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Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 7 / 7)

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À Berlin comme à Vienne, c'était donc vers Paris qu'on tournait les yeux, de Paris qu'on attendait une initiative et une direction. Ainsi apparaît-il que la campagne diplomatique qui, à regarder ses résultats en Suisse, avait jusqu'alors si mal réussi, influait cependant heureusement sur la situation de la France en Europe. M. Guizot, comprenant l'importance du rôle offert à son pays, était décidé à ne pas tromper l'attente des puissances. Il s'en expliquait ainsi dans la correspondance presque journalière qu'il avait alors avec le duc de Broglie: «Le Prussien et l'Autrichien ne nous demandent pas d'adopter leur politique, mais de les mettre à couvert sous la nôtre. Nous sommes évidemment à ce point critique où la bonne politique française peut devenir, de gré ou de force, par conviction ou nécessité, la politique européenne. Crise décisive pour l'affermissement de notre établissement de Juillet et la grandeur nouvelle de notre pays.» Il ajoutait, un autre jour: «La question est posée plus grandement et plus nettement que jamais, entre la politique conservatrice et la politique révolutionnaire. L'Italie est certainement au bout de la Suisse; peut-être même l'Allemagne.» Et encore: «Lord Palmerston veut rester le patron des radicaux, les protéger dans leurs embarras et profiter de leurs victoires. Or, plus je vois les radicaux à l'œuvre, œuvre sérieuse ou frivole, guerre civile ou banquets, plus je les méprise et redoute leur empire. Je suis convaincu que nous entrons dans une recrudescence générale, européenne, de la lutte engagée entre eux et nous. Notre position, dans cette lutte, est excellente aujourd'hui, car, en fondant un gouvernement libre, nous avons fait nos preuves comme gouvernement régulier, et nous sommes les modérateurs naturels, acceptés, de cette lutte, acceptés par les gouvernements eux-mêmes, comme par la portion honnête et sensée des populations. Toute notre politique doit consister à maintenir cette position et à en recueillir les fruits[268]

M. Guizot faisait donc connaître, dès le 4 décembre 1847, à Vienne et à Berlin, sa résolution de continuer, dans les affaires suisses, l'entente et l'action commune avec les puissances continentales[269]. Ayant su que le cabinet prussien avait eu quelques doutes sur ses intentions, il se hâtait de le rassurer et écrivait au marquis de Dalmatie: «Priez M. de Canitz, de ma part, d'être certain que je ne manquerai ni à notre politique, ni à nos engagements. J'ai été, dès l'origine, et je suis encore aujourd'hui le premier sur la brèche, dans cette affaire suisse... Nous comptons tout à fait sur le cabinet de Berlin, et il peut compter sur nous[270].» Notre gouvernement ne faisait pas mystère au public de ses intentions. Le 7 décembre, le Journal des Débats annonçait que la chute du Sonderbund ne mettrait pas fin à l'action pacificatrice des puissances en Suisse; qu'en présence des projets hautement proclamés par le radicalisme, il leur restait le devoir de protéger ce pays contre l'oppression et les bouleversements dont il était menacé; «elles doivent empêcher, déclarait-il, qu'on n'en fasse un foyer de désordre, un laboratoire d'anarchie, en vue de seconder dans les États voisins le mouvement révolutionnaire».

Pour prendre et garder cette attitude, M. Guizot avait cependant plus d'une résistance à vaincre en France. L'opinion continuait à y être fort occupée des affaires de Suisse[271]. Égarée par ses préventions naturelles et par les polémiques des journaux, elle voyait de mauvais œil toute action commune avec les puissances dites réactionnaires. M. de Barante constatait que l'opposition était parvenue à susciter contre la politique suivie en cette circonstance par le gouvernement, une «clameur universelle», qu'il se hâtait du reste de qualifier de «clameur exagérée, ignorante et irréfléchie[272]». Tout cela n'échappait pas à M. Guizot. «Je ne me fais point d'illusion sur les difficultés, écrivait-il, le 3 décembre, au duc de Broglie. La lutte sera très rude dans les Chambres. Je crois parfaitement ce que vous me dites, que de Londres on donnera et qu'à Paris on acceptera ce terrain pour l'attaque contre moi. Personnellement, cela me convient. Au fond et pour les choses, cela est inévitable[273].» Parmi les conservateurs et même parmi les membres du cabinet, tous n'avaient pas le même sang-froid et la même fermeté; on en peut juger par l'incident que M. Guizot racontait en ces termes au duc de Broglie: «Duchâtel et, après lui, quelques-uns de nos amis sont venus rompre ma solitude, fort troublés, répétant ce que disent les adversaires, convaincus que le péril est très grand pour le cabinet, qu'il n'y a pas moyen de se séparer de l'Angleterre dans la question suisse, que rien n'est possible sans elle, pas plus une attitude qu'une action, et qu'il faut tenir, comme elle, la question suisse pour terminée, si on ne doit pas la continuer avec elle. Entre nous, ceci ne change rien à ce que je pense et ferai, et je poserai très volontiers la question de cabinet sur la politique que je viens de vous exposer. Je ne veux certainement pas me ranger derrière les cours continentales; mais, quand elles se rangent derrière moi et font tout ce que nous leur demandons, je ne ferai certainement pas la bêtise et la lâcheté d'abandonner notre propre politique pour n'avoir pas l'air de la faire en commun avec Berlin et Vienne[274]

C'était jusque chez les collaborateurs les plus intimes de sa politique extérieure que M. Guizot rencontrait, sinon des oppositions, du moins un certain trouble. Tel était, entre autres, le cas de M. Rossi. À son insu, son double passé de patriote italien et de libéral suisse le prédisposait mal à l'entente avec l'Autriche; mais, en même temps, il était un politique trop avisé pour ne pas apercevoir la nécessité et les avantages possibles de cette entente. De là une sorte d'angoisse dont, de Rome, il faisait part au duc de Broglie, dans une lettre curieuse à plus d'un titre. «Je conçois, lui écrivait-il, que les gouvernements s'inquiètent des agitations radicales en Suisse; pas seulement les absolutistes, mais tout gouvernement libéral et conservateur. Ils se trouvent tous en face d'un ennemi commun qui menace de devenir redoutable et qui fait des progrès tous les jours. Tout le monde n'est pas confiné dans une île et n'aime pas à jouer avec les tempêtes... Quelques indices me font conjecturer qu'on se dispose à donner au radicalisme la leçon qu'il mérite, et à dissiper, s'il le faut, à coups de canon, l'orage qui s'amoncelle. Notre gouvernement ne veut pas rester sous la tente, et je le conçois encore. Il est un grand gouvernement; il est intéressé dans la question; il sort de l'isolement par un fait éclatant; il trouve une noble revanche de Beyrouth; c'est une reconstitution, à notre profit, de la politique européenne. Tout cela est important, grand même. Il faudrait être stupide pour ne pas l'apprécier à sa valeur! Une chose cependant m'inquiète ou, à mieux parler, m'inquiéterait, si je n'étais convaincu qu'on saura éviter l'écueil que j'aperçois. Si une action commune devient nécessaire, nous serons les alliés des puissances du Nord, en particulier de l'Autriche. Vous ne me croyez pas l'esprit assez borné pour me laisser dominer par d'anciens souvenirs et des antipathies: j'ai assez prouvé le contraire ici. Mais, en fait, l'Autriche et nous, nous ne représentons pas le même principe, et une campagne contre le radicalisme, quelque nom et couleur qu'on lui donne, recèle une lutte de principes. En combattant les principes subversifs du radicalisme, il faut bien qu'on sache quel est le drapeau qu'on élève, quel est le but qu'on se propose, quels sont les principes qui nous font agir. Nous pouvons bien avoir avec l'Autriche un intérêt commun, mais la communauté peut-elle s'étendre plus loin? Pouvons-nous proclamer les mêmes principes et viser au même but? Oui, si l'Autriche voulait, elle aussi, comprendre les nécessités du temps, du moins pour la Suisse et l'Italie! Mais je n'y crois guère. Dès lors, la situation devient délicate. L'Autriche ne se plaçant pas sous notre drapeau, il y aurait deux drapeaux distincts, à moins que la France ne se plaçât sous le drapeau de l'Autriche. Cette dernière hypothèse, je m'empresse de le reconnaître, est injurieuse et impossible. Une intervention au nom des principes autrichiens ne serait qu'une réaction qui en préparerait une autre, un peu plus tôt, un peu plus tard. Je suis en même temps convaincu qu'elle serait un grave danger pour nous, pour notre gouvernement, j'ose ajouter pour notre dynastie, un de ces dangers qui n'éclatent pas en naissant, mais qui couvent et fermentent. Nous sommes des conservateurs, mais, ainsi que M. Guizot me l'écrivait, des conservateurs intelligents et éclairés, tranchons le mot, des conservateurs libéraux. C'est là notre force, notre salut, la gloire de ce grand règne. Je laisse les inconvénients d'un démenti à notre constant langage, etc., etc., car, encore une fois, je suis convaincu, malgré le peu de satisfaction que m'ont fait éprouver certains faits subalternes, qu'on ne songe pas à mettre notre drapeau dans la poche, pour arborer celui du Conseil aulique. Comment s'y prendre pour avoir, dans une action matérielle commune, une action politique distincte? C'est là le scrupule qui me préoccupe et dont j'ai voulu vous parler, accoutumé que je suis à penser tout haut avec vous. Il ne m'appartient pas de chercher la solution du problème, la meilleure solution, car j'en entrevois plusieurs. On y a sans doute déjà pensé, et je l'attends avec pleine confiance[275]

Quoique dans une moindre mesure, le duc de Broglie n'était pas sans partager quelques-unes des préoccupations de M. Rossi. Il l'avait laissé voir naguère par ses répugnances contre le projet de médiation; il le montra encore par les conseils qu'il donna à son gouvernement sur la conduite à tenir après la défaite du Sonderbund. M. Guizot avait pensé que, du moment où l'on voulait continuer l'entente avec les puissances, la marche la plus naturelle était de réunir, à Neufchâtel ou ailleurs, la conférence prévue dans les accords préalables et même annoncée dans la note identique; l'Angleterre, sans doute, refuserait d'y venir; on se passerait d'elle. «S'il n'y a plus lieu à médiation, écrivait notre ministre, il y a toujours lieu à entente entre les puissances, et la conférence doit s'ouvrir comme signe et moyen d'entente,... non pour agir immédiatement, mais pour rester, vis-à-vis de la Suisse, dans une situation d'observation et d'attente... La situation se réduit à ceci: faire durer l'entente avec les puissances et l'attente envers la Suisse[276].» Le duc de Broglie témoigna tout de suite une assez vive répugnance pour cette conférence à quatre qui lui paraissait avoir des «airs de congrès de Laybach et de Vérone». «Une conférence n'ayant d'autre mission que de représenter les traités de 1815, écrivait-il à M. Guizot, me paraît dangereuse et compromettante. M. de Metternich et le roi de Prusse en parlent fort à leur aise. Ces traités sont leur gloire, et ils n'ont pas de Chambres à concilier. Mais nous ne sommes pas dans la même position. Notre position est excellente, comme vous le dites, en ce sens que nous pouvons faire faire aux autres notre volonté; mais c'est pour cela qu'il faut qu'ils se plient à nos convenances, et que nous ne tirions pas pour eux les marrons du feu.» Toujours convaincu qu'une action armée en Suisse serait prématurée «tant que le fond du pays n'aurait pas souffert, et souffert longtemps, amèrement, cruellement, dans ses intérêts matériels», le duc se demandait quelle figure ferait cette conférence forcément oisive. À son avis, il fallait mettre fin, le plus promptement possible, à la première phase des négociations; et, pour cela, le mieux lui paraissait être une note concertée entre les quatre puissances et signifiée à la diète. Ce n'est pas qu'il entendît au fond passer condamnation sur les méfaits des radicaux; non, mais voici la tactique qu'il proposait de suivre à leur égard. «Il faut, disait-il, bloquer moralement la Suisse, la renfermer en elle-même, la menacer d'un inconnu sans limites, la ruiner en l'obligeant à se maintenir sur un pied de guerre insoutenable pour elle, et attendre que les gouvernements radicaux soient chassés à coups de fourche par les paysans, comme l'ont été les gouvernements conservateurs.» M. de Broglie était également fort loin de vouloir que la France se séparât des puissances continentales et se rapprochât de l'Angleterre. Bien au contraire, il entrevoyait comme devant faire suite à la remise de la note concertée, une entente avec les puissances continentales à l'exclusion de l'Angleterre, «entente réelle, durable, publique», et même générale, s'appliquant aux affaires d'Italie comme à celles de Suisse. «Là est, écrivait-il à M. Guizot, la clef des destinées de l'Europe... Vous êtes alors le maître du terrain dans toute l'Europe; lord Palmerston sera à moitié détruit, et personne dans les Chambres, n'a un mot à dire.» Il ajoutait: «Hâtez-vous;... traitez l'affaire de l'entente sans trop en parler à vos collègues; vous leur feriez peur; ils bavarderaient, et la mèche serait éventée[277]

M. Guizot, voyant le duc de Broglie d'accord avec lui sur le fond des choses et sur le but à atteindre, ne se refusa pas à prendre en considération ses objections de forme. Après quelques hésitations et à la suite de plusieurs lettres échangées, il renonça à réunir une conférence et se rallia à l'idée d'une note concertée dont il résumait ainsi le contenu: «Maintien de notre droit de regarder à ces affaires de Suisse. Réserve de notre droit d'agir suivant les circonstances. Point de demande; rien qui donne lieu à une réponse. Les engagements de l'Europe envers la Suisse tenus en suspens, tant que la Suisse ne sera pas rentrée dans son état normal. Le mal hautement déclaré. L'avenir laissé incertain.» Il ajoutait: «La note une fois remise et l'entente rétablie, chacun rentrerait chez soi, et nous attendrions, dans l'attitude prise en commun, ce qui se passerait en Suisse.» M. Guizot se fiait à son crédit sur les puissances continentales et au besoin qu'elles avaient de lui, pour leur faire accepter ce changement de procédure. «D'ailleurs, ajoutait-il, la perspective d'une entente permanente et générale sur les affaires du continent leur plaira bien plus que ne leur déplaira l'abandon de la conférence. Et je suis de plus en plus convaincu que, pour un temps du moins, nous leur ferons accepter notre politique: ce qui fera faire aux affaires européennes et à nous-mêmes, en Europe, un très grand pas[278]

M. Guizot agit donc aussitôt sur les cabinets autrichien et prussien pour les faire renoncer à la conférence. Il leur montra comment cette conférence, inutile pour l'attitude expectante et comminatoire qu'on voulait prendre envers le gouvernement fédéral, risquait de devenir compromettante ou ridicule. Il insista également sur une considération qu'il qualifiait de «toute personnelle», mais qui n'avait pas été probablement pour lui la moins décisive. «La conférence, disait-il, aggraverait beaucoup les difficultés déjà fort grandes de ma situation ici, devant nos Chambres et notre public. Je suis profondément convaincu que la politique que j'ai suivie et que je persiste à suivre dans les affaires suisses est bonne, très bonne pour la France comme pour l'Europe, pour notre gouvernement comme pour tous les gouvernements. Mais on ne peut se dissimuler qu'elle est contraire, très contraire aux préjugés, aux traditions, aux passions parlementaires et populaires, et que, pour la faire comprendre et prévaloir, j'aurai à surmonter de très grands obstacles, obstacles que la faiblesse et la défaite si prompte du Sonderbund ont immensément grossis. Ma résolution est parfaitement prise: je ne reculerai point devant ces obstacles; je soutiendrai dans les débats, je maintiendrai dans la pratique la politique que j'ai adoptée, et je triompherai ou je tomberai en la maintenant. Mais je ne crois pas qu'il soit utile pour personne de rendre le succès plus difficile et plus incertain[279].» Les cabinets de Vienne et de Berlin, désireux avant tout de marcher avec la France et disposés par suite à prendre en bonne part ce qui venait d'elle, se rendirent à ces arguments et consentirent à remplacer la conférence par une note. Fait curieux et qui marque bien leurs sentiments pour M. Guizot: la considération du danger parlementaire auquel était exposé le cabinet français ne fut pas celle qui agit le moins sur eux[280].

À cette époque, d'ailleurs, les deux puissances allemandes donnaient une preuve justement remarquée de la confiance, j'allais presque dire de la déférence qu'elles entendaient témoigner à la France. Dès la fin de novembre 1847, croyant à la réunion d'une conférence, elles avaient désigné chacune leur plénipotentiaire: l'Autriche, le comte Colloredo; la Prusse, le général de Radowitz: c'étaient deux personnages considérables, et leur choix indiquait l'importance qu'on attachait à leur mission. Ils s'étaient rencontrés à Vienne, dans le commencement de décembre, pour arrêter, sous les auspices de M. de Metternich, la conduite à tenir. Le chancelier autrichien avait tout un plan d'action graduée, débutant par des sommations comminatoires, continuant par une déclaration de dissolution de la Confédération, un blocus commercial, des rassemblements de troupes sur la frontière, et aboutissant, s'il était nécessaire, à une intervention armée et à une occupation territoriale[281]. Mais, à Vienne comme à Berlin, force était bien de s'avouer qu'on ne pouvait rien sans la France, et que c'était M. Guizot, non M. de Metternich, dont l'avis était important à connaître. De là, l'idée d'envoyer les deux plénipotentiaires à Paris, au lieu de les garder à Vienne. Le gouvernement autrichien s'y décida assez facilement; la Prusse consentit avec plus de peine à une démarche qui paraissait mettre aussi ouvertement sa politique à la suite de la France; toutefois ses hésitations ne durèrent pas longtemps, et, vers le 22 décembre, le comte Colloredo et le général de Radowitz arrivaient ensemble à Paris[282]. «Cette arrivée est une circonstance notable, écrivait au moment même M. de Barante. L'Autriche et la Prusse se plaçant sous la direction de notre gouvernement, lui accordant confiance, résolues à ne pas aller plus vite ni plus loin que nous, et se plaçant en dissidence avec l'Angleterre, voilà qui est très nouveau[283]

M. Guizot entra tout de suite en conversation avec les deux plénipotentiaires, sur les affaires suisses et aussi sur toutes les autres grandes questions pendantes. Ils apportaient sans doute un désir de réaction un peu solennelle et fastueuse qui n'était pas dans notre ligne. Mais M. Guizot gagna vite leur confiance, prit action sur eux et les ramena entièrement à ses idées. Au plan de M. de Metternich, il fit substituer le sien, qui se résumait ainsi: point de conférence; point de sommation à terme fixe qui provoquerait un refus; en place, une déclaration notifiée à la diète, et portant que les puissances considéraient la souveraineté cantonale comme violée; que par suite la confédération n'était pas dans une situation régulière et conforme aux traités; puis, la déclaration faite, entente permanente et avouée entre les puissances, attente vis-à-vis de la Suisse, et réserve des mesures qu'il y aurait lieu de prendre ultérieurement. Les cabinets de Vienne et de Berlin ratifièrent avec empressement l'approbation donnée par leurs plénipotentiaires. M. de Metternich, particulièrement, fut enchanté de la déclaration: «Il l'adopte sans restriction aucune, écrivait M. de Flahault à M. Guizot, et m'a dit qu'il ne voudrait y ajouter ni en retrancher un seul mot. À chaque passage, il répétait: C'est cela, c'est parfait[284]

L'adhésion des puissances allemandes impliquait celle de la Russie. M. Guizot avait été un moment préoccupé de la réserve où l'on paraissait vouloir se renfermer à Saint-Pétersbourg, et il s'était demandé «si l'on ne craignait pas là de se mettre en froid avec Londres et en trop bons rapports avec Paris[285]». Mais il avait été bientôt rassuré: M. de Metternich se portait fort du concours du gouvernement russe; celui-ci d'ailleurs ne cachait pas son irritation contre lord Palmerston; s'il se tenait à l'écart, c'était par crainte, non d'être entraîné trop loin, mais au contraire d'être associé à une action trop molle et trop incertaine[286]. M. de Nesselrode disait lui-même à notre chargé d'affaires: «Vous pouvez compter sur l'appui de l'Empereur pour tout ce que vous ferez dans l'intérêt de l'ordre et en vue de combattre le radicalisme[287]

Restait l'Angleterre: communication lui fut faite du projet de note, sans espoir d'obtenir son adhésion, et avec la volonté très ferme de ne pas se laisser une seconde fois jouer par elle. Lord Palmerston refusa en effet de prendre part à une entreprise qui, à l'entendre, ne tendait à rien moins qu'à faire de la Suisse une nouvelle Pologne. Il lui avait paru suffisant d'envoyer à Berne sir Strafford Canning, avec mission de traiter les radicaux en amis, tout en leur conseillant un peu de modération. Au bout de quelques semaines, sir Strafford avouait mélancoliquement à notre ambassadeur qu'il n'avait rien pu obtenir, et il s'éloignait fort découragé. Cet insuccès n'était pas pour rendre à lord Palmerston son isolement plus agréable. Tout ce qui lui revenait de la mission Colloredo et Radowitz le chagrinait fort, surtout à cause de l'importance qui en résultait pour la France. Il ne négligeait rien pour éveiller dans le cabinet autrichien des défiances à notre sujet[288]. C'était sans succès; M. de Metternich persistait à réserver toutes ses défiances pour lord Palmerston lui-même. Celui-ci n'avait plus décidément, en Europe, d'autre allié que l'opposition française: celle-ci, il est vrai, était prête à le servir avec une ardeur passionnée. Il y avait entre eux accord plus ou moins explicite pour porter sur les affaires de Suisse le principal effort de l'attaque parlementaire qui allait être dirigée contre le cabinet français[289]. C'était par là que le ministre britannique espérait enfin trouver la vengeance qu'il poursuivait en vain, depuis plus d'une année; contre les ministres auteurs des mariages espagnols[290].

La note fut remise à la diète, le 18 janvier 1848, au nom de la France, de l'Autriche et de la Prusse. La Russie s'y associa après coup. On ne se flattait pas d'en avoir fini ainsi avec la Suisse. Si c'était la clôture d'une première phase de l'action diplomatique, c'était aussi l'ouverture d'une seconde. On prévoyait la nécessité de prendre ultérieurement d'autres mesures, peut-être des mesures coercitives. Quelles seraient-elles? Le gouvernement français, bien que de plus en plus prononcé contre le radicalisme, entendait toujours éviter l'intervention armée, tant qu'une anarchie prolongée ne l'aurait pas fait désirer par la Suisse elle-même. Il prévoyait cependant l'éventualité—qui ne lui déplaisait pas autrement—où l'Autriche voudrait, de son côté, occuper militairement quelque partie de la confédération; il était résolu, dans ce cas, à prendre tout de suite, lui aussi, une forte position, et il s'en était entretenu avec le maréchal Bugeaud. En tout cas, les décisions à prendre sur les mesures ultérieures furent ajournées d'un commun accord; on désirait voir auparavant ce que deviendrait la Suisse, où commençaient à se montrer quelques signes d'apaisement; on attendait surtout que le ministère français fût débarrassé de la discussion de l'adresse, qui alors l'absorbait complètement. Les autres cabinets, témoins inquiets des dangers parlementaires courus par M. Guizot, étaient les premiers à ne pas vouloir les augmenter par quelque démarche diplomatique qui fournît prétexte aux attaques de l'opposition[291]. Par toutes ces raisons, il fut donc convenu que les puissances ne reprendraient qu'un peu plus tard leurs délibérations sur les affaires suisses: ce n'était pas d'ailleurs un ajournement indéfini; rendez-vous fut pris pour le 15 mars 1848. Qui donc aurait pu alors prévoir qu'à cette date si proche, la monarchie française ne serait plus; que les gouvernements d'Autriche et de Prusse seraient, chez eux, aux prises avec la révolution, et que la crise particulière de la Suisse aurait pour ainsi dire disparu dans la crise générale de l'Europe?

L'entreprise diplomatique, commencée dans les affaires de Suisse, a donc été, comme beaucoup d'autres à cette époque, brusquement interrompue avant d'avoir pu produire ses effets. Il serait difficile et en tout cas assez oiseux de chercher à deviner quels ils auraient pu être. Notons seulement qu'à la veille de la révolution de Février, un résultat paraissait acquis: c'était que la direction de cette entreprise était aux mains de la France. Les puissances continentales sentaient la nécessité et avaient pris leur parti de marcher derrière elle et à son pas. Le comte Colloredo et le général Radowitz avaient manifesté cette sorte de subordination en prolongeant leur séjour à Paris jusqu'à la fin de janvier et en témoignant envers M. Guizot une confiance entière que partageaient leurs gouvernements[292]. Aussi le duc de Broglie lui-même, malgré la répugnance avec laquelle il était venu aux alliances continentales, ne pouvait-il s'empêcher, à la fin de janvier et au commencement de février 1848, de constater la «bonne position» prise par le cabinet français dans les affaires suisses. Il le montrait «imposant sa propre politique aux puissances du continent et les obligeant à la modération et à la libéralité, sans rien abdiquer des idées d'ordre», tandis que lord Palmerston était «laissé tout seul, fraternisant avec les radicaux et leur drapeau à la main[293]».

VII

L'Italie, après avoir été, au lendemain de 1830, l'un des gros soucis de la diplomatie européenne[294], ne l'avait plus occupée ensuite pendant environ quatorze ans. À partir de 1832, le calme s'était fait sur ce théâtre un moment si troublé. Les fauteurs d'insurrections, découragés de n'avoir pas trouvé dans la monarchie de Juillet la complicité révolutionnaire sur laquelle ils comptaient, avaient à peu près désarmé. Au conflit qui avait menacé d'éclater entre les influences rivales de la France et de l'Autriche, avait succédé une sorte d'équilibre; l'occupation d'Ancône avait répondu à celle de Bologne, et la simultanéité avec laquelle s'opérait, en 1838, l'évacuation des deux villes, manifestait la persistance de cet équilibre[295]. Quant à l'effort tenté par les puissances pour imposer à Grégoire XVI les réformes politiques et administratives indiquées dans le Mémorandum du 21 mai 1831, il n'en avait plus été question; le vieux pontife avait pu s'endormir dans une immobilité routinière qui repoussait les chemins de fer au même titre que les constitutions, et pour laquelle M. de Metternich lui-même était suspect de «jacobinisme»[296]. Sans doute, cette immobilité n'était pas une solution, et aucun esprit réfléchi ne pouvait se faire illusion sur les dangers du réveil qui succéderait, tôt ou tard, à ce sommeil. Mais les cabinets n'étaient pas tentés de devancer l'heure où ils devraient de nouveau se débattre avec ce redoutable problème. Le gouvernement français, notamment, s'était habitué à ne plus regarder de ce côté. En 1845, M. Rossi recevait à Rome, où il était en mission, la visite du jeune prince Albert de Broglie; il entretint longuement son visiteur des affaires religieuses qu'il avait à traiter avec la cour romaine; mais, dans la conversation, il ne fut pas même fait allusion à la situation intérieure de la Péninsule: on eût presque dit que l'ancien émigré italien lui-même oubliait, à ce moment, l'existence de cette question.

Il ne faudrait pas croire, cependant, qu'à cette date de 1845, tout fût muet et sourd au delà des Alpes. Bien au contraire, un mouvement d'opinion libérale et nationale, d'un caractère nouveau, venait de s'y produire. Il n'avait plus son origine dans les sociétés secrètes et ne se manifestait pas, comme en 1831 et en 1832, par des insurrections. C'était une propagande à ciel ouvert, répudiant hautement toute violence, faisant profession de respecter les lois, prêchant la concorde au lieu de la guerre civile, et invitant peuples et princes à s'unir pour l'œuvre commune. Deux livres surtout avaient eu un immense retentissement, le Primato, de l'abbé Gioberti (1843), et les Speranze d'Italia, du comte Balbo (1844): Gioberti concluait à une confédération italienne dont le Pape, devenu libéral et patriote, serait la tête, et le roi de Piémont le bras; Balbo, plus préoccupé encore d'indépendance que de liberté, donnait comme mot d'ordre l'expulsion de l'étranger, et proposait de dédommager l'Autriche avec les débris de l'empire turc. À demi tolérés par des polices bénévoles ou indolentes, ces livres pénétrèrent partout en Italie. Leurs doctrines trouvaient un apôtre singulièrement actif et séduisant dans le marquis Massimo d'Azeglio: celui-ci, à la fin de 1845, visitait Rome, parcourait les Légations et la Toscane, répandant la parole nouvelle dans les salons comme parmi le populaire; puis, au commencement de 1846, devenu auteur à son tour, il faisait paraître sa brochure des Casi di Romagna, qui ne produisait pas moins d'effet que les livres de Balbo et de Gioberti. On ne saurait s'imaginer à quel point l'esprit public italien se trouvait ranimé par ces publications: l'état présent de la Péninsule n'en était pas, sans doute, immédiatement modifié; mais une grande espérance était descendue dans les âmes, qui toutes se tendaient vers l'avenir de liberté intérieure et d'indépendance extérieure qu'on leur faisait entrevoir.

C'est au milieu de cette attente émue que survient, le 1er juin 1846, la mort de Grégoire XVI. Chacun sent aussitôt que le choix du pape nouveau peut avoir une action décisive sur les destinées de l'Italie. À ne considérer que les prévisions humaines, il semble à craindre que les cardinaux, presque tous créés par le pontife défunt, ne lui donnent un successeur imbu de ses idées: on annonce comme probable l'élection du cardinal Lambruschini, secrétaire d'État pendant le dernier règne, et incarnation de la vieille politique dans ce qu'elle a de plus sévère. Mais voici qu'après un conclave d'une brièveté exceptionnelle, le peuple romain apprend, étonné et ravi, que le Sacré Collège, cédant à une sorte de pression mystérieuse, a porté son choix sur l'un de ses plus jeunes membres, le cardinal Mastaï Ferretti, évêque d'Imola, très pieux, n'ayant sans doute aucune idée bien arrêtée sur les problèmes de gouvernement qu'il ne s'attendait pas à être chargé de résoudre, mais étranger à la coterie rétrograde, naturellement ouvert aux idées généreuses, répugnant aux rigueurs dont son âme tendre a plus d'une fois déploré les conséquences douloureuses, et surtout possédé du besoin d'aimer et d'être aimé; en venant au conclave, il avait prié un de ses diocésains de lui donner le Primato, les Speranze d'Italia et les Casi di Romagna, pour «faire hommage, disait-il, de ces beaux livres au nouveau pape».

Le premier usage que Pie IX fait de sa souveraineté est une amnistie très large à tous les prisonniers ou exilés politiques; avec le langage d'un père plus encore que d'un souverain, il offre la paix du cœur, pace di cuore, à «cette jeunesse inexpérimentée qui, entraînée par de trompeuses espérances au milieu des discordes intestines, a été plutôt séduite que séductrice». À peine le perdono est-il affiché sur les murs de Rome, que se produit, dans toute la ville, une explosion de joie reconnaissante. Les habitants se portent en foule sur la place du Quirinal pour y acclamer le Pontife. Deux fois déjà, celui-ci les a bénis, quand arrivent de nouvelles bandes des quartiers plus éloignés. Il est nuit; le Saint-Père est rentré dans ses appartements, et toutes les fenêtres du palais sont fermées. Contrairement à l'étiquette qui veut que les papes ne se laissent pas voir après le coucher du soleil, Pie IX consentira-t-il à paraître encore une fois au balcon? La foule attend anxieuse. «Tout à coup, rapporte M. Rossi, témoin de la scène, les applaudissements redoublent; je n'en comprenais pas la raison, lorsque quelqu'un me fit remarquer la lumière qui perçait à travers les persiennes, à l'extrémité de la façade. Le peuple avait compris que le Saint-Père traversait l'appartement pour se rendre au balcon. Bientôt, en effet, le balcon s'entr'ouvrit, et le Saint-Père, en robe blanche et mantelet rouge, apparut au milieu des flambeaux. Représentez-vous une place magnifique, une nuit d'été, le ciel de Rome, un peuple immense, ému de reconnaissance, pleurant de joie et recevant avec amour et respect la bénédiction de son pasteur et de son prince, et vous ne serez pas étonné si je vous dis que nous avons partagé l'émotion générale et placé ce spectacle au-dessus de tout ce que Rome nous avait offert jusqu'ici. Aussitôt que la fenêtre s'est fermée, la foule s'est écoulée paisiblement, dans un parfait silence. On aurait dit un peuple de muets; c'était un peuple satisfait[297].» L'applaudissement, éclaté dans Rome, se propage, en un clin d'œil, dans l'Italie entière. Partout le peuple, tournant vers le Quirinal un regard plein d'amour et de confiance, pousse un long cri de Evviva Pio nono! Ce cri a son écho au delà des Alpes, même dans les milieux les moins catholiques. Surprenante popularité, qui se manifeste soudainement dans une société où, tout à l'heure, le clergé était suspect, la religion dédaignée. Du coup, elle semble dissiper tous les malentendus accumulés entre l'Église et la société moderne. C'est une de ces heures radieuses de concorde, de foi et d'espérance, où l'humanité croit voir disparaître les difficultés qui pesaient sur elle et toucher à la réalisation de ses rêves les plus généreux.

Mais, hélas! ce n'est pas d'ordinaire par les applaudissements des foules enivrées et dans l'attendrissement passager des baisers Lamourette que se résolvent les problèmes ardus et complexes imposés aux efforts de notre virilité et de notre liberté. Il semble qu'en vertu d'une loi de châtiment qui pèse sur l'humanité, tous les grands enfantements doivent ici-bas se faire dans la douleur et non dans la joie. Dès les premières émotions du nouveau pontificat, on peut discerner, entre le Pape et le peuple qui l'acclame, le germe d'un malentendu. En décrétant son amnistie, le Pape n'a guère songé qu'à suivre l'impulsion de son cœur et à faire œuvre de miséricorde sacerdotale; le peuple y a vu surtout une répudiation solennelle de la réaction jusqu'alors régnante et l'inauguration d'une politique libérale et nationale, dont il témoigne attendre impatiemment, au dedans et au dehors, le développement. Pie IX a l'âme italienne; mais il a aussi l'âme apostolique, et, comme père de toutes les nations catholiques, il sent l'impossibilité de se poser en ennemi de l'une d'elles; s'il n'a aucun scrupule, et si même il est disposé à soustraire le gouvernement pontifical à la lourde tutelle de la chancellerie aulique, il ne l'est nullement à se faire, contre l'Autriche, le chef d'une croisade diplomatique ou militaire. Quant aux réformes intérieures, la difficulté, pour paraître moins insoluble, est cependant fort embarrassante. Sans doute Pie IX a le cœur trop généreux pour ne pas être séduit à la pensée de corriger les abus, de gagner l'amour de ses sujets, de faire succéder la concorde aux anciennes divisions; aussi est-ce avec une grande bonne volonté et une sincérité parfaite qu'il entreprend de donner sur ce point satisfaction aux vœux de l'opinion. Mais cette transformation d'un État d'ancien régime, toujours malaisée, l'est plus encore à Rome, à cause du caractère ecclésiastique du gouvernement. Dans le passé du pieux évêque d'Imola, dans ses travaux, dans sa nature d'esprit, rien ne l'a préparé à surmonter ces difficultés. Lui-même est le premier à se défendre d'être un homme d'État, et il dit, avec sa belle humeur accoutumée: «Vogliono fare di me un Napoleone, mentre che non sono altro che un povero curato di campagna.[298]»

À mesure que les événements, en se développant, font naître de nouveaux problèmes, l'inexpérience du Pape se trahit par un mélange de lenteurs hésitantes et de témérités inconscientes. Il soulève trop de questions et n'en résout pas assez ou ne les résout pas assez vite. Il manque absolument de ce qui serait le plus nécessaire en pareil cas, le sentiment net de ce qu'il veut et de ce qu'il ne veut pas, la résolution arrêtée d'aller jusqu'à tel point et de ne pas le dépasser. Cette indécision personnelle le laisse à la merci des influences extérieures, d'autant qu'il a une nature très impressionnable, un esprit mobile, prompt aux inquiétudes et aux doutes, un souci singulier de ne déplaire à personne. Quelque prélat de la vieille cour éveille-t-il chez lui un scrupule, il s'arrête; mais la foule lui fait-elle froid visage, il tâche aussitôt de regagner sa faveur, en lui promettant d'abandonner ce qu'il a d'abord voulu retenir. Tout concourt ainsi à accroître les exigences de cette foule, aussi bien la velléité de résistance par laquelle on excite son impatience, que les concessions qui lui montrent son pouvoir et la faiblesse du gouvernement. D'ailleurs, il est de jour en jour plus visible que cette foule est conduite par certains meneurs, généralement d'anciens réfugiés, qui ont compris le parti à tirer de l'enthousiasme populaire et du goût du Pape pour les ovations. «Remuez les masses, ne fût-ce que pour témoigner de la reconnaissance, écrivait Mazzini; des fêtes, des chants, des rassemblements suffisent pour donner au peuple le sentiment de sa force et le rendre exigeant.» Sous une habile et mystérieuse impulsion, les dimostrazioni in piazza se multiplient et deviennent la vraie puissance directrice. Le moindre prétexte suffit à faire descendre la foule dans la rue. «Coragio, Santo Padre, crie-t-elle, confidatevi al vostro popolo[299]!» Mais ce n'est plus, comme à l'origine, l'explosion spontanée et sans arrière-pensée de la reconnaissance populaire; c'est, au moins chez les meneurs, une tactique savamment combinée en vue d'échauffer, d'enfiévrer les esprits, de compromettre, de pousser ou d'intimider le Pontife. Quelques mois ont suffi pour arriver à ce résultat gros de redoutables conséquences: Pie IX n'est plus maître du mouvement dont il a donné le signal; il est entraîné.

Si l'inexpérience du gouvernement romain l'expose ainsi à de graves périls et risque trop souvent de gâter ses meilleures œuvres, sa bonne volonté n'est cependant pas stérile. À travers des tâtonnements, des gaucheries, des faiblesses, un certain nombre de réformes finissent par s'accomplir, et, à voir où l'on en est au milieu de 1847, après une année de pontificat, force est de reconnaître que beaucoup a été fait. Les écoles primaires développées, les salles d'asile introduites, l'ancienne université de Bologne restaurée, des établissements agricoles créés, les chemins de fer décrétés, la publicité donnée au budget, les attributions du conseil des ministres réglementées, les notables des provinces convoqués en Consulte pour participer à l'administration et donner leur avis sur les changements à opérer, Rome dotée d'une représentation municipale, la presse soustraite à l'arbitraire et jouissant, en fait, sinon encore en droit, d'une liberté à peu près complète, et enfin la garde civique instituée,—car on s'imagine alors qu'une garde nationale est la garantie nécessaire des libertés publiques,—telles sont, en dehors de beaucoup d'autres questions mises à l'étude, les réformes d'ores et déjà accomplies.

Ces réformes ont leur contre-coup en Italie et y augmentent l'émotion déjà si vive qui a éclaté, dès le premier jour, à la nouvelle de l'amnistie. Chaque dimostrazione faite sous les fenêtres du Quirinal a comme son prolongement dans les diverses villes de la Péninsule, et aux illuminations de la cité pontificale répondent les feux de joie qui embrasent les crêtes des Apennins. Partout on entend la même acclamation: Evviva Pio nono! Seulement, plus encore qu'à Rome, il apparaît bien que cette acclamation ne signifie pas seulement liberté intérieure, mais aussi indépendance extérieure, expulsion des Autrichiens. Fuori i barbari! c'est le cri qui sort de tous les cœurs.

En face de cette agitation grandissante, les gouvernements de la Péninsule se sentent fort embarrassés. Il leur est malaisé de traiter en ennemi un mouvement si général et à la tête duquel paraît être le Pape. Quelques princes, cependant,—le roi de Naples est du nombre,—se montrent réfractaires. D'autres, après quelques hésitations, emboîtent le pas derrière le Pontife. Celui qui s'y décide le premier et avec le plus de bonne grâce est le grand-duc de Toscane. Dès le printemps de 1847, il autorise la création d'une presse politique, tolère des réunions et des manifestations libérales, nomme des commissions chargées de rédiger un code civil et un code pénal, promet une garde nationale, des municipalités électives, des conseils provinciaux et même une représentation centrale.

Que le gouvernement toscan s'engage dans la voie des réformes, ce n'est sans doute pas un fait indifférent; mais il importait bien davantage aux destinées de l'Italie de savoir le parti qu'allait prendre le roi de Sardaigne. Étrange physionomie que celle de Charles-Albert[300]! Né, en 1798, d'un prince de Carignan ayant fait adhésion à la République française, et d'une mère qui, à peine veuve, se mésallia et abandonna à peu près son fils, son enfance fut triste comme un matin sans soleil. Il paraissait destiné à une vie obscure et étroite, quand des morts imprévues firent de lui l'héritier du trône de Sardaigne. Ce ne fut pas la fin de ses traverses. Entouré par les carbonari qui voulaient se servir de lui contre le roi régnant, il se trouva compromis, en 1821, dans un mouvement révolutionnaire: il en sortit, suspect à la fois au Roi qui l'exila, et aux libéraux qui l'accusèrent de trahison. M. de Metternich manœuvra pour le faire priver de ses droits à la couronne; s'il n'y réussit pas, il le contraignit du moins à souscrire l'engagement de ne rien changer «aux bases fondamentales et aux formes organiques de la monarchie telles qu'il les trouverait à son avènement», et, pour comble d'humiliation, un conseil, composé des évêques du royaume et des chevaliers de l'Annonciade, fut chargé de surveiller l'exécution de cet engagement. Monté sur le trône en 1831, Charles-Albert y conserva les ministres du parti réactionnaire et autrichien, ne relâcha rien du pouvoir absolu, favorisa les entreprises de la duchesse de Berry, de don Carlos et de don Miguel, réprima ou laissa réprimer, avec une sanglante rigueur, les insurrections «libérales» éclatées, en 1833, dans ses États. En tout cela, sa physionomie semblait d'un prince d'ancien régime; mais d'autres traits faisaient douter que ce fut là son véritable fond. En même temps qu'il s'enfermait dans une sorte d'immobilité politique, il menait à fin beaucoup de réformes administratives, financières, économiques, judiciaires et militaires. Tout en conservant les anciens ministres réactionnaires, il leur en adjoignait un de tendances libérales, avec lequel il paraissait en intimité particulière. Sans approuver ouvertement la propagande entreprise par Gioberti, Balbo et d'Azeglio, tous trois ses sujets, il passait pour ne pas la voir de mauvais œil. En 1845, des difficultés commerciales s'étant élevées avec le cabinet de Vienne, au sujet de droits sur le sel et les vins, il poussa le conflit, malgré plusieurs de ses ministres, avec une vivacité, une susceptibilité d'indépendance, qui furent très remarquées en Italie et lui valurent, à Turin, des ovations inaccoutumées; à la vérité, il en parut plus gêné que flatté.

En mai 1846, M. de Metternich, inquiet de tous ces symptômes, fit demander solennellement à Charles-Albert des explications, et l'invita à désabuser la «faction» qui cherchait à se servir de son nom[301]. Le Roi répondit par des généralités, protesta qu'il «n'accorderait jamais de constitution», mais se réserva «d'avancer dans la voie d'une sage réforme», et fit remarquer qu'il n'était plus possible de combattre la révolution de front[302]. M. de Metternich demeura inquiet et soupçonneux. Il l'eût été bien plus s'il avait su ce qui s'était passé, quelques mois auparavant, entre Charles-Albert et Massimo d'Azeglio. C'était un matin d'hiver, à six heures. D'Azeglio avait demandé audience au Roi pour lui parler de la tournée qu'il venait de faire en Italie; il lui raconta qu'il avait présenté à tous les patriotes le Piémont et son roi comme les instruments nécessaires de la délivrance et de la résurrection nationales. «J'attends, dit-il en finissant son récit, que Votre Majesté approuve ou blâme ce que je viens de faire.» Après un long silence, le Roi répondit enfin: «Faites savoir à ces messieurs de se tenir en repos, de ne pas bouger, puisque le moment n'est pas venu, mais d'être bien certains que, l'occasion se présentant, ma vie, la vie de mes fils, mes forces, mes trésors, mon armée, tout sera dépensé pour la cause italienne.» D'Azeglio, étonné, répéta la phrase du Roi. Celui-ci fit un signe de tête, pour assurer qu'il avait été bien compris; puis, se levant, il mit les mains sur les épaules de son interlocuteur et l'embrassa. Chose étrange! tel était le renom de dissimulation de ce prince qu'en ce moment même, devant une démonstration si nette et si grave, d'Azeglio se prit à douter: «Cet embrassement, a-t-il raconté plus tard, avait en soi quelque chose d'étudié, de froid, presque de funèbre, qui me glaça, et une voix intérieure, le terrible Ne te fie pas, s'éleva dans mon cœur[303]

D'Azeglio avait tort de douter. Depuis longtemps Charles-Albert nourrissait au fond de son âme la pensée d'une lutte suprême contre l'Autriche, lutte où l'Italie trouverait son indépendance et la maison de Savoie le couronnement de son ambition séculaire. C'est pour se préparer à cette lutte qu'il s'était appliqué à refaire les finances et l'armée du Piémont. Seulement, il renfermait cette pensée au dedans de lui, ou si, par instants, il semblait s'entr'ouvrir, il déroutait, aussitôt après, les curiosités par des démonstrations contradictoires. Ce n'était pas là uniquement un effet de la dissimulation traditionnelle chez les princes de sa race. Né tendre, ardent, crédule, chevaleresque, mystique, les disgrâces et les désillusions de sa vie l'avaient refoulé sur lui-même et lui avaient fait prendre peu à peu un masque de froideur, de défiance, de sécheresse et de pessimisme ironique. Peu d'hommes ont été aussi tristes: sa sensibilité maladive le mettait dans un état presque continuel de souffrance morale et physique. D'ailleurs, s'il était ambitieux, s'il rêvait volontiers de grands desseins, une sorte d'irrésolution naturelle, aggravée par l'habitude prise de voir tout en noir, lui rendait la gestation de ces desseins particulièrement douloureuse. Il attendait l'heure des grosses responsabilités et des décisions redoutables avec une angoisse indicible. Tous ces traits semblent d'un nouvel Hamlet, et l'on comprend que ce nom se soit trouvé sous la plume de l'écrivain qui a pénétré le plus avant dans l'âme de Charles-Albert[304]. En tout cas, ils expliquent d'où venait, dans son attitude, ce je ne sais quoi d'incertain, de mystérieux, de déconcertant, qui faisait que personne ne se fiait à lui et que lui-même disait à ses familiers: «N'est-ce pas que je suis un homme incompréhensible?»

Avec un tel état d'esprit, le roi de Sardaigne ne pouvait demeurer étranger à l'émotion produite par l'avènement et les premières mesures de Pie IX. Mais il voit là surtout le réveil de la question nationale. Il écrit aussitôt à un de ses confidents: «C'est une campagne que le Pape entreprend contre l'Autriche, evviva!» Quant aux réformes libérales, il ne se montre nullement pressé de les imiter. Bien au contraire, il ne tarde pas à s'en effaroucher, et semble plutôt vouloir se mettre en travers du mouvement. Ainsi le voit-on interdire l'entrée en Piémont des journaux publiés à Rome et à Florence. Le public, qui a été un moment prêt à unir dans ses acclamations Charles-Albert et Pie IX, ne comprend rien à cette attitude; il y croit découvrir un signe nouveau des irrésolutions ou du double jeu de ce prince. La vérité est qu'au fond Charles-Albert ne s'intéresse qu'à la question d'indépendance nationale et se soucie fort peu des libertés intérieures; il les redoute même, comme risquant d'affaiblir le gouvernement à l'instant où celui-ci aurait besoin de toutes ses forces pour la lutte contre l'Autriche. De plus en plus, cette lutte est sa préoccupation exclusive; il l'aperçoit au terme de l'agitation provoquée par le Pape, et il en regarde approcher l'heure avec un mélange d'impatience et de tremblement.

VIII

Le gouvernement français n'avait pas désiré la crise italienne. Cela était vrai particulièrement de Louis-Philippe, de plus en plus ami, en toutes choses, du statu quo. Son premier sentiment, à la mort de Grégoire XVI, fut un vif regret mêlé de quelque inquiétude: «J'ai, écrivait-il au maréchal Soult, le 6 juin 1846, à vous donner une bien triste nouvelle qui n'est pas encore publique, mais qui ne peut rester secrète. Le Pape est mort le 1er de juin. Nous faisons tous, et moi particulièrement, une perte énorme, et vous concevez que nous en sommes tous très affectés[305].» À ce moment même, le prince Albert de Broglie, nommé premier secrétaire à l'ambassade de Rome, étant venu prendre congé du Roi, celui-ci lui dit ces paroles significatives: «Ce que je veux, c'est un pape tranquille; il y a assez de trouble dans le monde[306].» Quant à M. Guizot, pris évidemment un peu au dépourvu par cette mort, il n'envoya à M. Rossi, en vue du conclave, que des instructions sommaires et vagues. «Qu'on nous donne, écrivait-il, un pape indépendant, croyant et intelligent... Un esprit ouvert et un peu de bon vouloir dans notre sens, voilà ce qu'il nous faut. J'espère que cela se peut trouver... Nous n'avons jusqu'à présent, quant aux noms propres, aucun préjugé ni aucune préférence[307].» Toutefois, M. Guizot veillait à ce que l'Autriche n'abusât pas de notre réserve, et il prévenait M. de Metternich que si, durant l'interrègne, les Autrichiens entraient dans les Légations, les troupes françaises occuperaient aussitôt Civita-Vecchia ou Ancône[308].

À Paris, on s'attendait à un long conclave et à un résultat assez incolore. Aussi l'élection si prompte de Pie IX et l'explosion qui suivit causèrent-elles à notre gouvernement une grande surprise, à laquelle se mêla peut-être, sur le premier moment, quelque chose comme le sentiment d'une difficulté inattendue et importune. Toutefois il n'hésita pas. À la vue du Pontife inaugurant une politique de clémence et de réforme, il applaudit et offrit son appui. Dès le 5 août 1846, M. Guizot écrivait à M. Rossi[309]: «Les hommes sensés et bien intentionnés ressentent une joie profonde, en voyant qu'un pouvoir qui a si longtemps marché à la tête de la civilisation chrétienne, se montre disposé à accomplir encore cette mission auguste et à consacrer, en l'épurant et le modérant, ce qu'il y a de raisonnable et de légitime dans l'état et le progrès des sociétés modernes.» De son côté, Pie IX fut, dès le premier jour, gracieux et confiant envers l'ambassadeur de France, le mettant au courant de ses desseins et lui demandant des conseils que celui-ci lui donnait avec une sympathie respectueuse pour de si pures et de si nobles intentions, mais non sans quelque inquiétude de tant d'inexpérience. D'esprit froid et lucide, connaissant les hommes et les choses d'Italie, étranger pour son compte à toute illusion, M. Rossi cherchait à en préserver le Saint-Père et son gouvernement. «L'œuvre que vous abordez, ne se lassait-il pas de leur dire, est grande et périlleuse; une administration vieillie ne se réforme pas en un jour; des paroles de liberté ne tombent pas impunément du haut d'un trône, sans aller réveiller ce foyer de passions révolutionnaires qui couve toujours au fond des sociétés. Vous avez promis, mettez-vous à l'œuvre. Dès aujourd'hui, faites vos plans; dès demain, exécutez-les. Ne laissez pas les esprits errer à l'aventure et soulever toutes les questions au hasard. Guidez vous-même le mouvement que vous avez donné, ou vous serez entraîné par lui. Ayez peu de foi aux applaudissements populaires; ils se changent vite en murmures[310]

Notre diplomatie, fidèle en cela à sa politique générale, avait, à Rome, une double préoccupation: empêcher, d'une part, que le mouvement réformateur, commencé par Pie IX, ne s'arrêtât devant les résistances réactionnaires; d'autre part, qu'il ne dégénérât sous la pression révolutionnaire. Il lui fallait à la fois stimuler et affermir le gouvernement pontifical. M. Guizot tenait la main à ce qu'aucune des deux parties de la tâche ne fût perdue de vue. «Dites très nettement et partout où besoin sera, mandait-il à M. Rossi, ce que nous sommes, au dehors comme au dedans, en Italie comme ailleurs. Nous sommes des conservateurs décidés, d'autant plus décidés que nous succédons, chez nous, à une série de révolutions... Mais, en même temps, nous sommes décidés aussi à être des conservateurs sensés et intelligents. Or, nous croyons que c'est, pour les gouvernements les plus conservateurs, une nécessité et un devoir de reconnaître et d'accomplir sans hésiter les changements que provoquent les besoins sociaux, nés du nouvel état des faits et des esprits.» Notre ministre envisageait à ce double point de vue la tâche entreprise par le Pape. «Les vœux d'une population qui a longtemps souffert, disait-il, sont, à beaucoup d'égards, chimériques, et il serait impossible de les satisfaire; mais il faut aussi prévoir que, si les améliorations réelles, efficaces, graduelles, ne commençaient pas avec certitude, l'opinion publique se lasserait et, de confiante qu'elle est, deviendrait ombrageuse et exigeante. Reconnaître d'un œil pénétrant la limite qui sépare, en fait de changements et de progrès, le nécessaire du chimérique, le praticable de l'impossible, le salutaire du périlleux; poser d'une main ferme cette limite et ne laisser au public aucun doute qu'on ne se laissera pas pousser au delà, voilà ce que font et à quels signes se reconnaissent les vrais et grands chefs de gouvernement. C'est évidemment l'œuvre qu'entreprend le Pape... Il peut compter sur tout notre appui. Nous ferons tout ce qui dépendra de nous, tout ce qu'il désirera de nous, pour le seconder dans sa tâche.» Rappelant ensuite la politique de lord Palmerston, qui «prenait habituellement au dehors pour point d'appui l'esprit d'opposition et de révolution», M. Guizot ajoutait: «Nous ne voulons et ne ferons jamais rien de semblable, car nous regardons cela comme très mauvais et très dangereux pour tout le monde... Ce n'est point aux prétentions exagérées des partis, ni même aux espérances confuses du public, c'est au travail réfléchi, mesuré, prudent des gouvernements eux-mêmes que nous entendons prêter notre concours. Et c'est envers le gouvernement du Saint-Siège que nous garderons le plus soigneusement cette position et cette conduite, car c'est peut-être aujourd'hui, de tous les gouvernements appelés à accomplir de grandes choses, celui dont la tâche est la plus difficile et exige le plus de ménagements[311]

M. Rossi se conformait à ces instructions, quand il cherchait à éclairer le gouvernement pontifical sur les inconvénients de ses alternatives de résistance et d'abandon. Tantôt il le pressait de faire à temps les concessions nécessaires, tantôt il lui recommandait le sang-froid et la fermeté devant les manifestations populaires. En juillet 1847, à un moment où il ne paraissait plus y avoir à Rome ni gouvernement ni police, notre ambassadeur n'hésitait pas à dire au cardinal secrétaire d'État: «Songez bien que c'est ainsi que les pouvoirs périssent et que les catastrophes s'annoncent.» Puis il écrivait, le lendemain, à M. Guizot: «J'espère que ce mot de révolution est encore trop gros pour la situation... Cependant j'ai cru devoir m'en servir hier ad terrorem. Je me rendis à la secrétairerie d'État; je trouvai Mgr Corboli assez ému; je lui dis sans détour que la révolution était commencée..., qu'il fallait absolument faire, sans le moindre délai, deux choses: réaliser les promesses et fonder un gouvernement réel et solide.» M. Rossi portait ce jugement dans une autre lettre: «Tout a été tâtonnement et lenteur: on a tout touché, tout ébranlé, sans rien fonder. Comme je le disais au Pape, le gouvernement pontifical a perdu l'autorité traditionnelle d'un vieux gouvernement, sans acquérir la vigueur d'un gouvernement nouveau. On a gaspillé une situation unique. Jamais prince ne s'est trouvé plus maître de toutes choses que Pie IX, dans les huit premiers mois de son pontificat. Tout ce qu'il aurait fait aurait été accueilli avec enthousiasme. C'est pour cela que je disais: Fixez donc les limites que vous voulez; mais, au nom de Dieu, fixez-les et exécutez sans retard votre pensée[312]

De Paris, M. Guizot, fort attentif à ces événements, approuvait et encourageait M. Rossi. «Conseillez toujours au gouvernement pontifical d'accomplir les réformes, lui écrivait-il, de les accomplir promptement, complètement, et de rentrer, dès qu'il les aura accomplies, dans sa position et dans son office de gouvernement uniquement appliqué à faire, selon les lois établies, les affaires quotidiennes et permanentes de la société. Sans doute, il paraît vain de répéter sans cesse des conseils si mal compris et si peu suivis. Mais ces conseils n'en sont pas moins et toujours, d'une part, la bonne politique; d'autre part, notre drapeau à nous. Il faut le tenir et le montrer incessamment à tous.» Il ajoutait, quelques jours plus tard: «Il faut se hâter de limiter le champ des ambitions d'esprit et de raffermir l'exercice quotidien du pouvoir[313]

Certes, nul ne peut contester la sagesse clairvoyante de ces conseils, ni ce qu'ils révèlent de sollicitude sincère pour le gouvernement pontifical. En cela, M. Guizot n'était pas seulement guidé par la sympathie que lui inspiraient la personne et l'œuvre de Pie IX. Il avait senti combien la France de 1830 était intéressée à mériter l'amitié reconnaissante du Saint-Siège, quel secours moral devaient trouver dans un tel rapprochement une monarchie qui n'avait pas encore entièrement effacé son origine révolutionnaire et une société matérialiste qui souffrait de son manque de croyances et d'idéal. «Rome pourrait nous faire beaucoup de bien, écrivait-il à M. Rossi: son amitié franche, son concours actif nous vaudraient de la force et de l'autorité chez nous et en Europe. Et comme nous pouvons, en revanche, par notre amitié et notre concours, lui faire aussi beaucoup de bien chez elle et en Europe, je suis convaincu qu'elle doit finir par comprendre, accepter et pratiquer sérieusement cet échange de bons offices et de bons effets entre nous. Poursuivez ce but-là, avec votre persévérance et votre tact accoutumés, et indiquez-moi toutes les choses, petites ou grandes, que je puis faire pour vous y aider[314].» Le gouvernement pontifical paraissait comprendre la sincérité et apprécier la valeur de l'amitié qui lui était ainsi offerte. Vers la fin de juillet 1847, à un moment où la fermentation extrême des esprits jetait l'alarme au Quirinal, le cardinal Ferretti, récemment nommé secrétaire d'État, exprimait à M. Rossi la crainte que lui inspirait la double perspective d'une pression révolutionnaire et d'une intervention autrichienne; notre ambassadeur lui ayant répondu «que, le cas échéant, le gouvernement français ne manquerait pas à ses amis», le cardinal l'embrassa vivement, en lui disant: «Merci, cher ambassadeur; en tout et toujours, confiance pour confiance, je vous le promets[315]

Les avertissements et les conseils que M. Guizot adressait au gouvernement pontifical, il ne les ménageait pas non plus au peuple romain. Ses efforts tendaient à créer, en Italie, un parti libéral modéré, qui prît position entre le parti stationnaire et le parti révolutionnaire. Œuvre difficile, surtout en un pays où ce parti modéré était chose absolument nouvelle. Le dépit et la déception que les libéraux ressentaient des lenteurs et des incertitudes du Saint-Siège, les portaient trop souvent à faire cause commune avec les révolutionnaires. M. Guizot ne se lassait pas de les détourner de cette dangereuse promiscuité. «Restez fidèle au principe de notre politique, écrivait-il à M. Rossi, principe fondamental en Italie encore plus qu'ailleurs. Conseillez toujours aux modérés de ne point se confondre avec les radicaux qui les perdront, et de persister, quelles que soient les difficultés, dans la résolution d'accomplir, par le gouvernement et de concert avec lui, les réformes que l'état de la société rend indispensables.» Il ajoutait, quelques jours plus tard: «Je ne peux d'ici que vous rappeler sans cesse les idées générales qui sont nos idées fixes. Créer, entre le parti de la révolution et le parti de la réaction, un parti de la résistance intelligente et modérée, et rallier ce parti autour du gouvernement qui peut seul être son chef et son moyen d'action, voilà notre idée simple et fixe, la seule idée avec laquelle, vous le savez comme moi, on termine ou l'on prévienne les révolutions[316]

Plus encore peut-être que les exagérations d'un libéralisme trop exigeant et trop impatient, le gouvernement français redoutait, chez les Italiens, les entraînements de la passion nationale. Il s'appliquait à les retenir sur la pente qui les eût conduits à bouleverser l'état territorial de la Péninsule pour y réaliser leur rêve d'unité, et à déchirer les traités européens pour chasser les Autrichiens de la Lombardie et de la Vénétie. Autant il se déclarait prêt à défendre leur indépendance contre toute intervention qui eût prétendu entraver leurs réformes intérieures, autant il les avertissait de ne pas compter sur son appui, s'il leur prenait fantaisie de mettre en péril, par quelque agression, la paix générale. Notre diplomatie croyait ainsi ne pas mal servir les vrais intérêts de l'Italie, et M. Rossi se chargeait de démontrer aux patriotes romains que toute attaque violente contre l'Autriche fournirait à celle-ci une occasion d'arrêter par la force le mouvement national, contre lequel, au contraire, elle ne pourrait rien et devant lequel elle serait tôt ou tard contrainte de capituler, si ce mouvement demeurait pacifique et se manifestait seulement par le progrès intérieur et graduel des divers États[317]. En tout cas, nos ministres étaient certains de servir ainsi les vrais intérêts de la France. Déjà, au lendemain de 1830, quelles que fussent alors les sympathies de l'opinion pour la patrie de Silvio Pellico, la monarchie de Juillet n'avait pas voulu se mettre à la remorque des agitateurs italiens, en favorisant les révolutions au delà des Alpes et en s'engageant dans une guerre contre l'Autriche[318]. Les raisons qui l'avaient alors décidée subsistaient. On peut même dire que le refroidissement survenu avec l'Angleterre eût rendu plus dangereuse encore pour la France toute politique la plaçant en conflit avec l'Autriche et probablement aussi avec les autres puissances continentales.

Il convenait en effet que notre gouvernement, en face du problème particulier de l'Italie, ne perdît pas de vue l'ensemble de la situation faite à la France, en Europe, par les mariages espagnols. On sait que cette situation l'avait déterminé à se rapprocher de l'Autriche. Il lui fallait veiller à ce que sa politique italienne contribuât à ce rapprochement ou tout au moins ne le contrariât pas. Au premier aspect et étant donnés les points de vue assez divergents des deux cabinets, cela paraissait malaisé. M. de Metternich, qui, depuis 1815, avait eu pour politique de maintenir tout immobile au delà des Alpes, avait vu avec déplaisir le mouvement suscité par Pie IX[319]; un pape libéral lui paraissait une sorte de monstruosité dont il ne pouvait prendre son parti[320]; il faisait remonter le mal à la contagion des idées françaises[321]; à son avis, c'était pure illusion de vouloir distinguer les réformes modérées et pacifiques des bouleversements révolutionnaires, les premières n'étant que la préface des seconds; entre un Balbo et un Mazzini, il ne trouvait pas «d'autre différence que celle qui existe entre des empoisonneurs et des assassins[322]». Dès le début, il avait essayé sans succès d'endoctriner Pie IX[323], et, dans la suite, il n'avait pas négligé tout ce qui pouvait éveiller en lui des inquiétudes ou des scrupules[324]. Le grand-duc de Toscane se montrait-il disposé à suivre l'exemple du Pape, M. de Metternich lui adressait directement des représentations[325]. Tout cela sans doute témoignait d'idées et de préférences peu en harmonie avec celles de la France. À défaut cependant d'un accord de principes, notre gouvernement ne jugeait pas impossible d'arriver à une sorte d'accord pratique, ou au moins de prévenir tout conflit. Il se rendait compte que le cabinet de Vienne était peu disposé à aller au delà de ces gémissements platoniques, de ces conseils peu efficaces, et qu'il ne se sentait pas en mesure de recommencer quelqu'une de ces interventions militaires qui, depuis 1815, avaient été l'arme principale de sa politique en Italie. Il devinait aussi que ce cabinet, compromis par son renom absolutiste, désorienté par le changement de l'esprit public, comprendrait l'avantage d'être appuyé et pour ainsi dire protégé par une puissance libérale; cette même raison ne le déterminait-elle pas, en ce moment, dans les affaires de Suisse, à marcher derrière la France? On voit dès lors comment les deux politiques, parties de points si opposés, pouvaient cependant trouver un certain contact sur le terrain italien: il s'agissait pour nous d'obtenir de l'Autriche qu'elle n'intervînt pas militairement, qu'elle laissât le mouvement réformateur suivre son cours, en lui offrant, comme compensation, de nous employer à limiter ce mouvement, à l'empêcher de devenir révolutionnaire et belliqueux.

Dès la fin de 1846 et les premières semaines de l'année suivante, des pourparlers s'engagèrent sur ces bases, entre Paris et Vienne. Ils prirent plus de précision, en avril 1847, lors de la mission secrète de M. Klindworth[326]: l'Italie était l'un des sujets sur lesquels cet agent devait proposer une entente. M. Guizot, alors très préoccupé des efforts faits par lord Palmerston pour attirer M. de Metternich dans son jeu, insistait naturellement sur ce qui, dans sa politique italienne, pouvait le plus rassurer le cabinet autrichien. Non seulement il se prononçait pour le statu quo territorial dans la Péninsule, ce qui impliquait la sauvegarde des droits de l'Autriche sur le royaume lombard-vénitien; non seulement il se déclarait opposé à toute agitation révolutionnaire; mais il exprimait l'avis que les réformes devaient être surtout administratives, et que l'on aurait tort de chercher à introduire prématurément dans les divers États italiens un régime constitutionnel pour lequel ils n'étaient pas mûrs; il s'offrait à donner, d'accord avec l'Autriche, des conseils dans ce sens au Pape et aux autres souverains[327]. En même temps, tout en recommandant à M. Rossi de ne rien abandonner de notre politique propre, il l'invitait à «ménager Vienne», à avoir égard «à ses défiances et à ses alarmes[328]».

M. de Metternich était trop inquiet des événements d'Italie pour repousser ces ouvertures. De son côté, il en avait fait de semblables au gouvernement français. Sans doute, fidèle à sa manie dogmatisante, il professait, dans les élucubrations diplomatiques auxquelles il se livrait sur ce sujet, des principes sur lesquels notre gouvernement aurait eu des critiques à faire. Mais, en somme, quand il fallait aboutir à des conclusions effectives, il reconnaissait l'intérêt de mettre fin à une rivalité dont les agitateurs tireraient profit; revendiquant seulement son autorité sur le royaume lombard-vénitien, désavouant toute pensée de porter atteinte à l'indépendance des autres États italiens et à leur droit de modifier leurs institutions, s'offrant même à s'entendre avec la France pour conseiller certaines réformes administratives, il déclarait ne songer, pour le moment, à aucune intervention armée; il ajoutait que si, plus tard, cette intervention devenait nécessaire, un concert préalable devrait s'établir entre les puissances[329].

Le gouvernement français avait ainsi satisfaction. Dès lors, il croyait pouvoir donner comme mot d'ordre à ses agents en Italie, non plus seulement de ménager l'Autriche, mais de chercher les occasions de se concerter avec elle. Loin de s'effaroucher d'une action commune, il estimait, avec raison, qu'elle tournerait à l'avantage de notre influence, et que la France y deviendrait l'arbitre des décisions à prendre: «Je suis d'avis, écrivait-il le 21 juillet 1847 à M. Rossi, qu'en gardant soigneusement notre position, en tenant hautement notre drapeau, vous ne devez point éviter les occasions et les invitations de vous entendre et d'agir de concert avec vos collègues du corps diplomatique, y compris M. de Lutzow (ambassadeur d'Autriche). Quel que soit l'empire des vieux intérêts, des vieilles passions et des vieilles traditions, les grands gouvernements européens, l'Autriche la première, sont aujourd'hui sensés et prudents. Ils l'ont prouvé depuis 1830, et plus d'une fois. La nécessité leur déplaît. Ils la reconnaissent le plus tard possible. Mais ils finissent par la reconnaître et par l'accepter. Mettons-nous partout à la tête de la nécessité, de la nécessité réelle, bien comprise et exactement mesurée. Soyons ses interprètes dans les conseils de l'Europe. C'est désormais notre position naturelle et la plus grande en même temps que la plus sûre... Ne nous faisons pas autres que nous ne sommes, mais ne nous isolons pas. En définitive, dans l'action concertée, c'est nous qui prévaudrons[330]

Ajoutons, d'ailleurs, que tout ce que le cabinet de Paris faisait pour ménager celui de Vienne et pour rendre possible une action commune, ne le conduisait cependant pas à rien sacrifier des points essentiels de sa politique. Il était surtout bien résolu à ne jamais permettre à l'Autriche une intervention isolée qui lui eût rendu l'espèce de protectorat qu'elle exerçait autrefois sur les gouvernements de la Péninsule; il entendait que, si le Pape avait un jour besoin d'une armée étrangère pour le protéger, la France ne laissât pas le rôle principal à son ancienne rivale. «En cas, disait M. Guizot, de danger matériel, d'appel au secours matériel extérieur, que rien ne se fasse sans nous; qu'on ne demande rien à personne, sans nous le demander aussi à nous, au moins en même temps. Nous ne manquerons pas à nos amis[331].» Comme pour bien marquer par avance ses intentions, le cabinet de Paris répondait aux mouvements des troupes autrichiennes sur la frontière de la Lombardie, en faisant évoluer la flotte française en vue des côtes d'Italie.

Telle était, sous ses diverses faces, la politique de «juste milieu» à laquelle le gouvernement français s'était arrêté, dès le premier jour, dans les affaires italiennes, et que, depuis, il avait fidèlement appliquée. M. Guizot estima qu'il ne suffisait pas de la pratiquer diplomatiquement, et qu'il convenait d'en exposer au moins les grandes lignes au public. Il le fit, le 3 août, dans les derniers jours de la session de 1847, au cours de la discussion du budget à la Chambre des pairs. «Que faut-il, se demandait le ministre, pour la satisfaction des intérêts français en Italie? La paix intérieure de l'Italie d'abord; aucun bouleversement territorial ou politique ne nous est bon au delà des Alpes. Il nous faut aussi l'indépendance et la sécurité des gouvernements italiens; nous avons besoin qu'ils ne soient dominés ni exploités par aucune autre puissance, et qu'ils gouvernent paisiblement leurs peuples.» Après avoir indiqué que, pour obtenir ce dernier résultat, ces gouvernements devaient satisfaire leurs sujets par certaines réformes, il montrait comment le Pape avait donné l'exemple; puis il ajoutait: «Le représentant par excellence de l'autorité souveraine et incontestée entrant dans une telle voie, c'est là un des plus grands spectacles qui aient encore été donnés au monde. On ne peut pas, on ne doit pas craindre que le Pape oublie jamais les besoins et les droits de ce principe d'autorité, d'ordre, de perpétuité dont il est le représentant le plus éminent... Non, il ne l'oubliera pas... Mais, en même temps, puisqu'il se montre disposé à comprendre et à satisfaire, dans ce qu'il a de sensé et de légitime, l'état nouveau des intérêts sociaux et des esprits, ce serait une faute énorme, de la part de tous les gouvernements, je ne veux pas dire que ce serait un crime, ce serait une faute énorme de ne pas seconder Pie IX dans la tâche difficile qu'il entreprend.» M. Guizot ne reconnaissait qu'aux partis modérés le pouvoir de mener à bonne fin de telles réformes, et il entendait par là «des partis modérés ayant le courage d'agir, de se mettre en avant, d'accepter la responsabilité, le courage de soutenir les gouvernements qu'ils ne veulent pas voir renverser». Il terminait en proclamant que «la mission naturelle de la France était de chercher sa force et son point d'appui, non dans l'esprit d'opposition et de révolution, mais dans l'esprit de gouvernement intelligent, sensé, et dans le concours des partis modérés avec de tels gouvernements».

En cherchant ainsi à faire prévaloir, en Italie, des idées de réforme mesurée et pacifique, M. Guizot poursuivait un dessein honnête, raisonnable et conforme aux intérêts de la France. D'ailleurs, qu'eût-il pu faire d'autre? Impossible, après la secousse donnée par l'avènement de Pie IX, de songer à prolonger l'ancien statu quo. Quant à pousser aux révolutions et à risquer une guerre européenne pour flatter les passions et servir les ambitions des Italiens, c'est une politique dont on peut, hélas! mesurer aujourd'hui les conséquences. Mais, pour être le seul sage et le seul possible, le parti auquel s'était arrêté le gouvernement du roi Louis-Philippe ne lui en imposait pas moins une tâche très délicate et dont le succès était loin d'être assuré. M. Guizot s'en rendait compte, et, dans l'intimité, il ne cachait pas ses doutes. «Je voudrais bien réussir à Rome, écrivait-il, le 30 juillet 1847, au duc de Broglie; mais j'ai une méfiance infinie des Italiens. Et nous sommes là parfaitement seuls, entre les conspirations radicales fomentées de Londres et les routines absolutistes de Vienne... Plus j'avance, plus je demeure convaincu de deux choses: la bonté de notre politique et la difficulté du succès. Et mes deux convictions sont sans cesse aux prises, l'une m'encourageant, l'autre m'inquiétant. Dieu seul a le secret de l'issue: ce serait trop commode de le savoir[332]

IX

Les difficultés avec lesquelles nous venons de voir aux prises la diplomatie française pendant la première année du pontificat de Pie IX, allaient être singulièrement aggravées, en août 1847, par un acte inconsidéré de l'Autriche. Celle-ci, en vertu des traités de 1815, avait droit de garnison dans la «place» de Ferrare, l'une des villes des Légations. Que fallait-il entendre par le mot place? Était-ce la ville elle-même, ou seulement le château, espèce de citadelle sans valeur, située au centre de la ville? Il y avait eu controverse sur ce point. En fait, les Impériaux n'occupaient que le château et quelques casernes; la garde des barrières et des autres postes était aux mains des pontificaux. Ce partage, délicat de tout temps, le devenait plus encore avec l'excitation des esprits. Des provocations furent échangées entre la garde civique de Ferrare et les patrouilles autrichiennes. Enfin, quelques rixes ayant éclaté dans les premiers jours d'août, le commandant autrichien crut devoir agir comme si la sûreté de sa garnison était compromise; il la renforça notablement par un corps venu de l'autre côté du Pô; puis, brutalement, sans avoir aucun égard aux protestations du cardinal-légat, il occupa toute la ville et s'empara des postes jusqu'alors laissés à la garde des pontificaux.

Cet acte indiquait-il, de la part du cabinet de Vienne, la volonté de sortir de sa réserve défensive et expectante? Non, à ce même moment, M. de Metternich nous déclarait formellement que son gouvernement ne demandait qu'à «rester maître chez lui», qu'il «n'entendait pas exercer sa puissance souveraine en dehors de ses frontières», et qu'il «ne pensait pas à une intervention matérielle[333]». Fait plus significatif encore, quelques jours après, la même idée se retrouvait non moins nettement exprimée dans les instructions confidentielles adressées à M. de Ficquelmont, agent supérieur du chancelier à Milan[334]. On pouvait être d'autant plus assuré de cette sagesse qu'elle était un peu forcée. Non seulement une politique agressive eût froissé d'une façon imprudente l'opinion européenne, universellement sympathique à Pie IX, mais elle eût rencontré des oppositions à Vienne même. Le souffle libéral qui passait en ce moment sur l'Europe se faisait sentir en Autriche; une réaction s'y dessinait contre le système de M. de Metternich et se manifestait jusque dans l'intérieur du cabinet; si le chancelier continuait de personnifier au dehors le gouvernement impérial avec le même apparat, son autorité au dedans était bien entamée; les autres membres du conseil ne se gênaient pas pour contrecarrer ses desseins; le ministre de l'intérieur, le comte Kolowrat, se posait ouvertement comme son rival. Pour vaincre ces oppositions, M. de Metternich ne trouvait pas dans l'archiduc Louis, qui remplaçait le souverain malade, et qui était visiblement embarrassé de sa responsabilité, l'appui qu'il était, autrefois, toujours sûr d'obtenir de l'empereur François. En juillet 1847, ayant voulu faire mobiliser un corps d'armée destiné à prendre position sur la frontière du Tessin et sur le Pô, il se heurta à mille difficultés soulevées par le ministre de la guerre et par celui des finances: ce dernier soutenait que les charges pécuniaires résultant d'une telle mesure seraient «un danger plus grave pour le gouvernement que celui auquel pouvait donner lieu la marche libérale adoptée par le Saint-Père[335]». Le chancelier n'eût-il pas rencontré une opposition plus forte encore, s'il eût proposé une intervention à main armée dans les États pontificaux? Dans l'incident de Ferrare, il ne fallait donc pas voir le commencement de cette intervention et l'indice d'un changement de politique. C'était un mouvement d'impatience du commandement militaire, évidemment agacé par tout le tapage italien; le gouvernement l'avait laissé faire, sans beaucoup de réflexion, flatté peut-être, au milieu d'une politique nécessairement effacée, de faire à peu de frais quelque étalage de sa force armée.

Mais, du premier jour, cette mesure se trouve avoir beaucoup plus de retentissement que ne s'y attendaient et que ne le désiraient ses auteurs. À Rome, c'est l'occasion d'une véritable explosion d'indignation patriotique. Sincèrement ou non, on prétend voir là l'exécution d'une vaste conspiration absolutiste qui a ses ramifications jusque autour du Pape. «L'invasion est commencée, s'écrie-t-on; l'Italie entière doit se lever en armes pour la repousser.» Le gouvernement pontifical, troublé de cette émotion, croyant nécessaire de s'y associer pour ne pas être suspect, froissé d'ailleurs dans sa dignité par le procédé des Autrichiens, fait publier dans le Diario di Roma les protestations du cardinal-légat contre l'occupation de Ferrare. Se flatte-t-il de calmer les esprits par cette publicité? Il les excite au contraire. L'impression, aussitôt répandue et exploitée par les meneurs, est que le Pape prend la tête de la croisade italienne contre l'Autriche. Les journaux racontent qu'il ordonne, dans ce dessein, des armements considérables. Les radicaux profitent de cette effervescence pour se pousser hardiment à la tête du mouvement. Le chef des révolutionnaires, Mazzini, écrit au Pape, dans un langage qui fait songer au tentateur offrant au Christ l'empire du monde: «Saint Père, j'étudie vos démarches avec une espérance immense... Soyez confiant, fiez-vous à nous... Nous fonderons pour vous un gouvernement unique en Europe. Nous saurons traduire en un fait puissant l'instinct qui frémit d'un bout à l'autre de la terre italienne... Je vous écris parce que je vous crois digne d'être l'initiateur de cette vaste entreprise[336]...» Le même Mazzini recommande, d'un autre côté aux «masses», de «s'engager, avec ou sans le consentement des princes, dans des mesures qui obligent les Autrichiens à les attaquer»; il faut, conclut-il, «accroître de plus en plus la haine contre les Autrichiens et irriter l'Autriche par tous les moyens possibles[337]». De Rome, l'agitation gagne la Péninsule entière, depuis la Sicile jusqu'au Piémont. Le fait le plus grave peut-être est l'impression produite sur Charles-Albert. Jusqu'alors, en face d'une campagne principalement libérale, il était demeuré froid. Au cri de: «Guerre à l'Autriche!» il tressaille. Sous le coup de l'occupation de Ferrare, Pie IX, se croyant menacé d'une invasion autrichienne, a fait demander au gouvernement sarde un asile éventuel et l'envoi immédiat d'un bâtiment de guerre à Civita-Vecchia; Charles-Albert accède avec empressement à toutes les demandes du Pontife. «Grâce à Dieu, écrit-il à son ministre et confident, Villamarina, nous avons un pape saint et plein de fermeté, qui saura soutenir avec dignité l'indépendance nationale. Je lui ai fait écrire que, quelconque événement (sic) qui puisse arriver, je ne séparerai jamais ma cause de la sienne... Une guerre d'indépendance nationale, qui s'unirait à la défense du Pape, serait pour moi le plus grand bonheur qui pourrait m'arriver.» Les patriotes italiens, alors réunis à Casal sous prétexte d'association agraire, lui ayant envoyé une adresse toute pleine des sentiments qui bouillonnaient en Italie, il répond par une lettre, lue en séance, où il se dit «résolu à faire pour la cause guelfe ce que Schamil fait contre l'immense empire russe». «Il paraît, ajoute-t-il, qu'à Rome on tient en réserve les armes spirituelles... Espérons... Ah! le beau jour que celui où nous pourrons jeter le cri de l'indépendance nationale!» Le retentissement de cette lettre est énorme. Personne n'hésite plus à se jeter dans une campagne qui paraît avoir pour elle le Pape et le roi de Sardaigne, la plus haute force morale et la plus sérieuse force militaire de la Péninsule. Il est vrai que, suivant son habitude, Charles-Albert se montre, presque aussitôt après, embarrassé de l'enthousiasme qu'il a suscité, fait froide mine aux ovations qui l'accueillent à Turin et à Gênes, et déclare que, «s'il est décidé à défendre l'indépendance du royaume contre une agression étrangère, il l'est aussi à ne pas se compromettre vis-à-vis des grandes puissances, en faisant, sans leur consentement, franchir la frontière à son armée». Mais vainement essaye-t-il de courir après ses paroles, celles-ci ont fait trop de chemin pour qu'il puisse les rattraper.

En somme, l'incident de Ferrare non seulement a grandement échauffé les esprits, mais il a eu pour résultat, dans toute l'Italie, de faire passer brusquement au premier plan cette redoutable question nationale que notre diplomatie était jusqu'alors parvenue à maintenir dans l'ombre. Il a ainsi considérablement augmenté les difficultés de la politique modérée et pacifique que le gouvernement français cherchait à faire prévaloir. Ce gouvernement cependant ne se décourage pas. Sans se laisser entraîner, fût-ce d'un pas, hors du terrain moyen où il s'est placé dès le début, il s'efforce d'y ramener les Autrichiens et les Italiens. À tous deux, il entreprend de faire entendre le langage de la raison.

À Vienne d'abord, notre cabinet laisse voir, sous une forme amicale, sa désapprobation du procédé des troupes impériales, insiste sur le danger de l'émotion ainsi provoquée, et appelle fortement, «sur les protestations du Saint-Siège et sur la nécessité de régler ce différend de façon à mettre promptement un terme à l'agitation qui en est résultée dans la Péninsule, la plus sérieuse sollicitude de M. le prince de Metternich[338]». De ce côté, nos observations sont bien accueillies. Visiblement embarrassé d'avoir suscité un tel tapage, le gouvernement autrichien nous sait gré de notre désir d'arranger les choses[339]. Loin de grossir l'incident et d'en faire le point de départ d'une politique agressive, il affecte d'en réduire la portée. «Nous n'accordons pas à ce pitoyable conflit la valeur d'une affaire, écrit M. de Metternich, mais celle d'une entente sur une question de service militaire[340].» Il reconnaît même qu'il a commis une faute. «Pitoyable affaire, dit-il un jour à notre ambassadeur, qui fournit une preuve de plus de la faute que commet toujours une grande puissance, lorsqu'elle se compromet dans une petite question[341].» De son côté, le comte Apponyi fait à M. Guizot cette sorte d'aveu: «On peut se tromper dans ce qu'on prévoit; on peut irriter quand on a voulu imposer.» Notre ministre ajoute, après avoir rapporté à M. Rossi ce propos: «Avec un peu de modération et de patience, je crois que l'incident de Ferrare doit finir à l'avantage du Pape. On en a envie à Vienne. On ne se soucie pas d'engager à fond la partie[342].» Cette impression est durable chez M. Guizot, qui écrit, un peu plus tard, à M. de Flahault: «Ce que m'a dit le comte Apponyi ne me permet pas de douter que le prince de Metternich ne désire mettre fin, sans bruit, à cet incident de Ferrare[343].» En attendant, du reste, cette solution, le cabinet autrichien ne nous refuse pas de nouvelles assurances de ses intentions pacifiques. «Le gouvernement français désire que nous restions en panne, écrit, le 7 octobre 1847, M. de Metternich au comte Apponyi; ses vœux à ce sujet seront remplis. Nous savons nous renfermer dans le rôle de spectateur des drames dans lesquels l'heure d'entrer en scène ne nous semble pas venue[344]

Notre cabinet a donc toutes raisons de compter sur la modération de l'Autriche et sur sa volonté de réparer l'esclandre de Ferrare. Cette conviction l'encourage à persister dans son attitude conciliante. Toutefois, il est bien résolu, au cas où son espérance serait trompée, à sauvegarder l'influence de la France et l'indépendance des États italiens. Il ne le crie pas sur les toits, pour ne pas irriter les amours-propres par des menaces éventuelles; mais il s'en explique nettement avec ses agents, dans ses correspondances confidentielles. M. Guizot écrit, le 7 septembre 1847, à M. Rossi: «Rendons-nous compte des diverses hypothèses: 1o Les Autrichiens, sur la réclamation du Pape, rentrent à Ferrare, dans le statu quo antérieur. Si cela arrivait, nous aurions, quant à présent, cause gagnée et rien à faire.—2o Les Autrichiens, malgré la réclamation du Pape, restent à Ferrare, dans la position qu'ils y ont prise, continuant de soutenir qu'ils en ont le droit aux termes des traités, et sans faire un pas de plus. Que le Pape réclame, dans ce cas, soit notre médiation seule, soit celle de la France et de l'Angleterre, ou de la France et de la Prusse, soit celle de toutes les grandes puissances qui ont signé le traité de Vienne.—3o Les Autrichiens poussent plus avant dans les États romains, sans appel du Pape et sans prétexte diplomatique. En ce cas, que le Pape proteste solennellement, constate que le fait a lieu contre son gré et s'adresse à nous. Mon avis est que nous devons, dans cette hypothèse, prendre position aussi sur un point efficace des États romains, dans l'intérêt de l'indépendance du Pape et de notre propre situation en Europe. Il serait infiniment désirable que nous ne fissions cela, s'il y avait lieu, que sur la demande du Pape et de concert avec lui...—4o Ailleurs que dans les États romains, dans quelques autres des États italiens, en Toscane, à Modène, à Lucques, à Parme, les Autrichiens interviennent à la suite d'une insurrection populaire, soit de leur propre mouvement, soit sur la demande des souverains... C'est ici l'hypothèse difficile. Une insurrection contre l'ordre établi et la demande de l'intervention par le souverain lui-même donnent à Vienne des prétextes spécieux et nous embarrassent, nous, dans nos motifs. Et pourtant nos motifs seraient, dans ce cas, presque les mêmes et presque aussi puissants qu'en cas d'une intervention dans les États romains. Il faudrait que les souverains chez qui aucune insurrection n'aurait eu lieu et qui n'auraient pas réclamé l'intervention autrichienne, le Pape, le roi de Naples, le roi de Sardaigne, protestassent contre un acte compromettant pour eux-mêmes, car il pourrait amener un désordre général et une explosion révolutionnaire dans toute l'Italie. S'ils faisaient un pas de plus, s'ils s'adressaient aux autres grandes puissances de l'Europe, à nous d'abord, pour leur demander de s'employer à faire cesser un état de choses si dangereux pour la paix européenne, ils se donneraient à eux-mêmes de fortes garanties et à nous de grands moyens d'action... Ne regardez point tout ceci, mon cher ami, comme des résolutions que je vous annonce et des instructions que je vous donne. Je vous dis mes idées et je vous demande les vôtres sur les cas et les embarras divers qu'on peut prévoir. Et il faut les prévoir pour faire ce que je vous ai dit: prendre nos mesures de façon à être prêts dans toutes les hypothèses. Répondez-moi sans retard. Je n'ai pas besoin de vous répéter que notre pensée dirigeante, dominante, est toujours celle-ci: Soutenir l'indépendance des États italiens et l'influence du parti modéré en Italie, en évitant une conflagration révolutionnaire et une guerre européenne[345]

Rien donc à la fois de plus modéré dans la forme et de plus décidé dans le fond que l'attitude prise par le gouvernement français envers l'Autriche, à la suite de l'incident de Ferrare. Le langage qu'il tient en même temps aux Italiens n'est ni moins sage ni moins net. Dès le premier jour, tout en manifestant au gouvernement romain «sa sympathie pour le sentiment de dignité courageuse qui a dicté ses protestations» contre l'occupation de Ferrare, il ne cache pas son regret de la publicité qui leur a été donnée[346]. «Le Pape, écrit-il à M. Rossi, aurait dû épuiser toute possibilité de vider, de gouvernement à gouvernement, la question diplomatique, avant de porter devant le public une question de nationalité et de révolution. De deux choses l'une: ou l'Autriche désire, ou elle ne désire pas un prétexte pour une levée de boucliers; si elle le désire, il faut bien se garder de le lui fournir... Si elle ne le désire pas, il faut l'entretenir dans sa bonne disposition, en traitant avec elle comme avec un pouvoir qui ne demande pas mieux que de laisser ses voisins tranquilles chez eux, si on ne trouble pas sa tranquillité chez lui. Ne négligez rien pour ramener et contenir Rome dans cette politique, la seule efficace pour le succès, aussi bien que la plus sûre. L'Italie a déjà perdu plus d'une fois ses affaires en plaçant ses espérances dans une conflagration européenne. Elle les perdrait encore. Qu'elle s'établisse, au contraire, sur le terrain de l'ordre européen, des droits des gouvernements indépendants, du respect des traités. C'est vous dire combien il importe de contenir ces affaires-ci dans les limites d'une question romaine, et d'empêcher qu'on en fasse une question italienne. J'en sais toute la difficulté. Mais employez tout votre esprit, tout votre bon sens, toute votre persévérance, toute votre patience, toute votre influence, à faire comprendre au parti national italien qu'il est de sa politique, de sa nécessité actuelle, de se présenter et d'agir fractionnairement, comme romain, toscan, napolitain, etc., etc., de ne point poser une question générale qui deviendrait inévitablement une question révolutionnaire[347].» M. Rossi s'inspire de ces idées dans ses conversations, et il n'hésite pas à rabrouer les prétentions et les intempérances italiennes. «Mais enfin, dit-il avec sa parole froide et mordante, où voulez-vous en venir par ces incessantes provocations contre l'Autriche? Elle ne vous menace point; elle reste dans les limites que les traités lui ont tracées. C'est donc une guerre d'indépendance que vous voulez? Eh bien! voyons, calculons vos forces: vous avez soixante mille hommes en Piémont, et pas un homme de plus en fait de troupes réglées. Vous parlez de l'enthousiasme de vos populations. Je les connais, ces populations. Parcourez vos campagnes: voyez si un homme bouge, si un cœur bat, si un bras est prêt à prendre les armes. Les Piémontais battus, les Autrichiens peuvent aller tout droit jusqu'à Reggio, en Calabre, sans rencontrer un Italien. Je vous entends: vous viendrez alors à la France. Le beau résultat d'une guerre d'indépendance, que d'amener, une fois de plus, deux armées étrangères sur votre sol!... Et puis, vous voulez être indépendants, n'est-ce pas? Nous, nous le sommes. La France n'est point un caporal aux ordres de l'Italie. La France fait la guerre quand et pour qui il lui convient de la faire. Elle ne met ses bataillons et ses drapeaux à la discrétion de personne[348]

Ce n'est pas seulement à Rome que le gouvernement français adresse ses conseils et ses avertissements. Il en fait parvenir de semblables aux cours de Toscane et de Piémont. Dans une dépêche adressée au chargé d'affaires de France à Turin, M. Guizot rappelle aux Italiens combien ils compromettent leurs plus importants intérêts, en projetant des remaniements territoriaux qui ne pourraient s'accomplir que par la guerre et les révolutions; puis il ajoute: «Le gouvernement du Roi se croirait coupable si, par ses démarches ou par ses paroles, il poussait l'Italie sur une telle pente, et il se fait un devoir de dire clairement aux peuples comme aux gouvernements italiens ce qu'il regarde, pour eux, comme utile ou dangereux, possible ou chimérique[349]

S'il se refuse à suivre les Italiens dans leurs rêves belliqueux, notre gouvernement a bien soin de marquer qu'il n'en demeure pas moins résolu à protéger et à favoriser, chez eux, les réformes régulières et pacifiques. Pour qu'il ne puisse y avoir à ce sujet aucun malentendu, volontaire ou non, M. Guizot résume, le 17 septembre 1847, dans une courte circulaire destinée à être mise sous les yeux de tous les cabinets étrangers, les principes de sa politique. Il s'y prononce, avec une égale force, d'abord «pour le maintien de la paix et le respect des traités», ensuite pour «l'indépendance des États et de leurs gouvernements», pour leur droit de «régler, par eux-mêmes et comme ils l'entendent, leurs lois et leurs affaires intérieures». Il indique, comme une condition du succès des réformes, «qu'elles s'accomplissent régulièrement, progressivement, de concert entre les gouvernements et les peuples, par leur action commune et mesurée, non par l'explosion d'une force unique et déréglée». Il demande, pour «la grande œuvre de réforme» entreprise par le Pape, «le respect et l'appui de tous les gouvernements européens», se déclarant, quant à lui, prêt à «le seconder en toute occasion». Notre ministre termine en exprimant le vœu que les principes exposés par lui prévalent dans toute l'Italie; «c'est le seul moyen, dit-il, d'assurer les bons résultats du mouvement qui s'y manifeste, et de prévenir de grands malheurs et d'amères déceptions».

Par application de cette politique, le cabinet français ne manque pas d'aider les gouvernements italiens toutes les fois qu'ils paraissent disposés à s'avancer dans la voie des sages réformes. Le grand-duc de Toscane ayant, vers cette époque, appelé dans ses conseils des libéraux modérés, M. Guizot en exprime aussitôt sa très vive satisfaction et prescrit à notre représentant à Florence de «prêter aux nouveaux ministres toscans tout l'appui qui pourra les servir». Il ajoute ce conseil remarquable: «Nous ne saurions apprécier d'ici quelle mesure de concessions et d'institutions convient au gouvernement intérieur de la Toscane... Ce qui me frappe, c'est combien il importe qu'une politique à peu près analogue prévale dans les divers États italiens, à Rome, à Naples, à Turin, à Florence; qu'en tenant compte de la diversité des situations et des besoins, ils marchent tous à peu près du même pas, dans la voie des réformes modérées... Si, au contraire, leur marche était très inégale, si les uns se lançaient dans l'innovation extrême, tandis que d'autres se refuseraient à tout progrès, ils en seraient tous, au dedans et au dehors, grandement affaiblis... Je ne crois pas à l'unité italienne, mais je crois à l'union des États italiens, et je la désire beaucoup[350].» Cette idée tenait à cœur au gouvernement français, car on la retrouve dans une lettre écrite, quelques jours plus tard, par Louis-Philippe à son neveu, le grand-duc de Toscane: «Il me paraîtrait désirable, dit le Roi, que les souverains italiens et leurs gouvernements cherchassent à se recorder, et, si faire se pouvait, à se mettre d'accord sur les changements à apporter, soit dans leur régime gouvernemental, soit surtout dans leurs administrations intérieures.» Au cours de cette même lettre, le Roi insistait sur la nécessité de calmer les défiances des peuples par une grande sincérité dans les réformes; il rappelait, à ce propos, comment sa première parole, en 1830, avait été: «La Charte sera désormais une vérité!» «Ne croyez pas, mon cher neveu, ajoutait-il, que je veuille par là vous pousser à établir une charte en Toscane. Non, je n'émets point d'opinion sur ce que je ne connais pas. Chaque pays, chaque peuple a ses circonstances particulières, sur lesquelles on doit régler ce qui convient ou ne convient pas. Mais ce sur quoi j'insiste avec conviction, c'est que, quoi qu'on fasse, on le fasse nettement, franchement, loyalement et sans aucune arrière-pensée de revenir sur ce qu'on aura fait. C'est là, selon moi, la seule chance de salut[351]

Ce n'était certes pas le langage d'une politique rétrograde et ennemie de la liberté italienne. Les patriotes ultramontains, cependant, ne nous en savaient aucun gré. Ils méconnaissaient absolument ce que nous continuions à faire pour leurs meilleurs intérêts et s'attachaient seulement à ce que nous refusions à leurs rêves. Il leur semblait que nous avions manqué à tous nos devoirs et commis une sorte de trahison, en ne nous mettant pas à leur diapason sur l'affaire de Ferrare, en ne poussant pas avec eux le cri de guerre, en essayant au contraire de jeter quelques seaux d'eau froide sur leur passion nationale en ébullition. Du coup, il fut admis que la France faisait cause commune avec l'Autriche contre l'Italie. À la vérité, de notre politique, les Italiens connaissaient imparfaitement la partie qui tendait à contenir le cabinet de Vienne; car il entrait précisément dans notre tactique de n'en pas faire étalage; ils connaissaient surtout les avertissements et les remontrances qui leur étaient adressés, remontrances parfois d'autant plus mortifiantes pour leur vanité qu'elles ne leur arrivaient pas seulement par l'entremise discrète de nos diplomates, mais que le Journal des Débats les leur notifiait publiquement et non sans rudesse[352]. Encore, si les plaintes contre la France n'étaient venues que des radicaux, dont notre gouvernement était, en effet, résolu à contrarier les desseins; mais elles venaient aussi des modérés, dont il avait conscience de servir la cause, et qu'il s'était flatté d'avoir pour clients. Ceux-ci, par entraînement ou par peur, faisaient chorus avec les violents. «Je suis chaque jour plus frappé, écrivait M. Guizot, de l'inhabileté et de la pusillanimité des modérés italiens. Cela me rend très indulgent pour nos conservateurs[353].» M. Rossi analysait ainsi, dans une de ses lettres, l'état d'esprit de ces modérés: «Ils ne reprochent pas au gouvernement français, comme les radicaux, son éloignement pour les bouleversements révolutionnaires dans l'intérieur des États; comme lui, ils préfèrent les réformes accomplies pacifiquement par l'accord du souverain et du peuple... Mais ils ne lui pardonnent pas son amour de la paix, son respect pour les traités à l'endroit de la question austro-italienne. Ils sentent avec colère que le veto de la France leur est un puissant obstacle, même borné à l'inaction, à un refus de concours. Quand ils nous accusent d'être les alliés dévoués de l'Autriche, de ne rien faire, de ne prendre aucune précaution pour empêcher l'Autriche de les envahir, de les opprimer, de travailler à réorganiser contre eux une Sainte-Alliance, ils ne disent pas exactement ce qu'ils pensent. C'est une manière de se plaindre d'une amitié qui leur paraît froide et dédaigneuse, parce qu'elle ne va pas jusqu'à leur offrir cent mille hommes[354].» Cette déception se traduisait, dans les journaux de Rome ou de Florence, en invectives contre Louis-Philippe et M. Guizot, devenus presque aussi impopulaires que M. de Metternich. Dans les salons, il était de mode de mal parler de la France. M. Rossi, naguère si bien vu de ses anciens compatriotes, était mis dans une sorte de quarantaine par la société romaine; se rendait-il au théâtre, personne ne venait le saluer dans sa loge. À Turin également, on boudait notre ambassade, à laquelle Balbo et d'Azeglio reprochaient de retenir Charles-Albert[355]. Les gouvernements eux-mêmes, ne fût-ce que par le langage qu'ils laissaient tenir aux journaux soumis à leur censure, semblaient partager les préventions populaires, ou tout au moins ne pas oser les contredire. À la chancellerie piémontaise, on avait fini par se persuader qu'en aucune hypothèse il ne fallait faire fond sur la France. L'ambassadeur de Sardaigne à Londres, le comte de Revel, causant, en septembre 1847, avec lord Palmerston, lui exprimait la crainte que l'Autriche ne songeât à intervenir dans les États romains. «Je ne vois pas, ajoutait-il, ce qui l'en empêcherait; on sait fort bien que l'Italie n'a rien de bon à attendre de la part de la France; la conviction générale est que le gouvernement français est d'accord à ce sujet avec l'Autriche[356]

Tout en ressentant l'injustice et l'on peut dire l'ingratitude des Italiens, M. Guizot ne s'en étonnait pas trop. «Nous servons leurs intérêts contre leurs passions, écrivait-il. Nous les aidons à faire ce qu'ils peuvent faire, et non pas à avoir l'air de tenter ce qu'ils ne peuvent pas faire, ce qu'ils ne tenteraient même pas sérieusement. Je trouve fort simple que ceux qui les flattent à tort et à travers leur plaisent davantage[357].» Il estimait même que leur mécontentement avait son bon côté. «Pour qu'on ne fasse pas de folies en Italie, disait-il, il faut deux choses: qu'on ait assez peur des Autrichiens et qu'on ne compte pas trop sur nous[358].» C'était donc sans vaine irritation, avec une sorte d'indulgence hautaine que, dans ses conversations avec le nonce et dans ses lettres à Rome, il rétablissait la vérité sur sa politique: «On dit, écrivait-il à M. Rossi, que nous nous entendons avec l'Autriche, que nous donnons pleine raison à l'Autriche, que le Pape ne peut pas compter sur nous dans ses rapports avec l'Autriche. Mensonge que tout cela... Nous sommes en paix et en bonnes relations avec l'Autriche, et nous désirons y rester, parce que les mauvaises relations et la guerre avec l'Autriche, c'est la guerre générale et la révolution en Europe. Nous croyons que le Pape aussi a un grand intérêt à vivre en paix et en bonnes relations avec l'Autriche, parce que c'est une grande puissance catholique en Europe et une grande puissance en Italie... Nous savons que probablement ce que le Pape veut et a besoin d'accomplir, les réformes dans ses États, les réformes analogues dans les autres États italiens, tout cela ne plaît guère à l'Autriche, pas plus que ne lui a plu notre révolution de Juillet, quelque légitime qu'elle fût, et que ne lui plaît notre gouvernement constitutionnel, quelque conservateur qu'il soit. Mais nous savons aussi que les gouvernements sensés ne règlent pas leur conduite selon leurs goûts ou leurs déplaisirs... Nous croyons que le gouvernement autrichien peut respecter l'indépendance des souverains italiens, même quand ils font chez eux des réformes qui ne lui plaisent pas, et écarter toute idée d'intervention dans leurs États. C'est en ce sens que nous agissons à Vienne..., en faisant pressentir le poids que nous mettrions dans la balance, et de quel côté nous le mettrions, si le cabinet de Vienne agissait autrement.» Du reste, comme toujours, M. Guizot prévoyait le cas où l'Autriche tromperait son attente et où elle prétendrait intervenir: pour cette éventualité, il renouvelait, en ces termes, une déclaration déjà faite plusieurs fois: «Ne laissez au Pape aucun doute qu'en pareil cas, nous le soutiendrions efficacement, lui, son gouvernement, sa souveraineté, son indépendance, sa dignité. On ne règle pas d'avance, on ne proclame pas d'avance tout ce que l'on ferait, dans des hypothèses qu'on ne saurait connaître d'avance complètement et avec précision. Mais que le Pape soit parfaitement certain que, s'il s'adressait à nous, notre plus ferme et plus actif appui ne lui manquerait pas[359].» M. Guizot écrivait encore, vers la même époque, au chargé d'affaires de France à Turin: «Appliquez-vous à éclairer sur les vrais motifs de notre conduite tous ceux qui peuvent les méconnaître, et, si vous ne réussissez à dissiper une humeur qui prend sa source dans des illusions que nous ne voulons pas avoir le tort de flatter..., ne leur laissez du moins aucun doute sur la sincérité et l'activité de notre politique dans la cause de l'indépendance des États italiens et des réformes régulières qui doivent assurer leurs progrès intérieurs sans compromettre leur sécurité[360]

Il était une chose que M. Guizot supportait plus impatiemment que les injures des partis ou de la foule, de ceux qu'il appelait «les menteurs et les badauds», c'était la «pusillanimité» avec laquelle les gouvernements semblaient, par leur tolérance, s'associer aux attaques contre la politique française. «Je comprends, écrivait-il le 28 octobre 1847, j'admets même dans une certaine mesure le petit calcul qui leur fait rechercher, pour leur propre compte, la popularité du laisser-aller, en rejetant sur nous toute l'impopularité des conseils sensés et fermes... Mais il y a à cela une limite posée par le sentiment de la dignité, comme par l'intérêt du succès. Et quand je lis, dans les journaux italiens, ce concert de calomnies et d'absurdités censurées, je suis bien tenté de croire que la limite est atteinte et que nous ferions bien de faire un peu sentir que nous le pensons[361].» Quelques semaines après, le 17 novembre, devant «la faiblesse croissante des gouvernements et les mensonges de plus en plus absurdes dont la politique française était l'objet», M. Guizot déclara décidément que la limite était dépassée; il ne se contentait pas que le Pape dît à telle personne en particulier n'avoir qu'à se louer du gouvernement français; il demandait que «le langage public, les actes publics du gouvernement romain le proclamassent et le prouvassent». «Je sais, ajoutait-il, que cela déplaira aux factieux et aux badauds, et que, pour agir ainsi, un peu de courage est nécessaire. Mais vous savez qu'il n'y a pas de gouvernement possible sans un peu de courage. Déplaire à quelqu'un, risquer quelque chose, c'est la condition quotidienne de ceux qui gouvernent. Je crains qu'on ne sache pas assez cela à Rome, et qu'on ne l'apprenne à ses dépens[362]

Les injustices de l'opinion italienne n'étaient pas seulement un embarras pour notre politique extérieure. Elles avaient leur contre-coup en France et y augmentaient les difficultés intérieures avec lesquelles M. Guizot était alors aux prises. En effet, toutes les plaintes venues d'outre-monts contre notre gouvernement trouvaient aussitôt écho dans l'opposition française: celle-ci s'indignait que notre diplomatie n'eût pas osé relever le défi de Ferrare, et la dénonçait comme ayant noué une vaste conspiration réactionnaire avec la cour de Vienne. Spectacle piquant que celui des voltairiens de la gauche, pleins d'une sollicitude toute nouvelle pour le Pape, faisant un grief au ministère de ce qu'il ne le soutenait pas assez chaleureusement et associant, dans les toasts de leurs banquets, Pie IX et Ochsenbein. Que les adversaires systématiques de M. Guizot cherchassent ainsi à exploiter le mécontentement des Italiens, il n'y avait pas à s'en étonner ni à s'en émouvoir outre mesure. Un fait plus grave était le trouble jeté dans l'esprit de certains conservateurs dont j'ai eu déjà l'occasion de parler à propos des affaires de Suisse: mal informés de la politique suivie par le ministère, ils se demandaient si la France n'était pas en train de s'aliéner ses amis naturels pour mériter les bonnes grâces de ses ennemis traditionnels; leurs préjugés d'hommes de 1830 s'effarouchaient à la pensée de se voir participant, en compagnie de l'Autriche, à une nouvelle Sainte-Alliance.

Ces préventions trouvaient accès jusque sur les marches du trône. Le prince de Joinville, qui commandait alors l'escadre de la Méditerranée, était par là même au premier rang pour entendre tout ce qui se disait en Italie contre le gouvernement français. Cette impopularité lui était déplaisante. Jeune, ardent, rêvant de gloire pour son pays et pour lui-même, la sagesse pacifique de son père lui pesait parfois un peu. Dans une lettre écrite, le 7 novembre 1847, de la Spezzia, à son frère, le duc de Nemours, il jugeait ainsi notre politique italienne: «Séparés de l'Angleterre au moment où les affaires d'Italie arrivaient, nous n'avons pu y prendre une part active qui aurait séduit notre pays et été d'accord avec des principes que nous ne pouvons abandonner, car c'est par eux que nous sommes. Nous n'avons pas osé nous tourner contre l'Autriche, de peur de voir l'Angleterre reconstituer immédiatement contre nous une nouvelle Sainte-Alliance... Nous ne pouvons plus maintenant faire autre chose ici que de nous en aller, parce que, en restant, nous serions forcément conduits à faire cause commune avec le parti rétrograde; ce qui serait, en France, d'un effet désastreux. Ces malheureux mariages espagnols! nous n'avons pas encore épuisé le réservoir d'amertume qu'ils contiennent[363].» M. Guizot ne connut pas cette lettre, mais l'état d'esprit qui l'avait fait écrire ne lui échappait pas. Il faisait grand cas de l'intelligence du prince, qu'il avait ainsi caractérisé, l'année précédente, dans une lettre à M. Rossi: «Très spirituel et, quand il se trouve engagé dans les affaires, avec la responsabilité sur les épaules, très sensé; d'une imagination un peu fantasque et vagabonde, quand il est oisif et en liberté[364] Il s'était bien trouvé de lui avoir donné un rôle important et délicat lors de la guerre du Maroc[365], et cette épreuve l'avait convaincu que ce prince était capable de comprendre par réflexion et de servir efficacement une politique qui, au premier abord, ne satisfaisait pas son imagination. Il ne crut donc pas faire œuvre inutile en entreprenant de redresser ses idées fausses sur la conduite suivie en Italie. Partant de cette idée que sa mauvaise impression venait surtout de ce qu'il était mal informé, il lui adressa tout un paquet des dépêches diplomatiques où il avait exposé sa politique, et y joignit une longue lettre explicative. «Vous le voyez, Monseigneur, lui écrivait-il, nous ne sommes point restés inactifs... Nous ne nous sommes point unis aux souverains absolus. Nous ne nous sommes point liés secrètement avec l'Autriche. Nous avons hautement, toujours et partout, conseillé et soutenu les réformes modérées... Que cette politique n'ait point aujourd'hui, en Italie, la faveur populaire, je ne m'en étonne point. Les Italiens voudraient tout autre chose. Ils voudraient que la France mit à leur disposition ses armées, ses trésors, son gouvernement, pour faire ce qu'ils ne peuvent pas faire eux-mêmes, pour chasser les Autrichiens d'Italie et établir, en Italie, sous telle ou telle forme, l'unité nationale et le gouvernement représentatif. Tenez pour certain, Monseigneur, que c'est là ce qui est au fond de tous les esprits italiens, des sensés comme des fous... C'est là ce qui détermine, en Italie, non pas toutes les actions, tant s'en faut, mais les sentiments de bonne ou de mauvaise humeur, de sympathie ou de colère.» M. Guizot indiquait ensuite comment on ne pouvait songer «à entreprendre pour le compte de l'Italie ce que, très sagement et très moralement, on n'avait pas voulu entreprendre pour le compte de la France, c'est-à-dire le remaniement territorial et politique de l'Europe, en prenant pour point d'appui et pour allié l'esprit de guerre et de révolution». Il déclarait donc que «toute sa politique en Italie, la seule qui convenait à la France», c'était «l'indépendance des États italiens» et «le libre et tranquille accomplissement des réformes dans chaque État». «Cette politique, ajoutait-il, je me suis appliqué à la faire prévaloir par les moyens réguliers et efficaces, en traitant de gouvernement à gouvernement, sans répandre, chaque matin, devant le public, pour son amusement et pour la satisfaction de ma vanité, mes démarches, mes idées, mes raisons, mes espérances. Je cherche le succès et non pas le bruit. Quand je me suis mêlé de l'affaire de Ferrare, je me suis bien gardé d'aller, dès le premier moment, crier sur les toits le plein droit du Pape et le crime de l'Autriche. J'aurais fait plaisir aux Italiens, mais j'aurais fort gâté l'affaire même. J'ai travaillé, sans bruit et poliment, à convaincre l'Autriche qu'il fallait finir cette affaire, et rentrer dans le statu quo... Je ne désespère pas d'y réussir; et si j'y réussis, ce sera parce que j'aurai traité la question par les bons procédés, de gouvernement à gouvernement, et en me tenant bien en dehors des clameurs des journaux... L'expérience m'a appris que la bonne politique n'était pas populaire en commençant... Je sais supporter l'impopularité qui passera[366]...»

L'espoir que M. Guizot manifestait, dans cette lettre, au sujet de l'affaire de Ferrare, ne devait pas tarder à se réaliser. On sait que, dès le premier jour, le cabinet de Vienne, pressé par nous, s'était montré disposé à chercher quelque arrangement qui donnât satisfaction au Pape. Mais des difficultés s'étaient présentées. L'éclat fait de part et d'autre avait mis en jeu des questions de dignité et d'amour-propre. Et puis, si prêt que fût M. de Metternich à faire des concessions, il lui fallait compter avec les exigences du maréchal Radetzky, commandant supérieur de l'armée impériale en Italie, qui menaçait, si l'on reculait, de donner sa démission[367]. Toutefois, ces obstacles finirent par être surmontés. Au cours du mois de décembre, une convention intervint entre l'Autriche et la cour de Rome, et, le 23, en vertu de cette convention, les troupes impériales remirent aux pontificaux les postes dont ils s'étaient emparés avec une brutalité si altière, quatre mois auparavant. Notre politique à la fois conciliante et insistante avait donc fini par obtenir de l'Autriche une retraite complète. Mais, au delà des Alpes, les esprits étaient trop échauffés pour nous en savoir gré et même pour s'en rendre compte.

X

L'irritation qui se manifestait, en Italie, contre la France, offrait à la rancune de lord Palmerston une occasion qu'elle ne devait pas laisser échapper. Sans doute la politique anglaise ne s'était pas toujours piquée de sympathies italiennes. Par tradition, au contraire, elle était favorable à l'Autriche, depuis longtemps alliée de la Grande-Bretagne. Lord Aberdeen disait à notre chargé d'affaires, en 1843: «Souvenez-vous, quelle que soit l'intimité de notre union, qu'en Italie je ne suis pas Français, je suis Autrichien[368].» Le prince Albert écrivait, en 1847, à lord John Russell: «Notre politique a jusqu'à présent préféré, en Italie, la suprématie de l'Autriche à celle de la France[369].» Mais lord Palmerston s'inquiétait peu de cette tradition. Surtout depuis les mariages espagnols, il n'avait qu'une pensée: créer à la France des embarras, des mortifications, des périls, fût-ce au risque de mettre l'Europe en feu. Quand il nous vit prêcher la sagesse aux Italiens et chercher à les retenir, il s'empressa de les flatter et de les exciter. Dès le mois d'avril 1847, les lettres de M. Rossi signalaient le travail des agents anglais, poussant au mouvement et surtout insinuant que la France avait partie liée avec les puissances absolutistes[370]. Dans les premiers jours d'août, le Times publiait un article qu'on disait inspiré par le Foreign office[371] et qui eut, au delà des Alpes, un immense retentissement: cet article accusait la France de s'être alliée à l'Autriche pour opprimer le Pape et maintenir les Romains sous le joug, et il promettait aux Italiens l'appui de lord Palmerston.

Cette attitude s'accentua encore plus après l'incident de Ferrare. M. Désages écrivait à M. de Jarnac, le 30 août 1847: «Nos lettres d'Italie sont remplies du mouvement que se donnent les langues des résidents et des voyageurs anglais, langues officielles et officieuses, dans le sens du progrès, de la nationalité italienne, etc., etc., le tout avec accompagnement d'injures pour l'Autriche et d'insinuations perfides sur notre compte. Si lord John n'y prend garde, lord Palmerston le mènera plus loin qu'il ne pense. C'est l'outre de Canning que lord Palmerston est fort disposé, je crois, à lâcher tout ouverte sur le monde, dans l'espoir d'y trouver à se venger de nous et, en même temps, du peu de docilité qu'il a rencontrée à Vienne dans l'affaire du mariage[372].» Les agitateurs italiens savaient naturellement gré aux agents anglais de leur conduite, et l'un de ces derniers constatait avec satisfaction, dans ses dépêches, que les bandes qui manifestaient dans les rues de Florence contre les Autrichiens, criaient en même temps: «Vive le ministre d'Angleterre!»

Était-ce donc que le cabinet de Londres fût disposé à donner aux Italiens, s'ils entraient en guerre contre l'Autriche, le concours que le gouvernement français leur refusait? Nullement. Dans ses rapports avec la cour de Vienne, il reconnaissait formellement la légitimité des possessions italiennes de l'Autriche, son droit de les défendre, et ne revendiquait que l'indépendance intérieure de chaque État dans son œuvre de réforme[373]. Rien de plus que la thèse de la diplomatie française. De même, à l'occasion de Ferrare, il tint à M. de Metternich un langage plein de ménagement, se bornant à exprimer l'espoir que les autorités impériales jugeraient compatible avec la sécurité de leur garnison, de revenir à l'ancien état de choses[374]. Lorsque M. Guizot eut connaissance, par lord Normanby, des dépêches adressées de Londres à Vienne en ces diverses occasions, il put déclarer que, pour son compte, il n'avait pas dit autre chose à M. de Metternich[375]. C'était là, de la part de la diplomatie anglaise, une attitude fort différente de celle que pouvaient faire supposer ses coquetteries et ses familiarités avec les agitateurs de la Péninsule. Aussi lord Palmerston ne laissait-il pas que d'être assez embarrassé quand certains Italiens, moins faciles que d'autres à se payer de mots et d'apparences, cherchaient à savoir, d'une façon un peu précise, ce que valaient ses belles paroles. Au commencement de septembre 1847, l'ambassadeur de Sardaigne à Londres, causant avec lui de l'hypothèse d'une intervention autrichienne dans les États romains ou en Toscane, lui demanda si l'on pourrait compter, en ce cas, sur un concours effectif de l'Angleterre. Le chef du Foreign office protesta de sa sympathie, mais se déroba dès que son interlocuteur voulut mettre les points sur les i. Au sortir de l'entretien, le diplomate italien résumait ainsi son impression: «Lord Palmerston, ordinairement si net, si précis, si tranchant, pour dire le mot, a été, en cette occasion, vague, incertain et évidemment gêné par ma persistance. Son habitude ordinaire est de récapituler la dépêche qu'on vient de lui lire et d'y faire une réponse catégorique. Au lieu de cela, il s'est livré à des tirades et à des plaisanteries contre la France et contre l'Autriche, qui prouvaient l'embarras de son esprit[376].» C'est qu'au fond, comme l'avait dit, peu auparavant, d'Azeglio, dans une lettre que j'ai déjà citée, lord Palmerston «se moquait parfaitement du progrès libéral et national de l'Italie[377]». M. Guizot était même convaincu que, si la France prenait les armes pour aider les Italiens à attaquer l'Autriche, elle rencontrerait devant elle l'Angleterre, faisant partie de la coalition aussitôt reformée[378]. Dans cette affaire, comme dans toutes celles auxquelles il se mêlait alors en Europe, il n'y avait de vrai pour lord Palmerston que le désir passionné de nous faire échec.

Ce désir le poussa, vers la fin d'août 1847, à proposer à ses collègues une démarche plus compromettante encore que les menées plus ou moins occultes auxquelles, jusqu'alors, s'étaient livrés ses agents. Il ne s'agissait de rien moins que d'envoyer l'un des membres du cabinet, lord Minto, en mission à Turin, à Florence, à Rome, afin d'y manifester avec un éclat inaccoutumé la sympathie de l'Angleterre pour l'agitation blâmée par la France. Aussitôt connu à Windsor, ce projet y souleva de graves objections, et le prince Albert rédigea un long memorandum que la Reine remit à lord John Russell. Il y était dit que la mission de lord Minto «serait une démarche hostile envers l'Autriche, ancien et naturel allié de l'Angleterre», et qu'elle fortifierait les suspicions déjà éveillées contre le cabinet britannique par ses complicités avec les révolutionnaires d'autres pays. L'auteur du memorandum indiquait comme préférable la remise au cabinet de Vienne d'une note où, tout en lui reconnaissant le droit de se défendre dans ses domaines, on revendiquerait l'indépendance des autres États de la Péninsule. Lord John Russell, qui, comme presque toujours, servait de compère plus ou moins involontaire à lord Palmerston, s'appliqua à dissiper les inquiétudes de la cour; il protesta que la politique du cabinet était celle du memorandum, et que lord Minto aurait précisément pour tâche de la mettre en pratique. Bien qu'imparfaitement rassuré, le prince Albert renonça à combattre l'idée de la mission; mais il insista, dans sa réponse à lord Russell, sur ce que, tout en protégeant les mouvements réformateurs, l'Angleterre devait avoir grand soin de ne pas pousser les nations à aller trop vite dans cette voie. «La civilisation et les institutions libérales, disait-il, doivent, pour prospérer et faire le bonheur d'un peuple, être le produit d'une croissance organique et d'un développement national. Un échelon négligé, un bond trop subit conduiraient infailliblement à la confusion et au retard du développement désiré. Des institutions qui ne répondent pas à l'état de la société qu'elles sont destinées à régir doivent mal fonctionner, lors même qu'elles seraient, en elles-mêmes, meilleures que l'état dans lequel cette société se trouve.» Le prince, revenant ensuite sur une idée déjà indiquée dans son memorandum, recommandait d'éviter, en Italie, les fautes commises en Grèce et en Portugal; il rappelait que la conduite tenue par l'Angleterre dans ces pays lui avait valu «la haine de tous et la conviction générale qu'elle répandait le désordre pour des motifs intéressés». Lord Palmerston, sans laisser voir qu'il se sentît atteint par ce blâme, se déclara d'accord avec le prince consort sur la conduite à suivre, et promit que les instructions de lord Minto y seraient conformes[379].

Ces instructions, datées du 18 septembre 1847, furent en effet assez modérées; elles chargeaient lord Minto de témoigner aux gouvernements de Turin, de Florence, de Rome, la sympathie de l'Angleterre pour leur entreprise réformatrice et sa sollicitude pour leur indépendance. Ces instructions péchaient moins par ce qu'elles disaient, que par ce qu'elles ne disaient pas, par l'omission de tout avis donné aux Italiens de se mettre en garde contre les entraînements révolutionnaires et belliqueux. Et puis que pesaient des instructions demeurées secrètes, devant ce fait public, éclatant, d'un ministre anglais se déplaçant pour apporter en Italie des félicitations et des encouragements, et cela à un moment où les esprits étaient en pleine ébullition? Vers cette époque, le duc de Broglie, causant avec lord John Russell, lui disait: «Les peuples d'Italie n'ont pas besoin qu'on les enivre d'éloges et qu'on les pousse sur la place publique; ils ne sont que trop disposés à bien penser d'eux-mêmes et à prendre de vaines démonstrations, des chants, des danses et des cris de joie, pour des actes d'héroïsme patriotique. Ils ne sont que trop disposés à nous dire: Faites nos affaires, et faites-nous des compliments. On ne peut tenir, comme on le fait, des populations en effervescence pendant un temps indéfini, sans qu'il en résulte de graves désordres[380].» Lord John Russell ne contredit pas et parut d'accord avec notre ambassadeur. Celui-ci cependant connaissait trop bien lord Palmerston pour garder aucune illusion sur ce que serait en réalité l'attitude de la diplomatie britannique, notamment celle de lord Minto. «Les paroles sont excellentes, écrivait-il à son fils, les instructions modérées, la bonne volonté réelle dans le chef du cabinet; la mise en œuvre est exactement le contraire, et rien n'est négligé pour porter les pauvres Italiens aux dernières sottises, le tout dans l'unique vue de créer des embarras au Roi et à M. Guizot[381]

Arrivé dans les premiers jours d'octobre 1847 à Turin, lord Minto se rendait à Florence vers la fin du mois, à Rome au milieu de novembre, et demeurait dans cette dernière ville pendant plus de deux mois. C'était, suivant le portrait qu'en traçait alors le duc de Broglie, «un galant homme, d'un esprit étroit et résolu, qui devait aller jusqu'au bout, sans la moindre hésitation, soit dans la bonne, soit dans la mauvaise voie, incapable de machiavélisme, mais aussi de nuances et de ménagements[382]». Les conversations qu'il eut partout avec les souverains et les ministres furent évidemment conformes à ses instructions. Les dépêches dans lesquelles il en rendait compte à lord Palmerston—celles du moins qu'il a convenu à ce dernier de publier dans le Blue book—sont d'une insignifiance remarquable: le ministre voyageur voit tout en beau dans le mouvement italien; s'il ne peut s'empêcher de constater qu'il y a des têtes chaudes, cela lui semble sans importance, et il n'en est aucunement troublé; de parti pris, il n'aperçoit de danger que du côté réactionnaire. D'ailleurs, ce qu'il pouvait dire dans ses colloques officiels n'était pas ce qui exerçait le plus d'action. La foule n'en connaissait rien. Ce qu'elle connaissait, c'était la signification que donnaient à la présence de lord Minto les meneurs les plus ardents du parti radical. À peine arrivait-il dans une ville, que ces meneurs l'entouraient, se montraient avec lui, lui faisaient des ovations bruyantes, et imprimaient ainsi à sa mission le caractère qui convenait à leurs desseins. Dans ces dimostrazioni, son rôle était assez sommaire; il se montrait au balcon, et ses speechs les plus longs se bornaient à crier: «Vive l'indépendance italienne!» Il n'en fallait pas davantage pour produire l'effet cherché par les meneurs. Un jour, à Rome, la foule envahit la cour de l'hôtel où réside le ministre anglais et pousse des cris répétés de: «Vive lord Minto! Vive l'indépendance! À bas les Autrichiens!» En réponse à ces cris, des mouchoirs sont agités des fenêtres de l'hôtel. Est-ce lord Minto ou quelqu'un de sa suite? La foule ne s'en informe pas et redouble ses acclamations. Puis elle se disperse, répandant partout la nouvelle que l'Angleterre a pris en main la cause de l'indépendance italienne trahie par la France et qu'elle se charge de mettre dehors les Tedeschi. La flotte qu'au même moment lord Palmerston envoyait parader sur les côtes de la Péninsule, était présentée comme le prélude et le gage de cette action. Lord Minto se sentait bien parfois un peu embarrassé du personnage qu'on lui faisait ainsi jouer; mais il n'avait pas l'adresse et la souplesse nécessaires pour échapper à des metteurs en scène aussi habiles; et puis rien dans ses instructions ne l'invitait à se mettre en garde contre de telles compromissions.

En somme, le voyage du ministre anglais se trouvait avoir pour principal résultat d'accroître partout la fièvre que la diplomatie française cherchait à calmer, de donner partout confiance et impulsion au parti révolutionnaire et belliqueux. «En Italie, écrivait M. Rossi, Palmerston est l'espoir des radicaux[383].» On suivait lord Minto à la trace de l'effervescence et des démonstrations tumultueuses qui éclataient pour ainsi dire sous ses pas. À ce triste jeu, l'Angleterre avait gagné, dans les parties agitées de l'Italie, une certaine popularité: popularité bien compromettante pour un grand gouvernement, car elle le montrait plus que jamais dans ce rôle de protecteur de la révolution cosmopolite qui inquiétait le prince Albert; popularité bien courte et bien précaire, car elle avait été obtenue en éveillant des espérances qu'on ne voulait ni ne pouvait satisfaire[384]; popularité bien coupable, car on n'avait pas craint de pousser l'Italie sur une pente qui la conduisait à un abîme, et de mettre en péril la paix de l'Europe entière; mais, malgré tout, popularité agréable au cœur de lord Palmerston, parce qu'il se flattait de l'avoir conquise aux dépens de la France.

XI

L'agitation née de l'incident de Ferrare et entretenue par les menées de la diplomatie anglaise n'était pas une condition favorable pour l'œuvre de réforme modérée au succès de laquelle s'intéressait le gouvernement français. Il en était résulté, du côté du public italien, plus d'exigence, d'impatience, l'intimidation plus grande des modérés, l'audace accrue des violents; du côté des gouvernements de la Péninsule, encore moins de fermeté, de sang-froid, de décision, de possession d'eux-mêmes. Ajoutons que la victoire remportée, à la fin de novembre 1847, par les radicaux de la Suisse, avait, au sud des Alpes, un retentissement qui n'était pas pour améliorer cette situation.

Rome était toujours le point central sur lequel tous les yeux étaient fixés. Le 15 novembre 1847, le gouvernement pontifical faisait en avant un pas considérable: il réunissait, pour la première fois, la Consulte d'État établie par un décret antérieur. Cette assemblée, composée de notables choisis par le Pape sur une triple présentation des provinces, était appelée à donner son avis sur les réformes entreprises et, en général, sur toutes les grandes affaires temporelles; elle ressemblait un peu à la diète convoquée récemment par le roi de Prusse. Une telle institution dépassait de beaucoup ce qu'on eût pu attendre, un an auparavant, de la libéralité pontificale. Mais les esprits excités menaçaient déjà de ne plus s'en contenter et rêvaient d'un plein régime parlementaire. Ému de ces prétentions, le Pape insista, dans son allocution d'ouverture, sur le caractère purement consultatif des délibérations, et ajouta quelques paroles attristées et sévères sur l'ingratitude d'une partie de ses sujets. Le discours fut accueilli avec une froideur marquée, et, quand le Pontife revint à son palais, la foule témoigna son mécontentement en ne poussant pas les acclamations accoutumées. Les premières séances de la Consulte se passèrent assez bien; le caractère ferme et respectueux de son adresse sembla indiquer que les modérés y avaient la majorité. Mais bientôt, avec la discussion du règlement intérieur, les difficultés commencèrent. Les délibérations seraient elles secrètes ou publiques? C'était, en réalité, la question du régime parlementaire qui se posait. Aux prises avec ce pouvoir si nouveau pour lui d'une assemblée délibérante, le gouvernement pontifical se sentait singulièrement inexpérimenté. «Je suis fort novice, fort peu expert en ces matières», disait avec bonhomie Pie IX à M. Rossi. Un autre jour, causant avec un de ses familiers, il racontait l'histoire d'un enfant qui, ayant vu un magicien faire apparaître et disparaître le diable, et ayant voulu l'imiter, avait bien réussi à évoquer le fantôme, mais n'avait pu le chasser. «Cet enfant, ajoutait le Pontife, c'est moi.»

Dans son embarras, Pie IX devait naturellement chercher conseil auprès des gouvernements depuis longtemps habitués à ces problèmes. Lord Minto, alors à Rome, pressait le Pape de tout céder, et cherchait à lui persuader que le seul danger était, non d'aller trop vite, mais de s'attarder. Toutefois, le crédit du ministre anglais n'était pas en progrès au Quirinal; on finissait par voir clair dans les résultats de sa mission. «C'est chose incroyable, écrivait M. Désages à M. de Jarnac, à quel point les Anglais ont mauvaise réputation en Italie, à cette heure, auprès des gouvernants et des modérés[385].» Au contraire, on revenait peu à peu à la France, et l'on s'apercevait que sa sagesse, un moment déplaisante, servait les vrais intérêts de l'Italie[386]. M. Rossi, reprenant toujours les mêmes thèses, recommandait au Pape de faire les concessions nécessaires, mais de bien marquer qu'il ne se laisserait pas entraîner au delà. Puis, se tournant vers les membres de la Consulte, il leur prêchait fortement la modération, la patience, et leur représentait combien ils se mettraient dans leur tort, aux yeux de l'opinion européenne, s'ils entraient en lutte avec un pontife ayant pris l'initiative de tant de mesures libérales.

Le gouvernement français n'admettait point, notamment, qu'on prétendît imposer au Pape le régime parlementaire. Il apercevait, à l'introduction de ce régime dans les États de l'Église, des obstacles d'un caractère particulièrement grave. M. Guizot s'en expliquait ainsi, dans une lettre remarquable, adressée, le 1er décembre 1847, à M. Rossi: «Ce qui constitue vraiment l'État pontifical, ce qui fait sa force et sa grandeur, c'est la souveraineté du Pape dans l'ordre spirituel. Sa souveraineté temporelle dans un petit territoire a pour objet et pour mérite de garantir l'indépendance et la dignité visible de sa souveraineté spirituelle. Or, celle-ci ne peut être partagée. Son intégrité, c'est la papauté elle-même. Il serait bien difficile, probablement impossible, que la souveraineté temporelle fût partagée sans que la souveraineté spirituelle eût à en souffrir. Je ne comprendrais pas que, pour se donner le plaisir de couper en deux ou trois parts le pouvoir temporel du Pape et d'en avoir une, les Romains d'esprit et de sens courussent le risque de diminuer et de compromettre la papauté... Se rend-on bien compte de ceci autour de vous?... Quand je dis on, je veux dire d'une part le Pape, de l'autre les chefs du parti laïque. Le Pape est-il bien décidé à maintenir la position qu'il a prise dans son allocution, c'est-à-dire à conserver sa souveraineté intacte, en admettant, du reste, dans le gouvernement de ses États, toutes les améliorations désirables, notamment ce concours, en haut et en bas, des laïques avec les ecclésiastiques, dont l'appel de la Consulta est déjà, à vrai dire, le témoignage et le gage le plus éclatant? De leur côté, les chefs du parti laïque comprennent-ils bien ou peuvent-ils comprendre combien il leur importe de maintenir la papauté à toute sa hauteur et dans toute sa force, et combien ils perdraient eux-mêmes à l'affaiblir et à l'abaisser, dussent-ils avoir en partage un lambeau de sa petite dépouille temporelle? Il nous importe essentiellement de savoir ce qui en est, sur l'un et l'autre point, pour régler nous-mêmes notre conduite. Si le Pape, d'un côté, et les chefs du parti laïque, de l'autre, se font de leur situation une idée nette et sont résolus de s'y tenir fermement, nous pourrons, à notre tour, les approuver hautement, les appuyer fermement et pratiquer, d'une façon patente et conséquente, une politique en harmonie avec la leur. Mais s'il n'y avait, à Rome, sur la question vitale, point de vues un peu précises et de résolutions un peu solides; si le Pape devait tantôt se retrancher dans sa souveraineté, tantôt se laisser aller à la dérive des prétentions qui le pressent; si les chefs laïques, de leur côté, devaient être tantôt modérés, tantôt très exigeants, et céder tour à tour à la crainte de mécontenter le Pape et au désir de contenter les radicaux ou les rêveurs qui poussent aux révolutions, nous serions obligés alors d'être beaucoup plus réservés et de nous tenir dans une position d'observation et d'attente; car personne ne peut, en de telles affaires, jouer le rôle des autres et faire pour eux ce qu'ils ne feraient pas eux-mêmes[387]

C'était sur un tout autre point, sur la participation des laïques à l'administration et au gouvernement des États de l'Église, que le cabinet français pressait Pie IX de faire des concessions. M. Rossi avait cette réforme fort à cœur et y revenait souvent dans ses conversations avec le cardinal secrétaire d'État et avec le Pape: «Il n'y a plus d'illusion possible, disait-il au premier; votre situation est nettement dessinée. Les radicaux frappent à votre porte; il faut leur tenir tête. Vous seul, clergé, vous ne le pouvez pas; il vous faut le concours des laïques, de tout ce qu'il y a parmi eux de sensé, de puissant, de modéré. Pour les rallier, il faut les satisfaire. La garde civique et la Consulta sont des moyens, ce n'est pas le but. Refuser toute part dans l'administration proprement dite à des hommes qu'on vient de rendre plus forts serait un contresens. Il y a plus d'un an que je le dis et que je le répète: Si vous ne vous fortifiez pas en appelant des laïques aux fonctions qui ne touchent en rien aux choses de la religion et de l'Église, tout deviendra impossible pour vous, et tout deviendra possible aux radicaux... Un cabinet mixte et bien composé rassurerait les timides et satisferait les ambitieux[388].» Le Pape, avec sa bonne foi et sa bonne volonté habituelles, reconnaissait la justesse de ces idées, et essayait de les appliquer. Un motu proprio, du 30 décembre 1847, décida que le ministère de la guerre pourrait être confié à un laïque; il fut en effet donné au général Gabrielli. En outre, il fut prescrit que, sur les vingt-quatre auditeurs attachés au conseil des ministres, il y aurait douze laïques. M. Rossi, tout en louant ces mesures, ne s'en déclara pas satisfait; il demanda qu'on introduisit, dans le ministère, deux autres laïques. Le Pape parut convaincu[389]. Mais quand se déciderait-il à agir en conséquence? Ce n'était pas chose aisée pour lui de dépouiller le corps dont il était le chef.

Chaque fois que notre diplomatie pressait le gouvernement pontifical de satisfaire l'opinion, elle ne manquait pas de lui recommander, en même temps, la fermeté, le courage; elle le conjurait de prendre enfin en main les rênes que, depuis si longtemps, il laissait flotter. «Il faut savoir vous fortifier et regarder en face les radicaux, disait M. Rossi au cardinal secrétaire d'État. Tout est là. Que peut craindre le Pape, en marchant d'un pas ferme dans la voie de l'ordre et du progrès régulier? En tout cas, l'Europe serait pour lui; avant tous, plus que tous, la France. Ne l'oubliez pas. Que le Pape ne se trompe pas sur ses véritables amis.» Il ajoutait, un autre jour, en causant avec Pie IX: «Que Votre Sainteté considère la situation. Son État est au centre de l'Italie. Si l'ordre y est maintenu, il pourrait y avoir, au pis aller, une question napolitaine, ou toscane, ou sarde, mais point de question italienne. S'il y avait bouleversement ici, la clef de la voûte serait brisée; ce serait le chaos... D'ici peut sortir un grand bien, mais aussi, je dois le dire, un mal incalculable[390]

Nos conseils ne parvenaient pas, malheureusement, à communiquer au gouvernement pontifical la vigueur qui lui eût été nécessaire. Rome est toujours au régime des dimostrazioni; seulement, le caractère en est bien changé. Pie IX, au lieu d'être l'objet d'ovations respectueuses et attendries, se voit en butte à des familiarités insultantes. Sous ce rapport, rien de plus déplorable que ce qui se passe à l'occasion de la fête du 1er janvier 1848. Inquiet de certains mauvais desseins imputés aux meneurs radicaux, le Pape a commencé par décider que cette fête n'aurait pas lieu. Mais, peu après, le peuple ayant murmuré, il lève l'interdiction; bien plus, le jour venu, il consent à se montrer au Corso en équipage de gala. Aussitôt, la foule entoure sa voiture avec des clameurs incohérentes. Des enfants déguenillés grimpent sur les marchepieds. Un certain Cicervacchio, tribun du plus bas étage, alors en faveur auprès de la plèbe, et qui devait peu après être compromis dans le meurtre de Rossi, monte derrière le carrosse pontifical et agite au-dessus de sa tête un énorme drapeau tricolore avec cette inscription: Saint Père, fiez-vous au peuple! N'était-ce pas une scène de révolution? En même temps, dans cette foule qui paraît avoir perdu le respect de son souverain, l'effervescence antiautrichienne est au comble: une pétition est remise à la Consulte, réclamant une armée nationale, avec des chefs capables, pour commencer au plus tôt la guerre de délivrance.

Si des États de l'Église on passe en Toscane, on y trouve une situation plus troublée encore et plus inquiétante. Point de gouvernement, une presse sans frein, une garde civique en grande partie aux mains des radicaux, les manifestations de la rue à l'état permanent et dégénérant souvent en émeute, partout le cri de guerre contre l'Autriche. «Le grand-duc de Toscane est à la dérive, sans savoir où il jettera l'ancre», écrit M. de Barante[391]. M. Doudan parle, de son côté, avec une compassion un peu ironique et méprisante, des «avanies triomphales que ses peuples font subir au pauvre grand-duc», et il le montre réduit à l'état d'un souverain désarmé «autour duquel on danse et qu'on veut faire danser, pour célébrer la chute de son pouvoir»; il en conclut que «les peuples ont bien mauvaise mine à l'heure où ils s'affranchissent». Il ajoute, un peu plus tard, dans une autre lettre: «Le grand-duc prend d'un air si doux toutes les fantaisies plus ou moins absurdes de ses sujets, que ces complaisances infinies pourraient bien le mener trop loin. Les idées libérales sont bonnes, mais, comme le bon vin de Champagne, il faut les tenir dans des bouteilles solides et bien bouchées. Les souverains d'Italie n'ont pas la mine de savoir mettre le vin de Champagne en bouteilles[392]

En Piémont, les esprits sont aussi excités, mais il ont affaire à un gouvernement moins débile. Qui pouvait savoir toutefois où voulait en venir le prince de plus en plus mystérieux qui régnait à Turin? Au commencement d'octobre, la foule ayant pris prétexte de la fête du Roi pour faire une manifestation à la façon romaine et pour mêler aux vivats en l'honneur du souverain des cris de: Vive l'Italie! À bas les codini! À bas les Jésuites! la police la disperse assez rudement. «En vous parlant à cœur ouvert, écrit Charles-Albert au marquis Villamarina, je vous dirai que toutes ces ovations me répugnent extrêmement; je suis né dans la révolution, j'en ai parcouru les phases, et je sais ce que c'est que la popularité. Aujourd'hui: Viva! demain: Morte!... Je m'opposerai de tout mon pouvoir à ces manifestations populaires à l'imitation de Rome et de Florence.» Mais, au moment où l'on peut croire ainsi le Roi tout à la résistance, voici qu'il congédie son vieux ministre, M. de La Margherita, personnification de l'ancien régime, et que, le 30 octobre, la Gazette officielle de Turin annonce toute une série de réformes libérales: abolition des tribunaux d'exception, publicité des débats judiciaires, institution d'une cour de cassation, égalité des classes dans les conseils de ville, introduction du système électif dans l'administration locale, création d'un registre de l'état civil remis aux mains des autorités laïques, adoucissement notable de la censure pour la presse politique. Ces concessions, très désirées et peu attendues, sont accueillies avec enthousiasme; à Turin, à Gênes, le «roi réformateur» est acclamé avec le même délire que naguère Pie IX. Il est vrai que, comme à Rome, ces acclamations sont calculées pour compromettre et entraîner le souverain. À Gênes, la foule qui crie: À bas les Jésuites! prétend empêcher Charles-Albert d'aller entendre la messe dans l'église de ces religieux. Est-ce parce qu'il entrevoit ce qui se mêle d'exigences et de menaces révolutionnaires dans ces ovations, que le Roi y paraît si triste, si visiblement souffrant, pâle comme un cadavre, des larmes dans les yeux, et que souvent il s'y dérobe avec une brusquerie qui déconcerte les manifestants? Au fond, il n'a toujours qu'une pensée, celle de la lutte contre l'Autriche, pensée pleine de désirs et d'angoisses, et si l'agitation populaire lui répugne tant, c'est qu'il y voit un affaiblissement pour la grande œuvre nationale. Dès le commencement d'octobre, dans la lettre déjà citée à Villamarina, il écrivait: «Il nous faut de la tranquillité, il nous la faut surtout devant l'Autriche, car, si nous commençons à nous diviser, à être en agitation, l'indépendance nationale finira par se perdre; et je suis résolu à la soutenir et à la défendre en y donnant ma vie.» Et plus tard, ouvrant son cœur au marquis Robert d'Azeglio, il se déclare prêt aux derniers sacrifices pour l'Italie, mais se plaint d'être entravé par les difficultés que fait naître le parti libéral. «Il faut des soldats, dit-il, et non des avocats, pour mener à bien la grande entreprise. Infini serait donc le danger d'une constitution qui, livrant la tribune aux parlementaires, affaiblirait la force du gouvernement, amoindrirait la discipline dans l'armée et, par ses indiscrétions, ajouterait aux difficultés déjà écrasantes du commandement.» Puis il ajoute, en regardant bien en face son interlocuteur: «Rappelez-vous, marquis d'Azeglio, que, comme vous, je veux l'affranchissement de l'Italie, et rappelez-vous que c'est pour cela que je ne donnerai jamais de constitution à mon peuple.» Le langage est fier et paraît ferme. Mais il n'est pas probable que ce peuple, une fois mis en branle, accepte de s'arrêter devant la barrière que son souverain prétend élever devant lui. Son effervescence, loin de se calmer, va chaque jour croissant. Les journaux profitent de leur liberté nouvelle pour échauffer les esprits et presser le Roi de leur donner satisfaction. Les manifestations deviennent de plus en plus fréquentes et tumultueuses, et le mot d'ordre y est de demander une constitution.

Ce qui se passe ainsi à Rome, en Toscane, en Piémont, ne dispose naturellement pas M. de Metternich à voir les choses moins en noir. Plus que jamais sa correspondance est pleine de gémissements et de sombres pronostics. «Je suis vieux, écrit-il le 7 octobre 1847 au comte Apponyi, et j'ai traversé bien des phases dans ma vie publique; je suis ainsi à même d'établir des comparaisons entre les situations... Eh bien, je vous avouerai que la phase dans laquelle se trouve aujourd'hui placée l'Europe est, d'après mon intime sentiment, la plus dangereuse que le corps social ait eu à traverser dans le cours des dernières soixante années[393].» Il augure très mal des réformes entreprises dans les États romains[394], et s'exprime sévèrement sur Pie IX lui-même. «Le Pape, dit-il, se montre chaque jour davantage privé de tout esprit pratique. Né et élevé dans une famille libérale, il s'est formé à une mauvaise école; bon prêtre, il n'a jamais tourné son esprit vers les affaires gouvernementales; chaud de cœur et faible de conception, il s'est laissé prendre et enlacer, dès son avènement à la tiare, dans un filet duquel il ne sait plus se dégager, et, si les choses suivent leur cours naturel, il se fera chasser de Rome[395].» Charles-Albert lui inspire la plus grande méfiance; il devine ses secrètes aspirations; il sent que la Lombardie frémissante a les yeux fixés sur ce prince; aussi, tout en témoignant pour les incertitudes et les duplicités de son caractère un certain mépris, le redoute-t-il. «Le côté le plus dangereux pour nous, c'est le Piémont», écrit-il le 23 janvier 1848[396]. Enfin, le jeu de l'Angleterre ne lui échappe pas; il voit tous les dangers de la politique «propagandiste» suivie en Italie par lord Palmerston, et celui-ci lui apparaît comme «l'un des appuis les plus éhontés» de la révolution[397].

Plus M. de Metternich est inquiet, plus il sent le besoin de se tourner vers la France. C'est d'ailleurs le moment où le même rapprochement s'opère dans les affaires de Suisse et où le voyage à Paris du comte Colloredo et du général de Radowitz semble mettre aux mains du gouvernement français la direction de la défense conservatrice en Europe[398]. Non, sans doute, que le chancelier se rallie complètement à nos principes et à notre point de vue dans la question italienne; il persiste à soutenir que le «juste milieu», possible en France, est une illusion en Italie[399]. Mais il sent que, seuls, nous pouvons quelque chose contre les périls qui le menacent; c'est à nous qu'il a recours pour contenir les gouvernements dont les menées l'alarment, celui de Turin par exemple; confiant dans les intentions de M. Guizot, disposé à se mettre pour ainsi dire derrière lui, il lui demande à plusieurs reprises ce qu'il compte faire, comme pour régler là-dessus sa propre attitude[400]. Quant à lui, il proteste toujours de sa volonté de demeurer sur la défensive, de ne pas intervenir tant qu'on ne viendra pas l'attaquer sur son propre territoire[401]; de cette modération, il a donné un gage en faisant retraite dans l'affaire de Ferrare, et si, vers la fin de décembre, il envoie quelques soldats à Modène sur la demande du duc, cette mesure, trop restreinte pour être sérieusement inquiétante, n'est que l'exécution d'un traité antérieur et spécial, nullement le préliminaire d'une intervention plus étendue.

Le gouvernement français ne se refusait pas au premier rôle que le cabinet de Vienne semblait lui laisser. Il ne se faisait cependant pas d'illusion sur les dangers de la situation et sur la gravité des résolutions qu'elle pouvait l'obliger à prendre. Rome surtout le préoccupait: on sait que, dès l'origine, il s'était déclaré résolu à défendre le Pape, le cas échéant, et à ne pas laisser, sur un terrain aussi important, le champ libre soit à la révolution, soit à l'Autriche agissant seule et comme puissance réactionnaire. Or, le moment de mettre cette résolution en pratique par une intervention armée lui paraissait approcher. Quelque répugnance qu'il eût pour les opérations de ce genre,—et cette répugnance s'était manifestée dans les affaires d'Espagne autrefois, dans celles de Suisse tout récemment,—il n'hésitait pas et se préparait à toutes les éventualités. Dans les premiers jours de janvier 1848, notre ambassadeur à Vienne avait sur ce sujet, avec M. de Metternich, une conversation que ce dernier résumait en ces termes, dans une lettre au comte Apponyi: «Après la lecture des rapports qui venaient de m'arriver de Rome, de Florence et de Turin, M. de Flahault me dit: «Mais voilà une détestable position des choses!... Les puissances ne peuvent pas souffrir que le Pape soit chassé!—Cela ne devrait point être possible, lui dis-je; mais de quels moyens les cours disposent-elles pour agir comme elles devraient le faire? L'Autriche est hors d'action; ceux qui ont à se reprocher le malheur n'ont qu'à réparer le mal qu'ils ont fait.—Il faut que le Pape adresse une réquisition simultanée à la France et à l'Autriche.—L'Autriche, repris-je, ne peut se charger seule de la besogne, car vous arriveriez avec un nouvel Ancône; la France, si elle agit seule, sera paralysée par l'Angleterre; les deux cours allant ensemble, le parti libéral, réuni aux radicaux, chassera M. Guizot, parce qu'il sera accusé de vouloir renouveler avec M. de Metternich la Sainte-Alliance!—Mais il faut se moquer d'une attaque pareille; que le Pape s'adresse aux deux cours, et nous irons!—C'est vous qui le dites; êtes-vous le cabinet français?—Non, mais le cabinet parlera.—S'il parle, nous verrons ce que nous aurons à répondre[402].» Ainsi qu'on peut s'en rendre compte, le diplomate français paraissait beaucoup plus décidé à l'intervention que le ministre autrichien. M. de Flahault ne se trompait pas sur les dispositions de son gouvernement. Vers cette époque, le duc de Broglie, alors à Paris et fort avant dans les confidences de M. Guizot, écrivait à son fils, premier secrétaire à l'ambassade de Rome: «Il est évident qu'il en faudra venir à une intervention à Rome et en Toscane, en supposant que le reste tienne bon. Heureusement, la violence contre le Pape excitera tout le monde ici, et ceux qui s'en rendront coupables ne seront pas épousés, du moins tout de suite, par l'opinion même la plus violente. Heureusement encore, l'Autriche n'a ni la possibilité ni la volonté d'agir sans nous, peut-être pas même avec nous, à Rome du moins, et nous tiendrons la tête du mouvement. Mais, pour cela, il faut que le ministère reste en place.» Il ajoutait, quelques jours plus tard: «Il y a des points arrêtés. Ainsi, secourir le Pape s'il demande secours; intervenir si les Autrichiens interviennent; mais, dans le cas où les Italiens attaqueraient les Autrichiens, les laisser se battre sans y prendre part, voilà le plan général. Les circonstances décideront du reste[403].» En effet, M. Guizot avait obtenu du Roi et du conseil des ministres des décisions formelles dans ce sens. Des troupes étaient réunies à Toulon et à Port-Vendres, prêtes à être embarquées au premier signal; le général Aupick était désigné pour le commandement de cette expédition éventuelle et avait reçu ses instructions. Une dépêche, du 27 janvier 1848, informait M. Rossi de toutes les mesures prises et l'autorisait, s'il le jugeait utile, à les annoncer au gouvernement pontifical.

XII

Vers la fin du mois de septembre 1847, M. Guizot, après avoir énuméré tout ce qui l'inquiétait en Italie, concluait en ces termes: «Cependant, j'espère: à Naples, il y a un roi et une administration; en Piémont, il y a un roi, un gouvernement et une nation; je crois que ces deux États tiendront bon[404].» Quelques semaines plus tard, M. de Metternich exprimait également l'idée que la révolution pourrait être limitée et contenue, tant qu'elle n'aurait pas gagné ces deux royaumes[405]. Enfin, au commencement de janvier 1848, M. Rossi terminait ainsi le récit des scènes de désordre dont Rome venait d'être le théâtre: «Ce n'est encore qu'une tempête dans un verre d'eau; Turin et Naples sont les parois du verre; si ces parois viennent à rompre, tout est à craindre[406].» Le mois de janvier n'était pas fini, que l'une de ces parois se brisait.

Ferdinand II, qui régnait à Naples depuis 1830, était un pur autocrate, convaincu de son omnipotence, habitué à imposer en toutes choses sa volonté; plein de mépris, quoique non sans sollicitude pour ses sujets; professant que ceux-ci «n'avaient pas besoin de penser», puisqu'il «se chargeait de leur bien-être»; détesté de la partie intelligente, remuante et ambitieuse des classes moyennes, en même temps qu'il jouissait d'une sorte de popularité parmi les lazzaroni; non dépourvu de résolution et de fierté, mais esprit court, obstiné, avec je ne sais quoi d'un peu rusé et ironique; portant haut le sentiment de la dignité de sa couronne et prompt à maintenir l'indépendance de son royaume, soit contre l'Angleterre quand elle tentait de le violenter, soit contre l'Autriche quand elle prétendait le protéger. Par son caractère, par ses idées, par son passé, il était donc porté à voir de mauvais œil un mouvement italien où l'autonomie napolitaine risquait d'être absorbée dans l'idée nationale, et un mouvement libéral qui menaçait son absolutisme[407]. Quand du Quirinal part le signal des réformes, et que les gouvernements de Toscane et de Piémont y répondent plus ou moins, Ferdinand II, plein d'humeur et non sans dédain à l'égard du nouveau pape, jaloux de Charles-Albert et se méfiant de lui, essaye de fermer absolument ses États à la contagion des idées nouvelles. Mais toutes les prohibitions policières sont impuissantes. Vainement les premières insurrections, éclatées, en septembre 1847, à Messine et à Reggio, sont-elles assez rudement réprimées, l'agitation va croissant, surtout en Sicile. Là, les abus de l'administration sont pires encore qu'en terre ferme, et le mécontentement se complique d'un vieux sentiment d'indépendance très réfractaire à la prépotence napolitaine. À la fin de 1847, les choses deviennent si menaçantes, que le Roi reconnaît la nécessité de faire quelques concessions aux Siciliens. Il s'y prend mal, et, au milieu de janvier 1848, Palerme, en pleine révolte, repousse les troupes envoyées pour la soumettre, et réclame impérieusement l'autonomie de la Sicile avec la constitution libérale de 1812, autrefois établie sous l'influence de l'Angleterre.

Cette même influence se devine dans le mouvement sicilien de 1848. «Lord Napier et tous ses compatriotes de Naples et de Palerme, écrit peu après M. Désages, ont été très actifs pour l'insurrection et la séparation[408].» Les efforts de pacification que fait notre diplomatie[409] se heurtent à l'action contraire de la diplomatie britannique. Au plus fort des troubles, le gouvernement napolitain ayant demandé aux représentants de la France et de l'Angleterre de se porter médiateurs pour arrêter l'effusion du sang, et notre chargé d'affaires s'étant montré disposé à accepter cette mission, le ministre anglais, lord Napier, s'y refuse, à moins que le roi de Naples ne l'autorise à rendre aux Siciliens la constitution de 1812 et à leur garantir le droit d'y faire eux-mêmes telles modifications que bon leur semblerait: «Partez seul, si vous le jugez convenable, dit-il à son collègue français; seulement, je dois vous prévenir que le bâtiment qui vous conduira en Sicile portera également des lettres à nos agents et aux hommes influents du pays, par lesquelles je leur expliquerai pourquoi je n'ai pas cru devoir partir avec vous. Quant à m'associer à vous dans cette occasion, croyez-moi, je le regrette, mais c'est impossible. Partout ailleurs, sur tous les points du globe, en Chine même, je pourrais peut-être faire ce que vous me demandez: en Sicile, la France et l'Angleterre ont des intérêts d'un ordre très différent[410].» Il était évident qu'une Sicile, à demi ou même complètement séparée de Naples, convenait aux ambitions méditerranéennes de la politique britannique.

L'insurrection de Palerme a naturellement son contre-coup à Naples, où se produisent des démonstrations menaçantes. Ferdinand, effrayé, se tourne vers l'Autriche et lui demande jusqu'à quel point il peut compter sur son aide. M. de Metternich, qui, on le sait, n'était nullement en mesure et en volonté de se lancer dans une intervention, assure le roi de Naples de tout son appui moral; mais, quant à un secours armé, il s'excuse sur l'impossibilité de faire traverser les États pontificaux par ses troupes, sans l'autorisation du Pape: or, il sait bien que, dans l'état des esprits, on ne peut pas, à Rome, lui donner cette autorisation, et en effet le cardinal secrétaire d'État ne parle de rien moins que de se porter lui-même à la frontière pour barrer le chemin aux Autrichiens[411]. Laissé à ses propres forces, Ferdinand sent fléchir son orgueil de prince absolu, et entre à son tour dans la voie des concessions. S'il y vient le dernier, il y marche singulièrement vite. Le 18 janvier 1848, un décret confère des attributions nouvelles et presque représentatives aux Consultes déjà existantes de Naples et de Sicile; des ministres distincts sont nommés pour cette dernière portion du royaume. Le 19, d'autres décrets apportent de grands adoucissements au régime de la presse et accordent une large amnistie. Mais la population surexcitée ne se déclare pas satisfaite; le 27 janvier, elle remplit les rues de Naples, promenant des drapeaux aux trois couleurs italiennes, criant: Vive Pie IX! et réclamant une constitution. Après quelques velléités de résistance, la capitulation du Roi est complète. Il renvoie, non seulement du palais, mais du royaume, son ministre de la police et son confesseur, particulièrement impopulaires, et prend des ministres libéraux. Bien plus, le 29 janvier, une proclamation annonce l'octroi d'une constitution analogue à la charte française. C'est dans Naples un délire de joie; le Roi étant sorti à cheval, la foule se presse pour lui baiser les mains. Le 11 février, la constitution est définitivement promulguée. En quelques jours, Ferdinand, naguère si réfractaire au mouvement libéral, a de beaucoup dépassé tous les autres souverains qui n'en sont encore qu'aux réformes civiles, et qui ont jusqu'ici refusé de donner des constitutions. Est-ce seulement, chez lui, effet de la peur, ou bien nécessité de lâcher d'autant plus qu'il a plus imprudemment retenu? Probablement l'un et l'autre. Peut-être cherche-t-il aussi à jouer une sorte de méchant tour aux autres gouvernements: une malice de ce genre est assez dans sa nature. On racontait de lui ce propos: «Ils me poussent, je les précipiterai.»

L'impulsion venue de Naples est en effet irrésistible. Dans toute l'Italie, des manifestations bruyantes ont lieu en l'honneur de la révolution des Deux-Siciles, et les souverains sont mis en demeure de suivre l'exemple de Ferdinand II. Si décidé que Charles-Albert ait été jusqu'alors à ne pas s'engager dans cette voie, il se sent ébranlé par une telle clameur. Il consulte une sorte de conseil de conscience sur la valeur de la promesse qu'il a faite autrefois à M. de Metternich de ne pas changer les bases fondamentales et les formes organiques de la monarchie; le conseil déclare qu'il n'y a là rien qui empêche l'octroi de la constitution. Cet avis ne calme pas entièrement les scrupules du Roi, et c'est l'âme déchirée, au milieu d'angoisses qui contrastent étrangement avec l'allégresse de la foule, que, le 8 février, il se décide à publier les bases d'un Statut selon le type de la charte française. Le grand-duc de Toscane n'est pas homme à résister quand le roi de Sardaigne cède; lui aussi promet donc sa constitution, le 11 février, et la promulgue le 17. Que va faire le Pape, ainsi enveloppé de gouvernements qui deviennent représentatifs et pressé par son peuple qui lui crie qu'un Pie IX ne peut refuser ce qu'un Bourbon a accordé? Chez lui, sans doute, le chef d'État n'est pas habitué à résister longtemps; mais ici, la conscience du Pontife est en jeu: il doute que le régime parlementaire soit compatible avec l'intégrité de sa souveraineté spirituelle. Tout en bénissant, du balcon du Quirinal, la foule qui réclame la constitution, il lui rappelle tout ce qu'il a fait déjà et la supplie de ne rien demander qui soit «contraire à la sainteté de l'Église». Il consent néanmoins à charger une commission d'examiner quelles institutions pourraient donner satisfaction au vœu populaire, sans entraver l'exercice du pontificat. L'un des premiers actes de cette commission est de prendre l'avis de l'ambassadeur de France, qui, naturellement, en réfère à son gouvernement[412]. M. Rossi voit les difficultés théoriques du problème; mais en fait, il constate que «la nécessité d'un gouvernement représentatif est reconnue, à Rome, par tout le monde». Parmi ceux qui, autour du Pape, se prononcent le plus hautement dans ce sens, on remarque beaucoup de personnages naguère très opposés à toute concession de ce genre. «Ils n'ont pas changé, dit finement M. Rossi; c'est toujours le même sentiment: ils avaient peur de la constitution; aujourd'hui, ils ont peur de ceux qui veulent une constitution.» Est-il besoin d'ajouter que, dans toute la Péninsule, l'effervescence, provoquée par la question constitutionnelle, amène un redoublement de manifestations contre l'Autriche? À Turin, dans la fête organisée en l'honneur du Statut, figurent les délégués milanais en costume de deuil, et le soir, dans les rues de la ville, circule un char allégorique sur lequel chaque ville lombarde a sa bannière brandie par un homme en armure de fer; au sommet, un moine sonne le tocsin à coups redoublés.

Le gouvernement français—j'ai déjà eu l'occasion de le dire—estimait que, pour le moment, les Italiens avaient bien assez à faire de mener à terme leurs réformes civiles, et il ne désirait pas qu'ils s'appropriassent trop tôt notre régime parlementaire. Ce n'est pas qu'il fût indifférent à l'avantage de voir ce régime s'étendre en Europe et, par suite, accroître le nombre des clients naturels de la France; mais c'est que rien ne lui paraissait devoir plus nuire à son patronage libéral que des innovations prématurées et par suite condamnées à l'insuccès[413]. Néanmoins, le changement accompli, il ne peut faire mauvais visage à ceux qui témoignent ainsi le désir de le prendre pour modèle. Il leur déclare donc «se féliciter des nouveaux gages d'intimité que créera désormais la similitude des institutions politiques», et promet de «seconder l'établissement pacifique et régulier» des nouveaux régimes constitutionnels[414]. Mais, cette politesse faite, il s'empresse d'y ajouter, «avec une amicale franchise», des conseils qui trahissent ses inquiétudes. Ainsi indique-t-il, dans une dépêche à son représentant à Florence, les deux conditions dont dépend, à son avis, le succès de l'entreprise tentée en Toscane. La première est que les modérés «se rallient autour du grand-duc,... s'appliquent à faire sortir des institutions nouvelles un gouvernement fort et régulier, les défendent énergiquement contre l'invasion des passions démagogiques, assignent au mouvement un temps d'arrêt et résistent fermement à ceux qui voudraient le pousser au delà». La seconde est que «le gouvernement toscan mette toute sa fermeté à assurer le maintien des traités, à conserver avec les États voisins des rapports de bonne intelligence, à empêcher que son territoire ne devienne un foyer de propagande et d'hostilité contre tel ou tel État, enfin à écarter toute cause, tout prétexte d'intervention extérieure et toute occasion de guerre[415]». Le gouvernement français n'envoie pas d'autres conseils à Turin. Louis-Philippe répète volontiers au marquis Brignole, ambassadeur du gouvernement sarde à Paris, que le meilleur moyen, pour le Piémont, de rassurer les puissances sur ses innovations politiques, est de se montrer résolu à contenir le parti qui pousse à la guerre contre l'Autriche[416]. Se tournant en même temps vers la cour de Vienne, notre cabinet tâche de lui faire prendre, sinon en gré, du moins en patience, les constitutions italiennes[417], et obtient d'elle de nouvelles assurances qu'elle ne songe toujours pas à intervenir, soit à Naples, soit ailleurs[418]; il lui offre, du reste, de proclamer, d'accord avec les autres cabinets, le respect dû à ses droits sur le royaume lombard-vénitien, lui promet de s'employer à surveiller et à contenir Charles-Albert, et lui annonce que notre armée est prête, au premier appel, à voler au secours du Pape[419].

Comme il fallait s'y attendre, cette fois encore, notre action modératrice est contrariée par la diplomatie britannique. Celle-ci, bien que convaincue à part soi que les Italiens ne sont pas mûrs pour le régime parlementaire et l'avouant au besoin, a pressé ardemment les gouvernements piémontais et toscan de suivre sans retard l'exemple du roi de Naples[420]. Les constitutions octroyées, elle prend partout sous son patronage ceux qui veulent en tirer les conséquences les plus radicales. Ce rôle est particulièrement visible à Naples, où les concessions royales n'ont pas désarmé l'insurrection sicilienne, et où l'Angleterre paraît de plus en plus avoir intérêt à la persistance du conflit et du désordre. Une telle conduite n'est pas pour rendre plus facile la situation de nos représentants en Italie. Ceux-ci se sentent impuissants à retenir un mouvement ainsi protégé, excité, et, sur le théâtre particulier où ils opèrent, la popularité des agents de lord Palmerston leur semble parfois grandir aux dépens de la leur. Aussi ne faut-il pas s'étonner de trouver alors, dans leurs appréciations, une note assez attristée. De Naples, M. de Bussières mande, vers la fin de février 1848, à M. Guizot, que l'influence de la France est très diminuée, que les Anglais tiennent le haut du pavé, parlent en maîtres, font trembler le gouvernement, ont des agents partout, soudoient la presse, renversent le ministère suspect de sympathies françaises, pour le remplacer par un ministère à eux[421]. De Turin, M. de Bacourt, chargé d'affaires de France, écrit à M. de Barante: «Mon influence ici est absolument nulle; on se méfie de nous, surtout le gouvernement.» Puis il ajoute: «Le Piémont est complètement changé de ce que vous l'avez connu. Ce gouvernement si régulier, cette administration si ordonnée, ce roi si hautain et si inabordable pour la foule, ce calme si complet qu'il ressemblait, dit-on, au calme des tombeaux, tout cela n'existe plus. L'agitation révolutionnaire s'est emparée de tout le monde. Il n'y a plus d'autorité nulle part, que celle des journaux plus ou moins radicaux et de la tourbe qui s'agite dans les cafés, dans les auberges, dans les rues... Les hommes que vous avez connus raisonnables, modérés, corrigés presque par l'expérience des révolutions, ont, tous ou à peu près, perdu la tête... Ceux d'entre eux qui ont encore le pouvoir de réfléchir n'ont pas le courage d'arrêter les autres et d'affronter l'impopularité en disant qu'on court à la perte. Mon rôle est ici très difficile, car, si je dis, comme je le fais, que la France appuiera toutes les réformes légitimes qui ont été faites par le Roi, mais qu'elle appuiera aussi le maintien des traités, seule base du maintien de la paix générale, on me répond que je parle de la France de M. Guizot, mais qu'il y a, derrière lui, derrière notre gouvernement, derrière le Roi, une France qui ne permettra pas qu'on écrase l'Italie, si elle tente de chasser les Autrichiens... Le ministre d'Angleterre joue ici, dans la mesure de son esprit, le jeu de lord Palmerston; il pousse aux partis extrêmes; c'est lui seul qu'on écoute de tous les membres du corps diplomatique. Il prend en main la défense des Lombards persécutés par l'Autriche et accepte les ovations que les avocats radicaux de Turin lui décernent en l'honneur des notes diplomatiques adressées par lord Palmerston au prince de Metternich... Je juge tout très froidement, et c'est pour cela que je vous affirme que nous sommes ici dans la première phase d'une révolution[422]

Les Italiens faisaient preuve d'un singulier aveuglement, quand ils refusaient d'écouter nos conseils de sagesse et préféraient se fier aux flatteries de la diplomatie anglaise. En effet, à ce moment même, sans qu'ils parussent s'en apercevoir ou s'en inquiéter, une grave menace s'élevait contre eux en Europe; ils étaient en train, par leurs imprudences, de s'attirer l'hostilité de deux grandes puissances, jusqu'alors demeurées spectatrices: la Prusse et la Russie. Le gouvernement prussien avait été assez longtemps sympathique au mouvement inauguré par Pie IX, et s'était d'abord montré peu compatissant pour les embarras de la politique autrichienne, à laquelle il reprochait volontiers son «exagération» dans tout ce qui regardait l'Italie; il aimait à voir dans les réformes du Pape une sorte d'imitation de celles de Frédéric-Guillaume[423]. «Le prince de Metternich, disait M. de Canitz au ministre de France, part de ce point qu'il y a une révolution en Italie; si l'on entend par cette expression une modification du système suivi jusqu'ici, on pourrait dire aussi qu'il y a une révolution en Prusse[424].» Mais, au commencement de 1848, le point de vue changea complètement à Berlin. On aperçut dans l'agitation italienne cette révolution que le roi de Prusse abhorrait et qu'à ce moment il désirait tant réprimer en Suisse; on y découvrit aussi une menace contre les traités constitutifs de l'Europe. Dès lors, on jugea nécessaire de manifester hautement la résolution de la traiter en ennemie. Dans les premiers jours de février 1848, le gouvernement prussien fit adresser des représentations à Turin: il y démentait le bruit, alors répandu en Italie, d'un refroidissement entre l'Autriche et la Prusse; tout en reconnaissant le droit du gouvernement sarde de changer ses institutions, il faisait remarquer que la garantie donnée par l'Europe à l'indépendance des États italiens avait pour contre-partie l'obligation pour ces États de remplir leurs devoirs internationaux; que cette garantie était incompatible avec une attitude de menace et d'agression envers un pays voisin, et que tel était le caractère du mouvement unitaire, auquel on semblait, à Turin, donner trop d'encouragement; il terminait par cette grave déclaration qu'il considérerait comme s'adressant à lui-même toute attaque dirigée contre l'Autriche, son alliée[425].

Derrière la Prusse était la Russie. Nicolas, à la différence de Frédéric-Guillaume, n'avait jamais vu d'un œil favorable le mouvement italien; mais il avait paru d'abord y faire peu d'attention. Tout au plus, en octobre 1847, s'en était-il occupé un moment, pour féliciter le roi des Deux-Siciles de la vigueur avec laquelle il venait de réprimer des insurrections, et de «sa résolution de faire face avec énergie au débordement du torrent révolutionnaire[426]». Naples était visiblement le seul point de la Péninsule où il trouvait un souverain vraiment selon son cœur. Aussi, grandes sont son émotion et sa colère quand, quelques mois plus tard, il apprend que ce roi de Naples a été réduit à capituler devant la révolution. Il sort alors de son immobilité un peu dédaigneuse et indifférente. Il offre à l'Autriche de mettre d'urgence à sa disposition l'argent dont elle aurait besoin, sauf à régulariser plus tard les conditions de cet emprunt; il lui propose également de se charger de maintenir la Galicie, afin de rendre disponibles pour l'Italie les troupes qui s'y trouvent[427]. C'est tout de suite qu'il voudrait voir le cabinet de Vienne agir avec énergie, et il se plaint amèrement de la timidité de ce cabinet, de sa «vieillesse», de ses tiraillements intérieurs[428]. Comme le gouvernement prussien, c'est Turin qu'il juge le point le plus menaçant en Italie: il invite Charles-Albert à considérer l'Autriche comme son alliée naturelle, et lui signifie sans réticence que toute attaque du Piémont contre l'Autriche en Lombardie serait regardée par la Russie comme un cas de guerre[429]. Ce n'est pas tout; il s'adresse aussi à lord Palmerston. Le 12-24 février 1848, le comte Nesselrode envoie au baron Brunnow, représentant de la Russie à Londres, une longue dépêche sur la situation de l'Italie, qu'il déclare être «chaque jour plus grave et plus menaçante pour la paix générale». Il veut bien «ne pas mettre à la charge du gouvernement anglais tous les faux bruits, toutes les fausses inductions qu'on a cru pouvoir tirer, en Italie, de son langage et de celui de ses agents». Mais, ajoute-t-il, «l'idée a fini par s'accréditer que ce gouvernement appuie de ses désirs les efforts que tenterait l'Italie pour rejeter au delà des Alpes ce qu'on est convenu d'appeler le joug autrichien». Cherchant ensuite par quel argument il pourrait détourner lord Palmerston de la voie où il s'est engagé, il n'en trouve pas de plus efficace que de faire appel à cette haine jalouse de la France qui, déjà en 1840, a rapproché les deux cabinets de Londres et de Saint-Pétersbourg. Sa thèse est curieuse, surtout comme aveu de la grande situation alors acquise à la France en Europe. «En favorisant, dit-il, le mouvement constitutionnel sur le continent, l'Angleterre agit, sans le vouloir, dans l'unique intérêt de la France, dont les idées démocratiques, par la nature du sol où elles tombent, ont bien plus d'écho dans les esprits, bien plus d'affinité avec les mœurs que n'en peuvent avoir les idées anglaises. C'est en favorisant l'introduction de ces institutions et le triomphe de ces idées en Espagne et en Grèce, que l'Angleterre y a déjà augmenté la puissance morale du gouvernement français... Même chose aura lieu en Italie. D'ici à peu, grâce aux changements qui sont à la veille de s'y effectuer, comme ils ont déjà eu lieu dans les autres pays, la France aura conquis par la paix plus que ne lui donnerait la guerre. Elle se verra, de tous côtés, entourée d'un rempart de petits États constitutionnels organisés sur le type français, vivant de son esprit; agissant sous son influence, et si, plus tard, cette France, non plus celle de Louis-Philippe, mais celle qui lui succédera, quand le système de compression adopté par ce souverain aura cessé de la contenir, obéit aux instincts d'ambition qui tendent à la faire déborder hors de ses limites, le gouvernement anglais regrettera trop tard d'avoir affaibli d'avance le ressort des résistances qu'on aurait pu opposer aux Français, paralysé la puissance autrichienne qui leur servait de contrepoids et miné ainsi par la base le système défensif fondé autrefois par lui-même, de concert avec l'Europe, au prix de tant de calamités, de labeurs et de sacrifices.» Le comte Nesselrode ne s'en tient pas à cet appel aux mauvais sentiments de lord Palmerston contre la France; il termine par des avertissements qui sont de véritables menaces et pose un casus belli. Il signifie au cabinet de Londres que «l'Empereur est fermement résolu, en ce qui concerne l'état de possession assigné aux divers États italiens par les actes dont il est garant, à ne transiger en rien sur la marche que lui prescrivent ses devoirs et ses intérêts politiques». Il indique notamment qu'il n'admettra jamais cette séparation de la Sicile plus ou moins sourdement poursuivie par la diplomatie anglaise. Quant à la Lombardie, le chancelier russe s'exprime ainsi: «L'appui moral de l'Empereur est d'avance acquis à l'Autriche dans les mesures qu'elle prendra pour s'en conserver la possession; et si les attaques qu'elle aurait essuyées d'un point quelconque de l'Italie étaient soutenues du dehors par quelque puissance étrangère, notre auguste maître n'hésiterait pas à regarder une pareille agression comme un cas de guerre européenne et à employer dès lors toutes ses forces disponibles à la défense du gouvernement autrichien[430]

Cette attitude de la Prusse et de la Russie est faite pour relever un peu l'Autriche du découragement où elle était tombée. M. de Metternich croit voir approcher, et il s'en réjouit, le moment où, «l'Italie entrant en révolution flagrante, les puissances ne pourront pas ne point s'en mêler». «Vous avez dit, écrit-il à M. de Ficquelmont le 17 février 1848, un mot qui renferme la vérité tout entière: Les événements dans le royaume des Deux-Siciles rompent le tête-à-tête dans lequel l'Autriche s'est trouvée avec la révolution italienne. Ce mot, je l'ai adopté, et je m'en suis emparé dans mes expéditions aux cours... Ne tombons pas d'ici à deux mois, et bien des choses seront placées autrement qu'elles ne le sont le 17 février[431]!» Non sans doute que le cabinet de Vienne se sente ainsi enhardi à sortir de sa réserve et à tenter quelque démarche offensive: bien au contraire, il continue à protester qu'il ne songe à rien de semblable; une intervention isolée en Italie, loin de le séduire, l'effraye, et il déclare qu'en tout cas, il ne voudrait jamais rien faire, dans ce genre, qu'après concert entre les puissances et en agissant en leur nom, au lieu d'agir au sien propre[432]. Seulement, il se sent autorisé à le prendre de plus haut avec l'Angleterre, et notamment à ne plus subir aussi patiemment les interrogations soupçonneuses que lord Palmerston a l'habitude de lui adresser à propos de tous les bruits d'intervention qui circulent en Italie. À une question de ce genre que le ministre anglais lui fait poser au cours de février, le chancelier répond sur un ton fort piqué, et, se portant accusateur à son tour, il se plaint de la malveillance témoignée dans ces derniers temps à l'Autriche par le cabinet anglais, et de «l'encouragement donné par ses organes officiels à la méfiance des gouvernements italiens[433]». L'irritation contre le chef du Foreign office est alors extrême à la cour de Vienne. M. de Metternich écrit, le 17 février, à M. de Ficquelmont: «Je vous envoie ci-joint quelques pièces qui vous montreront jusqu'où vont les inepties enragées de lord Palmerston. Si vous comprenez cet homme, vous êtes plus avancé que moi[434].» Quelques jours plus tard, le 23 février, dans une lettre à son ambassadeur à Londres, il montre lord Palmerston «à la tête de tous les mouvements qui tendent à bouleverser l'Europe», et allumant l'incendie en Espagne, en Grèce, en Suisse et en Italie[435].

En même temps qu'il se plaint de lord Palmerston, M. de Metternich se loue, de plus en plus, de M. Guizot. Malgré quelques griefs de détail, il déclare que «les dispositions personnelles de ce ministre sont aussi bonnes qu'elles peuvent l'être sous, l'influence de sa position[436]»; que «le cabinet français marche aussi bien qu'il peut aller[437]»; qu'il a «une bonne attitude en Italie[438]». L'appui qu'il trouve maintenant à Berlin et à Saint-Pétersbourg ne lui fait pas attacher moins de prix à notre concours. Il demeure convaincu de l'impossibilité de rien tenter d'efficace sans la France, et, par suite, comprend la nécessité de se placer sur le terrain où il peut la rencontrer. Aussi continue-t-il à demander ce qu'on pense et ce qu'on veut à Paris, afin de régler là-dessus sa propre conduite[439]. En réalité, dans l'affaire d'Italie, comme dans celle de Suisse, il est toujours résigné à marcher derrière la France. Mêmes sentiments en Prusse. Notre crédit est, depuis quelques mois, singulièrement grandi à la cour de Frédéric-Guillaume. Le marquis de Dalmatie écrit de Berlin, le 19 février 1848, à M. Guizot: «La confiance dans le gouvernement du roi Louis-Philippe est absolue. On l'exprime ici de toutes les façons. À mon retour, on me l'a dit en termes plus énergiques et, j'ai dû le reconnaître, plus sincères que jamais[440].» Peu importe, dès lors, ce que la dépêche, citée tout à l'heure, du comte Nesselrode au baron Brunnow, trahit de malveillance persistante à notre égard dans le gouvernement russe: cette malveillance est impuissante; du reste, comme on l'a vu par cette même dépêche, ce n'est pas à Saint-Pétersbourg qu'on a le sentiment le moins vif de la grande position que la France s'est faite en Europe. En somme, M. de Barante peut, dans une lettre intime, écrite le 31 janvier 1848, caractériser ainsi la situation respective du cabinet de Paris et des autres cours: «Sans l'agitation où les radicaux tiennent les esprits, le rôle de la France paraîtrait ce qu'il est réellement, et l'on remarquerait que ces puissances du continent, auparavant menaçantes, toujours prêtes à s'unir avec l'Angleterre contre nous, implorent maintenant notre aide, n'osent pas intervenir et se tiennent sur la défensive, heureuses de se concerter avec nous[441]

Le gouvernement du roi Louis-Philippe en était là de sa campagne diplomatique, quand soudainement il sombra dans la tourmente du 24 février. Quelle eût été, sans cela, l'issue de cette campagne? En présence d'une crise qui devenait, en Italie, chaque jour plus aiguë, aurait-il pu longtemps encore empêcher les révolutions et la guerre? Et, si celles-ci avaient fini par éclater malgré lui, aurait-il trouvé là l'occasion d'une sorte d'arbitrage suprême qui lui eût définitivement donné le premier rôle en Europe, ou bien son «juste milieu» se fût-il débattu, impuissant entre les deux parties, et eût-il été réduit, soit à se laisser annuler, soit à se mettre à la remorque de l'une ou de l'autre? C'était le secret d'événements qui n'ont pas eu le temps de se produire. Quoi qu'il en soit, le dessein de cette politique était honnête, raisonnable et conforme aux intérêts français. À travers beaucoup d'obstacles, le gouvernement y était demeuré imperturbablement fidèle; les difficultés, en effet très graves, rencontrées par lui, étaient imputables, non à ses propres fautes, mais à celles que d'autres avaient commises malgré lui. Enfin, si embrouillées que fussent les choses en Italie, à la fin de février, nous y avions du moins sauvegardé l'essentiel: les divers gouvernements, quoique entraînés et affaiblis, étaient tous debout; l'Autriche, bien que menacée, n'avait pas été matériellement attaquée et s'était abstenue de son côté de prendre l'offensive. Faut-il ajouter que, si l'on est embarrassé pour préciser quel bien la monarchie de Juillet, en subsistant, eût pu faire dans la Péninsule, on ne l'est pas pour mesurer le mal qui, sur ce théâtre, devait résulter de sa chute? L'Italie, prise de vertige et n'étant plus retenue par personne, va se précipiter tête baissée dans tous les périls dont la diplomatie du roi Louis-Philippe a cherché à la préserver: elle va entreprendre contre les Autrichiens une guerre où elle sera fatalement écrasée, et son mouvement réformateur se perdra en un désordre révolutionnaire qui la conduira au meurtre de Rossi, à la fuite de Pie IX et à la république romaine.

J'ai suivi ainsi, l'une après l'autre, chacune des grandes entreprises qui ont occupé la diplomatie de la monarchie de Juillet, dans la dernière période de son existence. Sauf en 1831 ou en 1840, jamais cette diplomatie n'avait été plus agissante et appliquée à de plus graves objets. M. Guizot, qui s'y donnait tout entier, parfois un peu au détriment de la politique intérieure, y avait acquis une rare maîtrise. On a pu en juger par les lettres particulières dans lesquelles il traitait presque toutes les affaires et dont je me félicite d'avoir pu donner de nombreux extraits. On ne saurait dire moins de bien de celles de ses correspondants quand ils s'appelaient Broglie ou Rossi. C'est un ensemble de littérature diplomatique vraiment incomparable. Malheureusement, en racontant ces diverses négociations, l'historien est, chaque fois, obligé de s'arrêter court devant l'abîme soudainement creusé par la révolution du 24 février. Je ne me dissimule pas—car je l'ai éprouvé pour mon compte—ce que cette interruption a de pénible et d'irritant. On dirait d'un spectacle qu'un accident ferait cesser brusquement au moment le plus critique du drame, et où, en place du dénouement curieusement attendu, on n'aurait plus sous les yeux que des acteurs qui s'enfuient et une scène qui s'effondre. Et cependant, tout incomplète et mutilée que dût être forcément cette histoire, elle était trop importante par les questions soulevées, et surtout trop caractéristique de la direction nouvelle suivie par le gouvernement du roi Louis-Philippe, de la position acquise par lui au dehors, pour ne pas être exposée avec détail. L'impression générale et dernière qui s'en dégage me paraît fort honorable pour ce gouvernement. Nous venons de le voir, en Europe, jouissant d'un crédit, occupant une place, exerçant une action qu'on ne lui avait pas encore connus. Tandis que l'Angleterre était isolée et discréditée par ses compromissions révolutionnaires, que les petits États constitutionnels étaient naturellement amenés à faire partie de notre clientèle, que les vieilles monarchies, désorientées par le changement de l'esprit public, prenaient confiance dans notre modération et sentaient le besoin de notre appui, la France, devenue ouvertement, résolument conservatrice, sans cesser d'être sagement libérale, se trouvait exercer une sorte d'arbitrage, imposer sa politique aux autres cours du continent, et avoir la direction des grandes affaires pendantes. Cela seul, et quelle qu'eût pu être plus tard l'issue de chacune de ces affaires, était un résultat considérable. Pour en mesurer l'importance, il suffit de se rappeler combien longtemps la monarchie de Juillet avait vécu sous la menace constante d'une nouvelle coalition des puissances continentales, condamnée à une prudence qui lui interdisait les grandes initiatives, et fatalement rivée à l'alliance anglaise, alliance excellente en soi, mais incommode et coûteuse du moment qu'elle était forcée. Maintenant, elle a définitivement dissous la coalition; elle a retrouvé le libre choix de ses alliances, et son appui, on pourrait dire sa protection, est recherchée par ceux qui la traitaient en suspecte. En un mot, à la veille du 24 février, elle est parvenue à effacer le tort que lui avait fait, en Europe, la révolution de 1830; elle a reconquis la faculté de faire au dehors de la grande politique.

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