Histoire de la Littérature Anglaise (Volume 4 de 5)
Au diable ceux que la loi protége!—La liberté est un glorieux festin.—Les cœurs ont été bâties pour les poltrons,—les églises pour plaire au prêtre.
Qu'est-ce qu'un titre? qu'est-ce qu'un trésor?—qu'est-ce que le souci d'une réputation?—Si nous menons une vie de plaisir,—peu importe où et comment!
Avec nos tours et nos bourdes prêtes,—nous rôdons çà et là tout le jour,—et la nuit dans la grange ou l'étable—nous embrassons nos luronnes sur le foin.
La vie n'est qu'une casaque d'arlequin,—nous ne regardons pas comment elle va.—Allez cafarder sur le décorum,—vous qui avez des réputations à perdre.
À la santé des bissacs, des sacoches et des besaces!—À la santé de toute la troupe rôdante!—À la santé de notre marmaille et de nos commères!—Chacun et tous criez amen!
Au diable ceux que la loi protége!—La liberté est un glorieux festin.—Les cœurs ont été bâties pour les poltrons,—les églises pour plaire au prêtre[222].
Quelqu'un a-t-il mieux parlé le langage des révoltés et des niveleurs? Il y a autre chose ici pourtant que l'instinct de la destruction et l'appel aux sens; il y a la haine du cant et le retour à la nature. «Moralité, dit-il quelque part, mortel poison, toi aussi tu as tué les gens par dix mille! Grâce à toi, celui-là espère vainement qui a pris pour appui et pour guide la vérité, la justice et la pitié[223]!» La pitié! ce grand mot renouvelle tout. Comme autrefois, il y a dix-huit cents ans, les hommes dépassent les formulaires et les prescriptions légales. Comme autrefois, sous Virgile et Marc-Aurèle, la sensibilité raffinée et les sympathies élargies embrassent des êtres qui semblaient pour toujours relégués hors de la société et de la loi. Burns s'attendrit, et sincèrement, sur une brebis qui s'est blessée, sur une souris dont sa charrue a dérangé la tanière, sur une marguerite de montagne. Homme, bête ou plante, y a-t-il si grande différence? Une souris amasse, calcule, souffre comme un homme. «Je crois bien que par-ci par-là elle vole; eh bien! après? Pauvre bête, il faut qu'elle vive[224].» Même les anciens condamnés, les grands malfaiteurs, Satan et sa bande, on n'a plus envie de les maudire; comme les sacripants de taverne et les mendiants qu'on a vus tout à l'heure, ils ont leurs mérites, et peut-être après tout ne sont-ils pas si méchants qu'on le dit. Voici par exemple «le vieux cornu, le vieux pied de bouc, qui nous a joué tant de mauvais tours, le chien sournois, surtout le jour où il s'est faufilé incognito dans le paradis» et a mis nos grands parents à mal. À présent, «dans sa caverne enfumée, il verse son écumoire de soufre sur le pauvre monde. Pourtant, dit Burns, je suis sûr que c'est un mince plaisir, même pour un diable, d'éreinter et d'échauder les pauvres chiens comme moi et de les entendre piauler. Bonsoir, vieux Nick; puissiez-vous avoir une bonne idée et vous amender! Peut-être alors pourriez-vous.... qui sait?... avoir une chance.... Cela me fait peine de songer à ce trou noir là-bas, ne serait-ce que pour l'amour de vous[225]!» On voit qu'il parle au diable comme à un camarade malheureux, mauvais coucheur, mais tombé dans la peine. Faites un pas de plus, et vous verrez dans un poëme contemporain, chez Gœthe, que Méphistophélès lui-même n'est pas trop damné; son dieu, le dieu moderne, le tolère et lui déclare qu'il n'a jamais haï ses pareils. C'est que la large nature conciliante assemble dans ses chœurs au même titre les ministres de destruction et les ministres de vie. Dans ce profond changement, l'idéal change; la vie bourgeoise et rangée, le strict devoir puritain, n'épuisent pas toutes les puissances de l'homme. Burns réclame en faveur de l'instinct et de la jouissance, jusqu'à sembler épicurien. Il a une vraie gaieté, une verve comique; le rire lui semble une bonne chose; il le loue, et aussi les bons soupers de bons camarades, où le vin coule, où la plaisanterie foisonne, où les idées roulent, où la poésie pétille, et fait danser dans la cervelle humaine un carnaval de belles figures et de personnages en belle humeur.
Amoureux, il le fut toujours[226]. Il faisait si bien de l'amour le grand but de la vie, que, dans le club qu'il fonda avec les jeunes gens de Torbolton, on imposa à chaque membre l'obligation «d'être l'amant déclaré d'une ou plusieurs belles.» Dès l'âge de quinze ans, ce fut là sa principale affaire. Il avait pour compagne dans le travail de la moisson une douce et aimable fille plus jeune d'un an que lui. «Sans le savoir, dit-il[227], elle m'initia à cette délicieuse passion qui, malgré les désappointements amers et tout ce que dira une prudence de cheval de meule et une philosophie de gratte-papier, est encore la première des joies humaines, notre plus chère bénédiction ici-bas.» Quand ils avaient ramassé les gerbes, il s'asseyait près d'elle avec un plaisir qu'il ne comprenait pas, pour ôter de ses pauvres doigts les barbes d'épis qui s'y étaient fichées. Il eut bien d'autres fantaisies et moins innocentes; il me semble que de fondation il était amoureux de toutes les femmes: dès qu'il en voyait une jolie, il se déridait; son journal et ses chansons montrent qu'au moindre papillon, doré ou non, qui faisait mine de se poser, il se mettait en chasse. Notez qu'il ne se réduisit pas aux rêveries platoniques; il fut leste d'actions et aussi de paroles; la gaudriole perce volontiers dans ses poésies. Il s'appelle lui-même «un païen non régénéré,» et il a raison. Même il a fait des vers orduriers, et lord Byron cite de lui un paquet de lettres, inédites bien entendu, et telles qu'on ne peut rien imaginer de pis; c'est le trop-plein de la séve qui suintait chez lui et salissait l'écorce. Sans doute il ne se vantait pas de ces débordements, il s'en repentait plutôt; mais pour l'essor et l'épanouissement de la libre vie poétique au grand soleil, il n'y voyait rien à redire. Il trouvait que l'amour, avec les songes charmants qu'il amène, la poésie, le plaisir et le reste, sont de belles choses, conformes aux instincts de l'homme, et partant aux desseins de Dieu. Bref, par opposition au puritanisme morose, il approuvait la joie et disait du bien du bonheur[228].
Non qu'il soit un simple épicurien; au contraire, il est religieux à l'occasion. Quand, après la mort de son père, il faisait à haute voix la prière du soir, il tirait des larmes aux assistants, et son poëme le Samedi soir au Cottage, est la plus sentie des idylles vertueuses. Je crois même qu'il était religieux foncièrement. Il conseillait aux jeunes gens, «s'ils tenaient à la paix de leur âme, d'entretenir un commerce chaleureux et régulier avec la Divinité.» Ce qu'il avait raillé, c'était le culte officiel; pour la religion, qui est «le langage de l'âme,» il s'y tenait étroitement attaché. Plusieurs fois, devant Dugald Stewart, à Édimbourg, il désapprouva les plaisanteries sceptiques qu'il entendait dans les soupers. Il croyait avoir «toutes les assurances possibles[229]» d'une vie future, et maintes fois, à côté d'une satire bouffonne, on trouve chez lui des stances pleines de repentir humble, de ferveur confiante ou de résignation chrétienne. Ce sont là, si vous voulez, les contradictions d'un poëte, mais ce sont aussi les divinations d'un poëte; sous ces variations apparentes, il y a un idéal nouveau qui se lève; les vieilles morales étroites vont faire place à la large sympathie de l'homme moderne qui aime le beau partout où le beau se rencontre, et qui, refusant de mutiler la nature humaine, se trouve à la fois païen et chrétien.
Cette originalité et cet instinct divinateur, il les a dans le style comme dans les idées. Le propre de l'âge où nous vivons et qu'il ouvre, c'est d'effacer les distinctions rigides de classe, de catéchisme et de style; académiques, morales ou sociales, les conventions tombent, et nous réclamons l'empire dans la société pour le mérite personnel, dans la morale pour la générosité native, dans la littérature pour le sentiment vrai. Burns entre le premier dans cette voie, et plusieurs fois il y va jusqu'au bout. S'il fait des vers, ce n'est point par calcul ni obéissance à la mode. «Je n'avais jamais eu la moindre idée ou inclination de devenir poëte, dit-il, jusqu'au moment où je devins amoureux pour tout de bon, et alors la rime et la chanson devinrent en quelque façon le langage spontané de mon cœur.»—«Mes passions se démenaient comme autant de démons tant qu'elles n'avaient point trouvé un débouché dans les vers[230].» Les vers faits, il se sentait soulagé, consolé de ses misères; il les chantonnait, en poussant sa charrue, sur les vieux airs écossais, qu'il aimait passionnément, et qui, dit-il, sitôt qu'on les chante, apportent aux lèvres les idées et les rimes. Voilà bien la poésie naturelle, non point poussée en serre chaude, mais née du sol entre deux sillons, côte à côte avec la musique, parmi les tristesses et les beautés du climat, comme les bruyères violettes de ses collines et de ses landes. On comprend qu'elle ait renouvelé sa langue; pour la première fois cet homme parle comme on parle, ou plutôt comme on pense, sans parti pris, avec un mélange de tous les styles, familier et terrible, cachant une émotion sous une bouffonnerie, tendre et gouailleur au même endroit, prêt à mettre ensemble les trivialités d'auberge et les plus grands mots de la poésie[231], tant il est indifférent aux règles et content de montrer son sentiment comme il lui vient et tel qu'il l'a. Enfin, après tant d'années, nous sortons de la déclamation notée, nous entendons une voix d'homme; bien mieux, nous oublions la voix pour l'émotion qu'elle exprime, nous ressentons par contre-coup cette émotion en nous-mêmes, nous entrons en commerce avec une âme. À ce moment, la forme semble s'anéantir et disparaître; j'ose dire que ceci est le grand trait de la poésie moderne; sept ou huit fois Burns y a atteint.
Il a fait davantage, il a percé, comme nous disons aujourd'hui. Son premier volume publié, il devint tout d'un coup célèbre. Arrivé à Édimbourg, il fut fêté, caressé, admis sur le pied d'égalité dans les premiers salons, parmi les grands et les lettrés, aimé d'une femme qui était presque une dame. Pendant une saison, on se le disputa, et il se tint debout, dignement, parmi ces gens si riches et si nobles. On le respecta et même on l'aima. Une souscription lui valut une seconde édition et cinq cents livres sterling. Lui aussi enfin, comme les grands plébéiens de France, comme Rousseau le premier de tous, il avait conquis sa place. Par malheur, il y portait, comme eux, les vices de son état et de son génie. Ce n'est pas impunément qu'on parvient, ni surtout qu'on veut parvenir; nous aussi, nous avons nos vices, et la vanité souffrante en premier lieu. «Jamais cœur, dit Burns, n'a soupiré plus ardemment que le mien après le bonheur d'être distingué.» Cet amour-propre douloureux faussait son talent et le jetait dans des sottises. Il se travaillait pour avoir un beau style épistolaire, et se donnait le ridicule d'imiter dans ses lettres les gens d'académie et de cour. Il écrivait à ses maîtresses avec des phrases périodiques et recherchées aussi pédantes que celles de Johnson. Vraiment on n'ose les citer, tant l'emphase en est grotesque[232]. D'autres fois il consignait sur un journal les tirades littéraires qui lui venaient, et six mois après il les envoyait à ses correspondants comme des effusions du moment et des improvisations naturelles. Même dans ses vers, bien souvent, bien trop souvent, il tombe dans le beau style officiel[233]; il met en jeu les soupirs, les ardeurs, les flammes, et jusqu'aux grosses machines classiques et mythologiques. Béranger, qui se croyait ou se disait le poëte du peuple, en a fait autant. Il faut qu'un plébéien ait bien du courage pour se décider à rester toujours lui-même et à ne jamais endosser l'habit de cour. Par exemple Burns, Écossais et villageois, évitait en parlant toutes les locutions écossaises ou villageoises; il était content de se montrer aussi bien élevé que les gens à la mode. C'était de force et par surprise que son génie le tirait des convenances: deux fois sur trois, son sentiment est gâté par ses prétentions.
Son succès dura un hiver, après quoi la grande plaie incurable du plébéien se fit sentir, je veux dire qu'il lui fallut gagner sa vie. Avec l'argent qu'il avait tiré de son livre, il loua une petite ferme. Ce fut un mauvais marché, et d'ailleurs on sent bien qu'il n'avait pas le caractère de grippe-sou nécessaire à l'emploi. «Je pourrais bien vous écrire, dit-il dans une de ses lettres, sur la culture, la bâtisse et les marchés; mais ma pauvre tête bouleversée est si démontée, si éreintée, si torturée, si endiablée par l'exécrable et maudite obligation d'arriver à ce qu'une guinée fasse le service de trois, que je déteste, que j'abhorre le seul mot d'affaires, et que je m'évanouis d'y penser[234].» Bientôt il s'en alla, les poches vides, remplir à Dumfries une petite place de douanier qui rapportait quatre-vingt-dix livres par an, tout compris. Dans ce bel emploi, il estampillait les cuirs, jaugeait les cuveaux, surveillait la fabrique des chandelles, accordait des licences pour le transport des spiritueux. Des fumiers, il était passé à l'administration et à l'épicerie: quelle vie pour un tel homme! Même indépendant et riche, il eût été malheureux. Ces grands novateurs, ces poëtes sont tous pareils. Ce qui les fait poëtes, c'est l'afflux violent des sensations; ils ont une machine nerveuse plus sensible que la nôtre; les objets qui nous laissent froids les secouent subitement hors d'eux-mêmes. Au moindre choc, leur cervelle entre en branle, après quoi ils retombent à plat, se dégoûtent de la vie et s'assoient moroses parmi les souvenirs des fautes qu'ils ont faites et des délices qu'ils ont perdues. «Mon pire ennemi, disait Burns, c'est moi-même. Il y a deux créatures que j'envie: un cheval sauvage qui traverse une forêt d'Asie, ou une huître sur quelque côte déserte de l'Europe; l'un n'a pas un désir qu'il ne satisfasse, l'autre n'a ni désir ni crainte[235].» Il était toujours dans les extrêmes, au plus haut, au plus bas, le matin prêt à pleurer, le soir à table ou sous la table, épris de Jeanne Armour, puis, sur son refus, s'engageant à une autre, puis retournant à Jeanne, puis la quittant, puis la reprenant encore, parmi beaucoup de scandales, de souillures et encore plus de dégoûts. Dans ces sortes de têtes, les idées font boulet; l'homme lancé en avant rompt tout, se brise lui-même, recommence le lendemain en sens contraire, et finit par ne plus trouver en lui et hors de lui que des débris. Burns n'avait jamais été sage, et le fut moins que jamais après son succès d'Édimbourg. Il avait trop joui, il sentait désormais trop vivement le douloureux aiguillon de l'homme moderne, je veux dire la disproportion du désir et de la puissance. La débauche avait presque gâté la belle imagination «qui auparavant était la source principale de son bonheur,» et il avouait qu'au lieu de rêveries tendres il n'avait plus que des désirs sensuels. On l'avait fait boire jusqu'à six heures du matin; bien souvent à Dumfries il fut ivre; non que le vin soit bien bon; mais il nous met un carnaval dans la tête, et à ce titre les poëtes, comme les pauvres, y sont enclins. Une fois chez M. Riddel, Burns se grisa si fort qu'il insulta la dame du logis; le lendemain, il envoya des excuses qu'on n'accepta pas, et par dépit fit des vers contre elle: lamentables excès et qui annoncent un esprit jeté hors de son assiette. À trente-sept ans il était usé. Une nuit, ayant trop bu, il s'assit et s'endormit dans la rue. C'était en janvier, il prit une fièvre rhumatismale. On voulut appeler un médecin. «Pourquoi un médecin perdrait-il son temps sur moi? Je suis un si pauvre pigeon que je ne vaux pas la peine qu'on me plume.» Il était horriblement maigre, ne dormait plus et ne pouvait plus se tenir sur ses jambes. «Quant à ma personne, je suis tranquille; mais la pauvre veuve de Burns, et une demi-douzaine de ses chers petits! Là, je suis aussi faible qu'une larme de femme[236].» Même il eut la crainte de ne pas finir en paix et l'amertume de demander l'aumône. «Un coquin de mercier, écrivait-il à son cousin, s'étant mis dans la tête que je vais mourir, a commencé une procédure contre moi, et va infailliblement envoyer ma maigre carcasse en prison.... Oh! James, si vous saviez comme mon cœur est fier, vous me plaindriez doublement! Hélas! je ne suis pas habitué à mendier[237]!» Il mourut peu de jours après, à trente-huit ans. Sa femme accouchait de son cinquième enfant.
II
Triste vie, et qui est le plus souvent celle des précurseurs; il n'est pas sain de marcher trop vite; Burns était si fort en avant, que l'on mit quarante ans à le rejoindre. À ce moment, en Angleterre, les conservateurs et les croyants primaient les sceptiques et les révolutionnaires. La constitution était libérale, et semblait la garantie des droits; l'Église était populaire, et semblait le soutien de la morale. La capacité pratique et l'incapacité spéculative détournaient les esprits des innovations proposées, et les rattachaient à l'ordre établi. Ils se trouvaient bien dans leur grande maison féodale, élargie et appropriée aux besoins modernes; ils la trouvaient belle, ils en étaient fiers, et l'instinct national comme l'opinion publique se déclaraient contre les novateurs qui voulaient l'abattre pour la rebâtir. Tout d'un coup une secousse violente avait changé cet instinct en passion et cette opinion en fanatisme. La révolution française, d'abord admirée comme une sœur, avait paru une furie et un monstre. Pitt déclarait en plein Parlement, aux applaudissements universels[238], «que les traits dominants du nouveau gouvernement républicain étaient l'abolition de la religion et l'abolition de la propriété.» Toute la classe pensante et influente se levait pour écraser cette secte de jacques, brigands par institution, athées par principes, et le jacobinisme, sorti du sang pour s'asseoir dans la pourpre, fut poursuivi jusque dans son enfant et dans son champion «Bonaparte, qui l'avait centralisé et intronisé[239].» Sous cet acharnement national, les idées libérales s'effaçaient; les plus illustres des amis de Fox, Burke, Windham, Spencer, le quittèrent: de cent soixante partisans dans la chambre des communes, il ne lui en resta que cinquante. Le grand parti whig sembla disparaître, et dans l'année 1799 la plus forte minorité qu'on put rassembler contre le gouvernement fut de vingt-cinq voix. Cependant le jacobinisme anglais était pris à la gorge, et tenu à terre[240]; «l'habeas corpus était suspendu à plusieurs reprises; les écrivains qui avançaient des doctrines contraires à la monarchie et à l'aristocratie étaient proscrits et punis sans merci. Il était dangereux à un républicain de faire sa profession de foi politique au restaurant, devant son beefsteak et sa bouteille, et l'on voyait en Écosse, pour des offenses qui à Westminster eussent été qualifiées de délits simples[241], des hommes d'esprit cultivé et de manières polies envoyés à Botany-Bay avec le troupeau des criminels[242].» Cependant l'intolérance de la nation aggravait celle du gouvernement. Quiconque eût avoué des sentiments démocratiques eût été insulté. Les journaux présentaient les novateurs comme des scélérats et des ennemis publics. La populace, à Birmingham, brûlait les maisons de Priestley et des unitaires. À la fin, Priestley fut obligé de quitter l'Angleterre. Lord Byron s'exila sous la même contrainte, et quand il partit, ses amis craignirent que la foule assemblée autour de sa voiture ne portât les mains sur lui.
Ce n'est point dans ce monde armé en guerre contre les nouvelles théories que les nouvelles théories pouvaient naître. La révolution y entre cependant; elle y entre déguisée, et par une voie détournée, en sorte qu'on ne la reconnaît pas. Ce ne sont point les idées sociales qui se transforment, comme en France, ni les idées philosophiques comme en Allemagne, mais les idées littéraires; la grande marée montante de l'esprit moderne, qui renverse ailleurs tout l'édifice des conditions et des spéculations humaines, ne parvient d'abord ici qu'à changer le style et le goût. Médiocre changement, du moins en apparence, mais qui en somme vaut les autres; car ce renouvellement dans la manière d'écrire est un renouvellement dans la manière de penser; celui-ci amènera tous les autres, comme le mouvement du pivot central entraîne le mouvement de tous les rouages engrenés.
En quoi consiste cette réforme du style? Avant de la définir, j'aime mieux la montrer, et pour cela il faut que l'on voie le caractère et la vie de celui qui le premier l'a pratiquée sans système, William Cowper; car son talent n'est que l'image de son caractère, et ses poëmes ne sont que l'écho de sa vie. C'était un enfant délicat, craintif, d'une sensibilité frémissante, passionnément tendre, et qui, ayant perdu sa mère à six ans, fut soumis presque aussitôt au fagging et aux brutalités d'une école publique. Elles sont étranges en Angleterre: un garçon d'environ quinze ans le prit comme victime, et le pauvre petit, incessamment maltraité, conçut «une telle crainte de son bourreau, qu'il n'osait lever les yeux sur lui plus haut que les genoux, et le connaissait mieux par ses boucles de souliers que par aucune autre partie de son habillement.» Dès neuf ans, la mélancolie le prit, non pas la rêverie douce que nous appelons de ce nom, mais le profond abattement, le désespoir morne et continu, l'horrible maladie des nerfs et de l'âme qui produit le suicide, le puritanisme et la folie. «Jour et nuit j'étais à la torture, me couchant dans l'angoisse, me levant dans le désespoir.» Le mal changeait d'aspect, diminuait, mais ne le quittait pas. Né dans une grande famille, mais n'ayant qu'une petite fortune, il accepta sans réflexion l'offre de son oncle, qui voulait lui donner une place de clerc à la chambre des communes; mais il fallait subir un examen, et ses nerfs se démontaient à la seule idée qu'il faudrait paraître et parler en public. Pendant six mois, il essaya de se préparer; mais il lisait sans comprendre; une fièvre nerveuse le minait. Ses sensations étaient «celles d'un homme qui monte sur l'échafaud, toutes les fois qu'il mettait le pied dans le bureau; pendant six mois il y vint tous les jours[243].»—«Dans cet état, dit-il, j'étais saisi par moments d'un tel accès de désespoir, que, seul dans ma chambre, je poussais des cris et maudissais l'heure de ma naissance, levant mes yeux au ciel, non pas en suppliant, mais avec un esprit infernal de haine envenimée et de reproche contre mon Créateur[244].» Le jour de l'examen approchait; il espéra devenir fou pour s'y soustraire, et comme la raison tenait bon, il pensa même à se tuer. Enfin, dans un moment de délire, la démence vint, et on le mit dans une maison d'aliénés, «tout pénétré par un sentiment exalté de dégoût et d'horreur pour lui-même et par la crainte d'un châtiment instantané,» jusqu'à se croire damné, comme Bunyan et les premiers puritains. Au bout de plusieurs mois, sa raison lui revint; mais elle se sentait des étranges pays où elle avait voyagé toute seule. Il resta triste, comme un homme qui se croit dans la disgrâce de Dieu, et se trouva incapable d'une vie active. Cependant un ministre, M. Unwin, et sa femme, bonnes gens bien pieux et bien réguliers, l'avaient recueilli. Il essayait de s'occuper mécaniquement, par exemple en fabriquant des cages à lapins, en jardinant, en apprivoisant des lièvres. Il employait le reste de la journée, comme un méthodiste, à lire l'Écriture ou des sermons, à chanter des hymnes avec ses amis, et à s'entretenir de matières spirituelles. Ce régime, l'air salubre de la campagne, la tendresse maternelle de mistress Unwin et de lady Austen amenèrent quelques éclaircies. Elles l'aimaient si généreusement, et il était si aimable! Affectueux, plein d'abandon, innocemment moqueur, avec une imagination naturelle et charmante, une fantaisie gracieuse, une finesse exquise, et si malheureux! Il était de ceux auxquels les femmes se dévouent, qu'elles aiment maternellement, par compassion d'abord, par attrait ensuite, parce qu'elles trouvent en eux seuls les ménagements, les attentions minutieuses et tendres, les respects délicats que notre rudesse ne sait leur rendre, et dont leur être plus sensible a pourtant besoin. Ces doux instants ne durèrent pas. «Au mieux, disait-il, mon esprit a toujours un fonds mélancolique; il ressemble à certains étangs que j'ai vus, qui sont remplis d'une eau noire et pourrie, et qui pourtant dans les jours sereins réfléchissent par leur surface les rayons du soleil[245].» Il souriait comme il pouvait, mais avec effort; c'était le sourire d'un malade qui se sait incurable et tâche de l'oublier un instant, du moins de le faire oublier aux autres. «Vraiment, je m'étonne qu'une pensée enjouée vienne frapper à la porte de mon intelligence, encore plus qu'elle y trouve accès. C'est comme si Arlequin forçait l'entrée de la chambre lugubre où un mort est exposé en cérémonie. Ses gestes grotesques seraient déplacés de toute façon, mais encore davantage s'ils arrachaient un éclat de rire aux figures mornes des assistants. Néanmoins l'esprit longtemps fatigué par l'uniformité d'une perspective monotone et désolée fixera ses yeux avec joie sur tout objet qui mettra un peu de variété dans ses contemplations, ne serait-ce qu'un chat jouant avec sa queue[246].» Somme toute, il avait le cœur trop délicat et trop pur: pieux, irréprochable, austère, il se jugeait indigne d'aller à l'église, ou même de prier Dieu. «Ceux qui ont trouvé un Dieu et qui ont la permission de l'adorer ont trouvé un trésor dont ils n'ont qu'une idée bien maigre et bien bornée, si haut qu'ils le prisent. Croyez-m'en, croyez-en un homme qui, ayant joui de ce privilége pendant quelques années, en a été privé pendant un nombre d'années plus grand encore, et qui n'a point l'espérance de jamais le recouvrer.» Et ailleurs: «On peut représenter le cœur d'un chrétien comme dans l'affliction et pourtant dans la joie, percé d'épines et pourtant couronné de roses. J'ai l'épine sans la rose. Ma rose est une rose d'hiver; les fleurs sont flétries, mais l'épine demeure[247].» Au lit de mort, quand le ministre lui disait d'avoir confiance en la miséricorde du Rédempteur qui veut sauver tous les hommes, il poussa un cri passionné, le suppliant de ne plus lui proposer de consolations pareilles. Il se croyait perdu, il s'était cru perdu toute sa vie. Une à une, sous cet effroi, toutes ses facultés s'anéantirent. Pauvre et charmante âme, qui périt comme une fleur frêle d'un pays chaud transplantée dans la neige: la température du monde se trouva trop rude pour elle, et la règle morale, qui eût dû l'abriter, la déchira de ses aiguillons.
Un pareil homme n'écrit point pour le plaisir de faire du bruit. Il faisait des vers comme il peignait ou rabotait, pour s'occuper, pour se déprendre de lui-même. Son âme était trop pleine, il n'avait pas besoin d'aller bien loin chercher des sujets. Représentez-vous cette figure pensive, qui, silencieusement, au bord de l'Ouse, erre et regarde. Il regarde et rêve: une fraîche paysanne avec son panier au bras, une charrue lointaine qui avance lentement derrière l'attelage en sueur, une source luisante qui polit les cailloux bleuâtres, en voilà assez pour le remplir de sensations et de pensées. Il revient, s'assoit dans son petit pavillon grand comme une chaise à porteurs, dont la fenêtre donne sur le verger du voisin, et la porte sur un jardin plein d'œillets, de roses et de chèvrefeuilles. C'est dans ce nid qu'il travaille. Le soir, auprès de son amie dont les aiguilles courent pour lui sur la laine, il lit ou écoute les bruits demi-assoupis du dehors. C'est de cette vie que naissent ses vers. Elle lui suffit et suffit à les faire naître. Il ne lui en faut pas une plus violente; moins unie et moins effacée, elle le bouleverserait; les impressions qui sont petites pour nous sont grandes pour lui, et dans une chambre, dans un jardin, il trouve un monde. À ses yeux, les moindres objets sont poétiques. C'est le soir, en hiver; le messager de la poste arrive, «héraut d'un monde affairé, avec les nouvelles de toutes les nations qui ballotent sur son dos[248].» Il ne s'en inquiète pas; «il siffle, pauvre gai bonhomme;» toute son affaire est de les déposer à l'auberge. Enfin le voilà, le précieux paquet; on l'ouvre, on veut entendre la multitude de voix bruyantes qu'il apporte de Londres et de l'univers. «Maintenant ranimez le feu, fermez bien les volets, laissez tomber les rideaux, roulez le sofa, et, pendant que l'urne bouillante et sifflante élève sa colonne de vapeur, souhaitons la bienvenue au soir pacifique qui entre[249].» Et le voilà qui conte son journal, politique, nouvelles, tout jusqu'aux annonces, non pas en simple réaliste, comme tant d'écrivains aujourd'hui, mais en poëte, c'est-à-dire en homme qui découvre une beauté et une harmonie dans les charbons d'un feu qui pétille ou dans le va-et-vient des doigts qui courent sur une tapisserie; car c'est là l'étrange distinction du poëte: les objets non-seulement rejaillissent de son esprit plus puissants et plus précis qu'ils n'étaient en eux-mêmes et avant d'y entrer, mais encore, une fois conçus par lui, ils s'épurent, ils s'ennoblissent, ils se colorent, comme les vapeurs grossières qui, transfigurées par la distance et la lumière, se changent en nuages satinés, frangés de pourpre et d'or. Pour lui, il y a de la grâce dans les rondeurs mouvantes de cette vapeur que la bouilloire exhale; il y a de la douceur dans cette concorde des hôtes d'une même maison assemblés autour de la même table. Ce seul mot, nouvelles de l'Inde, lui fera voir l'Inde elle-même, vieille reine empanachée, «avec son turban emplumé, brodé de perles[250].» Cette seule idée, l'impôt des boissons, mettra devant ses yeux «les dix milles tonnes incessamment suintantes, et qui, touchées par le doigt de l'État comme par le doigt de Midas, saignent de l'or pour la prodigalité des ministres.» À proprement parler, la nature est comme un musée de tableaux magnifiques et variés, qui pour nous, gens ordinaires, sont toujours recouverts de leur serge. Tout au plus, çà et là, une déchirure nous laisse soupçonner les beautés cachées derrière les monotones enveloppes; mais ces enveloppes, le poëte les lève toutes et voit un tableau là où nous ne découvrions qu'un surtout. Voilà la vérité neuve que les poëmes de Cowper ont mise en lumière. Nous savons par lui que nous ne sommes plus forcés d'aller chercher en Grèce, à Rome, dans les palais, chez les héros et les académiciens, les objets poétiques. Ils sont tout près de nous: si nous ne les voyons pas, c'est que nous ne savons pas les voir; le défaut est dans nos yeux, non dans les choses. Nous trouverons la poésie, si nous le voulons bien, au coin de notre feu et parmi les planches de notre potager[251].
Est-ce bien le potager qui est poétique? Aujourd'hui peut-être, mais demain, si j'ai l'imagination sèche, je n'y verrai rien que des carottes et autres fournitures de cuisine. C'est ma sensation qui est poétique, c'est elle que je dois respecter, comme la fleur la plus précieuse de la beauté. De là un nouveau style. Il ne s'agit plus, suivant l'ancienne mode oratoire, d'enfermer un sujet dans un plan régulier, de le diviser en portions symétriques, de ranger les idées en files, comme les pions sur un damier. Cowper prend le premier sujet venu, celui que lady Austen lui a donné au hasard, un sofa, et il en parle pendant deux pages; puis il va où son courant d'esprit le conduit, décrivant une soirée d'hiver, quantité d'intérieurs et de paysages, mêlant çà et là toutes sortes de réflexions morales, des récits, des dissertations, des jugements, des confidences, à la façon d'un homme qui pense tout haut devant le plus intime et le plus aimé de ses amis. Voilà son grand poëme, the Task. «Comparés à ce livre, dit Southey, les meilleurs poëmes didactiques sont comme des jardins compassés auprès d'un vrai paysage boisé.» Si l'on entre dans le détail, le contraste est plus grand encore. Il n'a point l'air de songer qu'on l'écoute, il ne se parle qu'à lui-même. Il n'insiste pas sur ses idées, comme les classiques, pour les mettre en relief et en saillie par des répétitions et des antithèses; il note sa sensation, et puis c'est tout. Nous la suivons en lui à mesure qu'elle naît, nous la voyons sortir d'une autre, grandir, s'abaisser, puis remonter encore, comme nous voyons la vapeur sortie d'une source s'élever insensiblement, enrouler et développer ses formes changeantes. La pensée, qui chez les autres était figée et roidie, devient ici mobile et fluide; le vers rectiligne s'assouplit; le vocabulaire noble élargit sa trame pour laisser entrer les mots vulgaires de la conversation et de la vie. Enfin la poésie est redevenue vivante; ce ne sont plus des mots qu'on écoute, mais des émotions qu'on ressent; ce n'est plus un auteur qui parle, c'est un homme. Sa vie est bien là, sous ses lignes noires, tout entière, sans mensonge ni apprêt; tout son effort s'est employé à ôter l'apprêt et le mensonge. Quand il décrit sa petite rivière, sa chère Ouse, «qui tourne lentement dans la plaine unie parmi les spacieuses prairies çà et là tachées de bétail[252],» il la voit intérieurement, et chaque mot, chaque coupe, chaque son correspond à un changement de cette vue intérieure. Il en est ainsi de tous ses vers; ils sont gros d'émotions personnelles, véritablement éprouvées, jamais altérées ni déguisées, tout au contraire exprimées avec leurs nuances et leurs ondulations fugitives, en un mot telles qu'elles sont, c'est-à-dire en train de se faire et de se défaire, non pas toutes faites, immobiles et fixes, comme l'ancien style les représentait. En cela consiste la grande révolution du style moderne. L'esprit, dépassant les règles connues de la rhétorique et de l'éloquence, pénètre dans la psychologie profonde, et n'emploie plus les mots que pour chiffrer les émotions.
III
Alors parut[253] l'école romantique anglaise, toute semblable à la nôtre par ses doctrines, ses origines et ses alliances, par les vérités qu'elle découvrit, les exagérations qu'elle commit et le scandale qu'elle excita. Ils formaient une secte, «secte de dissidents en poésie[254],» qui parlaient haut, se tenaient serrés, et révoltaient les cervelles rassises par l'audace et la nouveauté de leurs théories. Pour le fond des choses, on leur trouvait «les principes antisociaux et la sensibilité maladive de Rousseau, bref un mécontentement stérile et misanthropique contre les institutions présentes de la société.» En effet, Southey, un de leurs chefs, avait commencé par être socinien et jacobin, et l'un de ses premiers poëmes, Wat Tyler, apportait la glorification de la Jacquerie passée à l'appui de la Révolution présente. Un autre, Coleridge, pauvre diable et ancien dragon, la tête farcie de lectures incohérentes et de songes humanitaires, avait songé à fonder en Amérique une république communiste purgée de rois et de prêtres; puis devenu unitaire, s'était imbu à Goettingue de théories hérétiques et mystiques sur le Verbe et l'absolu. Wordsworth lui-même, le troisième et le plus tempéré, avait débuté par des vers enthousiastes contre les rois, «ces fils du limon, qui de leur sceptre voulaient arrêter la marée révolutionnaire, et que le flot montant de la liberté allait balayer et engloutir.» Mais ces colères et ces aspirations ne tenaient guère; et tous trois, au bout de quelques années, ramenés dans le giron de l'État et de l'Église, se trouvaient, l'un journaliste de M. Pitt, l'autre pensionnaire du gouvernement, le troisième poëte lauréat, convertis zélés, anglicans décidés et conservateurs intolérants. En matière de goût, au contraire, ils avaient marché en avant sans reculer. Ils avaient rompu violemment avec la tradition, et sautaient par-dessus toute la culture classique pour aller prendre leurs modèles dans la Renaissance et le moyen âge. L'un d'eux, Charles Lamb, comme Sainte-Beuve, avait découvert et restauré le seizième siècle. Les dramatistes les plus incultes, Marlowe par exemple, leur paraissaient admirables, et ils allaient chercher dans les recueils de Percy et de Warton, dans les vieilles ballades nationales et dans les anciennes poésies étrangères, l'accent naïf et primitif qui avait manqué à la littérature classique, et dont la présence leur semblait la marque de la vérité et de la beauté. Par-dessus toute réforme, ils travaillaient à briser le grand style aristocratique et oratoire, tel qu'il était né de l'analyse méthodique et des convenances de cour. Ils se proposaient «d'adapter aux usages de la poésie le langage ordinaire de la conversation, tel qu'il est employé dans la moyenne et la basse classe,» et de remplacer les phrases étudiées et le vocabulaire noble par les tons naturels et les mots plébéiens. À la place de l'ancien moule, ils essayaient la stance, le sonnet, la ballade, le vers blanc, avec les rudesses et les cassures des poëtes primitifs. Ils reprenaient ou arrangeaient les mètres et la diction du treizième et du seizième siècle. Charles Lamb écrivait une tragédie d'archéologue qu'on eût pu croire contemporaine du règne d'Élisabeth. D'autres, comme Southey et surtout Coleridge, fabriquaient des rhythmes absolument neufs, aussi heureux parfois et parfois aussi malheureux que ceux de Victor Hugo, par exemple un vers dans lequel on comptait les accents et non plus les syllabes; singulier pêle-mêle de tâtonnements confus, d'avortements visibles et d'inventions originales. Le plébéien, affranchi du costume aristocratique, en cherchait un autre, empruntant une pièce aux chevaliers ou aux barbares, une autre aux paysans ou aux journalistes, sans trop s'apercevoir des disparates, prétentieux et content dans son manteau bariolé et mal cousu, jusqu'à ce qu'enfin, après beaucoup d'essais et de déchirures, il finît par se connaître lui-même et choisir le vêtement qui lui seyait.
Dans cette confusion laborieuse, deux grandes idées se dégagent: la première qui produit la poésie historique, la seconde qui produit la poésie philosophique, l'une surtout visible dans Southey et Walter Scott, l'autre surtout visible dans Wordsworth et Shelley, toutes deux européennes et manifestées avec un éclat égal en France dans Hugo, Lamartine et Musset, avec un éclat plus grand en Allemagne dans Gœthe, Schiller, Ruckert et Heine; l'une et l'autre si profondes que nul de leurs représentants, sauf Gœthe, n'en a deviné la portée; et que c'est à peine si aujourd'hui, après plus d'un demi-siècle, nous pouvons en définir la nature pour en présager les effets.
La première consiste à dire ou plutôt à pressentir que notre idéal n'est pas l'idéal: c'en est un, mais il y en a d'autres. Le barbare, l'homme féodal, le cavalier de la Renaissance, le musulman, l'Indien, chaque âge et chaque race a conçu sa beauté, qui est une beauté. Jouissons-en, et pour cela mettons-nous à la place de ceux qui l'ont inventée; mettons-nous-y tout à fait; ce ne sera point assez de représenter, comme les romanciers et les dramatistes précédents, des mœurs modernes et nationales sous des noms étrangers et antiques; peignons les sentiments des autres siècles et des autres races avec leurs traits propres, si différents que ces traits soient des nôtres et si déplaisants qu'ils soient pour notre goût. Montrons notre personnage tel qu'il fut, grotesque ou non, avec son costume et son langage: qu'il soit féroce et superstitieux s'il le faut; éclaboussons le barbare dans le sang, et chargeons le covenantaire de sa dossée de textes bibliques. Une à une on vit reparaître alors sur la scène littéraire les civilisations anéanties ou lointaines, le moyen âge d'abord et la Renaissance, puis l'Arabie, l'Hindoustan et la Perse, puis l'âge classique et le dix-huitième siècle lui-même, et le goût historique devint si vif que, de la littérature, la contagion gagna les autres arts. Le théâtre changea ses costumes et ses décors de convention pour les costumes et les décors vrais. L'architecture bâtit des villas romaines dans nos climats du Nord, et des tourelles féodales au milieu de la sécurité moderne. Les peintres voyagèrent pour imiter la couleur locale, et étudièrent pour reproduire la couleur morale. Chacun devint touriste et archéologue; l'esprit humain, sortant de ses sentiments particuliers pour entrer dans tous les sentiments éprouvés, et à la fin dans tous les sentiments possibles, trouva son modèle dans le grand Gœthe, qui, par son Tasse, son Iphigénie, son Divan, son second Faust, devenu concitoyen de toutes les nations et contemporain de tous les âges, semblait vivre à volonté dans tous les points de la durée et de l'espace, et donnait une idée de l'esprit universel. Cependant cette littérature, en approchant de sa perfection, approchait de son terme et ne se développait que pour finir. On en vint à comprendre que les résurrections tentées sont toujours imparfaites, que toute imitation est un pastiche, que l'accent moderne perce infailliblement dans les paroles que nous prêtons aux personnages antiques, que toute peinture de mœurs doit être indigène et contemporaine, et que la littérature archéologique est un genre faux. On sentit enfin que c'est dans les écrivains du passé qu'il faut chercher le portrait du passé, qu'il n'y a de tragédies grecques que les tragédies grecques, que le roman arrangé doit faire place aux mémoires authentiques, comme la ballade fabriquée aux ballades spontanées; bref, que la littérature historique doit s'évanouir et se transformer en critique et en histoire, c'est-à-dire en exposition et en commentaire des documents.
Dans cette multitude de voyageurs et d'historiens déguisés en poëtes, comment choisir? Ils pullulent comme les volées d'insectes éclos un jour d'été dans la végétation surabondante; ils bourdonnent et luisent, et l'esprit se trouve perdu parmi leurs bruissements et leurs chatoiements. Lesquels citerai-je? Thomas Moore, le plus gai et le plus français de tous, moqueur spirituel[255], trop gracieux et recherché, et qui fit des odes descriptives sur les Bermudes, des mélodies sentimentales sur l'Irlande, un roman poétique sur l'Égypte[256], un poëme romanesque sur la Perse et l'Inde[257]; Lamb, le restaurateur du vieux drame; Coleridge, penseur et rêveur, poëte et critique, qui, dans sa Christabel et dans son Vieux Marinier, retrouva le surnaturel et le fantastique; Campbell, qui, ayant commencé par un poëme didactique sur les plaisirs de l'Espérance, entra dans la nouvelle école tout en gardant son style noble et demi-classique, et composa des poëmes américains et celtes, médiocrement celtes et américains; au premier rang Southey, habile homme qui, après quelques faux pas de jeunesse, devint le défenseur attitré de l'aristocratie et du cant, lecteur infatigable, écrivain inépuisable, chargé d'érudition, doué d'imagination, célèbre comme Victor Hugo par la nouveauté de ses innovations, par le ton guerrier de ses préfaces, par les magnificences de sa curiosité pittoresque, ayant promené sur l'univers et l'histoire ses cavalcades poétiques, et enveloppé dans le réseau infini de ses vers Jeanne d'Arc, Wat Tyler, Roderick le Goth, Madoc, Thalaba, Kehama, les traditions celtiques et mexicaines, les légendes des Arabes et des Indiens, tour à tour catholique, musulman, brahmane, mais seulement en poésie, en somme protestant prudent et patenté. Ne prenez ceux-ci que comme exemples; il y en a une trentaine d'autres par derrière, et je crois que de tous les beaux paysages visibles ou imaginables, de tous les grands événements réels ou légendaires, sur tous les points du temps, aux quatre coins du monde, il n'en est pas un qui leur ait échappé. Cette fantasmagorie est bien brillante: par malheur elle sent la fabrique. Si vous voulez en avoir l'image, figurez-vous que vous êtes à l'Opéra. Les décors sont splendides, on les voit descendre du ciel, c'est-à-dire du plafond, trois fois par acte: hautes cathédrales gothiques, dont les rosaces flamboient au soleil couchant, pendant que les processions se déploient autour des piliers, et que des clartés ondoient sur les chapes ouvragées, sur les dorures des habits sacerdotaux; mosquées et minarets, caravanes mouvantes qui serpentent au loin sur le sable jaunâtre, et dont les lances, les parasols alignés posent leur frange sur la blancheur immaculée de l'horizon; paradis indiens, où les roses amoncelées pullulent par myriades, où les jets d'eau entre-croisent leurs panaches de perles, où les lotus étalent leurs larges feuilles, où les plantes épineuses hérissent leurs cent mille calices de pourpre autour des singes et des crocodiles divins qui grouillent dans leurs massifs. Cependant les danseuses posent la main sur leur cour avec une émotion délicate et profonde, les jeunes premiers chantent qu'ils sont prêts à mourir, les tyrans font gronder leur voix de basse, l'orchestre se démène, accompagnant les variations des sentiments par les soupirs doucereux de ses flûtes, par les clameurs lugubres de ses trombones, par les mélodies angéliques de ses harpes; jusqu'à ce qu'enfin, au moment où l'héroïne met le pied sur la gorge du traître, il éclate triomphalement par ses mille voix vibrantes réunies en un seul accord. Beau spectacle! on en sort ébloui, assourdi; les sens défaillent sous cette inondation de magnificences; mais en rentrant chez soi, on se demande ce qu'on a appris, ce qu'on a senti, si véritablement on a senti quelque chose. Après tout, il n'y a guère ici que des décors et de la mise en scène; les sentiments sont factices; ce sont des sentiments d'opéra; les auteurs ne sont que d'habiles gens, manufacturiers de livrets et de toiles peintes; ils ont du talent et point de génie; ils tirent leurs idées, non de leur cœur, mais de leur tête. Telle est l'impression que laissent Lalla Rookh, Thalaba, Roderik, Kehama, et le reste de ces poëmes. Ce sont de grandes machines décoratives appropriées à la mode. La marque propre du génie est la découverte de quelque large région inexplorée dans la nature humaine, et cette marque leur manque; ils témoignent seulement de beaucoup d'habileté et de savoir. En somme, j'aime mieux voir l'Orient dans les Orientaux d'Orient que dans les Orientaux d'Angleterre, chez Vyasa ou Firdousi que chez Southey[258] ou Moore; leurs poëmes ont beau être descriptifs ou historiques, ils le sont moins que les textes et les pièces justificatives qu'ils ont soin de mettre au bas.
Par delà toutes les causes générales qui ont entravé cette littérature, il y en a une nationale: ils n'ont pas l'esprit assez flexible, et ils ont l'esprit trop moral. Leur imitation n'est que littérale. Ils ne connaissent les temps passés et les pays lointains qu'en antiquaires et en voyageurs. Quand ils mentionnent un usage, ils mettent leurs autorités en note; ils ne se présentent au public que munis d'attestations; ils établissent par certificats valables qu'ils n'ont pas commis une faute de topographie ni de costume. Moore, comme Southey, nomme ses garants: sir John Malcolm, sir William Ouseley, M. Carue et autres personnages qui reviennent d'Orient, tous témoins oculaires. «La description de Balbec, de la plaine et de ses ruines, dit un de ces messieurs, est admirablement fidèle. Le minaret est tout près de là sur la pente, et il ne manquait que le cri du muezzin pour rompre le silence.»—«J'aurais juré, dit un autre, que Moore a voyagé en Orient!» À cet égard, leur minutie est plaisante[259], et leurs notes, prodiguées sans mesure, montrent que leur public tout positif impose aux denrées poétiques l'obligation de prouver leur provenance et leur aloi. Mais la grande vérité, qui consiste à entrer dans les sentiments des personnages, leur échappe: ces sentiments sont trop étranges et immoraux. Quand Moore a essayé de traduire et de refaire Anacréon, on lui a déclaré que sa poésie était bonne pour une maison de filles[260]. Pour écrire un poëme indien, il faut être panthéiste de cœur, un peu fou et assez habituellement visionnaire; pour écrire un poëme grec, il faut être polythéiste de cœur, païen à fond et naturaliste de métier. C'est pour cela que Heine a parlé si bien de l'Inde, et Gœthe si bien de la Grèce. Un véritable historien n'est pas sûr que sa civilisation soit parfaite, et vit aussi volontiers hors de son pays qu'en son pays. Jugez si des Anglais peuvent réussir en ce genre. A leurs yeux, il n'y a qu'une civilisation raisonnable, qui est la leur; toute autre morale est inférieure, toute autre religion est extravagante. Parmi de telles exigences, comment reproduire des morales et des religions différentes? C'est la sympathie seule qui peut retrouver les mœurs éteintes ou étrangères, et la sympathie ici est interdite. Sous cette règle étroite, la poésie historique, qui d'elle-même n'est guère viable, va languir étouffée comme sous une cloche de plomb.
Un d'entre eux, romancier, critique, historien et poëte, favori de son siècle, lu dans l'Europe entière, fut comparé et presque égalé à Shakspeare, eut plus de popularité que Voltaire, fit pleurer les modistes et les duchesses, et gagna six millions. «Je jurerais, je crois, lui écrivait son éditeur en achevant un de ses livres[261], et par tous les serments qu'on pourrait proposer, que je n'ai jamais éprouvé un plaisir aussi entier.... Lord Holland me dit quand je lui demandai son opinion: Mon opinion! personne de nous ne s'est mis au lit cette nuit; rien n'a dormi, excepté ma goutte.» En France, on vendit de ces romans quatorze cent mille volumes, et on en vend toujours. L'auteur, né à Édimbourg, était fils d'un avoué[262], savant dans le droit féodal et dans l'histoire de l'Église, lui-même avocat, puis shériff, et toujours grand amateur d'antiquités, surtout d'antiquités nationales, en sorte que, dans sa famille, dans son éducation, dans sa personne, il trouvait les matériaux de son œuvre et les aiguillons de son talent. Ses premiers souvenirs s'étaient imprimés en lui à l'âge de trois ans, dans une ferme où on l'avait porté pour essayer l'effet du grand air sur sa petite jambe paralysée. On l'enveloppait nu dans la peau chaude d'un mouton tué à l'instant, et il rampait dans cet attirail, qui passait pour un spécifique. Il resta boiteux et devint liseur. Dès sa première enfance, il avait été élevé parmi les récits qu'il mit en scène plus tard, celui de la bataille de Culloden, celui des cruautés exercées contre les highlanders, celui des guerres et des souffrances des covenantaires. À trois ans, il criait si haut la ballade de Hardyknute qu'il empêchait le ministre du village, homme doué d'une très-belle voix, d'être entendu et même de s'entendre. Sitôt qu'on lui avait récité une ballade du Border, il la savait par cœur. Dans le reste, il était indolent, étudiait à bâtons rompus, apprenait mal les choses sèches et positives; mais de ce côté le courant de son instinct était précoce, précipité et invincible. Le jour où, pour la première fois, «sous un platane,» il ouvrit les volumes où Percy avait rassemblé les fragments de l'ancienne poésie, il oublia de dîner «malgré son appétit de treize ans,» et dorénavant «il inonda» de ces vieux vers non-seulement ses camarades d'école, mais encore tous ceux qui voulaient l'entendre. Devenu clerc chez son père, il fourrait dans son pupitre toutes les œuvres d'imagination qu'il pouvait trouver, non pas les romans d'intérieur, «il lui fallait l'art de miss Burney ou la sensibilité de Mackensie pour l'intéresser à une histoire domestique» mais les «récits aventureux et féodaux[263],» et tout ce qui avait trait «aux chevaliers errants.» Ayant fait une maladie, il fut retenu longtemps au lit avec défense de parler, sans autre divertissement que la lecture des poëtes, des romanciers, des historiens et des géographes, occupé à éclaircir les descriptions de bataille par des alignements et des arrangements de petits cailloux qui figuraient les soldats. Une fois guéri et bon marcheur, il tourna ses promenades vers le même emploi, et se trouva passionné pour le paysage, surtout pour le paysage historique. «On n'avait, dit-il[264], qu'à me montrer un vieux château, un champ de bataille; j'étais tout de suite chez moi, je le remplissais de ses combattants avec leur costume propre, j'entraînais mes auditeurs par l'enthousiasme de mes descriptions. Une fois, traversant Magus-Moor, près de Saint-Andrews, l'esprit me poussa à décrire l'assassinat de l'archevêque de Saint-Andrews à quelques voyageurs dont je me trouvais le compagnon par hasard, et l'un d'eux, quoiqu'il sût bien cette histoire, protesta que mon récit l'avait empêché de dormir.» Entre autres excursions studieuses, il fit pendant sept ans un voyage chaque année dans le district sauvage et perdu de Liddesdale, explorant chaque ruisseau et chaque débris, couchant dans la hutte des bergers, ramassant des légendes et des ballades. Jugez par là de ses goûts et de son assiduité d'antiquaire. Il lisait les chartes provinciales, les plus mauvais vers latins du moyen âge, les registres de paroisse, même les contrats et les testaments. La première fois qu'il put mettre la main sur un des grands cors de guerre qui servaient aux borderers, il en sonna toute la route. La ferraille rouillée et le parchemin sale l'attiraient, remplissaient sa tête de souvenirs et de poésie. En vérité, il avait l'âme féodale. «Pendant toute sa vie, dit son gendre, son orgueil principal fut d'être reconnu membre d'une famille historique[265].»—«Sa première et sa dernière ambition mondaine fut d'être lui-même le fondateur d'une branche distincte.» La gloire littéraire ne venait qu'en second lieu; son talent n'était pour lui qu'un instrument. Il employa les sommes énormes que ses vers et sa prose lui avaient gagnées à se bâtir un château à l'imitation des anciens preux, «tours et tourelles, copiées chacune d'après quelque vieux manoir écossais, toits et fenêtres blasonnés avec les insignes des clans, avec des lions rampants sur gueules,» appartements «remplis de hauts dressoirs et de bahuts sculptés, décorés de targes, de plaids et de grandes épées de highlanders, de hallebardes, d'armures, d'andouillers disposés en trophées[266].» Pendant de longues années, il y tint, pour ainsi parler, table ouverte, et fit à tout étranger «les honneurs de l'Écosse,» essayant de ressusciter l'antique vie féodale avec tous ses usages et tout son étalage: «large et joyeuse hospitalité ouverte à tous venants, mais surtout aux parents, aux alliés et aux voisins,—ballades et pibrochs sonnant pour égayer les verres qui trinquent,—joyeuses chasses où les yeomen et les gentlemen peuvent chevaucher côte à côte,—danses gaillardes et gaies où le lord n'aura pas honte de donner la main à la fille du meunier[267].» Lui-même, ouvert, heureux, au milieu de ses quarante convives, nourrissait l'entretien par une profusion de récits épanchés de sa mémoire et de son imagination prodigues[268], conduisait ses hôtes dans son domaine élargi à grands frais, parmi les plantations nouvelles dont l'ombrage futur devait abriter sa race, et pensait avec un sourire de poëte aux générations lointaines qui reconnaîtraient pour ancêtre sir Walter Scott, premier baronnet d'Abbotsford.
La Dame du lac, Marmion, le Lord des îles, la Jolie Fille de Perth, les Puritains d'Écosse, Ivanhoe, Quentin Durward, qui ne sait par cœur tous ces noms? C'est chez Walter Scott que nous avons appris l'histoire. Et cependant est-ce de l'histoire? Toutes ses peintures d'un passé lointain sont fausses. Les costumes, les paysages, les dehors sont seuls exacts; actions, discours, sentiments, tout le reste est civilisé, embelli, arrangé à la moderne. On pouvait s'en douter en regardant le caractère et la vie de l'auteur; car que veut-il et que demandent ces hôtes empressés à l'écouter? Est-ce un amateur de là vérité pure, telle qu'elle est, atroce et sale, un curieux naturaliste, indifférent à l'applaudissement de ses contemporains, uniquement attaché à constater les transformations de la nature vivante? En aucune façon. Il est dans l'histoire comme dans son château d'Abbotsford, occupé à disposer des points de vue et des salles gothiques. La lune fera bien là-bas entre les tourelles; voilà une cuirasse heureusement placée, le jet de lumière qu'elle renvoie est agréable à voir sur les vieilles tentures; si l'on tirait de la garde-robe les habits féodaux pour inviter les convives à une mascarade? La fête serait belle, agréable à leurs souvenirs et à leurs principes nobiliaires. Des lords anglais qui sortent d'une guerre acharnée contre la démocratie française doivent entrer avec zèle dans cette commémoration de leurs aïeux. Ajoutons qu'il y a des dames et même de jeunes demoiselles, qu'il faut arranger la représentation de manière à ne point choquer leur morale sévère et leurs sentiments délicats, les faire pleurer décemment, ne point mettre en scène des passions trop fortes, qu'elles ne comprendraient pas; tout au contraire choisir des héroïnes qui leur ressemblent, attendrissantes toujours, mais surtout correctes; de jeunes gentlemen, comme Évandale, Morton, Ivanhoe, parfaitement élevés, tendres et graves, même un peu mélancoliques (c'est la dernière mode) et dignes de les conduire à l'autel. Y a-t-il un homme plus propre que l'auteur à composer un pareil spectacle? Il est bon protestant, bon mari, bon père, très-moral, tory si décidé qu'il emporte comme une relique un verre où le roi vient de boire. D'ailleurs il n'a ni le talent ni le loisir de pénétrer jusqu'au fond des personnages. C'est à l'extérieur qu'il s'attache; il voit et décrit bien plus longuement le dehors et les formes que le dedans et les sentiments. D'autre part il traite son esprit comme une mine de charbon, bonne à exploiter vite et le plus lucrativement possible: un volume en un mois, parfois même en quinze jours, et ce volume lui vaut vingt-cinq mille francs. Comment pourrait-il découvrir ou oserait-il montrer la structure des âmes barbares? Cette structure est trop difficile à découvrir et trop peu agréable à montrer. Tous les deux cents ans, chez les hommes, la proportion des images et des idées, le ressort des passions, le degré de la réflexion, l'espèce des inclinations, changent. Qui est-ce qui comprend et goûte aujourd'hui, à moins d'une longue éducation préalable, Dante, Rabelais et Rubens? Et comment, par exemple, ces grands rêves catholiques et mystiques, ces audaces gigantesques ou ces impuretés de l'art charnel entreraient-ils dans la tête de ce gentleman bourgeois? Walter Scott s'arrête sur le seuil de l'âme et dans le vestibule de l'histoire, ne choisit; dans la Renaissance et le moyen âge, que le convenable et l'agréable, efface le langage naïf, la sensualité débridée, la férocité bestiale. Après tout, ses personnages, en quelque siècle qu'il les transporte, sont ses voisins, fermiers finauds, lairds vaniteux, gentlemen gantés, demoiselles à marier, tous plus ou moins bourgeois, c'est-à-dire rangés, situés par leur éducation et leur caractère à cent lieues des fous voluptueux de la Renaissance ou des brutes héroïques et des bêtes féroces du moyen âge. Comme il a la plus riche provision de costumes et le plus inépuisable talent de mise en scène, il fait manœuvrer très-agréablement tout son monde, et compose des pièces qui, à la vérité, n'ont guère qu'un mérite de mode, mais cependant pourront bien durer cent ans.
Celle qu'il joua dura moins. Pour soutenir son hospitalité princière et ses magnificences féodales, il était devenu l'associé de ses éditeurs; châtelain en public et négociant en secret, il leur avait engagé sa signature, sans surveiller l'usage qu'ils en faisaient. Une banqueroute survint; à cinquante-cinq ans, il se trouva ruiné et débiteur de cent dix-sept mille livres sterling. Avec un courage et une probité admirables, il refusa toute grâce, n'accepta que du temps, se mit à l'œuvre le jour même, écrivit infatigablement, paya en quatre ans soixante-dix mille livres, épuisa son cerveau jusqu'à devenir paralytique et mourut à la peine. Ni dans sa conduite ni dans sa littérature ses goûts féodaux ne lui avaient réussi, et ses splendeurs seigneuriales s'étaient trouvées aussi fragiles que ses imaginations gothiques. Il s'était appuyé sur l'imitation, et l'on ne subsiste que par la vérité. C'est ailleurs qu'était sa gloire, et il y avait une partie solide dans son esprit comme dans ses écrits. Par-dessous l'amateur du moyen âge, on découvre d'abord l'Écossais avisé, observateur attentif, dont la sagacité s'est aiguisée par le maniement de la procédure, bon homme d'ailleurs, accommodant et gai, comme il convient au caractère national, si différent du caractère anglais. «Bon Dieu, dit un de ses camarades d'excursions, quel fonds il avait de belle humeur et de plaisanteries! Un fonds sans fin. Nous n'avions pas fait dix pas que nous étions à rire ou à crier et à chanter. Partout où nous nous arrêtions, comme il s'accommodait gentiment à un chacun! Il faisait toujours comme les autres faisaient; jamais il ne jouait le grand homme et ne se donnait des airs en compagnie.» Devenu plus âgé et plus grave, il n'en resta pas moins aimable, le plus aimable des hôtes, si bien qu'un de ses voisins, fermier, je crois, au sortir de chez lui, disait à sa femme: «Ailie, ma fille, je vais me coucher, et je voudrais dormir douze mois pleins, car il n'y a qu'une chose dans ce monde qui vaille la peine de vivre, c'est la chasse d'Abbotsford.» Joignez à ce genre d'esprit des yeux qui voient tout, une mémoire qui retient tout, une étude perpétuelle promenée dans toute l'Écosse, parmi toutes les conditions, et vous verrez naître son vrai talent, ce talent si agréable, si abondant, si facile, composé d'observation minutieuse et de moquerie douce, et qui rappelle à la fois Téniers et Addison. Sans doute il écrit mal, quelquefois même aussi mal que possible[269]; on voit qu'il dicte, ne se relit guère, et tombe volontiers dans le style pâteux et emphatique, qui est dans l'air et que nous respirons tous les jours dans les prospectus et les journaux. Bien pis, il est horriblement long et diffus; ses conversations, ses descriptions sont interminables; il veut à toute force remplir ses trois volumes. Mais il a donné à l'Écosse droit de cité dans la littérature; j'entends à l'Écosse entière, paysages, monuments, maisons, chaumières, personnages de tout âge et de tout état, depuis le baron jusqu'au pêcheur, depuis l'avocat jusqu'au mendiant, depuis la dame jusqu'à la poissarde. À son seul nom, les voilà qui apparaissent en foule; qui ne les voit sortir de tous les coins de sa mémoire? Le baron de Bradwardine, Dominie Sampson, Meg Merrilies, l'Antiquaire, Ochiltree, Jeanne Deans et son père, aubergistes, marchands, commères, tout un peuple. Y a-t-il un des traits écossais qui manque? Économes, patients, précautionnés, rusés, il le faut bien; la pauvreté du sol et la difficulté de vivre les y ont contraints; c'est là le fonds de la race. La même ténacité qu'ils avaient portée dans les choses de la vie, ils l'ont portée dans les choses de l'esprit, studieux lecteurs et liseurs d'antiquités et de controverses; poëtes de plus: les légendes naissent aisément, dans un paysage romantique, parmi des guerres et des brigandages invétérés. Sur cette terre ainsi préparée et dans ce triste climat, le presbytérianisme a enfoncé ses âpres racines. Voilà le monde tout moderne et réel, illuminé par le lointain soleil couchant de la chevalerie, que Walter Scott a découvert, comme un peintre qui, au sortir des grands tableaux d'apparat, aperçoit un intérêt et une beauté dans les maisons bourgeoises de quelque bicoque provinciale, ou dans une ferme encadrée par ses carrés de betteraves et de navets. Une malice continue égaye ces tableaux d'intérieur et de genre, si locaux et minutieux, et qui, comme ceux des Flamands, indiquent l'avénement d'une bourgeoisie. La plupart de ces bonnes gens sont des comiques. Il s'amuse à leurs dépens, met au jour leurs petits mensonges, leur parcimonie, leur badauderie, leurs prétentions, et les cent mille ridicules dont leur condition rétrécie ne manque jamais de les affubler. Un perruquier chez lui fait tourner le ciel et la terre autour de ses perruques; si la Révolution française prend pied partout, c'est que les magistrats ont renoncé à cet ornement. «Prenez garde, Monkbarns, dit-il piteusement en retenant par la basque de l'habit une des trois pratiques qui lui restent, au nom de Dieu, prenez garde. Sir Arthur est noyé déjà, et si vous tombez par-dessus la falaise, il n'y aura plus qu'une perruque dans la paroisse, celle du ministre[270].» Vous le voyez, l'auteur sourit, et sans malveillance; ce naïf égoïsme est l'effet du métier et ne révolte point. Walter Scott n'est jamais aigre: au fond il aime les hommes, les excuse ou les tolère; il ne flagelle point les vices, il les démasque; encore les démasque-t-il sans rudesse. Son meilleur plaisir est de suivre tout au long non point même un vice, mais un travers, la manie du bric-à-brac dans l'antiquaire, la vanité archéologique dans le baron de Bradwardine, le radotage nobiliaire dans la douairière de Tillietudlem, c'est-à-dire l'exagération plaisante de quelque goût permis, et cela sans colère, parce qu'en somme ces gens ridicules sont estimables et parfois généreux. Même dans des coquins comme Dick Hatteraick, dans des coupe-jarrets comme Bothwell, il met quelque chose de bon. Il n'y a pas jusqu'au major Dalgetty, tueur de profession, sorti de l'atroce guerre de Trente ans, dont il ne couvre l'odieux sous le ridicule. Par cette finesse critique et par cette philosophie bienveillante, il ressemble à Addison.
Il lui ressemble encore par la pureté et la continuité de ses intentions morales. «Sir Walter, lui disait M. Laidlaw, auquel il dictait Ivanhoe, je ne puis m'empêcher de vous dire que vous faites un bien immense par ces récits si attrayants et si nobles, car les jeunes gens et les jeunes personnes ne voudront plus jeter les yeux sur les drogues littéraires qu'on leur fournissait dans les cabinets de lecture[271].» Et les yeux de Walter Scott se remplirent de larmes. À son lit de mort, il dit à son gendre: «Lockhart, je n'ai plus qu'une minute peut-être à vous parler. Mon ami, soyez un homme de bien; soyez vertueux, soyez religieux, soyez un homme de bien. Aucune autre chose ne vous donnera de consolation quand vous serez où j'en suis.» Ce fut là presque sa dernière parole. Par cette honnêteté foncière et par cette large humanité, il s'est trouvé l'Homère de la bourgeoisie moderne. Autour de lui et après lui, le roman de mœurs, dégagé du roman historique, a fourni une littérature entière et gardé les caractères qu'il lui avait imprimés. Miss Austen, miss Brontë, mistress Gaskell, mistress Eliot, Bulwer, Thackeray, Dickens et tant d'autres peignent surtout ou peignent uniquement, comme lui, la vie contemporaine, telle qu'elle est, sans embellissements, à tous les étages, souvent dans le peuple, plus souvent encore dans la classe moyenne. Et les causes qui ont fait avorter chez lui et ailleurs le roman historique ont fait réussir chez lui et les autres le roman de mœurs. Ils s'étaient trouvés copistes trop minutieux et moralistes trop décidés, incapables des grandes divinations et des larges sympathies qui ouvrent l'histoire; leur imagination était trop littérale et leur jugement trop arrêté. C'est justement avec ces facultés qu'ils créent un nouveau genre, qui par des milliers de rejetons pullule encore aujourd'hui, avec une abondance telle que les talents s'y comptent par centaines, et qu'on ne peut le comparer pour la séve originale et nationale qu'à la peinture du grand siècle des Hollandais. Réaliste et moral, voilà ses deux traits. Ils sont à cent lieues de la grande imagination qui crée ou transforme, telle qu'elle apparut à la Renaissance ou au dix-septième siècle, dans les âges héroïques ou nobles. Ils renoncent à l'invention libre; ils s'astreignent à l'exactitude scrupuleuse. Ils peignent avec un détail infini les costumes et les lieux sans y rien changer. Ils marquent les petites nuances du langage; ils n'ont point dégoût des vulgarités ni des platitudes. Leurs renseignements sont authentiques et précis. Bref, ils écrivent en bourgeois et pour des bourgeois, c'est-à-dire pour des gens rangés, enfermés dans une profession, dont l'imagination vit à terre et regarde les choses à la loupe, incapables de rien goûter franchement en fait de peinture, sinon des intérieurs et des trompe-l'œil; demandez à une cuisinière quel tableau elle préfère au Musée, elle vous montrera une cuisine où les casseroles sont si bien faites qu'on est tenté d'y tremper la soupe. Cependant par delà cette inclination, qui aujourd'hui est européenne, ils ont un besoin particulier, qui chez eux est national et remonte au siècle précédent: ils veulent que le roman contribue comme le reste à leur grande œuvre, l'amélioration de l'homme et de la société. Ils lui demandent la glorification de la vertu et la flagellation du vice. Ils l'envoient dans tous les recoins de la société civile et dans tous les événements de l'histoire privée à la recherche de documents et d'expédients pour apprendre de lui le moyen de remédier aux abus, de soulager les misères, de prévenir les tentations. Ils font de lui un instrument d'enquête, d'éducation et de morale. Singulière œuvre, qui dans toute l'histoire n'a point sa pareille, parce que dans toute l'histoire il n'y a pas eu de société pareille, et qui, médiocre pour les amateurs du beau, admirable pour les amateurs de l'utile, offre, dans l'innombrable variété de ses peintures et dans la fixité invariable de son esprit, le tableau de la seule démocratie qui sache se contenir, se gouverner et se réformer.
IV
À côté de ce développement, il y en avait un autre, et en même temps que l'histoire, la philosophie entrait dans la littérature pour l'agrandir et l'altérer. On l'y trouvait partout, à l'entrée comme au centre. À l'entrée, elle avait implanté l'esthétique: chaque poëte devenu théoricien définissait le beau avant de le produire, posait des principes dans sa préface et n'inventait que d'après un système préconçu. Mais l'ascendant de la métaphysique était bien plus visible encore au centre de l'œuvre qu'à l'entrée; car non-seulement elle prescrivait à la poésie sa forme, mais encore elle lui fournissait son fonds. Qu'est-ce que l'homme et que vient-il faire en ce monde? Quelles sont ces grandeurs lointaines auxquelles il aspire? Y a-t-il un port qu'il puisse atteindre, et une main cachée qui le conduise vers ce port? Ce sont là les questions que les poëtes, transformés en penseurs, agitaient de concert, et Gœthe, ici comme ailleurs, père ou promoteur de toutes les hautes idées modernes, à la fois sceptique, panthéiste et mystique, écrivait dans son Faust l'épopée du siècle et l'histoire de l'esprit humain. Ai-je besoin de dire que chez Schiller, Heine, Beethoven, Hugo, Lamartine et Musset, le poëte, à travers sa personne particulière, fait toujours parler l'homme universel? Les personnages qu'ils ont créés, depuis Faust jusqu'à Ruy Blas, ne leur ont servi qu'à manifester quelque grande idée métaphysique et sociale, et vingt fois cette idée trop grande, crevant son enveloppe étroite, a débordé hors de toute vraisemblance humaine ou de toute forme poétique pour s'étaler elle-même sous les yeux des spectateurs. Telle fut la domination de l'esprit philosophique, qu'après avoir violenté ou roidi la littérature, il imposa à la musique des idées humanitaires, infligea à la peinture des intentions symboliques, pénétra dans la langue courante, et gâta le style par un débordement d'abstractions et de formules dont tous nos efforts ne parviennent plus aujourd'hui à nous débarrasser. Comme un enfant trop fort qui se dégage de sa mère en la blessant, il a tordu les nobles formes qui avaient essayé de le contenir, et traîné la littérature à travers une agonie d'angoisses et d'efforts.
Ce n'est point ici qu'il avait sa patrie, et de l'Allemagne à l'Angleterre le trajet se trouva bien long. Pendant longtemps, il parut dangereux ou ridicule. «Tout ce qu'on savait de l'Allemagne[272], c'est que c'était une vaste étendue de pays, couverte de hussards et d'éditeurs classiques; que si vous y alliez, vous verriez à Heidelberg un très-grand tonneau, et que vous pourriez vous régaler d'excellent vin du Rhin et de jambon de Westphalie.» Quant aux écrit vains, ils paraissaient bien lourds et maladroits. «Un Allemand sentimental ressemble toujours à un grand et gros boucher occupé à geindre sur un veau assassine.» Si enfin leur littérature finit par entrer, d'abord par l'attrait des drames extravagants et des ballades fantastiques, puis par la sympathie des deux nations qui, alliées contre la politique et la civilisation françaises, reconnaissent leur fraternité de langue, de religion et de cœur, la métaphysique allemande reste à la porte, incapable de renverser la barrière que l'esprit positif et la religion nationale lui opposent. On la voit qui tente le passage, dans Coleridge par exemple, théologien philosophe et poëte rêveur, qui s'efforce d'élargir le dogme officiel, et qui, sur la fin de sa vie, devenu une sorte d'oracle, essaye, dans le giron de l'Église, de démêler et de dévoiler devant quelques disciples fidèles le christianisme de l'avenir. Elle n'aboutit pas; les esprits sont trop positifs, les théologiens trop esclaves. Elle est contrainte de se transformer et de devenir anglicane, ou de se déformer et de devenir révolutionnaire, et, au lieu d'un Schiller et d'un Gœthe, de donner des Wordsworth, des Byron et des Shelley.
Le premier, nouveau Cowper, avec moins de talent et plus d'idées que l'autre, fut par excellence un homme intérieur, c'est-à-dire préoccupé des intérêts de l'âme. «Que suis-je venu faire en ce monde, et pour quel emploi cette vie, telle quelle, m'a-t-elle été donnée? Suis-je juste ou non, et, par delà les démarches visibles de ma conduite, les mouvements secrets de mon cœur sont-ils conformes à la loi suprême?» Voilà, pour cette sorte d'hommes, la pensée maîtresse qui les rend sérieux, méditatifs et ordinairement tristes[273]. Ils vivent les yeux tournés vers le dedans, non pour noter et classer leurs idées, en physiologistes, mais en moralistes, pour approuver ou blâmer leurs sentiments. Ainsi comprise, la vie devient une affaire grave, d'issue incertaine, sur laquelle il faut réfléchir incessamment et avec scrupule. Ainsi compris, le monde change d'aspect: ce n'est plus une machine de rouages engrenés, comme le dit le savant, ni une magnifique plante florissante, comme le sent l'artiste: c'est l'œuvre d'un être moral étalée en spectacle devant des êtres moraux.
Représentez-vous un pareil homme en face de la vie et du monde; il les regarde et il y prend part, en apparence comme un autre; mais au fond qu'il est différent! Sa grande pensée le poursuit, et quand il contemple un arbre, c'est pour méditer sur la destinée humaine. Il trouve ou prête un sens aux moindres objets: un soldat qui marche au son du tambour le fait réfléchir sur l'abnégation héroïque, soutien des sociétés; une traînée de nuages qui dort lourdement au bord d'un ciel terne lui communique cette mélancolie calme, si propre à entretenir la vie morale. Il n'est rien qui ne lui rappelle son devoir et ne l'avertisse de ses origines. De près ou de loin, comme une grande montagne dans un paysage, sa philosophie apparaîtra derrière toutes ses idées et toutes ses images. Elle lui apparaîtra parmi des tempêtes et des éclairs, s'il est inquiet, passionné et malade de scrupules, comme les vrais puritains, comme Pascal, Cowper, Carlyle. Elle lui apparaîtra dans un demi-brouillard grisâtre, imposant et calme, s'il jouit comme celui-ci d'une âme reposée et d'une vie douce. Wordsworth est un homme sage et heureux, penseur et rêveur, qui lit et se promène. On le trouve dès l'abord assis dans une condition indépendante et dans une fortune aisée, au sein d'un mariage tranquille, parmi les faveurs du gouvernement et les respects du public. Il vit paisiblement au bord d'un beau lac, en face de nobles montagnes, agréablement retiré dans une maison élégante, parmi les admirations et les empressements d'amis distingués et choisis, occupé de contemplations que nul orage ne vient troubler, et de poésie que nul embarras ne vient empêcher d'éclore. Dans ce grand calme, il s'écoute penser; la paix est si grande en lui et autour de lui qu'il peut apercevoir l'imperceptible. «La plus humble fleur qui s'ouvre, dit-il, peut remuer en moi des sentiments trop profonds pour se répandre en larmes[274].» Il voit une grandeur, une beauté, des leçons dans les petits événements qui font la trame de nos journées les plus banales. Il n'a pas besoin, pour être ému, de spectacles splendides ni d'actions extraordinaires. Le grand éclat des lustres, la pompe théâtrale le choqueraient; ses yeux sont trop délicats, accoutumés aux teintes douces et uniformes. C'est un poëte crépusculaire. La vie morale dans la vie vulgaire, voilà son objet, l'objet de ses préférences. Ses peintures sont des grisailles significatives; de parti pris il supprime tout ce qui plaît aux sens, afin de ne parler qu'au cœur.
De ce caractère naquit une théorie, sa théorie de l'art, toute spiritualiste, qui, après avoir révolté les habitudes classiques, finit par rallier les sympathies protestantes, et lui gagna autant de partisans qu'elle lui avait suscité d'ennemis[275]. Puisque la seule chose importante est la vie morale, attachons-nous uniquement à l'entretenir. Il faut que le lecteur soit ému, véritablement, et avec profit pour son âme; le reste est indifférent: montrons-lui donc les objets émouvants en eux-mêmes, sans songer à les habiller d'un beau style. Dépouillons-nous du langage convenu et de la diction poétique. Laissons là les mots nobles, les épithètes d'école et de cour, et tout cet attirail de splendeur factice que les écrivains classiques se croient en devoir de revêtir et en droit d'imposer. En poésie, comme ailleurs, il s'agit non d'ornement, mais de vérité. Quittons la parade et cherchons l'effet. Parlons en style nu, aussi semblable que possible à la prose, à la conversation ordinaire, même à la conversation rustique, et choisissons nos sujets tout près de nous, dans la vie humble. Prenons pour personnage un enfant idiot, une vieille paysanne qui grelotte, un colporteur, une servante arrêtée dans la rue. C'est le sentiment vrai, et non la dignité des gens, qui fait la beauté du sujet; c'est le sentiment vrai et non la dignité des mots, qui fait la beauté de la poésie. Qu'importe que ce soit une villageoise qui pleure, si ces pleurs me font voir le sentiment maternel? Qu'importe que mon vers soit une ligne de prose rimée, si cette ligne rend visible une émotion noble? Vous nous lisez pour emporter des émotions, non des phrases; vous venez chercher chez nous une culture morale, et non de jolies façons de parler.—Et là-dessus Wordsworth, classant ses poëmes suivant les diverses facultés de l'homme et les différents âges de la vie, entreprend de nous conduire, par tous les compartiments et tous les degrés de l'éducation intérieure, jusqu'aux convictions et aux sentiments qu'il a lui-même atteints.
Tout cela est fort bien, mais à la condition que le lecteur soit comme lui, c'est-à-dire philosophe moraliste par excellence et homme sensible avec excès. Quand j'aurai vidé ma tête de toutes les pensées mondaines, et que j'aurai regardé les nuages dix années durant pour m'affiner l'âme, j'aimerai cette poésie. En attendant, le réseau de fils imperceptibles par lesquels Wordsworth essaye de relier tous les sentiments et d'embrasser toute la nature casse sous mes doigts: il est trop frêle; c'est une toile d'araignée tissée, étirée par une imagination métaphysique, et qui se déchiré sitôt qu'une main solide essaye de la palper. La moitié de ses pièces sont enfantines, presque niaises[276]: des événements plats dans un style plat, nullité sur nullité, et par principe. Toutes les poétiques du monde ne nous réconcilieront pas avec tant d'ennui. Certainement un chat qui joue avec trois feuilles sèches peut fournir une réflexion philosophique, et figurer l'homme sage «qui joue avec les feuilles tombées de la vie;» mais quatre-vingts vers là-dessus font bâiller, et bien pis, sourire. À ce compte, vous trouverez une leçon dans une brosse à dents usée, qui cependant continue son service. Sans doute encore les voies de la Providence sont insondables, et un manœuvre égoïste et brutal comme Peter Bell peut être converti par la belle conduite d'un âne plein de fidélité et d'abnégation; mais ces gentillesses sentimentales sont bien vite fades, et le stylé, par sa naïveté voulue, les affadit encore. On n'est pas trop content de voir un homme grave imiter sérieusement le parler des nourrices, et on se dit tout bas qu'avec des attendrissements si fréquents, il doit mouiller bien des mouchoirs. Nous reconnaissons, si vous voulez, que vos sentiments sont intéressants; encore pourriez-vous vous dispenser de nous les faire passer tous en revue. «Hier, j'ai lu le Parfait pêcheur de Walton; sonnet.—Le dimanche de Pâques, j'étais dans une vallée du Westmoreland; autre sonnet.—Avant-hier, par mes questions trop pressantes, j'ai poussé mon petit garçon à mentir; poëme.—Je vais me promener sur le continent et en Écosse; poésies sur tous les incidents, monuments, documents du voyage.» Vous jugez donc vos émotions bien précieuses, que vous les mettez toutes sous verre? Il n'y a que trois ou quatre événements en chacun de nous qui vaillent la peine d'être contés; nos puissantes sensations méritent d'être montrées, parce qu'elles résument tout notre être, mais non les petits effets des petits ébranlements qui nous traversent et les oscillations imperceptibles de notre état quotidien. Autrement je finirai par expliquer en vers qu'hier mon chien s'est cassé la patte, et que ce matin ma femme a mis ses bas à l'envers. Le propre de l'artiste est de couler les grandes idées dans des moules aussi grands qu'elles; ceux de Wordsworth sont en mauvaise glaise vulgaire, ébréchés, incapables de garder le noble métal qu'ils doivent contenir.
Mais le métal est véritablement noble, et, outre plusieurs sonnets très-beaux, il y a telle de ses œuvres, entre autres la plus vaste, Une Excursion, où l'on oublie la pauvreté de la mise en scène pour admirer la chasteté et l'élévation de la pensée. À la vérité, l'auteur ne s'est guère mis en frais d'imagination: il se promène et cause avec un pieux colporteur écossais, voilà toute l'histoire. Toujours les poëtes de cette école se promènent, regardant la nature et pensant à la destinée humaine; c'est leur attitude permanente. Il cause donc avec le colporteur, personnage méditatif, qui s'est instruit par une longue expérience des hommes et des choses, qui parle fort bien (trop bien!) de l'âme et de Dieu, et lui conte l'histoire d'une bonne femme morte de chagrin dans sa chaumière; puis avec un solitaire, sorte d'Hamlet sceptique, morose, attristé par la mort des siens et les déceptions de ses longs voyages; puis avec le pasteur, qui les mène au cimetière du village et leur décrit la vie de plusieurs morts intéressants. Notez qu'au fur et à mesure les réflexions et les discussions morales, les paysages et les descriptions morales, s'étalent par centaines, que les dissertations entrelacent leurs longues haies d'épines, et que les chardons métaphysiques pullulent dans tous les coins. Bref, le poëme est grave et terne comme un sermon. Eh bien! malgré cet air ecclésiastique et les tirades contre Voltaire et son siècle[277], on se sent pris comme par un discours de Théodore Jouffroy. Après tout, cet homme est convaincu, il a passé sa vie à méditer ces sortes d'idées, elles sont la poésie de sa religion, de sa race et de son climat; il en est imbu: ses peintures, ses récits, toutes ses interprétations de la nature visible et de la vie humaine ne tendent qu'à mettre l'esprit dans la disposition grave qui est celle de l'homme intérieur. J'entre ici comme dans la vallée de Port-Royal: un recoin solitaire, des eaux stagnantes, des bois mornes, des ruines, des pierres tumulaires, et par-dessus tout l'idée de l'homme responsable et de l'obscur au-delà, vers lequel involontairement nous nous acheminons. J'oublie nos façons françaises insouciantes, notre habitude de laisser couler la vie. Il y a un sérieux imposant, une austère beauté dans cette réflexion si sincère; le respect vient, on s'arrête et on est touché. Ce livre est comme un temple protestant, auguste, quoique monotone et nu. Ce qu'il expose, ce sont les grands intérêts de l'âme, «c'est la vérité, la grandeur, la beauté, l'espérance, l'amour,—la crainte mélancolique subjuguée par la foi,—ce sont les consolations bénies aux jours d'angoisse,—c'est la force de la volonté et la puissance de l'intelligence,—ce sont les joies répandues sur la large communauté des êtres,—c'est l'esprit individuel qui maintient sa retraite inviolée,—sans y recevoir d'autres maîtres que la conscience,—et la loi suprême de cette intelligence qui gouverne tout[278].» Cette personne inviolée, seule portion de l'homme qui soit sainte, est sainte à tous les étages; c'est pour cela que Wordsworth choisit pour personnages un colporteur, un curé, des villageois; à ses yeux, la condition, l'éducation, les habits, toute l'enveloppe mondaine de l'homme est sans intérêt; ce qui fait notre prix, c'est l'intégrité de notre conscience; la science même n'est profonde que lorsqu'elle pénètre jusqu'à la vie morale; car nulle part cette vie ne manque. «À toutes les formes d'être est assigné un principe actif;—quoique reculé hors de la portée des sens et de l'observation,—il subsiste en toutes choses, dans les étoiles du ciel azuré, dans les petits cailloux qui pavent les ruisseaux,—dans les eaux mouvantes, dans l'air invisible.—Toute chose a des propriétés qui se répandent au delà d'elle-même—et communiquent le bien, bien pur ou mêlé de mal.—L'esprit ne connaît point de lieu isolé,—de gouffre béant, de solitude.—De chaînon en chaînon il circule, et il est l'âme de tous les mondes[279].» Rejetez donc avec dédain cette science sèche «qui divise et divise toujours les objets par des séparations incessantes, ne les saisit que morts et sans âme et détruit toute grandeur[280].» «Mieux vaut un paysan superstitieux qu'un savant froid.» Au delà des vanités de la science et de l'orgueil du monde, il y a l'âme par qui tous sont égaux, et la large vie chrétienne et intime ouvre d'abord ses portes à tous ceux qui veulent l'aborder. «Le soleil est fixé, et magnificence infinie du ciel—est fixée à la portée de tout œil humain.—L'Océan sans sommeil murmure pour toute oreille.—La campagne, au printemps, verse une fraîche volupté dans tous les cœurs.—Les devoirs premiers brillent là-haut comme les astres.—Les tendresses qui calment, caressent et bénissent—sont éparses sous les pieds des hommes comme des fleurs[281].» Pareillement à la fin de toute agitation et de toute recherche apparaît la grande vérité qui est l'abrégé des autres. «La vie, la véritable vie, est l'énergie de l'amour—divin ou humain—exercée dans la peine,—dans la tribulation,—et destinée, si elle a subi son épreuve et reçu sa consécration,—à passer, à travers les ombres et le silence du repos, à la joie éternelle[282].» Les vers soutiennent ces graves pensées de leur harmonie grave; on dirait d'un motet qui accompagne une méditation ou une prière. Ils ressemblent à la musique grandiose et monotone de l'orgue, qui le soir, à la fin du service, roule lentement dans la demi-obscurité des arches et des piliers.
Lorsqu'une forme d'esprit arrive à la lumière, elle y arrive de toutes parts; il n'y a point de parti où elle n'apparaisse, ni d'instincts qu'elle ne renouvelle. Elle entre en même temps dans les deux camps contraires, et semble défaire d'une main ce qu'elle a fait de l'autre main. Si c'est comme autrefois le style oratoire, on le trouve à la fois au service de la misanthropie cynique et au service de l'humanité décente, chez Swift et chez Addison. Si c'est comme aujourd'hui l'esprit philosophique, il produit à la fois des prédications conservatrices et des utopies socialistes, Wordsworth et Shelley[283]. Celui-ci, un des plus grands poëtes du siècle, fils d'un riche baronnet, beau comme un ange, d'une précocité extraordinaire, doux, généreux[284], tendre, comblé de tous les dons du cœur, de l'esprit, de la naissance et de la fortune, gâta sa vie comme à plaisir, en portant dans sa conduite l'imagination enthousiaste qu'il eût dû garder pour ses vers. Dès sa naissance, il eut «la vision» de la beauté et du bonheur sublimes, et la contemplation du monde idéal l'arma en guerre contre le monde réel. Ayant refusé à Éton d'être le domestique[285] des grands écoliers, «il fut traité par les élèves et par les maîtres avec une cruauté révoltante,» se laissa martyriser, refusa d'obéir, et, refoulé en lui-même parmi des lectures défendues, commença à former les rêves les plus démesurés et les plus poétiques. Il jugea la société par l'oppression qu'il subissait, et l'homme par la générosité qu'il sentait en lui-même, crut que l'homme était bon et la société mauvaise, et qu'il n'y avait qu'à supprimer les institutions établies pour faire de la terre «un paradis.» Il devint républicain, communiste, prêcha la fraternité, l'amour, même l'abstinence des viandes, et, comme moyen, l'abolition des rois, des prêtres et de Dieu[286]. Jugez de l'indignation que de telles idées soulevèrent dans une société si obstinément attachée à l'ordre établi, si intolérante, où, par-dessus, les instincts conservateurs et religieux, le cant parlait en maître. Il fut chassé de l'université; son père refusa de le voir; le chancelier, par un décret, lui ôta la tutelle de ses deux enfants à titre d'indigne; à la fin, il fut obligé de quitter l'Angleterre. J'ai oublié de dire qu'à dix-huit ans il avait épousé une jeune fille du peuple, qu'ils s'étaient séparés, qu'elle s'était tuée, qu'il avait miné sa santé à force d'exaltations et d'angoisses[287], et que jusqu'à la fin de sa vie il fut nerveux ou malade. N'est-ce point là une vraie vie de poëte? Les yeux fixés sur les apparitions magnifiques dont il peuplait l'espace, il marchait à travers le monde, sans voir la route, trébuchant sur les pierres du chemin. Cette connaissance des hommes que la plupart des poëtes ont en commun avec les romanciers, il ne l'avait pas. On n'a guère vu d'esprit dont la pensée planât plus haut et plus loin des choses réelles. Quand il a tenté de faire des personnages et des événements, dans la Reine Mab, dans Alastor, dans la Révolte de l'Islam, dans Prométhée, il n'a produit que des fantômes sans substance. Une seule fois, dans Béatrix Cenci, il a ranimé une figure vivante digne de Webster et du vieux Ford, mais en quelque sorte malgré lui, et parce que les sentiments y étaient tellement inouïs et tendus qu'ils s'accommodaient à ses conceptions surhumaines. Partout ailleurs son monde est au-delà du nôtre. Les lois de la vie y sont suspendues ou transformées. On y vogue entre ciel et terre, dans l'abstraction, le rêve et le symbole; les êtres y flottent comme ces figures fantastiques qu'on aperçoit dans les nuages, et qui tour à tour ondoient et se déforment, capricieusement, dans leur robe de neige et d'or.
Pour les âmes ainsi faites, la grande consolation, c'est la nature. Elles sont trop finement sensibles pour trouver une distraction dans le spectacle et la peinture de passions humaines[288]. «Shelley s'en écartait instinctivement;» cette vue «rouvrait ses propres blessures.» Il se trouvait mieux dans les bois, au bord de la mer, en face des grands paysages. Les rochers, les nuages et les prairies, qui semblent inertes et insensibles aux yeux ordinaires, sont, pour les grandes sympathies, des êtres vivants et divins qui reposent de l'homme. Il n'y a point de sourire virginal aussi charmant que celui de l'aube, ni de joie plus triomphante que celle de la mer lorsque ses flots fourmillent et frissonnent à perte de vue sous la prodigue splendeur du ciel. À cet aspect, le cœur remonte involontairement vers les sentiments de l'antique légende, et le poëte aperçoit dans la floraison inépuisable des choses l'âme pacifique de la grande mère par qui tout végète et se soutient. Shelley passait la plus grande partie de sa vie en plein air, surtout en bateau, d'abord sur la Tamise, puis sur le lac de Genève, puis sur l'Arno et dans les mers d'Italie. «J'aime tous les endroits déserts, disait-il, et solitaires, ceux où nous goûtons le plaisir de croire infini ce que nous voyons, infini comme nous souhaitons que soit notre âme. Et tel était ce large océan et cette côte plus stérile que ses vagues.» Profond sentiment germanique qui, allié à des émotions païennes, a produit sa poésie, poésie panthéiste et pourtant pensive, presque grecque et pourtant anglaise, où la fantaisie joue comme une enfant folle et songeuse avec le magnifique écheveau des formes et des couleurs. Un nuage, une plante, un lever de soleil, ce sont là ses personnages; c'étaient ceux des poëtes primitifs, lorsqu'ils prenaient l'éclair pour un oiseau de flamme et les nuages pour les troupeaux du ciel. Mais quelle ardeur secrète par delà ces splendides images, et comme on sent la chaleur de la fournaise par delà les fantômes colorés qu'elle fait flotter sur l'horizon[289]! Quelqu'un, depuis Shakspeare et Spenser, a-t-il trouvé des extases aussi tendres et aussi grandioses? Quelqu'un a-t-il peint aussi magnifiquement le nuage qui veille la nuit dans le ciel, enveloppant dans son filet l'essaim d'abeilles dorées, qui sont les étoiles, et «le matin rouge avec ses yeux de météore et ses flamboyantes ailes étendues qui saute, comme un aigle, sur la croupe de la nue voguante[290]?» Lisez encore ces vers sur le jardin où rêve la sensitive. Hélas! ce sont les rêves du poëte et les bienheureuses visions qui ont flotté dans son cœur vierge jusqu'au moment où il s'est ouvert et flétri. Je m'arrêterai à temps, je n'irai pas, comme lui, au delà des souvenirs de son printemps.
La perce-neige, puis la violette,—sortaient du sol, humides de pluie tiède,—et leur haleine se mêlait aux fraîches senteurs—du gazon, comme la voix à l'instrument.
Puis les gentianes bigarrées et les hautes tulipes,—et les narcisses, les plus belles d'entre toutes les fleurs,—qui contemplent leurs yeux dans les enfoncements du fleuve,—jusqu'à ce qu'ils meurent de leur propre beauté trop aimée.
Puis la naïade de la vallée, le muguet:—la jeunesse le fait si beau, et la passion si pâle,—que l'éclat de ses clochettes tremblantes se laisse entrevoir—à travers leurs pavillons de verdure tendre.
Puis l'hyacinthe empourprée, blanche ou bleue,—qui de ses clochettes frêles jetait un carillon—de notes si délicates, si douces et si intenses,—qu'on le sentait au-dedans des sens comme un parfum.
Et la rose, comme une nymphe qui s'apprête pour le bain,—découvrant la profondeur de son sein éblouissant,—jusqu'à ce que, voile après voile, devant l'air palpitant,—l'âme de sa beauté et de son amour se fût montré nue.
Puis le grand lis dressé qui levait en l'air,—comme une Ménade, sa coupe éclairée par la lune,—jusqu'à ce que l'étoile ardente, qui est son œil,—regardât l'azur tendre du ciel à travers la rosée transparente.
Sur le courant dont la poitrine mouvante,—scintillait entre des berceaux de branches fleuries,—des clartés d'émeraude et d'or—glissaient à travers le dôme de teintes entremêlées.
De larges nymphéas y traînaient tremblants,—et à côté d'eux les nénufars étoiles luisaient,—et tout à l'entour la molle rivière scintillait et dansait—avec des sons doux et un doux rayonnement.
Et les sentiers sinueux de gazon et de mousse—qui menaient dans le jardin en long et en travers,—quelques-uns ouverts à la fois au soleil et à la brise,—d'autres perdus parmi des berceaux d'arbres en fleur.
Étaient tous parés de pâquerettes et de jacinthes délicates—aussi belles que les fabuleuses asphodèles,—et de fleurettes qui, se baissant vers le jour qui baissait,—retombaient en pavillons blancs, empourprés et bleus,—pour abriter le ver-luisant contre la rosée du soir[291].
Tout vit ici, tout respire et désire. Ce poëme, qui est l'histoire d'une plante, est aussi l'histoire d'une âme, l'âme de Shelley, la sensitive. Est-ce qu'il n'est pas naturel de les confondre? Est-ce qu'il n'y a pas une communauté de nature entre tous les vivants de ce monde? Certes il y a une âme dans chaque chose; il y en a une dans l'univers; quel que soit l'être, brut ou pensant, défini ou vague, toujours par delà sa forme sensible luit une essence secrète et je ne sais quoi de divin que nous entrevoyons par des éclairs sublimes, sans jamais y atteindre et le pénétrer. Voilà le pressentiment et l'aspiration qui soulèvent toute la poésie moderne, tantôt en méditations chrétiennes, comme chez Campbell et Wordsworth, tantôt en visions païennes, comme chez Keats et Shelley. Ils entendent palpiter le grand cœur de la nature, ils veulent arriver jusqu'à lui, ils tentent toutes les voies spirituelles ou sensibles, celle de la Judée et celle de la Grèce, celle des dogmes consacrés et celle des doctrines proscrites. Dans cet effort magnifique et insensé, les plus grands s'épuisent et meurent. Leur poésie, qu'ils traînent avec eux sur ces routes sublimes, s'y déchire. Un seul, Byron, atteint à la cime, et de toutes ces grandes draperies poétiques qui flottaient comme des étendards et semblaient appeler les hommes à la conquête de la vérité suprême, on ne voit plus aujourd'hui que des lambeaux épars sur le chemin.
Ils ont fait leur œuvre cependant. Sous leurs efforts multipliés et par leur concert involontaire, l'idée du beau change, et par contagion les autres idées vont changer. Les conservateurs y contribuent comme les révolutionnaires, et l'esprit nouveau transpire des poëmes qui bénissent l'État et l'Église, comme des poëmes qui maudissent l'Église et l'État. On apprend par Wordsworth et par Byron, par le protestantisme approfondi[292] et par le scepticisme institué, que, dans cet établissement sacré que le cant protége, il y a matière à réforme ou à révolte; qu'on peut trouver des valeurs morales autres que celles que la loi timbre et que l'opinion reçoit; qu'en dehors des confessions officielles, il y a des vérités; qu'en dehors des conditions respectées, il y a des grandeurs; qu'en dehors des situations régulières, il y a des vertus; que la grandeur est dans le cœur et dans le génie, et que tout le reste, actions et croyances, est subalterne. On vient d'éprouver que, par delà les conventions littéraires, il y a une poésie, et par contre-coup l'on est disposé à sentir que, par delà les dogmes religieux, il peut y avoir une foi, et, par delà les institutions sociales, une justice. L'antique édifice s'ébranle, et la Révolution y entre, non par une inondation subite, comme en France, mais par des infiltrations lentes. La muraille bâtie contre elle par l'intolérance publique se fendille et s'ouvre; la guerre engagée contre le jacobinisme républicain et impérial vient de finir par la victoire, et désormais on peut contempler les idées ennemies non plus à titre d'ennemies, mais à titre d'idées. On les contemple, et en les appropriant au pays on les importe. Les catholiques sont émancipés, les bourgs-pourris sont abolis, le cens électoral est abaissé, les taxes injustes qui enchérissaient les grains sont révoquées, les dîmes ecclésiastiques sont converties en redevances, les lois terribles qui protégeaient la propriété sont adoucies, l'assiette de l'impôt est reportée de plus en plus sur les classes riches; les vieilles institutions, arrangées autrefois au profit d'une race, et dans cette race au profit d'une classe, ne se maintiennent plus qu'à la condition de servir au profit de tous; les priviléges deviennent des fonctions, et dans ce triomphe de la classe moyenne qui fait l'opinion et prend l'ascendant, l'aristocratie, passant des sinécures aux services, ne semble plus légitime qu'à titre de pépinière nationale conservée pour fournir des hommes publics. En même temps, l'étroite orthodoxie s'élargit. La zoologie, l'astronomie, la géologie, la botanique, l'anthropologie, toutes les sciences d'observation si cultivées et si populaires, y font de force pénétrer leurs découvertes dissolvantes. La critique arrive d'Allemagne, remanie la Bible, refait l'histoire du dogme, atteint le dogme lui-même. Cependant la pauvre philosophie écossaise s'est desséchée; parmi les agitations des sectes qui essayent de se transformer et de l'unitarisme qui monte, on entend aux portes de l'arche sainte bruire comme une marée la philosophie continentale. Aujourd'hui déjà elle a gagné la littérature; depuis cinquante ans, tous les grands écrivains y plongent: Sidney Smith, par ses sarcasmes contre l'engourdissement du clergé et l'oppression des catholiques; Arnold, par ses réclamations contre le monopole religieux du clergé et contre le monopole ecclésiastique des anglicans; Macaulay, par son histoire et son panégyrique de la révolution libérale; Thackeray, en attaquant la classe noble au profit de la classe moyenne; Dickens, en attaquant les dignitaires et les riches au profit des petits et des pauvres; Currer Bell et mistress Browning, en défendant l'initiative et l'indépendance des femmes; Stanley et Jowet, en introduisant l'exégèse d'outre-Rhin et en précisant la critique biblique; Carlyle, en important sous forme anglaise la métaphysique allemande; Stuart Mill, en important sous forme anglaise le positivisme français; Tennyson lui-même, en étendant sur les beautés de tous les pays et de tous les siècles la protection de son dilettantisme aimable et de ses sympathies poétiques; chacun, selon sa taille et son endroit, enfoncé à des profondeurs différentes, tous retenus à portée du rivage par leurs préoccupations pratiques, tous affermis contre les glissades par leurs préoccupations morales, tous occupés, les uns avec plus d'ardeur, les autres avec plus de défiance, à recevoir ou à faire entrer le flot croissant de la démocratie et de la philosophie modernes dans leur constitution et dans leur Église, sans dégât et avec mesure, de façon à ne rien détruire et de façon à tout féconder.
CHAPITRE II.
Lord Byron.
- I. L'homme. — Sa famille. — Son caractère passionné. — Ses amours précoces. — Sa vie excessive. — Son caractère militant. — Sa révolte contre l'opinion. — English Bards and Scottish Reviewers. — Ses bravades et ses imprudences. — Son mariage. — Déchaînement de l'opinion contre lui. — Son départ. — Sa vie politique en Italie. — Ses tristesses et ses violences.
- II. Le poëte. — Ses raisons pour écrire. — Sa façon d'écrire. — Comment sa poésie est personnelle. — Son goût classique. — En quoi ce goût l'a servi. — Childe Harold. — Le héros. — Les paysages. — Le style.
- III. Ses petits poëmes. — Ses procédés oratoires. — Ses effets mélodramatiques. — Vérité des paysages. — Sincérité des sentiments. — Peintures des émotions tristes et extrêmes. — Idée régnante de la mort et du désespoir. — Mazeppa, le Prisonnier de Chillon, le Siége de Corinthe, le Corsaire, Lara. — Analogie de cette conception avec celles de l'Edda et de Shakspeare. — Les Ténèbres.
- IV. Manfred. — Comparaison du Manfred de Byron, et du Faust de Gœthe. — Conception de la légende et de la vie dans Gœthe. — Caractère symbolique et philosophique de son épopée. — En quoi Byron lui est inférieur. — En quoi Byron lui est supérieur. — Conception du caractère et de l'action dans Byron. — Caractère dramatique de son poëme. — Opposition entre le poëte de l'univers et le poëte de la personne.
- V. Scandale en Angleterre. — La contrainte et l'hypocrisie des mœurs. — Comment et selon quelle loi varient les conceptions morales. — La vie et la morale méridionales. — Beppo. — Don Juan. — Transformation du talent et du style de Byron. — Peinture de la beauté et du bonheur sensible. — Haydée. — Comment il combat le cant britannique. — Comment il combat l'hypocrisie humaine. — Idée de l'homme. — Idée de la femme. — Dona Julia. — Le Naufrage. — La prise d'Ismaël. — Naturel et variété de son style. — Excès et fatigue de sa verve. — Son théâtre. — Son départ pour la Grèce et sa mort.
- VI. Position de Byron dans son siècle. — La maladie du siècle. — Les diverses conceptions du bonheur et de la vie. — La réponse des lettres. — La réponse des sciences. — Équilibre futur de la raison. — Conception moderne de la nature.
I
J'ai réservé le plus grand et le plus anglais de ces artistes; il est si grand et si anglais qu'à lui seul il nous apprendra sur son pays et sur son temps plus de vérités que tous les autres ensemble. On a maudit ses idées pendant sa vie; on a tâché de dénigrer son génie après sa mort. Encore aujourd'hui, les critiques anglais, à son endroit, sont injustes. Il a combattu toute sa vie contre le monde dont il est issu, et pendant sa vie comme après sa mort, il a porté la peine des ressentiments qu'il a provoqués et des répugnances qu'il a fait naître. Un critique étranger peut être plus équitable, et louer librement la main puissante dont il n'a pas senti les coups.
Si jamais il y eut une âme violente et follement sensible, mais incapable de se déprendre d'elle-même, toujours bouleversée, mais dans une enceinte fermée, prédestinée par sa fougue native à la poésie, mais limitée par ses barrières naturelles à une seule espèce de poésie, c'est celle-là.
Cette promptitude aux émotions extrêmes était chez lui un legs de famille et un effet d'éducation. Son grand-oncle, sorte de maniaque emporté et misanthrope, avait tué dans un duel de taverne, à la clarté d'une chandelle, M. Chaworth, son parent, et avait passé en jugement devant la chambre des lords. Son père, viveur et brutal, avait enlevé la femme de lord Carmarthen, ruiné et maltraité miss Gordon, sa seconde femme, et, après avoir vécu comme un fou et comme un malhonnête homme, était allé, emportant le dernier argent de sa famille, mourir sur le continent. Sa mère, dans ses moments de fureur, déchirait ses chapeaux et ses robes. Quand mourut son triste mari, elle manqua perdre la raison, et on entendait ses cris dans la rue. Quelle enfance Byron mena dans l'antre de «cette lionne,» dans quelles tempêtes d'insultes entrecoupées d'attendrissements il vécut lui-même, aussi passionné et plus amer, c'est ce qu'un long récit pourrait seul dire. Elle courait après lui, l'appelait gamin boiteux, vociférait et lui lançait à la tête la pelle à feu et les pincettes. Il se taisait, saluait, et n'en sentait pas moins l'outrage. Un jour qu'il était «dans une de ses rages silencieuses,» il fallut lui arracher de la main un couteau qu'il avait pris sur la table et que déjà il portait à sa poitrine. Une autre fois la querelle fut si terrible que le fils et la mère, chacun séparément, s'en allèrent chez le pharmacien pour «savoir si l'autre n'était point venu chercher du poison pour se détruire, et pour avertir le marchand de ne point lui en vendre.» Quand il alla aux écoles, «ses amitiés, dit-il lui-même, furent des passions[293].» Bien des années après, il n'entendait point prononcer le nom de Clare, un de ses anciens camarades, «sans un battement de cœur.» Vingt fois pour ses amis il se mit dans l'embarras, offrant son temps, sa plume, sa bourse. Un jour, à Harrow, un grand brimait son cher Peel, et, le trouvant récalcitrant, lui donnait une bastonnade sur la partie charnue du bras, qu'il avait tordu afin de le rendre plus sensible. Byron, trop petit et ne pouvant combattre le bourreau, s'approcha de lui rouge de fureur, les larmes aux yeux, et d'une voix tremblante demanda combien il voulait donner de coups. «Qu'est-ce que cela te fait, petit drôle?—C'est que, s'il vous plaît, dit Byron en tendant son bras, j'en voudrais recevoir la moitié[294].» La générosité surabondait chez lui comme le reste. «Jamais, dit quelqu'un qui le connut intimement dans sa jeunesse, il ne rencontrait un malheureux sans le secourir[295].» Plus tard, en Italie, sur cent mille francs qu'il dépensait, il en donnait vingt-cinq mille. Les sources vives dans ce cœur étaient trop pleines et dégorgeaient impétueusement le bien, le mal au moindre choc. À huit ans, comme Dante, il devint amoureux d'une enfant nommée Mary Duff. «N'est-ce pas étrange, écrivait-il dix-sept ans plus tard, que j'aie été si entièrement, si éperdument épris de cette enfant à un âge où je ne pouvais point ressentir l'amour, ni savoir le sens de ce mot?... Je me rappelle tout ce que nous nous disions l'un à l'autre, nos caresses, ses traits; je n'avais plus de repos, je ne pouvais dormir.... Mon angoisse, mon amour étaient si violents, que parfois je me demande si j'ai eu depuis un autre attachement véritable.... Quand plus tard j'appris son mariage, ce fut comme un coup de foudre, j'étouffais, je tombai presque en convulsions[296].» Pareillement lorsqu'à douze ans il aima sa cousine Marguerite Parker, il en perdit le sommeil, il ne mangeait plus. «J'avais sujet de croire qu'elle m'aimait, et pourtant la grande affaire de ma vie était de penser au temps qui s'écoulerait jusqu'à notre prochaine rencontre. Et nos séparations étaient d'environ douze heures! Mais j'étais un fou alors, et je ne suis pas beaucoup plus sage aujourd'hui[297]....»
Il ne le fut jamais: lectures énormes au collége, exercices violents plus tard à Cambridge, à Newstead et à Londres, veilles prolongées, débauches et jeunes outrés, régime destructif, il se ruait en avant jusqu'au fond de tous les goûts et de tous les excès. Comme il était dandy, et l'un des plus brillants, il se laissait mourir de faim de peur de devenir gros, puis buvait et dînait à s'étouffer pendant les nuits d'abandon. «Les deux jours précédents, dit une fois son ami Moore, Byron n'avait rien pris sinon quelques biscuits, mâchant du mastic[298] pour apaiser son estomac. S'étant mis à table, il se restreignit aux homards et en acheva deux ou trois pour sa part, avalant quelquefois dans les intervalles un petit verre à liqueur de forte eau-de-vie blanche, quelquefois un grand verre à boire d'eau très-chaude, puis encore de l'eau-de-vie pure; il en but environ une demi-douzaine, après quoi nous dépêchâmes deux bouteilles de bordeaux à nous deux, et nous nous séparâmes vers quatre heures du matin.» Une autre fois on trouve sur son journal la note suivante: «Dîné avec Scrope Davis hier au Coco.—De six heures à minuit à table.—Bu à nous deux une bouteille de champagne et six de bordeaux. Aucun de ces vins ne me fait beaucoup d'effet.» Plus tard, à Venise: «À peine si j'ai fermé l'œil de toute la semaine dernière. J'ai eu quelques aventures curieuses en masque de carnaval.—J'userai la mine de ma jeunesse jusqu'au dernier filon de son métal, et après... bonsoir. J'ai vécu, je suis content[299].» À ce train, les organes s'usent, et des intervalles de tempérance ne suffisent pas à les réparer. L'estomac se gâte, les nerfs se déconcertent, l'âme mine la machine, qui mine l'âme à son tour. «Je m'éveille toujours, écrivait-il en Italie, dans un véritable accès de désespoir et de dégoût pour toutes choses, même pour ce qui me plaisait la veille. En Angleterre, il y a cinq ans, j'ai eu la même sorte d'hypocondrie, mais accompagnée d'une soif si violente, que j'ai bu jusqu'à quinze bouteilles d'eau de seltz en une nuit après m'être mis au lit, sans cesser d'avoir soif, faisant sauter le cou des bouteilles par pure impatience de soif...» Esprit et corps, on se ruinerait à moins tout entier. Ainsi vivent ces âmes véhémentes, incessamment heurtées et brisées par leur propre élan, comme un boulet arrêté qui tourne et semble tranquille, tant il va vite, mais qui, au moindre obstacle, saute, ricoche, met tout en poudre, et finit par s'enterrer. Le plus pénétrant des observateurs, Beyle, qui vécut avec lui plusieurs semaines, dit qu'à certains jours il était fou; d'autres fois, en présence des belles choses, il devenait sublime. Quoique contenu et si fier, la musique le faisait pleurer. Le reste du temps, les petites passions anglaises, l'orgueil du rang par exemple, la vanité du dandy, le mettaient hors des gonds: il ne parlait de Brummel «qu'avec un frémissement de jalousie et d'admiration.» Mais, petite ou grande, la passion présente s'abattait sur son esprit comme une tempête, le soulevait, l'emportait jusqu'à l'imprudence et jusqu'au génie. Son journal, ses lettres familières, toute sa prose involontaire est comme frémissante d'esprit, de colère, d'enthousiasme; le cri de la sensation y vibre aux moindres mots; depuis Saint-Simon, on n'a pas vu de confidences plus vivantes. Tous les styles semblent ternes, et toutes les âmes semblent inertes à côté de celle-là.
Dans ce magnifique élan de facultés débridées et débandées qui bondissent à l'aventure et semblent le lancer sans choix aux quatre coins de l'horizon, il y en a une qui prend les rênes, et le précipite contre la muraille où il s'est brisé. «Pauvre Byron! disait Walter Scott[300], c'était un homme d'une véritable bonté de cœur, ayant les sentiments les plus affectueux et les meilleurs. Il s'est misérablement perdu par son mépris insensé de l'opinion. L'opposition publique, au lieu de l'avertir ou de le retenir, ne faisait que l'exciter à faire pis. C'est comme s'il eût dit: Ah! vous n'aimez pas cela? Bien, vous allez avoir pis; voilà pour votre peine.» Cet instinct de révolte est dans la race; il y a tout un faisceau de passions sauvages[301], nées du climat et qui le nourrissent: l'humeur noire, l'imagination violente, l'orgueil indompté, le goût du danger, le besoin de la lutte, l'exaltation intérieure qui ne s'assouvit que par la destruction, et cette folie sombre qui poussait en avant les berserkers scandinaves lorsque, dans une barque ouverte, sous un ciel fendu par la foudre, ils se livraient à la tempête dont ils avaient respiré la fureur. Cet instinct-là est dans le sang: on naît ainsi, comme on naît lion ou bouledogue[302]. Byron était encore tout petit enfant, en jaquette, lorsque sa nourrice le gronda rudement d'avoir sali une cotte neuve qu'il venait de mettre. Il entra dans une de ses rages silencieuses, saisit la cotte avec ses deux mains, la déchira du haut en bas, et se planta debout, fixe et morne, devant l'autre qui tempêtait, afin de la mieux braver. Chez lui, l'orgueil débordait. Quand à dix ans il hérita du titre de lord, et que pour la première fois à l'école on appela son nom en le faisant précéder du titre de dominus, il ne put répondre le mot ordinaire adsum[303], demeura immobile parmi ses camarades, qui ouvraient des grands yeux, et à la fin fondit en larmes. Une autre fois, à Harrow, dans une dispute qui divisait l'école, un élève dit: «Byron ne veut pas se mettre avec nous, parce qu'il n'aime à être le second nulle part.» On lui offrit le commandement, et c'est alors seulement qu'il daigna prendre parti. Ne jamais subir de maître, se soulever tout entier contre toute apparence d'empiétement ou d'ascendant, maintenir sa personne intacte et inviolée à tout prix jusqu'au bout et contre tous, tout oser plutôt que de donner un signe de soumission, voilà son fonds. C'est pourquoi il était disposé à tout souffrir plutôt que de donner un signe de faiblesse. À dix ans, par fierté, il était stoïcien. On lui redressait le pied douloureusement dans une machine de bois pendant qu'il prenait sa leçon de latin, et son maître le plaignait. «Ne faites pas attention si je souffre, monsieur Roger, dit l'enfant; vous n'en verrez aucune marque sur ma figure[304].» Tel il était enfant, tel il demeura homme. D'esprit, de corps, il lutte ou se prépare à la lutte[305]. Tous les jours, pendant de longues heures, il boxe, il tire le pistolet, il s'exerce au sabre, il court et saute, il monte à cheval, il dompte des résistances. Ce sont là les exploits de ses mains et de ses muscles; mais il lui en faut d'autres. Faute d'ennemis, il s'en prend à la société et lui fait la guerre. On sait à quel excès montait alors l'intolérance des opinions régnantes. L'Angleterre était au fort de sa guerre avec la France, et croyait combattre pour la morale et la liberté. À ses yeux, en ce moment, l'Église et la constitution sont choses saintes: gardez-vous d'y toucher, si vous ne voulez point devenir ennemi public! Dans cet accès de passion nationale et de sévérité protestante, quiconque affiche des idées ou des mœurs libres semble un incendiaire et ameute contre soi l'instinct des propriétaires, les doctrines des moralistes, les intérêts des politiques et les préjugés du peuple. C'est ce moment que Byron choisit pour louer Voltaire et Rousseau, admirer Napoléon[306], s'avouer sceptique, réclamer pour la nature et le plaisir contre le cant et la règle, dire que la haute société anglaise, toute débauchée et hypocrite, fabrique des phrases et fait tuer des hommes pour garder ses sinécures et ses bourgs pourris. Comme si ce n'était pas assez des haines politiques, il se charge encore des inimitiés littéraires, attaque le corps entier des critiques[307], diffame la nouvelle poésie, déclare que les plus célèbres sont des «Claudiens, des gens du bas empire,» s'acharne sur les lakistes, et garde un ennemi venimeux et infatigable dans Southey. Ainsi muni d'adversaires, il donne prise sur lui de toutes parts. Il se décrie par haine du cant, par bravade, en fanfaron de vices. Il se peint dans ses héros, mais en noir, de telle façon que personne ne peut manquer de le reconnaître et de le croire beaucoup pire qu'il n'est. Walter Scott écrit de prime saut après avoir lu Childe Harold: «Poëme de grand mérite, mais qui ne donne pas une bonne opinion du cœur ni de la morale de l'écrivain. Le vice devrait être un peu plus modeste, et il faut une impudence presque aussi grande que les talents du noble lord pour demander gravement qu'on le plaigne de l'ennui et du dégoût qu'il a gagnés dans la compagnie de ses compagnons de table et de ses maîtresses. Il y a aussi une vanité monstrueuse à nous apprendre, à nous petites gens, que nos petits scrupules surannés et nos préceptes de tempérance ne sont pas dignes de son attention[308].» Voilà les sentiments qu'il excitait dans toutes les classes respectables; il s'y complaisait et faisait pis, donnant à entendre que, dans ses aventures d'Orient, il avait osé bien des choses, et ne s'indignant point quand on le confondait avec ses héros. Un jour il dit: «Je serais curieux d'éprouver les sensations qu'un homme doit avoir quand il vient de commettre un assassinat.» Un autre jour il écrit sur son journal: «Hobhouse m'a rapporté un singulier bruit, que je suis le vrai Conrad, le véritable corsaire, et qu'une partie de mes voyages se sont accomplis sans témoins. Hum! les gens quelquefois touchent près de la vérité, mais jamais toute la vérité. Hobhouse ne sait pas à quoi j'étais occupé l'année après qu'il a quitté le Levant. Ni lui, ni personne,—ni,—ni,—ni.—Pourtant c'est un mensonge[309];.... mais je n'aime pas ces mensonges qui ressemblent à la vérité.» Dangereuses paroles qui se retournaient contre lui comme un poignard; mais il aimait le danger, le danger mortel, et ne se trouvait à son aise qu'en voyant se hérisser autour de lui les pointes de toutes les colères. Seul contre tous, contre une société armée, debout, invincible, même au bon sens, même à la conscience, c'est alors qu'il ressentait dans tous ses nerfs tendus la sensation grandiose et terrible vers laquelle involontairement tout son être se portait.
Une dernière imprudence déchaîna l'attaque. Tant qu'il était garçon, on avait pu excuser ses excès par cette fougue du tempérament trop fort qui souvent révolte les jeunes gens de ce pays contre le bon goût et la règle; mais le mariage les range, et c'est le mariage qui acheva de déranger celui-ci. Il se trouva que sa femme était une vertu, «sorte de modèle» cité pour tel, «créature de la règle», correcte et sèche, incapable de faillir et de pardonner. «Cela est bien drôle, disait son domestique Fletcher, je n'ai jamais connu de dame qui ne sût mener mylord, excepté mylady.» Elle le crut fou et le fit examiner par les médecins. Ayant appris qu'il avait sa raison, elle le quitta, revint dans sa famille, et refusa de jamais le revoir. Là-dessus il passa pour un monstre. Les journaux le couvrirent d'opprobre; ses amis l'engageaient à ne plus aller au théâtre ni au Parlement, craignant qu'il ne fût sifflé ou insulté. Ce qu'une âme si violente, précocement habituée à la gloire éclatante, ressentit de fureur et de tortures dans cet assaut universel d'outrages, on ne peut l'apprendre que par ses vers. Il se roidit, alla s'enfoncer à Venise dans la voluptueuse vie italienne, même dans la basse débauche, pour mieux faire insulte à la pruderie puritaine qui l'avait condamné, et n'en sortit que par une offense encore plus blâmée, son intimité publique avec la jeune comtesse Guiccioli. Cependant il se montrait aussi âprement révolutionnaire en politique qu'en morale. Dès 1813, il écrivait: «J'ai simplifié ma politique; elle consiste à présent à détester à mort tous les gouvernements qui existent[310].» Cette fois, à Ravenne, sa maison était le centre et l'arsenal des conspirateurs, et il se préparait généreusement et imprudemment à sortir en armes avec eux pour tenter la délivrance de l'Italie. «Ils veulent s'insurger ici, écrivait-il sur son journal[311], et doivent m'honorer d'une invitation. Je ne ferai point défaut, quoique je ne les croie pas assez forts de nombre et de cœur pour faire grand'chose; mais en avant!—Que signifie le moi? Un homme ou un million d'hommes, il n'importe; c'est l'esprit de liberté qu'il faut répandre. En de telles occasions, il ne faut point de calcul personnel, et aujourd'hui ce ne sera pas moi qui en ferai un[312].» En attendant, il avait des rixes avec la police, sa maison était surveillée, il était menacé d'assassinat, et néanmoins tous les jours il montait à cheval, et allait s'exercer au pistolet dans la forêt de pins voisine. Ce sont les sentiments d'un homme qui est à la gueule d'un canon chargé, attendant qu'il parte: l'émotion est grande, héroïque même, mais elle n'est pas douce, et certainement, même en ce moment de grande émotion, il était malheureux; rien de plus propre à empoisonner le bonheur que l'esprit militant. «Pourquoi, écrit-il, ai-je été toute ma vie plus ou moins ennuyé?... Je ne sais que répondre, mais je pense que c'est dans mon tempérament,... comme aussi de me réveiller dans l'abattement, ce qui n'a jamais manqué de m'arriver depuis plusieurs années. La tempérance et l'exercice que j'ai pratiqués parfois et longtemps de suite, vigoureusement et violemment, n'y faisaient que peu ou rien. Les passions violentes me valaient mieux. Quand j'étais sous leur prise directe,—c'est étrange,—j'étais agité et non abattu.—Pour le vin et les spiritueux, ils me rendent sombre et sauvage jusqu'à la férocité,—silencieux pourtant et solitaire, point querelleur, si on ne me parle pas. Nager aussi me relève; mais en général je suis bas, et tous les jours plus bas. À cela pas de remède, car je ne me trouve pas aussi ennuyé qu'à dix-neuf ans. La preuve en est qu'à cet âge-là j'étais obligé de jouer ou de boire, ou d'avoir une excitation quelconque, sans quoi j'étais misérable.... À présent, ce qui m'envahit le plus, c'est l'inertie, et une sorte d'écœurement plus fort que l'indifférence. Si je me réveille, c'est par des fureurs[313].—Dernièrement Lega est entré avec une lettre de Venise au sujet d'une facture que je croyais payée il y a dix mois. J'entrai dans un tel paroxysme de rage que je m'évanouis presque.... Je présume que je finirai comme Swift, c'est-à-dire que je mourrai d'abord par la tête,—à moins que ce ne soit plus tôt et par accident.» Horrible attente, et qui l'a hanté jusqu'au bout! À son lit de mort, en Grèce, il refusait, je ne sais plus pourquoi, de se laisser saigner, et préférait finir tout de suite. On le menaça de la folie; il sursauta: «Faites donc, bourreaux que vous êtes!» et il tendit son bras. C'est parmi ces éclats et ces anxiétés qu'il passait sa vie; l'angoisse endurée, le danger bravé, la résistance domptée, la douleur savourée, toutes les grandeurs et toutes les tristesses de la noire manie belliqueuse, voilà les images qu'il avait besoin de faire flotter devant lui. À défaut d'action, il avait les rêves, et il ne se réduisait aux rêves qu'à défaut d'action. Lui-même, en s'embarquant pour la Grèce, disait qu'il avait pris la poésie faute de mieux, qu'elle n'était pas son affaire. «Qu'est-ce qu'un poëte? qu'est-ce qu'il vaut? Qu'est-ce qu'il fait? C'est un bavard.» Il augurait mal de la poésie de son siècle, même de la sienne, disant que s'il vivait dix ans, on verrait de lui quelque chose d'autre que des vers. En effet, il eût été mieux à sa place roi de la mer ou chef de bandes au moyen âge. Sauf deux ou trois éclairs de soleil italien, sa poésie et sa vie sont celles d'un scalde transporté dans le monde moderne, et qui, dans ce monde trop bien réglé, n'a pas trouvé son emploi.
II
Il a donc été poëte, mais à sa façon, façon étrange, semblable à celle dont il a vécu. Il y avait en lui des tempêtes intérieures, des avalanches d'idées qui ne trouvaient d'issue que par l'écriture. «Me fuir moi-même, ç'a été là toujours mon vrai, mon unique, mon seul motif pour barbouiller du papier et pour publier.—Publier est la continuation du même effet par le mouvement que cela donne à l'esprit, qui, sans cela retomberait sur soi-même[314].»—Il a écrit «par trop-plein, dit-il encore, par passion, par entraînement, par beaucoup de causes, mais jamais par calcul,» et presque toujours avec une rapidité étonnante: le Corsaire en dix jours, la Fiancée d'Abydos en quatre jours.—Pendant l'impression, il ajoutait, corrigeait, mais sans refondre. «Je vous ai déjà dit que je ne puis jamais refondre. Je suis comme le tigre: si je manque mon premier bond, je rentre en grondant dans ma jungle; si je le fais juste, il est écrasant[315].» Sans doute il bondit, mais il a sa chaîne: jamais, dans le plus libre élan de ses pensées, il ne se détache de soi. C'est de lui-même qu'il rêve et c'est lui-même qu'il voit partout. C'est un torrent qui bouillonne, mais que des rocs endiguent. Il n'y a point d'aussi grand poëte qui ait eu l'imagination aussi étroite; il ne peut pas se métamorphoser en autrui. Ce sont ses chagrins, ses révoltes, ses voyages, à peine transformés et arrangés, qu'il met dans ses vers. Il n'invente pas, il observe; il ne crée pas, il transcrit. Sa copie est poussée au noir, mais c'est une copie. «Je ne puis écrire sur quoi que ce soit, dit-il, sans quelque expérience personnelle et sans un fondement vrai[316].» Vous trouverez dans ses lettres et dans son livre de notes, presque trait pour trait, ses descriptions les plus frappantes. La prise d'Ismaïl, le naufrage de don Juan, suivent pas à pas deux récits en prose. S'il n'y a que des badauds capables de lui attribuer les crimes de ses héros, il n'y a que des aveugles capables de ne point voir en lui les sentiments de ses personnages; cela est si vrai, qu'en somme il n'en a fait qu'un seul. Childe Harold, Lara, le Giaour, le Corsaire, Manfred, Sardanapale, Caïn, son Tasse, son Dante et le reste sont toujours un même homme, représenté sous divers costumes, dans plusieurs paysages, avec des expressions différentes, mais comme en font les peintres, lorsque par des changements de vêtements, de décors et d'attitudes, ils tirent du même modèle cinquante portraits. Il était trop replié sur soi pour s'éprendre d'autre chose: le roidissement habituel de la volonté empêche l'esprit d'être flexible; sa force, toujours concentrée pour l'effort et tendue vers la lutte, l'enfermait dans la contemplation de lui-même, et le réduisait à ne jamais faire que l'épopée de son propre cœur.
Dans quel style allait-il écrire? Avec ces sentiments concentrés et tragiques, il avait l'esprit classique. Par le plus singulier mélange, les livres qu'il préférait étaient ou les plus violents ou les plus réguliers, la Bible d'abord: «J'en suis grand lecteur et grand admirateur, je l'avais lue et relue avant d'avoir huit ans; je veux dire l'Ancien-Testament, car le Nouveau, pour moi, était une tâche, mais l'Ancien un plaisir[317].» Remarquez ce mot; il ne goûte point le mysticisme tendre et abandonné de l'Évangile, mais la roideur atroce et les cris lyriques des vieux Hébreux. À côté de la Bible, ce qu'il aime, c'est Pope, le plus correct, le plus compassé des hommes: «Je l'ai toujours regardé comme le plus grand nom de notre poésie. Comptez là-dessus, les autres sont des barbares.... Vous pouvez appeler Shakspeare et Milton des pyramides, je préfère le temple de Thésée ou le Parthénon à des montagnes de briques brûlées[318].» Et aussitôt il écrit deux lettres avec une verve et un esprit incomparables pour défendre Pope contre les mépris des écrivains modernes. Ce sont ces écrivains, à son avis, qui ont gâté le goût public. Les seuls d'entre eux qui valent quelque chose, Crabbe, Campbell, Roger, imitent le style de Pope; quelques autres ont du talent, mais, à tout prendre, les nouveaux venus ont perverti la littérature; ils ne savent plus leur langue; leurs expressions ne sont que des à-peu-près, au-dessous ou au-dessus du ton, forcées ou plates. Lui-même il se range parmi les corrupteurs[319], et l'on voit bien vite que cette théorie n'est pas une improvisation échappée à la mauvaise humeur et à la polémique: il y revient. Dans ses deux premiers essais, Hours of idleness, English Bards and Scottish Reviewers, il a essayé de la suivre. Plus tard et presque dans toutes ses œuvres, on en trouvera l'effet. Il recommande et pratique la règle des unités dans les tragédies. Il aime la forme oratoire, la phrase symétrique, le style condensé. Il plaide volontiers ses passions. Sheridan l'engageait à se tourner vers l'éloquence, et la vigueur, la logique perçante, la verve extraordinaire, l'argumentation serrée de sa prose, prouvent que parmi les pamphlétaires[320] il eût été au premier rang. S'il y monte parmi les poëtes, c'est en partie grâce à son système classique. Cette forme oratoire, où Pope resserre sa pensée à la façon de La Bruyère, multiplie la force et l'élan des idées véhémentes; comme un canal étroit et droit, elle les rassemble et les précipite sur leur pente; il n'y a rien alors que leur assaut n'emporte, et c'est ainsi que lord Byron, du premier coup, à travers les critiques inquiètes, par-dessus les réputations jalouses, a percé jusqu'au public[321].
Ainsi perça Childe Harold. Du premier coup, chacun fut troublé. C'était plus qu'un auteur qui parlait, c'était un homme. En dépit de ses désaveux, on sentait bien que l'auteur ne faisait qu'un avec le personnage; il se calomniait, mais il s'imitait. On le reconnaissait dans ce jeune noble voluptueux et dégoûté, prêt à pleurer au milieu de ses orgies, qui «seul errait perdu en de mornes rêveries, et, gorgé de plaisirs, aspirait presque à la douleur[322],» qui, fuyant sa terre natale, portait parmi les splendeurs et les gaîtés du Midi la persécutrice infatigable, «la pensée, comme un démon,» acharné après lui. On reconnaissait les paysages: ils avaient été copiés sur place. Et qu'est-ce qu'était tout ce livre, sinon son journal de voyage? Il y disait ce qu'il avait vu et ce qu'il avait senti. Quelle fiction poétique vaut la sensation vraie? Qu'y a-t-il de plus pénétrant que la confidence volontaire ou involontaire? Véritablement chaque mot ici notait une émotion des yeux ou du cœur. «Cet azur tendre de la mer unie; ces mousses des montagnes brunies par un ciel ardent[323],» ces îles «dans leurs robes de brume, rayées de bandes brunes et pourprées,» toutes ces beautés imposantes ou sereines, il en avait joui et parfois souffert, et c'est pour cela que nous les voyons à travers ses vers. Quelque objet qu'il touchât, il le faisait palpiter et vivre; c'est qu'en le regardant il avait palpité et vécu. Lui-même, un peu plus tard, laissant le masque d'Harold, reprenait son récit en son propre nom, et qui n'eût été touché d'aveux si passionnés et si entiers?