Histoire de la Littérature Anglaise (Volume 5 de 5)
- I. La philosophie en Angleterre. — Organisation de la science positive. — Absence des idées générales.
 - II. Pourquoi la métaphysique manque. — Autorité de la religion.
 - III. Indices et éclats de la pensée libre. — L'exégèse nouvelle. — Stuart Mill. — Ses œuvres. — Son genre d'esprit. — À quelle famille de philosophes il appartient. — Valeur des spéculations supérieures dans la civilisation humaine.
 
§ 1.
EXPOSITION.
- I. Objet de la logique. — En quoi elle se distingue de la psychologie et de la métaphysique.
 - II. Ce que c'est qu'un jugement. — Ce que nous connaissons du monde extérieur et du monde intérieur. — Tout l'effort de la science est d'ajouter ou de lier un fait à un fait.
 - III. Théorie de la définition. — En quoi cette théorie est importante. — Réfutation de l'ancienne théorie. — Il n'y a pas de définitions des choses, mais des définitions des noms.
 - IV. Théorie de la preuve. — Théorie ordinaire. Réfutation. — Quelle est dans un raisonnement la partie probante.
 - V. Théorie des axiomes. — Théorie ordinaire. Réfutation. — Les axiomes ne sont que des expériences d'une certaine classe.
 - VI. Théorie de l'induction. — La cause d'un fait n'est que son antécédent invariable. — L'expérience seule prouve la stabilité des lois de la nature. — En quoi consiste une loi. — Par quelles méthodes on découvre les lois. — La méthode des concordances, la méthode des différences, la méthode des résidus, la méthode des variations concomitantes.
 - VII. Exemple et applications. — Théorie de la rosée.
 - VIII. La méthode de déduction. — Son domaine. — Ses procédés.
 - IX. Comparaison de la méthode d'induction et de la méthode de déduction. — Emploi ancien de la première. — Emploi moderne de la seconde. — Sciences qui réclament la première. — Sciences qui réclament la seconde. — Caractère positif de l'œuvre de Mill. — Lignée de ses prédécesseurs.
 - X. Limites de notre science. — Il n'est pas certain que tous les événements arrivent selon des lois. — Le hasard dans la nature.
 
§ 2.
DISCUSSION.
- I. Concordance de cette doctrine et de l'esprit anglais. — Liaison de l'esprit positif et de l'esprit religieux. — Quelle faculté ouvre le monde des causes.
 - II. Qu'il n'y a ni substances ni forces, mais seulement des faits et des lois. — Nature de l'abstraction. — Rôle de l'abstraction dans la science.
 - III. Théorie de la définition. — Elle est l'exposé des abstraits générateurs.
 - IV. Théorie de la preuve. — La partie probante du raisonnement est une loi abstraite.
 - V. Théorie des axiomes. — Les axiomes sont des relations d'abstraits. — Ils se ramènent à l'axiome d'identité.
 - VI. Théorie de l'induction. — Ses procédés sont des éliminations ou abstractions.
 - VII. Les deux grandes opérations de l'esprit, l'expérience et l'abstraction. — Les deux grandes apparences des choses, les faits sensibles et les lois abstraites. — Pourquoi nous devons passer des premiers aux secondes. — Sens et portée de l'axiome des causes.
 - VIII. Il est possible de connaître les éléments premiers. — Erreur de la métaphysique allemande. — Elle a négligé la part du hasard et les perturbations locales. — Ce qu'une fourmi philosophe pourrait savoir. — Idée et limites d'une métaphysique. — Position de la métaphysique chez les trois nations pensantes. — Une matinée à Oxford.
 
I
J'étais à Oxford l'an dernier, pendant les séances de la British Association for the advancement of learning, et j'y avais trouvé, parmi les rares étudiants qui restaient encore, un jeune Anglais, homme d'esprit, avec qui j'avais mon franc-parler. Il me conduisait le soir au nouveau muséum, tout peuplé de spécimens: on y professe de petits cours, on met en jeu des instruments nouveaux; les dames y assistent et s'intéressent aux expériences; le dernier jour, pleines d'enthousiasme, elles chantèrent God save the Queen. J'admirais ce zèle, cette solidité d'esprit, cette organisation de la science, ces souscriptions volontaires, cette aptitude à l'association et au travail, cette grande machine poussée par tant de bras, et si bien construite pour accumuler, contrôler et classer les faits. Et pourtant dans cette abondance il y avait un vide: quand je lisais les comptes rendus, je croyais assister à un congrès de chefs d'usines; tous ces savants vérifiaient des détails et échangeaient des recettes. Il me semblait entendre des contre-maîtres occupés à se communiquer leurs procédés pour le tannage du cuir ou la teinture du coton: les idées générales étaient absentes. Je m'en plaignais à mon ami, et le soir, sous sa lampe, dans ce grand silence qui enveloppe là-bas une ville universitaire, nous en cherchions tous deux les raisons.
II
Un jour, je lui dis:—La philosophie vous manque, j'entends celle que les Allemands appellent métaphysique. Vous avez des savants, vous n'avez pas de penseurs. Votre Dieu vous gêne; il est la cause suprême, et vous n'osez raisonner sur les causes par respect pour lui. Il est le personnage le plus important de l'Angleterre, je le sais, et je vois bien qu'il le mérite; car il fait partie de la constitution, il est le gardien de la morale, il juge en dernier ressort dans toutes les questions, il remplace avec avantage les préfets et les gendarmes dont les peuples du continent sont encore encombrés. Néanmoins, ce haut rang a l'inconvénient de toutes les positions officielles; il produit un jargon, des préjugés, une intolérance et des courtisans. Voici tout près de nous le pauvre M. Max Müller, qui, pour acclimater ici les études sanscrites, a été forcé de découvrir dans les Védas l'adoration d'un dieu moral, c'est-à-dire la religion de Paley et d'Addison. Il y a quinze jours, à Londres, je lisais une proclamation de la reine qui défend aux gens de jouer aux cartes, même chez eux, le dimanche. Il paraît que, si j'étais volé, je ne pourrais appeler mon voleur en justice sans prêter le serment théologique préalable; sinon, on a vu le juge renvoyer le plaignant, lui refuser justice et l'injurier par-dessus le marché. Chaque année, quand nous lisons dans vos journaux le discours de la couronne, nous y trouvons la mention obligée de la divine Providence; cette mention arrive mécaniquement, comme l'apostrophe aux dieux immortels à la quatrième page d'un discours de rhétorique, et vous savez qu'un jour la période pieuse ayant été omise, on fit tout exprès une seconde communication au parlement pour l'insérer. Toutes ces tracasseries et toutes ces pédanteries indiquent à mon gré une monarchie céleste; naturellement celle-ci ressemble à toutes les autres: je veux dire qu'elle s'appuie plus volontiers sur la tradition et sur l'habitude que sur l'examen et la raison. Jamais monarchie n'invita les gens à vérifier ses titres. Comme d'ailleurs la vôtre est utile, voulue et morale, elle ne vous révolte pas; vous lui restez soumis sans difficulté, vous lui êtes attachés de cœur; vous craindriez, en la touchant, d'ébranler la constitution et la morale. Vous la laissez au plus haut des cieux parmi les hommages publics; vous vous repliez, vous vous réduisez aux questions de fait, aux dissections menues, aux opérations de laboratoire. Vous allez cueillir des plantes et ramasser des coquilles. La science se trouve décapitée; mais tout est pour le mieux, car la vie pratique s'améliore, et le dogme reste intact.
III
—Vous êtes bien Français, me dit-il; vous enjambez les faits, et vous voilà de prime-saut installé dans une théorie. Sachez qu'il y a chez nous des penseurs, et pas bien loin d'ici, à Christ-Church par exemple. L'un d'eux, professeur de grec, a parlé si profondément de l'inspiration, de la création et des causes finales, qu'on l'a disgracié. Regardez ce petit recueil tout nouveau, Essays and Reviews; vos libertés philosophiques du dernier siècle, les conclusions récentes de la géologie et de la cosmogonie, les hardiesses de l'exégèse allemande y sont en raccourci. Plusieurs choses y manquent, entre autres les polissonneries de Voltaire, le jargon nébuleux d'outre-Rhin et la grossièreté prosaïque de M. Comte; à mon gré, la perte est petite. Attendez vingt ans, vous trouverez à Londres les idées de Paris et de Berlin.—Mais ce seront les idées de Paris et de Berlin. Qu'avez-vous d'original?—Stuart Mill.—Qu'est-ce que Stuart Mill?—Un politique. Son petit écrit On liberty est aussi bon que le Contrat social de votre Rousseau est mauvais.—C'est beaucoup dire.—Non, car Mill conclut aussi fortement à l'indépendance de l'individu que Rousseau au despotisme de l'État.—Soit, mais il n'y a pas là de quoi faire un philosophe. Qu'est-ce encore que votre Stuart Mill?—Un économiste qui va au delà de sa science, et qui subordonne la production à l'homme au lieu de subordonner l'homme à la production.—Soit, mais il n'y a pas là non plus de quoi faire un philosophe. Y a-t-il encore autre chose dans votre Stuart Mill?—Un logicien.—Bien; mais de quelle école?—De la sienne. Je vous ai dit qu'il est original.—Est-il hégélien?—Oh! pas du tout; il aime trop les faits et les preuves.—Suit-il Port-Royal?—Encore moins; il sait trop bien les sciences modernes.—Imite-t-il Condillac?—Non certes; Condillac n'enseigne qu'à bien écrire.—Alors quels sont ses amis?—Locke et M. Comte au premier rang, ensuite Hume et Newton.—Est-ce un systématique, un réformateur spéculatif?—Il a trop d'esprit pour cela: il ne fait qu'ordonner les meilleures théories et expliquer les meilleures pratiques. Il ne se pose pas majestueusement en restaurateur de la science; il ne déclare pas, comme vos Allemands, que son livre va ouvrir une nouvelle ère au genre humain. Il marche pas à pas, un peu lentement, et souvent terre à terre, à travers une multitude d'exemples. Il excelle à préciser une idée, à démêler un principe, à le retrouver sous une foule de cas différents, à réfuter, à distinguer, à argumenter. Il a la finesse, la patience, la méthode et la sagacité d'un légiste.—Très-bien, voilà que vous me donnez raison d'avance: légiste, parent de Locke, de Newton, de Comte et de Hume, nous n'avons-là que de la philosophie anglaise; mais il n'importe. A-t-il atteint une grande conception d'ensemble?—Oui.—A-t-il une idée personnelle et complète de la nature et de l'esprit?—Oui.—A-t-il rassemblé les opérations et les découvertes de l'intelligence sous un principe unique qui leur donne à toutes un tour nouveau?—Oui; seulement il faut démêler ce principe.—C'est votre affaire, et j'espère bien que vous allez vous en charger.—Mais je vais tomber dans les abstractions.—Il n'y a pas de mal.—Mais tout ce raisonnement serré sera comme une haie d'épines.—Nous nous piquerons les doigts.—Mais les trois quarts des gens jetteraient là ces spéculations comme oiseuses.—Tant pis pour eux. Pourquoi vit une nation ou un siècle, sinon pour les former? On n'est complétement homme que par là. Si quelque habitant d'une autre planète descendait ici pour nous demander où en est notre espèce, il faudrait lui montrer les cinq ou six grandes idées que nous avons sur l'esprit et le monde. Cela seul lui donnerait la mesure de notre intelligence. Exposez-moi votre théorie; je m'en retournerai plus instruit qu'après avoir vu les tas de briques que vous appelez Londres et Manchester.
 § 1.
L'EXPÉRIENCE.
I
—Alors, nous allons prendre les choses en logiciens, par le commencement. Stuart Mill a écrit une logique. Qu'est-ce que la logique? C'est une science. Quel est son objet? Ce sont les sciences: car supposez que vous ayez parcouru l'univers et que vous le connaissiez tout entier, astres, terre, soleil, chaleur, pesanteur, affinités, espèces minérales, révolutions géologiques, plantes, animaux, événements humains, et tout ce qu'expliquent ou embrassent les classifications et les théories; il vous restera encore à connaître ces classifications et ces théories. Non-seulement il y a l'ordre des êtres, mais il y a encore l'ordre des pensées qui les représentent; non-seulement il y a des plantes et des animaux, mais encore il y a une botanique et une zoologie; non-seulement il y a des lignes, des surfaces, des volumes et des nombres, mais encore il y a une géométrie et une arithmétique. Les sciences sont donc des choses réelles comme les faits eux-mêmes: elles peuvent donc être, comme les faits, un sujet d'étude. On peut les analyser comme on analyse les faits, rechercher leurs éléments, leur composition, leur ordre, leurs rapports et leur fin. Il y a donc une science des sciences: c'est cette science qu'on appelle logique, et qui est l'objet du livre de Stuart Mill. On n'y décompose point les opérations de l'esprit en elles-mêmes, la mémoire, l'association des idées, la perception extérieure; ceci est une affaire de psychologie. On n'y discute pas la valeur de ces opérations, la véracité de notre intelligence, la certitude absolue de nos connaissances élémentaires; ceci est une affaire de métaphysique. On y suppose nos facultés en exercice, et l'on y admet leurs découvertes originelles. On prend l'instrument tel que la nature nous le fournit, et l'on se fie à son exactitude. On laisse à d'autres le soin de démontrer son mécanisme et la curiosité de contrôler ses résultats. On part de ses opérations primitives; on recherche comment elles s'ajoutent les unes aux autres; comment elles se combinent les unes avec les autres; comment elles se transforment les unes les autres; comment, à force d'additions, de combinaisons et de transformations, elles finissent par composer un système de vérités liées et croissantes. On fait la théorie de la science comme d'autres font la théorie de la végétation, de l'esprit, des nombres. Voilà l'idée de la logique, et il est clair qu'elle a, au même titre que les autres sciences, sa matière réelle, son domaine distinct, son importance visible, sa méthode propre et son avenir certain.
II
Ceci posé, remarquez que toutes ces sciences, objet de la logique, ne sont que des amas de propositions, et que toute proposition ne fait que lier ou séparer un sujet et un attribut, c'est-à-dire un nom et un autre nom, une qualité et une substance, c'est-à-dire une chose et une autre chose. Cherchons donc ce que nous entendons par une chose, ce que nous désignons par un nom; en d'autres termes, ce que nous connaissons dans les objets, ce que nous lions et séparons, ce qui est la matière de toutes nos propositions et de toutes nos sciences. Il y a un point par lequel se ressemblent toutes nos connaissances. Il y a un élément commun qui, perpétuellement répété, compose toutes nos idées. Il y a un petit cristal primitif qui, indéfiniment et diversement ajouté à lui-même, engendre la masse totale, et qui, une fois connu, nous enseigne d'avance les lois et la composition des corps complexes qu'il a formés.
Or, quand nous regardons attentivement l'idée que nous nous faisons d'une chose, qu'y trouvons-nous? Prenez d'abord les substances, c'est-à-dire les corps et les esprits[140]. Cette table est brune, longue, large et haute de trois pieds à l'œil: cela signifie qu'elle fait une petite tache dans le champ de la vision, en d'autres termes qu'elle produit une certaine sensation dans le nerf optique. Elle pèse dix livres: cela signifie qu'il faudra pour la soulever un effort moindre que pour un poids de onze livres, et plus grand que pour un poids de neuf livres, en d'autres termes qu'elle produit une certaine sensation musculaire. Elle est dure et carrée; cela signifie encore qu'étant poussée, puis parcourue par la main, elle y suscitera deux espèces distinctes de sensations musculaires. Et ainsi de suite. Quand j'examine de près ce que je sais d'elle, je trouve que je ne sais rien d'autre que les impressions qu'elle fait sur moi. Notre idée d'un corps ne comprend pas autre chose: nous ne connaissons de lui que les sensations qu'il excite en nous; nous le déterminons par l'espèce, le nombre et l'ordre de ces sensations; nous ne savons rien de sa nature intime, ou s'il en a une, nous affirmons simplement qu'il est la cause inconnue de ces sensations. Quand nous disons qu'en l'absence de nos sensations il a duré, nous voulons dire simplement que si, pendant ce temps-là, nous nous étions trouvés à sa portée, nous aurions eu les sensations que nous n'avons pas eues. Nous ne le définissons jamais que par nos impressions présentes ou passées, futures ou possibles, complexes ou simples. Cela est si vrai que des philosophes comme Berkeley ont soutenu avec vraisemblance que la matière est un être imaginaire, et que tout l'univers sensible se réduit à un ordre de sensations. À tout le moins, il est tel pour notre connaissance, et les jugements qui composent nos sciences ne portent que sur les impressions par lesquelles il se manifeste à nous.
Il en est de même pour l'esprit. Nous pouvons bien admettre qu'il y a en nous une âme, un moi, un sujet ou «récipient» des sensations et de nos autres façons d'être, distinct de ces sensations et de nos autres façons d'être; mais nous n'en connaissons rien. «Tout ce que nous apercevons en nous-mêmes, dit Mill[141], c'est une certaine trame d'états intérieurs, une série d'impressions, sensations, pensées, émotions et volontés.[142]» Nous n'avons pas plus d'idée de l'esprit que de la matière; nous ne pouvons rien dire de plus sur lui que sur la matière. Ainsi les substances quelles qu'elles soient, corps ou esprits, en nous ou hors de nous, ne sont jamais pour nous que des tissus plus ou moins compliqués, plus ou moins réguliers, dont nos impressions ou manières d'être forment tous les fils.
Et cela est encore bien plus visible pour les attributs que pour les substances. Quand je dis que la neige est blanche, je veux dire par là que, lorsque la neige est présente à ma vue, j'ai la sensation de blancheur. Quand je dis que le feu est chaud, je veux dire par là que, lorsque le feu est à portée de mon corps, j'ai la sensation de chaleur. «Quand nous disons d'un esprit qu'il est dévot ou superstitieux, ou méditatif, ou gai, nous voulons dire simplement que les idées, les émotions, les volontés désignées par ces mots reviennent fréquemment dans la série de ses manières d'être[143].» Quand nous disons que les corps sont pesants, divisibles, mobiles, nous voulons dire simplement qu'abandonnés à eux-mêmes, ils tomberont; que tranchés, ils se sépareront; que, poussés, ils se mettront en mouvement; c'est-à-dire qu'en telle et telle circonstance ils produiront telle ou telle sensation sur nos muscles ou sur notre vue. Toujours un attribut désigne une de nos manières d'être, ou une série de nos manières d'être. En vain nous les déguisons en les groupant, en les cachant sous des mots abstraits, en les divisant, en les transformant de telle sorte que souvent nous avons peine à les reconnaître: toutes les fois que nous regardons au fond de nos mots et de nos idées, nous les y trouvons, et nous n'y trouvons pas autre chose. «Décomposez, dit Mill, une proposition abstraite; par exemple: Une personne généreuse est digne d'honneur[144].—Le mot généreux désigne certains états habituels d'esprit et certaines particularités habituelles de conduite, c'est-à-dire des manières d'être intérieures et des faits extérieurs sensibles. Le mot honneur exprime un sentiment d'approbation et d'admiration suivi à l'occasion par les actes extérieurs correspondants. Le mot digne indique que nous approuvons l'action d'honorer. Toutes ces choses sont des phénomènes ou états d'esprit suivis ou accompagnés de faits sensibles.» Ainsi nous avons beau nous tourner de tous côtés, nous restons dans le même cercle. Que l'objet soit un attribut ou une substance, qu'il soit complexe ou abstrait, composé ou simple, son étoffe pour nous est la même: nous n'y mettons que nos manières d'être. Notre esprit est dans la nature comme un thermomètre est dans une chaudière: nous définissons les propriétés de la nature par les impressions de notre esprit, comme nous désignons les états de la chaudière par les variations du thermomètre. Nous ne savons de l'un et de l'autre que des états et des changements; nous ne composons l'un et l'autre que de données isolées et transitoires: une chose n'est pour nous qu'un amas de phénomènes. Ce sont là les seuls éléments de notre science: partant, tout l'effort de notre science sera d'ajouter des faits l'un à l'autre, ou de lier un fait à un fait.
III
Cette petite phrase est l'abrégé de tout le système; pénétrons-nous-en. Elle explique toutes les théories de Mill. C'est à ce point de vue qu'il a tout défini. C'est d'après ce point de vue qu'il a partout innové. Il n'a reconnu dans toutes les formes et à tous les degrés de la connaissance que la connaissance des faits et de leurs rapports.
Or, l'on sait que la logique a deux pierres angulaires, la théorie de la définition et la théorie de la preuve. Depuis Aristote, les logiciens ont passé leur temps à les polir. On n'osait y toucher que respectueusement. Elles étaient saintes. Tout au plus, de temps en temps, quelque novateur osait les retourner avec précaution pour les mettre en un meilleur jour. Mill les taille, les tranche, les renverse et les remplace toutes les deux, de la même manière et du même effort.
IV
Je sais bien qu'aujourd'hui on raille des gens qui raisonnent sur la définition; ce sont les railleurs qui mériteraient la raillerie. Il n'y a pas de théorie plus féconde en conséquences universelles et capitales; elle est la racine par laquelle tout l'arbre de la science humaine végète et se soutient. Car définir les choses, c'est marquer leur nature. Apporter une idée neuve de la définition, c'est apporter une idée neuve de la nature des choses; c'est dire ce que sont les êtres, de quoi ils se composent, en quels éléments ils se réduisent. Voilà le mérite de ces spéculations si sèches; le philosophe a l'air d'aligner des formules; la vérité est qu'il y renferme l'univers.
Prenez, disent les logiciens, un animal, une plante, un sentiment, une figure de géométrie, un objet ou un groupe d'objets quelconques. Sans doute l'objet a ses propriétés, mais il a aussi son essence. Il se manifeste au dehors par une multitude indéfinie d'effets et de qualités, mais toutes ces manières d'être sont les suites ou les œuvres de sa nature intime. Il y a en lui un certain fonds caché, seul primitif, seul important, sans lequel il ne peut ni exister ni être conçu, et qui constitue son être et sa notion[145]. Ils appellent définitions les propositions qui la désignent, et décident que le meilleur de notre science consiste en ces sortes de propositions.
Au contraire, dit Mill, ces sortes de propositions n'apprennent rien; elles enseignent le sens d'un mot et sont purement verbales[146]. Qu'est-ce que j'apprends quand vous me dites que l'homme est un animal raisonnable, ou que le triangle est un espace compris entre trois lignes? La première partie de votre phrase m'exprime par un mot abréviatif ce que la seconde partie m'exprime par une locution développée. Vous me dites deux fois la même chose; vous mettez le même fait sous deux termes différents: vous n'ajoutez pas un fait à un fait, vous allez du même au même. Votre proposition n'est pas instructive. Vous pourriez en amasser un million de semblables, mon esprit resterait aussi vide; j'aurais lu un dictionnaire, je n'aurais pas acquis une connaissance. Au lieu de dire que les propositions qui concernent l'essence sont importantes, et que les propositions qui concernent les qualités sont accessoires, il faut dire que les propositions qui concernent l'essence sont accessoires, et que les propositions qui concernent les qualités sont importantes. Je n'apprends rien quand on me dit qu'un cercle est la figure formée par la révolution d'une droite autour d'un de ses points pris comme centre; j'apprends quelque chose lorsqu'on me dit que les cordes qui sous-tendent dans le cercle des arcs égaux sont égales, ou que trois points suffisent pour déterminer la circonférence. Ce qu'on appelle la nature d'un être est le réseau des faits qui constituent cet être. La nature d'un mammifère carnassier consiste en ce que la propriété d'allaiter, avec toutes les particularités de structure qui l'amènent, se trouve jointe à la possession des dents à ciseaux ainsi qu'aux instincts chasseurs et aux facultés correspondantes. Voilà les éléments qui composent sa nature. Ce sont des faits liés l'un à l'autre comme une maille à une maille. Nous en apercevons quelques-unes, et nous savons qu'au delà de notre science présente et de notre expérience future, le filet étend à l'infini ses fils entrecroisés et multipliés. L'essence ou nature d'un être est la somme indéfinie de ses propriétés. «Nulle définition, dit Mill, n'exprime cette nature tout entière, et toute proposition exprime quelque partie de cette nature[147].» Quittez donc la vaine espérance de démêler sous les propriétés quelque être primitif et mystérieux, source et abrégé du reste; laissez les entités à Duns Scott; ne croyez pas qu'en sondant vos idées comme les Allemands, en classant les objets d'après le genre et l'espèce comme les scolastiques, en renouvelant la science nominale du moyen âge, ou les jeux d'esprit de la métaphysique hégélienne, vous puissiez suppléer à l'expérience. Il n'y a pas de définitions de choses; s'il y a des définitions, ce ne sont que des définitions de noms. Nulle phrase ne me dira, ce que c'est qu'un cheval, mais il y a des phrases qui me diront ce qu'on entend par ces six lettres. Nulle phrase n'épuisera la totalité inépuisable des qualités qui font un être, mais plusieurs phrases pourront désigner les faits qui correspondent à un mot. Dans ce cas, la définition peut se faire, parce qu'on peut toujours faire une analyse. Du terme abstrait et sommaire elle nous fait remonter aux attributs qu'il représente et de ces attributs aux expériences intérieures ou sensibles qui leur servent de fondement. Du terme chien elle nous fait remonter aux attributs mammifère, carnassier et autres qu'il représente, et de ces attributs aux expériences de vue, de toucher, de scalpel, qui leur servent de fondement. Elle réduit le composé au simple, le dérivé au primitif. Elle ramène notre connaissance à ses origines. Elle transforme les mots en faits. S'il y a des définitions comme celles de la géométrie, qui semblent capables d'engendrer de longues suites de vérités neuves[148], c'est qu'outre l'explication d'un mot, elles contiennent l'affirmation d'une chose. Dans la définition du triangle, il y a deux propositions distinctes, l'une disant qu'il peut y avoir une figure terminée par trois lignes droites; l'autre disant qu'une telle figure s'appelle un triangle. La première est un postulat, la seconde est une définition. La première est cachée, la seconde est visible; la première est susceptible de vérité ou d'erreur, la seconde n'est susceptible ni de l'une ni de l'autre. La première est la source de tous les théorèmes qu'on peut faire sur les triangles, la seconde ne fait que résumer en un mot les faits contenus dans l'autre. La première est une vérité, la seconde une commodité; la première est une partie de la science, la seconde un expédient du langage. La première exprime une relation possible entre trois lignes droites, la seconde donne le nom de cette relation. La première seule est fructueuse, parce que seule, conformément à l'office de toute proposition fructueuse, elle lie deux faits. Comprenons donc exactement la nature de notre connaissance: elle s'applique ou aux mots, ou aux êtres, ou à tous les deux à la fois. S'il s'agit de mots, comme dans les définitions de noms, tout son effort est de ramener les mots aux expériences primitives, c'est-à-dire aux faits qui leur servent d'éléments. S'il s'agit d'êtres, comme dans les propositions de choses, tout son effort est de joindre un fait à un fait, pour rapprocher la somme finie des propriétés connues de la somme infinie des propriétés à connaître. S'il s'agit des deux, comme dans les définitions de nom qui cachent une proposition de chose, tout son effort est de faire l'un et l'autre. Partout l'opération est la même. Il ne s'agit partout que de s'entendre, c'est-à-dire de revenir aux faits, ou d'apprendre, c'est-à-dire de joindre des faits.
V
Voilà un premier rempart détruit; les adversaires se réfugient derrière le second, la théorie de la preuve. En effet, celle-ci, depuis deux mille ans, passe pour une vérité acquise, définitive, inattaquable. Plusieurs l'ont jugée inutile, mais personne n'a osé la dire fausse. Chacun l'a considérée comme un théorème établi. Regardons-la de près et avec toute notre attention. Qu'est-ce qu'une preuve? Selon les logiciens, c'est un syllogisme. Et qu'est-ce qu'un syllogisme? C'est un groupe de trois propositions comme celui-ci: «Tous les hommes sont mortels; le prince Albert est un homme; donc le prince Albert est mortel.» Voilà le modèle de la preuve, et toute preuve complète se ramène à celle-là. Or, selon les logiciens, qu'y a-t-il dans cette preuve? Une proposition générale concernant tous les hommes qui aboutit à une proposition particulière concernant un certain homme. De la première on passe à la seconde, parce que la seconde est contenue dans la première. Du général on passe au particulier, parce que le particulier est contenu dans le général. La seconde n'est qu'un cas de la première; sa vérité est enfermée par avance dans celle de la première, et c'est pour cela qu'elle est une vérité. En effet, sitôt que la conclusion n'est plus contenue dans les prémisses, le raisonnement est faux, et toutes les règles compliquées du moyen âge ont été réduites par Port-Royal à cette seule règle, que la conclusion doit être contenue dans les prémisses. Ainsi toute la marche de l'esprit humain, quand il raisonne, consiste à reconnaître dans les individus ce qu'il a connu de la classe, à affirmer en détail ce qu'il a établi pour l'ensemble, à poser une seconde fois et pièce à pièce ce qu'il a posé tout d'un coup une première fois.
Point du tout, répond Mill, car si cela est, le raisonnement ne sert à rien. Il n'est point un progrès, mais une répétition. Quand j'ai affirmé que tous les hommes sont mortels, j'ai affirmé par cela même que le prince Albert est mortel. En parlant de la classe entière, c'est-à-dire de tous les individus, j'ai parlé de chaque individu, et notamment du prince Albert, qui est l'un d'eux. Je ne dis donc rien de nouveau, maintenant que j'en parle. Ma conclusion ne m'apprend rien; elle n'ajoute rien à ma connaissance positive; elle ne fait que mettre sous une autre forme une connaissance que j'avais déjà. Elle n'est point fructueuse, elle est purement verbale. Donc, si le raisonnement est ce que disent les logiciens, le raisonnement n'est point instructif. J'en sais autant en le commençant qu'après l'avoir fini. J'ai transformé des mots en d'autres mots; j'ai piétiné sur place. Or cela ne peut être, puisqu'en fait le raisonnement nous apprend des vérités neuves. J'apprends une vérité neuve quand je découvre que le prince Albert est mortel, et je la découvre par la vertu du raisonnement, puisque le prince Albert étant encore en vie, je n'ai pu l'apprendre par l'observation directe. Ainsi les logiciens se trompent, et par delà la théorie toute scolastique du syllogisme qui réduit le raisonnement à des substitutions de mots, il faut chercher une théorie de la preuve, toute positive, qui démêle dans le raisonnement des découvertes de faits.
Pour cela, il suffit de remarquer que la proposition générale n'est point la véritable preuve de la proposition particulière. Elle le paraît, elle ne l'est pas. Ce n'est pas de la mortalité de tous les hommes que je conclus la mortalité du prince Albert; les prémisses sont ailleurs, et par derrière. La proposition générale n'est qu'un mémento, une sorte de registre abréviatif, où j'ai consigné le fruit de mes expériences. Vous pouvez considérer ce mémento comme un livre de notes où vous vous reportez quand vous voulez rafraîchir votre mémoire; mais ce n'est point du livre que vous tirez votre science: vous la tirez des objets que vous avez vus. Mon mémento n'a de valeur que par les expériences qu'il rappelle. Ma proposition générale n'a de valeur que par les faits particuliers qu'elle résume. «La mortalité de Jean, Thomas et compagnie[149] est après tout la seule preuve que nous ayons de la mortalité du prince Albert.»—«La vraie raison qui nous fait croire que le prince Albert mourra, c'est que ses ancêtres, et nos ancêtres et toutes les autres personnes qui leur étaient contemporaines, sont morts. Ces faits sont les vraies prémisses du raisonnement.» C'est d'eux que nous avons tiré la proposition général; ce sont eux qui lui communiquent sa portée et la vérité; elle se borne à les mentionner sous une forme plus courte; elle reçoit d'eux toute sa substance; ils agissent par elle et à travers elle pour amener la conclusion qu'elle semble engendrer. Elle n'est que leur représentant, et à l'occasion ils se passent d'elle. Les enfants, les ignorants, les animaux savent que le soleil se lèvera, que l'eau les noiera, que le feu les brûlera, sans employer l'intermédiaire de cette proposition. Ils raisonnent et nous raisonnons aussi, non du général au particulier, mais du particulier au particulier. «L'esprit ne va jamais que des cas observés aux cas non observés, avec ou sans formules commémoratives. Nous ne nous en servons que pour la commodité[150].»—«Si nous avions une mémoire assez ample et la faculté de maintenir l'ordre dans une grosse masse de détails, nous pourrions raisonner sans employer une seule proposition générale[151].» Ici, comme plus haut, les logiciens se sont mépris: ils ont donné le premier rang aux opérations verbales; ils ont laissé sur l'arrière-plan les opérations fructueuses. Ils ont donné la préférence aux mots sur les faits. Ils ont continué la science nominale du moyen âge. Ils ont pris l'explication des noms pour la nature des choses, et la transformation des idées pour le progrès de l'esprit. C'est à nous de renverser cet ordre en logique, puisque nous l'avons renversé dans les sciences, de relever les expériences particulières et instructives, et de leur rendre dans nos théories la primauté et l'importance que notre pratique leur confère depuis trois cents ans.
VI
Reste une sorte de forteresse philosophique où se réfugient les idéalistes. À l'origine de toutes les preuves il y a la source de toutes les preuves, j'entends les axiomes. Deux lignes droites ne peuvent enclore un espace, deux qualités égales à une troisième sont égales entre elles; si l'on ajoute des quantités égales à des quantités égales, les sommes ainsi formées sont encore égales: voilà des propositions instructives, car elles expriment non des sens de mots, mais des rapports de choses; et de plus, ce sont des propositions fécondes, car toute l'arithmétique, l'algèbre et la géométrie sont des suites de leur vérité. D'autre part, cependant, elles ne sont point l'œuvre de l'expérience, car nous n'avons pas besoin de voir effectivement et avec nos yeux deux lignes droites pour savoir qu'elles ne peuvent enclore un espace; il nous suffit de consulter la conception intérieure que nous en avons: le témoignage de nos sens à cet égard est inutile; notre croyance naît tout entière, et avec toute sa force, de la simple comparaison de nos idées. De plus, l'expérience ne suit ces deux lignes que jusqu'à une distance bornée, dix, cent, mille pieds, et l'axiome est vrai pour mille, cent mille, un million de lieues, et à l'infini; donc, à partir de l'endroit où l'expérience cesse, ce n'est plus elle qui établit l'axiome. Enfin l'axiome est nécessaire, c'est-à-dire que le contraire est inconcevable. Nous ne pouvons imaginer un espace enclos par deux lignes droites; sitôt que nous imaginons l'espace comme enclos, les deux lignes cessent d'être droites; sitôt que nous imaginons les deux lignes comme droites, l'espace cesse d'être enclos. Dans l'affirmation des axiomes, les idées constitutives s'attirent invinciblement. Dans la négation des axiomes, les idées constitutives se repoussent invinciblement. Or cela n'a pas lieu dans ces propositions d'expériences; elles constatent un rapport accidentel, et non un rapport nécessaire; elles posent que deux faits sont liés et non que les deux faits doivent être liés; elles établissent que les corps sont pesants, et non que les corps doivent être pesants. Ainsi les axiomes ne sont pas et ne peuvent pas être les produits de l'expérience. Ils ne le sont pas, puisqu'on peut les former de tête et sans expérience. Ils ne peuvent pas l'être, puisqu'ils dépassent, par la nature et la portée de leurs vérités, les vérités de l'expérience. Ils ont une autre source et une source plus profonde. Ils vont plus loin et ils viennent d'ailleurs.
Point du tout, répond Mill. Ici, comme tout à l'heure, vous raisonnez en scolastique; vous oubliez les faits cachés derrière les conceptions. Car regardez d'abord votre premier argument. Sans doute vous pouvez découvrir, sans employer vos yeux et par une pure contemplation mentale, que deux lignes ne sauraient enclore un espace; mais cette contemplation n'est que l'expérience déplacée. Les lignes imaginaires remplacent ici les lignes réelles; vous reportez les figures en vous-même, au lieu de les reporter sur le papier: votre imagination fait le même office qu'un tableau; vous vous fiez à l'une comme vous vous fiez à l'autre, et une substitution vaut l'autre, car, en fait de figures et de lignes, l'imagination reproduit exactement la sensation. Ce que vous avez vu les yeux ouverts, vous le voyez exactement de même une minute après, les yeux fermés, et vous étudiez les propriétés géométriques transplantées dans le champ de la vision intérieure aussi sûrement que vous les étudieriez maintenues dans le champ de la vision extérieure. Il y a donc une expérience de tête comme il y en a une des yeux, et c'est justement d'après une expérience pareille que vous refusez aux deux lignes droites, même prolongées à l'infini, le pouvoir d'enclore un espace. Vous n'avez pas besoin pour cela de les suivre à l'infini, vous n'avez qu'à vous transporter par l'imagination à endroit où elles convergent, et vous avez à cet endroit l'impression d'une ligne qui se courbe, c'est-à-dire qui cesse d'être droite[152]. Cette présence imaginaire tient lieu d'une présence réelle; vous affirmez par l'une ce que vous affirmeriez par l'autre, et du même droit. La première n'est que la seconde plus maniable, ayant plus de mobilité et de portée. C'est un télescope au lieu d'un œil. Or les témoignages du télescope sont des propositions d'expérience, donc les témoignages de l'imagination en sont aussi. Quant à l'argument qui distingue les axiomes et les propositions d'expérience, sous prétexte que le contraire des unes est concevable et le contraire des autres inconcevable, il est nul, car cette distinction n'existe pas. Rien n'empêche que le contraire de certaines propositions d'expérience soit concevable, et le contraire de certaines autres inconcevable. Cela dépend de la structure de notre esprit. Il se peut qu'en certains cas il puisse démentir son expérience, et qu'en certains autres il ne le puisse pas. Il se peut qu'en certains cas la conception diffère de la perception, et qu'en certains autres elle n'en diffère pas. Il se peut qu'en certains cas la vue extérieure s'oppose à la vue intérieure, et qu'en certains autres elle ne s'y oppose pas. Or, on a déjà vu qu'en matière de figures, la vue intérieure reproduit exactement la vue extérieure. Donc, dans les axiomes de figure, la vue intérieure ne pourra s'opposer à la vue extérieure; l'imagination ne pourra contredire la sensation. En d'autres termes, le contraire des axiomes sera inconcevable. Ainsi les axiomes, quoique leur contraire soit inconcevable, sont des expériences d'une certaine classe, et c'est parce qu'ils sont des expériences d'une certaine classe que leur contraire est inconcevable. De toutes parts surnage cette conclusion, qui est l'abrégé du système: toute proposition instructive ou féconde vient d'une expérience, et n'est qu'une liaison de faits.
VII
Il suit de là que l'induction est la seule clef de la nature. Cette théorie est le chef-d'œuvre de Mill. Il n'y avait qu'un partisan aussi dévoué de l'expérience qui pût faire la théorie de l'induction.
Qu'est-ce que l'induction? C'est l'opération «qui découvre et prouve des propositions générales. C'est le procédé par lequel nous concluons que ce qui est vrai de certains individus d'une classe est vrai de toute la classe, ou que ce qui est vrai en certains temps, sera vrai en tout temps, les circonstances étant pareilles[153].» C'est le raisonnement par lequel, ayant remarqué que Pierre, Jean et un nombre plus ou moins grand d'hommes sont morts, nous concluons que tout homme mourra. Bref, l'induction lie la mortalité et la qualité d'homme, c'est-à-dire deux faits généraux ordinairement successifs, et déclare que le premier est la cause du second.
Cela revient à dire que le cours de la nature est uniforme. Mais l'induction ne part pas de cet axiome, elle y conduit; nous ne la trouvons pas au commencement, mais à la fin de nos recherches[154]. Au fond l'expérience ne présuppose rien hors d'elle-même. Nul principe à priori ne vient l'autoriser ni la guider. Nous remarquons que cette pierre est tombée, que ce charbon rouge nous a brûlés, que cet homme est mort, et nous n'avons d'autre ressource pour induire que l'addition et la comparaison de ces petits faits isolés et momentanés. Nous apprenons par la simple pratique que le soleil éclaire, que les corps tombent, que l'eau apaise la soif, et nous n'avons d'autre ressource pour étendre ou contrôler ces inductions que d'autres inductions semblables. Chaque remarque, comme chaque induction, tire sa valeur d'elle-même et de ses voisines. C'est toujours l'expérience qui juge l'expérience, et l'induction qui juge l'induction. Le corps de nos vérités n'a point une âme différente de lui-même qui lui communique la vie; il subsiste par l'harmonie de toutes ses parties prises ensemble et par la vitalité de chacune de ses parties prises à part. Vous refuseriez de croire un voyageur qui vous dirait qu'il y a des hommes dont la tête est au-dessous des épaules. Vous ne refuseriez pas de croire un voyageur qui vous dirait qu'il y a des cygnes noirs. Et cependant votre expérience de la chose est la même dans les deux cas; vous n'avez jamais vu que des cygnes blancs, comme vous n'avez jamais vu que des hommes ayant la tête au-dessus des épaules. D'où vient donc que le second témoignage vous paraît plus croyable que le premier? «Apparemment, parce qu'il y a moins de constance dans la couleur des animaux que dans la structure générale de leurs parties anatomiques. Mais comment savez-vous cela? Évidemment par l'expérience[155]. Il est donc vrai que nous avons besoin de l'expérience pour nous apprendre à quel degré, dans quels cas, dans quelles sortes de cas, nous pouvons nous fier à l'expérience. L'expérience doit être consultée, pour apprendre d'elle dans quelles circonstances les arguments qu'on tire d'elle sont solides. Nous n'avons point une seconde pierre de touche d'après laquelle nous puissions vérifier l'expérience; nous faisons de l'expérience la pierre de touche de l'expérience.» Il n'y a qu'elle et elle est partout.
Considérons donc comment, sans autre secours que le sien, nous pouvons former des propositions générales, particulièrement les plus nombreuses et les plus importantes de toutes celles qui joignent deux événements successifs en disant que le premier est la cause du second.
Il y a là un grand mot, celui de cause. Pesons-le. Il porte dans son sein toute une philosophie. De l'idée que vous y attachez, dépend toute votre idée de la nature. Renouveler la notion de cause, c'est transformer la pensée humaine; et vous allez voir, comment Mill, avec Hume et M. Comte, mais mieux que Hume et M. Comte, à transformé cette notion.
Qu'est-ce qu'une cause? Quand Mill dit que le contact du fer et de l'air humide produit la rouille, ou que la chaleur dilate les corps, il ne parle pas du lien mystérieux par lequel les métaphysiciens attachent la cause à l'effet. Il ne s'occupe pas de la force intime et de la vertu génératrice que certaines philosophies insèrent entre le producteur et le produit. «La seule notion, dit-il[156], dont l'induction ait besoin à cet égard peut être donnée par l'expérience. Nous apprenons par l'expérience qu'il y a dans la nature un ordre de succession invariable, et que chaque fait y est toujours précédé par un autre fait. Nous appelons cause l'antécédent invariable, effet le conséquent invariable[157].» Au fond, nous ne mettons rien d'autre sous ces deux mots. Nous voulons dire simplement que toujours, partout, le contact du fer et de l'air humide sera suivi par l'apparition de la rouille, l'application de la chaleur par la dilatation du corps. «La cause réelle est la série des conditions, l'ensemble des antécédents sans lesquels l'effet ne serait pas arrivé[158].... Il n'y a pas de fondement scientifique dans la distinction que l'on fait entre la cause d'un phénomène et ses conditions.... La distinction que l'on établit entre le patient et l'agent est purement verbale.... La cause est la somme des conditions négatives et positives prises ensemble, la totalité des circonstances et contingences de toute espèce, lesquelles, une fois données, sont invariablement suivies du conséquent[159].» On fait grand bruit du mot nécessaire. «Ce qui est nécessaire, ce qui ne peut pas ne pas être, est ce qui arrivera, quelles que soient les suppositions que nous puissions faire à propos de toutes les autres choses[160].» Voilà tout ce que l'on veut dire quand on prétend que la notion de cause enferme la notion de nécessité. On veut dire que l'antécédent est suffisant et complet, qu'il n'y a pas besoin d'en supposer un autre que lui, qu'il contient toutes les conditions requises, que nulle autre condition n'est exigée. Succéder sans condition, voilà toute la notion d'effet et de cause. Nous n'en avons pas d'autre. Les philosophes se méprennent quand ils découvrent dans notre volonté un type différent de la cause, et déclarent que nous y voyons la force efficiente en acte et en exercice. Nous n'y voyons rien de semblable. Nous n'apercevons là comme ailleurs que des successions constantes. Nous ne voyons pas un fait qui en engendre un autre, mais un fait qui en accompagne un autre. «Notre volonté, dit Mill, produit nos actions corporelles, comme le froid produit la glace, ou comme une étincelle produit une explosion de poudre à canon.» Il y a là un antécédent comme ailleurs, la résolution ou état de l'esprit, et un conséquent comme ailleurs, l'effort ou sensation physique. L'expérience les lie et nous fait prévoir que l'effort suivra la résolution, comme elle nous fait prévoir que l'explosion de la poudre suivra le contact de l'étincelle. Laissons donc ces illusions psychologiques, et cherchons simplement, sous le nom d'effet et de cause, les phénomènes, qui forment des couples sans exception ni condition.
Or, pour établir ces liaisons expérimentales, Mill découvre quatre méthodes, et quatre méthodes seulement: celle des concordances[161], celle des différences[162], celle des résidus[163], celle des variations concomitantes[164]. Elles sont les seules voies par lesquelles nous puissions pénétrer dans la nature. Il n'y a qu'elles, et elles sont partout. Et elles emploient toutes le même artifice. Cet artifice est l'élimination; et en effet l'induction n'est pas autre chose. Vous avez deux groupes, l'un d'antécédents, l'autre de conséquents, chacun d'eux contenant plus ou moins d'éléments: dix, par exemple. À quel antécédent chaque conséquent est-il joint? Le premier conséquent est-il joint au premier antécédent, ou bien au troisième, ou bien au sixième? Toute la difficulté et toute la découverte sont là. Pour lever la difficulté et pour opérer la découverte, il faut éliminer, c'est-à-dire exclure les antécédents qui ne sont point liés au conséquent que l'on considère[165]. Mais comme effectivement on ne peut les exclure, et que, dans la nature, toujours le couple est entouré de circonstances, on assemble divers cas qui, par leur diversité, permettent à l'esprit de retrancher ces circonstances, et de voir le couple à nu. En définitive, on n'induit qu'en formant des couples; on ne les forme qu'en les isolant; on ne les isole que par des comparaisons.
VIII
Ce sont là des formules, un fait sera plus clair. En voici un: on y va voir les méthodes en exercice; il y a un exemple qui les rassemble presque toutes. Il s'agit de la théorie de la rosée du docteur Well. Je cite les propres paroles de Mill; elles sont si nettes, qu'il faut se donner le plaisir de les méditer.
«Il faut d'abord distinguer la rosée de la pluie aussi bien que des brouillards, et la définir en disant qu'«elle est l'apparition spontanée d'une moiteur sur des corps exposés en plein air, quand il ne tombe point de pluie ni d'humidité visible[166].» La rosée ainsi définie, quelle en est la cause, et comment l'a-t-on trouvée?
«D'abord, nous avons des phénomènes analogues dans la moiteur qui couvre un métal froid ou une pierre lorsque nous soufflons dessus, qui apparaît en été sur les parois d'un verre d'eau fraîche qui sort du puits, qui se montre à l'intérieur des vitres quand la grêle ou une pluie soudaine refroidit l'air extérieur, qui coule sur nos murs lorsqu'après un long froid arrive un dégel tiède et humide.—Comparant tous ces cas, nous trouvons qu'ils contiennent tous le phénomène en question. Or, tous ces cas s'accordent en un point, à savoir que l'objet qui se couvre de rosée est plus froid que l'air qui le touche. Cela arrive-t-il aussi dans le cas de la rosée nocturne? Est-ce un fait que l'objet baigné de rosée est plus froid que l'air? Nous sommes tentés de répondre que non, car qui est-ce qui le rendrait plus froid? Mais l'expérience est aisée: nous n'avons qu'à mettre un thermomètre en contact avec la substance couverte de rosée, et en suspendre un autre un peu au-dessus, hors de la portée de son influence. L'expérience a été faite, la question a été posée, et toujours la réponse s'est trouvée affirmative. Toutes les fois qu'un objet se recouvre de rosée, il est plus froid que l'air[167].
«Voilà une application complète de la méthode de concordance: elle établit une liaison invariable entre l'apparition de la rosée sur une surface et la froideur de cette surface comparée à l'air extérieur. Mais laquelle des deux est cause, et laquelle effet? ou bien sont-elles toutes les deux les effets de quelque chose d'autre? Sur ce point, la méthode de concordance ne nous fournit aucune lumière. Nous devons avoir recours à une méthode plus puissante: nous devons varier les circonstances, nous devons noter les cas où la rosée manque; car une des conditions nécessaires pour appliquer la méthode de différence, c'est de comparer des cas où le phénomène se rencontre avec d'autres où il ne se rencontre pas[168].
«Or la rosée ne se dépose pas sur la surface des métaux polis, tandis qu'elle se dépose très-abondamment sur le verre. Voilà un cas où l'effet se produit, et un autre où il ne se produit point.... Mais, comme les différences qu'il y a entre le verre et les métaux polis sont nombreuses, la seule chose dont nous puissions encore être sûrs, c'est que la cause de la rosée se trouvera parmi les circonstances qui distinguent le verre des métaux polis[169].... Cherchons donc à démêler cette circonstance, et pour cela employons la seule méthode possible, celle des variations concomitantes. Dans le cas des métaux polis et du verre poli, le contraste montre évidemment que la substance a une grande influence sur le phénomène. C'est pourquoi faisons varier autant que possible la substance seule, en exposant à l'air les surfaces polies de différentes sortes. Cela fait, on voit tout de suite paraître une échelle d'intensité. Les substances polies qui conduisent le plus mal la chaleur sont celles qui s'imprègnent le plus de rosée; celles qui conduisent le mieux la chaleur sont celles qui s'en humectent le moins[170]: d'où l'on conclut que «l'apparition de la rosée est liée au pouvoir que possède le corps de résister au passage de la chaleur.»
«Mais si nous exposons à l'air des surfaces rudes au lieu de surfaces polies, nous trouvons quelquefois cette loi renversée. Ainsi le fer rude, particulièrement s'il est peint ou noirci, se mouille de rosée plus vite que le papier verni. L'espèce de surface a donc beaucoup d'influence. C'est pourquoi exposons la même substance en faisant varier le plus possible l'état de sa surface (ce qui est un nouvel emploi de la méthode des variations concomitantes), et une nouvelle échelle d'intensité se montrera. Les surfaces qui perdent leur chaleur le plus aisément par le rayonnement sont celles qui se mouillent le plus abondamment de rosée[171]. On en conclut «que l'apparition de la rosée est liée à la capacité de perdre la chaleur par voie de rayonnement.»
«À présent l'influence que nous venons de reconnaître à la substance et à la surface nous conduit à considérer celle de la texture, et là nous rencontrons une troisième échelle d'intensité, qui nous montre les substances d'une texture ferme et serrée, par exemple les pierres et les métaux, comme défavorables à l'apparition de la rosée, et au contraire les substances d'une texture lâche, par exemple le drap, le velours, la laine, le duvet, comme éminemment favorables à la production de la rosée. La texture lâche est donc une des circonstances qui la provoquent. Mais cette troisième cause se ramène à la première, qui est le pouvoir de résister au passage de la chaleur, car les substances de texture lâche sont précisément celles qui fournissent les meilleurs vêtements, en empêchant la chaleur de passer de la peau à l'air, ce qu'elles font en maintenant leur surface intérieure très-chaude pendant que leur surface extérieure est très-froide[172].
«Ainsi les cas très-variés dans lesquels beaucoup de rosée se dépose s'accordent en ceci, et, autant que nous pouvons l'observer, en ceci seulement, qu'ils conduisent lentement la chaleur ou la rayonnent rapidement,—deux qualités qui ne s'accordent qu'en un seul point, qui est qu'en vertu de l'une et de l'autre le corps tend à perdre sa chaleur par sa surface plus rapidement qu'elle ne peut lui être restituée par le dedans. Au contraire, les cas très-variés dans lesquels la rosée manque ou est très-peu abondante s'accordent en ceci, et, autant que nous pouvons l'observer, en ceci seulement, qu'ils n'ont pas cette propriété. Nous pouvons maintenant répondre à la question primitive et savoir lequel des deux, du froid et de la rosée, est la cause de l'autre. Nous venons de trouver que la substance sur laquelle la rosée se dépose doit, par ses seules propriétés, devenir plus froide que l'air. Nous pouvons donc rendre compte de sa froideur, abstraction faite de la rosée, et, comme il y a une liaison entre les deux, c'est la rosée qui dépend de la froideur; en d'autres termes, la froideur est la cause de la rosée[173].
«Maintenant cette loi si amplement établie peut se confirmer de trois manières différentes. Premièrement, par déduction, en partant des lois connues que suit la vapeur aqueuse lorsqu'elle est diffuse dans l'air ou dans tout autre gaz. On sait par l'expérience directe que la quantité d'eau qui peut rester suspendue dans l'air à l'état de vapeur est limitée pour chaque degré de température, et que ce maximum devient moindre à mesure que la température diminue. Il suit de là déductivement que, s'il y a déjà autant de vapeur suspendue dans l'air que peut en contenir sa température présente, tout abaissement de cette température portera une portion de la vapeur à se condenser et à se changer en eau. Mais, de plus, nous savons déductivement, d'après les lois de la chaleur, que le contact de l'air avec un corps plus froid que lui-même abaissera nécessairement la température de la couche d'air immédiatement appliquée à sa surface, et par conséquent la forcera d'abandonner une portion de son eau, laquelle, d'après les lois ordinaires de la gravitation ou cohésion, s'attachera à la surface du corps, ce qui constituera la rosée.... Cette preuve déductive a l'avantage de rendre compte des exceptions, c'est-à-dire des cas où, ce corps étant plus froid que l'air, il ne se dépose pourtant point de rosée: car elle montre qu'il en sera nécessairement ainsi, lorsque l'air sera si peu fourni de vapeur aqueuse, comparativement à sa température, que même, étant un peu refroidi par le contact d'un corps plus froid, il sera encore capable de tenir en suspension toute la vapeur qui s'y trouvait d'abord suspendue. Ainsi, dans un été très-sec, il n'y a pas de rosée, ni dans un hiver très-sec de gelées blanches[174].
«La seconde confirmation de la théorie se tire de l'expérience directe pratiquée selon la méthode de différence. Nous pouvons, en refroidissant la surface de n'importe quel corps, atteindre en tous les cas une température à laquelle la rosée commence à se déposer. Nous ne pouvons, à la vérité, faire cela que sur une petite échelle; mais nous avons d'amples raisons pour conclure que la même opération, si elle était conduite dans le grand laboratoire de la nature, aboutirait au même effet.
«Et finalement nous sommes capables de vérifier le résultat, même sur cette grande échelle. Le cas est un de ces cas rares où la nature fait l'expérience pour nous de la même manière que nous la ferions nous-mêmes, c'est-à-dire en introduisant dans l'état antérieur des choses une circonstance nouvelle, unique et parfaitement définie, et en manifestant l'effet si rapidement, que le temps manquerait pour tout autre changement considérable dans les circonstances antérieures. On a observé que la rosée ne se dépose jamais abondamment dans des endroits fort abrités contre le ciel ouvert, et point du tout dans les nuits nuageuses; mais que, si les nuages s'écartent, fût-ce pour quelques minutes seulement, de façon à laisser une ouverture, la rosée commence à se déposer, et va en augmentant. Ici il est complétement prouvé que la présence ou l'absence d'une communication non interrompue avec le ciel cause la présence ou l'absence de la rosée; mais puisqu'un ciel clair n'est que l'absence des nuages, et que les nuages, comme tous les corps qu'un simple fluide élastique sépare d'un objet donné, ont cette propriété connue, qu'ils tendent à élever ou à maintenir la température de la surface de l'objet en rayonnant vers lui de la chaleur, nous voyons à l'instant que la retraite des nuages refroidira la surface. Ainsi, dans ce cas, la nature ayant produit un changement dans l'antécédent par des moyens connus et définis, le conséquent suit et doit suivre: expérience naturelle conforme aux règles de la méthode de différence[175].»
IX
Ce ne sont pas là tous les procédés des sciences, mais ceux-ci mènent aux autres. Ils s'enchaînent tous, et personne, mieux que Mill, n'a montré leur enchaînement. En beaucoup de cas les procédés d'isolement sont impuissants, et ces cas sont ceux où l'effet, étant produit par un concours de causes, ne peut être divisé en ses éléments. Les méthodes d'isolement sont alors impraticables. Nous ne pouvons plus éliminer, et par conséquent nous ne pouvons plus induire. Et cette difficulté si grave se rencontre dans presque tous les cas du mouvement, car presque tout mouvement est l'effet d'un concours de forces, et les effets respectifs des diverses forces se trouvent en lui mêlés à un tel point qu'on ne peut les séparer sans le détruire, en sorte qu'il semble impossible de savoir quelle part chaque force a dans la production de ce mouvement. Prenez un corps sollicité par deux forces dont les directions font un angle, il se meut suivant la diagonale; chaque partie, chaque moment, chaque position, chaque élément de son mouvement est l'effet combiné de deux forces sollicitantes. Les deux effets se pénètrent tellement qu'on n'en peut isoler aucun et le rapporter à sa source. Pour apercevoir séparément chaque effet, il faudrait considérer des mouvements différents, c'est-à-dire supprimer le mouvement donné et le remplacer par d'autres. Ni la méthode de concordance ou de différence, ni la méthode des résidus ou des variations concomitantes, qui sont toutes décomposantes et éliminatives, ne peuvent servir contre un phénomène qui par nature exclut toute élimination et toute décomposition. Il faut donc tourner l'obstacle, et c'est ici qu'apparaît la dernière clef de la nature, la méthode de déduction. Nous quittons le phénomène, nous nous reportons à côté de lui, nous en étudions d'autres plus simples, nous établissons leurs lois, et nous lions chacun d'eux à sa cause par les procédés de l'induction ordinaire; puis, supposant le concours de deux ou plusieurs de ces causes, nous concluons d'après leurs lois connues quel devra être leur effet total. Nous vérifions ensuite si le mouvement donné est exactement semblable au mouvement prédit, et si cela est, nous l'attribuons aux causes d'où nous l'avons déduit. Ainsi, pour découvrir les causes des mouvements des planètes, nous recherchons par des inductions simples les lois de deux causes, l'une qui est la force d'impulsion primitive dirigée selon la tangente, l'autre qui est la force accélératrice attractive. De ces lois induites nous déduisons par le calcul le mouvement d'un corps qui serait soumis à leurs sollicitations combinées, et, vérifiant que les mouvements planétaires observés coïncident exactement avec les mouvements prévus, nous concluons que les deux forces en question sont effectivement les causes des mouvements planétaires. «C'est à cette méthode, dit Mill, que l'esprit humain doit ses plus grands triomphes. Nous lui devons toutes les théories qui ont réuni des phénomènes vastes et compliqués sous quelques lois simples.» Ses détours nous ont conduits plus loin que la voie directe; elle a tiré son efficacité de son imperfection.
X
Que si nous comparons maintenant les deux méthodes, leur opportunité, leur office, leur domaine, nous y trouverons comme en abrégé l'histoire, les divisions, les espérances et les limites de la science humaine. La première apparaît au début, la seconde à la fin. La première a dû prendre l'empire au temps de Bacon[176], et commence à le perdre; la seconde a dû perdre l'empire au temps de Bacon, et commence à le prendre: en sorte que la science, après avoir passé de l'état déductif à l'état expérimental, passe de l'état expérimental à l'état déductif. La première a pour province les phénomènes décomposables et sur lesquels nous pouvons expérimenter. La seconde a pour domaine les phénomènes indécomposables, ou sur lesquels nous ne pouvons expérimenter. La première est efficace en physique, en chimie, en zoologie, en botanique, dans les premières démarches de toute science, et aussi partout où les phénomènes sont médiocrement compliqués, proportionnés à notre force, capables d'être transformés par les moyens dont nous disposons. La seconde est puissante en astronomie, dans les parties supérieures de la physique, en physiologie, en histoire, dans les dernières démarches de toute science, partout où les phénomènes sont fort compliqués, comme la vie animale et sociale, ou placés hors de nos prises, comme le mouvement des corps célestes et les révolutions de l'enveloppe terrestre. Quand la méthode convenable n'est pas employée, la science s'arrête; quand la méthode convenable est pratiquée, la science marche. Là est tout le secret de son passé et de son présent. Si les sciences physiques sont restées immobiles jusqu'à Bacon, c'est qu'on déduisait lorsqu'il fallait induire. Si la physiologie et les sciences morales aujourd'hui sont en retard, c'est qu'on y induit lorsqu'il faudrait déduire. C'est par déduction et d'après les lois physiques et chimiques qu'on pourra expliquer les phénomènes physiologiques. C'est par déduction et d'après les lois mentales qu'on pourra expliquer les phénomènes historiques[177]. Et ce qui est l'instrument de ces deux sciences se trouve le but de toutes les autres. Toutes tendent à devenir déductives; toutes aspirent à se résumer en quelques propositions générales desquelles le reste puisse se déduire. Moins ces propositions sont nombreuses, plus la science est avancée. Moins une science exige de suppositions et de données, plus elle est parfaite. Cette réduction est son état final. L'astronomie, l'acoustique, l'optique, lui offrent son modèle. Nous connaîtrons la nature quand nous aurons déduit ses millions de faits de deux ou trois lois.
J'ose dire que la théorie que vous venez d'entendre est parfaite. J'en ai omis plusieurs traits, mais vous en avez assez vu pour reconnaître que nulle part l'induction n'a été expliquée d'une façon si complète et si précise, avec une telle abondance de distinctions fines et justes, avec des applications si étendues et si exactes, avec une telle connaissance des pratiques effectives et des découvertes acquises, avec une plus entière exclusion des principes métaphysiques et des suppositions arbitraires, dans un esprit plus conforme aux procédés rigoureux de l'expérience moderne. Vous me demandiez tout à l'heure ce que les Anglais ont fait en philosophie; je réponds: la théorie de l'induction. Mill est le dernier d'une grande lignée qui commence à Bacon, et qui, par Hobbes, Newton, Locke, Hume, Herschel, s'est continuée jusqu'à nous. Ils ont porté dans la philosophie notre esprit national; ils ont été positifs et pratiques; ils ne se sont point envolés au-dessus des faits; ils n'ont point tenté des routes extraordinaires; ils ont purgé le cerveau humain de ses illusions, de ses ambitions, de ses fantaisies. Ils l'ont employé du seul côté où il puisse agir; ils n'ont voulu que planter des barrières et des flambeaux sur le chemin déjà frayé par les sciences fructueuses. Ils n'ont point voulu dépenser vainement leur travail hors de la voie explorée et vérifiée. Ils ont aidé à la grande œuvre moderne, la découverte des lois applicables; ils ont contribué, comme les savants spéciaux, à augmenter la puissance de l'homme. Trouvez-moi beaucoup de philosophies qui en aient fait autant.
XI
Vous allez me dire que mon philosophe s'est coupé les ailes pour fortifier les jambes. Certainement, et il a bien fait. L'expérience borne la carrière qu'elle nous ouvre; elle nous a donné notre but; elle nous donne aussi nos limites. Nous n'avons qu'à regarder les éléments qui la composent et les événements dont elle part pour comprendre que sa portée est restreinte. Sa nature et son procédé réduisent sa marche à quelques pas. Et d'abord[178] les lois dernières de la nature ne peuvent être moins nombreuses que les espèces distinctes de nos sensations. Nous pouvons bien réduire un mouvement à un autre mouvement, mais non la sensation de chaleur à la sensation d'odeur, ou de couleur, ou de son, ni l'une ou l'autre à un mouvement. Nous pouvons bien ramener l'un à l'autre des phénomènes de degré différent, mais non des phénomènes d'espèce différente. Nous trouvons les sensations distinctes au fond de toutes nos connaissances, comme des éléments simples, indécomposables, absolument séparés les uns des autres, absolument incapables d'être ramenés les uns aux autres. L'expérience a beau faire, elle ne peut supprimer ces diversités qui la fondent.—D'autre part, l'expérience a beau faire, elle ne peut se soustraire aux conditions dans lesquelles elle agit. Quel que soit son domaine, il est limité dans le temps et dans l'espace; le fait qu'elle observe est borné et amené par une infinité d'autres qu'elle ne peut atteindre. Elle est obligée de supposer ou de reconnaître quelque état primordial d'où elle part et qu'elle n'explique pas[179]. Tout problème a ses données accidentelles ou arbitraires: on en déduit le reste, mais on ne les déduit de rien. Le soleil, la terre, les planètes, l'impulsion initiale des corps célestes, les propriétés primitives des substances chimiques, sont de ces données[180]. Si nous les possédions toutes, nous pourrions tout expliquer par elles, mais nous ne saurions les expliquer elles-mêmes. Pourquoi, demande Mill, ces agents naturels ont-ils existé à l'origine plutôt que d'autres? Pourquoi ont-ils été mêlés en telles ou telles proportions? Pourquoi ont-ils été distribués de telle ou telle manière dans l'espace? C'est là une question à laquelle nous ne pouvons répondre. Bien plus, nous ne pouvons découvrir rien de régulier dans cette distribution même; nous ne pouvons la réduire à quelque uniformité, à quelque loi. L'assemblage de ces agents n'est pour nous qu'un pur accident[181]. Et l'astronomie, qui tout à l'heure nous offrait le modèle de la science achevée, nous offre maintenant l'exemple de la science limitée. Nous pouvons bien prédire les innombrables positions de tous les corps planétaires; mais nous sommes obligés de supposer, outre l'impulsion primitive et son degré, outre la force attractive et sa loi, les masses et les distances de tous les corps dont nous parlons. Nous comprenons des millions de faits, mais au moyen d'une centaine de faits que nous ne comprenons pas; nous atteignons des conséquences nécessaires, mais au moyen d'antécédents accidentels, en sorte que, si la théorie de notre univers était achevée, elle aurait encore deux grandes lacunes: l'une au commencement du monde physique, l'autre au début du monde moral; l'une comprenant les éléments de l'être, l'autre renfermant les éléments de l'expérience; l'une contenant les sensations primitives, l'autre contenant les agents primitifs. «Notre science, dit votre Royer-Collard, consiste à puiser l'ignorance à sa source la plus élevée.»
Pouvons-nous au moins affirmer que ces données irréductibles ne le sont qu'en apparence et au regard de notre esprit? Pouvons-nous dire qu'elles ont des causes comme les faits dérivés dont elles sont les causes? Pouvons-nous décider que tout événement à tout point du temps et de l'espace arrive selon des lois, et que notre petit monde, si bien réglé, est un abrégé du grand? Pouvons-nous, par quelque axiome, sortir de notre enceinte si étroite, et affirmer quelque chose de l'univers? En aucune façon, et c'est ici que Mill pousse aux dernières conséquences; car la loi qui attribue une cause à tout événement n'a pour lui d'autre fondement, d'autre valeur et d'autre portée que notre expérience. Elle ne renferme point sa nécessité en elle-même; elle tire toute son autorité du grand nombre des cas où on l'a reconnue vraie; elle ne fait que résumer une somme d'observations; elle lie deux données qui, considérées en elles-mêmes, n'ont point de liaison intime; elle joint l'antécédent et le conséquent pris en général, comme la loi de la pesanteur joint un antécédent et un conséquent pris en particulier; elle constate un couple, comme font toutes les lois expérimentales, et participe à leur incertitude comme à leurs restrictions. Écoutez ces fortes paroles: «Je suis convaincu que si un homme, habitué à l'abstraction et à l'analyse, exerçait loyalement ses facultés à cet effet, il ne trouverait point de difficulté, quand son imagination aurait pris le pli, à concevoir qu'en certains endroits, par exemple dans un des firmaments dont l'astronomie sidérale compose à présent l'univers, les événements puissent se succéder au hasard, sans aucune loi fixe; et rien, ni dans notre expérience, ni dans notre constitution mentale, ne nous fournit une raison suffisante, ni même une raison quelconque pour croire que cela n'a lieu nulle part[182].» Pratiquement, nous pouvons nous fier à une loi si bien établie; mais «dans les parties lointaines des régions stellaires, où les phénomènes peuvent être entièrement différents de ceux que nous connaissons, ce serait folie d'affirmer hardiment le règne de cette loi générale, comme ce serait folie d'affirmer pour là-bas le règne des lois spéciales qui se maintiennent universellement exactes sur notre planète[183].» Nous sommes donc chassés irrévocablement de l'infini; nos facultés et nos assertions n'y peuvent rien atteindre; nous restons confinés dans un tout petit cercle; notre esprit ne porte pas au delà de son expérience; nous ne pouvons établir entre les faits aucune liaison universelle et nécessaire; peut-être même n'existe-t-il entre les faits aucune liaison universelle et nécessaire. Mill s'arrête là; mais certainement, en menant son idée jusqu'au bout, on arriverait à considérer le monde comme un simple monceau de faits. Nulle nécessité intérieure ne produirait leur liaison ni leur existence. Ils seraient de pures données, c'est-à-dire des accidents. Quelquefois, comme dans notre système, ils se trouveraient assemblés de façon à amener des retours réguliers; quelquefois ils seraient assemblés de manière à n'en pas amener du tout. Le hasard, comme chez Démocrite, serait au cœur des choses. Les lois en dériveraient, et n'en dériveraient que çà et là. Il en serait des êtres comme des nombres, comme des fractions, par exemple, qui, selon le hasard des deux facteurs primitifs, tantôt s'étalent, tantôt ne s'étalent pas en périodes régulières. Voilà sans doute une conception originale et haute. Elle est la dernière conséquence de l'idée primitive et dominante que nous avons démêlée au commencement du système, qui a transformé les théories de la définition, de la proposition et du syllogisme; qui a réduit les axiomes à des vérités d'expérience; qui a développé et perfectionné la théorie de l'induction; qui a établi le but, les bornes, les provinces et les méthodes de la science; qui, dans la nature et dans la science, a partout supprimé les liaisons intérieures; qui a remplacé le nécessaire par l'accidentel, la cause par l'antécédent, et qui consiste à prétendre que toute assertion utile a pour effet de former un couple, c'est-à-dire de joindre deux faits qui, par leur nature, sont séparés.
 § 2.
L'ABSTRACTION.
I
—Un abîme de hasard et un abîme d'ignorance. La perspective est sombre: il n'importe, si elle est vraie. À tout le moins, cette théorie de la science est celle de la science anglaise. Rarement, je vous l'accorde, un penseur a mieux résumé par sa doctrine la pratique de son pays; rarement un homme a mieux représenté par ses négations et ses découvertes les limites et la portée de sa race. Les procédés dont celui-ci compose la science sont ceux où vous excellez par-dessus tous les autres, et les procédés qu'il exclut de la science sont ceux qui vous manquent plus qu'à personne. Il a décrit l'esprit anglais en croyant décrire l'esprit humain. C'est là sa gloire, mais c'est aussi là sa faiblesse. Il y a dans votre idée de la connaissance une lacune qui, incessamment ajoutée à elle-même, finit par creuser ce gouffre de hasard du fond duquel, selon lui, les choses naissent, et ce gouffre d'ignorance au bord duquel, selon lui, notre science doit s'arrêter. Et voyez ce qui en advient. En retranchant de la science la connaissance des premières causes, c'est-à-dire des choses divines, vous réduisez l'homme à devenir sceptique, positif, utilitaire, s'il a l'esprit sec, ou bien mystique, exalté, méthodiste, s'il a l'imagination vive. Dans ce grand vide inconnu que vous placez au delà de notre petit monde, les gens à tête chaude ou à conscience triste peuvent loger tous leurs rêves, et les hommes à jugement froid, désespérant d'y rien atteindre, n'ont plus qu'à se rabattre dans la recherche des recettes pratiques qui peuvent améliorer notre condition. Il me semble que le plus souvent ces deux dispositions se rencontrent dans une tête anglaise. L'esprit religieux et l'esprit positif y vivent côte à côte et séparés. Cela fait un mélange bizarre, et j'avoue que j'aime mieux la manière dont les Allemands ont concilié la science et la foi.—Mais leur philosophie n'est qu'une poésie mal écrite.—Peut-être.—Mais ce qu'ils appellent raison ou intuition des principes n'est que la puissance de bâtir des hypothèses.—Peut-être.—Mais les systèmes qu'ils ont arrangés n'ont pas tenu devant l'expérience.—Je vous abandonne leur œuvre.—Mais leur absolu, leur sujet, leur objet et le reste ne sont que de grands mots.—Je vous abandonne leur style.—Alors que gardez-vous?—Leur idée de la cause.—Vous croyez, comme eux, qu'on découvre les causes par une révélation de la raison?—Point du tout.—Vous croyez comme nous qu'on découvre les causes par la simple expérience?—Pas davantage.—Vous pensez qu'il y a une faculté autre que l'expérience et la raison propre à découvrir les causes?—Oui.—Vous croyez qu'il y a une opération moyenne, située entre l'illumination et l'observation, capable d'atteindre des principes comme on l'assure de la première, capable d'atteindre des vérités comme on l'éprouve pour la seconde?—Oui.—Laquelle?—L'abstraction. Reprenons votre idée primitive; je tâcherai de dire en quoi je la trouve incomplète, et en quoi il me semble que vous mutilez l'esprit humain. Seulement il faudra que vous m'accordiez de l'espace; ce sera tout un plaidoyer.
II
Votre point de départ est bon: en effet, l'homme ne connaît point les substances; il ne connaît ni l'esprit ni le corps: il n'aperçoit que ses états intérieurs tout passagers et isolés; il s'en sert pour affirmer et désigner des états extérieurs, positions, mouvements, changements, et ne s'en sert pas pour autre chose. Il n'atteint que des faits, soit au dedans, soit au dehors, tantôt caducs, quand son impression ne se répète pas, tantôt permanents, quand son impression, maintes fois répétée, lui fait supposer qu'elle sera répétée toutes les fois qu'il voudra l'avoir. Il ne saisit que des couleurs, des sons, des résistances, des mouvements, tantôt momentanés et variables, tantôt semblables à eux-mêmes et renouvelés. Il ne suppose des qualités et propriétés que par un artifice de langage, et pour grouper plus commodément des faits. Nous allons même plus loin que vous: nous pensons qu'il n'y a ni esprits ni corps, mais simplement des groupes de mouvements présents ou possibles, et des groupes de pensées présentes ou possibles. Nous croyons qu'il n'y a point de substances, mais seulement des systèmes de faits. Nous regardons l'idée de substance comme une illusion psychologique. Nous considérons la substance, la force et tous les êtres métaphysiques des modernes comme un reste des entités scolastiques. Nous pensons qu'il n'y a rien au monde que des faits et des lois, c'est-à-dire des événements et leurs rapports, et nous reconnaissons comme vous que toute connaissance consiste d'abord à lier ou à additionner des faits. Mais cela terminé, une nouvelle opération commence, la plus féconde de toutes, et qui consiste à décomposer ces données complexes en données simples. Une faculté magnifique apparaît, source du langage, interprète de la nature, mère des religions et des philosophies, seule distinction véritable, qui, selon son degré, sépare l'homme de la brute, et les grands hommes des petits: je veux dire l'abstraction, qui est le pouvoir d'isoler les éléments des faits et de les considérer à part. Mes yeux suivent le contour d'un carré, et l'abstraction en isole les deux propriétés constitutives, l'égalité des côtés et des angles. Mes doigts touchent la surface d'un cylindre, et l'abstraction en isole les deux éléments générateurs, la notion de rectangle et la révolution de ce rectangle autour d'un de ses côtés pris comme axe. Cent mille expériences me développent par une infinité de détails la série des opérations physiologiques qui font la vie, et l'abstraction isole la direction de cette série, qui est un circuit de déperdition constante et de réparation continue. Douze cents pages m'ont exposé le jugement de Mill sur les diverses parties de la science, et l'abstraction isole son idée fondamentale, à savoir, que les seules propositions fructueuses sont celles qui joignent un fait à un fait non contenu dans le premier. Partout ailleurs il en est de même. Toujours un fait ou une série de faits peut être résolu en ses composants. C'est cette décomposition que l'on réclame lorsqu'on demande quelle est la nature d'un objet. Ce sont ces composants que l'on cherche lorsqu'on veut pénétrer dans l'intérieur d'un être. Ce sont eux que l'on désigne sous les noms de forces, causes, lois, essences, propriétés primitives. Ils ne sont pas un nouveau fait ajouté aux premiers; ils en sont une portion, un extrait: ils sont contenus en eux, ils ne sont autre chose que les faits eux-mêmes. On ne passe pas, en les découvrant, d'une donnée à une donnée différente, mais de la même à la même, du tout à la partie, du composé aux composants. On ne fait que voir la même chose sous deux formes, d'abord entière, puis divisée; on ne fait que traduire la même idée d'un langage en un autre, du langage sensible en langage abstrait, comme on traduit une courbe en une équation, comme on exprime un cube par une fonction de son côté. Que cette traduction soit difficile ou non, peu importe; qu'il faille souvent l'accumulation ou la comparaison d'un nombre énorme de faits pour y atteindre, et que maintes fois notre esprit succombe avant d'y arriver, peu importe encore. Toujours est-il que dans cette opération, qui est évidemment fructueuse, au lieu d'aller d'un fait à un autre fait, on va du même au même; au lieu d'ajouter une expérience à une expérience, on met à part quelque portion de la première; au lieu d'avancer, on s'arrête pour creuser en place. Il y a donc des jugements qui sont instructifs, et qui cependant ne sont pas des expériences; il y a donc des propositions qui concernent l'essence, et qui cependant ne sont pas verbales; il y a donc une opération différente de l'expérience, qui agit par retranchement au lieu d'agir par addition, qui, au lieu d'acquérir, s'applique aux données acquises, et qui par delà l'observation, ouvrant aux sciences une carrière nouvelle, définit leur nature, détermine leur marche, complète leurs ressources et marque leur but.
Voilà la grande omission du système: l'abstraction y est laissée sur l'arrière-plan, à peine mentionnée, recouverte par les autres opérations de l'esprit, traitée comme un appendice des expériences; nous n'avons qu'à la rétablir dans la théorie générale pour reformer les théories particulières où elle a manqué.
III
D'abord la définition. Il n'y a pas, dit Mill, de définition des choses, et quand on me définit la sphère le solide engendré par la révolution d'un demi-cercle autour de son diamètre, on ne me définit qu'un nom. Sans doute on vous apprend par là le sens d'un nom, mais on vous apprend encore bien autre chose. On vous annonce que toutes les propriétés de toute sphère dérivent de cette formule génératrice. On réduit une donnée infiniment complexe à deux éléments. On transforme la donnée sensible en données abstraites; on exprime l'essence de la sphère, c'est-à-dire la cause intérieure et primordiale de toutes ses propriétés. Voilà la nature de toute vraie définition; elle ne se contente pas d'expliquer un nom, elle n'est pas un simple signalement; elle n'indique pas simplement une propriété distinctive, elle ne se borne pas à coller sur l'objet une étiquette propre à le faire reconnaître entre tous. Il y a en dehors de la définition plusieurs façons de faire reconnaître l'objet; il y a telle autre propriété qui n'appartient qu'à lui; on pourrait désigner la sphère en disant que, de tous les corps, elle est celui qui, à surface égale, occupe le plus d'espace, et autrement encore. Seulement ces désignations ne sont pas des définitions; elles exposent une propriété caractéristique et dérivée, non une propriété génératrice et première; elles ne ramènent pas la chose à ses facteurs, elles ne la recréent pas sous nos yeux, elles ne montrent pas sa nature intime et ses éléments irréductibles. La définition est la proposition qui marque dans un objet la qualité d'où dérivent les autres, et qui ne dérive point d'une autre qualité. Ce n'est point là une proposition verbale, car elle vous enseigne la qualité d'une chose. Ce n'est point là l'affirmation d'une qualité ordinaire, car elle vous révèle la qualité qui est la source du reste. C'est une assertion d'une espèce extraordinaire, la plus féconde et la plus précieuse de toutes, qui résume toute une science, et en qui toute science aspire à se résumer. Il y a une définition dans chaque science; il y en a une pour chaque objet. Nous ne la possédons pas partout, mais nous la cherchons partout. Nous sommes parvenus à définir le mouvement des planètes par la force tangentielle et l'attraction qui le composent; nous définissons déjà en partie le corps chimique par la notion d'équivalent, et le corps vivant par la notion de type. Nous travaillons à transformer chaque groupe de phénomènes en quelques lois, forces ou notions abstraites. Nous nous efforçons d'atteindre en chaque objet les éléments générateurs, comme nous les atteignons dans la sphère, dans le cylindre, dans le cercle, dans le cône, et dans tous les composés mathématiques. Nous réduisons les corps naturels à deux ou trois sortes de mouvements, attraction, vibration, polarisation, comme nous réduisons les corps géométriques à deux ou trois sortes d'éléments, le point, le mouvement, la ligne, et nous jugeons notre science partielle ou complète, provisoire ou définitive, suivant que cette réduction est approximative ou absolue, imparfaite ou achevée.
IV
Même changement dans la théorie de la preuve. Selon Mill, on ne prouve pas que le prince Albert mourra en posant que tous les hommes sont mortels, car ce serait dire deux fois la même chose, mais en posant que Jean, Pierre et compagnie, bref tous les hommes dont nous avons entendu parler, sont morts.—Je réponds que la vraie preuve n'est ni dans la mortalité de Jean, Pierre et compagnie, ni dans la mortalité de tous les hommes, mais ailleurs. On prouve un fait, dit Aristote[184], en montrant sa cause. On prouvera donc la mortalité du prince Albert en montrant la cause qui fait qu'il mourra. Et pourquoi mourra-t-il, sinon parce que le corps humain, étant un composé chimique instable, doit se dissoudre au bout d'un temps; en d'autres termes, parce que la mortalité est jointe à la qualité d'homme. Voilà la cause et voilà la preuve. C'est cette loi abstraite qui, présente dans la nature, amènera la mort du prince, et qui, présente dans mon esprit, me montre la mort du prince. C'est cette proposition abstraite qui est probante; ce n'est ni la proposition particulière, ni la proposition générale. Elle est si bien la preuve qu'elle prouve les deux autres. Si Jean, Pierre et compagnie sont morts, c'est parce que la mortalité est jointe à la qualité d'homme. Si tous les hommes sont morts ou mourront, c'est encore parce que la mortalité est jointe à la qualité d'homme. Ici, une fois de plus, le rôle de l'abstraction a été oublié. Mill l'a confondue avec les expériences; il n'a pas distingué la preuve et les matériaux de la preuve, la loi abstraite et le nombre fini ou indéfini de ses applications. Les applications contiennent la loi et la preuve, mais elles ne sont ni la loi ni la preuve. Les exemples de Pierre, Jean et des autres contiennent la cause, mais ils ne sont pas la cause. Ce n'est pas assez d'additionner les cas, il faut en retirer la loi. Ce n'est pas assez d'expérimenter, il faut abstraire. Voilà la grande opération scientifique. Le syllogisme ne va pas du particulier au particulier, comme dit Mill, ni du général au particulier, comme disent les logiciens ordinaires, mais de l'abstrait au concret, c'est-à-dire de la cause à l'effet. C'est à ce titre qu'il fait partie de la science; il en fait et il en marque tous les chaînons; il relie les principes aux effets; il fait communiquer les définitions avec les phénomènes. Il porte sur toute l'échelle de la science l'abstraction que la définition a portée au sommet.
V
La même opération explique aussi les axiomes. Selon Mill, si nous savons que des grandeurs égales ajoutées à des grandeurs égales font des sommes égales, ou que deux droites ne peuvent enclore un espace, c'est par une expérience extérieure faite avec nos yeux, ou par une expérience intérieure faite avec notre imagination. Sans doute on peut savoir ainsi que deux droites ne sauraient enclore un espace, mais on peut le savoir encore d'une autre façon. On peut se représenter une droite par l'imagination, et l'on peut la concevoir aussi par la raison. On peut considérer son image ou sa définition. On peut l'étudier en elle-même ou dans les éléments générateurs. Je puis me représenter une droite toute faite, mais je puis aussi la résoudre en ses facteurs. Je puis assister à sa formation, et dégager les éléments abstraits qui l'engendrent, comme j'ai assisté à la formation du cylindre et dégagé le rectangle en révolution qui l'a engendré. Je puis dire non pas que la ligne droite est la plus courte d'un point à un autre, ce qui est une propriété dérivée, mais qu'elle est la ligne formée par le mouvement d'un point qui tend à se rapprocher d'un autre, et de cet autre seulement; ce qui revient à dire que deux points suffisent à déterminer une droite, en d'autres termes que deux droites ayant deux points communs coïncident dans toute leur étendue intermédiaire; d'où l'on voit que si deux droites enfermaient un espace, elles ne feraient qu'une droite et n'enfermeraient rien du tout. Voilà une seconde manière de connaître l'axiome, et il est clair qu'elle diffère beaucoup de la première. Dans la première, on le constate; dans la seconde, on le déduit. Dans la première, on éprouve qu'il est vrai; dans la seconde, on prouve qu'il est vrai. Dans la première, on l'admet; dans la seconde, on l'explique. Dans la première, on remarquait seulement que le contraire de l'axiome est inconcevable; dans la seconde, on découvre en plus que le contraire de l'axiome est contradictoire. Étant donnée la définition de la ligne droite, l'axiome que deux droites ne peuvent enclore un espace s'y trouve compris; il en dérive comme une conséquence de son principe. En somme, il n'est qu'une proposition identique, ce qui veut dire que son sujet contient son attribut; il ne joint pas deux termes séparés, irréductibles l'un à l'autre: il unit deux termes dont le second est une portion du premier. Il est une simple analyse. Et tous les axiomes sont ainsi. Il suffit de les décomposer pour apercevoir qu'ils vont non d'un objet à un objet différent, mais du même au même. Il suffit de résoudre les notions d'égalité, de cause, de substance, de temps et d'espace en leurs abstraits, pour démontrer les axiomes d'égalité, de substance, de cause, de temps et d'espace. Il n'y a qu'un axiome, celui d'identité. Les autres ne sont que ses applications ou ses suites. Cela admis, on voit à l'instant que la portée de notre esprit se trouve changée. Nous ne sommes plus simplement capables de connaissances relatives et bornées: nous sommes capables aussi de connaissances absolues et infinies; nous possédons dans les axiomes des données qui non-seulement s'accompagnent l'une l'autre, mais encore dont l'une enferme l'autre. Si, comme dit Mill, elles ne faisaient que s'accompagner, nous serions forcés de conclure, comme Mill, que peut-être elles ne s'accompagnent pas toujours. Nous ne verrions point la nécessité intérieure de leur jonction, nous ne la poserions qu'en fait; nous dirions que les deux données étant de leur nature isolées, il peut se rencontrer des circonstances qui les séparent; nous n'affirmerions la vérité des axiomes qu'au regard de notre monde et de notre esprit. Si au contraire les deux données sont telles que la première enferme la seconde, nous établissons par cela même la nécessité de leur jonction: partout où sera la première, elle emportera la seconde, puisque la seconde est une partie d'elle-même et qu'elle ne peut pas se séparer de soi. Il n'y a point de place entre elles deux pour une circonstance qui vienne les disjoindre, car elles ne font qu'une seule chose sous deux aspects. Leur liaison est donc absolue et universelle, et nous possédons des vérités qui ne souffrent ni doute, ni limites, ni conditions, ni restrictions. L'abstraction rend aux axiomes leur valeur en montrant leur origine, et nous restituons à la science la portée qu'on lui ôte en restituant à l'esprit la faculté qu'on lui ôtait.
VI
Reste l'induction, qui semble le triomphe de la pure expérience. Et c'est justement l'induction qui est le triomphe de l'abstraction. Lorsque je découvre par induction que le froid cause la rosée, ou que le passage de l'état liquide à l'état solide produit la cristallisation, j'établis un rapport entre deux abstraits. Ni le froid, ni la rosée, ni le passage de l'état solide à l'état liquide, ni la cristallisation n'existent en soi. Ce sont des portions de phénomènes, des extraits de cas complexes, des éléments simples enfermés dans des ensembles plus composés. Je les en retire et je les isole; j'isole la rosée prise en général de toutes les rosées locales, temporaires, particulières, que je puis observer; j'isole le froid pris en général de tous les froids spéciaux, variés, distincts, qui peuvent se produire parmi toutes les différences de texture, toutes les diversités de substance, toutes les inégalités de température, toutes les complications de circonstances. Je joins un antécédent abstrait à un conséquent abstrait, et je les joins, comme le montre Mill lui-même, par des retranchements, des suppressions, des éliminations. J'expulse des deux groupes qui les contiennent toutes les circonstances adjacentes; je démêle le couple dans l'entourage qui l'offusque; je détache, par une série de comparaisons et d'expériences, tous les accidents parasites qui se sont collés à lui, et je finis ainsi par le mettre à nu. J'ai l'air de considérer vingt cas différents, et dans le fonds, je n'en considère qu'un seul; j'ai l'air de procéder par addition, et en somme je n'opère que par soustraction. Tous les procédés de l'induction sont donc des moyens d'abstraire, et toutes les œuvres de l'induction sont donc des liaisons d'abstraits.
VII
Nous voyons maintenant les deux grands moments de la science et les deux grandes apparences de la nature. Il y a deux opérations, l'expérience et l'abstraction; il y a deux royaumes, celui des faits complexes et celui des éléments simples. Le premier est l'effet, le second la cause. Le premier est contenu dans le second et s'en déduit, comme une conséquence de son principe. Tous deux s'équivalent; ils sont une seule chose considérée sous deux aspects. Ce magnifique monde mouvant, ce chaos tumultueux d'événements entrecroisés, cette vie incessante infiniment variée et multiple, se réduisent à quelques éléments et à leurs rapports. Tout notre effort consiste à passer de l'un à l'autre, du complexe au simple, des faits aux lois, des expériences aux formules. Et la raison en est visible; car ce fait que j'aperçois par les sens ou la conscience n'est qu'une tranche arbitraire que mes sens ou ma conscience découpent dans la trame infinie et continue de l'être. S'ils étaient construits autrement, ils en intercepteraient une autre; c'est le hasard de leur structure qui a déterminé celle-là. Ils sont comme un compas ouvert, qui pourrait l'être moins, et qui pourrait l'être davantage. Le cercle qu'ils décrivent n'est pas naturel, mais artificiel. Il l'est si bien, qu'il l'est en deux manières, à l'extérieur et à l'intérieur. Car, lorsque je constate un événement, je l'isole artificiellement de son entourage naturel, et je le compose artificiellement d'éléments qui ne sont point un assemblage naturel. Quand je vois une pierre qui tombe, je sépare la chute des circonstances antérieures qui réellement lui sont jointes, et je mets ensemble la chute, la forme, la structure, la couleur, le son et vingt autres circonstances qui réellement ne sont point liées. Un fait est donc un amas arbitraire, en même temps qu'une coupure arbitraire, c'est-à-dire un groupe factice, qui sépare ce qui est uni, et unit ce qui est séparé[185]. Ainsi, tant que nous ne regardons la nature que par l'observation seule, nous ne la voyons pas telle qu'elle est: nous n'avons d'elle qu'une idée provisoire et illusoire. Elle est proprement une tapisserie que nous n'apercevons qu'à l'envers. Voilà pourquoi nous tâchons de la retourner. Nous nous efforçons de démêler des lois, c'est-à-dire des groupes naturels qui soient effectivement distincts de leur entourage et qui soient composés d'éléments effectivement unis. Nous découvrons des couples, c'est-à-dire des composés réels et des liaisons réelles. Nous passons de l'accidentel au nécessaire, du relatif à l'absolu, de l'apparence à la vérité; et ces premiers couples trouvés, nous pratiquons sur eux la même opération que sur les faits. Car, à un moindre degré, ils ont la même nature. Quoique plus abstraits, ils sont encore complexes. Ils peuvent être décomposés et expliqués. Ils ont une raison d'être. Il y a quelque cause qui les construit et les unit. Il y a lieu pour eux, comme pour les faits, de chercher les éléments générateurs en qui ils peuvent se résoudre et de qui ils peuvent se déduire, et l'opération doit continuer jusqu'à ce qu'on soit arrivé à des éléments tout à fait simples, c'est-à-dire tels que leur décomposition soit contradictoire. Que nous puissions les trouver ou non, ils existent; l'axiome des causes serait démenti, s'ils manquaient. Il y a donc des éléments indécomposables, desquels dérivent les lois les plus générales, et de celles-ci les lois particulières et de ces lois les faits que nous observons, ainsi qu'il y a en géométrie deux ou trois notions primitives, desquelles dérivent les propriétés des lignes, et de celles-ci les propriétés des surfaces, des solides, et des formes innombrables que la nature peut effectuer ou l'esprit imaginer. Nous pouvons maintenant comprendre la vertu et le sens de cet axiome des causes qui régit toutes choses, et que Mill a mutilé. Il y a une force intérieure et contraignante qui suscite tout événement, qui lie tout composé, qui engendre toute donnée. Cela signifie, d'une part, qu'il y a une raison à toute chose, que tout fait a sa loi; que tout composé se réduit en simples; que tout produit implique des facteurs; que toute qualité et toute existence doivent se réduire de quelque terme supérieur et antérieur. Et cela signifie, d'autre part, que le produit équivaut aux facteurs, que tous deux ne sont qu'une même chose sous deux apparences; que la cause ne diffère pas de l'effet; que les puissances génératrices ne sont que les propriétés élémentaires; que la force active par laquelle nous figurons la nature, n'est que la nécessité logique qui transforme l'un dans l'autre le composé et le simple, le fait et la loi. Par là nous désignons d'avance le terme de toute science, et nous tenons la puissante formule qui, établissant la liaison invincible et la production spontanée des êtres, pose dans la nature le ressort de la nature, en même temps qu'elle enfonce et serre au cœur de toute chose vivante les tenailles d'acier de la nécessité.
VIII
Pouvons-nous connaître ces éléments premiers? Pour mon compte, je le pense, et la raison en est qu'étant des abstraits, ils ne sont pas situés en dehors des faits, mais compris en eux, en telle sorte qu'il n'y a qu'à les en retirer. Bien plus, étant les plus abstraits, c'est-à-dire les plus généraux de tous, il n'y a pas de faits qui ne les comprennent et dont on ne puisse les extraire. Si limitée que soit notre expérience, nous pouvons donc les atteindre, et c'est d'après cette remarque que les modernes métaphysiciens d'Allemagne ont tenté leurs grandes constructions. Ils ont compris qu'il y a des notions simples, c'est-à-dire des abstraits indécomposables, que leurs combinaisons engendrent le reste, et que les règles de leurs unions ou de leurs contrariétés mutuelles sont des lois premières de l'univers. Ils ont essayé de les atteindre et de retrouver par la pensée pure le monde tel que l'observation nous l'a montré. Ils ont échoué à demi, et leur gigantesque bâtisse, toute factice et fragile, pend en ruine, semblable à ces échafaudages provisoires qui ne servent qu'à marquer le plan d'un édifice futur. C'est qu'avec un sens profond de notre puissance, ils n'ont point eu la vue exacte de nos limites. Car nous sommes débordés de tous côtés par l'infinité du temps et de l'espace; nous nous trouvons jetés dans ce monstrueux univers comme un coquillage au bord d'une grève, ou comme une fourmi au pied d'un talus. En ceci, Mill dit vrai; le hasard se rencontre au terme de toutes nos connaissances comme au commencement de toutes nos données: nous avons beau faire, nous ne pouvons que remonter, et par conjecture encore, jusqu'à un état initial; mais cet état dépend d'un précédent, qui dépend d'un autre, et ainsi de suite, en sorte que nous sommes obligés de l'accepter comme une pure donnée, et de renoncer à le déduire, quoique nous sachions qu'il doive être déduit. Il en est ainsi dans toutes les sciences, en géologie, en histoire naturelle, en physique, en chimie, en psychologie, en histoire, et l'accident primitif étend ses effets dans toutes les parties de la sphère où il est compris. S'il avait été différent, nous n'aurions ni les mêmes planètes, ni les mêmes espèces chimiques, ni les mêmes végétaux, ni les mêmes animaux, ni les mêmes races d'hommes, ni peut-être aucune de ces sortes d'êtres. Si la fourmi était portée dans une autre contrée, elle ne verrait ni les mêmes arbres, ni les mêmes insectes, ni la même disposition du sol, ni les mêmes révolutions de l'air, ni peut-être aucune de ces formes de l'être. Il y a donc en tout fait et en tout objet une portion accidentelle et locale, portion énorme, qui, comme le reste, dépend des lois primitives, mais n'en dépend qu'à travers un circuit infini de contre-coups, en sorte qu'entre elle et les lois primitives, il y a une lacune infinie qu'une série infinie de déductions pourrait seule combler.
Voilà la portion inexplicable des phénomènes, et voilà ce que les métaphysiciens d'outre-Rhin ont tenté d'expliquer. Ils ont voulu déduire de leurs théorèmes élémentaires la forme du système planétaire, les diverses lois de la physique et de la chimie, les principaux types de la vie, la succession des civilisations et des pensées humaines. Ils ont torturé leurs formules universelles pour en tirer des cas tout particuliers; ils ont pris des suites indirectes et lointaines pour des suites directes et prochaines; ils ont omis ou supprimé le grand jeu qui s'interpose entre les premières lois et les dernières conséquences; ils ont écarté de leurs fondements le hasard, comme une assise indigne de la science, et ce vide qu'ils laissaient, mal rempli par des matériaux postiches, a fait écrouler tout le bâtiment.
Est-ce à dire que dans les données que ce petit canton de l'univers nous fournit, tout soit local? En aucune façon. Si la fourmi était capable d'expérimenter, elle pourrait atteindre l'idée d'une loi physique, d'une forme vivante, d'une sensation représentative, d'une pensée abstraite; car un pied de terre sur lequel se trouve un cerveau qui pense renferme tout cela; donc, si limité que soit le champ d'un esprit, il contient des données générales, c'est-à-dire répandues sur des territoires extérieurs fort vastes, où sa limitation l'empêche de pénétrer. Si la fourmi était capable de raisonner, elle pourrait construire l'arithmétique, l'algèbre, la géométrie, la mécanique; car un mouvement d'un demi-pouce contient dans son raccourci le temps, l'espace, le nombre et la force, tous les matériaux des mathématiques: donc, si limité que soit le champ d'un esprit, il renferme des données universelles, c'est-à-dire répandues sur tout le territoire du temps et de l'espace. Si la fourmi était philosophe, elle pourrait démêler les idées de l'être, du néant, et tous les matériaux de la métaphysique; car un phénomène quelconque, intérieur ou extérieur, suffit pour les présenter: donc, si limité que soit le champ d'un esprit, il contient des données absolues, c'est-à-dire telles qu'il n'y a nul objet où elles puissent manquer. Et il faut bien qu'il en soit ainsi; car à mesure qu'une donnée est plus générale, il faut parcourir moins de faits pour la rencontrer: si elle est universelle, on la rencontre partout; si elle est absolue, on ne peut pas ne pas la rencontrer. C'est pourquoi, malgré l'étroitesse de notre expérience, la métaphysique, j'entends la recherche des premières causes, est possible, à la condition que l'on reste à une grande hauteur, que l'on ne descende point dans le détail, que l'on considère seulement les éléments les plus simples de l'être et les tendances les plus générales de la nature. Si quelqu'un recueillait les trois ou quatre grandes idées où aboutissent nos sciences, et les trois ou quatre genres d'existence qui résument notre univers; s'il comparait ces deux étranges quantités qu'on nomme la durée et l'étendue, ces principales formes ou détermination de la quantité qu'on appelle les lois physiques, les types chimiques et les espèces vivantes, et cette merveilleuse puissance représentative qui est l'esprit, et qui, sans tomber dans la quantité, reproduit les deux autres et elle-même; s'il découvrait, entre ces trois termes, la quantité pure, la quantité déterminée et la quantité supprimée[186], un ordre tel que la première appelât la seconde, et la seconde la troisième; s'il établissait ainsi que la quantité pure est le commencement nécessaire de la nature, et que la pensée est le terme extrême auquel la nature est tout entière suspendue; si ensuite, isolant les éléments de ces données, il montrait qu'ils doivent se combiner comme ils sont combinés, et non autrement; s'il prouvait enfin qu'il n'y a point d'autres éléments, et qu'il ne peut y en avoir d'autres, il aurait esquissé une métaphysique sans empiéter sur les sciences positives, et touché la source sans être obligé de descendre jusqu'au terme de tous les ruisseaux.
À mon avis, ces deux grandes opérations, l'expérience telle que vous l'avez décrite et l'abstraction telle que j'ai essayé de la définir, font à elles deux toutes les ressources de l'esprit humain. L'une est la direction pratique, l'autre la direction spéculative. La première conduit à considérer la nature comme une rencontre de faits, la seconde comme un système de lois: employée seule, la première est anglaise; employée seule, la seconde est allemande. S'il y a une place entre les deux nations, c'est la nôtre. Nous avons élargi les idées anglaises au dix-huitième siècle: nous pouvons, au dix-neuvième siècle, préciser les idées allemandes. Notre affaire est de tempérer, de corriger, de compléter les deux esprits l'un par l'autre, de les fondre en un seul, de les exprimer dans un style que tout le monde entende, et d'en faire ainsi l'esprit universel.
IX
Nous sortîmes. Comme il arrive toujours en pareil cas, chacun des deux avait fait réfléchir l'autre, et aucun des deux n'avait persuadé l'autre; mais ces réflexions furent courtes: devant une belle matinée d'août, tous les raisonnements tombent. Les vieux murs, les pierres rongées par la pluie souriaient au soleil levant. Une lumière jeune se posait sur les dentelures des murailles, sur les festons des arcades, sur le feuillage éclatant des lierres. Les roses grimpantes, les chèvrefeuilles montaient le long des meneaux, et leurs corolles tremblaient et luisaient au souffle léger de l'air. Les jets d'eau murmuraient dans les grandes cours silencieuses. La charmante ville sortait de la brume matinale aussi parée et aussi tranquille qu'un palais de fées, et sa robe de molle vapeur rose, semblable à une jupe ouvragée de la Renaissance, était bosselée par une broderie de clochers, de cloîtres et de palais, chacun encadré dans sa verdure et dans ses fleurs. Les architectures de tous les âges mêlaient leurs ogives et leurs trèfles, leurs statues et leurs colonnes; le temps avait fondu leurs teintes; le soleil les unissait dans sa lumière, et la vieille cité semblait un écrin où tous les siècles et tous les génies avaient pris soin tour à tour d'apporter et de ciseler leur joyau. Au dehors, la rivière coulait à pleins bords en larges nappes d'argent reluisantes. Les prairies regorgeaient de hautes herbes; les faucheurs y entraient jusqu'au dessus du genou. Les boutons d'or, les reines-des-prés par myriades, les graminées penchées sous le poids de leur tête grisâtre, les plantes abreuvées par la rosée de la nuit, avaient pullulé dans la riche terre plantureuse. Il n'y a point de mot pour exprimer cette fraîcheur de teintes et cette abondance de séve. À mesure que la grande ligne d'ombre reculait, les fleurs apparaissaient au jour brillantes et vivantes. À les voir virginales et timides dans ce voile doré, on pensait aux joues empourprées, aux beaux yeux modestes d'une jeune fille qui pour la première fois met son collier de pierreries. Autour d'elles comme pour les garder, des arbres énormes, vieux de quatre siècles, allongeaient leur files régulières; et j'y trouvais une nouvelle trace de ce bon sens pratique qui a accompli des révolutions sans commettre de ravages, qui, en améliorant tout, n'a rien renversé, qui a conservé ses arbres comme sa constitution, qui a élagué les vieilles branches sans abattre le tronc; qui seul aujourd'hui, entre tous les peuples, jouit non-seulement du présent, mais du passé.
 CHAPITRE VI.
La poésie. Tennyson.
- I. Son talent et son œuvre. — Ses débuts. — En quoi il s'opposait aux poëtes précédents. — En quoi il les continuait.
 - II. Première période. — Ses portraits de femmes. — Délicatesse et raffinement de son sentiment et de son style. — Variété de ses émotions et de ses sujets. — Sa curiosité littéraire et son dilettantisme poétique. — The Dying Swan. — The Lotos-Eaters.
 - III. Deuxième période. — Sa popularité, son bonheur et sa vie. — Sensibilité et virginité permanentes du tempérament poétique. — En quoi il est d'accord avec la nature. — Locksley Hall. — Changement de sujet et de style. — Explosion violente et accent personnel. — Maud.
 - IV. Retour de Tennyson à son premier style. — In Memoriam. — Élégance, froideur et longueurs de ce poëme. — Il faut que le sujet et le talent soient d'accord. — Quels sujets conviennent à l'artiste dilettante. — The Princess. — Comparaison de ce poëme et d'As you like it. — Le monde fantastique et pittoresque. — Comment Tennyson retrouve les songes et le style de la Renaissance.
 - V. Comment Tennyson retrouve la naïveté et la simplicité de l'ancienne épopée. — Les Idylles du roi. — Pourquoi il a renouvelé l'épopée de la Table-Ronde. — Pureté et élévation de ses modèles et de sa poésie. — Elaine. — La mort d'Arthur. — Manque de passion personnelle et absorbante. — Flexibilité et désintéressement de son esprit. — Son talent pour se métamorphoser, pour embellir, et pour épurer.
 - VI. Son public. — Le monde en Angleterre. — La campagne. — Le confort. — L'élégance. — L'éducation. — Les habitudes. — En quoi Tennyson convient à un pareil monde. — Le monde en France. — La vie parisienne. — Les plaisirs. — La représentation. — La conversation. — La hardiesse d'esprit. — En quoi Alfred de Musset convient à un pareil monde. — Comparaison des deux mondes et des deux poëtes.
 
§ 1.
SON TALENT ET SON ŒUVRE.
Lorsque Tennyson publia ses premiers poëmes, les critiques en dirent du mal. Il se tut; pendant dix ans personne ne vit son nom dans une revue, ni même dans un catalogue. Mais quand il parut de nouveau devant le public, ses livres avaient fait leur chemin tout seuls et sous terre, et du premier coup il passa pour le plus grand poëte de son pays et de son temps.
On se trouva surpris, et d'une surprise charmante. La puissante génération de poëtes qui venait de s'éteindre avait passé comme un orage. Ainsi que leurs devanciers du seizième siècle, ils avaient emporté et précipité tout jusqu'aux extrêmes. Les uns avaient ramassé les légendes gigantesques, accumulé les rêves, fouillé l'Orient, la Grèce, l'Arabie, le moyen âge, et surchargé l'imagination humaine des couleurs et des fantaisies de tous les climats. Les autres s'étaient guindés dans la métaphysique et la morale, avaient rêvé infatigablement sur la condition humaine, et passé leur vie dans le sublime et le monotone. Les autres, entrechoquant le crime et l'héroïsme, avaient promené parmi les ténèbres et sous les éclairs un cortége de figures contractées et terribles, désespérées par leurs remords, illuminées par leur grandeur. On voulait se reposer de tant d'efforts et de tant d'excès. Au sortir de l'école imaginative, sentimentale et satanique, Tennyson parut exquis. Toutes les formes et toutes les idées qui venaient de plaire se retrouvaient chez lui, mais épurées, modérées, encadrées dans un style d'or. Il achevait un âge, il jouissait de ce qui avait agité les autres; sa poésie ressemblait aux beaux soirs d'été; les lignes du paysage y sont les mêmes que pendant le jour; mais l'éclat de la coupole éblouissante s'est émoussé; les plantes rafraîchies se relèvent, et le soleil calme au bord du ciel enveloppe harmonieusement dans un réseau de rayons roses les bois et les prairies que tout à l'heure il brûlait de sa clarté.
I
Ce qui attira d'abord, ce furent ses portraits de femmes. Adeline, Éléonore, Lilian, la Reine de Mai, étaient des personnages de keepsake, sortis de la main d'un amoureux et d'un artiste. Ce keepsake est doré sur tranches, brodé de fleurs et d'ornements, paré, soyeux, rempli de délicates figures toujours fines et toujours correctes, qu'on dirait esquissées à la volée, et qui pourtant sont tracées avec réflexion sur le vélin blanc que leur contour effleure, toutes choisies pour reposer et pour occuper les molles mains blanches d'une jeune mariée ou d'une jeune fille. J'ai traduit bien des idées et bien des styles, je n'essayerai pas de traduire un seul de ces portraits-là. Chaque mot y est comme une teinte, curieusement rehaussée ou nuancée par la teinte voisine, avec toutes les hardiesses et les réussites du raffinement le plus heureux. La moindre altération brouillerait tout. Et ce n'est pas trop d'un art si juste, si consommé, pour peindre les miévreries charmantes, les subites fiertés, les demi-rougeurs, les caprices imperceptibles et fuyants de la beauté féminine. Il les oppose, il les harmonise, il fait d'elles comme une galerie. Voici l'enfant folâtre, la petite fée voltigeante qui bat des mains, et «de ses yeux noirs malicieusement vous regarde en face, et se sauve pendant que ses rires éclatants creusent des fossettes dans les roses enfantines de ses joues.» Voici la blonde pensive qui songe, ses grands yeux bleus tout ouverts, fleur aérienne et vaporeuse «comme un lis penché sur un buisson de roses et que le soleil mourant traverse de sa lumière,» faiblement souriante, «pareille à une naïade qui au fond d'une source regarde le déclin du jour.» Voici la changeante Madeline, soudain rieuse, puis soudain boudeuse, puis encore gaie, puis encore fâchée, puis incertaine entre les deux, étranges sourires, «délicieuses colères qui ressemblent à de petits nuages frangés par le soleil[187].» Le poëte revenait avec complaisance sur toutes les choses fines et exquises. Il les caressait si soigneusement que ses vers parfois semblaient recherchés, affectés, presque précieux. Il y mettait trop d'ornement et de ciselures; il avait l'air d'être épicurien en fait de style et aussi en fait de beauté. Il cherchait de jolies scènes rustiques, de touchants souvenirs, des sentiments curieux ou purs. Il en faisait des élégies, des pastorales et des idylles. Il composait dans tous les tons et se plaisait à éprouver les émotions de tous les siècles. Il écrivait sainte Agnès, Siméon Stylite, Ulysse, Œnone, sir Galahad, lady Clare, Fatima, la Belle au bois dormant. Il imitait tour à tour Homère et Chaucer, Théocrite et Spenser, les vieux poëtes anglais et les anciens poëtes arabes. Il animait tour à tour les petits événements réels de la vie anglaise et les grandes aventures fantastiques de la chevalerie éteinte. Il était comme ces musiciens qui mettent leur archet au service de tous les maîtres. Il se promenait dans la nature et dans l'histoire, sans parti pris, sans passion âpre, occupé à sentir, à goûter, à cueillir partout, dans les jardinières des salons comme sur la haie des cottages, les fleurs rares ou champêtres dont le parfum ou l'éclat pouvait le charmer ou l'amuser. On en jouissait avec lui; on respirait les gracieux bouquets qu'il savait si bien faire; on acceptait de préférence ceux qu'il prenait dans la campagne; on trouvait que nulle part son talent n'était plus à l'aise. On admirait combien ce regard minutieux et ce sentiment délicat savaient en saisir et en interpréter les aspects mobiles. On oubliait dans le Cygne mourant que le sujet était presque usé et l'intérêt un peu faible, pour savourer des vers comme ceux-ci:
Quelques pics bleus dans le lointain s'élevaient,—et blanche sur la froide blancheur du ciel—brillait leur couronne de neige.—Un saule se penchait en pleurant sur la rivière,—et secouait le flot quand le vent soupirait.—Au-dessus, dans le vent courait l'hirondelle,—qui se pourchassait elle-même dans ses sauvages caprices;—et plus loin, à travers le marais vert et tranquille,—les canaux enchevêtrés dormaient,—tachés de pourpre, de vert, et de jaune[188].
Mais ces peintures mélancoliques ne le montraient point tout entier; on allait avec lui dans le pays du soleil, vers les molles voluptés des mers méridionales; on revenait par un attrait insensible aux vers où il peint les compagnons d'Ulysse qui, assoupis sur la terre des Lotos, rêveurs heureux comme lui-même, oubliaient la patrie et renonçaient à l'action.
Une terre d'eaux courantes: quelques-unes, comme une fumée qui descend,—laissent tomber lentement leur voile de fine gaze;—d'autres, lancées à travers des ombres et des clartés vacillantes,—roulaient avec un bruit assoupissant leur nappe d'écume.—Ils voyaient la rivière luisante rouler vers l'Océan,—sortie du milieu des terres; bien loin, trois cimes de montagnes,—trois tours silencieuses de neige antique—se dressaient rougies par le soleil couchant, et le pin ombreux,—humecté de rosée, montait au-dessus des taillis entrelacés.
Il y a ici une musique suave, qui tombe plus doucement—que les pétales des roses épanouies sur le gazon,—que les rosées de la nuit sur les eaux calmes—entre des parois de granit sombre dans un creux qui luit;—une musique qui se pose plus mollement sur l'âme—que des paupières lassées sur des yeux lassés;—une musique qui amène un doux sommeil du haut des cieux bienheureux.—Il y a ici de fraîches mousses profondes,—et à travers les mousses rampent les lierres,—et dans le courant pleurent les fleurs aux longues feuilles,—et sur les corniches rocheuses le pavot pend endormi.
Regardez; au milieu du bois, sur la branche,—la feuille pliée sort du bouton,—sollicitée par la brise caressante;—elle devient verte et large et ne prend point de souci,—toute baignée de soleil à midi, et, sous la lune,—nourrie de rosée nocturne; puis elle jaunit,—tombe et descend en flottant à travers l'air.—Regardez; adoucie par la lumière d'été,—la pomme juteuse devenue trop mûre—se détache par une nuit silencieuse d'automne.—Selon la longueur des jours qui lui sont accordés,—la fleur s'épanouit à sa place,—s'épanouit et se flétrit et tombe, et n'a point de travail,—solidement enracinée dans le sol fertile.
Qu'il est doux, pendant que la brise tiède en chuchotant nous caresse de son souffle,—appuyés sur des couches d'amarante et de moly[189],—nos calmes paupières à demi baissées,—sous les voûtes sacrées du ciel sombre,—de suivre la longue rivière brillante qui traîne lentement—ses eaux en quittant la colline empourprée;—d'entendre les échos humides qui s'appellent—de caverne en caverne à travers les épaisses vignes entrelacées;—d'entendre les eaux qui tombent avec des teintes d'émeraude,—à travers les guirlandes tressées de l'acanthe divine;—entendre et voir seulement dans le lointain la vague étincelante;—rien que l'entendre serait doux;—rien que l'entendre et sommeiller sous les pins[190].
II
Ce charmant rêveur n'était-il qu'un dilettante? On aimait à se le figurer ainsi; on le trouvait trop heureux pour lui permettre les passions violentes. La gloire lui était venue aisément et vite: il en avait joui dès trente ans. La reine avait consacré la faveur publique en le nommant poëte lauréat. Un grand romancier l'avait déclaré plus véritablement poëte que lord Byron, et soutenait qu'on n'avait rien vu d'aussi parfait depuis Shakspeare. L'étudiant logeait ses livres dans sa chambre d'Oxford, entre un Euripide annoté et un manuel de philosophie scolastique. Les jeunes dames les trouvaient dans leur corbeille de mariage. On le disait riche, adoré des siens, admiré de ses amis, aimable, exempt d'affectation, naïf même. Il vivait à la campagne, principalement dans l'île de Wight, parmi des livres et des fleurs, à l'abri des tracasseries, des rivalités et des assujettissements du monde, et l'on imaginait volontiers sa vie comme un beau songe, aussi doux que ceux qu'il nous avait donnés.
On regarda de plus près cependant, et l'on vit qu'il y avait un foyer de passion sous cette surface unie. Un vrai tempérament poétique n'en manque jamais. Il sent trop vivement pour être paisible. Quand on vibre au moindre attouchement, on palpite et on frémit sous les grands chocs. Déjà çà et là, dans ses peintures de la campagne et de l'amour, un vers éclatant traversait de sa couleur ardente le dessin correct et calme. Il avait senti cet étrange épanouissement de puissances inconnues qui subitement tient l'homme immobile[191] les yeux fixes devant la beauté qui se révèle. Le propre du poëte, c'est d'être toujours jeune et éternellement vierge: Pour nous autres, gens du commun, les choses sont usées; soixante siècles de civilisation ont terni leur fraîcheur originelle; elles sont devenues vulgaires; nous ne les apercevons plus qu'à travers un voile de phrases toutes faites; nous nous servons d'elles, nous ne les comprenons plus; nous ne voyons plus en elles des fleurs splendides, mais de bons légumes; la riche forêt primitive n'est plus pour nous qu'un potager bien aligné et trop connu. Au contraire, le poëte est devant ce monde comme le premier homme au premier jour. En un instant nos catalogues, nos raisonnements, tout l'attirail des souvenirs et des préjugés disparaît de sa mémoire; les choses lui semblent neuves; il est étonné et il est ravi; un flot impétueux de sensations arrive en lui et l'oppresse; c'est la séve toute-puissante de l'invention humaine qui, arrêtée chez nous, recommence à couler chez lui. Les sots l'appellent fou; la vérité est qu'il est clairvoyant; car nous avons beau être inertes, la nature est toujours vivante; ce soleil qui se lève est aussi grand qu'à la première aurore; ces fleuves qui roulent, ces plantes qui pullulent, ces passions qui frémissent, ces forces qui précipitent le tourbillon tumultueux des êtres, aspirent et combattent du même élan qu'à leur naissance; le cœur immortel de la nature palpite encore, soulevant son enveloppe brute, et ses battements retentissent dans le cœur du poëte quand ils n'ont plus d'écho chez nous. Celui-ci les a sentis, non pas toujours; mais deux ou trois fois du moins il a osé les faire entendre. Nous avons retrouvé l'accent libre de l'émotion pleine, et nous avons reconnu une voix d'homme dans ces vers sur Locksley Hall:
Sa joue était pâle et plus mince qu'il ne fallait pour son âge;—et ses yeux, avec une attention muette, étaient suspendus à tous mes mouvements.
Et je lui dis: «Ma cousine Amy, parle-moi et dis-moi la vérité.—Fie-t'en à moi, cousine. Tout le courant de mon être va vers toi.»
Sur sa joue et sur son front pâles vint une couleur avec une lumière,—comme j'ai vu jaillir soudain une rougeur rose dans la nuit du nord.
Et elle se tourna,—son sein secoué par un soudain orage de soupirs.—Toute son âme brillait comme une aube dans la profondeur de ses yeux noirs.
Elle me dit: «J'ai caché mon sentiment, craignant qu'il ne me fît tort.»—Elle me dit: «M'aimes-tu, cousin?» Et pleurant: «Il y a longtemps que je t'aime.»
L'Amour prit le sablier du Temps et le retourna dans ses mains étincelantes.—Chaque moment, sous la secousse légère, s'écoula en sables d'or....
Bien des matins, sur la bruyère, nous avons entendu les taillis frémir;—et son souffle faisait affluer dans mes veines toute la plénitude du printemps.
Bien des soirs, auprès des eaux nous avons suivi les grands navires,—et nos âmes s'élançaient l'une dans l'autre à l'attouchement de nos lèvres.
Ô ma cousine au cœur faible! ô mon Amy qui n'es plus mienne!—Ô la triste, la triste bruyère! Ô le stérile, le stérile rivage!
Plus fausse que tout ce que le rêve peut sonder, plus fausse que tout ce que les chansons ont chanté,—poupée sous la menace d'un père, esclave d'une langue de mégère.
Est-ce bien de te souhaiter heureuse?—Après m'avoir connu,—descendre jusqu'à un cœur plus étroit que le mien!
Et cela sera. Tu vas t'abaisser jusqu'à son niveau jour par jour.—Ce qu'il y a de délicat en toi deviendra grossier pour s'assimiler à son limon.
Comme est le mari ainsi est la femme. Tu es accouplée à un rustre,—et la pesanteur de sa nature te fera tomber aussi bas que lui.
Il te tiendra, quand sa passion aura usé sa force nouvelle,—pour quelque chose d'un peu mieux que son chien, et qu'il aimera un peu plus que son cheval.
Qu'est-ce qu'il a? Ses yeux sont appesantis et vitreux; oublie que c'est de vin.—Va à lui; c'est ton devoir; embrasse-le; prends sa main dans la tienne.
Peut-être que monseigneur est las, que sa cervelle est surchargée;—amuse-le de tes plus légères imaginations, caresse-le de tes plus délicates pensées.
Il te répondra à propos, et des choses aisées à comprendre....—Mieux vaudrait que tu fusses morte devant moi, quand je t'aurais tuée de mes mains[192].
Ceci est bien franc et bien fort. Maud parut, qui l'était davantage. La verve y éclatait avec toutes ses inégalités, toutes ses familiarités, tous ses abandons, toutes ses violences. Le poëte si correct, si mesuré, se livrait, semblait penser, pleurer tout haut. Ce livre est le journal intime d'un jeune homme triste, aigri par de grands malheurs de famille, par de longues méditations solitaires, qui peu à peu se sent pris d'amour, ose le dire, et se trouve aimé. Il ne chante pas, il parle; ce sont les mots risqués, négligés, de la conversation ordinaire; ce sont les détails de la vie domestique; c'est la description d'une toilette, d'un dîner politique, d'un sermon, d'une messe de village. La prose de Dickens et de Thackeray ne serrait pas de plus près les mœurs réelles et présentes. Et tout à côté la poésie la plus magnifique foisonnait et fleurissait, comme en effet elle fleurit et elle foisonne au milieu de nos vulgarités. Le sourire d'une jeune fille parée, un éclair de soleil sur une mer violente ou sur une touffe de roses jette tout d'un coup dans les âmes passionnées ces illuminations subites. Quels vers que ceux où il se peint dans son petit jardin sombre, «écoutant la marée et le rugissement sinistre de ses lourdes lames, puis le cri de la grève désespérée que la vague arrache et entraîne;» tantôt contemplant au bout de l'horizon «la mer, fleur d'azur liquide, et son silencieux croissant, anneau étoilé de saphirs, anneau de mariage de la terre[193]!» Quelle fête dans son cœur quand il est aimé! quelle folie dans ses cris, dans cette ivresse, dans cette tendresse qui voudrait se répandre sur tous les êtres et appeler tous les êtres au spectacle et au partage de son bonheur! comme à ses yeux tout se transfigure! et comme incessamment il se transforme lui-même! De la gaieté, puis des extases, puis des miévreries, puis de la satire, puis des effusions, tous les prompts mouvements, toutes les variations brusques, comme d'un feu qui pétille et flamboie, et renouvelle à chaque instant sa forme et sa teinte; que l'âme est riche, et comme elle sait vivre cent ans en un jour! Surpris et insulté par le frère, il le tue en duel et perd celle qu'il aimait. Il s'enfuit, on le voit qui erre dans Londres. Quel triste contraste que celui de la grande ville affairée, indifférente, et d'un homme seul poursuivi par une douleur vraie! On le suit parmi les carrefours bruyants, le long du brouillard jaunâtre, sous le soleil morne qui se lève au-dessus de la rivière comme un boulet rouge, et on écoute, le cœur serré, les profonds sanglots, l'agitation insensée d'une âme qui veut et ne peut s'arracher à ses souvenirs. Le désespoir croît, et à la fin la rêverie devient vision: «Mort, mort, mort depuis longtemps!—Et mon cœur est une poignée de poussière,—et les roues passent par-dessus ma tête,—et mes os sont secoués douloureusement,—car ils les ont jetés dans un étroit tombeau,—seulement trois pieds au-dessous de la rue,—et les pieds des chevaux frappent, frappent,—les pieds des chevaux frappent—frappent jusque dans mon crâne et dans ma cervelle,—avec un flot qui ne cesse jamais de pieds qui passent.—Ô mon Dieu, pourquoi ne m'ont-ils pas enterré assez profondément!—Était-ce humain de me faire une tombe si rude,—à moi qui ai toujours eu le sommeil léger?—Peut-être ne suis-je encore qu'à demi mort.—Alors je ne suis pas tout à fait muet.—Je crierai aux pas qui vont sur ma tête,—et quelqu'un sûrement, quelque bon cœur viendra—pour m'enterrer, pour m'enterrer—plus avant, ne serait-ce qu'un peu plus avant[194]....» Il se ranime pourtant, et peu à peu se relève. La guerre vient, la guerre libérale et généreuse, la guerre contre la Russie, et le grand cœur viril se guérit par l'action et par le courage de la profonde blessure de l'amour.
«Et j'étais debout sur le pont d'un navire géant, et je mêlais mon souffle—à celui d'un peuple loyal qui poussait un cri de bataille.—Désormais la pensée noble sera plus libre sous le soleil,—et le cœur d'une nation battra d'un seul désir.—Car la longue, la longue gangrène de la paix est ôtée et lavée,—et à présent, le long des abîmes de la Baltique et de la Crimée,—sous la gueule grimaçante des mortelles forteresses, on voit flamboyer—la fleur de la guerre, rouge de sang avec un cœur de feu[195].»
Cette explosion de sentiment a été la seule; Tennyson n'a pas recommencé. Malgré la fin qui était morale, on cria qu'il imitait Byron; on s'emporta contre ces déclarations amères; on crut retrouver l'accent révolté de l'école satanique; on blâma ce style décousu, obscur, excessif; on fut choqué des crudités et des disparates; on rappela le poëte à son premier style si bien proportionné. Il fut découragé, quitta la région des orages et rentra dans son azur. Il eut raison, il y était mieux qu'ailleurs. Une âme fine peut s'emporter, atteindre parfois la fougue des êtres les plus violents et les plus forts; des souvenirs personnels, dit-on, lui avaient fourni la matière de Maud et de Locksley Hall; avec une délicatesse de femme, il avait eu des nerfs de femme. L'accès passé, il retomba «dans ses langueurs dorées,» dans son tranquille rêve. Après Locksley Hall, il avait écrit la Princesse; après Maud, il écrivit les Idylles du Roi.
III
La grande affaire pour un artiste est de rencontrer des sujets qui conviennent à son talent. Celui-ci n'y a pas toujours réussi. Son long poëme In memoriam, écrit à la louange et au souvenir d'un ami mort jeune, est froid, monotone et trop joliment arrangé. Il mène le deuil, mais en gentleman correct, avec des gants parfaitement neufs, essuie ses larmes avec un mouchoir de batiste, et manifeste pendant le service religieux qui termine la cérémonie toute la componction d'un laïque respectueux et bien appris. C'est ailleurs qu'il trouvera ses sujets. Être heureux poétiquement, voilà l'objet d'un poëte dilettante. Pour cela il faut bien des choses. Il faut d'abord que le lieu, les événements et les personnages n'existent pas. Les choses réelles sont grossières, et toujours laides par quelque endroit; à tout le moins, elles sont pesantes; nous ne les manions pas à notre gré, elles oppriment l'imagination; au fond, il n'y a de vraiment doux et de vraiment beau dans notre vie que nos rêves. Nous sommes mal à notre aise tant que nous restons collés au sol, clopinant sur nos deux pieds qui nous traînent misérablement çà et là dans l'enclos où nous sommes parqués. Nous avons besoin de vivre dans un autre monde, de voler dans le grand royaume de l'air, de bâtir des palais dans les nuages, de les voir se faire et se défaire, de suivre dans un lointain vaporeux les caprices de leur architecture mouvante et les enroulements de leurs volutes d'or. Il faut encore que dans ce monde fantastique tout soit agréable et beau, que le cœur et les sens en jouissent, que les objets y soient riants ou pittoresques, que les sentiments y soient délicats ou élevés, que nulle crudité, nulle disparate, nulle brutalité, nulle sauvagerie, ne vienne tacher par son excès l'harmonie nuancée de cette perfection idéale. Ceci conduit le poëte vers les légendes de la chevalerie; voilà le monde fantastique, magnifique aux yeux, noble et pur par excellence, où l'amour, la guerre, les aventures, la générosité, la courtoisie, tous les spectacles et toutes les vertus qui conviennent aux instincts de nos races européennes, se sont assemblés pour leur offrir l'épopée qu'elles aiment et le modèle qui leur convient.
IV
La Princesse est une féerie sentimentale comme celles de Shakspeare. Tennyson cette fois a pensé et senti en jeune chevalier de la Renaissance. Le propre de ce genre d'esprit est une surabondance et comme un regorgement de séve. Il y a chez les personnages de la Princesse, comme chez ceux d'As you like it, un trop plein d'imagination et d'émotions. Ils fouillent, pour exprimer leur pensée, dans tous les siècles et dans tous les pays; ils emportent le discours jusqu'aux témérités les plus abandonnées; ils enveloppent et chargent toute idée d'une image éclatante qui traîne et luit autour d'elle comme une robe de brocart constellée de pierreries. Leur nature est trop riche; à chaque secousse, il se fait en eux comme un ruissellement de joie, de colère ou de désirs; ils vivent plus que nous, plus chaudement et plus vite. Ils sont excessifs, raffinés, prompts aux larmes, au rire, à l'adoration, à la plaisanterie, enclins à mêler l'une à l'autre, précipités par une verve nerveuse à travers les contrastes et jusqu'aux extrêmes. Ils fourragent dans la prairie poétique, avec des caprices et des joies impétueuses et changeantes. Pour contenter la subtilité et la surabondance de leur invention, ils ont besoin de féeries et de mascarades. En effet, la Princesse est une féerie et une mascarade. La belle Ida, fille du roi de Gama, qui est un monarque du Sud (ces contrées ne sont pas sur la carte), a été fiancée toute enfant à un beau prince du Nord. L'âge venu, on la réclame. Elle, fière et toute nourrie de doctes raisonnements, s'est irritée de la domination des hommes, et pour affranchir les femmes, a fondé sur la frontière une Université qui relèvera son sexe et sera la colonie d'où sortira l'égalité future. Le prince part avec Cyril et Florian, deux amis, obtient permission du bon vieux Gama, et, déguisé en fille, entre dans l'enceinte virginale, où nul ne peut pénétrer sous peine de mort. Il y a une grâce charmante et moqueuse dans cette peinture d'une Université de filles. Le poëte joue avec la beauté; nul badinage n'est plus romanesque ni plus tendre. On sourit d'entendre les gros mots savants échappés de ces lèvres roses. «Les voilà le long des bancs comme des colombes au matin sur le chaume du toit, quand le soleil tombe sur leurs blanches poitrines;» elles écoutent des tirades d'histoire et des promesses de rénovation sociale, en robes de soie lilas, avec des ceintures d'or, «splendides comme des papillons qui viennent d'éclore;» parmi elles une enfant, Mélissa, «une blonde rose, pareille à un narcisse d'avril, les lèvres entr'ouvertes,—et toutes ses pensées visibles au fond de ses beaux yeux,—comme les agates du sable qui semblent ondoyer et flotter au matin,—dans les courants de cristal de la mer transparente[196].»—Et croyez que l'endroit aide à la magie. Ce vilain mot de collége et de Faculté ne rappelle chez nous que des bâtiments étriqués et sales, qu'on prendrait pour des casernes où des hôtels garnis. Ici, comme dans une Université anglaise, les fleurs montent le long des portiques, les vignes entourent les pieds des statues, les roses jonchent les allées de leurs pétales; des touffes de laurier croissent autour des porches, les cours dressent leur architecture de marbre, bosselées de frises sculptées, parsemées d'urnes d'où pend la chevelure verte des plantes. Au milieu ondoie une fontaine, et «les Muses et les Grâces, trois par trois, l'entourent de leurs groupes.» Après la leçon, les unes, dans l'herbe haute des prairies, caressent des paons apprivoisés; d'autres, «appuyées sur une balustrade,—au-dessus de la campagne empourprée, respirent la brise,—qui, gorgée par les senteurs des innombrables roses,—vient battre leurs paupières de son parfum[197].» On reconnaît à chaque geste, à chaque attitude, des jeunes filles anglaises; c'est leur éclat, leur fraîcheur, leur innocence. Et çà et là aussi on aperçoit la profonde expression de leurs grands yeux rêveurs. «Des larmes, chante l'une d'elles, de vaines larmes, je ne sais pas ce qu'elles veulent dire.—Des larmes sorties de la profondeur de quelque divin désespoir—s'élèvent dans le cœur et se rassemblent dans les yeux—lorsqu'on regarde les heureux champs de l'automne—et qu'on pense aux jours qui ne sont plus[198].»—Voilà la volupté exquise et étrange, la rêverie pleine de délices et aussi d'angoisses, le frémissement de passion délicate et mélancolique que vous avez déjà trouvés dans Winter's Tale ou dans la Nuit des Rois.
Ils sont partis avec la princesse et son cortége, tous à cheval, et s'arrêtent dans une gorge auprès d'un taillis, «pendant que le soleil s'élargit aux approches de sa mort, et qu'au-dessus des prairies se détachent les hauteurs roses.» Cyril, échauffé par le vin, commence une chanson de cabaret, et se découvre. Ida, indignée, veut partir; son pied glisse, elle tombe dans la rivière; le prince la sauve et veut fuir. Mais il est saisi par les gardiennes et amené devant le trône où la hautaine jeune fille se tient debout prête à prononcer la sentence. À ce moment un grand tumulte s'élève, et l'on aperçoit dans la cour un spectacle étrange. «De la salle illuminée partaient de longs ruissellements de splendeur oblique—qui tombaient sur une presse—d'épaules de neige serrées comme des brebis en troupeau,—sur un arc-en-ciel de robes, sur des diamants, sur des yeux de diamant,—sur l'or des habits, sur des cheveux d'or. Çà et là,—elles ondoyaient ainsi que des fleurs sous l'orage, les unes rouges, d'autres pâles,—toutes la bouche ouverte, toutes les yeux vers la lumière,—quelques-unes criant qu'il y avait une armée dans le pays,—d'autres qu'il y avait des hommes jusque dans les murs;—et d'autres qu'elles ne s'en souciaient point, jusqu'à ce que leur clameur monta,—comme celle d'une nouvelle Babel.... Au-dessus d'elles se dressaient debout—les sereines Muses de marbre, la paix dans leurs grands yeux[199].» C'est que le père du prince est venu avec son armée pour le délivrer et a saisi le roi Gama comme otage. La voilà obligée de relâcher le jeune homme; elle vient sur lui les narines gonflées, les cheveux flottants, la tempête dans le cœur, et le remercie avec une ironie amère: «Vous vous êtes bien conduit et comme un gentilhomme, et comme un prince. Et vous avez bon air aussi dans vos habits de femme.» Elle est toute palpitante d'orgueil blessé; elle balbutie, elle veut, puis elle ne veut plus; elle tâche de se contraindre pour mieux insulter, et tout d'un coup elle éclate: «Vous qui avez osé forcer nos barrières et duper nos gardiennes, et nous froisser, et nous mentir, et nous outrager!—Moi, t'épouser! moi votre fiancée, votre esclave! Non, quand tout l'or qui gît dans les veines de la terre serait entassé pour faire votre couronne, et quand toute langue parlante vous appellerait seigneur.—«Seigneur! votre fausseté et votre visage nous sont en dégoût. Je marche sur vos offres et sur vous. Partez. Qu'on le pousse hors des portes[200]!» Comment amollir ce cœur farouche enfiévré de colère féminine, aigri par le désappointement et l'offense, exalté par de longs rêves de puissance et de primauté et que sa virginité rend plus sauvage! Mais comme la colère lui sied, et qu'elle est belle! Et comme cette fougue de sentiment, cette altière déclaration d'indépendance, cette chimérique ambition de réformer l'avenir révèlent la générosité et la hauteur d'un cœur jeune et épris du beau! On convient que la querelle sera décidée par un combat de cinquante contre cinquante. Le prince est vaincu, et Ida le voit sanglant sur le sable. Lentement, par degrés, en dépit d'elle-même, elle cède aux prières, recueille les blessés dans son palais et vient au lit du mourant. Devant sa langueur et son délire, la pitié éclot, puis la tendresse, puis l'amour, «comme une campanule des Alpes, humide de larmes matinales, auprès de quelque froid glacier, fragile d'abord et faible, mais qui de jour en jour prend de l'éclat[201].» Un soir, il revient à lui, épuisé, les yeux encore troublés de visions funèbres; il la voit flotter devant lui comme un rêve, ouvre péniblement ses lèvres pâles, et lui dit tout bas: «Si vous êtes cette Ida que j'ai connue,—je ne vous demande rien; mais si vous êtes un songe,—doux songe, achevez-vous. Je mourrai cette nuit;—baissez-vous, et faites semblant de m'embrasser avant que je meure[202].—Elle se retourna; elle s'arrêta;—elle se baissa; et avec un grand tremblement de cœur,—nos lèvres se rencontrèrent. Du fond de ma langueur jaillit un cri,—l'Amour couronné s'élançant des bords de la mort,—et tout le long des veines frémissantes l'âme monta,—et se colla dans un baiser de feu sur la bouche d'Ida. Je retombai en arrière, et de mes bras elle se leva,—toute rougissante d'une noble honte.—Toute la fausse enveloppe avait glissé à ses pieds comme une robe,—et la laissait femme, plus aimable que l'autre,—l'Immortelle, lorsqu'elle sortit de l'abîme stérile pour conquérir tout par l'amour, et que le long de son corps le cristal ruisselant coulait,—et qu'elle volait au loin le long des îles empourprées,—nue comme une double lumière dans l'air et dans la vague[203].» Voilà l'accent de la Renaissance, tel qu'il est sorti du cœur de Spenser et de Shakspeare; ils ont eu cette adoration voluptueuse de la forme et de l'âme, et ce divin sentiment de la beauté.
V
Il y a une autre chevalerie qui ouvre le moyen âge comme celle-ci le ferme, chantée par des enfants comme celle-ci par des jeunes gens, et retrouvée dans les Idylles du roi comme celle-ci dans la Princesse. C'est la légende d'Arthur, de Merlin et des chevaliers de la Table-Ronde. Avec un art admirable, Tennyson en a renouvelé les sentiments et le langage; cette âme flexible prend tous les tons pour se donner tous les plaisirs. Cette fois il s'est fait épique, antique et naïf, comme Homère et comme les vieux trouvères des chansons de Geste. Il est doux de sortir de notre civilisation savante, de remonter vers l'âge et les mœurs primitives, d'écouter le paisible discours qui coule abondamment et lentement comme un fleuve sur une pente unie. Le propre de l'ancienne épopée est la clarté et le calme. Les idées viennent de naître; l'homme est heureux et encore enfant. Il n'a pas eu le temps de raffiner, de ciseler et d'enluminer sa pensée; il la montre toute nue. Il n'est point encore aiguillonné par des convoitises multipliées; il pense à loisir. Toute idée l'intéresse; il la développe curieusement; il l'explique. Son discours ne bondit jamais; il va pas à pas d'un objet à l'autre, et tout objet lui semble beau; il s'arrête, il regarde et se complaît à regarder. Cette simplicité et cette paix sont étranges et charmantes; on se laisse aller, on est bien, on ne désire pas aller plus vite; il semble que volontiers on resterait toujours ainsi. Car la pensée primitive est la pensée saine; nous n'avons fait que l'altérer par les greffes et la culture; nous y revenons comme dans notre fonds le plus intime pour y trouver le contentement et le repos.
Mais entre toutes les épopées, ce qui distingue celle de la Table-Ronde, c'est la pureté. Arthur, «le roi irréprochable,» a assemblé «cette glorieuse compagnie, la fleur des hommes, pour servir de modèle au vaste monde, et pour être le beau commencement d'un âge. Il leur a fait mettre leurs mains dans les siennes, jurer de respecter leur roi comme s'il était leur conscience, et leur conscience comme si elle était leur roi; de ne point dire de calomnie et de n'en point écouter; de passer leur douce vie dans la plus pure chasteté; de n'aimer qu'une jeune fille, de s'attacher à elle; de lui offrir pour culte des années de nobles actions.» Il y a une sorte de plaisir raffiné à manier un pareil monde; car il n'y en a point où puissent naître de plus pures et de plus touchantes fleurs. Je n'en montrerai qu'une, Elaine, «le lis d'Astolat,» qui, ayant vu Lancelot une seule fois, l'aime à présent qu'il est parti, et pour toute sa vie. Elle garde dans la tourelle le bouclier qu'il a laissé, et tous les jours elle y monte pour le contempler, comptant les marques des coups de lance et vivant de ses rêves. Il est blessé, elle va le soigner et le guérit. Et cependant elle murmurait: «En vain; en vain; cela ne peut pas être. Il ne m'aimera pas. Quoi donc, faut-il que je meure?»—«Puis, comme un pauvre petit oiseau innocent—qui n'a qu'un simple chant de quelques notes,—répète son simple chant et le répète toujours, pendant toute une matinée d'avril, jusqu'à ce que l'oreille—se lasse de l'entendre, ainsi l'innocente enfant—allait la moitié de la nuit répétant: «Faut-il que je meure[204]?» Elle se déclare enfin, avec quelle pudeur et de quel élan! Mais il ne peut l'épouser, il est lié à une autre. Elle languit et s'affaisse; on veut la consoler, elle ne le veut pas; on lui dit que Lancelot est coupable avec la reine; elle ne le croit pas. Elle dit à ses frères: «Chers frères, vous aviez coutume, quand j'étais une petite fille, de me prendre avec vous dans le bateau du batelier, et de remonter avec la marée la grande rivière. Seulement vous ne vouliez pas passer au delà du cap où est le peuplier. Et je pleurais parce que vous ne vouliez pas aller au delà, et remonter bien loin la rivière luisante, jusqu'à ce que nous eussions trouvé le palais du roi. À présent, j'irai[205].» Elle meurt, et, selon sa dernière prière, ils l'emportent «comme une ombre à travers les champs qui brillent dans leur pleine fleur d'été,» et la posent sur la barque toute tendue de velours noir. La barque remonte poussée par la marée, «et la morte avec elle, dans sa main droite un lis, dans sa main gauche—une lettre qu'elle avait dictée, toute sa chevelure blonde ruisselant autour d'elle.—Et tout le linceul était de drap d'or—ramené jusqu'à la ceinture; elle-même tout en blanc,—excepté son visage, et ce visage aux traits si purs—était aimable, car elle ne semblait point morte,—mais profondement endormie, et reposait en souriant[206].» Elle arrive ainsi dans un grand silence, et le roi Arthur lit la lettre devant tous les chevaliers et toutes les dames qui pleurent: «Très-noble seigneur, sir Lancelot du Lac,—moi qu'on appelait quelquefois la vierge d'Astolat,—je viens ici, car vous m'avez quittée sans prendre congé de moi;—je viens ici afin de prendre pour la dernière fois congé de vous.—Je vous aimais, et mon amour n'a point eu de retour.—C'est pourquoi mon fidèle amour a été ma mort.—C'est pourquoi, devant notre dame Ginèvre—et devant toutes les autres dames, je fais ma plainte.—Priez pour mon âme et accordez-moi la sépulture.—Prie pour mon âme, toi aussi, sir Lancelot,—car tu es un chevalier sans égal[207].» Rien de plus; elle finit sur ce dernier mot, plein d'un regret si triste et d'une admiration si tendre: on aurait peine à trouver quelque chose de plus simple et de plus délicat.
Il semble qu'un archéologue puisse refaire tous les styles, excepté le grand, et celui-ci a tout refait, jusqu'au grand style. C'est le soir de la dernière bataille; tout le jour le tumulte de la grande mêlée «a roulé le long des montagnes près de la mer d'hiver;» un à un les chevaliers d'Arthur sont tombés; il est tombé lui-même, le crâne fendu à travers le casque, et sire Bedivere, son dernier chevalier, l'a porté tout près de là, «dans une chapelle brisée avec une croix brisée, debout sur une noire bande de terre stérile. D'un côté était l'Océan, de l'autre une grande eau; et la lune était pleine[208].» Arthur, sentant qu'il va mourir, lui dit de prendre son épée Excalibur; car il l'a reçue des fées de la mer, et il ne faut pas qu'après lui homme mortel mette la main sur elle. Deux fois sire Bedivere part pour faire la volonté du roi: deux fois il s'arrête et revient dire faussement au roi qu'il a jeté l'épée; car ses yeux sont éblouis par la merveilleuse broderie de diamants qui fleuronnent et luisent autour de la poignée. La troisième fois enfin il la lance: «La grande épée jeta des éclairs sous la splendeur de la lune,—et fit dans l'air une arche de clarté,—comme le rayonnement d'aube boréale—qui jaillit lorsque les îles mouvantes de l'hiver s'entrechoquent—la nuit, parmi les bruits de la mer du Nord.—Mais avant que l'épée eût touché la surface,—un bras s'éleva, vêtu de velours blanc, mystique, merveilleux,—et la saisit par la poignée, et la brandit trois fois;—puis s'enfonça avec elle dans la mer[209].» Alors Arthur, se soulevant douloureusement et respirant avec peine, ordonne à sire Bedivere de le charger sur ses épaules et de le porter jusqu'au rivage. «Hâte-toi, hâte-toi, car je crains qu'il ne soit trop tard, et je crois que je vais mourir.» Ils arrivent ainsi, le long des cavernes glacées et des roches retentissantes, jusqu'au bord du lac où «s'étalent les longues gloires de la lune d'hiver.»—«Là s'était arrêtée une barque sombre,—noire comme une écharpe funèbre de la proue à la poupe;—tout le pont était couvert de formes majestueuses,—avec des robes noires et des capuchons noirs, comme en songe; auprès d'elles,—trois reines avec des couronnes d'or; de leurs lèvres partit—un cri qui monta en frémissant jusqu'aux étoiles palpitantes.—Et comme si ce n'était qu'une voix, il y eut un grand éclat de lamentations, pareil à un vent qui crie—toute la nuit dans une terre déserte, où personne ne vient—et n'est venu depuis le commencement du monde[210]. Alors Arthur murmura: Place-moi dans la barque.—Ils vinrent à la barque; là les trois reines—étendirent leurs mains et prirent le roi et pleurèrent.—Mais celle qui était la plus grande entre elles toutes,—et la plus belle, mit la tête du roi dans son giron—et défit le casque brisé, et l'appela par son nom en pleurant tout haut[211].» La barque se détache, et Arthur, élevant sa voix lente, console sire Bedivere qui s'afflige sur le rivage, et prononçant ces paroles d'adieu, héroïques et solennelles: «Le vieil ordre change, cédant la place au nouveau;—et Dieu s'accomplit lui-même en plusieurs façons,—de peur qu'une bonne coutume étant seule ne corrompe le monde.—Si tu ne dois plus voir ma face, prie pour moi; plus de choses sont accomplies par la prière que ce monde ne l'imagine.—Car par elle la terre, ronde tout entière en toutes ses parties,—est liée comme par des chaînes d'or aux pieds de Dieu. Mais à présent adieu; je m'en vais pour un long voyage—avec ceux-là que tu vois, si en effet je m'en vais—(car toute mon âme est obscurcie de doutes) vers l'île et la vallée d'Avilion,—où ne tombe point de pluie, ni de grêle, ni de neige,—et où même le vent ne souffle jamais rudement; mais elle repose—enveloppée de profondes prairies, heureuse, belle avec des pelouses sous des vergers,—et des creux pleins d'arbres couronnés par une mer d'été—où je me guérirai de ma douloureuse blessure[212].» Je crois que depuis Gœthe on n'a rien vu de plus calme et de plus imposant.
Comment rassembler en quelques mots tous les traits de ce talent si multiple? Il est né poëte, c'est-à-dire constructeur de palais aériens et de châteaux imaginaires. Mais la passion personnelle et les préoccupations absorbantes qui ordinairement maîtrisent la main de ses pareils lui ont manqué; il n'a point trouvé en lui-même le plan d'un édifice nouveau; il a bâti d'après tous les autres; il a simplement choisi parmi les formes les plus élégantes, les mieux ornées, les plus exquises. Il n'a pris que la fleur dans leurs beautés. C'est tout au plus si, par occasion, il s'est amusé çà et là à arranger quelque cottage vraiment anglais et moderne. Si, dans ce choix d'architectures retrouvées ou renouvelées, on cherche sa trace, on la devinera çà et là dans quelque frise plus finement sculptée, dans quelque rosace plus délicate et plus gracieuse; mais on ne la trouvera marquée et sensible que dans la pureté et dans l'élévation de l'émotion morale qu'on emportera en sortant de son musée.
 § 2.
LE PUBLIC.
Le poëte favori d'une nation, ce semble, est celui qu'un homme du monde, partant pour un voyage, met le plus volontiers dans sa poche. Aujourd'hui ce poëte serait Tennyson en Angleterre, et Alfred de Musset en France. Les deux publics diffèrent: par suite, leurs genres de vie, leurs lectures et leurs plaisirs. Essayons de les décrire; on comprendra mieux les fleurs en voyant le jardin.
Vous voilà à Newhaven ou à Douvres, et vous courez sur les rails, en regardant autour de vous. Des deux côtés passent des maisons de campagne; il y en a partout en Angleterre, au bord des lacs, sur le rivage des golfes, au sommet des collines, sur tous les points de vue pittoresques. Elles sont le séjour préféré; Londres n'est qu'un rendez-vous d'affaires; c'est à la campagne que les gens du monde vivent, s'amusent et reçoivent. Que cette maison est bien arrangée et jolie! S'il s'est trouvé à côté quelque vieille bâtisse, abbaye ou château, on l'a gardée. L'édifice nouveau a été raccordé avec l'ancien; même seul et moderne, il ne manque point de style; les pignons, les meneaux, les grandes fenêtres, les tourelles nichées à tous les coins ont dans leur fraîcheur un air gothique. Ce cottage même, si modeste, bon pour des gens qui n'ont que trente mille livres de rentes, est agréable à voir avec ses toits pointus, son portique, ses briques brunes vernissées, toutes recouvertes de lierre. Sans doute la grandeur manque le plus souvent; aujourd'hui les gens qui font l'opinion ne sont plus les grands seigneurs, mais les gentlemen riches, bien élevés et propriétaires; c'est l'agrément qui les touche. Mais comme ils s'y entendent! Il y a tout autour de la maison un gazon frais et soyeux comme du velours, qu'on passe au rouleau tous les matins. En face, des rhododendrons énormes font un bouquet éblouissant où murmurent des volées d'abeilles; des guirlandes de fleurs exotiques rampent et tournoient sur l'herbe fine; des chèvrefeuilles grimpent le long des arbres, les roses par centaines, penchées au bord des fenêtres, laissent tomber sur les allées la pluie de leurs pétales. Partout les beaux ormes, les ifs, les grands chênes, précieusement gardés, groupent leurs bouquets ou dressent leurs colonnes. Les arbres de l'Australie et de la Chine sont venus orner les massifs par l'élégance ou la singularité de leurs formes étrangères; le copper beech étend sur la délicate verdure des prairies l'ombre de ses feuilles noirâtres à reflets de cuivre. Que la fraîcheur de cette verdure est délicieuse! Comme elle étincelle, et comme elle regorge de fleurs champêtres lustrées par le soleil! Que de soin, quelle propreté, comme tout est disposé, entretenu, épuré pour le bien-être des sens et pour le plaisir des yeux! S'il y a une pente, on a ménagé des rigoles avec de petites îles au fond de la vallée, toutes peuplées par des touffes de roses; des canards d'espèce choisie nagent dans les bassins, où les nénufars étalent leurs étoiles satinées. Il y a dans l'herbe de grands bœufs couchés, des moutons aussi blancs que s'ils sortaient du lavoir, toutes sortes de bestiaux heureux et modèles, capables de réjouir l'œil d'un amateur et d'un maître. Nous revenons à la maison, et avant d'entrer je regarde la perspective; décidément ils ont le sentiment de la campagne; comme on sera bien, à cette grande fenêtre du parloir, pour contempler le soleil couchant et le large treillis d'or qu'il étale à travers la futaie! Et comme adroitement on a tourné la maison pour que le paysage paraisse encadré au loin entre les collines et de près entre les arbres! Nous entrons. Que tout y est soigné et commode! On y a prévu, devancé les moindres besoins; il n'y a rien que de correct et de perfectionné; on soupçonne tous les objets d'avoir eu le prix, ou du moins une mention à quelque Exposition d'industrie; et le service vaut les objets; la propreté n'est pas plus méticuleuse en Hollande; proportion gardée, ils ont trois fois plus de valets que chez nous; ce n'est pas trop pour les détails minutieux du service. La machine domestique fonctionne sans une interruption, sans un accroc, sans un heurt, chaque rouage à son moment et à sa place, et le bien-être qu'elle distille vient en rosée de miel tomber dans la bouche, aussi vérifié et aussi exquis que le sucre d'une raffinerie modèle lorsqu'il arrive dans son goulot.
Nous causons avec notre hôte. Nous découvrons bien vite que son esprit et son âme ont toujours été en équilibre. Au sortir du collége, il a trouvé sa voie toute faite; il n'a point eu à se révolter contre l'Église, qui est à demi raisonnable, ni contre la Constitution, qui est noblement libérale; la foi et la loi qu'on lui a offertes sont bonnes, utiles, morales, assez larges pour donner abri et emploi à toutes les diversités des esprits sincères. Il s'y est attaché, il les aime, il a reçu d'elles le système entier de ses idées pratiques et spéculatives; il ne flotte point, il ne doute plus, il sait ce qu'il doit croire et ce qu'il doit faire. Il n'est point entraîné par des théories, engourdi par l'inertie, arrêté par les contradictions. Ailleurs la jeunesse est comme une eau qui croupit ou s'éparpille; il y a ici un beau canal antique qui reçoit et dirige vers un but utile et certain tout le flot de son activité et de ses passions. Il agit, travaille et gouverne. Il est marié, il a des fermiers, il est magistrat municipal, il devient homme politique. Il améliore et régit sa paroisse, ses terres et sa famille. Il fonde des associations, il parle dans les meetings, il surveille des écoles, il rend la justice, il introduit des perfectionnements; il use de ses lectures, de ses voyages, de ses liaisons, de sa fortune et de son rang pour conduire amicalement ses voisins et ses inférieurs vers quelque œuvre qui leur profite et qui profite au public. Il est puissant et il est respecté. Il a les plaisirs de l'amour-propre et les contentements de la conscience. Il sait qu'il a l'autorité et qu'il en use loyalement pour le bien d'autrui. Et ce bon état d'esprit est entretenu par une vie saine. Sans doute son esprit est cultivé et occupé; il est instruit, il sait plusieurs langues, il a voyagé, il est curieux de tous les renseignements précis, il est tenu au courant par ses journaux de toutes les idées et de toutes les découvertes nouvelles. Mais en même temps il aime et pratique tous les exercices du corps. Il monte à cheval, il fait à pied de longues promenades, il chasse, il vogue en mer sur son yacht, il suit de près et par lui-même tous les détails de l'élevage et de la culture, il vit en plein air, il résiste à l'envahissement de la vie sédentaire, qui partout ailleurs conduit l'homme moderne aux agitations du cerveau, à l'affaiblissement des muscles et à l'excitation des nerfs. Voilà ce monde élégant et sensé, raffiné en fait de bien-être, réglé en fait de conduite, que ses goûts de dilettante et ses principes de moraliste renferment dans une sorte d'enceinte fleurie et empêchent de regarder ailleurs.
Y a-t-il un poëte qui, mieux que Tennyson, convienne à un pareil monde? Sans être pédant, il est moral; on peut le lire le soir en famille; il n'est point révolté contre la société ni la vie; il parle de Dieu et de l'âme, noblement, tendrement, sans parti pris ecclésiastique; on n'a pas besoin de le maudire comme lord Byron; il n'a point de paroles violentes et abruptes, de sentiments excessifs et scandaleux; il ne pervertira personne. On ne sera point troublé en fermant le livre; on pourra, en le quittant, écouter sans contraste la voix grave du maître de maison qui, devant les domestiques agenouillés, prononce la prière du soir. Et néanmoins, en le quittant, on garde aux lèvres un sourire de plaisir. Le voyageur, l'amateur d'archéologie s'est complu aux imitations du style et des sentiments étrangers et antiques. Le chasseur, l'amateur de la campagne a goûté les petites scènes rurales et les riches peintures de paysage. Les dames ont été charmées des portraits de femmes. Ils sont si exquis et si purs! Il a posé sur ces belles joues des rougeurs si délicates! Il a si bien peint l'expression changeante de ces yeux fiers ou candides! Elles l'aiment, car elles sentent qu'il les aime. Bien plus, il les honore, et monte par sa noblesse jusqu'au niveau de leur pureté. Les jeunes filles pleurent en l'écoutant; certainement quand, tout à l'heure, on lisait la légende d'Elaine ou d'Enide, on a vu des têtes blondes se courber sous les fleurs qui les parent, et des épaules blanches palpiter d'une émotion furtive. Et que cette émotion est fine! Il n'a point enfoncé lourdement un pied rude dans la vérité et dans la passion. Il a glissé au plus haut des sentiments nobles et tendres; il a recueilli dans toute la nature et dans toute l'histoire ce qu'il avait de plus élevé et de plus aimable. Il a choisi ses idées, il a ciselé ses paroles, il a égalé, par l'artifice, les réussites et la diversité de son style, les agréments et la perfection de l'élégance mondaine au milieu de laquelle nous le lisons. Sa poésie ressemble à quelqu'une de ces jardinières dorées et peintes où les fleurs nationales et les plantes exotiques emmêlent dans une harmonie savante leurs torsades et leurs chevelures, leurs grappes et leurs calices, leurs parfums et leurs couleurs. Elle semble faite exprès pour ces bourgeois opulents, cultivés, libres, héritiers de l'ancienne noblesse, chefs modernes d'une Angleterre nouvelle. Elle fait partie de leur luxe comme de leur morale; elle est une confirmation éloquente de leurs principes et un meuble précieux de leur salon.
Nous revenons à Calais, et nous courons sur Paris, sans nous arrêter en route. Il y a bien sur la route des châteaux de nobles et des maisons de bourgeois riches. Mais ce n'est point parmi eux que nous trouverons, comme en Angleterre, le monde pensant, élégant, qui par la finesse de son goût et la supériorité de son esprit devient le guide de la nation et l'arbitre du beau. Il y a deux peuples en France: la province et Paris, l'un qui dîne, dort, bâille, écoute; l'autre qui pense, ose, veille et parle; le premier traîné par le second, comme un escargot par un papillon, tour à tour amusé et inquiété par les caprices et l'audace de son conducteur. C'est ce conducteur qu'il faut voir. Nous entrons! Quel spectacle étrange! C'est le soir, les rues flamboient, une poussière lumineuse enveloppe la foule affairée, bruissante, qui se presse, se coudoie, s'entasse et fourmille aux abords des théâtres, derrière les vitres des cafés. Avez-vous remarqué comme tous ces visages sont plissés, froncés ou pâlis, comme ces regards sont inquiets, comme ces gestes sont nerveux? Une clarté violente tombe sur ces crânes qui reluisent; la plupart sont chauves avant trente ans. Pour trouver du plaisir là, il faut qu'ils aient bien besoin d'excitation; la poudre du boulevard vient imprégner la glace qu'ils mangent; l'odeur du gaz et les émanations du pavé, la sueur laissée sur les murs fanés par la fièvre d'une journée parisienne, «l'air humain plein de râles immondes,» voilà ce qu'ils viennent respirer de gaieté de cœur. Ils sont serrés autour de leurs petites tables de marbre, assiégés par la lumière crue, par les cris des garçons, par le brouhaha des conversations croisées, par le défilé monotone des promeneurs mornes, par le frôlement des filles attardées qui tournoient anxieusement dans l'ombre. Sans doute leur intérieur est déplaisant; sans cela ils ne l'échangeraient pas contre ces divertissements de commis voyageurs. Nous montons quatre étages, nous trouvons un appartement verni, doré, paré d'ornements en stuc, de statues en plâtre, de meubles neufs en vieux chêne, avec toutes sortes de jolis brimborions sur les cheminées et sur les étagères. «Il représente bien,» on peut y recevoir les amis envieux et les personnages en place. C'est une affiche, rien de plus; on y est agréablement une demi-heure et puis c'est tout. Vous n'en ferez jamais qu'un lieu de passage; il est bas, étriqué, incommode, loué pour un an, sali en six mois, bon pour étaler un luxe postiche. Toutes leurs jouissances sont factices et comme arrachées au passage; il y a en elles quelque chose de malsain et d'irritant. Elles ressemblent à la cuisine de leurs restaurants, à l'éclat de leurs cafés, à la gaieté de leurs théâtres. Ils les veulent trop promptes, trop vives, trop multipliées. Ils ne les ont point cultivées avec patience et cueillies avec modération; ils les ont fait pousser sur un terreau artificiel et échauffant; ils les fourragent à la hâte. Ils sont raffinés et ils sont avides; il leur faut chaque jour une provision de paroles colorées, d'anecdotes crues, de railleries mordantes, de vérités neuves, d'idées variées. Ils s'ennuient vite et ne peuvent souffrir l'ennui. Ils s'amusent de toutes leurs forces et trouvent qu'ils ne s'amusent guère. Ils exagèrent leur travail et leur dépense, leurs besoins et leurs efforts. L'accumulation des sensations et de la fatigue tend à l'excès leur machine nerveuse, et leur vernis de gaieté mondaine s'écaille vingt fois par jour pour laisser voir un fonds de souffrance et d'ardeur.
Mais qu'ils sont fins, et que leur esprit est libre! Comme ce frottement incessant les a aiguisés! Comme ils sont prompts à tout saisir et à tout comprendre! Comme cette culture recherchée et multiple les a rendus propres à sentir et à goûter des tendresses et des tristesses inconnues à leurs pères, des sentiments profonds, bizarres et sublimes, qui jusqu'ici semblaient étrangers à leur race! Cette grande ville est cosmopolite; toutes les idées peuvent y naître; nulle barrière n'y arrête les esprits; le champ immense de la pensée s'ouvre devant eux sans route frayée ou prescrite. La pratique ne les gêne ni ne les guide; un gouvernement et une Église officielle sont là pour les décharger du soin de mener la nation; on subit les deux puissances comme on subit le bedeau et le sergent de ville, avec patience et railleries; on ne les regarde qu'à la façon d'un spectacle. En somme, le monde n'apparaît ici que comme une pièce de théâtre, matière à critique et à raisonnements. Et croyez que la critique et les raisonnements se donnent carrière. Un Anglais qui entre dans la vie trouve sur toutes les grandes questions des réponses faites. Un Français qui entre dans la vie ne trouve sur toutes les grandes questions que des doutes proposés. Il faut, dans ce conflit des opinions, qu'il se fasse sa foi lui-même, et, la plupart du temps, ne le pouvant pas, il reste ouvert à toutes les incertitudes, partant à toutes les curiosités et aussi à toutes les angoisses. Dans ce vide, qui est comme une vaste mer, les rêves, les théories, les fantaisies, les convoitises déréglées, poétiques et maladives, s'amassent et se chassent les unes les autres comme des nuages. Si dans ce tumulte de formes mouvantes on cherche quelque œuvre solide qui prépare une assiette aux opinions futures, on ne trouve que les lentes bâtisses des sciences, qui çà et là, obscurément, comme des polypes sous-marins, construisent en coraux imperceptibles la base où s'appuieront les croyances du genre humain.
Voilà le monde pour lequel Alfred de Musset écrivait; c'est dans ce Paris qu'il faut le lire. Le lire? Nous le savons tous par cœur. Il est mort, et il nous semble que tous les jours nous l'entendons parler. Une causerie d'artistes qui plaisantent dans un atelier, une belle jeune fille qui se penche au théâtre sur le bord de sa loge, une rue lavée par la pluie où luisent les pavés noircis, une fraîche matinée riante dans les bois de Fontainebleau, il n'y a rien qui ne nous le rende présent et comme vivant une seconde fois. Y eut-il jamais accent plus vibrant et plus vrai? Celui-là au moins n'a jamais menti. Il n'a dit que ce qu'il sentait, et il l'a dit comme il le sentait. Il a pensé tout haut. Il a fait la confession de tout le monde. On ne l'a point admiré, on l'a aimé; c'était plus qu'un poëte, c'était un homme. Chacun retrouvait en lui ses propres sentiments, les plus fugitifs, les plus intimes; il s'abandonnait, il se donnait, il avait les dernières des vertus qui nous restent, la générosité et la sincérité. Et il avait le plus précieux des dons qui puissent séduire une civilisation vieillie, la jeunesse. Comme il a parlé «de cette chaude jeunesse, arbre à la rude écorce, qui couvre tout de son ombre, horizons et chemins!» Avec quelle fougue a-t-il lancé et entre-choqué l'amour, la jalousie, la soif du plaisir, toutes les impétueuses passions qui montent avec les ondées d'un sang vierge du plus profond d'un jeune cœur! Quelqu'un les a-t-il plus ressenties? Il en a été trop plein, il s'y est livré, il s'en est enivré. Il s'est lâché à travers la vie comme un cheval de race cabré dans la campagne, que l'odeur des plantes et la magnifique nouveauté du vaste ciel précipitent à pleine poitrine dans des courses folles qui brisent tout et vont le briser. Il a trop demandé aux choses; il a voulu d'un trait, âprement et avidement, savourer toute la vie; il ne l'a point cueillie, il ne l'a point goûtée; il l'a arrachée comme une grappe, et pressée, et froissée, et tordue; et il est resté les mains salies, aussi altéré que devant[213]. Alors ont éclaté ces sanglots qui ont retenti dans tous les cœurs. Quoi! si jeune et déjà si las! Tant de dons précieux, un esprit si fin, un tact si délicat, une fantaisie si mobile et si riche, une gloire si précoce, un si soudain épanouissement de beauté et de génie, et au même instant les angoisses, le dégoût, les larmes et les cris! Quel mélange! Du même geste il adore et il maudit. L'éternelle illusion, l'invincible expérience sont en lui côte à côte pour se combattre et le déchirer. Il est devenu vieillard, et il est demeuré jeune homme; il est poëte, et il est sceptique. La Muse et sa beauté pacifique, la Nature et sa fraîcheur immortelle, l'Amour et son bienheureux sourire, tout l'essaim de visions divines passe à peine devant ses yeux, qu'on voit accourir parmi les malédictions et les sarcasmes tous les spectres de la débauche et de la mort. Comme un homme, au milieu d'une fête, qui boit dans une coupe ciselée, debout, à la première place, parmi les applaudissements et les fanfares, les yeux riants, la joie au fond du cœur, échauffé et vivifié par le vin généreux qui descend dans sa poitrine, et que subitement on voit pâlir; il y avait du poison au fond de la coupe; il tombe et râle; ses pieds convulsifs battent les tapis de soie, et tous les convives effarés regardent. Voilà ce que nous avons senti le jour où le plus aimé, le plus brillant d'entre nous, a tout d'un coup palpité d'une atteinte invisible, et s'est abattu avec un hoquet funèbre parmi les splendeurs et les gaietés menteuses de notre banquet.
Eh bien! tel que le voilà, nous l'aimons toujours: nous n'en pouvons écouter un autre; tous à côté de lui nous semblent froids ou menteurs. Nous sortons à minuit de ce théâtre où il écoutait la Malibran, et nous entrons dans cette lugubre rue des Moulins où, sur un lit payé, son Rolla est venu dormir et mourir. Les lanternes jettent des reflets vacillants sur les pavés qui glissent. Des ombres inquiètes avancent hors des portes et traînent leur robe de soie fripée à la rencontre des passants. Les fenêtres sont fermées; une lumière çà et là perce à travers un volet mal clos et montre un dahlia mort sur le rebord d'une croisée. Demain un orgue ambulant grincera devant ces vitres, et les nuages blafards laisseront leurs suintements sur ces murs salis. Quoi! c'est de cet ignoble lieu qu'est sorti le plus passionné des poèmes! ce sont ces laideurs et ces vulgarités de bouge et d'hôtel garni qui ont fait ruisseler cette divine éloquence! ce sont elles qui en cet instant ont ramassé dans ce cœur meurtri toutes les magnificences de la nature et de l'histoire pour les faire jaillir en gerbe étincelante et reluire sous le plus ardent soleil de poésie qui fut jamais! La pitié vient, on pense à cet autre poëte qui, là-bas, dans l'île de Wight, s'amuse à refaire des épopées perdues. Qu'il est heureux parmi ses beaux livres, ses amis, ses chèvrefeuilles et ses roses! N'importe. Celui-ci, à cet endroit même, dans cette fange et dans cette misère, est monté plus haut. Du haut de son doute et de son désespoir, il a vu l'infini comme on voit la mer du haut d'un cap battu par les orages. Les religions, leur gloire et leur ruine, le genre humain, ses douleurs et sa destinée, tout ce qu'il y a de sublime au monde lui est alors apparu dans un éclair. Il a senti, au moins cette fois dans sa vie, cette tempête intérieure de sensations profondes, de rêves gigantesques et de voluptés intenses dont le désir l'a fait vivre et dont le manque l'a fait mourir. Il n'a pas été un simple dilettante; il ne s'est pas contenté de goûter et de jouir; il a imprimé sa marque dans la pensée humaine; il a dit au monde ce que c'est que l'homme, l'amour, la vérité, le bonheur. Il a souffert, mais il a inventé; il a défailli, mais il a produit. Il a arraché avec désespoir de ses entrailles l'idée qu'il avait conçue, et l'a montrée aux yeux de tous sanglante, mais vivante. Cela est plus difficile et plus beau que d'aller caresser et contempler les idées des autres. Il n'y a au monde qu'une œuvre digne d'un homme, l'enfantement d'une vérité à laquelle on se livre et à laquelle on croit. Le monde qui a écouté Tennyson vaut mieux que notre aristocratie de bourgeois et de bohèmes; mais j'aime mieux Alfred de Musset que Tennyson.
FIN.