Histoire de la Littérature Anglaise (Volume 2 de 5)
Jésus! quelle hâte! Ne pouvez-vous attendre un instant?—Ne voyez-vous pas que je suis hors d'haleine?
JULIETTE.
Comment es-tu hors d'haleine, quand tu as assez d'haleine—pour me dire que tu es hors d'haleine?...—Tes nouvelles sont-elles bonnes ou mauvaises? Réponds à cela.—Dis l'un ou l'autre. J'attendrai le détail.—Contente-moi. Sont-elles bonnes ou mauvaises?
LA NOURRICE.
Ah! vous avez fait un choix de novice. Vous ne savez pas choisir un homme. Roméo! non, pas lui. Quoique ce soit la plus belle figure, c'est la jambe la mieux faite. Pour sa main, sa taille et son pied, il n'y a rien à en dire, mais il n'y en a point de pareils. Ce n'est pas une fleur de courtoisie, mais je le garantis aussi doux que l'agneau.—Va ton chemin, fillette. Sers Dieu.—Hein! a-t-on dîné à la maison?
JULIETTE.
Non, non. Mais je savais déjà tout cela.—Que dit-il de notre mariage? Qu'en dit-il?
LA NOURRICE.
Seigneur! comme ma tête me fait mal! Quelle tête j'ai!—Elle bat comme si elle allait se briser en cent pièces.—Mon dos, de l'autre côté! Oh! mon dos, mon dos!—Maudite soit votre idée de m'envoyer comme cela—attraper ma mort à force de trotter par les rues!
JULIETTE.
En bonne foi, je suis fâchée que tu ne sois pas bien.—Chère, chère, chère nourrice, dis-moi, que répond mon amour?
LA NOURRICE.
Votre amour répond comme un honnête gentilhomme qu'il est,—et courtois, et doux, et beau,—et vertueux, j'en suis caution. Où est votre mère[239]?
Cela ne tarit pas. Son bavardage est pire encore quand elle vient annoncer à Juliette la mort de son cousin et l'exil de Roméo. Ce sont les cris perçants et les hoquets d'une grosse pie asthmatique. Elle se lamente, elle brouille les noms, elle fait des phrases, elle finit par demander de l'eau-de-vie. Elle maudit Roméo, puis elle l'amène dans la chambre de Juliette. Le lendemain, on commande à Juliette d'épouser le comte Paris; Juliette se jette dans les bras de sa nourrice, implorant consolations, conseil, assistance. Celle-ci trouve le vrai remède: épousez Paris.
Oh! c'est un aimable gentilhomme!—Roméo est un torchon de cuisine auprès de lui.... Un aigle, madame,—n'a pas l'œil aussi vert, aussi vif, aussi perçant—que Paris. Malédiction sur moi,—si je ne vous trouve pas heureuse de ce second mariage,—car il surpasse votre premier[240]!
Cette immoralité naïve, ces raisonnements de girouette, cette façon de juger l'amour en poissarde, achèvent le portrait.
V
L'imagination machinale fait les personnages bêtes de Shakspeare; l'imagination rapide, hasardeuse, éblouissante, tourmentée, fait ses gens d'esprit. Il y a plusieurs genres d'esprit. L'un, tout français, qui n'est que la raison même, ennemi du paradoxe, railleur contre la sottise, sorte de bon sens incisif, n'ayant d'autre emploi que de rendre la vérité amusante et visible, la plus perçante des armes chez un peuple intelligent et vaniteux: c'est celui de Voltaire et des salons. L'autre, qui est celui des improvisateurs et des artistes, n'est autre chose que la verve inventive, paradoxale, effrénée, exubérante, sorte de fête que l'on se donne à soi-même, fantasmagorie d'images, de pointes, d'idées bizarres, qui étourdit et qui enivre comme le mouvement et l'illumination d'un bal. Tel est l'esprit de Mercutio, des clowns, de Béatrice, de Rosalinde et de Bénédict. Ils rient, non par sentiment du ridicule, mais par envie de rire. Cherchez ailleurs les campagnes que la raison agressive entreprend contre la folie humaine. Ici la folie est dans toute sa fleur. Nos gens songent à s'amuser, rien de plus. Ils sont de bonne humeur, ils font faire des cavalcades à leur esprit à travers le possible et l'impossible. Ils jouent sur les mots, ils en tourmentent le sens, ils en tirent des conséquences absurdes et risibles, ils se les renvoient comme avec des raquettes, coup sur coup, en faisant assaut de singularité et d'invention. Ils habillent toutes leurs idées de métaphores, étranges ou éclatantes. Le goût du temps était aux mascarades; leur entretien est une mascarade d'idées. Ils ne disent rien en style simple; ils ne cherchent qu'à entasser des choses subtiles, recherchées, difficiles à inventer et à comprendre; toutes leurs expressions sont raffinées, imprévues, extraordinaires; ils outrent leur pensée et la changent en caricature. «Ah! pauvre Roméo, dit Mercutio, il est déjà mort, poignardé par l'œil noir d'une blanche beauté! transpercé à travers l'oreille par une chanson d'amour, le cœur crevé juste au centre par la flèche du petit archer aveugle[241]!»—Bénédict raconte une conversation qu'il vient d'avoir avec sa maîtresse: «Oh! elle m'a maltraité de façon à mettre à bout la patience d'une souche. Un chêne, avec une seule feuille verte pour tout feuillage, lui aurait répondu. Mon masque lui-même commençait à prendre vie et à quereller avec elle[242]!» Ces extravagances gaies et perpétuelles indiquent l'attitude des interlocuteurs. Ils ne restent pas tranquillement assis sur leurs chaises, comme les marquis du Misanthrope; ils pirouettent, ils sautent, ils se griment, ils jouent hardiment la pantomime de leurs idées; leurs fusées d'esprit se terminent en chansons. Jeunes gens, soldats et artistes, ils tirent un feu d'artifice de phrases et gambadent tout à l'entour. «Quand je suis née, une étoile dansait.» Ce mot de Béatrice peint ce genre d'esprit poétique, scintillant, déraisonnable, charmant, plus voisin de la musique que de la littérature, sorte de rêve qu'on fait tout haut et tout éveillé, et dans lequel celui de Mercutio se trouve à sa place.
Oh! je le vois, la reine Mab vous a visité cette nuit.—Elle est l'accoucheuse des fées. Et elle vient,—grosse comme l'agate de la bague—qui est au doigt d'un alderman,—traînée par un attelage de petits atomes,—passant sur le nez des gens quand ils sont endormis.—Les rayons de ses roues sont faits avec des pattes de faucheux,—le dessus avec des ailes de cigales,—les traits avec la toile des plus petites araignées,—les colliers avec les rayons humides de la lune,—le fouet avec un os de grillon, la lanière avec une pellicule.—Son cocher est un petit moucheron en habit gris,—son char est une noisette vide,—fabriquée par l'écureuil, son menuisier, et par la vieille larve,—qui de temps immémorial sont les carrossiers des fées.—Dans cet équipage, elle galope chaque nuit—à travers les cerveaux des amants, et ils rêvent d'amour;—sur les genoux des courtisans, et ils rêvent aussitôt de révérences;—sur les doigts des gens de loi, qui rêvent aussitôt à des honoraires;—sur les lèvres des dames, qui rêvent aussitôt à des baisers....—Parfois elle galope sur le nez d'un courtisan,—et il rêve qu'il flaire une grâce à obtenir.—Parfois elle vient avec la queue d'un cochon de dîme,—et en chatouille le nez d'un curé endormi;—là-dessus il rêve d'un autre bénéfice.—Parfois elle passe sur le cou d'un soldat,—alors il songe qu'il coupe la gorge à des ennemis; il rêve de brèches, embuscades, lames espagnoles, de rasades et brocs pleins, profonds de cinq brasses; puis, tout à coup—elle tambourine à son oreille. Il sursaute, il s'éveille,—et sur cette alerte il jure une prière ou deux,—puis se rendort.... C'est cette Mab—qui tresse la nuit les crinières des chevaux,—et colle dans les vilaines chevelures entremêlées—ces boucles qui, une fois dénouées, présagent de grandes infortunes.—C'est elle qui[243]....
Roméo l'interrompt, sans quoi il ne finirait pas. Que le lecteur compare aux conversations de notre théâtre ce petit poëme, «enfant d'une imagination vaine, aussi légère que l'air, plus inconstante que le vent,» jeté sans disparate au milieu d'un entretien du seizième siècle, et il comprendra la différence de l'esprit qui s'occupe à faire des raisonnements ou à noter des ridicules, et de l'imagination qui se divertit à imaginer.
Falstaff a les passions des bêtes et l'imagination des gens d'esprit. Il n'est point de caractère qui montre mieux la verve et l'immoralité de Shakspeare. Falstaff est un pilier de mauvais lieu, jureur, joueur, batteur de pavés, vrai sac à vin, ignoble à faire plaisir. Il a le ventre énorme, les yeux rougis, la trogne enflammée, la jambe branlante; il passe sa vie accoudé parmi les brocs de la taverne ou endormi par terre derrière les tentures; il ne se réveille que pour blasphémer, mentir, se vanter et voler. Il est aussi escroc que Panurge, qui avait soixante-trois manières d'attraper de l'argent, «dont la plus honnête était par larcin furtivement fait.» Et ce qui est pis, il est vieux, chevalier, homme de cour et bien élevé. Ne semble-t-il pas qu'il doive être odieux et rebutant? Point du tout, on ne peut s'empêcher de l'aimer. Au fond, comme Panurge son frère, il est «le meilleur fils du monde.» Il n'y a point de méchanceté dans son fait; il n'a d'autre envie que de rire et de s'amuser. Quand on l'injurie, il crie plus haut que les gens, et les paye avec usure en gros mots et en insultes; mais il ne leur sait point mauvais gré pour cela. Un instant après, le voilà attablé avec eux dans un bouge, buvant à leur santé en frère et compagnon. S'il a des vices, il les expose au jour si naïvement, qu'on est forcé de les lui pardonner. Il a l'air de nous dire: «Eh bien! je suis comme cela, que voulez-vous? J'aime à boire: est-ce que le bon vin n'est pas bon? Je m'enfuis le grand pas quand approchent les coups: est-ce que les coups ne font pas mal? Je fais des dettes et j'escroque de l'argent aux imbéciles: est-ce qu'il n'est pas agréable d'avoir de l'argent dans sa poche? Je me vante: est-ce qu'il n'est pas naturel de vouloir être considéré?»—«Entends-tu, Henri? Tu sais qu'Adam, dans l'état d'innocence, tomba. Et qu'est-ce que pourrait faire le pauvre John Falstaff dans ce siècle de perversité! Tu vois, j'ai plus de chair que les autres, et partant plus de fragilité.» Falstaff est si franchement immoral, qu'il ne l'est plus. À un certain degré finit la conscience; la nature prend sa place, et l'homme court sur ce qu'il désire sans plus penser au juste ni à l'injuste qu'un animal de la forêt voisine. Falstaff, chargé de faire des recrues, a vendu des exemptions à tous les riches, et n'a enrôlé que des coquins affamés et à moitié nus. Il n'y a qu'une chemise et demie dans toute sa compagnie; cela l'inquiète: «Bah! ils vont trouver du linge étendu sur chaque haie!» Le prince qui les passe en revue lui dit qu'il n'a jamais vu de si pitoyables gredins: «Bon! bon! dit Falstaff, chair à canon, mon prince, chair à canon. Ils combleront un fossé aussi bien et mieux que d'autres. N'ayez crainte, ils sont mortels, bien mortels[244]!» Sa seconde excuse est la verve intarissable. S'il y eut jamais quelqu'un «fort en gueule,» c'est lui. Les injures et les jurons, les malédictions, les apostrophes, les protestations, coulent de lui comme d'un tonneau ouvert. Il n'est jamais à court: il improvise des expédients pour toutes les difficultés. Les mensonges poussent en lui, fleurissent, grossissent, s'engendrent les uns les autres, comme des champignons sur une couche de terre grasse et pourrie. Il ment encore plus par imagination et par nature que par intérêt et nécessité. On s'en aperçoit à la manière dont il offre ses inventions. Il raconte qu'il a combattu seul contre deux hommes. Un instant après, c'est contre quatre hommes. Bientôt il y en a sept, puis onze, puis quatorze. On l'arrête à temps, sans quoi il parlerait tout à l'heure d'une armée entière. Démasqué, il ne perd pas sa bonne humeur, et rit tout le premier de ses forfanteries. «Camarades, braves gens, mes enfants, cœurs d'or, allons, soyons gais, jouons une farce[245]!» Il improvise le rôle grondeur du roi Henri avec tant de naturel, qu'on le prendrait pour un roi ou pour un comédien. Ce gros bonhomme ventru, poltron, cynique, braillard, ivrogne, paillard, poëte d'auberge, est un des favoris de Shakspeare. C'est que ses mœurs sont celles de la pure nature, et que l'esprit de Shakspeare est parent de son esprit.
VI
La nature est dévergondée et grossière dans cette masse de chair, alourdie de vin et de graisse. Elle est délicate dans le corps délicat des femmes; mais elle est aussi déraisonnable et aussi passionnée dans Desdémona que dans Falstaff. Les femmes de Shakspeare sont des enfants charmants, qui sentent avec excès et qui aiment avec folie. Elles ont des mouvements d'abandon, de petites colères, de jolis mots d'amitié, des mutineries coquettes, une volubilité gracieuse, qui rappellent le babil et la gentillesse des oiseaux. Les héroïnes de notre théâtre sont presque des hommes; celles-ci sont des femmes et dans tout le sens du mot. On ne peut être plus imprudente que Desdémona. Elle s'est prise de compassion pour Cassio, et veut sa grâce passionnément, quoi qu'il advienne, que la chose soit juste ou non, qu'elle soit dangereuse ou non. Elle ne sait rien de toutes les lois des hommes, elle n'y pense pas. Tout ce qu'elle voit, c'est que Cassio est malheureux. «Sois tranquille, Cassio. Mon seigneur ne reposera plus. Je le tiendrai éveillé jusqu'à ce qu'il s'apprivoise. Je parlerai à lui faire perdre patience; son lit lui semblera une école, sa table un confessionnal; j'entremêlerai dans tout ce qu'il fera la requête de Cassio[246].» Elle demande sa grâce: «Non, pas maintenant, chère Desdémona; une autre fois.—Mais sera-ce bientôt?—Le plus tôt que je le pourrai, ma chère, pour l'amour de vous.—Sera-ce ce soir à souper?—Non, pas ce soir.—Alors demain à dîner?—Je ne dînerai pas à la maison.—Eh bien! alors, demain soir, ou mardi matin, ou mardi après midi, ou le soir, ou mercredi matin. Je t'en prie, marque le temps; mais que cela ne dépasse pas trois jours, car en vérité il est repentant.» Elle s'étonne un peu de se voir refusée; elle le gronde. Il cède; qui ne céderait pas en voyant l'air de reproche de ces beaux yeux boudeurs? «Oh! dit-elle avec une jolie moue, ceci n'est pas un don. C'est comme si je vous priais de porter vos gants, de vous tenir chaudement, ou de faire quelque autre chose agréable.»—Un instant après, quand il la prie de le laisser seul un instant, voyez l'innocente gaieté, la révérence preste, et ce ton badin de petite fille: «Vous refuserai-je? Non, adieu, monseigneur. Émilia, viens. Soyez comme il vous plaira, je suis obéissante[247].»—Cette vivacité, cette pétulance n'empêche pas la modestie craintive et la timidité silencieuse; au contraire, elles ont la même cause, qui est la sensibilité extrême. Celle qui sent promptement et beaucoup a plus de réserve et plus de passion que les autres; elle éclate ou elle se tait; elle ne dit rien ou elle dit tout. Telle est cette Imogène, «si tendre aux reproches que les paroles sont des coups, et que les coups sont une mort pour elle.» Telle est Virginia, la douce épouse de Coriolan: elle n'a point le cœur romain: elle s'effraye des victoires de son mari; quand Volumnia le peint frappant du pied sur le champ de bataille, et de la main essuyant son front sanglant, elle pâlit: «Son front sanglant! dit-elle. Ô Jupiter, point de sang!»—Elle veut oublier ce qu'elle sait de ces dangers, elle n'ose y penser; quand on lui demande si Coriolan n'a point coutume de revenir blessé: «Oh! non, non, non[248]!» Elle fuit cette cruelle image, et pourtant elle garde incessamment au fond du cœur une angoisse secrète. Elle ne veut plus sortir, elle ne sourit plus, elle souffre à peine qu'on vienne la voir; elle se reprocherait comme un manque de tendresse un moment d'oubli ou de gaieté. Quand il revient, elle ne sait que rougir et pleurer.—C'est à l'amour que cette sensibilité exaltée doit aboutir. Aussi elles aiment toutes sans mesure, et presque toutes du premier coup. Au premier regard jeté sur Roméo, Juliette dit à sa nourrice: «Va, demande son nom. S'il est marié, ma tombe sera mon lit de noces.» C'est leur destinée qui se révèle. Telles que Shakspeare les a faites, elles ne peuvent qu'aimer, et elles doivent aimer jusqu'à mourir. Mais ce premier regard est une extase, et cette soudaine arrivée de l'amour est un ravissement. Miranda apercevant Fernando croit voir une créature céleste. Elle s'arrête immobile, dans l'éblouissement de cette vision subite, au bruit des concerts divins qui s'élèvent du plus profond de son cœur. Elle pleure en le voyant traîner de lourdes bûches; de ses frêles mains blanches, elle veut faire l'ouvrage pendant qu'il se reposera. Sa compassion et sa tendresse l'emportent; elle n'est plus maîtresse de ses paroles, elle dit ce qu'elle ne veut point dire, ce que son père lui a défendu de découvrir, ce qu'un instant auparavant elle n'eût jamais avoué. Cette âme trop pleine s'épanche sans le savoir, heureuse et honteuse du flot de bonheur et de sensations nouvelles dont un sentiment inconnu l'a comblée. «Je suis une folle de pleurer de ce dont je suis heureuse.—De quoi pleurez-vous?—De mon indignité qui n'ose pas offrir ce que je voudrais donner, et encore bien moins prendre ce que je mourrai de ne pas avoir.... Je suis votre femme, si vous voulez m'épouser; sinon, je mourrai votre servante[249].» Cette invincible invasion de l'amour transforme tout le caractère. La craintive et tendre Desdémona, tout d'un coup, en plein sénat, devant son père, renonce à son père; elle ne songe pas un instant à lui demander pardon, ni à le consoler. Elle veut partir avec Othello pour Chypre, à travers la flotte ennemie et la tempête. Tout disparaît pour elle devant l'image unique et adorée qui a pris l'entière et l'absolue possession de tout son cœur. Aussi les malheurs extrêmes, les résolutions meurtrières ne sont que des suites naturelles de ces amours. Ophélie devient folle, Juliette se tue et il n'est personne qui ne voie que ces folies et ces morts sont nécessaires. Ce n'est donc point la vertu que vous trouverez dans de telles âmes, car on entend par vertu la volonté réfléchie de bien faire et l'obéissance raisonnée au devoir. Elles ne sont pures que par délicatesse ou par amour. Elles répugnent au vice comme à une chose grossière, et non comme à une chose immorale. Elles ressentent non du respect pour le mariage, mais de l'adoration pour leur mari. «Ô doux et charmant lis[250]!» ce mot de Cymbeline peint ces frêles et aimables fleurs qui ne peuvent s'arracher de l'arbre auquel elles sont unies, et dont la moindre impureté ternirait la blancheur. Quand Imogène apprend que son mari veut la tuer comme infidèle, elle ne se révolte pas contre l'outrage; elle n'a point d'orgueil, mais seulement de l'amour. «Infidèle à sa couche!» Elle s'évanouit en songeant qu'elle n'est plus aimée. Quand Cordélia entend son père, vieillard irritable, déjà presque insensé, lui demander comment elle l'aime, elle ne peut se résoudre à lui faire tout haut les protestations flatteuses que ses sœurs viennent d'entasser. Elle a honte d'étaler sa tendresse en public et d'en acheter une dot. Il la déshérite et la chasse; elle se tait. Et quand plus tard elle le retrouve abandonné et fou, elle s'agenouille auprès de lui avec une émotion si pénétrante, elle pleure sur cette chère tête insultée avec une pitié si tendre, qu'on croit entendre l'accent d'une mère désolée et ravie qui baise les lèvres pâlies de son enfant[251]. Si enfin Shakspeare rencontre un caractère héroïque, digne de Corneille, romain, celui de la mère de Coriolan, il expliquera par la passion ce que Corneille eût expliqué par l'héroïsme. Il la peindra violente et avide des sensations violentes de la gloire. Elle ne saura pas se contenir. Elle éclatera en accents de triomphe quand elle verra son fils couronné, en imprécations de vengeance quand elle le verra banni. Elle descendra dans les vulgarités de l'orgueil et de la colère, elle s'abandonnera aux effusions folles de la joie, aux rêves de l'imagination ambitieuse[252], et prouvera une fois de plus que l'imagination passionnée de Shakspeare a laissé sa ressemblance dans toutes les créatures qu'elle a formées.
VII
Rien de plus facile à un pareil poëte que de former des scélérats parfaits. Il manie partout les passions effrénées qui les fondent, et il ne rencontre nulle part la loi morale qui les retient; mais en même temps et par la même faculté il change les masques inanimés que les conventions de théâtre fabriquent sur un modèle toujours le même, en figures vivantes qui font illusion. Comment faire un démon qui paraisse aussi réel qu'un homme? Iago est un soldat d'aventure qui a roulé dans le monde depuis la Syrie jusqu'à l'Angleterre, qui, confiné dans les bas grades, ayant vu de près les horreurs des guerres du seizième siècle, en a retiré des maximes de Turc et une philosophie de boucher; de préjugés il n'en a plus.—«Ô ma réputation, ma réputation! s'écrie Cassio déshonoré.—Bah! dit Iago, c'est une phrase. À vos cris, je vous croyais blessé quelque part[253].» Quant à la vertu des femmes, il la traite en homme qui a fréquenté des trafiquants d'esclaves. Il juge l'amour de Desdémona comme il jugerait celui d'une cavale: cela dure tant; ensuite.... Et il expose là-dessus une théorie expérimentale, avec détails précis et expressions crues, à la façon d'un physiologiste de haras[254]. Desdémona, sur la plage, essayant d'oublier son anxiété, le prie, pour la distraire, de lui faire l'éloge des femmes. Il ne trouve pour chaque portrait que des gravelures injurieuses. Elle insiste, et lui dit de supposer une femme véritablement parfaite. «Celle-là, dit Iago, n'est bonne que pour donner à téter à des bambins et débiter de la petite bière[255].»—«Ô noble dame, dit-il ailleurs, ne me demandez pas de louer quelqu'un, car je ne suis rien quand je ne critique pas[256].» Ce mot donne la clef de son caractère. Il méprise l'homme; Desdémona est pour lui une petite fille lascive, Cassio un élégant faiseur de phrases, Othello un taureau furieux, Roderigo un âne qu'on bâte, qu'on rosse et qu'on fait trotter. Il s'amuse à entre-choquer ces passions; il en rit comme d'un spectacle. Lorsque Othello évanoui palpite dans les convulsions, il se réjouit de ce bel effet. «Travaille, ma drogue, travaille! Voilà comme on prend ces niais crédules[257].» On dirait un des empoisonneurs du temps examinant l'action d'une potion nouvelle sur un chien qui râle. Il ne parle que par sarcasmes; il en a contre tout le monde, même contre les gens qu'il ne connaît pas. Lorsqu'il réveille Brabantio pour l'avertir de l'enlèvement de sa fille, il lui crie la chose en termes de caserne, aiguisant la pointe de l'âpre ironie, et semblable au bourreau consciencieux qui se frotte les mains en écoutant le patient crier sous son couteau. «Tu es un misérable! lui dit Brabantio.—Vous êtes.... un sénateur[258].» Mais le trait qui véritablement l'achève et le range à côté de Méphistophélès, c'est la vérité atroce et le vigoureux raisonnement par lequel il égale sa scélératesse à la vertu[259]. Cassio, sur son conseil, va trouver Desdémona qui lui fera obtenir sa grâce; cette visite sera la perte de Desdémona et de Cassio. Iago, laissé seul, chantonne un instant tout bas, puis s'écrie: «Où est maintenant celui qui m'appelle coquin? Ce conseil est loyal, honnête, raisonnable, et ma foi! je lui ai donné le bon moyen de regagner le Maure[260].» Ajoutez à tous ces traits une verve diabolique[261], une invention intarissable d'images, de caricatures, de saletés, un ton de corps de garde, des gestes et des goûts brutaux de soldat, des habitudes de dissimulation, de sang-froid et de haine, de patience, contractées dans les périls et dans les ruses de la vie militaire, dans les misères continues d'un long abaissement et d'une espérance frustrée; vous comprendrez comment Shakspeare a pu changer la perfidie abstraite en une figure réelle, et pourquoi l'atroce vengeance d'Iago n'est qu'une suite nécessaire de son naturel, de sa vie et de son éducation.
VIII
Combien ce génie passionné et abandonné de Shakspeare est plus visible encore dans les grands personnages qui portent tout le poids du drame! L'imagination effrayante, la vélocité furieuse des idées multipliées et exubérantes, la passion déchaînée, précipitée dans la mort et dans le crime, les hallucinations, la folie, tous les ravages du délire lâché au travers de la volonté et de la raison, voilà les forces et les fureurs qui les composent. Parlerai-je de cette éblouissante Cléopatre qui enveloppe Antoine dans le tourbillon de ses inventions et de ses caprices, qui fascine et qui tue, qui jette au vent la vie des hommes comme une poignée du sable de son désert, fatale fée d'Orient qui joue avec l'amour et la mort, impétueuse, irrésistible, créature d'air et de flamme, dont la vie n'est qu'une tempête, dont la pensée, incessamment dardée et rompue, ressemble à un petillement d'éclairs? D'Othello qui, obsédé par l'image précise de l'adultère physique, crie à chaque parole d'Iago comme un homme sur la roue; qui, les nerfs endurcis par vingt ans de guerres et de naufrages, délire et s'évanouit de douleur, et dont l'âme, empoisonnée par la jalousie, se détraque et se désorganise dans les convulsions, puis dans la stupeur? Du vieux roi Lear, violent et faible, dont la raison demi-dérangée se renverse peu à peu sous le choc de trahisons inouïes, qui offre l'affreux spectacle de la folie croissante, puis complète, des imprécations, des hurlements, des douleurs surhumaines, où l'exaltation des premiers accès emporte le malade, puis de l'incohérence paisible, de l'imbécillité bavarde où il se rassoit brisé: création étonnante, suprême effort de l'imagination pure, maladie de la raison que la raison n'eût jamais pu figurer! Entre tant de portraits, choisissons-en deux ou trois pour indiquer la profondeur et l'espèce des autres[262]. Le critique est perdu dans Shakspeare comme dans une ville immense; il décrit deux monuments et prie le lecteur de conjecturer la cité.
Le Coriolan de Plutarque est un patricien austère, froidement orgueilleux, général d'armée. Entre les mains de Shakspeare, il est devenu soldat brutal, homme du peuple pour le langage et pour les mœurs, athlète de Batailles, «dont la voix gronde comme un tambour,» à qui la contradiction fait monter aux yeux un flot de sang et de colère, tempérament terrible et superbe, âme d'un lion dans un corps de taureau. Le philosophe Plutarque lui prêtait une belle action philosophique, disant qu'il avait pris soin de sauver son hôte dans le sac de Corioles. Le Coriolan de Shakspeare a bien la même intention, car au fond il est brave homme; mais quand Lartius lui demande le nom de ce pauvre Volsque pour le faire mettre en liberté, il répond en bâillant:
.... Par Jupiter, oublié!—Je suis las.... Bah! ma mémoire est fatiguée.—N'avons-nous point de vin ici[263]?
Il a chaud, il s'est battu, il a besoin de boire; il laisse son Volsque à la chaîne et n'y pense plus. Il se bat comme un portefaix, avec des cris et des injures, et les clameurs sorties de cette profonde poitrine percent le tumulte de la bataille comme les cris d'une trompette d'airain. Il a escaladé les murs de Corioles, il a tué jusqu'à se gorger de carnage. Sur-le-champ il prend sa course vers l'autre armée, et arrive rouge de sang comme un homme «écorché.»—«Est-ce que j'arrive trop tard?—Marcius!...—Est-ce que j'arrive trop tard?»—La bataille n'est pas encore livrée; il embrasse Cominius «avec des bras aussi forts que ceux dans lesquels il a pressé sa fiancée, le cœur aussi joyeux que le jour de ses noces[264];» c'est que la bataille pour lui est une fête. Il faut à ces sens et à ce corps d'athlète les cris, le cliquetis de la mêlée, les émotions de la mort et des blessures. Il faut à ce cœur orgueilleux et indomptable les joies de la victoire et de la destruction. Voyez paraître cette arrogance de noble et ces mœurs de soldat, lorsqu'on lui offre la dîme du butin:
.... Je vous remercie, général;—mais je ne puis faire consentir mon cœur à prendre—un salaire pour payer mon épée[265]!
Les soldats crient: Marcius! Marcius! et les trompettes sonnent. Il se met en colère; il maudit les braillards:
.... Assez, je vous dis.—Parce que je n'ai pas lavé mon nez qui saigne,—ou parce que j'ai porté en terre quelques pauvres diables,—vous clabaudez mon nom avec des acclamations d'enragés,—comme si j'aimais qu'on mît mon estomac au régime—de louanges assaisonnées de mensonges[266]!
On se réduit à le combler d'honneurs; on lui donne un cheval de guerre; on lui décerne le surnom de Coriolan, et tous crient: Caïus Marcius Coriolan!
.... Je vais me laver.—Et quand ma figure sera belle, vous verrez—si je rougis ou non. Pourtant je vous remercie.—Je monterai votre cheval[267].
Cette grosse voix, ce gros rire, ce brusque remercîment d'un homme qui sait agir et crier mieux que parler, annoncent la manière dont il va traiter les plébéiens. Il les charge d'injures; il n'a pas assez d'insultes contre ces cordonniers, ces tailleurs, poltrons envieux, à genoux devant un écu. «Leur montrer mes blessures,—demander leurs voix puantes,—me faire le mendiant de Dick et de Jack[268]!» Il le faut pour être consul, et ses amis l'y contraignent. C'est alors que l'âme passionnée, incapable de se maîtriser, telle que Shakspeare sait la peindre, éclate tout entière. Il est la sous la robe de candidat, grinçant des dents, et préparant ainsi sa demande:
.... Qu'est-ce qu'il faut que je dise?—«Je vous prie, monsieur?» Malédiction! je ne pourrai jamais—plier ma langue à cette allure. «Regardez, monsieur, mes blessures,—je les ai gagnées au service de mon pays, lorsque—certains quidams de vos confrères hurlaient de peur, et se sauvaient—du son de nos propres tambours[269].»
Les tribuns n'ont pas de peine à arrêter l'élection d'un candidat qui sollicite de ce ton. Ils le piquent en plein sénat, ils lui reprochent son discours sur le blé. À l'instant il le répète et l'aggrave. Une fois lâché, ni danger ni prière ne le retient. «Son cœur est dans sa bouche. Il oublie qu'il ait jamais entendu le nom de la mort.» Il invective contre le peuple, contre les tribuns, magistrats de la rue, adulateurs de la canaille. «Assez! lui crie Ménénius.—Oui, assez et trop! disent les tribuns.—Trop! Prenez ceci encore, et que tout ce par quoi on peut jurer, divin ou humain, scelle ce que je vais dire: Abolissez cette magistrature; arrachez cette langue de la multitude. Qu'ils ne lèchent plus le miel qui est leur poison. Jetez leur pouvoir dans la poussière[270].» Le tribun crie trahison et veut le saisir.
.... Hors d'ici, vieille chèvre!—hors d'ici, pourriture! ou je te secoue—à faire sortir tes os de ton vêtement[271].
Il le bat, et chasse le peuple de l'enceinte; il se croit parmi les Volsques. «Sur un bon terrain, j'en mettrais quarante à bas.» Et quand on l'emmène, il menace encore, et «parle du peuple comme s'il était un dieu choisi pour punir, non un homme mortel comme eux.».
Il fléchit pourtant devant sa mère, car il a reconnu en elle une âme aussi hautaine et un courage aussi intraitable que le sien. Il a subi dès l'enfance l'ascendant de cette fierté qu'il admire; «ce sont les louanges de sa mère qui ont fait de lui un soldat[272].» Impuissant contre lui-même, incessamment troublé par la fougue d'un sang trop chaud, il a toujours été le bras, elle a toujours été la pensée. Il obéit par un respect involontaire, comme un soldat devant son général; mais par quels efforts! «Vaincre son cœur, mettre sur sa joue le sourire des coquins, dans ses yeux des larmes d'écolier, changer son courage en une lâcheté de courtisane, plier le genou comme un mendiant qui a reçu l'aumône[273];» il aimerait mieux «mettre sous la meule le corps de Marcius et en jeter la poussière au vent.» Sa mère le blâme.
.... Je vous en prie, apaisez-vous,—ma mère; je m'en vais à la place du marché.—Ne me grondez plus. Je vais faire l'arlequin,—les cajoler, escroquer leur faveur, et revenir le bien-aimé—de tous les métiers de Rome. Vous voyez, j'y vais[274].
Il y va, et ses amis parlent pour lui. Sauf quelques boutades amères, il a l'air de se soumettre. Alors le tribunal prononce l'accusation et le somme de répondre comme traître au peuple.
Comment! traître!
MÉNÉNIUS.
De la patience. Vous avez promis.
Que le feu du dernier enfer enveloppe le peuple!—M'appeler traître! toi, insolent tribun!—Quand dans tes yeux il y aurait vingt mille morts,—quand dans tes mains tu en serrerais vingt millions,—quand il y en aurait deux fois autant dans ta bouche de menteur,—je te dirais que tu mens, à ta face, d'une voix aussi libre—que quand je prie les dieux[275].
On l'entoure, on le supplie, il n'écoute rien; il écume, il est comme un lion blessé.
Qu'ils me condamnent à être précipité de la roche Tarpeïenne,—à vagabonder dans l'exil, à être écorché; emprisonné pour languir,—avec un grain de blé par jour, je n'achèterais pas—leur merci au prix d'une douce parole,—ni je ne plierais mon courage, quelque chose qu'ils puissent donner,—jusqu'à dire bonjour pour l'obtenir[276].
Le peuple l'exile et appuie de ses acclamations la sentence du tribun.
Vous, meute de roquets des rues, dont je hais le souffle—comme la vapeur des marais pourris, dont j'estime l'amour—à l'égal des charognes abandonnées,—qui corrompent mon air, je vous bannis.—.... Avec ce mépris,—à vous, la commune, je vous tourne le dos, comme ceci.—Il y a un monde ailleurs[277].
À ces rugissements, vous jugez de sa haine. Elle va croître par l'attente de la vengeance. Le voilà maintenant devant Rome avec l'armée volsque. Ses amis s'agenouillent devant lui, il ne les relève pas. Le vieux Ménénius, qui l'avait aimé comme un fils, n'arrive en sa présence que pour être chassé. «Femme, mère, enfant, je ne connais plus personne.»—C'est lui-même qu'il ne connaît pas. Car cette force de haïr, dans un grand cœur, est la même que la force d'aimer. Il a des transports de tendresse comme il a des transports de rage, et ne sait pas plus se contenir dans la joie que dans la douleur. Il court, malgré sa résolution, dans les bras de sa femme; il fléchit le genou devant sa mère. Il avait appelé les chefs volsques pour les rendre témoins de ses refus, et devant eux il accorde tout et pleure. De retour à Corioles, un mot insultant d'Aufidius le rend furieux et le précipite sur les poignards. Vices et vertus, gloire et misères, grandeurs et faiblesses, la passion sans frein qui fait son être lui a tout donné.
Si la vie de Coriolan est l'histoire d'un tempérament, celle de Macbeth est le récit d'une monomanie. La prédiction des sorcières s'est enfoncée dans son esprit, du premier coup, comme une idée fixe. Peu à peu cette idée corrompt les autres, et transforme tout l'homme. Il en est hanté; il oublie les thanes qui sont autour de lui et qui l'attendent, il aperçoit déjà dans le lointain un chaos indistinct de visions sanglantes.
Pourquoi est-ce que je cède à cette tentation—dont l'horrible image dresse mes cheveux,—et fait choquer mon cœur contre mes côtes?...—Ma pensée, où le meurtre n'est encore qu'imaginaire,—ébranle tellement mon pauvre être d'homme, que l'action—y est étouffée dans l'attente, et que rien n'est—que ce qui n'est pas[278]!
Ce langage est celui de l'hallucination. Celle de Macbeth devient complète, quand sa femme l'a décidé à l'assassinat. Il voit dans l'air une dague tachée de sang «aussi palpable de forme que celle qu'il tire de sa ceinture.» Tout son cerveau s'emplit alors de fantômes grandioses et terribles, que n'eût point enfantés l'imagination d'un meurtrier vulgaire, dont la poésie indique un cœur généreux, esclave de la fatalité et capable de remords.
Maintenant sur la moitié du monde—la nature semble morte, et les mauvais rêves viennent abuser—le sommeil sous ses rideaux. Maintenant les sorciers célèbrent—les sacrifices de la pâle Hécate, et le Meurtre au front flétri,—éveillé par sa sentinelle, le loup,—dont le hurlement lui dit l'heure, se glisse, de ce pas furtif,—vers son dessein, comme un spectre. (Une cloche tinte.)—J'y vais; le coup est fait. La cloche m'appelle.—Ne l'entends pas, Duncan, car c'est un glas—qui t'appelle au ciel ou à l'enfer[279].
Il a fait l'action, et revient chancelant, hagard, comme un homme ivre. Il a horreur de ses mains pleines de sang, de ses mains de bourreau. Rien ne les lavera maintenant. La mer entière passerait sur elles qu'elles garderaient la couleur du meurtre. «Ah! ces mains! elles m'arrachent les yeux[280].» Il se frappe d'un mot qu'ont prononcé les chambellans endormis; ils ont dit Amen. «Pourquoi n'ai-je pas pu dire ce mot après eux? Pourquoi n'ai-je pu dire Amen? J'avais tant besoin d'être béni, et Amen s'est arrêté dans ma gorge[281].» Là-dessus un rêve étrange, une prévision affreuse du châtiment s'est abattue sur lui. À travers les battements de ses artères et les tintements du sang qui bouillonne dans son crâne, il a entendu crier:
... Ne dors plus.—Macbeth tue le sommeil, l'innocent sommeil,—le sommeil qui dénoue l'écheveau embrouillé du souci,—tombeau de chaque journée, bain du labeur endolori,—baume des âmes blessées, premier aliment de la vie[282].
Et la voix, comme la trompette de l'ange, l'appelle par tous ses titres:
Glamis a tué le sommeil, et pour cela Cawdor—ne dormira plus, Macbeth ne dormira plus!
Cette idée folle incessamment répétée tinte dans sa cervelle, à coups monotones et pressés, comme le battant d'une cloche. La déraison commence; toute la force de sa pensée s'emploie à maintenir malgré lui et devant lui l'image de l'homme qu'il vient d'assassiner endormi.
Connaître mon action!... Il vaudrait mieux ne pas me connaître moi-même.—Éveille Duncan à force de frapper. (On frappe.)—Oui, et plût à Dieu que tu le pusses[283]!
Désormais, dans les rares intervalles où la fièvre de son esprit s'abat, il est comme un homme usé par une longue maladie. C'est la prostration morne des maniaques brisés par leur accès.
Si seulement j'étais mort une heure avant cette fortune,—j'aurais vécu une vie heureuse; dorénavant—il n'y a plus rien de sérieux dans la condition mortelle.—Tout n'est que bagatelle: honneur et renom, le reste est mort.—Le vin de la vie est tiré. Et la pure lie—nous reste au fond du caveau, pour faire les fanfarons[284].
Quand le repos a rendu quelque force à la machine humaine, l'idée fixe le secoue de nouveau et le pousse en avant, comme un cavalier impitoyable qui quitte un moment son cheval râlant pour sauter une seconde fois sur sa croupe et l'éperonner à travers les précipices. Plus il a fait, plus il va faire. «J'ai marché si avant dans le sang, que quand je m'arrêterais, rebrousser chemin serait aussi rebutant que gagner l'autre bord.» Il tue pour garder le prix de ses meurtres. Le fatal cercle d'or attire ses yeux comme un joyau magique, et il abat, par une sorte d'instinct aveugle, les têtes qu'il aperçoit entre la couronne et lui.
Que la charpente des choses se détraque, et que les deux mondes tombent en pièces,—avant que nous nous résignions à manger notre pain dans la crainte,—et à dormir dans le supplice de ces terribles rêves—qui nous secouent chaque nuit! Mieux vaudrait être avec les morts—que nous avons envoyés dans la paix du cercueil, pour arriver où nous sommes,—que de rester gisants, sous les tortures de l'âme,—dans un délire sans repos[285].
Il fait tuer Banquo, et au milieu d'un grand festin on lui apporte la nouvelle de l'assassinat. Il sourit et porte la santé de Banquo. Soudain, blessé par sa conscience, il voit le spectre de l'homme engorgé; car ce fantôme qu'amène Shakspeare n'est pas une machine de théâtre; on sent qu'ici le surnaturel est inutile, et que Macbeth se le forgerait, quand même l'enfer ne le lui enverrait pas. Les muscles crispés, les yeux dilatés, la bouche entr'ouverte par une terreur monstrueuse, il le regarde branler sa tête sanglante, et crie de cette voix rauque qu'on n'entend que dans les cabanons des fous:
Je t'en prie, vois ici! Regarde! vois! Oh! que dites-vous?—Si les charniers et nos tombeaux rejettent ainsi—ceux que nous enterrons, alors nos monuments—ne sont que des gésiers de vautours.—Va-t'en! Délivre mes yeux! que la terre te cache!—Tes os sont sans moelle, ton sang est froid,—tu n'as point de regard dans ces yeux—qui flamboient contre moi!—Autrefois, quand la cervelle était répandue, l'homme mourait,—et c'était la fin. Mais aujourd'hui ils se relèvent—avec vingt plaies mortelles dans le crâne,—et nous poussent hors de nos escabeaux[286].
Le corps tremblant comme un épileptique, les dents serrées, l'écume aux lèvres, il s'affaisse, et ses membres palpitent à terre, traversés de frissons convulsifs, pendant qu'un hoquet sourd soulève sa poitrine haletante et meurt dans son gosier gonflé. Quelle joie peut rester à un homme assiégé de tels rêves? Cette large campagne sombre qu'il regarde du haut de son château n'est qu'un champ de mort hanté d'apparitions funèbres. L'Écosse, qu'il dépeuple, est un cimetière «où, lorsqu'on entend le glas des cloches pour un homme qui meurt, on ne demande plus pour qui; où l'on ne voit plus personne sourire, sauf les enfants; où la vie des hommes de bien se fane avant les fleurs qu'ils ont à leur chapeau[287].» Son âme «est pleine de scorpions.» Il «s'est soûlé d'horreurs,» et la fade odeur du sang l'a dégoûté du reste. Il va trébuchant sur les cadavres qu'il entasse avec le sourire machinal et désespéré du maniaque assassin. Désormais la mort, la vie, tout lui est égal; l'habitude du meurtre l'a mis hors de l'humanité. On lui annonce la mort de sa femme:
Elle aurait dû mourir plus tard;—on aurait eu alors un moment pour cette nouvelle.—Demain, puis demain, et puis demain;—chacun des jours se glisse ainsi à petits pas,—jusqu'à la dernière syllabe que le temps écrit dans son livre.—Et tous nos hiers ont éclairé pour quelques fous—la route poudreuse de la mort. Éteins-toi! à bas! lumière d'un instant!—La vie n'est qu'une ombre voyageuse, un pauvre acteur—qui se démène et s'agite pendant son heure sur le théâtre,—et qu'ensuite on n'entend plus. C'est un conte—dit par un idiot, plein de fracas et de furie,—et qui n'a pas de sens[288].
Il lui reste l'endurcissement du crime, la croyance fixe en la destinée. Traqué par ses ennemis, «attaché comme un ours au poteau,» il combat, inquiet seulement de la prédiction des sorcières, sûr d'être invulnérable tant que l'homme qu'elles ont désigné n'aura point paru. Sa pensée désormais habite le monde surnaturel, et jusqu'au dernier terme il marche les yeux fixés sur le rêve qui l'a possédé dès le premier pas.
Comme l'histoire de Macbeth, l'histoire d'Hamlet est le récit d'un empoisonnement moral. Hamlet est une âme délicate, d'une imagination passionnée comme celle de Shakspeare. Il a vécu heureux jusqu'ici, occupé de nobles études, habile dans les exercices du corps et de l'esprit, ayant le goût des arts, aimé du plus noble père, épris de la plus pure et de la plus charmante des filles, confiant, généreux, n'ayant aperçu encore, du haut du trône où il est né, que la beauté, le bonheur et les grandeurs de la nature et de l'humanité[289]. Sur cette âme, que le naturel et l'éducation rendent plus sensible que les autres, le malheur fond tout d'un coup, extrême, accablant, choisi pour détruire toute croyance et tout ressort d'action: il a vu d'un regard toute la laideur de l'homme, et c'est dans sa mère que ce spectacle lui a été donné. Son esprit est encore intact; mais à la violence du style, à la crudité des détails précis, à l'effrayante tension de toute la machine nerveuse, jugez si l'homme n'a pas déjà posé un pied au bord de la folie:
Oh! si cette chair, cette chair trop solide, voulait se fondre,—se dissoudre et s'évanouir en rosée!—Ou si l'Éternel n'avait pas établi—son décret contre le meurtre de soi-même! Ô Dieu! ô Dieu!—Combien fastidieuses, usées, plates et vides—me semblent toutes les pratiques de ce monde!—Fi sur lui! ô fi! C'est un jardin de mauvaises herbes—qui montent en graine, toutes moisies et grossières;—il en est plein, il n'y a rien d'autre.... Qu'elle en soit venue là!—Mort depuis deux mois seulement! Non, pas tant, pas deux mois! Un si noble roi! si tendre pour ma mère,—qu'il n'aurait pas souffert que les vents du ciel—vinssent trop rudement visiter son visage. Et pourtant au bout d'un mois....—Je ne veux pas y penser. Fragilité, ton nom est femme.—Un petit mois. Avant d'avoir usé ces souliers—avec lesquels elle avait suivi le corps de mon pauvre père,—avant que le sel de ses indignes larmes—eût laissé de la rougeur dans ses yeux endoloris,—elle s'est mariée.—Ô détestable hâte! Galoper—avec cette dextérité à des draps incestueux!—Cela n'est pas bon, cela ne peut venir à bien.—Mais brise-toi, mon cœur, car il faut que je tienne ma langue[290].
Il a déjà des soubresauts de pensée, des commencements d'hallucination, indices de ce qu'il deviendra plus tard. Au milieu de la conversation, l'image de son père surgit devant son esprit. Il croit le voir. Que sera-ce donc lorsque le fantôme, «rompant son suaire et ouvrant les pesantes mâchoires de marbre du sépulcre,» viendra la nuit, au sommet d'un promontoire, lui révéler les tortures de sa prison de flammes et le fratricide qui l'y a précipité? Il défaille; mais la douleur le roidit, et il veut vivre:
.... Contiens-toi, contiens-toi, mon cœur.—Et vous, mes muscles, ne vieillissez pas en un instant;—mais roidissez-vous, et portez-moi jusqu'au bout. Me souvenir de toi?—Oui, pauvre ombre, tant que la mémoire aura un siége—dans ce monde détraqué. Me souvenir de toi?—Oui, du registre de ma mémoire,—j'effacerai tous les tendres souvenirs vulgaires,—toutes les maximes des livres, toutes les empreintes, tous les vestiges du passé.—Et ton commandement seul y vivra.—Ô traître! traître! traître! souriant et damné!—Mes tablettes. C'est cela; j'y écris—qu'on peut sourire, sourire et être un traître.—Au moins cela est vrai en Danemark.—Ainsi, mon oncle, vous êtes là[291].
Ce geste saccadé, cette fièvre de la main qui écrit, cette frénésie de l'attention, annoncent l'invasion d'une demi-monomanie. Quand ses amis arrivent, il leur fait des phrases d'enfant et d'idiot. Il n'est plus maître des mots; les paroles vides tourbillonnent dans sa cervelle, et sortent de sa bouche comme en un rêve. On l'appelle, il répond en imitant le cri du chasseur qui siffle son faucon: «Hillo! ho! ho! l'ami! viens, mon oiseau, viens!» Au moment où ils lui jurent le secret, le fantôme au-dessous d'eux répète: «Jurez!» Hamlet reprend avec l'excitation nerveuse d'une gaieté convulsive:
Ha! ha! camarade, tu parles. Es-tu là, mon brave?—Avancez. Vous entendez le camarade qui est dans la cave?—Consentez à jurer.
LE FANTÔME (de dessous terre).
Jurez.
HAMLET.
Hic et ubique? Alors nous allons changer de place.—Venez ici, messieurs. Jurez par mon épée.
LE FANTÔME (de dessous terre).
Jurez par son épée.
Bien dit, vieille taupe! Tu troues la terre bien vite!—Excellent pionnier[292]!
Comprenez-vous qu'en disant cela ses dents claquent, «ses genoux s'entre-choquent, il est pâle comme sa chemise?» L'extrême angoisse aboutit ici à une sorte de rire qui est un spasme. Désormais Hamlet parle comme s'il avait une attaque de nerfs continue. Sa démence est feinte, je le veux; mais son esprit, comme une porte dont les gonds sont tordus, tourne et claque à tout vent avec une précipitation folle et un bruit discordant. Il n'a pas besoin de chercher les idées bizarres, les incohérences apparentes, les exagérations, le déluge de sarcasmes qu'il entasse. Il les trouve en lui; il ne se force pas, il n'a qu'à s'abandonner à lui-même. Quand il fait jouer la pièce qui doit démasquer son oncle, il se lève, il s'assoit, il vient poser sa tête sur les genoux d'Ophélie, il interpelle les acteurs, il commente la pièce aux spectateurs; ses nerfs sont crispés, sa pensée exaltée est comme une flamme qui ondoie et petille, et ne trouve pas assez d'aliments dans la multitude des objets qui l'entourent et auxquels elle se prend. Quand le roi se lève démasqué et troublé, Hamlet chante et dit: «N'est-ce pas, Horatio! cette chanson avec une forêt de plumes et deux roses de Provins sur mes escarpins, en voilà assez pour m'obtenir une place dans une troupe de comédiens[293].» Et il rit terriblement, car il est décidé au meurtre. Il est clair que cet état est une maladie, et que l'homme ne vivra pas.
Dans une âme aussi ardente pour penser et aussi puissante pour sentir, que reste-t-il, sinon le dégoût et le désespoir? Nous teignons de la couleur de nos pensées la nature entière; nous faisons le monde à notre image; quand notre âme est malade, nous ne voyons plus que maladie dans l'univers. «Cette admirable construction, la terre, me semble un stérile promontoire. Ce dôme superbe, regardez, ce splendide firmament suspendu sur nous, ce toit majestueux incrusté de flammes d'or, eh bien! je n'y vois qu'un sale et infect amas de vapeurs. Quel chef-d'œuvre que l'homme! quelle noble raison! quelles facultés infinies! Dans sa forme, dans ses mouvements, comme il est achevé et admirable! Par ses actions, combien semblable à un ange! Par son intelligence, combien semblable à un Dieu! La merveille du monde! le roi de la création! Et cependant pour moi, qu'est-ce que cette quintessence de poussière? L'homme ne me plaît point, ni la femme non plus[294].» Dorénavant sa pensée flétrit tout ce qu'elle touche. Il raille amèrement devant Ophélie le mariage et l'amour. La beauté! l'innocence! La beauté n'est qu'un moyen de prostituer l'innocence. «Va-t'en dans un cloître. Pourquoi voudrais-tu faire souche de pécheurs? Quel besoin ont des coquins comme moi de ramper entre ciel et terre? Nous sommes des vauriens fieffés, tous. N'en crois pas un[295].» Quand il a tué Polonius par mégarde, il ne s'en repent guère; c'est un fou de moins. Il se moque lugubrement. «Où est Polonius? dit le roi.—À souper.—À souper? où?—Pas dans un endroit où il mange, mais dans un endroit où il est mangé. Une compagnie de certains vers politiques est attablée après lui[296].» Et il répète en cinq ou six façons ces plaisanteries de fossoyeur. Sa pensée habite déjà le cimetière; pour cette philosophie désespérée, l'homme vrai, c'est le cadavre. Les charges, les honneurs, les passions, les plaisirs, les projets, la science, tout cela n'est qu'un masque d'emprunt, que la mort nous ôte pour laisser voir ce qui est nous-mêmes, le crâne infect et grimaçant. C'est ce spectacle qu'il va chercher près de la fosse d'Ophélie. Il compte les crânes que le fossoyeur déterre: celui-ci fut un légiste, celui-là un courtisan. Que de salutations, d'intrigues, de prétentions, d'arrogance! Et voilà qu'aujourd'hui un sale paysan le fait sauter du bout de sa bêche, et joue aux quilles avec lui. César ou Alexandre sont tombés en pourriture et ont fait de la terre grasse; les maîtres du monde ont servi à boucher la fente d'un vieux mur. «Va maintenant dans la chambre de madame, et dis-lui qu'elle a beau se farder haut d'un pouce, elle aura un jour ce gracieux aspect. Va, cela la fera rire[297].» Lorsqu'on en est là, on n'a plus qu'à mourir.
Cette imagination exaltée, qui explique sa maladie nerveuse et son empoisonnement moral, explique aussi sa conduite. S'il hésite à tuer son oncle, ce n'est point par horreur du sang et par scrupules modernes. Il est du seizième siècle. Sur le vaisseau, il a écrit l'ordre de décapiter Rosencrantz et Guildenstern, et de les décapiter sans confession. Il a tué Polonius, il a causé la mort d'Ophélie, et n'en a pas de grands remords. Si une première fois il a épargné son oncle, c'est qu'il l'a trouvé en prières, et par crainte de l'envoyer au ciel. Il a cru le frapper le jour où il a frappé Polonius. Ce que son imagination lui ôte, c'est le sang-froid et la force d'aller tranquillement et après réflexion mettre une épée dans une poitrine. Il ne peut faire la chose que sur une suggestion subite; il a besoin d'un moment d'exaltation; il faut qu'il croie le roi derrière une tapisserie, ou que, se voyant empoisonné, il le trouve sous la pointe de son poignard. Il n'est pas maître de ses actions; c'est l'occasion qui les lui dicte; il ne peut pas méditer le meurtre, il doit l'improviser. L'imagination trop vive épuise la volonté par l'énergie des images qu'elle entasse et par la fureur d'attention qui l'absorbe. Vous reconnaissez en lui l'âme d'un poëte qui est fait non pour agir, mais pour rêver, qui s'oublie à contempler les fantômes qu'il se forge, qui voit trop bien le monde imaginaire pour jouer un rôle dans le monde réel, artiste qu'un mauvais hasard a fait prince, qu'un hasard pire a fait vengeur d'un crime, et qui, destiné par la nature au génie, s'est trouvé condamné par la fortune à la folie et au malheur. Hamlet, c'est Shakspeare, et, au bout de cette galerie de figures qui ont toutes quelques traits de lui-même, Shakspeare s'est peint dans le plus profond de ses portraits.
Si Racine ou Corneille avaient fait une psychologie, ils auraient dit avec Descartes: L'homme est une âme incorporelle, servie par des organes, douée de raison et de volonté, habitant des palais ou des portiques, faite pour la conversation et la société, dont l'action harmonieuse et idéale se développe par des discours et des répliques dans un monde construit par la logique en dehors du temps et du lieu.
Si Shakspeare avait fait une psychologie, il aurait dit avec Esquirol: L'homme est une machine nerveuse, gouvernée par un tempérament, disposée aux hallucinations, emportée par des passions sans frein, déraisonnable par essence, mélange de l'animal et du poëte, ayant la verve pour esprit, la sensibilité pour vertu, l'imagination pour ressort et pour guide, et conduite au hasard, par les circonstances les plus déterminées et les plus complexes, à la douleur, au crime, à la démence et à la mort.
IX
Un pareil poëte pourra-t-il s'astreindre toujours à imiter la nature? Ce monde poétique qui s'agite dans son cerveau ne s'affranchira-t-il jamais des lois du monde réel? N'est-il pas assez puissant pour suivre les siennes? Il l'est, et la poésie de Shakspeare aboutit naturellement au fantastique. Là est le plus haut degré de l'imagination déraisonnable et créatrice. Rejetant la logique ordinaire, elle en crée une nouvelle; elle unit les faits et les idées dans un ordre nouveau, absurde en apparence, au fond légitime; elle ouvre le pays du rêve, et son rêve fait illusion comme la vérité.
Lorsqu'on entre dans les comédies de Shakspeare, et même dans ses demi-drames[298], il semble qu'on le voie sur le seuil, à la façon de l'acteur chargé du prologue, pour empêcher le public de se méprendre et pour lui dire: «Ne prenez pas trop au sérieux ce que vous allez écouter; je me joue. Mon cerveau rempli de songes a voulu se les donner en spectacle, et les voici. Des palais, de lointains paysages, les nuées transparentes qui tachent de leurs flocons gris l'horizon matinal, l'embrasement de splendeur rouge où se plonge le soleil du soir, de blanches colonnades prolongées à perte de vue dans l'air limpide, des cavernes, des chaumières, le défilé fantasque de toutes les passions humaines, le jeu irrégulier des aventures imprévues, voilà le pêle-mêle de formes, de couleurs et de sentiments que je laisse se brouiller et s'enchevêtrer devant moi, écheveau nuancé de soies éclatantes, légère arabesque dont les lignes sinueuses, croisées et confondues, égarent l'esprit dans le capricieux dédale de leurs enroulements infinis. Ne la jugez pas comme un tableau. N'y cherchez pas une composition exacte, un intérêt unique et croissant, la savante économie d'une action bien ménagée et bien suivie. J'ai sous les yeux des nouvelles et des romans que je découpe en scènes. Peu m'importe l'issue, je m'amuse en chemin. Ce qui me plaît, ce n'est point l'arrivée, c'est le voyage. Est-il besoin d'aller si droit et si vite? Ne tenez-vous qu'à savoir si le pauvre marchand de Venise échappera au couteau de Shylock? Voici deux amants heureux, assis au pied du palais dans la nuit sereine; ne voulez-vous pas écouter la tranquille rêverie qui, pareille à un parfum, sort du fond de leur cœur?
Comme la clarté de la lune dort doucement sur le gazon!—Asseyons-nous ici; que les sons des instruments—viennent flotter à nos oreilles.—Le calme suave et la nuit—conviennent aux accents de l'aimable harmonie.—Assieds-toi, Jessica. Regarde comme ces fleurs serrées—d'or étincelant incrustent le parquet du ciel.—Jusqu'aux plus petits de ces orbes que tu regardes,—ils chantent tous dans leur mouvement comme des chérubins,—accompagnant sans fin les jeunes chœurs des anges.—Tel est l'harmonieux concert des âmes immortelles.—Mais tant que la nôtre est enfermée dans ce grossier vêtement—de boue périssable, nous ne pouvons les entendre[299].
«N'ai-je pas le droit, quand j'aperçois la grosse face rieuse d'un valet bouffon, de m'arrêter auprès de lui, de le voir gesticuler, gambader, bavarder, faire cent gestes et cent mines, et me donner la comédie de sa verve et de sa gaieté? Deux fins gentilshommes passent. J'écoute le feu roulant de leurs métaphores, et je suis leur escarmouche de bel esprit. Voici dans un coin une naïve et mutine physionomie de jeune fille. Me défendez-vous de m'attarder auprès d'elle, de regarder ses sourires, ses brusques rougeurs, la moue enfantine de ses lèvres roses, et la coquetterie de ses jolis mouvements? Vous êtes bien pressé, si le babil de cette voix fraîche et sonore ne sait pas vous retenir. N'est-ce pas un plaisir de voir cette succession de sentiments et de figures? Votre imagination est-elle si pesante, qu'il faille le mécanisme puissant d'une intrigue géométrique pour l'ébranler? Mes spectateurs du seizième siècle avaient l'émotion plus facile. Un rayon de soleil égaré sur un vieux mur, une folle chanson jetée au milieu d'un drame les occupaient aussi bien que la plus noire catastrophe. Après l'horrible scène où Shylock brandit son couteau de boucher contre la poitrine nue d'Antonio, ils voyaient encore volontiers la petite querelle de ménage et l'amusante taquinerie qui finit la pièce. Comme l'eau molle et agile, leur âme s'élevait et s'abaissait en un instant au niveau de l'émotion du poëte, et leurs sentiments coulaient sans peine dans le lit qu'il avait creusé. Ils lui permettaient de vagabonder en voyage, et ne lui défendaient pas de faire deux voyages à la fois. Ils souffraient plusieurs intrigues en une seule. Que le plus léger fil les unît, c'était assez. Lorenzo enlevait Jessica, Shylock était frustré de sa vengeance, les amants de Portia échouaient dans l'épreuve imposée; Portia déguisée en juge prenait à son mari l'anneau qu'il avait promis de ne jamais quitter: ces trois ou quatre comédies, détachées, confondues, s'embrouillaient et se déroulaient ensemble, comme une tresse dénouée où serpentent des fils de cent couleurs. Avec la diversité mes spectateurs acceptaient l'invraisemblance. La comédie est chose légère, ailée, qui voltige parmi les rêves, et dont on briserait les ailes, si on la retenait captive dans l'étroite prison du bon sens. Ne pressez pas trop ses fictions, ne sondez pas ce qu'elles renferment. Qu'elles passent sous vos yeux comme un songe charmant et rapide. Laissez l'apparition fugitive s'enfoncer dans la brillante et vaporeuse contrée d'où elle est sortie. Elle vous a fait un instant illusion, c'est assez. Il est doux de quitter le monde réel; l'esprit se repose dans l'impossible. Nous sommes heureux d'être délivrés des rudes chaînes de la logique, d'errer parmi les aventures étranges, de vivre en plein roman et de savoir que nous y vivons. Je n'essaye pas de vous tromper et de vous faire croire au monde où je vous mène. Il faut n'y pas croire pour en jouir. Il faut s'abandonner à l'illusion et sentir qu'on s'y abandonne. Il faut sourire en l'écoutant. On sourit dans Winter's Tale quand Hermine descend de son piédestal et que Léontès retrouve dans la statue sa femme, qu'il croyait morte. On sourit dans Cymbeline lorsqu'on voit la caverne solitaire où les jeunes princes ont vécu en sauvages et en chasseurs. L'invraisemblance ôte aux émotions leur pointe piquante. Les événements intéressent ou touchent sans faire souffrir. Au moment où la sympathie est trop vive, on se dit qu'ils ne sont qu'un songe. Ils deviennent semblables aux objets lointains, dont la distance adoucit les contours, et qu'elle enveloppe dans un voile lumineux d'air bleuâtre. La vraie comédie est un opéra. On y écoute des sentiments sans trop songer à l'intrigue. On suit les mélodies tendres ou gaies sans réfléchir qu'elles interrompent l'action. On rêve ailleurs avec la musique; j'essaye ici de faire rêver avec des vers.»
Là-dessus le prologue se retire, et voici venir les acteurs.
Comme il vous plaira est une fantaisie. D'action il n'y en a point; d'intérêt, il n'y en a guère; de vraisemblance, il y en a moins encore. Et le tout est charmant. Deux cousines, filles de princes, arrivent dans une forêt avec le bouffon de la cour, Celia déguisée en bergère, Rosalinde en jeune homme. Elles y trouvent le vieux duc, père de Rosalinde, qui, chassé de son État, vit avec ses amis en philosophe et en chasseur. Elles y trouvent des bergers amoureux qui poursuivent de leurs chansons et de leurs prières des bergères indociles. Elles y retrouvent ou elles y rencontrent des amants qui deviennent leurs époux. Tout d'un coup on annonce que le méchant duc Frédéric, qui avait usurpé la couronne, vient de se retirer dans un cloître et de rendre le trône au vieux duc exilé. On s'épouse, on danse, et tout finit par une fête pastorale. Quel est l'agrément de cette folie? C'est d'abord d'être une folie; le manque de sérieux repose. Point d'événements ni d'intrigue. On suit doucement le courant aisé d'émotions gracieuses ou mélancoliques qui vous emmène et vous promène sans vous lasser. Le lieu ajoute à l'illusion et au charme. C'est une forêt d'automne, où les rayons attiédis percent les feuilles rougissantes des chênes, ou les frênes demi-dépouillés tremblent et sourient au faible souffle du vent du soir. Les amants errent aux bords des ruisseaux «qui courent en babillant sous les racines antiques.» On aperçoit, en les écoutant, de légers bouleaux dont la robe de dentelle s'illumine sous le soleil incliné qui les dore, et la pensée s'égare en des allées de mousse où s'amortit le bruit des pas. Quel lieu mieux choisi pour la comédie de sentiment et pour la fantaisie du cœur! N'est-on pas bien ici pour entendre des causeries d'amour? Quelqu'un a vu dans cette clairière Orlando, l'amant de Rosalinde; elle l'apprend, et rougit. «Ah! mauvais jour! Mais qu'a-t-il fait, quand tu l'as vu? Qu'a-t-il dit? Quel air avait-il? D'où venait-il? Que fait-il ici? M'a-t-il demandée? Où demeure-t-il? Comment t'a-t-il quittée? Quand le reverras-tu?[300]» Puis d'un ton plus bas, en hésitant un peu: «A-t-il aussi bonne mine que le jour où il a combattu?» Cela ne tarit pas. «Ne sais-tu pas que je suis femme? Quand je pense, je parle. Chère, chère, va donc.» Questions sur questions, elle ferme la bouche à son amie, qui veut répondre. À chaque mot, elle plaisante, mais agitée, en rougissant, avec une gaieté factice; sa poitrine se soulève et son cœur bat. Elle s'est remise pourtant, quand arrive Orlando; elle badine avec lui; abritée par son déguisement, elle lui fait dire qu'il aime Rosalinde. Là-dessus elle le lutine, en folâtre, en espiègle, en coquette qu'elle est. «Non, non, vous n'aimez pas.» Orlando répète, et elle se donne le plaisir de le faire répéter plus d'une fois. Elle petille d'esprit, de moqueries, de malices; ce sont de jolies colères, des bouderies feintes, des éclats de rire, un babil étourdissant, de charmants caprices. «Tenez, faites-moi la cour. Je suis en humeur de fête, et je pourrais bien consentir. Que me diriez-vous si j'étais votre Rosalinde[301]?» Et à chaque instant elle lui répète avec un fin sourire: «N'est-ce pas, je suis votre Rosalinde?» Orlando proteste qu'il mourra. Mourir! Et qui jamais s'est avisé de mourir d'amour! Voyons les modèles: Léandre? Un jour il prit maladroitement un bain dans l'Hellespont, et là-dessus les poëtes ont dit qu'il est mort d'amour. Troïlus? Un Grec lui cassa la tête de sa massue, et là-dessus les poëtes ont dit qu'il est mort d'amour. Allons, venez, Rosalinde va être plus douce. Et aussitôt elle joue au mariage avec lui, et fait prononcer par Celia les paroles solennelles. Elle agace et tourmente son prétendu mari; elle lui raconte toutes les fantaisies qu'elle aura, toutes les méchancetés qu'elle fera, toutes les taquineries qu'il endurera. Les répliques partent coup sur coup comme des fusées d'or. À chaque phrase, on suit les regards de ces yeux si vifs, les plis de cette bouche rieuse, les brusques mouvements de cette taille svelte. C'est la pétulance et la volubilité d'un oiseau. «Ô cousine, cousine, cousine, ma jolie petite cousine, si tu savais de combien de brasses je suis enfoncée dans l'amour[302]!». Là-dessus elle agace cette cousine, elle joue avec ses cheveux, elle l'appelle de tous ses noms de femme. Antithèses sur antithèses, mots entre-choqués, pointes, jolies exagérations, cliquetis de paroles, quand on l'écoute, on croit entendre le ramage d'un rossignol. Ces métaphores redoublées comme des trilles, ces roulades sonores de gammes poétiques, ce gazouillement d'été ruisselant sous la feuillée, changent la pièce en un véritable opéra. Les trois amants finissent par entonner une sorte de trio. Le premier jette une pensée, et les autres la répètent. Quatre fois cette strophe recommence, et la symétrie des idées, jointe au tintement des rimes, fait du dialogue un concert d'amour[303]. Le besoin de chanter devient si pressant, qu'un instant après les chansons naissent d'elles-mêmes. La prose et la conversation ont abouti à la poésie lyrique. On entre de plain-pied dans ces odes. On ne s'y trouve pas en pays nouveau. On sent en soi l'émotion et la gaieté folle d'un jour de fête. On voit passer dans une lumière vaporeuse le couple gracieux que la chanson des deux pages promène autour des blés verts, parmi les bourdonnements des insectes folâtres, au plus beau jour du printemps en fleur. L'invraisemblance devient naturelle, et l'on ne s'étonne point quand on voit l'Hymen amener par la main les deux fiancées pour les donner à leurs époux.
Pendant que les jeunes gens chantent, les vieillards causent. Leur vie aussi est un roman, mais triste. L'âme délicate de Shakspeare, froissée par les chocs de la vie sociale, s'est réfugiée dans les contemplations de la vie solitaire. Pour oublier les luttes et les chagrins du monde, il faut s'enfoncer dans une grande forêt silencieuse, «et sous l'ombre des rameaux mélancoliques laisser couler et perdre les heures fuyantes du temps.» On regarde les dessins splendides que le soleil découpe sur le tronc blanc des hêtres, l'ombre des feuilles tremblantes qui vacille sur la mousse épaisse, les longs balancements des cimes; la pointe blessante des soucis s'émousse; on ne souffre plus, on se souvient seulement qu'on a souffert; on ne trouve plus en soi qu'une misanthropie douce, et l'homme renouvelé en devient meilleur. Le vieux duc se trouve heureux de son exil. La solitude lui a donné le repos, l'a délivré de la flatterie, l'a ramené à la nature. Il a pitié des cerfs qu'il est obligé de tuer pour se nourrir. Il se trouve injuste quand il voit «ces pauvres innocents tachetés, citoyens nés de cette cité déserte, poursuivis sur leurs propres domaines, et leurs hanches rondes ensanglantées par les flèches[304].» Rien de plus doux que ce mélange de compassion tendre, de philosophie rêveuse, de tristesse délicate, de plaintes poétiques et de chansons pastorales. Un des seigneurs chante:
Souffle, souffle, vent d'hiver,—tu n'es point si méchant—que l'ingratitude de l'homme;—ta dent n'est pas si aiguë,—car on ne te voit pas,—quoique ton souffle soit rude.—Hé! ho! chante, hé! ho! dans le houx vert.—L'amour n'est que folie, l'amitié n'est que feinte.—Hé! ho! Dans le houx vert!—Cette vie est toute réjouie[305].
Parmi eux se trouve une âme plus souffrante, Jacques le mélancolique, un des personnages les plus chers à Shakspeare, masque transparent derrière lequel on voit la figure du poëte. Il est triste parce qu'il est tendre; il sent trop vivement le contact des choses, et ce qui laisse indifférents les autres le fait pleurer[306]. Il ne gronde pas, il s'afflige; il ne raisonne pas, il s'émeut; il n'a pas l'esprit combattant d'un moraliste réformateur; c'est une âme malade et fatiguée de vivre. L'imagination passionnée mène vite au dégoût. Pareille à l'opium, elle exalte et elle brise. Elle emmène l'homme dans la plus haute philosophie, puis le laisse retomber dans des caprices d'enfant. Jacques quitte les autres brusquement, et s'en va dans les coins du bois pour être seul. Il aime sa tristesse, et ne voudrait pas la changer contre la joie. Rencontrant Orlando, il lui dit: «Rosalinde est le nom de votre maîtresse?—Justement.—Je n'aime pas son nom[307].» On voit qu'il a des boutades de femme nerveuse. Il se choque de ce qu'Orlando écrit des sonnets sur les arbres de la forêt. Il est bizarre, et trouve des sujets de peine et de gaieté là où les autres ne verraient rien de semblable. «Un bouffon! un bouffon! j'ai rencontré un bouffon dans la forêt, un bouffon en habit bariolé. Pauvre monde que le nôtre! Aussi vrai que je vis de pain, j'ai rencontré un bouffon qui s'était couché et se chauffait au soleil, et maudissait madame la Fortune en bons termes, en bons termes choisis. Un bouffon en habit bariolé!» L'entendant moraliser de la sorte, il s'est mis à rire de ce qu'un bouffon pût être si méditatif, et il a ri une heure durant: «Ô noble bouffon! digne bouffon! L'habit bariolé est le seul habit. Oh! que ne suis-je un bouffon! Mon ambition est d'avoir un habit bariolé comme lui[308].» Un instant après, il revient à ses dissertations mélancoliques, peintures éclatantes, dont la vivacité, explique son caractère et trahit Shakspeare, qui se cache sous son nom.
.... Le monde entier n'est qu'un théâtre,—et tous, hommes et femmes, ne sont que des acteurs.—Ils ont leurs entrées, leurs sorties,—et chaque homme en sa vie joue plusieurs rôles.—Ses actes sont les sept âges. D'abord l'enfant—qui piaule et vomit dans les bras de sa nourrice.—Puis l'écolier pleurard, avec sa gibecière—et sa face reluisante, matinale, se traînant comme un escargot,—à contre-cœur, vers l'école. Puis l'amant—soupirant comme une fournaise, avec une plaintive ballade—en l'honneur des sourcils de sa maîtresse. Ensuite le soldat,—plein de jurons bizarres, barbu comme un léopard,—jaloux de son honneur, brusque et violent en querelles;—cherchant la fumée de la gloire—à la gueule du canon. Puis le juge,—au beau ventre rond, garni de gras chapons,—le regard sévère, la barbe magistralement coupée,—rempli de sages maximes et de précédents modernes;—et de cette façon il joue son rôle. Le sixième âge, étriqué,—devient le maigre Pantalon à pantoufles;—des lunettes sur le nez, un sac au côté,—son jeune haut-de-chausses bien ménagé, cent fois trop large—pour ses cuisses rétrécies. Sa forte voix virile,—revenant au fausset enfantin, ne rend plus que les sons grêles—d'un sifflet ou d'un chalumeau. La dernière scène—de cette étrange histoire accidentée—est la seconde enfance, le pur oubli de soi-même.—Plus de dents, plus d'yeux, plus de goût, plus rien[309].
Comme il vous plaira est un demi-rêve. Le Songe d'une Nuit d'été est un rêve complet.
La scène, s'enfonçant dans le lointain vaporeux de l'antiquité fabuleuse, recule jusqu'à Thésée, qui pare son palais pour épouser la belle reine des Amazones. Le style, chargé d'images tourmentées, emplit l'esprit de visions étranges et splendides, et le peuple aérien des sylphes vient égarer la comédie dans le monde fantastique d'où il est sorti.
C'est d'amour qu'il s'agit encore; de tous les sentiments, n'est-il pas le plus grand artisan de songes? Mais il n'a point ici pour langage le caquet charmant de Rosalinde; il est ardent comme la saison. Il ne s'épanche point en conversations légères, en prose agile et bondissante; il éclate en larges odes rimées, parées de métaphores magnifiques, soutenues d'accents passionnés, telles que la chaude nuit, chargée de parfums et scintillante d'étoiles, en inspire à un poëte et à un amant. Lysander et Hermia conviennent de se rencontrer le soir «dans le bois où souvent ils se sont assis sur des lits de molles violettes, à l'heure où Phébé contemple son front d'argent dans le miroir des fontaines, et baigne de perles liquides les minces lames du gazon[310].» Ils s'y égarent et s'endorment, fatigués, sous les arbres. Un sylphe touche de la racine magique les yeux du jeune homme, et change son cœur. Tout à l'heure, à son réveil, il se prendra d'amour pour celle qu'il apercevra la première. Cependant Démétrius, amant rebuté d'Hermia, erre avec Héléna, qu'il rebute, dans le bois solitaire. La fleur magique le change à son tour: c'est maintenant Héléna qu'il aime. Les amants se fuient et se poursuivent le long des hautes futaies, dans la nuit sereine. On sourit de leurs emportements, de leurs plaintes, de leurs extases, et pourtant on y prend part. Cette passion est un rêve, et cependant elle touche. Elle ressemble à ces toiles aériennes qu'on trouve le matin sur la crête des sillons où la rosée les dépose, et dont les fils étincellent comme un écrin. Rien de plus fragile et rien de plus gracieux. Le poëte joue avec les émotions: il les confond, il les entre-choque, il les redouble, il les emmêle. Il noue et dénoue ces amours comme des chœurs de danse, et l'on voit passer auprès des buissons verts, sous les yeux rayonnants des étoiles, ces nobles et tendres figures, tantôt humides de larmes, tantôt illuminées par le ravissement. Ils ont l'abandon de l'amour vrai, ils n'ont point la grossièreté de l'amour sensuel. Rien ne nous fait tomber du monde idéal où Shakspeare nous emmène. Éblouis par la beauté, ils l'adorent, et le spectacle de leur bonheur, de leur trouble et de leur tendresse est un enchantement.
Au-dessus de ces deux couples voltige et bourdonne l'essaim des sylphes et des fées. Eux aussi, ils aiment. Titania, leur reine, a pour favori un jeune garçon, fils d'un roi de l'Inde, qu'Obéron son époux veut lui ôter. Ils se querellent, si bien que d'effroi leurs sylphes vont se cacher dans la coupe des glands du chêne, dans la robe d'or des primevères. Obéron, pour se venger, commande à Puck de toucher de la fleur magique les yeux de Titania endormie, et voilà qu'à son réveil la plus légère et la plus charmante des fées se trouve éprise d'un lourdaud stupide qui a la tête d'un âne. Elle s'agenouille devant lui. Elle pose sur ses tempes velues une couronne de fraîches fleurs odorantes. «Et les gouttes de rosée qui tout à l'heure s'étalaient sur les boutons comme des perles rondes d'Orient s'arrêtent maintenant, pareilles à des larmes, dans les yeux des pauvres fleurettes, comme si elles pleuraient leur disgrâce[311].» Elle appelle autour de lui les génies qui la suivent:
Sautillez devant lui dans ses promenades, et gambadez devant ses yeux.—Nourrissez-le d'abricots, de groseilles,—de raisins empourprés, de figues vertes et de mûres.—Dérobez aux abeilles sauvages leur sac de miel;—pour l'éclairer la nuit, coupez leurs cuisses de cire;—allumez-les aux yeux de feu du ver luisant,—pour conduire mon amour au lit et pour l'éveiller;—arrachez les ailes peintes des papillons;—avec cet éventail, écartez de ses yeux endormis les rayons de la lune.—Venez, faites-lui cortége, conduisez-le à mon berceau.—Il me semble que la lune regarde avec des yeux humides, et quand elle pleure, chaque fleurette pleure—sur quelque virginité perdue.—Arrêtez la langue de mon bien-aimé, amenez-le en silence[312].
Il le faut, car le bien-aimé brait horriblement, et à toutes les offres de Titania, il répond en demandant du foin. Quoi de plus triste et de plus doux que cette ironie de Shakspeare? Quelle raillerie contre l'amour et quelle tendresse pour l'amour! Le sentiment est divin, et son objet est indigne. Le cœur est ravi, et les yeux sont aveugles. C'est un papillon doré qui s'agite dans la boue, et Shakspeare, en peignant ses misères, lui garde toute sa beauté:
Viens, assieds-toi sur ce lit de fleurs—pendant que je caresse tes joues charmantes,—et que j'attache des roses musquées au poil luisant de ta tête,—et que je baise tes belles et larges oreilles, ô ma chère joie!—Dors et je vais te bercer dans mes bras! Ainsi le chèvrefeuille parfumé—s'enlace amoureusement autour des arbres. Ainsi le lierre, comme un fiancé,—met son anneau aux doigts d'écorce des ormes.—Oh! que je t'aime! oh! que je suis folle de toi[313]!
Au retour du matin, quand «la porte de l'Orient, toute rouge de flammes, s'ouvre sur la mer avec de beaux rayons bénis, et change en nappes d'or ses courants verdâtres[314],» l'enchantement cesse, Titania s'éveille sur sa couche de thym sauvage et de violettes penchées. Elle chasse le monstre; ses souvenirs de la nuit s'effacent dans un demi-jour vague, «comme des montagnes lointaines qui s'évanouissent en nuages.» Et les fées vont chercher dans la rosée nouvelle des rubis qu'elles poseront sur le sein des roses, et «des perles qu'elles pendront à l'oreille des fleurs[315].» Tel est le fantastique de Shakspeare, tissu léger d'inventions téméraires, de passions ardentes, de raillerie mélancolique, de poésie éblouissante, tel qu'un des sylphes de Titania l'eût fait. Rien de plus semblable à l'esprit du poëte que ces agiles génies, fils de l'air et de la flamme, «dont le vol met un cercle autour de la terre» en une seconde, qui glissent sur l'écume des vagues et bondissent parmi les atomes des vents. Son Ariel vole, invisible chanteur, autour des naufragés qu'il console, découvre les pensées des traîtres, poursuit Caliban, la brute farouche, étale devant les amants des visions pompeuses, et achève tout en un éclair[316]. Shakspeare effleure les objets d'une aile aussi prompte, par des bonds aussi brusques, avec un toucher aussi délicat.
Quelle âme! quelle étendue d'action et quelle souveraineté d'une faculté unique! que de créatures diverses et quelle persistance de la même empreinte! Les voilà toutes réunies et toutes marquées du même signe, dépourvues de volonté et de raison, gouvernées par le tempérament, l'imagination ou la passion pure, privées des facultés qui sont contraires à celles du poëte, maîtrisées par le corps que se figurent ses yeux de peintre, douées des habitudes d'esprit et de la sensibilité violente qu'il trouve en lui-même[317]. Parcourez ces groupes, et vous n'y trouverez que des formes diverses et des états divers d'une puissance unique. Ici, le troupeau des brutes, des radoteurs et des commères, composés d'imagination machinale; plus loin, la compagnie des gens d'esprit agités par l'imagination gaie et folle; là-bas, le charmant essaim de jeunes femmes que soulève si haut l'imagination délicate et qu'emporte si loin l'amour abandonné; ailleurs, la bande des scélérats endurcis par des passions sans frein, animés par une verve d'artiste; au centre, le lamentable cortége des grands personnages dont le cerveau exalté s'emplit de visions douloureuses ou criminelles, et qu'un destin intérieur pousse vers le meurtre, vers la folie ou vers la mort. Montez d'un étage et contemplez la scène tout entière: l'ensemble porte la même marque que les détails. Le drame reproduit sans choix les laideurs, les bassesses, les horreurs, les détails crus, les mœurs déréglées et féroces, la vie réelle tout entière telle qu'elle est, quand elle se trouve affranchie des bienséances, du bon sens, de la raison et du devoir. La comédie, promenée dans une fantasmagorie de peintures, s'égare à travers le vraisemblable et l'invraisemblable, sans autre lien que le caprice d'une imagination qui s'amuse, décousue et romanesque à plaisir, opéra sans musique, concert de sentiments mélancoliques et tendres qui emporte l'esprit dans le monde surnaturel et figure aux yeux, par ses sylphes ailés, le génie qui l'a formée. Regardez maintenant. Ne voyez-vous pas le poëte debout derrière la foule de ses créatures? Elles l'ont annoncé; elles ont toutes montré quelque chose de lui. Agile, impétueux, passionné, délicat, son génie est l'imagination pure, touchée plus fortement et par de plus petits objets que le nôtre. De là ce style tout florissant d'images exubérantes, chargé de métaphores excessives dont la bizarrerie semble de l'incohérence, dont la richesse est de la surabondance, œuvre d'un esprit qui au moindre choc produit trop et bondit trop loin. De là cette psychologie involontaire et cette pénétration terrible qui, apercevant en un instant tous les effets d'une situation et tous les détails d'un caractère, les concentre dans chaque réplique du personnage, et donne à sa figure un relief et une couleur qui font illusion. De là notre émotion et notre tendresse. Nous lui disons comme Desdémone à Othello: «Je vous aime parce que vous avez beaucoup senti et beaucoup souffert.»
CHAPITRE V.
La Renaissance chrétienne.
- I. Les vices de la Renaissance païenne.—Décadence des civilisations du Midi.
- II. La réforme.—Aptitude des races germaniques et convenance des climats du Nord.—Les corps et les âmes chez Albert Dürer.—Ses Martyres et ses Jugements derniers.—Luther.—Sa conception de la justice.—Construction du protestantisme.—La crise de la conscience.—La rénovation du cœur.—La suppression des pratiques.—La transformation du clergé.
- III. La réforme en Angleterre.—La tyrannie des cours ecclésiastiques.—Les désordres du clergé.—L'irritation du peuple.—Intérieur d'un diocèse.—Persécutions et conversions.—La traduction de la Bible.—Comment les événements bibliques et les sentiments hébraïques sont d'accord avec les mœurs contemporaines et le caractère anglais.—Le Prayer-Book.—Poésie morale et virile des prières et des offices.—La prédication.—Latimer.—Son éducation.—Son caractère.—Son éloquence familière et persuasive.—Sa mort.—Les martyrs sous Marie.—L'Angleterre est désormais protestante.
- IV. Les anglicans.—Proximité de la religion et du monde.—Comment le sentiment religieux pénètre dans la littérature.—Comment le sentiment du beau subsiste dans la religion.—Hooker.—Sa largeur d'esprit et son ampleur de style.—Hales et Chillingworth.—Éloge de la raison et de la tolérance.—Jeremy Taylor.—Son érudition, son imagination, sa poésie.
- V. Les puritains.—Opposition de la religion et du monde.—Les dogmes.—La morale.—Les scrupules.—Leur triomphe et leur enthousiasme.—Leur œuvre et leur sens pratique.—Bunyan. Sa vie, son esprit et son poëme.—Avenir du protestantisme en Angleterre.
I
«Que le lecteur sache bien, dit Luther dans sa préface[318], que j'ai été moine et papiste outré, tellement enivré, ou plutôt englouti dans les doctrines papales, que j'eusse été tout prêt, si je l'avais pu, à tuer ou à vouloir faire tuer ceux qui auraient rejeté l'obéissance au pape, même d'une syllabe. Je n'étais pas tout froid ou tout glace pour défendre le pape, comme Eck et ses pareils, qui, véritablement, me semblaient se faire les défenseurs du pape plutôt à cause de leur ventre que parce qu'ils prenaient la chose sérieusement. Il y a plus: encore aujourd'hui il me semble qu'ils se moquent du pape, en épicuriens. Moi, j'y allais de franc cœur, en homme qui a craint horriblement le jour du jugement et qui néanmoins souhaitait d'être sauvé avec un tressaillement de toutes ses moelles.» Aussi, quand pour la première fois Luther aperçut Rome, il se prosterna disant: «Je te salue, sainte Rome,... baignée du sang de tant de martyrs.» Imaginez, si vous le pouvez, l'effet que fit sur un pareil esprit si loyal, si chrétien, le paganisme effronté de la Renaissance italienne. La beauté des arts, la grâce de la vie raffinée et sensuelle n'avaient point de prise sur lui; ce sont les mœurs qu'il jugeait, et il ne les jugeait qu'avec sa conscience. Il regarda cette civilisation du Midi avec des yeux d'homme du Nord, et n'en comprit que les vices, comme Ascham qui disait avoir vu «à Venise plus de crimes et d'infamies en huit jours qu'en toute sa vie en Angleterre.» Comme aujourd'hui Arnold et Channing, comme tous les hommes de race[319] et d'éducation germaniques, il eut horreur de cette vie voluptueuse, tantôt insouciante et tantôt effrénée, mais toujours affranchie des préoccupations morales, livrée à la passion, égayée par l'ironie, bornée au présent, vide du sentiment de l'infini, sans autre culte que l'admiration de la beauté visible, sans autre objet que la recherche du plaisir, sans autre religion que les terreurs de l'imagination et l'idolâtrie des yeux.
«Je ne voudrais pas, disait-il au retour, pour cent mille florins n'avoir pas vu Rome; je me serais toujours inquiété si je ne faisais pas injustice au pape[320]. Les crimes à Rome sont incroyables; personne ne pourra croire à une perversité si grande s'il n'a le témoignage de ses yeux, de ses oreilles, de son expérience.... Là règnent toutes les scélératesses et les infamies, tous les crimes atroces, principalement l'avidité aveugle, le mépris de Dieu, les parjures, le sodomisme.... Nous autres Allemands, nous nous gorgeons de boisson jusqu'à nous crever, tandis que les Italiens sont sobres. Mais ce sont les plus impies des hommes; ils se moquent de la vraie religion, ils nous raillent nous autres chrétiens, parce que nous croyons tout dans l'Écriture.... Il y a un mot en Italie qu'ils disent quand ils vont à l'église: «Allons nous conformer à l'erreur populaire.» «Si nous étions obligés, disent-ils encore, de croire en tout la parole de Dieu, nous serions les plus misérables des hommes, et nous ne pourrions jamais avoir un moment de gaieté; il faut prendre une mine convenable et ne pas tout croire.» C'est ce que fit le pape Léon X, qui, entendant disputer sur l'immortalité et la mortalité de l'âme, se rangea au dernier avis. «Car, dit-il, ce serait terrible de croire à une vie future. La conscience est une méchante bête qui arme l'homme contre lui-même....» Les Italiens sont ou épicuriens ou superstitieux. Le peuple craint plus saint Antoine et saint Sébastien que le Christ, à cause des plaies qu'ils envoient. C'est pourquoi, quand on veut empêcher les Italiens d'uriner en un lieu, on y peint saint Antoine avec sa lance de feu. Voilà comment ils vivent dans une extrême superstition, sans connaître la parole de Dieu, ne croyant ni à la résurrection de la chair, ni à la vie éternelle, et ne craignant que les plaies temporelles. Aussi leurs blasphèmes sont affreux..., et dans les vengeances leur cruauté est atroce; quand ils ne peuvent se défaire de leurs ennemis d'une autre façon, ils leur dressent des guet-apens dans les églises, tellement que l'un fendit la tête à son ennemi devant l'autel.... Souvent, dans les funérailles, il y a des meurtres à propos des héritages.... Ils célèbrent le carnaval avec une inconvenance et une folie extrêmes, pendant plusieurs semaines, et ils y ont institué beaucoup de péchés et d'extravagances, car ce sont des hommes sans conscience qui vivent en des péchés publics et méprisent le mariage.... Nous Allemands, et les autres nations simples, nous sommes comme une toile nue; mais les Italiens sont peints et bariolés de toutes sortes d'opinions fausses, et encore plus disposés à en embrasser de pires.... Leurs jeûnes sont plus splendides que nos plus somptueux festins. Ils se parent extrêmement; si nous dépensons un florin en habits, ils mettent dix florins pour avoir un habit de soie.... Quand ils sont chastes, c'est sodomisme. Point de société chez eux. Aucun d'eux ne se fie à l'autre; ils ne se réunissent point librement, comme nous autres Allemands; ils ne permettent point aux étrangers de parler publiquement à leurs femmes: comparés aux Allemands, ce sont tout à fait des gens cloîtrés.» Ces paroles si dures languissent auprès des faits[321]. Trahisons, assassinats, supplices, étalage de la débauche, pratique de l'empoisonnement, les pires et les plus éhontés des attentats jouissent impudemment de la tolérance publique et de toute la lumière du ciel. En 1490, le vicaire du pape ayant défendu aux clercs et aux laïques de garder leurs concubines, le pape révoqua la défense, «disant que cela n'est point interdit, parce que la vie des prêtres et ecclésiastiques est telle qu'on en trouve à peine un qui n'entretienne une concubine ou du moins n'ait une courtisane....» César Borgia, à la prise de Capoue, «choisit quarante des plus belles femmes qu'il se réserve; et un assez grand nombre de captives sont vendues à vil prix à Rome....» Sous Alexandre VI, «tous les ecclésiastiques, depuis le plus grand jusqu'au plus petit, ont des concubines en façon d'épouses, et même publiquement. Si Dieu n'y pourvoit, ajoute l'historien, cette corruption passera aux moines et aux religieux, quoique à vrai dire presque tous les monastères de la ville soient devenus des lupanars, sans que personne y contredise....» À l'égard d'Alexandre VI, amant de Lucrèce, sa fille, c'est au lecteur à chercher dans Burchard la peinture des priapées extraordinaires auxquelles il assiste avec Lucrèce et César, et l'énumération des prix qu'il distribue. Pareillement, que le lecteur aille lui-même lire dans les originaux la bestialité de Pierre Luigi Farnèse, le fils du pape, comment le jeune et honnête évêque de Fano mourut de son attentat, et comment le pape, traitant ce crime «de légèreté juvénile,» lui donna par cette bulle secrète l'absolution «la plus ample de toutes les peines que, par incontinence humaine, en quelque façon ou pour quelque cause que ce fût, il eût pu encourir.» Pour ce qui est de la sécurité civile, Bentivoglio fait tuer tous les Marescotti; Hippolyte d'Est fait crever les yeux à son frère, en sa présence; César Borgia tue son frère; le meurtre est dans les mœurs et n'excite plus d'étonnement; on demande au pêcheur qui a vu lancer le corps à l'eau, pourquoi il n'avait pas averti le gouverneur de la ville; «il répond qu'il a vu en sa vie jeter une centaine de corps au même endroit, et que jamais personne ne s'en est inquiété.» «Dans notre ville, dit un vieil historien, il se faisait quantité de meurtres et de pillages le jour et la nuit, et il se passait à peine un jour que quelqu'un ne fût tué.» César, un jour, tua Peroso, favori du pape, entre ses bras et sous son manteau, tellement que le sang en jaillit au visage du pape. Il fit poignarder en plein jour, sur les marches du palais, puis étrangler le mari de sa sœur; comptez ses assassinats, si vous pouvez. Certainement, son père et lui, par leur génie, leurs mœurs, leur scélératesse parfaite, affichée et systématique, ont présenté à l'Europe les deux images les mieux réussies du diable. Pour tout dire, en un mot, c'est d'après ce monde et pour ce monde que Machiavel écrivit son Prince. Le développement complet de toutes les facultés et de toutes les convoitises humaines, la destruction complète de tous les freins et de toutes les pudeurs humaines, voilà les deux traits marquants de cette culture grandiose et perverse. Faire de l'homme un être fort muni de génie, d'audace, de présence d'esprit, de fine politique, de dissimulation, de patience, et tourner toute cette puissance à la recherche de tous les plaisirs, plaisirs du corps, du luxe, des arts, des lettres, de l'autorité, c'est-à-dire former et déchaîner un animal admirable et redoutable, bien affamé et bien armé, voilà son objet, et l'effet au bout de cent ans est visible. Ils se déchirent entre eux, comme de beaux lions et de superbes panthères. Dans cette société qui est devenue un cirque, parmi tant de haines, et quand l'épuisement commence, l'étranger paraît; tous plient alors sous sa verge; on les encage, et ils languissent ainsi, dans des plaisirs obscurs, avec des vices bas[322], en courbant l'échine. Le despotisme, l'inquisition et les sigisbés, l'ignorance crasse et la friponnerie ouverte, les effronteries et les gentillesses des arlequins et des scapins, la misère et les poux, telle est l'issue de la Renaissance italienne. Comme les civilisations antiques de la Grèce et de Rome[323], comme les civilisations modernes de la Provence et d'Espagne, comme toutes les civilisations du Midi, elle porte en soi un vice irrémédiable, une mauvaise et fausse conception de l'homme; les Allemands du seizième siècle, comme les Germains du quatrième siècle, en ont bien jugé; avec leur simple bon sens, avec leur, honnêteté foncière, ils ont mis le doigt sur la plaie secrète. On ne fonde pas une société sur le culte du plaisir et de la force; on ne fonde une société que sur le respect de la liberté et de la justice. Pour que la grande rénovation humaine qui soulève au seizième siècle toute l'Europe pût s'achever et durer, il fallait que, rencontrant une autre race, elle développât une autre culture, et que d'une conception plus saine de là vie elle fît sortir une meilleure forme de civilisation.
II
Ainsi naquit la Réforme, à côté de la Renaissance. En effet, elle est aussi une renaissance, une renaissance appropriée au génie des peuples germains. Ce qui distingue ce génie des autres, ce sont ses préoccupations morales. Plus grossiers et plus lourds, plus adonnés à la gloutonnerie et à l'ivrognerie[324], ils sont en même temps plus remués par la conscience, plus fermes à garder leur foi, plus disposés à l'abnégation et au sacrifice. Tels leur climat les a pétris, et tels ils sont demeurés de Tacite à Luther, de Knox à Gustave-Adolphe et à Kant. À la longue, et sous l'empreinte incessante des siècles, le corps flegmatique, repu de grosse nourriture et de boissons fortes, s'est rouillé; les nerfs sont devenus moins excitables, les muscles moins alertes, les désirs moins voisins de l'action, la vie plus terne et plus lente, l'âme plus endurcie et plus indifférente aux chocs corporels; la boue, la pluie, la neige, l'abondance des spectacles déplaisants et mornes, le manque des vifs et délicats chatouillements sensibles maintiennent l'homme dans une attitude militante. Héros aux temps barbares, travailleurs aujourd'hui, ils supportent l'ennui comme ils provoquaient les blessures; aujourd'hui comme autrefois, c'est la noblesse intérieure qui les touche; rejetés vers les jouissances du dedans, ils y trouvent un monde, celui de la beauté morale. Pour eux le modèle idéal s'est déplacé; il n'est plus situé parmi les formes, composé de force et de joie, mais transporté dans les sentiments, composé de véracité, de droiture, d'attachement au devoir, de fidélité à la règle. Qu'il vente et qu'il neige, que l'ouragan se démène dans les noires forêts de sapins, ou sur la houle blafarde parmi les goëlands qui crient, que l'homme roidi et violacé par le froid trouve pour tout régal, en se claquemurant dans sa chaumière, un plat de choucroute aigre ou une pièce de bœuf salé, sous une lampe fumeuse et près d'un feu de tourbe, il n'importe; un autre royaume s'ouvre pour le dédommager, celui du contentement intime: sa femme est fidèle et l'aime; ses enfants, autour de son âtre, épellent la vieille Bible de famille; il est maître chez lui, protecteur, bienfaiteur, honoré par autrui, honoré par lui-même; et si, par hasard, il a besoin d'aide, il sait qu'au premier appel il verra ses voisins se ranger fidèlement et bravement à ses côtés. Le lecteur n'a qu'à mettre en regard les portraits du temps, ceux d'Italie et ceux d'Allemagne; il apercevra d'un coup d'œil les deux races et les deux civilisations, la Renaissance et la Réforme: d'un côté, quelque condottiere demi-nu en costume romain, quelque cardinal dans sa simarre, amplement drapé, sur un riche fauteuil sculpté et orné de têtes de lions, de feuillages, de faunes dansants, lui-même ironique et voluptueux, avec le fin et dangereux regard du politique et de l'homme du monde, cauteleusement courbé et en arrêt; de l'autre côté, quelque brave docteur, un théologien, homme simple, mal peigné, roide comme un pieu dans sa robe unie de bure noire, avec de gros livres de doctrine à fermoirs solides, travailleur convaincu, père de famille exemplaire. Regardez maintenant le grand artiste du siècle, un laborieux et consciencieux ouvrier, un partisan de Luther[325], un véritable homme du Nord, Albert Dürer. Lui aussi, comme Raphaël et Titien, il a son idée de l'homme, idée inépuisable de laquelle sortent par centaines les figures vivantes et les scènes de mœurs, mais combien nationales et originales! De la beauté épanouie et heureuse, nul souci; ses corps nus ne sont que des corps déshabillés: épaules étroites, ventres proéminents, jambes grêles, pieds alourdis par la chaussure, ceux de son voisin le charpentier ou de sa commère la marchande de saucisses; les têtes font saillie sur le cuivre infatigablement rayé et fouillé, sauvages ou bourgeoises, souvent ridées par la fatigue du métier, ordinairement tristes, anxieuses et patientes, âprement et misérablement déformées par les nécessités de la vie réelle. Au milieu de cette copie minutieuse de la vérité laide, où est l'échappée? Quelle est la contrée où va s'enfuir la grande imagination mélancolique? C'est le rêve, le rêve étrange fourmillant de pensées profondes, la contemplation douloureuse de la destinée humaine, l'idée vague de la grande énigme, la réflexion tâtonnante qui, dans la noirceur des bois hérissés, à travers les emblèmes obscurs et les figures fantastiques, essaye de saisir la vérité et la justice. Il n'a pas besoin de les chercher si loin; de prime-saut il les a saisies. Si l'honnêteté est quelque part au monde, c'est dans les madones qui incessamment reviennent sous son burin. Ce n'est pas lui qui, à la façon de Raphaël, commencerait par les faire nues; la main la plus licencieuse n'oserait pas déranger un seul des plis roides de leurs robes; leur enfant sur les bras, elles ne songent qu'à lui et ne songeront jamais au delà; non-seulement elles sont innocentes, mais encore elles sont vertueuses; la sage mère de famille allemande, enfermée pour toujours par sa volonté et par sa nature dans les devoirs et les contentements domestiques, respire tout entière dans la sincérité foncière, dans le sérieux, dans l'inattaquable loyauté de leurs attitudes et de leurs regards. Il a fait plus: à côté de la vertu paisible, il a figuré la vertu militante. Le voilà enfin le Christ véritable, le pâle Crucifié, exténué et décharné par l'agonie, dont le sang, à chaque minute, tombe en gouttes plus rares, à mesure que les palpitations plus faibles annoncent le déchirement suprême d'une vie qui s'en va. Ce n'est pas ici, comme chez les maîtres italiens, un spectacle à récréer les yeux, un simple ondoiement d'étoffes, une ordonnance des groupes. Le cœur, le plus profond du cœur, est blessé par cette vue; c'est le juste opprimé qui meurt, parce que le monde hait la justice; les puissants, les hommes du siècle sont là, indifférents, ironiques: un chevalier empanaché, un bourgmestre ventru qui, les mains croisées derrière son dos, regarde, occupe une heure; mais tout le reste pleure; au-dessus des femmes évanouies, les anges pleins d'angoisse viennent recueillir dans des coupes le sang sacré qui suinte, et les astres du ciel se voilent la face pour ne pas contempler un si grand attentat. Il y en aura d'autres; supplices sur supplices, et les vrais martyrs à côté du vrai Christ, résignés, silencieux, avec le doux regard des premiers fidèles. Ils sont liés autour d'un vieil arbre, et le bourreau les déchire avec un fouet armé d'ongles de fer. Un évêque, les mains jointes, prie étendu pendant qu'on lui tourne dans l'œil une tarière. Là-haut, entre les arbres échevelés et les racines grimaçantes, une troupe d'hommes et de femmes gravit sous les verges l'escarpement d'une colline, et du sommet, avec la pointe des lances, on les fait sauter dans le précipice; çà et là roulent des têtes, des troncs inertes, et à côté de ceux qu'on décapite, des corps enflés traversés d'un pal attendent les corbeaux qui croassent. Tous ces maux, il faut les supporter pour confesser sa foi et établir la justice. Mais il y a là-haut un gardien, un vengeur, un juge tout-puissant qui aura son jour. Il va luire, ce jour, et les perçants rayons du dernier soleil jaillissent déjà, comme une poignée de dards, à travers les ténèbres du siècle. Au plus haut du ciel, l'ange est apparu dans sa robe étincelante, guidant les cavalcades effrénées, les épées tournoyantes, les flèches inévitables des vengeurs qui viennent fouler et punir la terre; les hommes s'abattent sous leur galop, et la gueule du monstre infernal mâche déjà la tête des prélats iniques. C'est ici le poëme populaire de la conscience, et, depuis les jours des apôtres, les hommes ne l'ont point conçu plus sublime et plus complet[326].
Car la conscience, comme le reste, a son poëme; par un envahissement naturel, la toute-puissante idée de la justice déborde de l'âme, couvre le ciel, et y intronise un nouveau Dieu. Redoutable Dieu, qui ne ressemble guère à la calme intelligence qui sert aux philosophes pour expliquer l'ordre des choses, ni à ce Dieu tolérant, sorte de roi constitutionnel que Voltaire atteint au bout d'un raisonnement, que Béranger chante en camarade et qu'il salue «sans lui demander rien.» C'est le juste Juge impeccable et rigide, qui exige de l'homme un compte exact de sa conduite visible et de tous ses sentiments invisibles, qui ne tolère pas un oubli, un abandon, une défaillance, devant qui tout commencement de faiblesse ou de faute est un attentat et une trahison. Qu'est-ce que notre justice devant cette justice stricte? On vivait tranquille, aux temps d'ignorance; tout au plus, quand on se sentait coupable, on allait chercher une absolution auprès du prêtre; pour achever, on achetait une bonne indulgence; le tarif était là, il y est encore; Tetzel le dominicain déclare que tous les péchés sont lavés «sitôt que l'argent sonne dans la caisse.» Quel que soit le crime, on en a quittance; quand même «un homme aurait violé la mère de Dieu,» il retournerait chez lui net et certain du paradis. Par malheur, les marchands de pardons ne savent pas que tout est changé et que l'esprit est devenu adulte; il ne récite plus les mots machinalement comme un catéchisme, il les sonde anxieusement comme une vérité. Dans l'universelle renaissance, et dans la puissante floraison de toutes les idées humaines, l'idée germanique du devoir végète comme les autres. À présent, quand on parle de justice, ce n'est plus une phrase morte qu'on récite, c'est une conception vivante qu'on produit; l'homme aperçoit l'objet qu'elle représente, et ressent l'ébranlement qui la soulève; il ne la reçoit plus, il la fait; elle est son œuvre et sa maîtresse; il la crée et la subit. «Ces mots justus et justitia Dei, dit Luther, étaient un tonnerre dans ma conscience. Je frémissais en les entendant; je me disais: Si Dieu est juste, il me punira[327].» Car sitôt que la conscience a retrouvé l'idée du modèle parfait[328], les moindres manquements lui semblent des crimes, et l'homme condamné par ses propres scrupules tombe consterné d'horreur «et comme englouti.» «Moi qui menais la vie d'un moine irréprochable, dit encore Luther, je sentais pourtant en moi la conscience inquiète du pécheur, sans parvenir à me rassurer sur la satisfaction que je devais à Dieu.... Alors je me disais: Suis-je donc le seul qui doive être triste en esprit?... Oh! que je voyais de spectres et de figures horribles!»—Ainsi alarmée, la conscience croit que le jour terrible va venir. «La fin du monde est proche.... Nos enfants la verront; peut-être nous-mêmes.»—Une fois à ce propos, six mois durant, il a des songes épouvantables. Comme les chrétiens de l'Apocalypse, il fixe le moment: cela arrivera à Pâques ou pour la fête de la conversion de saint Paul. Tel théologien, son ami, songe à donner tous ses biens aux pauvres; «mais les prendrait-on? disait-il. Demain soir, nous serons assis dans le ciel.» Sous de telles angoisses, le corps fléchit. Pendant quatorze jours, Luther fut dans un tel état, qu'il ne put ni boire, ni manger, ni dormir. «Jour et nuit,» les yeux fixés sur le texte de saint Paul, il voyait le juge et ses mains inévitables. Voilà la tragédie qui s'est agitée dans toutes les âmes protestantes; c'est la tragédie éternelle de la conscience, et le dénoûment est une nouvelle religion.
Car ce n'est pas la nature toute seule et sans secours qui sortira de cet abîme. D'elle-même «elle est si corrompue qu'elle n'éprouve pas le désir des choses célestes.... Il n'y a rien en elle devant Dieu que concupiscence....» La bonne intention ne peut venir d'elle. «Car, effrayé par la face de son péché, l'homme ne saurait se proposer de bien faire, inquiet comme il l'est et anxieux; au contraire, abattu et écrasé par la force de son péché, il tombe dans le désespoir et dans la haine de Dieu, comme il arriva à Caïn, à Saül, à Judas,» en sorte qu'abandonné à lui-même, il ne peut trouver en lui-même que la rage et l'accablement d'un désespéré ou d'un démon. En vain il essayerait de se racheter par de bonnes œuvres; nos bonnes actions ne sont pas pures; même pures, elles n'effacent pas la souillure des péchés antérieurs, et d'ailleurs elles n'ôtent point la corruption originelle du cœur; elles ne sont que des rameaux et des fleurs, c'est dans la séve que gît le venin héréditaire. Il faut que l'homme descende en son cœur, par-dessous l'obéissance littérale et la régularité juridique; que du royaume de la loi il pénètre dans celui de la grâce; que de la rectitude imposée, il passe à la générosité spontanée; que par-dessous sa première nature, qui le portait vers l'égoïsme et les choses de la terre, une seconde nature se développe, qui le porte vers le sacrifice et les choses du ciel. Ni mes œuvres, ni ma justice, ni les œuvres et la justice d'aucune créature ou de toutes les créatures ne peuvent opérer en moi ce changement extraordinaire. Un seul le peut, le Dieu pur, le Juste immolé, le Sauveur, le Réparateur, Jésus, mon Christ, en m'imputant sa justice, en versant sur moi ses mérites, en noyant mon péché sous son sacrifice. Le monde est «une masse de perdition[329]» prédestinée à l'enfer. Seigneur Jésus, retirez-moi, choisissez-moi dans cette masse. Je n'y ai nul droit, il n'y a rien en moi qui ne soit abominable; cette prière même, c'est vous qui me l'inspirez et qui la faites en moi. Mais je pleure et ma poitrine se soulève, et mon cœur se brise. Seigneur, que je me sente racheté, pardonné, votre élu, votre fidèle; donnez-moi la grâce, et donnez-moi la foi!—«Alors, dit Luther, je me sentis comme rené, et il sembla que j'entrais à portes ouvertes dans le paradis.»
Que reste-t-il à faire après cette rénovation du cœur? Rien, toute la religion est là; il faut réduire ou supprimer le reste; elle est une affaire personnelle, un dialogue intime entre l'homme et Dieu, où il n'y a que deux choses agissantes, la propre parole de Dieu, telle qu'elle est transmise par l'Écriture, et les émotions du cœur de l'homme, telles que la parole de Dieu les excite et les entretient[330]. Écartons les pratiques sensibles par lesquelles on a voulu remplacer cet entretien de l'âme invisible et du juge invisible: je veux dire les mortifications, les jeûnes, les pénitences corporelles, les carêmes, les vœux de chasteté et de pauvreté, les chapelets, les indulgences; les rites ne sont bons qu'à étouffer sous des œuvres machinales la piété vivante. Écartons les intermédiaires par lesquels on a voulu empêcher le commerce direct de Dieu et de l'homme, je veux dire les saints, la Vierge, le pape, le prêtre: quiconque les adore ou leur obéit est idolâtre. Ni les saints, ni la Vierge ne peuvent nous convertir et nous sauver; c'est Dieu seul qui par son Christ nous convertit et nous sauve. Ni le pape, ni le prêtre ne peuvent nous fixer notre croyance ou nous remettre nos péchés; c'est Dieu seul qui nous instruit par son Écriture, et nous absout par sa grâce. Plus de pèlerinages ni de reliques; plus de traditions ni de confessions auriculaires. Une nouvelle Église paraît, et avec elle un nouveau culte; les ministres de la religion changent de rôle, et l'adoration de Dieu change de forme; l'autorité du clergé s'atténue, et la pompe du service se réduit; elles se réduisent et s'atténuent d'autant plus, que l'idée primitive de la théologie nouvelle est plus absorbante, tellement, qu'il y a des sectes où elles disparaissent tout à fait. Le prêtre descend de cette haute place où le droit de remettre les péchés et de régler la foi l'avait élevé par-dessus les têtes des laïques; il rentre dans la société civile, il se marie comme eux, il tend à redevenir leur égal, il n'est qu'un homme plus savant et plus pieux que les autres, leur élu et leur conseiller. Son église devient un temple, vide d'images, d'ornements et de cérémonies, parfois tout nu, simple lieu d'assemblée, où, entre des murs blanchis, du haut d'une chaire unie, un homme en robe noire parle sans gestes, lit un morceau de la Bible, entonne un hymne que continue la congrégation. Il y a un autre lieu de prière, aussi peu décoré et non moins vénéré, le foyer domestique, où chaque soir le père de famille, devant ses serviteurs et ses enfants, fait tout haut la prière et lit l'Écriture. Austère et libre religion, toute purgée de sensualité et d'obéissance, toute intérieure et personnelle, qui, instituée par l'éveil de la conscience, ne pouvait s'établir que chez des races où chacun trouve naturellement en soi-même la persuasion qu'il est seul responsable de ses œuvres et toujours astreint à des devoirs.
III
Sans doute c'est par une porte bâtarde que la réforme entre en Angleterre; mais il suffit qu'une porte s'ouvre, telle quelle; car ce ne sont pas les manéges de cour et les habiletés officielles qui amènent les révolutions profondes; ce sont les situations sociales et les instincts populaires. Quand cinq millions d'hommes se convertissent, c'est que cinq millions d'hommes ont envie de se convertir. Laissons donc de côté les parades et les intrigues d'en haut, les scrupules et les passions de Henri VIII[331], les complaisances et les adresses de Cranmer, les variations et les bassesses du Parlement, les oscillations et les lenteurs de la Réforme, commencée, puis arrêtée, puis poussée en avant, puis d'un coup violemment refoulée, enfin épandue sur toute la nation, et endiguée dans un établissement légal, établissement singulier, bâti de pièces disparates, mais solide pourtant et qui a duré. Tout grand changement a sa racine dans l'âme, et il n'y a qu'à regarder de près dans cette région profonde pour découvrir les inclinations nationales et les irritations séculaires dont le protestantisme est issu.
Cent cinquante ans auparavant, il avait été sur le point d'éclore; Wicleff avait paru, les lollards s'étaient levés, la Bible avait été traduite; la chambre des communes avait proposé la confiscation de tous les biens ecclésiastiques; puis, sous le poids de l'Église, de la royauté et des lords réunis, la réforme naissante écrasée était rentrée sous terre, pour ne plus reparaître que de loin en loin par les supplices de ses martyrs. Les évêques avaient reçu le droit d'emprisonner sans jugement les laïques suspects d'hérésie; ils avaient brûlé vivant lord Cobham; les rois avaient pris parmi eux leurs ministres; assis dans leur autorité et dans leur faste, ils avaient fait plier noblesse et peuple sous le glaive laïque qui leur avait été remis, et, dans leur main, le rigide réseau de lois qui depuis la conquête enserrait la nation de ses mailles, était devenu encore plus étroit et plus blessant. Les actions vénielles s'y étaient trouvées prises comme les actions criminelles, et la répression judiciaire, portée sur les péchés aussi bien que sur les attentats, avait changé la police en inquisition: «Offenses contre la chasteté[332], hérésie ou choses sentant l'hérésie, sorcellerie, ivrognerie, médisance, diffamation, paroles impatientes, promesses rompues, mensonge, manque d'assistance à l'église, paroles irrévérentieuses à propos des saints, non-payement des offrandes, plaintes contre les tribunaux ecclésiastiques,» tous ces délits imputés ou soupçonnés conduisaient les gens devant les tribunaux ecclésiastiques, avec des frais énormes, parmi de longs délais, à de grandes distances, sous une procédure captieuse, pour aboutir à de grosses amendes, à des emprisonnements rigides, à des abjurations humiliantes, à des pénitences publiques et à la menace souvent accomplie des supplices et du bûcher. Qu'on en juge par un seul fait: le comte de Surrey, un parent du roi, fut traduit devant un de ces tribunaux pour avoir manqué au maigre. Imaginez, si vous le pouvez, la minutieuse et incessante oppression d'un pareil code; à quel point toute la vie humaine, actions visibles et pensées invisibles, y était enveloppée et enlacée; comment, par les délations forcées, il pénétrait dans chaque foyer et dans chaque conscience; avec quelle impudence il se transformait en machine d'extorsions; quelle sourde colère il excitait dans ces bourgeois, dans ces paysans obligés parfois de faire et de refaire soixante milles pour laisser accroché à chacune des innombrables griffes de la procédure[333] un morceau de leur épargne, parfois toute leur substance et toute la substance de leurs enfants! On réfléchit quand on est ainsi foulé; on se demande tout bas si c'est bien par une délégation de Dieu que les voleurs mitrés pratiquent ainsi la tyrannie et le pillage; on regarde de plus près dans leur vie; on veut savoir s'ils observent eux-mêmes la régularité qu'ils imposent à autrui; et tout d'un coup l'on apprend d'étranges choses. Le cardinal Wolsey écrit au pape que «les prêtres séculiers et réguliers commettent habituellement des crimes atroces pour lesquels, s'ils n'étaient pas dans les ordres, ils seraient promptement exécutés[334], et que les laïques sont scandalisés de les voir non-seulement échapper à la dégradation, mais jouir d'une impunité parfaite.» Un prêtre convaincu d'inceste avec la prieure de Kilbourne est condamné pour toute peine à porter une croix à la procession et à payer trois shillings et quatre pence; à ce taux, je réponds qu'il recommencera. Dès le règne précédent, les gentilshommes et les fermiers du Carnavonshire déposaient une plainte pour accuser le clergé de débaucher, de parti pris, leurs femmes et leurs filles. Il y avait des maisons de prostitution à Londres pour l'usage particulier des prêtres. Quant aux abus du confessionnal, lisez dans les originaux[335] les intimités auxquelles ils donnent lieu. Les évêques distribuent des bénéfices à leurs enfants encore tout jeunes; «le saint père prieur de Maiden Bradley n'en avait que six, dont une fille déjà mariée sur les biens du monastère.»—... Dans les couvents «les moines boivent après la collation jusqu'à dix heures ou midi, et viennent à matines, ivres.... Ils jouent aux cartes, aux dés.... Quelques-uns n'arrivent à matines que quand le jour baisse, et encore seulement par crainte des peines corporelles.» Les visiteurs royaux trouvaient des concubines dans les appartements secrets des abbés. Au monastère de Sion, les moines confesseurs des nonnes les débauchent et les absolvent tout ensemble. Il y eut des couvents, dit Burnet, où toutes les religieuses furent trouvées grosses. Environ «les deux tiers» des moines d'Angleterre vivaient de telle sorte, que le Parlement entendant le rapport officiel s'écria d'une seule voix: «À bas les moines[336]!» Quel spectacle pour un peuple en qui le raisonnement et la conscience commencent à s'éveiller! Bien avant le grand éclat, la colère publique grondait sourdement et s'amassait pour la révolte; des prêtres étaient hués dans les rues ou jetés dans le ruisseau; des femmes refusaient de recevoir l'hostie consacrée par une main qu'elles appelaient immonde[337]. Quand l'appariteur ecclésiastique venait citer les délinquants, on le chassait en l'injuriant. «Va-t'en, puant coquin; vous êtes tous, chacun de vous, des canailles et des suborneurs.» Un mercier cassait la tête d'un appariteur avec son aune. Un garçon d'auberge disait que «la vue d'un prêtre le rendait malade, et qu'il ferait soixante milles pour en faire coffrer un.» L'évêque Fitz James écrivait que «les gens de Londres étaient si malicieusement disposés en faveur de la perversité hérétique, qu'assemblés en jury ils condamnaient n'importe quel clerc, fût-il aussi innocent qu'Abel[338];» Wolsey lui-même parlait au pape «du dangereux esprit» qui se répandait parmi le peuple, et il méditait une réforme. Quand Henri VIII mit la cognée à l'arbre et que lentement, avec défiance, il frappa un coup, puis un autre coup, émondant les branches, il y eut mille et bientôt cent mille cœurs qui l'approuvèrent et qui auraient voulu frapper le tronc.
Considérez à ce moment, vers 1521, l'intérieur d'un diocèse, celui de Lincoln, par exemple[339], et jugez par cet exemple de la manière dont la machine ecclésiastique travaille par toute l'Angleterre, multipliant les martyres, les haines et les conversions. L'évêque Longland fait appeler les parents des accusés, frères, femmes et enfants, et leur défère le serment; comme ils ont déjà été poursuivis et qu'ils ont abjuré, il faut bien qu'ils avouent, sinon ils sont relaps, et les fagots sont prêts. Voilà donc qu'ils dénoncent leurs proches et eux-mêmes. L'un a enseigné à un autre en anglais l'épître de saint Jacques. Celui-ci, ayant oublié plusieurs mots du Pater et du Credo latins, ne sait plus les réciter qu'en anglais. Une femme a détourné son visage de la croix qu'on portait le matin de Pâques. Plusieurs, à l'église, surtout au moment de l'élévation, n'ont pas voulu dire de prières et sont restés assis, «muets comme des bêtes.» Trois hommes, dont un charpentier, ont passé ensemble une nuit lisant un livre de l'Écriture. Une femme grosse est allée communier sans être à jeun. Un chaudronnier a nié la présence réelle. Un briquetier a gardé en sa possession l'Apocalypse. Un batteur en grange a dit, en montrant son ouvrage, qu'il était en train de faire sortir Dieu de la paille. D'autres ont mal parlé des pèlerinages, ou du pape, ou des reliques, ou de la confession. Et là-dessus, cinquante d'entre eux sont condamnés dans la même année à abjurer, à promettre de dénoncer autrui, et à faire toute leur vie pénitence, sous peine d'être relaps et brûlés comme tels. On les enferme en différentes abbayes; ils y seront nourris d'aumônes et travailleront pour mériter qu'on les nourrisse; ils paraîtront avec un fagot sur l'épaule au marché et à la procession du dimanche, puis dans une procession générale, puis au supplice d'un hérétique; ils jeûneront au pain et à l'eau tous les vendredis de leur vie, et porteront une marque visible sur leur joue. Outre cela six seront brûlés vifs, et les enfants de l'un d'eux, John Scrivener, sont obligés de mettre eux-mêmes le feu au bûcher de leur père. Croyez-vous que, l'homme brûlé ou enfermé, tout soit fini? On se tait, je le veux bien, et on se cache; mais les longs souvenirs et les ressentiments amers subsistent sous le silence forcé. Ils ont vu[340] leur camarade, leur parent, leur frère lié par une chaîne de fer, les mains jointes, priant au milieu de la fumée pendant que la flamme noircissait sa peau et faisait fondre sa chair. De tels spectacles ne s'oublient pas; les dernières paroles prononcées sur les fagots, les appels suprêmes à Dieu et au Christ demeurent dans leur cœur, tout-puissants et ineffaçables. Ils les emportent avec eux et les méditent tout bas dans les champs, à leur ouvrage, quand ils se croient seuls; et là-dessus, obscurément, passionnément, les têtes travaillent. Car, par delà cette sympathie universelle qui range tout homme du côté des opprimés, il y a le sentiment religieux qui fermente. La crise de la conscience a commencé, elle est naturelle à cette, race; ils songent à leur salut, ils s'alarment de leur état, ils s'effrayent des jugements de Dieu, ils se demandent si, en demeurant sous l'obéissance et sous les rites qu'on leur impose, ils ne deviennent pas coupables et ne méritent pas d'être damnés. Est-ce avec des prisons et des supplices qu'on étouffera cette terreur? Crainte contre crainte, il ne reste qu'à savoir laquelle des deux sera la plus forte. On le saura bientôt; car le propre de ces anxiétés intérieures, c'est de s'accroître sous la contrainte et l'oppression; comme une source vive qu'on essaye en vain d'écraser sous les pierres, elles bouillonnent, et s'entassent, et regorgent, jusqu'à ce que leur trop-plein déborde, disjoignant ou crevant la maçonnerie régulière sous laquelle on a voulu les enterrer. Dans la solitude des champs, aux longues veillées d'hiver, l'homme rêve; bientôt il a peur et devient morne. Le dimanche à l'église, quand on l'oblige à se signer, à s'agenouiller devant la croix, à recevoir l'hostie, il frémit, se croit en péché mortel. Il cesse de parler à ses amis; il demeure pendant des heures, la tête penchée, triste; la nuit, sa femme l'entend soupirer, et il se lève ne pouvant dormir. Représentez-vous cette figure pâlie, angoisseuse, et qui porte sous sa roideur et sous son flegme une ardeur secrète; on la retrouve encore en Angleterre dans ces pauvres sectaires râpés qui, une Bible à la main, se mettent tout d'un coup à prêcher au milieu d'un carrefour, dans ces longues faces qui, après le service, n'ayant point eu assez de prières, entonnent un psaume dans la rue. La sombre imagination a tressailli, comme une femme enceinte, et son fruit grossit chaque jour déchirant celui qui le porte. Le long hiver boueux, la plainte du vent qui se lamente dans les poutres mal jointes du toit, la mélancolie du ciel incessamment noyé de pluies ou cerné de nuages, assombrissent encore le lugubre rêve. Désormais il a pris son parti, il veut être sauvé coûte que coûte. Au péril de sa vie, il se procure quelqu'un de ces livres qui enseignent la voie du salut, le Guichet de Wicleff, l'Obéissance du chrétien, parfois la Révélation de l'Antéchrist par Luther, mais surtout quelques portions de la parole de Dieu, que Tyndal vient de traduire. Tel a caché ses livres dans le creux d'un arbre; un autre apprend par cœur une épître ou un évangile, afin de pouvoir y penser tout bas, même en présence des dénonciateurs. Seul à seul, quand il est sûr de son voisin, il lui en parle, et quand un paysan parle de cette sorte à un paysan, un ouvrier à un ouvrier, vous savez quel est l'effet. «C'est par les fils des yeomen surtout, dit Latimer, que la foi du Christ s'est maintenue en Angleterre[341],» et ce sera plus tard avec des fils de yeomen, que Cromwell gagnera ses victoires puritaines. Quand un chuchotement court ainsi dans le peuple, toutes les voix officielles crient inutilement; la nation a rencontré son poëme, elle bouche ses oreilles aux importuns qui tâchent de l'en distraire, et bientôt elle le chantera de toute sa voix et de tout son cœur.
Cependant la contagion avait gagné même les gens officiels, et Henri VIII enfin permettait de publier la Bible anglaise[342]. L'Angleterre avait son livre. «Quiconque pouvait acheter le livre, dit Strype, ou le lisait assidûment, ou se le faisait lire par d'autres, et plusieurs personnes d'âge apprirent à lire pour cet objet.» Des pauvres, le dimanche, se rassemblaient au bas de l'église pour le lire. Un jeune homme, Maldon, contait plus tard qu'il avait mis ses économies avec celles d'un apprenti de son père pour acheter un Nouveau Testament, et que, par crainte de son père, ils l'avaient caché dans leur paillasse. En vain le roi, dans sa proclamation, avait ordonné aux gens «de ne pas trop accorder à leur propre sens, à leurs imaginations, à leurs opinions; de ne pas raisonner publiquement là-dessus dans leurs tavernes publiques et dans leurs débits de bière, mais d'avoir recours aux gens doctes et autorisés;» la semence germait, et on aimait mieux en croire Dieu que les hommes. Maldon déclarait à sa mère qu'il ne s'agenouillerait plus devant le crucifix, et son père furieux le rouait de coups et voulait le pendre. La préface elle-même appelait les gens à l'étude indépendante, disant que «l'évêque de Rome a tâché longtemps de priver le peuple de la Bible..., pour l'empêcher de découvrir ses tours et ses mensonges..., sachant bien que si le clair soleil de la parole de Dieu apparaissait dans la chaleur du jour, il dissiperait le brouillard pestilentiel de ses diaboliques doctrines.» Même de l'avis des gens officiels, c'est donc la vérité pure et tout entière qui est là, non pas la simple vérité spéculative, mais la vérité morale sans laquelle nous ne pouvons bien vivre ni être sauvés. «Cherche dans l'Écriture, dit le traducteur, principalement et avant tout les traités et les contrats[343] faits entre Dieu et nous, c'est-à-dire la loi et les commandements que Dieu nous fait, et ensuite, la grâce et le pardon qu'il promet à tous ceux qui se soumettent à sa loi. Car toutes les promesses, partout, dans toute l'Écriture, enferment un traité; c'est-à-dire que Dieu s'engage à t'accorder cette grâce à cette condition seulement que tu t'efforceras toi-même de garder ses lois.» Quel mot! et avec quelle ardeur, des hommes tourmentés par les reproches incessants d'une conscience scrupuleuse et par le pressentiment de l'éternité obscure, vont-ils appliquer sur ces pages toute l'attention de leurs yeux et de leur cœur!
J'ai devant moi un de ces vieux in-folios carrés[344], en lettres gothiques, où des pages usées par les doigts calleux ont été raccommodées, où une vieille estampe rend sensible aux pauvres gens les exploits et les menaces du Dieu tonnant, où la préface et la table indiquent aux simples la morale qu'il faut tirer de chaque histoire tragique, et l'application qu'il faut faire de chaque précepte ancien. Une partie de la langue et la moitié des mœurs anglaises sortent de là: encore aujourd'hui le pays est biblique[345]; ce sont ces gros livres qui ont transformé l'Angleterre de Shakspeare. Tâchez, pour comprendre ce grand changement, de vous représenter ces yeomen, ces boutiquiers qui, le soir, étalent cette Bible sur leur table, et la tête nue, avec vénération, écoutent ou lisent un de ses chapitres. Songez qu'ils n'ont point d'autres livres, que leur esprit est vierge, que toute impression y fera un sillon, que la monotonie de la vie machinale les livre tout entiers aux émotions neuves, qu'ils ouvrent ce livre non pour se distraire, mais pour y chercher leur sentence de vie et de mort; enfin que l'imagination sombre et passionnée de la race les exhausse au niveau des grandeurs et des terreurs qui vont passer sous leurs yeux. Tyndal, le traducteur, a écrit parmi des sentiments pareils, condamné, poursuivi, se cachant, l'esprit plein de l'idée de sa mort prochaine et du grand Dieu pour lequel à la fin il est monté sur le bûcher; et les spectateurs qui ont vu les remords de Macbeth et les meurtres de Shakspeare peuvent entendre les désespoirs de David et les massacres accumulés sous les Juges et sous les Rois. Le court verset hébraïque a prise ici par son âpreté fruste. Ils n'ont pas besoin, comme les Français, qu'on leur développe les idées, qu'on les explique en beau langage clair, qu'on les modère et qu'on les lie[346]. La grave et vibrante parole les ébranle du premier coup; ils l'entendent par l'imagination et par le cœur; ils ne sont pas, comme nous, asservis à la régularité de la logique, et le vieux texte, si heurté, si fier et si terrible, peut garder dans leur langue sa sauvagerie et sa majesté. Plus qu'aucun peuple de l'Europe, à force de concentration et de rigidité intérieures, ils retrouvent la conception sémitique du Dieu solitaire et tout-puissant: étrange conception qu'avec tous nos procédés critiques nous parvenons à peine aujourd'hui à reformer en nous-mêmes. Pour l'Hébreu, pour les puissants esprits qui ont rédigé le Pentateuque[347], pour les prophètes et les auteurs des Psaumes, la vie, telle que nous la concevons, s'est retirée des êtres, plantes, animaux, firmament, objets sensibles, pour se reporter et se concentrer tout entière dans l'Être unique dont ils sont les œuvres et les jouets. La terre est le marche-pied de ce grand Dieu, le ciel est son vêtement. Il est dans ce monde, parmi ses créatures, comme un roi d'Orient dans sa tente, parmi ses armes et ses tapis. Si vous entrez dans cette tente, tout disparaît devant l'idée absorbante du maître; vous ne voyez que lui; nulle chose n'a d'être propre et indépendant; ces armes ne sont faites que pour sa main, ces tapis ne sont faits que pour son pied; vous ne les imaginez que pliés pour lui et foulés par lui. Toujours le redoutable visage et la voix grondante du dominateur irrésistible apparaissent derrière ses instruments. Pareillement pour l'Hébreu, la nature et les hommes ne sont rien par eux-mêmes; ils servent à Dieu; ils n'ont point d'autre raison d'exister ni d'autre usage; ils s'effacent à côté de l'Être solitaire et énorme qui, étalé et dressé comme une montagne devant la pensée humaine, occupe et couvre à lui seul tout l'horizon. En vain nous essayons, nous autres descendants des races ariennes, de nous figurer ce Dieu dévorateur; nous laissons toujours quelque beauté, quelque intérêt, quelque portion de vie libre à la nature; nous n'atteignons le Créateur qu'à demi, avec peine, au bout d'un raisonnement, comme Voltaire et Kant; nous faisons de lui plus volontiers un architecte; nous croyons naturellement aux lois naturelles; nous savons que l'ordre du monde est fixe; nous n'écrasons pas les choses et leurs attaches sous le poids d'une souveraineté arbitraire; nous ne nous figurons pas le sentiment sublime de Job qui voit le monde frissonner et s'abîmer sous l'attouchement de la main foudroyante; nous ne nous sentons plus capables de soutenir l'émotion intense et de répéter l'accent extraordinaire des Psaumes, où, dans le silence des êtres pulvérisés, rien ne subsiste que le dialogue du cœur de l'homme et du Dominateur éternel. Ceux-ci, dans l'angoisse de la conscience troublée et dans l'oubli de la nature sensible, le recommencent en partie. Si la forte et âpre acclamation de l'Arabe qui éclate comme une trompette à l'aspect du soleil levant et de la nudité des solitudes[348], si les secousses intérieures, les courtes visions du paysage lumineux et grandiose, si le coloris sémitique manque, du moins le sérieux et la simplicité ont subsisté, et le Dieu hébraïque transporté dans la conscience moderne n'est pas moins souverain dans cette étroite enceinte que dans les sables et dans les montagnes d'où il est sorti. Son image est réduite, mais son autorité est entière; s'il est moins poétique, il est plus moral. Ils lisent avec étonnement et tremblement l'histoire de ses œuvres, les tables de ses ordonnances, les archives de ses vengeances, la proclamation de ses promesses et de ses menaces; ils s'en remplissent. On n'a jamais vu de peuple qui se soit imbu si profondément d'un livre étranger, qui l'ait fait ainsi pénétrer dans ses mœurs et dans ses écrits, dans son imagination et dans son langage. Désormais ils ont trouvé leur roi, ils vont le suivre; nulle parole laïque ou ecclésiastique ne prévaudra contre sa parole; ils lui ont soumis leur conduite, ils exposeront pour lui leurs corps et leurs vies, et s'il le faut, pour lui rester fidèles, un jour viendra où ils renverseront l'État.
Ce n'est pas assez d'entendre ce roi, il faut encore lui répondre, et la religion n'est complète que lorsque la prière du peuple vient s'ajouter à la révélation de Dieu. En 1549, enfin, l'Angleterre reçoit son Prayer-Book[349] des mains de Cranmer, Pierre Martyr, Bernard Ochin, Mélanchthon; les principaux et les plus fervents des réformateurs de l'Europe ont été appelés pour «composer un corps de doctrines conformes à l'Écriture,» et pour exprimer un corps de sentiments conformes à la véritable foi des chrétiens. Admirable livre où respire tout l'esprit de la réforme, où, à côté des touchantes tendresses de l'Évangile et des accents virils de la Bible, palpitent la profonde émotion, la grave éloquence, la générosité, l'enthousiasme contenu des âmes héroïques et poétiques qui retrouvaient le christianisme et qui avaient connu les approches du bûcher. «Père tout-puissant et miséricordieux, nous avons erré et nous nous sommes égarés hors de tes voies, comme des brebis perdues. Nous avons trop suivi les imaginations et les désirs de nos propres cœurs. Nous avons péché contre tes lois saintes. Nous n'avons point fait les choses que nous devions faire, et nous avons fait les choses que nous devions ne point faire. Et il n'y a point de santé en nous. Mais toi, Seigneur, aie pitié de nous, misérables pécheurs. Épargne, ô Dieu, ceux qui confessent leurs fautes. Relève ceux qui sont pénitents, selon tes promesses déclarées au genre humain par le Christ, Jésus, Notre-Seigneur, et accorde-nous, ô miséricordieux Père, pour l'amour de lui, que nous puissions à l'avenir avoir une vie pieuse, droite et sage[350].... Dieu tout-puissant et éternel, qui ne hais rien de ce que tu as fait, et qui pardonnes les fautes de tous ceux qui se repentent, crée et fais en nous un cœur nouveau et contrit, afin que nous déplorions, comme il convient, nos péchés, et que, reconnaissant notre misère, nous puissions obtenir de toi pardon et rémission entière[351]....» Toujours revient la même idée, l'idée du péché, du repentir et de la rénovation morale; toujours la pensée maîtresse est celle du cœur humilié devant la justice invisible et n'implorant sa grâce que pour obtenir son redressement. Un pareil état d'esprit ennoblit l'homme et met une sorte de gravité passionnée dans toutes les importantes actions de sa vie. Il faut écouter la liturgie au lit des mourants, au baptême des enfants, à la célébration des mariages. «Veux-tu prendre cette femme pour ta légitime épouse, afin de vivre ensemble selon le commandement de Dieu dans le saint état du mariage? Veux-tu l'aimer, la soutenir, l'honorer, la garder dans la maladie et dans la santé.... dans la bonne et la mauvaise fortune, dans la richesse et dans la pauvreté.... et renonçant à toute autre, te garder à elle seule aussi longtemps que vous vivrez tous les deux[352]?» Ce sont là les vraies paroles de la loyauté et de la conscience. Nulle langueur mystique ici ni ailleurs. Cette religion n'est point faite pour des femmes qui rêvent, attendent et soupirent, mais pour des hommes qui s'examinent, agissent et ont confiance, confiance en quelqu'un de plus juste qu'eux. Quand l'homme est malade et que sa chair défaille, le prêtre s'avance et lui dit: «Notre cher bien-aimé, sachez ceci: que le Dieu tout-puissant est le Seigneur de la vie et de la mort et de toutes les choses qui s'y rapportent, comme la jeunesse, la force, la santé, la vieillesse, la débilité, la maladie; c'est pourquoi, quel que soit votre mal, sachez avec certitude qu'il est une visitation de Dieu; et quelle que soit la cause pour laquelle cette maladie vous est envoyée, que ce soit pour éprouver votre patience ou servir d'exemple à autrui..., ou pour corriger et amender en vous quelque chose qui offense les yeux de votre Père céleste; sachez avec certitude que si vous vous repentez véritablement de vos péchés et si vous portez patiemment votre maladie, vous confiant à la miséricorde de Dieu et vous soumettant entièrement à sa volonté..., elle tournera à votre profit et vous aidera dans la droite voie qui conduit à la vie éternelle[353].» Un grand sentiment mystérieux, une sorte d'épopée sublime et sans images apparaît obscurément parmi ces examens de la conscience, je veux dire la divination du gouvernement divin et du monde invisible, seuls subsistants, seuls véritables en dépit des apparences corporelles et du hasard brutal qui semble entre-choquer les choses. De loin en loin l'homme entrevoit cet au-delà et se relève du fond de son cloaque, comme s'il avait respiré soudainement un air fortifiant et pur. Voilà les effets de la prière publique rendue au peuple; car celle-ci a été retirée du latin, reportée dans la langue vulgaire, et dans ce seul mot il y a une révolution. Sans doute la routine, ici comme pour l'ancien missel, fera insensiblement son triste office; à force de répéter les mêmes mots, l'homme ne répétera souvent que des mots; ses lèvres remueront et son cœur restera inerte. Mais dans les grandes angoisses, dans les sourdes agitations de l'esprit inquiet et vide, aux funérailles de ses proches, les fortes paroles du livre le retrouveront sensible; car elles sont vivantes[354] et ne s'arrêtent pas dans les oreilles comme le langage mort: elles entrent jusqu'à l'âme, et sitôt que l'âme est remuée et labourée, elles y prennent racine. Si vous allez les entendre dans le pays et si vous écoutez l'accent vibrant et profond avec lequel on les prononce, vous verrez qu'elles y forment un poëme national, toujours compris et toujours efficace. Le dimanche, dans le silence de toutes les affaires et de tous les plaisirs, entre les murs nus des églises de village, où nulle image, nul ex-voto, nul culte accessoire ne vient distraire les yeux, les bancs sont pleins; les puissants versets hébraïques heurtent comme des coups de bélier à la porte de chaque âme, puis la liturgie développe ses supplications imposantes, et par intervalles le chant de la congrégation vient avec l'orgue soutenir le recueillement public. Rien de plus grave et de plus simple que ce chant populaire; nulle fioriture, nulle cantilène; il n'est point fait pour l'agrément de l'oreille, et néanmoins il est exempt des tristesses maladives, de la lugubre monotonie que le moyen âge a laissée dans notre plain-chant; ni monacal, ni païen, il roule comme une mélopée virile et pourtant douce, sans contredire ni faire oublier les paroles qu'il accompagne; ces paroles sont les psaumes[355] traduits en vers et encore augustes, atténués mais non enjolivés. Tout est d'accord, le lieu, le chant, le texte, la cérémonie, pour mettre chaque homme, en personne et sans intermédiaire, en présence du Dieu juste, et pour former une poésie morale qui soutienne et développe le sens moral[356].
Un point manque encore pour achever cette religion virile, le raisonnement humain. Le ministre monte en chaire et parle; il parle froidement, je le veux bien, avec des commentaires littéraux et des démonstrations trop longues, mais solidement, sérieusement, en homme qui veut bien convaincre, et par de bons moyens, qui ne s'adresse qu'à la raison, et ne discourt que de la justice. Avec Latimer et ses contemporains, la prédication comme la religion change d'objet et de caractère; comme la religion, elle devient populaire et morale, et s'approprie à ceux qui l'écoutent pour les rappeler à leurs devoirs. Peu d'hommes, par leur vie et leur parole, ont mieux que celui-ci mérité des hommes. C'était un véritable Anglais, consciencieux, courageux, homme de bon sens et de pratique, issu de la classe laborieuse et indépendante où étaient le cœur et les muscles de la nation. Son père, un brave yeoman, avait une ferme de quatre livres par an, où il employait une demi-douzaine d'hommes, avec trente vaches que trayait sa femme, lui-même bon soldat du roi, s'entretenant d'une armure pour lui et son cheval afin de paraître à l'armée selon les occurrences, enseignant à son fils à tirer de l'arc, lui donnant à boucler sa cuirasse, et trouvant au fond de sa bourse quelques vieux nobles pour l'envoyer à l'école et de là à l'Université. Le petit Latimer étudia âprement, prit ses grades, et resta longtemps bon catholique, ou, comme il disait, «dans les ténèbres et l'ombre de la mort.» Vers trente ans, ayant fréquenté Bilney le martyr, et surtout ayant connu le monde et pensé par lui-même, il commença «à flairer la parole de Dieu et à abandonner les docteurs d'école et les sottises de ce genre,» bientôt à prêcher, et tout de suite à passer «pour un séditieux grandement incommode aux gens en place qui étaient injustes.» Car ce fut là d'abord le trait saillant de son éloquence; il parlait aux gens de leurs devoirs, et en termes précis. Un jour qu'il prêchait devant l'Université, l'évêque d'Ely entra curieux de l'entendre. Sur-le-champ il changea de sujet, et fit le portrait du prélat parfait, portrait qui ne cadrait pas bien avec la personne de l'évêque, et il fut dénoncé pour ce fait. Devenu chapelain de Henri VIII, si terrible que fût le roi, si petit qu'il fût lui-même, il osa lui écrire librement pour arrêter la persécution qui commençait et empêcher l'interdiction de la Bible; certainement il jouait sa vie. Il l'avait déjà fait, il le fit encore; comme Tyndal, comme Knox, comme tous les chefs de la Réforme, il vécut presque incessamment dans l'attente de la mort, et dans la pensée du bûcher. Avec une santé mauvaise, attaqué par de grands maux de tête, par des douleurs d'entrailles, par la pleurésie, par la pierre, il faisait un travail énorme, voyageant, écrivant, prêchant, prononçant à soixante-sept ans deux sermons chaque dimanche, et le plus souvent se levant à deux heures du matin, été comme hiver, pour étudier. Rien de plus simple et de plus efficace que son éloquence; et la raison en est qu'il ne parle jamais pour parler, mais pour faire une œuvre. Ses instructions, entre autres celles qu'il prêche devant le jeune roi Édouard, ne sont pas, comme celles de Massillon devant le petit Louis XV, suspendues en l'air, dans la tranquille région des amplifications philosophiques: ce sont les vices présents qu'il veut corriger et qu'il attaque, les vices qu'il a vus, que chacun désigne du doigt; lui aussi il les désigne, nommant les choses par leur nom, et aussi les gens, disant les faits et les détails, en brave cœur, qui n'épargne personne, et s'expose sans arrière-pensée pour dénoncer et redresser l'iniquité. Si universelle que soit sa morale, si ancien que soit son texte, il l'applique aux contemporains, à ses auditeurs, tantôt aux juges qui sont là, «à messieurs les habits de velours» qui ne veulent pas écouter les pauvres, qui en douze mois ne donnent qu'un jour d'audience à telle femme, et qui laissent telle autre pauvre femme à la prison de la Flotte, sans vouloir accepter caution; tantôt aux payeurs, aux entrepreneurs du roi, dont il compte les voleries, qu'il place «entre l'enfer et la restitution,» et de qui, livre par livre, il obtient et extorque l'argent volé. Toujours, de l'iniquité abstraite, il va à l'abus spécial; car c'est l'abus qui crie et demande non un discoureur, mais un champion; la théologie ne vient pour lui qu'en second lieu; avant tout, la pratique; la véritable offense contre Dieu, à ses yeux, c'est un mauvais acte; le véritable service de Dieu, c'est la suppression des mauvais actes. Et regardez par quelles voies il y va. Nul grand mot, nul étalage de style, nul déroulement de dialectique. Il conte sa vie, la vie des autres, et donne les dates, les chiffres, les lieux; il abonde en anecdotes, en petites circonstances sensibles, capables d'entrer dans l'imagination et de réveiller les souvenirs de chaque auditeur. Il est familier, parfois plaisant, et toujours si précis, si imbu des événements réels et des particularités de la vie anglaise, qu'on peut tirer de ses sermons une description presque complète des mœurs de son temps et de son pays. Pour réprimander les grands qui s'approprient les communaux par des enclos, il leur fait le détail des nécessités du paysan, sans le moindre souci des convenances; c'est qu'il ne s'agit point ici de garder des convenances, mais de produire des convictions. «Une terre à labour a besoin de moutons, car il leur faut des moutons pour fumer leur terre, s'ils veulent qu'elle porte du grain; en effet, s'ils n'ont point de moutons pour les aider à engraisser leur terre, ils n'auront que du pauvre blé et maigre. Ils ont aussi besoin de porcs pour leur nourriture, afin d'avoir du lard; le lard est leur venaison; vous savez bien que le justice est là avec son latin et sa potence, s'ils veulent en avoir une autre; en sorte que le lard est leur nourriture nécessaire, de laquelle ils ne peuvent se passer. Il leur faut aussi d'autres bêtes, comme chevaux pour tirer leur charrue et porter leurs récoltes au marché, vaches pour leur lait et leur fromage dont ils vivent, et sur lesquels ils payent leur fermage. Toutes ces bêtes ont besoin de pâturage; lequel manquant, il faut que tout le reste manque aussi; et elles ne peuvent pas avoir de pâturage, si on prend la terre et si on l'enclôt de façon à ce qu'elles n'y entrent pas[357].» Une autre fois, pour mettre ses auditeurs en garde contre les jugements précipités, il leur conte qu'étant entré dans la tour de Cambridge pour exhorter les détenus, il trouva une femme accusée d'avoir tué son enfant et qui ne voulait rien confesser. «Son enfant avait été malade pendant l'espace d'un an, et s'en allait, à ce qu'il paraît, de consomption. À la fin, il mourut dans le temps de la moisson. Elle s'en alla chez les voisins et autres amis pour requérir leur aide, afin de préparer l'enfant pour la sépulture; mais personne n'était au logis, chacun était aux champs. La femme, avec un grand abattement et une grande angoisse de cœur, s'en revint, et étant toute seule prépara l'enfant pour la sépulture. Son mari, au retour, n'ayant pas grand amour pour elle, l'accusa du meurtre; et voilà comme elle fut prise et amenée à Cambridge. Pour moi, avec tout ce que je pus apprendre par une recherche exacte, je crus en conscience que la femme n'était pas coupable, toutes les circonstances bien considérées. Aussitôt après cela, je fus appelé à prêcher devant le roi, ce qui était le premier sermon que j'eusse à faire devant Sa Majesté, et je le fis à Windsor, où Sa Majesté, après le sermon fini, me parla très-familièrement dans une galerie. Alors, quand je vis le bon moment, je m'agenouillai devant Sa Majesté, lui découvrant toute l'affaire, et ensuite je suppliai très-humblement Sa Majesté de pardonner à cette femme; car je croyais, en ma conscience, qu'elle n'était pas coupable, et autrement, pour tout au monde, je n'aurais pas voulu intercéder pour un assassin. Le roi écouta avec beaucoup de clémence mon humble requête, tellement que j'eus pour elle un pardon tout préparé, quand je m'en retournai au logis. Cependant cette femme était accouchée d'un enfant dans la tour de Cambridge, dont je fus le parrain et mistress Cheak la marraine. Mais pendant tout ce temps je cachai mon pardon, et ne lui en dis rien, l'exhortant seulement à avouer la vérité. À la fin, le jour vint où elle crut qu'on l'exécuterait; je vins, comme c'était ma coutume, pour l'instruire, et elle me fit une grande lamentation; car elle croyait qu'elle serait damnée, si on l'exécutait avant qu'elle eût pu faire ses relevailles.... Nous manœuvrâmes ainsi avec cette femme jusqu'à ce que nous l'eussions amenée à de bonnes dispositions. À la fin, nous lui montrâmes le pardon du roi et la laissâmes aller. Je vous ai conté cette histoire pour vous montrer que nous ne devons point être trop précipités à croire un rapport, mais que nous devons plutôt suspendre nos jugements jusqu'à ce que nous sachions la vérité[358].» Quand un homme prêche ainsi, on le croit; on est sûr qu'il ne récite pas une leçon, on sent qu'il a vu, qu'il tire sa morale, non des livres, mais des faits, que ses conseils sortent du solide fonds d'où tout doit sortir, je veux dire de l'expérience multipliée et personnelle. Maintes fois j'ai écouté les orateurs populaires, ceux qui s'adressent aux bourses, et prouvent leur talent par leurs recettes; c'est de cette façon qu'ils haranguent, avec des exemples circonstanciés, récents, voisins, avec les tournures de la conversation, laissant là les grands raisonnements et le beau langage. Figurez-vous l'ascendant des Écritures commentées par une telle parole, jusqu'à quelles couches du peuple elle peut descendre, quelle prise elle a sur des matelots, des ouvriers, des domestiques; considérez encore que l'autorité de cette parole est doublée par le courage, l'indépendance, l'intégrité, la vertu inattaquable et reconnue de celui qui la porte; il a dit la vérité au roi, il a démasqué les voleurs, il a encouru toutes sortes de haines, il a quitté son évêché pour ne rien signer contre sa conscience, et voici qu'à quatre-vingts ans, sous Marie, ayant refusé de se rétracter, après deux ans de prison et d'attente, et quelle attente! il est conduit au bûcher. Son compagnon Ridley «dormit, la nuit qui précéda, aussi tranquillement que jamais en sa vie,» et attaché au poteau, dit tout haut: «Père céleste, je te remercie humblement de m'avoir choisi pour être confesseur de la vérité même par ma mort.» À son tour, comme on allumait les fagots, Latimer s'écria: «Bon courage, maître Ridley, soyez homme, nous allons aujourd'hui, par la grâce de Dieu, allumer une chandelle en Angleterre, de telle sorte que, j'espère, on ne l'éteindra jamais.» Il baigna d'abord ses mains dans les flammes, et, recommandant son âme à Dieu, il mourut.
Il avait bien jugé; c'est par cette suprême épreuve qu'une croyance prouve sa force et conquiert ses partisans; les supplices sont une propagande en même temps qu'un témoignage, et font des convertis en faisant des martyrs. Tous les écrits du temps et tous les commentaires qu'on en peut faire languissent auprès des actions qui, coup sur coup, éclatèrent alors chez les docteurs et dans le peuple, jusque parmi les plus simples et les plus ignorants. En trois ans, sous Marie, près de trois cents personnes, hommes, femmes, vieillards, jeunes gens, quelques-uns presque enfants, plutôt que d'abjurer, se laissèrent brûler vivants. La toute-puissante idée de Dieu et de la fidélité qu'on lui doit les roidissait contre toutes les réclamations de la nature et contre tous les frémissements de la chair. «Nul ne sera couronné, écrivait l'un d'eux, hors ceux qui combattront en hommes, et celui qui souffrira jusqu'au bout sera sauvé.» Le docteur Rogers souffrit, le premier, en présence de sa femme et de ses dix enfants, dont l'un était encore à la mamelle. On ne l'avait point averti, et il dormait profondément. Soudain la femme du geôlier l'éveilla, et lui apprit que c'était pour cette matinée. «Alors, dit-il, je n'ai pas besoin d'attacher mes aiguillettes.» Au milieu de la flamme, il n'avait pas l'air de souffrir. «Ses enfants étaient debout à côté de lui, le consolant; en sorte qu'on aurait dit qu'ils le conduisaient à quelque joyeux mariage[359].»—Un jeune homme de dix-neuf ans, William Hunter, apprenti chez un tisseur de soie, fut exhorté par sa mère à persévérer jusqu'au bout. «Elle lui dit qu'elle était contente d'avoir eu le bonheur de porter un enfant comme lui, qui trouvait en son cœur le courage de perdre sa vie pour l'amour du nom du Christ. Alors William dit à sa mère: Pour la petite douleur que j'aurai à souffrir, et qui n'est qu'un court passage, le Christ m'a promis, ma mère, une couronne de joie. Ne devez-vous pas en être contente, ma mère?—Là-dessus, sa mère s'agenouilla, en disant: Je prie Dieu de te fortifier, mon fils, jusqu'à la fin; oui, et je pense ta part aussi bonne que celle d'aucun des enfants que j'ai portés.... Aussitôt le feu fut fait. Alors William jeta tout droit son psautier dans la main de son frère, qui dit: William, pense à la sainte Passion du Christ, et n'aie pas peur de la mort.—Et William répondit: Je n'ai pas peur.—Puis il leva ses mains vers le ciel, et dit: Seigneur! Seigneur! Seigneur! recevez mon esprit. Et rejetant sa tête dans la fumée étouffante, il rendit sa vie pour la vérité[360].»
Quand une passion est capable de dompter ainsi les affections naturelles, elle est capable de dompter aussi la douleur corporelle; toute la férocité du temps échouait contre les convictions. «Un tisserand de Shoreditch, appelé Tomkins, interrogé par l'évêque de Londres s'il souffrirait bien le feu, répondit qu'il en fît l'expérience; et ayant fait apporter une chandelle allumée, il mit la main dessus sans la retirer ni se mouvoir;» tellement, dit Fox, «que les muscles et les veines se racornirent et éclatèrent, et que le sang jaillit dans la figure de Harpsfield, qui se tenait à côté.»—Dans l'île de Guernesey, une femme grosse étant condamnée au feu accoucha dans les flammes, et l'enfant étant ramassé fut, par l'ordre des magistrats, rejeté dans le feu[361]. L'évêque Hooper fut brûlé jusqu'à trois fois dans un petit feu de bois vert. Il y avait trop peu de bois, et le vent détournait la fumée. Il criait lui-même: «Du bois, bonnes gens, du bois, augmentez le feu.» Ses jambes et ses cuisses furent grillées; l'une de ses mains tomba avant qu'il expirât; il dura ainsi trois quarts d'heure; devant lui, dans une boîte, était son pardon, en cas qu'il voulût se rétracter. Contre les longues angoisses des prisons infectes, contre tout ce qui peut énerver ou séduire, ils étaient invincibles: cinq moururent de faim à Cantorbéry: ils étaient aux fers nuit et jour, sans autre couverture que leurs habits, sur de la paille pourrie; cependant des traités couraient parmi eux, disant «que la croix de la persécution» était un bienfait de Dieu, «un joyau inestimable, un contre-poison souverain, éprouvé, pour remédier à l'amour de soi et à la sensualité mondaine.» Devant de tels exemples, le peuple s'ébranlait. «Il n'y a pas d'enfant, écrivait une dame à l'évêque Bonner, qui ne vous appelle Bonner la bourreau, et ne sache sur ses doigts, comme son Pater, le nombre exact de ceux que vous avez brûlés au bûcher ou fait mourir de faim en prison pendant ces neuf mois.... Vous avez perdu les cœurs de vingt mille personnes qui étaient des papistes invétérés il y a un an.» Les assistants encourageaient les martyrs, et leur criaient que leur cause était juste. «On dit même, écrivait l'envoyé catholique, que plusieurs se sont voulu volontairement mettre sur le bûcher à côté de ceux que l'on brûlait[362].» En vain la reine avait défendu, sous peine de mort, toutes les marques d'approbation. «Nous savons qu'ils sont les hommes de Dieu, criait l'un des assistants, c'est pourquoi nous ne pouvons nous empêcher de dire: Que Dieu les fortifie.» Et tout le peuple répondait: «Amen, amen.» Rien d'étonnant si, à l'avénement d'Élisabeth, l'Angleterre entra à pleines voiles dans le protestantisme; les menaces de l'Armada l'y poussèrent plus avant encore, et la Réforme devint nationale sous la pression de l'hostilité étrangère, comme elle était devenue populaire par l'ascendant de ses martyrs.
IV
Deux branches distinctes reçoivent la séve commune, l'une en haut, l'autre en bas: l'une respectée, florissante, étalée dans l'air libre; l'autre méprisée, à demi enfouie sous terre, foulée sous les pieds qui veulent l'écraser; toutes deux vivantes, l'anglicane comme la puritaine, l'une malgré l'effort qu'on fait pour la détruire, l'autre malgré les soins qu'on prend pour la développer.
La cour a sa religion comme la campagne, religion sincère et qui gagne; parmi les poésies païennes qui jusqu'à la Révolution occupent toujours la scène du monde, insensiblement on voit percer et monter le grave et grand sentiment qui a plongé ses racines jusqu'au fond de l'esprit public. Plusieurs poëtes, Drayton, Davies, Cowley, Giles Fletcher, Quarles, Crashaw, écrivent des récits sacrés, des vers pieux ou moraux, de nobles stances sur la mort et l'immortalité de l'âme, sur la fragilité des choses humaines et sur la suprême providence en qui seule l'homme trouve le soutien de sa faiblesse et la consolation de ses maux. Chez les plus grands prosateurs, Bacon, Burton, sir Thomas Brown, Raleigh, on voit affleurer la vénération, la préoccupation de l'obscur au delà, bref la foi et la prière. Plusieurs des prières qu'écrivit Bacon sont entre les plus belles que l'on sache, et le courtisan Raleigh, contant la chute des empires, et comment «une populace de nations barbares avait abattu enfin ce grand et magnifique arbre de la domination romaine,» achevait son livre avec les idées et l'accent d'un Bossuet[363]. Qu'on se représente l'église de Saint-Paul à Londres, et le beau monde qui s'y donne rendez-vous, les gentilshommes qui traînent bruyamment sur le parvis leurs éperons à molettes, qui lorgnent et causent pendant le service, qui jurent par les yeux de Dieu, par les paupières de Dieu, qui, entre les arceaux et les chapelles, étalent leurs souliers garnis de rubans, leurs chaînes, leurs écharpes, leurs pourpoints de satin, leurs manteaux de velours, leurs façons de bravaches et leurs gestes d'acteurs. Tout cela est fort libre, débraillé même, bien éloigné de la décence moderne. Mais laissez passer la fougue juvénile, prenez l'homme aux grands moments, dans la prison, dans le danger, ou même seulement quand l'âge vient, quand il arrive à juger la vie; prenez-le surtout à la campagne, sur son domaine écarté, dans l'église du village dont il est le patron, ou bien seul le soir, à sa table, écoutant la prière que son chapelain récite, et n'ayant d'autres livres que quelque gros in-folio de drames graissé par les doigts de ses pages, son Prayer Book et sa Bible; vous comprendrez alors comment la religion nouvelle trouve prise sur ces esprits imaginatifs et sérieux. Elle ne les choque point par un rigorisme étroit; elle n'entrave point l'essor de leur esprit; elle n'essaye point d'éteindre la flamme voltigeante de leur fantaisie; elle ne proscrit pas le beau; elle conserve plus qu'aucune église réformée les nobles pompes de l'ancien culte, et fait rouler sous les voûtes de ses cathédrales les riches modulations, les majestueuses harmonies d'un chant grave que l'orgue soutient. C'est son caractère propre de n'être point en opposition avec le monde, mais au contraire de le rattacher à soi en se rattachant à lui. Par sa condition civile comme par son culte extérieur, elle en est embrassée et l'embrasse; car elle a pour chef la reine, elle est un membre de la constitution, elle envoie ses dignitaires sur les bancs de la chambre haute; elle marie ses prêtres; ses bénéfices sont à la nomination des grands, ses principaux membres sont les cadets des grandes familles: par tous ces canaux, elle reçoit l'esprit du siècle. Aussi entre ses mains, la réforme ne peut pas devenir hostile à la science, à la poésie, aux larges idées de la Renaissance. Au contraire, chez les nobles d'Élisabeth et de Jacques Ier, comme chez les cavaliers de Charles Ier, elle tolère les goûts de l'artiste, les curiosités du philosophe, les façons mondaines et le sentiment du beau. L'alliance est si forte que, sous Cromwell, les ecclésiastiques en masse se firent destituer pour le prince, et que les cavaliers par bandes se firent tuer pour l'Église. Des deux parts, les deux mondes se touchent et se confondent. Si plusieurs poëtes sont pieux, plusieurs ecclésiastiques sont poëtes; l'évêque Hall, l'évêque Corbet, le recteur Wither, le prédicateur Donne. Si plusieurs laïques s'élèvent aux contemplations religieuses, plusieurs théologiens, Hooker, John Hales, Taylor, Chillingworth, font entrer dans le dogme la philosophie et la raison. On voit alors se former une littérature nouvelle, élevée et originale, éloquente et mesurée, armée à la fois contre les puritains qui sacrifient à la tyrannie du texte la liberté de l'intelligence, et contre les catholiques qui sacrifient à la tyrannie de la tradition l'indépendance de l'examen, également opposée à la servilité de l'interprétation littérale et à la servilité de l'interprétation imposée. En face des premiers paraît le savant et excellent Hooker, un des plus doux et des plus conciliants des hommes, un des plus solides et des plus persuasifs entre les logiciens, esprit compréhensif, qui en toute question remonte aux principes[364], fait entrer dans la controverse les conceptions générales et la connaissance de la nature humaine[365]; outre cela, écrivain méthodique, correct et toujours ample, digne d'être regardé non-seulement comme un des pères de l'Église anglaise, mais comme un des fondateurs de la prose anglaise. Avec une gravité et une simplicité soutenues, il montre aux puritains que les lois de la nature, de la raison et de la société sont, comme la loi de l'Écriture, d'institution divine, que toutes également sont dignes de respect et d'obéissance, qu'il ne faut pas sacrifier la parole intérieure, par laquelle Dieu touche notre intelligence, à la parole extérieure, par laquelle Dieu touche nos sens; qu'ainsi la constitution civile de l'Église et l'ordonnance visible des cérémonies peuvent être conformes à la volonté de Dieu, même lorsqu'elles ne sont point justifiées par un texte palpable de la Bible, et que l'autorité des magistrats, comme le raisonnement des hommes, ne dépasse pas ses droits en établissant certaines uniformités et certaines disciplines sur lesquelles l'Écriture s'est tue pour laisser décider la raison. «Car si la force naturelle de l'esprit de l'homme peut par l'expérience et l'étude atteindre à une telle maturité, que dans les choses humaines les hommes puissent faire quelque fond sur leur jugement, n'avons-nous pas raison de penser que, même dans les choses divines, le même esprit muni des aides nécessaires, exercé dans l'Écriture avec une diligence égale, et assisté par la grâce du Dieu tout-puissant, pourra acquérir une telle perfection de savoir que les hommes auront une juste cause, toutes les fois qu'une chose appartenant à la foi et à la religion sera mise en doute, pour incliner volontiers leur esprit vers l'opinion que des hommes si graves, si sages, si instruits en ces matières, déclareront la plus solide[366]?» Qu'on ne dédaigne donc pas «cette lumière naturelle,» mais plutôt servons-nous-en pour accroître l'autre[367], comme on apporte un flambeau à côté d'un flambeau; surtout servons-nous-en pour vivre en harmonie les uns avec les autres. «Car, dit-il, ce serait un bien plus grand contentement pour nous (si petit est le plaisir que nous prenons à ces querelles), de travailler sous le même joug en hommes qui aspirent à la même récompense éternelle de leur labeur, d'être unis à vous par les liens d'un amour et d'une amitié indissolubles, de vivre comme si nos personnes étant plusieurs, nos âmes n'en faisaient qu'une, que de demeurer démembrés comme nous le sommes, et de dépenser nos courts et misérables jours dans la poursuite insipide de ces fatigantes contentions[368].»—En effet, c'est à l'accord que les plus grands théologiens concluent; par-dessus la pratique oppressive ils saisissent l'esprit libéral. Si par sa structure politique l'Église anglicane est persécutrice, par sa structure doctrinale elle est tolérante; elle a trop besoin de la raison laïque pour tout refuser à la raison laïque; elle vit dans un monde trop cultivé et trop pensant pour proscrire la pensée et la culture. Son plus éminent docteur, John Hales[369], «déclare plusieurs fois qu'il renoncerait demain à la religion de l'Église d'Angleterre, si elle l'obligeait à penser que d'autres chrétiens seront damnés, et qu'on ne croit les autres damnés que lorsqu'on désire qu'ils le soient[370].» C'est encore lui, un théologien, un prébendiste, qui conseille aux hommes de ne se fier qu'à eux-mêmes en matière religieuse, de ne s'en remettre ni à l'autorité, ni à l'antiquité, ni à la majorité, de se servir de leur propre raison pour croire «comme de leurs propres jambes pour marcher,» d'agir et d'être hommes par l'esprit comme par le reste, et de considérer comme lâches et impies l'emprunt des doctrines et la paresse de penser. À côté de lui, Chillingworth, esprit militant et loyal par excellence, le plus exact, le plus pénétrant, le plus convaincant des controversistes, protestant d'abord, puis catholique, puis de nouveau et pour toujours protestant, ose bien déclarer que ces grands changements opérés en lui-même et par lui-même à force d'études et de recherches «sont de toutes ses actions celles qui le satisfont le plus.» Il soutient que la raison appliquée à l'Écriture doit seule persuader les hommes; que l'autorité n'y peut rien prétendre; «que rien n'est plus contre la religion que de violenter la religion[371];» que le grand principe de la réforme est la liberté de conscience, et que si les doctrines des diverses sectes protestantes «ne sont point absolument vraies, du moins elles sont libres de toute impiété et de toute erreur damnable en soi ou destructive du salut.» Ainsi se développe une polémique, une théologie, une apologétique solide et sensée, rigoureuse dans ses raisonnements, capable de progrès, munie de science, et qui, autorisant l'indépendance du jugement personnel en même temps que l'intervention de la raison naturelle, laisse la religion à portée du monde, et les établissements du passé sous les prises de l'avenir.
Au milieu d'eux s'élève un écrivain de génie, poëte en prose, doué d'imagination comme Spenser et comme Shakspeare, Jeremy Taylor, qui, par la pente de son esprit comme par les événements de sa vie, était destiné à présenter aux yeux l'alliance de la Renaissance et de la Réforme, et à transporter dans la chaire le style orné de la cour. Prédicateur à Saint-Paul, goûté et admiré des gens du monde «pour sa beauté juvénile et florissante, pour son air gracieux,» pour sa diction splendide, protégé et placé par l'archevêque Laud, il écrivit pour le roi une défense de l'épiscopat, devint chapelain de l'armée royale, fut pris, ruiné, emprisonné deux fois par les parlementaires, épousa une fille naturelle de Charles Ier, puis, après la Restauration, fut comblé d'honneurs, devint évêque, membre du conseil privé, et chancelier de l'Université d'Irlande: par toutes les parties de sa vie, heureuse et malheureuse, privée et publique, on voit qu'il est anglican, royaliste, imbu de l'esprit des cavaliers et des courtisans; non qu'il ait leurs vices; au contraire, il n'y eut point d'homme meilleur ni plus honnête, plus zélé dans ses devoirs, plus tolérant par ses principes, en sorte que, gardant la gravité et la pureté chrétiennes, il n'a pris à la Renaissance que sa riche imagination, son érudition classique et son libre esprit. Mais pour ce qui est de ces dons, il les a tout entiers, tels qu'ils sont chez les plus brillants et les plus inventifs entre les gentilshommes du monde, chez sir Philip Sidney, chez lord Bacon, chez sir Thomas Brown, avec les grâces, les magnificences, les délicatesses qui sont le propre de ces génies si sensitifs et si créateurs, et en même temps avec les redondances, les singularités, les disparates inévitables dans un âge où l'excès de la verve empêchait la sûreté du goût. Comme tous ces écrivains, comme Montaigne, il est imbu de l'antiquité classique; il cite en chaire des anecdotes grecques et latines, des passages de Sénèque, des vers de Lucrèce et d'Euripide, et cela à côté des textes de la Bible, de l'Évangile et des Pères. Le cant n'était point encore établi; les deux grandes sources d'enseignement, la païenne et la chrétienne, coulaient côte à côte, et on les recueillait dans le même vase, sans croire que la sagesse de la raison et de la nature pût gâter la sagesse de la foi et de la révélation. Figurez-vous donc ces étranges sermons, où les deux éruditions, l'hellénique et l'évangélique, affluent ensemble avec les textes, et chaque texte cité dans sa langue; où, pour prouver que les pères sont souvent malheureux dans leurs enfants, l'auteur allègue coup sur coup Chabrias, Germanicus, Marc-Aurèle, Hortensius, Quintus Fabius Maximus, Scipion l'Africain, Moïse et Samuel; où s'entassent en guise de comparaisons et d'illustrations le fouillis des historiettes et des documents botaniques, astronomiques, zoologiques, que les encyclopédies et les rêveries scientifiques déversent en ce moment dans les esprits. Taylor vous contera l'histoire des ours de Pannonie, qui, blessés, s'enferrent plus avant; celle des pommes de Sodome qui sont belles d'apparence, mais au dedans pleines de pourriture et de vers, et bien d'autres anecdotes encore. Car c'est le trait marquant des hommes de cet âge et de cette école, de n'avoir point l'esprit nettoyé, aplani, cadastré, muni d'allées rectilignes, comme les écrivains de notre dix-septième siècle et comme les jardins de Versailles, mais plein et comblé de faits circonstanciés, de scènes complètes et dramatiques, de petits tableaux colorés, tous pêle-mêle et mal époussetés, en sorte que, perdu dans l'encombrement et la poussière, le spectateur moderne crie à la pédanterie et à la grossièreté. Les métaphores pullulent les unes par-dessus les autres, s'embarrassent l'une dans l'autre, et se bouchent l'issue les unes aux autres, comme dans Shakspeare. On croyait en suivre une, en voilà une seconde qui commence, puis une troisième qui coupe la seconde, et ainsi de suite, fleur sur fleur, girandole sur girandole, si bien que sous les scintillements la clarté se brouille, et que la vue finit par l'éblouissement. En revanche, et justement en vertu de cette même structure d'esprit, Taylor imagine les objets, non pas vaguement et faiblement par quelque indistincte conception générale, mais précisément, tout entiers, tels qu'ils sont, avec leur couleur sensible, avec leur forme propre, avec la multitude de détails vrais et particuliers qui les distinguent dans leur espèce. Il ne les connaît point par ouï-dire; il les a vus. Bien mieux, il les voit en ce moment, et les fait voir. Lisez ce morceau, et dites s'il n'a pas l'air copié dans un hôpital ou sur un champ de bataille: «Comment pouvons-nous nous plaindre de la débilité de notre force ou de la pesanteur des maladies, quand nous voyons un pauvre soldat debout sur une brèche, presque exténué de froid et de faim, sans pouvoir être soulagé de son froid que par une chaleur de colère, par une fièvre ou par un coup de mousquet, ni allégé de sa faim que par une souffrance plus grande ou par quelque crainte énorme? Cet homme se tiendra debout, sous les armes et sous les blessures, sous la chaleur et le soleil, pâle et épuisé, accablé, et néanmoins vigilant. La nuit, on lui extraira une balle de la chair, ou des éclats enfoncés dans ses os; il tendra sa bouche violemment fendue pour qu'on la lui recouse: tout cela pour un homme qu'il n'a jamais vu, ou par qui, s'il l'a vu, il n'a pas été remarqué, un homme qui l'enverra à la potence s'il essaye de fuir toutes ces misères[372].» Voilà l'avantage de l'imagination complète sur la raison ordinaire. Elle produit d'un bloc vingt ou trente idées et autant d'images, épuisant l'objet que l'autre ne fait que désigner et effleurer. Il y a un millier de circonstances et de nuances dans chaque événement; et elles sont toutes enfermées dans des mots vivants comme ceux que voici: «J'ai vu les gouttelettes d'une source suinter à travers le fond d'une digue, et amollir la lourde maçonnerie, jusqu'à la rendre assez ployante pour garder l'empreinte d'un pied d'enfant; on dédaignait cette petite source, on ne s'en inquiétait pas plus que des perles déposées par une matinée brumeuse, jusqu'au moment où elle eut frayé sa route et fait un courant assez fort pour entraîner les ruines de sa rive minée, et envahir les jardins voisins; mais alors les gouttes dédaignées s'étaient enflées jusqu'à devenir une rivière factice et une calamité intolérable. Telles sont les premières entrées du péché; elles peuvent trouver leur barrière dans une sincère prière du cœur, et leur frein dans le regard d'un homme respectable ou dans les avis d'un seul sermon; mais quand de tels commencements sont négligés...., ils se changent en ulcères et en maladies pestilentielles; ils détruisent l'âme par leur séjour, tandis qu'à leur première entrée ils auraient pu être tués par la pression du petit doigt[373].» Tous les extrêmes se rencontrent dans cette imagination-là. Les cavaliers qui l'écoutent y trouvent, comme chez Ford, Beaumont et Fletcher, la copie crue de la vérité la plus brutale et la plus immonde, et la musique légère des songes les plus gracieux et les plus aériens, les puanteurs et les horreurs médicales[374], et tout d'un coup les fraîcheurs et les allégresses du plus riant matin; l'exécrable détail de la lèpre, de ses boutons blancs, de sa pourriture intérieure, et cette aimable peinture de l'alouette, éveillée parmi les premières senteurs des champs. «Je l'ai vue s'élevant de son lit de gazon, et, prenant son essor, monter en chantant, tâcher de gagner le ciel et gravir jusqu'au-dessus des nuages; mais le pauvre oiseau était repoussé par le bruyant souffle d'un vent d'est, et son vol devenait irrégulier et inconstant, rabattu comme il l'était par chaque nouveau coup de la tempête, sans qu'il pût regagner le chemin perdu avec tous les balancements et tous les battements de ses ailes, tant qu'enfin la petite créature fut contrainte de se poser, haletante, et d'attendre que l'orage fût passé; alors elle prit un essor heureux, et se mit à monter, à chanter, comme si elle eût appris sa musique et son essor d'un de ces anges qui traversent quelquefois l'air pour venir exercer leur ministère ici-bas. Telle est la prière d'un homme de bien[375].» Et il continue, avec la grâce, quelquefois avec les propres mots de Shakspeare. Chez le prédicateur comme chez le poëte, comme chez tous les cavaliers et tous les artistes de l'époque, l'imagination est si complète qu'elle atteint le réel jusque dans sa fange, et l'idéal jusque dans son ciel.
Comment le vrai sentiment religieux a-t-il pu s'accommoder d'allures si mondaines et si franches? Il s'en est accommodé pourtant; bien mieux, elles l'ont fait naître: chez Taylor, comme chez les autres, la poésie libre conduit à la foi profonde. Si cette alliance aujourd'hui nous étonne, c'est qu'à cet endroit nous sommes devenus pédants. Nous prenons un homme compassé pour un homme religieux. Nous sommes contents de le voir roide dans un habit noir, serré dans une cravate blanche et un formulaire à la main. Nous mettons la piété dans la décence, dans la correction, dans la régularité permanente et parfaite. Nous interdisons à la foi tout langage franc, tout geste hardi, toute fougue et tout élan d'action ou de parole; nous sommes scandalisés des gros mots de Luther, des éclats de rire qui secouent sa puissante bedaine, de ses colères d'ouvrier, de ses nudités et de ses ordures, de la familiarité audacieuse avec laquelle il manie son Christ et son Dieu[376]. Nous ne voyons pas que ces libertés et ces abandons sont justement les signes de la croyance entière, que la conviction chaleureuse et immodérée est trop sûre d'elle-même pour s'astreindre à un style irréprochable, que la religion prime-sautière consiste non en bienséances, mais en émotions. Elle est un poëme, le plus grand de tous, un poëme auquel on croit; voilà pourquoi ces gens la trouvent au bout de leur poésie; la façon dont Shakspeare et tous les tragiques considèrent le monde y conduit; encore un pas, et Jacques, Hamlet y vont entrer. Cette énorme obscurité, cette noire mer inexplorée[377] qu'ils aperçoivent au terme de notre triste vie, qui sait si elle n'est pas bordée par un autre rivage? L'anxieuse idée du ténébreux au-delà est nationale, et c'est pour cela qu'ici la renaissance nationale en ce moment devient chrétienne. Quand Taylor parle de la mort, il ne fait que reprendre et achever une pensée que Shakspeare ébauchait déjà[378]. «Toutes les successions de la durée, tous les changements de la nature, les milliers de milliers d'accidents de ce monde, et tous les événements qui arrivent à chaque homme et à chaque créature nous prêchent notre sermon funèbre, et nous avertissent de regarder et de voir comment le Temps, ce vieux fossoyeur, jette les pelletées de terre et nous creuse la fosse où nous irons enfouir nos joies et nos peines, et déposer nos corps comme une semence qui lèvera au jour magnifique ou intolérable de l'éternité.» Car, outre cette mort finale qui nous engloutit tout entiers, il y a les morts partielles qui nous dévorent pièce à pièce. «Nous sommes morts à tous les mois que nous avons déjà vécus, et nous ne les revivrons jamais une seconde fois.» Et voilà comme nous laissons derrière nous, lambeau par lambeau, toute notre vie, d'abord notre première vie engourdie et obscure «quand nous sortons du ventre de notre mère pour sentir la chaleur du soleil. Après cela nous dormons et nous entrons dans une sorte de mort, où nous gisons insouciants de tous les changements de l'univers..., aussi indifférents que si nos yeux étaient clos avec l'argile humide qui pleure dans les entrailles de la terre. Au bout de sept ans, nos dents tombent et meurent avant nous: c'est le prologue de la tragédie; et à chaque fois sept ans, on peut bien parier que nous jouerons notre dernière scène. Peu à peu la nature, le hasard ou le vice viennent nous prendre notre corps par morceaux, affaiblissant une portion, en relâchant une autre, en sorte que nous goûtons d'avance le tombeau et les solennités de nos propres funérailles, d'abord, dans les organes qui ont été les ministres du vice, puis dans ceux qui nous servaient pour l'ornement; et au bout d'un peu de temps, même ceux qui ne servaient qu'à nos nécessités se trouvent hors d'usage et s'embarrassent comme les roues d'une horloge détraquée. Nos cheveux tombent; toilette funèbre qui annonce un homme entré bien avant dans la région et les domaines de la mort. Puis bien d'autres signes: les cheveux gris, les dents gâtées, les yeux troubles, les articulations tremblantes, l'haleine courte, les membres roides, la peau ridée, la mémoire défaillante, l'appétit moindre; même la faim et la soif de chaque journée crient pour que nous remplacions cette portion de notre substance que la mort a dévorée pendant la longue nuit, lorsque nous gisions dans son giron et que nous dormions dans son vestibule. Ainsi chaque repas nous sauve d'une mort et prépare à une autre mort la pâture. Bien plus, pendant que nous pensons une pensée, nous mourons, et nous avons moins à vivre à chaque mot qui sort de notre bouche.» Par-dessus toutes ces destructions, d'autres destructions travaillent; le hasard nous fauche aussi bien que la nature, et nous sommes la proie de l'accident comme de la nécessité. «La nature ne nous a donné qu'une moisson chaque année, mais la mort en a deux; l'automne et le printemps envoient aux charniers des troupes d'hommes et de femmes.... Combien de mères enceintes se sont réjouies de la fécondité de leurs entrailles et se sont complu dans la pensée qu'elles allaient devenir un canal de bénédictions pour une famille! Et voilà que la sage-femme, promptement, a cousu dans le suaire leurs têtes et leurs pieds, et les a emportées dehors pour la sépulture. La mort règne dans toutes les parties de notre année, et vous ne pouvez aller nulle part sans fouler les os d'un mort[379].»
Ainsi roulent ces puissantes paroles, sublimes comme le motet d'un orgue; cet universel écrasement des vanités humaines a la grandeur funéraire d'une tragédie; la piété ici sort de l'éloquence, et le génie conduit à la foi. Toutes les forces et aussi toutes les tendresses de l'âme sont remuées. Ce n'est pas un froid rigoriste qui parle, c'est un homme, un homme ému qui a des sens, un cœur, qui est devenu chrétien non par la mortification, mais par le développement de tout son être. «Considérez la vivacité de la jeunesse, les belles joues et les yeux pleins de l'enfance, la force et la vigoureuse flexibilité des membres de vingt-cinq ans, puis en regard le visage creux, la pâleur de mort, le dégoût et l'horreur d'une sépulture de trois jours. J'ai vu de la même façon une rose sortir des fentes de son chaperon de feuilles; d'abord elle était belle comme le matin et pleine de la rosée du ciel; mais quand un souffle rude eut brutalement livré au jour sa modestie virginale et démantelé sa trop fraîche et trop frêle retraite, elle commença à se ternir, puis à décliner vers l'abattement et la vieillesse maladive; elle pencha la tête, sa tige se rompit, et le soir, ayant perdu quelques-unes de ses feuilles et toute sa beauté, elle tomba dans le sort des mauvaises herbes et des visages flétris. Tel est le sort de tout homme et de toute femme: devenir l'héritage des vers et des serpents dans la froide terre immonde, avec notre beauté si changée que bientôt nos amis ne nous reconnaîtraient plus; et ce changement mêlé de tant d'horreur.... que ceux qui six heures auparavant nous comblaient de leurs charitables ou ambitieux services, ne peuvent sans quelque regret rester seuls dans la chambre où gît le corps dépouillé de la vie et de ses honneurs[380].»
Amené là, comme Hamlet au cimetière, parmi les crânes qu'il reconnaît et sous l'oppression de la mort qu'il touche, l'homme n'a plus qu'un effort à faire pour voir se lever dans son cœur un nouveau monde. Il cherche le remède de ses tristesses dans l'idée de la justice éternelle, et l'implore avec une ampleur de paroles qui fait de la prière un hymne en prose aussi beau qu'une œuvre d'art.
«Éternel Dieu[381], tout-puissant père des hommes et des anges, par le soin et la providence de qui je suis conservé et gardé, soutenu et assisté, je te demande humblement de pardonner les péchés et les folies de cette journée, la faiblesse de mon service et la force de mes passions, la témérité de mes paroles, la vanité et le mal de mes actions. Ô juste et bien-aimé Dieu, combien de temps encore viendrai-je ainsi encore confesser mes péchés, prier contre leur séduction, et pourtant retomber sous leur prise! Oh! qu'il n'en soit plus ainsi, et que je ne retourne jamais aux folies dont je suis humilié, qui amènent le chagrin, et la mort, et ton déplaisir pire que la mort! Donne-moi l'empire sur mes penchants, et une parfaite haine du péché, et un amour de toi au-dessus de tous les désirs de ce monde. Qu'il te plaise de me préserver et de me défendre cette nuit de tout péché, de toute violence du hasard, de la malice des esprits des ténèbres. Garde-moi dans mon sommeil, et, endormi ou éveillé, que je sois ton serviteur. Sois le premier et le dernier de mes pensées, et le guide et l'assistance continuelle de toutes mes actions. Préserve mon corps, pardonne le péché de mon âme et sanctifie mon cœur. Que je vive toujours saintement, justement, sagement; et quand je mourrai, reçois mon âme[382]....»
V
Ce n'était là pourtant qu'une demi-réforme, et la religion officielle était trop liée au monde pour entreprendre de le nettoyer jusqu'au fond; si elle réprimait les débordements du vice, elle n'en attaquait pas la source, et le paganisme de la Renaissance, suivant sa pente, aboutissait déjà, sous Jacques Ier, à la corruption, à l'orgie, aux mœurs de mignons et d'ivrognes, à la sensualité provocante et grossière[383] qui, plus tard, sous la Restauration, étala son égout au soleil. Mais sous le protestantisme établi s'étendait le protestantisme interdit; les yeomen se faisaient leur foi comme les gentilshommes, et déjà les puritains perçaient sous les anglicans.
Nulle culture ici, nulle philosophie, nul sentiment de la beauté harmonieuse et païenne. La conscience parlait seule, et son inquiétude était devenue une terreur. Le fils du boutiquier, du fermier, qui lisait la Bible dans la grange ou dans le comptoir, parmi les tonnes ou les sacs de laine, ne prenait pas les choses avec le même tour que le beau cavalier nourri dans la mythologie antique et raffiné par l'élégante éducation italienne. Il les prenait tragiquement, il s'examinait à la rigueur, il s'enfonçait dans le cœur toutes les pointes du scrupule, il s'emplissait l'imagination des vengeances de Dieu et des terreurs bibliques. Une sombre épopée, terrible et grande comme l'Edda, fermentait dans ces imaginations mélancoliques. Ils se pénétraient des textes de saint Paul, des menaces tonnantes des prophètes; ils s'appesantissaient en esprit sur les impitoyables doctrines de Calvin; ils reconnaissaient que la masse des hommes est prédestinée à la damnation éternelle[384]; plusieurs croyaient que cette multitude est criminelle avant de naître, que Dieu a voulu, prévu, ménagé leur perte, que de toute éternité il a médité leur supplice, et qu'il ne les a créés que pour les y livrer[385]. Rien ne peut sauver la misérable créature que la grâce, la grâce gratuite, pure faveur de Dieu, que Dieu n'accorde qu'à un petit nombre et qu'il distribue non d'après les efforts et les œuvres des hommes, mais d'après le choix arbitraire de son absolue et seule volonté. Nous sommes «les fils de la colère,» pestiférés et condamnés de naissance, et quelque part que nous regardions dans le ciel immense, nous n'y trouvons que des foudres qui grondent pour nous écraser. Qu'on se figure, si on peut, les ravages d'une pareille idée en des esprits solitaires et moroses, tels que cette race et ce climat en produisent. Plusieurs se croyaient damnés et allaient gémissant dans les rues; d'autres ne dormaient plus. Ils étaient hors d'eux-mêmes, croyant toujours sentir sur eux la main de Dieu ou la griffe du diable. Une puissance extraordinaire, un gigantesque ressort d'action s'était tout d'un coup tendu dans l'âme, et il n'y avait aucune barrière dans la vie morale, ni aucun établissement dans la société civile que son effort ne pût renverser.
Dès l'abord, la vie privée est transformée. Comment les sentiments ordinaires, les jugements journaliers et naturels sur le bonheur et le plaisir subsisteraient-ils devant une conception pareille? Supposez des hommes condamnés à mort, non pas à la mort simple, mais à la roue, aux tortures, à un supplice infini en horreur, infini en durée, qui attendent la sentence et savent pourtant que sur mille, cent mille chances, ils en ont une de pardon; est-ce qu'ils peuvent encore s'amuser, prendre intérêt aux affaires ou aux plaisirs du siècle? L'azur du ciel ne luit plus pour eux, le soleil ne les réchauffe pas, la beauté et la suavité des choses les laissent insensibles; ils ont désappris le rire, ils s'acharnent intérieurement, tout pâles et silencieux, sur leur angoisse et sur leur attente; ils n'ont plus qu'une pensée: «Le juge va-t-il me faire grâce?» Ils sondent anxieusement les mouvements involontaires de leur cœur qui seul peut répondre et la révélation intérieure qui seule les rend certains de leur pardon ou de leur perte. Ils jugent que tout autre état d'esprit est impie, que l'insouciance et la joie sont monstrueuses, que chaque distraction ou préoccupation mondaine est un acte de paganisme, et que la véritable marque du chrétien est le tremblement dans l'idée du salut. Dès lors la rigidité et le rigorisme entrent dans les mœurs. Le puritain condamne le théâtre, les assemblées et les pompes du monde, la galanterie et l'élégance de la cour, les fêtes poétiques et symboliques des campagnes, les mai, les joyeuses bombances, les sonneries de cloches, toutes les issues par lesquelles la nature sensuelle ou instinctive avait cherché à s'échapper. Il s'en retire, il abandonne les divertissements, les ornements, il coupe de près ses cheveux, ne porte plus qu'un habit sombre et uni, parle en nasillant, marche roide, les yeux en l'air, absorbé, indifférent aux choses visibles. Tout l'homme extérieur et naturel est aboli; seul l'homme intérieur et spirituel subsiste; de toute l'âme il ne reste que l'idée de Dieu et la conscience, la conscience alarmée et malade, mais stricte sur chaque devoir, attentive aux moindres manquements, rebelle aux ménagements de la morale mondaine, inépuisable en patience, en courage, en sacrifices, installant la chasteté au foyer conjugal, la véracité devant les tribunaux, la probité au comptoir, le travail à l'atelier, partout la volonté fixe de tout supporter et de tout faire plutôt que de manquer à la plus petite prescription de la justice morale et de la loi biblique. L'énergie stoïque, l'honnêteté foncière de la race se sont éveillées sous l'appel de l'imagination enthousiaste; et ces caractères tout d'une pièce se lancent sans réserve du côté du renoncement et de la vertu.
Encore un pas, et ce grand mouvement va passer du dedans au dehors, des mœurs privées aux institutions publiques. Considérez-les à leur lecture; ils prennent pour eux les prescriptions imposées aux Juifs, et les préfaces les y invitent. En tête de la Bible, le traducteur[386] a mis une table des principaux termes de l'Écriture, chacun avec sa définition et les textes à l'appui. Ils lisent et pèsent chacune de ces paroles.—«Abomination. L'abomination devant Dieu, ce sont les idoles et les images devant qui le peuple s'incline.» Le précepte est-il observé? Sans doute, on a ôté les images, mais la reine garde encore un crucifix dans sa chapelle, et n'est-ce pas un reste d'idolâtrie que de s'agenouiller devant le sacrement?—«Abrogation. Abroger, c'est abolir ou réduire à néant; et ainsi la loi des commandements qui consistaient dans les décrets et les cérémonies est abolie; les sacrifices, repas, fêtes et toutes les cérémonies extérieures sont abrogés; tout ordre de clergé est abrogé.» L'est-il, et comment se fait-il que les évêques s'arrogent encore le droit de prescrire la foi, le culte, et de tyranniser les consciences chrétiennes? Et n'a-t-on pas conservé dans le chant des orgues, dans le surplis des prêtres, dans le signe de la croix, dans cent autres pratiques, tous ces rites sensibles que Dieu a déclarés profanes?—«Abus. Les abus qui sont dans l'Église doivent être corrigés par le prince; les ministres doivent prêcher contre les abus, et beaucoup de traditions humaines sont de purs abus.» Que fait donc le prince, et pourquoi laisse-t-il des abus dans l'Église? Il faut que le chrétien se lève et proteste; nous devons purger l'Église de la croûte païenne dont la tradition l'a recouverte[387]. Voilà les idées qui se lèvent dans ces esprits incultes. Représentons-nous ces hommes simples et d'autant plus capables de croyances fortes, ces francs-tenanciers, ces gros marchands qui ont siégé au jury, voté aux élections, délibéré, discuté en commun sur les affaires privées et publiques, qui sont habitués à l'examen de la loi, à la confrontation des précédents, à toute la minutie de la procédure juridique et légale; qui portent ces habitudes de légistes et de plaideurs dans l'interprétation de l'Écriture, et qui, une fois leur conviction faite, mettent à son service la passion froide, l'obstination intraitable, la roideur héroïque du caractère anglais. L'esprit exact et militant va se mettre à l'œuvre. Chacun se croit «tenu d'être prêt, fort et bien muni pour répondre à tous ceux qui lui demanderont raison de sa foi[388].» Chacun a ses troubles et ses remords de conscience[389] à propos de quelque portion de la liturgie ou de la hiérarchie officielle; à propos des dignités de chanoine ou d'archidiacre, ou de certains passages à l'office des morts; à propos du pain de la communion ou de la lecture des livres apocryphes dans l'Église; à propos de la pluralité des bénéfices ou du bonnet carré des ecclésiastiques. Ils se butent chacun contre quelque article, tous en masse contre l'établissement épiscopal et la conservation des cérémonies romaines[390]. Et là-dessus on les emprisonne, on les taxe, on les met au pilori, on leur coupe les oreilles, leurs ministres sont destitués, chassés, poursuivis[391]. La loi déclare que «toute personne au-dessus de seize ans qui, pendant un mois, refusera d'assister à l'office établi, sera enfermée jusqu'à ce qu'elle se soumette; que si elle ne se soumet pas au bout de trois mois, elle sera bannie du royaume, et si elle revient, mise à mort.» Ils se laissent faire et montrent autant de fermeté pour souffrir que de scrupule pour croire; sur un iota, pour recevoir la communion assis plutôt qu'à genoux, ou debout plutôt qu'assis, ils abandonnent leurs places, leur bien, leur liberté, leur patrie. Un docteur, Leighton, est emprisonné quinze semaines dans une niche à chien, sans feu, sans toit, sans lit, aux fers; ses cheveux et sa peau tombent, il est attaché au pilori parmi les frimas de novembre, puis fouetté, marqué au front, les oreilles coupées, le nez fendu, enfermé huit ans à la Flotte, et de là jeté dans la prison commune. Plusieurs se font brûler, et avec joie. La religion pour eux est un covenant, c'est-à-dire un traité fait avec Dieu qu'il faut observer en dépit de tout, comme un engagement écrit, à la lettre et jusqu'à la dernière syllabe. Admirable et déplorable rigidité de la conscience méticuleuse, qui fait des ergoteurs en même temps que des fidèles, et qui fera des tyrans après avoir fait des martyrs.