Histoire de la Littérature Anglaise (Volume 5 de 5)
Le 13 février 1788, les séances de la cour commencèrent. On a vu des spectacles plus éblouissants pour l'œil, plus resplendissants de pierreries et de drap d'or, plus attrayants pour des hommes enfants; mais peut-être il n'y en eut jamais de mieux calculé pour frapper un esprit réfléchi et une imagination cultivée. Tous les genres divers d'intérêt qui appartiennent au passé et au présent, aux objets voisins et aux objets éloignés, étaient rassemblés dans un même lieu, et dans une même heure. Tous les talents et toutes les facultés qui sont développés par la liberté et par la civilisation étaient en ce moment déployés avec tous les avantages qu'ils pouvaient emprunter à leur alliance et à leur contraste. Chaque pas du procès reportait à l'esprit, soit en arrière, à travers tant de siècles troublés, jusqu'aux jours où les fondements de notre constitution furent posés; soit bien loin dans l'espace, par-dessus des mers et des déserts sans bornes, jusque parmi des nations bronzées, qui habitent sous des étoiles inconnues, qui adorent des dieux inconnus, et qui écrivent en caractères étranges de droite à gauche. La grande cour du parlement allait siéger, selon les formes transmises depuis les jours des Plantagenets, et juger un Anglais accusé d'avoir exercé la tyrannie sur le souverain de la sainte cité de Bénarès, et sur les dames de la maison princière d'Oude.
L'endroit était digne d'un tel jugement. C'était la grande salle de Guillaume le Roux, la salle qui avait retenti d'acclamations à l'inauguration de trente rois, la salle qui avait vu la juste condamnation de Bacon, et le juste acquittement de Somers, la salle où l'éloquence de Strafford avait pour un moment confondu et touché un parti victorieux enflammé d'un juste ressentiment, la salle où Charles avait fait face à la haute cour de justice avec ce tranquille courage qui a racheté à demi sa réputation. Ni la pompe militaire, ni la pompe civile ne manquaient à ce spectacle. Les avenues étaient bordées d'une ligne de grenadiers; des postes de cavalerie maintenaient les rues libres. Les pairs, en robe d'or et d'hermine, étaient conduits à leurs places par des hérauts sous l'ordre de Jarretière, le roi d'armes; les juges, dans leurs vêtements d'office, étaient là pour donner leur avis sur les points de loi. Près de cent soixante-dix lords, les trois quarts de la chambre haute, marchaient en ordre solennel de leur lieu ordinaire d'assemblée au tribunal; le plus jeune des barons conduisait le cortége, Georges Elliot, lord Heathfield, récemment anobli pour sa mémorable défense de Gibraltar contre les flottes et les armées de France et d'Espagne. La longue procession était fermée par le duc de Norfolk, comte maréchal du royaume, par les grands dignitaires, par les frères et fils du roi; le prince de Galles venait le dernier, remarquable par la beauté de sa personne et par sa noble attitude. Les vieux murs gris étaient tendus d'écarlate; les longues galeries étaient couvertes d'un auditoire tel qu'il s'en trouva rarement de semblable pour exciter les craintes ou l'émulation des orateurs. Là étaient rassemblés, de toutes les parties d'un empire vaste, libre, éclairé et prospère, la grâce et l'amabilité féminines, l'esprit et la science, les représentants de toute science et de tout art. Là étaient assis autour de la reine les jeunes princesses de la maison de Brunswick avec leurs blonds cheveux; là, les ambassadeurs de grands rois et de grandes républiques contemplaient avec admiration un spectacle que nulle autre contrée ne pouvait leur présenter. Là, Siddons, dans toute la fleur de sa majestueuse beauté, regardait avec émotion une scène qui surpassait toutes les imitations du théâtre. Là, l'historien de l'empire romain pensait aux jours où Cicéron plaidait la cause de la Sicile contre Verrès, où, devant un sénat qui retenait encore quelque apparence de liberté, Tacite tonnait contre l'oppresseur de l'Afrique. Là, on voyait assis l'un à côté de l'autre, le plus grand peintre et le plus grand érudit de l'époque. Ce spectacle avait fait quitter à Reynold le chevalet qui nous a conservé les fronts pensifs de tant d'écrivains et d'hommes d'État, et les doux sourires de tant de nobles dames. Il avait engagé Parr à suspendre les travaux qu'il poursuivait dans la sombre et profonde mine d'où il avait tiré un si vaste trésor d'érudition, trésor trop souvent enseveli dans la terre, trop souvent étalé avec ostentation, sans jugement et sans goût, mais cependant précieux, massif et splendide. Là, se montraient les charmes voluptueux de celle à qui l'héritier du trône avait en secret engagé sa foi; là aussi était cette beauté, mère d'une race si belle, la sainte Cécile dont les traits délicats, illuminés par l'amour et la musique, ont été dérobés par l'art à la destruction commune; là étaient les membres de cette brillante société qui citait, critiquait et échangeait des reparties sous les riches tentures en plumes de paon qui ornaient la maison de mistress Montague; là enfin, ces dames dont les lèvres, plus persuasives que celles de Fox lui-même, avaient emporté l'élection de Westminster en dépit de la cour et de la trésorerie, brillaient autour de Georgiana, duchesse de Devonshire[48].
Cette évocation de l'histoire, de la gloire et de la constitution nationale forme un tableau d'un genre unique. L'espèce de patriotisme et de poésie qu'elle révèle est le résumé du talent de Macaulay; et le talent, comme le tableau, est tout anglais.
§ 2.
Ainsi préparé, il a abordé l'histoire d'Angleterre; il y a choisi l'époque qui convenait le mieux à ses opinions politiques, à son style, à sa passion, à sa science, au goût de sa nation, à la sympathie de l'Europe. Il a raconté l'établissement de la constitution anglaise, et concentré tout le reste de l'histoire autour de cet événement unique, «le plus beau qu'il y ait au monde[49],» aux yeux d'un Anglais et d'un politique. Il a porté dans cette œuvre une méthode nouvelle d'une grande beauté, d'une extrême puissance: le succès a été extraordinaire. Quand parut le second volume, trente mille exemplaires étaient demandés d'avance. Essayons de décrire cette histoire, de la rattacher à cette méthode, et cette méthode à ce genre d'esprit.
Cette histoire est universelle et n'est point brisée. Elle comprend les événements de tout genre et les mène de front. Les uns ont raconté l'histoire des races, d'autres celle des classes, d'autres celle des gouvernements, d'autres celle des sentiments, des idées et des mœurs; Macaulay les raconte toutes: «J'accomplirais bien imparfaitement la tâche que j'ai entreprise, si je ne parlais que des batailles et des siéges, de l'élévation et de la chute des gouvernements, des intrigues du palais, des débats du parlement. Mon but et mes efforts seront de faire l'histoire de la nation aussi bien que l'histoire du gouvernement, de marquer le progrès des beaux-arts et des arts utiles, de décrire la formation des sectes religieuses et les variations du goût littéraire, de peindre les mœurs des générations successives, et de ne point négliger même les révolutions qui ont changé les habits, les ameublements, les repas et les amusements publics. Je porterai volontiers le reproche d'être descendu au-dessous de la dignité de l'histoire, si je réussis à mettre sous les yeux des Anglais du dix-neuvième siècle un tableau vrai de la vie de leurs ancêtres[50].» Il a tenu parole. Il n'a rien séparé et rien omis. Chez lui, les portraits se mêlent au récit. Vous voyez ceux de Danby, de Nottingham, de Shrewsbury, de Howe, dans l'histoire d'une session, entre deux décisions du parlement. Les petites anecdotes curieuses, les détails d'intérieur, la description d'un mobilier viennent couper l'exposé d'une guerre sans le rompre. En quittant le récit des grandes affaires, on voit volontiers les goûts hollandais du roi Guillaume, le musée chinois, les grottes, les labyrinthes, les volières, les étangs, les parterres géométriques, dont il enlaidit Hampton-Court. Une dissertation politique précède ou suit la narration d'une bataille; d'autres fois l'auteur se fait touriste ou psychologue avant de devenir politique ou tacticien. Il décrit les hautes terres d'Écosse, demi-papistes et demi-païennes, les voyants enveloppés dans une peau de bœuf, attendant le moment de l'inspiration, des hommes baptisés faisant aux démons du lieu des libations de lait ou de bière; les femmes grosses, les filles de dix-huit ans labourant un misérable champ d'avoine, pendant que leurs maris ou leurs pères, hommes athlétiques, se chauffent au soleil; les brigandages et les barbaries regardés comme de belles actions; les gens poignardés par derrière ou brûlés vifs; les mets rebutants, l'avoine de cheval et les gâteaux de sang de vache vivante offerts aux hôtes par faveur et politesse; les huttes infectes, où l'on se couchait sur la fange, et où l'on se réveillait à demi étouffé, à demi aveuglé et à demi lépreux. Un instant après, il s'arrête pour noter un changement du goût public, l'horreur qu'on éprouvait alors pour ces repaires de brigands, pour cette contrée de rocs sauvages et de landes stériles; l'admiration qu'on ressent aujourd'hui pour cette patrie de guerriers héroïques, pour ce pays de montagnes grandioses, de cascades bouillonnantes, de défilés pittoresques. Il trouve dans le progrès du bien-être physique les causes de cette révolution morale, et juge que si nous louons les montagnes et la vie sauvage, c'est que nous sommes rassasiés de sécurité. Il est tour à tour économiste, littérateur, publiciste, artiste, historien, biographe, conteur, philosophe même; par cette diversité de rôles, il égale la diversité de la vie humaine, et présente aux yeux, au cœur, à l'esprit, à toutes les facultés de l'homme, l'histoire complète de la civilisation de son pays.
D'autres, comme Hume, ont essayé ou essayent de le faire. Ils mettent ici les affaires religieuses, un peu plus loin les événements politiques, ensuite des détails littéraires, à la fin des considérations générales sur les changements de la société et du gouvernement, croyant qu'une collection d'histoires est l'histoire, et que des membres attachés bout à bout sont un corps. Macaulay ne l'a point cru, et a bien fait. Quoique Anglais, il a l'esprit d'ensemble. Tant d'événements amassés font chez lui non un total, mais un tout. Explications, récits, dissertations, anecdotes, peintures, rapprochements, allusions aux événements modernes, tout se tient dans son livre. C'est que tout se tient dans son esprit. Il a le plus vif sentiment des causes; et ce sont les causes qui lient les faits. Par elles les événements épars se rassemblent en un événement unique; elles les unissent parce qu'elles les produisent, et l'historien qui les recherche toutes ne peut manquer d'apercevoir ou de sentir l'unité qui est leur effet. Lisez, par exemple, le voyage du roi Jacques en Irlande: point de peinture plus curieuse; n'est-ce pourtant qu'une peinture curieuse? Arrivé à Cork, il ne trouve point de chevaux pour le porter. Le pays est un désert. Plus d'industrie, plus de culture, plus de civilisation, depuis que les colons anglais et protestants ont été chassés, volés, tués. Il est reçu entre deux haies de brigands demi-nus, armés de couteaux et de bâtons; sous les pas de son cheval, on étend en guise de tapis des manteaux de grosse toile comme en portent les bandits et les bergers. On lui offre des guirlandes de tiges de choux en manière de couronnes de lauriers. Dans un large district, il ne se trouve en tout que deux charrettes. Le palais du lord lieutenant est si mal bâti que la pluie noie les appartements. On part pour l'Ulster; les officiers français croient «voyager dans les solitudes de l'Arabie.» Le comte d'Avaux écrit à sa cour que, pour trouver une botte de foin, il faut courir à cinq ou six milles. À Charlemont, à grand'peine, comme marque de grande faveur, on procura un sac de gruau à l'ambassade française. Les officiers supérieurs couchent dans des tanières qu'ils auraient trouvées trop sales pour leurs chiens. Les soldats irlandais sont des maraudeurs demi-sauvages qui ne savent que crier, égorger et se débander. Mal rassasiés de pommes de terre et de lait aigre, ils se jettent en affamés sur les grands troupeaux des protestants. Ils déchirent, à belles dents, la chair des bœufs et des moutons, et l'avalent demi-saignante et demi-pourrie. Faute de chaudières, ils la font cuire dans la peau. Le carême survenant, ils cessent d'engloutir les viandes, et ne cessent pas de tuer les bêtes. Un paysan abat une vache pour se faire une paire de souliers. Parfois, une bande égorge d'un coup cinquante ou soixante bêtes, enlève les peaux et abandonne les corps qui empoisonnent l'air. L'ambassadeur de France estime qu'en six semaines il y eut cinquante mille bêtes à cornes abattues qui pourrirent sur le sol. On évaluait le nombre des moutons et brebis tués à trois ou quatre cent mille.—Ne voit-on pas d'avance l'issue de la révolte? Qu'attendre de ces serfs gloutons, stupides et sauvages? Que pourra-t-on tirer d'un pays dévasté, et peuplé de dévastateurs? À quelle discipline voudra-t-on soumettre ces maraudeurs et ces bouchers? Quelle résistance feront-ils à la Boyne, quand ils verront les vieux régiments de Guillaume, les furieux escadrons des réfugiés français, les protestants acharnés et insultés de Londonderry et d'Enniskillen se lancer dans la rivière et courir l'épée haute contre leurs mousquets? Ils s'enfuiront le roi en tête, et les minutieuses anecdotes, éparses dans le récit des réceptions, des voyages et des cérémonies, auront annoncé la victoire des protestants. L'histoire des mœurs se trouve ainsi rattachée à l'histoire des événements; les uns causent les autres, et la description explique le récit.
Ce n'est pas assez de voir des causes; il faut encore en voir beaucoup. Tout événement en a une multitude. Me suffit-il, pour comprendre l'action de Marlborough ou de Jacques, de me rappeler une disposition ou qualité qui l'explique? Non, car, puisqu'elle a pour cause toute une situation et tout un caractère, il faut que j'aperçoive d'un seul coup et en abrégé tout le caractère et toute la situation qui l'ont produite. Le génie concentre. Il se mesure au nombre des souvenirs et des idées qu'il ramasse en un seul point. Ce que Macaulay en rassemble est énorme. Je ne sache point d'historien qui ait une mémoire plus sûre, mieux fournie, mieux réglée. Lorsqu'il raconte les actions d'un homme ou d'un parti, il revoit en une minute tous les événements de son histoire, et toutes les maximes de sa conduite; il a tous les détails présents; ils lui reviennent à chaque instant par multitudes. Il n'a rien oublié; il les parcourt aussi aisément, aussi complétement, aussi sûrement que le jour où il les a énumérés et écrits. Personne n'a si bien enseigné et si bien su l'histoire. Il en est aussi pénétré que ses personnages. Le whig ou le tory ardent, expérimenté, rompu aux affaires, qui se levait et agitait la chambre, n'avait pas des arguments plus nombreux, mieux rangés, plus précis. Il ne savait pas mieux le fort et le faible de sa cause; il n'était pas plus familier avec les intrigues, les rancunes, les variations des partis, les chances de la lutte, les intérêts des particuliers et du public. Les grands romanciers entrent dans l'âme de leurs personnages, prennent leurs sentiments, leurs idées, leur langage; il semble que Balzac ait été commis-voyageur, portière, courtisane, vieille fille, poëte, et qu'il ait employé sa vie à être chacun de ces personnages: son être est multiple et son nom est légion. Avec un talent différent, Macaulay a la même puissance: avocat incomparable, il plaide un nombre infini de causes; et il possède chacune de ces causes aussi pleinement que son client. Il a des réponses pour toutes les objections, des éclaircissements pour toutes les obscurités, des raisons pour tous les tribunaux. Il est prêt à chaque instant, et sur toutes les parties de sa cause. Il semble qu'il ait été whig, tory, puritain, membre du conseil privé, ambassadeur. Il n'est point poëte comme M. Michelet; il n'est point philosophe comme M. Guizot; mais il possède si bien toutes les puissances oratoires, il accumule et ordonne tant de faits, il les tient dans sa main si serrés, il les manie avec tant d'aisance et de vigueur, qu'il réussit à recomposer la trame entière et suivie de l'histoire, sans en omettre un fil et sans en séparer les fils. Le poëte ranime les êtres morts; le philosophe formule les lois créatrices; l'orateur connaît, expose et plaide des causes. Le poëte ressuscite des âmes, le philosophe ordonne un système, l'orateur reforme des chaînes de raisons; mais tous trois vont au même but par des voies différentes, et l'orateur comme ses rivaux, et par d'autres moyens que ses rivaux, reproduit dans son œuvre l'unité et la complexité de la vie.
Un second caractère de cette histoire est la clarté. Elle est populaire; personne n'explique mieux et n'explique autant que Macaulay. Il semble qu'il fasse une gageure contre son lecteur, et qu'il lui dise: «Soyez aussi distrait, aussi sot, aussi ignorant qu'il vous plaira. Vous aurez beau être distrait, vous m'écouterez; vous aurez beau être sot, vous comprendrez; vous aurez beau être ignorant, vous apprendrez. Je répéterai la même idée sous tant de formes, je la rendrai sensible par des exemples si familiers et si précis, je l'annoncerai si nettement au commencement, je la résumerai si soigneusement à la fin, je marquerai si bien les divisions, je suivrai si exactement l'ordre des idées, je témoignerai un si grand désir de vous éclairer et vous convaincre, que vous ne pourrez manquer d'être éclairé et convaincu.» Certainement, il pensait ainsi, quand il préparait ce morceau sur la loi qui, pour la première fois, accorda aux dissidents l'exercice de leur culte.
De toutes les lois qui furent jamais portées par un parlement, l'Acte de Tolérance est peut-être celle qui met le mieux en lumière les vices particuliers et l'excellence particulière de la législation anglaise. La science de la politique, à quelques égards, ressemble fort à la science de la mécanique. Le mathématicien peut aisément démontrer qu'une certaine force, appliquée au moyen d'un certain levier ou d'un certain système de poulies, suffira pour élever un certain poids. Mais sa démonstration part de cette supposition que la machine est telle que nulle charge ne la fera fléchir ou rompre. Si le mécanicien, qui doit soulever une grande masse de granit au moyen de poutres réelles et de cordes réelles, se fiait sans réserve à la proposition qu'il trouve dans les traités de dynamique, et ne tenait pas compte de l'imperfection de ses matériaux, tout son appareil de leviers, de roues et de cordes s'écroulerait bientôt en débris, et avec toute sa science géométrique, on le jugerait bien inférieur dans l'art de bâtir à ces barbares barbouillés d'ocre, qui, sans jamais avoir entendu parler du parallélogramme des forces, trouvèrent le moyen d'empiler les pierres de Stonehenge. Ce que le mécanicien est au mathématicien, l'homme d'État pratique l'est à l'homme d'État spéculatif. À la vérité, il est très-important que les législateurs et les administrateurs soient versés dans la philosophie du gouvernement; de même qu'il est très-important que l'architecte qui doit fixer un obélisque sur son piédestal, ou suspendre un pont tabulaire sur une embouchure de fleuve, soit versé dans la philosophie de l'équilibre et du mouvement. Mais, de même que celui qui veut bâtir effectivement doit avoir dans l'esprit beaucoup de choses qui n'ont jamais été remarquées par d'Alembert ni Euler, celui qui veut gouverner effectivement doit être perpétuellement guidé par des considérations dont on ne trouvera point la moindre trace dans les écrits d'Adam Smith et de Jérémie Bentham. Le parfait législateur est un exact intermédiaire entre l'homme de pure théorie, qui ne voit rien que des principes généraux, et l'homme de pure pratique, qui ne voit rien que des circonstances particulières. Le monde, pendant ces quatre-vingts dernières années, a été singulièrement fécond en législateurs en qui l'élément spéculatif prédominait à l'exclusion de l'élément pratique. L'Europe et l'Amérique ont dû à leur sagesse des douzaines de constitutions avortées, constitutions qui ont vécu juste assez longtemps pour faire un tapage misérable, et ont péri dans les convulsions. Mais dans la législature anglaise, l'élément pratique a toujours prédominé, et plus d'une fois prédominé avec excès sur l'élément spéculatif. Ne point s'inquiéter de la symétrie, et s'inquiéter beaucoup de l'utilité; n'ôter jamais une anomalie, uniquement parce qu'elle est une anomalie; ne jamais innover, si ce n'est lorsque quelque malaise se fait sentir, et alors innover juste assez pour se débarrasser du malaise; n'établir jamais une proposition plus large que le cas particulier auquel on remédie: telles sont les règles qui, depuis l'âge de Jean jusqu'à l'âge de Victoria, ont généralement guidé les délibérations de nos deux cent cinquante parlements[51].
L'idée est-elle encore obscure, douteuse? A-t-elle encore besoin de preuves, d'éclaircissement? Souhaite-t-on quelque chose de plus? Vous répondez non; Macaulay répond oui. Après l'explication générale vient l'explication particulière; après la théorie, l'application; après la démonstration théorique, la démonstration pratique. Vous vouliez vous arrêter, il poursuit:
L'Acte de Tolérance approche très-près de l'idéal d'une grande loi anglaise. Pour un juriste versé dans la théorie de la législation, mais qui ne connaîtrait point à fond les dispositions des partis et des sectes entre lesquels l'Angleterre était divisée au temps de la Révolution, cet acte ne serait qu'un chaos d'absurdités et de contradictions. Il ne supporte pas l'examen, si on le juge d'après des principes généraux solides. Bien plus, il ne supporte pas l'examen, si on le juge d'après un principe solide ou non. Le principe solide est évidemment que la simple erreur théologique ne doit pas être punie par le magistrat civil. Ce principe non-seulement n'est pas reconnu par l'Acte de Tolérance, mais encore il est rejeté positivement. Pas une seule des lois cruelles portées contre les non-conformistes par les Tudors et les Stuarts n'est rapportée. La persécution continue à être la règle générale; la tolérance est l'exception. Ce n'est point tout. La Liberté qui est donnée à la conscience est donnée de la façon la plus capricieuse. Un quaker, qui fait une déclaration de foi en termes généraux, obtient le plein bénéfice de l'acte, sans signer un seul des trente-neuf articles; un ministre indépendant, qui est parfaitement disposé à faire la déclaration demandée au quaker, mais qui a des doutes sur six ou sept des articles, demeure sous le coup des lois pénales. Howe est exposé à des châtiments, s'il prêche avant d'avoir solennellement déclaré qu'il adhère à la doctrine anglicane touchant l'Eucharistie. Penn, qui rejette entièrement l'Eucharistie, obtient la parfaite liberté de prêcher sans faire aucune déclaration, quelle qu'elle soit, à ce sujet.
Voilà quelques-uns des défauts qui ne peuvent manquer de frapper toute personne qui examinera l'Acte de Tolérance d'après ces lois de la raison qui sont les mêmes dans tous les pays et dans tous les âges. Mais ces défauts paraîtront peut-être des mérites, si nous prenons garde aux passions et aux préjugés de ceux pour qui l'Acte de Tolérance fut composé. Cette loi, remplie de contradictions que peut découvrir le premier écolier venu en philosophie politique, fit ce que n'eût pu faire une loi composée par toute la science des plus grands maîtres de philosophie politique. Que les articles résumés tout à l'heure soient gênants, puérils, incompatibles entre eux, incompatibles avec la vraie théorie de la liberté religieuse, chacun doit le reconnaître. Tout ce qu'on peut dire pour leur défense est qu'ils ont ôté une grande masse de maux sans choquer une grande masse de préjugés; que, d'un seul coup et pour toujours, sans un seul vote de division dans l'une ou dans l'autre chambre, sans une seule émeute dans les rues, sans presque un seul murmure même dans les classes qui étaient le plus profondément imprégnées de bigoterie, ils ont mis fin à une persécution qui s'était déchaînée pendant quatre générations, qui avait brisé un nombre infini de cœurs, qui avait désolé un nombre infini de foyers, qui avait rempli les prisons d'hommes dont le monde n'était pas digne, qui avait chassé des milliers de ces laboureurs et de ces artisans honnêtes, actifs, religieux, qui sont la vraie force des nations, et les avait forcés à chercher un refuge au delà de l'Océan, parmi les wigwams des Indiens rouges et les repaires des panthères. Une telle défense paraîtra faible peut-être à des théoriciens étroits. Mais probablement les hommes d'État la jugeront complète[52].
Pour moi, ce que je trouve complet ici, c'est l'art de développer. Ces antithèses d'idées soutenues par des antithèses de mots, ces phrases symétriques, ces expressions répétées à dessein pour attirer l'attention, cet épuisement de la preuve mettent sous nos yeux le talent d'avocat et d'orateur que nous rencontrions tout à l'heure dans l'art de plaider toutes les causes, de posséder un nombre infini de moyens, de les posséder tous et toujours à chaque incident du procès. Ce qui achève de manifester ce genre d'esprit, ce sont les fautes où son talent l'entraîne. À force de développer, il allonge. Plus d'une fois ses explications sont des lieux communs. Il prouve ce que tout le monde accorde. Il éclaircit ce qui est clair. Tel passage sur la nécessité des réactions semble l'amplification d'un bon élève[53]. Tel autre, excellent et nouveau, ne peut être lu qu'une fois avec plaisir. À la seconde, il paraît trop vrai; on a tout vu du premier coup, et l'on s'ennuie. J'ai omis un tiers du morceau sur l'Acte de Tolérance; et les esprits vifs diront que j'aurais dû en omettre un autre tiers.
Le dernier trait, le plus singulier, le moins anglais de cette histoire, c'est qu'elle est intéressante. Macaulay a écrit, dans la Revue d'Édimbourg, cinq volumes d'Essais; et chacun sait que le premier mérite d'un reviewer, ou d'un journaliste, est de se faire lire. Un gros volume a le droit d'ennuyer; il n'est pas gros pour rien; sa taille réclame d'avance l'attention de celui qui l'ouvre. La solide reliure, la table symétrique, la préface, les chapitres substantiels alignés comme des soldats en bataille, tout vous ordonne de prendre un fauteuil, d'endosser une robe de chambre, de mettre vos pieds au feu, et d'étudier; vous ne devez pas moins à l'homme grave qui se présente à vous armé de six cents pages de texte et de trois ans de réflexion. Mais un journal qu'on parcourt dans un café, une revue qu'on feuillette dans un salon, le soir avant de se mettre à table, ont besoin d'attirer les yeux, de vaincre la distraction, de conquérir leurs lecteurs. Macaulay a pris ce besoin dans cet exercice, et il a conservé dans l'histoire les habitudes qu'il avait gagnées dans les journaux. Il emploie tous les moyens de garder l'attention, bons ou médiocres, dignes ou indignes d'un grand talent, entre autres, l'allusion aux circonstances actuelles. Vous savez ce mot d'un directeur de revue à qui Pierre Leroux proposait un article sur Dieu. «Dieu! cela n'a pas d'actualité!» Macaulay en profite. S'il nomme un régiment, il indique en quelques lignes les actions d'éclat qu'il a faites depuis son institution jusqu'à nos jours: voilà les officiers de ce régiment campés en Crimée, à Malte ou à Calcutta, obligés de lire son histoire.—Il raconte la réception de Schomberg par la Chambre: qui s'intéresse à Schomberg? À l'instant il ajoute que Wellington, cent ans plus tard, fut reçu en pareilles circonstances avec un cérémonial copié du premier: quel Anglais ne s'intéresse pas à Wellington?—Il raconte le siége de Londonderry, il désigne la place que les anciens bastions occupent dans la ville actuelle, le champ qui était couvert par le camp irlandais, le puits où buvaient les assiégeants: quel habitant de Londonderry pourra s'empêcher d'acheter son livre?—Quelque ville qu'il aborde, il marque les changements qu'elle a subis, les nouvelles rues ajoutées, les bâtiments réparés ou construits, l'augmentation du commerce, l'introduction d'industries nouvelles: voilà tous les aldermen et tous les négociants obligés de souscrire à son ouvrage.—Ailleurs nous rencontrons une anecdote sur un acteur et une actrice: comme les superlatifs intéressent, il commence par dire que William Mountford était «le plus agréable comédien,» qu'Anne Bracegirdle était «l'actrice la plus populaire» du temps. S'il introduit un homme d'État, il l'annonce toujours par quelque grand mot: c'était «le plus insinuant,» ou bien «le plus équitable,» ou bien «le plus instruit,» ou bien «le plus acharné et le plus débauché» de tous les politiques d'alors.—Mais ses grandes qualités le servent aussi bien là-dessus que ces machines littéraires un peu trop visibles, un peu trop nombreuses, un peu trop grossières. La multitude étonnante des détails, le mélange de dissertations psychologiques et morales, des descriptions, des récits, des jugements, des plaidoiries, des portraits, par-dessus tout la bonne composition et le courant continu d'éloquence occupent et retiennent l'attention jusqu'au bout. On éprouve de la peine à finir un volume de Lingard et de Robertson; on aurait de la peine à ne pas finir un volume de Macaulay.
Voici une narration détachée qui montre fort bien et en abrégé les moyens d'intéresser qu'il emploie, et le grand intérêt qu'il excite. Il s'agit du massacre de Glencoe. Il commence par décrire l'endroit en voyageur qui l'a vu, et le signale aux bandes de touristes et d'amateurs, historiens et antiquaires, qui tous les ans partent de Londres.
Mac-Ian habitait à l'entrée d'un ravin situé près du rivage méridional de Lochleven. Près de la maison étaient deux ou trois petits hameaux habités par sa tribu. La population qu'il gouvernait n'excédait pas, dit-on, deux cents âmes. Dans le voisinage de ce petit groupe de villages, il y avait quelques bois-taillis et quelques pâturages; mais, en remontant un peu le défilé, on ne voyait aucun signe d'habitation et de culture. En langue gaélique, Glencoe signifie Vallée des Larmes; en effet, elle est le plus mélancolique et le plus désolé de tous les défilés écossais. C'est vraiment la vallée de l'Ombre de la Mort[54]. Des brouillards et des orages pèsent sur elle pendant la plus grande partie des beaux étés; et même dans les jours rares où le soleil est brillant, quand il n'y a aucun nuage dans le ciel, l'impression que laisse le paysage est triste et accablante. Le sentier longe un ruisseau qui sort du plus sombre et du plus lugubre des étangs de montagne. De grands murs de roc menacent des deux côtés. Même en juillet, on peut souvent distinguer des lignes de neige dans les fentes, près des sommets. Sur tous les versants, des amas de ruines marquent la course furieuse des torrents. Mille après mille, le voyageur cherche en vain des yeux la fumée d'une hutte, ou une forme humaine enveloppée dans un plaid; il écoute en vain pour entendre les aboiements d'un chien de berger ou le bêlement d'un agneau. Mille après mille, le seul son qui indique la vie est le cri indistinct d'un oiseau de proie, perché sur quelque créneau de roche battu par la tempête. Le progrès de la civilisation qui a changé tant de landes incultes en champs dorés de moissons, ou égayés par les fleurs des pommiers, n'a fait que rendre Glencoe plus désolée. Toute la science et toute l'industrie d'un âge pacifique ne peuvent extraire rien d'utile de ce désert; mais dans un âge de violence et de rapine, le désert lui-même devenait utile par l'abri qu'il offrait au bandit et à son butin[55].
La description, quoique fort belle, est écrite en style démonstratif. L'antithèse de la fin l'explique; l'auteur l'a faite pour montrer que les gens de Glencoe étaient les plus grands brigands du pays.
Le maître de Stairs, qui représentait Guillaume en Écosse, s'autorisant de ce que Mac-Ian n'avait pas prêté le serment de fidélité au jour marqué, voulut détruire le chef et son clan. Il n'était poussé ni par une haine héréditaire, ni par un intérêt privé; il était homme de goût, poli et aimable. Il fit ce crime par humanité, persuadé qu'il n'y avait pas d'autre moyen de pacifier les hautes terres. Là-dessus, Macaulay insère une dissertation de quatre pages, fort bien faite, pleine d'intérêt et de science, dont la diversité nous repose, qui nous fait voyager à travers toutes sortes d'exemples historiques, et toutes sortes de leçons morales.
Nous voyons chaque jour des hommes faire pour leur parti, pour leur secte, pour leur pays, pour leurs projets favoris de réforme politique et sociale, ce qu'ils ne voudraient pas faire pour s'enrichir ou se venger eux-mêmes. Devant une tentation directement offerte à notre cupidité privée ou à notre animosité privée, ce que nous avons de vertu prend l'alarme. Mais la vertu elle-même contribue à la chute de celui qui croit pouvoir, en violant quelque règle morale importante, rendre un grand service à une Église, à un État, à l'humanité. Il fait taire les objections de sa conscience, et endurcit son cœur contre les spectacles les plus émouvants, en se répétant à lui-même que ses intentions sont pures, que son objet est noble, et qu'il fait un petit mal pour un grand bien. Par degrés, il arrive à oublier entièrement l'infamie des moyens en considérant l'excellence de la fin, et accomplit sans un seul remords de conscience des actions qui feraient horreur à un boucanier. Il n'est pas à croire que saint Dominique, pour le meilleur archevêché de la chrétienté, eût poussé des pillards féroces à voler et à massacrer une population pacifique et industrieuse, qu'Éverard Digby, pour un duché, eût fait sauter une grande assemblée en l'air, ou que Robespierre eût tué, moyennant salaire, une seule des personnes dont il tua des milliers par philanthropie.[56]
Ne reconnaît-on pas ici l'Anglais élevé parmi les essais et les sermons psychologiques et moraux, qui involontairement, à chaque instant, en répand quelqu'un sur le papier? Ce genre est inconnu dans nos chaires et dans nos revues; c'est pourquoi il est inconnu dans nos histoires. Chez nos voisins, pour entrer dans l'histoire, il n'a qu'à descendre de la chaire et du journal.
Je ne traduis pas la suite de l'explication, les exemples de Jacques V, de Sixte-Quint et de tant d'autres, que Macaulay cite pour donner des précédents au maître de Stairs. Suit une discussion très-circonstanciée et très-solide prouvant que le roi Guillaume n'est pas responsable du massacre. Il est clair que l'objet de Macaulay, ici comme ailleurs, est moins de faire une peinture que de suggérer un jugement. Il veut que nous ayons une opinion sur la moralité de l'acte, que nous l'attribuions à ses véritables auteurs, que chacun d'eux ait exactement sa part, et point davantage. Un peu plus loin, quand il s'agira de punir le crime, et que Guillaume, ayant châtié sévèrement les exécuteurs, se contentera de révoquer le maître de Stairs, Macaulay compose une dissertation de plusieurs pages pour juger cette injustice et pour blâmer le roi. Ici, comme ailleurs, il est encore orateur et moraliste; aucun moyen n'a plus de force pour intéresser un lecteur anglais. Heureusement pour nous, il redevient enfin narrateur; les menus détails qu'il choisit alors fixent l'attention et mettent la scène sous les yeux.
La vue des habits rouges qui approchaient inquiéta un peu la population de la vallée. John, le fils aîné du chef, accompagné par vingt hommes de son clan, vint à la rencontre des étrangers, et leur demanda ce que signifiait cette visite. Le lieutenant Lindsay répondit que les soldats venaient en amis et ne demandaient que des logements. Ils furent accueillis amicalement et logées sous les toits de chaume de la petite communauté. Glenlyon et plusieurs de ses hommes furent reçus dans la maison d'un montagnard qui s'appellait Inverrigen, du nom du groupe de huttes sur lesquelles il avait autorité. Lindsay eut son logis plus près de la demeure du vieux chef. Auchintriater, un des principaux du clan, qui gouvernait le petit hameau d'Auchnaion, y trouva des quartiers pour une troupe d'hommes commandée par le sergent Barbour. Les provisions furent libéralement fournies. On mangea des bœufs qui probablement avaient été engraissés dans des pâturages éloignés; aucun payement ne fut demandé; car, en hospitalité comme en brigandage, les maraudeurs celtes étaient rivaux des Bédouins. Pendant douze jours, les soldats vécurent familièrement avec les habitants de la vallée. Le vieux Mac-Ian, qui avait été fort inquiet, ne sachant s'il était considéré comme sujet ou comme rebelle, paraît avoir vu cette visite avec plaisir. Les officiers passaient une grande partie de leur temps avec lui et avec sa famille. Les longues soirées coulaient gaiement auprès du feu de tourbe, grâce à quelques paquets de cartes, qui avaient trouvé leur chemin jusqu'à ce coin reculé du monde, et à quelques flacons d'eau-de-vie française, qui probablement, étaient l'adieu de Jacques à ses partisans des hautes terres. Glenlyon paraissait chaudement attaché à la nièce du vieux chef et à son mari Alexandre. Chaque jour il venait dans leur maison pour boire le coup du matin. Cependant il observait avec une attention scrupuleuse tous les chemins par où les Macdonalds pourraient essayer de s'enfuir quand on donnerait le signal du massacre, et il envoyait le résultat de ses observations à Hamilton[57]....
La nuit était rude. Très-tard dans la soirée, le vague soupçon de quelque mauvais dessein traversa l'esprit du fils aîné du chef. Les soldats étaient évidemment dans un état d'agitation; et quelques-uns d'entre eux prononçaient des cris singuliers. On entendit, à ce que l'on prétend, deux hommes chuchoter: «Je n'aime pas cette besogne.» Un d'entre eux murmura: «Je serais content de combattre les Macdonalds. Mais tuer des hommes dans leur lit!—Il faut faire ce qu'on nous commande, répondit une autre voix; s'il y a là quelque chose de mal, c'est l'affaire de nos officiers.»—John Macdonald fut si inquiet qu'un peu après minuit il alla au quartier de Glenlyon. Glenlyon et ses hommes étaient tous debout, et semblaient mettre leurs armes en état pour une action. John, très-alarmé, demanda pourquoi ces préparatifs. Glenlyon se répandit en protestations amicales. «Des gens de Glengarry maraudent dans le pays, nous nous préparons pour marcher contre eux. Vous êtes bien en sûreté. Croyez-vous que si vous couriez quelque danger, je n'aurais pas donné un avis à votre frère Sandy et à sa femme? Les soupçons de John se calmèrent. Il revint chez lui, et se coucha[58].»
Le lendemain, à cinq heures du matin, le vieux chef fut assassiné, ses hommes fusillés dans leur lit ou au coin de leur feu. Des femmes furent égorgées; un enfant de douze ans, qui demandait la vie à genoux, tué; ceux qui s'étaient enfuis demi-nus, les femmes, les enfants, périrent de froid et de faim dans la neige.
Ces détails précis, ces conversations de soldats, cette peinture des soirées passées au coin du foyer, donnent à l'histoire le mouvement et la vie du roman. Et pourtant l'historien reste orateur; car il a choisi tous ces faits pour mettre en lumière la perfidie des assassins et l'horreur du massacre, et il s'en servira plus tard pour demander, avec toute la puissance de la passion et de la logique, la punition des criminels.
Ainsi, cette histoire dont les qualités semblent si peu anglaises porte partout la marque d'un talent vraiment anglais. Universelle, suivie, elle enveloppe tous les faits dans sa vaste trame sans la diviser ni la rompre. Développée, abondante, elle éclaircit les faits obscurs, et ouvre aux plus ignorants les questions les plus compliquées. Intéressante, variée, elle attire à elle l'attention et la garde. Elle a la vie, la clarté, l'unité, qualités qui semblaient toutes françaises. Il semble que l'auteur soit un vulgarisateur comme M. Thiers, un philosophe comme M. Guizot, un artiste comme M. Thierry. La vérité est qu'il est orateur, et orateur à la façon de son pays; mais comme il possède au plus haut degré les facultés oratoires, et qu'il les possède avec un tour et des instincts nationaux, il paraît suppléer par elles aux facultés qu'il n'a pas. Il n'est pas véritablement philosophe: la médiocrité de ses premiers chapitres sur l'ancienne histoire d'Angleterre le prouve assez; mais sa force de raisonnement, ses habitudes de classification et d'ordre mettent l'unité dans son histoire. Il n'est pas véritablement artiste: quand il fait une peinture, il songe toujours à prouver quelque chose; il insère des dissertations aux endroits les plus touchants; il n'a ni grâce, ni légèreté, ni vivacité, ni finesse, mais une mémoire étonnante, une science énorme, une passion politique ardente, un grand talent d'avocat pour exposer et plaider toutes les causes, une connaissance précise des faits précis et petits qui attachent l'attention, font illusion, diversifient, animent et échauffent un récit. Il n'est pas simplement vulgarisateur: il est trop ardent, trop acharné à prouver, à conquérir des croyances, à abattre ses adversaires, pour avoir le limpide talent de l'homme qui explique et qui expose, sans avoir d'autre but que d'expliquer et d'exposer, qui répand partout de la lumière, et ne verse nulle part la chaleur, mais il est si bien fourni de détails et de raisons, si avide de convaincre, si riche en développements, qu'il ne peut manquer d'être populaire. Par cette ampleur de science, par cette puissance de raisonnement et de passion, il a produit un des plus beaux livres du siècle, en manifestant le génie de sa nation. Cette solidité, cette énergie, cette profonde passion politique, ces préoccupations de morale, ces habitudes d'orateur, cette puissance limitée en philosophie, ce style un peu uniforme, sans flexibilité ni douceur, ce sérieux éternel, cette marche géométrique vers un but marqué, annoncent en lui l'esprit anglais. Mais s'il est anglais pour nous, il ne l'est pas pour sa nation. L'animation, l'intérêt, la clarté, l'unité de son récit les étonnent. Ils le trouvent brillant, rapide, hardi; c'est, disent-ils, un esprit français. Sans doute, il l'est en plusieurs points; s'il entend mal Racine, il admire Pascal et Bossuet; ses amis disent qu'il faisait de Mme de Sévigné sa lecture journalière. Bien plus, par la structure de son esprit, par son éloquence et par sa rhétorique, il est latin; en sorte que la charpente intérieure de son talent le range parmi les classiques; c'est seulement par son vif sentiment du fait particulier, complexe et sensible, par son énergie et sa rudesse, par la richesse un peu lourde de son imagination, par l'intensité de son coloris, qu'il est de sa race. Comme Addison et Burke, il ressemble à une greffe étrangère alimentée et transformée par la séve du tronc national. En tout cas, ce jugement est la plus forte marque de la différence des deux peuples. Pour aller chez ses voisins, un Français doit faire deux voyages. Quand il a franchi la première distance, qui est grande, il aborde sur Macaulay. Qu'il se rembarque; il lui faut entreprendre une seconde traversée aussi longue pour parvenir sur Carlyle, par exemple, sur un esprit foncièrement germanique, sur le vrai sol anglais.
 CHAPITRE IV.
La philosophie et l'histoire. Carlyle.
§ 1.
SON STYLE ET SON ESPRIT.
- Position excentrique et importante de Carlyle en Angleterre.
 - I. Ses bizarreries, ses obscurités, ses violences. — Son imagination, ses enthousiasmes. — Ses crudités, ses bouffonneries.
 - II. L'humour. En quoi elle consiste. Comment elle est germanique. — Peintures grotesques et tragiques. — Les dandies et les mendiants. — Catéchisme des cochons. — Extrême tension de son esprit et de ses nerfs.
 - III. Quelles barrières qui le contiennent et le dirigent. — Le sentiment du réel et le sentiment du sublime.
 - IV. Sa passion pour le fait exact et prouvé. — Sa recherche des sentiments éteints. — Véhémence de son émotion et de sa sympathie. — Intensité de sa croyance et de sa vision. — Past and Present. Cromwell's Letters and speeches. — Son mysticisme historique. — Grandeur et tristesse de ses visions. — Comment il figure le monde d'après son propre esprit.
 - V. Que tout objet est un groupe, et que tout l'emploi de la pensée humaine est la reproduction d'un groupe. — Deux façons principales de le reproduire, et deux sortes principales d'esprit. — Les classificateurs. — Les intuitifs. — Inconvénients du second procédé. — Comment il est obscur, hasardé, dénué de preuves. — Comment il pousse à l'affectation et à l'exagération. — Duretés et outrecuidance qu'il provoque. — Avantages de ce genre d'esprit. — Il est seul capable de reproduire l'objet. — Il est le plus favorable à l'invention originale. — Quel emploi Carlyle en a fait.
 
§ 2.
SON RÔLE.
- Introduction des idées allemandes en Europe et en Angleterre. — Études allemandes de Carlyle.
 - I. De l'apparition des formes d'esprit originales. — Comment elles agissent et finissent. — Le génie artistique de la Renaissance. — Le génie oratoire de l'âge classique. — Le génie philosophique de l'âge moderne. — Analogie probable des trois périodes.
 - II. En quoi consiste la forme d'esprit moderne et allemande. — Comment l'aptitude aux idées universelles a renouvelé la linguistique, la mythologie, l'esthétique, l'histoire, l'exégèse, la théologie et la métaphysique. — Comment le penchant métaphysique a transformé la poésie.
 - III. Idée capitale qui s'en dégage. — Conception des parties solidaires et complémentaires. — Nouvelle conception de la nature et de l'homme.
 - IV. Inconvénients de cette aptitude. — L'hypothèse gratuite et l'abstraction vague. — Discrédit momentané des spéculations allemandes.
 - V. Comment chaque nation peut les reforger. — Exemples anciens: L'Espagne au seizième et au dix-septième siècle. — Les puritains et les jansénistes au dix-septième siècle. — La France au dix-huitième siècle. — Par quels chemins ces idées peuvent entrer en France. — Le positivisme. — La critique.
 - VI. Par quels chemins ces idées peuvent entrer en Angleterre. — L'esprit exact et positif. — L'inspiration passionnée et poétique. — Quelle voie suit Carlyle.
 
§ 3.
SA PHILOSOPHIE, SA MORALE ET SA CRITIQUE.
- Sa méthode est morale, non scientifique. — En quoi il ressemble aux puritains. — Sartor resartus.
 - I. Les choses sensibles ne sont que des apparences. — Caractère divin et mystérieux de l'être. — Sa métaphysique.
 - II. Comment on peut traduire les unes dans les autres les idées positivistes, poétiques, spiritualistes et mystiques. — Comment chez Carlyle la métaphysique allemande s'est changée en puritanisme anglais.
 - III. Caractère moral de ce mysticisme. — Conception du devoir. — Conception de Dieu.
 - IV. Conception du christianisme. — Le christianisme véritable et le christianisme officiel. — Les autres religions. — Limite et portée de la doctrine.
 - V. Sa critique. — Quelle valeur il attribue aux écrivains. — Quelle classe d'écrivains il exalte. — Quelle classe d'écrivains il déprécie. — Son esthétique. — Son jugement sur Voltaire.
 - VI. Avenir de la critique. — En quoi elle est contraire aux préjugés de siècle et de rôle. — Le goût n'a qu'une autorité relative.
 
§ 4.
SA CONCEPTION DE L'HISTOIRE.
- I. Suprême importance des grands hommes. — Qu'ils sont des révélateurs. — Nécessité de les vénérer.
 - II. Liaison de cette conception et de la conception allemande. — En quoi Carlyle est imitateur. — En quoi il est original. — Portée de sa conception.
 - III. Comment la véritable histoire est celle des sentiments héroïques. — Que les véritables historiens sont des artistes et des psychologues.
 - IV. Son histoire de Cromwell. — Pourquoi elle ne se compose que de textes reliés par un commentaire. — Sa nouveauté et sa valeur. — Comment il faut considérer Cromwell et les puritains. — Importance du puritanisme dans la civilisation moderne. — Carlyle l'admire sans restriction.
 - V. Son histoire de la Révolution française. — Sévérité de son jugement. — En quoi il est clairvoyant et en quoi il est injuste.
 - VI. Son jugement sur l'Angleterre moderne. — Contre le goût du bien-être et la tiédeur des convictions. — Sombres prévisions pour l'avenir de la démocratie contemporaine. — Contre l'autorité des votes. — Théorie du souverain.
 - VII. Critique de ces théories. — Dangers de l'enthousiasme. — Comparaison de Carlyle et de Macaulay.
 
Lorsqu'on demande aux Anglais, surtout à ceux qui n'ont pas quarante ans, quels sont chez eux les hommes qui pensent, ils nomment d'abord Carlyle; mais en même temps ils vous conseillent de ne pas le lire, en vous avertissant que vous n'y entendrez rien du tout. Là-dessus, comme il est naturel, on se hâte de prendre les vingt volumes de Carlyle, critique, histoire, pamphlets, fantaisies, philosophie; on les lit avec des émotions fort étranges, et en démentant chaque matin son jugement de la veille. On découvre enfin qu'on est devant un animal extraordinaire, débris d'une race perdue, sorte de mastodonte égaré dans un monde qui n'est point fait pour lui. On se réjouit de cette bonne fortune zoologique, et on le dissèque avec une curiosité minutieuse, en se disant qu'on n'en retrouvera peut-être pas un second.
 § 1.
SON STYLE ET SON ESPRIT.
I
On est dérouté d'abord. Tout est nouveau ici, les idées, le style, le ton, la coupe des phrases et jusqu'au dictionnaire. Il prend tout à contre-pied, il violente tout, les expressions et les choses. Chez lui les paradoxes sont posés en principe; le bon sens prend la forme de l'absurde: on est comme transporté dans un monde inconnu dont les habitants marchent la tête en bas, les pieds en l'air, en habits d'arlequins, de grands seigneurs et de maniaques, avec des contorsions, des soubresauts et des cris; on est étourdi douloureusement de ces sons excessifs et discordants; on a envie de se boucher les oreilles, on a mal à la tête, on est obligé de déchiffrer une nouvelle langue. On regarde à la table des volumes qui doivent être les plus clairs, l'Histoire de la Révolution française, par exemple, et l'on y lit ces titres de chapitres: «Idéaux réalisés—Viatique—Astræa redux—Pétitions en hiéroglyphes—Outres—Mercure de Brézé—Broglie le dieu de la guerre.» On se demande quelles liaisons il peut y avoir entre ces charades et les événements si nets que nous connaissons tous. On s'aperçoit alors qu'il parle toujours en énigmes. «Hacheurs de logique[59],» voilà comme il désigne les analystes du dix-huitième siècle. «Sciences de castors,» c'est là son mot pour les catalogues et les classifications de nos savants modernes. «Le clair de lune transcendantal,» entendez par là les rêveries philosophiques et sentimentales importées d'Allemagne. Culte de la «calebasse rotatoire:» cela signifie la religion extérieure et mécanique[60]. Il ne peut pas s'en tenir à l'expression simple; il entre à chaque pas dans les figures; il donne un corps à toutes ses idées; il a besoin de toucher des formes. On voit qu'il est obsédé et hanté de visions éclatantes ou lugubres; chaque pensée en lui est une secousse; un flot de passion fumeuse arrive en bouillonnant dans ce cerveau qui regorge, et le torrent d'images déborde et roule avec toutes les boues et toutes les splendeurs. Il ne peut pas raisonner, il faut qu'il peigne. S'agit-il d'expliquer l'embarras d'un jeune homme obligé de choisir une carrière parmi les convoitises et les doutes de l'âge où nous vivons, il vous montre[61] «un monde détraqué, ballotté, et plongeant comme le vieux monde romain quand la mesure de ses iniquités fut comblée; les abîmes, les déluges supérieurs et souterrains crevant de toutes parts, et dans ce furieux chaos de clarté blafarde, toutes les étoiles du ciel éteintes. À peine une étoile du ciel qu'un œil humain puisse maintenant apercevoir; les brouillards pestilentiels, les impures exhalaisons devenues incessantes, excepté sur les plus hauts sommets, ont effacé toutes les étoiles du ciel. Des feux follets, qui çà et là courent avec des couleurs diverses, ont pris la place des étoiles. Sur la houle sauvage du chaos, dans l'air de plomb, il n'y a que des flamboiements brusques d'éclairs révolutionnaires; puis rien que les ténèbres, avec les phosphorescences de la philanthropie, ce vain météore; çà et là un luminaire ecclésiastique qui se balance encore, suspendu à ses vieilles attaches vacillantes, prétendant être encore une lune ou un soleil,—quoique visiblement ce ne soit plus qu'une lanterne chinoise, composée surtout de papier, avec un bout de chandelle qui meurt mal-proprement dans son cœur.»
Figurez-vous un volume, vingt volumes composés de tableaux pareils, reliés par des exclamations et des apostrophes; l'histoire même, son Histoire de la Révolution française, ressemble à un délire. Carlyle est un voyant puritain qui voit passer devant lui les échafauds, les orgies, les massacres, les batailles, et qui, assiégé de fantômes furieux ou sanglants, prophétise, encourage ou maudit. Si vous ne jetez pas le livre de colère et de fatigue, vous perdez le jugement; vos idées s'en vont, le cauchemar vous prend; un carnaval de figures contractées et féroces tourbillonne dans votre tête; vous entendez des hurlements d'insurrection, des acclamations de guerre; vous êtes malade: vous ressemblez à ces auditeurs des covenantaires que la prophétie remplissait de dégoût ou d'enthousiasme, et qui cassaient la tête au prophète, s'ils ne le prenaient pour général.
Ces violentes saillies vous paraîtront encore plus violentes si vous remarquez l'étendue du champ qu'elles parcourent. Du sublime à l'ignoble, du pathétique au grotesque, il n'y a qu'un pas pour Carlyle. Il touche du même coup les deux extrêmes. Ses adorations finissent par des sarcasmes. «L'univers est pour lui aussi bien un oracle et un temple qu'une cuisine et une écurie.» Il est à son aise dans le mysticisme comme dans la brutalité.
«Un silence de mort, dit-il en parlant d'un coucher de soleil au cap Nord[62]; rien que les roches de granit avec leurs teintes de pourpre et le pacifique murmure de l'Océan polaire soulevé par une ondulation lente, au-dessus duquel, dans l'extrême nord, pend le grand soleil, bas et paresseux, comme si, lui aussi, il voulait s'assoupir. Pourtant sa couche de nuages est tissue d'écarlate et de drap d'or; pourtant sa lumière ruisselle sur le miroir des eaux comme un pilier de feu qui vacille descendant vers l'abîme et se couchant sous mes pieds. En de tels moments, la solitude est sans prix; qui voudrait parler ou être vu, lorsque derrière lui gisent l'Europe et l'Afrique profondément endormies, et que devant lui s'ouvrent l'immensité silencieuse et le palais de l'Éternel, dont notre soleil est une lampe, une lampe du porche[63]?» Voilà les magnificences qu'il rencontre toutes les fois qu'il est face à face avec la nature. Nul n'a contemplé avec une émotion plus puissante les astres muets qui roulent éternellement dans le firmament pâle et enveloppent notre petit monde. Nul n'a contemplé avec une terreur plus religieuse l'obscurité infinie où notre pauvre pensée apparaît un instant comme une lueur, et tout à côté de nous le morne abîme où «la chaude frénésie de la vie» va s'éteindre. Ses yeux sont habituellement fixés sur ces grandes ténèbres, et il peint avec un frémissement de vénération et d'espérance l'effort que les religions ont fait pour les percer. «Au cœur des plus lointaines montagnes[64], dit-il, s'élève la petite église. Les morts dorment tous à l'entour sous leurs blanches pierres tumulaires, dans l'attente d'une résurrection heureuse. Ton âme serait bien morte, si jamais, à aucune heure, à l'heure gémissante de minuit, quand le spectre de cette église pendait dans le ciel, et que l'être était comme englouti dans les ténèbres; tu serais bien inerte, si elle ne t'a pas dit des choses indicibles qui sont allées jusqu'à l'âme de ton âme. Celui-là était fort qui avait une église, ce que nous pouvons appeler une église. Il se tenait debout par elle, quoique, au centre des immensités, au confluent des éternités; il se tenait debout comme un homme devant Dieu et devant l'homme. Le vaste univers sans rivage était devenu pour lui une ferme cité, une demeure qu'il connaissait[65].» Rembrandt seul a rencontré ces sombres visions noyées d'ombre, traversées de rayons mystiques; voilà l'Église qu'il a peinte[66]; voilà la mystérieuse apparition flottante pleine de formes radieuses qu'il a posée au plus haut du ciel, au-dessus de la nuit orageuse et de la terreur qui secoue les êtres mortels. Les deux imaginations ont la même grandeur douloureuse, les mêmes rayonnements et les mêmes angoisses. Et toutes les deux s'abattent aussi facilement dans la trivialité et la crudité. Nul ulcère, nulle fange n'est assez repoussante pour dégoûter Carlyle. À l'occasion il comparera la politique qui cherche la popularité[67] «au chien noyé de l'été dernier qui monte et remonte la Tamise selon le courant et la marée, que vous connaissez de vue, et aussi de nez, que vous trouvez là à chaque voyage, et dont la puanteur devient chaque jour plus intolérable.» Le saugrenu, les disparates abondent dans son style. Quand le cardinal de Loménie, si frivole, propose de convoquer une cour plénière, il le trouve semblable aux «serins dressés qui sont capables de voler gaiement avec une mèche allumée entre leurs pattes, et de mettre le feu à des canons, à des magasins de poudre[68].» Au besoin, il tourne aux images drolatiques. Il finit un dithyrambe par une caricature. Il éclabousse les magnificences avec des polissonneries baroques. Il accouple la poésie au calembour. «Le génie de l'Angleterre, dit-il à la fin de son livre sur Cromwell, ne plane plus les yeux sur le soleil, défiant le monde, comme un aigle à travers les tempêtes! Le génie de l'Angleterre, bien plus semblable à une autruche vorace tout occupée de sa pâture et soigneuse de sa peau, présente son autre extrémité au soleil, sa tête d'autruche enfoncée dans le premier buisson venu, sous de vieilles chapes ecclésiastiques, sous des manteaux royaux, sous l'abri de toutes les défroques qui peuvent se trouver là; c'est dans cette position qu'elle attend l'issue. L'issue s'est fait attendre, mais on voit maintenant qu'elle est inévitable. Il n'y a pas d'autruche tout occupée de sa grossière pâture terrestre, et la tête enfoncée dans de vieilles défroques, qui ne soit éveillée un jour d'une façon terrible, à posteriori, sinon autrement[69].»
C'est par cette bouffonnerie qu'il conclut son meilleur livre, sans quitter l'accent sérieux, douloureux, au milieu des anathèmes et des prophéties. Il a besoin de ces grandes secousses. Il ne sait pas se tenir en place, n'occuper à la fois qu'une province littéraire. Il bondit par saccades effrénées d'un bout à l'autre du champ des idées; il confond tous les styles, il entremêle toutes les formes; il accumule les allusions païennes, les réminiscences de la Bible, les abstractions allemandes, les termes techniques, la poésie, l'argot, les mathématiques, la physiologie, les vieux mots, les néologismes. Il n'est rien qu'il ne foule et ne ravage. Les constructions symétriques de l'art et de la pensée humaine, dispersées et bouleversées, s'amoncellent sous sa main en un gigantesque amas de débris informes, au haut duquel, comme un conquérant barbare, il gesticule et il combat.
II
Cette disposition d'esprit produit l'humour, mot intraduisible, car la chose nous manque. L'humour est le genre de talent qui peut amuser des Germains, des hommes du Nord; il convient à leur esprit comme la bière et l'eau-de-vie à leur palais. Pour les gens d'une autre race, il est désagréable; nos nerfs le trouvent trop âpre et trop amer. Entre autres choses, ce talent contient le goût des contrastes. Swift plaisante avec la mine sérieuse d'un ecclésiastique qui officie, et développe en homme convaincu, les absurdités les plus grotesques. Hamlet, secoué de terreur et désespéré, pétille de bouffonneries. Heine se moque de ses émotions au moment où il s'y livre. Ils aiment les travestissements, mettent une robe solennelle aux idées comiques, une casaque d'arlequin aux idées graves.—Un autre trait de l'humour est l'oubli du public. L'auteur nous déclare qu'il ne se soucie pas de nous, qu'il n'a pas besoin d'être compris ni approuvé, qu'il pense et s'amuse tout seul, et que si son goût et ses idées nous déplaisent, nous n'avons qu'à décamper. Il veut être raffiné et original tout à son aise; il est chez lui dans son livre et portes closes; il se met en pantoufles, en robe de chambre, bien souvent les pieds en l'air, parfois sans chemise. Carlyle a son style propre, et note son idée à sa façon; c'est à nous de la comprendre. Il fait allusion à un mot de Gœthe, de Shakspeare, à une anecdote qui en ce moment le frappe; tant pis pour nous si nous ne le savons pas. Il crie quand l'envie lui en prend; tant pis pour nous si nos oreilles ne s'y accommodent pas. Il écrit selon les caprices de l'imagination, avec tous les soubresauts de l'invention; tant pis pour nous si notre esprit va d'un autre pas. Il note au vol toutes les nuances, toutes les bizarreries de sa conception; tant pis pour nous si la nôtre n'y atteint pas.—Un dernier trait de l'humour est l'irruption d'une jovialité violente, enfouie sous un monceau de tristesses. L'indécence saugrenue apparaît brusquement. La nature physique, cachée et opprimée sous des habitudes de réflexion mélancolique, se met à nu pour un instant. Vous voyez une grimace, un geste de polisson, puis tout rentre dans la solennité habituelle.—Ajoutez enfin les éclats d'imagination imprévus. L'humoriste renferme un poëte; tout d'un coup, dans la brume monotone de la prose, au bout d'un raisonnement, un paysage étincelle: beau ou laid, il n'importe; il suffit qu'il frappe. Ces inégalités peignent bien le Germain solitaire, énergique, imaginatif, amateur de contrastes violents, fondé sur la réflexion personnelle et triste, avec des retours imprévus de l'instinct physique, si différent des races latines et classiques, races d'orateurs ou d'artistes, où l'on n'écrit qu'en vue du public, où l'on ne goûte que des idées suivies, où l'on n'est heureux que par le spectacle des formes harmonieuses, où l'imagination est réglée, où la volupté semble naturelle. Carlyle est profondément germain, plus voisin de la souche primitive qu'aucun de ses contemporains, étrange et énorme dans ses fantaisies et dans ses plaisanteries; il s'appelle lui-même «un taureau sauvage embourbé dans les forêts de la Germanie[70].» Par exemple, son premier livre, Sartor resartus, qui est une philosophie du costume, contient, à propos des tabliers et des culottes, une métaphysique, une politique, une psychologie. L'homme, d'après lui, est un animal habillé. La société a pour fondement le drap. «Car, comment sans habits pourrions-nous posséder la faculté maîtresse, le siége de l'âme, la vraie glande pinéale du corps social, je veux dire une bourse?» D'ailleurs, aux yeux de la pure raison, qu'est-ce que l'homme? «Un esprit, une apparition divine, un moi mystérieux, qui, sous ses guenilles de laine, porte un vêtement de chair tissu dans les métiers du ciel, par lequel il est révélé à ses semblables, par lequel il voit et se fabrique pour lui-même un univers avec des espaces azurés pleins d'étoiles et de longs milliers de siècles[71].» Le paradoxe continue, à la fois baroque et mystique, cachant des théories sous des folies, mêlant ensemble les ironies féroces, les pastorales tendres, les récits d'amour, les explosions de fureur, et des tableaux de carnaval. Il démontre fort bien que «le plus remarquable événement de l'histoire moderne n'est pas la diète de Worms, ni la bataille d'Austerlitz ou de Wagram, ou toute autre bataille, mais bien l'idée qui vint à Fox le quaker de se faire un habillement de cuir[72];» car ainsi vêtu pour toute sa vie, logeant dans un arbre et mangeant des baies sauvages, il pouvait rester oisif et inventer à son aise le puritanisme, c'est-à-dire le culte de la conscience. Voilà de quelle façon Carlyle traite les idées qui lui sont les plus chères. Il ricane à propos de la doctrine qui va employer sa vie et occuper tout son cœur.
Veut-on avoir l'abrégé de sa politique et son opinion sur sa patrie? Il prouve que dans la transformation moderne des religions, deux sectes principales se sont élevées, surtout en Angleterre, l'une, celle des porte-guenilles, l'autre, celle des dandies. «La première est composée de personnes ayant fait vœu de pauvreté et d'obéissance, et qu'on pourrait prendre pour des adorateurs d'Hertha, la Terre; car ils fouillent avec zèle et travaillent continuellement dans son sein, ou bien renfermés dans des oratoires particuliers, ils méditent et manipulent les substances qu'ils ont extraites de ses entrailles. D'autre part, comme les druides, ils vivent dans des demeures sombres, souvent même ils cassent les vitres de leurs fenêtres et les bourrent de pièces d'étoffes ou d'autres substances opaques, jusqu'à ce que l'obscurité convenable soit rétablie. Ils sont tous rhizophages ou mangeurs de racines. Quelques-uns sont ichthyophages et usent des harengs salés, s'abstenant de toute autre nourriture animale, hormis des animaux morts de mort naturelle, ce qui indique peut-être un sentiment brahminique étrangement perverti. Leur moyen universel de subsistance est la racine nommée pomme de terre, qu'ils cuisent avec le feu. Dans toutes les cérémonies religieuses, le fluide appelé whisky est, dit-on, chose requise, et il s'y en fait une large consommation[73].—«L'autre secte, celle des dandies, affecte une grande pureté et le séparatisme, se distinguant par un costume particulier, et autant que possible par une langue particulière, ayant pour but principal de garder une vraie tenue nazaréenne, et de se préserver des souillures du monde.» Du reste, ils professent plusieurs articles de foi dont les principaux sont: «que les pantalons doivent être très-collants aux hanches; qu'il est permis à l'humanité, sous certaines restrictions, de porter des gilets blancs;—que nulle licence de la mode ne peut autoriser un homme de goût délicat à adopter le luxe additionnel postérieur des Hottentots.»—«Une certaine nuance de manichéisme peut être discernée en cette secte, et aussi une ressemblance assez grande avec la superstition des moines du mont Athos, qui, à force de regarder de toute leur attention leur nombril, finissaient par y discerner la vraie Apocalypse de la nature et le ciel révélé. Selon mes propres conjectures, cette secte n'est qu'une modification appropriée à notre temps de la superstition primitive, appelée culte de soi-même[74].» Cela posé, il tire les conséquences. «J'appellerais volontiers ces deux sectes deux machines électriques immenses et vraiment sans modèle (tournées par la grande roue sociale), avec des batteries de qualité opposée; celle des porte-guenilles étant la négative, et celle du dandysme étant la positive; l'une attirant à soi et absorbant heure par heure l'électricité positive de la nation (à savoir, l'argent); l'autre, également occupée à s'approprier la négative (à savoir, la faim, aussi puissante que l'autre). Jusqu'ici vous n'avez vu que des pétillements et des étincelles partielles et passagères. Mais attendez un peu jusqu'à ce que toute la nation soit dans un état électrique, c'est-à-dire jusqu'à ce que toute votre électricité vitale, non plus neutre comme à l'état sain, soit distribuée en deux portions isolées, l'une négative, l'autre positive (à savoir, la faim et l'argent), et enfermées en deux bouteilles de Leyde grandes comme le monde! Le frôlement du doigt d'un enfant les met en contact et[75]....» Il s'arrête brusquement et vous laisse à vos conjectures. Cette amère gaieté est celle d'un homme furieux ou désespéré qui, de parti pris, et justement à cause de la violence de sa passion, la contiendrait et s'obligerait à rire, mais qu'un tressaillement soudain révélerait à la fin tout entier. Il dit quelque part[76] qu'il y a au fond du naturel anglais, sous toutes les habitudes de calcul et de sang-froid, une fournaise inextinguible, un foyer de rage extraordinaire, la rage des dévoués Scandinaves[77], qui, une fois lancés au fort de la bataille, ne sentaient plus les blessures et vivaient et combattaient, et tuaient, percés de coups dont le moindre, pour un homme ordinaire, eût été mortel. C'est cette frénésie destructive, ce soulèvement de puissances intérieures, inconnues, ce déchaînement d'une férocité, d'un enthousiasme et d'une imagination désordonnés et irréfrénables, qui a paru chez eux à la Renaissance et à la Réforme, et dont un reste subsiste aujourd'hui dans Carlyle. En voici un vestige dans un morceau presque digne de Swift, et qui est l'abrégé de ses émotions habituelles en même temps que sa conclusion sur l'âge où nous voici[78]:
«Supposons, dit-il, que des cochons (j'entends des cochons à quatre pieds), doués de sensibilité et d'une aptitude logique supérieure, ayant atteint quelque culture, puissent, après examen et réflexion, coucher sur le papier, pour notre usage, leur idée de l'univers, de leurs intérêts et de leurs devoirs; ces idées pourraient intéresser un public plein de discernement comme le nôtre, et leurs propositions en gros seraient celles qui suivent:
«1o L'univers, autant qu'une saine conjecture peut le définir, est une immense auge à porcs, consistant en solides et en liquides, et autres variétés ou contrastes, mais spécialement en relavures qu'on peut atteindre et en relavures qu'on ne peut pas atteindre, ces dernières étant en quantité infiniment plus grande pour la majorité des cochons.
«2o Le mal moral est l'impossibilité d'atteindre les relavures. Le bien moral, la possibilité d'atteindre lesdites relavures.
«3o La poésie des cochons consiste à reconnaître universellement l'excellence des relavures et de l'orge moulue, ainsi que la félicité des cochons dont l'auge est en bon ordre, et qui ont le ventre plein. Grun!
«4o Le cochon connaît le temps. Il doit mettre le nez au vent pour regarder quelle sorte de temps va venir.
«5o Qui a fait le cochon? Inconnu. Peut-être le boucher.
«6o Définissez le devoir complet des cochons.—La mission de la cochonnerie universelle et le devoir de tous les cochons en tous les temps, est de diminuer la quantité des relavures qu'on ne peut atteindre, et d'augmenter la quantité de celles qu'on peut atteindre. Toute connaissance, toute industrie, tout effort doit être dirigé vers ce terme et vers ce terme seul: La science des cochons, l'enthousiasme des cochons, le dévouement des cochons, n'ont pas d'autre but. C'est le devoir complet des cochons[79].»
Voilà la fange où il plonge la vie moderne, et par-dessous toutes les autres la vie anglaise, noyant du même coup et dans la même bourbe l'esprit positif, le goût du confortable, la science industrielle, l'Église, l'État, la philosophie et la loi. Ce catéchisme cynique, jeté au milieu de déclamations furibondes, donne, je crois, la note dominante de cet esprit étrange: c'est cette tension forcenée qui fait son talent; c'est elle qui produit et explique ses images et ses disparates, son rire et ses fureurs. Il y a un mot anglais intraduisible qui peint cet état et montre toute la constitution physique de la race: His blood is up. En effet, le tempérament flegmatique et froid recouvre la surface; mais quand le sang soulevé a tourbillonné dans les veines, l'animal enfiévré ne s'assouvit que par des ravages et ne se contente que par des excès.
III
Il semble qu'une âme si violente, si enthousiaste et si sauvage, si abandonnée aux folies de l'imagination, si dépourvue de goût, d'ordre et de mesure, ne soit capable que de divaguer et de s'user en hallucinations pleines de douleur et de danger. En effet, beaucoup de ceux qui ont eu ce tempérament, et qui sont véritablement ses ancêtres, les pirates norses, les poëtes du seizième siècle, les puritains du dix-septième, ont été des insensés, pernicieux aux autres et à eux-mêmes, occupés à ravager les choses et les idées, dévastateurs de la sécurité publique et de leur propre cœur. Deux barrières tout anglaises ont contenu et dirigé celui-ci: le sentiment du réel, qui est l'esprit positif, et le sentiment du sublime, qui fait l'esprit religieux; l'un l'a appliqué aux choses réelles, l'autre lui a fourni l'interprétation des choses réelles; au lieu d'être malade et visionnaire, il s'est trouvé philosophe et historien.
IV
Il faut lire son histoire de Cromwell pour comprendre jusqu'à quel degré ce sentiment du réel le pénètre, de quelles lumières ce sentiment du réel le munit; comme il rectifie les dates et les textes, comme il vérifie les traditions et les généalogies; comme il visite les lieux, examine les arbres, regarde les ruisseaux, sait les cultures, les prix, toute l'économie domestique et rurale, toutes les circonstances politiques et littéraires; avec quelle minutie, quelle précision et quelle véhémence il reconstruit devant ses yeux et devant nos yeux le tableau extérieur des objets et des affaires, le tableau intérieur des idées et des émotions! Et ce n'est point simplement de sa part conscience, habitude ou prudence, mais besoin et passion. Sur ce grand vide obscur du passé, ses yeux s'attachent aux rares points lumineux, comme à un trésor. La noire marée de l'oubli a englouti le reste; les millions de pensées et d'actions de tant de millions d'êtres ont disparu, et nulle puissance ne les fera de nouveau surgir à la lumière. Ces quelques points subsistent seuls, comme les têtes des plus hauts rocs dans un continent submergé. De quelle ardeur, avec quel profond sentiment des mondes détruits dont elles sont le témoignage, l'historien va-t-il porter sur elles ses mains pressantes, pour découvrir par leur nature et leur structure quelque révélation des grands espaces noyés que nul œil ne reverra plus! Un chiffre, un détail de dépense, une misérable phrase de latin barbare est sans prix aux yeux de Carlyle. Je voudrais faire lire le commentaire dont il entoure la chronique du moine Jocelyn[80] pour montrer l'impression qu'un fait prouvé produit sur une telle âme, tout ce qu'un vieux mot barbare, un compte de cuisine y soulève d'attention et d'émotion. «Le roi Jean sans-Terre passa chez nous, écrit Jocelyn, laissant en tout treize pence sterling pour la dépense (tredecim sterlingii).» «Il a été là, il y a été, lui, véritablement. Voilà la grande particularité, l'incommensurable,—celle qui distingue à un degré effectivement infini le plus pauvre fait historique de toute espèce de fiction quelle qu'elle soit. La fiction, l'imagination, la poésie imaginative, quand elles ne sont pas le véhicule de quelque vérité, c'est-à-dire d'un fait de quelque genre,—que sont-elles?—Regardez-y bien.—Cette Angleterre de l'an 1200 n'était pas un vide chimérique, une terre de songes, peuplée par de simples fantômes vaporeux, par les Fœdera de Rymer, par des doctrines sur la constitution, mais une solide terre verte où poussaient le blé et diverses autres choses. Le soleil luisait sur elle avec les vicissitudes des saisons et des fortunes humaines. On y tissait les étoffes, on s'en habillait; des fossés étaient creusés, des sillons tracés, des maisons bâties; jour par jour, hommes et animaux se levaient pour aller au travail; nuit par nuit, ils retournaient lassés chacun dans son gîte.—Ces vieux murs menaçants ne sont pas une conjecture, un amusement de dilettante, mais un fait sérieux; c'est pour un but bien réel et sérieux qu'ils ont été bâtis.—Oui, il y avait un autre monde quand ces noires ruines, blanches dans leur nouveau mortier et dans leurs ciselures fraîches, étaient des murailles et pour la première fois ont vu le soleil—il y a longtemps.—Cette architecture, dis-tu, ces beffrois, ces charrues de terre féodale? Oui. Mais ce n'est là qu'une petite portion de la chose.—Mon ami, est-ce que cela ne te fait jamais réfléchir, cette autre portion de la chose, je veux dire que ces hommes-là avaient une âme,—non par ouï-dire seulement, et par figure de style,—mais comme une vérité qu'ils savaient et d'après laquelle ils agissaient[81].» Et là-dessus il essaye de faire revivre devant nous cette âme; car c'est là son trait propre, le trait propre de tout historien qui a le sentiment du réel, de comprendre que les parchemins, les murailles, les habits, les corps eux-mêmes ne sont que des enveloppes et des documents; que le fait véritable est le sentiment intérieur des hommes qui ont vécu, que le seul fait important est l'état et la structure de leur âme, qu'il s'agit avant tout et uniquement d'arriver à lui, que de lui dépend le reste. Il faut se dire et se répéter ce mot: l'histoire n'est que l'histoire du cœur; nous avons à chercher les sentiments des générations passées, et nous n'avons à chercher rien autre chose. Voilà ce qu'aperçoit Carlyle; l'homme est devant lui, ressuscité; il perce jusque dans son intérieur, il le voit sentir, souffrir et vouloir, de la façon particulière et personnelle, absolument perdue et éteinte, dont il a senti, souffert et voulu. Et il assiste à ce spectacle, non pas froidement, en homme qui voit les objets à demi, «dans une brume grise,» indistinctement et avec incertitude, mais de toute la force de son cœur et de sa sympathie, en spectateur convaincu, pour qui les choses passées, une fois prouvées, sont aussi présentes et visibles que les objets corporels que la main manie et palpe en ce même instant. Il a si bien ce sentiment du fait, qu'il y appuie toute sa philosophie de l'histoire. À son avis, les grands hommes, rois, écrivains, prophètes et poëtes, ne sont grands que par là. «Le caractère de tout héros, en tout temps, en tout lieu, en toute situation, est de revenir aux réalités, de prendre son point d'appui sur les choses, non sur les apparences des choses[82].» Le grand homme découvre quelque fait inconnu ou méconnu, le proclame; on l'écoute, on le suit, et voilà toute l'histoire. Et non-seulement il le découvre et le proclame, mais il y croit et il le voit. Il y croit non par ouï-dire ou par conjecture, comme à une vérité simplement probable et transmise. Il le voit personnellement et face à face, avec une foi absolue et indomptable. Il a quitté l'opinion pour la conviction, la tradition pour l'intuition. Carlyle est si pénétré de son procédé, qu'il l'attribue à tous les grands hommes. Et il n'a pas tort, car il n'y en a pas de plus puissant. Partout où il entre avec cette lampe, il porte une lumière inconnue. Il perce les montagnes de l'érudition paperassière, et pénètre dans le cœur des hommes. Il dépasse partout l'histoire politique et officielle. Il devine les caractères, il comprend l'esprit des âges éteints, il sent mieux qu'aucun Anglais, mieux que Macaulay lui-même, les grandes révolutions de l'âme. Il est presque Allemand par sa force d'imagination, par sa perspicacité d'antiquaire, par ses larges vues générales. Et néanmoins il n'est pas faiseur de conjectures. Le bon sens national et l'énergique besoin de croyance profonde le retiennent au bord des suppositions; quand il en fait, il les donne pour ce qu'elles sont. Il n'a pas de goût pour l'histoire aventureuse. Il rejette les ouï-dire et les légendes; il n'accepte que sous réserve et à demi les étymologies et les hypothèses germaniques. Il veut tirer de l'histoire une loi positive et active pour lui-même et pour nous. Il en chasse et en arrache toutes les additions incertaines et agréables que la curiosité scientifique et l'imagination romanesque y accumulent. Il écarte cette végétation parasite, pour saisir le bois utile et solide. Et quand il l'a saisi, il le traîne si énergiquement devant nous pour nous le faire toucher, il le manie avec des mains si violentes, il le met sous une lumière si âpre, il l'illumine par des contrastes si brutaux d'images extraordinaires, que la contagion nous gagne et que nous atteignons en dépit de nous-mêmes l'intensité de sa croyance et de sa vision.
Il va au delà, ou plutôt il est emporté au delà. Les faits saisis par cette imagination véhémente s'y fondent comme dans une flamme. Sous cette furie de la conception, tout vacille. Les idées, changées en hallucinations, perdent leur solidité; les êtres semblent des rêves; le monde apparaissant dans un cauchemar ne semble plus qu'un cauchemar; l'attestation des sens corporels perd son autorité devant des visions intérieures aussi lucides qu'elle-même. L'homme ne trouve plus de différence entre ses songes et ses perceptions. Le mysticisme entre comme une fumée dans les parois surchauffées de l'intelligence qui craque. C'est ainsi qu'il a pénétré autrefois dans les extases des ascètes indiens et dans les philosophies de nos deux premiers siècles. Partout le même état de l'imagination a produit la même doctrine. Les puritains, qui sont les vrais ancêtres de Carlyle, s'y trouvaient tout portés. Shakspeare y arrivait par la prodigieuse tension de son rêve poétique, et Carlyle répète sans cesse d'après lui «que nous sommes faits de la même étoffe que nos songes.» Ce monde réel, ces événements si âprement poursuivis, circonscrits et palpés, ne sont pour lui que des apparitions; cet univers est divin. «Ton pain, tes habits, tout y est miracle, la nature est surnaturelle.»—«Oui, il y a un sens divin, ineffable, plein de splendeur, d'étonnement et de terreur, dans l'être de chaque homme et de chaque chose; je veux dire la présence de Dieu qui a fait tout homme et toute chose[83].» Délivrons-nous de «ces pauvres enveloppes impies, de ces nomenclatures, de ces ouï-dire scientifiques» qui nous empêchent d'ouvrir les yeux et de voir tel qu'il est le redoutable mystère des choses. «La science athée bavarde misérablement du monde, avec ses classifications, ses expériences, et je ne sais quoi encore, comme si le monde était une misérable chose morte, bonne pour être fourrée en des bouteilles de Leyde et vendue sur des comptoirs. C'est une chose vivante, une chose ineffable et divine, devant laquelle notre meilleure attitude, avec toute la science qu'il vous plaira, est toujours la vénération, le prosternement pieux, l'humilité de l'âme, l'adoration du silence, sinon des paroles[84].» En effet, telle est l'attitude ordinaire de Carlyle. C'est à la stupeur[85] qu'il aboutit. Au delà et au-dessous des choses, il aperçoit comme un abîme, et s'interrompt par des tressaillements. Vingt fois, cent fois dans l'histoire de la révolution française, on le voit qui abandonne son récit et qui rêve. L'immensité de la nuit noire où surgissent pour un instant les apparitions humaines, la fatalité du crime qui une fois commis reste attaché à la chaîne des choses comme un chaînon de fer, la conduite mystérieuse qui pousse toutes ces masses flottantes vers un but ignoré et inévitable, ce sont là les grandes et sinistres images qui l'obsèdent. Il songe anxieusement à ce foyer de l'Être, dont nous ne sommes que les reflets. Il marche plein d'alarmes parmi ce peuple d'ombres, et il se dit qu'il en est une. Il se trouble à la pensée que ces fantômes humains ont leur substance ailleurs et répondront éternellement de leur court passage. Il s'écrie et frémit à l'idée de ce monde immobile, dont le nôtre n'est que la figure changeante. Il y devine je ne sais quoi d'auguste et de terrible. Car il le façonne et façonne le nôtre à l'image de son propre esprit; il le définit par les émotions qu'il en tire et le figure par les impressions qu'il en reçoit. Un chaos mouvant de visions splendides, de perspectives infinies s'émeut et bouillonne en lui au moindre événement qu'il touche; les idées affluent, violentes, entrechoquées, précipitées de tous les coins de l'horizon parmi les ténèbres et les éclairs; sa pensée est une tempête: et ce sont les magnificences, les obscurités et les terreurs d'une tempête qu'il attribue à l'univers. Une telle conception est la source véritable du sentiment religieux et moral. L'homme qui en est pénétré passe sa vie comme les puritains, à vénérer et à craindre. Carlyle passe sa vie à exprimer et à imprimer la vénération et la crainte, et tous ses livres sont des prédications.
V
Voilà certes un esprit étrange, et qui nous fait réfléchir. Rien de plus propre à manifester des vérités que ces êtres excentriques. Ce ne sera pas mal employer le temps que de chercher à celui-ci sa place, et d'expliquer par quelles raisons et dans quelle mesure il doit manquer ou atteindre la beauté et la vérité.
Sitôt que vous voulez penser, vous avez devant vous un objet entier et distinct, c'est-à-dire un ensemble de détails liés entre eux et séparés de leurs alentours. Quel que soit l'objet, arbre, animal, sentiment, événement, il en est toujours de même; il a toujours des parties, et ces parties forment toujours un tout: ce groupe plus ou moins vaste en comprend d'autres et se trouve compris en d'autres, en sorte que la plus petite portion de l'univers, comme l'univers entier, est un groupe. Ainsi tout l'emploi de la pensée humaine est de reproduire des groupes. Selon qu'un esprit y est propre ou non, il est capable, ou incapable. Selon qu'il peut reproduire des groupes grands ou petits, il est grand ou petit. Selon qu'il peut produire des groupes complets ou seulement certaines de leurs parties, il est complet ou partiel.
Qu'est-ce donc que reproduire un groupe? C'est d'abord en séparer toutes les parties, puis les ranger en files selon leurs ressemblances, ensuite former ces files en familles, enfin réunir le tout sous quelque caractère général et dominateur; bref, imiter les classifications hiérarchiques des sciences. Mais la tâche n'est point finie là; cette hiérarchie n'est point un arrangement artificiel et extérieur, mais une nécessité naturelle et intérieure. Les choses ne sont point mortes, elles sont vivantes; il y a une force qui produit et organise ce groupe, qui rattache les détails et l'ensemble, qui répète le type dans toutes ses parties. C'est cette force que l'esprit doit reproduire en lui-même avec tous ses effets; il faut qu'il la sente par contre-coup et par sympathie, qu'elle engendre en lui le groupe entier, qu'elle se développe en lui comme elle s'est développée hors de lui, que la série des idées intérieures imite la série des choses extérieures, que l'émotion s'ajoute à la conception, que la vision achève l'analyse, que l'esprit devienne créateur comme la nature. Alors seulement nous pourrons dire que nous connaissons.
Tous les esprits entrent dans l'une ou l'autre de ces deux voies. Elles les divisent en deux grandes classes, et correspondent à des tempéraments opposés. Dans la première sont les simples savants, les vulgarisateurs, les orateurs, les écrivains, en général les siècles classiques et les races latines; dans la seconde sont les poëtes, les prophètes, ordinairement les inventeurs, en général les siècles romantiques et les races germaniques. Les premiers vont pas à pas, d'une idée dans l'idée voisine; ils sont méthodiques et précautionnés; ils parlent pour tout le monde et prouvent tout ce qu'ils disent; ils divisent le champ qu'ils veulent parcourir en compartiments préalables, pour épuiser tout leur sujet; ils marchent sur des routes droites et unies, pour être sûrs de ne tomber jamais; ils procèdent par transitions, par énumérations, par résumés; ils avancent de conclusions générales en conclusions plus générales; ils font l'exacte et complète classification du groupe. Quand ils dépassent la simple analyse, tout leur talent consiste à plaider éloquemment des thèses; parmi les contemporains de Carlyle, Macaulay est le modèle le plus achevé de ce genre d'esprit.—Les autres, après avoir fouillé violemment et confusément dans les détails du groupe, s'élancent d'un saut brusque dans l'idée mère. Ils le voient alors tout entier; ils sentent les puissances qui l'organisent; ils le reproduisent par divination; ils le peignent en raccourci par les mots les plus expressifs et les plus étranges; ils ne sont pas capables de le décomposer en séries régulières, ils aperçoivent toujours en bloc. Ils ne pensent que par des concentrations brusques d'idées véhémentes. Ils ont la vision d'effets lointains ou d'actions vivantes; ils sont révélateurs ou poëtes. M. Michelet chez nous est le meilleur exemple de cette forme d'intelligence, et Carlyle est un Michelet anglais.
Il le sait, et prétend fort bien que le génie est une intuition, une vue du dedans (insight). «La méthode de Teufelsdrœckh, dit-il en parlant d'un personnage dans lequel il se peint lui-même, n'est jamais celle de la vulgaire logique des écoles, où toutes les vérités sont rangées en file, chacune tenant le pan de l'habit de l'autre, mais celle de la raison pratique, procédant par de larges intuitions qui embrassent des groupes et des royaumes entiers systématiques; ce qui fait régner une noble complexité, presque pareille à celle de la nature, dans sa philosophie; elle est une peinture spirituelle de la nature, un fouillis grandiose, mais qui, comme la foi le dit tout bas, n'est pas dépourvu de plan[86].» Sans doute, mais les inconvénients n'y manquent pas non plus, et en premier lieu l'obscurité et la barbarie. Il faut l'étudier laborieusement pour l'entendre, ou bien avoir précisément le même genre d'esprit que lui; mais peu de gens sont critiques de métier ou voyants de nature; en général, on écrit pour être compris, et il est fâcheux d'aboutir aux énigmes.—D'autre part, ce procédé de visionnaire est hasardeux; quand on veut sauter du premier coup dans l'idée intime et génératrice, on court risque de tomber à côté; la démarche progressive est plus lente, mais plus sûre: les méthodiques, tant raillés par Carlyle, ont au moins sur lui l'avantage de pouvoir vérifier tous leurs pas.—Ajoutez que ces divinations et ces affirmations véhémentes sont fort souvent dépourvues de preuves; Carlyle laisse au lecteur le soin de les chercher; souvent le lecteur ne les cherche pas, et refuse de croire le devin sur parole.—Considérez encore que l'affectation entre infailliblement dans ce style. Il faut bien qu'elle soit inévitable, puisqu'un homme comme Shakspeare en est rempli. Le simple écrivain, prosateur et raisonneur, peut toujours raisonner et rester dans la prose; son inspiration n'a pas d'intermittences et n'exige pas d'efforts. Au contraire, la prophétie est un état violent qui ne soutient pas. Quand elle manque, ou la remplace par de grands gestes. Carlyle se chauffe pour rester ardent. Il se démène, et cette épilepsie voulue, perpétuelle, est le spectacle le plus choquant. On ne peut souffrir un homme qui divague, se répète, revient sur les bizarreries et les exagérations qu'il a déjà osées, s'en fait un jargon, déclame, s'exclame, et prend à tâche, comme un mauvais comédien ampoulé, de nous faire mal aux nerfs.—Enfin, quand ce genre d'esprit rencontre dans une âme orgueilleuse des habitudes de prêcheur triste, il produit les mauvaises manières. Bien des gens trouveront Carlyle outrecuidant, grossier; ils soupçonneront, d'après ses théories et aussi d'après sa façon de parler, qu'il se considère comme un grand homme méconnu, de l'espèce des héros; qu'à son avis le genre humain devrait se remettre entre ses mains, lui confier ses affaires. Certainement il nous fait la leçon et de haut. Il méprise son époque; il a le ton maussade et aigre; il se tient volontiers sur les échasses. Il dédaigne les objections. À ses yeux ses adversaires ne sont pas de sa taille. Il brutalise ses prédécesseurs; quand il parle des biographes de Cromwell, il prend l'air d'un homme de génie égaré parmi des cuistres. Il a le suprême sourire, la condescendance résignée d'un héros qui se sait martyr, et il n'en sort que pour crier à tue-tête, comme un plébéien mal appris.
Tout cela est racheté et au delà par des avantages rares. Il dit vrai: les esprits comme le sien sont les plus féconds. Ils sont presque les seuls qui fassent les découvertes. Les purs classificateurs n'inventent pas, ils sont trop secs. «Pour connaître une chose, ce que nous pouvons appeler connaître, il faut d'abord aimer la chose, sympathiser avec elle[87].»—«L'entendement est ta fenêtre; tu ne peux pas la rendre trop nette, mais l'imagination est ton œil.—L'imagination est l'organe par lequel nous percevons le divin[88].» En langage plus simple, cela signifie que tout objet, animé ou inanimé, est doué de forces qui constituent sa nature et produisent son développement; que pour le connaître, il faut le recréer en nous-mêmes avec le cortége de ses puissances, et que nous ne le comprenons tout entier qu'en sentant intérieurement toutes ses tendances et en voyant intérieurement tous ses effets. Et véritablement ce procédé, qui est l'imitation de la nature, est le seul par lequel nous puissions pénétrer dans la nature; Shakspeare l'avait pour instinct et Gœthe pour méthode. Il n'y en a point de si puissant ni de si délicat, de si accommodé à la complexité des choses et à la structure de notre esprit. Il n'y en a point qui soit plus propre à renouveler nos idées, à nous retirer des formules, à nous délivrer des préjugés dont l'éducation nous recouvre, à renverser les barrières dont notre entourage nous enclôt. C'est par lui que Carlyle, étant sorti des idées officielles anglaises, a pénétré dans la philosophie et dans la science de l'Allemagne, pour repenser à sa façon les découvertes germaniques et donner une théorie originale de l'homme et de l'univers.
 § 2.
SON RÔLE.
C'est d'Allemagne que Carlyle a tiré ses plus grandes idées. Il y a étudié. Il en connaît parfaitement la littérature et la langue. Il met cette littérature au premier rang. Il a traduit Wilhelm Meister. Il a composé sur les écrivains allemands une longue série d'articles critiques. En ce moment, il écrit une histoire de Frédéric le Grand. Il a été le plus accrédité et le plus original des interprètes qui ont introduit l'esprit allemand en Angleterre. Ce n'est pas là une petite œuvre, car c'est à une œuvre semblable que tout le monde pensant travaille aujourd'hui.
I
De 1780 à 1830, l'Allemagne a produit toutes les idées de notre âge historique, et pendant un demi-siècle encore, pendant un siècle peut-être, notre grande affaire sera de les repenser. Les pensées qui sont nées et qui ont bourgeonné dans un pays ne manquent pas de se propager dans les pays voisins et de s'y greffer pour une saison; ce qui nous arrive est déjà arrivé vingt fois dans le monde; la végétation de l'esprit a toujours été la même, et nous pouvons, avec quelque assurance, prévoir pour l'avenir ce que nous observons pour le passé. À de certains moments paraît une forme d'esprit originale, qui produit une philosophie, une littérature, un art, une science, et qui, ayant renouvelé la pensée de l'homme, renouvelle lentement, infailliblement, toutes ses pensées. Tous les esprits qui cherchent et trouvent sont dans le courant; ils n'avancent que par lui; s'ils s'y opposent, ils sont arrêtés; s'ils en dévient, ils sont ralentis; s'ils y aident, ils sont portés plus loin que les autres. Et le mouvement continue, tant qu'il reste quelque chose à inventer. Quand l'art a donné toutes ses œuvres, la philosophie toutes ses théories, la science toutes ses découvertes, il s'arrête; une autre forme d'esprit prend l'empire, ou l'homme cesse de penser. Ainsi parut à la Renaissance le génie artistique et poétique qui, né en Italie et porté en Espagne, s'y éteignit au bout d'un siècle et demi dans l'extinction universelle, et qui, avec d'autres caractères, transplanté en France et en Angleterre, y finit au bout de cent ans parmi les raffinements des maniéristes et les folies des sectaires, après avoir fait la Réforme, assuré la libre pensée et fondé la science. Ainsi naquit avec Dryden et Malherbe l'esprit oratoire et classique, qui, ayant produit la littérature du dix-septième siècle et la philosophie du dix-huitième, se dessécha sous les successeurs de Voltaire et de Pope, et mourut au bout de deux cents ans, après avoir poli l'Europe et soulevé la révolution française. Ainsi s'éleva, à la fin du dernier siècle, le génie philosophique allemand, qui, ayant engendré une métaphysique, une théologie, une poésie, une littérature, une linguistique, une exégèse, une érudition nouvelles, descend en ce moment dans les sciences et continue son évolution. Nul esprit plus original, plus universel, plus fécond en conséquences de toute portée et de toute sorte, plus capable de tout transformer et de tout refaire, ne s'est montré depuis trois cents ans. Il est du même ordre que celui de la Renaissance et celui de l'âge classique. Il se rattache, comme eux, toutes les grandes œuvres de l'intelligence contemporaine. Il apparaît comme eux dans tous les pays civilisés. Il se propage comme eux avec le même fonds et sous plusieurs formes. Il est comme eux un des moments de l'histoire du monde. Il se rencontre dans la même civilisation et dans les mêmes races. Nous pouvons donc, sans trop de témérité, conjecturer qu'il aura une durée et une destinée semblables. Nous arrivons par là à fixer avec quelque précision notre place dans le fleuve infini des événements et des choses. Nous savons que nous sommes à peu près au milieu de l'un des courants partiels qui le composent. Nous pouvons démêler la forme d'esprit qui le dirige et chercher d'avance vers quelles idées il nous conduit.
II
En quoi consiste cette forme? Dans la puissance de découvrir les idées générales. Nulle nation et nul âge ne l'a possédée à un si haut degré que ces Allemands. C'est là leur faculté dominante; c'est par cette force qu'ils ont produit tout ce qu'ils ont fait. Ce don est proprement le don de comprendre (begreifen). Par lui, on trouve des conceptions d'ensemble (begriffe); on réunit sous une idée maîtresse toutes les parties éparses d'un sujet; on aperçoit sous les divisions d'un groupe le lien commun qui les unit; on concilie les oppositions; on ramène les contrastes apparents à une unité profonde. C'est la faculté philosophique par excellence, et, en effet, c'est la faculté philosophique qui, dans toutes leurs œuvres, a imprimé son sceau. Par elle, ils ont vivifié des études sèches qui ne semblaient bonnes que pour occuper des pédants d'académie ou de séminaire. Par elle, ils ont deviné la logique involontaire et primitive qui a créé et organisé les langues, les grandes idées qui sont cachées au fond de toute œuvre d'art, les sourdes émotions poétiques et les vagues intuitions métaphysiques qui ont engendré les religions et les mythes. Par elle, ils ont aperçu l'esprit des siècles, des civilisations et des races, et transformé en système de lois l'histoire qui n'était qu'un monceau de faits. Par elle, ils ont retrouvé ou renouvelé le sens des dogmes, relié Dieu au monde, l'homme à la nature, l'esprit à la matière, aperçu l'enchaînement successif et la nécessité originelle des formes dont l'ensemble est l'univers. Par elle, ils ont fait une linguistique, une mythologie, une critique, une esthétique, une exégèse, une histoire, une théologie et une métaphysique tellement neuves, qu'elles sont restées longtemps inintelligibles et n'ont pu s'exprimer que par un langage à part. Et ce penchant s'est trouvé tellement souverain, qu'il a soumis à son empire les arts et la poésie elle-même. Lès poëtes se sont faits érudits, philosophes; ils ont construit leurs drames, leurs épopées et leurs odes d'après des théories préalables, et pour manifester des idées générales. Ils ont rendu sensibles des thèses morales, des périodes historiques; ils ont fabriqué et appliqué des esthétiques; ils n'ont point eu de naïveté, ou ils ont fait de leur naïveté un usage réfléchi; ils n'ont point aimé leurs personnages pour eux-mêmes; ils ont fini par les transformer en symboles; leurs idées philosophiques ont débordé à chaque instant hors du moule poétique où ils voulaient les enfermer; ils ont été tous des critiques[89], occupés à construire ou à reconstruire, possesseurs d'érudition et de méthodes, conduits vers l'imagination par l'art et l'étude, incapables de créer des êtres vivants, sinon par science et par artifice, véritables systématiques qui, pour exprimer leurs conceptions abstraites, ont employé, au lieu de formules, les actions des personnages et la musique des vers.
III
De cette aptitude à concevoir les ensembles une seule idée pouvait naître, celle des ensembles. En effet, toutes les idées élaborées depuis cinquante ans en Allemagne se réduisent à une seule, celle du développement (entwickelung), qui consiste à représenter toutes les parties d'un groupe comme solidaires et complémentaires, en sorte que chacune d'elles nécessite le reste, et que toutes réunies, elles manifestent, par leur succession et leurs contrastes, la qualité intérieure qui les assemble et les produit. Vingt systèmes, cent rêveries, cent mille métaphores ont figuré ou défiguré diversement cette idée fondamentale. Dépouillée de ses enveloppes, elle n'affirme que la dépendance mutuelle qui joint les termes d'une série, et les rattache toutes à quelque propriété abstraite située dans leur intérieur. Si on l'applique à la Nature, on arrive à considérer le monde comme une échelle de formes et comme une suite d'états ayant en eux-mêmes la raison de leur succession et de leur être, enfermant dans leur nature la nécessité de leur caducité et de leur limitation, composant par leur ensemble un tout indivisible, qui, se suffisant à lui-même, épuisant tous les possibles et reliant toutes choses depuis le temps et l'espace jusqu'à la vie et la pensée, ressemble par son harmonie et sa magnificence à quelque Dieu tout-puissant et immortel. Si on l'applique à l'homme, on arrive à considérer les sentiments et les pensées comme des produits naturels et nécessaires, enchaînés entre eux comme les transformations d'un animal ou d'une plante; ce qui conduit à concevoir les religions, les philosophies, les littératures, toutes les conceptions et toutes les émotions humaines comme les suites obligées d'un état d'esprit qui les emporte en s'en allant, qui, s'il revient, les ramène, et qui, si nous pouvons le reproduire, nous donne par contre-coup le moyen de les reproduire à volonté. Voilà les deux doctrines qui circulent à travers les écrits des deux premiers penseurs du siècle, Hegel et Gœthe. Ils s'en sont servis partout comme d'une méthode, Hegel pour saisir la formule de toute chose, Gœthe pour se donner la vision de toute chose; ils s'en sont imbus si profondément, qu'ils en ont tiré leurs sentiments intérieurs et habituels, leur morale et leur conduite. On peut les considérer comme les deux legs philosophiques que l'Allemagne moderne a faits au genre humain.
IV
Mais ces legs n'ont point été purs, et cette passion pour les vues d'ensemble a gâté ses propres œuvres par son excès. Il est rare que notre esprit puisse saisir les ensembles: nous sommes resserrés dans un coin trop étroit du temps et de l'espace; nos sens n'aperçoivent que la surface des choses; nos instruments n'ont qu'une petite portée; nous n'expérimentons que depuis trois cents ans; notre mémoire est courte, et les documents par lesquels nous plongeons dans le passé ne sont que des flambeaux douteux, épars sur un champ immense, qu'ils font entrevoir sans l'éclairer. Pour relier les petits fragments que nous pouvons atteindre, il faut le plus souvent supposer des causes ou employer des idées générales tellement vastes, qu'elles peuvent convenir à tous les faits; il faut avoir recours à l'hypothèse ou à l'abstraction, inventer des explications arbitraires ou se perdre dans les explications vagues. Ce sont là, en effet, les deux vices qui ont corrompu la pensée allemande. La conjecture et la formule y ont abondé. Les systèmes ont pullulé les uns par-dessus les autres et débordé en une végétation inextricable, où nul étranger n'osait entrer, ayant éprouvé que chaque matin amenait une nouvelle pousse, et que la découverte définitive proclamée la veille allait être étouffée par une autre découverte infaillible, capable tout au plus de durer jusqu'au lendemain matin. Le public européen s'étonnait de voir tant d'imagination et si peu de bon sens, des prétentions si ambitieuses et des théories si vides, une pareille invasion d'êtres chimériques et un tel regorgement d'abstractions inutiles, un si étrange manque de discernement et un si grand luxe de déraison. C'est que les folies et le génie découlaient de la même source; une même faculté, démesurée et toute-puissante, produisait les découvertes et les erreurs. Si aujourd'hui on regarde l'atelier des idées humaines tout surchargé qu'il est et encombré de ses œuvres, on peut le comparer à quelque haut fourneau, machine monstrueuse qui, jour et nuit, a flamboyé infatigablement, à demi obscurcie par des vapeurs suffocantes, et où le minerai brut, empilé par étages, a bouillonné pour descendre en coulées ardentes dans les rigoles où il s'est figé. Nul autre engin n'eût pu fondre la masse informe empâtée par les scories primitives; il a fallu, pour la dompter, cette élaboration obstinée et cette intense chaleur. Aujourd'hui les coulées inertes jonchent la terre; leur poids rebute les mains qui les touchent; si on veut les ployer à quelque usage, elles résistent ou cassent: telles que les voilà, elles ne peuvent servir; et cependant telles que les voilà, elles sont la matière de tout outil et l'instrument de toute œuvre; c'est à nous de les refondre. Il faut que chaque esprit les reporte à sa forge, les épure, les assouplisse, les reforme et retire du bloc grossier le pur métal.
V
Mais chaque esprit les reforgera selon la structure de son propre foyer; car toute nation a son génie original dans lequel elle moule les idées qu'elle prend ailleurs. Ainsi l'Espagne, au seizième et au dix-septième siècle, a renouvelé avec un autre esprit la peinture et la poésie italiennes. Ainsi les puritains et les jansénistes ont repensé dans des cadres neufs le protestantisme primitif. Ainsi les Français du dix-huitième siècle ont élargi et publié les idées libérales que les Anglais avaient appliquées ou proposées en religion et en politique. Il en est de même aujourd'hui. Les Français ne peuvent atteindre du premier coup, comme les Allemands, les hautes conceptions d'ensemble. Ils ne savent marcher que pas à pas, en partant des idées sensibles, en s'élevant insensiblement aux idées abstraites, selon les méthodes progressives et l'analyse graduelle de Condillac et de Descartes. Mais cette voie plus lente conduit presque aussi loin que l'autre, et par surcroît elle évite bien des faux pas. C'est par elle que nous parviendrons à corriger et à comprendre les vues de Hegel et de Gœthe, et si l'on regarde autour de soi les idées qui percent, on découvre que nous y arrivons déjà. Le positivisme, appuyé sur toute l'expérience moderne, et allégé, depuis la mort de son fondateur, de ses fantaisies sociales et religieuses, a repris une nouvelle vie en se réduisant à marquer la liaison des groupes naturels et l'enchaînement des sciences établies. D'autre part, l'histoire, le roman et la critique, aiguisés par les raffinements de la culture parisienne, ont fait toucher les lois des événements humains; la nature s'est montrée comme un ordre de faits, l'homme comme une continuation de la nature; et l'on a vu un esprit supérieur, le plus délicat, le plus élevé qui se soit montré de nos jours, reprenant et modérant les divinations allemandes, exposer en style français tout ce que la science des mythes, des religions et des langues, emmagasine au delà du Rhin depuis soixante ans[90].
VI
La percée est plus difficile en Angleterre; car l'aptitude aux idées générales y est moindre et la défiance contre les idées générales y est plus grande; on y rejette de prime abord tout ce qui de près ou de loin semble capable de nuire à la morale pratique ou au dogme établi. L'esprit positif semble en devoir exclure toutes les idées allemandes; et cependant c'est l'esprit positif qui les introduit. Par exemple, les théologiens[91], ayant voulu se représenter avec une netteté et une certitude entière les personnages du Nouveau Testament, ont supprimé l'auréole et la brume dans lesquelles l'éloignement les enveloppait; ils se les sont figurés avec leurs vêtements, leurs gestes, leur accent, avec toutes les nuances d'émotion que leur style a notées, avec le genre d'imagination que leur siècle leur a imposé, parmi les paysages qu'ils ont regardés, parmi les monuments devant lesquels ils ont parlé, avec toutes les circonstances physiques ou morales que l'érudition et les voyages peuvent rendre sensibles, avec tous les rapprochements que la physiologie et la psychologie modernes peuvent suggérer; ils nous en ont donné l'idée précise et prouvée, colorée et figurative[92]; ils les ont vus non pas à travers des idées et comme des mythes, mais face à face et comme des hommes. Ils ont appliqué l'art de Macaulay à l'exégèse, et si l'érudition allemande pouvait tout entière repasser par ce creuset, sa solidité serait double, et aussi son prix.
Mais il y a une autre voie toute germanique par laquelle les idées allemandes peuvent devenir anglaises. C'est celle que Carlyle a prise; c'est par elle que la religion et la poésie dans les deux pays se correspondent; c'est par elle que les deux nations sont sœurs. Le sentiment des choses intérieures (insight) est dans la race, et ce sentiment est une sorte de divination philosophique. Au besoin, le cœur tient lieu de cerveau. L'homme inspiré, passionné, pénètre dans l'intérieur des choses; il aperçoit les causes par la secousse qu'il en ressent; il embrasse les ensembles par la lucidité et la vélocité de son imagination créatrice; il découvre l'unité d'un groupe par l'unité de l'émotion qu'il en reçoit. Car sitôt que vous créez, vous sentez en vous-même la force qui agit dans les objets que vous pensez; votre sympathie vous révèle leur sens et leur lien; l'intuition est une analyse achevée et vivante; les poëtes et les prophètes, Shakspeare et Dante, saint Paul et Luther, ont été sans le vouloir des théoriciens systématiques, et leurs visions renferment des conceptions générales de l'homme et de l'univers. Le mysticisme de Carlyle est une puissance du même genre. Il traduit en style poétique et religieux la philosophie allemande. Il parle comme Fichte «de l'idée divine du monde, de la réalité qui gît au fond de toute apparence.» Il parle comme Gœthe «de l'esprit qui tisse éternellement la robe vivante de la Divinité.» Il emprunte leurs métaphores, seulement il les prend au pied de la lettre. Il considère comme un être mystérieux et sublime le Dieu qu'ils considèrent comme une forme ou comme une loi. Il conçoit par l'exaltation, par la rêverie douloureuse, par le sentiment confus de l'entrelacement des êtres, cette unité de la nature qu'ils démêlent à force de raisonnements et d'abstractions. Voilà un dernier chemin, escarpé sans doute et peu fréquenté, pour atteindre aux sommets où s'est élancée du premier coup la pensée allemande. L'analyse méthodique jointe à la coordination des sciences positives, la critique française raffinée par le goût littéraire et l'observation mondaine, la critique anglaise appuyée sur le bon sens pratique et l'intuition positive; enfin, dans un recoin écarté, l'imagination sympathique et poétique, ce sont là les quatre routes par lesquelles l'esprit humain chemine aujourd'hui pour reconquérir les hauteurs sublimes où il s'était cru porté et qu'il a perdues. Ces voies mènent toutes sur la même cime, mais à des points de vue différents. Celle où Carlyle a marché, étant la plus lointaine, l'a conduit vers la perspective la plus étrange. Je le laisserai parler lui-même; il va dire au lecteur ce qu'il a vu.
 § 3.
SA PHILOSOPHIE, SA MORALE ET SA CRITIQUE.
«Ceci n'est pas une métaphysique, ou quelque autre science abstraite, ayant son origine dans la tête seule, mais une philosophie de la vie, ayant son origine aussi dans le cœur, et parlant au cœur[93].» Carlyle a conté, sous le nom de Teufelsdroeckh, toute la suite des émotions qui y conduisent. Ce sont celles d'un puritain moderne; ce sont les doutes, les désespoirs, les combats intérieurs, les exaltations et les déchirements par lesquels les anciens puritains arrivaient à la foi: c'est leur foi sous d'autres formes. Chez lui comme chez eux, l'homme spirituel et intérieur se dégage de l'homme extérieur et charnel, démêle le devoir à travers les sollicitations du plaisir, découvre Dieu à travers les apparences de la nature, et, au delà du monde et des instincts sensibles, aperçoit un monde et un instinct surnaturels.
I
Le propre de Carlyle, comme de tout mystique, c'est de voir en toute chose un double sens. Pour lui, les textes et les objets sont capables de deux interprétations: l'une grossière, ouverte à tous, bonne pour la vie usuelle; l'autre sublime, ouverte à quelques-uns, propre à la vie supérieure. «Aux yeux de la vulgaire logique, dit Carlyle, qu'est-ce que l'homme? Un bipède omnivore qui porte des culottes. Aux yeux de la pure raison, qu'est-il? Une âme, un esprit, une divine apparition.»—«Il y a un moi mystérieux caché sous ce vêtement de chair. Profond est son ensevelissement sous ce vêtement étrange, parmi les sons, les couleurs et les formes, qui sont ses langes et son linceul. Et pourtant ce vêtement est tissé dans le ciel et digne de Dieu[94].»—«Car la matière est esprit, manifestation de l'esprit. La chose visible, qu'est-elle, sinon un habit, le vêtement de quelque chose de supérieur et d'invisible, d'inimaginable et sans forme, obscurci par l'excès même de son éclat[95].... Toutes les choses visibles sont des emblèmes: ce que tu vois n'est pas là pour son propre compte. À proprement parler, il n'y a rien là. La matière n'existe que spirituellement, pour représenter quelque idée et l'incarner extérieurement. Est-ce que l'imagination n'est pas obligée de tisser des vêtements, des corps visibles par lesquels les inspirations et les créations invisibles de notre raison sont révélées comme le seraient des esprits, et deviennent toutes-puissantes?» Le langage, la poésie, les arts, l'Église, l'État ne sont que des symboles. «Ainsi, c'est par des symboles[96] que l'homme est guidé et commandé, heureux ou misérable; il se trouve de toutes parts enveloppé des symboles reconnus comme tels ou non reconnus. Tout ce qu'il a fait n'est-il pas symbolique? sa vie n'est-elle pas une révélation sensible du don de Dieu, de la force mystique qui est en lui?» Montons plus haut encore et regardons le Temps et l'Espace, ces deux abîmes que rien ne semble pouvoir combler ni détruire, et sur lesquels flottent notre vie et notre univers. «Ils ne sont que les formes de notre pensée... Il n'y a ni temps ni espace, ce ne sont que de grandes apparences», enveloppes de notre pensée et de notre monde[97]. Notre racine est dans l'éternité; nous avons l'air de naître et de mourir, mais véritablement nous sommes. «Sache bien que les ombres du temps ont seules péri et sont seules périssables, que la substance réelle de tout ce qui fut et de tout ce qui est existe en ce moment même et pour toujours.» Tels que nous voilà, avec notre chair et nos sens, nous nous croyons solides; mais tout cet extérieur n'est qu'un fantôme. «Ces membres[98], cette forme tempêtueuse, ce sang vivant avec ses passions ardentes, ce ne sont que poussières et ombres, un système d'ombres rassemblées autour de notre moi. Nous y glapissons, nous piaulons dans nos disputes et nos aigres récriminations de hiboux criards; nous passons sinistres, et faibles, et craintifs, ou bien nous hurlons et nous nous démenons dans notre folle danse des morts, jusqu'à ce que l'odeur de l'air du matin nous rappelle à notre demeure silencieuse et que la nuit pleine de songes s'éveille et devienne le jour[99].»
Qu'y-a-t-il donc au-dessous de toutes ces vaines apparences? Quel est cet être immobile dont la nature n'est que la «robe changeante et vivante?» Nul ne le sait; si le cœur le devine, l'esprit ne l'aperçoit pas. «La création s'étale devant nous comme un glorieux arc-en-ciel; mais le soleil qui le fait reste derrière nous, hors de notre vue[100].» Nous n'en avons que le sentiment, nous n'en avons point l'idée. Nous sentons que cet univers est beau et terrible; «mais son essence restera toujours sans nom[101].» Nous n'avons qu'à tomber à genoux devant cette face voilée; la stupeur et l'adoration sont notre véritable attitude. «La science sans vénération est stérile, peut-être vénéneuse. L'homme qui ne peut pas vénérer, qui ne sait pas habituellement vénérer et adorer, quand il serait le président de cent Sociétés royales, et quand il porterait dans sa seule tête toute la Mécanique céleste et toute la philosophie de Hegel, et l'abrégé de tous les laboratoires et de tous les observatoires avec leurs résultats,—n'est qu'une paire de lunettes derrière laquelle il n'y a point d'yeux[102]. Vos Instituts, vos Académies des sciences luttent bravement, et, parmi les myriades d'hiéroglyphes inextricablement entassés et entrelacés, recueillent par des combinaisons adroites quelques lettres en écriture vulgaire qu'ils mettent ensemble pour en former une ou deux recettes économiques fort utiles dans la pratique[103].» Croient-ils par hasard «que la nature n'est qu'un monceau de ces sortes de recettes, quelque énorme livre de cuisine?» Ôte les écailles de tes yeux, et regarde. «Tu verras que ce sublime univers, dans la moindre de ses provinces, est, à la lettre, la cité étoilée de Dieu; qu'à travers chaque étoile, à travers vers chaque brin de gazon, surtout à travers chaque âme vivante rayonne la gloire d'un Dieu présent.—Génération après génération, l'humanité prend la forme d'un corps, et, s'élançant de la nuit cimmérienne, apparaît avec une mission du ciel. Puis l'envoyé céleste est rappelé; son vêtement de terre tombe, et bientôt devient pour les sens eux-mêmes une ombre évanouie. Ainsi, comme une artillerie céleste pleine de foudroiements et de flammes, cette mystérieuse humanité tonne et flamboie, en files grandioses, en successions rapides, à travers l'abîme inconnu. Ainsi, comme une armée d'esprits enflammés, créés par Dieu, nous sortons du vide, nous nous hâtons orageusement à travers la terre, puis nous nous replongeons dans le vide. Mais d'où venons-nous? ô Dieu, où allons-nous? Les sens ne répondent pas, la foi ne répond pas; seulement nous savons que c'est d'un mystère à un autre mystère, et de Dieu à Dieu[104].»
II
Cette véhémente poésie religieuse, toute remplie des souvenirs de Milton et de Shakspeare, n'est qu'une transcription anglaise des idées allemandes. Il y a une règle fixe pour transposer, c'est-à-dire pour convertir les unes dans les autres les idées d'un positiviste, d'un panthéiste, d'un spiritualiste, d'un mystique, d'un poëte, d'une tête à images et d'une tête à formules. On peut marquer tous les pas qui conduisent la simple conception philosophique à l'état extrême et violent. Prenez le monde tel que le montrent les sciences: c'est un groupe régulier, ou, si vous voulez, une série qui a sa loi; selon elles, ce n'est rien davantage. Comme de la loi on déduit la série, vous pouvez dire qu'elle l'engendre, et considérer cette loi comme une force. Si vous êtes artiste, vous saisirez d'ensemble la force, la série des effets et la belle façon régulière dont la force produit la série; à mon gré, cette représentation sympathique est, de toutes, la plus exacte et la plus complète; la connaissance est bornée tant qu'elle ne s'avance pas jusque-là, et la connaissance est achevée quand elle est arrivée là. Mais au delà commencent les fantômes que l'esprit crée, et par lesquels il se dupe lui-même. Si vous avez un peu d'imagination, vous ferez de cette force un être distinct, situé hors des prises de l'expérience, spirituel, principe et substance des choses sensibles. Voilà un être métaphysique. Ajoutez un degré à votre imagination et à votre enthousiasme, vous direz que cet esprit, situé hors du temps et de l'espace, se manifeste par le temps et par l'espace, qu'il subsiste en toute chose, qu'il anime toute chose, que nous avons en lui le mouvement, l'être et la vie. Poussez jusqu'au bout dans la vision et l'extase, vous déclarerez que ce principe est seul réel, que le reste n'est qu'apparence; dès lors vous voilà privé de tous les moyens de le définir; vous n'en pouvez rien affirmer, sinon qu'il est la source des choses et qu'on ne peut rien affirmer de lui; vous le considérez comme un abîme grandiose et insondable; vous cherchez, pour arriver à lui, une voie autre que les idées claires; vous préconisez le sentiment, l'exaltation. Si vous avez le tempérament triste, vous le cherchez, comme les sectaires, douloureusement, parmi les prosternements et les angoisses. Par cette échelle de transformations, l'idée générale devient un être poétique, puis un être philosophique, puis un être mystique, et la métaphysique allemande, concentrée et échauffée, se trouve changée en puritanisme anglais.
III
Ce qui distingue ce mysticisme des autres, c'est qu'il est pratique. Le puritain s'inquiète non-seulement de ce qu'il doit croire, mais encore de ce qu'il doit faire; il veut une réponse à ses doutes, mais surtout une règle à sa conduite; il est tourmenté par le sentiment de son ignorance, mais aussi par l'horreur de ses vices; il cherche Dieu, mais en même temps le devoir. À ses yeux, les deux n'en font qu'un; le sens moral est le promoteur et le guide de la philosophie. «Est-ce qu'il n'y a pas de Dieu, ou tout au plus un Dieu en voyage, oisif, qui reste assis depuis le premier sabbat à la porte de son univers et le regarde aller? Est-ce que le mot devoir n'a pas de sens? Faut-il dire que ce que nous appelons devoir n'est point un messager divin et un guide, mais un fantôme terrestre et trompeur fabriqué avec le désir et la crainte, avec les émanations de la potence et le lit céleste du docteur Graham?—Le bonheur d'une conscience satisfaite? Est-ce que Paul de Tarse, que l'admiration des hommes a déclaré saint, ne sentait pas qu'il était le premier des pécheurs? Est-ce que Néron de Rome, l'esprit joyeux, ne passait pas le meilleur de son temps à jouer de la lyre? Malheureux pileur de mots et découpeur de motifs, qui, dans ton moulin logique, possèdes un mécanisme pour le divin lui-même et voudrais m'extraire la vertu des écorces du plaisir; je te dis non[105]!» Il y a en nous un instinct qui dit non. Nous découvrons en nous «quelque chose de plus haut que l'amour du bonheur,» l'amour du sacrifice. Voilà la partie divine de notre âme. Nous apercevons en elle et par elle le Dieu qui, autrement, nous resterait toujours caché. Nous perçons par elle dans un monde inconnu et sublime. Il y a un état extraordinaire de l'âme par lequel elle sort de l'égoïsme, renonce au plaisir, ne se soucie plus d'elle-même, adore la douleur, comprend la sainteté[106]. Cet obscur au delà que les sens n'atteignent point, que la raison ne peut définir, que l'imagination figure comme un roi et comme une personne, c'est la sainteté, c'est le sublime. Le héros y habite: «Il y vit[107] dans cette sphère intérieure des choses, dans le vrai, dans le divin, dans l'éternel qui existe toujours, invisible à la foule, sous le temporaire et le trivial; son être est là, sa vie est un fragment du cœur immortel de la nature[108].» La vertu est une révélation, l'héroïsme est une lumière, la conscience une philosophie, et l'on exprimera en abrégé ce mysticisme moral en disant que Dieu, pour Carlyle, est un mystère dont le seul nom est l'idéal.
IV
Cette faculté d'apercevoir dans les choses le sens intérieur, et cette disposition à rechercher dans les choses le sens moral, ont produit en lui toutes ses doctrines, et d'abord son christianisme. Ce christianisme est fort libre; Carlyle prend la religion à l'allemande, d'une façon symbolique. C'est pourquoi on l'appelle panthéiste: ce qui, en bon français moderne, signifie fou ou scélérat. En Angleterre aussi, on l'exorcise. Son ami Sterling lui envoie de longues dissertations pour le ramener au Dieu personnel. À chaque instant il blesse au vif les théologiens qui font de la cause primitive un architecte ou un administrateur. Il les choque encore bien mieux quand il entre dans le dogme; il considère le christianisme comme un mythe, dont l'essence est «l'adoration de la douleur. Son temple, fondé il y a dix-huit siècles, gît en ruines maintenant, recouvert de végétations parasites, habité par des créatures plaintives. Avance pourtant: dans une crypte basse, qui a pour arche des fragments qui croulent, tu trouveras encore l'autel et la lampe sacrée qui brûle éternellement[109].» Mais ses gardiens ne la connaissent plus. Une friperie de décorations officielles la cache aux regards des hommes. L'Église protestante au dix-neuvième siècle, comme l'Église catholique au seizième siècle, a besoin d'une réforme. Il nous faut un nouveau Luther. «Car, dit-il dans son livre du Tailleur, l'Église est l'habit, le tissu spirituel et intérieur, qui administre la vie et la chaude circulation à tout le reste; sans lui, le cadavre, et jusqu'à la poussière de la société, finiraient par s'évaporer et s'anéantir. Cependant, en notre âge du monde, ces habits ecclésiastiques se sont misérablement percés aux coudes. Bien pis, la plupart d'entre eux sont devenus de simples formes creuses, des masques sous lesquels nulle figure vivante, nul esprit n'habite encore, où il n'y a plus que des araignées et de sales scarabées, horrible amas, qui de leurs pattes tracassent à leur métier. Et ce masque fixe encore sur vous ses yeux de verre, avec un lugubre simulacre de vie. Depuis une génération ou deux, la religion s'est retirée de lui, et, dans des coins que nul ne remarque, elle se tisse silencieusement de nouveaux vêtements dans lesquels elle apparaîtra de nouveau pour nous ranimer, nous, nos fils, ou nos petits-fils[110].»—Une fois le christianisme réduit au sentiment de l'abnégation, les autres religions reprennent par contre-coup leur dignité et leur importance. Elles sont, comme le christianisme, des formes de la religion universelle. «Elles renferment toutes une vérité, autrement les hommes ne les auraient pas embrassées[111].» Elles ne sont pas une imposture de charlatans ni un jeu d'imaginations poétiques. Elles sont une vie plus ou moins trouble du mystère auguste et infini qui est au fond de l'univers. «Le plus grossier païen qui adora l'étoile Canope ou la pierre noire de la Caaba y reconnaissait une beauté, un sens divin.... Canope luisant sur le désert, avec son éclat de diamant bleuâtre (cet étrange éclat bleuâtre qui semble celui d'un esprit), perçait jusqu'au cœur du sauvage Ismaélite qu'elle guidait à travers le désert vide. Pour ce cœur sauvage, plein de toutes les émotions, sans langage pour aucune émotion, elle pouvait sembler un petit œil, cette étoile Canope, qui le regardait du plus profond de l'éternité et lui révélait la splendeur intérieure.» Le culte du grand Lama, le papisme lui-même, interprètent à leur façon le sentiment du divin; c'est pourquoi le papisme lui-même est respectable. «Qu'il dure aussi longtemps «qu'il pourra» (ceci est bien hardi en Angleterre), «aussi longtemps qu'il pourra guider une vie pieuse.» On l'appelle idolâtrie, peu importe. Qu'est-ce qu'une idole, sinon un symbole, une chose vue ou imaginée qui représente le divin? «Toutes les religions sont des symboles. Le plus rigoureux puritain a sa confession de foi; sa représentation intellectuelle des choses divines. Toutes les croyances, les liturgies, les formes religieuses, les conceptions dont se revêt le sentiment religieux, sont en ce sens des idoles, des choses vues. Tout culte doit s'accomplir par des symboles, des idoles; nous pouvons dire que toute idolâtrie est comparative, et que la pire idolâtrie n'est qu'une idolâtrie plus grande.» La seule qui soit détestable est celle d'où le sentiment s'est retiré, qui ne consiste qu'en cérémonies apprises, en répétition machinale de prières, en profession décente de formules qu'on n'entend pas. La vénération profonde d'un moine du douzième siècle prosterné devant les reliques de saint Edmond, valait mieux que la piété de convenance et la froide religion philosophique d'un protestant d'aujourd'hui. Quel que soit le culte, c'est le sentiment qui lui communique toute sa vertu. Et ce sentiment est le sentiment moral. «La seule fin[112], la seule essence, le seul usage de toute religion passée présente ou à venir, est de garder vivante et ardente notre conscience morale, qui est notre lumière intérieure. Toute religion est venue ici pour nous rappeler plus ou moins bien ce que nous savons déjà plus ou moins bien, à savoir qu'il y a une différence absolument infinie entre un homme de bien et un homme méchant, pour nous ordonner d'aimer l'un, infiniment, d'abhorrer et d'éviter l'autre infiniment, de nous efforcer infiniment d'être l'un et de n'être point l'autre[113].»—«Toute religion qui n'aboutit pas à l'action, au travail, peut s'en aller et habiter parmi les brahmanes, les antinomiens, les derviches tourneurs, partout où elle voudra; chez moi, elle n'a pas de place[114].» Chez vous, fort bien, mais elle en trouve ailleurs. Nous touchons ici le trait anglais et étroit de cette conception allemande et si large. Il y a beaucoup de religions qui ne sont point morales, il y en a beaucoup, plus encore qui ne sont point pratiques. Carlyle veut réduire le cœur de l'homme au sentiment anglais du devoir, et l'imagination de l'homme au sentiment anglais du respect. La moitié de la poésie humaine échappe à ses prises. Car si une portion de nous-même nous soulève jusqu'à l'abnégation et à la vertu, une autre portion nous emmène vers la jouissance et le plaisir. L'homme est païen aussi bien que chrétien; la nature a deux faces; plusieurs races, l'Inde, la Grèce, l'Italie n'ont compris que la seconde, et n'ont eu pour religions que l'adoration de la force dévergondée et l'extase de l'imagination grandiose, ou bien encore l'admiration de la forme harmonieuse avec le culte de la volupté, de la beauté et du bonheur.
V
Sa critique des œuvres littéraires a la même chaleur et la même violence, la même portée et les mêmes limites, le même principe et les mêmes conclusions que sa critique des œuvres religieuses. Il y a introduit les grandes idées de Hegel et de Gœthe, et les a resserrées sous la discipline étroite du sentiment puritain[115]. Il considère le poète, l'écrivain, l'artiste «comme un interprète de l'idée divine qui est au fond de toute apparence, comme un révélateur de l'infini,» comme un représentant de son siècle, de sa nation, de son âge; vous reconnaissez ici toutes les formules germaniques. Elles signifient que l'artiste démêle et exprime mieux que personne les traits saillants et durables du monde qui l'entoure, en sorte qu'on peut extraire de son œuvre une théorie de l'homme et de la nature, en même temps qu'une peinture de sa race et de son temps. Cette découverte a renouvelé la critique. Carlyle lui doit ses plus belles vues, ses leçons sur Shakspeare et sur Dante, ses études sur Gœthe, sur Johnson, sur Burns et sur Rousseau. Là-dessus et par un entraînement naturel, il est devenu le héraut de la littérature allemande; il s'est fait l'apôtre de Gœthe; il l'a loué avec une ferveur de néophyte jusqu'à manquer à son endroit d'adresse et de clairvoyance; il l'appelle héros, il présente sa vie comme un exemple à tous les gens de notre siècle; il ne veut point voir son paganisme, si visible, mais si contrariant pour un puritain. Par un autre contre-coup des mêmes causes, il a fait de Jean-Paul, le bouffon affecté, l'humoriste extravagant, «un géant,» une sorte de prophète; il a comblé d'éloges Novalis et les rêveurs mystiques; il a mis le démocrate Burns au-dessus de Byron; il a exalté Johnson, ce brave pédant, le plus grotesque des taureaux littéraires. Son principe est que dans une œuvre d'esprit la forme est peu de chose, le fond seul est important. Sitôt qu'un homme a un sentiment profond, une conviction forte, son livre est beau. Un écrit, quel qu'il soit, ne fait que manifester une âme; si cette âme est sérieuse, si elle est intimement et habituellement ébranlée par les graves pensées qui doivent préoccuper une âme, si elle aime le bien, si elle est dévouée, si elle s'attache de tous ses efforts, sans arrière-pensée d'intérêt ou d'amour-propre, à publier la vérité qui la frappe, elle a touché le but: nous n'avons que faire du talent; nous n'avons pas besoin d'être flattés par de belles formes; notre unique objet est de nous trouver face à face avec le sublime; toute la destinée de l'homme est de sentir l'héroïsme; la poésie et les arts n'ont pas d'autre emploi ni d'autre mérite. Vous voyez à quel degré et avec quel excès Carlyle a le sentiment germanique, pourquoi il aime les mystiques, les humoristes, les prophètes, les écrivains illettrés et hommes d'action, les poëtes primesautiers, tous ceux qui violentent la beauté régulière par ignorance, par brutalité, par folie ou de parti pris. Il va jusqu'à excuser la rhétorique de Johnson, parce que Johnson fut loyal et sincère; il ne distingue pas en lui l'homme littéraire de l'homme pratique; il cesse de voir le déclamateur classique, étrange composé de Scaliger, de Boileau, et de La Harpe, enharnaché majestueusement dans la défroque cicéronienne, pour ne regarder que l'homme religieux et convaincu. Une pareille habitude bouche les yeux sur la moitié des choses. Carlyle parle avec une indifférence méprisante[116] du dilettantisme moderne, semble mépriser les peintres, n'admet pas la beauté sensible. Tout entier aux écrivains, il néglige les artistes; en effet, la source des arts est le sentiment de la forme, et les plus grands artistes, les Italiens, les Grecs, n'ont connu, comme leurs prêtres et leurs poëtes, que la beauté de la volupté et de la force. De là vient encore qu'il n'a point de goût pour la littérature française. Cet ordre exact, ces belles proportions, ce perpétuel souci de l'agréable et du convenable, cette architecture harmonieuse d'idées claires et suivies, cette peinture délicate de la société, cette perfection du style, rien de ce qui nous touche n'a de prise sur lui. Sa façon d'entendre la vie est trop éloignée de la nôtre. Il a beau essayer de comprendre Voltaire, il n'arrive qu'à le diffamer[117]. «Il n'y a pas une seule grande pensée dans ses trente-six in-quartos.... Son regard s'arrête à la superficie de la nature; le grand Tout, avec sa beauté et sa mystérieuse grandeur infinie, ne lui a jamais été révélé; même un seul instant; il a regardé et noté seulement tel atome, et puis tel autre, leurs différences et leurs oppositions[118].... Sa théorie du monde, sa peinture de l'homme et de la vie de l'homme, est mesquine, pitoyable même, pour un poëte et un philosophe. Il lit l'histoire, non pas avec les yeux d'un voyant pieux ou même d'un critique, mais avec une simple paire de lunettes anticatholiques. Elle n'est point pour lui un drame grandiose, joué sur le théâtre de l'infini, avec les soleils pour lampes et l'éternité pour fond.... mais une pauvre insipide dispute de club dévidée dix siècles durant entre l'Encyclopédie et la Sorbonne. L'univers de Dieu est un patrimoine de saint Pierre un peu plus grand que l'autre, duquel il serait agréable et bon de chasser le pape.... La haute louange d'avoir poursuivi un but juste ou noble ne peut lui être accordée sans beaucoup de réserves, et peut même, avec assez d'apparence, lui être refusée. La force qui lui était nécessaire n'était ni noble ni grande, mais petite et à quelques égards de basse espèce. Seulement il en fait usage avec dextérité et à propos. Pour bâtir le temple d'Éphèse, il avait fallu le travail de bien des têtes sages et de bien des bras robustes, pendant des vies entières; et ce même temple a pu être détruit par un fou en une heure.» Voilà d'assez gros mots; nous n'en emploierons pas de pareils. Je dirai seulement que si quelqu'un jugeait Carlyle en Français, comme il juge Voltaire en Anglais, ce quelqu'un ferait de Carlyle un portrait différent de celui que j'essaye de tracer ici.
VI
Ce commerce de dénigrements était en vigueur il y a cinquante ans; dans cinquante ans, il est probable qu'il aura cessé tout à fait. Nous commençons à comprendre le sérieux des puritains; peut-être les Anglais finiront-ils par comprendre la gaieté de Voltaire; nous travaillons à goûter Shakspeare, ils essayeront sans doute de goûter Racine. Gœthe, le maître de tous les esprits modernes, a bien su goûter tous les deux[119]. Il faut que le critique à son âme naturelle et nationale ajoute cinq ou six âmes artificielles et acquises, et que sa sympathie flexible l'introduise en des sentiments éteints ou étrangers. Le meilleur fruit de la critique est de nous déprendre de nous-mêmes, de nous contraindre à faire la part du milieu où nous vivons plongés, de nous enseigner à démêler les objets eux-mêmes à travers les apparences passagères dont notre caractère et notre siècle ne manquent jamais de les revêtir. Chacun les regarde avec des lunettes de portée et de couleur diverses, et nul ne peut atteindre la vérité qu'en tenant compte de la forme et de la teinte que la structure de ses verres impose aux objets qu'il aperçoit. Jusqu'ici nous nous sommes disputés et battus, l'un disant que les choses sont vertes, d'autres qu'elles sont jaunes, d'autres enfin qu'elles sont rouges, chacun accusant son voisin de mal voir et d'être de mauvaise foi. Voici enfin que nous apprenons l'optique morale; nous découvrons que la couleur n'est point dans les objets, mais en nous-mêmes; nous pardonnons à nos voisins de voir autrement que nous; nous reconnaissons qu'ils doivent voir rouge ce qui nous paraît bleu, vert ce qui nous paraît jaune; nous pouvons même définir l'espèce de lunettes qui produit le jaune et l'espèce de lunettes qui produit le vert, deviner leurs effets d'après leur nature, prédire aux gens la teinte sous laquelle leur apparaîtra l'objet qu'on va leur présenter, construire d'avance le système de tout esprit, et peut-être un jour nous dégager de tout système. «Comme poëte, disait Gœthe, je suis polythéiste; comme naturaliste, panthéiste; comme être moral, déiste; et j'ai besoin, pour exprimer mon sentiment, de toutes ces formes.» En effet, toutes ces lunettes sont bonnes, car elles nous montrent toutes quelque aspect nouveau des choses. Le point important, c'est d'en avoir non pas une, mais plusieurs, d'employer chacune d'elles au moment convenable, de faire abstraction de la couleur qui lui est particulière, de savoir que derrière ces milliers de teintes mouvantes et poétiques, l'optique ne constate que des changements régis par une loi.
 § 4.
SA CONCEPTION DE L'HISTOIRE.
I.
«L'histoire universelle[120], dit Carlyle, l'histoire de ce que l'homme a accompli dans le monde, est au fond l'histoire des grands hommes qui ont travaillé ici-bas. Ils ont été les conducteurs des peuples, ces grands hommes; les formateurs, les modèles, et, dans un sens large, les créateurs de tout ce que la masse des hommes pris ensemble est parvenue à faire ou à atteindre. Toutes les choses que nous voyons debout dans le monde sont proprement le résultat matériel extérieur, l'accomplissement pratique et l'incarnation des pensées qui ont habité dans les grands hommes envoyés au monde. L'âme de l'histoire entière du monde, ce serait leur histoire[121].» Quels qu'ils soient, poëtes, réformateurs; écrivains, hommes d'action, révélateurs, il leur donne à tous un caractère mystique. «Le héros est un messager envoyé du fond du mystérieux Infini avec des nouvelles pour nous.... Il vient de la substance intérieure des choses. Il y vit et il y doit vivre en communion quotidienne.... Il vient du cœur du monde, de la réalité primordiale des choses; l'inspiration du Tout-Puissant lui donne l'intelligence, et véritablement ce qu'il prononce est une sorte de révélation[122].» En vain l'ignorance de son siècle et ses propres imperfections altèrent la pureté de sa vision originale; il atteint toujours quelque vérité immuable et vivifiante; c'est pour cette vérité qu'il est écouté, et c'est par cette vérité qu'il est puissant. Ce qu'il en a découvert est immortel et efficace[123]. «Les œuvres d'un homme, quand vous les enseveliriez dans des montagnes de guano, sous les obscènes ordures de tous les hibous antiquaires, ne périssent pas, ne peuvent pas périr. Ce qu'il y avait de lumière éternelle dans un homme et dans sa vie, cela précisément est ajouté aux éternités, cela subsiste pour toujours comme une nouvelle et divine portion de la somme des choses[124]. C'est pour cela que le culte des héros est à cette heure et à toutes les heures la puissance vivifiante de la vie humaine; la religion est fondée dessus; toute société s'y appuie. Car qu'est-ce proprement que la loyauté[125] qui est le souffle vital de toute société, sinon une émanation du culte des héros, une admiration soumise pour ceux qui sont vraiment grands?» Ce sentiment est le fonds même de l'homme. Il subsiste aujourd'hui même dans cet âge de nivellement et de destruction. «Je vois dans cette indestructibilité du culte de l'héroïsme la base de roc éternel au-dessous de laquelle les ruines confuses des écroulements révolutionnaires ne peuvent tomber.»
II
Il y a là une théorie allemande, mais transformée, précisée et épaissie à la manière anglaise. Les Allemands disaient que toute nation, toute période, toute civilisation a son idée, c'est-à-dire son trait principal, duquel tous les autres dérivent; en sorte que la philosophie, la religion, les arts et les mœurs, toutes les parties de la pensée et de l'action peuvent être déduites de quelque qualité originelle et fondamentale de laquelle tout part et à laquelle tout aboutit. Là où Hegel mettait une idée, Carlyle met un sentiment héroïque. Cela est plus palpable et plus moral. Pour achever de sortir du vague, il considère ce sentiment dans un héros. Il a besoin de donner aux abstractions un corps et une âme; il est mal à son aise dans les conceptions pures, et veut toucher un être réel.
Mais cet être, tel qu'il le conçoit, est un abrégé du reste. Car, selon lui, le héros contient et représente la civilisation où il est compris; il a découvert, proclamé ou pratiqué une conception originale, et son siècle l'y a suivi. La connaissance d'un sentiment héroïque donne ainsi la connaissance d'un âge tout entier. Par là Carlyle est sorti des biographies. Il a retrouvé les grandes vues de ses maîtres. Il a senti comme eux qu'une civilisation, si vaste et si dispersée qu'elle soit à travers le temps et l'espace, forme un tout indivisible. Il a rassemblé sous un héroïsme les fragments épars qu'Hegel réunissait par une loi. Il a dérivé d'un sentiment commun les événements que les Allemands déduisaient d'une définition commune. Il a compris les profondes et lointaines liaisons des choses, celles qui rattachent un grand homme à son temps, celles qui nouent les œuvres de la pensée accomplie aux bégayements de la pensée naissante, celles qui enchaînent les savantes inventions des Constitutions modernes aux fureurs désordonnées de la barbarie primitive[126]. «Ces vieux rois de la mer, silencieux, les lèvres serrées, qui défiaient le sauvage Océan avec ses monstres, et tous les hommes et toutes les choses, ont été les ancêtres de nos Blakes et de nos Nelsons. Hrolf ou Rollo, duc de Normandie, a une part à cette heure-ci dans le gouvernement de l'Angleterre[127].»—«S'il n'y avait pas eu de sauvages saints Dominiques ni d'ermites de la Thébaïde, il n'y aurait point eu un harmonieux Dante. Le rude effort pratique en Scandinavie et ailleurs, depuis Odin jusqu'à Walter Raleigh, depuis Ulfila jusqu'à Cranmer, a rendu Shakspeare capable de parler. Un poëte avec tout son charme, qu'est-il, sinon le produit et l'achèvement définitif de la Réforme ou de la Prophétie avec son âpreté? Bien plus, le poëte accompli, je le remarque souvent, est un symptôme que son époque elle-même vient d'atteindre la perfection et se trouve accomplie, qu'avant longtemps on aura besoin d'une nouvelle époque et de nouveaux réformateurs. Car chaque âge a son théorème ou représentation spirituelle de l'univers.» Ses grandes œuvres poétiques ou pratiques ne font que publier ou appliquer cette idée maîtresse; l'historien se sert d'elle pour retrouver le sentiment primitif qui les engendre et pour former la conception d'ensemble qui les unit.
III
De là une façon nouvelle d'écrire l'histoire. Puisque le sentiment héroïque est la cause du reste, c'est à lui que l'historien doit s'attacher. Puisqu'il est la source de la civilisation, le moteur des révolutions, le maître et le régénérateur de la vie humaine, c'est en lui qu'il faut observer la civilisation, les révolutions et la vie humaine. Puisqu'il est le ressort de tout mouvement, c'est par lui que l'on comprendra tout mouvement. Libre aux métaphysiciens d'aligner des déductions et des formules, ou aux politiques d'exposer des situations et des constitutions. L'homme n'est point un être inerte façonné par une constitution ni un être mort exprimé par une formule; il est une âme active et vivante, capable d'agir, de découvrir, de créer, de se dévouer et avant tout d'oser; la véritable histoire est l'épopée de l'héroïsme.—Cette idée est, à mon avis, une vive lumière. Car les hommes n'ont pas fait de grandes choses sans de grandes émotions. Le premier et souverain moteur d'une révolution extraordinaire est un sentiment extraordinaire. À ce moment, on a vu paraître et s'enfler une passion exaltée et toute-puissante qui a rompu les digues anciennes et lancé le courant des choses dans un nouveau lit. Tout part de là, et c'est elle qu'il faut voir. Laissez de côté les formules métaphysiques et les considérations politiques, et regardez l'état intérieur de chaque esprit; quittez le récit nu, oubliez les explications abstraites, et observez les âmes passionnées. Une révolution n'est que la naissance d'un grand sentiment. Quel est ce sentiment, comment il se lie aux autres, quel est son degré, sa source, son effet, comment il transforme l'imagination, l'entendement, les inclinations ordinaires, quelles passions l'alimentent, quelle proportion de folie et de raison il renferme, ce sont là les questions capitales. Pour me faire l'histoire du bouddhisme, il faut me montrer le désespoir calme des ascètes qui, amortis par la pensée du vide infini et par l'attente de l'anéantissement final, atteignaient, dans leur quiétude monotone, le sentiment de la fraternité universelle. Pour me faire l'histoire du christianisme, il faut me montrer l'âme d'un saint Jean où d'un saint Paul, le renouvellement subit de la conscience, la foi aux choses invisibles, la transformation de l'âme pénétrée par la présence d'un Dieu paternel, l'irruption de tendresse, de générosité, d'abnégation, de confiance et d'espérance qui vint dégager les malheureux ensevelis sous la tyrannie et la décadence romaine. Expliquer une révolution, c'est faire un morceau de psychologie; l'analyse des critiques et la divination des artistes sont les seuls instruments qui puissent l'atteindre; si nous voulions l'avoir précise et profonde, il faudrait la demander à ceux qui, par métier ou par génie, sont connaisseurs de l'âme, à Shakspeare, à Saint-Simon, à Balzac, à Stendhal. Voilà pourquoi on peut la demander quelquefois à Carlyle. Et il y a telle histoire qu'on peut lui demander mieux qu'à tout autre, celle de la Révolution qui eut pour source la conscience, qui mit Dieu dans les conseils d'État, qui imposa le devoir strict, qui provoqua l'héroïsme austère. Le meilleur historien du puritanisme est un puritain.
IV
Cette histoire de Cromwell, son chef-d'œuvre, n'est qu'une réunion de lettres et de discours commentés et joints par un récit continu. L'impression qu'elle laisse est extraordinaire. Les graves histoires constitutionnelles languissent auprès de cette compilation. Il a voulu faire comprendre une âme, l'âme de Cromwell, le plus grand des puritains, leur chef, leur abrégé, leur héros et leur modèle. Son récit ressemble à celui d'un témoin oculaire. Un covenantaire qui aurait réuni des lettres, des morceaux de journal, et qui jour par jour y aurait ajouté des réflexions, des interprétations, des notes et des anecdotes, n'aurait point écrit un autre livre: Enfin nous voilà face à face avec Cromwell. Nous avons ses paroles, nous pouvons entendre son accent; nous saisissons autour de chaque action les circonstances qui l'ont fait naître; nous le voyons sous sa tente, au conseil, avec le paysage, avec sa physionomie, avec son costume; tout le détail y est, jusqu'aux minuties. Et la sincérité est aussi grande que la sympathie; le biographe avoue ses ignorances, le manque de documents, l'incertitude; il est parfaitement loyal, quoique poëte et sectaire. Avec lui nous restreignons et nous poussons tout à la fois nos conjectures, et nous sentons à chaque pas, à travers nos affirmations et nos réserves, que nous posons solidement le pied sur la vérité. Je voudrais que toute histoire fût, comme celle-ci, un choix de textes munis d'un commentaire; je donnerais pour une histoire pareille tous les raisonnements réguliers, toutes les belles narrations décolorées de Robertson et de Hume. Je puis vérifier, en lisant celle-ci, le jugement de l'auteur; je ne pense plus d'après lui, mais par moi-même: l'historien ne se place pas entre moi et les choses; je vois un fait, et non le récit d'un fait; l'enveloppe oratoire et personnelle dont le récit recouvre la vérité a disparu; je puis toucher la vérité elle-même. Et ce Cromwell, avec ses puritains, sort de cette épreuve réformé et renouvelé. Nous devinions bien déjà qu'il n'était point un simple ambitieux, un hypocrite, mais nous le prenions pour un fanatique disputeur et odieux. Nous considérions ces puritains comme des fous tristes, cerveaux étroits et à scrupules. Sortons de nos idées françaises et modernes, et entrons dans ces âmes; nous y trouverons autre chose qu'une maladie noire. Il y a là un grand sentiment.—Suis-je un homme juste? Et si Dieu, qui est la parfaite justice, me jugeait en ce moment, quelle sentence porterait-il sur moi?—Voilà l'idée originelle qui a fait les puritains, et par eux la révolution d'Angleterre. «Le sentiment de la différence qu'il y a entre le bien et le mal avait rempli pour eux tout le temps et tout l'espace, et s'était incarné et exprimé pour eux par un ciel et un enfer.» Ils ont été frappés de l'idée du devoir; ils se sont examinés à cette lumière, sans pitié et sans relâche; ils ont conçu le modèle sublime de la vertu infaillible et accomplie; ils s'en sont imbus; ils ont englouti dans cette pensée absorbante toutes les préoccupations mondaines et toutes les inclinations sensibles; ils ont pris en horreur jusqu'aux fautes imperceptibles qu'un honnête homme se pardonne; ils ont exigé d'eux-mêmes la perfection absolue et continue, et ils se sont lancés dans la vie avec la fixe résolution de tout souffrir et de tout faire plutôt que d'en dévier d'un pas. Vous vous moquez d'une révolution faite à propos de surplis et de chasubles: il y avait le sentiment du divin sous ces disputes d'habits. Ces pauvres gens, boutiquiers et fermiers, croyaient de tout leur cœur à un Dieu sublime et terrible, et ce n'était pas une petite chose pour eux que la façon de l'adorer[128]. «Supposez qu'il s'agisse pour vous d'un intérêt vital et infini, que votre âme tout entière, rendue muette par l'excès de son émotion, ne puisse en aucune façon l'exprimer, en sorte qu'elle préfère le silence à toute expression possible, que diriez-vous d'un homme qui s'avancerait pour l'exprimer à votre place au moyen d'une mascarade et à la façon d'un tapissier décorateur?—Cet homme-là, qu'il s'en aille vite, s'il a souci de lui-même!—Vous avez perdu votre fils unique; vous êtes muet, écrasé, vous n'avez pas même de larmes; un importun, avec toutes sortes d'importunités, vous offre de célébrer pour lui des jeux funéraires à la façon des anciens Grecs[129]!» Voilà ce qui a soulevé la révolution, et non la taxe des vaisseaux ou toute autre vexation politique: «Vous pouvez me prendre ma bourse, mais non anéantir mon âme. Mon âme est à Dieu et à moi[130].»—Et le même sentiment qui les a faits rebelles les a faits vainqueurs[131]. On ne comprenait pas comment la discipline avait pu subsister dans une armée où un caporal inspiré gourmandait un colonel tiède. On trouvait étrange que des généraux qui cherchaient en pleurant le Seigneur eussent appris dans la Bible l'administration et la stratégie. On s'étonnait que des fous eussent été des hommes d'affaires. C'est qu'ils n'étaient point des fous, mais des hommes d'affaires; toute la différence entre eux et les gens pratiques que nous connaissons, c'est qu'ils avaient une conscience: cette conscience était leur flamme: le mysticisme et les rêves n'en étaient que la fumée. Ils cherchaient le vrai, le juste, et leurs longues prières, leurs prédications nasales, leurs citations bibliques, leurs larmes, leurs angoisses, ne font que marquer la sincérité et l'ardeur avec lesquelles ils s'y portaient. Ils lisaient leur devoir en eux-mêmes; la Bible ne faisait que les y aider. Au besoin, ils la violentaient quand ils voulaient vérifier par des textes les suggestions de leur propre cœur. C'est ce sentiment du devoir qui les réunit, les inspira et les soutint, qui fit leur discipline, leur courage et leur audace, qui souleva jusqu'à l'héroïsme antique Hutchinson, Milton et Cromwell, qui provoqua toutes les actions décisives, toutes les résolutions grandioses, tous les succès extraordinaires, la déclaration de la guerre, le jugement du roi, la purgation du Parlement, l'humiliation de l'Europe, la protection du protestantisme, la domination des mers. Ces hommes sont les véritables héros de l'Angleterre; ils manifestent en haut relief les caractères originels et les plus nobles traits de l'Angleterre, la piété pratique, le gouvernement de la conscience, la volonté virile, l'énergie indomptable. Ils ont fondé l'Angleterre à travers la corruption des Stuarts et l'amollissement des mœurs modernes, par l'exercice du devoir, par la pratique de la justice, par l'opiniâtreté du travail, par la revendication du droit, par la résistance à l'oppression, par la conquête de la liberté, par la répression du vice. Ils ont fondé l'Écosse; ils ont fondé les États-Unis; ils fondent aujourd'hui, par leurs descendants, l'Australie et colonisent le monde. Carlyle est si bien leur frère, qu'il excuse ou admire leurs excès, l'exécution du roi, la mutilation du Parlement, leur intolérance, leur inquisition, le despotisme de Cromwell, la théocratie de Knox. Il nous les impose pour modèles, et ne juge le passé ou le présent que d'après eux.
V
C'est pour cela qu'il n'a vu que le mal dans la Révolution française. Il la juge aussi injustement qu'il juge Voltaire, et pour les mêmes raisons. Il n'entend pas mieux notre manière d'agir que notre manière de penser. Il y cherche le sentiment puritain, et comme il ne l'y trouve pas, il nous condamne. L'idée du devoir, l'esprit religieux, le gouvernement de soi-même, l'autorité de la conscience austère, peuvent seuls, à son gré, réformer une société gâtée, et rien de tout cela ne se rencontrait dans la société française[132]. La philosophie qui a produit et conduit la révolution était simplement destructive, proclamant pour tout Évangile «que les mensonges sociaux doivent tomber, et que dans les matières spirituelles suprasensibles, il n'y a rien de croyable.» La théorie des droits de l'homme, empruntée à Rousseau, n'était «qu'un jeu logique, une pédanterie, à peu près aussi opportune qu'une théorie des verbes irréguliers.» Les mœurs en vogue étaient l'épicurisme de Faublas. La morale en vogue était la promesse du bonheur universel. Incrédulité, bavardage creux, sensualité, voilà les ressorts de cette réforme. On déchaîna les instincts et l'on renversa les barrières. On remplaça l'autorité corrompue par l'anarchie effrénée. À quoi pouvait aboutir une jacquerie de paysans abrutis, lâchés par des raisonneurs athées? «La destruction accomplie, restèrent les cinq sens inassouvis, et le sixième sens insatiable, la vanité; toute la nature démoniaque de l'homme apparut,» et avec elle le cannibalisme[133].»—Ajoutez donc le bien à côté du mal, et marquez les vertus à côté des vices! Ces sceptiques croyaient à la vérité prouvée, et ne voulaient qu'elle pour maîtresse. Ces logiciens ne fondaient la société que sur la justice, et risquaient leur vie plutôt que de renoncer à un théorème établi. Ces épicuriens embrassaient dans leurs sympathies l'humanité tout entière. Ces furieux, ces ouvriers, ces Jacques sans pain, sans habits, se battaient à la frontière pour des intérêts humanitaires et des principes abstraits. La générosité et l'enthousiasme ont abondé ici comme chez vous; reconnaissez-les sous une forme qui n'est point la vôtre. Ils sont dévoués à la vérité abstraite comme vos puritains à la vérité divine; ils ont suivi la philosophie comme vos puritains la religion; ils ont eu pour but le salut universel comme vos puritains le salut personnel. Ils ont combattu le mal dans la société comme vos puritains dans l'âme. Ils ont été généreux comme vos puritains vertueux. Ils ont eu comme eux un héroïsme, mais sympathique, sociable, prompt à la propagande, et qui a réformé l'Europe pendant que le vôtre ne servait qu'à vous.
VI
Ce puritanisme outré qui a révolté Carlyle contre la Révolution française le révolte contre l'Angleterre moderne. «Nous avons oublié Dieu[134], dit-il, nous avons tranquillement fermé les yeux à la substance éternelle des choses, et nous les avons ouverts à l'apparence et à la fiction. Nous croyons tranquillement que cet univers est au fond un grand Peut-être inintelligible; à l'extérieur, la chose est assez claire: c'est un enclos à bétail et une maison de correction fort considérable, avec des tables de cuisine et des tables de restaurant non moins considérables, où celui-là est sage qui peut trouver une place! Toute la vérité de cet univers est incertaine. Il n'y a que le profit et la perte, le pudding et son éloge, qui soient et restent visibles à l'homme pratique. Il n'y a plus de Dieu pour nous! Les lois de Dieu sont transformées en principes du plus grand bonheur possible, en expédients parlementaires; le ciel ne dresse sa coupole au-dessus de nous que pour nous fournir une horloge astronomique, un but aux télescopes d'Herschel, une matière à formules, un prétexte à sentimentalités. Voilà véritablement la partie empestée, le centre de l'universelle gangrène sociale qui menace toutes les choses modernes d'une mort épouvantable. Pour celui qui veut y penser, c'est là le mancenillier avec sa souche, ses racines et son pivot, avec ses branches déployées sur tout l'univers, avec ses exsudations maudites et empoisonnées, sous lequel le monde gît et se tord dans l'atrophie et l'agonie. Vous touchez le foyer central de nos maux, de notre horrible nosologie de maux, quand vous posez votre main là. Il n'y a plus de religion, il n'y a plus de Dieu. L'homme a perdu son âme et cherche en vain le sel antiputride qui empêchera son corps de pourrir. C'est en vain qu'il emploie les meurtres de rois, des bills de réforme, les révolutions françaises, les insurrections de Manchester. Il découvre que ce ne sont point des remèdes. L'ignoble éléphantiasis est allégée pour une heure, et sa lèpre reparaît aussi âpre et aussi désespérée l'heure d'après[135].» Depuis le retour des Stuarts, nous sommes utilitaires ou sceptiques. Nous ne croyons qu'à l'observation, aux statistiques, aux vérités grossières et sensibles; ou bien nous doutons, nous croyons à demi, par ouï-dire, avec des réserves. Nous n'avons pas de convictions morales, et nous n'avons que des convictions flottantes. Nous avons perdu le ressort de l'action; nous n'enfonçons plus le devoir au centre de notre volonté comme le fondement unique et inébranlable de notre vie; nous nous accrochons à toutes sortes de petites recettes expérimentales et positives, et nous nous amusons à toutes sortes de jolis plaisirs, bien choisis et bien arrangés. Nous sommes égoïstes ou dilettantes. Nous ne regardons plus la vie comme un temple auguste, mais comme une machine à profits solides, ou comme une salle de divertissements fins[NM]. Nous avons des richards, des industriels, des banquiers qui prêchent l'évangile de l'or; et nous avons des gentlemen, des dandies, des seigneurs qui prêchent l'évangile du savoir-vivre. Nous nous surmenons pour entasser les guinées, ou bien nous nous affadissons pour atteindre à la dignité élégante. Notre enfer n'est plus, comme sous Cromwell, «la terreur d'être trouvés coupables devant le juste juge,» mais la crainte de faire de mauvaises affaires ou de manquer aux convenances. Nous avons pour aristocratie des marchands rapaces qui réduisent leur vie au calcul du prix de revient et du prix de vente, et des amateurs oisifs dont la grande préoccupation est de bien garder le gibier de leurs terres. Nous ne sommes plus gouvernés. Notre gouvernement n'a d'autre ambition que de maintenir la paix publique et de faire rentrer l'impôt. Notre constitution pose en principe que, pour découvrir le vrai et le bien, il n'y a qu'à faire voter deux millions d'imbéciles. Notre parlement est un grand moulin à paroles où les intrigants s'époumonent pour arriver à faire du bruit[136]. Sous cette mince enveloppe de conventions et de phrases gronde sourdement la démocratie irrésistible. L'Angleterre périt si un jour elle cesse de pouvoir vendre l'aune de coton un liard moins cher que les autres. Au moindre arrêt des manufactures, quinze cent mille ouvriers[137] sans ouvrage vivent de la charité publique. La formidable masse, livrée aux chances de l'industrie, poussée par les convoitises, précipitée par la faim, oscille entre les frêles barrières qui craquent; nous approchons de la débâcle finale, qui sera l'anarchie ouverte, et la démocratie s'y agitera parmi les ruines, jusqu'à ce que le sentiment du divin et du devoir l'ait ralliée autour du culte de l'héroïsme, jusqu'à ce qu'elle ait fondé son gouvernement et son Église, jusqu'à ce qu'elle ait découvert le moyen d'appeler au pouvoir les plus vertueux et les plus capables[138], jusqu'à ce qu'elle leur ait remis sa conduite au lieu de leur imposer ses caprices, jusqu'à ce qu'elle ait reconnu et vénéré son Luther et son Cromwell, son prêtre et son roi[139].
VII
Sans doute aujourd'hui, dans tout le monde civilisé, la démocratie enfle ou déborde, et tous les moules dans lesquels elle se coule sont fragiles ou passagers. Mais c'est une offre étrange que de lui présenter pour issue le fanatisme et la tyrannie des puritains. La société et l'esprit que Carlyle propose en modèles à la nature humaine n'ont duré qu'une heure, et ne pouvaient pas durer plus longtemps. L'ascétisme de la république a produit la débauche de la restauration; les Harrisson ont amené les Rochester, les Bunyan ont suscité les Hobbes, et les sectaires, en instituant le despotisme de l'enthousiasme, ont établi par contre-coup l'autorité de l'esprit positif et le culte du plaisir grossier. L'exaltation n'est pas stable, et l'on ne peut la réclamer de l'homme sans injustice ou sans danger. La générosité sympathique de la Révolution française a fini par le cynisme du Directoire et par les carnages de l'Empire. La piété chevaleresque et poétique de la grande monarchie espagnole a vidé l'Espagne d'hommes et de pensées. La primauté du génie, du goût et de l'intelligence a réduit l'Italie, au bout d'un siècle, à l'inertie voluptueuse et à la servitude politique. «Qui fait l'ange fait la bête,» et le parfait héroïsme, comme tous les excès, aboutit à la stupeur. La nature humaine a ses explosions, mais par des intervalles: le mysticisme est bon, mais quand il est court. Ce sont les circonstances violentes qui produisent les états extrêmes; il faut de grands maux pour susciter de grands hommes, et vous êtes obligé de chercher des naufrages quand vous souhaitez contempler des sauveurs. Si l'enthousiasme est beau, les suites et les origines en sont tristes; il n'est qu'une crise, et la santé vaut mieux. À cet égard, Carlyle lui-même peut servir de preuve. Il y a peut-être moins de génie dans Macaulay que dans Carlyle; mais, quand on s'est nourri pendant quelque temps de ce style exagéré et démoniaque, de cette philosophie extraordinaire et maladive, de cette histoire grimaçante et prophétique, de cette politique sinistre et forcenée, on revient volontiers à l'éloquence continue, à la raison vigoureuse, aux prévisions modérées, aux théories prouvées du généreux et solide esprit que l'Europe vient de perdre, qui honorait l'Angleterre, et que personne ne remplacera.