Histoire de la Littérature Anglaise (Volume 4 de 5)
Oui, il faut que je pense moins violemment; j'ai pensé—trop longtemps et lugubrement, jusqu'à ce que mon cerveau,—bouillonnant et épuisé par son propre tourbillon,—soit devenu un gouffre tournant de rêves et de flamme.—Voilà comment, n'ayant point appris tout jeune à dompter mon cœur,—les sources de ma vie ont été empoisonnées. Il est trop tard!—Pourtant je suis changé, quoique toujours le même en force—pour endurer ce que le temps ne peut amoindrir,—et pour me nourrir de fruits amers, sans accuser la destinée....
Harold s'était bientôt reconnu le plus impropre des hommes—à vivre dans le troupeau des hommes. Il était—trop différent, incapable de plier ses pensées—à celles des autres, quoique son âme eût été foulée—dans sa jeunesse par ses propres pensées; toujours retranché dans son indépendance,—refusant de livrer le gouvernement de son esprit—à des âmes contre lesquelles la sienne se révoltait,—fier jusque dans un désespoir qui savait trouver—une vie en lui-même, et respirer en dehors de l'humanité!....
Comme le Chaldéen, il tenait ses yeux fixés sur les étoiles,—jusqu'à ce qu'il les eût peuplées d'êtres aussi brillants—que leurs propres rayons, et que la terre, et ses discordes fangeuses,—et les fragilités humaines fussent oubliées toutes.—S'il avait pu maintenir son âme dans cet essor,—il eût été heureux; mais notre argile étouffe—son étincelle divine, enviant à l'homme la lumière—vers laquelle il monte, comme pour briser sa chaîne—enchaîné loin du ciel qui là-haut nous ouvre ses plages.
Cependant, dans les demeures de l'homme, il était devenu une créature—anxieuse et harassée, sombre et déplaisante,—languissant comme un faucon sauvage dont l'aile est coupée,—pour qui l'air sans bornes serait la seule patrie.—Alors son accès lui revenait, et pour le dompter,—aussi ardemment que l'oiseau emprisonné heurte—sa poitrine et son bec contre le treillage de fer—jusqu'à ce que le sang teigne son plumage;—ainsi la chaleur de son âme captive allait dévorant le sang de son cœur[324].
Voilà les sentiments avec lesquels il parcourait la nature et l'histoire, non pour les comprendre en s'oubliant devant elles, mais pour y chercher ou y imprimer l'image de ses propres passions. Il ne laisse pas parler les objets, il les force à lui répondre. Au milieu de leur paix, il n'est occupé que de son trouble. Il les monte au ton de son âme, et les force à répéter ses propres cris. Tout est tendu ici, comme en lui-même; la vaste strophe roule emportant dans son lit comblé le flot des idées véhémentes; la déclamation s'étale, pompeuse et parfois artificielle (c'est sa première œuvre), mais puissante, et si souvent sublime que les vieilleries de la rhétorique qu'il garde encore disparaissent sous l'afflux des magnificences dont il la charge. Wordsworth, Walter Scott, à côté de cette prodigalité de splendeurs accumulées, semblaient pauvres et ternes; on n'avait point vu depuis Eschyle une pompe aussi tragique, et on suivait avec une sorte de saisissement le cortége des figures gigantesques qu'il amenait en files lugubres du fond du passé jusque sous nos yeux.
J'étais à Venise, sur le pont des Soupirs,—un palais et une prison de chaque côté.—Je voyais, du sein de la vague, ses monuments se lever—comme à l'attouchement d'une baguette magique.—Dix siècles étendent leurs ailes brumeuses—autour de moi, et une auréole mourante rayonne—jusque sur ces temps lointains où mainte contrée sujette—tenait ses yeux fixés sur les bâtisses de marbre du lion ailé,—quand Venise, assise dans sa pompe, posait son trône sur ses cent îles.
Elle semble une Cybèle des mers sortie de l'Océan,—s'élevant avec sa tiare de tours orgueilleuses,—dans le vague lointain, d'un mouvement majestueux,—souveraine des eaux et de leurs puissances.—Elle l'était jadis; ses filles avaient leur douaire—dans les dépouilles des nations, et l'inépuisable Orient—versait dans son giron les pierreries en pluies éblouissantes.—Elle trônait dans sa pourpre, et à ses fêtes—les monarques invités croyaient leur dignité accrue[325]....
La Bataille géante[326] est debout sur la montagne;—le soleil brunit l'éclat de ses tresses sanglantes;—dans ses mains de feu, les boulets flamboient,—et ses yeux brûlent tout ce que leur éclair a touché.—Çà et là, sans repos, elle roule, un instant fixe, puis au loin,—lançant sa flamme. Devant ses pieds de fer,—le Meurtre s'est blotti pour compter les œuvres de mort.—Car ce matin trois puissantes nations se rencontrent—pour verser devant son autel le sang qu'elle trouve le plus doux.
Par le ciel! c'est une splendide vue—pour celui qui n'a point là d'ami ni de frère—de voir leurs écharpes rivales, aux broderies bigarrées,—de voir leurs armes variées qui étincellent dans l'air!—Les vaillants dogues de la guerre se lancent hors de leur repaire,—et grincent de leurs crocs, et hurlent haut après la proie.—Tous se joignent à la chasse, mais peu auront part au triomphe;—le tombeau prendra pour soi le plus précieux du butin,—et le Massacre assouvi peut à peine, à force de joie, compter leurs files[327]....
Quel fruit retirerons-nous de notre maigre et pauvre être?—Nos sens étroits,—notre raison fragile,—la vie courte,—la vérité, une perle qui aime l'abîme,—toutes les choses pesées dans la fausse balance de la coutume;—l'opinion, souveraine toute-puissante, qui jette—sur la terre le manteau de ses obscurités, jusqu'à ce que le juste—et l'injuste semblent des accidents, et que les hommes pâlissent—de la crainte que leurs propres jugements n'éclatent au jour,—et que leurs libres pensées ne soient des crimes, et que la terre n'ait trop de lumière.
Voilà comme ils fouissent leur sillon dans leur misère inerte,—pourrissant de père en fils et d'âge en âge,—fiers de leur nature foulée. Voilà comme ils meurent,—léguant leur rage héréditaire—à une race nouvelle d'esclaves-nés, qui recommenceront la guerre—pour garder leurs chaînes, et, plutôt que d'être libres,—saigneront en gladiateurs, et toujours iront s'assaillant—dans cette même arène où ils voient—leurs compagnons tombés avant eux, comme les feuilles du même arbre[328].
Jamais style a-t-il mieux exprimé l'âme? On la voit ici qui travaille et s'épanche. Longuement et orageusement les idées y ont bouillonné comme les pièces de métal entassées dans la fournaise. Elles y ont fondu sous l'effort de la chaleur intense; elles y ont mêlé leurs laves avec des frémissements et des explosions, et voilà qu'enfin la porte s'ouvre: un lourd ruisseau de feu descend dans le canal ménagé d'avance, embrasant l'air qui frissonne, et ses teintes flamboyantes brûlent les yeux qui s'obstinent à le regarder.
III
Ce n'était pas assez pour lui de la description et du monologue; il avait besoin, pour exprimer son personnage idéal, d'événements et d'actions. Il n'y a que les événements qui mettent à l'épreuve la force et le ressort de l'âme; il n'y a que les actions qui manifestent et mesurent cette force et ce ressort. Parmi les événements, il a cherché les plus puissants, parmi les actions, les plus fortes, et l'on a vu paraître coup sur coup la Fiancée d'Abydos, le Giaour, le Corsaire, Lara, Parisina, le Siége de Corinthe, Mazeppa et le Prisonnier de Chillon.
Je le sais, ces éclatants poëmes se sont ternis en quarante ans. Dans ce collier de pierreries orientales, on a découvert les verroteries, et Byron, qui ne les aimait qu'à demi, avait mieux jugé que ses juges. Encore avait-il mal jugé; les morceaux qu'il préférait sont les plus faux. Son Corsaire est taché d'élégances classiques; la chanson des pirates qu'il met au commencement n'est pas plus vraie qu'un chœur de l'Opéra italien; ses chenapans y font des antithèses philosophiques aussi équilibrées que celles de Pope. Cent fois l'Ambition, la Gloire, l'Envie, le Désespoir et le reste des personnages abstraits, tels qu'on les mettait sur les pendules au temps de l'Empire, font invasion au milieu des passions vivantes[329]. Les plus nobles passages sont défigurés par des apostrophes de collége, et la prétendue diction poétique vient y étaler sa friperie usée et ses ornements convenus[330]. Bien pis, il vise à l'effet et suit la mode. Les ficelles mélodramatiques viennent tirer à propos son personnage pour obtenir la grimace qui fera frémir le public: «Écoutez!—Qui vient là sur un noir coursier?—Approche, bas esclave rampant, et réponds: ne sont-ce point là les Thermopyles[331]?» Tristes procédés, emphatiques et vulgaires, imités de Lucain et de nos Lucains modernes, mais qui font effet pendant la chaleur de la première lecture et sur la populace des auditeurs. Il y a un moyen sûr d'attirer la foule autour de soi, c'est de crier fort; avec des naufrages, des siéges, des meurtres et des combats, on l'intéressera toujours; montrez-lui des forbans, des aventuriers désespérés: ces figures contractées ou furieuses la tireront de sa vie régulière et monotone; elle ira les voir comme elle va aux théâtres du boulevard et par le même instinct qui lui fait lire les romans à quatre sous. Joignez-y, en façon de contraste, des femmes angéliques, tendres et soumises, surtout belles comme des anges. Byron n'y manque pas, et ajoute à toutes ces séductions la fantasmagorie de la scène, le décor oriental ou pittoresque; les vieux châteaux des Alpes, les vagues de la Méditerranée, les soleils couchants de la Grèce, le tout en haut relief, avec des ombres marquées et des couleurs voyantes. Nous sommes tous peuple à l'endroit des émotions, et la grande dame, comme la femme de chambre, donne d'abord ses larmes sans chicaner l'auteur sur les moyens.
Et cependant la vérité surnage. Non, cet homme n'est point un arrangeur d'effets ou un faiseur de phrases. Il a vécu parmi les spectacles qu'il décrit; il a éprouvé les émotions qu'il raconte. Il est allé dans la tente d'Ali-Pacha, il a goûté l'âpre saveur des aventures maritimes et des mœurs sauvages. Il a senti vingt fois le voisinage de la mort: en Morée, dans les angoisses de la solitude et de la fièvre; à Suli, dans un naufrage; à Malte, en Angleterre et en Italie, dans des menaces de duel, dans des projets d'insurrection, dans des commencements de coups de main, en mer, armé, ou à cheval, ayant vu à sa porte, et plus d'une fois, l'assassinat, les plaies, l'agonie. «Je vis ici, écrivait-il, exposé tous les jours à être assassiné[332], car je me suis fait un ennemi d'un homme puissant qui n'a pas de conscience. Cela ne me fait pas dormir plus mal, ni ne m'empêche d'aller à cheval dans les endroits solitaires, parce que la précaution est inutile. On pense à cela comme à une maladie qui peut ou non vous frapper[333].» Il disait vrai: nul devant le danger ne s'est tenu plus droit et plus ferme. Un jour, près du golfe de San-Fiorenzo[334], son yacht fut jeté à la côte; la mer était horrible et les écueils en vue; les passagers baisaient leur rosaire ou s'évanouissaient d'horreur, et les deux capitaines, consultés, déclarèrent le naufrage infaillible. «Bien, dit lord Byron, nous sommes tous nés pour mourir. Je m'en irai avec regret, mais certainement sans crainte.» Et il ôta ses habits, engageant les autres à en faire autant, non qu'on pût se sauver parmi de telles vagues: «mais, disait-il, comme les enfants qui se laissent aller d'eux-mêmes au sommeil une fois qu'ils se sont fatigués à force de crier, nous mourrons plus tranquillement quand nous nous serons épuisés à nager[335].» Là-dessus il s'assit, croisant ses bras, fort calme; même il plaisanta le capitaine, qui mettait ses dollars dans les poches de son gilet. Cependant les longues lames pesantes déferlaient sur les rocs avec le craquement d'une forêt de chênes fracassés par un tourbillon,» le navire arrivait sur l'écueil; on ne vit point pendant tout ce temps Byron changer de visage.—Un homme ainsi éprouvé et trempé pouvait peindre les situations et les sentiments extrêmes. Après tout, on ne les peint jamais que comme lui, par expérience[336]. Les plus inventifs, Dante et Shakspeare, quoique tout autres, ne font pas autrement. Leur génie a beau monter haut, il a toujours les pieds plongés dans l'observation, et leurs plus folles comme leurs plus magnifiques peintures n'arrivent jamais qu'à offrir au monde l'image de leur siècle ou de leur propre cœur. Tout au plus ils déduisent, c'est-à-dire qu'ayant deviné, sur deux ou trois traits, le fond de l'homme qui est en eux et des hommes qui sont autour d'eux, ils en tirent, par un raisonnement subit dont ils n'ont point conscience, l'écheveau nuancé des actions et des sentiments. Ils ont beau être artistes, ils sont observateurs. Ils ont beau inventer, ils décrivent. Leur gloire ne consiste point dans l'étalage d'une fantasmagorie, mais dans la découverte d'une vérité. Ils entrent les premiers dans quelque province inexplorée de la nature humaine, qui devient leur domaine, et désormais, comme un apanage, soutient leur nom. Byron a trouvé la sienne, qui est celle des sentiments tendres et tristes; c'est une lande, et pleine de ruines, mais il est chez lui, et il est seul.
Quel séjour! Et c'est sur cette désolation qu'il s'appesantit. Il la médite. Regardez passer les frères de Childe Harold, les personnages qui la peuplent. Celui-ci est dans un cachot, enchaîné avec les deux frères qui lui restent. Trois autres et leur père ont péri en combattant ou ont été brûlés pour leur foi. Un à un, sous les yeux de l'aîné, les deux derniers languissent et défaillent: agonie silencieuse et lente dans l'obscurité humide où perce à travers une crevasse un rayon de lumière malade. Le premier meurt, et les survivants demandent qu'on l'enterre du moins à l'endroit où vient cette pauvre clarté. Les geôliers rient et lui font la fosse à la place où il est mort, «dans la terre plate et sans gazon,» laissant pendre au-dessus «sa chaîne vide.» Jour par jour alors, le plus jeune se flétrit «comme une fleur sur sa tige,» sans se plaindre, au contraire encourageant son frère qui se tait, désespéré et morne[337]. Les piliers sont trop loin, il ne peut approcher du jeune homme mourant; il prête l'oreille, et entend ses soupirs qui se ralentissent; il crie à l'aide, et nul ne vient. Il rompt sa chaîne d'un grand bond; tout est fini. Il prend cette main froide, et là, devant le corps demeuré inerte, ses sens se bouchent, sa pensée s'arrête, il est comme un homme qui se noie, qui, après avoir traversé l'angoisse, se laisse enfoncer aussi fixe qu'une pierre, et qui ne sent plus son être que par un roidissement universel d'horreur.—En voici un autre, lié nu et lancé à travers le steppe sur un cheval sauvage. Il se tord, et ses membres enflés, coupés par les cordes, saignent. Un jour entier il court, et derrière lui les loups hurlent. Toute la nuit il entend leur long galop monotone, et à la fin sa force s'abat: «la terre s'enfonçait, le ciel roulait;—il me sembla que je tombais à terre:—je me trompais, j'étais trop bien lié!—Mon cœur devint malade, mon cerveau douloureux;—il palpita un temps, puis ne battit plus.—Le ciel tournoyait comme une grande roue.—Je vis les arbres chanceler comme des hommes ivres.—Un éclair faible passa devant mes yeux,—qui ne virent plus. Celui qui meurt—ne peut pas mourir davantage.—Je sentais les ténèbres venir et s'en aller,—et je luttais pour m'éveiller; mais je ne pouvais m'accrocher et gravir jusqu'à la vie.—Je me sentais comme un naufragé à la mer sur une planche,—quand toutes les vagues qui fondent sur lui—le soulèvent en même temps et l'engloutissent[338].» Les nommerai-je tous? Hugo, Parisina, les Foscari, le Giaour, le Corsaire. Toujours son héros est l'homme aux prises avec la pire angoisse, en face du naufrage, de la torture, de la mort, de sa propre mort douloureuse et prolongée, de la mort amère de ses plus chers bien-aimés, avec le remords pour compagnon, parmi les lugubres perspectives de l'éternité menaçante, sans autre soutien que l'énergie native et l'orgueil endurci. Ils ont trop désiré, trop impétueusement, d'un élan insensé, comme un cheval sans bouche, et désormais leur destin intérieur les pousse dans le gouffre qu'ils voient et ne veulent plus éviter. Quelle nuit que celle d'Alp devant Corinthe! Il est renégat et vient avec des musulmans assiéger des chrétiens, d'anciens amis, Minotti, le père de la jeune fille qu'il aime. Demain il va donner l'assaut, et il pense à sa propre mort qu'il pressent, au carnage des siens qu'il prépare. Nul appui intérieur, sinon le ressentiment enraciné et la fixité de la volonté roidie. Les musulmans le méprisent, les chrétiens l'exècrent, et sa gloire ne fait que publier sa trahison. Oppressé et fiévreux, il sort à travers le camp endormi, et va errer sur le rivage. «Il est minuit; sur les montagnes brunes,—la froide lune ronde luit descendue;—la mer bleue roule, le ciel bleu—s'étend comme un océan suspendu dans les hauteurs,—parsemé d'îles de lumière.—Les vagues sur les deux rivages reposaient,—calmes, transparentes, aussi azurées que l'air.—À peine si leur écume ébranlait les cailloux du bord,—et leur murmure était aussi doux que celui d'un ruisseau.» «—Les vents étaient endormis sur les vagues,—les étendards laissaient retomber leurs plis le long de leurs hampes,—et ce profond silence n'était point interrompu,—sauf quand la sentinelle criait son signal,—sauf quand un cheval poussait son hennissement vibrant et aigu,—sauf quand le vaste bourdonnement de cette multitude sauvage—allait bruissant comme font les feuilles, d'une côté à l'autre côte[339].» Comme le cœur se sent malade en face de pareils spectacles! Quel contraste entre son agonie et la paix de l'immortelle nature! Comme les bras se tendent alors vers la beauté idéale, et comme ils retombent impuissants au contact de notre fange et de notre immortalité! Alp avance sur la grève, jusqu'au pied du bastion, sous le feu des sentinelles: il n'y songe guère. «Il regardait les chiens maigres sous le mur,—qui faisaient leur carnaval sur les morts,—se gorgeant et grondant sur les carcasses et les membres.—Ils étaient trop affairés pour aboyer contre lui.—Ils avaient arraché la chair du crâne d'un Tartare,—comme on pèle une figue quand le fruit est frais,—et les crocs blancs grinçaient sur le crâne encore plus blanc,—quand il glissait à travers leurs mâchoires émoussées.—Eux, paresseusement, allaient mâchonnant les os des morts,—et pouvant à peine se traîner hors de l'endroit où ils s'étaient emplis,—tant ils avaient bien rompu leur long jeûne,—sur ceux qui étaient tombés pour leur repas de la nuit.—Alp reconnut, aux turbans, qui avaient roulé sur le sable,—les premiers entre les plus braves de sa troupe;—rouges et verts étaient les châles qui ceignaient leurs têtes,—et chaque crâne avait une longue touffe de cheveux;—tout le reste était rasé et nu.—Leurs crânes étaient dans la gueule du chien sauvage,—et leur chevelure entortillée autour de sa mâchoire.—Tout auprès, sur le rivage, au bord du golfe,—un vautour s'était posé, battant des ailes, pour chasser un loup—qui était descendu furtivement des collines, mais se tenait à l'écart,—effarouché par les chiens, loin de la proie humaine.—Pourtant il attrappa sa part d'un cheval qui gisait,—rongé par les oiseaux sur les sables de la baie[340].» Voilà l'issue de l'homme; la chaude frénésie de la vie aboutit là; enseveli ou non, peu importe: vautours ou chacals, ses fossoyeurs se valent. La tempête de ses colères et de ses efforts n'a servi qu'à le leur jeter en pâture, et il n'arrive sous leurs becs ou sous leurs mâchoires qu'avec le sentiment de ses espérances frustrées et de ses désirs inassouvis. Quelqu'un de nous a-t-il pu oublier la mort de Lara après l'avoir lue? Quelqu'un a-t-il vu ailleurs, sauf dans Shakspeare, une plus lugubre peinture de la destinée de l'homme en vain cabré contre son frein? Quoique généreux comme Macbeth, il a tout osé, comme Macbeth, contre la loi et contre la conscience, même contre la pitié et le plus vulgaire honneur; les crimes commis l'ont acculé à d'autres crimes, et le sang versé l'a fait glisser dans une mare de sang. Corsaire, il a tué; coupe-jarret, il assassine, et les meurtres anciens qui peuplent ses rêves viennent avec leurs ailes de chauves-souris heurter aux portes de son cerveau. On ne les chasse point, ces noires visiteuses; la bouche a beau rester muette, le front pâli et l'étrange sourire témoignent de leur venue. Et pourtant c'est un noble spectacle que de voir l'homme debout, la contenance calme jusque sous leur attouchement. Le dernier jour est venu, et six pouces de fer ont eu raison de toute cette force et de toute cette furie. Il est couché sous un tilleul, et sa plaie ruisselle. À chaque convulsion, le flot jaillit plus noir, puis s'arrête; le sang ne tombe plus que goutte à goutte, et déjà son front est humide, son œil terne. Les vainqueurs arrivent, il ne daigne pas leur répondre; le prêtre approche la croix bénite, il l'écarte avec mépris. Ce qui lui reste de vie est pour ce pauvre page, seul être qui l'ait aimé, qui l'a suivi jusqu'au bout, qui maintenant essaye d'étancher le sang de sa blessure. «Lara peut à peine parler, mais fait signe que c'est en vain;»—il lui prend la main, le remercie d'un sourire, et, lui parlant sa langue, une langue inconnue, lui montre du doigt le côté du ciel où en ce moment le soleil se lève, et la patrie perdue où il veut le renvoyer. Des assistants nul souci; sur lui-même aucun retour; son visage reste «immobile et sombre, sans repentir,» comme dans sa vie. «Cependant son souffle haletant soulève péniblement sa poitrine,—et le nuage s'épaissit sur ses yeux troubles,—ses membres s'étendent en tremblotant, et sa tête retombe[341].» Tout est fini, et de ce hautain esprit il ne reste plus qu'une pauvre argile. Après tout, pour de tels cœurs c'est là le sort désirable; ils ont mal pris la vie, et ne reposent bien que dans le tombeau.
Étrange poésie toute septentrionale, qui a sa racine dans l'Edda et sa fleur dans Shakspeare, née jadis d'un ciel inclément, au bord d'une mer tempétueuse, œuvre d'une race trop volontaire, trop forte et trop sombre, et qui, après avoir prodigué les images de la désolation et de l'héroïsme, finit par étendre comme un voile noir sur toute la nature vivante le rêve de l'universelle destruction. Ce rêve est ici comme dans l'Edda, presque aussi grandiose. «J'eus un songe qui n'était pas tout entier un songe.—Le clair soleil était éteint, et les étoiles—erraient dans les ténèbres de l'éternel espace,—sans rayons, ne voyant plus leur route, et la terre froide—se balançait aveugle et noircissante dans l'air sans lune.—Le matin venait, s'en allait et venait encore, mais n'apportait point de jour....—Les hommes mirent le feu aux forêts pour s'éclairer; mais heure par heure—elles tombaient et se consumaient; les troncs pétillants—s'éteignaient avec un craquement, puis tout était noir.—Ils vivaient près de ces feux nocturnes, et les trônes,—les palais des rois couronnés, les cabanes, les habitations de tous les êtres qui vivent sous un toit—flambèrent en guise de torches. Les cités furent incendiées,—et les hommes se tenaient assemblés autour de leurs maisons brûlantes—pour se regarder encore une fois la face les uns des autres. Leurs fronts sous cette lumière désespérée avaient un aspect infernal, lorsque par saccades—les éclairs arrivaient sur eux. Quelques-uns gisaient à terre,—et cachaient leurs yeux et pleuraient.—D'autres, souriant,—appuyaient leur menton sur les mains crispées.—D'autres couraient çà et là et nourrissaient—avec du bois leurs bûchers funéraires, et levaient les yeux—avec une anxiété folle vers le ciel morne,—linceul d'un monde mort; puis de nouveau,—avec des malédictions, ils se jetaient sur la poussière,—grinçaient des dents et hurlaient. Les oiseaux sauvages criaient,—et dans leur épouvante venaient tomber à terre—et battaient l'air de leurs ailes inutiles. Les brutes les plus farouches—arrivaient apprivoisées et craintives, et les vipères rampaient—et s'entrelaçaient parmi la multitude—avec des sifflements, mais sans morsure. On les tua pour s'en nourrir.—La Guerre, qui pour un moment s'était apaisée,—s'assouvit de nouveau: ils achetèrent un repas—avec du sang, et chacun, morne, s'assit à part,—se gorgeant dans l'ombre. Plus d'amour;—la terre n'avait plus qu'une pensée, celle de la mort,—de la mort présente et sans gloire, et la dent—de la famine mordait toutes les entrailles. Les hommes—mouraient, et leurs os étaient sans tombe comme leur chair.—Les maigres étaient dévorés par les maigres.—Même les chiens assaillirent leurs maîtres, tous sauf un;—et celui-ci fut fidèle au cadavre, écartant—les oiseaux, et les bêtes, et les hommes affamés, par ses hurlements,—jusqu'à ce que la faim leur eût serré la gorge, ou que les morts qui tombaient—eussent alléché leurs mâchoires maigres.—Lui-même n'alla point chercher de nourriture,—mais d'un piteux et perpétuel gémissement,—avec des cris pressés et désolés, léchant la main—qui ne lui répondait point par une caresse, il mourut.—La foule périt de faim par degrés; mais deux hommes—dans une énorme cité survécurent,—et ils étaient ennemis. Ils se rencontrèrent—auprès des brandons mourants d'un autel—où un amas de choses saintes avaient été empilées—pour un usage profane. Ils les ramassèrent,—et, grelottant, de leurs froides mains de squelettes—ils grattèrent—les faibles cendres, et leur faible souffle—tâcha d'y souffler une petite vie, et fit une flamme—qui était une dérision. Puis, comme elle devenait plus claire,—ils levèrent leurs yeux et regardèrent—chacun la face de l'autre; ils se virent, crièrent et moururent.—Ils moururent d'épouvante par l'horreur de leur propre aspect[342].»
IV
Entre ces poëmes effrénés et funéraires, qui tous incessamment reviennent et s'obstinent sur le même sujet, il y en a un plus imposant et plus haut, Manfred, frère jumeau du plus grand poëme du siècle, le Faust de Gœthe. «Lord Byron m'a pris mon Faust, disait Gœthe, et l'a fait sien. Il en a employé les ressorts moteurs à sa façon, pour son but propre, de sorte qu'aucun d'eux ne reste le même, et c'est pour cette raison surtout que je ne saurais trop admirer son génie.» En effet, l'œuvre était originale. «Je n'ai jamais lu le Faust de Gœthe, écrivait Byron, car je ne sais pas l'allemand; mais Matthew Monk Lewis, en 1816, à Coligny, m'en traduisit la plus grande partie de vive voix, et naturellement j'en fus très-frappé. Néanmoins c'est le Steinbach et la Jungfrau, et quelque chose d'autre encore, bien plus que Faust, qui m'ont fait écrire Manfred.»—«L'œuvre est si entièrement renouvelée, ajoutait Gœthe, que ce serait une tâche intéressante pour un critique de montrer non-seulement les altérations, mais leurs degrés.» Parlons-en donc tout à notre aise: il s'agit ici de l'idée dominante du siècle, exprimée de manière à manifester le contraste de deux maîtres et de deux nations.
Ce qui fait la gloire de Gœthe, c'est qu'au dix-neuvième siècle il a pu faire un poëme épique, j'entends un poëme où agissent et parlent de véritables dieux. Cela semblait impossible au dix-neuvième siècle, puisque l'œuvre propre de notre âge est la considération épurée des idées créatrices et la suppression des personnes poétiques par lesquelles les autres âges n'ont jamais manqué de les figurer. Des deux familles divines, la grecque et la chrétienne, aucune ne paraissait capable de rentrer dans le monde épique. La littérature classique avait entraîné dans sa chute les mannequins mythologiques, et les dieux antiques dormaient sur leur vieil Olympe, où l'histoire et l'archéologie pouvaient seules aller les réveiller. Les anges et les saints du moyen âge, aussi étrangers et presque aussi lointains, étaient couchés sur le vélin de leurs missels et dans les niches de leurs cathédrales, et si quelque poëte, comme Chateaubriand, essayait de les faire rentrer dans le monde moderne[343], il ne parvenait qu'à les rabaisser jusqu'à l'office de décors de sacristie et de machines d'opéra. La crédulité mythique avait disparu par l'accroissement de l'expérience; la crédulité mystique avait disparu par l'accroissement du bien-être. Le paganisme, au contact de la science, s'était réduit à la reconnaissance des forces naturelles; le christianisme, au contact de la morale, se réduisait à l'adoration de l'idéal. Pour diviniser de nouveau les puissances physiques, il eût fallu que l'homme redevînt un enfant bien portant comme sous Homère. Pour diviniser de nouveau les puissances spirituelles, il eût fallu que l'homme redevînt un enfant malade comme sous Dante. Mais il était adulte, et ne pouvait remonter vers les civilisations, ni vers les épopées d'où le courant de sa pensée et de sa vie l'avait retiré pour jamais. Comment lui montrer ses dieux, les dieux modernes? comment les revêtir pour lui d'une forme personnelle et sensible, puisque c'est justement de toute forme personnelle et sensible qu'il a travaillé et réussi à les dépouiller? Au lieu d'écarter la légende, Gœthe la reprend. C'est une histoire du moyen âge qu'il choisit pour thème. Soigneusement, pieusement, il suit à la trace les vieilles mœurs et la vieille croyance. Un laboratoire d'alchimiste, un grimoire de sorcière, de grosses gaîtés de villageois, d'étudiants ou d'ivrognes, le sabbat sur le Brocken, la messe à l'église: vous croiriez voir une gravure du temps de Luther, consciencieuse et minutieuse; rien n'est omis. Les personnages célestes apparaissent dans les attitudes consacrées, selon le texte de l'Écriture, à la façon des anciens mystères. C'est le Seigneur avec les anges, puis avec le diable, qui vient lui demander la permission de tenter Faust, comme autrefois il a tenté Job. C'est le ciel comme l'imaginait saint François et le peignait Van Eyck, avec les anachorètes, les saintes femmes et les docteurs, les uns dans un paysage de rochers bleuâtres, les autres au-dessus dans l'air sublime, autour de la Vierge glorieuse, rangés par régions et flottant en chœurs. Gœthe pousse l'affectation d'orthodoxie jusqu'à inscrire au-dessous de chacun son nom latin et sa niche dans la Vulgate[344]. Et justement cette fidélité le proclame sceptique. On voit que s'il ressuscite le vieux monde, c'est en historien, non en croyant. Il n'est, chrétien que par souvenir et poésie. Chez lui, l'esprit moderne déborde avec calcul du vase étroit où par calcul il semble s'enfermer. Le penseur perce derrière le conteur. À chaque instant, un mot voulu, qui paraît involontaire, ouvre par delà les voiles de la tradition les perspectives de la philosophie. Qui sont-ils, ces personnages surnaturels, ce Dieu, ce Méphistophélès et ces anges? Leur substance incessamment va se dissolvant et se reformant, pour montrer et cacher tour à tour l'idée qui l'emplit. Sont-ce des abstractions ou des personnes? Ce Méphistophélès révolutionnaire et philosophe, qui a lu Candide et gouaille cyniquement les puissances, est-il autre chose parfois que «l'esprit qui nie?» Ces anges «qui se réjouissent de la riche beauté vivante, que la trame incessante de l'être vient envelopper dans les suaves liens de l'amour, qui fixent en pensées stables la vapeur onduleuse des apparitions changeantes,» sont-ils autre chose, pour un instant du moins, que l'intelligence idéale qui, par la sympathie, arrive à tout aimer, et par les idées, à tout comprendre? Que dirons-nous de ce Dieu, d'abord biblique et personnel, qui peu à peu se déforme, s'évanouit, et reculant dans les profondeurs, derrière les magnificences de la nature vivante et les splendeurs de la rêverie mystique, se confond avec l'inaccessible absolu? Ainsi se développe le poëme entier, action et personnages, hommes et dieux, antiquité et moyen âge, ensemble et détails, toujours sur la limite de deux mondes: l'un sensible et figuré, l'autre intelligible et sans formes; l'un qui comprend les dehors, mobiles de l'histoire ou de la vie, et toute cette floraison colorée et parfumée que la nature prodigue à la surface de l'être, l'autre qui contient les profondes puissances génératrices et les invisibles lois fixes par lesquelles tous ces vivants arrivent sous la clarté du jour[345]. Enfin, les voilà, nos dieux; nous ne les travestissons plus, comme nos ancêtres, en idoles ou en personnes; nous les apercevons tels qu'ils sont en eux-mêmes, et nous n'avons pas besoin pour cela de renoncer à la poésie, ni de rompre avec le passé. Nous restons à genoux devant les sanctuaires où pendant trois mille ans a prié l'humanité; nous n'arrachons pas une seule rose aux guirlandes dont elle a couronné ses divines madones; nous n'éteignons pas une seule des lampes qu'elle entassait sur les marches de son autel; nous contemplons avec un plaisir d'artistes les châsses précieuses où, parmi les candélabres ouvragés, les soleils de diamants et les chapes resplendissantes, elle a répandu les plus purs trésors de son génie et de son cœur. Mais notre pensée perce plus loin que nos yeux. A de certains instants, pour nous, ces draperies, ces marbres, tout cet appareil vacille; ce ne sont plus que de beaux fantômes, ils se dissipent en fumée, et nous découvrons à travers eux et derrière eux l'impalpable idéal qui a dressé ces piliers, illuminé ces voûtes, et plané pendant des siècles sur la multitude agenouillée.
Comprendre la légende et aussi comprendre la vie, voilà l'objet de cette œuvre et de toute l'œuvre de Gœthe. Chaque chose, brute ou pensante, vile ou sublime, fantastique ou tangible, est un groupe de puissances dont notre esprit, par l'étude et la sympathie, peut reproduire en lui-même les éléments et l'arrangement. Reproduisons-la et donnons-lui dans notre pensée un nouvel être. Est-ce qu'une commère comme Marthe, bavarde et sotte, est-ce qu'un ivrogne comme Frosch, braillard et sale, et le reste des magots hollandais sont indignes d'entrer dans un tableau? Même cette guenon et ces singes qui font bouillir la marmite de la sorcière, avec leurs cris rauques et leur imagination détraquée, valent la peine que l'art les ranime. Partout où est la vie, même bestiale ou maniaque, est la beauté. Plus on regarde la nature, plus on la trouve divine, divine jusque dans ses rochers et ses plantes. Considérez ces forêts, elles semblent inertes; mais les feuilles respirent, et la séve y monte insensiblement, à travers les troncs massifs et les branches, jusque dans les minces rameaux étendus comme des doigts ouverts au bout des tiges; elle emplit des canaux gorgés, elle suinte en formes vivantes, elle comble les frêles chatons de poussières fécondantes, elle répand à profusion dans l'air qui fermente les vapeurs et les senteurs; cet air lumineux, ce dôme de verdure, cette longue colonnade de troncs, ce sol silencieux travaillent et se transforment; ils accomplissent une œuvre, et le cœur du poëte n'a qu'à les écouter pour trouver une voix à leurs instincts obscurs. Ils parlent dans ce cœur; bien mieux ils chantent, et les autres êtres font de même; chacun avec sa mélodie distincte, courte ou longue, étrange ou simple, seule appropriée à sa nature, capable de la manifester tout entière, comme un son, par son timbre, sa hauteur et sa force, manifeste la structure intérieure du corps qui l'a produit. Cette mélodie, le poëte la respecte; il évite de l'altérer par le mélange de ses idées ou de son accent; tout son soin est de la garder intacte et pure. Ainsi se forme son œuvre, écho de l'universelle nature, gigantesque chœur où les dieux, les hommes, le passé, le présent, tous les moments de l'histoire, toutes les conditions de la vie, tous les ordres de l'être viennent s'accorder sans se confondre, et où le génie flexible du musicien, qui tour à tour s'est métamorphosé en chacun d'eux pour les interpréter et les comprendre, ne témoigne de sa pensée propre qu'en faisant entrevoir, par delà cette immense harmonie, le groupe de lois idéales d'où elle dérive et la raison intérieure qui la soutient.
À côté de cette conception si haute, qu'est-ce que le surnaturel de Manfred? Sans doute Byron est ému par les grandes choses de la nature: il sort des Alpes, il a vu ces glaciers qui sont «comme un ouragan gelé,» ces cataractes formidables qui ondulent au-dessus des précipices «comme la queue du cheval pâle de l'Apocalypse;» mais il n'en a rien rapporté, sauf des images. Sa sorcière, ses esprits, son Ahrimane ne sont que des dieux de théâtre. Il n'y croit pas plus que nous. C'est à un tout autre prix qu'on fait de vrais dieux: il faut y croire; il faut, comme Gœthe, avoir assisté longuement, en philosophe et en savant, à leur naissance; il faut avoir vu d'eux autre chose que leur dehors. Celui qui, en restant poëte, s'est fait naturaliste et géologue, qui a suivi dans les fissures des roches les eaux tortueuses lentement distillées et poussées enfin par leur propre poids vers la lumière, peut se demander, comme autrefois les Grecs, en les regardant tournoyer et chatoyer sous leurs teintes d'émeraude, ce qu'elles peuvent penser, si elles pensent. Quelle étrange vie que la leur, tour à tour reposée et violente! Combien loin de la nôtre? Avec quel effort faut-il nous arracher à nos passions compliquées et vieillies pour comprendre la jeunesse et la simplicité divine d'un être affranchi de la réflexion et de la forme! Combien difficile est une telle œuvre pour un moderne! Combien impossible pour un Anglais! Shelley, Keats en ont approché, grâce à la délicatesse nerveuse de leur imagination malade ou débordante; mais que cette approche est encore lointaine! Et comme on sent, en les lisant, qu'il leur eût fallu, ainsi qu'à Goëthe, l'aide de la culture publique et l'aptitude du génie national! Ce que la civilisation tout entière a développé uniquement chez l'Anglais, c'est la volonté énergique et les facultés pratiques. L'homme s'est trouvé roidi dans l'effort, concentré dans la résistance, attaché à l'action, et partant exclu de la spéculation pure, de la sympathie ondoyante et de l'art désintéressé. Chez lui, la liberté métaphysique a péri sous les préoccupations utilitaires, et la rêverie panthéistique sous les préoccupations morales. Comment ferait-il pour plier son imagination jusqu'à suivre les contours innombrables et fuyants des êtres, surtout des êtres vagues? Comment ferait-il pour sortir de sa religion jusqu'à reproduire avec indifférence les puissances de l'indifférente nature? Et qui est plus loin de la flexibilité et de l'indifférence que celui-ci? L'eau coulante, qui chez Goëthe va se modelant sur toutes les formes du terrain, et qu'on aperçoit dans le lointain sinueux et lumineux sous le brouillard doré qu'elle exhale, s'est prise tout d'un coup chez Byron en une masse de glace, et ne fait plus qu'un bloc rigide de cristal. Ici comme ailleurs, il n'y a qu'un personnage, le même qu'ailleurs. Hommes, dieux, nature, tout le monde changeant et multiple de Goëthe s'est évanoui. Seul le poëte subsiste, exprimé dans son personnage. Enfermé invinciblement en lui-même, il n'a pu voir que lui-même; s'il fait venir d'autres êtres, c'est pour qu'ils lui donnent la réponse, et à travers cette épopée prétendue il a persisté dans son monologue éternel.
Mais aussi comme toutes ces puissances rassemblées en un seul être le font grand! Dans quelle médiocrité et quelle platitude recule auprès de lui le Faust de Goëthe! Sitôt qu'on cesse de voir en ce Faust l'humanité, qu'est-ce qu'il devient? Est-ce là un héros? Triste héros, qui pour toute œuvre parle, a peur, étudie les nuances de ses sensations et se promène! Sa plus forte action est de séduire une grisette et d'aller danser la nuit en mauvaise compagnie, deux exploits que tous les étudiants ont accomplis. Ses volontés sont des velléités, ses idées des aspirations et des rêves. Une âme de poëte dans une tête de docteur, toutes deux impropres à l'action et faisant mauvais ménage, la discorde au dedans, la faiblesse au dehors; bref, le caractère manque; c'est un caractère d'Allemand. À côté de lui, quel homme que Manfred! C'est un homme; il n'y a pas de mot plus beau, ni qui le peigne mieux. Ce n'est pas lui qui, à l'aspect d'un esprit, «tremblera comme un ver craintif qui se tortille à terre.» Ce n'est pas lui qui regrettera «de n'avoir ni or, ni biens, ni honneurs, ni souveraineté dans le monde.» Ce n'est pas lui qui se laissera duper comme un écolier par le diable, ou qui ira s'amuser en badaud aux fantasmagories du Brocken. Il a vécu en chef féodal, non en savant gradué; il a combattu, il a maîtrisé les autres; il sait se maîtriser lui-même. S'il s'est enfoncé dans les arts magiques, ce n'est point par curiosité d'alchimiste, c'est par audace de révolté. «Dès ma jeunesse, mon âme n'a point marché avec les âmes des hommes,—et n'a point regardé la terre avec des yeux d'homme.—La soif de leur ambition n'était point la mienne.—Le but de leur vie n'était pas le mien.—Mes joies, mes peines, mes passions, mes facultés—me faisaient étranger dans leur bande; je portais leur forme,—mais je n'avais point de sympathie avec la chair vivante....—Je ne pouvais point dompter et plier ma nature, car celui-là—doit servir qui veut commander; il doit caresser, supplier,—épier tous les moments, s'insinuer dans toutes les places,—être un mensonge vivant, s'il veut devenir—une créature puissante parmi les viles,—et telle est la foule; je dédaignais de me mêler dans un troupeau,—troupeau de loups, même pour les conduire[346]....—Ma joie était dans la solitude, pour respirer—l'air difficile de la cime glacée des montagnes,—où les oiseaux n'osent point bâtir, où l'aile des insectes—ne vient point effleurer le granit sans herbe, pour me plonger—dans le torrent et m'y rouler—dans le rapide tourbillon des vagues entre-choquées,—pour suivre à travers la nuit la lune mouvante,—les étoiles et leur marche, pour saisir—les éclairs éblouissants jusqu'à ce que mes yeux devinssent troubles,—ou pour regarder, l'oreille attentive, les feuilles dispersées,—lorsque les vents d'automne chantaient leur chanson du soir.—C'étaient là mes passe-temps, et surtout d'être seul;—car si les créatures de l'espèce dont j'étais,—avec dégoût d'en être, me croisaient dans mon sentier,—je me sentais dégradé et retombé jusqu'à elles, et je n'étais plus qu'argile[347].» Il vit seul, et il ne peut pas vivre seul. La profonde source de l'amour, exclue de ses issues naturelles, déborde alors et dévaste le cœur qui n'a pas voulu s'épancher. Il a aimé, trop aimé, trop près de lui, sa sœur peut-être; elle en est morte, et le remords impuissant est venu remplir cette âme que nulle occupation humaine n'avait pu combler. «Ma solitude n'est plus une solitude;—elle s'est peuplée de furies. J'ai grincé mes dents—dans les ténèbres jusqu'au retour de l'aube;—puis, jusqu'au soleil couchant, je me suis maudit. J'ai demandé—la folie comme un bienfait; elle m'est refusée.—J'ai affronté la mort; mais dans la guerre des éléments—les eaux se sont écartées de moi,—et les choses mortelles ont passé près de moi sans me faire mal. La froide main—d'un démon impitoyable m'a retenu—par un seul cheveu, qui n'a pas voulu se briser.—Dans la fantaisie, dans l'imagination, dans toutes—les opulences de mon âme, j'ai plongé jusqu'au fond;—mais, comme une vague refluante, elle m'a rejeté—dans le gouffre de ma pensée sans fond.—J'habite dans mon désespoir,—et j'y vis, j'y vis pour toujours[348].» Qu'il la voie encore une fois, c'est vers cet unique et tout-puissant désir qu'affluent toutes les puissances de son âme. Il l'évoque au milieu des démons; elle paraît, mais ne répond pas. Il la supplie, avec quels cris, quels douloureux cris d'angoisse profonde! Comme il l'aime! De quel élan et de quel effort toutes ses tendresses refoulées et écrasées bouillonnent et s'échappent à l'aspect de ces yeux bien-aimés qu'il revoit pour la dernière fois! Avec quel entraînement ses bras convulsifs se tendent vers cette forme frêle qui, frissonnant, sort de la tombe, vers ces joues où le sang rappelé par contrainte pose une rougeur maladive «comme celle que l'automne met sur les feuilles mourantes[349]!»—«Écoute-moi! écoute-moi!—Astarté, ma bien-aimée, parle-moi!—J'ai tant enduré, j'ai tant à endurer encore!—Regarde-moi, ce tombeau ne t'a pas changée—plus que je suis changé pour toi. Tu m'aimais trop—comme je t'ai trop aimée. Nous n'étions point faits—pour nous torturer l'un l'autre, quand c'eût été—le plus mortel péché de nous aimer comme nous nous sommes aimés.—Dis que tu n'as point horreur de moi, que je subis—cette punition pour nous deux, que tu seras—un des esprits bienheureux, et que je mourrai;—car jusqu'ici toutes les choses odieuses conspirent—pour me lier à la vie, à une vie—qui me fait reculer en frémissant devant l'immortalité,—devant un avenir pareil au passé. Je n'ai plus de repos,—je ne sais pas ce que je demande, ni ce que je cherche.—Je sens seulement ce que tu es et ce que je suis.—Et pourtant je voudrais une fois encore, avant de périr,—entendre la musique de ta voix. Parle-moi,—car je t'ai appelée dans la nuit silencieuse,—j'ai effrayé les oiseaux endormis dans les rameaux muets,—j'ai éveillé les loups des montagnes et rendu—ton nom familier aux échos des cavernes,—qui me répondaient; bien des choses m'ont répondu,—esprits et hommes; mais tu as toujours été muette.—Parle-moi; j'ai erré sur la terre,—et je n'ai jamais trouvé ta ressemblance. Parle-moi;—regarde les démons autour de nous; ils se sentent un cœur pour moi.—Je ne les crains pas, je ne sens mon cœur que pour toi seule.—Parle-moi, quand ce serait avec courroux. Dis un mot,—n'importe lequel. Seulement que je t'entende encore une fois,—encore cette fois, encore une fois[350]!» Elle parle, quelle triste et douteuse réponse! et des convulsions courent sur les membres de Manfred, lorsqu'elle disparaît; mais un instant après, les esprits voient qu'il «se dompte et fait de sa torture l'esclave de sa volonté.»—«S'il eût été l'un de nous, il eût été un esprit redoutable[351].» La volonté, voilà dans cette âme la base inébranlable. Il n'a point plié devant le souverain des esprits, il est resté debout et calme en face du trône infernal, sous le déchaînement de tous les démons qui voulaient le déchirer; maintenant qu'il meurt et qu'ils l'assaillent, il lutte et triomphe encore; tout «râlant qu'il est, les lèvres blanches,» il reste «debout dans sa force,» les brave et les chasse. «Tu n'as point de pouvoir sur moi, je le sens.—Tu ne me posséderas jamais, je le sais.—Ce que j'ai fait est fait; je porte au dedans de moi—une torture à laquelle la tienne ne pourrait rien ajouter.—L'âme, qui est immortelle, se donne à elle-même—la récompense ou le châtiment de ses bonnes ou de ses mauvaises pensées.—Elle est à elle-même le commencement et la fin de son propre mal.—Elle est à elle-même son lieu et son temps. Son être intime,—quand elle est dépouillée de cette mortalité, n'emprunte point—sa couleur aux choses fugitives du dehors,—mais demeure absorbé dans une souffrance ou dans une joie—qui vient de la conscience de ses propres mérites.—Tu ne m'as point tenté, ce n'est point toi qui aurais pu me tenter.—Je n'ai point été ta dupe, et je ne suis point ta proie.—J'ai été mon propre destructeur, et je le serai encore—dans la vie qui s'approche. Arrière, démons trompés!—La main de la mort est sur moi, mais point la vôtre[352]....» Le moi, l'invincible moi, qui se suffit à lui-même, sur qui rien n'a prise, ni démons, ni hommes, seul auteur de son bien et de son mal, sorte de dieu souffrant et tombé, mais toujours dieu sous ses haillons de chair, à travers la fange et les froissements de toutes ses destinées, voilà le héros et l'œuvre de cet esprit et des hommes de sa race. Si Goëthe a été le poëte de l'univers, Byron a été le poëte de la personne, et si le génie allemand dans l'un a trouvé son interprète, le génie anglais dans l'autre a trouvé le sien.
V
On devine bien que les Anglais se récriaient, et reniaient le monstre. Southey, poëte lauréat, disait de lui, en beau style biblique, qu'il tenait de Moloch et de Belial, mais surtout de Satan, et avec une générosité de confrère, réclamait contre lui l'attention du gouvernement. Le papier ne suffirait pas, s'il fallait transcrire les injures des revues décentes «contre ces hommes (entendez cet homme) au cœur gâté, à l'imagination dépravée, qui, se forgeant un système d'opinions accommodées à leur triste conduite, se sont révoltés contre les plus saintes ordonnances de la société humaine, et qui, haïssant cette religion révélée dont avec tous leurs efforts et toutes leurs bravades ils ne peuvent entièrement déraciner en eux la croyance, travaillent à rendre les autres aussi misérables qu'eux-mêmes en les infectant d'un poison moral qui les rongera jusqu'au cœur.» Emphase de mandement et pédanterie de cuistre: dans ce pays, la presse fait l'office de gendarme, et jamais elle ne l'y a fait plus violemment qu'alors. L'opinion aidait la presse. Plusieurs fois en Italie lord Byron vit des gentlemen sortir d'un salon avec leurs femmes lorsqu'on l'annonçait. À titre de grand seigneur et d'homme célèbre, le scandale qu'il donnait criait plus haut que tout autre: il était a public sinner; un jour un ecclésiastique obscur lui envoya une prière qu'il avait trouvée dans les papiers de sa femme, charmante et pieuse personne, morte récemment, et qui en secret avait demandé à Dieu la conversion du grand pécheur. L'Angleterre conservatrice et protestante; après un quart de siècle de guerres morales et deux siècles d'éducation morale, avait poussé à bout sa sévérité et son rigorisme, et l'intolérance puritaine, comme jadis en Espagne l'intolérance catholique, mettait les dissidents hors la loi. La proscription de la vie voluptueuse ou abandonnée, l'observation étroite de la règle et de la décence, le respect de toutes les polices divines ou humaines, les révérences obligées au seul nom de Pitt, du roi, de l'Église et du dieu biblique, l'attitude du gentleman en cravate blanche, officiel, inflexible, implacable, voilà les mœurs qu'on trouvait alors au delà de la Manche, cent fois plus tyranniques qu'aujourd'hui; c'est à ce moment, selon Stendhal, qu'un pair, seul au coin de son feu, n'osait croiser ses jambes, par crainte d'être improper. L'Angleterre se tenait roide, désagréablement lacée dans son corset de bienséances. De là deux misères: on souffre, et l'on est tenté, quand on est sûr du secret, de jeter bas la vilaine machine étouffante. D'un côté la contrainte, de l'autre l'hypocrisie, voilà les deux vices de la civilisation anglaise, et c'est à eux que Byron, avec sa clairvoyance de poëte et ses instincts de combattant, s'est attaqué.
Dès l'abord, il les avait vus; les vrais artistes sont perspicaces; c'est en cela qu'ils nous surpassent; nous jugeons d'après des ouï-dire et des phrases toutes faites, en badauds; ils jugent d'après les faits et les choses, en originaux: à vingt-deux ans il avait vu l'ennui né de la contrainte désoler toute la high life. «Là se tient debout la noble hôtesse, qui restera sur ses jambes—même à la trois-millième révérence.—Les ducs royaux, les dames grimpent l'escalier encombré, et à chaque fois avancent d'un pouce[353].»—«Il faut aller voir à la campagne, écrivait-il, ce que les journaux appellent une compagnie choisie d'hôtes de distinction, notamment les gentlemen après dîner, les jours de chasse, et la soirée qui suit, et les femmes qui ont l'air d'avoir chassé, ou plutôt d'avoir été chassées.... Je me rappelle un dîner à la ville chez lord C....., composé de gens peu nombreux, mais choisis entre les plus amusants. Le dessert était à peine sur la table, que sur douze personnes j'en comptai cinq endormies.» Pour les mœurs, du moins dans la haute classe, il ajoutait: «Passé la soirée dans ma loge à Covent Garden.... Partout autour de moi les plus distinguées des jeunes et des vieilles coquines de qualité.... C'est comme si la salle eût été partagée entre les courtisanes publiques et les autres; mais les intrigantes dépassaient de beaucoup en nombre les mercenaires.... Là, quelle différence y a-t-il entre Pauline et sa maman, et lady.... et sa fille, si ce n'est que les deux dernières peuvent aller chez le roi et partout ailleurs, et que les deux premières sont réduites à l'Opéra et aux maisons de filles? Quel plaisir j'ai à observer la vie telle qu'elle est réellement[354]!...» Du décorum et de la débauche; des tartufes de mœurs,
Qui mettent leurs vertus en mettant leurs gants blancs[355];
une oligarchie qui, pour garder ses dignités et ses sinécures, déchire l'Europe, dévore l'Irlande et ameute le peuple avec les grands mots de vertu, de christianisme et de liberté: il y avait des vérités sous ces invectives[356]. C'est depuis trente ans seulement que l'ascendant de la classe moyenne a diminué les priviléges et la corruption des grands; mais à ce moment on pouvait leur jeter de rudes paroles à la tête. «La pudeur, disait Byron en prenant les mots de Voltaire, s'est enfuie des cœurs et s'est réfugiée sur les lèvres.... Plus les mœurs sont dépravées, plus les expressions sont mesurées; on croit regagner en langage ce que l'on a perdu en vertu.... Voilà la vérité, la vérité sur la masse hypocrite et dégradée qui infeste la présente génération anglaise; c'est la seule réponse qu'ils méritent.... Le cant est le péché criant dans ce siècle menteur et double d'égoïstes déprédateurs.» Et là-dessus il écrivit son chef-d'œuvre, Don Juan[357].
Tout y était nouveau, forme et fond; c'est qu'il était entré dans un nouveau monde; l'Anglais, homme du Nord transplanté parmi les mœurs du Midi et dans la vie italienne, s'était imbibé d'une nouvelle séve qui lui faisait porter de nouveaux fruits. On lui avait fait lire[358] les satires très-lestes de Buratti, et même les sonnets plus que voluptueux de Baffo. Il vivait dans l'heureuse société de Venise, encore exempte de colères politiques, où le souci paraissait une sottise, où l'on traitait la vie comme un carnaval, où le plaisir courait les rues, non pas timide et hypocrite, mais déshabillé et approuvé. Il s'y était amusé fougueusement d'abord, plus qu'assez et même plus que trop, presque jusqu'à s'y détruire; puis après des galanteries vulgaires, ayant rencontré un amour véritable, il était devenu cavalier servant, à la mode du pays, du consentement de la famille, offrant le bras, portant le châle, un peu maladroitement d'abord et avec étonnement, mais en somme plus heureux qu'il n'avait jamais été, et caressé comme par un souffle tiède de volupté et d'abandon. Il y avait vu le renversement de toute la morale anglaise, l'infidélité conjugale érigée en règle, et la fidélité amoureuse érigée en devoir. «Impossible, écrivait-il, de convaincre une femme ici qu'elle manque le moins du monde au devoir et aux convenances en prenant un amoroso.... L'amour (le sentiment de l'amour) non-seulement excuse la chose, mais en fait une vertu positive[359], pourvu qu'il soit désintéressé et pas un caprice, et qu'il se borne à une seule personne.» Un peu plus tard, il traduisait le Morgante Maggiore de Pulci pour montrer «ce qui était permis aux ecclésiastiques en matière de religion dans un pays catholique et dans un âge bigot,» et pour imposer silence «aux arlequins d'Angleterre qui l'accusaient d'attaquer la liturgie.» Il jouissait de cette liberté et de cette aise, et comptait bien ne jamais retomber sous l'inquisition pédantesque qui dans son pays l'avait condamné et damné sans rémission. Il écrivait son Beppo en improvisateur, avec un laisser-aller charmant, avec une belle humeur ondoyante, fantasque, et y opposait l'insouciance et le bonheur de l'Italie aux préoccupations et à la laideur de l'Angleterre. «J'aime à voir le soleil se coucher, sûr qu'il se lèvera demain,—non pas débile et clignotant dans le brouillard,—comme l'œil mort d'un ivrogne qui geint,—mais avec tout le ciel pour lui seul, sans que le jour soit forcé d'emprunter—sa lumière à ces lampions d'un sou qui se mettent à trembloter—quand Londres l'enfumée fait bouilloter son chaudron trouble[360].»—«J'aime leur langue, ce doux latin bâtard—qui se fond comme des baisers sur une bouche de femme,—qui glisse comme si on devait l'écrire sur du satin—avec des syllabes qui respirent la douceur du Midi,—avec des voyelles caressantes qui coulent et se fondent si bien ensemble,—que pas un seul accent n'y semble rude,—comme nos âpres gutturales du Nord, aigres et grognantes,—que nous sommes obligés de cracher avec des sifflements et des hoquets[361].»—«J'aime aussi les femmes (pardonnez ma folie),—depuis la riche joue de la paysanne d'un rouge bronzé—et ses grands yeux noirs avec leur volée d'éclairs—qui vous disent mille choses en une fois,—jusqu'au front de la noble dame, plus mélancolique,—mais calme, avec un regard limpide et puissant,—son cœur sur les lèvres, son âme dans les yeux,—douce comme son climat, rayonnante comme son ciel[362].» Avec d'autres mœurs, il y avait là une autre morale; il y en a une pour chaque siècle, chaque race et chaque ciel; j'entends par là que le modèle idéal varie avec les circonstances qui le façonnent. En Angleterre, la dureté du climat, l'énergie militante de la race et la liberté des institutions prescrivent la vie active, les mœurs sévères, la religion puritaine, le mariage correct, le sentiment du devoir et l'empire de soi. En Italie, la beauté du climat, le sens inné du beau et le despotisme du gouvernement suggéraient la vie oisive, les mœurs relâchées, la religion imaginative, le culte des arts et la recherche du bonheur. Chacun des deux modèles a sa beauté et ses taches, l'artiste épicurien comme le politique moraliste[363]; chacun des deux montre par ses grandeurs les petitesses de l'autre, et, pour mettre en relief les travers du second, lord Byron n'avait qu'à mettre en relief les séductions du premier.
Là-dessus il se met en quête d'un héros, et n'en trouve pas, ce qui, dans ce siècle peuplé de héros, est «bien étrange.» Faute de mieux il prend «notre vieil ami don Juan,» choix scandaleux: quels cris vont pousser les moralistes d'Angleterre! Mais le comble de l'horreur, c'est que ce don Juan n'est point méchant, égoïste, odieux, comme ses confrères. Il ne séduit pas, ce n'est pas un corrupteur; l'occasion venue, il se laisse aller; il a du cœur et des sens, et sous un beau soleil tout cela s'émeut; à seize ans, on n'y peut mais, à vingt non plus, ni peut-être à trente. Prenez-vous-en à la nature humaine, mes chers moralistes; ce n'est pas moi qui l'ai faite ainsi; si vous voulez gronder, adressez-vous plus haut; nous sommes ici peintres, et non pas fabricants de marionnettes humaines, et nous ne répondons pas de la structure de nos pantins. Voilà donc notre Juan qui se promène; il se promène en beaucoup d'endroits, et dans tous ces endroits il est jeune; nous ne le foudroierons point pour cela, la mode en est passée; les diables verts et leurs cabrioles ne sont plus de mise qu'au cinquième acte de Mozart. Et d'ailleurs Juan est si aimable! Après tout, qu'a-t-il fait que les autres ne fassent? S'il a été l'amant de Catherine II, c'est à l'exemple du corps diplomatique et de toute l'armée russe. Laissez-le semer sa folle avoine, le bon grain viendra à son tour. Une fois arrivé en Angleterre, il aura de la tenue: j'avoue que sur provocation il pourra bien encore par-ci par-là picorer dans les jardins conjugaux de l'aristocratie; mais à la fin il se rangera, il ira au Parlement prononcer des discours moraux, il deviendra membre de l'association pour la répression du vice. Si vous voulez absolument qu'on le punisse, nous lui ferons faire un mariage malheureux: l'enfer de l'auteur espagnol «n'en est probablement que l'allégorie.» En tout cas, marié où damné, les honnêtes gens auront à la fin de la pièce le plaisir de savoir qu'il cuit tout vif[364].
Singulière apologie, n'est-ce pas? et qui ne fait qu'aggraver la faute? Attendez, vous ne connaissez pas encore tout le venin du livre: à côté de Juan, il y a dona Julia, Haydée, Gulbeyaz, Dudu, et le reste. C'est ici que le diabolique poëte enfonce sa griffe la plus aiguë, et c'est dans nos faibles qu'il a soin de l'enfoncer. Que vont dire les clergymen et les reviewers en cravate blanche? Car enfin, il n'y a point moyen de s'en défendre, il faut bien lire, malgré qu'on en ait. Deux ou trois fois de suite on voit ici le bonheur et quand je dis le bonheur, c'est bien le bonheur profond et entier, non pas la simple volupté, non pas la gaieté grivoise; nous sommes à cent lieues ici des jolies polissonneries de Dorat et des appétits débridés de Rochester. La beauté est venue, la beauté méridionale, éclatante et harmonieuse, épanchée sur toutes choses, sur le ciel lumineux, sur les paysages calmes, sur la nudité des corps, sur la naïveté des cœurs. Y a-t-il une chose qu'elle ne divinise? Tous les sentiments s'exaltent sous sa main. Ce qui était grossier devient noble; même dans cette aventure nocturne du sérail qui semble digne de Faublas, la poésie embellit la licence. Les jeunes filles reposent dans le large appartement silencieux, comme de précieuses fleurs apportées de tous les climats dans une serre. «L'une a posé sa joue empourprée sur son bras blanc,—et ses bouclés noires font sur ses tempes une grappe sombre.—Elle rêve ainsi dans sa langueur molle et tiède.—L'autre, avec ses tresses cendrées qui se dénouent, laisse pencher doucement sa belle tête,—comme un fruit qui vacille sur sa tige,—et sommeille, avec un souffle faible,—ses lèvres entr'ouvertes, montrant un rang de perles.—Une autre, comme du marbre, aussi calme qu'une statue,—muette, sans haleine, gît dans un sommeil de pierre,—blanche, froide et pure, et semble une figure sculptée sur un monument[365].» Cependant les lampes alanguies n'ont plus qu'une clarté bleuâtre; Dudu s'est couchée, l'innocente, et si elle a jeté un regard dans son miroir, «c'est comme la biche qui a vu dans le lac—passer fugitivement son ombre craintive.—Elle sursaute d'abord et s'écarte, puis coule un second regard—admirant cette nouvelle fille de l'abîme[366].» Que va devenir ici la pruderie puritaine? Est-ce que les convenances peuvent empêcher la beauté d'être belle? Est-ce que vous condamnerez un Titien, parce qu'il est nu? Qui est-ce qui donne un prix à la vie humaine et une noblesse à la nature humaine, sinon le pouvoir d'atteindre aux émotions délicieuses et sublimes? Vous venez d'en avoir une, et digne d'un peintre; est-ce qu'elle ne vaut pas celle d'un alderman? Refuserez-vous de reconnaître le divin, parce qu'il apparaît dans l'art et la jouissance, et non pas seulement dans la conscience et l'action? Il y a un monde à côté du vôtre, comme il y a une civilisation à côté de la vôtre; vos règles sont étroites et votre pédanterie tyrannique; la plante humaine peut se développer autrement que dans vos compartiments et sous vos neiges, et les fruits qu'alors elle portera n'en seront pas moins précieux. Vous le voyez bien, puisque vous y goûtez quand on vous les offre. Qui a lu les amours d'Haydée, et a eu d'autre pensée que de l'envier et de la plaindre? C'est une enfant sauvage qui a recueilli Juan, un autre enfant jeté évanoui par le flot sur la grève. Elle l'a préservé, elle l'a soigné comme une mère, et maintenant elle l'aime: qui est-ce qui peut la blâmer de l'aimer? Qui est-ce qui peut, en présence de la magnifique nature qui leur sourit et les accueille, imaginer pour eux autre chose que la sensation toute-puissante qui les unit? «C'était une côte déserte et battue de vagues brisées,—avec des falaises, au-dessus et une large plage de sable,—gardée par des bancs et des rocs comme par une armée.—Toujours y grondait la voix rauque des vagues hautaines,—sauf pendant les longs jours dormants de l'été,—qui faisaient briller comme un lac l'Océan allongé dans sa couche.—Tout était silence, sauf le cri de la mouette, et le saut du dauphin et le bruissement d'une petite vague—qui, heurtée par quelque roc ou bas-fond, s'irritait contre la barrière qu'elle mouillait à peine.—Ils erraient tous les deux, et la main dans la main,—sur les cailloux luisants et les coquillages.—Ils glissaient le long du sable uni et durci.—Et dans les vieilles cavernes sauvages—creusées par les tempêtes, et pourtant creusées comme à dessein—en hautes salles profondes, en dômes ardoisés, en grottes,—ils s'arrêtèrent pour se reposer, et, chacun enlaçant l'autre dans son bras,—ils s'abandonnèrent à la douceur profonde du crépuscule empourpré.—ils regardaient au-dessus d'eux le ciel, dont la lumière flottante—s'étendait comme un Océan rosé, brillant et vaste.—Ils regardaient au-dessous d'eux la mer luisante,—d'où la large lune se levait, formant son cercle.—Ils entendaient le clapottement de la vague et le bruissement si bas du vent. Ils virent leurs yeux noirs darder une flamme—chacun dans ceux de l'autre, et voyant cela,—leurs lèvres se rapprochèrent et se collèrent en un baiser[367]....—Ils étaient seuls, mais non point seuls comme ceux—qui renfermés dans une chambre prennent cela pour la solitude,—L'Océan silencieux, la baie sous le ciel plein d'étoiles,—la rougeur du crépuscule qui de moment en moment baissait,—les sables sans voix, les cavernes où l'on entendait l'eau tomber goutte à goutte,—tout autour d'eux resserrait leurs bras entrelacés,—comme s'il n'y eût point de vie sous le ciel—hors la leur, et comme si cette vie n'eût pu jamais mourir[368].» Excellent moment, n'est-ce pas, pour apporter ici vos formulaires et vos catéchismes! Haydée «ne parle point de scrupules, ne demande point de promesses.» Elle ne sait rien, elle ne craint rien. «Elle vole vers son jeune ami comme un jeune oiseau[369].» C'est la nature qui soudainement se déploie, parce qu'elle est mûre, comme un bouton qui s'étale en fleur, la nature tout entière, instinct et cœur. «Hélas! ils étaient si jeunes, si beaux,—si seuls, si aimants, si livrés à eux-mêmes, et l'heure—était celle où le cœur est toujours plein—et, n'ayant plus sur soi de pouvoir,—suggère des actions que l'éternité ne peut défaire[370]!» Admirables moralistes, vous êtes devant ces deux fleurs, en jardiniers patentés, tenant en main le modèle de floraison visé par votre société d'horticulture, prouvant que le modèle n'a point été suivi, et décidant que les deux mauvaises herbes doivent être jetées dans «le feu» que vous entretenez pour brûler les pousses irrégulières. C'est bien jugé, et vous savez votre art.
Par delà le cant britannique, il y a l'hypocrisie universelle; par delà la pédanterie anglaise, Byron fait la guerre à la coquinerie humaine. C'est ici le sens vrai du poëme, et c'est à cela qu'aboutissent ce caractère et ce génie. Chez lui, les grands rêves lugubres de l'imagination juvénile se sont évanouis; l'expérience est venue; il connaît l'homme à présent, et qu'est-ce que l'homme une fois connu? Est-ce en lui que le sublime abonde? Croyez-vous que les grands sentiments, ceux de Childe Harold par exemple, soient la trame ordinaire de sa vie[371]? La vérité est qu'il emploie le meilleur de son temps à dormir, à dîner, à bâiller, à travailler comme un cheval, et à s'amuser comme un singe. Selon Byron, c'est un animal; sauf quelques minutes singulières, ses nerfs, son sang, ses instincts le mènent. La routine vient s'appliquer par-dessus, la nécessité fouette, et la bête avance. Comme la bête est orgueilleuse et de plus imaginative, elle prétend qu'elle marche de son propre gré, qu'il n'y a pas de fouet, qu'en tout cas ce fouet touche rarement sur les côtes, que du moins son échine stoïcienne peut faire comme si elle ne le sentait pas. Elle s'enharnache en imagination de caparaçons magnifiques, et se prélasse ainsi à pas mesurés, croyant porter des reliques et fouler des tapis et des fleurs, tandis qu'en somme elle piétine dans la boue et emporte avec soi les taches et l'odeur de tous les fumiers. Quel passe-temps que de palper son dos pelé, de lui mettre sous les yeux les sacs de farine qui la chargent et l'aiguillon qui la fait marcher[372]! La bonne comédie! C'est la comédie éternelle, et il n'y a pas un sentiment qui ne lui fournisse un acte: l'amour d'abord. Certainement dona Julia est bien aimable et Byron l'aime; mais elle sort de ses mains aussi chiffonnée qu'une autre. Elle a de la vertu, cela va sans dire; bien mieux elle veut en avoir. Elle se fait à propos de don Juan des raisonnements très-beaux: la belle chose que les raisonnements, et comme ils sont propres à brider la passion! Rien de plus solide qu'un ferme propos étayé de logique, appuyé sur la crainte du monde, sur la pensée de Dieu, sur le souvenir du devoir; rien ne prévaudra contre lui, excepté un tête-à-tête en juin, à six heures et demie du soir. Enfin la chose est faite, et la pauvre femme timide est surprise par son mari outragé, dans quelle situation! Là-dessus lisez le livre. Sûrement elle va se taire, honteuse et pleurante, et le lecteur moraliste ne manque pas de compter sur ses remords. Mon cher lecteur, vous n'avez point compté sur l'instinct et les nerfs. Demain elle sera pudique; à présent il s'agit d'étourdir le mari, de l'assourdir, de le confondre, de sauver Juan, de se sauver, de faire la guerre. La guerre commencée, on la fait à toutes armes, en première ligne avec l'effronterie et l'injure. L'idée unique, le besoin présent, absorbe le reste: c'est en cela qu'une femme est femme. Celle-ci crie et du haut de sa tête. C'est une vraie pluie: malédictions et récriminations, railleries et défis, évanouissements et larmes. En un quart d'heure, elle a gagné vingt ans de pratique. Vous ne saviez pas, ni elle non plus, quelle comédienne tout d'un coup, à l'improviste, peut sortir d'une honnête femme. Savez-vous ce qui peut sortir de vous-même? Vous vous croyez raisonnable, humain, j'y consens pour aujourd'hui; vous avez dîné, et vous êtes à votre aise dans une bonne chambre. Votre machine fonctionne sans accroc, c'est que les rouages sont huilés et en équilibre; mais qu'on la mette dans un naufrage ou dans une bataille, que le manque ou l'afflux du sang détraque un instant les pièces maîtresses, et l'on verra hurler ou chanceler un fou ou un idiot. La civilisation, l'éducation, le raisonnement, la santé, nous recouvrent de leurs enveloppes unies et vernies; arrachons-les une à une ou toutes ensemble, et nous rirons de voir la brute qui gît au fond. Voici notre ami Juan qui lit la dernière lettre de Julia, et jure avec transport de ne jamais oublier les beaux yeux qu'il a tant fait pleurer. Jamais sentiment fut-il plus tendre et plus sincère? Mais par malheur Juan est en mer, et le mal de cœur commence. «Oui, dit-il, le ciel se confondra avec la terre avant que....—(Ici il se trouva plus malade.)—O Julia! qu'est-ce que toutes les autres angoisses?...—(Pour l'amour de Dieu, apportez-moi un verre de rhum!—Pedro, Baptista, aidez-moi à descendre.)—Julia, mon amour!—(Coquin de Pedro, venez donc plus vite!)—Ma bien-aimée Julia, entends ma prière!...—(Ici sa voix devient inarticulée: c'était la faute des hoquets)[373].—L'amour est très-brave contre toutes les nobles maladies,—mais il a horreur de l'application des serviettes chaudes,—et le mal de mer est sa mort[374].» Bien d'autres choses sont sa mort, entre autres le temps, et aussi le mariage; il y aboutit «comme le vin au vinaigre.» Sachez que si Pénélope est si connue, c'est qu'elle est unique. «Les chances pour Ulysse étaient de retrouver une jolie urne,—érigée à sa mémoire, et deux ou trois jeunes demoiselles—engendrées par quelque ami détenteur de sa femme et de ses biens,—et de sentir son chien Argus l'empoigner par sa culotte[375].»
Ceci est d'un sceptique, même d'un cynique. Sceptique et cynique, c'est à cela qu'il aboutit. Sceptique par misanthropie, cynique par bravade, c'est toujours l'humeur triste et militante qui le déchaîne; la volupté méridionale ne l'a point conquis; il n'est épicurien que par contradiction et par instants. «Donnez-nous du vin, des femmes, de la gaieté, des éclats de rire,—demain des sermons et de l'eau de Seltz.—L'homme étant un être raisonnable, doit se griser[376].—Le meilleur de notre vie n'est qu'ivresse.—Je voudrais être argile—autant que je suis sang, moelle, passion et sensation,—parce qu'alors le passé serait passé. Mais hier je me suis grisé à force,—et il me semble que je marche sur le plafond.» Vous voyez bien qu'il est toujours le même, excessif et malheureux, occupé à se détruire. Son Don Juan aussi est une débauche; il s'y amuse outrageusement aux dépens de toutes les choses respectées, comme un taureau dans une boutique de glaces. Il y est toujours violent, et maintes fois il est féroce; la noire imagination amène entre ses récits d'amour les horreurs lentement savourées, le désespoir et la famine des naufragés, et le desséchement de ces squelettes enragés qui se mangent les uns les autres. Il y rit horriblement, comme Swift; bien mieux, il y bouffonne comme Voltaire. «On voulut manger le second comme plus gras;—mais il avait beaucoup de répugnance pour cette sorte de fin.—Pourtant ce qui le sauva, ce fut un petit présent qui lui avait été fait à Cadix—par une souscription générale des dames[377].» Pièces en main[378], il y suit avec une exactitude de chirurgien tous les pas de la mort, l'assouvissement, la rage, le délire, les hurlements, l'épuisement, la stupeur; il veut toucher et montrer la vérité extrême et prouvée, le dernier fonds grotesque et hideux de l'homme. Voyez encore l'assaut d'Ismaïl, la mitraille et la baïonnette, les massacres dans les rues, les cadavres employés comme fascines, et les trente-huit mille Turcs égorgés. Il y a du sang assez pour rassasier un tigre, et ce sang coule parmi les calembours; c'est pour railler la guerre et les boucheries décorées du nom d'exploits. Dans cet impitoyable et universel écrasement de toutes les vanités humaines, qui est-ce qui subsiste? De quoi sommes-nous avertis, sinon «que la vie est un néant et que les hommes ne valent pas des chiens[379]?» Qu'est-ce qu'il découvre dans la science, sinon ses lacunes, et dans la religion, sinon ses momeries[380]? Garde-t-il au moins la poésie? De la draperie divine, dernier vêtement qu'un poëte respecte, il fait un chiffon qu'il foule et tord et troue de gaieté de cour. Au moment le plus touchant des amours d'Haydée, il lâche une pantalonnade. Il achève une ode par des caricatures. Il est Faust dans le premier vers et Méphistophélès dans le second. Il arrive au milieu des tendresses ou des meurtres avec des drôleries de petit journal, avec des trivialités, des cancans, avec des injures de pamphlétaire et des bigarrures d'Arlequin. Il met à nu les procédés poétiques, se demande où il en est, compte les stances déjà faites, gouaille la Muse, Pégase et toute l'écurie épique, comme s'il n'en donnait pas deux sous. Encore une fois, que reste-t-il? Lui-même, et lui seul, debout sur tous ces débris. C'est lui qui parle ici; ses personnages ne sont que des paravents; même la moitié du temps, il les écarte pour occuper la scène. Ce sont ses opinions, ses souvenirs, ses colères, ses goûts qu'il nous étale; son poëme est une conversation, une confidence, avec les hauts, les bas, les brusqueries et l'abandon d'une conversation et d'une confidence, presque semblable aux mémoires dans lesquels le soir, à sa table, il se livrait et s'épanchait. Jamais on n'a vu dans un si clair miroir la naissance d'une vive pensée, le tumulte d'un grand génie, le dedans d'un vrai poëte, toujours passionné, inépuisablement fécond et créateur, en qui éclosent subitement coup sur coup, achevées et parées, toutes les émotions et toutes les idées humaines, les tristes, les gaies, les hautes, les basses, se froissant, s'encombrant comme des essaims d'insectes qui s'en vont bourdonner et pâturer dans la fange et dans les fleurs. Il peut dire tout ce qu'il veut; bon gré, mal gré, on l'écoute; il a beau sauter du sublime au burlesque, on y saute avec lui. Il a tant d'esprit, de l'esprit si neuf, si imprévu, si poignant, une si étonnante prodigalité de science, d'idées, d'images ramassées des quatre coins de l'horizon, en tas et par masses, qu'on est pris, emporté par delà toutes bornes, et qu'on ne peut pas songer à résister. Trop fort et partant effréné, voilà le mot qui à son endroit revient toujours: trop fort contre autrui et contre lui-même, et tellement effréné qu'après avoir employé sa vie à braver le monde et sa poésie à peindre la révolte, il ne trouve l'achèvement de son talent et le contentement de son cœur que dans un poëme armé contre toutes les conventions humaines et contre toutes les conventions poétiques. À vivre ainsi, on est grand, mais on devient malade. Il y a une maladie de cœur et d'esprit dans le style de Don Juan, comme dans celui de Swift. Quand un homme bouffonne au milieu de ses larmes, c'est qu'il a l'imagination empoisonnée. Cette sorte de rire est un spasme, et vous voyez venir chez l'un l'endurcissement ou la folie, chez l'autre l'excitation ou le dégoût. Byron s'épuisait, du moins le poëte s'épuisait en lui. Les derniers chants du Don Juan traînaient; la gaieté devenait forcée, les escapades se tournaient en divagations; le lecteur sentait approcher l'ennui. Un nouveau genre qu'il avait essayé avait fléchi sous sa main; il n'avait atteint dans le drame qu'à la déclamation puissante, ses personnages ne vivaient pas; quand il quitta la poésie, la poésie le quittait; il alla chercher l'action en Grèce et n'y trouva que la mort.
VI
Ainsi vécut et finit ce malheureux grand homme; la maladie du siècle n'a pas eu de plus illustre proie. Autour de lui, comme une hécatombe, gisent les autres, blessés aussi par la grandeur de leurs facultés et l'intempérance de leurs désirs, les uns éteints dans la stupeur ou l'ivresse, les autres usés par le plaisir ou le travail, ceux-ci précipités dans la folie ou le suicide, ceux-là rabattus dans l'impuissance ou couchés dans la maladie, tous secoués par leurs nerfs exaspérés ou endoloris, les plus forts portant leur plaie saignante jusqu'à la vieillesse, les plus heureux ayant souffert autant que les autres, et gardant leurs cicatrices, quoique guéris. Le concert de leurs lamentations a rempli tout le siècle, et nous nous sommes tenus autour d'eux, écoutant notre cœur qui répétait leurs cris tout bas. Nous étions tristes comme eux, et enclins comme eux à la révolte. La démocratie instituée excitait nos ambitions sans les satisfaire; la philosophie proclamée allumait nos curiosités sans les contenter. Dans cette large carrière ouverte, le plébéien souffrait de sa médiocrité et le sceptique de son doute; le plébéien, comme le sceptique, atteint d'une mélancolie précoce et flétri par une expérience prématurée, livrait ses sympathies et sa conduite aux poëtes, qui disaient le bonheur impossible, la vérité inaccessible, la société mal faite, et l'homme avorté ou gâté. De ce concert, une idée sortit, centre de la littérature, des arts et de la religion du siècle: c'est qu'il y a quelque disproportion monstrueuse entre les pièces de notre structure, et que toute la destinée humaine est viciée par ce désaccord.
Quel conseil nous ont-ils donné pour y remédier? Ils ont été grands, ont-ils été sages? «Fais pleuvoir en toi les sensations véhémentes et profondes; tant pis si ensuite ta machine craque!»—«Cultive ton jardin, resserre-toi dans un petit cercle, rentre dans le troupeau, deviens bête de somme.»—«Redeviens croyant, prends de l'eau bénite, abandonne ton esprit aux dogmes et ta conduite aux manuels.»—«Fais ton chemin, aspire au pouvoir, aux honneurs, à la richesse.» Ce sont là les diverses réponses des artistes et des bourgeois, des chrétiens et des mondains. Sont-ce des réponses? Et que proposent-elles, sinon de s'assouvir, de s'abêtir, de se détourner et d'oublier? Il y en a une autre plus profonde que Goëthe a faite le premier, que nous commençons à soupçonner, où aboutissent tout le travail et toute l'expérience du siècle, et qui sera peut-être la matière de la littérature prochaine: «Tâche de te comprendre et de comprendre les choses.» Réponse étrange, qui ne semble guère neuve, et dont on ne connaîtra la portée que plus tard. Longtemps encore les hommes sentiront leurs sympathies frémir au bruit des sanglots de leurs grands poëtes. Longtemps ils s'indigneront contre une destinée qui ouvre à leurs aspirations la carrière de l'espace sans limites pour les briser à deux pas de l'entrée contre une misérable borne qu'ils ne voyaient pas. Longtemps ils subiront comme des entraves les nécessités qu'ils devraient embrasser comme des lois. Notre génération, comme les précédentes, a été atteinte par la maladie du siècle, et ne s'en relèvera jamais qu'à demi. Nous parviendrons à la vérité, non au calme. Tout ce que nous pouvons guérir en ce moment, c'est notre intelligence; nous n'avons point de prise sur nos sentiments. Mais nous avons le droit de concevoir pour autrui les espérances que nous n'avons plus pour nous-mêmes, et de préparer à nos descendants un bonheur dont nous ne jouirons jamais. Élevés dans un air plus sain, ils auront peut-être une âme plus saine. La réforme des idées finit par réformer le reste, et la lumière de l'esprit produit la sérénité du cœur. Jusqu'ici, dans nos jugements sur l'homme, nous avons pris pour maîtres les révélateurs et les poëtes, et comme eux nous avons reçu pour des vérités certaines les nobles songes de notre imagination et les suggestions impérieuses de notre cœur. Nous nous sommes liés à la partialité des divinations religieuses et à l'inexactitude des divinations littéraires, et nous avons accommodé nos doctrines à nos instincts et à nos chagrins. La science approche enfin, et approche de l'homme; elle a dépassé le monde visible et palpable des astres, des pierres, des plantes, où, dédaigneusement, on la confinait; c'est à l'âme qu'elle se prend, munie des instruments exacts et perçants dont trois cents ans d'expérience ont prouvé la justesse et mesuré la portée. La pensée et son développement, son rang, sa structure et ses attaches, ses profondes racines corporelles, sa végétation infinie à travers l'histoire, sa haute floraison au sommet des choses, voilà maintenant son objet, l'objet que depuis soixante ans elle entrevoit en Allemagne, et qui, sondé lentement, sûrement, par les mêmes méthodes que le monde physique, se transformera à nos yeux comme le monde physique s'est transformé. Il se transforme déjà, et nous avons laissé derrière nous le point de vue de Byron et de nos poëtes. Non, l'homme n'est pas un avorton ou un monstre; non, l'affaire de la poésie n'est point de le révolter ou de le diffamer. Il est à sa place et achève une série. Regardons-le naître et grandir, et nous cesserons de le railler ou de le maudire. Il est un produit comme toute chose, et à ce titre il a raison d'être comme il est. Son imperfection innée est dans l'ordre, comme l'avortement constant d'une étamine dans une plante, comme l'irrégularité foncière de quatre facettes dans un cristal. Ce que nous prenions pour une difformité est une forme; ce qui nous semblait le renversement d'une loi est l'accomplissement d'une loi. La raison et la vertu humaines ont pour matériaux les instincts et les images animales, comme les formes vivantes ont pour instruments les lois physiques, comme les matières organiques ont pour éléments les substances minérales. Quoi d'étonnant si la vertu ou la raison humaine, comme la forme vivante ou comme la matière organique, parfois défaille ou se décompose, puisque comme elles, et comme tout être supérieur et complexe, elle a pour soutiens et pour maîtresses des forces inférieures et simples qui, suivant les circonstances, tantôt la maintiennent par leur harmonie, tantôt la défont par leur désaccord? Quoi d'étonnant si les éléments de l'être, comme les éléments de la quantité, reçoivent de leur nature même des lois indestructibles qui les contraignent et les réduisent à un certain genre et un certain ordre de formations? Qui est-ce qui s'indignera contre la géométrie? Surtout qui est-ce qui s'indignera contre une géométrie vivante? Qui, au contraire, ne se sentira ému d'admiration au spectacle de ces puissances grandioses qui, situées au cœur des choses, poussent incessamment le sang dans les membres du vieux monde, éparpillent l'ondée dans le réseau infini des artères et viennent épanouir sur toute la surface la fleur éternelle de la jeunesse et de la beauté? Qui enfin ne se trouvera ennobli en découvrant que ce faisceau de lois aboutit à un ordre de formes, que la matière a pour terme la pensée, que la nature s'achève par la raison, et que cet idéal auquel se suspendent, à travers tant d'erreurs, toutes les aspirations de l'homme, est aussi la fin à laquelle concourent, à travers tant d'obstacles, toutes les forces de l'univers? Dans cet emploi de la science et dans cette conception des choses il y a un art, une morale, une politique, une religion nouvelles, et c'est notre affaire aujourd'hui de les chercher.
CONCLUSION.
Le passé et le présent.
- I. Le passé. — L'invasion saxonne. — Comment elle a établi la race et fondé le caractère. — La conquête normande. — Comment elle a infléchi le caractère et établi la constitution. — La Renaissance. — Comment elle a manifesté l'esprit national. — La Réforme. — Comment elle a fixé le modèle idéal. — La Restauration. — Comment elle a importé la culture classique et dévié l'esprit national. — La Révolution. — Comment elle a développé la culture classique et redressé l'esprit national. — L'âge moderne. — Comment les idées européennes élargissent le moule national.
- II. Le présent. — Concordances de l'observation et de l'histoire. — Le ciel. — Le sol. — Les produits. — L'homme. — Le commerce. — L'industrie. — L'agriculture. — La société. — La famille. — Les arts. — La philosophie. — La religion. — Quelles forces ont produit la civilisation présente et élaborent la civilisation future.
§ 1.
I
Arrivés au terme de cette longue revue, nous pouvons maintenant embrasser d'un regard l'ensemble de la civilisation anglaise; tout s'y tient: quelques puissances et quelques circonstances primitives ont produit le reste, et il n'y a qu'à suivre leur action continue pour comprendre la nation et son histoire, son passé et son présent. À l'origine, et au plus profond dans la région des causes, apparaît la race. Une nation entière, Angles et Saxons, a détruit, chassé ou asservi les anciens habitants, effacé la culture romaine, s'est établie seule et pure, et n'a trouvé parmi les derniers ravageurs danois qu'une recrue nouvelle et du même sang. C'est là le tronc primitif; de sa substance et de ses propriétés innées naîtra presque toute la végétation future. En ce moment, et comme les voilà, seuls dans leur île, ils atteignent un développement tel quel, fruste, brutal et pourtant solide. Ils mangent et boivent, bâtissent et défrichent, surtout pullulent: les peuplades éparses qui ont passé la mer sur des bateaux de cuir deviennent une forte nation compacte, trois cent mille familles, riche, pourvue de bétail, largement épanouie dans l'abondance de la vie corporelle, à demi assise dans la sécurité de la vie sociale, avec un roi, des assemblées respectées et fréquentes, avec de bonnes coutumes judiciaires; chez elle, parmi les fougues et les violences du tempérament barbare, la vieille fidélité germanique maintient les hommes en société, pendant que la vieille indépendance germanique maintient l'homme debout. Dans tout le reste, ils n'avancent guère. Quelques chants tronqués, une épopée où gronde encore l'exaltation guerrière de l'antique barbarie, des hymnes lugubres, une poésie âpre et furieuse, parfois sublime et toujours rude, voilà tout ce qui subsiste d'eux. En six siècles, ils ont fait à peine un pas hors des mœurs et des sentiments de leur inculte Germanie; le christianisme qui a trouvé prise sur eux par la grandeur de ses tragédies bibliques et la tristesse anxieuse de ses aspirations, ne leur apporte point la civilisation latine; elle demeure à la porte, à peine accueillie par quelques grands hommes, déformée, si elle entre, par la disproportion du génie romain et du génie saxon, toujours altérée et réduite, si bien que pour les hommes du continent, les hommes de l'île ne sont que des lourdauds illettrés, ivrognes et gloutons, en tout cas sauvages et lents par tempérament et par nature, rebelles à la culture et tardifs dans leur développement.
L'empire de ce monde est à la force. Ils sont conquis pour toujours et à demeure, conquis par des Normands, c'est-à-dire par des Français plus habiles, plus vite cultivés et organisés qu'eux; là est le grand événement qui va achever leur caractère, décider de leur histoire et imprimer dans leur caractère et dans leur histoire, l'esprit politique et pratique qui les sépare des autres peuples germains. Opprimés, enserrés dans le réseau rigide de l'organisation normande, ils ont beau avoir été conquis, ils n'ont pas été détruits; ils sont sur leur sol, chacun avec ses amis et dans sa commune; ils font corps, ils sont encore vingt fois plus nombreux que leurs vainqueurs. Leur situation et leurs nécessités feront leurs habitudes et leurs aptitudes. Ils vont endurer, réclamer, lutter, résister ensemble et avec accord, faire effort aujourd'hui, demain, tous les jours, pour n'être pas tués ou volés, pour ramener leurs anciennes lois, pour obtenir ou extorquer des garanties, et par degrés ils vont acquérir la patience, le jugement, toutes les facultés et toutes les inclinations par lesquelles se maintiennent les libertés et se fondent les États. Par un bonheur singulier, les seigneurs normands les y aident; car le roi s'est fait une si grosse part, et se trouve si redoutable que pour réprimer le grand pillard, les petits pillards sont forcés de ménager leurs sujets saxons, de s'allier à eux, de les comprendre dans leurs chartes, de se faire leurs représentants, de les admettre au Parlement, de les laisser impunément travailler, s'enrichir, prendre de la fierté, de la force, de l'autorité, intervenir avec eux dans les affaires publiques. Voilà donc que peu à peu la nation anglaise, enfoncée sous terre par la conquête comme par un coup de masse, se dégage et se relève; cinq cents ans et davantage s'emploient à ce redressement. Mais pendant toute cette durée le loisir a manqué pour la fine et haute culture; il a fallu vivre et se défendre, piocher la terre, tisser la laine, s'exercer à l'arc, aller aux assemblées, au jury, payer et raisonner pour les affaires communes; l'homme important et estimé est celui qui sait bien se battre et faire de gros profits. Ce qui s'est développé ce sont les mœurs énergiques et militaires; ce qui a régné, c'est l'esprit actif et positif; ils ont laissé les lettres et les élégances aux nobles francisés de la cour. Quand le vaillant bourgeois saxon quittait son arc ou sa charrue, c'était pour festiner plantureusement ou pour chanter la ballade de Robin Hood. Il a vécu et agi; il n'a point réfléchi ni écrit; sa littérature nationale se réduit à des fragments et des rudiments, à des chansons de harpistes, à des épopées de taverne, à un poëme religieux, à quelques livres de réforme. En même temps, la littérature normande s'est desséchée; séparée de la tige, et sur un sol étranger, elle a langui dans les imitations; un seul grand poëte, presque Français d'esprit, tout Français de style, a paru, et après lui comme avant lui s'étale le radotage irrémédiable. Pour la seconde fois une civilisation de cinq siècles s'est trouvée stérile de grandes idées et de grandes œuvres, celle-ci plus encore que ses voisines, et à double titre, parce qu'à l'impuissance universelle du moyen âge, s'y joint l'appauvrissement de la conquête, et que des deux littératures qui la composent, l'une, transplantée, avorte, et l'autre, mutilée, cesse de s'épanouir.
II
Mais parmi tant d'ébauches et d'épreuves, un caractère s'est formé et le reste en dérivera. L'âge barbare a établi sur le sol une race de Germains, flegmatique et sérieuse, capable d'émotions spiritualistes et de discipline morale. L'âge féodal a imposé à cette race les habitudes de résistance et d'association, les préoccupations politiques et utilitaires. Figurez-vous un Allemand de Hambourg ou de Brême, serré pendant cinq cents ans dans le corselet de fer de Guillaume le Conquérant: ces deux natures, l'une innée, l'autre acquise, composent tous les ressorts de sa conduite. Il en est ainsi des autres nations. Comme des coureurs rangés en ligne à l'entrée de la carrière, on voit au moment de la Renaissance s'élancer les cinq grands peuples de l'Europe, sans que d'abord on puisse rien prévoir de leur course. Au premier regard, il semble que les accidents ou les circonstances gouverneront seuls leur vitesse, leur chute et leur succès. Il n'en est rien, et c'est d'eux seuls que dépendra leur histoire: chacun sera l'ouvrier de sa fortune; le hasard n'a point de prise sur des événements si vastes, et ce sont les inclinations et les facultés nationales qui, renversant ou suscitant les obstacles, les conduiront fatalement chacun à son terme, les uns jusqu'au fond de la décadence, les autres jusqu'au faîte de la prospérité. Après tout, l'homme est toujours son propre maître, et son propre esclave. À l'ouverture de chaque âge, il est d'une certaine façon; son corps, son cœur et son esprit ont une structure et une disposition distinctes; et de cet agencement durable que tous les siècles précédents ont contribué à consolider ou à construire sortent des désirs ou des aptitudes permanentes, selon lesquelles il veut et il agit. Ainsi se forme en lui le modèle idéal qui, obscur ou distinct, achevé ou ébauché, va dorénavant flotter devant ses yeux, rallier toutes ses aspirations, tous ses efforts et toutes ses forces, et l'employer à un seul effet pendant des siècles, jusqu'à ce qu'enfin renouvelé par l'impuissance ou la réussite, il conçoive un nouveau but, et reprenne un nouvel élan. L'Espagnol catholique et exalté se représente la vie à la façon des croisés, des amoureux et des chevaliers, et, abandonnant le travail, la liberté et la science, se jette, à la suite de son inquisition et de son roi, dans la guerre fanatique, dans l'oisiveté romanesque, dans l'obéissance superstitieuse et passionnée, dans l'ignorance volontaire et irrémédiable[381]. L'Allemand théologien et féodal se cantonne docilement, fidèlement sous ses petits princes, par patience naturelle et par loyauté héréditaire, occupé de sa femme et de son ménage, content d'avoir conquis la liberté religieuse, attardé par la lourdeur de son tempérament dans la grosse vie corporelle, et dans le respect inerte de l'ordre établi. L'Italien, le plus richement doué et le plus précoce de tous, mais de tous le plus incapable de discipline volontaire et d'austérité morale, se tourne du côté des beaux-arts et de la volupté, déchoit, se gâte sous la domination étrangère, se laisse vivre, oubliant de penser et content de jouir. Le Français sociable et égalitaire, se rallie autour de son roi qui lui donne la paix publique, la gloire extérieure, et le magnifique étalage d'une cour somptueuse, d'une administration réglée, d'une discipline uniforme, d'une prépondérance européenne et d'une littérature universelle. Pareillement, si vous regardez l'Anglais au seizième siècle, vous découvrez en lui les penchants et les puissances qui, pendant trois siècles, vont gouverner sa culture et façonner sa constitution. Dans cette expansion européenne de la vie naturelle et de la littérature païenne, on retrouve tout d'abord chez Shakspeare, Jonson et les tragiques, chez Spenser, Sidney et les lyriques, les traits nationaux, tous avec une profondeur et un éclat incomparable, et tels que la race et l'histoire les ont imprimés et enfoncés depuis mille ans. Ce n'est pas en vain que l'invasion a implanté ici une race sérieuse, et capable de retours sur soi. Ce n'est pas en vain que la conquête a tourné cette race vers la vie militante et les préoccupations pratiques. Dès la première saillie de l'invention originale, son œuvre manifeste l'énergie tragique, la passion intense et informe, le dédain de la régularité, la connaissance du réel, le sentiment des choses intérieures, la mélancolie naturelle, la divination anxieuse de l'obscur au-delà, tous les instincts qui, repliant l'homme sur lui-même et concentrant l'homme en lui-même, le préparent au protestantisme et au combat. Quel est-il ce protestantisme qui se fonde? Quel est le modèle idéal qu'il présente et quelle conception originale va fournir à ce peuple son poëme permanent et dominateur? La plus âpre et la plus pratique de toutes, celle des puritains, qui, négligeant la spéculation, se rabat sur l'action, enferme la vie humaine dans une discipline rigide, impose à l'âme humaine l'effort continu, prescrit à la société humaine l'austérité monacale, interdit le plaisir, commande l'action, exige le sacrifice, et forme le moraliste, le travailleur et le citoyen. La voilà implantée, la grande idée anglaise, j'entends la persuasion que l'homme est avant tout une personne morale et libre, et qu'ayant conçu seul dans sa conscience et devant Dieu la règle de sa conduite, il doit s'employer tout entier à l'appliquer en lui, hors de lui, obstinément, inflexiblement, par une résistance perpétuelle opposée aux autres et par une contrainte perpétuelle exercée sur soi. Elle aura beau se discréditer d'abord par ses emportements et sa tyrannie; atténuée par l'épreuve, elle s'accommodera par degrés à la nature humaine, et, transportée du fanatisme puritain dans la morale laïque, elle gagnera toutes les sympathies publiques parce qu'elle correspond à tous les instincts nationaux. Elle a beau disparaître du grand monde, sous les mépris de la Restauration, et sous l'importation de la culture française; elle subsiste sous terre. Car la culture française ici n'aboutit pas; sur ce sol trop différent, elle ne fait éclore que des fruits malsains, grossiers ou incomplets. La fine élégance est devenue débauche ignoble; le doute délicat s'est tourné en athéisme brutal; la tragédie avorte, et n'est qu'une déclamation; la comédie est effrontée et n'est qu'une école de vices; de cette littérature, il ne subsiste que des études de raisonnement serré et de bon style; elle-même est chassée de la scène publique presque en même temps que les Stuarts au commencement du dix-huitième siècle, et les maximes libérales et morales reprennent l'ascendant qu'elles ne perdront plus. Car en même temps que les idées, les événements ont poursuivi leur cours; les inclinations nationales ont fait leur œuvre dans la société comme dans les lettres, et les instincts anglais ont transformé la constitution et la politique, en même temps que les talents et les esprits. Ces riches communes, ces vaillants yeomen, ces rudes bourgeois bien armés, amplement nourris, protégés par leurs jurys, habitués à compter sur eux-mêmes, obstinés, batailleurs, sensés, tels que le moyen âge anglais les a légués à l'Angleterre moderne, ont pu laisser le roi étaler au-dessus d'eux sa tyrannie temporaire, et faire peser sur sa noblesse les rigueurs d'un arbitraire qu'autorisaient les souvenirs de la guerre civile, et le danger des hautes trahisons. Mais il faut qu'Henri VIII et Élisabeth elle-même suivent dans les grands intérêts le courant de l'opinion publique; s'ils sont si forts c'est qu'ils sont populaires; le peuple ne soutient leurs entreprises et n'autorise leurs violences que parce qu'il trouve en eux les défenseurs de sa religion, et les protecteurs de son travail[382]. Lui-même, il s'enfonce dans cette religion, et par-dessous l'établissement officiel, atteint les croyances personnelles. Il s'enrichit par le travail, et, sous le premier Stuart, il occupe déjà la plus grande place dans la nation. À ce moment, tout est décidé; quels que soient les événements, il faut bien qu'un jour il devienne maître. Les situations sociales font les situations politiques; toujours les constitutions légales s'accommodent aux choses réelles, et la prépondérance acquise aboutit infailliblement aux droits écrits. Des hommes si nombreux, si actifs, si résolus, si capables de se suffire à eux-mêmes, si disposés à tirer leurs opinions de leur réflexion propre et leur subsistance de leurs seuls efforts, finiront, quoi qu'il arrive, par arracher les garanties dont ils ont besoin. Du premier élan, et dans la ferveur de la foi primitive, ils renversent le trône, et le courant qui les porte est si fort, qu'en dépit de leurs excès et de leur défaite, la révolution s'accomplit d'elle-même par l'abolition des tenures féodales et l'institution de l'Habeas corpus sous Charles II, par le redressement universel de l'esprit libéral et protestant sous Jacques II, par l'établissement constitutionnel, l'acte de tolérance, et l'affranchissement de la presse sous Guillaume III. Dès ce moment l'Angleterre a trouvé son assiette; ses deux forces intérieures et héréditaires, l'instinct moral et religieux, l'aptitude pratique et politique ont fait leur œuvre et désormais vont bâtir sans empêchement ni démolition sur les fondements qu'elles ont posés.
III
Ainsi naquit la littérature du dix-huitième siècle, toute conservatrice, utile, morale et bornée. Deux puissances la dirigent, l'une européenne, l'autre anglaise; d'un côté ce talent d'analyse oratoire et ces habitudes de dignité littéraire qui sont propres à l'âge classique, de l'autre ce goût pour l'application et cette énergie de l'observation précise qui sont propres à l'esprit national. De là cette excellence et cette originalité de la satire politique, du discours parlementaire, de l'essai solide, du roman moral, et de tous les genres qui exigent un bon sens attentif, un bon style correct, et le talent de conseiller, de convaincre ou de blesser autrui. De là cette faiblesse ou cette impuissance de la pensée spéculative, de la vraie poésie, du théâtre original, et de tous les genres qui réclament la grande curiosité libre, ou la grande imagination désintéressée. Ils n'atteignent point l'élégance complète, ni la philosophie supérieure; ils alourdissent les délicatesses françaises qu'ils imitent, et s'effrayent des hardiesses françaises qu'ils suggèrent; ils restent à demi bourgeois et à demi barbares; ils n'inventent que des idées insulaires, et des améliorations anglaises, et se confirment dans leur respect pour leur constitution et leur tradition. Mais en même temps ils se cultivent et se réforment; leur richesse et leur bien-être s'accroissent énormément; la littérature et l'opinion chez eux deviennent sévères jusqu'à l'intolérance, et leur longue guerre contre la Révolution française pousse à l'excès le rigorisme de leur morale, en même temps que l'invention des machines développe jusqu'au centuple leur confortable et leur prospérité. Un code salutaire et despotique de maximes approuvées, de convenances établies et de croyances inattaquables qui fortifie, roidit, courbe et emploie l'homme utilement et péniblement, sans lui permettre jamais de dévier ou de faiblir; un attirail minutieux et une provision admirable d'inventions commodes, associations, institutions, mécanismes, ustensiles, méthodes qui travaillent incessamment pour fournir au corps et à l'esprit tout ce dont ils ont besoin, voilà désormais les deux traits saillants et particuliers de ce peuple. Se contraindre et se pourvoir, prendre l'empire de soi et l'empire de la nature, considérer la vie en moraliste et en économiste, comme un habit étroit dans lequel il faut marcher décemment, et comme un bon habit qu'il faut avoir le meilleur possible, être à la fois respectable et muni de bien-être, ces deux mots renferment tous les ressorts de l'action anglaise. Contre ce bon sens limité et contre cette austérité pédante, une révolte éclate. Avec le renouvellement universel de la pensée et de l'imagination humaine, la profonde source poétique qui avait coulé au seizième siècle s'épanche de nouveau au dix-neuvième, et une nouvelle littérature jaillit à la lumière; la philosophie et l'histoire infiltrent leurs doctrines dans le vieil établissement; le plus grand poëte du temps le heurte incessamment de ses malédictions et de ses sarcasmes; de toutes parts, aujourd'hui encore, dans les sciences et dans les lettres, dans la pratique et la théorie, dans la vie privée et dans la vie publique, les plus puissants esprits essayent d'ouvrir une entrée au flot des idées continentales. Mais ils sont patriotes autant que novateurs, conservateurs autant que révolutionnaires; s'ils touchent à la religion et à la constitution, aux mœurs et aux doctrines, c'est pour les élargir, non pour les détruire; l'Angleterre est faite, elle le sait, et ils le savent; telle que la voilà, assise sur toute l'histoire nationale et sur tous les instincts nationaux, elle est plus capable qu'aucun peuple de l'Europe de se transformer sans se refondre, et de se prêter à son avenir sans renoncer à son passé.
§ 2.
I
Je commençais à démêler ces idées lorsque, pour la première fois, je débarquai en Angleterre, et je fus singulièrement frappé des confirmations mutuelles que se prêtaient l'observation et l'histoire; il me sembla que le présent achevait le passé et que le passé expliquait le présent.
Dès l'abord la mer inquiète et étonne; ce n'est pas en vain qu'un peuple est insulaire et marin, surtout avec cette mer et sur ces côtes; leurs peintres, si mal doués, en sentent, malgré tout, l'aspect alarmant ou lugubre; jusqu'au dix-huitième siècle, parmi les élégances de la culture française et sous la bonhomie de la tradition flamande, vous trouverez chez Gainsborough l'empreinte ineffaçable de ce grand sentiment. Aux doux moments, dans les beaux jours tranquilles d'été, la brume moite étend sur l'horizon son voile gris de perle; la mer a la couleur d'une ardoise pâle, et les navires, ouvrant leur voilure, avancent patiemment dans la vapeur. Mais qu'on regarde autour de soi, et l'on verra bientôt les marques du danger quotidien. La côte est labourée, les vagues ont empiété, les arbres ont disparu, la terre s'est détrempée sous les averses incessantes, l'Océan est toujours là intraitable et farouche. Il gronde et beugle éternellement, le vieux monstre rauque, et le train aboyant de ses vagues avance comme une armée infinie devant laquelle toute force humaine doit plier. Qu'on songe aux mois d'hiver, aux tempêtes, aux longues heures du matelot ballotté, roulé aveuglément par les rafales! En ce moment et dans cette belle saison, surtout le cercle de l'horizon, les nuages montent ternis, blafards, bientôt semblables à une fumée charbonneuse, quelques-uns d'une blancheur éblouissante et fragile, si enflés qu'on les sent prêts à fondre. Leurs pesantes masses cheminent, elles s'engorgent, et déjà çà et là, sur la plaine sans limite, un pan du ciel est brouillé par une averse. Au bout d'un instant, la mer est salie et cadavéreuse; ses flots sursautent avec des tournoiements étranges, et leurs flancs prennent des teintes huileuses et livides. L'énorme coupole grisâtre a noyé et obstrué tout l'horizon; la pluie s'abat, serrée, impitoyable. On n'en a pas l'idée tant qu'on ne l'a pas vue. Quand les gens du Sud, les Romains, sont arrivés là pour la première fois, ils ont dû se croire en enfer. Le large espace qui s'étend entre le sol et le ciel, et sur lequel nos yeux comptent comme sur leur domaine, manque tout d'un coup; il n'y a plus d'air, on n'aperçoit plus que du brouillard coulant. Plus de couleurs ni de formes. Dans cette fumée jaunâtre, les objets semblent des fantômes effacés; la nature a l'air d'une mauvaise ébauche au fusain sur laquelle un enfant a maladroitement passé la manche. Vous voilà à New-Haven, puis à Londres; le ciel dégorge la pluie, la terre lui renvoie le brouillard, le brouillard rampe dans la pluie; tout est noyé; à regarder autour de soi, on ne voit pas de raison pour que cela doive jamais finir. C'est vraiment ici la contrée cimmérienne d'Homère; les pieds clapotent, on n'a plus que faire de ses yeux; on sent tous ses organes bouchés, rouillés par l'humidité qui monte; on se croit hors du monde respirable, réduit à la condition des êtres marécageux, habitant des eaux sales; vivre ici, ce n'est pas vivre. On se demande si cette énorme ville n'est pas un cimetière où barbotent des fantômes affairés et malheureux. Dans le déluge de suie mouillée, le fleuve bourbeux avec ses bateaux de fer infatigables, noirs insectes, qui débarquent et embarquent des ombres, fait penser au Styx. Plus de jour, on s'en fabrique un. Dernièrement sur la grande place, dans le plus bel hôtel, cinq journées durant, il a fallu laisser le gaz allumé. La mélancolie vient, on prend en dégoût les autres et soi-même. Que peuvent-ils faire dans ce sépulcre? Rester chez soi sans travailler, c'est se ronger intérieurement et marcher au suicide. Sortir, c'est faire effort, ne plus se soucier de l'humidité ni du froid, braver le malaise et les sensations désagréables. Un pareil climat prescrit l'action, interdit l'oisiveté, développe l'énergie, enseigne la patience. Je regardais tout à l'heure sur le navire les matelots au gouvernail, avec leurs paletots imperméables, leurs grosses bottes ruisselantes, leurs calottes de cuir à rebord, si attentifs, si précis dans leurs mouvements, si graves, si maîtres d'eux-mêmes. J'ai vu depuis les ouvriers devant leurs métiers à coton, calmes, sérieux, silencieux, économisant leur effort, et persévérant tout le jour, toute l'année, toute la vie dans la même contention de corps et d'esprit régulière et monotone; leur âme s'est conformée à leur climat. En effet, il faut s'y conformer pour y vivre; au bout de huit jours on sent qu'on doit renoncer ici à la jouissance délicate et savourée, au bonheur de se laisser vivre, à l'oisiveté abandonnée, au contentement des yeux, à l'épanouissement facile et harmonieux de la nature artistique et animale, qu'il faut se marier, élever un troupeau d'enfants, prendre les soucis et l'importance du chef de famille, s'enrichir, se pourvoir contre la mauvaise saison, se munir de bien-être, devenir protestant, industriel, politique, bref, capable d'activité et de résistance, et, dans toutes les voies ouvertes à l'homme, endurer et faire effort.
Il y a pourtant ici des beautés charmantes et touchantes, celles du pays humide. Lorsque, par un jour demi-serein, on sort dans la campagne et qu'on arrive sur une hauteur, les yeux éprouvent une sensation unique et un plaisir qu'ils ne connaissaient pas. À perte de vue, aux quatre coins de l'horizon, dans les prairies, sur les collines, s'étend la verdure éternelle, plantes fourragères et potagères, luzerne, houblon, admirables prairies toutes regorgeantes d'herbes hautes et serrées; çà et là un bouquet de grands arbres; des pâturages enclos de haies, où ruminent à genoux, paisiblement, des vaches alourdies. La brume monte insensiblement entre les intervalles des arbres, et les lointains nagent dans une vapeur lumineuse. Il n'y a rien de plus doux au monde, ni de plus délicat que ces teintes; on s'arrêterait pendant des heures entières à regarder ces nuages de satin, ce fin duvet aérien, cette molle gaze transparente qui emprisonne les rayons du soleil, les émousse, et ne les laisse arriver sur la terre que souriants et caressants. Des deux côtés de la voiture passent incessamment des prairies toujours plus belles, où les boutons d'or, les reines des prés, les pâquerettes s'entassent par traînées avec des teintes fondues; une suavité presque douloureuse, un charme étrange, s'exhalent de cette végétation inépuisable et passagère. Elle est trop fraîche, elle ne peut durer; rien n'est arrêté, stable et ferme ici, comme dans les pays du Midi; tout est coulant, en train de naître et de mourir, suspendu entre les pleurs et la joie. Les gouttes d'eau roulantes luisent sur les feuilles comme des perles; les têtes rondes des arbres, les larges feuillages étalés chuchotent sous la brise faible, et le bruit des larmes laissées par la dernière ondée est incessant sur leur pyramide. Comme ils vivent opulemment dans les clairières, étalés à plaisir, toujours rajeunis et abreuvés par l'air moite! Comme la séve monte dans ces plantes rafraîchies et abritées contre le ciel! Et comme le ciel et le pays semblent faits pour ménager leurs tissus et aviver leurs couleurs! Au moindre soupçon de soleil, elles sourient avec une grâce délicieuse; on dirait de belles vierges timides et frêles sous un voile qu'on va lever. Que le soleil un instant se dégage, et vous les verrez resplendir comme dans une parure de bal. La lumière s'abat par nappes éblouissantes; les pétales lustrés, dorés, éclatent avec un coloris trop fort; les plus magnifiques broderies, le velours constellé de diamants, la soie chatoyante couturée de perles n'approchent pas de cette teinte profonde; la joie déborde comme d'une coupe trop pleine. À l'étrangeté, à la rareté de ce spectacle, on comprend pour la première fois la vie du pays humide. L'eau multiplie et amollit les tissus vivants; les plantes foisonnent et n'ont point de suc; la nourriture surabonde et n'a pas de goût; l'humidité enfante, mais le soleil n'élabore pas. Beaucoup d'herbe, beaucoup de bétail, beaucoup de viande; la grande mangeaille et la grosse mangeaille; ainsi se soutient le tempérament absorbant et flegmatique; la pousse humaine, comme toute la pousse végétale et animale, est puissante, mais lourde; l'homme est amplement charpente, mais à gros coups; la machine est solide, mais elle roule lentement sur ses gonds, et le plus souvent les gonds grincent et sont rouilles. Lorsqu'on regarde les gens de près, il semble que leurs diverses pièces sont indépendantes, du moins qu'elles ont besoin de temps pour se transmettre les chocs. Leurs idées n'éclatent pas d'abord en passions, en gestes, en actions. Comme chez le Flamand et l'Allemand, elles s'arrêtent d'abord dans la cervelle, elles s'y étalent, elles y déposent; l'homme n'est point secoué, il n'a point de peine à demeurer immobile; il n'est point entraîné; il peut agir sagement, uniformément; car son moteur intérieur est une idée ou une consigne, non une émotion ou un attrait. Il sait s'ennuyer; ou plutôt il ne s'ennuie pas; son train ordinaire, ce sont les sensations ternes, et l'insipide monotonie de la vie machinale n'a rien qui doive le rebuter. Il y est fait, sa nature y est conforme. Quand on a mangé toute sa vie des navets, on ne regrette pas les oranges. Il se résignera aisément à écouter quinze discours de suite sur le même sujet, à demander vingt ans de suite la même réforme, à compulser des statistiques, à étudier des traités moraux, à faire des classes le dimanche, à élever une douzaine d'enfants. Le piquant, l'agréable ne sont point un besoin pour lui. La faiblesse de ses impulsions sensibles contribue à la force de ses impulsions morales. Son tempérament le fait raisonnable; il peut se passer de gendarme; les chocs de l'homme contre l'homme n'aboutissent point ici à des explosions. Il peut discuter sur la place publique, et tout haut, à propos de religion et de politique, avoir des meetings, faire des associations, attaquer rudement les gens en place, dire que la Constitution est violée, prédire la ruine de l'État; cela n'a pas d'inconvénient; il a les nerfs calmes; il raisonnera sans s'égorger, il ne fera pas de révolutions, et peut-être fera-t-il une réforme. Considérez les passants dans la rue; en trois heures vous verrez tous les traits sensibles de ce tempérament: les cheveux blonds, et, chez les enfants, la filasse presque blanche; les yeux pâles, souvent bleus comme une faïence, les favoris rouges, la haute taille, les mouvements d'automate, et avec cela d'autres traits plus frappants encore, ceux que la forte nourriture et la vie militante ont ajoutés à ce tempérament. Ici l'énorme soldat des gardes, au teint rose, majestueux, cambré, qui se prélasse une petite canne à la main, étalant son torse et montrant sa raie claire entre ses cheveux pommadés; là, le gros homme sur-nourri, courtaud, rougeaud, semblable à un animal de boucherie, à l'air inquiétant, ahuri, et pourtant inerte; un peu plus loin, le gentilhomme de campagne, haut de six pieds, gros et grand corps de Germain qui sort de sa forêt, avec un mufle et un nez de dogue, des favoris disproportionnés et sauvages, des yeux roulants, la face apoplectique; ce sont là les excès de la séve et de l'alimentation brutales; ajoutez-y, même chez les femmes, la devanture blanche de dents carnivores, et les grands pieds d'échassiers, solidement chaussés, excellents pour marcher dans la boue. En revanche, voyez les jeunes gens dans une partie de cricket ou de campagne; sans doute l'esprit ne petille pas dans leurs yeux, mais la vie y abonde; il y a dans tout leur être quelque chose de décidé, d'énergique; sains et actifs, prompts au mouvement, à l'entreprise, voilà les mots qui à leur endroit reviennent involontairement aux lèvres. Plusieurs ont l'air de beaux lévriers élancés, humant l'air et en pleine chasse. La vie gymnastique et hasardeuse est en honneur ici; ils ont besoin de remuer leur corps, de nager, de lancer la balle, de courir dans la prairie mouillée, de ramer, de respirer en canot la vapeur salée de la mer, de sentir sur leur front les gouttes de pluie des grands chênes, de sauter à cheval les fossés et les barrières; les instincts animaux sont intacts. Ils goûtent encore les plaisirs naturels; la précocité ne les a point gâtés. Rien de plus simple que les jeunes filles; parmi les belles choses, il y en a peu d'aussi belles au monde; sveltes, fortes, sûres d'elles-mêmes, si foncièrement honnêtes et loyales, si exemptes de coquetterie! On n'imagine point, quand on ne l'a point vue, cette fraîcheur, cette innocence; beaucoup d'entre elles sont des fleurs, des fleurs épanouies; il n'y a qu'une rose matinale, avec son coloris fugitif et délicieux, avec ses pétales trempés de rosée, qui puisse en donner l'idée; cela laisse bien loin la beauté du Midi et ses contours précis, stables, achevés, arrêtés dans un dessin définitif; on sent ici la fragilité, la délicatesse et la continuelle poussée de la vie; les yeux candides, bleus comme des pervenches, regardent sans songer qu'on les regarde; au moindre mouvement de l'âme, le sang afflue aux joues, au col, jusqu'aux épaules, en ondées de pourpre; vous voyez les émotions passer sur ces teints transparents comme les couleurs changer sur leurs prairies; et cette pudeur virginale est si sincère, que vous êtes tenté de baisser les yeux par respect. Et pourtant toutes naturelles et naïves comme les voilà, elles ne sont point languissantes et rêveuses; elles aiment et supportent l'exercice comme leurs frères; en cheveux flottants, à six ans, elles courent à cheval et font de grandes marches. La vie active fortifie en ce pays le tempérament flegmatique, et le cœur s'y conserve plus simple en même temps que le corps y devient plus sain. Encore un regard; car au-dessus de toutes ces figures un type surnage, le plus véritablement anglais, le plus saillant pour un étranger. Plantez-vous une heure durant, vers le matin, au débarcadère d'un chemin de fer, et considérez les hommes au-dessus de trente ans qui viennent à Londres pour leurs affaires: les traits sont tirés, les visages pâles, les yeux fixes, préoccupés, la bouche ouverte et comme contractée; l'homme est fatigué, usé et roidi par l'excès du travail; il court sans regarder autour de lui. Tout son être est tendu vers un seul but; il faut qu'il fasse effort incessamment, le même effort, un effort profitable; il est devenu machine. Cela est surtout visible dans les ouvriers; la persévérance, l'opiniâtreté, la résignation sont peintes sur leurs longs visages osseux et ternes. Cela est encore plus visible dans les femmes du peuple; beaucoup sont amaigries, étiques, les yeux caves, le nez effilé, la peau rayée de marbrures rouges; elles ont trop pâti, elles ont eu trop d'enfants, elles ont l'air éteint, ou opprimé, ou soumis, ou stoïquement impassible; on sent qu'elles ont supporté beaucoup et qu'elles peuvent supporter encore davantage. Même dans la classe moyenne ou supérieure, cette patience et cet endurcissement morne sont fréquents; on pense, en les voyant, à ces pauvres bêtes de somme déformées par le harnais, qui demeurent immobiles sous la pluie sans songer à s'en garantir. Certainement la bataille de la vie est plus âpre et plus obstinée ici qu'ailleurs; quiconque fléchit, tombe. Sous la rigueur du climat et de la concurrence, parmi les chômages de l'industrie, les faibles, les imprévoyants périssent ou s'avilissent; le gin arrive alors, et fait son office; de là ces longues files de misérables femmes qui s'offrent le soir dans le Strand pour payer leur terme; de là ces quartiers honteux de Londres, de Liverpool, et de toutes les grandes villes, ces spectres déguenillés, mornes ou ivres, qui encombrent les échoppes d'eau-de-vie, qui emplissent les rues de leur triste linge et de leurs haillons pendus aux cordes, qui couchent sur un tas de suie, parmi des troupeaux d'enfants pâles; horrible bas-fonds où descendent tous ceux que leurs bras blessés, paresseux ou débiles n'ont pu soutenir à la surface du grand courant. Les chances de la vie sont tragiques ici et la punition de l'imprévoyance est atroce. L'on comprend vite pourquoi, sous cette obligation de lutter et de s'endurcir, les sensations fines disparaissent, pourquoi le goût s'émousse, comment l'homme devient disgracieux et roide, comment les dissonances, les exagérations viennent gâter le costume et les façons, pourquoi les mouvements et les formes finissent par être énergiques et discordants à la façon du branle d'une machine. Si l'homme est Germain de race, de tempérament et d'esprit, il a dû à la longue fortifier, altérer, tourner tout d'un côté sa nature originelle; ce n'est plus un animal primitif, c'est un animal entraîné: son corps et son esprit ont été transformés par la forte nourriture, par l'exercice corporel, par la religion austère, par la morale publique, par la lutte politique, par la perpétuité de l'effort; il est devenu de tous les hommes le plus capable d'agir utilement et puissamment dans toutes les voies, le travailleur le plus productif et le plus efficace, comme son bœuf est devenu la meilleure bête à viande, son mouton la meilleure bête à laine, et son cheval le meilleur coureur.
II
En effet, il n'y a pas de plus grand spectacle que son œuvre; dans aucun siècle et chez aucune nation de la terre, on n'a, je crois, ainsi manié et utilisé la matière. Entrez à Londres par le fleuve, et vous verrez une accumulation de travail et d'œuvres qui n'a pas d'égale sur la planète. Paris, en comparaison, n'est qu'une élégante ville de plaisir; la Seine, avec ses quais, un joli jouet commode. Ici tout est énorme; j'avais vu Marseille, Bordeaux, Amsterdam, je n'avais pas l'idée d'un pareil amas. De Greenwich à Londres, les deux rives sont un quai continu: toujours des marchandises qu'on empile, des sacs qu'on hisse, des navires qu'on amarre; toujours de nouveaux magasins pour le cuivre, la bière, les agrès, le goudron, les matières chimiques. Les entrepôts, les chantiers, les bassins de calfat et de construction se multiplient et se serrent. Il y a sur la gauche la carcasse en fer d'une église qu'on achève pour la porter dans l'Inde. Le fleuve a un mille de large, et n'est plus qu'une rue peuplée de vaisseaux, un tortueux chantier de travail. Les bâtiments à vapeur, à voiles, montent, descendent, stationnent, par paquets de deux, trois, dix, puis en longs amas, puis en haie serrée; il y en a cinq ou six mille à l'ancre. Sur la droite, les docks, comme autant de rues maritimes, arrivent en travers, dégorgeant ou emmagasinant les navires. Si vous montez sur une hauteur, vous voyez les bâtiments au loin par centaines et par milliers, posés comme en pleine terre; leurs mâts alignés, leurs cordages grêles font une toile d'araignée qui ceint tout l'horizon. Cependant sur le fleuve lui-même, du côté du couchant, on voit se lever une forêt inextricable de mâtures, de vergues et de câbles; ce sont les navires qui se déchargent, accrochés, mêlés parmi les cheminées des maisons, parmi les poulies des magasins, parmi les grues, les cabestans et tout l'attirail du labeur incessant et gigantesque. Une fumée brumeuse, pénétrée du soleil, les enveloppe de son voile roussâtre; c'est l'air lourd et charbonneux d'une grosse serre; depuis le sol et l'homme jusqu'à la lumière et l'air, tout est transformé par le travail. Si vous entrez dans un de ces docks, l'impression sera plus accablante encore; chacun d'eux semble une ville; toujours des navires, et encore des navires, alignés, montrant leur tête, leurs flancs évasés, leur poitrine de cuivre, comme de monstrueux poissons sous leur cuirasse d'écaille. Quand on descend jusqu'au bas, on voit que cette cuirasse a cinquante pieds de haut; beaucoup d'entre eux portent trois mille, quatre mille tonneaux; les clippers longs de trois cents pieds vont partir pour l'Australie, pour Ceylan, pour l'Amérique. Un pont se lève au moyen d'une machine, il pèse cent tonnes, et il ne faut qu'un homme pour le mouvoir. Ici est le quartier du vin: il y a trente mille tonneaux de porto dans les celliers; ici le quartier des peaux; ici celui des suifs, celui de la glace. Le réceptacle des épiceries s'allonge à perte de vue, colossal, sombre comme un tableau de Rembrandt, comblé de futailles énormes, peuplé d'une fourmilière d'hommes qui s'agite dans l'ombre vacillante. L'univers aboutit à ce centre; comme un cœur où afflue le sang et d'où jaillit le sang, l'argent, les marchandises, le négoce, arrivent ici des quatre coins de la planète et coulent d'ici vers tous les bouts du globe. Et cette circulation semble naturelle, tant elle est bien conduite. Les grues tournent sans bruit, les tonneaux ont l'air de se mouvoir d'eux-mêmes, un petit traîneau les roule à l'instant et sans effort; les ballots descendent par leur propre poids sur les plans inclinés qui les conduisent à leur place. Les clerks, sans se presser, crient les numéros; les hommes poussent ou tirent sans confusion, avec calme, épargnant leur peine, pendant que le maître flegmatique, en chapeau noir, commande gravement avec des gestes rares et sans prononcer un mot.
À présent, prenez un chemin de fer et allez à Glasgow, à Birmingham, à Liverpool, à Manchester, voir l'industrie. À mesure que tous avancez dans le pays houiller, l'air s'obscurcit de fumée; les cheminées, hautes comme des obélisques, s'entassent par centaines et couvrent la plaine à perte de vue; les files multipliées, entre-croisées, de hauts bâtiments en briques rouges et monotones, passent devant les yeux, comme des rangées de ruches économiques et affairées. Les hauts fourneaux flamboient dans la brume; j'en ai compté seize en un seul tas; les débris de minerais s'amoncellent comme des montagnes; les locomotives courent, semblables à des fourmis noires, d'un mouvement automatique et violent; et tout d'un coup on se trouve engouffré dans la ville monstrueuse. Telle usine a cinq mille ouvriers, telle manufacture contient trois cent mille broches. Les magasins de tissus sont des édifices babyloniens, larges et longs de cent vingt pas, à six étages. À Liverpool, il y a cinq mille navires rangés le long de la Mersey et qui s'étouffent; d'autres attendent pour entrer; les docks ont six milles d'étendue, et les entrepôts de coton qui les bordent allongent à perte de vue leur énorme rempart rougeâtre. Toutes les choses semblent ici bâties dans des proportions démesurées et comme par des bras de colosses. Vous entrez dans une usine: ce ne sont que piliers de fer épais comme des troncs d'arbres, cylindres larges comme un homme, arbres de locomotives qui ressemblent à de grands chênes, machines à entailler qui font sauter des copeaux de fer, laminoirs qui plient la tôle comme une pâte, volants qui disparaissent dans l'essor de leur vitesse; huit ouvriers, commandés par une espèce de colosse paisible, poussaient et retiraient de la forge un arbre de fer rougi gros comme mon corps. C'est la houille qui a fait pousser tout cela: l'Angleterre en produit deux fois autant que le reste du monde. Ajoutez la brique, les grands schistes qui affleurent, et les estuaires des fleuves où la mer entre pour faire un port naturel. Liverpool, Manchester et une dizaine de villes de quarante à cent mille âmes germent comme une végétation sur le bassin du Lancashire; jetez les yeux sur la carte, et voyez les districts teintés de noir, Glasgow, Newcastle, Birmingham, le pays de Galles, toute l'Irlande, qui n'est qu'un bloc de charbon. Les vieilles forêts antédiluviennes, en accumulant ici les aliments du feu, y ont emmagasiné la puissance qui remue la matière, et la mer fournit le vrai chemin sur lequel la matière peut être transportée. L'homme lui-même, esprit et corps, semble fait pour mettre à profit ces avantages. Ses muscles sont résistants et son esprit peut supporter l'ennui. Il est moins sujet à la lassitude et au dégoût qu'un autre. Il travaille aussi bien à la dixième heure qu'à la première. Nul ne manie mieux les machines; il a leur régularité et leur précision; deux ouvriers font dans une manufacture de coton l'ouvrage de trois et parfois de quatre ouvriers français. Cherchez maintenant dans les statistiques combien de lieues d'étoffes ils fabriquent chaque année, combien de millions de tonnes ils exportent et importent, combien de milliards ils produisent et consomment; ajoutez-y les empires industriels ou commerciaux qu'ils ont fondés où qu'ils fondent en Amérique, en Chine, dans l'Inde, en Australie, et peut-être alors, en comptant les hommes et les valeurs, en calculant que leur capital est sept ou huit fois plus grand que celui de la France, que leur population a doublé depuis cinquante ans, que leurs colonies, partout où le climat est sain, deviennent de nouvelles Angleterre, vous atteindrez quelque idée bien sèche, bien imparfaite, d'une œuvre dont les yeux seuls peuvent mesurer la grandeur.
Il reste pourtant encore une de ses portions à explorer, la culture; du wagon, on en voit assez déjà pour la comprendre. Une prairie avec une haie, puis une autre prairie avec une autre haie, et ainsi de suite; parfois d'immenses carrés de raves; tout cela aligné, nettoyé, lisse; point de forêts, çà et là seulement un bouquet d'arbres: la campagne est un large potager, une fabrique d'herbe et de viande; rien n'est laissé à la nature et au hasard; tout est calculé, aménagé, tourné vers le produit et le profit. Si vous regardez les paysans, vous ne trouvez pas non plus de vrais paysans; rien de semblable à nos campagnards, sortes de fellahs, parents de la terre, défiants et incultes, séparés des citadins par un abîme. L'homme de la campagne ici ressemble à un ouvrier; et en effet, un champ est une manufacture avec un fermier pour contre-maître. Propriétaires et fermiers, ils prodiguent les capitaux à la façon des grands entrepreneurs; ils ont drainé, assolé; ils ont fait un bétail, le plus riche en rendement qu'il y ait au monde; ils ont importé les machines à vapeur dans la culture et dans l'élevage, ils perfectionnent les étables perfectionnées. Les plus grands seigneurs y mettent leur gloire; quantité de gentlemen de campagne n'ont pas d'autre emploi; le prince Albert, a près de Windsor, une ferme modèle, et cette ferme rapporte de l'argent; il y a quelques années, les journaux annonçaient que la reine avait découvert un remède pour la maladie des dindonneaux. Sous cet effort universel[383], la production agricole a doublé en cinquante ans, l'hectare anglais a reçu huit ou dix fois plus d'engrais que l'hectare français; quoique de qualité inférieure, on lui a fait produire le double; trente personnes ont suffi à cette œuvre, quand il fallait en France quarante personnes pour obtenir la moitié de cette œuvre. Vous entrez dans une ferme, même médiocre, de cent acres par exemple; vous trouvez des gens décents, dignes, bien vêtus, qui s'expliquent clairement et sensément, un grand bâtiment sain, confortable, souvent un petit péristyle avec des fleurs grimpantes, un jardin bien tenu, des arbres d'ornement, les murs intérieurs blanchis tous les ans à la chaux, les carreaux du sol lavés tous les huit jours, une propreté presque hollandaise; avec cela un assez grand nombre de livres, des voyages, des traités d'agriculture, quelques volumes de religion ou d'histoire, au premier rang la grande Bible de famille. Même dans les plus pauvres chaumières on trouve quelques objets de confortable et d'agrément: un large poêle de fonte luisant, un tapis, presque toujours un papier de tenture, un ou deux petits romans moraux, et toujours la Bible. Le cottage est propre; il y a là des habitudes d'ordre; les assiettes à dessins bleuâtres, régulièrement rangées, font un bon effet au-dessus du buffet brillant; les carreaux rouges ont été balayés, il n'y a pas de vitres cassées, ni salies; point de portes disjointes, de volets dépendus, de mares stagnantes, de fumiers épars, comme chez nos villageois; le petit jardin est purgé de toutes les mauvaises herbes; souvent des rosiers, des chèvrefeuilles encadrent la porte, et, le dimanche, on voit le père, la mère assis près d'une table bien essuyée, avec du thé et du beurre, jouir de leur home, et de l'ordre qu'ils y ont mis. Chez nous le paysan, le dimanche, sort de sa cabane pour aller voir sa terre; ce qu'il souhaite, c'est la possession; ce que ceux-ci aiment, c'est le confortable. Point de pays où l'on soit plus exigeant à cet endroit. «Notre vice, me disait un d'eux, c'est la passion exagérée de toutes les choses bonnes et commodes; nous avons trop de besoins, nous dépensons trop; nos paysans, sitôt qu'ils ont un peu d'argent, au lieu d'acquérir un bout de terre, achètent le meilleur sherry, les meilleurs habits[384].» À mesure qu'on monte vers les hautes classes, ce goût devient plus fort. Dans les moyennes, l'homme s'excède de travail pour donner à sa femme des robes trop voyantes et pour mettre dans sa maison les cent mille brimborions du demi-luxe. Vers le sommet, les inventions du bien-être sont si multipliées, qu'on en est gêné; il y a trop de journaux et de revues sur votre table de nuit, trop d'espèces de tapis, de cuvettes, d'allumettes, de serviettes dans votre cabinet de toilette: leur raffinement est infini: vous songerez, en fourrant vos pieds dans les pantoufles, qu'il a fallu vingt générations d'inventeurs pour porter la semelle et la doublure jusqu'à ce degré de perfection. On ne saurait imaginer des clubs mieux munis du nécessaire et du superflu, des maisons si bien approvisionnées et si bien menées, l'agrément et l'abondance si savamment entendus, un service si sûr, si respectueux, si rapide. Les domestiques, dans le dernier recensement, faisaient «la classe la plus nombreuse parmi les sujets de Sa Majesté;» ils en ont cinq là où nous en avons deux. Quand, à Hyde-Park, on voit leurs jeunes filles riches, leurs gentlemen à cheval et en équipage, lorsqu'on réfléchit sur leurs maisons de campagne, sur leurs habits, leurs parcs et leurs écuries, on se dit que véritablement ce peuple est fait selon le cour des économistes, j'entends qu'il est le plus grand producteur et le plus grand consommateur de la terre, que nul n'est plus propre à exprimer et aussi à absorber le suc des choses; qu'il a développé ses besoins en même temps que ses ressources, et vous pensez involontairement à ces insectes qui, après leur métamorphose, se trouvent tout d'un coup munis de dents, d'antennes, de pattes infatigables, d'instruments admirables et terribles, propres à fouir, à scier, à bâtir, à tout faire, mais pourvus en même temps d'une faim incessante et de quatre estomacs.
III
Comment se gouverne la fourmilière? À mesure que le wagon avance, vous apercevez, parmi les fermes et les cultures, le long mur d'un parc, la façade d'un château, plus souvent quelque vaste maison ornée, sorte d'hôtel campagnard, de médiocre architecture, avec des prétentions gothiques ou italiennes, mais entouré de belles pelouses, de grands arbres soigneusement conservés; là vivent les bourgeois riches; je me trompe, le mot est faux, c'est gentlemen qu'il faut dire; bourgeois est un mot français et désigne ces enrichis oisifs qui s'occupent à se reposer et ne prennent point part à la vie publique; ici, c'est tout le contraire; les cent ou cent vingt mille familles qui dépensent par an mille livres sterling et davantage gouvernent effectivement le pays. Et ce n'est point là un gouvernement importé, implanté artificiellement et du dehors; c'est un gouvernement spontané et naturel. Sitôt que des hommes veulent agir ensemble, il leur faut des chefs; toute association volontaire ou involontaire en a un; quelle qu'elle soit, État, armée, navire ou commune, elle ne peut se passer d'un guide qui trouve la voie, y entre, appelle les autres, gourmande les retardataires. Nous avons beau nous dire indépendants; dès que nous marchons en corps, nous avons besoin d'un chef de file; nous jetons les yeux à droite et à gauche, attendant qu'il se montre. La grande affaire est de le démêler, d'avoir le meilleur, de ne pas suivre un autre à sa place; c'est un grand bonheur qu'il y en ait un, et qu'on le reconnaisse. Ceux-ci, sans élection populaire ni désignation d'en haut, le trouvent tout fait et tout reconnu dans le propriétaire important, ancien habitant du pays, puissant par ses amis, ses protégés, ses fermiers, intéressé plus que personne par ses grands biens aux affaires de la commune, expert en des intérêts que sa famille manie depuis trois générations, plus capable par son éducation de donner le bon conseil, et par ses influences de mener à bien l'entreprise commune. En effet, c'est ainsi que les choses se passent; tous les jours des centaines de gens riches quittent Londres pour passer un jour à la campagne; c'est qu'ils ont convocation pour les affaires de leur commune ou de leur Église; il sont justices, overseers, présidents de toutes sortes de Sociétés, et gratuitement. Tel a bâti un pont à ses frais, tel autre une chapelle, une maison d'école; plusieurs établissent des bibliothèques qui prêtent des livres, avec des chambres chauffées ou éclairées, où les villageois trouvent le soir des journaux, des jeux, du thé à bon marché, bref des divertissements honnêtes qui les détournent du cabaret et du gin. Beaucoup d'entre eux font des lectures; leurs sœurs ou leurs filles tiennent des écoles de dimanche; en somme, ils donnent à leurs frais aux ignorants et aux pauvres la justice, l'administration, la civilisation. J'en ai vu un, riche de trente millions, qui le dimanche, dans son école, enseignait à chanter aux petites filles; lord Palmerston offre son parc pour les archery meetings; le duc de Marlborough ouvre le sien journellement au public «en priant (le mot y est) les visiteurs de ne pas gâter les gazons.» Un ferme et fier sentiment du devoir, un véritable esprit public, une grande idée de ce qu'un gentleman se doit à lui-même, leur donne la supériorité morale qui autorise le commandement; probablement, depuis les anciennes cités grecques, on n'a point vu d'éducation ni de condition où la noblesse native de l'homme ait reçu un développement plus sain et plus complet. Bref, ils sont magistrats et patrons de naissance, chefs des grandes entreprises où il faut hasarder des capitaux, promoteurs de toutes les largesses, de toutes les améliorations, de toutes les réformes, et, avec les honneurs du commandement ils en prennent les charges. Car remarquez qu'à l'inverse des autres aristocraties, ils sont instruits, libéraux, et marchent à la tête, non à la queue, dans la civilisation publique. Ce ne sont point des délicats de salon, comme nos marquis du dix-huitième siècle: un lord visite ses pêcheries, étudie le système des engrais liquides, parle pertinemment du fromage, et son fils est souvent meilleur rameur, marcheur et boxeur que ses fermiers. Ce ne sont point des mécontents arriérés comme les nôtres, occupés à jouer au whist et à regretter le moyen âge. Ils ont voyagé par toute l'Europe, et souvent plus loin; ils savent des langues et des littératures; leurs filles lisent couramment Schiller, Manzoni et Lamartine. Par les revues, les journaux, les innombrables volumes de géographie, de statistique et de voyages, ils ont le monde sur le bout du doigt. Ils soutiennent et président les Sociétés scientifiques; si les libres chercheurs d'Oxford, au milieu du rigorisme officiel, ont pu expliquer la Bible, c'est parce qu'on les savait soutenus par les laïques éclairés et du premier rang. Il n'y a pas de danger non plus que cette élite tourne à la coterie; elle se renouvelle; un grand médecin, un profond légiste, un général illustre reçoivent la noblesse et fondent des familles. Quand un industriel ou un marchand a gagné quelques millions, sa première pensée est d'acquérir une terre; au bout de deux ou trois générations, sa famille a pris racine et participe au gouvernement du pays: de cette façon les meilleurs plants de la grande forêt populaire viennent recruter la pépinière aristocratique. Notez enfin que l'institution n'est pas isolée. Partout il y a des chefs reconnus, respectés, qu'on suit avec confiance et déférence, qui se sentent responsables et portent le poids en même temps que les avantages de leur dignité. Il y en a dans le mariage, où l'homme règne incontesté, suivi par sa femme jusqu'au bout du monde, fidèlement attendu le soir, libre dans ses affaires qu'il ne communique pas. Il y en a dans la famille, où le père[385] peut déshériter ses enfants et garde avec eux, jusque dans les plus minces circonstances de la vie domestique, un degré d'autorité et de dignité que nous ne connaissons pas: tel fils malade, absent depuis longtemps, n'ose pas venir voir son père à la campagne sans lui demander d'abord permission; une servante, à qui je remettais ma carte, refusait de la porter: «Oh! je n'oserais pas maintenant. Monsieur dîne.» Le respect est à tous les étages, dans les ateliers comme aux champs, dans l'armée comme dans la famille. Partout il y a des inférieurs et des supérieurs qui se sentent tels; le mécanisme du pouvoir établi se dérangerait, qu'on le verrait bientôt se reformer de lui-même; par-dessous la constitution légale s'étend la constitution sociale, et l'action humaine entre forcément dans un moule solide qui est tout prêt.
C'est parce que ce réseau aristocratique est fort que l'action de l'homme peut être libre; car le gouvernement local et naturel étant enraciné partout, comme un lierre, par cent petites attaches toujours renaissantes, les mouvements brusques, si violents qu'ils soient, ne sont pas capables de l'arracher tout entier; les gens ont beau parler, crier, faire des meetings, des processions, des ligues, ils ne démoliront pas l'État; ils n'ont point affaire à un compartiment de fonctionnaires plaqué extérieurement sur le pays, et qui, comme tout placage, peut être remplacé par un autre; toujours les trente ou quarante gentlemen d'un district, riches, influents, accrédités, utiles comme ils sont, se trouveront les conducteurs du district. «Comme on voit le diable dans les papiers périodiques, disait Montesquieu, on croit que le peuple va se révolter demain.» Point du tout, c'est leur façon de parler; seulement ils parlent haut, et d'un ton rude. Le lendemain du jour où j'arrivai à Londres, je vis marcher des hommes-affiches portant sur leur ventre et sur leur dos cet écriteau en grosses lettres: «Usurpation énorme, attentat des Lords dans le vote du budget contre les droits du peuple.» Il est vrai que l'affiche ajoutait: «Compatriotes, une pétition!» Les choses se bornent là; on raisonne en termes francs, et le raisonnement, s'il est bon, se propage. Une autre fois, à Hyde-Park, des orateurs en plein vent déclamaient contre les Lords, qui sont des coquins (rogues). L'auditoire applaudissait ou sifflait, à volonté. «En somme, me disait un Anglais, c'est de cette façon-là que nous faisons nos affaires. Chez nous, quand un homme a une idée, il l'écrit; une douzaine de personnes la jugent bonne; et là-dessus tous mettent en commun de l'argent pour la publier; cela fait une petite association, qui grandit, imprime des traités à bon marché, fait des lectures, puis des pétitions, rallie l'opinion, et enfin apporte un projet au Parlement; le Parlement refuse, ou remet l'affaire; cependant le projet prend du poids; la majorité de la nation pousse, elle force les portes, et voilà une loi faite.» Libre à chacun d'agir ainsi; les ouvriers peuvent se liguer contre leurs maîtres; en effet, leurs associations enveloppent toute l'Angleterre; à Preston, je crois, il y eut une fois une grève qui dura plus de six mois. Ils feront parfois des émeutes, mais point de révoltes; ils savent déjà l'économie politique, et comprennent que violenter les capitaux, c'est supprimer le travail. Surtout ils sont flegmatiques; ici comme ailleurs le tempérament est toujours la grande force. La colère, le sang ne leur montent pas aux yeux d'abord comme chez les nations méridionales; un long intervalle sépare toujours l'idée de l'action, et les raisonnements sages, le calcul répété viennent remplir cet intervalle. Entrez dans un meeting, considérez ces gens de toute condition, ces dames qui viennent pour la trentième fois entendre la même dissertation, ornée de chiffres, sur l'éducation, sur le coton, sur les salaires. Ils n'ont pas l'air de s'ennuyer; ils savent heurter argument contre argument, patienter, réclamer gravement, recommencer leur réclamation; ce sont les mêmes gens qui attendent le train au bord de la voie ferrée, sans se faire écraser, et qui jouent au cricket deux heures durant sans élever la voix ni se disputer une minute. Deux cochers qui s'accrochent se dégagent sans tempêter ni s'injurier. Ainsi dure leur association politique; ils peuvent être libres parce qu'ils ont des conducteurs naturels et des nerfs patients. Après tout, l'État est une machine comme les autres; tâchez d'avoir de bons rouages et prenez garde de les casser; ceux-ci ont le double avantage d'en posséder de très-bons et de les manier avec sang-froid.
IV
Voilà notre Anglais approvisionné et administré; à présent qu'il a pourvu au bien-être privé et à la sécurité publique, que va-t-il faire, et comment se gouvernera-t-il dans ce domaine plus haut, plus noble, où l'homme monte pour contempler la beauté et la vérité? En tout cas, ce ne sont pas les arts qui l'y conduisent. Cet énorme Londres est monumental, mais comme le château d'un enrichi; tout y est soigné et coûteux, rien de plus. Ces hautes maisons en pierres massives, chargées de péristyles, de demi-colonnes, d'ornements grecs, sont le plus souvent lugubres; les pauvres colonnes des monuments semblent lessivées à l'encre. Le dimanche, par un temps brumeux, on se croirait dans un cimetière décent; les adresses lisibles, parfaites, en cuivre, ressemblent à des inscriptions funéraires. Rien de beau; tout au plus les maisons bourgeoises vernissées, avec leur carré de verdure, sont agréables; on sent qu'elles sont bien tenues, commodes, excellentes pour un homme d'affaires qui veut se délasser, se détendre après une journée laborieuse. Mais un sentiment plus fin et plus haut n'a rien à goûter là. Quant aux statues, il est difficile de ne pas rire. Il faut voir lord Wellington, avec son chapeau à plumes de fer; Nelson, muni d'un câble qui lui fait une queue, planté sur sa colonne et traversé d'un paratonnerre comme un rat empalé au bout d'une perche, ou bien encore les généraux de Waterloo déshabillés et couronnés par des Victoires. Les Anglais, de chair et d'os, semblent déjà fabriqués en tôle; que sera-ce des statues anglaises?—Ils se piquent de peinture, du moins ils l'étudient avec une minutie étonnante, à la chinoise; ils sont capables de peindre une botte de foin si exactement, qu'un botaniste reconnaîtra l'espèce de chaque tige; celui-ci s'est installé sous une tente pendant trois mois dans une bruyère afin de connaître à fond la bruyère; beaucoup sont des observateurs excellents, surtout de l'expression morale, et réussiront très-bien à vous montrer l'âme par le visage; on s'instruit à les regarder, on fait avec eux un cours de psychologie; ils peuvent illustrer un roman; on sera touché par l'intention poétique et rêveuse de plusieurs de leurs paysages. Mais dans la vraie peinture, la peinture pittoresque, ils sont révoltants. Je ne pense pas que jamais on ait placé sur la toile des couleurs si crues, des corps si roides, des étoffes si semblables à du fer-blanc, des tons aussi criards. Figurez-vous un opéra où il n'y a que des fausses notes. Vous verrez des paysages passés au sang de bœuf, des arbres qui crèvent la toile, des gazons qui semblent un pot de vert-perroquet répandu à terre, des Christs qui ont l'air d'être cuits et conservés dans l'huile, des cerfs expressifs, des chiens sentimentaux, des femmes nues auxquelles on souhaite aussitôt d'offrir une robe. En fait de musique, ils importent l'opéra italien; c'est un oranger entretenu à grands frais parmi des betteraves. Les arts ont besoin d'esprits oisifs, délicats, point stoïciens, surtout point puritains, aisément choqués par les dissonances, enclins au plaisir sensible, et qui emploient leurs longs loisirs, leurs libres rêves à arranger harmonieusement, sans autre objet que la jouissance, les formes, les couleurs et les sons. Je n'ai pas besoin de dire qu'ici la pente des esprits est toute contraire, et l'on voit assez pourquoi, parmi ces politiques militants, ces industriels laborieux, ces hommes d'action énergiques, l'art ne peut fournir que des fruits exotiques ou déformés.
Il en est autrement dans la science; mais c'est que dans la science il y a deux parts. On peut la traiter comme une affaire, ramasser et vérifier des observations, combiner des expériences, aligner des chiffres, peser des vraisemblances, découvrir des faits, des lois partielles, posséder des laboratoires, des bibliothèques, des sociétés chargées d'emmagasiner et d'accroître les connaissances positives; en tout cela ils excellent; ils ont même des Lyell, des Darwin, des Owen capables d'embrasser, de renouveler une science; dans la construction du vaste édifice, les maçons industrieux, les maîtres de second ordre ne manquent pas; ce sont les grands architectes, les penseurs, les vrais spéculatifs qui leur manquent; la philosophie, surtout la métaphysique, est aussi peu indigène ici que la musique et la peinture; ils l'importent; encore en laissent-ils la meilleure partie en chemin; Carlyle est obligé de la transformer en poésie mystique, en fantaisies d'humoriste et de prophète; Hamilton l'effleure, mais pour la déclarer chimérique; Stuart Mill, Buckle, n'en prennent que l'espèce la plus palpable, un résidu pesant, le positivisme. Ce n'est pas de ce côté que le débouché se fera. C'est sur d'autres objets que se rejetteront la grande curiosité, les instincts sublimes de l'esprit, le besoin de l'universel et de l'infini, le désir des choses idéales et parfaites. Prenons le jour où le silence des affaires laisse aux aspirations désintéressées un libre champ. Nul spectacle plus frappant pour un étranger que le dimanche à Londres. Les rues sont vides et les églises sont pleines. Une proclamation de la reine interdit de jouer à aucun jeu ce jour-là, en public ou en particulier; défense aux tavernes de recevoir les gens pendant le service. D'ailleurs toutes les personnes convenables sont aux offices; les bancs regorgent; et ce ne sont pas les servantes, comme chez nous, les vieilles femmes, quelques rentiers assoupis, une volée de dames élégantes qui sont là; ce sont des gens bien vêtus, ou du moins proprement habillés, et autant de gentlemen que de femmes. La religion ne reste pas en dehors et au-dessous de la culture publique; les jeunes gens, les hommes instruits, l'élite de la nation, toute la haute classe et la classe moyenne y demeurent attachés. Le ministre, même au village, n'est pas un fils de paysan, mal décrassé, encore imbu du séminaire, enfermé dans une éducation monacale, séparé de la société par le célibat, à demi enfoncé dans le moyen âge[386]. C'est un homme du siècle, souvent un homme du monde, souvent de bonne famille, ayant les intérêts, les habitudes, les libertés des autres, parfois une voiture, des gens, des mœurs élégantes, ordinairement instruit, qui a lu et qui lit encore. À tous ces titres, il peut être dans son canton le guide des idées, comme son voisin le squire est le guide des affaires. S'il ne marche pas au même rang que les penseurs libres, il ne reste derrière eux que d'un ou deux pas; vous, homme moderne, Parisien, vous pouvez causer avec lui de tous les grands sujets; vous ne sentez pas un abîme entre son esprit et le vôtre. À proprement parler, c'est un laïque comme vous; la seule différence, c'est qu'il est surintendant de la morale. Jusque dans ses dehors, sauf un rabat passager, et la perpétuelle cravate blanche, il vous ressemble; au premier aspect vous le prendriez pour un professeur, un magistrat ou un notaire, et les discours qu'il prononce sont d'accord avec sa personne. Il ne dit point anathème au monde; en cela sa doctrine est moderne, il suit la grande voie dans laquelle la Renaissance et la Réforme ont lancé la religion. Lorsque le christianisme parut il y a dix-huit siècles, c'était en Orient, dans le pays des Esséniens et des Thérapeutes, au milieu de l'accablement et du désespoir universels, quand la seule délivrance semblait le renoncement au monde, l'abandon de la vie civile, la destruction des instincts naturels, et l'attente journalière du royaume de Dieu. Lorsqu'il reparut, il y a trois siècles, c'est en Occident, chez des peuples laborieux et à demi libres, au milieu du redressement et de l'invention universelle, quand l'homme, améliorant sa condition, prenait confiance en sa destinée terrestre, et épanouissait largement ses facultés. Rien d'étonnant si le protestantisme nouveau diffère du christianisme antique, s'il recommande l'action au lieu de prêcher l'ascétisme, s'il autorise le bien-être au lieu de prescrire la mortification, s'il honore le mariage, le travail, le patriotisme, l'examen, la science, toutes les affections et toutes les facultés naturelles, au lieu de louer le célibat, la retraite, le dédain du siècle, l'extase, la captivité de l'esprit et la mutilation du cœur. Par cette infusion de l'esprit moderne, il a reçu un nouveau sang, et le protestantisme aujourd'hui forme avec la science les deux organes moteurs et comme le double cœur de la vie européenne. Car, en acceptant la réhabilitation du monde, il n'a point renoncé à l'épuration de l'homme; au contraire, c'est de ce côté qu'il a porté tout son effort. Il a retranché de la religion toutes les portions qui ne sont point cette épuration même, et l'a fortifiée en la réduisant. Une institution, comme une machine et comme un homme, est d'autant plus puissante qu'elle est plus spéciale; on fait d'autant mieux une œuvre qu'on n'en fait qu'une, et qu'on rapporte tout à celle-là. Par la suppression des légendes et des pratiques, la pensée entière de l'homme a été concentrée sur un seul objet, l'amélioration morale. C'est de cela qu'on lui parle dans les églises, en style grave et froid, avec une suite de raisonnements sensés et solides: comment un homme doit réfléchir sur ses devoirs, les noter un à un dans son esprit, se faire des principes, avoir une sorte de code intérieur librement consenti et fermement arrêté, auquel il rapporte toutes ses actions sans biaiser ni balancer; comment ces principes peuvent s'enraciner par la pratique; comment l'examen incessant, l'effort personnel, le redressement continu de soi-même par soi-même doivent asseoir lentement notre volonté dans la droiture: ce sont là les questions qui, avec une multitude d'exemples, de preuves, d'appels à l'expérience journalière[387], reviennent dans toutes les chaires, pour développer dans l'homme la réforme volontaire, la surveillance et l'empire de soi-même, l'habitude de se contraindre, et une sorte de stoïcisme moderne presque aussi noble que l'ancien. De toutes parts les laïques y aident, et l'avertissement moral, parti de la littérature en même temps que de la théologie, réunit dans un seul accord le monde et le clergé. Presque jamais un livre ici ne peint l'homme d'une façon désintéressée; critiques, philosophes, historiens, romanciers, poëtes même, ils donnent une leçon, ils soutiennent une thèse, ils démasquent ou punissent un vice, ils peignent une tentation surmontée, ils racontent l'histoire d'un caractère qui s'assied. Leur exacte et minutieuse description des sentiments aboutit toujours à une approbation ou à un blâme; ils ne sont pas artistes, mais moralistes; c'est seulement en pays protestant que vous trouverez un roman employé tout entier à décrire les progrès du sentiment moral dans une enfant de douze ans[388]. Tout travaille en ce sens dans la religion et jusqu'à la partie mystique. On en a laissé tomber les distinctions et les subtilités byzantines; on n'y a point introduit les curiosités et les spéculations germaniques; c'est le dieu de la conscience qui seul y règne; les douceurs féminines en ont été retranchées; on n'y trouve point l'époux des âmes, le consolateur aimable, que l'Imitation poursuit dans ses rêves tendres; quelque chose de viril y respire; on voit que l'Ancien Testament, que les sévères psaumes hébraïques y ont laissé leur empreinte. Ce n'est plus un ami de cœur à qui l'on confie ses menus désirs, ses petites peines, une sorte de directeur affectueux et tout humain; ce n'est plus un roi dont on essaye de gagner les parents ou les courtisans, et de qui on espère des grâces ou des places: on ne voit en lui que le gardien du devoir, et on ne lui parle pas d'autre chose. Ce qu'on lui demande, c'est la force d'être vertueux, la rénovation intérieure par laquelle on devient capable de toujours bien faire, et une supplication semblable est par elle-même un levier suffisant pour arracher l'homme à ses faiblesses. Ce que l'on sait de lui, c'est qu'il est parfaitement juste, et une confiance pareille suffit pour représenter tous les événements de la vie comme un acheminement vers le règne de la justice. À proprement parler, il n'y a qu'elle; le monde est une figure qui la cache; mais le cœur et la conscience la sentent, et il n'y a rien d'important, ni de vrai dans l'homme, que l'étreinte par laquelle il la tient. Ainsi parlent les vieilles et graves prières, les chants sévères qui roulent dans le temple, soutenus par l'orgue. Quoique Français et né dans une religion différente, je les écoutais avec une admiration et une émotion sincères. Poëmes sérieux et grandioses qui, ouvrant une échappée sur l'infini, laissent entrer un rayon de lumière dans l'obscurité sans limites et contentent les profonds instincts poétiques, le vague besoin de sublimité et de mélancolie que cette race a manifestés dès l'origine et qu'elle a conservés jusqu'au bout.
V
Au fond du présent comme au fond du passé, reparaît toujours une cause intérieure et persistante, le caractère de la race; l'hérédité et le climat l'ont entretenu; une perturbation violente, la conquête normande, l'a infléchi; à la fin, après des oscillations diverses, il s'est manifesté par la conception d'un modèle idéal propre, qui peu à peu a façonné ou produit la religion, la littérature et les institutions. Ainsi fixé et exprimé, il est désormais le moteur du reste; c'est lui qui explique le présent, c'est de lui que dépend l'avenir; sa force et sa direction produisent la civilisation présente; sa force et sa direction produiront la civilisation future. Aujourd'hui que les grandes violences historiques, j'entends les destructions et les asservissements de peuples, sont devenus presque impraticables, chaque nation peut développer sa vie suivant sa conception de la vie; les hasards d'une guerre ou d'une invention n'ont de prise que sur les détails; seules, maintenant, les inclinations et les aptitudes nationales dessinent les grands traits de l'histoire nationale; lorsque vingt-cinq millions d'hommes conçoivent d'une certaine façon le bien et l'utile, c'est cette sorte de bien et d'utile qu'ils recherchent et finissent par atteindre. L'Anglais a désormais son prêtre, son gentleman, sa manufacture, son confortable et son roman. Si l'on veut chercher dans quel sens cette œuvre changera, il faut chercher dans quel sens change la conception centrale. Une vaste révolution se fait depuis trois siècles dans l'intelligence humaine, semblable à ces soulèvements réguliers et énormes qui, déplaçant un continent, déplacent tous les points de vue. Nous savons que les découvertes positives vont tous les jours croissant, qu'elles iront tous les jours croissant davantage, que d'objet en objet elles atteignent les plus relevés, qu'elles commencent à renouveler la science de l'homme, que leurs applications utiles et leurs conséquences philosophiques se dégagent sans cesse; bref, que leur empiétement universel finira par s'étendre sur tout l'esprit humain. De ce corps de vérités envahissantes sort aussi une conception originale du bien et de l'utile, et, partant, une nouvelle idée de l'État et de l'Église, de l'art et de l'industrie, de la philosophie et de la religion. Celle-ci a sa force comme l'ancienne a sa force; elle est scientifique si l'autre est nationale; elle s'appuie sur les faits prouvés si l'autre s'appuie sur les choses établies. Déjà leur opposition se manifeste; déjà leurs transactions commencent, et nous pouvons affirmer d'avance que l'état prochain de la civilisation anglaise dépendra de leur divergence et de leur accord.
Novembre 1863.
FIN.