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Histoire de la Littérature Anglaise (Volume 2 de 5)

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Quand voulez-vous prendre médecine, madame?

LIVIE.

Quand il le faudra, Eudémus. Mais, d'abord, préparez
La potion de Drusus.

EUDÉMUS.

Si Lygdus était gagné, ce serait fait.
Je l'ai toute prête. Et demain matin
Je vous enverrai un parfum pour amollir
Et faire transpirer; puis je vous préparerai un bain
Pour éclaircir et nettoyer l'épiderme; en attendant
Je composerai un nouveau fard excellent
Qui résistera au soleil, au vent, à la pluie,
Que vous pourrez appliquer avec l'haleine ou avec de l'huile,
Comme vous l'aimerez mieux, et qui durera environ quatorze heures[127].

Il finit en la félicitant sur son prochain changement de mari: Drusus nuisait à sa santé; Séjan est très-préférable; conclusion physiologique et pratique. L'apothicaire romain tient sur même planche la boîte à remèdes, la boîte à cosmétiques et la boîte à poison[128].

Là-dessus vous voyez tour à tour se dérouler toutes les scènes de la vie romaine, le marchandage du meurtre, la comédie de la justice, l'impudeur de l'adulation, les angoisses et les fluctuations du sénat. Quand Séjan veut acheter une conscience, il questionne, il plaisante, il tourne autour de l'offre qu'il va faire, il la jette en avant comme par jeu, afin de pouvoir, au besoin, la reprendre; puis quand le regard intelligent du coquin qu'il marchande lui a montré qu'il est compris: «Point de protestations, mon Eudémus. Tes regards sont des serments pour moi. Hâte-toi seulement. Tu es un homme fait pour faire des consuls[129].»—Ailleurs le sénateur Latiaris amène chez lui son ami Sabinus, et s'indigne devant lui contre la tyrannie, souhaite tout haut la liberté, le provoque à parler. Aussitôt deux délateurs qu'il a cachés derrière la porte se jettent sur Sabinus en criant: «Trahison contre César,» et le traînent, la face voilée, au tribunal d'où il sortira pour être jeté aux Gémonies.—Un peu plus loin le sénat s'assemble. Tibère choisit sous main les accusateurs de Latius et leur fait distribuer leurs rôles. Ils chuchotent dans un coin, pendant que l'on redit tout haut:

Vis longtemps et heureux, César, grand et royal César;
Que les dieux te conservent, et conservent ta modération,
Ta sagesse et ton intégrité. Jupiter,
Protège sa douceur, sa piété, sa diligence, sa libéralité[130].

Puis le héraut cite les accusés; le consul prononce le réquisitoire; Afer déchaîne contre eux son éloquence meurtrière; les sénateurs s'échauffent; on voit à nu, comme dans Tacite et Juvénal, les profondeurs de la servilité romaine, l'hypocrisie, l'insensibilité, la venimeuse politique de Tibère.—Enfin, après tant d'autres, le tour de Séjan approche. Les Pères entrent inquiets dans le temple d'Apollon; depuis quelques jours, Tibère semble prendre à tâche de se démentir lui-même; il élève les amis de son favori et le lendemain il met ses ennemis aux premiers postes. On observe le visage de Séjan et on ne sait que prévoir; Séjan s'est troublé; puis, un instant servile, il s'est montré plus arrogant que jamais. Les intrigues se croisent, les rumeurs se contredisent. Macron seul sait le secret de Tibère, et l'on voit les soldats se ranger à la porte du temple, prêts à entrer au premier bruit. On lit la formule de convocation, et le conseil note les noms de ceux qui manquent à l'appel; puis il fait son rapport et annonce que César «confère à l'homme qu'il aime, au très-honoré Séjan» la dignité et la puissance tribunitienne.

Voici les lettres scellées de son sceau.
Que plaît-il au sénat que l'on fasse?

SÉNATEURS.

Lisez-les, lisez-les. Qu'on les ouvre. Lisez-les publiquement.

COTTA.

César a honoré beaucoup sa propre grandeur
En prenant cette mesure.

TRIO.

C'est une pensée heureuse,
Et digne de César.

LATIARIS.

Et le personnage qu'elle regarde
En est aussi digne.

HATÉRIUS.

Très-digne.

SANQUINIUS.

Rome ne s'est jamais glorifiée que d'une vertu
Qui pût mettre un frein à l'envie: la vertu de Séjan.

PREMIER SÉNATEUR.

Très-honoré et très-noble!

DEUXIÈME SÉNATEUR.

Bon et grand Séjan!

LE HÉRAUT.

Silence[131]!

On lit la lettre de Tibère. Ce sont d'abord de longues phrases obscures et vagues, mêlées de protestations et de récriminations indirectes, qui annoncent quelque chose et ne révèlent rien. Tout d'un coup, paraît une insinuation contre Séjan. Les Pères s'alarment; mais la ligne qui suit les rassure. Deux phrases plus loin, la même insinuation revient plus précise. «Quelques-uns, dit Tibère, pourraient représenter sa sévérité publique comme l'effet d'une ambition; dire que sous prétexte de nous servir, il écarte ce qui lui fait obstacle; alléguer la puissance qu'il s'est acquise par les soldats prétoriens, par sa faction dans la cour et dans le sénat, par les places qu'il occupe, par celles qu'il confère à d'autres, par le soin qu'il a pris de nous pousser, de nous confiner malgré nous dans notre retraite, par le projet qu'il a conçu de devenir notre gendre.» Les Pères se lèvent: «Cela est étrange[132]!» On voit leurs yeux ardents fixés sur la lettre, sur Séjan qui sue et pâlit; leurs pensées courent à travers toutes les conjectures, et les paroles de la lettre tombent une à une dans un silence de mort, saisies au vol avec une énergie d'attention dévorante. Ils sondent anxieusement les profondeurs de ces phrases tortueuses, tremblant de se compromettre auprès du favori ou auprès du maître, sentant tous qu'ils doivent comprendre sous peine de vie. «Vos sagesses, Pères conscrits, peuvent examiner et censurer ces suppositions. Mais, si elles étaient livrées à notre jugement qui veut absoudre, nous ne craindrions pas de les déclarer, comme c'est notre avis, très-malicieuses.»—«Oh! il a tout réparé. Écoutez!»—«Cependant on offre de les prouver, et les dénonciateurs y engagent leur vie[133].» Sur ce mot, la lettre devient menaçante. Les voisins de Séjan le quittent: «Plus loin! plus loin! Laissez-nous passer!» Le pesant Sanquinius saute en haletant par-dessus les bancs pour s'enfuir. Les soldats entrent, puis Macron. Et voici qu'enfin la lettre ordonne d'arrêter Séjan. On le charge d'injures: «Hors d'ici,—au cachot,—il le mérite.—Couronnons toutes nos portes de lauriers,—qu'on prenne un bœuf aux cornes dorées, avec des guirlandes, et qu'on le mène sur-le-champ au Capitole,—et qu'on le sacrifie à Jupiter pour le salut de César.—Qu'on efface les titres du traître.—Jetez à bas ses images et ses statues.—Liberté, liberté, liberté! Louange à Macron qui a sauvé Rome[134].» Ce sont les aboiements d'une meute furieuse, lâchée enfin contre celui sous qui elle rampait et qui longtemps l'abattue et meurtrie. Jonson trouvait dans son âme énergique l'énergie de ces passions romaines; et la lucidité de son esprit jointe à sa science profonde, impuissantes pour construire des caractères, lui fournissaient les idées générales et les détails frappants qui suffisent pour composer les peintures de mœurs.

IV

Aussi bien, c'est de ce côté qu'il a tourné son talent; presque toute son œuvre consiste en comédies, non pas sentimentales et fantastiques comme celles de Shakspeare, mais imitatives et satiriques, faites pour représenter et corriger les ridicules et les vices. C'est un genre nouveau qu'il apporte; là-dessus il a une doctrine; ses maîtres sont les anciens, Térence et Plaute. Il observe presque exactement l'unité de temps et de lieu. Il se moque des auteurs qui, dans la même pièce, «montrent le même personnage au berceau, homme fait et vieillard de soixante ans, qui, avec trois épées rouillées et des mots longs d'une toise, font défiler devant vous toutes les guerres d'York et de Lancastre, qui tirent des pétards pour effrayer les dames, renversent des trônes disjoints pour amuser les enfants[135].» Il veut présenter sur la scène «des actions et des paroles telles qu'on les rencontre dans le monde, donner une image de son temps, jouer avec les folies humaines.» Plus de «monstres, mais des hommes,» des hommes comme nous en voyons dans la rue, avec leurs travers et leur humeur, avec «cette singularité prédominante qui, emportant du même côté toutes leurs puissances et toutes leurs passions,» les marque d'une empreinte unique[136]. C'est ce caractère saillant qu'il met en lumière, non pas avec une curiosité d'artiste, mais avec une haine de moraliste. «Je les flagellerai, ces singes, et je leur étalerai devant leurs beaux yeux un miroir aussi large que le théâtre sur lequel nous voici. Ils y verront les difformités du temps disséquées jusqu'au dernier nerf et jusqu'au dernier muscle, avec un courage ferme et le mépris de la crainte.... Ma rigide main a été faite pour saisir le vice d'une prise violente, pour le tordre, pour exprimer la sottise de ces âmes d'éponge qui vont léchant toutes les basses vanités[137].» Sans doute un parti pris si fort et si tranché peut nuire au naturel dramatique; bien souvent les comédies de Jonson sont roides; ses personnages sont des grotesques, laborieusement construits, simples automates; le poëte a moins songé à faire des êtres vivants qu'à assommer un vice; les scènes s'agencent ou se heurtent mécaniquement; on aperçoit le procédé, on sent partout l'intention satirique; l'imitation délicate et ondoyante manque, et aussi la verve gracieuse, abondante de Shakspeare. Mais que Jonson rencontre des passions âpres, visiblement méchantes et viles, il trouvera dans son énergie et dans sa colère le talent de les rendre odieuses et visibles, et produira le Volpone, œuvre sublime, la plus vive peinture des mœurs du siècle, où s'étale la pleine beauté des convoitises méchantes, où la luxure, la cruauté, l'amour de l'or, l'impudeur du vice, déploient une poésie sinistre et splendide, digne d'une bacchanale du Titien[138]. Dès la première scène tout cela éclate:

«Salut au jour, dit Volpone, et ensuite à mon or!
Ouvre la châsse que je puisse voir mon saint!»

Ce saint, ce sont des piles d'or, de joyaux, de vaisselle précieuse.

Salut, âme du monde et la mienne! Ô fils du soleil,
Plus brillant que ton père, laisse-moi te baiser
Avec adoration, toi et tous ces trésors,
Reliques sacrées de cette chambre bénite[139].

Un instant après, le nain, l'eunuque et l'androgyne de la maison entonnent une sorte d'intermède païen et fantastique; ils chantent en vers bizarres les métamorphoses de l'androgyne qui d'abord fut l'âme de Pythagore. Nous sommes à Venise, dans le palais du Magnifico Volpone. Ces créatures difformes, cette splendeur de l'or, cette bouffonnerie poétique et étrange, transportent à l'instant la pensée dans la cité sensuelle, reine des vices et des arts.

Le riche Volpone vit à l'antique. Sans enfants ni parents, jouant le malade, il fait espérer son héritage à tous ses flatteurs, reçoit leurs dons, «promène la cerise le long de leurs lèvres, la choque contre leur bouche, puis la retire[140],» heureux de prendre leur or, mais encore plus de les tromper, artiste en méchanceté comme en avarice, et aussi content de regarder une grimace de souffrance que le scintillement d'un rubis.

On voit arriver l'avocat Voltore portant une large pièce d'argenterie. Volpone se jette sur son lit, s'enveloppe de fourrures, entasse ses oreillers, et tousse à rendre l'âme. «Je vous remercie, seigneur Voltore. Où est la pièce d'argenterie? Mes yeux sont mauvais. Votre affection ne restera pas sans récompense. Je ne puis durer longtemps. Je sens que je m'en vas. Ah! ah! ah! ah!» Il ferme les yeux comme épuisé. «Suis-je héritier?» dit Voltore au parasite Mosca[141].

MOSCA.

Si vous l'êtes!
Je vous supplie, seigneur, promettez-moi
De me mettre au nombre de vos gens. Toutes mes espérances
Reposent sur votre seigneurie. Je suis perdu
Si le soleil levant ne brille pas sur moi.

VOLTORE.

Il brillera sur toi, et il te réchauffera aussi, Mosca.

MOSCA.

Seigneur, je ne suis pas l'homme qui ai rendu à votre grâce
Les plus mauvais offices. Je porte ici vos clefs,
Je veille à ce que tous vos coffres et cassettes soient fermés,
Je garde le pauvre inventaire de vos joyaux,
Argent et vaisselle; je suis votre intendant, seigneur,
L'économe de vos biens.

VOLTORE.

Mais suis-je seul héritier?

MOSCA.

Sans associé, seigneur, confirmé de ce matin.
La cire est chaude encore, et l'encre à peine séchée
Sur le parchemin.

VOLTORE.

Heureux, heureux homme que je suis!
Par quelle bonne chance; cher Mosca?

MOSCA.

Votre mérite, seigneur.
Je n'y connais pas d'autre cause.

Et il lui détaille l'affluence des biens où il va nager, l'or qui va ruisseler sur lui, l'opulence qui va couler dans sa maison comme un fleuve. «Quand voulez-vous que je vous apporte votre inventaire, seigneur? ou bien la copie du testament?» C'est avec ces paroles précises, avec ces détails sensibles qu'on allume les imaginations. Aussi, coup sur coup, les héritiers accourent comme des bêtes de proie. Le second est un vieil avare, Corbaccio, sourd, cassé, presque mourant, et qui pourtant espère survivre à Volpone. Pour en être plus sûr, il voudrait bien lui faire donner par Mosca un bon narcotique. Il l'a sur lui, cet excellent narcotique, il l'a fait préparer sous ses yeux, il le propose. Sa joie en trouvant Volpone plus malade que lui est d'un comique amer. «Comment va-t-il?»

MOSCA.

Sa bouche est toujours entr'ouverte, et ses paupières fermées.

CORBACCIO.

Bon.

MOSCA.

Un engourdissement glacial roidit tous ses membres
Et fait que sa chair a la couleur du plomb.

CORBACCIO.

Cela est bon.

MOSCA.

Son pouls est lent et éteint.

CORBACCIO.

Bons symptômes encore.

MOSCA.

Et de son cerveau.... (Mosca crie plus haut.)

CORBACCIO.

Je t'entends. Bon.

MOSCA.

Coule une sueur froide, avec une humeur
Qui suinte continuellement des coins de ses yeux ramollis.

CORBACCIO.

Est-ce possible? Moi, je suis mieux, hé! hé!
Où en sont les éblouissements de sa tête?

MOSCA.

Oh! seigneur, il a passé l'éblouissement. À présent
Il a perdu le sentiment; il a cessé de râler.
À peine pourriez-vous reconnaître qu'il respire.

CORBACCIO.

Excellent! excellent! Certainement je lui survivrai.
Cela me rajeunit de vingt ans.

«Si vous voulez hériter, le moment est bon. Mais ne vous laissez pas prévenir. Le seigneur Voltore vient d'apporter une pièce d'argenterie.—Tiens, Mosca, dit Corbaccio, regarde. Voici un sac de sequins qui pèsera dans la balance plus que sa pièce d'argenterie.—Faites mieux encore. Déshéritez votre fils, instituez Volpone héritier, et envoyez-lui votre testament.—Oui, j'y avais pensé.—Cela sera d'un effet souverain. Déshériter un fils si brave, d'un si grand mérite! Résistera-t-il à une telle marque de tendresse?—Tu dis bien, oui, mais l'idée est de moi.—D'ailleurs, vous êtes si certain de lui survivre.—Sans doute.—Avec une santé florissante comme la vôtre.—Cela est vrai[142].» Et il s'en va clopinant, n'entendant pas les injures et les bouffonneries qu'on lui lance, tant il est sourd.

Lui parti, arrive le marchand Corvino, qui apporte une perle d'Orient et un diamant superbe. «Suis-je héritier?-Oui; Voltore, Corbaccio et cent autres étaient là, bouches béantes, affamés de l'héritage. J'ai pris plume, papier et encre, et je lui ai demandé qui il voulait pour héritier?—Corvino.—Qui pour exécuteur testamentaire? Corvino. À toutes les questions, il se taisait, j'ai interprété comme marque de consentement les signes de tête qu'il faisait par pure faiblesse.—Ô mon cher Mosca! Mais a-t-il des enfants?—Des bâtards, une douzaine ou davantage, qu'il a engendrés de mendiantes, de bohémiennes, de juives, de mauresses, quand il était ivre. N'ayez pas peur, il n'entend pas. Riez comme moi, maudissez-le, injuriez-le. Voulez-vous que je l'achève?—Tout à l'heure, quand je serai parti[143].» Corvino part aussitôt; car les passions d'alors ont toute la beauté de la franchise. Et Volpone, jetant sa robe de malade, s'écrie:

Mon divin Mosca!
Aujourd'hui tu t'es surpassé toi-même. Voyons:
Un diamant, de l'argenterie, des sequins;
Une bonne matinée.... Prépare-moi
De la musique, des danses, des banquets, toutes les délices.
Le Turc n'est pas plus sensuel dans ses plaisirs
Que le sera Volpone[144].

Sur cette invitation, Mosca lui fait le plus voluptueux portrait de la femme de Corvino, Célia. Blessé d'un désir soudain, Volpone se déguise en charlatan, et va chanter sous les fenêtres avec une verve d'opérateur; car il est comédien par nature, en véritable Italien, parent de Scaramouche, aussi bien sur la place publique que dans sa maison. Une fois qu'il a vu Célia, il la veut à tout prix. «Mosca, prends mes clefs: or, argenterie, joyaux, tout est à ta dévotion. Emploie-les à ta volonté. Engage-moi, vends-moi moi-même. Seulement, en ceci contente mon désir[145].» Mosca va dire à Corvino que l'huile d'un charlatan a guéri son maître, qu'on cherche quelque jolie fille pour achever la cure. «N'avez-vous pas quelque parente? un des docteurs a offert sa fille.—Le misérable! crie Corvino. Le misérable convoiteux[NM]!» Lui, l'intraitable jaloux, il se trouve peu à peu conduit à offrir sa femme. Il a trop donné déjà. Il ne veut pas perdre ses avances. Il est comme le joueur à demi ruiné, qui d'une main convulsive jette sur le tapis le reste de sa fortune. Il amène cette pauvre douce femme qui pleure et résiste. Excité par sa propre douleur secrète, il devient furieux[146].

Sois damnée!
Mon cœur, je te traînerai hors d'ici, jusque chez moi, par les cheveux.
Je crierai que tu es une catin à travers les rues. Je te fendrai
La bouche jusqu'aux oreilles, et je t'ouvrirai le nez
Comme celui d'un rouget cru.—Ne me tente pas. Viens,
Cède. Je suis las.—Par la mort! J'achèterai quelque esclave
Que je tuerai, et je te lierai à lui vivante,
Et je vous pendrai tous deux à ma fenêtre, inventant
Quelque crime monstrueux, que j'écrirai en grosses lettres
Sur toi avec de l'eau-forte qui mangera ta chair,
Avec des corrosifs brûlants sur cette poitrine obstinée.
Oui, par le sang que tu as enflammé, je le ferai.

CÉLIA.

Seigneur, ce qu'il vous plaira, vous le pouvez. Je suis votre martyre.

CORVINO.

Ne soyez pas ainsi obstinée. Je ne l'ai pas mérité.
Songez qui vous supplie. Je t'en prie, mon amour.
En bonne foi, tu auras des bijoux, des robes, des parures,
Ce que tu pourras imaginer ou demander.—Va seulement l'embrasser,
Ou touche-le, rien de plus.—Pour l'amour de moi. À ma prière.
Seulement une fois.—Non? non? Je m'en souviendrai!
Voulez-vous me faire affront? Avez-vous soif de ma perte[147]?

Là-dessus Mosca se tourne vers Volpone:

Le seigneur Corvino ayant appris la consultation
Qui s'est faite dernièrement pour votre santé, est venu offrir,
Ou plutôt prostituer....

CORVINO.

Merci, cher Mosca.

MOSCA.

Librement, de lui-même, sans être prié....

CORVINO.

Bien.

MOSCA.

Comme la vraie et fervente preuve de son amour,
Sa femme, sa propre femme, sa charmante et vertueuse femme. La seule beauté
Qui ait du prix à Venise.

CORVINO.

Bien présenté[148].

Où trouvera-t-on de pareils soufflets lancés et assenés en plein visage par la violente main de la satire?—Célia reste seule avec Volpone, qui dépouillant sa feinte maladie, arrive sur elle aussi florissant de jeunesse et de joie, aussi ardent que le jour où, dans les fêtes de la République, il a joué le rôle du bel Antinoüs. Dans son transport, il chante une chanson d'amour; la volupté aboutit chez lui à la poésie; car la poésie est alors en Italie la fleur du vice. Il lui étale les perles, les diamants, les escarboucles. Il s'exalte à l'aspect des trésors qu'il fait rouler et étinceler sous ses yeux. «Porte-les, perds-les, il me reste une boucle d'oreille capable de les racheter, et d'acheter tout cet État.»

Une perle qui vaut un patrimoine privé
N'est rien. Nous en mangerons de pareilles en un repas.
Les têtes des perroquets, les langues des rossignols,
Les cervelles des paons et des autruches
Seront nos aliments....
Tes bains seront le jus des giroflées,
L'essence des roses et des violettes,
Le lait des unicornes, le parfum des panthères,
Recueillis dans des outres, et mêlés avec des vins de Crète.
Nous boirons dans l'or et l'ambre travaillés,
Jusqu'à ce que mon toit tourne autour de nos têtes
Emporté par le vertige; et mon nain dansera,
Mon eunuque chantera, mon bouffon fera des mines,
Pendant que, sous des formes empruntées, nous jouerons les contes d'Ovide,
Toi comme Europe d'abord, et moi comme Jupiter,
Puis moi comme Mars, et toi comme Érycine,
Le reste ensuite jusqu'à ce que nous ayons parcouru
Et fatigué toutes les fables des dieux[149].

On reconnaît à ces splendeurs de la débauche, la Venise qui fut le trône de l'Arétin, la patrie du Tintoret et de Giorgione. Volpone saisit Célia. «Ô par conscience!—La conscience? c'est la vertu des mendiants; cède, ou je t'aurai de force.» Mais tout d'un coup, Bonario, le fils déshérité de Corbaccio, que Mosca avait caché là dans une autre pensée, entre violemment, la délivre, blesse Mosca, et accuse Volpone devant le tribunal d'imposture et de rapt.

Les trois coquins qui prétendent hériter, travaillent tous à sauver Volpone. Corbaccio désavoue son fils, l'accuse de parricide. Corvino déclare sa femme adultère, et maîtresse éhontée de Bonario. Jamais on n'a vu sur la scène une telle énergie de mensonge, une telle franchise de scélératesse. Le mari, qui sait sa femme innocente, est le plus acharné. «Cette femme, sauf le bon plaisir de vos paternités, est une catin, la plus chaude au plaisir.... Elle hennit comme une jument.» Il continue en termes toujours plus violents et en descriptions toujours plus précises. Célia s'évanouit. «Parfait! dit-il. Jolie feinte. Recommencez[150].» Ils font apporter Volpone qui a l'air expirant; ils fabriquent de faux témoignages, et Voltore les fait valoir, de sa langue d'avocat, avec des paroles «qui valent un sequin la pièce.» On met Célia et Bonario en prison, et Volpone est sauvé. Cette imposture publique n'est pour lui qu'une comédie de plus, un joyeux divertissement et un chef-d'œuvre. «Duper la cour, détourner le torrent contre les innocents, c'est un plaisir plus grand que si j'avais joui de la femme[151].» Pour achever, il écrit un testament en faveur de Mosca, se fait passer pour mort, et regarde, caché derrière un rideau, les visages des héritiers. Ils viennent de le sauver, tant mieux; la méchanceté en sera plus grande et plus belle. «Torture-les bien, Mosca!» Mosca étale le testament sur une table, et fait tout haut l'inventaire. «Neuf tapis de Turquie. Deux coffres sculptés, l'un d'ivoire, l'autre d'écaille de perle. Une boîte à parfums faite d'un seul onyx.» Les héritiers défaillent de douleur, et Mosca les chasse à coups d'insultes. Il dit à Corvino[152]:

Que tardez-vous ici? Dans quelle pensée? Sur quelle promesse?
Écoutez. Ne savez-vous pas que je vous connais pour un âne,
Et que vous auriez été bien volontiers un maquereau,
Si la fortune l'avait souffert? Que vous êtes
Un cocu déclaré, et en bons termes? Cette perle,
Direz-vous, était votre bien? Très-vrai. Ce diamant?
Je ne le nie pas, mais je vous remercie. Beaucoup d'autres choses?
Cela peut bien être. Eh bien! imaginez que ces bonnes œuvres
Serviront à cacher vos mauvaises.

CORBACCIO.

Esclave, parasite, giton, tu m'as dupé!

MOSCA.

Oui, seigneur. Fermez votre bouche,
Ou j'en arracherai la seule dent qui y reste.
N'êtes-vous pas ce sordide et misérable convoiteux,
Aux trois jambes, qui ici, dans l'espérance d'une proie,
Avez, tous les jours de ces trois années, flairé par ces salles,
De votre nez rampant; qui auriez voulu m'acheter
Pour empoisonner mon maître, seigneur?
N'êtes-vous pas celui qui aujourd'hui, devant le tribunal,
A déclaré qu'il déshéritait son fils;
Celui qui s'est parjuré? Allez chez vous, crevez et pourrissez.

Volpone sort déguisé, s'attache tour à tour à chacun d'eux, et achève de leur briser le cœur. Mais Mosca, qui a le testament, agit en maître, et demande à Volpone la moitié de sa fortune. La querelle des deux coquins découvre leurs impostures, et le maître, le valet, avec les trois héritiers futurs, sont envoyés aux galères, à la prison, au pilori, «où le peuple leur crèvera les yeux à coups d'œufs pourris, de poissons infects et de fruits gâtés[153].» On n'a point écrit de comédie plus vengeresse, plus obstinément acharnée à faire souffrir le vice, à le démasquer, à l'insulter et à le supplicier.

Où peut être la gaieté dans un pareil théâtre? Dans la caricature et dans la farce. Il y a une rude gaieté, une sorte de rire physique tout extérieur, qui convient à ce tempérament de lutteur, de buveur et de gendarme. C'est ainsi qu'il se délasse de la satire militante et meurtrière; le divertissement est approprié aux mœurs du temps, excellent pour attirer des hommes qui regardent la pendaison comme une bonne plaisanterie et rient en voyant couper les oreilles des puritains. Mettez-vous un instant à leur place, et vous trouverez comme eux que la Femme silencieuse est un chef-d'œuvre. Morose est un vieillard maniaque qui a horreur du bruit, et aime à parler. Il s'est logé dans une rue si étroite qu'une voiture n'y peut entrer. Il chasse à coups de bâton les montreurs d'ours et les tireurs d'épée qui osent passer sous ses fenêtres. Il a mis à la porte son valet, dont les souliers neufs faisaient du bruit; le nouveau valet, Mute, porte des pantoufles à semelles de laine, et ne parle qu'en chuchotant à travers un tube. Morose finit par interdire les chuchotements et exiger qu'on réponde par signes. De plus, il est riche, il est oncle, il maltraite son neveu, sir Dauphine, homme d'esprit, qui a besoin d'argent. Vous voyez d'avance toutes les tortures que va subir le pauvre Morose. Sir Dauphine lui détache une femme prétendue silencieuse, la belle Épicœne. Morose, enchanté de ses courtes réponses et de sa voix qu'il entend à peine, l'épouse pour faire pièce à son neveu. C'est son neveu qui lui a fait pièce. À peine mariée, Épicœne parle, gronde, raisonne aussi haut et aussi longtemps qu'une douzaine de femmes. «Croyiez-vous avoir épousé une statue ou une marionnette! une poupée française, dont les yeux remuent avec un fil d'archal? quelque idiote sortie de l'hôpital, qui se tiendrait roide, les mains comme ceci, la bouche tirée d'un côté, et les yeux sur vous[154]?» Elle commande aux valets de parler haut; elle fait ouvrir les portes toutes grandes à ses amis. Ils arrivent par troupes, et offrent leurs bruyantes félicitations à Morose. Cinq ou six langues de femmes l'assassinent à la fois de compliments, de questions, de conseils, de remontrances. Survient un ami de sir Dauphine avec une bande de musiciens qui jouent ensemble tout d'un coup, de toute leur force. «Oh! un complot, un complot, un complot, un complot contre moi! Je suis leur enclume aujourd'hui; ils frappent sur moi, ils me mettront en pièces, c'est pis que le bruit d'une scie.» On voit arriver une procession de domestiques portant des plats; c'est tout l'attirail d'une taverne que sir Dauphine envoie chez son oncle. Les conviés entre-choquent des verres; ils crient, ils portent des santés; ils ont avec eux un tambour et des trompettes qui font un vacarme d'enfer. Morose s'enfuit au grenier, met vingt bonnets de nuit sur sa tête, se bouche les oreilles. Les convives crient: «Battez, tambours, sonnez, trompettes. Nunc est bibendum, nunc pede libero.» «Misérables, crie Morose, assassins, fils du diable et traîtres, que faites-vous ici?» La fête va croissant. Le capitaine Otter, à moitié gris, dit du mal de sa femme, qui tombe sur lui et le rosse d'importance. Les coups, les cris, les sons, les éclats de rire retentissent comme un tonnerre. C'est la poésie du tintamarre. Il y a de quoi ébranler les rudes nerfs et soulever d'un rire inextinguible les puissantes poitrines des compagnons de Drake et d'Essex. «Coquins, chiens d'enfer, stentors! Ils ont fait éclater mon toit, mes murs et toutes mes fenêtres avec leurs gosiers d'airain[155].» Morose se jette sur eux avec sa longue épée, casse les instruments, chasse les musiciens, disperse les conviés au milieu d'un tumulte inexprimable, grinçant les dents, les yeux hagards. Là-dessus, on lui dit qu'il est fou, et l'on disserte devant lui sur sa maladie[156]. «Ce mal s'appelle en grec μανἱα, en latin insania, furor, vel ecstasis melancholica, c'est-à-dire egressio, quand un homme ex melancholico evadit fanaticus. Mais il se pourrait bien qu'il ne fût encore que phreneticus, madame; et la phrenesis n'est que le delirium ou à peu près.» On examine les livres qu'il faudra lui lire tout haut pour le guérir. On ajoute, en manière de consolation, que sa femme parle en dormant, et «ronfle plus fort qu'un marsouin.»—«Ô! ô! ô misère!» crie le pauvre homme. «Mon neveu, sauvez-moi! comment pourrai-je obtenir le divorce?» Sir Dauphine choisit deux fripons qu'il déguise, l'un en ecclésiastique, l'autre en légiste, qui se lancent à la tête des termes latins de droit civil et de droit canonique, qui expliquent à Morose les douze cas de nullité, qui font tinter à ses oreilles, coup sur coup, les mots les plus rébarbatifs de leur grimoire, qui se querellent, et qui font à eux deux autant de bruit qu'une paire de cloches dans un clocher. Sur leur conseil, il se déclare impuissant. Les assistants proposent de le berner dans une couverture; d'autres demandent la vérification immédiate. Chute sur chute, honte sur honte, rien ne lui sert; sa femme déclare qu'elle consent à le garder tel qu'il est.—Le légiste propose une autre voie légale; Morose obtiendra le divorce en prouvant que sa femme est infidèle. Deux chevaliers vantards qui sont là, déclarent qu'ils ont été ses amants. Morose, transporté, se jette à leurs genoux et les embrasse. Épicœne pleure, et l'on croit Morose délivré. Tout à coup le légiste décidé que le moyen ne vaut rien, l'infidélité ayant été commise ayant le mariage. «Oh! ceci est le pire des pires malheurs, que le pire des diables eût pu inventer. Épouser une prostituée, et tant de bruit!» Voilà Morose déclaré impuissant et mari trompé, sur sa propre requête, aux yeux de tout le monde, et, de plus, marié à perpétuité. Sir Dauphine intervient en coquin habile et en dieu secourable. «Donnez-moi cinq cents guinées de rente, mon cher oncle, et je vous délivre.» Morose signe la donation avec ravissement; et son neveu lui montre qu'Épicœne est un jeune garçon déguisé. Ajoutez à cette farce entraînante les rôles bouffons des deux chevaliers lettrés et galants, qui, après s'être vantés de leur bravoure, reçoivent avec reconnaissance, et devant les dames, des nasardes et des coups de pied[157]. Jamais on n'a mieux excité le gros rire physique. À cette large gaieté brutale, à ce débordement de verve bruyante, vous reconnaissez le robuste convive, le puissant buveur qui engloutissait des torrents de vin des Canaries et faisait trembler les vitres de la Sirène par les éclats de sa bonne humeur.

IV

Il n'a pas été au delà; il n'était pas philosophe comme Molière, capable de saisir et de mettre en scène les principaux moments de la vie humaine, l'éducation, le mariage, la maladie, les principaux caractères de son pays et de son siècle, le courtisan, le bourgeois, l'hypocrite, l'homme du monde[158]. Il est resté au-dessous, dans la comédie d'intrigue[159], dans la peinture des grotesques[160], dans la représentation des ridicules trop temporaires[161] ou des vices trop généraux[162]. Si quelquefois, comme dans l'Alchimiste, il a réussi par la perfection de l'intrigue et la vigueur de la satire, il a échoué le plus souvent par la pesanteur de son travail et le manque d'agrément comique. Le critique en lui nuit à l'artiste; ses calculs littéraires lui ôtent l'invention spontanée; il est trop écrivain et moraliste; il n'est pas assez mime et acteur. Mais il se relève d'un autre côté; car il est poëte; presque tous les écrivains, les prosateurs, les prédicateurs eux-mêmes le sont en ce temps-là. La fantaisie surabonde, et aussi le sentiment des couleurs et des formes, le besoin et l'habitude de jouir par l'imagination et par les yeux. Plusieurs pièces de Jonson, l'Entrepôt des Nouvelles, les Fêtes de Cynthia, sont des comédies fantastiques et allégoriques, comme celles d'Aristophane. Il s'y joue à travers le réel et au delà du réel, avec des personnages qui ne sont que des masques de théâtre, avec des abstractions changées en personnes, avec des bouffonneries, des décorations, des danses, de la musique, avec de jolis et riants caprices d'imagination pittoresque et sentimentale. Par exemple, dans les Fêtes de Cynthia, trois enfants arrivent, se disputant le manteau de velours noir que d'ordinaire l'acteur met pour dire le prologue. Ils le tirent au sort; l'un des perdants, pour se venger, annonce d'avance au public tous les événements de la pièce. Les autres l'interrompent à chaque phrase, lui mettent la main sur la bouche, et tour à tour, prenant le manteau, entament la critique des spectateurs et des auteurs. Ce jeu d'enfants, ces gestes, ces éclats de voix, cette petite querelle amusante ôtent au public son sérieux, et le préparent aux bizarreries qu'il va voir.

Nous sommes en Grèce, dans la vallée de Gargaphie, où Diane[163] veut donner une fête solennelle. Mercure et Cupidon y sont descendus, et commencent par se quereller. «Mon léger cousin aux talons emplumés, qui êtes-vous, sinon l'entremetteur de mon oncle Jupiter? le laquais qu'il charge de ses commissions, qui, de sa langue bien pendue, va chuchoter des messages d'amour aux oreilles des filles libres de leurs corps? qui chaque matin balaye la salle à manger des dieux, et remet en place les coussins qu'ils se sont jetés le soir à la tête[164]?» Voilà des dieux de bonne humeur. Écho, réveillée par Mercure, pleure le beau jeune homme «qui, maintenant transformé en une fleur penchée, baisse et détourne sa tête repentante, comme pour fuir la source qui l'a perdu, dont les chères grâces se sont ici dépensées sans fruit comme un beau cierge consumé dans sa flamme. Que la source soit maudite, et que tous ceux dont son eau touchera les lèvres, soient épris, comme lui, de l'amour d'eux-mêmes[165].» Les courtisans et les dames y boivent, et voici venir une sorte de revue des ridicules du temps, arrangée, comme chez Aristophane, en farce invraisemblable, en parade brillante. Un sot prodigue, Asotus, veut devenir homme de cour et de belles manières; il prend pour maître Amorphus, voyageur pédant, expert en galanterie, qui, à l'en croire lui-même, «est d'une essence sublime et raffinée par les voyages, qui le premier a enrichi son pays des véritables lois du duel, dont les nerfs optiques ont bu la quintessence de la beauté dans quelque cent soixante-dix-huit cours souveraines, et ont été gratifiés par l'amour de trois cent quarante-cinq dames, toutes de naissance noble, sinon royale; si heureux en toute chose que l'admiration semble attacher ses baisers sur lui[166].» Asotus apprend à cette bonne école la langue de la cour, se munit comme les autres de calembours, de jurons savants et de métaphores; il lâche coup sur coup des tirades alambiquées, et imite convenablement les grimaces et le style tourmenté de ses maîtres. Puis quand il a bu l'eau de la fontaine, devenu tout à coup impertinent, téméraire, il propose à tous venants un tournoi de belles manières. Ce tournoi grotesque se donne devant les dames: il comprend quatre joutes, et chaque fois les trompettes sonnent. Les combattants s'acquittent tour à tour du salut simple, de la révérence empressée, de la déclaration solennelle, de la rencontre finale. Dans cette bouffonnerie grave, les courtisans sont vaincus. Le sévère Critès, moraliste de la pièce, copie leur langage et les perce de leurs armes. Puis en déclamations grandioses, il châtie «la vanité mondaine et ses beautés fardées que de frivoles idiots adorent, qu'ils poursuivent de leurs appétits aboyants et altérés, toujours en sueur, hors d'haleine, dressés sur leurs pieds pour saisir ses formes aériennes, à la fin étourdis, pris de vertige, et achetant la joyeuse démence d'une heure par les longs dégoûts de tout le temps qui suivra[167].» Alors, pour achever la défaite des vices, paraissent deux mascarades symboliques représentant les vertus contraires. Elles défilent gravement devant les spectateurs, en habits splendides, et les nobles vers qu'échangent la déesse et ses compagnes, élèvent l'esprit jusqu'aux hautes régions de morale sereine, où le poëte le veut porter. «La chasseresse, la déesse pudique et belle a déposé son arc de perles et son brillant carquois de cristal; assise sur son trône d'argent, elle préside à la fête[168],» et contemple avec une majesté tranquille les danses qui s'enroulent et se développent devant ses pieds. À la fin, ordonnant aux danseurs de se démasquer, elle découvre que les vices se sont déguisés en vertus. Elle les condamne à faire amende honorable et à se baigner dans l'Hélicon. Deux à deux, ils s'en vont chantant une palinodie, un refrain que répète le chœur.—Est-ce là un opéra ou une comédie? C'est une comédie lyrique, et si on n'y trouve point la légèreté aérienne d'Aristophane, du moins on y rencontre, comme dans les Oiseaux et dans les Grenouilles, les contrastes et les mélanges de l'invention poétique, qui, à travers la caricature et l'ode, à travers le réel et l'impossible, le présent et le passé, lancée aux quatre coins du monde, assemble en un instant toutes les disparates, et fourrage dans toutes les fleurs.

Il est allé plus loin, il est entré dans la poésie pure, il a écrit des vers d'amour délicats, voluptueux, charmants, dignes de l'idylle antique[169]. Par-dessus tout, il a été le grand et l'inépuisable inventeur de ces masques, sortes de mascarades, de ballets, de chœurs poétiques, où s'est étalée toute la magnificence et l'imagination de la renaissance anglaise. Les dieux grecs et tout l'Olympe antique, les personnages allégoriques que les artistes peignent alors dans leurs tableaux, les héros antiques des légendes populaires, tous les mondes, le réel, l'abstrait, le divin, l'humain, l'ancien, le moderne, sont fouillés par ses mains, amenés sur la scène pour fournir des costumes, des groupes harmonieux, des emblèmes, des chants, tout ce qui peut exciter, enivrer des sens d'artistes. Aussi bien l'élite du royaume est là, sur la scène; ce ne sont pas des baladins qui se démènent avec des habits empruntés, mal portés, qu'ils doivent encore à leur tailleur; ce sont les dames de la cour, les grands seigneurs, la reine, dans tout l'éclat de leur rang et de leur fierté, avec de vrais diamants, empressés d'étaler leur luxe, en sorte que toute la splendeur de la vie nationale est concentrée dans l'opéra qu'ils se donnent, comme des joyaux dans un écrin. Quelle parure! quelle profusion de splendeurs! quel assemblage de personnages bizarres, de bohémiennes, de sorcières, de dieux, de héros, de pontifes, de gnômes, d'êtres fantastiques! Que de métamorphoses, de joutes, de danses, d'épithalames! Quelle variété de paysages, d'architectures, d'îles flottantes, d'arcs de triomphe, de globes symboliques! L'or étincelle, les pierreries chatoient, la pourpre emprisonne de ses plis opulents les reflets des lustres, la lumière rejaillit sur la soie froissée, des torsades de diamants s'enroulent, en jetant des flammes, sur le sein nu des dames; les colliers de perles s'étalent par étages sur les robes de brocard couturées d'argent; les broderies d'or, entrelaçant leurs capricieuses arabesques, dessinent sur les habits des fleurs, des fruits, des figures, et mettent un tableau dans un tableau. Les marches du trône s'élèvent portant des groupes de Cupidons, qui chacun tiennent une torche[170]. Des fontaines égrènent des deux côtés leurs panaches de perles; des musiciens en robe de pourpre et d'écarlate, couronnés de lauriers, jouent dans les berceaux. Les rangées de masques défilent, entrelaçant leurs groupes; «les uns, vêtus d'orangé fauve et d'argent, les autres de vert de mer et d'argent, les justaucorps blancs brodés d'or, tous les habits et les joyaux si extraordinairement riches, que le trône semble une mine de lumière.» Voilà les opéras qu'il compose chaque année, presque jusqu'au bout de sa vie, véritables fêtes des yeux, pareilles aux processions du Titien. Il a beau vieillir, son imagination, comme celle du Titien, reste abondante et fraîche. Abandonné, haletant sur son lit, sentant la mort prochaine, et parmi les suprêmes amertumes, il garde son coloris, il compose le Sad Shepherd, la plus gracieuse et la plus pastorale de ses peintures. Songez que c'est dans une chambre de malade qu'est né ce beau rêve, au milieu des fioles, des remèdes et des médecins, à côté d'une garde, parmi les anxiétés de l'indigence et les étouffements de l'hydropisie. C'est dans la forêt verte qu'il se transporte, au temps de Robin Hood, parmi les chasses joviales et les grands lévriers qui aboient. Là sont des fées malicieuses qui, comme Obéron et Titania, égarent les hommes en des mésaventures. Là sont des amants ingénus, qui, comme Daphnis et Chloé, s'étonnent en sentant la suavité douloureuse du premier baiser. Là vivait Éarine que le fleuve vient d'engloutir, et que son amant en délire ne veut pas cesser de pleurer, «Éarine, qui reçut son être et son nom avec les premières pousses et les boutons du printemps, Éarine, née avec la primevère, avec la violette, avec les premières roses fleuries; quand Cupidon souriait, quand Vénus amenait les Grâces à leurs danses, et que toutes les fleurs et toutes les herbes parfumées s'élançaient du giron de la nature, promettant de ne durer que tant qu'Éarine vivrait.... À présent, aussi chaste que son nom, Éarine est morte vierge, et sa chère âme voltige dans l'air au-dessus de nous[171].» Au-dessus du pauvre vieux paralytique, la poésie flotte encore comme un nuage de lumière. Il a eu beau s'encombrer de science, se charger de théories, se faire critique du théâtre et censeur du monde, remplir son âme d'indignation persévérante, se roidir dans une attitude militante et morose; les songes divins ne l'ont point quitté, il est le frère de Shakspeare.

V

Enfin nous voici devant celui que nous apercevions à toutes les issues de la Renaissance, comme un de ces chênes énormes et dominateurs auxquels aboutissent toutes les routes d'une forêt. J'en parlerai à part; il faut, pour en faire le tour, une large place vide. Et encore comment l'embrasser? Comment développer sa structure intérieure? Les grands mots, les éloges, tout est vain à son endroit; il n'a pas besoin d'être loué, mais d'être compris, et il ne peut être compris qu'à l'aide de la science. De même que les révolutions compliquées des corps célestes ne deviennent intelligibles qu'au contact du calcul supérieur, de même que les délicates métamorphoses de la végétation et de la vie exigent pour être expliquées l'intervention des plus difficiles formules chimiques, ainsi les grandes œuvres de l'art ne se laissent interpréter que par les plus hautes doctrines de la psychologie, et c'est la plus profonde de ces théories qu'il faut connaître pour pénétrer jusqu'au fond de Shakspeare, de son siècle et de son œuvre, de son génie et de son art.

Ce qu'on découvre au bout de toutes les expériences pratiquées et de toutes les observations accumulées sur l'âme, c'est que la sagesse et la connaissance ne sont en l'homme que des effets et des rencontres. Il n'y a point en lui de force permanente et distincte qui maintienne son intelligence dans la vérité et sa conduite dans le bon sens. Au contraire, il est naturellement déraisonnable et trompé. Les pièces de sa machine intérieure ressemblent aux rouages d'une horloge, qui d'eux-mêmes vont toujours à l'aveugle, emportés par l'impulsion et la pesanteur, et qui cependant parfois, en vertu d'un certain assemblage, finissent par marquer l'heure qu'il est. Ce sage mouvement final n'est pas naturel, mais accidentel; il n'est point spontané, il est forcé; il n'est point inné, il est acquis. L'horloge n'a pas toujours marché régulièrement; au contraire, on a été obligé de la régler petit à petit avec beaucoup de peine. Sa régularité n'est point assurée, elle se détraquera peut-être tout à l'heure. Sa régularité n'est point entière, elle ne marque l'heure qu'à peu près. La force machinale de chaque pièce est toujours là prête à entraîner chaque pièce hors de son office propre et à troubler tout le concert. Pareillement, les idées, une fois qu'elles sont dans la tête humaine, tirent chacune de leur côté à l'aveugle, et leur équilibre imparfait semble à chaque minute sur le point de se renverser. À proprement parler, l'homme est fou, comme le corps est malade, par nature; la raison comme la santé n'est en nous qu'une réussite momentanée et un bel accident[172]. Si nous l'ignorons, c'est qu'aujourd'hui nous sommes régularisés, alanguis, amortis, et que par degrés, à force de frottements et de redressements, notre mouvement intérieur s'est accommodé à demi au mouvement des choses. Mais il n'y a là qu'une apparence, et les dangereuses forces primitives subsistent indomptées et indépendantes sous l'ordre qui semble les contenir; qu'un grand danger se montre, qu'une révolution éclate, elles feront éruption et explosion, presque aussi terriblement qu'aux premiers jours. Car une idée n'est pas un simple chiffre intérieur employé pour noter un aspect des choses, inerte, toujours disposé à s'aligner correctement avec d'autres semblables pour former un total exact. Si réduite et si disciplinée qu'elle soit, elle a encore un reste de couleur sensible par lequel elle est voisine d'une hallucination, un degré de persistance personnelle par lequel elle est voisine d'une monomanie, un réseau d'affinités singulières par lequel elle est voisine des conceptions délirantes. Telle que la voilà, sachez bien qu'elle est le rudiment d'un cauchemar, d'un tic, d'une absurdité. Laissez-la se développer dans son entier comme elle y aspire[173], et vous verrez qu'elle est par essence une image active et complète, une vision qui traîne avec soi tout un cortége de rêves et de sensations, qui grandit d'elle-même, tout d'un coup, par une sorte de végétation pullulante et absorbante, et qui finit par posséder, ébranler, épuiser l'homme tout entier. Après celle-là une autre, parfois toute contraire, et ainsi de suite; il n'y a rien d'autre dans l'homme, point de puissance distincte et libre; lui-même n'est que la série de ces impulsions précipitées et de ces imaginations fourmillantes; la civilisation les a mutilées, atténuées, elle ne les a pas détruites; secousses, heurts, emportements, parfois de loin en loin une sorte de demi-équilibre passager, voilà sa vraie vie, vie d'insensé, qui par intervalles simule la raison, mais qui véritablement est «de la même substance que ses songes;» et voilà l'homme tel que Shakspeare l'a conçu. Aucun écrivain, non pas même Molière, n'a percé si avant par-dessous le simulacre de bon sens et de logique dont se revêt la machine humaine pour démêler les puissances brutes qui composent sa substance et son ressort.

Comment y a-t-il réussi, et par quel instinct extraordinaire est-il parvenu à deviner les extrêmes conclusions, les plus profondes percées des physiologistes et des psychologues? Il avait l'imagination complète; tout son génie est dans ce seul mot. Petit mot qui semble vulgaire et vide; regardons-le de près pour savoir ce qu'il contient. Quand nous pensons une chose, nous autres hommes ordinaires, nous n'en pensons qu'une portion; nous en voyons un aspect, quelque caractère isolé, parfois deux ou trois caractères ensemble; pour ce qui est au delà, la vue nous manque; le réseau infini de ses propriétés infiniment entre-croisées et multipliées nous échappe; nous sentons vaguement qu'il y a quelque chose au delà de notre connaissance si courte, et ce vague soupçon est la seule partie de notre idée qui nous représente quelque peu le grand au delà. Nous sommes comme des apprentis naturalistes, gens paisibles et bornés qui, voulant se représenter un animal, voient le nom et l'étiquette de son casier apparaître devant leur mémoire avec quelque indistincte image de son poil et de sa physionomie, mais dont l'esprit s'arrête là; si par hasard ils veulent compléter leur connaissance, ils conduisent leur souvenir, au moyen de classifications régulières, à travers les principaux caractères de la bête, et lentement, discursivement, pièce à pièce, ils finissent par s'en remettre la froide anatomie devant les yeux. À cela se réduit leur idée, même perfectionnée; à cela aussi se réduit le plus souvent notre conception, même élaborée. Quelle distance il y a entre cette conception et l'objet, combien elle le représente imparfaitement et mesquinement, à quel degré elle le mutile, combien l'idée successive, désarticulée en petits morceaux régulièrement rangés et inertes, ressemble peu à la chose simultanée, organisée, vivante, incessamment en action et transformée, c'est ce que nulle parole ne peut dire. Figurez-vous, au lieu de cette pauvre idée sèche, étayée par cette misérable logique d'arpenteur, une image complète, c'est-à-dire une représentation intérieure, si abondante et si pleine qu'elle épuise toutes les propriétés et toutes les attaches de l'objet, tous ses dedans et tous ses dehors; qu'elle les épuise en un instant; qu'elle figure l'animal entier, sa couleur, le jeu de la lumière sur son poil, sa forme, le tressaillement de ses membres tendus, l'éclair de ses yeux, et en même temps sa passion présente, son agitation, son élan, puis par-dessous tout cela ses instincts, leur structure, leurs causes, leur passé, en telle sorte que les cent mille caractères qui composent son état et sa nature trouvent leurs correspondants dans l'imagination qui les concentre et les réfléchit: voilà la conception de l'artiste, du poëte, de Shakspeare, si supérieure à celle du logicien, du simple savant ou de l'homme du monde, seule capable de pénétrer jusqu'au fond des êtres, de démêler l'homme intérieur sous l'homme extérieur, de sentir par sympathie et d'imiter sans effort le va-et-vient désordonné des imaginations et des impressions humaines, de reproduire la vie avec ses ondoiements infinis, avec ses contradictions apparentes, avec sa logique cachée, bref de créer comme la nature. Ainsi font les autres artistes de cet âge; ils ont le même genre d'esprit et la même idée de la vie; vous ne trouverez dans Shakspeare que les mêmes facultés avec une pousse plus forte, et la même idée avec un relief plus haut.

CHAPITRE IV.
Shakspeare.

  • I. Vie et caractère de Shakspeare.—Sa famille.—Sa jeunesse.—Son mariage.—Il devient acteur.—Son Adonis.—Ses sonnets.—Ses amours.—Son humeur.—Sa conversation.—Ses tristesses.—En quoi consiste le naturel producteur et sympathique.—Sa prudence.—Sa fortune.—Sa retraite.
  • II. Son style.—Ses images.—Ses excès.—Ses disparates.—Son abondance.—Différence entre la conception créatrice et la conception analytique.
  • III. Les mœurs.—Les familiarités.—Les violences.—Les crudités.—La conversation et les actions.—Concordance des mœurs et du style.
  • IV. Les personnages.—Comment ils sont tous de la même famille.—Les brutes et les imbéciles.—Caliban, Ajax, Cloten, Polonius, la nourrice.—Comment l'imagination machinale peut précéder la raison ou lui survivre.
  • V. Les gens d'esprit.—Différence entre l'esprit des raisonneurs et l'esprit des artistes.—Mercutio, Béatrice, Rosalinde, Bénédict, les clowns.—Falstaff.
  • VI. Les femmes.—Desdémone, Virginia, Juliette, Miranda, Imogène, Cordélia, Ophélie, Volumnia.—Comment Shakspeare représente l'amour.—Pourquoi Shakspeare fonde la vertu sur l'instinct ou la passion.
  • VII. Les scélérats.—Iago, Richard III.—Comment les convoitises extrêmes et le manque de conscience sont le domaine naturel de l'imagination passionnée.
  • VIII. Les grands personnages.—Les excès et les maladies de l'imagination.—Lear, Othello, Cléopatre, Coriolan, Macbeth, Hamlet. Comparaison de la psychologie de Shakspeare et de celle des tragiques français.
  • IX. La fantaisie.—Concordance de l'imagination et de l'observation chez Shakspeare.—Intérêt de la comédie sentimentale et romanesque.—As you like it.—Idée de la vie.—Midsummer night's dream.—Idée de l'amour.—Harmonie de toutes les parties de l'œuvre.—Harmonie de l'œuvre et de l'artiste.

Je vais décrire une nature d'esprit extraordinaire, choquante pour toutes nos habitudes françaises d'analyse et de logique, toute-puissante, excessive, également souveraine dans le sublime et dans l'ignoble, la plus créatrice qui fut jamais dans la copie exacte du réel minutieux, dans les caprices éblouissants du fantastique, dans les complications profondes des passions surhumaines, poétique, immorale, inspirée, supérieure à la raison par les révélations improvisées de sa folie clairvoyante, si extrême dans la douleur et dans la joie, d'une allure si brusque, d'une verve si tourmentée et si impétueuse que ce grand siècle seul a pu produire un tel enfant.

I

Tout vient du dedans chez lui, je veux dire de son âme et de son génie; les circonstances et les dehors n'ont contribué que médiocrement à le développer[174]. Il a été trempé jusqu'au fond dans son siècle, j'entends qu'il a connu par expérience les mœurs de la campagne, de la cour et de la ville, et visite les hauts, les bas, le milieu de la condition humaine; rien de plus; du reste sa vie est ordinaire, et les irrégularités, les traverses, les passions, les succès qu'on y rencontre, sont à peu près ceux qu'on trouve partout ailleurs[175]. Son père, un gantier marchand de laine, fort aisé, ayant épousé une sorte d'héritière campagnarde, était devenu grand bailli, et premier alderman de sa petite ville; mais quand Shakspeare atteignit l'âge de quatorze ans, il était en train de se ruiner, engageant le bien de sa femme, obligé de quitter sa charge municipale et de retirer son fils de l'école pour s'aider de lui dans son commerce. Le jeune homme s'y mit comme il put, non sans frasques et escapades; s'il en faut croire la tradition, il était un des bons buveurs de l'endroit, disposé à soutenir la réputation de sa bourgade dans la bataille des pots. Une fois, dit-on, ayant été vaincu à Bidford dans un de ces combats d'ale, il revint trébuchant, ou plutôt ne put revenir, et passa la nuit avec ses camarades sous un pommier au bord de la route. Certainement il commençait déjà à rimer, à vagabonder en vrai poëte, prenant part aux bruyantes fêtes rustiques, aux joyeuses pastorales figuratives, à la riche et audacieuse expansion de la vie païenne et poétique, telle qu'on la trouvait alors dans les villages anglais. En tout cas, ce n'était point un homme correct, et il avait les passions précoces autant qu'imprudentes. À dix-huit ans et demi, il épousa la fille d'un gros yeoman, plus âgée que lui de neuf ans, et cela en toute hâte; elle était grosse[176]. D'autres témérités ne furent pas plus heureuses. Il paraît qu'il braconnait volontiers selon la coutume du temps, «étant fort adonné, dit le curé Davies[177], à toutes sortes de malicieux larcins à l'endroit des daims et des lapins, particulièrement au détriment de sir Thomas Lucy, qui le fit souvent fouetter et quelquefois emprisonner, et à la fin l'obligea de vider le pays.... Ce dont Shakspeare se vengea grandement, car il fit de lui son juge imbécile.» Ajoutez encore que vers cette époque le père de Shakspeare était en prison, fort mal dans ses affaires, que lui-même avait eu trois enfants coup sur coup; il fallait vivre et il ne pouvait guère vivre dans sa bourgade. Il s'en alla à Londres et se fit acteur: acteur «de très-bas étage,» «serviteur» dans le théâtre, c'est-à-dire apprenti ou peut-être figurant. Même, on disait qu'il avait commencé plus bas encore, et que pour gagner son pain il avait gardé les chevaux des gentilshommes à la porte du théâtre[178]. En tout cas, il a goûté la misère et senti, non en imagination, mais de sa personne, les pointes aiguës de l'anxiété, de l'humiliation, du dégoût, du travail forcé, du discrédit public, du despotisme populaire. Il était comédien, un des «pauvres comédiens de Sa Majesté.[179]» Triste métier, rabaissé en tout temps par les contrastes et les mensonges qu'il comporte, encore plus rabaissé à ce moment par les brutalités de la foule qui souvent lançait des pierres aux acteurs, et par les duretés des magistrats qui parfois leur faisaient couper les oreilles. Il le sentait et en parlait avec amertume. «Hélas! il est bien vrai que j'ai erré à l'aventure et que j'ai fait de moi un bouffon, exposé aux yeux du public, ensanglantant mon âme et vendant à vil prix mes plus chers trésors[180].» «Disgracié de la fortune[181], dit-il encore; disgracié aux regards des hommes, je pleure dans la solitude l'abjection de mon sort; je jette les yeux sur moi, maudissant mon destin, me souhaitant semblable à quelqu'un de plus riche en espérances; en beauté, en amis, dégoûté de mes meilleurs biens, me méprisant presque moi-même[182].» On retrouvera plus tard les traces de ces longs dégoûts dans ses personnages mélancoliques, lorsqu'il parlera «des coups de fouet et des dédains du siècle, de l'injure de l'oppresseur, des outrages de l'orgueilleux, de l'insolence des gens en place, des humiliations que le mérite patient souffre de la main des indignes et qu'il souffre quand il pourrait se donner à lui-même quittance et décharge avec un poinçon de fer de six pouces[183].» Mais le pire de cette condition rabaissée, c'est qu'elle entame l'âme. Au contact d'histrions, on devient histrion; en vain on voudrait se préserver de toute souillure, quand on habite un endroit boueux, on n'y réussit pas. L'homme a beau se roidir, la nécessité l'accule et le tache. L'attirail des décors, la friperie et le pêle-mêle des costumes, la puanteur des graisses et des chandelles, qui font contraste avec les parades de délicatesse et de grandeurs, toutes les tromperies et toutes les saletés de la mise en scène, la poignante alternative des sifflets et des applaudissements, la fréquentation de la plus haute et de la plus basse compagnie, l'habitude de jouer avec les passions humaines, mettent aisément l'âme hors des gonds, la poussent sur la pente des excès, l'invitent aux manières débraillées, aux aventures de coulisses, aux amours de cabotines. Shakspeare n'y a pas plus échappé que Molière, et s'en est affligé comme Molière, accusant la fortune «de ses mauvaises actions; elle ne m'a fourni pour vivre que des moyens d'homme public, qui engendrent des façons d'homme public[184].» On contait à Londres[185] que son camarade Burbadge, qui jouait Richard III, ayant rendez-vous avec la femme d'un bourgeois de la Cité, Shakspeare «alla devant, fut bien reçu, et était à son affaire quand arriva Burbadge auquel il fit répondre que Guillaume[186] le Conquérant était avant Richard III.» Prenez ceci comme un exemple des tours de Scapin et des imbroglios fort lestes qui s'arrangent et s'entre-choquent sur ces planches. Hors du théâtre, il vivait avec les jeunes nobles à la mode, avec Pembroke, Montgomery, Southampton[187], avec d'autres encore, dont la chaude et licencieuse adolescence chatouillait son imagination et ses sens par l'exemple des voluptés et des élégances italiennes. Joignez à cela la fougue et l'emportement du naturel poétique, et cette espèce d'afflux, de bouillonnement de toutes les forces et de tous les désirs qui se fait dans ces sortes de têtes lorsque, pour la première fois, le monde s'ouvre devant elles, et vous comprendrez l'Adonis, «le premier héritier de son invention.» En effet, c'est un premier cri; dans ce cri, tout l'homme se montre. On n'a jamais vu de cœur si palpitant au contact de la beauté et de toute beauté, si ravi de la fraîcheur et de l'éclat des choses, si âpre et si ému dans l'adoration et la jouissance, si violemment et si entièrement précipité jusqu'au fond de la volupté. Sa Vénus est unique; il n'y a point de peinture du Titien[188] dont le coloris soit plus éclatant et plus délicieux, point de déesse courtisane, chez Tintoret ou Giorgione, qui soit plus molle et plus belle, «dont les lèvres plus avides fourragent ainsi parmi les baisers[189]» qui avec un tressaillement plus fort noue ses bras autour d'un corps adolescent qui ploie, tantôt pâle et haletante, tantôt «rouge et chaude comme un charbon,» emportée, irritée, et tout d'un coup à genoux, pleurante, évanouie, puis subitement redressée, «collée à sa bouche,» étouffant ses reproches, affamée et «se gorgeant comme un vautour[190]» qui prend, et prend encore, et veut toujours, et ne saurait jamais se rassasier. Tout est envahi, les sens d'abord, les yeux éblouis par la blanche chair frémissante, mais aussi le cœur d'où la poésie déborde; le trop-plein de la jeunesse regorge jusque sur les choses inanimées; la campagne rit au jour levant, l'air pénétré de clarté n'est qu'une fête. «L'alouette, de sa chambrette humide, monte dans les hauteurs, éveillant le matin; du sein d'argent de l'aube, le soleil se lève dans sa majesté, et son regard illumine si glorieusement le monde, que les cimes des cèdres et les collines semblent de l'or bruni[191].» Admirable débauche d'imagination et de verve, inquiétante pourtant; un pareil tempérament peut mener loin[192]. Point de femme galante à Londres qui n'eût l'Adonis sur sa table[193]. Peut-être vit-il qu'il avait dépassé les bornes, car l'intention de son second poëme, le Viol de Lucrèce, était toute contraire; mais quoiqu'il eût l'esprit déjà assez large pour embrasser à la fois, comme plus tard dans ses drames, les deux extrémités des choses; il n'en continua pas moins à glisser sur sa pente. «Le doux abandon de l'amour» a été le grand emploi de sa vie; il était tendre et il était poëte; il ne faut rien de plus pour s'éprendre, être trompé, souffrir, et pour parcourir sans relâche le cercle d'illusions et de peines qui revient sur soi sans jamais finir.

Il eut plusieurs amours de ce genre, un entre autres pour une sorte de Marion Delorme, misérable passion aveuglante et despotique, dont il sentait le poids et la honte, et dont pourtant il ne pouvait ni ne voulait se délivrer. Rien de plus douloureux que ses confessions, rien qui marque mieux la folie de l'amour et le sentiment de la faiblesse humaine. «Quand ma bien-aimée jure que son cœur n'est que vérité, je la crois, tout en sachant qu'elle ment.[194]» Ainsi faisait Alceste auprès de Célimène; mais quelle Célimène salie que la drôlesse devant laquelle il s'agenouille, avec autant de mépris que de désir! «Ces lèvres, ces lèvres qui ont profané leur pourpre, et scellé de faux serments d'amour à d'autres aussi souvent qu'à moi; ces lèvres qui ont volé au lit d'autrui sa rente de plaisir!... Eh! j'ai bien le droit de t'aimer comme tu aimes ceux que tes yeux provoquent[195]!» Voilà les franchises et les grandes impudeurs de l'âme telles qu'on ne les rencontre que dans l'alcôve des courtisanes, et voici les enivrements, les égarements, le délire dans lequel les plus délicats artistes tombent[196], lorsque, dans ces molles mains voluptueuses et engageantes, ils laissent aller leur noble main. Ils valent mieux que des princes, et descendent jusqu'à des filles. Le bien et le mal alors perdent pour eux leur nom; toutes les choses se renversent: «Combien tu rends chère et aimable la honte—qui, comme un ver dans la rose parfumée,—souille la beauté de ton nom florissant!—Dans quelles suavités enfermes-tu tes vices!—Le voile de la beauté couvre toutes tes souillures,—et change en charmes tout ce que les yeux peuvent voir. Tu fais de tes fautes un cortége de grâces.—La langue qui conte l'histoire de tes journées,—et fait des commentaires lascifs sur tes voluptés,—ne peut te diffamer qu'avec une sorte de louange.—Et ton nom prononcé fait d'une médisance une bénédiction[197].» À quoi servent l'évidence, la volonté, la raison, l'honneur même, quand la passion est si absorbante? Que voulez-vous que l'on dise encore à un homme qui vous répond: «Je sais tout cela, et qu'est-ce que tout cela fait?» Les grands amours sont des inondations qui noient toutes les répugnances et toutes les délicatesses de l'âme, toutes les opinions préconçues et tous les principes acceptés. Désormais le cœur se trouve mort à tous les plaisirs ordinaires; il ne peut plus sentir et respirer que d'un seul côté. Shakspeare envie les touches de clavecin sur lesquelles ses doigts courent. Il a beau regarder des fleurs, c'est elle qu'il imagine à travers elles; et les folles splendeurs de la poésie éblouissante regorgent coup sur coup en lui, sitôt qu'il pense à ces ardents yeux noirs[198]. Il l'a quittée au printemps, «quand le superbe Avril dans sa pompe bariolée—avait soufflé une haleine de jeunesse en tous les êtres,—et que le pesant Saturne riait et bondissait» à côté du printemps[199]. Il n'a rien vu, il n'a point «admiré la blancheur des lis, ou loué le profond vermillon de la rose[200].» Toutes ces suavités du printemps n'étaient que son parfum et que son ombre. «Je dis à la violette: Où as-tu volé ton parfum qui embaume,—si ce n'est dans l'haleine de ma bien-aimée? La pourpre orgueilleuse—qui teint ta joue satinée,—tu l'as trempée trop visiblement dans les veines de ma bien-aimée.—J'ai grondé le lis qui avait pris la blancheur de ta main,—et l'œillet qui avait dérobé la couleur de tes cheveux.—Les roses craintives étaient debout sur leurs épines;—l'une rouge de honte, l'autre pâle de désespoir;—l'autre ni rouge ni pâle, et qui à son double larcin—avait ajouté ton haleine.—J'ai vu encore d'autres fleurs, mais pas une—qui ne t'eût pris sa couleur ou son parfum[201].» Mièvreries passionnées, affectations délicieuses, dignes de Heine et des contemporains de Dante, qui trahissent de longs rêves exaltés, toujours ramenés sur un objet unique. Contre une domination si impérieuse et si continue, quel sentiment peut tenir ferme? Les sentiments de famille? Il était marié, il avait des enfants, une famille qu'il allait voir «une fois l'an,» et c'est probablement au retour d'un de ses voyages qu'il dit les paroles qu'on vient d'entendre.—La conscience? «L'amour est trop jeune pour avoir une idée de la conscience.»—La jalousie et la colère? «Si tu me trahis, je me trahis bien moi-même, quand je livre la plus noble partie de moi-même à mon grossier désir.»—Les rebuts? «Je suis content d'être ton pauvre souffre-douleur, de faire tes corvées, de travailler à tes affaires.» Il n'est plus jeune, elle en aime un autre, un bel adolescent blond, son plus cher ami, qu'il a présenté chez elle et qu'elle veut séduire. «Mon démon, dit-il, tente mon bon ange, et veut l'ôter de mes côtés[202].» Et quand elle y a réussi[203], il n'ose se l'avouer, et souffre tout, comme Molière. Que de misères dans ces minces événements de la vie courante! Comme la pensée involontairement vient mettre à côté de Shakspeare, notre grand malheureux poëte lui aussi un philosophe d'instinct, mais de plus un rieur de profession, un moqueur des vieillards passionnés, un railleur acharné des maris trompés, qui, au sortir de sa comédie la plus applaudie, dit tout haut à quelqu'un: «Mon cher ami, je suis au désespoir, ma femme ne m'aime pas!» C'est que ni la gloire, ni même le travail ou l'invention, ne suffisent à ces âmes véhémentes; l'amour seul peut les combler, parce qu'avec leurs sens et leur cœur il contente aussi leur cerveau, et que toutes les puissances de l'homme, l'imagination comme le reste, trouvent en lui leur concentration et leur emploi. «L'amour est mon péché[204],» disait-il, comme Musset et comme Heine, et dans les Sonnets on démêle encore les traces d'autres passions aussi abandonnées, une surtout qui semble pour une grande dame. La première moitié de ses drames, le Songe d'une nuit d'été, Roméo et Juliette, les Deux Gentilshommes de Vérone, gardent plus vivement la chaude empreinte, et on n'a qu'à considérer ses derniers caractères de femmes[205], pour voir avec quelle tendresse exquise, avec quelle adoration entière il les a aimées jusqu'au bout.

Tout son génie est là; il avait une de ces âmes délicates qui, pareilles à un parfait instrument de musique, vibrent d'elles-mêmes au moindre attouchement. On la démêlait d'abord, cette sensibilité si fine. «Mon aimable Shakspeare», «doux cygne de l'Avon,» ces mots de Ben Jonson ne font que confirmer ce que répètent ses contemporains. Il était affectueux et bon, «civil de manières, d'ailleurs honnête et loyal dans sa conduite,» «d'un naturel ouvert et franc[206];» s'il avait les entraînements, il avait aussi les effusions des vrais artistes; on l'aimait, on se trouvait bien auprès de lui; rien de plus doux et de plus engageant que cette grâce, cet abandon demi-féminin dans un homme. Son esprit dans la conversation était prompt, ingénieux et agile, sa gaieté brillante, son imagination facile et si abondante, qu'au dire de ses camarades il ne raturait rien; à tout le moins, quand il écrivait pour la seconde fois une scène, c'était l'idée qu'il changeait, non les mots, par une seconde poussée d'invention poétique, non par un pénible regrattage des vers. Tous ces traits se réunissent en un seul; il avait le génie sympathique, j'entends par là que, naturellement, il savait sortir de lui-même et se transformer en tous les objets qu'il imaginait. Regardez autour de vous les grands artistes de votre temps, tâchez d'approcher d'eux, d'entrer dans leur familiarité, de les voir penser, et vous sentirez toute la force de ce mot. Par un instinct extraordinaire, ils se mettent de prime-saut à la place des êtres: hommes, animaux, plantes, fleurs, paysages, quels que soient les objets, animés ou non, ils sentent par contagion les forces et les tendances qui produisent le dehors visible, et leur âme, infiniment multiple, devient par ses métamorphoses incessantes une sorte d'abrégé de l'univers. C'est pourquoi ils semblent vivre plus que les autres hommes; ils n'ont pas besoin d'avoir appris, ils devinent. J'ai vu tel d'entre eux, d'après une armure, un costume, un recueil d'ameublements, entrer dans le moyen âge plus profondément que trois savants mis bout à bout. Ils reconstruisent, comme ils construisent, naturellement, sûrement, par une inspiration qui est un raisonnement ailé. Shakspeare n'avait eu qu'une demi-éducation, savait «peu de latin, point de grec,» à peu près le français et l'italien, rien d'autre; il n'avait point voyagé, il n'avait lu que les livres de la littérature courante, il avait ramassé quelques mots de droit dans les greffes de sa petite ville; comptez, si vous pouvez, tout ce qu'il savait de l'homme et de l'histoire. Ces hommes voient plus d'objets à la fois; ils les embrassent plus complétement que les autres hommes, plus vite et plus à fond; leur esprit regorge et déborde. Ils ne s'en tiennent pas au simple raisonnement; au contact de toute idée, tout leur être, réflexions, images, émotions, entre en branle. Les voilà lancés; ils gesticulent, ils miment leur pensée, ils abondent en comparaisons; même dans la conversation, ils sont imaginatifs et créateurs, avec des familiarités et des témérités de langage, parfois heureusement, toujours irrégulièrement, selon les caprices et les accès de l'improvisation aventureuse. L'entrain, l'éclat de leur parole est étrange, et aussi leurs saccades, les soubresauts par lesquels ils joignent les idées éloignées, supprimant les distances, passant du pathétique au rire, de la violence à la douceur. Cette verve extraordinaire est la dernière chose qui les quitte. Quand, par hasard, les idées leur manquent, ou quand leur mélancolie est trop âpre, ils parlent et produisent encore, sauf à produire des bouffonneries, ils se font clowns, même à leurs dépens et contre eux-mêmes. J'en sais un qui dit des calembredaines quand il se sent mourir ou qu'il a envie de se tuer; c'est la roue intérieure qui continue à tourner, même à vide, et que l'homme a besoin de voir toujours tourner, même lorsqu'elle le déchire en passant; ses pantalonnades sont une échappée; vous le trouverez, ce gamin intarissable, ce polichinelle ironique, au tombeau d'Ophélie, auprès du lit de mort de Cléopatre, aux funérailles de Juliette. Haut ou bas, il faut toujours qu'ils soient dans quelque extrême. Ils sentent trop profondément leurs biens et leurs maux, ils amplifient trop largement par une sorte de roman involontaire chaque état de leur âme. Après des dénigrements et des dégoûts par lesquels ils se ravalent hors de toute mesure, ils se relèvent et s'exaltent extraordinairement, jusqu'à tressaillir d'orgueil et de joie. Parfois, après un de ces découragements, dit Shakspeare, «je pense à toi, et comme l'alouette au retour du soleil s'élance hors des sillons mornes, mon âme s'envole et va chanter des hymnes à la porte du ciel[207].» Puis tout s'affaisse, comme dans un foyer où un flamboiement trop fort n'a plus laissé de substance. «Tu vois en moi le moment de l'année—où les feuilles jaunes, rares et qui s'en vont,—pendent aux rameaux froids qui frissonnent,—arceaux dégarnis, nefs ruinées où tout à l'heure chantaient les doux oiseaux.—Tu vois en moi le crépuscule d'un jour—qui, après le soleil couché, s'évanouit à l'occident,—et que, par degrés, engloutit la nuit noire,—la nuit, sœur jumelle de la mort, qui clôt tout dans le repos[208].... Ne pleure pas sur moi quand je serai mort;—du moins cesse de pleurer quand cessera de tinter la morne cloche morose,—avertissant le monde que je me suis enfui de ce monde abject pour habiter avec les plus abjects des vers.—Ne vous souvenez pas même, si vous lisez ces lignes—de la main qui les a écrites: car je vous aime tant—que je voudrais être oublié dans votre chère pensée,—si penser à moi vous a faisait quelque peine[209].» Ces subites alternatives de joie et de tristesse, ces ravissements divins et ces grandes mélancolies, ces tendresses exquises, et ces abattements féminins, peignent le poëte extrême dans ses émotions, incessamment troublé de douleur ou d'allégresse, sensible au moindre choc, plus puissant, plus délicat pour jouir et souffrir que les autres hommes, capable de rêves plus intenses et plus doux, en qui s'agitait un monde imaginaire d'êtres gracieux ou terribles, tous passionnés comme leur auteur.

Tel que le voilà pourtant, il atteignait son assiette. De bonne heure, au moins pour ce qui est de la conduite extérieure, il était entré dans la vie rangée, sensée, presque bourgeoise, faisant des affaires, et pourvoyant à l'avenir. Il restait acteur au moins dix-sept ans, quoique dans les seconds rôles[210]; il s'ingéniait en même temps à remanier des pièces, avec tant d'activité, que Greene l'appelait «une corneille parée des plumes d'autrui, un factotum, un accapareur de la scène[211].» Dès l'âge de trente-trois ans, il avait amassé assez d'économies pour acheter à Stradford une maison avec deux granges et deux jardins, et il avançait toujours plus droit dans la même voie. Un homme n'arrive qu'à l'aisance par le travail qu'il fait lui-même; s'il parvient à la richesse, c'est par le travail qu'il fait faire aux autres. C'est pourquoi, à ces métiers d'acteur et d'auteur, Shakspeare ajoutait ceux d'entrepreneur et de directeur de théâtre. Il acquérait une part de propriété dans les théâtres de Blackfriars et du Globe, achetait des contrats de dîmes, de grandes pièces de terre, d'autres bâtiments encore, mariait sa fille Suzanne, et finissait par se retirer dans sa ville natale, sur son bien, dans sa maison, en bon propriétaire, en honnête citoyen qui gère convenablement sa fortune et prend part aux affaires municipales. Il avait deux ou trois cents livres sterling de rente, environ vingt ou trente mille francs d'aujourd'hui, et, selon la tradition, il vivait de bonne humeur et en bons termes avec ses voisins; en tout cas, il ne paraît pas qu'il s'inquiétât beaucoup de sa gloire littéraire, car il n'a pas même pris le soin d'éditer et de rassembler ses œuvres. Une de ses filles avait épousé un médecin, l'autre un marchand de vins; la seconde ne savait pas même signer son nom. Il prêtait de l'argent et faisait figure dans ce petit monde. Étrange fin, qui, au premier regard, semble plutôt celle d'un marchand que d'un poëte. Faut-il l'attribuer à cet instinct anglais qui met le bonheur dans la vie du campagnard et du propriétaire bien renté, bien apparenté, bien muni de confortable, qui jouit posément de sa respectabilité établie[212], de son autorité domestique et de son assiette départementale? Ou bien Shakspeare était-il, comme Voltaire, un homme de bon sens, quoique imaginatif de cervelle, gardant son jugement rassis sous les petillements de sa verve, prudent par scepticisme, économe par besoin d'indépendance et capable, après avoir fait le tour des idées humaines, de décider avec Candide que le meilleur parti est de «cultiver son jardin?» J'aime mieux supposer, comme l'indique sa pleine et solide tête[213], qu'à force d'imagination ondoyante il a, comme Gœthe, échappé aux périls de l'imagination ondoyante; qu'en se figurant la passion, il parvenait, comme Gœthe, à atténuer chez lui la passion; que la fougue ne faisait point explosion dans sa conduite, parce qu'elle rencontrait un débouché dans ses vers; que son théâtre a préservé sa vie, et qu'ayant traversé par sympathie toutes les folies et toutes les misères de la vie humaine, il pouvait s'asseoir au milieu d'elles avec un calme et mélancolique sourire, écoutant pour s'en distraire la musique aérienne des fantaisies dont il se jouait[214]. Je veux supposer enfin que, pour le corps comme pour le reste, il était de sa grande génération et de son grand siècle; que chez lui, comme chez Rabelais, Titien, Michel-Ange et Rubens, la solidité des muscles faisait équilibre à la sensibilité des nerfs; qu'en ce temps-là la machine humaine, plus rudement éprouvée et plus fermement bâtie, pouvait résister aux tempêtes de la passion et aux fougues de la verve; que l'âme et le corps se faisaient encore contre-poids, que le génie était alors une floraison et non, comme aujourd'hui, une maladie. Sur tout cela on n'a que des conjectures, et si l'on veut connaître l'homme de plus près, c'est dans ses œuvres qu'il faut le chercher.

II

Cherchons donc l'homme, et dans son style. Le style explique l'œuvre; en montrant les traits principaux du génie, il annonce les autres. Une fois qu'on a saisi la faculté maîtresse, on voit l'artiste tout entier se développer comme une fleur.

Shakspeare imagine avec abondance et avec excès; il répand les métaphores avec profusion sur tout ce qu'il écrit; à chaque instant les idées abstraites se changent chez lui en images; c'est une série de peintures qui se déroule dans son esprit. Il ne les cherche pas, elles viennent d'elles-mêmes; elles se pressent en lui, elles couvrent les raisonnements, elles offusquent de leur éclat la pure lumière de la logique. Il ne travaille point à expliquer ni à prouver; tableau sur tableau, image sur image, il copie incessamment les étranges et splendides visions qui s'engendrent les unes les autres et s'accumulent en lui. Comparez à nos sobres écrivains cette phrase que je traduis au hasard dans un dialogue tranquille[215]: «Chaque vie particulière est tenue de se garder contre le mal avec toute la force et toutes les armes de sa pensée; à bien plus forte raison, l'âme de qui dépendent et sur qui reposent tant de vies. La mort de la majesté royale ne va pas seule. Comme un gouffre, elle entraîne après elle ce qui est près d'elle. C'est une roue massive fixée sur la cime de la plus haute montagne; à ses rayons énormes sont attachées et emmortaisées dix mille choses moindres. Quand elle tombe, chaque petite dépendance, chaque mince annexe accompagne sa ruine bruyante. Quand le roi soupire, tout un monde gémit[216].» Voilà trois images coup sur coup pour exprimer la même pensée. C'est une floraison; une branche sort du tronc, et de celle-ci une autre, qui se multiplie par de nouveaux rameaux. Au lieu d'un chemin uni, tracé par une suite régulière de jalons secs et sagement plantés, vous entrez dans un bois touffu d'arbres entrelacés et de riches buissons qui vous cachent et vous ferment la voie, qui ravissent et qui éblouissent vos yeux par la magnificence de leur verdure et par le luxe de leurs fleurs. Vous vous étonnez au premier instant, esprit moderne, affairé, habitué aux dissertations nettes de notre poésie classique; vous ressentez de la mauvaise humeur; vous pensez que l'auteur s'amuse, et que, par amour-propre et mauvais goût, il s'égare et vous égare dans les fourrés de son jardin. Point du tout; s'il parle ainsi, ce n'est point par choix, c'est par force; la métaphore n'est pas le caprice de sa volonté, mais la forme de sa pensée. Au plus fort de sa passion, il imagine encore. Quand Hamlet, désespéré, se rappelle la noble figure de son père, il aperçoit les tableaux mythologiques dont le goût du temps remplissait les rues. Il le compare au héraut Mercure, «nouvellement descendu sur une colline qui baise le ciel[217].» Cette apparition charmante, au milieu d'une sanglante invective, prouve que le peintre subsiste sous le poëte. Involontairement et hors de propos, il vient d'écarter le masque tragique qui couvrait son visage, et le lecteur, derrière les traits contractés de ce masque terrible, découvre un sourire gracieux et inspiré qu'il n'attendait pas.

Il faut bien qu'une pareille imagination soit violente. Toute métaphore est une secousse. Quiconque involontairement et naturellement transforme une idée sèche en une image, a le feu au cerveau; les vraies métaphores sont des apparitions enflammées qui rassemblent tout un tableau sous un éclair. Jamais, je crois, chez aucune nation d'Europe et en aucun siècle de l'histoire, on n'a vu de passion si grande. Le style de Shakspeare est un composé d'expressions forcenées. Nul homme n'a soumis les mots à une pareille torture. Contrastes heurtés, exagérations furieuses, apostrophes, exclamations, tout le délire de l'ode, renversement d'idées, accumulation d'images, l'horrible et le divin assemblés dans la même ligne, il semble qu'il n'écrive jamais une parole sans crier. «Qu'ai-je fait?» dit la reine à son fils Hamlet....

.... Une action—qui flétrit la grâce et la rougeur de la modestie,—appelle la vertu hypocrite, ôte la rose—au beau front de l'innocent amour,—et y met un ulcère, rend les vœux du mariage—aussi faux que des serments de joueurs. Oh! une action pareille—arrache l'âme du corps des contrats,—et fait de la douce religion—une rapsodie de phrases. La face du ciel s'enflamme de honte,—oui, et ce globe solide, cette masse compacte,—le visage morne comme au jour du jugement,—est malade d'y penser[218]!

C'est le style de la frénésie. Encore n'ai-je pas tout traduit. Toutes ces métaphores sont furieuses, toutes ces idées arrivent au bord de l'absurde. Tout s'est transformé et défiguré sous l'ouragan de la passion. La contagion du crime qu'il dénonce a souillé la nature entière. Il ne voit plus dans le monde que corruption et mensonge. C'est peu d'avilir les gens vertueux, il avilit la vertu même. Les choses inanimées sont entraînées dans ce tourbillon de douleur. La teinte rouge du ciel au soleil couchant, la pâle obscurité que la nuit répand sur le paysage, se changent en rougeurs et en pâleurs de honte, et le misérable homme qui parle et qui pleure voit le monde entier chanceler avec lui dans l'éblouissement du désespoir.

Hamlet est à demi fou, dira-t-on; cela explique ces violences d'expression. La vérité est qu'Hamlet ici, c'est Shakspeare. Que la situation soit terrible ou paisible, qu'il s'agisse d'une invective ou d'une conversation, le style est partout excessif. Shakspeare n'aperçoit jamais les objets tranquillement. Toutes les forces de son esprit se concentrent sur l'image ou sur l'idée présente. Il s'y enfonce et s'y absorbe. Auprès de ce génie, on est comme au bord d'un gouffre; l'eau tournoyante s'y précipite, engloutissant les objets qu'elle rencontre, et ne les rend à la lumière que transformés et tordus. On s'arrête avec stupeur devant ces métaphores convulsives, qui semblent écrites par une main fiévreuse dans une nuit de délire, qui ramassent en une demi-phrase une page d'idées et de peintures, qui brûlent les yeux qu'elles veulent éclairer. Les mots perdent leur sens; les constructions se brisent; les paradoxes de style, les apparentes faussetés que de loin en loin on hasarde en tremblant dans l'emportement de la verve, deviennent le langage ordinaire; il éblouit, il révolte, il épouvante, il rebute, il accable; ses vers sont un chant perçant et sublime, noté à une clef trop haute, au-dessus de la portée de nos organes, qui blesse nos oreilles, et dont notre esprit seul devine la justesse et la beauté.

C'est peu cependant, car cette force de concentration singulière est encore doublée par la brusquerie de l'élan qui la déploie. Chez Shakspeare, nulle préparation, nul ménagement, nul développement, nul soin pour se faire comprendre. Comme un cheval trop ardent et trop fort, il bondit, il ne sait pas courir. Il franchit entre deux mots des distances énormes, et se trouve aux deux bouts du monde en un instant. Le lecteur cherche en vain des yeux la route intermédiaire, étourdi de ces sauts prodigieux, se demandant par quel miracle le poëte au sortir de cette idée est entré dans cette autre, entrevoyant parfois entre deux images une longue échelle de transitions que nous gravissons pied à pied avec peine, et qu'il a escaladée du premier coup. Shakspeare vole, et nous rampons. De là un style composé de bizarreries, des images téméraires rompues à l'instant par des images plus téméraires encore, des idées à peine indiquées achevées par d'autres qui en sont éloignées de cent lieues, nulle suite visible, un air d'incohérence; à chaque pas on s'arrête, le chemin manque; on aperçoit là-haut, bien loin de soi, le poëte, et l'on découvre qu'on s'est engagé sur ses traces dans une contrée escarpée, pleine de précipices, qu'il parcourt comme une promenade unie, et où nos plus grands efforts peuvent à peine nous traîner.

Que sera-ce donc si maintenant l'on remarque que ces expressions si violentes et si peu préparées, au lieu de se suivre une à une, lentement et avec effort, se précipitent par multitudes avec une facilité et une abondance entraînantes, comme des flots qui sortent en bouillonnant d'une source trop pleine, qui s'accumulent, montent les uns sur les autres, et ne trouvent nulle part assez de place pour s'étaler et s'épuiser? Voyez dans Roméo et Juliette vingt exemples de cette verve intarissable. Ce que les deux amants entassent de métaphores, d'exagérations passionnées, de pointes, de phrases tourmentées, d'extravagances amoureuses, est infini. Leur langage ressemble à des roulades de rossignols. Les gens d'esprit de Shakspeare, Mercutio, Béatrice, Rosalinde, les clowns, les bouffons, pétillent de traits forcés, qui partent coup sur coup comme une fusillade. Il n'en est pas un qui ne trouve assez de jeux de mots pour défrayer tout un théâtre. Les imprécations du roi Lear et de la reine Marguerite suffiraient à tous les fous d'un hôpital et à tous les opprimés de la terre. Les sonnets sont un délire d'idées et d'images creusées avec un acharnement qui donne le vertige. Son premier poëme, Vénus et Adonis, est l'extase sensuelle d'un Corrége insatiable et enflammé. Cette fécondité exubérante porte à l'excès des qualités déjà excessives, et centuple le luxe des métaphores, l'incohérence du style et la violence effrénée des expressions[219].

Tout cela se réduit à un seul mot: les objets entraient organisés et complets dans son esprit; ils ne font que passer dans le nôtre, désarticulés, décomposés, pièce par pièce. Il pensait par blocs, et nous pensons par morceaux: de là son style et notre style, qui sont deux langues inconciliables. Nous autres, écrivains et raisonneurs, nous pouvons noter précisément par un mot chaque membre isolé d'une idée et représenter l'ordre exact de ses parties par l'ordre exact de nos expressions: nous avançons par degrés, nous suivons les filiations, nous nous reportons incessamment aux racines, nous essayons de traiter nos mots comme des chiffres, et nos phrases comme des équations; nous n'employons que les termes généraux que tout esprit peut comprendre et les constructions régulières dans lesquelles tout esprit doit pouvoir entrer; nous atteignons la justesse et la clarté, mais non la vie. Shakspeare laisse là la justesse et la clarté et atteint la vie. Du milieu de sa conception complexe et de sa demi-vision colorée, il arrache un fragment, quelque fibre palpitante, et vous le montre; à vous, sur ce débris, de deviner le reste; derrière le mot il y a tout un tableau, une attitude, un long raisonnement en raccourci, un amas d'idées fourmillantes; vous les connaissez, ces sortes de mots abréviatifs et pleins: ce sont ceux que l'on crie dans la fougue de l'invention ou dans l'accès de la passion, termes d'argot et de mode qui font appel aux souvenirs locaux et à l'expérience personnelle[220], petites phrases hachées et incorrectes qui expriment par leur irrégularité la brusquerie et les cassures du sentiment intérieur, mots triviaux, figures excessives[221]. Il y a un geste sous chacune d'elles, une contraction subite de sourcils, un plissement des lèvres rieuses, une pantalonnade ou un déhanchement de toute la machine. Aucune de ces phrases ne note des idées, toutes suggèrent des images; chacune d'elles est l'extrémité et l'aboutissement d'une action mimique complète; aucune d'elles n'est l'expression et la définition d'une idée partielle et limitée. C'est pour cela que Shakspeare est étrange et puissant, obscur et créateur par delà tous les poëtes de son siècle et de tous les siècles, le plus immodéré entre tous les violateurs du langage, le plus extraordinaire entre tous les fabricateurs d'âmes, le plus éloigné de la logique régulière et de la raison classique, le plus capable d'éveiller en nous un monde de formes, et de dresser en pied devant nous des personnages vivants.

III

Recomposons ce monde en cherchant en lui l'empreinte de son créateur. Un poëte ne copie pas au hasard les mœurs qui l'entourent; il choisit dans cette vaste matière, et transporte involontairement sur la scène les habitudes de cœur et de conduite qui conviennent le mieux à son talent. Supposez le logicien, moraliste, orateur, tel qu'un de nos grands tragiques du dix-septième siècle: il ne représentera que les mœurs nobles, il évitera les personnages bas; il aura horreur des valets et de la canaille; il gardera au plus fort des passions déchaînées les plus exactes bienséances; il fuira comme un scandale tout mot ignoble et cru; il mettra partout la raison, la grandeur et le bon goût; il supprimera la familiarité, les enfantillages, les naïvetés, le badinage gai de la vie domestique; il effacera les détails précis, les traits particuliers, et transportera la tragédie dans une région sereine et sublime où ses personnages abstraits, dégagés du temps et de l'espace, après avoir échangé d'éloquentes harangues et d'habiles dissertations, se tueront convenablement et comme pour finir une cérémonie. Shakspeare fait tout le contraire, parce que son génie est tout l'opposé. Sa faculté dominante est l'imagination passionnée délivrée des entraves de la raison et de la morale; il s'y abandonne et ne trouve dans l'homme rien qu'il veuille retrancher. Il accepte la nature et la trouve belle tout entière; il la peint dans ses petitesses, dans ses difformités, dans ses faiblesses, dans ses excès, dans ses déréglements et dans ses fureurs; il montre l'homme à table, au lit, au jeu, ivre, fou, malade; il ajoute les coulisses à la scène. Il ne songe point à ennoblir, mais à copier la vie humaine, et n'aspire qu'à rendre sa copie plus énergique et plus frappante que l'original.

De là les mœurs de ce théâtre, et d'abord le manque de dignité. La dignité vient de l'empire exercé sur soi-même; l'homme choisit dans ses actions et dans ses gestes les plus nobles, et ne se permet que ceux-là. Les personnages de Shakspeare n'en choisissent aucun et se les permettent tous. Ses rois sont hommes et pères de famille, le terrible jaloux Léontès, qui va ordonner le meurtre de sa femme et de son ami[222], joue comme un enfant avec son fils; il le caresse, il lui donne tous les jolis petits noms d'amitié que disent les mères; il ose être trivial; il est bavard comme une nourrice, il en a le langage et il en prend les soins.

.... As-tu mouché ton nez?—On dit qu'il ressemble au mien. Allons, capitaine,—il faut que nous soyons propres, bien propres, mon capitaine[223]....—Venez ici sire page.—Regardez-moi avec vos yeux bleus. Cher petit coquin!—cher mignon! En regardant—les traits de ce visage, il m'a semblé que je reculais—de vingt-trois ans, et je me voyais sans culottes,—avec ma cotte de velours vert, ma dague muselée,—de peur—qu'elle ne mordit son maître.—Combien alors je ressemblais à cette mauvaise herbe,—à ce polisson, à ce monsieur!... Mon frère,—gâtez-vous là-bas votre jeune prince—comme nous avons l'air de gâter le nôtre[224]?

POLYXÈNE.

Quand je suis chez moi, sire,—il fait toute mon occupation, toute ma gaieté, tout mon souci;—tantôt mon ami de cœur, et tantôt mon ennemi juré;—mon parasite, mon soldat, mon homme d'État, mon tout;—il rend un jour de juillet aussi court qu'un jour de décembre,—et, avec ses enfantillages sans fin, me guérit—de pensées qui gèleraient mon sang[225].

Il y a dans Shakspeare vingt morceaux semblables. Les grandes passions, chez lui comme dans la nature, sont précédées ou suivies d'actions frivoles, de petites conversations, de sentiments vulgaires. Les fortes émotions sont des accidents dans notre vie; boire, manger, causer de choses indifférentes, exécuter machinalement une tâche habituelle, rêver à quelque plaisir bien plat ou à quelque chagrin bien ordinaire, voilà l'emploi de toutes nos heures. Shakspeare nous peint tels que nous sommes; ses héros saluent, demandent aux gens de leurs nouvelles, parlent de la pluie et du beau temps, aussi souvent et aussi vulgairement que nous-mêmes, juste au moment de tomber dans les dernières misères ou de se lancer dans les résolutions extrêmes. Hamlet veut savoir l'heure, trouve le vent piquant, cause des festins et des fanfares que l'on entend dans le lointain, et cette conversation si tranquille, si peu liée à l'action, si remplie de petits faits insignifiants, que le hasard seul vient d'amener et de conduire, dure jusqu'au moment où le spectre de son père, se levant dans les ténèbres, lui révèle l'assassinat qu'il doit venger.

La raison commande aux mœurs d'être mesurées; c'est pourquoi les mœurs que peint Shakspeare ne le sont pas. La pure nature est violente, emportée; elle n'admet pas les excuses, elle ne souffre pas les tempéraments, elle ne fait pas la part des circonstances, elle veut aveuglément, elle éclate en injures, elle a la déraison, l'ardeur et les colères des enfants. Les personnages de Shakspeare ont le sang bouillant et la main prompte. Ils ne savent pas se contenir, ils s'abandonnent tout d'abord à leur douleur, à leur indignation, à leur amour, et se lancent éperdument sur la pente roide où leur passion les précipite. Combien en citerai-je? Timon, Léonatus, Cressida, toutes les jeunes filles, tous les principaux personnages des grands drames; Shakspeare peint partout l'impétuosité irréfléchie du premier mouvement. Capulet annonce à sa fille Juliette que dans trois jours elle épousera le comte Paris, et lui dit d'en être fière: elle répond qu'elle n'en est point fière, et que cependant elle remercie le comte de cette preuve d'amour. Comparez la fureur de Capulet à la colère d'Orgon, et vous mesurerez la différence des deux poëtes et des deux civilisations:

Comment! comment, la belle raisonneuse? Qu'est-ce que cela?—«Fière.» Et puis «je vous remercie,» et «je ne vous remercie pas,»—et «je ne suis pas fière.» Jolie mignonne;—plus de ces remercîments, plus de ces fiertés;—mais décidez vos gentils petits pieds, jeudi prochain,—à venir avec Paris à l'église de Saint-Pierre,—ou je t'y traînerai sur une claie!—Hors d'ici, effrontée! carogne! belle pâlotte que vous êtes!—figure de cire!

JULIETTE.

Mon bon père, je vous supplie sur mes genoux,—ayez seulement la patience de me laisser dire un mot.

CAPULET.

Qu'on te pende, jeune gueuse que tu es! désobéissante coquine!—Je te le dis: Va à l'église jeudi,—ou ne me regarde plus jamais en face.—Ne parle pas, ne réplique pas, ne réponds pas.—La main me démange.

LADY CAPULET.

Vous êtes trop vif....

CAPULET.

Sainte hostie! Cela me rend fou. Jour et nuit, matin et soir,—chez moi, dehors, seul, en compagnie,—veillant ou dormant, mon seul soin a été—de la marier, et maintenant que j'ai trouvé—un gentilhomme de race princière—de belles façons, jeune, noblement élevé,—fait comme un cœur pourrait le souhaiter...,—voir une misérable folle larmoyante,—une poupée pleurnicheuse, à cette offre de sa fortune,—répondre: «Je ne veux pas me marier! je ne saurais l'aimer!—Je suis trop jeune; je vous prie, pardonnez-moi!»—Eh bien! si vous ne voulez pas vous marier, je vous pardonnerai, moi!—Allez paître où vous voudrez, vous ne resterez pas sous mon toit.—Regardez-y, pensez-y, je ne plaisante pas.—Jeudi est proche. La main sur votre cœur, avisez.—Si vous êtes ma fille, je vous donnerai à mon ami;—si vous ne l'êtes pas, allez vous faire pendre; mendiez, jeûnez, mourez dans les rues,—car, sur mon âme, je ne te reconnais plus[226].

Cette manière d'exhorter sa fille au mariage est propre à Shakspeare et au seizième siècle. La contradiction est pour ces hommes ce que la vue du rouge est pour les taureaux: elle les rend fous.

On devine bien que dans ce temps et sur le théâtre la décence est chose inconnue. Elle gêne parce qu'elle est un frein, et on s'en débarrasse parce qu'elle gêne. Elle est un don de la raison et de la morale, comme la crudité est un effet de la nature et de la passion. Les paroles dans Shakspeare sont crues au delà de ce qu'on peut traduire. Ses personnages appellent les choses par leurs noms sales, et traînent la pensée sur les images précises de l'amour physique. Les conversations des gentilshommes et des dames sont pleines d'allusions scabreuses, et il faudrait chercher un cabaret de bien bas étage pour en entendre de pareilles aujourd'hui[227].

Ce serait aussi dans un cabaret qu'il faudrait chercher les rudes plaisanteries et le genre d'esprit brutal qui fait le fond de ces entretiens. La politesse bienveillante est le fruit tardif d'une réflexion avancée; elle est une sorte d'humanité et de bonté appliquée aux petites actions et aux discours journaliers; elle ordonne à l'homme de s'adoucir à l'égard des autres et de s'oublier pour les autres; elle contraint la pure nature, qui est égoïste et grossière. C'est pourquoi elle manque aux mœurs de ce théâtre. Vous voyez les charretiers par gaieté et vivacité s'asséner des taloches; telle est à peu près la conversation des seigneurs et des dames qui veulent plaisanter, par exemple celle de Béatrice et de Bénédict[228], personnes fort bien élevées pour le temps, ayant une grande renommée d'esprit et de politesse, et dont les jolies répliques font la joie des assistants. «Ces escarmouches d'esprit» consistent à se dire en termes clairs: Vous êtes un poltron, un glouton, un imbécile, un bouffon, un libertin, une brute!—Vous êtes une sotte, une langue de perroquet, une folle, une.... (le mot y est[229]).—On juge du ton qu'ils prennent lorsqu'ils sont en colère. «Un mendiant ivre, dit Émilie dans Othello, ne jetterait pas de pires injures à sa concubine[230].» Ils ont un vocabulaire de gros mots aussi complet que celui de Rabelais, et ils l'épuisent. Ils prennent la boue à pleines mains et la lancent à leur adversaire sans croire se salir.

Les actions répondent aux paroles. Ils vont sans pudeur ni pitié jusqu'à l'extrémité de leur passion. Ils assassinent, ils empoisonnent, ils violent, ils incendient, et la scène n'est remplie que d'abominations. Shakspeare met sur son théâtre toutes les actions atroces des guerres civiles. Ce sont les mœurs des loups et des hyènes. Il faut lire[231] la sédition de Jack Cade pour prendre une idée de ces folies et de ces fureurs. On croit voir des animaux révoltés, la stupidité meurtrière d'un loup lâché dans une bergerie; la brutalité d'un pourceau qui se soûle et se roule dans l'ordure et dans le sang. Ils détruisent, ils tuent, ils se tuent entre eux; les pieds dans le meurtre, ils demandent à manger et à boire; ils plantent les têtes au bout des piques, ils les font s'entre-baiser, et ils rient[232].

Allez, dit Jack Cade, brûlez toutes les archives du royaume; ma bouche maintenant sera le parlement d'Angleterre.... Le plus orgueilleux pair du royaume ne portera sa tête sur ses épaules qu'après m'avoir payé tribut. Et il n'y aura pas une fille mariée qui ne me donne d'abord en payement son pucelage.... À présent, en Angleterre, on vendra deux sous sept pains d'un sou. Il n'y aura plus d'argent. Tous boiront et mangeront à mes frais, et je les habillerai tous avec la même livrée.... Comme me voilà ici, assis sur la pierre de Londres, j'ordonne et commande que le conduit au pissat ne verse plus que du bordeaux, cette première année de notre règne, et cela aux frais de la ville.... Et à présent toutes les choses seront en commun.... Qu'est-ce que tu peux répondre à Ma Majesté pour avoir livré la Normandie à Monsieur Basimecu, le dauphin de France? (On apporte les têtes de lord Say et de son gendre.) Voilà qui est mieux: Qu'ils se baisent entre eux, car ils s'aimaient bien de leur vivant.

Il ne faut pas lâcher l'homme; on ne sait quelles convoitises et quelles fureurs peuvent couver sous une apparence unie. Jamais la nature n'a été si laide; et cette laideur est la vérité.

Ces mœurs de cannibales ne se rencontrent-elles que chez la canaille? Les princes font pis. Le duc de Cornouailles commande de lier sur une chaise le vieux duc de Glocester, parce que c'est grâce à lui que le roi Lear s'est échappé.

CORNOUAILLES.

.... Tenez la chaise.—Je vais mettre le pied sur ces yeux que voilà. (On tient Glocester pendant que Cornouailles lui arrache un œil et met son pied dessus.)

GLOCESTER.

Que celui de vous qui veut vivre vieux—me donne secours.
Ô cruel! ô vous, dieux!

RÉGANE (fille de Lear).

Un côté serait jaloux de l'autre. L'autre aussi.

CORNOUAILLES (riant).

Si maintenant tu peux voir ta vengeance....

UN SERVITEUR.

Arrêtez votre main, monseigneur.—J'ai commencé à vous
servir quand j'étais encore enfant;—mais je ne vous aurai
jamais rendu de plus grand service—que de vous dire d'arrêter.

CORNOUAILLES.

Comment, misérable chien!

LE SERVITEUR.

Si vous aviez une barbe au menton,—j'irais vous l'arracher dans une querelle pareille.

CORNOUAILLES.

Ah! mon drôle! (Il tire son épée et court sur lui.)

LE SERVITEUR.

Eh bien! venez, et courez la chance de votre colère! (Il tire son épée. Ils se battent. Cornouailles est blessé.)

RÉGANE (à un autre serviteur).

Donne-moi ton épée.—Un paysan qui s'attaque à nous!
(Elle arrache l'épée, vient par derrière et l'en perce.)

LE SERVITEUR.

Oh! je suis tué!... Monseigneur, il vous reste un œil—pour voir le sang que je lui ai tiré. Oh! (Il meurt.)

CORNOUAILLES.

Il n'en verra pas davantage, je l'en empêcherai. (Il met le doigt sur l'œil de Glocester.)—Dehors, sale gelée!—Où est ton lustre à présent? (Il arrache l'autre œil de Glocester et le jette par terre.)

GLOCESTER.

Tout est ténèbres et désolation. Où est mon fils?

RÉGANE.

Allez, jetez-le hors des portes, et qu'il flaire sa route—jusqu'à Douvres[233].

Telles sont les mœurs de ce théâtre. Elles sont sans frein comme celles du temps et comme l'imagination du poëte. Copier les actions plates de la vie journalière, les puérilités et les faiblesses où s'abaissent incessamment les plus grands personnages, les emportements qui les dégradent, les paroles crues, dures ou sales, et les actions atroces où se déploient la licence, la brutalité, la férocité de la nature primitive, voilà l'œuvre de l'imagination libre et nue. Copier ces laideurs et ces excès avec un choix de détails si familiers, si expressifs, si exacts, qu'ils font sentir sous chaque mot de chaque personnage une civilisation tout entière, voilà l'œuvre de l'imagination concentrée et toute-puissante. Cette nature des mœurs et cette énergie de la peinture indiquent une même faculté, unique et excessive, que le style a déjà montrée.

IV

Sur ce fond commun se détache un peuple de figures vivantes et distinctes, éclairées d'une lumière intense, avec un relief saisissant. Cette puissance créatrice est le grand don de Shakspeare, et communique aux mots une vertu extraordinaire. Chaque phrase prononcée par un de ses personnages nous fait voir, outre l'idée qu'elle renferme et l'émotion qui la dicte, l'ensemble des qualités et le caractère entier qui la produisent, le tempérament, l'attitude physique, le geste, le regard du personnage, tout cela en une seconde, avec une netteté et une force dont personne n'a approché. Les mots qui frappent nos oreilles ne sont pas la millième partie de ceux que nous écoutons intérieurement; ils sont comme des étincelles qui s'échappent de distance en distance; les yeux voient de rares traits de flamme; l'esprit seul aperçoit le vaste embrasement dont ils sont l'indice et l'effet. Il y a ici deux drames en un seul: l'un bizarre, saccadé, écourté, visible; l'autre conséquent, immense, invisible; celui-ci couvre si bien l'autre, qu'ordinairement on ne croit plus lire des paroles: on entend le grondement de ces voix terribles, on voit des traits contractés, des yeux ardents, des visages pâlis, on sent les bouillonnements, les furieuses résolutions qui montent au cerveau avec le sang fiévreux, et redescendent dans les nerfs tendus. Cette propriété qu'a chaque phrase de rendre visible un monde de sentiments et de formes vient de ce qu'elle est causée par un monde d'émotions et d'images. Shakspeare, en l'écrivant, a senti tout ce que nous y sentons, et beaucoup d'autres choses. Il avait la faculté prodigieuse d'apercevoir en un clin d'œil tout son personnage, corps, esprit, passé, présent, dans tous les détails et dans toute la profondeur de son être, avec l'attitude précise et l'expression de physionomie que la situation lui imposait. Il y a tel mot d'Hamlet ou d'Othello qui pour être expliqué demanderait trois pages de commentaires; chacune des pensées sous-entendues que découvrirait le commentaire laissait sa trace dans le tour de la phrase, dans l'espèce de la métaphore, dans l'ordre des mots; aujourd'hui, en comptant ces traces, nous devinons les pensées. Ces traces innombrables ont été imprimées en une seconde dans l'espace d'une ligne. À la ligne suivante, il y en a autant, imprimées aussi vite et dans le même espace. Vous mesurez la concentration et la vélocité de l'imagination qui crée ainsi.

Ces personnages sont tous de la même famille. Bons ou méchants, grossiers ou délicats, spirituels ou stupides, Shakspeare leur donne à tous un même genre d'esprit, qui est le sien. Il en fait des gens d'imagination dépourvus de volonté et de raison, machines passionnées, violemment heurtées les unes contre les autres, et qui étaient aux regards ce qu'il y a de plus naturel et de plus abandonné dans l'homme. Donnons-nous ce spectacle, et voyons à tous les étages cette parenté des figures et ce relief des portraits.

Au plus bas sont les êtres stupides, radoteurs ou brutaux. L'imagination existe déjà là où la raison n'est pas née encore; elle subsiste encore là où la raison n'est plus. L'idiot et la brute suivent aveuglément les fantômes qui habitent leur cerveau engourdi ou machinal. Nul poëte n'a compris ce mécanisme comme Shakspeare. Son Caliban, par exemple, sorte de sauvage difforme, nourri de racines, gronde comme une bête sous la main de Prospero, qui l'a dompté. Il hurle incessamment contre son maître, tout en sachant que chaque injure lui sera payée par une douleur. C'est un loup à la chaîne, tremblant et féroce, qui essaye de mordre quand on l'approche, et qui se couche en voyant le fouet levé sur son dos. Il a la sensualité crue, le gros rire ignoble, la gloutonnerie de la nature humaine dégradée. Il a voulu violer Miranda endormie. Il crie après sa pâture et s'en gorge. Un matelot débarqué dans l'île, Stéphano, lui donne du vin; il lui baise les pieds et le prend pour un dieu; il lui demande s'il n'est pas tombé du ciel et l'adore. On sent en lui les passions révoltées et froissées qui ont hâte de se redresser et de s'assouvir. Stéphano a battu son camarade. «Bats-le bien, dit Caliban, et, après un peu de temps, j'oserai le battre aussi.» Il supplie Stéphano de venir avec lui tuer Prospero endormi; il a soif de l'y mener; il danse de joie, et voit d'avance son maître la gorge coupée et la cervelle épanchée par terre. «Je t'en prie, mon roi, ne fais pas de bruit. Vois-tu? ceci est l'ouverture de sa cellule. Va doucement et entre. Fais ce bon meurtre; tu seras maître de l'île pour toujours, et moi, ton Caliban, je te lécherai les pieds[234].»—D'autres, comme Ajax et Cloten, sont plus semblables à l'homme, et pourtant ce que Shakspeare peint en eux, comme dans Caliban, c'est le pur tempérament. La lourde machine corporelle, la masse des muscles, l'épaisseur du sang qui se traîne dans ces membres de lutteurs, oppriment l'intelligence et ne laissent subsister que les passions de l'animal. Ajax donne des coups de poing et avale de la viande, c'est là sa vie; s'il est jaloux d'Achille, c'est à peu près comme un taureau est jaloux d'un taureau. Il se laisse brider et mener par Ulysse, sans regarder devant lui: la plus grossière flatterie l'attire comme un appât. On l'a poussé à accepter le défi d'Hector. Le voilà bouffi d'arrogance, ne daignant plus répondre à personne, ne sachant plus ce qu'il dit ni ce qu'il fait; Thersite lui crie: «Bonjour, Ajax,» et il lui répond: «Merci, Agamemnon.» Il ne pense plus qu'à contempler son énorme personne, et à rouler majestueusement ses gros yeux stupides. Le jour venu, il frappe sur Hector comme sur une enclume. Au bout d'un assez long temps, on les sépare. «Je ne suis pas encore échauffé, dit Ajax, laissez-nous recommencer[235].»—Cloten est moins massif que ce bœuf flegmatique; mais il est aussi imbécile, aussi vaniteux et aussi grossier. La belle Imogène, pressée par ses injures et par son style de cuisinier, lui dit que toute sa personne ne vaut pas le moindre vêtement de Posthumus. Il est piqué au vif, il répète dix fois ce mot, il s'aheurte à cette idée, et revient incessamment s'y choquer tête baissée, à la manière des béliers en colère. «Son vêtement? son moindre vêtement?... Je me vengerai.... Son moindre vêtement?... Bien.» Il prend des habits de Posthumus, et s'en va à Milford-Haven, comptant l'y rencontrer avec Imogène. Chemin faisant, il fait ce monologue: «Avec ces habits sur mon dos, je la violerai; mais d'abord je le tuerai, et sous ses yeux. Elle verra ma valeur, qui sera un tourment pour son insolence. Lui une fois par terre, et mon discours d'insultes achevé sur son corps.... Puis quand mon appétit se sera soûlé sur elle (et, comme je le dis, j'exécuterai la chose avec les habits qu'elle louait tant), je la ramènerai à coups de poing à la cour et à coups de pied à la maison[236].»—D'autres ne sont que des radoteurs; par exemple Polonius, le grave conseiller sans cervelle, «vieil enfant qui n'est pas encore hors des langes,» nigaud solennel qui déverse sur les gens une pluie de conseils, de compliments et de maximes, sorte de porte-voix de cour pouvant servir dans les cérémonies d'apparat, ayant l'air de penser, et ne faisant que réciter des mots.—Mais le plus complet de tous les caractères est celui de la nourrice[237], bavarde, sale en propos, vrai pilier de cuisine, sentant la marmite et les vieilles savates, bête, impudente, immorale, du reste bonne femme et affectionnée à son enfant. Voyez ce radotage décousu et intarissable d'une commère:

LA NOURRICE.

Sur ma foi, je pourrais dire son âge à une heure près.

LADY CAPULET.

Elle n'a pas quatorze ans.

LA NOURRICE.

Vienne la Saint-Pierre au soir, elle aura quatorze ans.—Suzanne et elle (Dieu fasse miséricorde à toutes les âmes chrétiennes!)—étaient du même âge. Bien! Suzanne est avec Dieu;—elle était trop bonne pour moi. Mais, comme je disais,—à la Saint-Pierre au soir, elle aura quatorze ans.—Elle les aura, ma foi. Je m'en souviens bien.—Cela fait onze ans aujourd'hui depuis le tremblement de terre.—De tous les jours de l'année, c'est justement ce jour-là,—je m'en souviens bien, qu'elle fut sevrée.—J'avais mis de l'absinthe au bout de mon sein,—et j'étais assise au soleil contre le mur du pigeonnier.—Monseigneur et vous, vous étiez alors à Mantoue.—Oh! j'ai de la cervelle!... Mais comme je disais,—quand elle eut goûté l'absinthe au bout de mon téton,—et qu'elle l'eut senti amer, la jolie petite folle,—il fallait voir comme elle était maussade et comme elle se rebiffait contre le sein...,—et depuis ce temps, il y a onze ans de passés.—Car elle se tenait déjà sur ses jambes. Oui, par la croix!—Elle courait presque, et se dandinait tout du long.—Même le jour d'avant, elle était tombée sur le front[238].

Là-dessus, elle enfile une histoire indécente, qu'elle recommence quatre fois de suite. On la fait taire, n'importe. Elle a son histoire en tête, et ne cesse pas de la redire et d'en rire toute seule. Les répétitions sans fin sont la démarche primitive de l'esprit. Les gens du peuple ne suivent pas la ligne droite du raisonnement et du récit; ils reviennent sur leurs pas, ils piétinent en place; frappés d'une image, ils la gardent pendant une heure devant leurs yeux, et ne s'en lassent pas. S'ils avancent, ils tournent parmi cent idées incidentes avant d'arriver à la phrase nécessaire. Ils se laissent détourner de leur chemin par toutes les pensées qui viennent à la traverse. Ainsi fait la nourrice, et quand elle rapporte à Juliette des nouvelles de son amant, elle la tourmente et la fait languir, moins par taquinerie que par habitude de divagation.

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