Histoire de la Révolution française, Tome 01
The Project Gutenberg eBook of Histoire de la Révolution française, Tome 01
Title: Histoire de la Révolution française, Tome 01
Author: Adolphe Thiers
Release date: February 1, 2006 [eBook #9945]
Most recently updated: December 27, 2020
Language: French
Credits: Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque, Tonya Allen and the PG Online Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque Nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr
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HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
PAR M.A. THIERS DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
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NEUVIÈME ÉDITION
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TÔME PREMIER.
DISCOURS PRONONCÉ PAR M. THIERS,
LE JOUR DE SA RÉCEPTION A L'ACADÉMIE FRANÇAISE. (l3 DÉCEMBRE 1834.)
MESSIEURS,
En entrant dans cette enceinte, j'ai senti se réveiller en moi les plus beaux souvenirs de notre patrie. C'est ici que vinrent s'asseoir tour à tour Corneille, Bossuet, Voltaire, Montesquieu, esprits immortels qui feront à jamais la gloire de notre nation. C'est ici que, naguère encore, siégeaient Laplace et Cuvier. Il faut s'humilier profondément devant ces hommes illustres; mais à quelque distance qu'on soit placé d'eux, il faudrait être insensible à tout ce qu'il y a de grand, pour n'être pas touché d'entrer dans leur glorieuse compagnie. Rarement, il est vrai, on en soutient l'éclat, mais on en perpétue du moins la durée, en attendant que des génies nouveaux viennent lui rendre sa splendeur.
L'Académie Française n'est pas seulement le sanctuaire des plus beaux souvenirs patriotiques, elle est une noble et utile institution, que l'ancienne royauté avait fondée, et que la révolution française a pris soin d'élever et d'agrandir. Cette institution, en donnant aux premiers écrivains du pays la mission de régler la marche de la langue, d'en fixer le sens, non d'après le caprice individuel, mais d'après le consentement universel, a créé au milieu de vous une autorité qui maintient l'unité de la langue, comme ailleurs les autorités régulatrices maintiennent l'unité de la justice, de l'administration, du gouvernement.
L'Académie Française contribue ainsi, pour sa part, à la conservation de cette belle unité française, caractère essentiel et gloire principale de notre nation. Si le véritable objet de la société humaine est de réunir en commun des milliers d'hommes, de les amener à penser, parler, agir comme un seul individu, c'est-à-dire avec la précision de l'unité et la toute-puissance du nombre, quel spectacle plus grand, plus magnifique, que celui d'un peuple de trente-deux millions d'hommes, obéissant à une seule loi, parlant une seule langue, presque toujours saisis au même instant de la même pensée, animés de la même volonté, et marchant tous ensemble du même pas au même but! Un tel peuple est redoutable, sans doute, par la promptitude et la véhémence de ses résolutions; la prudence lui est plus nécessaire qu'à aucun autre; mais dirigée par la sagesse, sa puissance pour le bien de lui-même et du monde, sa puissance est immense, irrésistible! Quant à moi, messieurs, je suis fier pour mon pays de cette grande unité, je la respecte partout; je regarde comme sérieuses toutes les institutions destinées à la maintenir, et je ressens vivement l'honneur d'avoir été appelé à faire partie de cette noble Académie, rendez-vous des esprits distingués de notre nation, centre d'unité pour notre langue.
Dès qu'il m'a été permis de me présenter à vos suffrages, je l'ai fait. J'ai consacré dix années de ma vie à écrire l'histoire de notre immense révolution; je l'ai écrite sans haine, sans passion, avec un vif amour pour la grandeur de mon pays; et quand cette révolution a triomphé dans ce qu'elle avait de bon, de juste, d'honorable, je suis venu déposer à vos pieds le tableau que j'avais essayé de tracer de ses longues vicissitudes. Je vous remercie de l'avoir accueilli, d'avoir déclaré que les amis de l'ordre, de l'humanité, de la France, pouvaient l'avouer; je vous remercie surtout, vous, hommes paisibles, heureusement étrangers pour la plupart aux troubles qui nous agitent, d'avoir discerné, au milieu du tumulte des partis, un disciple des lettres, passagèrement enlevé à leur culte, de lui avoir tenu compte d'une jeunesse laborieuse, consacrée à l'étude, et peut-être aussi de quelques luttes soutenues pour la cause de la raison et de la vraie liberté. Je vous remercie de m'avoir introduit dans cet asile de la pensée libre et calme. Lorsque de pénibles devoirs me permettront d'y être, ou que la destinée aura reporté sur d'autres têtes le joug qui pèse sur la mienne, je serai heureux de me réunir souvent à des confrères justes, bienveillans, pleins des lumières.
S'il m'est doux d'être admis à vos côtés, dans ce sanctuaire des lettres, il m'est doux aussi d'avoir à louer devant vous un prédécesseur, homme d'esprit et de bien, homme de lettres véritable, que notre puissante révolution saisit un instant, emporta au milieu des orages, puis déposa, pur et irréprochable, dans un asile tranquille, où il enseigna utilement la jeunesse pendant trente années.
M. Andrieux était né à Strasbourg, vers le milieu du dernier siècle, d'une famille simple et honnête, qui le destinait au barreau. Envoyé à Paris pour y étudier la jurisprudence, il l'étudiait avec assiduité; mais il nourrissait en lui un goût vif et profond, celui des lettres, et il se consolait souvent avec elles de l'aridité de ses études. Il vivait seul et loin du monde, dans une société de jeunes gens spirituels, aimables et pauvres, comme lui destinés par leurs parens à une carrière solide et utile, et, comme lui, rêvant une carrière d'éclat et de renommée.
Là se trouvait le bon Collin d'Harleville, qui, placé à Paris pour y apprendre la science du droit, affligeait son vieux père en écrivant des pièces de théâtre. Là se trouvait aussi Picard, jeune homme franc, ouvert, plein de verve. Ils vivaient dans une étroite intimité, et songeaient à faire une révolution sur la scène comique. Si, à cette époque, le génie philosophique avait pris un essor extraordinaire, et soumis à un examen redoutable les institutions sociales, religieuses et politiques, les arts s'étaient abaissés avec les moeurs du siècle. La comédie, par exemple, avait contracté tous les caractères d'une société oisive et raffinée; elle parlait un langage faux et apprêté. Chose singulière! on n'avait jamais été plus loin de la nature en la célébrant avec enthousiasme. Eloignés de cette société, où la littérature était venue s'affadir, Collin d'Harleville, Picard, Andrieux, se promettaient de rendre à la comédie un langage plus simple, plus vrai, plus décent. Ils y réussirent, chacun suivant son goût particulier.
Collin d'Harleville, élevé aux champs dans une bonne et douce famille, reproduisit dans l'Optimiste et les Châteaux en Espagne ces caractères aimables, faciles, gracieux, qu'il avait pris, autour de lui, l'habitude de voir et d'aimer. Picard, frappé du spectacle étrange de notre révolution, transporta sur la scène le bouleversement bizarre des esprits, des moeurs, des conditions. M. Andrieux, vivant au milieu de la jeunesse des écoles, quand il écrivait la célèbre comédie des Étourdis, lui emprunta ce tableau de jeunes gens échappés récemment à la surveillance de leurs familles, et jouissant de leur liberté avec l'entraînement du premier âge. Aujourd'hui ce tableau, sans doute, a un peu vieilli; car les étourdis de M. Andrieux ne ressemblent pas aux nôtres: quoiqu'ils aient vingt ans, ils n'oseraient pas prononcer sur la meilleure forme de gouvernement à donner à leur pays; ils sont vifs, spirituels, dissipés, et livrés à ces désordres qu'un père blâme et peut encore pardonner. Ce tableau tracé par M. Andrieux attache et amuse. Sa poésie, pure, facile, piquante, rappelle les poésies légères de Voltaire. La comédie des Étourdis est incontestablement la meilleure production dramatique de M. Andrieux, parce qu'il l'a composée en présence même du modèle. C'est toujours ainsi qu'un auteur rencontre son chef-d'oeuvre. C'est ainsi que Lesage a créé Turcaret, Piron la Métromanie, Picard les Marionnettes. Ils représentaient ce qu'ils avaient vu de leurs yeux. Ce qu'on a vu on le peint mieux, cela donne de la vérité; on le peint plus volontiers, cela donne la verve du style. M. Andrieux n'a pas autrement composé les Étourdis.
Il obtint sur-le-champ une réputation littéraire distinguée. Ecrire avec esprit, pureté, élégance, n'était pas ordinaire, même alors. M. Collin d'Harleville avait quitté le barreau, mais M. Andrieux, qui avait une famille à soutenir, et qui se montra toujours scrupuleux observateur de ses devoirs, n'avait pu suivre cet exemple. Il s'était résigné au barreau, lorsque la révolution le priva de son état, puis l'obligea de chercher un asile à Maintenon, dans la douce retraite où Collin d'Harleville était né, où il était revenu, où il vivait adoré des habitans du voisinage, et recueillait le prix des vertus de sa famille et des siennes, en goûtant au milieu d'une terreur générale une sécurité profonde.
M. Andrieux, réuni à son ami, trouva dans les lettres ces douceurs tant vantées il y a deux mille ans par Cicéron proscrit, toujours les mêmes dans tous les siècles, et que la Providence tient constamment en réserve pour les esprits élevés que la fortune agite et poursuit. Revenu à Paris quand tous les hommes paisibles y revenaient, M. Andrieux y trouva un emploi utile, devint membre de l'Institut, bientôt juge au tribunal de cassation, puis député aux cinq-cents, et enfin membre de ce corps singulier que, dans la longue histoire de nos constitutions, on a nommé le tribunat. Dans ces situations diverses, M. Andrieux, sévère pour lui-même, ne sacrifia jamais ses devoirs à ses goûts personnels. Jurisconsulte savant au tribunal de cassation, député zélé aux cinq-cents, il remplit partout sa tâche, telle que la destinée la lui avait assignée. Aux cinq-cents, il soutint le directoire, parce qu'il voyait encore dans ce gouvernement la cause de la révolution. Mais il ne crut plus la reconnaître dans le premier consul, et il lui résista au sein du tribunat.
Tout le monde, à cette époque, n'était pas d'accord sur le véritable enseignement à tirer de la révolution française. Pour les uns, elle contenait une leçon frappante; pour les autres, elle ne prouvait rien, et toutes les opinions de 89 demeuraient vraies, même après l'événement. Aux yeux de ces derniers, le gouvernement consulaire était coupable. M. Andrieux penchait pour cet avis. Ayant peu souffert de la révolution, il en était moins ému que d'autres. Avec un esprit calme, fin, nullement enthousiaste, il était peu exposé aux séductions du premier consul, qu'il admirait modérément, et que jamais il ne put aimer. Il contribuait à la Décade philosophique avec MM. Cabanis, Chénier, Ginguené, tous continuateurs fidèles de l'esprit du dix-huitième siècle, qui pensaient comme Voltaire à une époque où peut-être Voltaire n'eût plus pensé de même, et qui écrivaient comme lui, sinon avec son génie, du moins avec son élégance. Vivant dans cette société où l'on regardait comme oppressive l'énergie du gouvernement consulaire, où l'on considérait le concordat comme un retour à de vieux préjugés, et le Code civil comme une compilation de vieilles lois, M. Andrieux montra une résistance décente, mais ferme.
A côté de ces philosophes de l'école du dix-huitième siècle, qui avaient au moins le mérite de ne pas courir au-devant de la fortune, il y en avait d'autres qui pensaient très différemment, et parmi eux s'en trouvait un couvert de gloire, qui avait la plume, la parole, l'épée, c'est-à-dire tous les instrumens à la fois, et la ferme volonté de s'en servir: c'était le jeune et brillant vainqueur de Marengo. Il affichait hautement la prétention d'être plus novateur, plus philosophe, plus révolutionnaire que ses détracteurs. A l'entendre, rien n'était plus nouveau que d'édifier une société dans un pays où il ne restait plus que des ruines; rien n'était plus philosophique que de rendre au monde ses vieilles croyances; rien n'était plus véritablement révolutionnaire que d'écrire dans les lois et de propager par la victoire le grand principe de l'égalité civile.
Devant vous, messieurs, on peut exposer ces prétentions diverses; il ne serait pas séant de les juger.
Le tribunat était le dernier asile laissé à l'opposition. La parole avait exercé tant de ravage qu'on avait voulu se donner contre elle des garanties, en la séparant de la délibération. Dans la constitution consulaire, un corps législatif délibérait sans parler; et à côté de lui un autre corps, le tribunat, parlait sans délibérer. Singulière précaution, et qui fut vaine! Ce tribunat, institué pour parler, parla en effet. Il combattit les mesures proposées par le premier consul; il repoussa le Code civil; il dit timidement, mais il dit enfin ce qu'au dehors mille journaux répétaient avec violence. Le gouvernement, dans un coupable mouvement de colère, brisa ses résistances, étouffa le tribunat, et fit succéder un profond silence à ces dernières agitations.
Aujourd'hui, messieurs, rien de pareil n'existe: on n'a point séparé les corps qui délibèrent des corps qui discutent; deux tribunes retentissent sans cesse; la presse élève ses cent voix. Livré à soi, tout cela marche. Un gouvernement pacifique supporte ce que ne put pas supporter un gouvernement illustré par la victoire. Pourquoi, messieurs? parce que la liberté, possible aujourd'hui à la suite d'une révolution pacifique, ne l'était pas alors à la suite d'une révolution sanglante.
Les hommes de ce temps avaient à se dire d'effrayantes vérités. Ils avaient versé le sang les uns des autres; ils s'étaient réciproquement dépouillés; quelques-uns avaient porté les armes contre leur patrie. Ils ne pouvaient être en présence avec la faculté de parler et d'écrire, sans s'adresser des reproches cruels. La liberté n'eût été pour eux qu'un échange d'affreuses récriminations.
Messieurs, il est des temps où toutes choses peuvent se dire impunément, où l'on peut sans danger reprocher aux hommes publics d'avoir opprimé les vaincus, trahi leur pays, manqué à l'honneur; c'est quand ils n'ont rien fait de pareil; c'est quand ils n'ont ni opprimé les vaincus, ni trahi leur pays, ni manqué à l'honneur. Alors cela peut se dire sans danger, parce que cela n'est pas: alors la liberté peut affliger quelquefois les coeurs honnêtes; mais elle ne peut pas bouleverser la société. Mais malheureusement en 1800 il y avait des hommes qui pouvaient dire à d'autres: Vous avez égorgé mon père et mon fils, vous détenez mon bien, vous étiez dans les rangs de l'étranger. Napoléon ne voulut plus qu'on pût s'adresser de telles paroles. Il donna aux haines les distractions de la guerre; il condamna au silence dans lequel elles ont expiré, les passions fatales qu'il fallait laisser éteindre. Dans ce silence, une France nouvelle, forte, compacte, innocente, s'est formée, une France qui n'a rien de pareil à se dire, dans laquelle la liberté est possible, parce que nous, hommes du temps présent, nous avons des erreurs, nous n'avons pas de crimes à nous reprocher.
M. Andrieux sorti du tribunal, eût été réduit à une véritable pauvreté sans les lettres, qu'il aimait, et qui le payèrent bientôt de son amour. Il composa quelques ouvrages pour le théâtre, qui eurent moins de succès que les Étourdis, mais qui confirmèrent sa réputation d'excellent écrivain. Il composa surtout des contes qui sont aujourd'hui dans la mémoire de tous les appréciateurs de la saine littérature, et qui sont des modèles de grâce et de bon langage. Le frère du premier consul, cherchant à dépenser dignement une fortune inespérée, assura à M. Andrieux une existence douce et honorable en le nommant son bibliothécaire. Bientôt, à ce bienfait, la Providence en ajouta un autre: M. Andrieux trouva l'occasion que ses goûts et la nature de son esprit lui faisaient rechercher depuis long-temps, celle d'exercer l'enseignement. Il obtint la chaire de littérature de l'École polytechnique, et plus tard celle du Collège de France.
Lorsqu'il commença la carrière du professorat, M. Andrieux était âgé de quarante ans. Il avait traversé une longue révolution, et il avait été rendu plein de souvenirs à une vie paisible. Il avait des goûts modérés, une imagination douce et enjouée, un esprit fin, lucide, parfaitement droit, et un coeur aussi droit que son esprit. S'il n'avait pas produit des ouvrages d'un ordre supérieur, il s'était du moins assez essayé dans les divers genres de littérature pour connaître tous les secrets de l'art; enfin, il avait conservé un talent de narrer avec grâce, presque égal à celui de Voltaire. Avec une telle vue, de telles facultés, une bienveillance extrême pour la jeunesse, on peut dire qu'il réunissait presque toutes les conditions du critique accompli.
Aujourd'hui, messieurs, dans cet auditoire qui m'entoure, comme dans tous les rangs de la société, il y a des témoins qui se rappellent encore M. Andrieux enseignant la littérature au Collège de France. Sans leçon écrite, avec sa simple mémoire, avec son immense instruction toujours présente, avec les souvenirs d'une longue vie, il montait dans sa chaire, toujours entourée d'un auditoire nombreux. On faisait, pour l'entendre un silence profond. Sa voix faible et cassée, mais claire dans le silence, s'animait par degré, prenait un accent naturel et pénétrant. Tour à tour mêlant ensemble la plus saine critique, la morale la plus pure, quelquefois même des récits piquans, il attachait, entraînait son auditoire, par un enseignement qui était moins une leçon qu'une conversation pleine d'esprit et de grâce. Presque toujours son cours se terminait par une lecture; car on aimait surtout à l'entendre lire avec un art exquis, des vers ou de la prose de nos grands écrivains. Tout le monde s'en allait charmé de ce professeur aimable, qui donnait à la jeunesse la meilleure des instructions, celle d'un homme de bien, éclairé, spirituel, éprouvé par la vie, épanchant ses idées, ses souvenirs, son âme enfin, qui était si bonne à montrer tout entière.
Je n'aurais pas achevé ma tâche, si je ne rappelais devant vous les opinions littéraires d'un homme qui a été si long-temps l'un de nos professeurs les plus renommés. M. Andrieux avait un goût pur, sans toutefois être exclusif. Il ne condamnait ni la hardiesse d'esprit, ni les tentatives nouvelles. Il admirait beaucoup le théâtre anglais; mais en admirant Shakspeare, il estimait beaucoup moins ceux qui se sont inspirés de ses ouvrages. L'originalité du grand tragique anglais, disait-il, est vraie. Quand il est singulier ou barbare, ce n'est pas qu'il veuille l'être; c'est qu'il l'est naturellement, par l'effet de son caractère, de son temps, de son pays. M. Andrieux pardonnait au génie d'être quelquefois barbare, mais non pas de chercher à l'être. Il ajoutait que quiconque se fait ce qu'il n'est pas, est sans génie. Le vrai génie consiste disait-il, à être tel que la nature vous a fait, c'est-à-dire hardi, incorrect, dans le siècle et la patrie de Shakspeare; pur, régulier et poli, dans le siècle et la patrie de Racine. Être autrement, disait-il, c'est imiter. Imiter Racine ou Shakspeare, être classique à l'école de l'un ou à l'école de l'autre, c'est toujours imiter; et imiter, c'est n'avoir pas de génie.
En fait de langage, M. Andrieux tenait à la pureté, à l'élégance, et il en était aujourd'hui un modèle accompli. Il disait qu'il ne comprenait pas les essais faits sur une langue dans le but de la renouveler. Le propre d'une langue c'était, suivant lui, d'être une convention admise et comprise de tout le monde. Dès-lors, disait-il, la fixité est de son essence, et la fixité, ce n'est pas la stérilité. On peut faire une révolution complète dans les idées, sans être obligé de bouleverser la langue pour les exprimer. De Bossuet et Pascal à Montesquieu et Voltaire, quel immense changement d'idées! A la place de la foi, le doute; à la place du respect le plus profond pour les institutions existantes, l'agression la plus hardie: eh bien, pour rendre des idées si différentes, a-t-il fallu créer ou des mots nouveaux ou des constructions nouvelles? Non; c'est dans la langue pure et coulante de Racine que Voltaire a exprimé les pensées les plus étrangères au siècle de Racine. Défiez-vous, ajoutait M. Andrieux, des gens qui disent qu'il faut renouveler la langue; c'est qu'ils cherchent à produire avec des mots, des effets qu'ils ne savent pas produire avec des idées. Jamais un grand penseur ne s'est plaint de la langue comme d'un lien qu'il fallût briser. Pascal, Bossuet, Montesquieu, écrivains caractérisés s'il en fut jamais, n'ont jamais élevé de telles plaintes; ils ont grandement pensé, naturellement écrit, et l'expression naturelle de leurs grandes pensées en a fait de grands écrivains.
Je ne reproduis qu'en hésitant ces maximes d'une orthodoxie fort contestée aujourd'hui, et je ne les reproduis que parce qu'elles sont la pensée exacte de mon savant prédécesseur; car, messieurs, je l'avouerai, la destinée m'a réservé assez d'agitations, assez de combats d'un autre genre, pour ne pas rechercher volontiers de nouveaux adversaires. Ces belles-lettres, qui furent mon sol natal, je me les représente comme un asile de paix. Dieu me préserve d'y trouver encore des partis et leurs chefs, la discorde et ses clameurs! Aussi, je me hâte de dire que rien n'était plus bienveillant et plus doux que le jugement de M. Andrieux sur toutes choses, et que ce n'est pas lui qui eût mêlé du fiel aux questions littéraires de notre époque. Disciple de Voltaire, il ne condamnait que ce qui l'ennuyait; il ne repoussait que ce qui pouvait corrompre les esprits et les âmes.
M. Andrieux s'est doucement éteint dans les travaux agréables et faciles de renseignement et du secrétariat perpétuel; il s'est éteint au milieu d'une famille chérie, d'amis empressés; il s'est éteint sans douleurs, presque sans maladie, et, si j'ose le dire, parce qu'il avait assez vécu, suivant la nature et suivant ses propres désirs.
Il est mort, content de laisser ses deux filles unies à deux hommes d'esprit et de bien, content de sa médiocre fortune, de sa grande considération, content de voir la révolution française triomphant sans désordre et sans excès.
En terminant ce simple tableau d'une carrière pure et honorée, arrêtons-nous un instant devant ce siècle orageux qui entraîna dans son cours la modeste vie de M. Andrieux; contemplons ce siècle immense qui emporta tant d'existences et qui emporte encore les nôtres.
Je suis ici, je le sais, non devant une assemblée politique, mais devant une Académie. Pour vous, messieurs, le monde n'est point une arène, mais un spectacle, devant lequel le poète s'inspire, l'historien observe, le philosophe médite. Quel temps, quelles choses, quels hommes, depuis cette mémorable année 1789 jusqu'à cette autre année non moins mémorable de 1830! La vieille société française du dix-huitième siècle, si polie, mais si mal ordonnée, finit dans un orage épouvantable. Une couronne tombe avec fracas, entraînant la tête auguste qui la portait. Aussitôt, et sans intervalle, sont précipitées les têtes les plus précieuses et les plus illustres: génie, héroïsme, jeunesse, succombent sous la fureur des factions, qui s'irritent de tout ce qui charme les hommes. Les partis se suivent, se poussent à l'échafaud, jusqu'au terme que Dieu a marqué aux passions humaines; et de ce chaos sanglant, sort tout à coup un génie extraordinaire, qui saisit cette société agitée, l'arrête, lui donne à la fois l'ordre, la gloire, réalise le plus vrai de ses besoins, l'égalité civile, ajourne la liberté qui l'eût gêné dans sa marche, et court porter à travers le monde les vérités puissantes de la révolution française. Un jour sa bannière à trois couleurs éclate sur les hauteurs du Mont-Thabor, un jour sur le Tage, un dernier jour sur le Borysthène. Il tombe enfin, laissant le monde rempli de ses oeuvres, l'esprit humain plein de son image; et le plus actif des mortels va mourir, mourir d'inaction, dans une île du grand Océan!
Après tant et de si magiques événemens, il semble que le monde épuisé doive s'arrêter; mais il marche et marche encore. Une vieille dynastie, préoccupée de chimériques regrets, lutte avec la France, et déchaîne de nouveaux orages; un trône tombe de nouveau; les imaginations s'ébranlent, mille souvenirs effrayans se réveillent, lorsque, tout à coup cette destinée mystérieuse qui conduit la France à travers les écueils depuis quarante années, cherche, trouve, élève un prince, qui a vu, traversé, conservé en sa mémoire tous ces spectacles divers, qui fut soldat, proscrit, instituteur; la destinée le place sur ce trône entouré de tant d'orages, et aussitôt le calme renaît, l'espérance rentre dans les coeurs, et la vraie liberté commence.
Voilà, messieurs, les grandeurs auxquelles nous avons assisté. Quel que soit ici notre âge, nous en avons tous vu une partie, et beaucoup d'entre nous les ont vues toutes. Quand on nous enseignait, dans notre enfance, les annales du monde, on nous parlait des orages de l'antique Forum, des proscriptions de Sylla, de la mort tragique de Cicéron; on nous parlait des infortunes des rois, des malheurs de Charles 1er, de l'aveuglement de Jacques II, de la prudence de Guillaume III; on nous entretenait aussi du génie des grands capitaines, on nous entretenait d'Alexandre, de César, on nous charmait du récit de leur grandeur, des séductions attachées à leur génie, et nous aurions désiré connaître de nos propres yeux ces hommes puissans et immortels.
Eh bien! messieurs, nous avons rencontré, vu, touché nous-mêmes en réalité toutes ces choses et ces hommes; nous avons vu un Forum aussi sanglant que celui de Rome, nous avons vu la tête des orateurs portée à la tribune aux harangues; nous avons vu des rois plus malheureux que Charles 1er, plus tristement aveuglés que Jacques II; nous voyons tous les jours la prudence de Guillaume; et nous avons vu César, César lui-même! Parmi vous qui m'écoutez, il y a des témoins qui ont eu la gloire de l'approcher, de rencontrer son regard étincelant, d'entendre sa voix, de recueillir ses ordres de sa propre bouche, et de courir les exécuter à travers la fumée des champs de bataille. S'il faut des émotions au poëte, des scènes vivantes à l'historien, des vicissitudes instructives au philosophe, que vous manque-t-il, poëtes, historiens, philosophes de notre âge, pour produire des oeuvres dignes d'une postérité reculée!
Si, comme on l'a dit souvent, des troubles, puis un profond repos, sont nécessaires pour féconder l'esprit humain, certes ces deux conditions sont bien remplies aujourd'hui. L'histoire dit qu'en Grèce les arts fleurirent après les troubles d'Athènes, et sous l'influence paisible de Périclès; qu'à Rome, ils se développèrent après les dernières convulsions de la république mourante, et sous le beau règne d'Auguste; qu'en Italie ils brillèrent sous les derniers Médicis, quand les républiques italiennes expiraient, et chez nous, sous Louis XIV, après la Fronde. S'il en devait toujours être ainsi, nous devrions espérer, Messieurs, de beaux fruits de notre siècle.
Il ne m'est pas permis de prendre ici la parole pour ceux de mes contemporains qui ont consacré leur vie aux arts, qui animent la toile ou le marbre, qui transportent les passions humaines sur la scène; c'est à eux à dire s'ils se sentent inspirés par ces spectacles si riches! Je craindrais moins de parler ici pour ceux qui cultivent les sciences, qui retracent les annales des peuples, qui étudient les lois du monde politique. Pour ceux-là, je crois le sentir, une belle époque s'avance. Déjà trois grands hommes, Laplace, Lagrange, Cuvier, ont glorieusement ouvert le siècle. Des esprits jeunes et ardens se sont élancés sur leurs traces. Les uns étudient l'histoire immémoriale de notre planète, et se préparent à éclairer l'histoire de l'espèce humaine par celle du globe qu'elle habite. D'autres, saisis d'un ardent amour de l'humanité, cherchent à soumettre les élémens à l'homme pour améliorer sa condition. Déjà nous avons vu la puissance de la vapeur traverser les mers, réunir les mondes; nous allons la voir bientôt parcourir les continens eux-mêmes, franchir tous les obstacles terrestres, abolir les distances, et rapprochant l'homme de l'homme, ajouter des quantités infinies à la puissance de la société humaine!
A côté de ces vastes travaux sur la nature physique, il s'en prépare d'aussi beaux encore sur la nature morale. On étudie à la fois tous les temps et tous les pays. De jeunes savans parcourent toutes les contrées. Champollion expire, lisant déjà les annales jusqu'alors impénétrables de l'antique Égypte. Abel Remusat succombe au moment ou il allait nous révéler les secrets du monde oriental. De nombreux successeurs se disposent à les suivre. J'ai devant moi le savant vénérable qui enseigne aux générations présentes les langues de l'Orient. D'autres érudits sondent les profondeurs de notre propre histoire, et tandis que ces matériaux se préparent, des esprits créateurs se disposent à s'en emparer pour refaire les annales des peuples. Quelques-uns plus hardis cherchent après Vico, après Herder, à tracer l'histoire philosophique du monde; et peut-être notre siècle verra-t-il le savant heureux qui, profitant des efforts de ses contemporains, nous donnera enfin cette histoire générale, où seront révélées les éternelles lois de la société humaine. Pour moi, je n'en doute pas, notre siècle est appelé à produire des oeuvres dignes des siècles qui l'ont précédé.
Les esprits de notre temps sont profondément érudits, et ils ont de plus une immense expérience des hommes et des choses. Comment ces deux puissances, l'érudition et l'expérience, ne féconderaient-elles pas leur génie? Quand on a été élevé, abaissé par les révolutions, quand on a vu tomber ou s'élever des rois, l'histoire prend une tout autre signification. Oserai-je avouer, Messieurs, un souvenir tout personnel? Dans cette vie agitée qui nous a été faite a tous depuis quatre ans, j'ai trouvé une seule fois quelques jours de repos dans une retraite profonde. Je me hâtai de saisir Thucydide, Tacite, Guichardin; et, en relisant ces grands historiens, je fus surpris d'un spectacle tout nouveau. Leurs personnages avaient, à mes yeux, une vie que je ne leur avais jamais connue. Ils marchaient, parlaient, agissaient devant moi, je croyais les voir vivre sous mes yeux, je croyais les reconnaître, je leur aurais donné des noms contemporains. Leurs actions, obscures auparavant, prenaient un sens clair et profond; c'est que je venais d'assister à une révolution, et de traverser les orages des assemblées délibérantes.
Notre siècle, Messieurs, aura pour guides l'érudition et l'expérience. Entre ces deux muses austères, mais puissantes, il s'avancera glorieusement vers des vérités nouvelles et fécondes. J'ai, du moins, un ardent besoin de l'espérer: je serais malheureux si je croyais à la stérilité de mon temps. J'aime ma patrie, mais j'aime aussi, et j'aime tout autant mon siècle. Je me fais de mon siècle une patrie dans le temps, comme mon pays en est une dans l'espace, et j'ai besoin de rêver pour l'un et pour l'autre un vaste avenir.
Au milieu de vous, fidèles et constans amis de la science, permettez-moi de m'écrier: Heureux ceux qui prendront part aux nobles travaux de notre temps! heureux ceux qui pourront être rendus à ces travaux, et qui contribueront à cette oeuvre scientifique, historique et morale, que notre âge est destiné à produire! La plus belle des gloires leur est réservée, et surtout la plus pure, car les factions ne sauraient la souiller. En prononçant ces dernières paroles, une image me frappe. Vous vous rappelez tous qu'il y a deux ans, un fléau cruel ravageait la France, et, atteignant à la fois tous les âges et tous les rangs, mit tour à tour en deuil l'armée, la science, la politique. Deux cercueils s'en allèrent en terre presque en même temps; ce fut le cercueil de M. Casimir Périer et celui de M. Cuvier. La France fut émue en voyant disparaître le ministre dévoué qui avait épuisé sa noble vie au service du pays. Mais, quelle ne fut pas son émotion en voyant disparaître le savant illustre qui avait jeté sur elle tant de lumières! Une douleur universelle s'exprima par toutes les bouches: les partis eux-mêmes furent justes! Entre ces deux tombes, celle du savant ou de l'homme politique, personne n'est appelé à faire son choix, car c'est la destinée qui, sans nous, malgré nous, dès notre enfance, nous achemine vers l'une ou vers l'autre; mais je le dis sincèrement, au milieu de vous, heureuse la vie qui s'achève dans la tombe de Cuvier, et qui se recouvre, en finissant, des palmes immortelles de la science!
* * * * *
HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
Je me propose d'écrire l'histoire d'une révolution mémorable, qui a profondément agité les hommes, et qui les divise encore aujourd'hui. Je ne me dissimule pas les difficultés de l'entreprise, car des passions que l'on croyait étouffées sous l'influence du despotisme militaire, viennent de se réveiller. Tout-à-coup des hommes accablés d'ans et de travaux ont senti renaître en eux des ressentimens qui paraissaient apaisés, et nous les ont communiqués, à nous, leurs fils et leurs héritiers. Mais si nous avons à soutenir la même cause, nous n'avons pas à défendre leur conduite, et nous pouvons séparer la liberté de ceux qui l'ont bien ou mal servie, tandis que nous avons l'avantage d'avoir entendu et observé ces vieillards, qui, tout pleins encore de leurs souvenirs, tout agités de leurs impressions, nous révèlent l'esprit et le caractère des partis, et nous apprennent à les comprendre. Peut-être le moment où les acteurs vont expirer est-il le plus propre à écrire l'histoire: on peut recueillir leur témoignage sans partager toutes leurs passions.
Quoi qu'il en soit, j'ai tâché d'apaiser en moi tout sentiment de haine, je me suis tour à tour figuré que, né sous le chaume, animé d'une juste ambition, je voulais acquérir ce que l'orgueil des hautes classes m'avait injustement refusé; ou bien qu'élevé dans les palais, héritier d'antiques privilèges, il m'était douloureux de renoncer à une possession que je prenais pour une propriété légitime. Dès lors je n'ai pu m'irriter; j'ai plaint les combattans, et je me suis dédommagé en adorant les âmes généreuses.
ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.
CHAPITRE PREMIER.
ÉTAT MORAL ET POLITIQUE DE LA FRANCE A LA FIN DU DIX-HUITIEME SIECLE.
—AVÈNEMENT DE LOUIS XVI.—MAUREPAS, TURGOT ET NECKER, MINISTRES. CALONNE. ASSEMBLÉE DES NOTABLES.—DE BRIENNE MINISTRE.—OPPOSITION DU PARLEMENT, SON EXIL ET SON RAPPEL.—LE DUC D'ORLÉANS EXILÉ.—ARRESTATION DU CONSEILLER D'ESPRÉMÉNIL.—NECKER EST RAPPELÉ ET REMPLACE DE BRIENNE.—NOUVELLE ASSEMBLÉE DES NOTABLES.—DISCUSSIONS RELATIVES AUX ÉTATS-GÉNÉRAUX. —FORMATION DES CLUBS.—CAUSES DE LA RÉVOLUTION.—PREMIÈRES ÉLECTIONS DES DÉPUTÉS AUX ÉTATS-GÉNÉRAUX.—INCENDIE DE LA MAISON RÉVEILLON.—LE DUC D'ORLÉANS; SON CARACTÈRE.
On connaît les révolutions de la monarchie française; on sait qu'au milieu des Gaules à moitié sauvages, les Grecs, puis les Romains, apportèrent leurs armes et leur civilisation; qu'après eux, les barbares y établirent leur hiérarchie militaire; que cette hiérarchie, transmise des personnes aux terres, y fut comme immobilisée, et forma ainsi le système féodal. L'autorité s'y partagea entre le chef féodal appelé roi, et les chefs secondaires appelés vassaux, qui à leur tour étaient rois de leurs propres sujets. Dans notre temps, où le besoin de s'accuser a fait rechercher les torts réciproques, on nous a suffisamment appris que l'autorité fut d'abord disputée par les vassaux, ce que font toujours ceux qui sont le plus rapprochés d'elle; que cette autorité fut ensuite partagée entre eux, ce qui forma l'anarchie féodale; et qu'enfin elle retourna au trône, où elle se concentra en despotisme sous Louis XI, Richelieu et Louis XIV. La population française s'était progressivement affranchie par le travail, première source de la richesse et de la liberté. Agricole d'abord, puis commerçante et manufacturière, elle acquit une telle importance qu'elle forma la nation tout entière. Introduite en suppliante dans les états-généraux, elle n'y parut qu'à genoux, pour y être taillée à merci et miséricorde; bientôt même Louis XIV annonça qu'il ne voulait plus de ces assemblées si soumises, et il le déclara aux parlemens, en bottes et le fouet à la main. On vit dès lors à la tête de l'état un roi muni d'un pouvoir mal défini en théorie, mais absolu dans la pratique; des grands qui avaient abandonné leur dignité féodale pour la faveur du monarque, et qui se disputaient par l'intrigue ce qu'on leur livrait de la substance des peuples; au-dessous une population immense, sans autre relation avec cette aristocratie royale qu'une soumission d'habitude et l'acquittement des impôts. Entre la cour et le peuple se trouvaient des parlemens investis du pouvoir de distribuer la justice et d'enregistrer les volontés royales. L'autorité est toujours disputée: quand ce n'est pas dans les assemblées légitimes de la nation, c'est dans le palais même du prince. On sait qu'en refusant de les enregistrer, les parlemens arrêtaient l'effet des volontés royales; ce qui finissait par un lit de justice et une transaction, quand le roi était faible, et par une soumission entière, quand le roi était fort. Louis XIV n'eut pas même à transiger, car sous son règne aucun parlement n'osa faire des remontrances: il entraîna la nation à sa suite, et elle le glorifia des prodiges qu'elle faisait elle-même dans la guerre, dans les arts et les sciences. Les sujets et le monarque furent unanimes, et tendirent vers un même but. Mais Louis XIV était à peine expiré, que le régent offrit aux parlemens l'occasion de se venger de leur longue nullité. La volonté du monarque, si respectée de son vivant, fut violée après sa mort, et son testament cassé. L'autorité fut alors remise en litige, et une longue lutte commença entre les parlemens, le clergé et la cour, en présence d'une nation épuisée par de longues guerres, et fatiguée de fournir aux prodigalités de ses maîtres, livrés tour à tour au goût des voluptés ou des armes. Jusque-là elle n'avait eu du génie que pour le service et les plaisirs du monarque; elle en eut alors pour son propre usage, et s'en servit à examiner ses intérêts. L'esprit humain passe incessamment d'un objet à l'autre. Du théâtre, de la chaire religieuse et funèbre, le génie français se porta vers les sciences morales et politiques; et alors tout fut changé. Qu'on se figure, pendant un siècle entier, les usurpateurs de tous les droits nationaux se disputant une autorité usée; les parlemens poursuivant le clergé, le clergé poursuivant les parlemens; ceux-ci contestant l'autorité de la cour; la cour, insouciante et tranquille au sein de cette lutte, dévorant la substance des peuples au milieu des plus grands désordres; la nation, enrichie et éveillée, assistant à ces divisions, s'armant des aveux des uns contre les autres, privée de toute action politique, dogmatisant avec audace et ignorance, parce qu'elle était réduite à des théories; aspirant surtout à recouvrer son rang en Europe, et offrant en vain son or et son sang pour reprendre une place que la faiblesse de ses maîtres lui avait fait perdre: tel fut le dix-huitième siècle.
Le scandale avait été poussé à son comble lorsque Louis XVI, prince équitable, modéré dans ses goûts, négligemment élevé, mais porté au bien par un penchant naturel, monta fort jeune sur le trône[1]. Il appela auprès de lui un vieux courtisan pour lui donner le soin de son royaume, et partagea sa confiance entre Maurepas et la reine, jeune princesse autrichienne, vive, aimable, et exerçant sur lui le plus grand ascendant. Maurepas et la reine ne s'aimaient pas; le roi, cédant tantôt à son ministre, tantôt à son épouse, commença de bonne heure la longue carrière de ses incertitudes. Ne se dissimulant pas l'état de son royaume, il en croyait les philosophes sur ce point; mais, élevé dans les sentimens les plus chrétiens, il avait pour eux le plus grand éloignement. La voix publique, qui s'exprimait hautement, lui désigna Turgot, de la société des économistes, homme simple, vertueux, doué d'un caractère ferme, d'un génie lent, mais opiniâtre et profond. Convaincu de sa probité, charmé de ses projets de réformes, Louis XVI a répété souvent: «Il n'y a que moi et Turgot qui soyons les amis du peuple.» Les réformes de Turgot échouèrent par la résistance des premiers ordres de l'état, intéressés à conserver tous les genres d'abus que le ministre austère voulait détruire. Louis XVI le renvoya avec regret. Pendant sa vie, qui ne fut qu'un long martyre, il eut toujours la douleur d'entrevoir le bien, de le vouloir sincèrement, et de manquer de la force nécessaire pour l'exécuter.
Le roi, placé entre la cour, les parlemens et le public, exposé aux intrigues et aux suggestions de tout genre, changea tour à tour de ministres: cédant encore une fois à la voix publique et à la nécessité des réformes, il appela aux finances Necker[2], Génevois enrichi par des travaux de banque, partisan et disciple de Colbert, comme Turgot l'était de Sully; financier économe et intègre, mais esprit vain, ayant la prétention d'être modérateur en toutes choses, philosophie, religion, liberté, et, trompé par les éloges de ses amis et du public, se flattant de conduire et d'arrêter les esprits au point où s'arrêtait le sien.
Necker rétablit l'ordre dans les finances, et trouva les moyens de suffire aux frais considérables de la guerre d'Amérique. Génie moins vaste, mais plus flexible que Turgot, disposant surtout de la confiance des capitalistes, il trouva pour le moment des ressources inattendues, et fit renaître la confiance. Mais il fallait plus que des artifices financiers pour terminer les embarras du trésor, et il essaya le moyen des réformes. Les premiers ordres ne furent pas plus faciles pour lui qu'ils ne l'avaient été pour Turgot: les parlemens, instruits de ses projets, se réunirent contre lui, et l'obligèrent à se retirer.
La conviction des abus était universelle; on en convenait partout; le roi le savait et en souffrait cruellement. Les courtisans, qui jouissaient de ces abus, auraient voulu voir finir les embarras du trésor, mais sans qu'il leur en coûtât un seul sacrifice. Ils dissertaient à la cour, et y débitaient des maximes philosophiques; ils s'apitoyaient à la chasse sur les vexations exercées à l'égard du laboureur; on les avait même vus applaudir à l'affranchissement des Américains, et recevoir avec honneur les jeunes Français qui revenaient du Nouveau-Monde. Les parlemens invoquaient aussi l'intérêt du peuple, alléguaient avec hauteur les souffrances du pauvre, et cependant s'opposaient à l'égale répartition de l'impôt, ainsi qu'à l'abolition des restes de la barbarie féodale. Tous parlaient du bien public, peu le voulaient; et le peuple, ne démêlant pas bien encore ses vrais amis, applaudissait tous ceux qui résistaient au pouvoir, son ennemi le plus apparent.
En écartant Turgot et Necker, on n'avait pas changé l'état des choses; la détresse du trésor était la même: on aurait consenti long-temps encore à se passer de l'intervention de la nation, mais il fallait exister, il fallait fournir aux prodigalités de la cour. La difficulté écartée un moment par la destitution d'un ministre, par un emprunt, ou par l'établissement forcé d'un impôt, reparaissait bientôt plus grande, comme tout mal négligé. On hésitait comme il arrive toujours lorsqu'il faut prendre un parti redouté, mais nécessaire. Une intrigue amena au ministère M. de Calonne, peu favorisé de l'opinion parce qu'il avait contribué à la persécution de La Chalotais[3]. Calonne, spirituel, brillant, fécond en ressources, comptait sur son génie, sur la fortune et sur les hommes, et se livrait à l'avenir avec la plus singulière insouciance. Son opinion était qu'il ne fallait point s'alarmer d'avance, et ne découvrir le mal que la veille du jour où on voulait le réparer. Il séduisit la cour par ses manières, la toucha par son empressement à tout accorder, procura au roi et à tous quelques instans plus faciles, et fit succéder aux plus sinistres présages un moment de bonheur et d'aveugle confiance.
Cet avenir sur lequel on avait compté approchait; il fallait enfin prendre des mesures décisives. On ne pouvait charger le peuple de nouveaux impôts, et cependant les caisses étaient vides. Il n'y avait qu'un moyen d'y pourvoir, c'était de réduire la dépense par la suppression des grâces, et, ce moyen ne suffisant pas, d'étendre l'impôt sur un plus grand nombre de contribuables, c'est-à-dire sur la noblesse et le clergé. Ces projets, successivement tentés par Turgot et par Necker, et repris par Calonne, ne parurent à celui-ci susceptibles de réussir qu'autant qu'on obtiendrait le consentement des privilégiés eux-mêmes. Calonne imagina donc de les réunir dans une assemblée, appelée des notables, pour leur soumettre ses plans et arracher leur consentement, soit par adresse, soit par conviction[4]. L'assemblée était composée de grands, pris dans la noblesse, le clergé et la magistrature; d'une foule de maîtres des requêtes et de quelques magistrats des provinces. Au moyen de cette composition, et surtout avec le secours des grands seigneurs populaires et philosophes, qu'il avait eu soin d'y faire entrer, Calonne se flatta de tout emporter.
Le ministre trop confiant s'était mépris. L'opinion publique ne lui pardonnait pas d'occuper la place de Turgot et de Necker. Charmée surtout qu'on obligeât un ministre à rendre des comptes, elle appuya la résistance des notables. Les discussions les plus vives s'engagèrent. Calonne eut le tort de rejeter sur ses prédécesseurs, et en partie sur Necker, l'état du trésor. Necker répondit, fut exilé, et l'opposition n'en devint que plus vive. Calonne suffit à tout avec présence d'esprit et avec calme. Il fit destituer M. de Miroménil, garde-des-sceaux, qui conspirait avec les parlemens. Mais son triomphe ne fut que de deux jours. Le roi, qui l'aimait, lui avait promis plus qu'il ne pouvait, en s'engageant à le soutenir. Il fut ébranlé par les représentations des notables, qui promettaient d'obtempérer aux plans de Calonne, mais à condition qu'on en laisserait l'exécution à un ministre plus moral et plus digne de confiance. La reine, par les suggestions de l'abbé de Vermont, proposa et fit accepter au roi un ministre nouveau, M. de Brienne, archevêque de Toulouse, et l'un des notables qui avaient le plus contribué à la perte de Calonne, dans l'espoir de lui succéder[5].
L'archevêque de Toulouse, avec un esprit obstiné et un caractère faible, rêvait le ministère depuis son enfance, et poursuivait par tous les moyens cet objet de ses voeux. Il s'appuyait principalement sur le crédit des femmes, auxquelles il cherchait et réussissait à plaire. Il faisait vanter partout son administration du Languedoc. S'il n'obtint pas en arrivant au ministère la faveur qui aurait entouré Necker, il eut aux yeux du public le mérite de remplacer Calonne. Il ne fut pas d'abord premier ministre, mais il le devint bientôt. Secondé par M. de Lamoignon, garde-des-sceaux, ennemi opiniâtre des parlemens, il commença sa carrière avec assez d'avantage. Les notables, engagés par leurs promesses, consentirent avec empressement à tout ce qu'ils avaient d'abord refusé: impôt territorial, impôt du timbre, suppression des corvées, assemblées provinciales, tout fut accordé avec affectation. Ce n'était point à ces mesures, mais à leur auteur, qu'on affectait d'avoir résisté; l'opinion publique triomphait. Calonne était poursuivi de malédictions, et les notables, entourés du suffrage public, regrettaient cependant un honneur acquis au prix des plus grands sacrifices. Si M. de Brienne eût su profiter des avantages de sa position, s'il eût poursuivi avec activité l'exécution des mesures consenties par les notables, s'il les eût toutes à la fois et sans délai présentées au parlement, à l'instant où l'adhésion des premiers ordres semblait obligée, c'en était fait peut-être: le parlement, pressé de toutes parts, aurait consenti à tout, et cette transaction, quoique partielle et forcée, eût probablement retardé pour long-temps la lutte qui s'engagea bientôt.
Rien de pareil n'eut lieu. Par des délais imprudens, on permit les retours; on ne présenta les édits que l'un après l'autre; le parlement eut le temps de discuter, de s'enhardir, et de revenir sur l'espèce de surprise faite aux notables. Il enregistra, après de longues discussions, l'édit portant la seconde abolition des corvées, et un autre permettant la libre exportation des grains. Sa haine se dirigeait surtout contre la subvention territoriale; mais il craignait, par un refus, d'éclairer le public, et de lui laisser voir que son opposition était tout intéressée. Il hésitait, lorsqu'on lui épargna cet embarras en présentant ensemble l'édit sur le timbre et sur la subvention territoriale, mais surtout en commençant la délibération par celui du timbre. Le parlement put ainsi refuser le premier sans s'expliquer sur le second; et, en attaquant l'impôt du timbre qui affectait la majorité des contribuables, il sembla défendre les intérêts publics. Dans une séance où les pairs assistèrent, il dénonça les abus, les scandales et les prodigalités de la cour, et demanda des états de dépenses. Un conseiller, jouant sur le mot, s'écria: «Ce ne sont pas des états, mais des états-généraux qu'il nous faut!» Cette demande inattendue frappa tout le monde d'étonnement. Jusqu'alors on avait résisté parce qu'on souffrait; on avait secondé tous les genres d'opposition, favorables ou non à la cause populaire, pourvu qu'ils fussent dirigés contre la cour, à laquelle on rapportait tous les maux. Cependant on ne savait trop ce qu'il fallait désirer: on avait toujours été si loin d'influer sur le gouvernement, on avait tellement l'habitude de s'en tenir aux plaintes, qu'on se plaignait sans concevoir l'idée d'agir ni de faire une révolution. Un seul mot prononcé offrit un but inattendu; chacun le répéta, et les états-généraux furent demandés à grands cris.
D'Espréménil, jeune conseiller, orateur emporté, agitateur sans but, démagogue dans les parlemens, aristocrate dans les états-généraux, et qui fut déclaré en état de démence par un décret de l'assemblée constituante, d'Espréménil se montra dans cette occasion l'un des plus violens déclamateurs parlementaires. Mais l'opposition était conduite secrètement par Duport, jeune homme doué d'un esprit vaste, d'un caractère ferme et persévérant, qui seul peut-être, au milieu de ces troubles, se proposait un avenir, et voulait conduire sa compagnie, la cour et la nation, à un but tout autre que celui d'une aristocratie parlementaire.
Le parlement était divisé en vieux et jeunes conseillers. Les premiers voulaient faire contre-poids à l'autorité royale pour donner de l'importance à leur compagnie; les seconds, plus ardens et plus sincères, voulaient introduire la liberté dans l'état, sans bouleverser néanmoins le système politique sous lequel ils étaient nés. Le parlement fit un aveu grave: il reconnut qu'il n'avait pas le pouvoir de consentir les impôts; qu'aux états-généraux seuls appartenait le droit de les établir; et il demanda au roi la communication des états de recettes et de dépenses.
Cet aveu d'incompétence et même d'usurpation, puisque le parlement s'était jusqu'alors arrogé le droit de consentir les impôts, cet aveu dut étonner. Le prélat-ministre, irrité de cette opposition, manda aussitôt le parlement à Versailles, et fit enregistrer les deux édits dans un lit de justice[6]. Le parlement, de retour à Paris, fit des protestations, et ordonna des poursuites contre les prodigalités de Calonne. Sur-le-champ une décision du conseil cassa ses arrêtés et l'exila à Troyes[7]. Telle était la situation des choses le 15 août 1787. Les deux frères du roi, Monsieur et le comte d'Artois, furent envoyés, l'un à la cour des comptes, et l'autre à la cour des aides, pour y faire enregistrer les édits. Le premier, devenu populaire par les opinions qu'il avait manifestées dans l'assemblée des notables, fut accueilli par les acclamations d'une foule immense, et reconduit jusqu'au Luxembourg au milieu des applaudissemens universels. Le comte d'Artois, connu pour avoir soutenu Calonne, fut accueilli par des murmures; ses gens furent attaqués, et on fut obligé de recourir à la force armée.
Les parlemens avaient autour d'eux une clientèle nombreuse, composée de légistes, d'employés du palais, de clercs, d'étudians, population active, remuante et toujours prête à s'agiter pour leur cause. A ces alliés naturels des parlemens se joignaient les capitalistes, qui craignaient la banqueroute; les classes éclairées, qui étaient dévouées à tous les opposans; et enfin la multitude, qui se range toujours à la suite des agitateurs. Les troubles furent très graves, et l'autorité eut beaucoup de peine à les réprimer.
Le parlement, séant à Troyes, s'assemblait chaque jour, et appelait les causes. Ni avocats ni procureurs ne paraissaient, et la justice était suspendue, comme il était arrivé tant de fois dans le courant du siècle. Cependant les magistrats se lassaient de leur exil, et M. de Brienne était sans argent. Il soutenait avec assurance qu'il n'en manquait pas, et tranquillisait la cour inquiète sur ce seul objet; mais il n'en avait plus, et, incapable de terminer les difficultés par une résolution énergique, il négociait avec quelques membres du parlement. Ses conditions étaient un emprunt de 440 millions, réparti sur quatre années, à l'expiration desquelles les états-généraux seraient convoqués. A ce prix, Brienne renonçait aux deux impôts, sujet de tant de discordes. Assuré de quelques membres, il crut l'être de la compagnie entière, et le parlement fut rappelé le 10 septembre.
Une séance royale eut lieu le 20 du même mois. Le roi vint en personne présenter l'édit portant la création de l'emprunt successif, et la convocation des états-généraux dans cinq ans. On ne s'était point expliqué sur la nature de cette séance, et on ne savait si c'était un lit de justice. Les visages étaient mornes, un profond silence régnait, lorsque le duc d'Orléans se leva, les traits agités, et avec tous les signes d'une vive émotion; il adressa la parole au roi, et lui demanda si cette séance était un lit de justice ou une délibération libre. «C'est une séance royale,» répondit le roi. Les conseillers Fréteau, Sabatier, d'Espréménil, prirent la parole après le duc d'Orléans, et déclamèrent avec leur violence ordinaire. L'enregistrement fut aussitôt forcé, les conseillers Fréteau et Sabatier furent exilés aux îles d'Hyères, et le duc d'Orléans à Villers-Cotterets. Les états-généraux furent renvoyés à cinq ans.
Tels furent les principaux évènemens de l'année 1787. L'année 1788 commença par de nouvelles hostilités. Le 4 janvier, le parlement rendit un arrêté contre les lettres de cachet, et pour le rappel des personnes exilées. Le roi cassa cet arrêté; le parlement le confirma de nouveau.
Pendant ce temps, le duc d'Orléans, consigné à Villers-Cotterets, ne pouvait se résigner à son exil. Ce prince, brouillé avec la cour, s'était réconcilié avec l'opinion, qui d'abord ne lui était pas favorable. Dépourvu à la fois de la dignité d'un prince et de la fermeté d'un tribun, il ne sut pas supporter une peine aussi légère; et, pour obtenir son rappel, il descendit jusqu'aux sollicitations, même envers la reine, son ennemie personnelle. Brienne était irrité par les obstacles, sans avoir l'énergie de les vaincre. Faible en Europe contre la Prusse, à laquelle il sacrifiait la Hollande, faible en France contre les parlemens et les grands de l'état, il n'était plus soutenu que par la reine, et en outre se trouvait souvent arrêté dans ses travaux par une mauvaise santé. Il ne savait ni réprimer les révoltes, ni faire exécuter les réductions décrétées par le roi; et, malgré l'épuisement très-prochain du trésor, il affectait une inconcevable sécurité. Cependant, au milieu de tant de difficultés, il ne négligeait pas de se pourvoir de nouveaux bénéfices, et d'attirer sur sa famille de nouvelles dignités.
Le garde-des-sceaux Lamoignon, moins faible, mais aussi moins influent que l'archevêque de Toulouse, concerta avec lui un plan nouveau pour frapper la puissance politique des parlemens, car c'était là le principal but du pouvoir en ce moment. Il importait de garder le secret. Tout fut préparé en silence: des lettres closes furent envoyées aux commandans des provinces; l'imprimerie où se préparaient les édits fut entourée de gardes. On voulait que le projet ne fût connu qu'au moment même de sa communication aux parlemens. L'époque approchait, et le bruit s'était répandu qu'un grand acte politique s'apprêtait. Le conseiller d'Espréménil parvint à séduire à force d'argent un ouvrier imprimeur, et à se procurer un exemplaire des édits. Il se rendit ensuite au palais, fit assembler ses collègues, et leur dénonça hardiment le projet ministériel[8]. D'après ce projet, six grands bailliages, établis dans le ressort du parlement de Paris, devaient restreindre sa juridiction trop étendue. La faculté de juger en dernier ressort, et d'enregistrer les lois et les édits, était transportée à une cour plénière, composée de pairs, de prélats, de magistrats, de chefs militaires, tous choisis par le roi. Le capitaine des gardes y avait même voix délibérative. Ce plan attaquait la puissance judiciaire du parlement, et anéantissait tout à fait sa puissance politique. La compagnie, frappée de stupeur, ne savait quel parti prendre. Elle ne pouvait délibérer sur un projet qui ne lui avait pas été soumis; et il lui importait cependant de ne pas se laisser surprendre. Dans cet embarras elle employa un moyen tout à la fois ferme et adroit, celui de rappeler et de consacrer dans un arrêté tout ce qu'elle appelait lois constitutives de la monarchie, en ayant soin de comprendre dans le nombre son existence et ses droits. Par cette mesure générale, elle n'anticipait nullement sur les projets supposés du gouvernement, et garantissait tout ce qu'elle voulait garantir.
En conséquence, il fut déclaré, le 5 mai, par le parlement de Paris:
«Que la France était une monarchie gouvernée par le roi, suivant les lois; et que de ces lois, plusieurs, qui étaient fondamentales, embrassaient et consacraient:
1° le droit de la maison régnante au trône, de mâle en mâle, par ordre de primogéniture; 2° le droit de la nation d'accorder librement des subsides par l'organe des états-généraux, régulièrement convoqués et composés; 3° les coutumes et les capitulations des provinces; 4° l'inamovibilité des magistrats; 5° le droit des cours de vérifier dans chaque province les volontés du roi, et de n'en ordonner l'enregistrement qu'autant qu'elles étaient conformes aux lois constitutives de la province, ainsi qu'aux lois fondamentales de l'état; 6° le droit de chaque citoyen de n'être jamais traduit en aucune manière par-devant d'autres juges que ses juges naturels, qui étaient ceux que la loi désignait; et 7° le droit, sans lequel tous les autres étaient inutiles, de n'être arrêté, par quelque ordre que ce fût, que pour être remis sans délai entre les mains des juges compétens. Protestait ladite cour contre toute atteinte qui serait portée aux principes ci-dessus exprimés.»
A cette résolution énergique le ministre répondit par le moyen d'usage, toujours mal et inutilement employé: il sévit contre quelques membres du parlement. D'Espréménil et Goislart de Monsalbert, apprenant qu'ils étaient menacés, se réfugièrent au sein du parlement assemblé. Un officier, Vincent d'Agoult, s'y rendit à la tête d'une compagnie, et, ne connaissant pas les magistrats désignés, les appela par leur nom. Le plus grand silence régna d'abord dans l'assemblée; puis les conseillers s'écrièrent qu'ils étaient tous d'Espréménil. Enfin le vrai d'Espréménil se nomma, et suivit l'officier chargé de l'arrêter. Le tumulte fut alors à son comble; le peuple accompagna les magistrats en les couvrant d'applaudissemens. Trois jours après, le roi, dans un lit de justice, fit enregistrer les édits; et les princes et les pairs assemblés présentèrent l'image de cette cour plénière qui devait succéder aux parlemens.
Le Châtelet rendit aussitôt un arrêté contre les édits. Le parlement de Rennes déclara infâmes ceux qui entreraient dans la cour plénière. A Grenoble, les habitans défendirent leurs magistrats contre deux régimens; les troupes elles-mêmes, excitées à la désobéissance par la noblesse militaire, refusèrent bientôt d'agir. Lorsque le commandant du Dauphiné assembla ses colonels, pour savoir si on pouvait compter sur leurs soldats, ils gardèrent tous le silence. Le plus jeune, qui devait parler le premier, répondit qu'il ne fallait pas compter sur les siens, à commencer par le colonel. A cette résistance le ministre opposa des arrêts du grand conseil qui cassaient les décisions des cours souveraines, et il frappa d'exil huit d'entre elles.
La cour, inquiétée par les premiers ordres, qui lui faisaient la guerre en invoquant l'intérêt du peuple et en provoquant son intervention, eut recours, de son côté, au même moyen; elle résolut d'appeler le tiers-état à son aide, comme avaient fait autrefois les rois de France pour anéantir la féodalité. Elle pressa alors de tous ses moyens la convocation des états-généraux. Elle prescrivit des recherches sur le mode de leur réunion; elle invita les écrivains et les corps savans à donner leur avis; et, tandis que le clergé assemblé déclarait de son côté qu'il fallait rapprocher l'époque de la convocation, la cour, acceptant le défi, suspendit en même temps la réunion de la cour plénière, et fixa l'ouverture des états-généraux au 1er mai 1789. Alors eut lieu la retraite de l'archevêque de Toulouse[9], qui, par des projets hardis faiblement exécutés, avait provoqué une résistance qu'il fallait ou ne pas exciter ou vaincre. En se retirant, il laissa le trésor dans la détresse, le paiement des rentes de l'Hôtel-de-Ville suspendu, toutes les autorités en lutte, toutes les provinces en armes. Quant à lui, pourvu de huit cent mille francs de bénéfices, de l'archevêché de Sens, et du chapeau de cardinal, s'il ne fit pas la fortune publique, il fit du moins la sienne. Pour dernier conseil, il engagea le roi à rappeler Necker au ministère des finances, afin de s'aider de sa popularité contre des résistances devenues invincibles.
C'est pendant les deux années 1787 et 1788 que les Français voulurent passer des vaines théories à la pratique. La lutte des premières autorités leur en avait donné le désir et l'occasion. Pendant toute la durée du siècle, le parlement avait attaqué le clergé et dévoilé ses penchans ultramontains; après le clergé, il avait attaqué la cour, signalé ses abus de pouvoir et dénoncé ses désordres. Menacé de représailles, et inquiété à son tour dans son existence, il venait enfin de restituer à la nation des prérogatives que la cour voulait lui enlever à lui-même pour les transporter à un tribunal extraordinaire. Après avoir ainsi averti la nation de ses droits, il avait exercé ses forces en excitant et protégeant l'insurrection. De leur côté, le haut clergé en faisant des mandemens, la noblesse en fomentant la désobéissance des troupes, avaient réuni leurs efforts à ceux de la magistrature, et appelé le peuple aux armes pour la défense de leurs privilèges.
La cour, pressée par ces divers ennemis, avait résisté faiblement. Sentant le besoin d'agir, et en différant toujours le moment, elle avait détruit parfois quelques abus, plutôt au profit du trésor que du peuple, et ensuite était retombée dans l'inaction. Enfin, attaquée en dernier lieu de toutes parts, voyant que les premiers ordres appelaient le peuple dans la lice, elle venait de l'y introduire elle-même en convoquant les états-généraux. Opposée, pendant toute la durée du siècle, à l'esprit philosophique, elle lui faisait un appel cette fois, et livrait à son examen les constitutions du royaume. Ainsi les premières autorités de l'état donnèrent le singulier spectacle de détenteurs injustes, se disputant un objet en présence du propriétaire légitime, et finissant même par l'invoquer pour juge.
Les choses en étaient à ce point lorsque Necker rentra au ministère[10]. La confiance l'y suivit, le crédit fut rétabli sur-le-champ, les difficultés les plus pressantes furent écartées. Il pourvut, à force d'expédiens, aux dépenses indispensables, en attendant les états-généraux, qui étaient le remède invoqué par tout le monde.
On commençait à agiter de grandes questions relatives à leur organisation. On se demandait quel y serait le rôle du tiers-état: s'il y paraîtrait en égal ou en suppliant; s'il obtiendrait une représentation égale en nombre à celle des deux premiers ordres; si on délibérerait par tête ou par ordre, et si le tiers n'aurait qu'une seule voix contre les deux voix de la noblesse et du clergé.
La première question agitée fut celle du nombre des députés. Jamais controverse philosophique du dix-huitième siècle n'avait excité; une pareille agitation. Les esprits s'échauffèrent par l'importance tout actuelle de la question. Un écrivain concis, énergique, amer, prit dans cette discussion la place que les grands génies du siècle avaient occupée dans les discussions philosophiques. L'abbé; Sièyes, dans un livre qui donna une forte impulsion à l'esprit public, se demanda: Qu'est le tiers-état? Et il répondit: Rien.—Que doit-il être?—Tout.
Les états du Dauphiné; se réunirent malgré; la cour. Les deux premiers ordres, plus adroits et plus populaires dans cette contrée que partout ailleurs, décidèrent que la représentation du tiers serait égale à celle de la noblesse et du clergé. Le parlement de Paris, entrevoyant déjà la conséquence de ses provocations imprudentes, vit bien que le tiers-état n'allait pas arriver en auxiliaire, mais en maître, et en enregistrant l'édit de convocation, il enjoignit pour clause expresse le maintien des formes de 1614, qui annulaient tout à fait le rôle du troisième ordre. Déjà dépopularisé; par les difficultés qu'il avait opposées à l'édit qui rendait l'état civil aux protestans, il fut en ce jour complètement dévoilé, et la cour entièrement vengée. Le premier, il fit l'épreuve de l'instabilité des faveurs populaires; mais si plus tard la nation put paraître ingrate envers les chefs qu'elle abandonnait l'un après l'autre, cette fois elle avait toute raison contre le parlement, car il s'arrêtait avant qu'elle eût recouvré aucun de ses droits.
La cour, n'osant décider elle-même ces questions importantes, ou plutôt voulant dépopulariser à son profit les deux premiers ordres, leur demanda leur avis, dans l'intention de ne pas le suivre, si, comme il était probable, cet avis était contraire au tiers-état. Elle convoqua donc une nouvelle assemblée de notables[11], dans laquelle toutes les questions relatives à la tenue des états-généraux furent mises en discussion. La dispute fut vive: d'une part on faisait valoir les anciennes traditions, de l'autre les droits naturels et la raison. En se reportant même aux traditions, la cause du tiers-état avait encore l'avantage; car aux formes de 1614, invoquées par les premiers ordres, on opposait des formes plus anciennes. Ainsi, dans certaines réunions, et sur certains points, on avait voté par tête; quelquefois on avait délibéré par province et non par ordre; souvent les députés du tiers avaient égalé en nombre les députés de la noblesse et du clergé. Comment donc s'en rapporter aux anciens usages? Les pouvoirs de l'état n'avaient-ils pas été dans une révolution continuelle? L'autorité royale, souveraine d'abord, puis vaincue et dépouillée, se relevant de nouveau avec le secours du peuple, et ramenant tous les pouvoirs à elle, présentait une lutte perpétuelle, et une possession toujours changeante. On disait au clergé, qu'en se reportant aux anciens temps, il ne serait plus un ordre; aux nobles, que les possesseurs de fiefs seuls pourraient être élus, et qu'ainsi la plupart d'entre eux seraient exclus de la députation; aux parlemens eux-mêmes, qu'ils n'étaient que des officiers infidèles de la royauté; à tous enfin, que la constitution française n'était qu'une longue révolution, pendant laquelle chaque puissance avait successivement dominé; que tout avait été innovation, et que, dans ce vaste conflit, la raison seule devait décider.
Le tiers-état comprenait la presque totalité de la nation, toutes les classes utiles, industrieuses et éclairées; s'il ne possédait qu'une partie des terres, du moins il les exploitait toutes; et, selon la raison, ce n'était pas trop que de lui donner un nombre de députés égal à celui des deux autres ordres.
L'assemblée des notables se déclara contre ce qu'on appelait le doublement du tiers. Un seul bureau, celui que présidait Monsieur, frère du roi, vota pour ce doublement. La cour alors, prenant, disait-elle, en considération l'avis de la minorité, l'opinion prononcée de plusieurs princes du sang, le voeu des trois ordres du Dauphiné, la demande des assemblées provinciales, l'exemple de plusieurs pays d'états, l'avis de divers publicistes, et le voeu exprimé par un grand nombre d'adresses, la cour ordonna que le nombre total des députés serait de mille au moins; qu'il serait formé en raison composée de la population et des contributions de chaque bailliage, et que le nombre particulier des députés du tiers-état serait égal à celui des deux premiers ordres réunis. (Arrêt du conseil du 27 décembre 1788.)
Cette déclaration excita un enthousiasme universel. Attribuée à Necker, elle accrut à son égard la faveur de la nation et la haine des grands. Cependant cette déclaration ne décidait rien quant au vote par tête ou par ordre, mais elle le renfermait implicitement; car il était inutile d'augmenter les voix si on ne devait pas les compter; et elle laissait au tiers-état le soin d'emporter de vive force ce qu'on lui refusait dans le moment. Elle donnait ainsi une idée de la faiblesse de la cour et de celle de Necker lui-même. Cette cour offrait un assemblage de volontés qui rendait tout résultat décisif impossible. Le roi était modéré, équitable, studieux, et se défiait trop de ses propres lumières; aimant le peuple, accueillant volontiers ses plaintes, il était cependant atteint quelquefois de terreurs paniques et superstitieuses, et croyait voir marcher, avec la liberté et la tolérance, l'anarchie et l'impiété. L'esprit philosophique, dans son premier essor, avait dû commettre des écarts, et un roi timide et religieux avait dû s'en épouvanter. Saisi à chaque instant de faiblesses, de terreurs, d'incertitudes, l'infortuné Louis XVI, résolu pour lui à tous les sacrifices, mais ne sachant pas les imposer aux autres, victime de sa facilité pour la cour, de sa condescendance pour la reine, expiait toutes les fautes qu'il n'avait pas commises, mais qui devenaient les siennes parce qu'il les laissait commettre. La reine, livrée aux plaisirs, exerçant autour d'elle l'empire de ses charmes, voulait que son époux fût tranquille, que le trésor fût rempli, que la cour et ses sujets l'adorassent. Tantôt elle était d'accord avec le roi pour opérer des réformes, quand le besoin en paraissait urgent; tantôt, au contraire, quand elle croyait l'autorité menacée, ses amis de cour dépouillés, elle arrêtait le roi, écartait les ministres populaires, et détruisait tout moyen et toute espérance de bien. Elle cédait surtout aux influences d'une partie de la noblesse qui vivait autour du trône et s'y nourrissait de grâces et d'abus. Cette noblesse de cour désirait sans doute, comme la reine elle-même, que le roi eût de quoi faire des prodigalités; et, par ce motif, elle était ennemie des parlemens quand ils refusaient les impôts, mais elle devenait leur alliée quand ils défendaient ses privilèges en refusant, sous de spécieux prétextes, la subvention territoriale. Au milieu de ces influences contraires, le roi, n'osant envisager en face les difficultés, juger les abus, les détruire d'autorité, cédait alternativement à la cour ou à l'opinion, et ne savait satisfaire ni l'une ni l'autre.
Si, pendant la durée du dix-huitième siècle, lorsque les philosophes, réunis dans une allée des Tuileries, faisaient des voeux pour Frédéric et les Américains, pour Turgot et pour Necker; si, lorsqu'ils n'aspiraient point à gouverner l'état, mais seulement à éclairer les princes, et prévoyaient tout au plus des révolutions lointaines que des signes de malaise et l'absurdité des institutions faisaient assez présumer; si, à cette époque, le roi eût spontanément établi une certaine égalité dans les charges, et donné quelques garanties, tout eût été apaisé pour long-temps, et Louis XVI aurait été adoré à l'égal de Marc-Aurèle. Mais lorsque toutes les autorités se trouvèrent avilies par une longue lutte, et tous les abus dévoilés par une assemblée de notables; lorsque la nation, appelée dans la querelle, eut conçu l'espoir et la volonté d'être quelque chose, elle le voulut impérieusement. On lui avait promis les états-généraux, elle demanda que le terme de la convocation fût rapproché; le terme rapproché, elle y réclama la prépondérance: on la lui refusa; mais, en doublant sa représentation, on lui donna le moyen de la conquérir. Ainsi donc on ne cédait jamais que partiellement et seulement lorsqu'on ne pouvait plus lui résister; mais alors ses forces étaient accrues et senties, et elle voulait tout ce qu'elle croyait pouvoir. Une résistance continuelle, irritant son ambition, devait bientôt la rendre insatiable. Mais alors même, si un grand ministre, communiquant un peu de force au roi, se conciliant la reine, domptant les privilégiés, eût devancé et rassasié tout à coup les prétentions nationales, en donnant lui-même une constitution libre; s'il eût satisfait ce besoin d'agir qu'éprouvait la nation, en l'appelant tout de suite, non à réformer l'état, mais à discuter ses intérêts annuels dans un état tout constitué, peut-être la lutte ne se fût pas engagée. Mais il fallait devancer la difficulté au lieu d'y céder, et surtout immoler des prétentions nombreuses. Il fallait un homme d'une conviction forte, d'une volonté égale à sa conviction; et cet homme sans doute audacieux, puissant, passionné peut-être, eût effrayé la cour, qui n'en aurait pas voulu. Pour ménager à la fois l'opinion et les vieux intérêts, elle prit des demi-mesures; elle choisit, comme on l'a vu, un ministre demi-philosophe, demi-audacieux, et qui avait une popularité immense, parce qu'alors des intentions demi-populaires dans un agent du pouvoir surpassaient toutes les espérances, et excitaient l'enthousiasme d'un peuple que bientôt la démagogie de ses chefs devait à peine satisfaire. Les esprits étaient dans une fermentation universelle. Des assemblées s'étaient formées dans toute la France, à l'exemple de l'Angleterre et sous le même nom, celui de clubs. On ne s'occupait là que des abus à détruire, des réformes à opérer, et de la constitution à établir. On s'irritait par un examen sévère de la situation du pays. En effet, son état politique et économique était intolérable. Tout était privilège dans les individus, les classes, les villes, les provinces et les métiers eux-mêmes. Tout était entrave pour l'industrie et le génie de l'homme. Les dignités civiles, ecclésiastiques et militaires étaient exclusivement réservées à quelques classes, et dans ces classes à quelques individus. On ne pouvait embrasser une profession qu'à certains titres et à certaines conditions pécuniaires. Les villes avaient leurs privilèges pour l'assiette, la perception, la quotité de l'impôt, et pour le choix des magistrats. Les grâces même, converties par les survivances en propriétés de famille, ne permettaient presque plus au monarque de donner des préférences. Il ne lui restait de liberté que pour quelques dons pécuniaires, et on l'avait vu obligé de disputer avec le duc de Coigny pour l'abolition d'une charge inutile[12]. Tout était donc immobilisé dans quelques mains, et partout le petit nombre résistait au grand nombre dépouillé. Les charges pesaient sur une seule classe. La noblesse et le clergé possédaient à peu près les deux tiers des terres; l'autre tiers, possédé par le peuple, payait des impôts au roi, une foule de droits féodaux à la noblesse, la dîme au clergé, et supportait de plus les dévastations des chasseurs nobles et du gibier. Les impôts sur les consommations pesaient sur le grand nombre, et par conséquent sur le peuple. La perception était vexatoire; les seigneurs étaient impunément en retard; le peuple, au contraire, maltraité, enfermé, était condamné à livrer son corps à défaut de ses produits. Il nourrissait donc de ses sueurs, il défendait de son sang les hautes classes de la société, sans pouvoir exister lui-même. La bourgeoisie, industrieuse, éclairée, moins malheureuse sans doute que le peuple, mais enrichissant le royaume par son industrie, l'illustrant par ses talens, n'obtenait aucun des avantages auxquels elle avait droit. La justice, distribuée dans quelques provinces par les seigneurs, dans les juridictions royales par des magistrats acheteurs de leurs charges, était lente, souvent partiale, toujours ruineuse, et surtout atroce dans les poursuites criminelles. La liberté individuelle était violée par les lettres de cachet, la liberté de la presse par les censeurs royaux. Enfin l'état, mal défendu au dehors, trahi par les maîtresses de Louis XV, compromis par la faiblesse des ministres de Louis XVI, avait été récemment déshonoré en Europe par le sacrifice honteux de la Hollande et de la Pologne.
Déjà les masses populaires commençaient à s'agiter; des troubles s'étaient manifestés plusieurs fois, pendant la lutte des parlemens, et surtout à la retraite de l'archevêque de Toulouse. On avait brûlé l'effigie de celui-ci; la force armée avait été insultée, et même attaquée; la magistrature avait faiblement poursuivi des agitateurs qui soutenaient sa cause. Les esprits émus, pleins de l'idée confuse d'une révolution prochaine, étaient dans une fermentation continuelle. Les parlemens et les premiers ordres voyaient déjà se diriger contre eux les armes qu'ils avaient données au peuple. En Bretagne, la noblesse s'était opposée au doublement du tiers, et avait refusé de nommer des députés. La bourgeoisie, qui l'avait si puissamment servie contre la cour, s'était alors tournée contre elle, et des combats meurtriers avaient eu lieu. La cour, qui ne se croyait pas assez vengée de la noblesse bretonne[13], lui avait non-seulement refusé ses secours, mais encore avait enfermé quelques-uns de ses membres venus à Paris pour réclamer.
Les élémens eux-mêmes semblaient s'être déchaînés. Une grêle du 13 juillet avait dévasté les récoltes, et devait rendre l'approvisionnement de Paris plus difficile, surtout au milieu des troubles qui se préparaient. Toute l'activité du commerce suffisait à peine pour concentrer la quantité de subsistances nécessaire à cette grande capitale; et il était à craindre qu'il ne devînt bientôt très difficile de la faire vivre, lorsque les agitations politiques auraient ébranlé la confiance et interrompu les communications. Depuis le cruel hiver qui suivit les désastres de Louis XIV, et qui immortalisa la charité de Fénelon, on n'en avait pas vu de plus rigoureux que celui de 88 à 89. La bienfaisance, qui alors éclata de la manière la plus touchante, ne fut pas suffisante pour adoucir les misères du peuple. On avait vu accourir de tous les points de la France une quantité de vagabonds sans profession et sans ressources, qui étalaient de Versailles à Paris leur misère et leur nudité. Au moindre bruit, on les voyait paraître avec empressement pour profiter des chances toujours favorables à ceux qui ont tout à acquérir, jusqu'au pain du jour.
Ainsi tout concourait à une révolution. Un siècle entier avait contribué à dévoiler les abus et à les pousser à l'excès; deux années à exciter la révolte, et à aguerrir les masses populaires en les faisant intervenir dans la querelle des privilégiés. Enfin des désastres naturels, un concours fortuit de diverses circonstances amenèrent la catastrophe, dont l'époque pouvait bien être différée, mais dont l'accomplissement était tôt ou tard infaillible.
C'est au milieu de ces circonstances qu'eurent lieu les élections. Elles furent tumultueuses en quelques provinces, actives partout, et très calmes à Paris, où il régna beaucoup d'accord et d'unanimité. On distribuait des listes, on tâchait de s'unir et de s'entendre. Des marchands, des avocats, des hommes de lettres, étonnés de se voir réunis pour la première fois, s'élevaient peu à peu à la liberté. A Paris, ils renommèrent eux-mêmes les bureaux formés par le roi, et, sans changer les personnes, firent acte de leur puissance en les confirmant. Le sage Bailly quitte sa retraite de Chaillot: étranger aux intrigues, pénétré de sa noble mission, il se rend seul et à pied à l'assemblée. Il s'arrête en route sur la terrasse des Feuillans; un jeune homme inconnu l'aborde avec respect. «Vous serez nommé, lui dit-il.—Je n'en sais rien, répond Bailly; cet honneur ne doit ni se refuser ni se solliciter.» Le modeste académicien reprend sa marche, il se rend à l'assemblée, et il est nommé successivement électeur et député.
L'élection du comte de Mirabeau fut orageuse: rejeté par la noblesse, accueilli par le tiers-état, il agita la Provence, sa patrie, et vint bientôt se montrer à Versailles.
La cour ne voulut point influencer les élections; elle n'était point fâchée d'y voir un grand nombre de curés; elle comptait sur leur opposition aux grands dignitaires ecclésiastiques, et en même temps sur leur respect pour le trône. D'ailleurs elle ne prévoyait pas tout, et dans les députés du tiers elle apercevait encore plutôt des adversaires pour la noblesse que pour elle-même. Le duc d'Orléans fut accusé d'agir vivement pour faire élire ses partisans, et pour être lui-même nommé. Déjà signalé parmi les adversaires de la cour, allié des parlemens, invoqué pour chef, de son gré ou non, par le parti populaire, on lui imputa diverses menées. Une scène déplorable eut lieu au faubourg Saint-Antoine; et comme on veut donner un auteur à tous les évènemens, on l'en rendit responsable. Un fabricant de papiers peints, Réveillon, qui par son habileté entretenait de vastes ateliers, perfectionnait notre industrie et fournissait la subsistance à trois cents ouvriers, fut accusé d'avoir voulu réduire les salaires à moitié prix. La populace menaça de brûler sa maison. On parvint à la disperser, mais elle y retourna le lendemain; la maison fut envahie, incendiée, détruite[14]. Malgré les menaces faites la veille par les assaillans, malgré le rendez-vous, donné, l'autorité n'agit que fort tard, et agit alors avec une vigueur excessive. On attendit que le peuple fût maître de la maison; on l'y attaqua avec furie, et on fut obligé d'égorger un grand nombre de ces hommes féroces et intrépides, qui depuis se montrèrent dans toutes les occasions, et qui reçurent le nom de brigands.
Tous les partis qui étaient déjà formés s'accusèrent: on reprocha à la cour son action tardive d'abord, et cruelle ensuite; on supposa qu'elle avait voulu laisser le peuple s'engager, pour faire un exemple et exercer ses troupes. L'argent trouvé sur les dévastateurs de la maison de Réveillon, les mots échappés à quelques-uns d'entre eux, firent soupçonner qu'ils étaient suscités et conduits par une main cachée; et les ennemis du parti populaire accusèrent le duc d'Orléans d'avoir voulu essayer ces bandes révolutionnaires.
Ce prince était né avec des qualités heureuses; il avait hérité de richesses immenses; mais, livré aux mauvaises moeurs, il avait abusé de tous ces dons de la nature et de la fortune. Sans aucune suite dans le caractère, tour à tour insouciant de l'opinion ou avide de popularité, il était hardi et ambitieux un jour, docile et distrait le lendemain. Brouillé avec la reine, il s'était fait ennemi de la cour. Les partis commençant à se former, il avait laissé prendre son nom, et même, dit-on, jusqu'à ses richesses. Flatté d'un avenir confus, il agissait assez pour se faire accuser, pas assez pour réussir, et il devait, si ses partisans avaient réellement des projets, les désespérer de son inconstante ambition.
NOTES:
[1] 1774. [2] 1777. [3] 1783. [5] Avril 1787. [6] 6 août. [7] 15 août. [8] Mai. [9] 24 août. [10] Août. [11] Elle s'ouvrit à Versailles le 6 novembre, et ferma sa session le 8 décembre suivant. [12] Voyez les mémoires de Bouillé. [13] Voyez Bouillé. [14] 27 avril.
CHAPITRE II.
CONVOCATION ET OUVERTURE DES ÉTATS-GÉNÉRAUX.—DISCUSSION SUR LA
VÉRIFICATION DES POUVOIRS ET SUR LE VOTE PAR ORDRE ET PAR TÊTE. L'ORDRE DU
TIERS-ÉTAT SE DÉCLARE ASSEMBLÉE NATIONALE.—LA SALLE DES ÉTATS EST FERMÉE,
LES DÉPUTÉS SE RENDENT DANS UN AUTRE LOCAL.—SERMENT DU JEU DE PAUME.
—SÉANCE ROYALE DU 23 JUIN.—L'ASSEMBLÉE CONTINUE SES DÉLIBÉRATIONS MALGRÉ
LES ORDRES DU ROI.—RÉUNION DÉFINITIVE DES TROIS ORDRES.—PREMIERS TRAVAUX
DE L'ASSEMBLÉE.—AGITATIONS POPULAIRES A PARIS.—LE PEUPLE DÉLIVRE DES
GARDES FRANÇAISES ENFERMÉS A L'ABBAYE.—COMPLOTS DE LA COUR; DES TROUPES
S'APPROCHENT DE PARIS.—RENVOI DE NECKER.—JOURNÉES DES 12, l3 ET 14
JUILLET.—PRISE DE LA BASTILLE.—LE ROI SE REND A L'ASSEMBLÉE, ET DE LÀ A
PARIS.—RAPPEL DE NECKER.
Le moment de la convocation des états-généraux arrivait enfin; dans ce commun danger, les premiers ordres, se rapprochant de la cour, s'étaient groupés autour des princes du sang et de la reine. Ils tâchaient de gagner par des flatteries les gentilshommes campagnards, et en leur absence ils raillaient leur rusticité. Le clergé tâchait de capter les plébéiens de son ordre, la noblesse militaire ceux du sien. Les parlemens, qui avaient cru occuper le premier rôle dans les états-généraux, commençaient à craindre que leur ambition ne fût trompée. Les députés du tiers-état, forts de la supériorité de leurs talens, de l'énergique expression de leurs cahiers, soutenus par des rapprochemens continuels, stimulés même par les doutes que beaucoup de gens manifestaient sur le succès de leurs efforts, avaient pris la ferme résolution de ne pas céder.
Le roi seul, qui n'avait pas goûté un moment de repos depuis le commencement de son règne, entrevoyait les états-généraux comme le terme de ses embarras. Jaloux de son autorité, plutôt pour ses enfans, auxquels il croyait devoir laisser ce patrimoine intact, que pour lui-même, il n'était pas fâché d'en remettre une partie à la nation, et de se décharger sur elle des difficultés du gouvernement. Aussi faisait-il avec joie les apprêts de cette grande réunion. Une salle avait été préparée à la hâte. On avait même déterminé les costumes, et imposé au tiers-état une étiquette humiliante. Les hommes ne sont pas moins jaloux de leur dignité que de leurs droits: par une fierté bien juste, les cahiers défendaient aux députés de condescendre à tout cérémonial outrageant. Cette nouvelle faute de la cour tenait, comme toutes les autres, au désir de maintenir au moins le signe quand les choses n'étaient plus. Elle dut causer une profonde irritation dans un moment où, avant de s'attaquer, on commençait par se mesurer des yeux.
Le 4 mai, veille de l'ouverture, une procession solennelle eut lieu. Le roi, les trois ordres, tous les dignitaires de l'état, se rendirent à l'église de Notre-Dame. La cour avait déployé une magnificence extraordinaire. Les deux premiers ordres étaient vêtus avec pompe. Princes, ducs et pairs, gentilshommes, prélats, étaient parés de pourpre, et avaient la tête couverte de chapeaux à plumes. Les députés du tiers, vêtus de simples manteaux noirs, venaient ensuite, et, malgré leur extérieur modeste, semblaient forts de leur nombre et de leur avenir. On observa que le duc d'Orléans, placé à la queue de la noblesse, aimait à demeurer en arrière et à se confondre avec les premiers députés du tiers.
Cette pompe nationale, militaire et religieuse, ces chants pieux, ces instrumens guerriers, et surtout la grandeur de l'événement, émurent profondément les coeurs. Le discours de l'évêque de Nancy, plein de sentimens généreux, fut applaudi avec enthousiasme, malgré la sainteté du lieu et la présence du roi. Les grandes réunions élèvent l'âme, elles nous détachent de nous-mêmes, et nous rattachent aux autres; une ivresse générale se répandit, et tout à coup plus d'un coeur sentit défaillir ses haines, et se remplit pour un moment d'humanité et de patriotisme[1].
L'ouverture des états-généraux eut lieu le lendemain, 5 mai 1789. Le roi était placé sur un trône élevé, la reine auprès de lui, la cour dans les tribunes, les deux premiers ordres sur les deux côtés, le tiers-état dans le fond de la salle et sur des sièges inférieurs. Un mouvement s'éleva à la vue du comte de Mirabeau; mais son regard, sa démarche imposèrent à l'assemblée. Le tiers-état se couvrit avec les autres ordres, malgré l'usage établi. Le roi prononça un discours dans lequel il conseillait le désintéressement aux uns, la sagesse aux autres, et parlait à tous de son amour pour le peuple. Le garde-des-sceaux Barentin prit ensuite la parole, et fut suivi de Necker, qui lut un mémoire sur l'état du royaume, où il parla longuement de finances, accusa un déficit de 56 millions, et fatigua de ses longueurs ceux qu'il n'offensa pas de ses leçons.
Dès le lendemain il fut prescrit aux députés de chaque ordre de se rendre dans le local qui leur était destiné. Outre la salle commune, assez vaste pour contenir les trois ordres réunis, deux autres salles avaient été construites pour la noblesse et le clergé. La salle commune était destinée au tiers, et il avait ainsi l'avantage, en étant dans son propre local, de se trouver dans celui des états. La première opération à faire était celle de la vérification des pouvoirs; il s'agissait de savoir si elle aurait lieu en commun ou par ordre. Les députés du tiers, prétendant qu'il importait à chaque partie des états-généraux de s'assurer de la légitimité des deux autres, demandaient la vérification en commun. La noblesse et le clergé, voulant maintenir la division des ordres, soutenaient qu'ils devaient se constituer chacun à part. Cette question n'était pas encore celle du vote par tête, car on pouvait vérifier les pouvoirs en commun et voter ensuite séparément, mais elle lui ressemblait beaucoup; et dès le premier jour, elle fit éclater une division qu'il eût été facile de prévoir, et de prévenir en terminant le différend d'avance. Mais la cour n'avait jamais la force ni de refuser ni d'accorder ce qui était juste, et d'ailleurs elle espérait régner en divisant.
Les députés du tiers-état demeurèrent assemblés dans la salle commune, s'abstenant de prendre aucune mesure, et attendant, disaient-ils, la réunion de leurs collègues. La noblesse et le clergé, retirés dans leur salle respective, se mirent à délibérer sur la vérification. Le clergé vota la vérification séparée à la majorité de 133 sur 114, et la noblesse à la majorité de 188 sur 114. Le tiers-état, persistant dans son immobilité, continua le lendemain sa conduite de la veille. Il tenait à éviter toute mesure qui pût le faire considérer comme constitué en ordre séparé. C'est pourquoi, en adressant quelques-uns de ses membres aux deux autres chambres, il eut soin de ne leur donner aucune mission expresse. Ces membres étaient envoyés à la noblesse et au clergé pour leur dire qu'on les attendait dans la salle commune. La noblesse n'était pas en séance dans le moment; le clergé était réuni, et il offrit de nommer des commissaires pour concilier les différends qui venaient de s'élever. Il les nomma en effet, et fit inviter la noblesse à en faire autant. Le clergé dans cette lutte montrait un caractère bien différent de celui de la noblesse. Entre toutes les classes privilégiées, il avait le plus souffert des attaques du dix-huitième siècle; son existence politique avait été contestée; il était partagé à cause du grand nombre de ses curés; d'ailleurs son rôle obligé était celui de la modération et de l'esprit de paix; aussi, comme on vient de le voir, il offrit une espèce de médiation.
La noblesse, au contraire, s'y refusa en ne voulant pas nommer des commissaires. Moins prudente que le clergé, doutant moins de ses droits, ne se croyant point obligée à la modération, mais à la vaillance, elle se répandait en refus et en menaces. Ces hommes, qui n'ont excusé aucune passion, se livraient à toutes les leurs, et ils subissaient, comme toutes les assemblées, la domination des esprits les plus violens. Casalès, d'Espréménil, récemment anoblis, faisaient adopter les motions les plus fougueuses, qu'ils préparaient d'abord dans des réunions particulières. En vain une minorité composée d'hommes ou plus sages ou plus prudemment ambitieux, s'efforçait d'éclairer cette noblesse; elle ne voulait rien entendre, elle parlait de combattre et de mourir, et, ajoutait-elle, pour les lois et la justice. Le tiers-état, immobile, dévorait avec calme tous les outrages; il s'irritait en silence, se conduisait avec la prudence et la fermeté de toutes les puissances qui commencent, et recueillait les applaudissemens des tribunes, destinées d'abord à la cour et envahies bientôt par le public.
Plusieurs jours s'étaient déjà écoulés. Le clergé avait tendu des pièges au tiers-état en cherchant à l'entraîner à certains actes qui le fissent qualifier d'ordre constitué. Mais le tiers-état s'y était refusé constamment; et, ne prenant que des mesures indispensables de police intérieure, il s'était borné à choisir un doyen et des adjoints pour recueillir les avis. Il refusait d'ouvrir les lettres qui lui étaient adressées, et il déclarait former non un ordre, mais une assemblée de citoyens réunis par une autorité légitime pour attendre d'autres citoyens.
La noblesse, après avoir refusé de nommer des commissaires conciliateurs, consentit enfin à en envoyer pour se concerter avec les autres ordres; mais la mission qu'elle leur donnait devenait inutile, puisqu'elle les chargeait en même temps de déclarer qu'elle persistait dans sa décision du 6 mai, laquelle enjoignait la vérification séparée. Le clergé, tout au contraire, fidèle à son rôle, avait suspendu la vérification déjà commencée dans sa propre chambre, et il s'était déclaré non constitué, en attendant les conférences des commissaires conciliateurs. Les conférences étaient ouvertes: le clergé se taisait, les députés des communes faisaient valoir leurs raisons avec calme, ceux de la noblesse avec emportement. On se séparait aigri par la dispute, et le tiers-état, résolu à ne rien céder, n'était sans doute pas fâché d'apprendre que toute transaction devenait impossible. La noblesse entendait tous les jours ses commissaires assurer qu'ils avaient eu l'avantage, et son exaltation s'en augmentait encore. Par une lueur passagère de prudence, les deux premiers ordres déclarèrent qu'ils renonçaient à leurs privilèges pécuniaires. Le tiers-état accepta la concession, mais il persista dans son inaction, exigeant toujours la vérification commune. Les conférences se continuaient encore, lorsqu'on proposa enfin, comme accommodement, de faire vérifier les pouvoirs par des commissaires pris dans les trois ordres. Les envoyés de la noblesse déclarèrent en son nom qu'elle ne voulait pas de cet arrangement, et se retirèrent sans fixer de jour pour une nouvelle conférence. La transaction fut ainsi rompue. Le même jour, la noblesse prit un arrêté par lequel elle déclarait de nouveau que, pour cette session, on vérifierait séparément, en laissant aux états le soin de déterminer un autre mode pour l'avenir. Cet arrêté fut communiqué aux communes le 27 mai. On était réuni depuis le 5; vingt-deux jours s'étaient donc écoulés, pendant lesquels on n'avait rien fait; il était temps de prendre une détermination. Mirabeau, qui donnait l'impulsion au parti populaire, fit observer qu'il était urgent de se décider, et de commencer le bien public trop long-temps retardé. Il proposa donc, d'après la résolution connue de la noblesse, de faire une sommation au clergé pour qu'il s'expliquât sur-le-champ, et déclarât s'il voulait ou non se réunir aux communes. La proposition fut aussitôt adoptée. Le député Target se mit en marche à la tête d'une députation nombreuse, et se rendit dans la salle du clergé: «Messieurs des communes invitent, dit-il, messieurs du clergé, AU NOM DU DIEU DE PAIX, et dans l'intérêt national, à se réunir avec eux dans la salle de l'assemblée, pour aviser aux moyens d'opérer la concorde, si nécessaire en ce moment au salut de la chose publique.» Le clergé fut frappé de ces paroles solennelles; un grand nombre de ses membres répondirent par des acclamations, et voulurent se rendre de suite à cette invitation; mais on les en empêcha, et on répondit aux députés des communes qu'il en serait délibéré. Au retour de la députation, le tiers-état, inexorable, se détermina à attendre, séance tenante, la réponse du clergé. Cette réponse n'arrivant point, on lui envoya dire qu'on l'attendait. Le clergé se plaignit d'être trop vivement pressé, et demanda qu'on lui laissât le temps nécessaire. On lui répondit avec modération qu'il en pouvait prendre, et qu'on attendrait, s'il le fallait, tout le jour et toute la nuit.
La situation était difficile; le clergé savait qu'après sa réponse les communes se mettraient à l'oeuvre, et prendraient un parti décisif. Il voulait temporiser pour se concerter avec la cour; il demanda donc jusqu'au lendemain, ce qui fut accordé à regret. Le lendemain en effet, le roi, si désiré des premiers ordres, se décida à intervenir. Dans ce moment toutes les inimitiés de la cour et des premiers ordres commençaient à s'oublier, à l'aspect de cette puissance populaire qui s'élevait avec tant de rapidité. Le roi, se montrant enfin, invita les trois ordres à reprendre les conférences en présence de son garde-des-sceaux. Le tiers-état, quoi qu'on ait dit de ses projets qu'on a jugés d'après l'évènement, ne poussait pas ses voeux au-delà de la monarchie tempérée. Connaissant les intentions de Louis XVI, il était plein de respect pour lui; d'ailleurs, ne voulant nuire à sa propre cause par aucun tort, il répondit que, par déférence pour le roi, il consentait à la reprise des conférences; quoique, d'après les déclarations de la noblesse, on pût les croire inutiles. Il joignit à cette réponse une adresse qu'il chargea son doyen de remettre au prince. Ce doyen était Bailly, homme simple et vertueux, savant illustre et modeste, qui avait été transporté subitement des études silencieuses de son cabinet au milieu des discordes civiles. Choisi pour présider une grande assemblée, il s'était effrayé de sa tâche nouvelle, s'était cru indigne de la remplir, et ne l'avait subie que par devoir. Mais élevé tout à coup à la liberté, il trouva en lui une présence d'esprit et une fermeté inattendues; au milieu de tant de conflits, il fit respecter la majesté de l'assemblée, et représenta pour elle avec toute la dignité de la vertu et de la raison.
Bailly eut la plus grande peine à parvenir jusqu'au roi. Comme il insistait afin d'être introduit, les courtisans répandirent qu'il n'avait pas même respecté la douleur du monarque, affligé de la mort du dauphin. Il fut enfin présenté, sut écarter tout cérémonial humiliant, et montra autant de fermeté que de respect. Le roi l'accueillit avec bonté, mais sans s'expliquer sur ses intentions.
Le gouvernement, décidé à quelques sacrifices pour avoir des fonds, voulait, en opposant les ordres, devenir leur arbitre, arracher à la noblesse ses privilèges pécuniaires avec le secours du tiers-état, et arrêter l'ambition du tiers-état au moyen de la noblesse. Quant à la noblesse, n'ayant point à s'inquiéter des embarras de l'administration, ne songeant qu'aux sacrifices qu'il allait lui en coûter, elle voulait amener la dissolution des états-généraux, et rendre ainsi leur convocation inutile. Les communes, que la cour et les premiers ordres ne voulaient pas reconnaître sous ce titre, et appelaient toujours du nom de tiers-état, acquéraient sans cesse des forces nouvelles, et, résolues à braver tous les dangers, ne voulaient pas laisser échapper une occasion qui pouvait ne plus s'offrir.
Les conférences demandées par le roi eurent lieu. Les commissaires de la noblesse élevèrent des difficultés de tout genre, sur le titre de communes que le tiers-état avait pris, sur la forme et la signature du procès-verbal. Enfin ils entrèrent en discussion, et ils étaient presque réduits au silence par les raisons qu'on leur opposait, lorsque Necker, au nom du roi, proposa un nouveau moyen de conciliation. Chaque ordre devait examiner séparément les pouvoirs, et en donner communication aux autres; dans le cas où des difficultés s'élèveraient, des commissaires en feraient rapport à chaque chambre, et si la décision des divers ordres n'était pas conforme, le roi devait juger en dernier ressort. Ainsi la cour vidait le différend à son profit. Les conférences furent aussitôt suspendues pour obtenir l'adhésion des ordres. Le clergé accepta le projet purement et simplement. La noblesse l'accueillit d'abord avec faveur; mais, poussée par Ses instigateurs ordinaires, elle écarta l'avis des plus sages de ses membres, et modifia le projet de conciliation. De ce jour datent tous ses malheurs.
Les communes, instruites de cette résolution, attendaient, pour s'expliquer à leur tour, qu'elle leur fût communiquée; mais le clergé, avec son astuce ordinaire, voulant les mettre en demeure aux yeux de la nation, leur envoya une députation pour les engager à s'occuper avec lui de la misère du peuple, tous les jours plus grande, et à se hâter de pourvoir ensemble à la rareté et à la cherté des subsistances. Les communes, exposées à la défaveur populaire si elles paraissaient indifférentes à une telle proposition, rendirent ruse pour ruse, et répondirent que, pénétrées des mêmes devoirs, elles attendaient le clergé dans la grande salle pour s'occuper avec lui de cet objet important. Alors la noblesse arriva et communiqua solennellement son arrêté aux communes; elle adoptait, disait-elle, le plan de conciliation, mais en persistant dans la vérification séparée, et en ne déférant aux ordres réunis et à la juridiction suprême du roi que les difficultés qui pourraient s'élever sur les députations entières de toute une province.
Cet arrêté mit fin à tous les embarras des communes. Obligées ou de céder, ou de se déclarer seules en guerre contre les premiers ordres et le trône, si le plan de conciliation avait été adopté, elles furent dispensées de s'expliquer, le plan n'étant accepté qu'avec de graves changemens. Le moment était décisif. Céder sur la vérification séparée n'était pas, il est vrai, céder sur le vote par ordre; mais faiblir une fois, c'était faiblir toujours. Il fallait ou se soumettre à un rôle à peu près nul, donner de l'argent au pouvoir, et se contenter de détruire quelques abus lorsqu'on voyait la possibilité de régénérer l'état, ou prendre une résolution forte et se saisir violemment d'une portion du pouvoir législatif. C'était là le premier acte révolutionnaire, mais l'assemblée n'hésita pas. En conséquence, tous les procès-verbaux signés, les conférences finies, Mirabeau se lève: «Tout projet de conciliation rejeté par une partie, dit-il, ne peut plus être examiné par l'autre. Un mois s'est écoulé, il faut prendre un parti décisif; un député de Paris a une motion importante à faire, qu'on l'écoute.» Mirabeau, ayant ouvert la délibération par son audace, introduit à la tribune Sieyès, esprit vaste, systématique, et rigoureux dans ses déductions. Sieyès rappelle et motive en peu de mots la conduite des communes. Elles ont attendu et se sont prêtées à toutes les conciliations proposées; leur longue condescendance est devenue inutile; elles ne peuvent différer plus long-temps sans manquer à leur mission; en conséquence, elles doivent faire une dernière invitation aux deux autres ordres, afin qu'ils se réunissent à elles pour commencer la vérification. Cette proposition rigoureusement motivée[2] est accueillie avec enthousiasme; on veut même sommer les deux ordres de se réunir dans une heure[3]. Cependant le terme est prorogé. Le lendemain jeudi étant un jour consacré aux solennités religieuses, on remet au vendredi. Le vendredi, la dernière invitation est communiquée; les deux ordres répondent qu'ils vont délibérer; le roi, qu'il fera connaître ses intentions. L'appel des bailliages commence: le premier jour, trois curés se rendent, et sont couverts d'applaudissemens; le second, il en arrive six; le troisième et le quatrième, dix, au nombre desquels se trouvait l'abbé Grégoire.
Pendant l'appel des bailliages et la vérification des pouvoirs, une dispute grave s'éleva sur le titre que devait prendre l'assemblée. Mirabeau proposa celui de représentans du peuple français; Mounier, celui de la majorité délibérant en l'absence de la minorité; le député Legrand, celui d'assemblée nationale. Ce dernier fut adopté après une discussion assez longue, qui se prolongea jusqu'au 16 juin dans la nuit. Il était une heure du matin, et il s'agissait de savoir si on se constituerait séance tenante, ou si on remettrait au lendemain. Une partie des députés voulait qu'on ne perdît pas un instant, afin d'acquérir un caractère légal qui imposât à la cour. Un petit nombre, désirant arrêter les travaux de l'assemblée, s'emportait et poussait des cris furieux. Les deux partis, rangés des deux côtés d'une longue table, se menaçaient réciproquement; Bailly, placé au centre, était sommé par les uns de séparer l'assemblée, par les autres de mettre aux voix le projet de se constituer. Impassible au milieu des cris et des outrages, il resta pendant plus d'une heure immobile et silencieux. Le ciel était orageux, le vent soufflait avec violence au milieu de la salle, et ajoutait au tumulte. Enfin les furieux se retirèrent; alors Bailly, s'adressant à l'assemblée devenue calme par la retraite de ceux qui la troublaient, l'engagea à renvoyer au jour l'acte important qui était proposé. Elle adopta son avis, et se retira en applaudissant à sa fermeté et à sa sagesse.
Le lendemain 17 juin, la proposition fut mise en délibération, et, à la majorité de 491 voix contre 90, les communes se constituèrent en assemblée nationale. Sieyès, chargé encore de motiver cette décision, le fit avec sa rigueur accoutumée.
«L'assemblée, délibérant après la vérification des pouvoirs, reconnaît qu'elle est déjà composée de représentans envoyés directement par les quatre-vingt-seize centièmes au moins de la nation. Une telle masse de députations ne saurait rester inactive par l'absence des députés de quelques bailliages ou de quelques classes de citoyens; car les absens qui ont été appelés ne peuvent empêcher les présens d'exercer la plénitude de leurs droits, surtout lorsque l'exercice de ces droits est un devoir impérieux et pressant.
«De plus, puisqu'il n'appartient qu'aux représentans vérifiés de concourir au voeu national, et que tous les représentans vérifiés doivent être dans cette assemblée, il est encore indispensable de conclure qu'il lui appartient et qu'il n'appartient qu'à elle d'interpréter et de représenter la volonté générale de la nation.
«Il ne peut exister entre le trône et l'assemblée aucun veto, aucun pouvoir négatif.
«L'assemblée déclare donc que l'oeuvre commune de la restauration nationale peut et doit être commencée sans retard par les députés présens, et qu'ils doivent la suivre sans interruption comme sans obstacle.
«La dénomination d'assemblée nationale est la seule qui convienne à l'assemblée dans l'état actuel des choses, soit parce que les membres qui la composent sont les seuls représentans légitimement et publiquement connus et vérifiés, soit parce qu'ils sont envoyés par la presque totalité de la nation, soit enfin parce que la représentation étant une et indivisible, aucun des députés, dans quelque ordre ou classe qu'il soit choisi, n'a le droit d'exercer ses fonctions séparément de cette assemblée.
«L'assemblée ne perdra jamais l'espoir de réunir dans son sein tous les députés aujourd'hui absens; elle ne cessera de les appeler à remplir l'obligation qui leur est imposée de concourir à la tenue des états-généraux. A quelque moment que les députés absens se présentent dans la session qui va s'ouvrir, elle déclare d'avance qu'elle s'empressera de les recevoir, et de partager avec eux, après la vérification des pouvoirs, la suite des grands travaux qui doivent procurer la régénération de la France.»
Aussitôt après cet arrêté, l'assemblée, voulant tout à la fois faire un acte de sa puissance, et prouver qu'elle n'entendait point arrêter la marche de l'administration, légalisa la perception des impôts, quoique établis sans le consentement national; prévenant sa séparation elle ajouta qu'ils cesseraient d'être perçus le jour où elle serait séparée; prévoyant en outre la banqueroute, moyen qui restait au pouvoir pour terminer les embarras financiers, et se passer du concours national, elle satisfit à la prudence et à l'honneur en mettant les créanciers de l'état sous la sauvegarde de la loyauté française. Enfin elle annonça qu'elle allait s'occuper incessamment des causes de la disette et de la misère publique.
Ces mesures, qui montraient autant de courage que d'habileté, produisirent une impression profonde. La cour et les premiers ordres étaient épouvantés de tant d'audace et d'énergie. Pendant ce temps le clergé délibérait en tumulte s'il fallait se réunir aux communes. La foule attendait au dehors le résultat de sa délibération; les curés l'emportèrent enfin, et on apprit que la réunion avait été votée à la majorité de 149 voix sur 115. Ceux qui avaient voté pour la réunion furent accueillis avec des transports; les autres furent outragés et poursuivis par le peuple.
Ce moment devait amener la réconciliation de la cour et de l'aristocratie. Le danger était égal pour toutes deux. La dernière résolution nuisait autant au roi qu'aux premiers ordres eux-mêmes dont les communes déclaraient pouvoir se passer. Aussitôt on se jeta aux pieds du roi; le duc de Luxembourg, le cardinal de Larochefoucauld, l'archevêque de Paris, le supplièrent de réprimer l'audace du tiers-état, et de soutenir leurs droits attaqués. Le parlement lui fit offrir de se passer des états, en promettant de consentir tous les impôts. Le roi fut entouré par les princes et par la reine; c'était plus qu'il ne fallait pour sa faiblesse; enfin on l'entraîna à Marly, pour lui arracher une mesure vigoureuse.
Le ministre Necker, attaché à la cause populaire, se contentait de représentations inutiles, que le roi trouvait justes quand il avait l'esprit libre, mais dont la cour avait soin de détruire bientôt l'effet. Des qu'il vit l'intervention de l'autorité royale nécessaire, il forma un projet qui parut très-hardi à son courage: il voulait que le monarque, dans une séance royale, ordonnât la réunion des ordres, mais seulement pour toutes les mesures d'intérêt général; qu'il s'attribuât la sanction de toutes les résolutions prises par les états-généraux; qu'il improuvât d'avance tout établissement contre la monarchie tempérée, tel que celui d'une assemblée unique; qu'il promît enfin l'abolition des privilèges, l'égale admission de tous les Français aux emplois civils et militaires, etc. Necker, qui n'avait pas eu la force de devancer le temps pour un plan pareil, n'avait pas mieux celle d'en assurer l'exécution.
Le conseil avait suivi le roi à Marly. Là, le plan de Necker, approuvé d'abord, est remis en discussion: tout à coup un billet est transmis au roi; le conseil est suspendu, repris et renvoyé au lendemain, malgré le besoin d'une grande célérité. Le lendemain, de nouveaux membres sont ajoutés au conseil; les frères du roi sont du nombre. Le projet de Necker est modifié; le ministre résiste, fait quelques concessions, mais il se voit vaincu et retourne à Versailles. Un page vient trois fois lui remettre des billets, portant de nouvelles modifications; son plan est tout-à-fait défiguré, et la séance royale est fixée pour le 22 juin.
On n'était encore qu'au 20, et déjà on ferme la salle des états, sous le prétexte des préparatifs qu'exige la présence du roi. Ces préparatifs pouvaient se faire en une demi-journée; mais le clergé avait résolu la veille de se réunir aux communes, et on voulait empêcher cette réunion. Un ordre du roi suspend aussitôt les séances jusqu'au 22. Bailly, se croyant obligé d'obéir à l'assemblée, qui, le vendredi 19, s'était ajournée au lendemain samedi, se rend à la porte de la salle. Des gardes-françaises l'entouraient avec ordre d'en défendre l'entrée; l'officier de service reçoit Bailly avec respect, et lui permet de pénétrer dans une cour pour y rédiger une protestation. Quelques députés jeunes et ardens veulent forcer la consigne; Bailly accourt, les apaise, et les emmène avec lui, pour ne pas compromettre le généreux officier qui exécutait avec tant de modération les ordres de l'autorité. On s'attroupe en tumulte, on persiste à se réunir; quelques-uns parlent de tenir séance sous les fenêtres mêmes du roi, d'autres proposent la salle du jeu de paume; on s'y rend aussitôt; le maître la cède avec joie.
Cette salle était vaste, mais les murs en étaient sombres et dépouillés; il n'y avait point de sièges. On offre un fauteuil au président, qui le refuse et veut demeurer debout avec l'assemblée; un banc sert de bureau; deux députés sont placés à la porte pour la garder, et sont bientôt relevés par la prévôté de l'hôtel, qui vient offrir ses services. Le peuple accourt en foule, et la délibération commence. On s'élève de toutes parts contre cette suspension des séances, et on propose divers moyens pour l'empêcher à l'avenir. L'agitation augmente, et les partis extrêmes commencent à s'offrir aux imaginations. On propose de se rendre à Paris: cet avis, accueilli avec chaleur, est agité vivement; déjà même on parle de s'y transporter en corps et à pied. Bailly est épouvanté des violences que pourrait essuyer l'assemblée pendant la route; redoutant d'ailleurs une scission, il s'oppose à ce projet. Alors Mounier propose aux députés de s'engager par serment à ne pas se séparer avant l'établissement d'une constitution. Cette proposition est accueillie avec transport, et on rédige aussitôt la formule du serment. Bailly demande l'honneur de s'engager le premier, et lit la formule ainsi conçue: «Vous prêtez le serment solennel de ne jamais vous séparer, de vous rassembler partout où les circonstances l'exigeront, jusqu'à ce que la constitution du royaume soit établie et affermie sur des fondemens solides.» Cette formule, prononcée à haute et intelligible voix, retentit jusqu'au dehors. Aussitôt toutes les bouches profèrent le serment; tous les bras sont tendus vers Bailly, qui, debout et immobile, reçoit cet engagement solennel d'assurer par des lois l'exercice des droits nationaux. La foule pousse aussitôt des cris de vive l'assemblée! vive le roi! comme pour prouver que, sans colère et sans haine, mais par devoir, elle recouvre ce qui lui est dû. Les députés se disposent ensuite à signer la déclaration qu'ils viennent de faire. Un seul, Martin d'Auch, ajoute à son nom le mot d'opposant. Il se forme autour de lui un grand tumulte. Bailly, pour être entendu, monte sur une table, s'adresse avec modération au député, et lui représente qu'il a le droit de refuser sa signature, mais non celui de former opposition. Le député persiste; et l'assemblée, par respect pour sa liberté, souffre le mot, et le laisse exister sur le procès-verbal.
Ce nouvel acte d'énergie excita l'épouvante de la noblesse, qui le lendemain vint porter ses doléances aux pieds du roi, s'excuser en quelque sorte des restrictions qu'elle avait apportées au plan de conciliation, et lui demander son assistance. La minorité noble protesta contre cette démarche, soutenant avec raison qu'il n'était plus temps de demander l'intervention royale, après l'avoir si mal à propos refusée. Cette minorité, trop peu écoutée, se composait de quarante-sept membres; on y comptait des militaires, des magistrats éclairés; le duc de Liancourt, généreux ami de son roi et de la liberté; le duc de Larochefoucauld, distingué par une constante vertu et de grandes lumières; Lally-Tolendal, célèbre déjà par les malheurs de son père et ses éloquentes réclamations; Clermont-Tonnerre, remarquable par le talent de la parole; les frères Lameth, jeunes colonels, connus par leur esprit et leur bravoure; Duport, déjà cité pour sa vaste capacité et la fermeté de son caractère; enfin le marquis de Lafayette, défenseur de la liberté américaine, unissant à la vivacité française la constance et la simplicité de Washington.
L'intrigue ralentissait toutes les opérations de la cour. La séance, fixée d'abord au lundi 22, fut remise au 23. Un billet, écrit fort tard à Bailly et à l'issue du grand conseil, lui annonçait ce renvoi, et prouvait l'agitation qui régnait dans les idées. Necker était résolu à ne pas se rendre à la séance, pour ne pas autoriser de sa présence des projets qu'il désapprouvait.
Les petits moyens, ressource ordinaire d'une autorité faible, furent employés pour empêcher la séance du lundi 22; les princes firent retenir la salle du jeu de paume pour y jouer ce jour-là. L'assemblée se rendit à l'église de Saint-Louis, où elle reçut la majorité du clergé, à la tête de laquelle se trouvait l'archevêque de Vienne. Cette réunion, opérée avec la plus grande dignité, excita la joie la plus vive. Le clergé venait s'y soumettre, disait-il, à la vérification commune.
Le lendemain 23 était le jour fixé pour la séance royale. Les députés des communes devaient entrer par une porte détournée, et différente de celle qui était réservée à la noblesse et au clergé. A défaut de la violence, on ne leur épargnait pas les humiliations. Exposés à la pluie, ils attendirent longtemps: le président, réduit à frapper à cette porte, qui ne s'ouvrait pas, frappa plusieurs fois; on lui répondit qu'il n'était pas temps. Déjà les députés allaient se retirer, Bailly frappa encore; la porte s'ouvrit enfin, les députés entrèrent et trouvèrent les deux premiers ordres en possession de leurs sièges, qu'ils avaient voulu s'assurer en les occupant d'avance. La séance n'était point, comme celle du 5 mai, majestueuse et touchante à la fois, par une certaine effusion de sentimens et d'espérances. Une milice nombreuse, un silence morne, la distinguaient de cette première solennité. Les députés des communes avaient résolu de garder le plus profond silence. Le roi prit la parole, et trahit sa faiblesse en employant des expressions beaucoup trop énergiques pour son caractère. On lui faisait proférer des reproches, et donner des commandemens. Il enjoignait la séparation par ordre, cassait les précédens arrêtés du tiers-état, en promettant de sanctionner l'abdication des privilèges pécuniaires quand les possesseurs l'auraient donnée. Il maintenait tous les droits féodaux, tant utiles, qu'honorifiques, comme propriétés inviolables; il n'ordonnait pas la réunion pour les matières d'intérêt général, mais il la faisait espérer de la modération des premiers ordres. Ainsi il forçait L'obéissance des communes, et se contentait de présumer celle de l'aristocratie. Il laissait la noblesse et le clergé juges de ce qui les concernait spécialement, et finissait par dire que, s'il rencontrait de nouveaux obstacles, il ferait tout seul le bien de son peuple, et se regarderait comme son unique représentant. Ce ton, ce langage, irritèrent profondément les esprits, non contre le roi, qui venait de représenter avec faiblesse des passions qui n'étaient pas les siennes, mais contre l'aristocratie dont il était l'instrument.
Aussitôt après son discours, il ordonne à l'assemblée de se séparer sur-le-champ. La noblesse le suit, avec une partie du clergé. Le plus grand nombre des députés ecclésiastiques demeurent; les députés des communes, immobiles, gardent un profond silence. Mirabeau, qui toujours s'avançait le premier, se lève: «Messieurs, dit-il, j'avoue que ce que vous venez d'entendre pourrait être le salut de la patrie, si les présens du despotisme n'étaient pas toujours dangereux…. L'appareil des armes, la violation du temple national, pour vous commander d'être heureux!… Où sont les ennemis de la nation? Catilina est-il à nos portes?… Je demande qu'en vous couvrant de votre dignité, de votre puissance législative, vous vous renfermiez dans la religion de votre serment; il ne vous permet de vous séparer qu'après avoir fait la constitution.»
Le marquis de Brézé, grand-maître des cérémonies, rentre alors et s'adresse à Bailly: «Vous avez entendu, lui dit-il, les ordres du roi;» et Bailly lui répond: «Je vais prendre ceux de l'assemblée.» Mirabeau s'avance: «Oui, monsieur, s'écrie-t-il, nous avons entendu les intentions qu'on a suggérées au roi; mais vous n'avez ici ni voix, ni place, ni droit de parler. Cependant, pour éviter tout délai, allez dire à votre maître que nous sommes ici par la puissance du peuple, et qu'on ne nous en arrachera que par la puissance des baïonnettes.» M. de Brézé se retire. Sieyès prononce ces mots: «Nous sommes aujourd'hui ce que nous étions hier; délibérons.» L'assemblée se recueille pour délibérer sur le maintien de ses précédens arrêtés. «Le premier de ces arrêtés, dit Barnave, a déclaré ce que vous êtes; le second statue sur les impôts, que vous seuls avez droit de consentir; le troisième est le serment de faire votre devoir. Aucune de ces mesures n'a besoin de sanction royale. Le roi ne peut empêcher ce qu'il n'a pas à consentir.» Dans ce moment, des ouvriers viennent pour enlever les banquettes, des troupes armées traversent la salle, d'autres l'entourent au dehors; les gardes-du-corps s'avancent même jusqu'à la porte. L'assemblée, sans s'interrompre, demeure sur les bancs et recueille les voix: il y a unanimité pour le maintien de tous les arrêtés précédens. Ce n'est pas tout: au sein de la ville royale, au milieu des serviteurs de la cour, et privée des secours de ce peuple depuis si redoutable, l'assemblée pouvait être menacée. Mirabeau reparaît à la tribune et propose de décréter l'inviolabilité de chaque député. Aussitôt l'assemblée, n'opposant à la force qu'une majestueuse volonté, déclare inviolable chacun de ses membres, proclame traître, infâme et coupable de crime capital, quiconque attenterait à leur personne.
Pendant ce temps la noblesse, qui croyait l'état sauvé par ce lit de justice, présentait ses félicitations au prince qui en avait donné l'idée, et les portait du prince à la reine. La reine, tenant son fils dans ses bras, le montrant à ces serviteurs si empressés, recevait leurs sermens, et s'abandonnait malheureusement à une aveugle confiance. Dans ce même instant on entendit des cris: chacun accourut, et on apprit que le peuple, réuni en foule, félicitait Necker de n'avoir pas assisté à la séance royale. L'épouvante succéda aussitôt à la joie; le roi et la reine firent appeler Necker, et ces augustes personnages furent obligés de le supplier de conserver son portefeuille. Le ministre y consentit, et rendit à la cour une partie de la popularité qu'il avait conservée en n'assistant pas à cette funeste séance.
Ainsi venait de s'opérer la première révolution. Le tiers-état avait recouvré le pouvoir législatif, et ses adversaires l'avaient perdu pour avoir voulu le garder tout entier. En quelques jours, cette révolution législative fut entièrement consommée. On employa encore quelques petits moyens, tels que de gêner les communications intérieures dans les salles des états; mais ils furent sans succès. Le 24, la majorité du clergé se rendit à l'assemblée, et demanda la vérification en commun pour délibérer ensuite sur les propositions faites par le roi dans la séance du 23 juin. La minorité du clergé continuait à délibérer dans sa chambre particulière. L'archevêque de Paris, Juigné, prélat vertueux, bienfaiteur du peuple, mais privilégié opiniâtre, fut poursuivi, et contraint de promettre sa réunion; il se rendit en effet à l'assemblée nationale, accompagné de l'archevêque de Bordeaux, prélat populaire et qui devait plus tard devenir ministre.
Le plus grand trouble se manifesta dans les rangs de la noblesse. Ses agitateurs ordinaires enflammaient ses passions; d'Espréménil proposa de décréter le tiers-état, et de le faire poursuivre par le procureur-général; la minorité proposa la réunion. Cette motion fut rejetée au milieu du tumulte. Le duc d'Orléans appuya la proposition, après avoir, la veille, promis le contraire aux Polignac[4]. Quarante-sept membres, résolus de se réunir à l'assemblée générale malgré la décision de la majorité, s'y rendirent en corps, et furent reçus au milieu de la joie publique. Cependant, malgré cette allégresse causée par leur présence, leurs visages étaient tristes. «Nous cédons à notre conscience, dit Clermont-Tonnerre, mais c'est avec douleur que nous nous séparons de nos frères. Nous venons concourir à la régénération publique; chacun de nous vous fera connaître le degré d'activité que lui permet son mandat.»
Chaque jour amenait de nouvelles réunions, et l'assemblée voyait s'accroître le nombre de ses membres. Des adresses arrivaient de toutes parts, exprimant le voeu et l'approbation des villes et des provinces. Mounier suscita celles du Dauphiné. Paris fit la sienne; et le Palais-Royal lui-même envoya une députation, que l'assemblée, entourée encore de dangers, reçut pour ne pas s'aliéner la multitude. Alors elle n'en prévoyait pas les excès; elle avait besoin au contraire de présumer son énergie et d'en espérer un appui; beaucoup d'esprits en doutaient, et le courage du peuple n'était encore qu'un rêve heureux. Ainsi les applaudissemens des tribunes, importuns souvent à l'assemblée, l'avaient pourtant soutenue, et on n'osa pas les empêcher. Bailly voulut réclamer, on étouffa sa voix et sa motion par de bruyans applaudissemens.
La majorité de la noblesse continuait ses séances au milieu du tumulte et du plus violent déchaînement. L'épouvante se répandit chez ceux qui la dirigeaient, et le signal de la réunion partit de ceux mêmes qui lui persuadaient naguère la résistance. Mais ces passions, déjà trop excitées, n'étaient point faciles à conduire. Le roi fut obligé d'écrire une lettre; la cour, les grands, furent réduits à supplier; «la réunion sera passagère, disait-on aux plus obstinés; des troupes s'approchent, cédez pour sauver le roi.» Le consentement fut arraché au milieu du désordre, et la majorité de la noblesse, accompagnée de la minorité du clergé, se rendit le 27 juin à l'assemblée générale. Le duc de Luxembourg, y parlant au nom de tous, dit qu'ils venaient pour donner au roi une marque de respect, et à la nation une preuve de patriotisme. «La famille est complète,» répondit Bailly. Supposant que la réunion était entière, et qu'il s'agissait, non de vérifier, mais de délibérer en commun, il ajouta: «Nous pourrons nous occuper, sans relâche et sans distraction, de la régénération du royaume et du bonheur public.»
Plus d'un petit moyen fut encore employé pour paraître n'avoir pas fait ce que la nécessité avait obligé de faire. Les nouveaux arrivés se rendaient toujours après l'ouverture des séances, tous en corps, et de manière à figurer un ordre. Ils affectaient de se tenir debout derrière le président, et de manière à paraître ne pas siéger. Bailly, avec beaucoup de mesure et de fermeté, finit par vaincre toutes les résistances, et parvint à les faire asseoir. On voulut aussi lui disputer la présidence, non de vive force, mais tantôt par une négociation secrète, tantôt par une supercherie. Bailly la retint, non par ambition, mais par devoir; et on vit un simple citoyen, connu seulement par ses vertus et ses talens, présider tous les grands du royaume et de l'église.
Il était trop évident que la révolution législative était achevée. Quoique le premier différend n'eût d'autre objet que le mode de vérification et non la manière de voter, quoique les uns eussent déclaré ne se réunir que pour la vérification commune, et les autres pour obéir aux intentions royales exprimées le 23 juin, il était certain que le vote par tête devenait inévitable; toute réclamation était donc inutile et impolitique. Pourtant le cardinal de Larochefoucauld protesta au nom de la minorité, et assura qu'il ne s'était réuni que pour délibérer sur les objets généraux, et en conservant toujours le droit de former un ordre. L'archevêque de Vienne répliqua avec vivacité que la minorité n'avait rien pu décider en l'absence de la majorité du clergé, et qu'elle n'avait pas le droit de parler au nom de l'ordre. Mirabeau s'éleva avec force contre cette prétention, dit qu'il était étrange qu'on protestât dans l'assemblée contre l'assemblée; qu'il fallait en reconnaître la souveraineté, ou se retirer.
Alors s'éleva la question des mandats impératifs. La plupart des cahiers exprimaient le voeu des électeurs à l'égard des réformes à opérer, et rendaient ce voeu obligatoire pour les députés. Avant d'agir, il fallait fixer jusqu'à quel point on le pouvait; cette question devait donc être la première. Elle fut prise et reprise plusieurs fois. Les uns voulaient qu'on retournât aux commettans; les autres pensaient qu'on ne pouvait recevoir des commettans que la mission de voter pour eux, après que les objets auraient été discutés et éclaircis par les envoyés de toute la nation, mais ils ne croyaient pas qu'on pût recevoir d'avance un avis tout fait. Si on croit en effet ne pouvoir faire la loi que dans un conseil général, soit parce qu'on trouve plus de lumières en s'élevant, soit parce qu'on ne peut avoir un avis que lorsque toutes les parties de la nation se sont réciproquement entendues, il s'ensuit qu'alors les députés doivent être libres et sans mandat obligatoire. Mirabeau, acérant la raison par l'ironie, s'écria que ceux qui croyaient les mandats impératifs avaient eu tort de venir, et n'avaient qu'à laisser leurs cahiers sur leurs bancs, et que ces cahiers siégeraient tout aussi bien qu'eux. Sieyès, avec sa sagacité ordinaire, prévoyant que, malgré la décision très juste de l'assemblée, un grand nombre de membres se replieraient sur leurs sermens, et qu'en se réfugiant dans leur conscience ils se rendraient inattaquables, proposa l'ordre du jour, sur le motif que chacun était juge de la valeur du serment qu'il avait prêté. «Ceux qui se croient obligés par leurs cachiers, dit-il, seront regardés comme absens, tout comme ceux qui avaient refusé de faire vérifier leurs pouvoirs en assemblée générale.» Cette sage opinion fut adoptée. L'assemblée, en contraignant les opposans, leur eût fourni des prétextes, tandis qu'en les laissant libres, elle était sûre de les amener à elle, car sa victoire était désormais certaine.
L'objet de la nouvelle convocation était la réforme de l'état, c'est-à-dire, l'établissement d'une constitution, dont la France manquait, malgré tout ce qu'on a pu dire. Si on appelle ainsi toute espèce de rapports entre les gouvernés et le gouvernement, sans doute la France possédait une constitution; un roi avait commandé et des sujets obéi; des ministres avaient emprisonné arbitrairement; des traitans avaient perçu jusqu'aux derniers deniers du peuple; des parlemens avaient condamné des malheureux à la roue. Les peuples les plus barbares ont de ces espèces de constitution. Il y avait eu en France des états-généraux, mais sans attributions précises, sans retours assurés, et toujours sans résultats. Il y avait eu une autorité royale, tour à tour nulle ou absolue. Il y avait eu des tribunaux ou cours souveraines qui souvent joignaient au pouvoir judiciaire le pouvoir législatif; mais il n'y avait aucune loi qui assurât la responsabilité des agens du pouvoir, la liberté de la presse, la liberté individuelle, toutes les garanties enfin qui, dans l'état social, remplacent la fiction de la liberté naturelle[5].
Le besoin d'une constitution était avoué, et généralement senti; tous les cahiers l'avaient énergiquement exprimé, et s'étaient même expliqués formellement sur les principes fondamentaux de cette constitution. Ils avaient unanimement prescrit le gouvernement monarchique, l'hérédité de mâle en mâle, l'attribution exclusive du pouvoir exécutif au roi, la responsabilité de tous les agens, le concours de la nation et du roi pour la confection des lois, le vote de l'impôt, et la liberté individuelle. Mais ils étaient divisés sur la création d'une ou de deux chambres législatives; sur la permanence, la périodicité, la dissolution du corps législatif; sur l'existence politique du clergé et des parlemens; sur l'étendue de la liberté de la presse. Tant de questions, ou résolues ou proposées par les cahiers, annoncent assez combien l'esprit public était alors éveillé dans toutes les parties du royaume, et combien était général et prononcé le voeu de la France pour la liberté[6]. Mais une constitution entière à fonder au milieu des décombres d'une antique législation, malgré toutes les résistances, et avec l'élan désordonné des esprits, était une oeuvre grande et difficile. Outre les dissentimens que devait produire la diversité des intérêts, il y avait encore à redouter la divergence naturelle des opinions. Une législation tout entière à donner à un grand peuple excite si fortement les esprits, leur inspire des projets si vastes des espérances si chimériques, qu'on devait s'attendre à des mesures ou vagues ou exagérées, et souvent hostiles. Pour mettre de la suite dans les travaux, on nomma un comité chargé d'en mesurer l'étendue et d'en ordonner la distribution. Ce comité était composé des membres les plus modérés de l'assemblée. Mounier, esprit sage, quoique opiniâtre, en était le membre le plus laborieux et le plus influent; ce fut lui qui prépara l'ordre du travail.
La difficulté de donner une constitution n'était pas la seule qu'eut à vaincre cette assemblée. Entre un gouvernement mal disposé et un peuple affamé qui exigeait de prompts soulagemens, il était difficile qu'elle ne se mêlât pas de l'administration. Se défiant de l'autorité, pressée de secourir le peuple, elle devait, même sans ambition, empiéter peu à peu sur le pouvoir exécutif. Déjà le clergé lui en avait donné l'exemple, en faisant au tiers-état la proposition insidieuse de s'occuper immédiatement des subsistances. L'assemblée à peine formée nomma un comité des subsistances, demanda au ministère des renseignemens sur cette matière, proposa de favoriser la circulation des denrées de province à province, de les transporter d'office sur les lieux où elles manquaient, de faire des aumônes, et d'y pourvoir par des emprunts. Le ministère fit connaître les mesures efficaces qu'il avait prises, et que Louis XVI, administrateur soigneux, avait favorisées de tout son pouvoir. Lally-Tolendal proposa de faire des décrets sur la libre circulation; à quoi Mounier objecta que de tels décrets exigeraient la sanction royale, et que cette sanction, n'étant pas réglée, exposerait à des difficultés graves. Ainsi tous les obstacles se réunissaient. Il fallait faire des lois sans que les formes législatives fussent fixées, surveiller l'administration sans empiéter sur l'autorité exécutive, et suffire à tant d'embarras, malgré la mauvaise volonté du pouvoir, l'opposition des intérêts, la divergence des esprits, et l'exigence d'un peuple récemment éveillé, et s'agitant à quelques lieues de l'assemblée dans le sein d'une immense capitale.
Un très petit espace sépare Paris de Versailles, et on peut le franchir plusieurs fois en un jour. Toutes les agitations de Paris se faisaient donc ressentir immédiatement à Versailles, à la cour et dans l'assemblée. Paris offrait alors un spectacle nouveau et extraordinaire. Les électeurs, réunis en soixante districts, n'avaient pas voulu se séparer après les élections, et étaient demeurés assemblés, soit pour donner des instructions à leurs députés, soit par ce besoin de se réunir, de s'agiter, qui est toujours dans le coeur des hommes, et qui éclate avec d'autant plus de violence qu'il a été plus longtemps comprimé. Ils avaient eu le même sort que l'assemblée nationale: le lieu de leurs séances ayant été fermé, ils s'étaient rendus dans un autre; enfin ils avaient obtenu l'ouverture de l'Hôtel-de-ville, et là ils continuaient de se réunir et de correspondre avec leurs députés. Il n'existait point encore de feuilles publiques, rendant compte des séances de l'assemblée nationale; on avait besoin de se rapprocher pour s'entretenir et s'instruire des évènemens. Le jardin du Palais-Royal était le lieu des plus fréquens rassemblemens. Ce magnifique jardin, entouré des plus riches magasins de l'Europe, et formant une dépendance du palais du duc d'Orléans, était le rendez-vous des étrangers, des débauchés, des oisifs, et surtout des plus grands agitateurs. Les discours les plus hardis étaient proférés dans les cafés ou dans le jardin même. On voyait un orateur monter sur une table, et, réunissant la foule autour de lui, l'exciter par les paroles les plus violentes, paroles toujours impunies, car la multitude régnait là en souveraine. Des hommes qu'on supposait dévoués au duc d'Orléans s'y montraient des plus ardens. Les richesses de ce prince, ses prodigalités connues, ses emprunts énormes, son voisinage, son ambition, quoique vague, tout a dû le faire accuser. L'histoire, sans désigner aucun nom, peut assurer du moins que l'or a été répandu. Si la partie saine de la nation voulait ardemment la liberté, si la multitude inquiète et souffrante voulait s'agiter et faire son sort meilleur, il y a eu aussi des instigateurs qui ont quelquefois excité cette multitude et dirigé peut-être quelques-uns de ses coups. Du reste, cette influence n'est point à compter parmi les causes de la révolution, car ce n'est pas avec un peu d'or et des manoeuvres secrètes qu'on ébranle une nation de vingt-cinq millions d'hommes.
Une occasion de troubles se présenta bientôt. Les gardes-françaises, troupes d'élite destinées à composer la garde du roi, étaient à Paris. Quatre compagnies se détachaient alternativement, et venaient faire leur service à Versailles. Outre la sévérité barbare de la nouvelle discipline, ces troupes avaient encore à se plaindre de celle de leur nouveau colonel. Dans le pillage de la maison Réveillon, elles avaient bien montré quelque acharnement contre le peuple; mais plus tard elles en avaient éprouvé du regret, et, mêlées tous les jours à lui, elles avaient cédé à ses séductions. D'ailleurs, soldats et sous-officiers sentaient que toute carrière leur était fermée; ils étaient blessés de voir leurs jeunes officiers ne faire presque aucun service, ne figurer que les jours de parade, et, après les revues, ne pas même accompagner le régiment dans les casernes. Il y avait là comme ailleurs un tiers-état qui suffisait à tout et ne profitait de rien. L'indiscipline se manifesta, et quelques soldats furent enfermés à l'Abbaye.
On se réunit au Palais-Royal en criant: A l'abbaye! La multitude y courut aussitôt. Les portes en furent enfoncées, et on conduisit en triomphe les soldats qu'on venait d'en arracher [Note: 30 juin]. Tandis que le peuple les gardait au palais-Royal, une lettre fut écrite à l'assemblée pour demander leur liberté. Placée entre le peuple d'une part, et le gouvernement de l'autre, qui était suspect puisqu'il allait agir dans sa propre cause, l'assemblée ne pouvait manquer d'intervenir, et de commettre un empiétement en se mêlant de la police publique. Prenant une résolution tout à la fois adroite et sage, elle exprima aux Parisiens ses voeux pour le maintien du bon ordre, leur recommanda de ne pas le troubler, et en même temps elle envoya une députation au roi pour implorer sa clémence, comme un moyen infaillible de rétablir la concorde et la paix. Le roi, touché de là modération de l'assemblée, promit sa clémence quand l'ordre serait rétabli. Les gardes-françaises furent sur-le-champ replacés dans les prisons, et une grâce du roi les en fit aussitôt sortir.
Tout allait bien jusque-là; mais la noblesse, en se réunissant aux deux ordres, avait cédé avec regret, et sur la promesse que sa réunion serait de courte durée. Elle s'assemblait tous les jours encore, et protestait contre les travaux de l'assemblée nationale; ses réunions étaient progressivement moins nombreuses; le 3 juillet on avait compté 138 membres présens; le 10 ils n'étaient plus que 93, et le 11, 80. Cependant les plus obstinés avaient persisté, et le 11 ils avaient résolu une protestation que les évènemens postérieurs les empêchèrent de rédiger. La cour, de son côté, n'avait pas cédé sans regret et sans projet. Revenue de son effroi après la séance du 23 juin, elle avait voulu la réunion générale pour entraver la marche de l'assemblée au moyen des nobles, et dans l'espérance de la dissoudre bientôt de vive force. Necker n'avait été conservé que pour couvrir par sa présence les trames secrètes qu'on ourdissait. A une certaine agitation, à la réserve dont on usait envers lui, il se doutait d'une grande machination. Le roi même n'était pas instruit de tout, et on se proposait sans doute d'aller plus loin qu'il ne voulait. Necker, qui croyait que toute l'action d'un homme d'état devait se borner à raisonner, et qui avait tout juste la force nécessaire pour faire des représentations, en faisait inutilement. Uni avec Mounier, Lally-Tolendal et Clermont-Tonnerre, ils méditaient tous ensemble l'établissement de la constitution anglaise. Pendant ce temps la cour poursuivait des préparatifs secrets; et les députés nobles ayant voulu se retirer, on les retint en leur parlant d'un évènement prochain.
Des troupes s'approchaient; le vieux maréchal de Broglie en avait reçu le commandement général, et le baron de Besenval avait reçu le commandement particulier de celles qui environnaient Paris. Quinze régimens, la plupart étrangers, étaient aux environs de la capitale. La jactance des courtisans révélait le danger, et ces conspirateurs, trop prompts à menacer, compromettaient ainsi leurs projets. Les députés populaires, instruits, non pas de tous les détails d'un plan qui n'était pas connu encore en entier, et que le roi lui-même n'a connu qu'en partie, mais qui certainement faisait craindre l'emploi de la violence, les députés populaires étaient irrités et songeaient aux moyens de résistance. On ignore et on ignorera probablement toujours quelle a été la part des moyens secrets dans l'insurrection du 14 juillet; mais peu importe. L'aristocratie conspirait, le parti populaire pouvait bien conspirer aussi. Les moyens employés étant les mêmes, reste la justice de la cause, et la justice n'était pas pour ceux qui voulaient revenir sur la réunion des trois ordres, dissoudre la représentation nationale, et sévir contre ses plus courageux députés.
Mirabeau pensa que le plus sûr moyen d'intimider le pouvoir, c'était de le réduire à discuter publiquement les mesures qu'on lui voyait prendre. Il fallait pour cela les dénoncer ouvertement. S'il hésitait à répondre, s'il éludait, il était jugé; la nation était avertie et soulevée. Mirabeau fait suspendre les travaux de la constitution, et propose de demander au roi le renvoi des troupes. Il mêle dans ses paroles le respect pour le monarque aux reproches les plus sévères pour le gouvernement. Il dit que tous les jours des troupes nouvelles s'avancent; que tous les passages sont interceptés; que les ponts, les promenades sont changés en postes militaires; que des faits publics et cachés, des ordres et des contre-ordres précipités frappent tous les yeux et annoncent la guerre. Ajoutant à ces faits des reproches amers: «On montre, dit-il, plus de soldats menaçans à la nation, qu'une invasion de l'ennemi n'en rencontrerait peut-être, et mille fois plus du moins qu'on n'en a pu réunir pour secourir des amis martyrs de leur fidélité, et surtout pour conserver cette alliance des Hollandais, si précieuse, si chèrement conquise, et si honteusement perdue.»
Son discours est aussitôt couvert d'applaudissemens, l'adresse qu'il propose est adoptée. Seulement, comme en invoquant le renvoi des troupes il avait demandé qu'on les remplaçât par des gardes bourgeoises, cet article est supprimé; l'adresse est votée à l'unanimité moins quatre voix. Dans cette adresse, demeurée célèbre, qu'il n'a, dit-on, point écrite, mais dont il avait fourni toutes les idées à un de ses amis, Mirabeau prévoyait presque tout ce qui allait arriver: l'explosion de la multitude et la défection des troupes par leur rapprochement avec les citoyens. Aussi adroit qu'audacieux, il osait assurer au roi que ses promesses ne seraient point vaines: «Vous nous avez appelés, lui disait-il, pour régénérer le royaume; vos voeux seront accomplis, malgré les pièges, les difficultés, les périls…, etc.»
L'adresse fut présentée par une députation de vingt-quatre membres. Le roi, ne voulant pas s'expliquer, répondit que ce rassemblement de troupes n'avait d'autre objet que le maintien de la tranquillité publique, et la protection due à rassemblée; qu'au surplus, si celle-ci avait encore des craintes, il la transférerait à Soissons ou à Noyon, et que lui-même se rendrait à Compiègne.
L'assemblée ne pouvait se contenter d'une pareille réponse, surtout de l'offre de l'éloigner de la capitale pour la placer entre deux camps. Le comte de Crillon proposa de s'en fier à la parole d'un roi honnête homme. «La parole d'un roi honnête homme, reprit Mirabeau, est un mauvais garant de la conduite de son ministère; notre confiance aveugle dans nos rois nous a perdus; nous avons demandé la retraite des troupes et non à fuir devant elles; il faut insister encore, et sans relâche.»
Cette opinion ne fut point appuyée. Mirabeau insistait assez sur les moyens ouverts, pour qu'on lui pardonnât les machinations secrètes, s'il est vrai qu'elles aient été employées.
C'était le 11 juillet; Necker avait dit plusieurs fois au roi que si ses services lui déplaisaient, il se retirerait avec soumission. «Je prends votre parole,» avait répondu le roi. Le 11 au soir, Necker reçut un billet où Louis XVI le sommait de tenir sa parole, le pressait de partir, et ajoutait qu'il comptait assez sur lui pour espérer qu'il cacherait son départ à tout le monde. Necker, justifiant alors l'honorable confiance du monarque, part sans en avertir sa société, ni même sa fille, et se trouve en quelques heures fort loin de Versailles. Le lendemain 12 juillet était un dimanche. Le bruit se répandit à Paris que Necker avait été renvoyé, ainsi que MM. de Montmorin, de La Luzerne, de Puységur et de Saint-Priest. On annonçait, pour les remplacer, MM. de Breteuil, de La Vauguyon, de Broglie, Foulon et Damécourt, presque tous connus par leur opposition à la cause populaire. L'alarme se répand dans Paris. On se rend au Palais-Royal. Un jeune homme, connu depuis par son exaltation républicaine, né avec une âme tendre, mais bouillante, Camille Desmoulins, monte sur une table, montre des pistolets en criant aux armes, arrache une feuille d'arbre dont il fait une cocarde, et engage tout le monde à l'imiter.
Les arbres sont aussitôt dépouillés, et on se rend dans un musée renfermant des bustes en cire. On s'empare de ceux de Necker et du duc d'Orléans, menacé, dit-on, de l'exil, et on se répand ensuite dans les quartiers de Paris. Cette foule parcourait la rue Saint-Honoré, lorsqu'elle rencontre, vers la place Vendôme, un détachement de Royal-Allemand qui fond sur elle, blesse plusieurs personnes, et entre autres un soldat des gardes-françaises. Ces derniers, tout disposés pour le peuple et contre le Royal-Allemand, avec lequel ils avaient eu une rixe les jours précédens, étaient casernés près de la place Louis XV; ils font feu sur Royal-Allemand. Le prince de Lambesc, qui commandait ce régiment, se replie aussitôt sur le jardin des Tuileries, charge la foule paisible qui s'y promenait, tue un vieillard au milieu de la confusion, et fait évacuer le jardin. Pendant ce temps, les troupes qui environnaient Paris se concentrent sur le Champ-de-Mars et la place Louis XV. La terreur alors n'a plus de bornes et se change en fureur. On se répand dans la ville en criant aux armes. La multitude court à l'Hôtel- de-Ville pour en demander. Les électeurs composant l'assemblée générale y étaient réunis. Ils livrent les armes qu'ils ne pouvaient plus refuser, et qu'on pillait déjà à l'instant où ils se décidaient à les accorder. Ces électeurs composaient en ce moment la seule autorité établie. Privés de tout pouvoir actif, ils prennent ceux que la circonstance exigeait, et ordonnent la convocation des districts. Tous les citoyens s'y rendent pour aviser aux moyens de se préserver à la fois de la fureur de la multitude et de l'attaque des troupes royales. Pendant la nuit, le peuple, qui court toujours à ce qui l'intéresse, force et brûle les barrières, disperse les commis et rend toutes les entrées libres. Les boutiques des armuriers sont pilliées. Ces brigands, déjà signalés chez Réveillon, et qu'on vit, dans toutes les occasions, sortir comme de dessous terre, reparaissent armés de piques et de bâtons, et répandent l'épouvante. Ces évènemens avaient eu lieu pendant la journée du dimanche 12 juillet, et dans la nuit du dimanche au lundi 13. Dans la matinée du lundi, les électeurs, toujours réunis à l'Hôtel-de-Ville, croient devoir donner une forme plus légale à leur autorité; ils appellent, en conséquence, le prévôt des marchands, administrateur ordinaire de la cité. Celui-ci ne consent à céder que sur une réquisition en forme. On le requiert en effet, et on lui adjoint un certain nombre d'électeurs; on compose ainsi une municipalité revêtue de tous les pouvoirs. Cette municipalité mande auprès d'elle le lieutenant de police, et rédige en quelques heures un plan d'armement pour la milice bourgeoise.
Cette milice devait être composée de quarante-huit mille hommes, fournis par les districts. Le signe distinctif devait être, au lieu de la cocarde verte, la cocarde parisienne, rouge et bleue. Tout homme surpris en armes et avec cette cocarde, sans avoir été enrôlé par son district dans la garde bourgeoise, devait être arrêté, désarmé et puni. Telle fut la première origine des gardes nationales. Ce plan fut adopté par tous les districts, qui se hâtèrent de le mettre à exécution. Dans le courant de la même matinée, le peuple avait dévasté la maison de Saint-Lazare pour y chercher des grains; il avait forcé le Garde-Meuble pour y prendre des armes, et en avait exhumé des armures antiques dont il s'était revêtu. On voyait la foule, portant des casques et des piques, inonder la ville. Le peuple se montrait maintenant ennemi du pillage; avec sa mobilité ordinaire, il affectait le désintéressement, il respectait l'or, ne prenait que les armes, et arrêtait lui-même les brigands. Les gardes-françaises et les milices du guet avaient offert leurs services, et on les avait enrôlés dans la garde bourgeoise.
On demandait toujours des armes à grands cris. Le prévôt Flesselles, qui d'abord avait résisté à ses concitoyens, se montrait zélé maintenant, et promettait 12,000 fusils pour le jour même, davantage pour les jours suivans. Il prétendait avoir fait un marché avec un armurier inconnu. La chose paraissait difficile en songeant au peu de temps qui s'était écoulé. Cependant le soir étant arrivé, les caisses d'artillerie annoncées par Flesselles sont conduites à l'Hôtel-de-Ville; on les ouvre, et on les trouve pleines de vieux linges. A cette vue la multitude s'indigne contre le prévôt, qui dit avoir été trompé. Pour l'apaiser, il la dirige vers les Chartreux, en assurant qu'elle y trouvera des armes. Les Chartreux étonnés reçoivent cette foule furieuse, l'introduisent dans leur retraite, et parviennent à la convaincre qu'ils ne possédaient rien de ce qu'avait annoncé le prévôt.
Le peuple, plus irrité que jamais, revient en criant à la trahison. Pour le satisfaire, on ordonne la fabrication de cinquante mille piques. Des poudres destinées pour Versailles descendaient la Seine sur des bateaux; on s'en empare, et un électeur en fait la distribution au milieu des plus grands dangers.
Une horrible confusion régnait à cet Hôtel-de-Ville, siège des autorités, quartier-général de la milice, et centre de toutes les opérations. Il fallait à la fois y pourvoir à la sûreté extérieure menacée par la cour, à la sûreté intérieure menacée par les brigands; il fallait à chaque instant calmer les soupçons du peuple, qui se croyait trahi, et sauver de sa fureur ceux qui excitaient sa défiance. On voyait là des voitures arrêtées, des convois interceptés, des voyageurs attendant la permission de continuer leur route. Pendant la nuit, l'Hôtel-de-Ville fut encore une fois menacé par les brigands; un électeur, le courageux Moreau de Saint-Méry, chargé d'y veiller, fît apporter des barils de poudre, et menaça de le faire sauter. Les brigands s'éloignèrent à cette vue. Pendant ce temps, les citoyens retirés chez eux se tenaient prêts à tous les genres d'attaque; ils avaient dépavé les rues, ouvert des tranchées, et pris tous les moyens de résister à un siège.
Pendant ces troubles de la capitale, la consternation régnait dans l'assemblée. Elle s'était formée le 13 au matin, alarmée des évènemens qui se préparaient, et ignorant encore ce qui s'était passé à Paris. Le député Mounier s'élève le premier contre le renvoi des ministres. Lally-Tolendal lui succède à la tribune, fait un magnifique éloge de Necker, et tous deux s'unissent pour proposer une adresse dans laquelle on demandera au roi le rappel des ministres disgraciés. Un député de la noblesse, M. de Virieu, propose même de confirmer les arrêtés du 17 juin par un nouveau serment. M. de Clermont-Tonnerre s'oppose à cette proposition, comme inutile, et, rappelant les engagemens déjà pris par l'assemblée, s'écrie: «La constitution sera, ou nous ne serons plus. » La discussion s'était déjà prolongée lorsqu'on apprend les troubles de Paris pendant la matinée du 13, et les malheurs dont la capitale était menacée, entre des Français indisciplinés qui, selon l'expression du duc de Larochefoucauld, n'étaient dans la main de personne, et des étrangers disciplinés, qui étaient dans la main du despotisme. On arrête aussitôt d'envoyer une députation au roi, pour lui peindre la désolation de la capitale, et le supplier d'ordonner le renvoi des troupes et l'établissement des gardes bourgeoises. Le roi fait une réponse froide et tranquille qui ne s'accordait pas avec son coeur, et répète que Paris ne pouvait pas se garder. L'assemblée alors s'élevant au plus noble courage, rend un arrêté mémorable dans lequel elle insiste sur le renvoi des troupes, et sur l'établissement des gardes bourgeoises, déclare les ministres et tous les agens du pouvoir responsables, fait peser sur les conseils du roi, de quelque rang qu'ils puissent être, la responsabilité des malheurs qui se préparent; consolide la dette publique, défend de prononcer le nom infâme de banqueroute, persiste dans ses précédens arrêtés, et ordonne au président d'exprimer ses regrets à M. Necker, ainsi qu'aux autres ministres. Après ces mesures pleines d'énergie et de prudence, l'assemblée, pour préserver ses membres de toute violence personnelle, se déclare en permanence, et nomme M. de Lafayette vice-président, pour soulager le respectable archevêque de Vienne, à qui son âge ne permettait pas de siéger jour et nuit.
La nuit du 13 au 14 s'écoula ainsi au milieu du trouble et des alarmes. A chaque instant, des nouvelles funestes étaient données et contredites; on ne connaissait pas tous les projets de la cour, mais on savait que plusieurs députés étaient menacés, que la violence allait être employée contre Paris et les membres les plus signalés de l'assemblée. Suspendue un instant, la séance fut reprise à cinq heures du matin, 14 juillet. L'assemblée, avec un calme imposant, reprit les travaux de la constitution, discuta avec beaucoup de justesse les moyens d'en accélérer l'exécution et de la conduire avec prudence. Un comité fut nommé pour préparer les questions; il se composait de MM. l'évêque d'Autun, l'archevêque de Bordeaux, Lally, Clermont-Tonnerre, Mounier, Sieyès, Chapelier et Bergasse. La matinée s'écoula; on apprenait des nouvelles toujours plus sinistres; le roi, disait-on, devait partir dans la nuit, et l'assemblée rester livrée à plusieurs régimens étrangers. Dans ce moment, on venait de voir les princes, la duchesse de Polignac et la reine, se promenant à l'Orangerie, flattant les officiers et les soldats, et leur faisant distribuer des rafraîchissemens. Il paraît qu'un grand dessein était conçu pour la nuit du 14 au 15, que Paris devait être attaqué sur sept points, le Palais-Royal enveloppé, l'assemblée dissoute, et la déclaration du 23 juin portée au parlement; qu'enfin il devait être pourvu aux besoins du trésor par la banqueroute et les billets d'état. Il est certain que les commandans des troupes avaient reçu l'ordre de s'avancer du 14 au 15, que les billets d'état avaient été fabriqués, que les casernes des Suisses étaient pleines de munitions, et que le gouverneur de la Bastille avait déménagé, ne laissant dans la place que quelques meubles indispensables. Dans l'après-midi, les terreurs de l'assemblée redoublèrent; on venait de voir passer le prince de Lambesc à toute bride; on entendait le bruit du canon, et on appliquait l'oreille à terre pour saisir les moindres bruits. Mirabeau proposa alors de suspendre toute discussion, et d'envoyer une seconde députation au roi. La députation partit aussitôt pour faire de nouvelles instances. Dans ce moment, deux membres de l'assemblée, venus de Paris en toute hâte, assurèrent qu'on s'y égorgeait; l'un d'eux attesta qu'il avait vu un cadavre décapité et revêtu de noir. La nuit commençait à se faire; on annonça l'arrivée de deux électeurs. Le plus profond silence régnait dans la salle; on entendait le bruit de leurs pas dans l'obscurité; et on apprit de leur bouche que la Bastille était attaquée, que le canon avait tiré, que le sang coulait, et qu'on était menacé des plus affreux malheurs. Aussitôt une nouvelle députation fut envoyée avant le retour de la précédente. Tandis qu'elle partait, la première arrivait et rapportait la réponse du roi. Le roi avait ordonné, disait-il, l'éloignement des troupes campées au Champ-de-Mars, et, ayant appris la formation de la garde bourgeoise, il avait nommé des officiers pour la commander.
A l'arrivée de la seconde députation, le roi, toujours plus troublé, lui dit: «Messieurs, vous déchirez mon coeur de plus en plus par le récit que vous me faites des malheurs de Paris. Il n'est pas possible que les ordres donnés aux troupes en soient la cause. » On n'avait obtenu encore que l'éloignement de l'armée. Il était deux heures après minuit. On répondit à la ville de Paris «que deux députations avaient été envoyées, et que les instances seraient renouvelées le lendemain, jusqu'à ce qu'elles eussent obtenu le succès qu'on avait droit d'attendre du coeur du roi, lorsque des impressions étrangères n'en arrêteraient plus les mouvemens.» La séance fut un moment suspendue, et on apprit le soir les évènemens de la journée du 14.
Le peuple, dès la nuit du 13, s'était porté vers la Bastille; quelques coups de fusil avaient été tirés, et il paraît que des instigateurs avaient proféré plusieurs fois le cri: A là bastille! Le voeu de sa destruction se trouvait dans quelques cahiers; ainsi, les idées avaient pris d'avance cette direction. Oh demandait toujours des armes. Le bruit s'était répandu que l'Hôtel des Invalides en contenait un dépôt considérable. On s'y rend aussitôt. Le commandant, M. de Sombreuil, en fait défendre l'entrée, disant qu'il doit demander des ordres à Versailles. Le peuple ne veut rien entendre, se précipite dans l'Hôtel, enlève les canons et une grande quantité de fusils. Déjà dans ce moment une foule considérable assiégeait la Bastille. Les assiégeans disaient que le canon de la place était dirigé sur la ville, et qu'il fallait empêcher qu'on ne tirât sur elle. Le député d'un district demande à être introduit dans la forteresse, et l'obtient du commandant. En faisant la visite, il trouve trente-deux Suisses et quatre-vingt-deux invalides, et reçoit la parole de la garnison de ne pas faire feu si elle n'est attaquée. Pendant ces pourparlers le peuple, ne voyant pas paraître son député, commence à s'irriter, et celui-ci est obligé de se montrer pour apaiser la multitude. Il se retire enfin vers onze heures du matin. Une demi-heure s'était à peine écoulée, qu'une nouvelle troupe arrive en armes, en criant: «Nous voulons la Bastille!» La garnison somme les assaillans de se retirer, mais ils s'obstinent. Deux hommes montent avec intrépidité sur le toit du corps-de-garde, et brisent à coups de hache les chaînes du pont, qui retombe. La foule s'y précipite, et court à un second pont pour le franchir de même. En ce moment une décharge de mousqueterie l'arrête: elle recule, mais en faisant feu. Le combat dure quelques instans. Les électeurs réunis à l'Hôtel-de-Ville, entendant le bruit de la mousqueterie, s'alarment toujours davantage, et envoient deux députations, l'une sur l'autre, pour sommer le commandant de laisser introduire dans la place un détachement de milice parisienne, sur le motif que toute force militaire dans Paris doit être sous la main de la ville. Ces deux députations arrivent successivement. Au milieu de ce siège populaire, il était très difficile de se faire entendre. Le bruit du tambour, la vue d'un drapeau suspendent quelque temps le feu. Les députés s'avancent; la garnison les attend, mais il est impossible de s'expliquer. Des coups de fusils sont tirés, on ne sait d'où. Le peuple, persuadé qu'il est trahi, se précipite pour mettre le feu à la place; la garnison tire alors à mitraille. Les gardes-françaises arrivent avec du canon et commencent une attaque en forme.
Sur ces entrefaites, un billet adressé par le baron de Besenval à Delaunay, commandant de la Bastille, est intercepté et lu à l'Hôtel-de-Ville. Besenval engageait Delaunay à résister, lui assurant qu'il serait bientôt secouru. C'était en effet dans la soirée de ce jour que devaient s'exécuter les projets de la cour. Cependant Delaunay, n'étant point secouru, voyant l'acharnement du peuple, se saisit d'une mèche allumée et veut faire sauter la place. La garnison s'y oppose, et l'oblige à se rendre: les signaux sont donnés, un pont est baissé. Les assiégeans s'approchent en promettant de ne commettre aucun mal; mais la foule se précipite et envahit les cours. Les Suisses parviennent à se sauver. Les invalides assaillis ne sont arrachés à la fureur du peuple que par le dévouement des gardes-françaises. En ce moment, une fille, belle, jeune et tremblante, se présente: on la suppose fille de Delaunay; on la saisit, et elle allait être brûlée, lorsqu'un brave soldat se précipite, l'arrache aux furieux, court la mettre en sûreté, et retourne à la mêlée.
Il était cinq heures et demie. Les électeurs étaient dans la plus cruelle anxiété, lorsqu'ils entendent un murmure sourd et prolongé. Une foule se précipite en criant victoire. La salle est envahie; un garde-française, couvert de blessures, couronné de lauriers, est porté en triomphe par le peuple. Le règlement et les clés de la Bastille sont au bout d'une baïonnette; une main sanglante, s'élevant au-dessus de la foule, montre une boucle de col: c'était celle du gouverneur Delaunay qui venait d'être décapité. Deux gardes-françaises, Élie et Hullin, l'avaient défendu jusqu'à la dernière extrémité. D'autre victimes avaient succombé, quoique défendues avec héroïsme contre la férocité de la populace. Une espèce de fureur commençait à éclater contre Flesselles, le prévôt des marchands, qu'on accusait de trahison. On prétendait qu'il avait trompé le peuple en lui promettant plusieurs fois des armes qu'il ne voulait pas lui donner. La salle était pleine d'hommes tout bouillans d'un long combat, et pressés par cent mille autres qui, restés au dehors, voulaient entrer à leur tour. Les électeurs s'efforçaient de justifier Flesselles aux yeux de la multitude. Il commençait à perdre son assurance, et déjà tout pâle il s'écrie: «Puisque je suis suspect, je me retirerai.—Non, lui dit-on, venez au Palais-Royal, pour y être jugé.» Il descend alors pour s'y rendre. La multitude s'ébranle, l'entoure, le presse. Arrivé au quai Pelletier, un inconnu le renverse d'un coup de pistolet. On prétend qu'on avait saisi une lettre sur Delaunay, dans laquelle Flesselles lui disait: «Tenez bon, tandis que j'amuse les Parisiens avec des cocardes.»
Tels avaient été les malheureux évènemens de cette journée. Un mouvement de terreur succéda bientôt à l'ivresse de la victoire. Les vainqueurs de la Bastille, étonnés de leur audace, et croyant retrouver le lendemain l'autorité formidable, n'osaient plus se nommer. A chaque instant on répandait que les troupes s'avançaient, pour saccager Paris. Moreau de Saint-Méry, le même qui la veille avait menacé les brigands de faire sauter l'Hôtel-de-Ville, demeura inébranlable, et donna plus de trois mille ordres en quelques heures. Dès que la prise de la Bastille avait été connue à l'Hôtel-de-Ville, les électeurs en avaient fait informer l'assemblée, qui l'avait apprise vers le milieu de la nuit. La séance était suspendue, mais la nouvelle se répandit avec rapidité. La cour jusque-là, ne croyant point à l'énergie du peuple, se riant des efforts d'une multitude aveugle qui voulait prendre une place vainement assiégée autrefois par le grand Condé, la cour était paisible et se répandait en railleries. Cependant le roi commençait à être inquiet; ses dernières réponses avaient même décelé sa douleur. Il s'était couché. Le duc de Liancourt, si connu par ses sentimens généreux, était l'ami particulier de Louis XVI, et, en sa qualité de grand-maître de la garde-robe, il avait toujours accès auprès de lui. Instruit des évènemens de Paris, il se rendit en toute hâte auprès du monarque, l'éveilla malgré les ministres, et lui apprit ce qui s'était Passé. «Quelle révolte! s'écria le prince.—Sire, reprit le duc de Liancourt, dites révolution.» Le roi, éclairé par ses représentations, consentit à se rendre dès le matin à l'assemblée. La cour céda aussi, et cet acte de confiance fut résolu. Dans cet intervalle, l'assemblée avait repris séance. On ignorait les nouvelles dispositions inspirées au roi, et il s'agissait de lui envoyer une dernière députation, pour essayer de le toucher, et obtenir de lui tout ce qui restait encore à accorder. Cette députation était la cinquième depuis ces funestes évènemens. Elle se composait de vingt-quatre membres, et allait se mettre en marche, lorsque Mirabeau, plus véhément que jamais, l'arrête: «Dites au roi, s'écrie-t-il, dites-lui bien que les hordes étrangères dont nous sommes investis ont reçu hier la visite des princes, des princesses, des favoris, des favorites, et leurs caresses, et leurs exhortations, et leurs présens. Dites-lui que Toute la nuit ces satellites étrangers, gorgés d'or et de vin, ont prédit, dans leurs chants impies, l'asservissement de la France, et que leurs voeux brutaux invoquaient la destruction de l'assemblée nationale. Dites-lui que dans son palais même, les courtisans ont mêlé leurs danses au son de cette musique barbare, et que telle fut l'avant-scène de la Saint-Barthélemi!
«Dites-lui que ce Henri dont l'univers bénit la mémoire, celui de ses aïeux qu'il voulait prendre pour modèle, faisait passer des vivres dans Paris révolté, qu'il assiégeait en personne; et que ses conseillers féroces font rebrousser les farines que le commerce apporte dans Paris fidèle et affamé.»
La députation allait se rendre auprès du roi, lorsqu'on apprend qu'il arrive de son propre mouvement, sans garde et sans escorte. Des applaudissemens retentissent: «Attendez, reprend Mirabeau avec gravité, que le roi nous ait fait connaître ses bonnes dispositions. Qu'un morne respect soit le premier accueil fait au monarque dans ce moment de douleur. Le silence des peuples est la leçon des rois!»
Louis XVI se présente alors accompagné de ses deux frères. Son discours simple et touchant excite le plus vif enthousiasme. Il rassure l'assemblée, qu'il nomme pour la première fois assemblée nationale; se plaint avec douceur des méfiances qu'on a conçues: «Vous avez craint, leur dit-il; eh bien! c'est moi qui me fie à vous.» Ces mots sont couverts d'applaudissemens.
Aussitôt les députés se lèvent, entourent le monarque, et le reconduisent à pied jusqu'au château. La foule se presse autour de lui, les larmes coulent de tous les yeux, et il peut à peine s'ouvrir un passage à travers ce nombreux cortège. La reine, en ce moment, placée avec la cour sur un balcon, contemplait de loin cette scène touchante. Son fils était dans ses bras; sa fille, debout à ses côtés, jouait naïvement avec les cheveux de son frère. La princesse, vivement émue, semblait se complaire dans cet amour des Français. Hélas! combien de fois un attendrissement réciproque n'a-t-il pas réconcilié les coeurs pendant ces funestes discordes! Pour un instant tout semblait oublié; mais le lendemain, le jour même, la cour était rendue à son orgueil, le peuple à ses méfiances, et l'implacable haine recommençait son cours.
La paix était faite avec l'assemblée, mais il restait à la faire avec Paris. L'assemblée envoya d'abord une députation à l'Hôtel-de-Ville, pour porter la nouvelle de l'heureuse réconciliation opérée avec le roi. Bailly, Lafayette, Lally-Tolendal, étaient du nombre des envoyés. Leur présence répandit la plus vive allégresse. Le discours de Lally fit naître des transports si vifs, qu'on le porta en triomphe à une fenêtre de l'Hôtel-de-Ville pour le montrer au peuple. Une couronne de fleurs fut placée sur sa tête, et il reçut ces hommages vis-à-vis la place même où avait expiré son père avec un bâillon sur la bouche. La mort de l'infortuné Flesselles, chef de la municipalité, et le refus du duc d'Aumont d'accepter le commandement de la milice bourgeoise, laissaient un prévôt et un commandant-général à nommer. Bailly fut désigné, et au milieu des plus vives acclamations il fut nommé successeur de Flesselles, sous le titre de maire de Paris. La couronne qui avait été sur la tête de Lally passa sur celle du nouveau maire; il voulut l'en arracher, mais l'archevêque de Paris l'y retint malgré lui. Le vertueux vieillard laissa alors échapper des larmes, et il se résigna à ses nouvelles fonctions. Digne représentant d'une grande assemblée en présence de la majesté du trône, il était moins capable de résister aux orages d'une commune, où la multitude luttait tumultueusement contre ses magistrats. Faisant néanmoins abnégation de lui-même, il allait se livrer au soin si difficile des subsistances, et nourrir un peuple qui devait l'en payer par tant d'ingratitude. Il restait à nommer un commandant de la milice. Il y avait dans la salle un buste envoyé par l'Amérique affranchie à la ville de Paris. Moreau de Saint-Méry le montra de la main, tous les yeux s'y portèrent, c'était celui du marquis de Lafayette. Un cri général le proclama commandant. On vota aussitôt un Te Deum, et on se transporta en foule à Notre-Dame. Les nouveaux magistrats, l'archevêque de Paris, les électeurs, mêlés à des gardes-françaises, à des soldats de la milice, marchant sous le bras des uns des autres, se rendirent à l'antique cathédrale, dans une espèce d'ivresse. Sur la route, des enfans-trouvés tombèrent aux pieds de Bailly, qui avait beaucoup travaillé pour les hôpitaux; ils l'appelèrent leur père. Bailly les serra dans ses bras, en les nommant ses enfans. On arriva à l'église, on célébra la cérémonie, et chacun se répandit ensuite dans la cité, où une joie délirante avait succédé à la terreur de la veille. Dans ce moment, le peuple venait visiter l'antre, si long-temps redouté, dont l'entrée était maintenant ouverte. On parcourait la Bastille avec une avide curiosité et une sorte de terreur. On y cherchait des instrumens de supplice, des cachots profonds. On y venait voir surtout une énorme pierre placée au milieu d'une prison obscure et marécageuse, et au centre de laquelle était fixée une pesante chaîne.
La cour, aussi aveugle dans ses craintes qu'elle l'avait été dans sa confiance, redoutait si fort le peuple, qu'à chaque instant elle s'imaginait qu'une armée parisienne marchait sur Versailles. Le comte d'Artois, la famille de Polignac, si chère à la reine, quittèrent alors la France, et furent les premiers émigrés. Bailly vint rassurer le roi, et l'engagea au voyage de Paris, qui fut résolu malgré la résistance de la reine et de la cour.
Le roi se disposa à partir. Deux cents députés furent chargés de l'accompagner. La reine lui fit ses adieux avec une profonde douleur. Les gardes-du-corps l'escortèrent jusqu'à Sèvres, où ils s'arrêtèrent pour l'attendre. Bailly, à la tête de la municipalité, le reçut aux portes de Paris, et lui présenta les clés, offertes jadis à Henri IV. «Ce bon roi, lui dit Bailly, avait conquis son peuple; c'est aujourd'hui le peuple qui a reconquis son roi.» La nation, législatrice à Versailles, était armée à Paris. Louis XVI, en entrant, se vit entouré d'une multitude silencieuse et enrégimentée. Il arriva à l'Hôtel-de-Ville[7], en passant sous une voûte d'épées croisées sur sa tête en signe d'honneur. Son discours fut simple et touchant. Le peuple, qui ne pouvait plus se contenir, éclata enfin, et prodigua au roi ses applaudissemens accoutumés. Ces acclamations soulagèrent un peu le coeur du prince; il ne put néanmoins dissimuler un mouvement de joie en apercevant les gardes-du-corps placés sur les hauteurs de Sèvres; et à son retour la reine, se jetant à son cou, l'embrassa comme si elle avait craint de ne plus le revoir.
Louis XVI, pour satisfaire en entier le voeu public, ordonna le retour de Necker et le renvoi des nouveaux ministres. M. de Liancourt, ami du roi, et son conseiller si utile, fut élu président de l'assemblée. Les députés nobles, qui, tout en assistant aux délibérations, refusaient encore d'y prendre part, cédèrent enfin, et donnèrent leur vote. Ainsi s'acheva la confusion des ordres. Dès cet instant on pouvait considérer la révolution comme accomplie. La nation, maîtresse du pouvoir législatif par l'assemblée, de la force publique par elle-même, pouvait désormais réaliser tout ce qui était utile à ses intérêts. C'est en refusant l'égalité de l'impôt qu'on avait rendu les états-généraux nécessaires; c'est en refusant un juste partage d'autorité dans ces états qu'on y avait perdu toute influence; c'est enfin en voulant recouvrer cette influence qu'on avait soulevé Paris, et provoqué la nation tout entière à s'emparer de la force publique.
NOTES:
[1] Voyez la note 1 à la fin du volume. [2] Voyez la note 2 à la fin du volume. [3] Séance du 10 juin. [4] Voyez Ferrières. [5] Voyez la note 3 à la fin du volume. [6] Note 4 à la fin du volume. [7] 17 juillet.
CHAPITRE III.
TRAVAUX DE LA MUNICIPALITÉ DE PARIS.—LAFAYETTE COMMANDANT DE LA GARDE
NATIONALE; SON CARACTÈRE ET SON RÔLE DANS LA RÉVOLUTION.—MASSACRE DE
FOULON ET DE BERTHIER.—RETOUR DE NECKER.—SITUATION ET DIVISION DES PARTIS
ET DE LEURS CHEFS.—MIRABEAU; SON CARACTÈRE, SON PROJET ET SON GÉNIE.
—LES BRIGANDS.—TROUBLES DANS LES PROVINCES ET LES CAMPAGNES.—NUIT DU
4 AOUT.—ABOLITION DES DROITS FÉODAUX ET DE TOUS LES PRIVILÈGES.
—DÉCLARATION DES DROITS DE L'HOMME.—DISCUSSION SUR LA CONSTITUTION ET SUR
LE veto.—AGITATION A PARIS. RASSEMBLEMENT TUMULTUEUX AU PALAIS-ROYAL.
Cependant tout s'agitait dans le sein de la capitale, où une nouvelle autorité venait de s'établir. Le même mouvement qui avait porté les électeurs à se mettre en action, poussait toutes les classes à en faire autant. L'assemblée avait été imitée par l'Hôtel-de-Ville, l'Hôtel-de-Ville par les districts, et les districts par toutes les corporations. Tailleurs, cordonniers, boulangers, domestiques, réunis au Louvre, à la place Louis XV, aux Champs-Élysées, délibéraient en forme, malgré les défenses réitérées de la municipalité. Au milieu de ces mouvemens contraires, l'Hôtel-de-Ville, combattu par les districts, inquiété par le Palais-Royal, était entouré d'obstacles, et pouvait à peine suffire aux soins de son immense administration. Il réunissait à lui seul l'autorité civile, judiciaire et militaire. Le quartier-général de la milice y était fixé. Les juges, dans le premier moment, incertains sur leurs attributions, lui adressaient les accusés. Il avait même la puissance législative, car il était chargé de se faire une constitution. Bailly avait pour cet objet demandé à chaque district deux commissaires qui, sous le nom de représentans de la commune, devaient en régler la constitution. Pour suffire à tant de soins, les électeurs s'étaient partagés en divers comités: l'un, nommé comité des recherches, s'occupait de la police; l'autre, nommé comité des subsistances, s'occupait des approvisionnemens, tâche la plus difficile et la plus dangereuse de toutes. Bailly fut obligé de s'en occuper jour et nuit. Il fallait opérer des achats continuels de blé, le faire moudre ensuite, et puis le porter à Paris à travers les campagnes affamées. Les convois étaient souvent arrêtés, et on avait besoin de détachemens nombreux pour empêcher les pillages sur la route et dans les marchés. Quoique l'état vendît les blés à perte, afin que les boulangers pussent rabaisser le prix du pain, la multitude n'était pas satisfaite: il fallait toujours diminuer ce prix, et la disette de Paris augmentait par cette diminution même, parce que les campagnes couraient s'y approvisionner. La crainte du lendemain portait chacun à se pourvoir abondamment, et ce qui s'accumulait dans les mains des uns manquait aux autres. C'est la confiance qui hâte les travaux du commerce, qui fait arriver les denrées, et qui rend leur distribution égale et facile; mais Quand la confiance disparaît, l'activité commerciale cesse; les objets n'arrivant plus au-devant des besoins, ces besoins s'irritent, ajoutent la confusion à la disette, et empêchent la bonne distribution du peu qui reste. Le soin des subsistances était donc le plus pénible de tous. De cruels soucis dévoraient Bailly et le comité. Tout le travail du jour suffisait à peine au besoin du jour, et il fallait recommencer le lendemain avec les mêmes inquiétudes.
Lafayette, commandant de la milice bourgeoise[1], n'avait pas moins de peines. Il avait incorporé dans cette milice les gardes-françaises dévoués à la révolution, un certain nombre de Suisses, et une grande quantité de soldats qui désertaient les régimens dans l'espoir d'une solde plus forte. Le roi en avait lui-même donné l'autorisation. Ces troupes réunies composèrent ce qu'on appela les compagnies du centre. La milice prit le nom de garde nationale, revêtit l'uniforme, et ajouta aux deux couleurs rouge et bleue de la cocarde parisienne la couleur blanche, qui était celle du roi. C'est là cette cocarde tricolore dont Lafayette prédit les destinées en annonçant qu'elle ferait le tour du monde.
C'est à la tête de cette troupe que Lafayette s'efforça pendant deux années consécutives de maintenir la tranquillité publique, et de faire exécuter les lois que l'assemblée décrétait chaque jour. Lafayette, issu d'une famille ancienne et demeurée pure au milieu de la corruption des grands, doué d'un esprit droit, d'une âme ferme, amoureux de la vraie gloire, s'était ennuyé des frivolités de la cour et de la discipline pédantesque de nos armées. Sa patrie ne lui offrant rien de noble à tenter, il se décida pour l'entreprise la plus généreuse du siècle, et il partit pour l'Amérique le lendemain du jour où l'on répandait en Europe qu'elle était soumise. Il y combattit à côté de Washington, et décida l'affranchissement du Nouveau-Monde par l'alliance dans la France. Revenu dans son pays avec un nom européen, accueilli à la cour comme une nouveauté, il s'y montra simple et libre comme un Américain. Lorsque la philosophie, qui n'avait été pour des nobles oisifs qu'un jeu d'esprit, exigea de leur part des sacrifices, Lafayette presque seul persista dans ses opinions, demanda les états-généraux, contribua puissamment à la réunion des ordres, et fut nommé, en récompense, commandant-général de la garde nationale. Lafayette n'avait pas les passions et le génie qui font souvent abuser de la puissance: avec une âme égale, un esprit fin, un système de désintéressement invariable, il était surtout propre au rôle que les circonstances lui avaient assigné, celui de faire exécuter les lois. Adoré de ses troupes sans les avoir captivées par la victoire, plein de calme et de ressources au milieu des fureurs de la multitude, il maintenait l'ordre avec une vigilance infatigable. Les partis, qui l'avaient trouvé incorruptible, accusaient son habileté, parce qu'ils ne pouvaient accuser son caractère. Cependant il ne se trompait pas sur les évènemens et sur les hommes, n'appréciait la cour et les chefs de parti que ce qu'ils valaient, les protégeait au péril de sa vie sans les estimer, et luttait souvent sans espoir contre les factions, mais avec la constance d'un homme qui ne doit jamais abandonner la chose publique, alors même qu'il n'espère plus pour elle.
Lafayette, malgré toute sa vigilance, ne réussit pas toujours à arrêter les fureurs populaires. Car quelque active que soit la force, elle ne peut se montrer partout contre un peuple partout soulevé, qui voit dans chaque homme un ennemi. A chaque instant les bruits les plus ridicules étaient répandus et accrédités. Tantôt on disait que les soldats des gardes-françaises avaient été empoisonnés, tantôt que les farines avaient été volontairement avariées, ou qu'on détournait leur arrivée; et ceux qui se donnaient les plus grandes peines pour les amener dans la capitale, étaient obligés de comparaître devant un peuple aveugle qui les accablait d'outrages ou les couvrait d'applaudissemens, selon les dispositions du moment. Cependant il est certain que la fureur du peuple qui, en général, ne sait ni choisir ni chercher long-temps ses victimes, paraissait souvent dirigée soit par des misérables payés, comme on l'a dit, pour rendre les troubles plus graves en les ensanglantant, soit seulement par des hommes plus profondément haineux. Foulon et Berthier furent poursuivis et arrêtés loin de Paris, avec une intention évidente. Il n'y eut de spontané à leur égard que la fureur de la multitude qui les égorgea. Foulon, ancien intendant, homme dur et avide, avait commis d'horribles exactions, et avait été un des ministres désignés pour succéder à Necker et à ses collègues. Il fut arrêté à Viry, quoiqu'il eût répandu le bruit de sa mort. On le conduisit à Paris, en lui reprochant d'avoir dit qu'il fallait faire manger du foin au peuple. On lui mit des orties au cou, un bouquet de chardons à la main, et une botte de foin derrière le dos. C'est en cet état qu'il fut traîné à l'Hôtel-de-Ville. Au même instant, Berthier de Sauvigny, son gendre, était arrêté à Compiègne, sur de prétendus ordres de la commune de Paris, qui n'avaient pas été donnés. La commune écrivit aussitôt pour le faire relâcher, ce qui ne fut pas exécuté. On l'achemina vers Paris, dans le moment où Foulon était à l'Hôtel-de-Ville, exposé à la rage des furieux. La populace voulait l'égorger; les représentations de Lafayette l'avaient un peu calmée, et elle consentait à ce que Foulon fût jugé; mais elle demandait que le jugement fût rendu à l'instant même, pour jouir sur-le-champ de l'exécution. Quelques électeurs avaient été choisis pour servir de juges; mais, sous divers prétextes, ils avaient refusé cette terrible magistrature. Enfin, on avait désigné Bailly et Lafayette, qui se trouvaient réduits à la cruelle extrémité de se dévouer à la rage de la populace, ou de sacrifier une victime. Cependant Lafayette, avec beaucoup d'art et de fermeté, temporisait encore; il avait plusieurs fois adressé la parole à la multitude avec succès. Le malheureux Foulon, placé sur un siège à ses cotés, eut l'imprudence d'applaudir à ses dernières paroles. «Voyez-vous, dit un témoin, ils s'entendent!» A ce mot, la foule s'ébranle et se précipite sur Foulon. Lafayette fait des efforts incroyables pour le soustraire aux assassins; on le lui arrache de nouveau, et l'infortuné vieillard est pendu à un réverbère. Sa tête est coupée, mise au bout d'une pique, et promenée dans Paris. Dans ce moment, Berthier arrivait dans un cabriolet conduit par des gardes, et poursuivi par la multitude. On lui montre la tête sanglante, sans qu'il se doute que c'est la tête de son beau-père. On le conduit à l'Hôtel-de-Ville, où il prononce quelques mots pleins de courage et d'indignation. Saisi de nouveau par la multitude, il se dégage un moment, s'empare d'une arme, se défend avec fureur, et succombe bientôt comme le malheureux Foulon[2]. Ces meurtres avaient été conduits par des ennemis ou de Foulon, ou de la chose publique; car, si la fureur du peuple à leur aspect avait été spontanée, comme la plupart de ses mouvemens, leur arrestation avait été combinée. Lafayette, rempli de douleur et d'indignation, résolut de donner sa démission. Bailly et la municipalité, effrayés de ce projet, s'empressèrent de l'en détourner. Il fut alors convenu qu'il la donnerait pour faire sentir son mécontentement au peuple, mais qu'il se laisserait gagner par les instances qu'on ne manquerait pas de lui faire. En effet, le peuple et la milice l'entourèrent, et lui promirent la plus grande obéissance. Il reprit le commandement à ces conditions; et depuis, il eut la satisfaction d'empêcher la plupart des troubles, grâce à son énergie et au dévouement de sa troupe.
Pendant ce temps, Necker avait reçu à Bâle les ordres du roi et les instances de l'assemblée. Ce furent les Polignac qu'il avait laissés triomphans à Versailles, et qu'il rencontra fugitifs à Bâle, qui, les premiers, lui apprirent les malheurs du trône et le retour subit de faveur qui l'attendait. Il se mit en route, et traversa la France, traîné en triomphe par le peuple, auquel, selon son usage, il recommanda la paix et le bon ordre. Le roi le reçut avec embarras, l'assemblée avec empressement; et il résolut de se rendre à Paris, où il devait aussi avoir son jour de triomphe. Le projet de Necker était de demander aux électeurs la grâce et l'élargissement du baron de Besenval, quoiqu'il fût son ennemi. En vain Bailly, non moins ennemi que lui des mesures de rigueur, mais plus juste appréciateur des circonstances, lui représenta le danger d'une telle mesure, et lui fit sentir que cette faveur, obtenue par l'entraînement, serait révoquée le lendemain comme illégale, parce qu'un corps administratif ne pouvait ni condamner ni faire grâce: Necker s'obstina, et fit l'essai de son influence sur la capitale. Il se rendit à l'Hôtel-de-Ville le 30 juillet. Ses espérances furent outrepassées, et il dut se croire tout-puissant, en voyant les transports de la multitude. Tout ému, les yeux pleins de larmes, il demanda une amnistie générale, qui fut aussitôt accordée par acclamation. Les deux assemblées des électeurs et des représentans se montrèrent également empressées; les électeurs décrétèrent l'amnistie générale, les représentans de la commune ordonnèrent la liberté de Besenval. Necker se retira enivré, prenant pour lui les applaudissemens qui s'adressaient à sa disgrâce. Mais, dès ce jour, il allait être détrompé: Mirabeau lui préparait un cruel réveil. Dans l'assemblée, dans les districts, un cri général s'éleva contre la sensibilité du ministre, excusable, disait-on, mais égarée. Le district de l'Oratoire, excité, à ce qu'on assure, par Mirabeau, fut le premier à réclamer. On soutint de toutes parts qu'un corps administratif ne pouvait ni condamner ni absoudre. La mesure illégale de l'Hôtel-de-Ville fut révoquée, et la détention du baron de Besenval maintenue. Ainsi se vérifiait l'avis du sage Bailly, que Necker n'avait pas voulu suivre.
Dans ce moment, les partis commençaient à se prononcer davantage. Les parlemens, la noblesse, le clergé, la cour, menacés tous de la même ruine, avaient confondu leurs intérêts et agissaient de concert. Il n'y avait plus à la cour ni le comte d'Artois ni les Polignac. Une sorte de consternation, mêlée de désespoir, régnait dans l'aristocratie. N'ayant pu empêcher ce qu'elle appelait le mal, elle désirait maintenant que le peuple en commît le plus possible, pour amener le bien par l'excès même de ce mal. Ce système mêlé de dépit et de perfidie, qu'on appelle le pessimisme politique, commence chez les partis dès qu'ils ont fait assez de pertes pour renoncer à ce qui leur reste, dans l'espoir de tout recouvrer. L'aristocratie se mit dès lors à l'employer, et souvent on la vit voter avec les membres les plus violens du parti populaire.
Les circonstances font surgir les hommes. Le péril de la noblesse avait fait naître un défenseur pour elle. Le jeune Cazalès, capitaine dans les dragons de la reine, avait trouvé en lui une force d'esprit et une facilité d'expression inattendues. Précis et simple, il disait promptement et convenablement ce qu'il fallait dire; et on doit regretter que son esprit si juste ait été consacré à une cause qui n'a eu quelques raisons à faire valoir qu'après avoir été persécutée. Le clergé avait trouvé son défenseur dans l'abbé Maury. Cet abbé, sophiste exercé et inépuisable, avait des saillies heureuses et beaucoup de sang-froid; il savait résister courageusement au tumulte, et audacieusement à l'évidence. Tels étaient les moyens et les dispositions de l'aristocratie.
Le ministère était sans vues et sans projets. Necker, haï de la cour qui le souffrait par obligation, Necker seul avait non un plan, mais un voeu. Il avait toujours désiré la constitution anglaise, la meilleure sans doute qu'on pût adopter comme accommodement entre le trône, l'aristocratie et le peuple; mais cette constitution, proposée par l'évêque de Langres avant l'établissement d'une seule assemblée, et refusée par les premiers ordres, était devenue impossible. La haute noblesse ne voulait pas des deux chambres, parce que c'était une transaction; la petite noblesse, parce qu'elle ne pouvait entrer dans la chambre haute; le parti populaire, parce que, tout effrayé encore de l'aristocratie, il ne voulait lui laisser aucune influence. Quelques députés seulement, les uns par modération, les autres parce que cette idée leur était propre, désiraient les institutions anglaises, et formaient tout le parti du ministre, parti faible, parce qu'il n'offrait que des vues conciliatoires à des passions irritées, et qu'il n'opposait à ses adversaires que des raisonnemens et aucun moyen d'action.
Le parti populaire commençait à se diviser, parce qu'il commençait à vaincre. Lally-Tolendal, Mounier, Mallouet et les autres partisans de Necker, approuvaient tout ce qui s'était fait jusque-là, parce que tout ce qui s'était fait avait amené le gouvernement à leurs idées, c'est-à-dire à la constitution anglaise. Maintenant ils jugeaient que c'était assez; réconciliés avec le pouvoir, ils voulaient s'arrêter. Le parti populaire ne croyait pas au contraire devoir s'arrêter encore. C'était dans le club Breton[3] qu'il s'agitait avec le plus de véhémence. Une conviction sincère était le mobile du plus grand nombre de ses membres; des prétentions personnelles commençaient néanmoins à s'y montrer, et déjà les mouvemens de l'intérêt individuel succédaient aux premiers élans du patriotisme. Barnave, jeune avocat de Grenoble, doué d'un esprit clair, facile, et possédant au plus haut degré le talent de bien dire, formait avec les deux Lameth un triumvirat qui intéressait par sa jeunesse, et qui bientôt influa par son activité et ses talens. Duport, ce jeune conseiller au parlement, qu'on a déjà vu figurer, faisait partie de leur association. On disait alors que Duport pensait tout ce qu'il fallait faire, que Barnave le disait, et que les Lameth l'exécutaient. Cependant ces jeunes députés étaient amis entre eux, sans être encore ennemis prononcés de personne.
Le plus audacieux des chefs populaires, celui qui, toujours en avant, ouvrait les délibérations les plus hardies, était Mirabeau. Les absurdes institutions de la vieille monarchie avaient blessé des esprits justes et indigné des coeurs droits; mais il n'était pas possible qu'elles n'eussent froissé quelque âme ardente et irrité de grandes passions. Cette âme fut celle de Mirabeau, qui, rencontrant dès sa naissance tous les despotismes, celui de son père, du gouvernement et des tribunaux, employa sa jeunesse à les combattre et à les haïr. Il était né sous le soleil de la Provence, et issu d'une famille noble. De bonne heure il s'était fait connaître par ses désordres, ses querelles et une éloquence emportée. Ses voyages, ses observations, ses immenses lectures, lui avaient tout appris, et il avait tout retenu. Mais outré, bizarre, sophiste même quand il n'était pas soutenu par la passion, il devenait tout autre par elle. Promptement excité par la tribune et la présence de ses contradicteurs, son esprit s'enflammait: d'abord ses premières vues étaient confuses, ses paroles entrecoupées, ses chairs palpitantes, mais bientôt venait la lumière; alors son esprit faisait en un instant le travail des années; et à la tribune même, tout était pour lui découverte, expression vive et soudaine. Contrarié de nouveau, il revenait plus pressant et plus clair, et présentait la vérité en images frappantes ou terribles. Les circonstances étaient-elles difficiles, les esprits fatigués d'une longue discussion ou intimidés par le danger, un cri, un mot décisif s'échappait de sa bouche, sa tête se montrait effrayante de laideur et de génie, et l'assemblée éclairée ou raffermie rendait des lois, ou prenait des résolutions magnanimes.
Fier de ses hautes qualités, s'égayant de ses vices, tour à tour altier ou souple, il séduisait les uns par ses flatteries, intimidait les autres par ses sarcasmes, et les conduisait tous à sa suite par une singulière puissance d'entraînement. Son parti était partout, dans le peuple, dans l'assemblée, dans la cour même, dans tous ceux enfin auxquels il s'adressait dans le moment. Se mêlant familièrement avec les hommes, juste quand il fallait l'être, il avait applaudi au talent naissant de Barnave, quoiqu'il n'aimât pas ses jeunes amis; il appréciait l'esprit profond de Sieyès, et caressait son humeur sauvage; il redoutait dans Lafayette une vie trop pure; il détestait dans Necker un rigorisme extrême, une raison orgueilleuse, et la prétention de gouverner une révolution qu'il savait lui appartenir. Il aimait peu le duc d'Orléans et son ambition incertaine; et comme on le verra bientôt, il n'eut jamais avec lui aucun intérêt commun. Seul ainsi avec son génie, il attaquait le despotisme qu'il avait juré de détruire. Cependant, s'il ne voulait pas les vanités de la monarchie, il voulait encore moins de l'ostracisme des républiques; mais n'étant pas assez vengé des grands et du pouvoir, il continuait de détruire. D'ailleurs, dévoré de besoins, mécontent du présent, il s'avançait vers un avenir inconnu, faisant tout supposer de ses talens, de son ambition, de ses vices, du mauvais état de sa fortune, et autorisant, par le cynisme de ses propos, tousles soupçons et toutes les calomnies.
Ainsi se divisaient la France et les partis. Les premiers différends entre les députés populaires eurent lieu à l'occasion des excès de la multitude. Mounier et Lally-Tolendal voulaient une proclamation solennelle au peuple, pour improuver ses excès. L'assemblée, sentant l'inutilité de ce moyen et la nécessité de ne pas indisposer la multitude qui l'avait soutenue, s'y refusa d'abord; mais, cédant ensuite aux instances de quelques-uns de ses membres, elle finit par faire une proclamation qui, comme elle l'avait prévu, fut tout à fait inutile, car on ne calme pas avec des paroles un peuple soulevé.
L'agitation était universelle. Une terreur subite s'était répandue. Le nom de ces brigands qu'on avait vus apparaître dans les diverses émeutes était dans toutes les bouches, leur image dans tous les esprits. La cour reprochait leurs ravages au parti populaire, le parti populaire à la cour. Tout à coup des courriers se répandent, et, traversant la France en tous sens, annoncent que les brigands arrivent et qu'ils coupent les moissons avant leur maturité. On se réunit de toutes parts, et en quelques jours la France entière est en armes, attendant les brigands qui n'arrivent pas. Ce stratagème, qui rendit universelle la révolution du 14 juillet, en provoquant l'armement de la nation, fut attribué alors à tous les partis, et depuis il a été surtout imputé au parti populaire, qui en a recueilli les résultats. Il est étonnant qu'on se soit ainsi rejeté la responsabilité d'un stratagème plus ingénieux que coupable. On l'a mis sur le compte de Mirabeau, qui se fût applaudi d'en être l'auteur, et qui l'a pourtant désavoué. Il était assez dans le caractère de l'esprit de Sieyès, et quelques-uns ont cru que ce dernier l'avait suggéré au duc d'Orléans. D'autres enfin en ont accusé la cour. Ils ont pensé que ces courriers eussent été arrêtés à chaque pas, sans l'aveu du gouvernement; que la cour n'ayant jamais cru la révolution générale, et la regardant comme une simple émeute des Parisiens, avait voulu armer les provinces pour les opposer à Paris. Quoi qu'il en soit, ce moyen tourna au profit de la nation, qu'il mit en armes et en état de veiller à sa sûreté et à ses droits.
Le peuple des villes avait secoué ses entraves, le peuple des campagnes voulait aussi secouer les siennes. Il refusait de payer les droits féodaux; il poursuivit ceux des seigneurs qui l'avaient opprimé; il incendiait les châteaux, brûlait les titres de propriété, et se livrait dans quelques pays à des vengeances atroces. Un accident déplorable avait surtout excité cette effervescence universelle. Un sieur de Mesmai, seigneur de Quincey, donnait une fête autour de son château. Tout le peuple des campagnes y était rassemblé, et se livrait à la joie, lorsqu'un baril de poudre, s'enflammant tout à coup, produisit une explosion meurtrière. Cet accident, reconnu depuis pour un effet de l'imprudence, et non de la trahison, fut imputé à crime au sieur de Mesmai. Le bruit s'en répandit bientôt, et provoqua partout les cruautés de ces paysans, endurcis par une vie misérable, et rendus féroces par de longues souffrances. Les ministres vinrent en corps faire à l'assemblée un tableau de l'état déplorable de la France, et lui demander les moyens de rétablir l'ordre. Ces désastres de tout genre s'étaient manifestés depuis le 14 juillet. Le mois d'août commençait, et il devenait indispensable de rétablir l'action du gouvernement et des lois. Mais pour le tenter avec succès, il fallait commencer la régénération de l'état par la réforme des institutions qui blessaient le plus vivement le peuple et le disposaient davantage à se soulever. Une partie de la nation, soumise à l'autre, supportait une foule de droits appelés féodaux. Les uns, qualifiés utiles, obligeaient les paysans à des redevances ruineuses; les autres, qualifiés honorifiques, les soumettaient envers leurs seigneurs à des respects et à des services humilians. C'étaient là les restes de la barbarie féodale, dont l'abolition était due à l'humanité. Ces privilèges, regardés comme des propriétés, appelés même de ce nom par le roi, dans la déclaration du 23 juin, ne pouvaient être abolis par une discussion. Il fallait, par un mouvement subit et inspiré, exciter les possesseurs à s'en dépouiller eux-mêmes.
L'assemblée discutait alors la fameuse déclaration des droits de l'homme. On avait d'abord agité s'il en serait fait une, et on avait décidé le 4 août au matin, qu'elle serait faite et placée en tête de la constitution. Dans la soirée du même jour, le comité fit son rapport sur les troubles et les moyens de les faire cesser. Le vicomte de Noailles et le duc d'Aiguillon, tous deux membres de la noblesse, montent alors à la tribune, et représentent que c'est peu d'employer la force pour ramener le peuple, qu'il faut détruire la cause de ses maux, et que l'agitation qui en est la suite sera aussitôt calmée. S'expliquant enfin plus clairement, ils proposent d'abolir tous les droits vexatoires qui, sous le titre de droits féodaux, écrasent les campagnes. M. Leguen de Kerendal, propriétaire dans la Bretagne, se présente à la tribune, en habit de cultivateur, et fait un tableau effrayant du régime féodal. Aussitôt la générosité excitée chez les uns, l'orgueil engagé chez les autres, amènent un désintéressement subit; chacun s'élance à la tribune pour abdiquer ses privilèges. La noblesse donne le premier exemple; le clergé, non moins empressé, se hâte de le suivre. Une espèce d'ivresse s'empare de l'assemblée; mettant de côté une discussion superflue, et qui n'était certainement pas nécessaire pour démontrer la justice de pareils sacrifices, tous les ordres, toutes les classes, tous les possesseurs de prérogatives quelconques, se hâtent de faire aussi leurs renonciations. Après les députés des premiers ordres, ceux des communes viennent à leur tour faire leurs offrandes. Ne pouvant immoler des privilèges personnels, ils offrent ceux des provinces et des villes. L'égalité des droits, rétablie entre les individus, l'est ainsi entre toutes les parties du territoire. Quelques-uns apportent des pensions, et un membre du parlement, n'ayant rien à donner, promet son dévouement à la chose publique. Les marches du bureau sont couvertes de députés qui viennent déposer l'acte de leur renonciation; on se contente pour le moment d'énumérer les sacrifices, et on remet au jour suivant la rédaction des articles. L'entraînement était général; mais au milieu de cet enthousiasme il était facile d'apercevoir que certains privilégiés peu sincères voulaient pousser les choses au pire. Tout était à craindre de l'effet de la nuit et de l'impulsion donnée, lorsque Lally-Tolendal, apercevant le danger, fait passer un billet au président. «Il faut tout redouter, lui dit-il, de l'entraînement de l'assemblée: levez la séance.» Au même instant, un député s'élance vers lui, et, lui serrant la main avec émotion, lui dit: «Livrez-nous la sanction royale, et nous sommes amis.» Lally-Tolendal, sentant alors le besoin de rattacher la révolution au roi, propose de le proclamer restaurateur de la liberté française. La proposition est accueillie avec enthousiasme; un Te Deum est décrété, et on se sépare enfin vers le milieu de la nuit.
On avait arrêté pendant cette nuit mémorable:
L'abolition de la qualité de serf;
La faculté de rembourser les droits seigneuriaux;
L'abolition des juridictions seigneuriales;
La suppression des droits exclusifs de chasse, de colombiers, de garenne, etc.;
Le rachat de la dîme;
L'égalité des impôts;
L'admission de tous les citoyens aux emplois civils et militaires;
L'abolition de la vénalité des offices;
La destruction de tous les privilèges de villes et de provinces;
La réformation des jurandes;
Et la suppression des pensions obtenues sans titres.
Ces résolutions avaient été arrêtées sous forme générale, mais il restait à les rédiger en décrets; et c'est alors que le premier élan de générosité étant passé, chacun étant rendu à ses penchans, les uns devaient chercher à étendre, les autres à resserrer les concessions obtenues. La discussion devint vive, et une résistance tardive et mal entendue fit évanouir toute reconnaissance.
L'abolition des droits féodaux avait été convenue, mais il fallait distinguer, entre ces droits, lesquels seraient abolis ou rachetés. En abordant jadis le territoire, les conquérans, premiers auteurs de la noblesse, avaient imposé aux hommes des services, et aux terres des tributs. Ils avaient même occupé une partie du sol, et ne l'avaient que successivement restitué aux cultivateurs, moyennant des rentes perpétuelles. Une longue possession, suivie de transmissions nombreuses, constituant la propriété, toutes les charges imposées aux hommes et aux terres en avaient acquis le caractère. L'assemblée constituante était donc réduite à attaquer les propriétés. Dans cette situation, ce n'était pas comme plus ou moins bien acquises, mais comme plus ou moins onéreuses à la société, qu'elle avait à les juger. Elle abolit les services personnels; et plusieurs de ces services ayant été changés en redevance, elle abolit ces redevances. Parmi les tributs imposés aux terres, elle supprima ceux qui étaient évidemment le reste de la servitude, comme le droit imposé sur les transmissions; et elle déclara rachetables toutes les rentes perpétuelles, qui étaient le prix auquel la noblesse avait jadis cédé aux cultivateurs une partie du territoire. Rien n'est donc plus absurde que d'accuser l'assemblée constituante d'avoir violé les propriétés, puisque tout l'était devenu; et il est étrange que la noblesse, les ayant si long-temps violées, soit en exigeant des tributs, soit en ne payant pas les impôts, se montrât tout à coup si rigoureuse sur les principes, quand il s'agissait de ses prérogatives. Les justices seigneuriales furent aussi appelées propriétés, puisque depuis des siècles elles étaient transmises en héritage; mais l'assemblée ne s'en laissa pas imposer par ce titre, et les abolit, en ordonnant cependant qu'elles fussent maintenues jusqu'à ce qu'on eût pourvu à leur remplacement.
Le droit exclusif de chasse fut aussi un objet de vives disputes. Malgré la vaine objection que bientôt toute la population serait en armes, si le droit de chasse était accordé, il fut rendu à chacun dans l'étendue de ses champs. Les colombiers privilégiés furent également défendus. L'assemblée décida que chacun pourrait en avoir, mais qu'à l'époque des moissons les pigeons pourraient être tués, comme le gibier ordinaire, sur le territoire qu'ils iraient parcourir. Toutes les capitaineries furent abolies, et on ajouta cependant qu'il serait pourvu aux plaisirs personnels du roi, par des moyens compatibles avec la liberté et la propriété.
Un article excita surtout de violens débats, à cause des questions plus importantes dont il était le prélude, et des intérêts qu'il attaquait: c'est celui des dîmes. Dans la nuit du 4 août, l'assemblée avait déclaré les dîmes rachetables. Au moment de la rédaction, elle voulut les abolir sans rachat, en ayant soin d'ajouter qu'il serait pourvu par l'état à l'entretien du clergé. Sans doute il y avait un défaut de forme dans cette décision, car c'était revenir sur une résolution déjà prise. Mais Garat répondit à cette objection que c'était là un véritable rachat, puisqu'au lieu du contribuable c'était l'état qui rachetait la dîme, en se chargeant de pourvoir aux besoins du clergé. L'abbé Sieyès, qu'on fut étonné de voir parmi les défenseurs de la dîme, et qu'on ne jugea pas défenseur désintéressé de cet impôt, convint, en effet, que l'état rachetait véritablement la dîme, mais qu'il faisait un vol à la masse de la nation, en lui faisant supporter une dette qui ne devait peser que sur les propriétaires fonciers. Cette objection, présentée d'une manière tranchante, fut accompagnée de ce mot si amer et depuis souvent répété: «Vous voulez être libres, et vous ne savez pas être justes.» Quoique Sieyès ne crût pas qu'il fût possible de répondre à cette objection, la réponse était facile. La dette du culte est celle de tous; convient-il de la faire supporter aux propriétaires fonciers plutôt qu'à l'universalité des contribuables? C'est à l'état à en juger. Il ne vole personne en faisant de l'impôt la répartition qu'il juge la plus convenable. La dîme, en écrasant les petits propriétaires, détruisait l'agriculture; l'état devait donc déplacer cet impôt; c'est ce que Mirabeau prouva avec la dernière évidence. Le clergé, qui préférait la dîme parce qu'il prévoyait bien que le salaire adjugé par l'état serait mesuré sur ses vrais besoins, se prétendit propriétaire de la dîme par des concessions immémoriales; il renouvela cette raison si répétée de la longue possession qui ne prouve rien, car tout, jusqu'à la tyrannie, serait légitimé par la possession. On lui répondit que la dîme n'était qu'un usufruit; qu'elle n'était point transmissible, et n'avait pas les principaux caractères de la propriété; qu'elle était évidemment un impôt établi en sa faveur, et que cet impôt, l'état se chargeait de le changer en un autre. L'orgueil du clergé fut révolté de l'idée de recevoir un salaire, il s'en plaignit avec violence; et Mirabeau, qui excellait à lancer des traits décisifs de raison et d'ironie, répondit aux interrupteurs qu'il ne connaissait que trois moyens d'exister dans la société: être ou voleur, ou mendiant, ou salarié. Le clergé sentit qu'il lui convenait d'abandonner ce qu'il ne pouvait plus défendre. Les curés surtout, sachant qu'ils avaient tout à gagner de l'esprit de justice qui régnait dans l'assemblée, et que c'était l'opulence des prélats qu'on voulait particulièrement attaquer, furent les premiers à se désister. L'abolition entière des dîmes fut donc décrétée, sous la condition que l'état se chargerait des frais du culte, mais qu'en attendant la dîme continuerait d'être perçue. Cette dernière clause pleine d'égards devint, il est vrai, inutile. Le peuple ne voulut plus payer, mais il ne le voulait déjà plus, même avant le décret, et quand l'assemblée abolit le régime féodal, il était déjà renversé de fait. Le 13 août, tous les articles furent présentés au monarque, qui accepta le titre de restaurateur de la liberté française, et assista au Te Deum, ayant à sa droite le président, et à sa suite tous les députés.
Ainsi fut consommée la plus importante réforme de la révolution. L'assemblée avait montré autant de force que de mesure. Malheureusement un peuple ne sait jamais rentrer avec modération dans l'exercice de ses droits. Des violences atroces furent commises dans tout le royaume. Les châteaux continuèrent d'être incendiés, les campagnes furent inondées par des chasseurs qui s'empressaient d'exercer des droits si nouveaux pour eux. Ils se répandirent dans les champs naguère réservés aux plaisirs de leurs seuls oppresseurs, et commirent d'affreuses dévastations. Toute usurpation a un cruel retour, et celui qui usurpe devrait y songer, du moins pour ses enfans, qui presque toujours portent sa peine. De nombreux accidens eurent lieu. Dès le 7 du mois d'août, les ministres s'étaient de nouveau présentés à l'assemblée pour lui faire un rapport sur l'état du royaume. Le gardes-des-sceaux avait dénoncé les désordres alarmans qui avaient éclaté; Necker avait révélé le déplorable état des finances. L'assemblée reçut ce double message avec tristesse, mais sans découragement. Le 10, elle rendit un décret sur la tranquillité publique, par lequel les municipalités étaient chargées de veiller au maintien de l'ordre, en dissipant tous les attroupemens séditieux. Elles devaient livrer les simples perturbateurs aux tribunaux, mais emprisonner ceux qui avaient répandu des alarmes, allégué de faux ordres, ou excité des violences, et envoyer la procédure à l'assemblée nationale, pour qu'on pût remonter à la cause des troubles. Les milices nationales et les troupes réglées étaient mises à la disposition des municipalités, et elles devaient prêter serment d'être fidèles à la nation, au roi et à la loi, etc. C'est ce serment qui fut appelé depuis le serment civique.
Le rapport de Necker sur les finances fut extrêmement alarmant. C'était le besoin des subsides qui avait fait recourir à une assemblée nationale; cette assemblée à peine réunie était entrée en lutte avec le pouvoir, et, ne songeant qu'au besoin pressant d'établir des garanties, elle avait négligé celui d'assurer les revenus de l'état. Necker seul avait tout le souci des finances. Tandis que Bailly, chargé des subsistances de la capitale, était dans les plus cruelles angoisses, Necker, tourmenté de besoins moins pressans, mais bien plus étendus, Necker, enfermé dans ses pénibles calculs, dévoré de mille peines, s'efforçait de pourvoir à la détresse publique; et, tandis qu'il ne songeait qu'à des questions financières, il ne comprenait pas que l'assemblée ne songeât qu'à des questions politiques. Necker et l'assemblée, préoccupés chacun de leur objet, n'en voyaient pas d'autres. Cependant, si les alarmes de Necker étaient justifiées par la détresse actuelle, la confiance de l'assemblée l'était par l'élévation de ses vues. Cette assemblée, embrassant la France et son avenir, ne pouvait pas croire que ce beau royaume, obéré un instant, fût à jamais frappé d'indigence.
Necker, en entrant au ministère, en août 1788, ne trouva que 400,000 francs au trésor. Il avait, à force de soins, pourvu au plus pressant; et depuis, les circonstances avaient accru les besoins en diminuant les ressources. Il avait fallu acheter des blés, les revendre au-dessous du prix coûtant, faire des aumônes considérables, établir des travaux publics pour occuper des ouvriers. Il était sorti du trésor, pour ce dernier objet, jusqu'à 12,000 francs par jour. En même temps que les dépenses s'étaient augmentées, les recettes avaient baissé. La réduction du prix du sel, le retard des paiemens, et souvent le refus absolu d'acquitter des impôts, la contrebande à force armée, la destruction des barrières, le pillage même des registres et le meurtre des commis, avaient anéanti une partie des revenus. En conséquence, Necker demanda un emprunt de trente millions. La première impression fut si vive, qu'on voulut voter l'emprunt par acclamation; mais ce premier mouvement se calma bientôt. On témoigna de la répugnance pour de nouveaux emprunts, et on commit une espèce de contradiction en invoquant les cahiers auxquels on avait déjà renoncé, et qui défendaient de consentir l'impôt avant d'avoir fait la constitution; on alla même jusqu'à faire le calcul des sommes reçues depuis l'année précédente, comme si on s'était défié du ministre. Cependant la nécessité de pourvoir aux besoins de l'état fit adopter l'emprunt; mais on changea le plan du ministre, et on réduisit l'intérêt à quatre et demi pour cent, par la fausse espérance d'un patriotisme qui était dans la nation, mais qui ne pouvait se trouver chez les prêteurs de profession, les seuls qui se livrent ordinairement à ces sortes de spéculations financières. Cette première faute fut une de celles que commettent ordinairement les assemblées, quand elles remplacent les vues immédiates du ministre qui agit, par les vues générales de douze cents esprits qui spéculent. Il fut facile d'apercevoir aussi que l'esprit de la nation commençait déjà à ne plus s'accommoder de la timidité du ministre.
Après ces soins indispensables donnés à la tranquillité publique et aux finances, on s'occupa de la déclaration des droits. La première idée en avait été fournie par Lafayette, qui lui-même l'avait empruntée aux Américains. Cette discussion, interrompue par la révolution du 14 juillet, renouvelée au 1er août, interrompue de nouveau par l'abolition du régime féodal, fut reprise et définitivement arrêtée le 12 août. Cette idée avait quelque chose d'imposant qui saisit l'assemblée. L'élan des esprits les portait à tout ce qui avait de la grandeur; cet élan produisait leur bonne foi, leur courage, leurs bonnes et leurs mauvaises résolutions. Ils saisirent donc cette idée, et voulurent la mettre à exécution. S'il ne s'était agi que d'énoncer quelques principes particulièrement méconnus par l'autorité dont on venait de secouer le joug, comme le vote de l'impôt, la liberté religieuse, la liberté de la presse, la responsabilité ministérielle, rien n'eût été plus facile. Ainsi avaient fait jadis l'Amérique et l'Angleterre. La France aurait pu exprimer en quelques maximes nettes et positives les nouveaux principes qu'elle imposait à son gouvernement; mais la France, rompant avec le passé, et voulant remonter à l'état de nature, dut aspirer à donner une déclaration complète de tous les droits de l'homme et du citoyen. On parla d'abord de la nécessité et du danger d'une pareille déclaration. On discuta beaucoup et inutilement sur ce sujet, car il n'y avait ni utilité ni danger à faire une déclaration composée de formules auxquelles le peuple ne comprenait rien; elle n'était quelque chose que pour un certain nombre d'esprits philosophiques, qui ne prennent pas une grande part aux séditions populaires. Il fut enfin décidé qu'elle serait faite et placée en tête de l'acte constitutionnel. Mais il fallait la rédiger, et c'était là le plus difficile. Qu'est-ce qu'un droit? c'est ce qui est dû aux hommes. Or, tout le bien qu'on peut leur faire leur est dû; toute mesure sage de gouvernement est donc un droit. Aussi tous les projets proposés renfermaient la définition de la loi, la manière dont elle doit se faire, le principe de la souveraineté, etc. On objectait que ce n'était pas là des droits, mais des maximes générales. Cependant il importait d'exprimer ces maximes. Mirabeau, impatienté, s'écria enfin: «N'employez pas le mot de droits, mais dites: Dans l'intérêt de tous, il a été déclaré….» Néanmoins on préféra le titre plus imposant de déclaration des droits, sous lequel on confondit des maximes, des principes, des définitions. Du tout on composa la déclaration célèbre placée en tête de la constitution de 91. Au reste, il n'y avait là qu'un mal, celui de perdre quelques séances à un lieu commun philosophique. Mais qui peut reprocher aux esprits de s'enivrer de leur objet? Qui a le droit de mépriser l'inévitable préoccupation des premiers instans?
Il était temps de commencer enfin les travaux de la constitution. La fatigue des préliminaires était générale, et déjà on agitait hors de l'assemblée les questions fondamentales. La constitution anglaise était le modèle qui s'offrait naturellement à beaucoup d'esprits, puisqu'elle était la transaction intervenue en Angleterre, à la suite d'un débat semblable, entre le roi, l'aristocratie et le peuple. Cette constitution consistait essentiellement dans l'établissement de deux chambres et dans la sanction royale. Les esprits dans leur premier élan vont aux idées les plus simples: un peuple qui déclare sa volonté, un roi qui l'exécute, leur paraissait la seule forme légitime de gouvernement. Donner à l'aristocratie une part égale à celle de la nation, au moyen d'une chambre-haute; conférer au roi le droit d'annuler la volonté nationale, au moyen de la sanction, leur semblait une absurdité. La nation veut, le roi fait: les esprits ne sortaient pas de ces élémens simples, et ils croyaient vouloir la monarchie, parce qu'ils laissaient un roi comme exécuteur des volontés nationales. La monarchie réelle, telle qu'elle existe même dans les états réputés libres, est la domination d'un seul, à laquelle on met des bornes au moyen du concours national. La volonté du prince y fait réellement presque tout, et celle de la nation est réduite à empêcher le mal, soit en disputant sur l'impôt, soit en concourant pour un tiers à la loi. Mais dès l'instant que la nation peut ordonner tout ce qu'elle veut, sans que le roi puisse s'y opposer par le veto, le roi n'est plus qu'un magistrat. C'est alors la république avec un seul consul au lieu de plusieurs. Le gouvernement de Pologne, quoiqu'il y eût un roi, ne fut jamais nommé une monarchie, mais une république; il y avait aussi un roi à Lacédémone.
La monarchie bien entendue exige donc de grandes concessions de la part des esprits. Mais ce n'est pas après une longue nullité et dans leur premier enthousiasme qu'ils sont disposés à les faire. Aussi la république était dans les opinions sans y être nommée, et on était républicain sans le croire.
On ne s'expliqua point nettement dans la discussion: aussi, malgré le génie et le savoir répandus dans l'assemblée, la question fut mal traitée et peu entendue. Les partisans de la constitution anglaise, Necker, Mounier, Lally, ne surent pas voir en quoi devait consister la monarchie; et quand ils l'auraient vu, ils n'auraient pas osé dire nettement à l'assemblée que la volonté nationale ne devait point être toute-puissante, et qu'elle devait empêcher plutôt qu'agir. Ils s'épuisèrent à dire qu'il fallait que le roi pût arrêter les usurpations d'une assemblée; que pour bien exécuter la loi, et l'exécuter volontiers, il fallait qu'il y eût coopéré; et qu'enfin il devait exister des rapports entre les pouvoirs exécutif et législatif. Ces raisons étaient mauvaises ou tout au moins faibles. Il était ridicule en effet, en reconnaissant la souveraineté nationale, de vouloir lui opposer la volonté unique du roi[4].
Ils défendaient mieux les deux chambres, parce qu'en effet, même dans une république, il y a de hautes classes qui doivent s'opposer au mouvement trop rapide des classes qui s'élèvent, en défendant les institutions anciennes contre les institutions nouvelles. Mais cette chambre-haute, plus indispensable encore que la prérogative royale, puisqu'il n'y a pas d'exemple de république sans un sénat, était plus repoussée que la sanction, parce qu'on était plus irrité contre l'aristocratie que contre la royauté. La chambre-haute était impossible alors, parce que personne n'en voulait: la petite noblesse s'y opposait, parce qu'elle n'y pouvait trouver place; les privilégiés désespérés, parce qu'ils désiraient le pire en toutes choses; le parti populaire, parce qu'il ne voulait pas laisser à l'aristocratie un poste d'où elle dominerait la volonté nationale. Mounier, Lally, Necker étaient presque seuls à désirer cette chambre-haute. Sieyès, par l'erreur d'un esprit absolu, ne voulait ni des deux chambres ni de la sanction royale. Il concevait la société tout unie: selon lui la masse, sans distinction de classes, devait être chargée de vouloir, et le roi, comme magistrat unique, chargé d'exécuter. Aussi était-il de bonne foi quand il disait que la monarchie ou la république étaient la même chose, puisque la différence n'était pour lui que dans le nombre des magistrats chargés de l'exécution. Le caractère d'esprit de Sieyès était l'enchaînement, c'est-à-dire la liaison rigoureuse de ses propres idées. Il s'entendait avec lui-même, mais ne s'entendait ni avec la nature des choses ni avec les esprits différens du sien. Il les subjuguait par l'empire de ses maximes absolues, mais les persuadait rarement; aussi, ne pouvant ni morceler ses systèmes, ni les faire adopter en entier, il devait bientôt concevoir de l'humeur. Mirabeau, esprit juste, prompt, souple, n'était pas plus avancé en fait de science politique que l'assemblée elle-même; il repoussait les deux chambres, non point par conviction, mais par la connaissance de leur impossibilité actuelle, et par haine de l'aristocratie. Il défendait la sanction par un penchant monarchique; et il s'y était engagé dès l'ouverture des états, en disant que, sans la sanction, il aimerait mieux vivre à Constantinople qu'à Paris. Barnave, Duport et Lameth ne pouvaient vouloir la même chose que Mirabeau. Ils n'admettaient ni la chambre-haute, ni la sanction royale; mais ils n'étaient pas aussi obstinés que Sieyès, et consentaient à modifier leur opinion, en accordant au roi et à la chambre-haute un simple veto suspensif, c'est-à-dire le pouvoir de s'opposer temporairement à la volonté nationale, exprimée dans la chambre-basse.