poëte, un chanteur, un homme capable de ravissements, un voisin de Spencer et de Shakspeare, un de ces songeurs éveillés qui voient intérieurement «des fées dansantes, la joue empourprée des déesses, et ces forêts enivrées, amoureuses, qui ferment leurs sentiers pour retenir dans leurs buissons les pas légers des jeunes filles[283].» Que le lecteur m'aide et s'aide; je ne suis pas capable autrement de lui faire entendre ce que les hommes de ce temps-là ont eu le bonheur de sentir.
V
Surabondance et dérèglement, ce sont là les deux traits de cet esprit et de cette littérature, traits communs à toutes les littératures de la Renaissance, mais plus marqués ici qu'ailleurs, parce que la race qui est germanique n'est pas contenue comme les races latines par le goût des formes harmonieuses et préfère la forte impression à la belle expression. Il faut choisir dans cette foule de poëtes; en voici un, l'un des premiers, qui montrera par ses écrits comme par sa vie les grandeurs et les folies des mœurs régnantes et du goût public; sir Philip Sidney, neveu du comte de Leicester, un grand seigneur et un homme d'action, accompli en tout genre de culture, qui, après une éducation approfondie d'humaniste, a voyagé en France, en Allemagne et en Italie, a lu Aristote et Platon, étudié à Venise l'astronomie et la géométrie, médité les tragédies grecques, les sonnets italiens, les pastorales de Montemayor, les poëmes de Ronsard, s'intéressant aux sciences, entretenant un commerce de lettres avec le docte Hubert Languet; avec cela, homme du monde, favori d'Élisabeth, ayant fait jouer en son honneur une pastorale flatteuse et comique, véritable «joyau de la cour,» arbitre, comme d'Urfé, de la haute galanterie et du beau langage; par-dessus tout chevaleresque de cœur et de conduite, ayant voulu courir avec Drake les aventures maritimes, et, pour tout combler, destiné à mourir jeune et en héros. Il était général de la cavalerie et avait sauvé l'armée anglaise à Gravelines; peu de temps après, blessé mortellement et mourant de soif, comme il se faisait apporter de l'eau, il vit à côté de lui un soldat encore plus blessé qui regardait cette eau avec angoisse: «Donnez-la à cet homme, dit-il, il en a plus besoin que moi.» Joignez à cela la véhémence et l'impétuosité du moyen âge, une main prête à l'action et posée incessamment sur la garde de l'épée ou du poignard. «Monsieur Molineux, écrivait-il au secrétaire de son père, si j'apprends jamais que vous ayez lu une de mes lettres sans mon consentement ou sans l'ordre de mon père, je vous planterai ma dague dans le corps, et comptez-y, car je parle sérieusement.» C'est le même homme qui déclarait aux adversaires de son oncle qu'ils «mentaient par la gorge,» et, pour soutenir son dire, leur assignait un rendez-vous à trois mois en n'importe quel endroit de l'Europe. L'énergie sauvage de l'âge précédent subsiste intacte, et c'est pour cela que la poésie trouve dans ces âmes vierges une prise si forte; les moissons humaines ne sont jamais si belles que lorsque la culture ouvre un sol neuf. Passionné de plus, mélancolique et solitaire, il est tourné naturellement vers la rêverie noble et ardente, et il est si bien poëte qu'il l'est en dehors de ses vers.
VI
Raconterai-je son époque pastorale, l'Arcadie? Ce n'est qu'un délassement, une sorte de roman poétique écrit à la campagne pour l'amusement de sa sœur, œuvre de mode, et qui, comme chez nous le Cyrus et la Clélie, n'est point un monument, mais un document. Ces sortes de livres ne montrent que les dehors, l'élégance et la politesse courante, le jargon du beau monde, bref, ce qu'il faut dire devant les dames; et néanmoins on y voit la pente de l'esprit public: dans la Clélie, le développement oratoire, l'analyse fine et suivie, la conversation abondante de gens tranquillement assis sur de beaux fauteuils; dans l'Arcadie, l'imagination tourmentée, les sentiments excessifs, le pêle-mêle d'événements qui conviennent à des hommes à peine sortis de la vie demi-barbare. En effet, à Londres, on se tire encore des coups de pistolet dans les rues, et sous Henri VIII, sous son fils et sous ses filles, des reines, un protecteur, les premiers des nobles s'agenouilleront sous la hache du bourreau. La vie armée et périlleuse a résisté longtemps en Europe à l'établissement de la vie pacifique et tranquille, et il a fallu transformer la société et le sol pour changer les hommes d'épée en bourgeois; ce sont les grandes routes de Louis XIV et son administration réglée, comme plus tard les chemins de fer et les sergents de ville qui nous ont ôté les habitudes de l'action violente et le goût des aventures dangereuses. Comptez qu'encore à ce moment les têtes sont remplies d'images tragiques. L'Arcadie de Sidney en renferme assez pour défrayer six poëmes épiques. «C'était un jeu, dit Sidney, je déchargeais mon cerveau de jeune homme.» Dans les vingt-cinq premières pages, vous trouvez un naufrage, une histoire de pirates, un prince à demi noyé recueilli par les bergers, un voyage en Arcadie, des déguisements, la retraite d'un roi qui s'est confiné dans une solitude avec sa femme et ses enfants, la délivrance d'un jeune seigneur prisonnier, une guerre contre les Ilotes, une paix conclue, et bien d'autres choses. Continuez, et vous verrez des princesses enfermées par une méchante fée qui les fouette et les menace de mort si elles refusent d'épouser son fils, une belle reine condamnée à périr par le feu si des chevaliers qu'on désigne ne viennent pas la délivrer, un prince perfide torturé en punition de ses méfaits, puis jeté du haut d'une pyramide, des combats, des surprises, des enlèvements, des voyages, bref, tout l'attirail des romans les plus romanesques. Voilà pour le sérieux; l'agréable est pareil; la fantaisie règne partout. La pastorale invraisemblable sert d'intermède, comme dans Shakspeare ou dans Lope, à la tragédie invraisemblable. Incessamment vous voyez danser des bergers; ils sont fort courtois, bons poëtes et métaphysiciens subtils. Plusieurs sont des princes déguisés qui font la cour à des princesses. Ils chantent infiniment et forment des danses allégoriques; deux troupes s'avancent, les serviteurs de la Raison et les serviteurs de la Passion; on décrit tout au long leurs chapeaux, leurs rubans et leurs tuniques. Ils se querellent en vers, et leurs répliques pressées, renvoyées coup sur coup, alambiquées, font un tournoi d'esprit. Qui se soucie du naturel et du possible en ce siècle? Il y a des fêtes pareilles pour les entrées d'Élisabeth, et vous n'avez qu'à regarder les estampes des Sadler, de Martin de Vos et de Goltzius pour y trouver ce mélange de beautés sensibles et d'énigmes philosophiques. La comtesse de Pembroke et ses dames sont charmées d'imaginer cette profusion de costumes et de vers, cet opéra sous les arbres; on a des yeux au seizième siècle, des sens qui cherchent leur contentement dans la poésie, le même contentement que dans les mascarades et dans la peinture. En ce moment l'homme n'est pas encore une pure raison; la vérité abstraite ne lui suffit pas; de riches étoffes tortillées et ployées, le soleil qui les lustre, une prairie pleine de marguerites blanches, des dames en robe de brocart, les bras nus, une couronne sur la tête, des concerts d'instruments derrière le feuillage, voilà ce que le lecteur veut qu'on lui présente; il ne s'inquiète pas des contrastes, et trouve volontiers un salon au milieu des champs.
Qu'y vont-ils dire? C'est ici qu'éclate dans toute sa folie l'espèce d'exaltation nerveuse qui est propre à l'esprit du temps; l'amour monte au trente-sixième ciel; Musidorus est frère de notre Céladon; Paméla est proche parente des plus sévères héroïnes de notre Astrée; toutes les exagérations espagnoles foisonnent, et aussi toutes les faussetés espagnoles. Car dans ces œuvres de mode et de cour, le sentiment primitif ne garde jamais sa sincérité; l'esprit, le besoin de plaire, le désir de faire effet, de mieux parler que les autres, l'altèrent, le travaillent, entassent les embellissements, les raffinements, en sorte qu'il ne reste rien qu'un galimatias. Musidorus a voulu prendre un baiser à Paméla. Elle le repousse. Il serait mort sur la place; mais, par bonheur, il se souvient que sa maîtresse lui a ordonné de s'éloigner, et trouve encore des forces pour accomplir son commandement. Il se plaint aux arbres, il pleure en vers; vous trouverez des dialogues où l'écho, répétant le dernier mot, fait la réponse, des duos rimés, des stances équilibrées, où l'on expose minutieusement la théorie de l'amour, bref tous les morceaux de bravoure de la poésie ornementale. S'ils envoient une lettre à leur maîtresse, ils parlent à la lettre, ils disent à l'encre de pleurer hardiment. «Pendant qu'elle te regardera, ta noirceur deviendra lumière; pendant qu'elle te lira, tes cris deviendront une musique[284].» Deux jeunes princesses se couchent. «Elles appauvrirent leurs habits pour enrichir leur lit qui, cette nuit, eût bien pu mépriser l'autel de Vénus, et là, se caressant l'une l'autre avec des embrassements tendres quoique chastes, avec des baisers doux quoique froids, elles auraient pu faire croire que l'Amour était venu se jouer sans dards auprès d'elles, ou que, fatigué de ses propres feux, il voulait se rafraîchir entre leurs lèvres embaumées[285].» Songez, pour excuser ces sottises, qu'il y en a d'égales dans Shakspeare. Tâchez plutôt de les comprendre, de les imaginer à leur place, avec leur entourage, telles qu'elles sont, c'est-à-dire comme les excès de la singularité et de la verve inventive. Ils ont beau gâter à plaisir leurs plus belles idées; sous le fard perce la fraîcheur native[286]. Dès le second ouvrage de Sidney, la Défense de la poésie, on voit paraître la véritable imagination, l'accent sincère et sérieux, le style grandiose, impérieux, toute la passion et l'élévation qu'il porte dans son cœur et qu'il mettra dans ses vers. C'est un méditatif, un platonicien[287], qui s'est pénétré des doctrines antiques, qui prend les choses de haut, qui met l'excellence de la poésie non dans l'agrément, l'imitation ou la rime, mais dans cette conception créatrice et supérieure par laquelle l'artiste refait la nature et l'embellit. En même temps c'est un homme ardent, confiant dans la noblesse de ses aspirations et dans la largeur de ses idées, qui rabat les criailleries du puritanisme bourgeois, étroit, vulgaire, et s'épanche avec l'ironie hautaine, avec la fière liberté d'un poëte et d'un grand seigneur.
À ses yeux, s'il y a quelque art ou quelque science capable d'augmenter et de cultiver la générosité de l'homme, c'est la poésie. Tour à tour il fait comparaître devant elle le philosophe et l'historien, avec leurs prétentions qu'il raille et foule[288]. Il combat pour elle comme un chevalier pour sa dame, et voyez de quel style héroïque et magnifique. Il raconte qu'en écoutant la vieille ballade de Percy et Douglas, son cœur s'est troublé comme au son d'une trompette. «Si dans ce mauvais accoutrement, souillée de la poussière et des toiles d'araignées d'un âge grossier, elle nous remue de la sorte, que ne ferait-elle pas revêtue de la magnifique éloquence de Pindare[289]?» Le philosophe rebute, le poëte attire: «Chez lui vous voyagez comme dans un beau vignoble; dès l'entrée, il vous donne une grappe de raisins, en telle sorte que, rempli de ce goût, vous souhaitez continuer votre route[290].» Quel genre peut vous déplaire dans la poésie? Est-ce la pastorale, si aisée et si riante? «Est-ce l'ïambe amer, mais salutaire, qui frotte au vif les plaies de l'âme, et par ses cris hardis et perçants contre le vice, fait de la honte la trompette de l'infamie[291]?» À la fin il rassemble ses raisons, et l'accent vibrant et martial de sa période poétique est comme une fanfare de victoire. «Puisque, dit-il, les excellences de la poésie peuvent être si justement et si aisément établies; puisque les basses et rampantes objections peuvent être si vite écrasées; puisqu'elle n'est pas un art de mensonge, mais de vraie doctrine; puisqu'au lieu d'efféminer, elle aiguillonne le courage; puisqu'au lieu d'abuser l'esprit de l'homme, elle fortifie l'esprit de l'homme, plantons des lauriers pour enguirlander la tête des poëtes, plutôt que de permettre à l'impure haleine de ces diffamateurs de souffler sur les claires fontaines de la poésie[292].» Par cette véhémence et ce sérieux, vous pouvez imaginer d'avance quels sont ses vers.
VII
Bien des fois, après avoir lu des poëtes de cet âge, je suis resté penché sur les estampes contemporaines, me disant que l'homme, esprit et corps, n'était pas alors celui que nous voyons aujourd'hui. Nous aussi, nous avons des passions, mais nous ne sommes plus assez forts pour les porter. Elles nous détraquent; nous ne sommes plus poëtes impunément. Alfred de Musset, Henri Heine, Edgard Poe, Burns, Byron, Shelley, Cowper, combien en citerai-je? Le dégoût, l'abrutissement et la maladie, l'impuissance, la folie et le suicide, au mieux l'excitation permanente ou la déclamation fébrile, ce sont là aujourd'hui les issues ordinaires du tempérament poétique. Les fougues de la cervelle rongent les entrailles, dessèchent le sang, attaquent la moelle, secouent l'homme comme un orage, et la charpente humaine telle que la civilisation nous l'a faite n'est plus assez solide pour y résister longtemps. Ceux-ci plus rudement élevés, plus habitués aux intempéries, plus endurcis par les exercices du corps, plus roidis contre le danger, durent et vivent; y a-t-il un homme aujourd'hui qui pourrait supporter la tempête de passions et de visions qui a traversé Shakspeare, et finir comme lui en bourgeois sensé et renté dans son petit pays? Les muscles étaient plus fermes, la défaillance moins prompte. La fureur d'attention concentrée, les demi-hallucinations, l'angoisse et le halètement de la poitrine, le frémissement des membres qui se tendent involontairement et aveuglément vers l'action, tous les élans douloureux qui accompagnent les grands désirs les épuisaient moins; c'est pourquoi ils avaient longtemps de grands désirs et osaient davantage. D'Aubigné, blessé de plusieurs coups d'épée, croyant mourir, se fit attacher sur son cheval afin de revoir encore une fois sa maîtresse, fit ainsi plusieurs lieues, perdant son sang, et arriva évanoui. Voilà les sentiments que nous devinons encore aujourd'hui dans leurs peintures, dans ce regard droit qui s'enfonce comme une épée, dans cette force de l'échine qui se plie ou va se tordre, dans la sensualité, l'énergie, l'enthousiasme qui transpire à travers leurs gestes et leurs regards. Voilà le sentiment que nous découvrons encore aujourd'hui dans leurs poésies, chez Greene, Lodge, Jonson, Spenser, Shakspeare, chez Sidney comme chez tous les autres. On oublie bien vite les fautes de goût qui l'accompagnent, les affectations, le jargon bizarre. Est-il vraiment si bizarre? Supposez un homme qui, les yeux fermés, voit distinctement le visage adoré de sa maîtresse, qui l'a présent tout le jour, qui se trouble et tressaille en imaginant tour à tour son front, ses yeux, ses lèvres, qui ne peut pas et ne veut pas se détacher de sa vision, qui chaque jour s'enfonce davantage dans cette contemplation véhémente, qui à chaque instant est brisé par des anxiétés mortelles ou jeté hors de lui par des ravissements de bonheur; il perdra la notion exacte des choses. Une idée fixe devient une idée fausse. À force de regarder un objet sous toutes ses faces, de le retourner, d'y pénétrer, on le déforme. Quand on ne peut penser à un objet sans éblouissement et sans larmes, on l'agrandit et on lui suppose une nature qu'il n'a pas. Dès lors les comparaisons étranges, les idées alambiquées, les images excessives deviennent naturelles. Si loin qu'il aille, quelque objet qu'il touche, il ne voit partout dans l'univers que le nom et les traits de Stella. Toutes ses idées le ramènent à elle. Il est tiré éternellement et invinciblement par la même pensée, et les comparaisons qui semblent lointaines ne font qu'exprimer la présence incessante et la puissance souveraine de l'image dont il est obsédé. Stella est malade; il semble à Sidney[293] «que la joie hôte de ses yeux pleure en elle.» Ce mot est absurde pour nous. L'est-il pour Sidney qui, pendant des heures entières, s'est appesanti sur l'expression de ces yeux, qui a fini par voir en eux toutes les beautés du ciel et de la terre, qui, auprès d'eux, trouve toute lumière terne et tout bonheur fade? Comptez que dans toute passion extrême les lois ordinaires sont renversées, que notre logique française n'en est point juge, qu'on y rencontre des affectations, des enfances, des jeux d'esprit, des crudités, des folies, et que les violents états de la machine nerveuse sont comme un pays inconnu et extraordinaire ou le bon sens et le bon langage ne pourront jamais pénétrer. Au retour du printemps, quand Mai étale sur les champs sa robe bigarrée de fleurs nouvelles, Astrophel et Stella vont s'asseoir sous l'ombre d'un bois écarté, dans l'air chaud, plein de bruissements d'oiseaux et d'émanations suaves. Le ciel sourit, le vent vient baiser les feuilles qui tremblent, les arbres penchés entrelacent leurs rameaux gonflés de séve, la terre amoureuse aspire avidement l'eau qui frissonne[294]. À genoux, le cœur palpitant, oppressé, il lui semble que sa maîtresse se transfigure; «sa jeune âme s'envole vers Stella, son nid bien-aimé;» Stella, «souveraine de sa peine et de sa joie;» Stella, «sur qui le ciel de l'amour a versé toute sa lumière;» Stella, «dont la parole bouleverse les sens;» Stella, «dont le chant donne au cœur la vision des anges[295].» Ces cris d'adoration font comme un hymne. Chaque jour il écrit les pensées d'amour qui l'agitent, et dans ce long journal continué pendant cent pages, on sent le souffle embrasé croître à chaque instant. Un sourire de sa maîtresse, une boucle que le vent soulève, un geste, sont des événements. Il la peint dans toutes les attitudes; il ne peut se rassasier de la voir. Il parle aux oiseaux, aux plantes, aux vents, à toute la nature. Il apporte le monde entier aux pieds de Stella. À l'idée d'un baiser, il défaille. «Mon cœur bondissant montera à mes lèvres pour avoir son contentement, pour baiser ces roses parfumées par le miel de la volupté, ces lèvres qui entr'ouvrent leurs rubis pour découvrir des perles[296].» Il y a des magnificences orientales dans l'éblouissant sonnet où il demande pourquoi les joues de Stella sont pâlies: «Où sont allées les roses qui ravissaient nos yeux?—Où sont ces joues vermeilles, où la vertu rougissante s'empourprait de la livrée royale de la pudeur?—Qui a volé à mes cieux du matin leur vêtement d'écarlate?»—«Sa vie se fond à force de penser[297].» Épuisé par l'extase, il s'arrête. Puis «comme le satyre qui, lorsque Prométhée apporta le feu sur la terre, vint, tout charmé, baiser la flamme, et s'enfuit avec des cris insensés, parmi les bois et les campagnes, sans pouvoir apaiser l'âpre morsure du divin élément[298],» il va de pensées en pensées, cherchant un soulagement à sa plaie. Enfin le calme est revenu, et pendant cette éclaircie l'esprit agile et brillant joue comme une flamme voltigeante à la surface du profond foyer qui couve. Oserai-je traduire ces songes d'amoureux et de peintre, ces charmantes imaginations païennes et chevaleresques où Pétrarque et Platon semblent avoir laissé leur souvenir? Pourrai-je les traduire? Sortez un instant de notre langue raisonnable, et sentez la grâce et le badinage sous l'apparente affectation[299]: