Histoire de la Révolution française, Tome 01
Les premières discussions s'engagèrent le 28 et le 29 août. Le parti Barnave voulut traiter avec Mounier, que son opiniâtreté faisait chef du parti de la constitution anglaise. C'était le plus inflexible qu'il fallait gagner, et c'est à lui qu'on s'adressa. Des conférences eurent lieu. Quand on vit qu'il était impossible de changer une opinion devenue en lui une habitude d'esprit, on consentit alors à ces formes anglaises qu'il chérissait tant, mais à condition qu'en opposant à la chambre populaire une chambre-haute et le roi, on ne donnerait aux deux qu'un veto suspensif, et qu'en outre le roi ne pourrait pas dissoudre l'assemblée. Mounier fit la réponse d'un homme convaincu: il dit que la vérité ne lui appartenait pas, et qu'il ne pouvait en sacrifier une partie pour sauver l'autre. Il perdit ainsi les deux institutions, en ne voulant pas les modifier. Et s'il était vrai, ce qu'on verra n'être pas, que la constitution de 91, par la suppression de la chambre-haute, ruina le trône, Mounier aurait de grands reproches à se faire. Mounier n'était pas passionné, mais obstiné; il était aussi absolu dans son système que Sieyès dans le sien, et préférait tout perdre plutôt que de céder quelque chose. Les négociations furent rompues avec humeur. On avait menacé Mounier de Paris, de l'opinion publique, et on partit, dit-il, pour aller exercer l'influence dont on l'avait menacé[5].
Ces questions divisaient le peuple comme les représentans, et, sans les comprendre, il ne se passionnait pas moins pour elles. On les avait toutes résumées sous le mot si court et si expéditif de veto. On voulait, ou on ne voulait pas le veto, et cela signifiait qu'on voulait ou qu'on ne voulait pas la tyrannie. Le peuple, sans même entendre cela, prenait le veto pour un impôt qu'il fallait abolir, ou pour un ennemi qu'il fallait pendre, et il voulait le mettre à la lanterne[6].
Le Palais-Royal était surtout dans la plus grande fermentation. Là se réunissaient des hommes ardens, qui, ne pouvant pas même supporter les formes imposées dans les districts, montaient sur une chaise, prenaient la parole sans la demander, étaient sifflés ou portés en triomphe par un peuple immense, qui allait exécuter ce qu'ils avaient proposé. Camille Desmoulins, déjà nommé dans cette histoire, s'y distinguait par la verve, l'originalité et le cynisme de son esprit; et, sans être cruel, il demandait des cruautés. On y voyait encore Saint-Hurugue, ancien marquis, détenu long-temps à la Bastille pour des différends de famille, et irrité contre l'autorité jusqu'à l'aliénation. Là, chaque jour, ils répétaient tous qu'il fallait aller à Versailles, pour y demander compte au roi et à l'assemblée de leur hésitation à faire le bien du peuple. Lafayette avait la plus grande peine à les contenir par des patrouilles continuelles. La garde nationale était déjà accusée d'aristocratie. «Il n'y avait pas, disait Desmoulins, de patrouille au Céramique.» Déjà même le nom de Cromwell avait été prononcé à côté de celui de Lafayette. Un jour, le dimanche 30 août, une motion est faite au Palais-Royal; Mounier y est accusé, Mirabeau y est présenté comme en danger, et l'on propose d'aller à Versailles veiller sur les jours de ce dernier. Mirabeau cependant défendait la sanction, mais sans cesser son rôle de tribun populaire, sans le paraître moins aux yeux de la multitude. Saint-Hurugue, à la tête de quelques exaltés, se porte sur la route de Versailles. Ils veulent, disent-ils, engager l'assemblée à casser ses infidèles représentans pour en nommer d'autres, et supplier le roi et le dauphin de venir à Paris se mettre en sûreté au milieu du peuple. Lafayette accourt, les arrête, et les oblige de rebrousser chemin. Le lendemain lundi 31, ils se réunissent de nouveau. Ils font une adresse à la commune, dans laquelle ils demandent la convocation des districts pour improuver le veto et les députés qui le soutiennent, pour les révoquer et en nommer d'autres à leur place. La commune les repousse deux fois avec la plus grande fermeté.
Pendant ce temps l'agitation régnait dans l'assemblée. Les mécontens avaient écrit aux principaux députés des lettres pleines de menaces et d'invectives; l'une d'elles était signée du nom de Saint-Hurugue. Le lundi 31, à l'ouverture de la séance, Lally dénonça une députation qu'il avait reçue du Palais-Royal. Cette députation l'avait engagé à se séparer des mauvais citoyens qui défendaient le veto, et elle avait ajouté qu'une armée de vingt mille hommes était prête à marcher. Mounier lut aussi des lettres qu'il avait reçues de son côté, proposa de poursuivre les auteurs secrets de ces machinations, et pressa l'assemblée d'offrir cinq cent mille francs à celui qui les dénoncerait. La lutte fut tumultueuse. Duport soutint qu'il n'était pas de la dignité de l'assemblée de s'occuper de pareils détails. Mirabeau lut des lettres qui lui étaient aussi adressées, et dans lesquelles les ennemis de la cause populaire ne le traitaient pas mieux que Mounier. L'assemblée passa à l'ordre du jour, et Saint-Hurugue, signataire de l'une des lettres dénoncées, fut enfermé par ordre de la commune.
On discutait à la fois les trois questions de la permanence des assemblées, des deux chambres, et du veto. La permanence fut votée à la presque unanimité. On avait trop souffert de la longue interruption des assemblées nationales, pour ne pas les rendre permanentes. On passa ensuite à la grande question de l'unité du corps législatif. Les tribunes étaient occupées par un public nombreux et bruyant. Beaucoup de députés se retiraient. Le président, qui était alors l'évêque de Langres, s'efforce en vain de les retenir; ils sortent en grand nombre. De toutes parts on demande à grands cris d'aller aux voix. Lally réclame encore une fois la parole: on la lui refuse, en accusant le président de l'avoir envoyé à la tribune; un membre va même jusqu'à demander au président s'il n'est pas las de fatiguer l'assemblée. Offensé de ces paroles, le président quitte le fauteuil, et la discussion est encore remise. Le lendemain 10 septembre, on lit une adresse de la ville de Rennes, déclarant le veto inadmissible, traîtres à la patrie ceux qui le voteraient. Mounier et les siens s'irritent, et proposent de gourmander la municipalité. Mirabeau répond que l'assemblée n'est pas chargée de donner des leçons à des officiers municipaux, et qu'il faut passer à l'ordre du jour. La question des deux chambres est enfin mise aux voix, et, au bruit des applaudissemens, l'unité de l'assemblée est décrétée. Quatre cent quatre-vingt-dix-neuf voix se déclarent pour une chambre, quatre-vingt-neuf pour deux; cent vingt-deux voix sont perdues, par l'effet de la crainte inspirée à beaucoup de députés. Enfin arrive la question du veto. On avait trouvé un terme moyen, celui du veto suspensif, qui n'arrêtait que temporairement la loi, pendant une ou plusieurs législatures. On considérait cela comme un appel au peuple, parce que le roi, recourant à de nouvelles assemblées, et leur cédant si elles persistaient, semblait en appeler réellement à l'autorité nationale. Mounier et les siens s'y opposèrent; ils avaient raison dans le système de la monarchie anglaise, où le roi consulte la représentation nationale et n'obéit jamais; mais ils avaient tort dans la situation où ils s'étaient placés. Ils n'avaient voulu, disaient-ils, qu'empêcher une résolution précipitée. Or le veto suspensif produisait cet effet aussi Bien que le veto absolu. Si la représentation persistait, la volonté nationale devenait manifeste; et, en admettant sa souveraineté, il était difficile de lui résister indéfiniment.
Le ministère sentit en effet que le veto suspensif produisait matériellement l'effet du veto absolu, et Necker conseilla au roi de se donner les avantages d'un sacrifice volontaire, en adressant un mémoire à l'assemblée, dans lequel il demandait le veto suspensif. Le bruit s'en répandit, et on connut d'avance le but et l'esprit du mémoire. Il fut présenté le 11 septembre; chacun en connaissait le contenu. Il semble que Mounier, soutenant l'intérêt du trône, aurait dû n'avoir pas d'autres vues que le trône lui-même; mais les partis ont bientôt un intérêt distinct de ceux qu'ils servent. Mounier repoussa cette communication, en disant que, si le roi renonçait à une prérogative utile à la nation, on devait la lui donner malgré lui et dans l'intérêt public. Les rôles furent renversés, et les adversaires du roi soutinrent ici son intervention; mais leur effort fut inutile, et le mémoire fut durement repoussé. On s'expliqua de nouveau nécessaire pour la constitution. Après avoir spécifié que le pouvoir constituant était supérieur aux pouvoirs constitués, il fut établi que la sanction ne pourrait s'exercer que sur les actes législatifs, mais point du tout sur les actes constitutifs, et que les derniers ne seraient que promulgués. Six cent soixante-treize voix se déclarèrent pour le veto suspensif, trois cent vingt-cinq pour le veto absolu. Ainsi furent résolus les articles fondamentaux de la nouvelle constitution. Meunier et Lally-Tolendal donnèrent aussitôt leur démission de membres du comité de constitution.
On avait porté jusqu'ici une foule de décrets sans jamais en offrir aucun à l'acceptation royale. Il fut résolu de présenter au roi les articles du 4 août. La question était de savoir si on demanderait la sanction ou la simple promulgation, en les considérant comme législatifs ou constitutifs. Maury et même Lally-Tolendal eurent la maladresse de soutenir qu'ils étaient législatifs, et de requérir la sanction, comme s'ils eussent attendu quelque obstacle de la puissance royale. Mirabeau, avec une rare justesse, soutint que les uns abolissaient le régime féodal et étaient éminemment constitutifs; que les autres étaient une pure munificence de la noblesse et du clergé, et que sans doute le clergé et la noblesse ne voulaient pas que le roi pût révoquer leurs libéralités. Chapelier ajouta qu'il ne fallait pas même supposer le consentement du roi nécessaire, puisqu'il les avait approuvés déjà, en acceptant le titre de restaurateur de la liberté française, et en assistant au Te Deum. En conséquence on pria le roi de faire une simple promulgation[7].
Un membre proposa tout à coup l'hérédité de la couronne et l'inviolabilité de la personne royale. L'assemblée, qui voulait sincèrement du roi comme son premier magistrat héréditaire, vota ces deux articles par acclamation. On proposa l'inviolabilité de l'héritier présomptif; mais le duc de Mortemart remarqua aussitôt que les fils avaient quelquefois essayé de détrôner leur père, et qu'il fallait se laisser le moyen de les frapper. Sur ce motif, la proposition fut rejetée. Le député Arnoult, à propos de l'article sur l'hérédité de mâle en mâle et de branche en branche, proposa de confirmer les renonciations de la branche d'Espagne, faites dans le traité d'Utrecht. On soutint qu'il n'y avait pas lieu à délibérer, parce qu'il ne fallait pas s'aliéner un allié fidèle; Mirabeau se rangea de cet avis, et l'assemblée passa à l'ordre du jour. Tout à coup Mirabeau, pour faire une expérience qui a été mal jugée, voulut ramener la question qu'il avait contribué lui-même à éloigner. La maison d'Orléans se trouvait en concurrence avec la maison d'Espagne, dans le cas d'extinction de la branche régnante. Mirabeau avait vu un grand acharnement à passer à l'ordre du jour. Étranger au duc d'Orléans quoique familier avec lui, comme il savait l'être avec tout le monde, il voulait néanmoins connaître l'état des partis, et voir quels étaient les amis et les ennemis du duc. La question de la régence se présentait: en cas de minorité, les frères du roi ne pouvaient pas être tuteurs de leur neveu, puisqu'ils étaient héritiers du pupille royal, et par conséquent peu intéressés à sa conservation. La régence appartenait donc au plus proche parent; c'était ou la reine, ou le duc d'Orléans, ou la famille d'Espagne. Mirabeau propose donc de ne donner la régence qu'à un homme né en France. «La connaissance, dit-il, que j'ai de la géographie de l'assemblée, le point d'où sont partis les cris d'ordre du jour, me prouvent qu'il ne s'agit de rien moins ici que d'une domination étrangère, et que la proposition de ne pas délibérer, en apparence espagnole, est peut-être une proposition autrichienne.» Les cris s'élèvent à ces mots; la discussion recommence avec une violence extraordinaire; tous les opposans demandent encore l'ordre du jour. En vain Mirabeau leur répète-t-il à chaque instant qu'ils ne peuvent avoir qu'un motif, celui d'amener en France une domination étrangère; ils ne répondent point, parce qu'en effet ils préféreraient l'étranger au duc d'Orléans. Enfin, après une discussion de deux jours, on déclara de nouveau qu'il n'y avait pas lieu à délibérer. Mais Mirabeau avait obtenu ce qu'il voulait, en voyant se dessiner les partis. Cette tentative ne pouvait manquer de le faire accuser, et il passa dès lors pour un agent du parti d'Orléans[8].
Tout agitée encore de cette discussion, l'assemblée reçut la réponse du roi aux articles du 4 août. Le roi en approuvait l'esprit, ne donnait à quelques-uns qu'une adhésion conditionnelle, dans l'espoir qu'on les modifierait en les faisant exécuter; il renouvelait sur la plupart les objections faites dans la discussion, et repoussées par l'assemblée. Mirabeau reparut encore à la tribune: «Nous n'avons pas, dit-il, examiné la supériorité du pouvoir constituant sur le pouvoir exécutif; nous avons en quelque sorte jeté un voile sur ces questions (l'assemblée en effet avait expliqué en sa faveur la manière dont elles devaient être entendues, sans rien décréter à cet égard); mais si l'on combat notre puissance constituante, on nous obligera à la déclarer. Qu'on en agisse franchement et sans mauvaise foi. Nous convenons des difficultés de l'exécution, mais nous ne l'exigeons pas. Ainsi nous demandons l'abolition des offices, mais en indiquant pour l'avenir le remboursement et l'hypothèque du remboursement; nous déclarons l'impôt qui sert de salaire au clergé destructif de l'agriculture, mais en attendant son remplacement nous ordonnons la perception de la dîme; nous abolissons les justices seigneuriales, mais en les laissant exister jusqu'à ce que d'autres tribunaux soient établis. Il en est de même des autres articles; ils ne renferment tous que des principes qu'il faut rendre irrévocables en les promulguant. D'ailleurs, fussent-ils mauvais, les imaginations sont en possession de ces arrêtés, on ne peut plus les leur refuser. Répétons ingénument au roi ce que le fou de Philippe II disait à ce prince si absolu: «Que ferais-tu, Philippe, si tout le monde disait oui quand tu dis non?»
L'assemblée ordonna de nouveau à son président de retourner vers le roi, pour lui demander sa promulgation. Le roi l'accorda. De son côté, l'assemblée délibérant sur la durée du veto suspensif, l'étendit à deux législatures; mais elle eut le tort de laisser voir que c'était en quelque sorte une récompense donnée à Louis XVI, pour les concessions qu'il venait de faire à l'opinion.
Tandis qu'au milieu des obstacles suscités par la mauvaise volonté des privilégiés et par les emportemens populaires, l'assemblée poursuivait son but, d'autres embarras s'accumulaient devant elle, et ses ennemis en triomphaient. Ils espéraient qu'elle serait arrêtée par la détresse des finances, comme l'avait été la cour elle-même. Le premier emprunt de trente millions n'avait pas réussi: un second de quatre-vingts, ordonné sur une nouvelle proposition de Necker[9], n'avait pas eu un résultat plus heureux.
«Discutez, dit un jour M. Degouy d'Arcy, laissez s'écouler les délais, et à l'expiration des délais, nous ne serons plus… Je vais vous apprendre des vérités terribles.—A l'ordre! à l'ordre! s'écrient les uns.—Non, non, parlez! répondent les autres.» Un député se lève: «Continuez, dit-il à M. Degouy, répandez l'alarme et la terreur! Eh bien! qu'en arrivera-t-il? nous donnerons une partie de notre fortune, et tout sera fini.» M. Degouy continue: «Les emprunts que vous avez votés n'ont rien fourni; il n'y a pas dix millions au trésor.» A ces mots, on l'entoure de nouveau, on le blâme, on lui impose silence. Le duc d'Aiguillon, président du comité des finances, le dément en prouvant qu'il devait y avoir vingt-deux millions dans les caisses de l'état. Cependant on décrète que les samedis et vendredis seront spécialement consacrés aux finances.
Necker arrive enfin. Tout souffrant de ses efforts continuels, il renouvelle ses éternelles plaintes; il reproche à l'assemblée de n'avoir rien fait pour les finances, après cinq mois de travail. Les deux emprunts n'avaient pas réussi, parce que les troubles avaient détruit le crédit. Les capitaux se cachaient; ceux de l'étranger n'avaient point paru dans les emprunts proposés. L'émigration, l'éloignement des voyageurs, avaient encore diminué le numéraire; et il n'en restait pas même assez pour les besoins journaliers. Le roi et la reine avaient été obligés d'envoyer leur vaisselle à la Monnaie. En conséquence Necker demande une contribution du quart du revenu, assurant que ces moyens lui paraissent suffisans. Un comité emploie trois jours à examiner ce plan, et l'approuve entièrement. Mirabeau, ennemi connu du ministre, prend le premier la parole, pour engager l'assemblée à consentir ce plan sans le discuter. «N'ayant pas, dit-il, le temps de l'apprécier, elle ne doit pas se charger de la responsabilité de l'événement, en approuvant ou en improuvant les moyens proposés.» D'après ce motif il conseille de voter de suite et de confiance. L'assemblée entraînée adhère à cette proposition, et ordonne à Mirabeau de se retirer pour rédiger le décret. Cependant l'enthousiasme se calme, les ennemis du ministre prétendent trouver des ressources où il n'en a pas vu. Ses amis au contraire attaquent Mirabeau, et se plaignent de ce qu'il a voulu l'écraser de la responsabilité des évènemens. Mirabeau rentre et lit son décret. «Vous poignardez le plan du ministre!» s'écrie M. de Virieu. Mirabeau, qui ne savait jamais reculer sans répondre, avoue franchement ses motifs; il convient qu'on le devine quand on a dit qu'il voulait faire peser sur M. Necker seul la responsabilité des évènemens; il dit qu'il n'a point l'honneur d'être son ami; mais que, fût-il son ami le plus tendre, citoyen avant tout, il n'hésiterait pas à le compromettre, lui, plutôt que l'assemblée; qu'il ne croit pas que le royaume fût en péril quand M. Necker se serait trompé, et qu'au contraire le salut public serait très compromis si l'assemblée avait perdu son crédit et manqué une opération décisive. Il propose ensuite une adresse pour exciter le patriotisme national et appuyer le projet du ministre.
On l'applaudit, mais on discute encore. On fait mille propositions, et le temps s'écoule en vaines subtilités. Fatigué de tant de contradictions, frappé de l'urgence des besoins, il remonte une dernière fois à la tribune, s'en empare, fixe de nouveau la question avec une admirable netteté, et montre l'impossibilité de se soustraire à la nécessité du moment. Son génie s'enflammant alors, il peint les horreurs de la banqueroute; il la présente comme un impôt désastreux qui, au lieu de peser légèrement sur tous, ne pèse que sur quelques-uns qu'elle écrase; il la montre comme un gouffre où l'on précipite des victimes vivantes, et qui ne se referme pas même après les avoir dévorées, car on n'en doit pas moins, même après avoir refusé de payer. Remplissant enfin l'assemblée de terreur: «L'autre jour, dit-il, à propos d'une ridicule motion du Palais-Royal, on s'est écrié: Catilina est aux portes de Rome, et vous délibérez! et certes, il n'y avait ni Catilina, ni péril, ni Rome; et aujourd'hui la hideuse banqueroute est là, elle menace de consumer, vous, votre honneur, vos fortunes, et vous délibérez[10]!»
A ces mots, l'assemblée transportée se lève en poussant des cris d'enthousiasme. Un député veut répondre; il s'avance, mais, effrayé de sa tâche, il demeure immobile et sans voix. Alors l'assemblée déclare que, ouï le rapport du comité, elle adopte de confiance le plan du ministre des finances. C'était là un bonheur d'éloquence; mais il ne pouvait arriver qu'à celui qui avait tout à la fois la raison et les passions de Mirabeau.
NOTES:
[1] Il avait été nommé à ce poste le 15 juillet, à l'Hôtel-de-Ville. [2] Ces scènes eurent lieu le 22 juillet. [3] Ce club s'était formé dans les derniers jours de juin. Il s'appela plus tard Société des amis de la Constitution. [4] Voyez la note 5 à la fin du volume. [5] Voyez la note 6 à la fin du volume. [6] Deux habitans de la campagne parlaient du veto. «—Sais-tu ce que c'est que le veto? dit l'un.—Non.—Eh bien, tu as ton écuelle remplie de soupe; le roi te dit: Répands ta soupe, et il faut que tu la répandes.» [7] Ces articles lui furent présentés le 20 septembre. [8] Voyez la note 7 à la fin du volume. [9] Décret du 27 août. [10] Séances des 22 au 24 septembre.
CHAPITRE IV.
INTRIGUES DE LA COUR.—REPAS DES GARDES-DU-CORPS ET DES OFFICIERS DU RÉGIMENT DE FLANDRE A VERSAILLES.—JOURNÉES DES 4, 5, ET 6 OCTOBRE; SCÈNES TUMULTUEUSES ET SANGLANTES. ATTAQUE DU CHATEAU DE VERSAILLES PAR LA MULTITUDE.—LE ROI VIENT DEMEURER A PARIS.—ÉTAT DES PARTIS.—LE DUC D'ORLÉANS QUITTE LA FRANCE.—NÉGOCIATION DE MIRABEAU AVEC LA COUR. —L'ASSEMBLÉE SE TRANSPORTE A PARIS.—LOI SUR LES BIENS DU CLERGÉ. —SERMENT CIVIQUE,—TRAITÉ DE MIRABEAU AVEC LA COUR.—BOUILLÉ. —AFFAIRE FAVRAS.—PLANS CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRES.—CLUBS DES JACOBINS ET DES FEUILLANTS.
Tandis que l'assemblée portait ainsi les mains sur toutes les parties de l'édifice, de grands évènemens se préparaient. Par la réunion des ordres, la nation avait recouvré la toute-puissance législative et constituante. Par le 14 juillet, elle s'était armée pour soutenir ses représentans. Ainsi le roi et l'aristocratie restaient isolés et désarmés, n'ayant plus pour eux que le sentiment de leurs droits, que personne ne partageait, et placés en présence d'une nation prête à tout concevoir et à tout exécuter. La cour cependant, retirée dans une petite ville uniquement peuplée de ses serviteurs, était en quelque sorte hors de l'influence populaire, et pouvait même tenter un coup de main sur l'assemblée. Il était naturel que Paris, situé a quelques lieues de Versailles, Paris, capitale du royaume, et séjour d'une immense multitude, tendît à ramener le roi dans son sein, pour le soustraire à toute influence aristocratique, et pour recouvrer les avantages que la présence de la cour et du gouvernement procure à une ville. Après avoir réduit l'autorité du roi, il ne restait plus qu'à s'assurer de sa personne. Ainsi le voulait le cours des évènemens, et de toutes parts on entendait ce cri: Le roi à Paris! L'aristocratie ne songeait plus à se défendre contre de nouvelles pertes. Elle dédaignait trop ce qui lui restait pour s'occuper de le conserver; elle désirait donc un violent changement, tout comme le parti populaire. Une révolution est infaillible, quand deux partis se réunissent pour la vouloir. Tous deux contribuent à l'évènement, et le plus fort profite du résultat. Tandis que les patriotes désiraient conduire le roi à Paris, la cour méditait de le conduire à Metz. Là, dans une place forte, il eût ordonné ce qu'il eût voulu, ou pour mieux dire, tout ce qu'on aurait voulu pour lui. Les courtisans formaient des plans, faisaient courir des projets, cherchaient à enrôler du monde, et, se livrant à de vaines espérances, se trahissaient par d'imprudentes menaces. D'Estaing, naguère si célèbre à la tête de nos escadres, commandait la garde nationale de Versailles. Il voulait être fidèle à la nation et à la cour, rôle difficile, toujours calomnié, et qu'une grande fermeté peut seule rendre honorable. Il apprit les menées des courtisans. Les plus grands personnages étaient au nombre des machinateurs; les témoins les plus dignes de foi lui avaient été cités, et il écrivit à la reine une lettre très connue, où il lui parlait avec une fermeté respectueuse de l'inconvenance et du danger de telles menées. Il ne déguisa rien et nomma tout le monde[1]. La lettre fut sans effet. En essayant de pareilles entreprises, la reine devait s'attendre à des remontrances, et ne pas s'en étonner.
A la même époque, une foule d'hommes nouveaux parurent à Versailles; on y vit même des uniformes inconnus. On retint la compagnie des gardes-du-corps, dont le service venait d'être achevé; quelques dragons et chasseurs des Trois-Évêchés furent appelés. Les gardes-françaises, qui avaient quitté le service du roi, irrités qu'on le confiât à d'autres, voulurent se rendre à Versailles pour le reprendre. Sans doute ils n'avaient aucune raison de se plaindre, puisqu'ils avaient eux-mêmes abandonné ce service; mais ils furent, dit-on, excités à ce projet. On a prétendu, dans le temps, que c'était la cour qui avait voulu par ce moyen effrayer le roi, et l'entraîner à Metz. Un fait prouve assez cette intention: depuis les émeutes du Palais-Royal, Lafayette, pour défendre le passage de Paris à Versailles, avait placé un poste à Sèvres. Il fut obligé de l'en retirer, sur la demande des députés de la droite. Lafayette parvint à arrêter les gardes-françaises, et à les détourner de leur projet. Il écrivit confidentiellement au ministre Saint-Priest, pour lui apprendre ce qui s'était passé, et le rassurer entièrement. Saint-Priest, abusant de la lettre, la montra à d'Estaing; celui-ci la communiqua aux officiers de la garde nationale de Versailles et à la municipalité, pour les instruire des dangers qui avaient menacé la ville, et de ceux qui pourraient la menacer encore. On proposa d'appeler le régiment de Flandre; grand nombre de bataillons de la garde de Versailles s'y opposèrent, mais la municipalité n'en fit pas moins sa réquisition, et le régiment fut appelé. C'était peu qu'un régiment contre l'assemblée, mais c'était assez pour enlever le roi et protéger son évasion. D'Estaing instruisit l'assemblée nationale des mesures qui avaient été prises, et obtint son approbation. Le régiment arriva: l'appareil militaire qui le suivait, quoique peu considérable, ne laissa pas que d'exciter des murmures. Les gardes-du-corps, les courtisans s'em parèrent des officiers, les comblèrent de caresses, et, comme avant le 14 juillet, on parut se coaliser, s'entendre, et concevoir de grandes espérances.
La confiance de la cour augmentait la méfiance de Paris, et bientôt des fêtes irritèrent la misère du peuple. Le 2 octobre, les gardes-du-corps imaginent de donner un repas aux officiers de la garnison. Ce repas est servi dans la salle du théâtre. Les loges sont remplies de spectateurs de la cour. Les officiers de la garde nationale sont au nombre des convives; une gaieté très vive règne pendant le festin, et bientôt les vins la changent en exaltation. On introduit alors les soldats des régimens. Les convives, l'épée nue, portent la santé de la famille royale; celle de la nation est refusée, ou du moins omise; les trompettes sonnent la charge, on escalade les loges en poussant des cris; on entonne ce chant si expressif et si connu: O Richard! Ô mon roi! l'univers t'abandonne! on se promet de mourir pour le roi, comme s'il eût été dans le plus grand danger; enfin le délire n'a plus de bornes. Des cocardes blanches ou noires, mais toutes d'une seule couleur, sont partout distribuées. Les jeunes femmes, les jeunes hommes, s'animent de souvenirs chevaleresques. C'est dans ce moment que la cocarde nationale est, dit-on, foulée aux pieds. Ce fait a été nié depuis, mais le vin ne rend-il pas tout croyable et tout excusable? Et d'ailleurs, pourquoi ces réunions qui ne produisent d'une part qu'un dévouement trompeur, et qui excitent de l'autre une irritation réelle et terrible? dans ce moment on court chez la reine; elle consent à venir au repas. On entoure le roi qui venait de la chasse, et il est entraîné aussi; on se précipite aux pieds de tous deux, et on les reconduit comme en triomphe jusqu'à leur appartement. Sans doute, il est doux, quand on se croit dépouillé, menacé, de retrouver des amis; mais pourquoi faut-il qu'on se trompe ainsi sur ses droits, sur sa force et sur ses moyens?
Le bruit de cette fête se répandit bientôt, et sans doute l'imagination populaire, en rapportant les faits, ajouta sa propre exagération à celle qu'avait produite le festin. Les promesses faites au roi furent prises pour des menaces faites à la nation; cette prodigalité fut regardée comme une insulte à la misère publique, et les cris: à Versailles! recommencèrent plus violens que jamais. Ainsi les petites causes se réunissaient pour aider l'effet des causes générales. Des jeunes gens se montrèrent à Paris avec des cocardes noires, ils furent poursuivis; l'un d'eux fut traîné par le peuple, et la commune se vit obligée de défendre les cocardes d'une Seule couleur.
Le lendemain du funeste repas, une nouvelle scène à peu près pareille eut lieu dans un déjeuner donné par les gardes-du-corps, dans la salle du manège. On se présenta de nouveau à la reine, qui dit qu'elle avait été satisfaite de la journée du jeudi; on l'écoutait volontiers, parce que, moins réservée que le roi, on attendait de sa bouche l'aveu des sentimens de la cour; et toutes ses paroles étaient répétées. L'irritation fut au comble, et on dut s'attendre aux plus sinistres évènemens. Un mouvement convenait au peuple et à la cour: au peuple, pour s'emparer du roi; à la cour, pour que l'effroi l'entraînât à Metz. Il convenait aussi au duc d'Orléans, qui espérait obtenir la lieutenance du royaume, si le roi venait à s'éloigner; on a même dit que ce prince allait jusqu'à espérer la couronne, ce qui n'est guère croyable, car il n'avait pas assez d'audace d'esprit pour une si grande ambition. Les avantages qu'il avait lieu d'attendre de cette nouvelle insurrection l'ont fait accuser d'y avoir participé; cependant il n'en est rien. Il ne peut avoir déterminé l'impulsion, car elle résultait de la force des choses; il paraît tout au plus l'avoir secondée; et, même à cet égard, une procédure immense, et le temps qui apprend tout, n'ont manifesté aucune trace d'un plan concerté. Sans doute le duc d'Orléans n'a été là, comme pendant toute la révolution, qu'à la suite du mouvement populaire, répandant peut-être un peu d'or, donnant lieu à des propos, et n'ayant que de vagues espérances.
Le peuple, ému par les discussions sur le veto, irrité par les cocardes noires, vexé par les patrouilles continuelles, et souffrant de la faim, était soulevé. Bailly et Necker n'avaient rien oublié pour faire abonder les subsistances; mais, soit la difficulté des transports, soit les pillages qui avaient lieu sur la route, soit surtout l'impossibilité de suppléer au mouvement spontané du commerce, les farines manquaient. Le 4 octobre, l'agitation fut plus grande que jamais. On parlait du départ du roi pour Metz, et de la nécessité d'aller le chercher à Versailles; on épiait les cocardes noires, on demandait du pain. De nombreuses patrouilles réussirent à contenir le peuple. La nuit fut assez calme. Le lendemain 5, les attroupemens recommencèrent dès le matin. Les femmes se portèrent chez les boulangers: le pain manquait, et elles coururent à l'Hôtel-de-Ville pour s'en plaindre aux représentans de la commune. Ceux-ci n'étaient pas encore en séance, et un bataillon de la garde nationale était rangé sur la place. Des hommes se joignirent à ces femmes, mais elles n'en voulurent pas, disant que les hommes ne savaient pas agir. Elles se précipitèrent alors sur le bataillon, et le firent reculer à coups de pierres. Dans ce moment, une porte ayant été enfoncée, l'Hôtel-de-Ville fut envahi, les brigands à piques s'y précipitèrent avec les femmes, et voulurent y mettre le feu. On parvint à les écarter, mais ils s'emparèrent de la porte qui conduisait à la grande cloche, et sonnèrent le tocsin. Les faubourgs alors se mirent en mouvement. Un citoyen nommé Maillard, l'un de ceux qui s'étaient signalés à la prise de la Bastille, consulta l'officier qui commandait le bataillon de la garde nationale, pour chercher un moyen de délivrer l'Hôtel-de-Ville de ces femmes furieuses. L'officier n'osa approuver le moyen qu'il proposait; c'était de les réunir, sous prétexte d'aller à Versailles, mais sans cependant les y conduire. Néanmoins Maillard se décida, prit un tambour, et les entraîna bientôt à sa suite. Elles portaient des bâtons, des manches à balai, des fusils et des coutelas. Avec cette singulière armée, il descendit le quai, traversa le Louvre, fut forcé malgré lui de conduire ces femmes à travers les Tuileries, et arriva aux Champs-Élysées. Là, il parvint à les désarmer, en leur faisant entendre qu'il valait mieux se présenter à l'assemblée comme des suppliantes que comme des furies en armes. Elles y consentirent, et Maillard fut obligé de les conduire à Versailles, car il n'était pas possible de les en détourner. Tout en ce moment tendait vers ce but. Des hordes partaient en traînant des canons; d'autres entouraient la garde nationale, qui elle même entourait son chef pour l'entraîner à Versailles, but de tous les voeux.
Pendant ce temps, la cour était tranquille; mais l'assemblée recevait en tumulte un message du roi. Elle avait présenté à son acceptation les articles constitutionnels et la déclaration des droits. La réponse devait être une acceptation pure et simple, avec la promesse de promulguer. Pour la seconde fois, le roi, sans trop s'expliquer, adressait des observations à l'assemblée; il donnait son accession aux articles constitutionnels, sans cependant les approuver; il trouvait de bonnes maximes dans la déclaration des droits, mais elles avaient besoin d'explications; le tout enfin ne pouvait être jugé, disait-il, que lorsque l'ensemble de la constitution serait achevé. C'était là sans doute une opinion soutenable; beaucoup de publicistes la partageaient; mais convenait-il de l'exprimer dans le moment? A peine cette réponse est-elle lue, que des plaintes s'élèvent. Robespierre dit que le roi n'a pas à critiquer l'assemblée; Duport, que cette réponse devait être contre-signée d'un ministre responsable. Pétion en prend occasion de rappeler le repas des gardes-du-corps, et il dénonce les imprécations proférées contre l'assemblée. Grégoire parle de la disette, et demande pourquoi une lettre a été adressée à un meunier avec promesse de deux cents livres par semaine s'il voulait ne pas moudre. La lettre ne prouvait rien, car tous les partis pouvaient l'avoir écrite; cependant elle excite un grand tumulte, et M. de Monspey somme Pétion de signer sa dénonciation. Alors Mirabeau, qui avait désapprouvé à la tribune même la démarche de Pétion et de Grégoire, se présente pour répondre à M. de Monspey. «J'ai désapprouvé tout le premier, dit-il, ces dénonciations impolitiques; mais, puisqu'on insiste, je dénoncerai moi-même, et je signerai, quand on aura déclaré qu'il n'y a d'inviolable en France que le roi.» A cette terrible apostrophe, on se tait, et on revient à la réponse du roi. Il était onze heures du matin; on apprend les mouvemens de Paris. Mirabeau s'avance vers le président Mounier, qui, récemment élu malgré le Palais-Royal, et menacé d'une chute glorieuse, allait déployer dans cette triste journée une indomptable fermeté; Mirabeau s'approche de lui: «Paris, lui dit-il, marche sur nous; trouvez-vous mal, allez au château dire au roi d'accepter purement et simplement.—Paris marche, tant mieux, répond Mounier; qu'on nous tue tous, mais tous; l'état y gagnera.—Le mot est vraiment joli,» reprend Mirabeau, et il retourne à sa place. La discussion continue jusqu'à trois heures, et on décide que le président se rendra auprès du roi, pour lui demander son acceptation pure et simple. Dans le moment où Mounier allait sortir pour aller au château, on annonce une députation; c'était Maillard et les femmes qui l'avaient suivi. Maillard demande à entrer et à parler; il est introduit, les femmes se précipitent à sa suite et pénètrent dans la salle. Il expose alors ce qui s'est passé, le défaut de pain et le désespoir du peuple; il parle de la lettre adressée au meunier, et prétend qu'une personne rencontrée en route leur a dit qu'un curé était chargé de la dénoncer. Ce curé était Grégoire, et, comme on vient de le voir, il avait fait la dénonciation. Une voix accuse alors l'évêque de Paris, Juigné, d'être l'auteur de la lettre. Des cris d'indignation s'élèvent pour repousser l'imputation faite au vertueux prélat. On rappelle à l'ordre Maillard et sa députation. On lui dit que des moyens ont été pris pour approvisionner Paris, que le roi n'a rien oublié, qu'on va le supplier de prendre de nouvelles mesures, qu'il faut se retirer, et que le trouble n'est pas le moyen de faire cesser la disette. Mounier sort alors pour se rendre au château; mais les femmes l'entourent, et veulent l'accompagner; il s'y refuse d'abord, mais il est obligé d'en admettre six. Il traverse les hordes arrivées de Paris, qui étaient armées de piques, de haches, de bâtons ferrés. Il pleuvait abondamment. Un détachement de gardes-du-corps fond sur l'attroupement qui entourait le président, et le disperse; mais les femmes rejoignent bientôt Mounier, et il arrive au château, où le régiment de Flandre, les dragons, les Suisses et la milice nationale de Versailles étaient rangés en bataille. Au lieu de six femmes, il est obligé d'en introduire douze; le roi les accueille avec bonté, et déplore leur détresse; elle sont émues. L'une d'elles, jeune et belle, est interdite à la vue du monarque, et peut à peine prononcer ce mot: Du pain. Le roi, touché, l'embrasse, et les femmes s'en retournent attendries par cet accueil. Leurs compagnes les reçoivent à la porte du château; elles ne veulent pas croire leur rapport, disent qu'elles se sont laissé séduire, et se préparent à les déchirer. Les gardes-du-corps, commandés par le comte de Guiche, accourent pour les dégager; des coups de fusil partent de divers côtés, deux gardes tombent, et plusieurs femmes sont blessées. Non loin de là, un homme du peuple à la tête de quelques femmes, pénètre à travers les rangs des bataillons, et s'avance jusqu'à la grille du château. M. de Savonnières le poursuit, mais il reçoit un coup de feu qui lui casse le bras. Ces escarmouches produisent de part et d'autre une plus grande irritation. Le roi, instruit du danger, fait ordonner à ses gardes de ne pas faire feu, et de se retirer dans leur hôtel. Tandis qu'ils se retirent, quelques coups de fusil sont échangés entre eux et la garde nationale de Versailles, sans qu'on puisse savoir de quelle part ont été tirés les premiers coups.
Pendant ce désordre, le roi tenait conseil, et Mounier attendait impatiemment sa réponse. Ce dernier lui faisait répéter à chaque instant que ses fonctions l'appelaient à l'assemblée, que la nouvelle de la sanction calmerait tous les esprits, et qu'il allait se retirer, si on ne lui répondait point, car il ne voulait pas s'absenter plus long-temps de son poste. On agitait au conseil si le roi partirait; le conseil dura de six à dix heures du soir, et le roi, dit-on, ne voulut pas laisser la place vacante au duc d'Orléans. On voulait faire partir la reine et les enfans, mais la foule arrêta les voitures à l'instant où elles parurent, et d'ailleurs la reine était courageusement résolue à ne pas se séparer de son époux. Enfin, vers les dix heures, Mounier reçut l'acceptation pure et simple, et retourna à l'assemblée. Les députés s'étaient séparés, et les femmes occupaient la salle. Il leur annonça l'acceptation du roi, ce qu'elles reçurent à merveille, en lui demandant si leur sort en serait meilleur, et surtout si elles auraient du pain. Mounier leur répondit le mieux qu'il put, et leur fit distribuer tout le pain qu'il fut possible de se procurer. Dans cette nuit, où les torts sont si difficiles à fixer, la municipalité eut celui de ne pas pourvoir aux besoins de cette foule affamée, que le défaut de pain avait fait sortir de Paris, et qui depuis n'avait pas dû en trouver sur les routes.
Dans ce moment, on apprit l'arrivée de Lafayette. Il avait lutté pendant huit heures contre la milice nationale de Paris, qui voulait se porter à Versailles. Un de ses grenadiers lui avait dit: «Général, vous ne nous trompez pas, mais on vous trompe. Au lieu de tourner nos armes contre les femmes, allons à Versailles chercher le roi, et nous assurer de ses dispositions en le plaçant au milieu de nous.» Lafayette avait résisté aux instances de son armée et aux flots de la multitude. Ses soldats n'étaient point à lui par la victoire, mais par l'opinion; et, leur opinion l'abandonnant, il ne pouvait plus les conduire. Malgré cela, il était parvenu à les arrêter jusqu'au soir; mais sa voix ne s'étendait qu'à une petite distance, et au-delà rien n'arrêtait la fureur populaire. Sa tête avait été plusieurs fois menacée, et néanmoins il résistait encore. Cependant il savait que des hordes partaient continuellement de Paris; l'insurrection se transportait à Versailles, son devoir était de l'y suivre. La commune lui ordonna de s'y rendre, et il partit. Sur la route il arrêta son armée, lui fit prêter serment d'être fidèle au roi, et arriva à Versailles vers minuit. Il annonça à Mounier que l'armée avait promis de remplir son devoir, et que rien ne serait fait de contraire à la loi. Il courut au château. Il y parut plein de respect et de douleur, fit connaître au roi les précautions qui avaient été prises, et l'assura de son dévouement et de celui de l'armée. Le roi parut tranquillisé, et se retira pour se livrer au repos. La garde du château avait été refusée à Lafayette, on ne lui avait donné que les postes extérieurs. Les autres postes étaient destinés au régiment de Flandre, dont les dispositions n'étaient pas sûres, aux Suisses et aux gardes-du-corps. Ceux-ci d'abord avaient reçu ordre de se retirer, ils avaient été rappelés ensuite, et n'ayant pu se réunir, ils ne se trouvaient qu'en petit nombre à leur poste. Dans le trouble qui régnait, tous les points accessibles n'avaient pas été défendus; une grille même était demeurée ouverte. Lafayette fit occuper les postes extérieurs qui lui avaient été confiés, et aucun d'eux ne fut forcé ni même attaqué.
L'assemblée, malgré le tumulte, avait repris sa séance, et elle poursuivait une discussion sur les lois pénales avec l'attitude la plus imposante. De temps en temps, le peuple interrompait la discussion en demandant du pain. Mirabeau, fatigué, s'écria d'une voix forte que l'assemblée n'avait à recevoir la loi de personne, et qu'elle ferait vider les tribunes. Le peuple couvrit son apostrophe d'applaudissemens; néanmoins il ne convenait pas à l'assemblée de résister davantage. Lafayette, ayant fait dire à Mounier que tout lui paraissait tranquille, et qu'il pouvait renvoyer les députés, l'assemblée se sépara vers le milieu de la nuit, en s'ajournant au lendemain 6, à onze heures.
Le peuple s'était répandu çà et là, et paraissait calmé. Lafayette avait lieu d'être rassuré par le dévouement de son armée, qui en effet ne se démentit point, et par le calme qui semblait régner partout. Il avait assuré l'hôtel des gardes-du-corps, et répandu de nombreuses patrouilles. A cinq heures du matin il était encore debout. Croyant alors tout apaisé, il prit un breuvage, et se jeta sur un lit, pour prendre un repos dont il était privé depuis vingt-quatre heures[2].
Dans cet instant, le peuple commençait à se réveiller, et parcourait déjà les environs du château. Une rixe s'engage avec un garde-du-corps qui fait feu des fenêtres; les brigands s'élancent aussitôt, traversent la grille qui était restée ouverte, montent un escalier qu'ils trouvent libre, et sont enfin arrêtés par deux gardes-du-corps qui se défendent héroïquement, et ne cèdent le terrain que pied à pied, en se retirant de porte en porte. L'un de ces généreux serviteurs était Miomandre. «Sauvez la reine!» s'écrie-t-il. Ce cri est entendu, et la reine se sauve tremblante auprès du roi. Tandis qu'elle s'enfuit, les brigands se précipitent, trouvent la couche royale abandonnée, et veulent pénétrer au-delà; mais ils sont arrêtés de nouveau par les gardes-du-corps retranchés en grand nombre sur ce point. Dans ce moment, les gardes-françaises appartenant à Lafayette, et postés près du château, entendent le tumulte, accourent, et dispersent les brigands. Ils se présentent à la porte derrière laquelle étaient retranchés les gardes-du-corps: «Ouvrez, leur crient-ils, les gardes-françaises n'ont pas oublié qu'à Fontenoi vous avez sauvé leur régiment!» On ouvre, et on s'embrasse.
Le tumulte régnait au dehors. Lafayette, qui reposait à peine depuis quelques instans, et qui ne s'était par même endormi, entend du bruit, s'élance sur le premier cheval, se précipite au milieu de la mêlée, et y trouve plusieurs gardes-du-corps qui allaient être égorgés. Tandis qu'il les dégage, il ordonne à sa troupe de courir au château, et demeure presque seul au milieu des brigands. L'un d'eux le couche en joue; Lafayette, sans se troubler, commande au peuple de le lui amener; le peuple saisit aussitôt le coupable, et, sous les yeux de Lafayette, brise sa tête contre les pavés. Lafayette, après avoir sauvé les gardes-du-corps, vole au château avec eux, et y trouve ses grenadiers qui s'y étaient déjà rendus. Tous l'entourent et lui promettent de mourir pour le roi. En ce moment, les gardes-du-corps arrachés à la mort criaient vive Lafayette! La cour entière, qui se voyait sauvée par lui et sa troupe, reconnaissait lui devoir la vie; les témoignages de reconnaissance étaient universels. Madame Adélaïde, tante du roi, accourt, le serre dans ses bras en lui disant: «Général, vous nous avez sauvés!»
Le peuple en ce moment demandait à grands cris que Louis XVI se rendît à Paris. On tient conseil. Lafayette, invité à y prendre part, s'y refuse pour n'en pas gêner la liberté. Il est enfin décidé que la cour se rendra au voeu du peuple. Des billets portant cette nouvelle sont jetés par les fenêtres. Louis XVI se présente alors au balcon, accompagné du général, et les cris de vive le roi! l'accueillent. Mais il n'en est pas ainsi pour la reine; des voix menaçantes s'élèvent contre elle. Lafayette l'aborde: «Madame, lui dit-il, que voulez-vous faire?—Accompagner le roi, dit la reine avec courage.—Suivez-moi donc,» reprend le général, et il la conduit tout étonnée sur le balcon. Quelques menaces sont faites par des hommes du peuple. Un coup funeste pouvait partir; les paroles ne pouvaient être entendues, il fallait frapper les yeux. S'inclinant alors, et prenant la main de la reine, le général la baise respectueusement. Ce peuple de Français est transporté à cette vue, et il confirme la réconciliation par les cris de vive la reine! vive Lafayette! La paix n'était pas encore faite avec les gardes-du-corps. «Ne ferez-vous rien pour mes gardes?» dit le roi à Lafayette. Celui-ci en prend un, le conduit sur le balcon, et l'embrasse en lui mettant sa bandoulière. Le peuple approuve de nouveau, et ratifie par ses applaudissemens cette nouvelle réconciliation.
L'assemblée n'avait pas cru de sa dignité de se rendre auprès du monarque, quoiqu'il l'eût demandé. Elle s'était contentée d'envoyer auprès de lui une députation de trente-six membres. Dès qu'elle apprit son départ, elle fit un décret portant qu'elle était inséparable de la personne du monarque, et désigna cent députés pour l'accompagner à Paris. Le roi reçut le décret et se mit en route.
Les principales bandes étaient déjà parties. Lafayette les avait fait suivre par un détachement de l'armée pour les empêcher de revenir sur leurs pas. Il avait donné ordre qu'on désarmât les brigands qui portaient au bout de leurs piques les têtes de deux gardes-du-corps. Cet horrible trophée leurfut arraché, et il n'est point vrai qu'il ait précédé la voiture du roi.
Louis XVI revint enfin au milieu d'une affluence considérable, et fut reçu par Bailly à l'Hôtel-de-Ville. «Je reviens avec confiance, dit le roi, au milieu de mon peuple de Paris.» Bailly rapporte ces paroles à ceux qui ne pouvaient les entendre, mais il oublie le mot confiance. «Ajoutez avec confiance, dit la reine.—Vous êtes plus heureux, reprend Bailly, que si je l'avais prononcé moi-même.»
La famille royale se rendit au palais des Tuileries, qui n'avait pas été habité depuis un siècle, et dans lequel on n'avait eu le temps de faire aucun des préparatifs nécessaires. La garde en fut confiée aux milices parisiennes, et Lafayette se trouva ainsi chargé de répondre envers la nation de la personne du roi, que tous les partis se disputaient. Les nobles voulaient le conduire dans une Place forte pour user en son nom du despotisme; le parti populaire, qui ne songeait point encore à s'en passer, voulait le garder pour compléter la constitution, et ôter un chef à la guerre civile. Aussi la malveillance des privilégiés appela-t-elle Lafayette un geôlier; et pourtant sa vigilance ne prouvait qu'une chose, le désir sincère d'avoir un roi.
Dès ce moment la marche des partis se prononce d'une manière nouvelle. L'aristocratie, éloignée de Louis XVI, et ne pouvant exécuter aucune entreprise à ses côtés, se répand à l'étranger et dans les provinces. C'est depuis lors que l'émigration commence à devenir considérable. Un grand nombre de nobles s'enfuirent à Turin, auprès du comte d'Artois, qui avait trouvé un asile chez son beau-père. Là, leur politique consiste à exciter les départemens du Midi et à supposer que le roi n'est pas libre. La reine, qui est Autrichienne, et de plus ennemie de la nouvelle cour formée à Turin, tourne ses espérances vers l'Autriche. Le roi, au milieu de ces menées, voit tout, n'empêche rien, et attend son salut de quelque part qu'il vienne. Par intervalle, il fait les désaveux exigés par l'assemblée, et n'est réellement pas libre, pas plus qu'il ne l'eût été à Turin ou à Coblentz, pas plus qu'il ne l'avait été sous Maurepas, car le sort de la faiblesse est d'être partout dépendante.
Le parti populaire triomphant désormais, se trouve partagé entre le duc d'Orléans, Lafayette, Mirabeau, Barnave et les Lameth. La voix publique accusait le duc d'Orléans et Mirabeau d'être auteurs de la dernière insurrection. Des témoins, qui n'étaient pas indignes de confiance, assuraient avoir vu le duc et Mirabeau sur le déplorable champ de bataille du 6 octobre. Ces faits furent démentis plus tard; mais, dans le moment, on y croyait. Les conjurés avaient voulu éloigner le roi, et même le tuer, disaient les plus hardis calomniateurs. Le duc d'Orléans, ajoutait-on, avait voulu être lieutenant du royaume, et Mirabeau ministre. Aucun de ces projets n'ayant réussi, Lafayette paraissant les avoir déjoués par sa présence, passait pour sauveur du roi et pour vainqueur du duc d'Orléans et de Mirabeau. La cour, qui n'avait pas encore eu le temps de devenir ingrate, avouait Lafayette comme son sauveur, et dans cet instant la puissance du général semblait immense. Les patriotes exaltés en étaient effarouchés, et murmuraient déjà le nom de Cromwell. Mirabeau, qui, comme on le verra bientôt, n'avait rien de commun avec le duc d'Orléans, était jaloux de Lafayette, et l'appelait Cromwell-Grandisson. L'aristocratie secondait ces méfiances, et y ajoutait ses propres calomnies. Mais Lafayette était déterminé, malgré tous les obstacles, à soutenir le roi et la constitution. Pour cela, il résolut d'abord d'écarter le duc d'Orléans, dont la présence donnait lieu à beaucoup de bruits, et pouvait fournir, sinon les moyens, du moins le prétexte des troubles. Il eut une entrevue avec le prince, l'intimida par sa fermeté, et l'obligea à s'éloigner. Le roi, qui était dans ce projet, feignit, avec sa faiblesse ordinaire, d'être contraint à cette mesure; et en écrivant au duc d'Orléans, il lui dit qu'il fallait que lui ou M. de Lafayette se retirassent; que dans l'état des opinions le choix n'était pas douteux, et qu'en conséquence il lui donnait une commission pour l'Angleterre. On a su depuis que M. de Montmorin, ministre des affaires étrangères, pour se délivrer de l'ambition du duc d'Orléans, l'avait dirigée sur les Pays-Bas, alors insurgés contre l'Autriche, et qu'il lui avait fait espérer le titre de duc de Brabant[3].
Ses amis, en apprenant cette résolution, s'irritèrent de sa faiblesse. Plus ambitieux que lui, ils ne voulaient pas qu'il cédât; ils se portèrent chez Mirabeau, et l'engagèrent à dénoncer à la tribune les violences que Lafayette exerçait envers le prince. Mirabeau, jaloux déjà de la popularité du général, fit dire au duc et à lui, qu'il allait les dénoncer tous deux à la tribune, si le départ pour l'Angleterre avait lieu. Le duc d'Orléans fut ébranlé; une nouvelle sommation de Lafayette le décida; et Mirabeau, recevant à l'assemblée un billet qui lui annonçait la retraite du prince, s'écria avec dépit: Il ne mérite pas la peine qu'on se donne pour lui[4]. Ce mot et beaucoup d'autres aussi inconsidérés l'ont fait accuser souvent d'être un des agens du duc d'Orléans; cependant il ne le fut jamais. Sa détresse, l'imprudence de ses propos, sa familiarité avec le duc d'Orléans, qui était d'ailleurs la même avec tout le monde, sa proposition pour la succession d'Espagne, enfin son opposition au départ du duc, devaient exciter les soupçons; mais il n'en est pas moins vrai que Mirabeau était sans parti, sans même aucun autre but que de détruire l'aristocratie et le pouvoir arbitraire.
Les auteurs de ces suppositions auraient dû savoir que Mirabeau était réduit alors à emprunter les sommes les plus modiques, ce qui n'aurait pas eu lieu s'il eût été l'agent d'un prince immensément riche, et qu'on disait presque ruiné par ses partisans. Mirabeau avait déjà pressenti la dissolution prochaine de l'état. Une conversation avec un ami intime, qui dura une nuit tout entière, dans le parc de Versailles, détermina chez lui un plan tout nouveau; et il se promit pour sa gloire, pour le salut de l'état, pour sa propre fortune enfin (car Mirabeau était homme à conduire tous ces intérêts ensemble), de demeurer inébranlable entre les désorganisateurs et le trône, et de consolider la monarchie en s'y faisant une place. La cour avait tenté de le gagner, mais on s'y était pris gauchement et sans les ménagemens convenables avec un homme d'une grande fierté, et qui voulait conserver sa popularité, à défaut de l'estime qu'il n'avait pas encore. Malouet, ami de Necker et lié avec Mirabeau, voulait les mettre tous deux en communication. Mirabeau s'y était souvent refusé[5], persuadé qu'il ne pourrait jamais s'accorder avec le ministre.
Il y consentit cependant. Malouet l'introduisit, et l'incompatibilité des deux caractères fut mieux sentie encore après cet entretien, où, de l'aveu de tous ceux qui étaient présens, Mirabeau déploya la supériorité qu'il avait dans la vie privée aussi bien qu'à la tribune. On répandit qu'il avait voulu se faire acheter, et que, Necker ne lui ayant fait aucune ouverture, il avait dit en sortant: Le ministre aura de mes nouvelles. C'est encore là une interprétation des partis, mais elle est fausse. Malouet avait proposé à Mirabeau, qu'on savait satis fait de la liberté acquise, de s'entendre avec le ministre, et rien de plus. D'ailleurs, c'est à cette même époque qu'une négociation directe s'entamait avec la cour. Un prince étranger, lié avec les hommes de tous les partis, fit les premières ouvertures. Un ami, qui servit d'intermédiaire, fit sentir qu'on n'obtiendrait de Mirabeau aucun sacrifice de ses principes; mais que si on voulait s'en tenir à la constitution, on trouverait en lui un appui inébranlable; que quant aux conditions elles étaient dictées par sa situation; qu'il fallait, dans l'intérêt même de ceux qui voulaient l'employer, rendre cette situation honorable et indépendante, c'est-à-dire acquitter ses dettes; qu'enfin on devait l'attacher au nouvel ordre social, et sans lui donner actuellement le ministère, le lui faire espérer dans l'avenir[6]. Les négociations ne furent entièrement terminées que deux ou trois mois après, c'est-à-dire dans les premiers mois de 1790. Les historiens, peu instruits de ces détails, et trompés par la persévérance de Mirabeau à combattre le pouvoir, ont placé l'instant de ce traité plus tard. Cependant il fut à peu près conclu dès le commencement de 1790. Nous le ferons connaître en son lieu.
Barnave et les Lameth ne pouvaient rivaliser avec Mirabeau que par un plus grand rigorisme patriotique. Instruits des négociations qui avaient lieu; ils accréditèrent le bruit déjà répandu qu'on allait lui donner le ministère, pour lui ôter par là la faculté de l'accepter. Une occasion de l'en empêcher se présenta bientôt. Les ministres n'avaient pas le droit de parler dans l'assemblée. Mirabeau ne voulait pas, en arrivant au ministère, perdre la parole, qui était son plus grand moyen d'influence; il désirait d'ailleurs amener Necker à la tribune pour l'y écraser. Il proposa donc de donner voix consultative aux ministres; Le parti populaire alarmé s'y opposa sans motif plausible, et parut redouter les séductions ministérielles. Mais ses craintes n'étaient pas raisonnables, car ce n'est point par leurs communications publiques avec les chambres que les ministres corrompent ordinairement la représentation nationale. La proposition de Mirabeau fut rejetée, et Lanjuinais, poussant le rigorisme encore plus loin, proposa d'interdire aux députés actuels d'accepter le ministère. La discussion fut violente. Quoique le motif de ces propositions fût connu, il n'était pas avoué; et Mirabeau, à qui la dissimulation n'était pas possible, s'écria enfin qu'il ne fallait pas pour un seul homme prendre une mesure funeste à l'état; qu'il adhérait au décret, à condition qu'on, interdirait le ministère, non à tous les députés actuels, mais seulement à M. de Mirabeau, député de la sénéchaussée d'Aix. Tant de franchise et d'audace restèrent sans effet, et le décret fut adopté à l'unanimité.
On voit comment se divisait l'état entre les émigrés, la reine, le roi, et les divers chefs populaires, tels que Lafayette, Mirabeau, Barnave et Lameth. Aucun événement décisif, comme celui du 14 juillet ou du 5 octobre, n'était plus possible de longtemps. Il fallait que de nouvelles contrariétés irritassent la cour et le peuple, et amenassent une rupture éclatante.
L'assemblée s'était, transportée à Paris[7], après avoir reçu des assurances réitérées de tranquillité de la part de la commune, et la promesse d'une entière liberté dans les suffrages. Mounier et Lally-Tolendal, indignés des évènemens des 5 et 6 octobre, avaient donné leur démission, disant qu'ils ne voulaient être ni spectateurs ni complices Des crimes des factieux. Ils durent regretter cette désertion du bien public, surtout en voyant Maury et Cazalès, qui s'étaient éloignés de l'assemblée, y rentrer bientôt pour soutenir courageusement et jusqu'au bout la cause qu'ils avaient embrassée. Mounier, retiré en Dauphiné, assembla les états de la province; mais bientôt un décret les fit dissoudre, sans aucune résistance. Ainsi Mounier et Lally, qui à l'époque de la réunion des ordres et du serment du Jeu de Paume étaient les héros du peuple, ne valaient maintenant plus rien à ses yeux. Les parlemens avaient été dépassés les premiers par la puissance populaire; Mounier, Lally et Necker l'avaient été après eux, et beaucoup d'autres allaient bientôt l'être.
La disette, cause exagérée mais pourtant réelle des agitations, donna encore lieu à un crime. Le boulanger François fut égorgé par quelques brigands[8]. Lafayette parvint à saisir les coupables, et les livra au Châtelet, tribunal investi d'une juridiction extraordinaire sur tous les délits relatifs à la révolution. Là étaient en jugement Besenval, et tous ceux qui étaient accusés d'avoir pris part à la conspiration aristocratique déjouée le 14 juillet. Le Châtelet devait juger suivant des formes nouvelles. En attendant l'emploi du jury qui n'était pas encore institué, l'assemblée avait ordonné la publicité, la défense contradictoire, et toutes les mesures préservatrices de l'innocence. Les assassins de François furent condamnés, et la tranquillité rétablie. Lafayette et Bailly proposèrent à cette occasion; la loi martiale. Vivement combattue par Robespierre, qui dès lors se montrait chaud partisan du peuple et des pauvres, elle fut cependant adoptée par la majorité (décret du 21 octobre). En vertu de cette loi, les municipalités répondaient de la tranquillité publique; en cas de troubles, elles étaient chargées de requérir les troupes ou les milices; et, après trois sommations, elles devaient ordonner l'emploi de la force contre les rassemblemens séditieux. Un comité des recherches fut établi à la commune de Paris, et dans l'assemblée nationale, pour surveiller les nombreux ennemis dont les menées se croisaient en tout sens. Ce n'était pas trop de tous ces moyens pour déjouer les projets de tant d'adversaires conjurés contre la nouvelle révolution.
Les travaux constitutionnels se poursuivaient avec activité. On avait aboli la féodalité, mais il restait encore à prendre une dernière mesure pour détruire ces grands corps, qui avaient été des ennemis, constitués de l'état contre l'état. Le clergé possédait d'immenses propriétés. Il les avait reçues des princes à titre de gratifications féodales, ou des fidèles à titre de legs. Si les propriétés des individus, fruit et but du travail, devaient être respectées, celles qui avaient été données à des corps pour un certain objet pouvaient recevoir de la loi une autre destination. C'était pour le service de la religion qu'elles avaient été données, ou du moins sous ce prétexte; on, la religion étant un service public, la loi pouvait régler le moyen d'y subvenir d'une manière toute différente. L'abbé Maury déploya ici sa faconde imperturbable; il sonna l'alarme chez les propriétaires, les menaça d'un envahissement prochain, et prétendit qu'on sacrifiait les provinces aux agioteurs de la capitale. Son sophisme est assez singulier pour être rapporté. C'était pour payer la dette qu'on disposait des biens du clergé; les créanciers de cette dette étaient les grands capitalistes de Paris; les biens qu'on leur sacrifiait se trouvaient dans les provinces: de là, l'intrépide raisonneur concluait que c'était immoler la province à la capitale; comme si la province ne gagnait pas au contraire à une nouvelle division de ces immenses terres, réservées jusqu'alors au luxe de quelques ecclésiastiques oisifs. Tous ces efforts furent inutiles. L'évêque d'Autun, auteur de la proposition, et le député Thouret, détruisirent ces vains sophismes. Déjà on allait décréter que les biens du clergé appartenaient à l'état; néanmoins les opposans insistaient encore sur la question de propriété. On leur répondait que, fussent-ils propriétaires, on pouvait se servir de leurs biens, puisque souvent ces biens avaient été employés dans des cas urgens au service de l'état. Ils ne le niaient point. Profitant alors de leur aveu, Mirabeau proposa de changer ce mot appartiennent en cet autre: sont à la disposition de l'état, et la discussion fut terminée sur-le-champ à une grande majorité (loi du 2 novembre). L'assemblée détruisit ainsi la redoutable puissance du clergé, le luxe des grands de l'ordre, et se ménagea ces immenses ressources financières qui firent si long-temps subsister la révolution. En même temps elle assurait l'existence des curés, en décrétant que leurs appointemens ne pourraient pas être moindres de douze cents francs, et elle y ajoutait en outre la jouissance d'une maison curiale et d'un jardin. Elle déclarait ne plus reconnaître les voeux religieux, et rendait la liberté à tous les cloîtrés, en laissant toutefois à ceux qui le voudraient la faculté de continuer la vie monastique; et comme leurs biens étaient supprimés, elle y suppléait par des pensions. Poussant même la prévoyance plus loin encore, elle établissait une différence entre les ordres riches et les ordres mendians, et proportionnait le traitement des uns et des autres à leur ancien état. Elle fit de même pour les pensions; et, lorsque le janséniste Camus, voulant revenir à la simplicité évangélique, proposa de réduire toutes les pensions à un même taux infiniment modique, l'assemblée, sur l'avis de Mirabeau, les réduisit proportionnellement à leur valeur actuelle, et convenablement à l'ancien état des pensionnaires. On ne pouvait donc pousser plus loin le ménagement des habitudes, et c'est en cela que consiste le véritable respect de la propriété. De même, quand les protestans expatriés depuis la révocation de l'édit de Nantes réclamèrent leurs biens, l'assemblée ne leur rendit que ceux qui n'étaient pas vendus.
Prudente et pleine de ménagemens pour les personnes, elle traitait audacieusement les choses, et se montrait beaucoup plus hardie dans les matières de constitution. On avait fixé les prérogatives des grands pouvoirs: il s'agissait de diviser le territoire du royaume. Il avait toujours été partagé en provinces, successivement unies à l'ancienne France. Ces provinces, différant entre elles de lois, de privilèges, de moeurs, formaient l'ensemble le plus hétérogène. Sieyès eut l'idée de les confondre par une nouvelle division qui anéantît les démarcations anciennes, et ramenât toutes les parties du royaume aux mêmes lois et au même esprit. C'est ce qui fut fait par la division en départemens. Les départemens furent divisés en districts, et les districts en municipalités. A tous ces degrés, le principe de la représentation fut admis. L'administration départementale, celle de district et celle des communes, étaient confiées à un conseil délibérant et à un conseil exécutif, également électifs. Ces diverses autorités relevaient les unes des autres, et avaient dans l'étendue de leur ressort les mêmes attributions. Le département faisait la répartition de l'impôt entre les districts, le district entre les communes, et la commune entre les individus.
L'assemblée fixa ensuite la qualité de citoyen jouissant des droits politiques. Elle exigea vingt-cinq ans et la contribution du marc d'argent. Chaque individu réunissant ces conditions avait le titre de citoyen actif, et ceux qui ne l'avaient pas se nommaient citoyens passifs. Ces dénominations assez simples furent tournées en ridicule, parce que c'est aux dénominations qu'on s'attache quand on veut déprécier les choses; mais elles étaient naturelles et exprimaient bien leur objet. Le citoyen actif concourait aux élections pour la formation des administrations et de l'assemblée. Les élections des députés avaient deux degrés. Aucune condition n'était exigée pour être éligible; car, comme on l'avait dit à l'assemblée, on est électeur par son existence dans la société, et on doit être éligible par la seule confiance des électeurs.
Ces travaux, interrompus par mille discussions de circonstance, étaient cependant poussés avec une grande ardeur. Le côté droit n'y contribuait que par son obstination à les empêcher, dès qu'il s'agissait de disputer quelque portion d'influence à la nation. Les députés populaires, au contraire, quoique formant divers partis, se confondaient ou se séparaient sans choc, suivant leur opinion personnelle. Il était facile d'apercevoir que chez eux la conviction dominait les alliances. On voyait Thouret, Mirabeau, Duport, Sieyès, Camus, Chapelier, tour à tour se réunir ou se diviser, suivant leur opinion dans chaque discussion. Quant aux membres de la noblesse et du clergé, ils ne se montraient que dans les discussions de parti. Les parlemens avaient-ils rendu des arrêtés contre l'assemblée, des députés ou des écrivains l'avaient-ils offensée, ils se montraient prêts à les appuyer. Ils soutenaient les commandans militaires contre le peuple, les marchands négriers contre les nègres; ils opinaient contre l'admission des juifs et des protestans à la jouissance des droits communs. Enfin, quand Gênes s'éleva contre la France, à cause de l'affranchissement de la Corse et de la réunion de cette île au royaume, ils furent pour Gênes contre la France. En un mot, étrangers, indifférens dans toutes les discussions utiles, n'écoutant pas, s'entretenant entre eux, ils ne se levaient que lorsqu'il y avait des droits ou de la liberté à refuser[9].
Nous l'avons déjà dit, il n'était plus possible de tenter une grande conspiration à côté du roi, puisque l'aristocratie était mise en fuite, et que la cour était environnée de l'assemblée, du peuple et de la milice nationale. Des mouvemens partiels étaient donc tout ce que les mécontens pouvaient essayer. Ils fomentaient les mauvaises dispositions des officiers qui tenaient à l'ancien ordre de choses, tandis que les soldats, ayant tout à gagner, penchaient pour le nouveau. Des rixes violentes avaient lieu entre l'armée et la populace: souvent les soldats livraient leurs chefs à la multitude, qui les égorgeait; d'autres fois, les méfiances étaient heureusement calmées, et tout rentrait en paix quand les commandans des villes avaient su se conduire avec un peu d'adresse, et avaient prêté serment de fidélité à la nouvelle constitution. Le clergé avait inondé la Bretagne de protestations contre l'aliénation de ses biens. On tâchait d'exciter un reste de fanatisme religieux dans les provinces où l'ancienne superstition régnait encore. Les parlemens furent aussi employés, et on tenta un dernier essai de leur autorité. Leurs vacances avaient été prorogées par l'assemblée, parce qu'en attendant de les dissoudre, elle ne voulait pas avoir à discuter avec eux. Les chambres des vacations rendaient la justice en leur absence. A Rouen, à Nantes, à Rennes, elles prirent des arrêtés, où elles déploraient la ruine de l'ancienne monarchie, la violation de ses lois; et, sans nommer l'assemblée, semblaient l'indiquer comme la cause de tous les maux. Elles furent appelées à la barre et censurées avec ménagement. Celle de Rennes, comme plus coupable, fut déclarée incapable de remplir ses fonctions. Celle de Metz avait insinué que le roi n'était pas libre; et c'était là, comme nous l'avons dit, la politique des mécontens. Ne pouvant se servir du roi, ils cherchaient à le représenter comme en état d'oppression, et voulaient annuler ainsi toutes les lois qu'il paraissait consentir. Lui-même semblait seconder cette politique. Il n'avait pas voulu rappeler ses gardes-du-corps renvoyés aux 5 et 6 octobre, et se faisait garder par la milice nationale, au milieu de laquelle il se savait en sûreté. Son intention était de paraître captif. La commune de Paris déjoua cette trop petite ruse, en priant le roi de rappeler ses gardes, ce qu'il refusa sous de vains prétextes, et par l'intermédiaire de la reine[10].
L'année 1790 venait de commencer, et une agitation générale se faisait sentir. Trois mois assez calmes s'étaient écoulés depuis les 5 et 6 octobre, et l'inquiétude semblait se renouveler. Les grandes agitations sont suivies de repos, et ces repos de petites crises, jusqu'à des crises plus grandes. On accusait de ces troubles le clergé, la noblesse, la cour, l'Angleterre même, qui chargea son ambassadeur de la justifier. Les compagnies soldées de la garde nationale furent elles-mêmes atteintes de cette inquiétude générale. Quelques soldats réunis aux Champs-Elysées demandèrent une augmentation de paye. Lafayette, présent partout, accourut, les dispersa, les punit, et rétablit le calme dans sa troupe toujours fidèle, malgré ces légères interruptions de discipline.
On parlait surtout d'un complot contre l'assemblée et la municipalité, dont le chef supposé était le marquis de Favras. Il fut arrêté avec éclat, et livré au Châtelet. On répandit aussitôt que Bailly et Lafayette avaient dû être assassinés; que douze cents chevaux étaient prêts à Versailles pour enlever le roi; qu'une armée, composée de Suisses et de Piémontais, devait le recevoir, et marcher sur Paris. L'alarme se répandit; on ajouta que Favras était l'agent secret des personnages les plus élevés. Les soupçons se dirigèrent sur Monsieur, frère du roi. Favras avait été dans ses gardes, et avait de plus négocié un emprunt pour son compte. Monsieur, effrayé de l'agitation des esprits, se présenta à l'Hôtel-de-Ville, protesta contre les insinuations dont il était l'objet, expliqua ses rapports avec Favras, rappela ses dispositions populaires, manifestées autrefois dans l'assemblée des notables, et demanda à être jugé, non sur les bruits publics, mais sur son patriotisme connu et point démenti[11]. Des applaudissemens universels couvrirent son discours, et il fut reconduit par la foule jusqu'à sa demeure.
Le procès de Favras fut continué. Ce Favras avait couru l'Europe, épousé une princesse étrangère, et faisait des projets pour rétablir sa fortune. Il en avait fait au 14 juillet, aux 5 et 6 octobre, et dans les premiers mois de 1790. Les témoins qui l'accusaient précisaient son dernier plan. L'assassinat de Bailly et de Lafayette, l'enlèvement du roi, paraissaient faire partie de ce plan; mais on n'avait aucune preuve que les douze cents chevaux fussent préparés, ni que l'armée suisse ou piémontaise fût en mouvement. Les circonstances étaient peu favorables à Favras. Le Châtelet venait d'élargir Besenval et autres impliqués dans le complot du 14 juillet; l'opinion était mécontente. Néanmoins Lafayette rassura les messieurs du Châtelet, leur demanda d'être justes, et leur promit que leur jugement, quel qu'il fût, serait exécuté.
Ce procès fit renaître les soupçons contre la cour. Ces nouveaux projets la faisaient paraître incorrigible; car, au milieu même de Paris, on la voyait conspirer encore. On conseilla donc au roi une démarche éclatante qui pût satisfaire l'opinion publique.
Le 4 février 1790, l'assemblée fut étonnée de voir quelques changemens dans la disposition de la salle. Un tapis à fleurs de lis recouvrait les marches du bureau. Le fauteuil des secrétaires était rabaissé: le président était debout à côté du siège où il était ordinairement assis. «Voici le roi,» s'écrient tout-à-coup les huissiers; et Louis XVI entre aussitôt dans la salle. L'assemblée se lève à son aspect, et il est reçu au milieu des applaudissemens. Une foule de spectateurs rapidement accourus occupent les tribunes, envahissent toutes les parties de la salle, et attendent avec la plus grande impatience les paroles royales. Louis XVI parle debout à l'assemblée assise: il rappelle d'abord les troubles auxquels la France s'est trouvée en proie, les efforts qu'il a faits pour les calmer, et pour assurer la subsistance du peuple; il récapitule les travaux des représentans, en déclarant qu'il avait tenté les mêmes choses dans les assemblées provinciales; il montre enfin qu'il avait jadis manifesté lui-même les voeux qui viennent d'être réalisés. Il ajoute qu'il croit devoir plus spécialement s'unir aux représentans de la nation, dans un moment où on lui a soumis les décrets destinés a établir dans le royaume une organisation nouvelle. Il favorisera, dit-il, de tout son pouvoir le succès de cette vaste organisation; toute tentative contraire serait coupable et poursuivie par tous les moyens. A ces mots, des applaudissemens retentissent. Le roi poursuit; et, rappelant ses propres sacrifices, il engage tous ceux qui ont perdu quelque chose à imiter sa résignation, et à se dédommager de leurs pertes par les biens que la constitution nouvelle promet à la France. Mais, lorsque, après avoir promis de défendre cette constitution, il ajoute qu'il fera davantage encore, et que, de concert avec la reine, il préparera de bonne heure l'esprit et le coeur de son fils au nouvel ordre de choses, et l'habituera à être heureux du bonheur des Français, des cris d'amour s'échappent de toutes parts, toutes les mains sont tendues vers le monarque, tous les yeux cherchent la mère et l'enfant, toutes les voix les demandent: les transports sont universels. Enfin le roi termine son discours en recommandant la concorde et la paix à ce bon peuple dont on l'assure qu'il est aimé, quand on veut le consoler de ses peines[12]. A ces derniers mots, tous les assistans éclatent en témoignages de reconnaissance. Le président fait une courte réponse où il exprime le désordre de sentiment qui règne dans tous les coeurs. Le prince est reconduit aux Tuileries par la multitude. L'assemblée lui vote des remercîmens à lui et à la reine. Une nouvelle idée se présente: Louis XVI venait de s'engager à maintenir la constitution; c'était le cas pour les députés de prendre cet engagement à leur tour. On propose donc le serment civique, et chaque député vient jurer d'être fidèle à la nation, à la loi et au roi; et de maintenir de tout son pouvoir la constitution décrétée par l'assemblée nationale et acceptée par le roi. Les suppléans, les députés du commerce demandent à prêter le serment à leur tour; les tribunes, les amphithéâtres, les imitent, et de toutes parts on n'entend plus que ces mots: Je le jure.
Le serment fut répété à l'Hôtel-de-Ville, et de communes en communes par toute la France. Des réjouissances furent ordonnées; l'effusion parut générale et sincère. C'était le cas sans doute de recommencer une nouvelle conduite, et de ne pas rendre cette réconciliation inutile comme toutes les autres; mais le soir même, tandis que Paris brillait des feux allumés pour célébrer cet heureux événement, la cour était déjà revenue à son humeur, et les députés populaires y recevaient un accueil tout différent de celui qui était réservé aux députés nobles. En vain Lafayette, dont les avis pleins de sens et de zèle n'étaient pas suivis, répétait à la cour que le roi ne pouvait plus balancer, et qu'il devait s'attacher entièrement au parti populaire, et s'efforcer de gagner sa confiance; que pour cela il fallait que ses intentions ne fussent pas seulement proclamées à l'assemblée, mais qu'elles fussent manifestées par ses moindres actions; qu'il devait s'offenser du moindre propos équivoque tenu devant lui, et repousser le moindre doute exprimé sur sa volonté réelle; qu'il ne devait montrer ni contrainte, ni mécontentement, ni laisser aucune espérance secrète aux aristocrates; et enfin que les ministres devaient être unis, ne se permettre aucune rivalité avec l'assemblée, et ne pas l'obliger à recourir sans cesse à l'opinion publique. En vain Lafayette répétait-il ces sages conseils avec des instances respectueuses; le roi recevait ses lettres, le trouvait honnête homme; la reine les repoussait avec humeur, et semblait même s'irriter des respects du général. Elle accueillait bien mieux Mirabeau, plus influent, mais certainement moins irréprochable que Lafayette.
Les communications de Mirabeau avec la cour avaient continué. Il avait même entretenu des rapports avec Monsieur, que ses opinions rendaient plus accessible au parti populaire, et il lui avait répété ce qu'il ne cessait d'exprimer à la reine et à M. de Montmorin, c'est que la monarchie ne pouvait être sauvée que par la liberté. Mirabeau fit enfin des conventions avec la cour, par le secours d'un intermédiaire. Il énonça ses principes dans une espèce de profession de foi; il s'engagea à ne pas s'en écarter, et à soutenir la cour tant qu'elle demeurerait sur la même ligne. On lui donnait en retour un traitement assez considérable. La morale sans doute condamne de pareils traités, et on veut que le devoir soit fait pour le devoir seul. Mais était-ce là se vendre? Un homme faible se fût vendu sans doute, en sacrifiant ses principes; mais le puissant Mirabeau, loin de sacrifier les siens, y amenait le pouvoir, et recevait en échange les secours que ses grands besoins et ses passions désordonnées lui rendaient indispensables. Différent de ceux qui livrent fort cher de faibles talens et une lâche conscience, Mirabeau, inébranlable dans ses principes, combattait alternativement son parti ou la cour, comme s'il n'avait pas attendu du premier la popularité, et de la seconde ses moyens d'existence. Ce fut à tel point que les historiens, ne pouvant pas le croire allié de la cour qu'il combattait, n'ont placé que dans l'année 1791 son traité, qui a été fait cependant dès les premiers mois de 1790. Mirabeau vit la reine, la charma par sa supériorité, et en reçut un accueil qui le flatta beaucoup. Cet homme extraordinaire était sensible à tous les plaisirs, à ceux de la vanité comme à ceux des passions. Il fallait le prendre avec sa force et ses faiblesses, et l'employer au profit de la cause commune. Outre Lafayette et Mirabeau, la cour avait encore Bouillé, qu'il est temps de faire connaître.
Bouillé, plein de courage, de droiture et de talens, avait tous les penchans de l'aristocratie, et ne se distinguait d'elles que par moins d'aveuglement et une plus grande habitude des affaires. Retiré à Metz, commandant là une vaste étendue de frontières et une grande partie de l'armée, il tâchait d'entretenir la méfiance entre ses troupes et les gardes nationales, afin de conserver ses soldats à la cour[13]. Placé là en expectative, il effrayait le parti populaire, et semblait le général de la monarchie, comme Lafayette celui de la constitution. Cependant l'aristocratie lui déplaisait, la faiblesse du roi le dégoûtait du service, et il l'eût quitté s'il n'avait été pressé par Louis XVI d'y demeurer. Bouillé était plein d'honneur. Son serment prêté, il ne songea plus qu'à servir le roi et la constitution. La cour devait donc réunir Lafayette, Mirabeau et Bouillé; et par eux elle aurait eu les gardes nationales, l'assemblée et l'armée, c'est-à-dire les trois puissances du jour. Quelques motifs, il est vrai, divisaient ces trois personnages. Lafayette, plein de bonne volonté, était prêt à s'unir avec tous ceux qui voudraient servir le roi et la constitution; mais Mirabeau jalousait la puissance de Lafayette, redoutait sa pureté si vantée, et semblait y voir un reproche. Bouillé haïssait en Lafayette une conviction exaltée, et peut-être un ennemi irréprochable; il préférait Mirabeau, qu'il croyait plus maniable, et moins rigoureux dans sa foi politique. C'était à la cour à unir ces trois hommes, en détruisant leurs motifs particuliers d'éloignement. Mais il n'y avait qu'un moyen d'union, la monarchie libre. Il fallait donc s'y résigner franchement, et y tendre de toutes ses forces. Mais la cour toujours incertaine, sans repousser Lafayette, l'accueillait froidement, payait Mirabeau qui la gourmandait par intervalles, entretenait l'humeur de Bouillé contre la révolution, regardait l'Autriche avec espérance, et laissait agir l'émigration de Turin. Ainsi fait la faiblesse: elle cherche à se donner des espérances plutôt qu'à s'assurer le succès, et elle ne parvient de cette manière qu'à se perdre, en inspirant des soupçons qui irritent autant les partis que la réalité même, car il vaut mieux les frapper que les menacer.
En vain Lafayette, qui voulait faire ce que la cour ne faisait pas, écrivait-il à Bouillé, son parent, pour l'engager à servir le trône en commun, et par les seuls moyens possibles, ceux de la franchise et de la liberté; Bouillé, mal inspiré par la cour, répondait froidement et d'une manière évasive, et, sans rien tenter contre la constitution, continuait à se rendre imposant par le secret de ses intentions et la force de son armée.
Cette réconciliation du 4 février, qui aurait pu avoir de si grands résultats, fut donc vaine et inutile. Le procès de Favras fut achevé, et soit crainte, soit conviction, le Châtelet le condamna à être pendu. Favras montra, dans ces derniers momens, une fermeté digne d'un martyr, et non d'un intrigant. Il protesta de son innocence, et demanda à faire une déclaration avant de mourir. L'échafaud était dressé sur la place de Grève. On le conduisit à l'Hôtel-de-Ville, où il demeura jusqu'à la nuit. Le peuple voulait voir pendre un marquis, et attendait avec impatience cet exemple de l'égalité dans les supplices. Favras rapporta qu'il avait eu des communications avec un grand de l'état, qui l'avait engagé à disposer les esprits en faveur du roi. Comme il fallait faire quelques dépenses, ce seigneur lui avait donné cent louis qu'il avait acceptés. Il assura que son crime se bornait là, et il ne nomma personne. Cependant il demanda si l'aveu des noms pourrait le sauver. La réponse qu'on lui fit ne l'ayant pas satisfait. «En ce cas, dit-il, je mourrai avec mon secret;» et il s'achemina vers le lieu du supplice avec une grande fermeté. La nuit régnait sur la place de l'exécution, et on avait éclairé jusqu'à la potence. Le peuple se réjouit de ce spectacle, content de trouver de l'égalité même à l'échafaud; il y mêla d'atroces railleries, et parodia de diverses manières le supplice de cet infortuné. Le corps de Favras fut rendu à sa famille, et de nouveaux évènemens firent bientôt oublier sa mort à ceux qui l'avaient puni, et à ceux qui s'en étaient servis.
Le clergé désespéré continuait d'exciter de petites agitations sur toute la surface de la France. La noblesse comptait beaucoup sur son influence parmi le peuple. Tant que l'assemblée s'était contentée, par un décret, de mettre les biens ecclésiastiques à la disposition de la nation, le clergé avait espéré que l'exécution du décret n'aurait pas lieu; et, pour la rendre inutile, il suggérait mille moyens de subvenir aux besoins du trésor. L'abbé Maury avait proposé un impôt sur le luxe, et l'abbé de Salsède lui avait répondu en proposant, à son tour, qu'aucun ecclésiastique ne pût avoir plus de mille écus de revenus. Le riche abbé se tut à une motion pareille. Une autre fois, en discutant sur la dette de l'état, Cazalès avait conseillé d'examiner, non pas la validité des titres de chaque créance, mais la créance elle-même, son origine et son motif; ce qui était renouveler la banqueroute par le moyen si odieux et si usé des chambres ardentes. Le clergé, ennemi des créanciers de l'état auxquels il se croyait sacrifié, avait soutenu la proposition malgré le rigorisme de ses principes en fait de propriété. Maury s'était emporté avec violence et avait manqué à l'assemblée, en disant à une partie de ses membres, qu'ils n'avaient que le courage de la honte. L'assemblée en avait été offensée, et voulait l'exclure de son sein. Mais Mirabeau, qui pouvait se croire attaqué, représenta à ses collègues que chaque député appartenait à ses commettans, et qu'on n'avait pas le droit d'en exclure un seul. Cette modération convenait à la véritable supériorité; elle réussit, et Maury fut plus puni par une censure qu'il ne l'eût été par l'exclusion. Tous ces moyens inventés par le clergé, pour mettre les créanciers de l'état à sa place, ne lui servirent de rien, et l'assemblée décréta la vente de 400 millions de biens du domaine et de l'Église. Désespéré alors, le clergé fit courir des écrits parmi le peuple, et répandit que le projet des révolutionnaires était d'attaquer la religion catholique. C'est dans les provinces du Midi qu'il espérait obtenir le plus de succès. On a vu que la première émigration s'était dirigée vers Turin. C'est avec le Languedoc et la Provence qu'elle entretenait ses principales communications. Calonne, si célèbre sous les notables, était le ministre de la cour fugitive. Deux partis la divisaient: la haute noblesse voulait maintenir son empire, et redoutait l'intervention de la noblesse de province, et surtout de la bourgeoisie. Aussi ne voulait-elle recourir qu'à l'étranger pour rétablir le trône. D'ailleurs, user de la religion, comme le proposaient les émissaires des provinces, lui semblait ridicule à elle qui s'était égayée pendant un siècle des plaisanteries de Voltaire. L'autre parti, composé de petits nobles, de bourgeois expatriés, voulait combattre la passion de la liberté par une autre plus forte, celle du fanatisme, et vaincre avec ses seules forces, sans se mettre à la merci de l'étranger. Les premiers alléguaient les vengeances personnelles de la guerre civile, pour excuser l'intervention de l'étranger; les seconds soutenaient que la guerre civile comportait l'effusion du sang, mais qu'il ne fallait pas se souiller d'une trahison. Ces derniers, plus courageux, plus patriotes, mais plus féroces, ne devaient pas réussir dans une cour où régnait Calonne. Cependant, comme on avait besoin de tout le monde, les communications furent continuées entre Turin et les provinces méridionales. On se décida à attaquer la révolution par la guerre étrangère et par la guerre civile, et pour cela on tenta de réveiller l'ancien fanatisme de ces contrées[14].
Le clergé ne négligea rien pour seconder ce plan. Les protestans excitaient dans ces pays l'envie des catholiques. Le clergé profita de ces dispositions, et surtout des solennités de Pâques. A Montpellier, à Nîmes, à Montauban, l'antique fanatisme fut réveillé par tous les moyens.
Charles Lameth se plaignit à la tribune de ce qu'on avait abusé de la quinzaine de Pâques pour égarer le peuple et l'exciter contre les lois nouvelles. A ces mots, le clergé se souleva, et voulut quitter l'assemblée. L'évêque de Clermont en fit la menace, et une foule d'ecclésiastiques déjà debout allaient sortir, mais on appela Charles Lameth à l'ordre, et le tumulte s'apaisa. Cependant la vente des biens du clergé était mise à exécution: il en était aigri et ne négligeait aucune occasion de faire éclater son ressentiment. Don Gerle, chartreux plein de bonne foi dans ses sentimens religieux et patriotiques, demande un jour la parole et propose de déclarer la religion catholique la seule religion de l'état[15]. Une foule de députés se lèvent aussitôt, et se disposent à voter par acclamation, en disant que c'est le cas pour l'assemblée de se justifier du reproche qu'on lui a fait d'attaquer la religion catholique. Cependant que signifiait une proposition pareille? Ou le décret avait pour but de donner un privilège à la religion catholique, et aucune ne doit en avoir; ou il était la déclaration d'un fait, c'est que la majorité française était catholique; et le fait n'avait pas besoin d'être déclaré. Une telle proposition ne pouvait donc être accueillie. Aussi, malgré les efforts de la noblesse et du clergé, la discussion fut renvoyée au lendemain. Une foule immense était accourue; Lafayette, averti que des malveillans se disposaient à exciter du trouble, avait doublé la garde. La discussion s'ouvre: un ecclésiastique menace l'assemblée de malédiction; Maury pousse ses cris accoutumés; Menou répond avec calme à tous les reproches faits à l'assemblée, et dit qu'on ne peut raisonnablement pas l'accuser de vouloir abolir la religion catholique, à l'instant où elle va mettre les dépenses de son culte au rang des dépenses publiques, il propose donc de passer à l'ordre du jour. Don Gerle, persuadé, retire alors sa motion, et s'excuse d'avoir excité un pareil tumulte. M. de Larochefoucauld présente une rédaction nouvelle, et sa proposition succède à celle de Menou. Tout à coup un membre du côté droit se plaint de n'être pas libre, interpelle Lafayette, et lui demande pourquoi il a doublé la garde. Le motif n'était pas suspect, car ce n'était pas le côté gauche qui pouvait redouter le peuple, et ce n'était pas ces amis que Lafayette cherchait à protéger. Cette interpellation augmente le tumulte; néanmoins la discussion continue. Dans ces débats, on cite Louis XVI: «Je ne suis pas étonné, s'écrie alors Mirabeau, qu'on rappelle le règne où a été révoqué l'édit de Nantes; mais songez que de cette tribune où je parle, j'aperçois la fenêtre fatale d'où un roi, assassin de ses sujets, mêlant les intérêts de la terre à ceux de la religion, donna le signal de la Saint-Barthélemy!» Cette terrible apostrophe ne termine pas la discussion qui se prolonge encore. La proposition du duc de Larochefoucauld est enfin adoptée. L'assemblée déclare que ses sentimens sont connus, mais que, par respect pour la liberté des consciences, elle ne peut ni ne doit délibérer sur la proposition qui lui est soumise. Quelques jours étaient à peine écoulés, qu'un autre moyen fut encore employé pour menacer l'assemblée et la dissoudre. La nouvelle organisation du royaume était achevée, le peuple allait être convoqué pour élire ses magistrats, et on imagina de lui faire nommer en même temps de nouveaux députés, pour remplacer ceux qui composaient l'assemblée actuelle. Ce moyen, proposé et discuté une autre fois, avait déjà été repoussé. Il fut renouvelé en avril 1790. Quelques cahiers bornaient les pouvoirs à un an; il y avait en effet près d'une année que l'assemblée était réunie. Ouverte en mai 1789, elle touchait au mois d'avril 1790. Quoique les cahiers eussent été annulés, quoiqu'on eût pris l'engagement de ne pas se séparer avant l'achèvement de la constitution, ces hommes pour lesquels il n'y avait ni décret rendu, ni serment prêté, quand il s'agissait d'aller à leur but, proposent de faire élire d'autres députés et de leur céder la place. Maury, chargé de cette journée, s'acquitte de son rôle avec autant d'assurance que jamais, mais avec plus d'adresse qu'à son ordinaire. Il en appelle lui-même à la souveraineté du peuple, et dit qu'on ne peut pas plus long-temps se mettre à la place de la nation, et prolonger des pouvoirs qui ne sont que temporaires. Il demande à quel titre on s'est revêtu d'attributions souveraines; il soutient que cette distinction entre le pouvoir législatif et constituant est une distinction chimérique, qu'une convention souveraine ne peut exister qu'en l'absence de tout gouvernement; et que si l'assemblée est cette convention, elle n'a qu'à détrôner le roi et déclarer le trône vacant. Des cris l'interrompent à ces mots, et manifestent l'indignation générale. Mirabeau se lève alors avec dignité: «On demande, dit-il, depuis quand les députés du peuple sont devenus convention nationale? Je réponds: C'est le jour où, trouvant l'entrée de leurs séances environnée de soldats, il allèrent se réunir dans le premier endroit où ils purent se rassembler, pour jurer de plutôt périr que de trahir et d'abandonner les droits de la nation. Nos pouvoirs, quels qu'ils fussent, ont changé ce jour de nature. Quels que soient les pouvoirs que nous avons exercés, nos efforts, nos travaux les ont légitimés: l'adhésion de toute la nation les a sanctifiés. Vous vous rappelez tous le mot de ce grand homme de l'antiquité qui avait négligé les formes légales pour sauver la patrie. Sommé par un tribun factieux de dire s'il avait observé les lois, il répondit: Je jure que j'ai sauvé la patrie. Messieurs (s'écrie alors Mirabeau en s'adressant aux députés des communes), je jure que vous avez sauvé la France.»
A ce magnifique serment, dit Ferrières, l'assemblée tout entière, comme entraînée par une in spiration subite, ferme la discussion, et décrète que les réunions électorales ne s'occuperont point de l'élection des nouveaux députés.
Ainsi ce nouveau moyen fut encore inutile, et l'assemblée put continuer ses travaux. Mais les troubles n'en continuèrent pas moins par toute la France. Le commandant De Voisin fut massacré par le peuple; les forts de Marseille furent envahis par la garde nationale. Des mouvemens en sens contraires eurent lieu à Nîmes et à Montauban. Les envoyés de Turin avaient excité les catholiques; ils avaient fait des adresses, dans lesquelles ils déclaraient la monarchie en danger, et demandaient que la religion catholique fût déclarée religion de l'état. Une proclamation royale avait en vain répondu; ils avaient répliqué. Les protestans en étaient venus aux prises avec les catholiques; et ces derniers, attendant vainement les secours promis par Turin, avaient été enfin repoussés. Diverses gardes nationales s'étaient mises en mouvement, pour secourir les patriotes contre les révoltés; la lutte s'était ainsi engagée, et le vicomte de Mirabeau, adversaire déclaré de son illustre frère, annonçant lui-même la guerre civile du haut de la tribune, sembla, par son mouvement, son geste, ses paroles, la jeter dans l'assemblée.
Ainsi, tandis que la partie la plus modérée des députés tâchait d'apaiser l'ardeur révolutionnaire, une opposition indiscrète excitait une fièvre que le repos aurait pu calmer, et fournissait des prétextes aux orateurs populaires les plus violens. Les clubs en devenaient plus exagérés. Celui des Jacobins, issu du club breton, et d'abord établi à Versailles, puis à Paris, l'emportait sur les autres par le nombre, les talens et la violence[16]. Ses séances étaient suivies comme celles de l'assemblée elle-même. Il devançait toutes les questions que celle-ci devait traiter, et émettait des décisions, qui étaient déjà une prévention pour les législateurs eux-mêmes. Là se réunissaient les principaux députés populaires, et les plus obstinés y trouvaient des forces et des excitations. Lafayette, pour combattre cette terrible influence, s'était concerté avec Bailly et les hommes les plus éclairés, et avait formé un autre club, dit de 89, et plus tard des Feuillans[17]. Mais le moyen était impuissant; une réunion de cent hommes calmes et instruits ne pouvait appeler la foule comme le club des Jacobins, où on se livrait à toute la véhémence des passions populaires. Fermer les clubs eût été le seul moyen, mais la cour avait trop peu de franchise et inspirait trop de défiance, pour que le parti populaire songeât à employer une ressource pareille. Les Lameth dominaient au club des Jacobins. Mirabeau se montrait également dans l'un et dans l'autre; il était évident à tous les yeux que sa place était entre tous les partis. Une occasion se présenta bientôt où son rôle fut encore mieux prononcé, et où il remporta pour la monarchie un avantage mémorable, comme le verrons ci-après.
NOTES:
[1] Voyez la note 8 à la fin du volume. [2] Voyez la note 9 à la fin du volume. [3] Voyez les Mémoires de Dumouriez. [4] Voyez la note 10 à la fin du volume. [5] MM. Malouet et Bertrand de Molleville n'ont pas craint d'écrire le contraire, mais le fait que nous avançons est attesté par les témoins les plus dignes de foi. [6] Voyez la note 11 à fin du volume. [7] Elle tint sa première séance à l'Archevêché, le 19 octobre. [8] 20 octobre. [9] Sur la manière d'être des députés de la droite, voyez un extrait des Mémoires de Ferrières, note 12, à la fin du volume. [10] Voyez la note 13 à la fin du volume. [11] Voyez la note 14 à la fia du volume. [12] Voyez la note 15 à la fin du volume. [13] C'est lui qui le dit dans ses mémoires. [14] Voyez la note 16 à la fin du volume. [15] Séance du 12 avril. [16] Ce club, dit des Amis de la constitution, fut transféré à Paris en octobre 1789, et fut connu alors sous le nom de club des Jacobins; parce qu'il se réunissait dans une salle du couvent des Jacobins, rue Saint-Honoré. [17] Formé le 12 mai.
CHAPITRE V.
ÉTAT POLITIQUE ET DISPOSITIONS DES PUISSANCES ÉTRANGÈRES EN 1790. —DISCUSSION SUR LE DROIT DE LA PAIX ET DE LA GUERRE.—PREMIÈRE INSTITUTION DU PAPIER-MONNAIE OU DES ASSIGNATS.—ORGANISATION JUDICIAIRE. —CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ.—ABOLITION DES TITRES DE NOBLESSE. —ANNIVERSAIRE DU 14 JUILLET.—FÊTE DE LA PREMIÈRE FÉDÉRATION.—RÉVOLTE DES TROUPES A NANCY.—RETRAITE DE NECKER.—PROJETS DE LA COUR ET DE MIRABEAU.—FORMATION DU CAMP DE JALÈS.—SERMENT CIVIQUE IMPOSÉ AUX ECCLÉSIASTIQUES.
A l'époque où nous sommes arrivés, la révolution française commençait d'attirer les regards des souverains étrangers; son langage était si élevé, si ferme; il avait un caractère de généralité qui semblait si bien le rendre propre à plus d'un peuple, que les princes étrangers durent s'en effrayer. On avait pu croire jusque-là à une agitation passagère, mais les succès de l'assemblée, sa fermeté, sa constance inattendue, et surtout l'avenir qu'elle se proposait et qu'elle proposait à toutes les nations, durent lui attirer plus de considération et de haine, et lui mériter l'honneur d'occuper les cabinets. L'Europe alors était divisée en deux grandes ligues ennemies: la ligue anglo-prussienne d'une part, et les cours impériales de l'autre.
Frédéric-Guillaume avait succédé au grand Frédéric sur le trône de la Prusse. Ce prince mobile et faible, renonçant à la politique de son illustre prédécesseur, avait abandonné l'alliance de la France pour celle de l'Angleterre. Uni à cette puissance, il avait formé cette fameuse ligue anglo-prussienne, qui tenta de si grandes choses et n'en exécuta aucune; qui souleva la Suède, la Pologne, la Porte, contre la Russie et l'Autriche, abandonna tous ceux qu'elle avait soulevés, et contribua même à les dépouiller, en partageant la Pologne.
Le projet de l'Angleterre et de la Prusse réunies avait été de ruiner la Russie et l'Autriche, en suscitent contre elles la Suède où régnait le chevaleresque Gustave, la Pologne gémissant d'un premier partage, et la Porte courroucée des invasions russes. L'intention particulière de l'Angleterre, dans cette ligue, était de se venger des secours fournis aux colonies américaines par la France, sans lui déclarer la guerre. Elle en avait trouvé le moyen en mettant aux prises les Turcs et les Russes. La France ne pouvait demeurer neutre entre ces deux peuples sans s'aliéner les Turcs, qui comptaient sur elle, et sans perdre ainsi sa domination commerciale dans le Levant. D'autre part, en participant à la guerre, elle perdait l'alliance de la Russie, avec laquelle elle venait de conclure un traité infiniment avantageux, qui lui assurait les bois de construction, et tous les objets que le Nord fournit abondamment à la marine. Ainsi, dans les deux cas, la France essuyait un dommage. En attendant, l'Angleterre disposait ses forces et se préparait à les déployer au besoin. D'ailleurs, voyant le désordre des finances sous les notables, le désordre populaire sous la constituante, elle croyait n'avoir pas besoin de la guerre, et on a pensé qu'elle aimait encore mieux détruire la France par les troubles intérieurs que par les armes. Aussi l'a-t-on accusée toujours de favoriser nos discordes.
Cette ligue anglo-prussienne avait fait livrer quelques batailles, dont le succès fut balancé. Gustave s'était tiré en héros d'une position où il s'était engagé en aventurier. La Hollande insurgée avait été soumise au stathouder par les intrigues anglaises et les armées prussiennes. L'habile Angleterre avait ainsi privé la France d'une puissante alliance maritime; et le monarque prussien, qui ne cherchait que des succès de vanité, avait vengé un outrage fait par les états de Hollande à l'épouse du stathouder, qui était sa propre soeur. La Pologne achevait de se constituer, et allait prendre les armes. La Turquie avait été battue par la Russie. Cependant la mort de l'empereur d'Autriche, Joseph II, survenue en janvier 1790, changea la face des événemens. Léopold, ce prince éclairé et pacifique, dont la Toscane avait béni l'heureux règne, lui succéda. Léopold, adroit autant que sage, voulait mettre fin à la guerre, et pour y réussir il employa les ressources de la séduction, si puissantes sur la mobile imagination de Frédéric-Guillaume. On fit valoir à ce prince les douceurs du repos, les maux de la guerre qui depuis si long-temps pesaient sur son peuple, enfin les dangers de la révolution française qui proclamait de si funestes principes. On réveilla en lui des idées de pouvoir absolu, on lui fit même concevoir l'espérance de châtier les révolutionnaires français, comme il avait châtié ceux de Hollande; et il se laissa entraîner, à l'instant où il allait retirer les avantages de cette ligue si hardiment conçue par son ministre Hertzberg. Ce fut en juillet 1790 que la paix fut signée à Reichenbach. En août, la Russie fit la sienne avec Gustave, et n'eut plus affaire qu'à la Pologne peu redoutable, et aux Turcs battus de toutes parts. Nous ferons connaître plus tard ces divers évènemens. L'attention des puissances finissait donc par se diriger presque tout entière sur la révolution de France. Quelque temps avant la conclusion de la paix entre la Prusse et Léopold, lorsque la ligue anglo-prussienne menaçait les deux cours impériales, et poursuivait se crètement la France, ainsi que l'Espagne, notre constante et fidèle alliée, quelques navires anglais furent saisis dans la baie de Notka par les Espagnols. Des réclamations très-vives furent élevées, et suivies d'un armement général dans les ports De l'Angleterre. Aussitôt l'Espagne, invoquant les traités, demanda le secours de la France, et Louis XVI ordonna l'équipement de quinze vaisseaux. On accusa l'Angleterre de vouloir, dans cette occasion, augmenter nos embarras. Les clubs de Londres, il est vrai, avaient plusieurs fois complimenté l'assemblée nationale; mais le cabinet laissait quelques philanthropes se livrer à ces épanchemens philosophiques, et pendant ce temps payait, dit-on, ces étonnans agitateurs qui reparaissaient partout, et donnaient tant de peine aux gardes nationales du royaume. Les troubles intérieurs furent plus grands encore au moment de l'armement général, et on ne put s'empêcher de voir une liaison entre les menaces de l'Angleterre et la renaissance du désordre. Lafayette surtout, qui ne prenait guère la parole dans l'assemblée que pour les objets qui intéressaient la tranquillité publique, Lafayette dénonça à la tribune une influence secrète. «Je ne puis, dit-il, m'empêcher de faire remarquer à l'assemblée cette fermentation nouvelle et combinée, qui se manifeste de Strasbourg à Nîmes, et de Brest à Toulon, et qu'en vain les ennemis du peuple voudraient lui attribuer, lorsqu'elle porte tous les caractères d'une influence secrète. S'agit-il d'établir les départemens, on dévaste les campagnes; les puissances voisines arment-elles, aussitôt le désordre est dans nos ports et dans nos arsenaux.» On avait en effet égorgé plusieurs commandans, et par hasard ou par choix nos meilleurs officiers de marine avaient été immolés. L'ambassadeur anglais avait été chargé par sa cour de repousser ces imputations. Mais on sait quelle confiance méritent de pareils messages. Calonne avait aussi écrit au roi[1] pour justifier l'Angleterre, mais Calonne, en parlant pour l'étranger, était suspect. Il disait vainement que toute dépense est connue dans un gouvernement représentatif; que même les dépenses secrètes sont du moins avouées comme telles, et qu'il n'y avait dans les budgets anglais aucune attribution de ce genre. L'expérience a prouvé que l'argent ne manque jamais à des ministres même responsables. Ce qu'on peut dire de mieux, c'est que le temps, qui dévoile tout, n'a rien découvert à cet égard, et que Necker, qui était placé pour en bien juger, n'a jamais cru à cette secrète influence[2].
Le roi, comme on vient de le voir, avait fait notifier à l'assemblée l'équipement de quinze vaisseaux de ligne, pensant, disait-il, qu'elle approuverait cette mesure, et qu'elle voterait les dépenses nécessaires. L'assemblée accueillit parfaitement le message; mais elle y vit une question constitutionnelle, qu'elle crut devoir résoudre avant de répondre au roi. «Les mesures sont prises, dit Alexandre Lameth, notre discussion ne peut les retarder; il faut donc fixer auparavant à qui du roi ou de l'assemblée on attribuera le droit de faire la paix ou la guerre.» En effet, c'était presque la dernière attribution importante à fixer, et l'une de celles qui devaient exciter le plus d'intérêt. Les imaginations étaient toutes pleines des fautes des cours, de leurs alternatives d'ambition ou de faiblesse, et on ne voulait pas laisser au trône le pouvoir ou d'entraîner la nation dans des guerres dangereuses, ou de la déshonorer par des lâchetés. Cependant, de tous les actes du gouvernement, le soin de la guerre et de la paix est celui où il entre le plus d'action, et où le pouvoir exécutif doit exercer le plus d'influence, c'est celui où il faut lui laisser le plus de liberté pour qu'il agisse volontiers et bien. L'opinion de Mirabeau, qu'on disait gagné par la cour, était annoncée d'avance. L'occasion était favorable pour ravir à l'orateur cette popularité si enviée. Les Lameth l'avaient senti, et avaient chargé Barnave d'accabler Mirabeau. Le coté droit se retira pour ainsi dire, et laissa le champ libre à ces deux rivaux.
La discussion était impatiemment attendue; elle s'ouvre[3]. Après quelques orateurs qui ne répandent que des idées préliminaires, Mirabeau est entendu et pose la question d'une manière toute nouvelle. La guerre, suivant lui, est presque toujours imprévue; les hostilités commencent avant les menaces; le roi, chargé du salut public, doit les repousser, et la guerre se trouve ainsi commencée avant que l'assemblée ait pu intervenir. Il en est de même pour les traités: le roi peut seul saisir le moment de négocier, de conférer, de disputer avec les puissances; l'assemblée ne peut que ratifier les conditions obtenues. Dans les deux cas, le roi peut seul agir, et l'assemblée approuver ou improuver. Mirabeau veut donc que le pouvoir exécutif soit tenu de soutenir les hostilités commencées, et que le pouvoir législatif, suivant les cas, souffre la continuation de la guerre, ou bien requière la paix. Cette opinion est applaudie, parce que la voix de Mirabeau l'était toujours. Cependant Barnave prend la parole; et, négligeant les autres orateurs, ne répond qu'à Mirabeau. Il convient que souvent le fer est tiré avant que la nation puisse être consultée: mais il soutient que les hostilités ne sont pas la guerre, que le roi doit les repousser et avertir aussitôt l'assemblée, qui alors déclare en souveraine ses propres intentions. Ainsi toute la différence est dans les mots, car Mirabeau donne à l'assemblée le droit d'improuver la guerre et de requérir la paix, Barnave celui de déclarer l'une ou l'autre; mais, dans les deux cas, le voeu de l'assemblée était obligatoire, et Barnave ne lui donnait pas plus que Mirabeau. Néanmoins Barnave est applaudi et porté en triomphe par le peuple, et on répand que son adversaire est vendu. On colporte par les rues et à grands cris un pamphlet intitulé: Grande trahison du comte de Mirabeau. L'occasion était décisive, chacun attendait un effort du terrible athlète. Il demande la réplique, l'obtient, monte à la tribune en présence d'une foule immense réunie pour l'entendre, et déclare, en y montant, qu'il n'en descendra que mort ou victorieux. «Moi aussi, dit-il en commençant, on m'a porté en triomphe, et pourtant on crie aujourd'hui la grande trahison du comte de Mirabeau! Je n'avais pas besoin de cet exemple pour savoir qu'il n'y a qu'un pas du Capitole à la roche Tarpéienne. Cependant ces coups de bas en haut ne m'arrêteront pas dans ma carrière.» Après cet imposant début, il annonce qu'il ne répondra qu'à Barnave, et dès le commencement: «Expliquez-vous, lui dit-il: vous avez dans votre opinion réduit le roi à notifier les hostilités commencées, et vous avez donné à l'assemblée toute seule le droit de déclarer à cet égard la volonté nationale. Sur cela je vous arrête et vous rappelle à nos principes, qui partagent l'expression de la volonté nationale entre l'assemblée et le roi…. En ne l'attribuant qu'à l'assemblée seule, vous avez forfait à la constitution; je vous rappelle à l'ordre…. Vous ne répondez pas…; je continue….»
Il n'y avait en effet rien à répondre. Barnave demeure exposé pendant une longue réplique à ces foudroyantes apostrophes. Mirabeau lui répond article par article, et montre que son adversaire n'a rien donné de plus à l'assemblée que ce qu'il lui avait donné lui-même; mais que seulement, en réduisant le roi à une simple notification, il l'avait privé de son concours nécessaire à l'expression de la volonté nationale; il termine enfin en reprochant à Barnave ces coupables rivalités entre des hommes qui devraient, dit-il, vivre en vrais compagnons d'armes. Barnave avait énuméré les partisans de son opinion, Mirabeau énumère les siens à son tour; il y montre ces hommes modérés, premiers fondateurs de la constitution, et qui entretenaient les Français de liberté, lorsque ces vils calomniateurs suçaient le lait des cours (il désignait les Lameth, qui avaient reçu des bienfaits de la reine); «des hommes, ajoute-t-il, qui s'honoreront jusqu'au tombeau de leurs amis et de leurs ennemis.»
Des applaudissemens unanimes couvrent la voix de Mirabeau. Il y avait dans l'assemblée une portion considérable de députés qui n'appartenaient ni à la droite ni à la gauche, mais qui, sans aucun parti pris, se décidaient sur l'impression du moment. C'était par eux que le génie et la raison régnaient, parce qu'ils faisaient la majorité en se portant vers un côté ou vers l'autre. Barnave veut répondre, l'assemblée s'y oppose et demande d'aller aux voix. Le décret de Mirabeau, supérieurement amendé par Chapelier, a la priorité, et il est enfin adopté (22 mai), à la satisfaction générale; car ces rivalités ne s'étendaient pas au-delà du cercle où elles étaient nées, et le parti populaire croyait vaincre aussi bien avec Mirabeau qu'avec les Lameth.
Le décret conférait au roi et à la nation le droit de faire la paix et la guerre. Le roi était chargé de la disposition des forces, il notifiait les hostilités commencées, réunissait l'assemblée si elle ne l'était pas, et proposait le décret de paix ou de guerre; l'assemblée délibérait sur sa proposition expresse, et le roi sanctionnait ensuite sa délibération. C'est Chapelier qui, par un amendement très raisonnable, avait exigé la proposition expresse et la sanction définitive. Ce décret, conforme à la raison et aux principes déjà établis, excita une joie sincère chez les constitutionnels, et des espérances folles chez les contre- révolutionnaires, qui crurent que l'esprit public allait changer, et que cette victoire de Mirabeau allait devenir la leur. Lafayette, qui dans cette circonstance s'était uni à Mirabeau, en écrivit à Bouillé, lui fit entrevoir des espérances de calme et de modération, et tâcha, comme il le faisait toujours, de le concilier à l'ordre nouveau.
L'assemblée continuait ses travaux de finances. Ils consistaient à disposer le mieux possible des biens du clergé, dont la vente, depuis long-temps décrétée, ne pouvait être empêchée ni par les protestations, ni par les mandemens, ni par les intrigues. Dépouiller un corps trop puissant d'une grande partie du territoire, la répartir le mieux possible, et de manière à la fertiliser par sa division; rendre ainsi propriétaire une portion considérable du peuple qui ne l'était pas; enfin éteindre par la même opération les dettes de l'état, et rétablir l'ordre dans les finances, tel était le but de l'assemblée, et elle en sentait trop l'utilité, pour s'effrayer des obstacles. L'assemblée avait déjà ordonné la vente de 400,000,000 de biens du domaine et de l'Église, mais il fallait trouver le moyen de vendre ces biens sans les discréditer par la concurrence, en les offrant tous à la fois. Bailly proposa, au nom de la municipalité de Paris, un projet parfaitement conçu; c'était de transmettre ces biens aux municipalités, qui les achèteraient en masse pour les revendre en suite peu à peu, de manière que la mise en vente n'eût pas lieu tout à la fois. Les municipalités n'ayant pas des fonds pour payer sur-le-champ, prendraient des engagemens à temps, et on paierait les créanciers de l'état avec des bons sur les communes, qu'elles seraient chargées d'acquitter successivement. Ces bons, qu'on appela dans la discussion papier municipal, donnèrent la première idée des assignats. En suivant le projet de Bailly, on mettait la main sur les biens ecclésiastiques: ils Étaient déplacés, divisés entre les communes, et les créanciers se rapprochaient de leur gage, en acquérant un titre sur les municipalités, au lieu de l'avoir sur l'état. Les sûretés étaient donc augmentées, puisque le paiement était rapproché; il dépendait même des créanciers de l'effectuer eux-mêmes, puisque avec ces bons ou assignats ils pouvaient acquérir une valeur proportionnelle des biens mis en vente. On avait ainsi beaucoup fait pour eux, mais ce n'était pas tout encore. Ils pouvaient ne pas vouloir convertir leurs bons en terre, par scrupule ou par tout autre motif, et, dans ce cas, ces bons, qu'il leur fallait garder, ne pouvant pas circuler comme de la monnaie, n'étaient pour eux que de simples titres non acquittés. Il ne restait plus qu'une dernière mesure à prendre, c'était de donner à ces bons ou titres la faculté de circulation; alors ils devenaient une véritable monnaie, et les créanciers, pouvant les donner en paiement, étaient véritablement remboursés. Une autre considération était décisive. Le numéraire manquait; on attribuait cette disette à l'émigration qui emportait beaucoup d'espèces, aux paiemens qu'on était obligé de faire à l'étranger, et enfin à la malveillance. La véritable cause était le défaut de confiance produit par les troubles. C'est par la circulation que le numéraire devient apparent; quand la confiance règne, l'activité des échanges est extrême, le numéraire marche rapidement, se montre partout, et on le croit plus considérable, parce qu'il sert davantage; mais quand les troubles politiques répandent l'effroi, les capitaux languissent, le numéraire marche lentement; il s'enfouit souvent, et on accuse à tort son absence.
Le désir de suppléer aux espèces métalliques, que l'assemblée croyait épuisées, celui de donner aux créanciers autre chose qu'un titre mort dans leurs mains, la nécessité de pourvoir en outre à une foule de besoins pressans, fit donner à ces bons ou assignats le cours forcé de monnaie. Le créancier était payé par là, puisqu'il pouvait faire accepter le papier qu'il avait reçu, et suffire ainsi à tous ses engagemens. S'il n'avait pas voulu acheter des terres, ceux qui avaient reçu de lui le papier circulant devaient finir par les acheter eux-mêmes. Les assignats qui rentraient par cette voie étaient destinés à être brûlés; ainsi les terres du clergé devaient bientôt se trouver distribuées et le papier supprimé. Les assignats portaient un intérêt à tant le jour, et acquéraient une valeur, en séjournant dans les mains des détenteurs.
Le clergé, qui voyait là un moyen d'exécution pour l'aliénation de ses biens, le repoussa fortement. Ses alliés nobles et autres, contraires à tout ce qui facilitait la marche de la révolution, s'y opposèrent aussi et crièrent au papier-monnaie. Le nom de Law devait tout naturellement retentir, et le souvenir de sa banqueroute être réveillé. Cependant la comparaison n'était pas juste, parce que le papier de Law n'était hypothéqué que sur les succès à venir de la Compagnie des Indes, tandis que les assignats reposaient sur un capital territorial, réel et facilement occupable. Law avait fait pour la cour des faux considérables, et avait excédé de beaucoup la valeur présumée du capital de la Compagnie: l'assemblée au contraire ne pouvait pas croire, avec les formes nouvelles qu'elle venait d'établir, que des exactions pareilles pussent avoir lieu. Enfin la somme des assignats créés ne représentait qu'une très petite partie du capital qui leur était affecté. Mais, ce qui était vrai, c'est que le papier, quelque sûr qu'il soit, n'est pas, comme l'argent, une réalité, et, suivant l'expression de Bailly, une actualité physique. Le numéraire porte avec lui sa propre valeur; le papier, au contraire, exige encore une opération, un achat de terre, une réalisation. Il doit donc être au-dessous du numéraire, et dès qu'il est au-dessous, le numéraire, que personne ne veut donner pour du papier, se cache, et finit par disparaître. Si, de plus, des désordres dans l'administration des biens, des émissions immodérées de papier, détruisent la proportion entre les effets circulant et le capital, la confiance s'évanouit; la valeur nominale est conservée, mais la valeur réelle n'est plus; celui qui donne cette monnaie conventionnelle vole celui qui la reçoit, et une grande crise a lieu. Tout cela était possible, et avec plus d'expérience aurait paru certain. Comme mesure financière, l'émission des assignats était donc très critiquable, mais elle était nécessaire comme mesure politique, car elle fournissait à des besoins pressans, et divisait la propriété sans le secours d'une loi agraire. L'assemblée ne devait donc pas hésiter; et, malgré Maury et les siens, elle décréta, 400,000,000 d'assignats forcés avec intérêt[4]. Necker depuis long-temps avait perdu la confiance du roi, l'ancienne déférence de ses collègues et l'enthousiasme de la nation. Renfermé dans ses calculs, il discutait quelquefois avec l'assemblée. Sa réserve à l'égard des dépenses extraordinaires avait fait demander le livre rouge, registre fameux où l'on trouvait, disait-on, la liste de toutes les dépenses secrètes. Louis XVI céda avec peine, et fit cacheter les feuillets où étaient portées les dépenses de son prédécesseur Louis XV. L'assemblée respecta sa délicatesse, et se borna aux dépenses de ce règne. On n'y trouva rien de personnel au roi; les prodigalités étaient toutes relatives aux courtisans. Les Lameth s'y trouvèrent portés pour un bienfait de 60,000 francs, consacrés par la reine à leur éducation. Ils firent reporter cette somme au trésor public. On réduisit les pensions sur la double proportion des services et de l'ancien état des personnes. L'assemblée montra partout la plus grande modération; elle supplia le roi de fixer lui-même la liste civile, et elle vota par acclamation les 25,000,000 qu'il avait demandés.
Cette assemblée, forte de son nombre, de ses lumières, de sa puissance, de ses résolutions, avait conçu l'immense projet de régénérer toutes les parties de l'état, et elle venait de régler le nouvel ordre judiciaire. Elle avait distribué les tribunaux de la même manière que les administrations, par districts et départemens. Les juges étaient laissés à l'élection populaire. Cette dernière mesure avait été fortement combattue. La métaphysique politique avait été encore déployée ici pour prouver que le pouvoir judiciaire relevait du pouvoir exécutif, et que le roi devait nommer les juges. On avait trouvé des raisons de part et d'autre; mais la seule à donner à l'assemblée, qui était dans l'intention de faire une monarchie, c'est que la royauté, successivement dépouillée de ses attributions, devenait une simple magistrature, et l'état une république. Mais dire ce qu'était la monarchie était trop hardi; elle exige des concessions qu'un peuple ne consent jamais à faire, dans le premier moment du réveil. Le sort des nations est de demander ou trop, ou rien. L'assemblée voulait sincèrement le roi, elle était pleine de déférence pour lui, et le prouvait à chaque instant; mais elle chérissait la personne, et, sans s'en douter, détruisait la chose.
Après cette uniformité introduite dans la justice et l'administration, il restait à régulariser le service de la religion, et à le constituer comme tous les autres. Ainsi, quand on avait établi un tribunal d'appel et une administration supérieure dans chaque département, il était naturel d'y placer aussi un évêché. Comment, en effet, souffrir que certains évêchés embrassassent quinze cents lieues carrées, tandis que d'autres n'en embrassaient que vingt; que certaines cures eussent dix lieues de circonférence, et que d'autres comptassent à peine quinze feux; que beaucoup de curés eussent au plus sept cents livres, tandis que près d'eux il existait des bénéficiers qui comptaient dix et quinze mille livres de revenus? L'assemblée, en réformant les abus, n'empiétait pas sur les doctrines ecclésiastiques, ni sur l'autorité papale, puisque les circonscriptions avaient toujours appartenu au pouvoir temporel. Elle voulait donc former une nouvelle division, soumettre comme jadis les curés et les évêques à l'élection populaire; et en cela encore elle n'empiétait que sur le pouvoir temporel, puisque les dignitaires ecclésiastiques étaient choisis par le roi et institués par le pape. Ce projet, qui fut nommé constitution civile du clergé, et qui fit calomnier l'assemblée plus que tout ce qu'elle avait fait, était pourtant l'ouvrage des députés les plus pieux. C'était Camus et autres jansénistes qui, voulant raffermir la religion dans l'état, cherchaient à la mettre en harmonie avec les lois nouvelles. Il est certain que la justice étant rétablie partout, il était étrange qu'elle ne le fût pas dans l'administration ecclésiastique aussi bien qu'ailleurs. Sans Camus et quelques autres, les membres de l'assemblée, élevés à l'école des philosophes, auraient traité le christianisme comme toutes les autres religions admises dans l'état et ne s'en seraient pas occupés. Ils se prêtèrent à des sentimens que dans nos moeurs nouvelles il est d'usage de ne pas combattre, même quand on ne les partage pas. Ils soutinrent donc le projet religieux et sincèrement chrétien de Camus. Le clergé se souleva, prétendit qu'on empiétait sur l'autorité spirituelle du pape, et en appela à Rome. Les principales bases du projet furent néanmoins adoptées[1], et aussitôt présentées au roi, qui demanda du temps pour en référer au grand pontife. Le roi, dont la religion éclairée reconnaissait la sagesse de ce plan, écrivit au pape avec le désir sincère d'avoir son consentement, et de renverser par là toutes les objections du clergé. On verra bientôt quelles intrigues empêchèrent le succès de ses voeux.
Le mois de juillet approchait; il y avait bientôt un an que la Bastille était prise, que la nation s'était emparée de tous les pouvoirs, et qu'elle prononçait ses volontés par l'assemblée, et les exécutait elle-même, ou les faisait exécuter sous sa surveillance. Le 14 juillet était considéré comme le jour qui avait commencé une ère nouvelle, et on résolut d'en célébrer l'anniversaire par une grande fête. Déjà les provinces, les villes, avaient donné l'exemple de se fédérer, pour résister en commun aux ennemis de la révolution. La municipalité de Paris proposa pour le 14 juillet une fédération générale de toute la France, qui serait célébrée au milieu de la capitale par les députés de toutes les gardes nationales et de tous les corps de l'armée. Ce projet fut accueilli avec enthousiasme, et des préparatifs immenses furent faits pour rendre la fête digne de son objet.
Les nations, ainsi qu'on l'a vu, avaient depuis ong-temps les yeux sur la France; les souverains ommençaient à nous haïr et à nous craindre, les peuples à nous estimer. Un certain nombre d'étrangers nthousiastes se présentèrent à l'assemblée, chacun avec le costume de sa nation. Leur orateur, Anacharsis Clootz, Prussien de naissance, doué d'une imagination folle, demanda au nom du genre humain à faire partie de la fédération. Ces scènes, qui paraissent ridicules à ceux qui ne les ont pas vues, émeuvent profondément ceux qui y assistent. L'assemblée accorda la demande, et le président répondit à ces étrangers qu'ils seraient admis, pour qu'ils pussent raconter à leurs compatriotes ce qu'ils avaient vu, et leur faire connaître les joies et les bienfaits de la liberté.
L'émotion causée par cette scène en amena une autre. Une statue équestre de Louis XIV le représentait foulant aux pieds l'image de plusieurs provinces vaincues: «Il ne faut pas souffrir, s'écria l'un des Lameth, ces monumens d'esclavage dans les jours de liberté. Il ne faut pas que les Francs-Comtois, en arrivant à Paris, voient leur image ainsi enchaînée.» Maury combattit une mesure qui était peu importante, et qu'il fallait accorder à l'enthousiasme public. Au même instant une voix proposa d'abolir les titres de comte, marquis, baron, etc., de défendre les livrées, enfin de détruire tous les titres héréditaires. Le jeune Montmorency soutint la proposition. Un noble demanda ce qu'on substituerait à ces mots: un tel a été fait comte pour avoir servi l'état? «On dira simplement, répondit Lafayette, qu'un tel a sauvé l'état un tel jour.» Le décret fut adopté[6], malgré l'irritation extraordinaire de la noblesse, qui fut plus courroucée de la suppression de ses titres que des pertes plus réelles qu'elle avait faites depuis le commencement de la révolution. La partie la plus modérée de l'assemblée aurait voulu qu'en abolissant les titres, on laissât la liberté de les porter à ceux qui le voudraient. Lafayette s'empressa d'avertir la cour, avant que le décret fût sanctionné, et l'engagea de le renvoyer à l'assemblée qui consentait à l'amender. Mais le roi se hâta de le sanctionner, et on crut y voir l'intention peu franche de pousser les choses au pire.
L'objet de la fédération fut le serment civique. On demanda si les fédérés et l'assemblée le prêteraient dans les mains du roi, ou si le roi, considéré comme le premier fonctionnaire public, jurerait avec tous les autres sur l'autel de la patrie. On préféra le dernier moyen. L'assemblée acheva aussi de mettre l'étiquette en harmonie avec ses lois, et le roi ne fut dans la cérémonie que ce qu'il était dans la constitution. La cour, à qui Lafayette inspirait des défiances continuelles, s'effraya d'une nouvelle qu'on répandait, et d'après laquelle il devait être nommé commandant de toutes les gardes nationales du royaume. Ces défiances, pour qui ne connaissait pas Lafayette, étaient naturelles, et ses ennemis de tous les côtés, s'attachaient à les augmenter. Comment se persuader en effet qu'un homme jouissant d'une telle popularité, chef d'une force aussi considérable, ne voulût pas en abuser? Cependant il ne le voulait pas; il était résolu à n'être que citoyen; et, soit vertu, soit ambition bien entendue, le mérite est le même. Il faut que l'orgueil humain soit placé quelque part; la vertu consiste à le placer dans le bien. Lafayette, prévenant les craintes de la cour, proposa qu'un même individu ne pût commander plus d'une garde de département. Le décret fut accueilli avec acclamation, et le désintéressement du général couvert d'applaudissemens. Lafayette fut cependant chargé de tout le soin de la fête, et nommé chef de la fédération en sa qualité de commandant de la garde parisienne.
Le jour approchait, et les préparatifs se faisaient avec la plus grande activité. La fête devait avoir lieu au Champ-de-Mars, vaste terrain qui s'étend entre l'École Militaire et le cours de la Seine. On avait projeté de transporter la terre du milieu sur les côtés, de manière à former un amphithéâtre qui pût contenir la masse des spectateurs. Douze mille ouvriers y travaillaient sans relâche; et cependant il était à craindre que les travaux ne fussent pas achevés le 14. Des habitans veulent alors se joindre eux-mêmes aux travailleurs. En un instant toute la population est transformée en ouvriers. Des religieux, des militaires, des hommes de toutes les classes, saisissent la pelle et la bêche; des femmes élégantes contribuent elles-mêmes aux travaux. Bientôt l'entraînement est général; on s'y rend par sections, avec des bannières de diverses couleurs, et au son du tambour. Arrivé, on se mêle et on travaille en commun. La nuit venue et le signal donné, chacun se rejoint aux siens et retourne à ses foyers. Cette douce union régna jusqu'à la fin des travaux. Pendant ce temps les fédérés arrivaient continuellement, et étaient reçus avec le plus grand empressement et la plus aimable hospitalité. L'effusion était générale, et la joie sincère, malgré les alarmes que le très petit nombre d'hommes restés inaccessibles à ces émotions s'efforçaient de répandre. On disait que des brigands profiteraient du moment où le peuple serait à la fédération pour piller la ville. On supposait au duc d'Orléans, revenu de Londres, des projets sinistres; cependant la gaieté nationale fut inaltérable, et on ne crut à aucune de ces méchantes prophéties.
La 14 arrive enfin: tous les fédérés députés des provinces et de l'armée, rangés sous leurs chefs et leurs bannières, partent de la place de la Bastille et se rendent aux Tuileries. Les députés du Bénar, en passant dans la rue de la Ferronnerie, où avait été assassiné Henri IV, lui rendent un hommage, qui, dans cet instant d'émotion, se manifeste par des larmes. Les fédérés, arrivés au jardin des Tuileries, reçoivent dans leurs rangs la municipalité et l'assemblée. Un bataillon de jeunes enfans, armés comme leurs pères, devançait l'assemblée: un groupe de vieillards la suivait, et rappelait ainsi les antiques souvenirs de Sparte. Le cortège s'avance au milieu des cris et des applaudissemens du peuple. Les quais étaient couverts de spectateurs, les maisons en étaient chargées. Un pont jeté en quelques jours sur la Seine, conduisait, par un chemin jonché de fleurs, d'une rive à l'autre, et aboutissait en face du champ de la fédération. Le cortège le traverse, et chacun prend sa place. Un amphithéâtre magnifique, disposé dans le fond, était destiné aux autorités nationales. Le roi et le président étaient assis à côté l'un de l'autre sur des sièges pareils, semés de fleurs de lis d'or. Un balcon élevé derrière le roi portait la reine et la cour. Les ministres étaient à quelque distance du roi, et les députés rangés des deux côtés. Quatre cent mille spectateurs remplissaient les amphithéâtres latéraux; soixante mille fédérés armés faisaient leurs évolutions dans le champ intermédiaire, et au centre s'élevait, sur une base de vingt-cinq pieds, le magnifique autel de la patrie. Trois cents prêtres revêtus d'aubes blanches et d'écharpes tricolores en couvraient les marches, et devaient servir la messe.
L'arrivée des fédérés dura trois heures. Pendant ce temps le ciel était couvert de sombres nuages, et la pluie tombait par torrens. Ce ciel, dont l'éclat se marie si bien à la joie des hommes, leur refusait en ce moment la sérénité et la lumière. Un des bataillons arrivés dépose ses armes, et a l'idée de former une danse; tous l'imitent aussitôt, et en un seul instant le champ intermédiaire est encombré par soixante mille hommes, soldats et citoyens, qui opposent la gaieté à l'orage. Enfin la cérémonie commence; le ciel, par un hasard heureux, se découvre et illumine de son éclat cette scène solennelle. L'évêque d'Autun commence la messe; des coeurs accompagnent la voix du pontife; le canon y mêle ses bruits solennels. Le saint sacrifice achevé, Lafayette descend de cheval, monte les marches du trône, et vient recevoir les ordres du roi, qui lui confie la formule du serment. Lafayette la porte à l'autel, et dans ce moment toutes les bannières s'agitent, tous les sabres étincellent. Le général, l'armée, le président, les députés crient: Je le jure! Le roi debout, la main tendue vers l'autel, dit: Moi, roi des Français, je jure d'employer le pouvoir que m'a délégué l'acte constitutionnel de l'état à maintenir la constitution décrétée par l'assemblée nationale et acceptée par moi. Dans ce moment la reine, entraînée par le mouvement général, saisit dans ses bras l'auguste enfant, héritier du trône, et du haut du balcon où elle est placée, le montre à la nation assemblée. A cette vue, des cris extraordinaires de joie, d'amour, d'enthousiasme, se dirigent vers la mère et l'enfant, et tous les coeurs sont à elle. C'est dans ce même instant que la France tout entière, réunie dans les quatre-vingt-trois chefs-lieux des départemens, faisait le même serment d'aimer le roi qui les aimerait. Hélas! dans ces momens, la haine même s'attendrit, l'orgueil cède, tous sont heureux du bonheur commun, et fiers de la dignité de tous. Pourquoi ces plaisirs si profonds de la concorde sont-ils si tôt oubliés?
Cette auguste cérémonie achevée, le cortège reprit sa marche, et le peuple se livra à toutes les inspirations de la joie. Les réjouissances durèrent plusieurs jours. Une revue générale des fédérés eut lieu ensuite. Soixante mille hommes étaient sous les armes, et présentaient un magnifique spectacle, tout à la fois militaire et national. Le soir, Paris offrit une fête charmante. Le principal lieu de réunion était aux Champs-Elysées et à la Bastille. On lisait sur le terrain de cette ancienne prison, changé en une place: Ici l'on danse. Des feux brillans, rangés en guirlandes, remplaçaient l'éclat du jour. Il avait été défendu à l'opulence de troubler cette paisible fête par le mouvement des voitures. Tout le monde devait se faire peuple, et se trouver heureux de l'être. Les Champs-Élysées présentaient une scène touchante. Chacun y circulait sans bruit, sans tumulte, sans rivalité, sans haine. Toutes les classes confondues s'y promenaient au doux éclat des lumières, et paraissaient satisfaites d'être ensemble. Ainsi, même au sein de la vieille civilisation, on semblait avoir retrouvé les temps de la fraternité primitive.
Les fédérés, après avoir assisté aux imposantes discussions de l'assemblée nationale, aux pompes de la cour, aux magnificences de Paris, après avoir été témoins de la bonté du roi, qu'ils visitèrent tous, et dont ils reçurent de touchantes expressions de bonté, retournèrent chez eux, transportées d'ivresse, pleins de bons sentimens et d'illusions. Après tant de scènes déchirantes, et prêt à en raconter de plus terribles encore, l'historien s'arrête avec plaisir sur ces heures si fugitives, où tous les coeurs n'eurent qu'un sentiment, l'amour du bien public [7].
La fête si touchante de la fédération ne fut encore qu'une émotion passagère. Le lendemain, les coeurs voulaient encore tout ce qu'ils avaient voulu la veille, et la guerre était recommencée. Les petites querelles avec le ministère s'engagèrent de nouveau. On se plaignit de ce qu'on avait donné passage aux troupes autrichiennes qui se rendaient dans le pays de Liége. On accusa Saint-Priest d'avoir favorisé l'évasion de plusieurs accusés suspects de machinations contre-révolutionnaires. La cour, en revanche, avait remis à l'ordre du jour la procédure commencée au Châtelet contre les auteurs des 5 et 6 octobre. Le duc d'Orléans et Mirabeau s'y trouvaient impliqués. Cette procédure singulière, plusieurs fois abandonnée et reprise, se ressentait des diverses influences sous lesquelles elle avait été instruite. Elle était pleine de contradictions, et n'offrait aucune charge suffisante contre les deux accusés principaux. La cour, en se conciliant Mirabeau, n'avait cependant aucun plan suivi à son égard. Elle s'en approchait, s'en écartait tour à tour, et cherchait plutôt à l'apaiser qu'à suivre ses conseils. En renouvelant la procédure des 5 et 6 octobre, ce n'était pas lui qu'elle poursuivait, mais le duc d'Orléans, qui avait été fort applaudi à son retour de Londres, et qu'elle avait durement repoussé lorsqu'il demandait à rentrer en grâce auprès du roi[8]. Chabroud devait faire le rapport à l'assemblée, pour qu'elle jugeât s'il y avait lieu ou non à accusation. La cour désirait que Mirabeau gardât le silence, et qu'il abandonnât le duc d'Orléans, le seul à qui elle en voulait. Cependant il prit la parole, et montra combien étaient ridicules les imputations dirigées contre lui. On l'accusait en effet d'avoir averti Mounier que Paris marchait sur Versailles, et d'avoir ajouté ces mots: «Nous voulons un roi, mais qu'importe que ce soit Louis XVI ou Louis XVII;» d'avoir parcouru le régiment de Flandre, le sabre à la main, et de s'être écrié, à l'instant du départ du duc d'Orléans: «Ce j… f….. ne mérite pas la peine qu'on se donne pour lui.» Rien n'était plus futile que de pareils griefs. Mirabeau en montra la faiblesse et le ridicule, ne dit que peu de mots sur le duc d'Orléans, et s'écria en finissant: «Oui, le secret de cette infernale procédure est enfin découvert; il est là tout entier (en montrant le côté droit); il est dans l'intérêt de ceux dont les témoignages et les calomnies en ont formé le tissu; il est dans les ressources qu'elle a fournies aux ennemis de la révolution; il est … il est dans le coeur des juges, tel qu'il sera bientôt buriné dans l'histoire par la plus juste et la plus implacable vengeance.»
Les applaudissemens accompagnèrent Mirabeau jusqu'à sa place; les deux inculpés furent mis hors d'accusation par l'assemblée, et la cour eut la honte d'une tentative inutile. La révolution devait s'accomplir partout, dans l'armée comme dans le peuple. L'armée, dernier appui du pouvoir, était aussi la dernière crainte du parti populaire. Tous les chefs militaires étaient ennemis de la révolution, parce que, possesseurs exclusifs des grades et des faveurs, ils voyaient le mérite admis à les partager avec eux. Par le motif contraire, les soldats penchaient pour l'ordre de choses nouveau; et sans doute la haine de la discipline, le désir d'une plus forte paie, agissaient aussi puissamment sur eux que l'esprit de liberté. Une dangereuse insubordination se manifestait dans presque toute l'armée. L'infanterie surtout, peut-être parce qu'elle se mêle davantage au peuple et qu'elle a moins d'orgueil militaire que la cavalerie, était dans un état complet d'insurrection. Bouillé, qui voyait avec peine son armée lui échapper, employait tous les moyens possibles pour arrêter cette contagion de l'esprit révolutionnaire. Il avait reçu de Latour-du-Pin, ministre de la guerre, les pouvoirs les plus étendus; il en profitait en déplaçant continuellement ses troupes, et en les empêchant de se familiariser avec le peuple par leur séjour sur les mêmes lieux. Il leur défendait surtout de se rendre aux clubs, et ne négligeait rien enfin pour maintenir la subordination militaire. Bouillé, après une longue résistance, avait enfin prêté serment à la constitution; et comme il était plein d'honneur, dès cet instant il parut avoir pris la résolution d'être fidèle au roi et à la constitution. Sa répugnance pour Lafayette, dont il ne pouvait méconnaître le désintéressement, était vaincue, et il était plus disposé à s'entendre avec lui. Les gardes nationales de la vaste contrée où il commandait avaient voulu le nommer leur général; il s'y était refusé dans sa première Humeur, et il en avait du regret en songeant au bien qu'il aurait pu faire. Néanmoins, malgré quelques dénonciations des clubs, il se maintenait dans les faveurs populaires.
La révolte éclata d'abord à Metz. Les soldats enfermèrent leurs officiers, s'emparèrent des drapeaux et des caisses, et voulurent même faire contribuer la municipalité. Bouillé courut le plus grand danger, et parvint à réprimer la sédition. Bientôt après, une révolte semblable se manifesta à Nancy. Des régimens suisses y prirent part, et on eut lieu de craindre, si cet exemple était suivi, que bientôt tout le royaume ne se trouvât livré aux excès réunis de la soldatesque et de la populace. L'assemblée elle même en trembla. Un officier fut chargé de porter le décret rendu contre les rebelles. Il ne put le faire exécuter, et Bouillé reçut ordre de marcher sur Nancy pour que force restât à la loi. Il n'avait que peu de soldats sur lesquels il pût compter. Heureusement les troupes, naguère révoltées à Metz, humiliées de ce qu'il n'osait pas se fier à elles, offrirent de marcher contre les rebelles. Les gardes nationales firent la même offre, et il s'avança avec ces forces réunies et une cavalerie assez nombreuse sur Nancy. Sa position était embarrassante, parce qu'il ne pouvait faire agir sa cavalerie, et que son infanterie n'était pas suffisante pour attaquer les rebelles secondés de la populace. Néanmoins il parla à ceux-ci avec la plus grande fermeté, et parvint à leur imposer. Ils allaient même céder et sortir de la ville, conformément à ses ordres, lorsque des coups de fusil furent tirés, on ne sait de quel côté. Dès-lors l'engagement devint inévitable. Les troupes de Bouillé, se croyant trahies, combattirent avec la plus grande ardeur; mais l'action fut opiniâtre, et elles ne pénétrèrent que pas à pas, à travers un feu meurtrier[9]. Maître enfin des principales places, Bouillé obtint la soumission des régimens, et les fit sortir de la ville. Il délivra les officiers et les autorités emprisonnés, fit choisir les principaux coupables, et les livra à l'assemblée nationale.
Cette victoire répandit une joie générale, et calma les craintes qu'on avait conçues pour la tranquillité du royaume. Bouillé reçut du roi et de l'assemblée des félicitations et des éloges. Plus tard on le calomnia, et on accusa sa conduite de cruauté.
Cependant elle était irréprochable, et dans le moment elle fut applaudie comme telle. Le roi augmenta son commandement, qui devint fort considérable, car il s'étendait depuis la Suisse jusqu'à la Sambre, et comprenait la plus grande partie de la frontière. Bouillé, comptant plus sur la cavalerie que sur l'infanterie, choisit pour se cantonner les bords de la Seille, qui tombe dans la Moselle; il avait là des plaines pour faire agir sa cavalerie, des fourrages pour la nourrir, des places assez fortes pour se retrancher, et surtout peu de population à craindre. Bouillé était décidé à ne rien faire contre la constitution; mais il se défiait des patriotes, et il prenait des précautions pour venir au secours du roi, si les circonstances le rendaient nécessaire.
L'assemblée avait aboli les parlemens, institué les jurés, détruit les jurandes, et allait ordonner une nouvelle émission d'assignats. Les biens du clergé offrant un capital immense, et les assignats le rendant continuellement disponible, il était naturel qu'elle en usât. Toutes les objections déjà faites furent renouvelées avec plus de violence; l'évêque d'Autun lui-même se prononça contre cette émission nouvelle, et prévit avec sagacité tous les résultats financiers de cette mesure[10]. Mirabeau, envisageant surtout les résultats politiques, insista avec opiniâtreté, et réussit. Huit cents millions d'assignats furent décrétés; et cette fois il fut décidé qu'ils ne porteraient pas intérêt. Il était inutile en effet d'ajouter un intérêt à une monnaie. Qu'on fasse cela pour un titre qui ne peut circuler et demeure oisif dans les mains de celui qui le possède, rien n'est plus juste; mais pour une valeur qui devient actuelle par son cours forcé, c'est une erreur que l'assemblée ne commit pas une seconde fois. Necker s'opposa à cette nouvelle émission, et envoya un mémoire qu'on n'écouta point. Les temps étaient bien changés pour lui, et il n'était plus ce ministre à la conservation duquel le peuple attachait son bonheur, un an auparavant. Privé de la confiance du roi, brouillé avec ses collègues, excepté Montmorin, il était négligé par l'assemblée, et n'en obtenait pas tous les égards qu'il eût pu en attendre. L'erreur de Necker consistait à croire que la raison suffisait à tout, et que, manifestée avec un mélange de sentiment et de logique, elle devait triompher de l'entêtement des aristocrates et de l'irritation des patriotes. Necker possédait cette raison un peu fière qui juge les écarts des passions et les blâme; mais il manquait de cette autre raison plus élevée et moins orgueilleuse, qui ne se borne pas à les blâmer mais qui sait aussi les conduire. Aussi, placé au milieu d'elles, il ne fut pour toutes qu'une gêne et point un frein. Demeuré sans amis depuis le départ de Mounier et de Lally, il n'avait conservé que l'inutile Malouet. Il avait blessé l'assemblée, en lui rappelant sans cesse et avec des reproches le soin le plus difficile de tous, celui des finances; il s'était attiré en outre le ridicule par la manière dont il parlait de lui-même. Sa démission fut acceptée avec plaisir par tous les partis[11]. Sa voiture fut arrêtée à la sortie du royaume par le même peuple qui l'avait naguère traînée en triomphe; il fallut un ordre de l'assemblée pour que la liberté d'aller en Suisse lui fût accordée. Il l'obtint bientôt; et se retira à Coppet pour y contempler de loin une révolution qu'il était plus propre à observer qu'à conduire.
Le ministère s'était réduit à la nullité du roi lui-même, et se livrait tout au plus à quelques intrigues ou inutiles ou coupables. Saint-Priest communiquait avec les émigrés; Latour-du-Pin se prêtait à toutes les volontés des chefs militaires; Montmorin avait l'estime de la cour, mais non sa confiance, et il était employé dans des intrigues auprès des chefs populaires, avec lesquels sa modération le mettait en rapport. Les ministres furent tous dénoncés à l'occasion de nouveaux complots: «Moi aussi, s'écria Cazalès, je les dénoncerais, s'il était généreux de poursuivre des hommes aussi faibles; j'accuserais le ministre des finances de n'avoir pas éclairé l'assemblée sur les véritables ressources de l'état, et de n'avoir pas dirigé une révolution qu'il avait provoquée; j'accuserais le ministre de la guerre d'avoir laissé désorganiser l'armée; le ministre des provinces de n'avoir pas fait respecter les ordres du roi, tous enfin de leur nullité et des lâches conseils donnés à leur maître.» L'inaction est un crime aux yeux des partis qui veulent aller à leur but: aussi le côté droit condamnait-il les ministres, non pour ce qu'ils avaient fait, mais pour ce qu'ils n'avaient pas fait. Cependant Cazalès et les siens, tout en les condamnant, s'opposaient à ce qu'on demandât au roi leur éloignement, parce qu'ils regardaient cette demande comme une atteinte à la prérogative royale. Ce renvoi ne fut pas réclamé, mais ils donnèrent successivement leur démission, excepté Montmorin, qui fut seul conservé. Duport-du-Tertre, simple avocat, fut nommé garde-des-sceaux. Duportail, désigné au roi par Lafayette, remplaça Latour-du-Pin à la guerre, et se montra mieux disposé en faveur du parti populaire. L'une des mesures qu'il prit fut de priver Bouillé de toute la liberté dont il usait dans son commandement, et particulièrement du pouvoir de déplacer les troupes à sa volonté, pouvoir dont Bouillé se servait, comme on l'a vu, pour empêcher les soldats de fraterniser avec le peuple.
Le roi avait fait une étude particulière de l'histoire de la révolution anglaise. Le sort de Charles Ier l'avait toujours singulièrement frappé, et il ne pouvait pas se défendre de pressentimens sinistres. Il avait surtout remarqué le motif de la condamnation de Charles Ier; ce motif était la guerre civile. Il en avait contracté une horreur invincible pour toute mesure qui pouvait faire couler le sang; et il s'était constamment opposé à tous les projets de fuite proposés par la reine et la cour.
Pendant l'été passé à Saint-Cloud, en 1790, il aurait pu s'enfuir; mais il n'avait jamais voulu en entendre parler. Les amis de la constitution redoutaient comme lui ce moyen, qui semblait devoir amener la guerre civile. Les aristocrates seuls le désiraient, parce que, maîtres du roi en l'éloignant de l'assemblée, ils se promettaient de gouverner en son nom, et de rentrer avec lui à la tête des étrangers, ignorant encore qu'on ne va jamais qu'à leur suite. Aux aristocrates se joignaient peut-être quelques imaginations précoces, qui déjà commençaient à rêver la république, à laquelle personne ne songeait encore, dont on n'avait jamais prononcé le nom, si ce n'est la reine dans ses emportemens contre Lafayette et contre l'assemblée, qu'elle accusait d'y tendre de tous leurs voeux. Lafayette, chef de l'armée constitutionnelle, et de tous les amis sincères de la liberté, veillait constamment sur la personne du monarque. Ces deux idées, éloignement du roi et guerre civile, étaient si fortement associées dans les esprits depuis le commencement de la révolution, qu'on regardait ce départ comme le plus grand malheur à craindre.
Cependant l'expulsion du ministère, qui, s'il n'avait la confiance de Louis XVI, était du moins de son choix, l'indisposa contre l'assemblée, et lui fit craindre la perte entière du pouvoir exécutif. Les nouveaux débats religieux, que la mauvaise foi du clergé fit naître à propos de la constitution civile, effrayèrent sa conscience timorée, et dès lors il songea au départ. C'est vers la fin de 1790 qu'il en écrivit à Bouillé, qui résista d'abord, et qui céda ensuite, pour ne point rendre son zèle suspect à l'infortuné monarque. Mirabeau, de son côté, avait fait un plan pour soutenir la cause de la monarchie. En communication continuelle avec Montmorin, il n'avait jusque-là rien entrepris de sérieux, parce que la cour, hésitant entre l'étranger, l'émigration et le parti national, ne voulait rien franchement, et de tous les moyens redoutait surtout celui qui la soumettrait à un maître aussi sincèrement constitutionnel que Mirabeau. Cependant elle s'entendit entièrement avec lui, vers cette époque. On lui promit tout s'il réussissait, et toutes les ressources possibles furent mises à sa disposition. Talon, lieutenant-civil au Châtelet, et Laporte, appelé récemment auprès du roi pour administrer la liste civile, eurent ordre de le voir et de se prêter à l'exécution de ses plans. Mirabeau condamnait la constitution nouvelle. Pour une monarchie elle était, selon lui, trop démocratique, et pour une république il y avait un roi de trop. En voyant surtout le débordement populaire qui allait toujours croissant, il résolut de l'arrêter. A Paris, sous l'empire de la multitude et d'une assemblée toute-puissante, aucune tentative n'était possible. Il ne vit qu'une ressource, c'était d'éloigner le roi de Paris, et de le placer à Lyon. Là, le roi se fût expliqué; il aurait énergiquement exprimé les raisons qui lui faisaient condamner la constitution nouvelle, et en aurait donné une autre qui était toute préparée. Au même instant, on eût convoqué une première législature. Mirabeau, en conférant par écrit avec les membres les plus populaires, avait eu l'art de leur arracher à tous l'improbation d'un article de la constitution actuelle. En réunissant ces divers avis, la constitution tout entière se trouvait condamnée par ses auteurs eux-mêmes[12]. Il voulait les joindre au manifeste du roi, pour en assurer l'effet, et faire mieux sentir la nécessité d'une nouvelle constitution. On ne connaît pas tous ses moyens d'exécution; on sait seulement que, par la police de Talon, lieutenant-civil, il s'était ménagé des pamphlétaires, des orateurs de club et de groupe; que par son immense correspondance, il devait s'assurer trente-six départemens du Midi. Sans doute il songeait à s'aider de Bouillé, mais il ne voulait pas se mettre à la merci de ce général. Tandis que Bouillé campait à Montmédy, il voulait que le roi se tînt à Lyon; et lui-même devait, suivant les circonstances, se porter à Lyon ou à Paris. Un prince étranger, ami de Mirabeau, vit Bouillé de la part du roi, et lui fit part de ce projet, mais à l'insu de Mirabeau[13], qui ne songeait pas à Montmédy, où le roi s'achemina plus tard. Bouillé, frappé du génie de Mirabeau, dit qu'il fallait tout faire pour s'assurer un homme pareil, et que pour lui il était prêt à le seconder de tous ses moyens. M. de Lafayette était étranger à ce projet. Quoiqu'il fût sincèrement dévoué à la personne du roi, il n'avait point la confiance de la cour, et d'ailleurs il excitait l'envie de Mirabeau, qui ne voulait pas se donner un compagnon pareil. En outre, M. de Lafayette était connu pour ne suivre que le droit chemin, et ce plan était trop hardi, trop détourné des voies légales, pour lui convenir. Quoi qu'il en soit, Mirabeau voulut être le seul exécuteur de son plan, et en effet, il le conduisit tout seul pendant l'hiver de 1790 à 1791. On ne sait s'il eût réussi; mais il est certain que, sans faire rebrousser le torrent révolutionnaire, il eût du moins influé sur sa direction, et sans changer sans doute le résultat inévitable d'une révolution telle que la nôtre, il en eût modifié les évènemens par sa puissante opposition. On se demande encore si, même en parvenant à dompter le parti populaire, il eût pu se rendre maître de l'aristocratie et de la cour. Un de ses amis lui faisait cette dernière objection. «Ils m'ont tout promis, disait Mirabeau.—Et s'ils ne vous tiennent point parole?—S'ils ne me tiennent point parole, je les f… en république.»
Les principaux articles de la constitution civile, tels que la circonscription nouvelle des évêchés, et l'élection de tous les fonctionnaires ecclésiastiques, avaient été décrétés. Le roi en avait référé au pape, qui, après lui avoir répondu avec un ton moitié sévère et moitié paternel, en avait appelé à son tour au clergé de France. Le clergé profita de l'occasion, et prétendit que le spirituel était compromis par les mesures de l'assemblée. En même temps, il répandit des mandemens, déclara que les évêques déchus ne se retireraient de leurs sièges que contraints et forcés; qu'ils loueraient des maisons, et continueraient leurs fonctions ecclésiastiques; que les fidèles demeurés tels ne devraient s'adresser qu'à eux. Le clergé intriguait surtout dans la Vendée et dans certains départemens du Midi, où il se concertait avec les émigrés. Un camp fédératif s'était formé à Jallez[14], où, sous le prétexte apparent des fédérations, les prétendus fédérés voulaient établir un centre d'opposition aux mesures de l'assemblée. Le parti populaire s'irrita de ces menées; et, fort de sa puissance, fatigué de sa modération, il résolut d'employer un moyen décisif. On a déjà vu les motifs qui avaient influé sur l'adoption de la constitution civile. Cette constitution avait pour auteurs les chrétiens les plus sincères de l'assemblée; ceux-ci, irrités d'une injuste résistance, résolurent de la vaincre.
On sait qu'un décret obligeait tous les fonctionnaires publics à prêter serment à la constitution nouvelle. Lorsqu'il avait été question de ce serment civique, le clergé avait toujours voulu distinguer la constitution politique de la constitution ecclésiastique; on avait passé outre. Cette fois l'assemblée résolut d'exiger des ecclésiastiques un serment rigoureux qui les mît dans la nécessité de se retirer s'ils ne le prêtaient pas, ou de remplir fidèlement leurs fonctions s'ils le prêtaient. Elle eut soin de déclarer qu'elle n'entendait pas violenter les consciences, qu'elle respecterait le refus de ceux qui, croyant la religion compromise par les lois nouvelles, ne voudraient pas prêter le serment; mais qu'elle voulait les connaître pour ne pas leur confier les nouveaux épiscopats. En cela ses prétentions étaient justes et franches. Elle ajoutait à son décret que ceux qui refuseraient de jurer seraient privés de fonctions et de traitemens; en outre, pour donner l'exemple, tous les ecclésiastiques qui étaient députés devaient prêter le serment dans l'assemblée même, huit jours après la sanction du nouveau décret.
Le côté droit s'y opposa; Maury se livra à toute sa violence, fit tout ce qu'il put pour se faire interrompre et avoir lieu de se plaindre. Alexandre Lameth, qui occupait le fauteuil, lui maintint la parole, et le priva du plaisir d'être chassé de la tribune. Mirabeau, plus éloquent que jamais, défendit l'assemblée. «Vous, s'écria-t-il, les persécuteurs de la religion! vous qui lui avez rendu un si noble et si touchant hommage, dans le plus beau de vos décrets! vous qui consacrez à son culte une dépense publique, dont votre prudence et votre justice vous eussent rendus si économes! vous qui avez fait intervenir la religion dans la division du royaume, et qui avez planté le signe de la croix sur toutes les limites des départemens! vous, enfin, qui savez que Dieu est aussi nécessaire aux hommes que la liberté!»
L'assemblée décréta le serment[15]. Le roi en référa tout de suite à Rome. L'archevêque d'Aix, qui avait d'abord combattu la constitution civile, sentant la nécessité d'une pacification, s'unit au roi et à quelques-uns de ses collègues plus modérés pour solliciter le consentement du pape. Les émigrés de Turin et les évêques opposans de France écrivirent à Rome, en sens tout contraire, et le pape, sous divers prétextes, différa sa réponse. L'assemblée, irritée de ces délais, insista pour avoir la sanction du roi qui, décidé à céder, usait des ruses ordinaires de la faiblesse. Il voulait se laisser contraindre pour paraître ne pas agir librement. En effet, il attendit une émeute, et se hâta alors de donner sa sanction. Le décret sanctionné, l'assemblée voulut le faire exécuter, et elle obligea ses membres ecclésiastiques à prêter le serment dans son sein. Des hommes et des femmes, qui jusque-là s'étaient montrés fort peu attachés à la religion, se mirent tout à coup en mouvement pour provoquer le refus des ecclésiastiques[16]. Quelques évêques et quelques curés prêtèrent le serment. Le plus grand nombre résista avec une feinte modération et un attachement apparent à ses principes. L'assemblée n'en persista pas moins dans la nomination des nouveaux évêques et curés, et fut parfaitement secondée par les administrations. Les anciens fonctionnaires ecclésiastiques eurent la liberté d'exercer leur culte à part, et ceux qui étaient reconnus par l'état prirent place dans les églises. Les dissidens louèrent à Paris l'église des Théatins pour s'y livrer à leurs exercices. L'assemblée le permit, et la garde nationale les protégea autant qu'elle put contre la fureur du peuple, qui ne leur laissa pas toujours exercer en repos leur ministère particulier.
On a condamné l'assemblée d'avoir occasionné ce schisme, et d'avoir ajouté une cause nouvelle de division à celles qui existaient déjà. D'abord, quant à ses droits, il est évident à tout esprit juste que l'assemblée ne les excédait pas en s'occupant du temporel de l'Église. Quant aux considérations de prudence, on peut dire qu'elle ajoutait peu aux difficultés de sa position. Et en effet, la cour, la noblesse et le clergé, avaient assez perdu, le peuple assez acquis, pour être des ennemis irréconciliables, et pour que la révolution eût son issue inévitable, même sans les effets du nouveau schisme. D'ailleurs, quand on détruisait tous les abus, l'as semblée pouvait-elle souffrir ceux de l'ancienne organisation ecclésiastique? Pouvait-elle souffrir que des oisifs vécussent dans l'abondance, tandis que les pasteurs, seuls utiles, avaient à peine le nécessaire?
NOTES:
[1] Voyez à l'armoire de fer, pièce n° 25, lettre de Calonne au roi, du 9 avril 1790. [2] Voyez ce que dit madame de Staël dans ses Considérations sur la révolution française. [3] Séances du 14 au 22 mai. [4] Avril. [5] Décret du 12 juillet. [6] Décret et séance du 19 juin. [7] Voyez la note 17 à la fin du volume. [8] Voyez les Mémoires de Bouillé. [9] 31 août. [10] Voyez la note 18 à la fin du volume. [11] Necker se démit le 4 septembre. [12] Voyez la note 19 à la fin du volume. [13] Bouillé semble croire, dans ses Mémoires, que c'est de la part de Mirabeau et du roi qu'on lui fit des ouvertures. Mais c'est là une erreur. Mirabeau ignorait cette double menée, et ne pensait pas à se mettre dans les mains de Bouillé. [14] Ce camp s'était formé dans les premiers jours de septembre. [15] Décret du 27 novembre. [16] Voyez la note 20 à la fin du volume.
CHAPITRE VI.
PROGRÈS DE L'ÉMIGRATION.—LE PEUPLE SOULEVÉ ATTAQUE LE DONJON DE VINCENNES.
—CONSPIRATION DES Chevaliers du Poignard.—DISCUSSION SUR LA LOI CONTRE
LES ÉMIGRÉS.—MORT DE MIRABEAU.—INTRIGUES CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRES.—FUITE
DU ROI ET DE SA FAMILLE; IL EST ARRÊTÉ A VARENNES ET RAMENÉ A PARIS.
—DISPOSITION DES PUISSANCES ÉTRANGÈRES; PRÉPARATIFS DES ÉMIGRÉS.
—DÉCLARATIONS DE PILNITZ.—PROCLAMATION DE LA LOI MARTIALE AU
CHAMP-DE-MARS.—LE ROI ACCEPTE LA CONSTITUTION.—CLÔTURE DE L'ASSEMBLÉE
CONSTITUANTE.
La longue et dernière lutte entre le parti national et l'ordre privilégié du clergé, dont nous venons de raconter les principales circonstances, acheva de tout diviser. Tandis que le clergé travaillait les provinces de l'Ouest et du Midi, les réfugiés de Turin faisaient diverses tentatives, que leur faiblesse et leur anarchie rendaient inutiles. Une conspiration fut tentée à Lyon. On y annonçait l'arrivée des princes, et une abondante distribution de grâces; on promettait même à cette ville de devenir capitale du royaume, à la place de Paris, qui avait démérité de la cour. Le roi était averti de ces menées, et n'en prévoyant pas le succès, ne le désirant peut-être pas, car il désespérait de gouverner l'aristocratie victorieuse, il fit tout ce qu'il put pour l'empêcher. Cette conspiration fut découverte à la fin de 1790, et ses principaux agens livrés aux tribunaux. Ce dernier revers décida l'émigration à se transporter de Turin à Coblentz, où elle s'établit dans le territoire de l'électeur de Trêves, et aux dépens de son autorité, qu'elle envahit tout entière. On a déjà vu que les membres de cette noblesse échappée de France étaient divisés en deux partis: les uns, vieux serviteurs, nourris de faveurs, et composant ce qu'on appelait la cour, ne voulaient pas, en s'appuyant sur la noblesse de province, entrer en partage d'influence avec elle, et pour cela ils n'entendaient recourir qu'à l'étranger; les autres, comptant davantage sur leur épée, voulaient soulever les provinces du Midi, en y réveillant le fanatisme. Les premiers l'emportèrent, et on se rendit à Coblentz, sur la frontière du Nord, pour y attendre les puissances. En vain ceux qui voulaient combattre dans le Midi insistèrent-ils pour qu'on s'aidât du Piémont, de la Suisse et de l'Espagne, alliés fidèles et désintéressés, et pour qu'on laissât dans leur voisinage un chef considérable. L'aristocratie que dirigeait Calonne ne le voulut pas. Cette aristocratie n'avait pas changé en quittant la France: frivole, hautaine, incapable, et prodigue à Coblentz comme à Versailles, elle fit encore mieux éclater ses vices au milieu des difficultés de l'exil et de la guerre civile. Il faut du bourgeois dans votre brevet, disait-elle à ces hommes intrépides qui offraient de se battre dans le Midi, et qui demandaient sous quel titre ils serviraient[1]. On ne laissa à Turin que des agens subalternes, qui, jaloux les uns des autres, se desservaient réciproquement, et empêchaient toute tentative de réussir. Le prince de Condé, qui semblait avoir conservé toute l'énergie de sa branche, n'était point en faveur auprès d'une partie de la noblesse; il se plaça près du Rhin, avec tous ceux qui, comme lui, ne voulaient pas intriguer, mais se battre.
L'émigration devenait chaque jour plus considérable, et les routes étaient couvertes d'une noblesse qui semblait remplir un devoir sacré en courant prendre les armes contre sa patrie. Des femmes même croyaient devoir attester leur horreur contre la révolution, en abandonnant le sol de la France. Chez une nation où tout se fait par entraînement, on émigrait par vogue; on faisait à peine des adieux, tant on croyait que le voyage serait court et le retour prochain. Les révolutionnaires de Hollande, trahis par leur général, abandonnés pas leurs alliés, avaient cédé en quelques jours; ceux de Brabant n'avaient guère tenu plus longtemps; ainsi donc, suivant ces imprudens émigrés, la révolution française devait être soumise en une courte campagne, et le pouvoir absolu refleurir sur la France asservie. L'assemblée, irritée plus qu'effrayée de leur présomption, avait proposé des mesures, et elles avaient toujours été différées. Les tantes du roi, trouvant leur conscience compromise à Paris, crurent devoir aller chercher leur salut auprès du pape. Elles partirent pour Rome[2], et furent arrêtées en route par la municipalité d'Arnay-le-duc. Le peuple se porta aussitôt chez Monsieur, qu'on disait prêt à s'enfuir. Monsieur parut, et promit de ne pas abandonner le roi. Le peuple se calma; et l'assemblée prit en délibération le départ de Mesdames. La délibération se prolongeait, lorsque Menou la termina par ce mot plaisant: «L'Europe, dit-il, sera bien étonnée quand elle saura qu'une grande assemblée a mis plusieurs jours à décider si deux vieilles femmes entendraient la messe à Rome ou à Paris.» Le comité de constitution n'en fut pas moins chargé de présenter une loi sur la résidence des fonctionnaires publics et sur l'émigration. Ce décret, adopté après de violentes discussions, obligeait les fonctionnaires publics à la résidence dans le lieu de leurs fonctions. Le roi, comme premier de tous, était tenu de ne pas s'éloigner du corps législatif pendant chaque session, et en tout autre temps de ne pas aller au-delà du royaume. En cas de violation de cette loi, la peine pour tous les fonctionnaires était la déchéance. Un autre décret sur l'émigration fut demandé au comité.
Pendant ce temps, le roi, ne pouvant plus souffrir la contrainte qui lui était imposée, et les réductions de pouvoir que l'assemblée lui faisait subir, n'ayant surtout aucun repos de conscience depuis les nouveaux décrets sur les prêtres, le roi était décidé à s'enfuir. Tout l'hiver avait été consacré en préparatifs; on excitait le zèle de Mirabeau; on le comblait de promesses s'il réussissait à mettre la famille royale en liberté, et, de son côté, il poursuivait son plan avec la plus grande activité. Lafayette venait de rompre avec les Lameth. Ceux-ci le trouvaient trop dévoué à la cour; et ne pouvant suspecter son intégrité, comme celle de Mirabeau, ils accusaient son esprit, et lui reprochaient de se laisser abuser. Les ennemis des Lameth les accusèrent de jalouser la puissance militaire de Lafayette, comme ils avaient envié la puissance oratoire de Mirabeau. Ils s'unirent ou parurent s'unir aux amis du duc d'Orléans, et on prétendit qu'ils voulaient ménager à l'un d'eux le commandement de la garde nationale; c'était Charles Lameth qui, disait-on, avait l'ambition de l'obtenir, et on attribua à ce motif les difficultés sans cesse renaissantes qui furent suscitées depuis à Lafayette.
Le 28 février, le peuple, excité, disait-on, par le duc d'Orléans, se porta au donjon de Vincennes, que la municipalité avait destiné à recevoir les prisonniers trop accumulés dans les prisons de Paris. On attaqua ce donjon comme une nouvelle Bastille. Lafayette y accourut à temps, et dispersa le faubourg Saint-Antoine, conduit par Santerre à cette expédition. Tandis qu'il rétablissait l'ordre dans cette partie de Paris, d'autres difficultés se préparaient pour lui aux Tuileries. Sur le bruit d'une émeute, une grande quantité des habitués du château s'y étaient rendus au nombre de plusieurs centaines. Ils portaient des armes cachées, telles que des couteaux de chasse et des poignards. La garde nationale, étonnée de cette affluence, en conçut des craintes, désarma et maltraita quelques-uns de ces hommes. Lafayette survint, fit évacuer le château et s'empara des armes. Le bruit s'en répandit aussitôt; on dit qu'ils avaient été trouvés porteurs de poignards, d'où ils furent nommés depuis chevaliers du poignard. Ils soutinrent qu'ils n'étaient venus que pour défendre la personne du roi menacée. On leur reprocha d'avoir voulu l'enlever; et, comme d'usage, l'événement se termina par des calomnies réciproques. Cette scène détermina la véritable situation de Lafayette. On vit mieux encore cette fois que, placé entre les partis les plus prononcés, il était là pour protéger la personne du roi et la constitution. Sa double victoire augmenta sa popularité, sa puissance, et la haine de ses ennemis. Mirabeau, qui avait le tort d'augmenter les défiances de la cour à son égard, présenta cette conduite comme profondément hypocrite. Sous les apparences de la modération et de la guerre à tous les partis, elle tendait, selon lui, à l'usurpation. Dans son humeur, il signalait les Lameth comme des méchans et des insensés, unis à d'Orléans, et n'ayant dans l'assemblée qu'une trentaine de partisans. Quant au côté droit, il déclarait n'en pouvoir rien faire, et se repliait sur les trois ou quatre cents membres, libres de tout engagement, et toujours disposés à se décider par l'impression de raison et d'éloquence qu'il opérait dans le moment.
Il n'y avait de vrai dans ce tableau que son évaluation de la force respective des partis, et son opinion sur les moyens de diriger l'assemblée. Il la gouvernait en effet, en dominant tout ce qui n'avait pas d'engagement pris. Ce même jour, 28 février, il exerçait, presque pour la dernière fois, son empire, signalait sa haine contre les Lameth, et déployait contre eux sa redoutable puissance.
La loi sur l'émigration allait être discutée. Chapelier la présenta au nom du comité. Il partageait, disait-il, l'indignation générale contre ces Français qui abandonnaient leur patrie; mais il déclarait qu'après plusieurs jours de réflexions, le comité avait reconnu l'impossibilité de faire une loi sur l'émigration. Il était difficile en effet d'en faire une. Il fallait se demander d'abord si on avait le droit de fixer l'homme au sol. On l'avait sans doute, si le salut de la patrie l'exigeait; mais il fallait distinguer les motifs des voyageurs, ce qui devenait inquisitorial; il fallait distinguer leur qualité de Français ou d'étrangers, d'émigrans ou de simples commerçans. La loi était donc très difficile, si elle n'était pas impossible. Chapelier ajouta que le comité, pour obéir à l'assemblée, en avait rédigé une; que, si on le voulait, il allait la lire; mais qu'il avertissait d'avance qu'elle violait tous les principes. «Lisez…. Ne lisez pas….» s'écrie-t-on de toutes parts. Une foule de députés veulent prendre la parole. Mirabeau la demande à son tour, l'obtient, et, ce qui est mieux, commande le silence. Il lit une lettre fort éloquente, adressée autrefois à Frédéric-Guillaume, dans laquelle il réclamait la liberté d'émigration, comme un des droits les plus sacrés de l'homme, qui, n'étant point attaché par des racines à la terre, n'y devait rester attaché que par le bonheur. Mirabeau, peut-être pour satisfaire la cour, mais surtout par conviction, repoussait comme tyrannique toute mesure contre la liberté d'aller et de venir. Sans doute on abusait de cette liberté dans le moment; mais l'assemblée, s'appuyant sur sa force, avait toléré tant d'excès de la presse commis contre elle-même, elle avait souffert tant de vaines tentatives, et les avait si victorieusement repoussées par le mépris, qu'on pouvait lui conseiller de persister dans le même système. Mirabeau est applaudi dans son opinion, mais on s'obstine à demander la lecture du projet de loi. Chapelier le lit enfin: ce projet propose, pour les cas de troubles, d'instituer une commission dictatoriale, composée de trois membres, qui désigneront nommément et à leur gré ceux qui auront la liberté de circuler hors du royaume. A cette ironie sanglante, qui dénonçait l'impossibilité d'une loi, des murmures s'élèvent. «Vos murmures m'ont soulagé, s'écrie Mirabeau, vos coeurs répondent au mien, et repoussent cette absurde tyrannie. Pour moi, je me crois délié de tout serment envers ceux qui auront l'infamie d'admettre une commission dictatoriale.» Des cris s'élèvent du côté gauche. «Oui, répète-t-il, je jure….» Il est interrompu de nouveau…. «Cette popularité, reprend-il avec une voix tonnante, que j'ai ambitionnée, et dont j'ai joui comme un autre, n'est pas un faible roseau; je l'enfoncerai profondément en terre … et je le ferai germer sur le terrain de la justice et de la raison….» Les applaudissemens éclatent de toutes parts. «Je jure, ajoute l'orateur, si une loi d'émigration est votée, je jure de vous désobéir.»
Il descend de la tribune après avoir étonné l'assemblée et imposé à ses ennemis. Cependant la discussion se prolonge encore; les uns veulent l'ajournement, pour avoir le temps de faire une loi meilleure; les autres exigent qu'il soit déclaré de suite qu'on n'en fera pas, afin de calmer le peuple et de terminer ses agitations. On murmure, on crie, on applaudit. Mirabeau demande encore la parole, et semble l'exiger. «Quel est, s'écrie M. Goupil, le titre de la dictature qu'exerce ici M. de Mirabeau?» Mirabeau, sans l'écouter, s'élance à la tribune. «Je n'ai pas accordé la parole, dit le président; que l'assemblée décide.» Mais, sans rien décider, l'assemblée écoute. «Je prie les interrupteurs, dit Mirabeau, de se souvenir que j'ai toute ma vie combattu la tyrannie, et que je la combattrai partout où elle sera assise;» et en prononçant ces mots, il promène ses regards de droite à gauche. Des applaudissemens nombreux accompagnent sa voix; il reprend: «Je prie M. Goupil de se souvenir qu'il s'est mépris jadis sur un Catilina dont il repousse aujourd'hui la dictature[3]; je prie l'assemblée de remarquer que la question de l'ajournement, simple en apparence, en renferme d'autres, et, par exemple, qu'elle suppose qu'une loi est à faire.» De nouveaux murmures s'élèvent à Gauche. «Silence aux trente voix! s'écrie l'orateur en fixant ses regards sur la place de Barnave et des Lameth. Enfin, ajoute-t-il, si l'on veut, je vote aussi l'ajournement, mais à condition qu'il soit décrété que d'ici à l'expiration de l'ajournement il n'y aura pas de sédition.» Des acclamations unanimes couvrent ces derniers mots. Néanmoins l'ajournement l'emporte, mais à une si petite majorité, que l'on conteste le résultat, et qu'une seconde épreuve est exigée.
Mirabeau dans cette occasion frappa surtout par son audace; jamais peut-être il n'avait plus impérieusement subjugué l'assemblée. Mais sa fin approchait, et c'étaient là ses derniers triomphes. Des pressentimens de mort se mêlaient à ses vastes projets, et quelquefois en arrêtaient l'essor. Cependant sa conscience était satisfaite; l'estime publique s'unissait à la sienne, et l'assurait que, s'il n'avait pas encore assez fait pour le salut de l'état, il avait du moins assez fait pour sa propre gloire. Pâle et les yeux profondément creusés, il paraissait tout changé à la tribune, et souvent il était saisi de défaillances subites. Les excès de plaisir et de travail, les émotions de la tribune, avaient usé en peu de temps cette existence si forte. Des bains qui renfermaient une dissolution de sublimé avaient produit cette teinte verdâtre qu'on attribuait au poison. La cour était alarmée, tous les partis étonnés; et, avant sa mort, on s'en demandait la cause. Une dernière fois, il prit la parole à cinq reprises différentes, sortit épuisé, et ne reparut plus. Le lit de mort le reçut et ne le rendit qu'au Panthéon. Il avait exigé de Cabanis qu'on n'appelât pas de médecins; néanmoins on lui désobéit, et ils trouvèrent la mort qui s'approchait, et qui déjà s'était emparée des pieds. La tête fut atteinte la dernière, comme si la nature avait voulu laisser briller son génie jusqu'au dernier instant. Un peuple immense se pressait autour de sa demeure, et encombrait toutes les issues dans le plus profond silence. La cour envoyait émissaire sur émissaire; les bulletins de sa santé se transmettaient de bouche en bouche, et allaient répandre partout la douleur à chaque progrès du mal. Lui, entouré de ses amis, exprimait quelques regrets sur ses travaux interrompus, quelque orgueil sur ses travaux Passés: «Soutiens, disait-il à son domestique, soutiens cette tête, la plus forte de la France.» L'empressement du peuple le toucha; la visite de Barnave, son ennemi, qui se présenta chez lui au nom des Jacobins, lui causa une douce émotion. Il donna encore quelques pensées à la chose publique. L'assemblée devait s'occuper du droit de tester; il appela M. de Talleyrand et lui remit un discours qu'il venait d'écrire. «Il sera plaisant, lui dit-il, d'entendre parler contre les testamens un homme qui n'est plus et qui vient de faire le sien.» La cour avait voulu en effet qu'il le fît, promettant d'acquitter tous les legs. Reportant ses vues sur l'Europe, et devinant les projets de l'Angleterre: «Ce Pitt, dit-il, est le ministre des préparatifs; il gouverne avec des menaces: je lui donnerais de la peine si je vivais.» Le curé de sa paroisse venant lui offrir ses soins, il le remercia avec politesse, et lui dit, en souriant, qu'il les accepterait volontiers s'il n'avait dans sa maison son supérieur ecclésiastique, M. l'évêque d'Autun. Il fit ouvrir ses fenêtres: «Mon ami, dit-il à Cabanis, je mourrai aujourd'hui: il ne reste plus qu'à s'envelopper de parfums, qu'à se couronner de fleurs, qu'à s'environner de musique, afin d'entrer paisiblement dans le sommeil éternel.» Des douleurs poignantes interrompaient; de temps en temps ces discours si nobles et si calmes. «Vous aviez promis, dit-il à ses amis, de m'épargner des souffrances inutiles.» En disant ces mots, il demande de l'opium avec instance. Comme on le lui refusait, il l'exige avec sa violence accoutumée. Pour le satisfaire, on le trompe, et on lui présente une coupe, en lui persuadant qu'elle contenait de l'opium. Il la saisit avec calme, avale le breuvage qu'il croyait mortel, et paraît satisfait. Un instant après il expire. C'était le 2 avril 1791. Cette nouvelle se répand aussitôt à la cour, à la ville, à l'assemblée. Tous les partis espéraient en lui, et tous, excepté les envieux, sont frappés de douleur. L'assemblée interrompt ses travaux, un deuil général est ordonné, des funérailles magnifiques sont préparées. On demande quelques députés: «Nous irons tous,» s'écrient-ils. L'église de Sainte-Geneviève est érigée en Panthéon, avec cette inscription, qui n'est plus à l'instant où je raconte ces faits:
AUX GRANDS HOMMES LA PATRIE RECONNAISSANTE[4].
Mirabeau y fut le premier admis à côté de Descartes. Le lendemain, ses funérailles eurent lieu. Toutes les autorités, le département, les municipalités, les sociétés populaires, l'assemblée, l'armée, accompagnaient le convoi. Ce simple orateur obtenait plus d'honneurs que jamais n'en avaient reçu les pompeux cercueils qui allaient jadis à Saint-Denis. Ainsi finit cet homme extraordinaire, qui, après avoir audacieusement attaqué et vaincu les vieilles races, osa retourner ses efforts contre les nouvelles qui l'avaient aidé à vaincre, les arrêter de sa voix, et la leur faire aimer en l'employant contre elles; cet homme enfin qui fit son devoir par raison, par génie, mais non pour quelque peu d'or jeté à ses passions, et qui eut le singulier honneur, lorsque toutes les popularités finirent par le dégoût du peuple, de voir la sienne ne céder qu'à la mort. Mais eût-il fait entrer la résignation dans le coeur de la cour, la modération dans le coeur des ambitieux? eût-il dit à ces tribuns populaires qui voulaient briller à leur tour: Demeurez dans ces faubourgs obscurs? eût-il dit à Danton, cet autre Mirabeau de la populace: Arrêtez-vous dans cette section, et ne montez pas plus haut? On l'ignore; mais, au moment de sa mort, tous les intérêts incertains s'étaient remis en ses mains, et comptaient sur lui. Longtemps on regretta sa présence. Dans la confusion des disputes, on portait les regards sur cette place qu'il avait occupée, et on semblait invoquer celui qui les terminait d'un mot victorieux. «Mirabeau n'est plus ici, s'écria un jour Maury en montant à la tribune; on ne m'empêchera pas de parler.»
La mort de Mirabeau enleva tout courage à la cour. De nouveaux évènemens vinrent précipiter sa résolution de fuir. Le 18 avril, le roi voulut se rendre à Saint-Cloud. On répandit le bruit que, ne voulant pas user d'un prêtre assermenté pour les devoirs de la Pâque, il avait résolu de s'éloigner pendant la semaine-sainte; d'autres prétendirent qu'il voulait fuir. Le peuple s'assemble aussitôt et arrête les chevaux. Lafayette accourt, supplie le roi de demeurer en voiture, en l'assurant qu'il va lui ouvrir un passage. Le roi néanmoins descend et ne veut permettre aucune tentative; c'était son ancienne politique de ne paraître pas libre. D'après l'avis de ses ministres, il se rend à l'assemblée pour se plaindre de l'outrage qu'il venait de recevoir. L'assemblée l'accueille avec son empressement ordinaire, en promettant de faire tout ce qui dépendra d'elle pour assurer sa liberté. Louis XVI sort applaudi de tous les côtés, excepté du côté droit. Le 23 avril, sur le conseil qu'on lui donne, il fait écrire par M. de Montmorin une lettre aux ambassadeurs étrangers, dans laquelle il dément les intentions qu'on lui suppose au dehors de la France, déclare aux puissances qu'il a prêté serment à la constitution, et qu'il est disposé à le tenir, et proclame comme ses ennemis tous ceux qui insinueront le contraire. Les expressions de cette lettre étaient volontairement exagérées pour qu'elle parût arrachée par la violence; c'est ce que le roi déclara lui-même à l'envoyé de Léopold. Ce prince parcourait alors l'Italie et se trouvait dans ce moment à Mantoue. Calonne négociait auprès de lui. Un envoyé, M. Alexandre de Durfort, vint de Mantoue auprès du roi et de la reine s'informer de leurs dispositions. Il les interrogea d'abord sur la lettre écrite aux ambassadeurs, et ils répondirent qu'au langage on devait voir qu'elle était arrachée; il les questionna ensuite sur leurs espérances, et ils répondirent qu'ils n'en avaient plus depuis la mort de Mirabeau; enfin sur leurs dispositions envers le comte d'Artois, et ils assurèrent qu'elles étaient excellentes.
Pour comprendre le motif de ces questions, il faut savoir que le baron de Breteuil était l'ennemi déclaré de Calonne; que son inimitié n'avait pas fini dans l'émigration; et que, chargé auprès de la cour de Vienne des pleins pouvoirs de Louis XVI[5], il contrariait toutes les démarches des princes. Il assurait à Léopold que le roi ne voulait pas être sauvé par les émigrés, parce qu'il redoutait leur exigence, et que la reine personnellement était brouillée avec le comte d'Artois. Il proposait toujours pour le salut du trône le contraire de ce que proposait Calonne; et il n'oublia rien pour détruire l'effet de cette nouvelle négociation. Le comte de Durfort retourna à Mantoue; et, le 20 mai 1791, Léopold promit de faire marcher trente-cinq mille hommes en Flandre, et quinze mille en Alsace. Il annonça qu'un nombre égal de Suisses devaient se porter vers Lyon, autant de Piémontais sur le Dauphiné, et que l'Espagne rassemblerait vingt mille hommes. L'empereur promettait la coopération du roi de Prusse et la neutralité de l'Angleterre. Une protestation, faite au nom de la maison de Bourbon, devait être signée par le roi de Naples, le roi d'Espagne, par l'infant de Parme, et par les princes expatriés. Jusque là le plus grand secret était exigé. Il était aussi recommandé à Louis XVI de ne pas songer à s'éloigner, quoiqu'il en eût témoigné le désir; tandis que Breteuil, au contraire, conseillait au roi de partir. Il est possible que de part et d'autre les conseils fussent donnés de bonne foi; mais il faut remarquer cependant qu'ils étaient donnés dans le sens des intérêts de chacun. Breteuil, qui voulait combattre la négociation de Calonne à Mantoue, conseillait le départ; et Calonne, qui n'aurait plus régné si Louis XVI s'était transporté à la frontière, lui faisait insinuer de rester. Quoi qu'il en soit, le roi se décida à partir, et il a dit souvent, avec humeur: «C'est Breteuil qui l'a voulu[6].» Il écrivit donc à Bouillé qu'il était résolu à ne pas différer davantage. Son intention n'était pas de sortir du royaume, mais de se retirer à Montmédy, d'où il pouvait, au besoin, s'appuyer sur Luxembourg, et recevoir les secours étrangers. La route de Châlons par Clermont et Varennes fut préférée, malgré l'avis de Bouillé. Tous les préparatifs furent faits pour partir le 20 juin. Le général rassembla les troupes sur lesquelles il comptait le plus, prépara un camp à Montmédy, y amassa des fourrages, et donna pour prétexte de toutes ces dispositions, des mouvements qu'il apercevait sur la frontière. La reine s'était chargée des préparatifs depuis Paris jusqu'à Châlons; et Bouillé de Châlons jusqu'à Montmédy. Des corps de cavalerie peu nombreux devaient, sous prétexte d'escorter un trésor, se porter sur divers points, et recevoir le roi à son passage. Bouillé lui-même se proposait de s'avancer à quelque distance de Montmédy. La reine s'était assuré une porte dérobée pour sortir du château. La famille royale devait voyager sous un nom étranger et avec un passeport supposé. Tout était prêt pour le 20; cependant une crainte fit retarder le voyage jusqu'au 21, délai qui fut fatal à cette famille infortunée. M. de Lafayette était dans une complète ignorance du voyage; M. de Montmorin lui-même, malgré la confiance de la cour, l'ignorait absolument; il n'y avait dans la confidence de ce projet que les personnes indispensables à son exécution. Quelques bruits de fuite avaient cependant couru, soit que le projet eût transpiré, soit que ce fût une de ces alarmes si communes alors. Quoi qu'il en soit, le comité de recherches en avait été averti, et la vigilance de la garde nationale en était augmentée.
Le 20 juin, vers minuit, le roi, la reine, madame Élisabeth, madame de Tourzel, gouvernante des enfans de France, se déguisent, et sortent successivement du château. Madame de Tourzel avec les enfans se rend au petit Carrousel, et monte dans un voiture conduite par M. de Fersen, jeune seigneur étranger, déguisé en cocher. Le roi les joint bientôt. Mais la reine, qui était sortie avec un garde-du-corps, leur donne à tous les plus grandes inquiétudes. Ni elle ni son guide ne connaissaient les quartiers de Paris; elle s'égare, et ne retrouve le petit Carrousel qu'une heure après; en s'y rendant, elle rencontre la voiture de M. de Lafayette, dont les gens marchaient avec des torches. Elle se cache sous les guichets du Louvre, et, sauvée de ce danger, parvient à la voiture où elle était si impatiemment attendue. Après s'être ainsi réunie, toute la famille se met en route; elle arrive, après un long trajet et une seconde erreur de route, à la porte Saint-Martin, et monte dans une berline attelée de six chevaux, placée là pour l'attendre. Madame de Tourzel, sous le nom de madame de Korff, devait passer pour une mère voyageant avec ses enfans; le roi était supposé son valet de chambre; trois gardes-du-corps déguisés devaient précéder la voiture en courriers, ou la suivre comme domestiques. Ils partent enfin, accompagnés des voeux de M. de Fersen, qui rentra dans Paris pour prendre le chemin de Bruxelles. Pendant ce temps, Monsieur se dirigeait vers la Flandre avec son épouse, et suivait une autre route pour ne point exciter les soupçons et ne pas faire manquer les chevaux dans les relais.
Le roi et sa famille voyagèrent toute la nuit sans que Paris fût averti. M. de Fersen courut à la municipalité pour voir ce qu'on en savait: à huit heures du matin on l'ignorait encore. Mais bientôt le bruit s'en répandit et circula avec rapidité. Lafayette réunit ses aides-de-camp, leur ordonna de partir sur-le-champ, en leur disant qu'ils n'atteindraient sans doute pas les fugitifs, mais qu'il fallait faire quelque chose; il prit sur lui la responsabilité de l'ordre qu'il donnait, et supposa, dans la rédaction de cet ordre, que la famille royale avait été enlevée par les ennemis de la chose publique. Cette supposition respectueuse fut admise par l'assemblée, et constamment adoptée par toutes les autorités. Dans ce moment, le peuple ameuté reprochait à Lafayette d'avoir favorisé l'évasion du roi, et plus tard le parti aristocrate l'a accusé d'avoir laissé fuir le roi pour l'arrêter ensuite, et pour le perdre par cette vaine tentative. Cependant, si Lafayette avait voulu laisser fuir Louis XVI, aurait-il envoyé, sans aucun ordre de l'assemblée, deux aides-de-camp à sa suite? Et si, comme l'ont supposé les aristocrates, il ne l'avait laissé fuir que pour le reprendre, aurait-il donné toute une nuit d'avance à la voiture? Le peuple fut bientôt détrompé et Lafayette rétabli dans ses bonnes grâces.
L'assemblée se réunit à neuf heures du matin. Elle montra une attitude aussi imposante qu'aux premiers jours de la révolution. La supposition convenue fut que Louis XVI avait été enlevé. Le plus grand calme, la plus parfaite union, régnèrent pendant toute cette séance. Les mesures prises spontanément par Lafayette furent approuvées. Le peuple avait arrêté ses aides-de-camp aux barrières; l'assemblée, partout obéie, leur en fit ouvrir les portes. L'un d'eux, le jeune Romeuf, emporta avec lui le décret qui confirmait les ordres déjà donnés par le général, et enjoignait à tous les fonctionnaires publics d'arrêter, par tous les moyens possibles, les suites dudit enlèvement, et d'empêcher que la route fût continuée. Sur le voeu et les indications du peuple, Romeuf prit la route de Châlons, qui était la véritable, et que la vue d'une voiture à six chevaux avait indiquée comme telle. L'assemblée fit ensuite appeler les ministres, et décréta qu'ils ne recevraient d'ordre que d'elle seule. En partant, Louis XVI avait ordonné au ministre de la justice de lui envoyer le sceau de l'état; l'assemblée décida que le sceau serait conservé pour être apposé à ses décrets; elle décréta en même temps que les frontières seraient mises en état de défense, et chargea le ministre des relations extérieures d'assurer aux puissances que les dispositions de la nation française n'étaient point changées à leur égard.
M. de Laporte, intendant de la liste civile, fut ensuite entendu. Il avait reçu divers messages du roi, entre autres un billet, qu'il pria l'assemblée de ne pas ouvrir, et un mémoire contenant les motifs du départ. L'assemblée, prête à respecter tous les droits, restitua, sans l'ouvrir, le billet que M. de Laporte ne voulait pas rendre public, et ordonna la lecture du mémoire. Cette lecture fut écoutée avec le plus grand calme, et ne produisit presque aucune impression. Le roi s'y plaignait de ses pertes de pouvoir sans assez de dignité, et s'y montrait aussi blessé d'être réduit à trente millions de liste civile que d'avoir perdu toutes ses prérogatives. On écouta toutes les doléances du monarque, on plaignit sa faiblesse, et on passa outre.
Dans ce moment, peu de personnes désiraient l'arrestation de Louis XVI. Les aristocrates voyaient dans sa fuite le plus ancien de leurs voeux réalisé, et se flattaient d'une guerre civile très prochaine. Les membres les plus prononcés du parti populaire, qui déjà commençaient à se fatiguer du roi, trouvaient dans son absence l'occasion de s'en passer, et concevaient l'idée et l'espérance d'une république. Toute la partie modérée, qui gouvernait en ce moment l'assemblée, désirait que le roi se retirât sain et sauf à Montmédy; et, comptant sur son équité, elle se flattait qu'un accommodement en deviendrait plus facile entre le trône et la nation. On s'effrayait beaucoup moins à présent qu'autrefois, de voir le monarque menaçant la constitution du milieu d'une armée. Le peuple seul, auquel on n'avait pas cessé d'inspirer cette crainte, la conservait encore lorsque l'assemblée ne la partageait plus, et il faisait des voeux ardens pour l'arrestation de la famille royale. Tel était l'état des choses à Paris.
La voiture, partie dans la nuit du 20 au 21, avait franchi heureusement une grande partie de la route et était parvenue sans obstacle à Châlons, le 21, vers les cinq heures de l'après-midi. Là, le roi, qui avait le tort de mettre souvent sa tête à la portière, fut reconnu; celui qui fit cette découverte voulait d'abord révéler le secret, mais il en fut empêché par le maire, qui était un royaliste fidèle. Arrivée à Pont-de-Sommeville, la famille royale ne trouva pas les détachemens qui devaient l'y recevoir; ces détachemens avaient attendu plusieurs heures; mais le soulèvement du peuple, qui s'alarmait de ce mouvement de troupes, les avait obligés de se retirer. Cependant le roi arriva à Sainte-Menehould. Là, montrant toujours la tête à la portière, il fut aperçu par Drouet, fils du maître de poste, et chaud révolutionnaire. Aussitôt ce jeune homme, n'ayant pas le temps de faire arrêter la voiture à Sainte-Menehould, court à Varennes. Un brave maréchal-des-logis, qui avait aperçu son empressement et qui soupçonnait ses motifs, vole à sa suite pour l'arrêter, mais ne peut l'atteindre. Drouet fait tant de diligence qu'il arrive à Varennes avant la famille infortunée; sur-le-champ il avertit la municipalité, et fait prendre sans délai toutes les mesures nécessaires pour l'arrestation. Varennes est bâtie sur le bord d'une rivière étroite, mais profonde; un détachement de hussards y était de garde; mais l'officier, ne voyant pas arriver le trésor qu'on lui avait annoncé, avait laissé sa troupe dans les quartiers. La voiture arrive enfin et passe le pont. A peine est-elle engagée sous une voûte qu'il fallait traverser, que Drouet, aidé d'un autre individu, arrête les chevaux:Votre passeport, s'écrie-t-il, et avec un fusil il menace les voyageurs, s'ils s'obstinent à avancer. On obéit à cet ordre, et on livre le passeport. Drouet s'en saisit, et dit que c'est au procureur de la commune à l'examiner; et la famille royale est conduite chez ce procureur, nommé Sausse. Celui-ci, après avoir examiné ce passeport, feint de le trouver en règle, et, avec beaucoup d'égards, prie le roi d'attendre. On attend en effet assez longtemps. Lorsque Sausse est enfin assuré qu'un nombre suffisant de gardes nationaux ont été réunis, il cesse de reconnu et arrêté. Une contestation s'engage; Louis prétend n'être pas ce qu'on suppose, et la dispute devenant trop vive:—«Puisque vous le reconnaissez pour votre roi, s'écrie la reine impatientée, parlez-lui donc avec le respect que vous lui devez.»
Le roi, voyant que toute dénégation était inutile, renonce à se déguiser plus long-temps. La petite salle était pleine de monde; il prend la parole et s'exprime avec une chaleur qui ne lui était pas ordinaire. Il proteste de ses bonnes intentions, il assure qu'il n'allait à Montmédy que pour écouter plus librement les voeux des peuples, en s'arrachant à la tyrannie de Paris; il demande enfin à continuer sa route, et à être conduit au but de son voyage. Le malheureux prince, tout attendri, embrasse Sausse et lui demande le salut de son épouse et de ses enfans; la reine se joint à lui, et, prenant le dauphin dans ses bras, conjure Sausse de les sauver. Sausse est touché, mais il résiste, et les engage à retourner à Paris pour éviter une guerre civile. Le roi, au contraire, effrayé de ce retour, persiste à vouloir marcher vers Montmédy. Dans ce moment, MM. de Damas et de Goguelas étaient arrivés avec les détachemens placés sur divers points. La famille royale se croyait délivrée, mais on ne pouvait compter sur les hussards. Les officiers les réunissent, leur annoncent que le roi et sa famille sont arrêtés, et qu'il faut les sauver; mais ceux-ci répondent qu'ils sont pour la nation. Dans le même instant, les gardes nationales, convoquées dans tous les environs, affluent et remplissent Varennes. Toute la nuit se passe dans cet état; à six heures du matin, le jeune Romeuf arrive, portant le décret de l'assemblée; il trouve la voiture attelée de six chevaux et dirigée vers Paris. Il monte et remet le décret avec douleur. Un cri de toute la famille s'élève contre M. de Lafayette qui la fait arrêter. La reine même paraît étonnée de ce qu'il n'a pas péri de la main du peuple; le jeune Romeuf répond que lui et son général ont fait leur devoir en les poursuivant, mais qu'ils ont espéré ne pas les atteindre. La reine se saisit du décret, le jette sur le lit de ses enfans, puis l'en arrache, en disant qu'il les souillerait. «Madame, lui dit Romeuf qui lui était dévoué, aimeriez-vous mieux qu'un autre que moi fût témoin de ces emportemens?» La reine alors revient à elle et recouvre toute sa dignité. On annonçait au même instant l'arrivée des divers corps placés aux environs par Bouillé. Mais la municipalité ordonna alors le départ, et la famille royale fut obligée de remonter sur-le-champ en voiture, et de reprendre la route de Paris, cette route fatale et si redoutée.
Bouillé, averti au milieu de la nuit, avait fait monter un régiment à cheval, et il était parti au cri de vive le roi! Ce brave général, dévoré d'inquiétude, marcha en toute hâte, et fit neuf lieues en quatre heures; il arriva à Varennes, où il trouva déjà divers corps réunis, mais le roi en était parti depuis une heure et demie. Varennes était barricadée et défendue par d'assez bonnes dispositions; car on avait brisé le pont, et la rivière n'était pas guéable. Ainsi, pour sauver le roi, Bouillé devait d'abord livrer un combat pour enlever les barricades, puis traverser la rivière, et après cette grande perte de temps, pouvoir atteindre la voiture, qui avait déjà une avance d'une heure et demie. Ces obstacles rendaient toute tentative impossible; et il ne fallait pas moins qu'une telle impossibilité pour arrêter un homme aussi dévoué et aussi entreprenant que Bouillé. Il se retira donc déchiré de regret et de douleur.
Lorsqu'on apprit à Paris l'arrestation du roi, on le croyait déjà hors d'atteinte. Le peuple en ressentit une joie extraordinaire. L'assemblée députa trois commissaires, choisis dans les trois sections du côté gauche, pour accompagner le monarque et le reconduire à Paris. Ces commissaires étaient Barnave, Latour-Maubourg et Pétion. Ils se rendirent à Châlons, et, dès qu'ils eurent joint la cour, tous les ordres émanèrent d'eux seuls. Madame de Tourzel passa dans une voiture de suite avec Latour-Maubourg. Barnave et Pétion montèrent dans la voiture de la famille royale. Latour-Maubourg, homme distingué, était ami de Lafayette, et comme lui dévoué autant au roi qu'à la constitution. En cédant à ses deux collègues l'honneur d'être avec la famille royale, son intention était de les intéresser à la grandeur malheureuse. Barnave s'assit dans le fond, entre le roi et la reine; Pétion sur le devant, entre madame Elisabeth et madame Royale. Le jeune dauphin reposait alternativement sur les genoux des uns et des autres. Tel avait été le cours rapide des événemens! Un jeune avocat de vingt et quelques années, remarquable seulement par ses talens; un autre, distingué par ses lumières, mais surtout par le rigorisme de ses principes, étaient assis à côté du prince naguère le plus absolu de l'Europe, et commandaient à tous ses mouvemens! Le voyage était lent, parce que la voiture suivait le pas des gardes nationales. Il dura huit jours de Varennes à Paris. La chaleur était extrême, et une poussière brûlante, soulevée par la foule, suffoquait les voyageurs. Les premiers instans furent silencieux; la reine ne pouvait déguiser son humeur. Le roi finit par engager la conversation avec Barnave. L'entretien se porta sur tous les objets, et enfin sur la fuite à Montmédy. Les uns et les autres s'étonnèrent de se trouver tels. La reine fut surprise de la raison supérieure et de la politesse délicate du jeune Barnave; bientôt elle releva son voile et prit part à l'entretien. Barnave fut touché de la bonté du roi et de la gracieuse dignité de la reine. Pétion montra plus de rudesse; il témoigna et il obtint moins d'égards. En arrivant, Barnave était dévoué à cette famille malheureuse, et la reine, charmée du mérite et du sens du jeune tribun, lui avait donné toute son estime. Aussi, dans les relations qu'elle eut depuis avec les députés constitutionnels, ce fut à lui qu'elle accorda le plus de confiance. Les partis se pardonneraient s'ils pouvaient se voir et s'entendre[7].
A Paris, on avait préparé la réception qu'on devait faire à la famille royale. Un avis était répandu et affiché partout: Quiconque applaudira le roi sera battu; quiconque l'insultera sera pendu. L'ordre fut ponctuellement exécuté, et l'on n'entendit ni applaudissemens ni insultes. La voiture prit un détour pour ne pas traverser Paris. On la fit entrer par les Champs-Elysées, qui conduisent directement au château. Une foule immense la reçu en silence et le chapeau sur la tête. Lafayette, suivi d'une garde nombreuse, avait pris les plus grandes précautions. Les trois gardes-du-corps qui avaient aidé la fuite étaient sur le siège, exposés à la vue et à la colère du peuple; néanmoins ils n'essuyèrent aucune violence. A peine arrivée au château, la voiture fut entourée. La famille royale descendit précipitamment, et marcha au milieu d'une double haie de gardes nationaux, destinés à la protéger. La reine, demeurée la dernière, se vit presque enlevée dans les bras de MM. de Noailles et d'Aiguillon, ennemis de la cour, mais généreux amis du malheur. En les voyant s'approcher, elle eut d'abord quelques doutes sur leurs intentions, mais elle s'abandonna à eux, et arriva saine et sauve au palais.
Tel fut ce voyage, dont la funeste issue ne peut être justement attribuée à aucun de ceux qui l'avaient préparé. Un accident le fit manquer, un accident pouvait le faire réussir. Si, par exemple, Drouet avait été joint et arrêté par celui qui le poursuivait, la voiture était sauvée. Peut-être aussi le roi manqua-t-il d'énergie lorsqu'il fut reconnu. Quoi qu'il en soit, ce voyage ne doit être reproché à personne, ni à ceux qui l'ont conseillé, ni à ceux qui l'ont exécuté, il était le résultat de cette fatalité qui poursuit la faiblesse au milieu des crises révolutionnaires.
L'effet du voyage de Varennes fut de détruire tout respect pour le roi, d'habituer les esprits à se passer de lui, et de faire naître le voeu de la république. Dès le matin de son arrivée, l'assemblée avait pourvu à tout par un décret[8]. Louis XVI était suspendu de ses fonctions; une garde était donnée à sa personne, à celle de la reine et du dauphin. Cette garde était chargée d'en répondre. Trois députés, d'André, Tronchet, Duport étaient commis pour recevoir les déclarations du roi et de la reine. La plus grande mesure était observée dans les expressions, car jamais cette assemblée ne manqua aux convenances; mais le résultat était évident, et le roi était provisoirement détrôné.
La responsabilité imposée à la garde nationale la rendit sévère et souvent importune dans son service auprès des personnes royales. Des sentinelles veillaient continuellement à leur porte, et ne les perdaient jamais de vue. Le roi, voulant un jour s'assurer s'il était réellement prisonnier, se présente à une porte; la sentinelle s'oppose à son passage: «Me reconnaissez-vous? lui dit Louis XVI.—Oui, sire, répond la sentinelle.» Il ne restait au roi que la faculté de se promener le matin dans les Tuileries, avant que le jardin fût ouvert au public.
Barnave et les Lameth firent alors ce qu'ils avaient tant reproché à Mirabeau, ils prêtèrent secours au trône et s'entendirent avec la cour. Il est vrai qu'ils ne reçurent aucun argent; mais c'était moins le prix de l'alliance que l'alliance elle-même qu'ils avaient reproché à Mirabeau; et après avoir été autrefois si sévères, ils subissaient maintenant la loi commune à tous les chefs populaires, qui les force à s'allier successivement au pouvoir, à mesure qu'ils y arrivent. Néanmoins, rien n'était plus louable, en l'état des choses, que le service rendu au roi par Barnave et les Lameth, et jamais ils ne montrèrent plus d'adresse, de force et de talent, Barnave dicta la réponse du roi aux commissaires nommés par l'assemblée. Dans cette réponse, Louis XVI motivait sa fuite sur le désir de mieux connaître l'opinion publique; il assurait l'avoir mieux étudiée dans son voyage, et il prouvait par tous les faits qu'il n'avait pas voulu sortir de France. Quant à ses protestations contenues dans le mémoire remis à l'assemblée, il disait avec raison qu'elles portaient, non sur les principes fondamentaux de la constitution, mais sur les moyens d'exécution qui lui étaient laissés. Maintenant, ajoutait-il, que la volonté générale lui était manifestée, il n'hésitait pas à s'y soumettre et à faire tous les sacrifices nécessaires pour le bien de tous[9].
Bouillé, pour attirer sur sa personne la colère de l'assemblée, lui adressa une lettre qu'on pourrait dire insensée, sans le motif généreux qui la dicta. Il s'avouait seul auteur du voyage du roi, tandis qu'au contraire il s'y était opposé; il déclarait au nom des souverains que Paris répondrait de la sûreté de la famille royale, et que le moindre mal commis contre elle serait vengé d'une manière éclatante. Il ajoutait, ce qu'il savait n'être pas, que les moyens militaires de la France étaient nuls; qu'il connaissait d'ailleurs les voies d'invasion, et qu'il conduirait lui-même les armées ennemies au sein de sa patrie. L'assemblée se prêta elle-même à cette généreuse bravade, et jeta tout sur Bouillé, qui n'avait rien à craindre, car il était déjà à l'étranger.
La cour d'Espagne, appréhendant que la moindre démonstration n'irritât les esprits et n'exposât la famille royale à de plus grands dangers, empêcha une tentative préparée sur la frontière du Midi, et à laquelle les chevaliers de Malte devaient concourir avec deux frégates. Elle déclara ensuite au gouvernement français que ses bonnes dispositions n'étaient pas changées à son égard. Le Nord se conduisit avec beaucoup moins de mesure. De ce côté, les puissances excitées par les émigrés étaient menaçantes. Des envoyés furent dépêchés par le roi à Bruxelles et à Coblentz. Ils devaient tâcher de s'entendre avec l'émigration, lui faire connaître les bonnes dispositions de l'assemblée, et l'espérance qu'on avait conçue d'un arrangement avantageux. Mais à peine arrivés, ils furent indignement traités, et revinrent aussitôt à Paris. Les émigrés levèrent des corps au nom du roi, et l'obligèrent ainsi à leur donner un désaveu formel. Ils prétendirent que Monsieur, alors réuni à eux, était régent du royaume; que le roi, étant prisonnier, n'avait plus de volonté à lui, et que celle qu'il exprimait n'était que celle de ses oppresseurs. La paix de Catherine avec les Turcs, qui se conclut dans le mois d'août, excita encore davantage leur joie insensée, et ils crurent avoir à leur disposition toutes les puissances de l'Europe. En considérant le désarmement des places fortes, la désorganisation de l'armée abandonnée par tous les officiers, ils ne pouvaient douter que l'invasion n'eût lieu très prochainement et ne réussît. Et cependant il y avait déjà près de deux ans qu'ils avaient quitté la France, et, malgré leurs belles espérances de chaque jour, ils n'étaient point encore rentrés en vainqueurs, comme ils s'en flattaient! Les puissances semblaient promettre beaucoup; mais Pitt attendait; Léopold, épuisé par la guerre, et mécontent des émigrés, désirait la paix; le roi de Prusse promettait beaucoup et n'avait aucun intérêt à tenir; Gustave était jaloux de commander une expédition contre la France, mais il se trouvait fort éloigné; et Catherine, qui devait le seconder, à peine délivrée des Turcs, avait encore la Pologne à comprimer. D'ailleurs, pour opérer cette coalition, il fallait mettre tant d'intérêts d'accord, qu'on ne pouvait guère se flatter d'y parvenir.
La déclaration de Pilnitz aurait dû surtout éclairer les émigrés sur le zèle des souverains[10].
Cette déclaration, faite en commun par le roi de Prusse et l'empereur Léopold, portait que la situation du roi de France était d'un intérêt commun à tous les souverains, et que sans doute ils se réuniraient pour donner à Louis XVI les moyens d'établir un gouvernement convenable aux intérêts du trône et du peuple; que dans ce cas, le roi de Prusse et l'empereur se réuniraient aux autres princes, pour parvenir au même but. En attendant, leurs troupes devaient être mises en état d'agir. On a su depuis que cette déclaration renfermait des articles secrets. Ils portaient que l'Autriche ne mettrait aucun obstacle aux prétentions de la Prusse sur une partie de la Pologne. Il fallait cela pour engager la Prusse à négliger ses plus anciens intérêts en se liant avec l'Autriche contre la France. Que devait-on attendre d'un zèle qu'il fallait exciter par de pareils moyens? Et s'il était si réservé dans ses expressions, que devait-il être dans ses actes? La France, il est vrai, était en désarmement, mais tout un peuple debout est bientôt armé; et comme le dit plus tard le célèbre Carnot, qu'y a-t-il d'impossible à vingt-cinq millions d'hommes? A la vérité, les officiers se retiraient; mais pour la plupart jeunes et placés par faveur, ils étaient sans expérience et déplaisaient à l'armée. D'ailleurs, l'essor donné à tous les moyens allait bientôt produire des officiers et des généraux. Cependant, il faut en convenir, on pouvait, même sans avoir la présomption de Coblentz, douter de la résistance que la France opposa plus tard à l'invasion.
En attendant, l'assemblée envoya des commissaires à la frontière, et ordonna de grands préparatifs. Toutes les gardes nationales demandaient à marcher; plusieurs généraux offraient leurs services, et entre autres Dumouriez, qui plus tard sauva la France dans les défilés de l'Argonne.
Tout en donnant ses soins à la sûreté extérieure de l'état, l'assemblée se hâtait d'achever son oeuvre constitutionnelle, de rendre au roi ses fonctions, et, s'il était possible, quelques-unes de ses prérogatives.
Toutes les subdivisions du côté gauche, excepté les hommes qui venaient de prendre le nom tout nouveau de républicains, s'étaient ralliées à un même système de modération. Barnave et Malouet marchaient ensemble et travaillaient de concert. Pétion, Robespierre, Buzot, et quelques autres encore, avaient adopté la république mais ils étaient en petit nombre. Le côté droit continuait ses imprudences et protestait, au lieu de s'unir à la majorité modérée. Cette majorité n'en dominait pas moins l'assemblée. Ses ennemis, qui l'auraient accusée si elle eût détrôné le roi, lui ont cependant reproché de l'avoir ramené à Paris, et replacé sur un trône chancelant. Mais que pouvait-elle faire? remplacer le roi par la république était trop hasardeux. Changer la dynastie était inutile, car à se donner un roi, autant valait garder celui qu'on avait; d'ailleurs le duc d'Orléans ne méritait pas d'être préféré à Louis XVI. Dans l'un et l'autre cas, déposséder le roi actuel, c'était manquer à des droits reconnus, et envoyer à l'émigration un chef précieux pour elle, car il lui aurait apporté des titres qu'elle n'avait pas. Au contraire, rendre à Louis XVI son autorité, lui restituer le plus de prérogatives qu'on le pourrait, c'était remplir sa tâche constitutionnelle, et ôter tout prétexte à la guerre civile; en un mot, c'était faire son devoir, car le devoir de l'assemblée, d'après tous les engagemens qu'elle avait pris, c'était d'établir le gouvernement libre, mais monarchique.
L'assemblée n'hésita pas, mais elle eut de grands obstacles à vaincre. Le mot nouveau de république avait piqué les esprits déjà un peu blasés sur ceux de monarchie et de constitution. L'absence et la suspension du roi avaient, comme on l'a vu, appris à se passer de lui. Les journaux et les clubs dépouillèrent aussitôt le respect dont sa personne avait toujours été l'objet. Son départ, qui, aux termes du décret sur la résidence des fonctionnaires publics, rendait la déchéance imminente, fit dire qu'il était déchu. Cependant, d'après ce même décret, il fallait pour la déchéance la sortie du royaume et la résistance aux sommations du corps législatif; mais ces conditions importaient peu aux esprits exaltés, et ils déclaraient le roi coupable et démissionnaire. Les Jacobins, les Cordeliers, s'agitaient violemment, et ne pouvaient comprendre qu'après s'être délivrés du roi, on se l'imposât de nouveau et volontairement. Si le duc d'Orléans avait eu des espérances, c'est alors qu'elles purent se réveiller. Mais il dut voir combien son nom avait peu d'influence, et combien surtout un nouveau souverain, quelque populaire qu'il fût, convenait peu à l'état des esprits. Quelques pamphlétaires qui lui étaient dévoués, peut-être à son insu, essayèrent, comme Antoine fit pour César, de mettre la couronne sur sa tête; ils proposèrent de lui donner la régence, mais il se vit obligé de la repousser par une déclaration qui fut aussi peu considérée que sa personne. Plus de roi, était le cri général, aux Jacobins, aux Cordeliers, dans les lieux et les papiers publics.
Les adresses se multipliaient: il y en eut une affichée sur tous les murs de Paris, et même sur ceux de l'assemblée. Elle était signée du nom d'Achille Duchâtelet, jeune colonel. Il s'adressait aux Français; il leur rappelait le calme dont on avait joui pendant le voyage du monarque, et il concluait que l'absence du prince valait mieux que sa présence; il ajoutait que sa désertion était une abdication, que la nation et Louis XVI étaient dégagés de tout lien l'un envers l'autre; qu'enfin l'histoire était pleine des crimes des rois, et qu'il fallait renoncer à s'en donner encore un.
Cette adresse, attribuée au jeune Achille Duchâtelet, était de Thomas Payne, Anglais, et acteur principal dans la révolution américaine. Elle fut dénoncée à l'assemblée, qui, après de vifs débats, pensa qu'il fallait passer à l'ordre du jour, et répondre par l'indifférence aux avis et aux injures, ainsi qu'on avait toujours fait.
Enfin les commissaires chargés de faire leur rapport sur l'affaire de Varennes, le présentèrent le 16 juillet. Le voyage, dirent-ils, n'avait rien de coupable; d'ailleurs, le fût-il, le roi était inviolable. Enfin la déchéance ne pouvait en résulter, puisque le roi n'était point demeuré assez long-temps éloigné, et n'avait pas résisté aux sommations du corps législatif.
Robespierre, Buzot, Pétion, répétèrent tous les argumens connus contre l'inviolabilité. Duport, Barnave et Salles, leur répondirent, et il fut enfin décrété que le roi ne pouvait être mis en cause pour le fait de son évasion. Deux articles furent seulement ajoutés au décret d'inviolabilité. A peine cette décision fut-elle rendue, que Robespierre se leva et protesta hautement au nom de l'humanité.
Il y eut dans la soirée qui précéda cette décision un grand tumulte aux Jacobins. On y rédigea une pétition adressée à l'assemblée, pour qu'elle déclarât le roi déchu comme perfide et traître à ses sermens, et qu'elle pourvût à son remplacement par tous les moyens constitutionnels. Il fut résolu que cette pétition serait portée le lendemain au Champ-de-Mars, où chacun pourrait la signer sur l'autel de la patrie. Le lendemain, en effet, elle fut portée au lieu convenu, et à la foule des séditieux se joignit celle des curieux qui voulaient être témoins de l'événement. Dans ce moment, le décret était rendu, et il n'y avait plus lieu à une pétition. Lafayette arriva, brisa les barricades déjà élevées, fut menacé, et reçut même un coup de feu qui, quoique tiré à bout portant, ne l'atteignit pas. Les officiers municipaux s'étant réunis à lui, obtinrent de la populace qu'elle se retirât. Des gardes nationaux furent placés pour veiller à sa retraite, et on espéra un instant qu'elle se dissiperait; mais bientôt le tumulte recommença. Deux invalides qui se trouvaient, on ne sait pourquoi, sous l'autel de la patrie, furent égorgés, et alors le désordre n'eut plus de bornes. L'assemblée fit appeler la municipalité, et la chargea de veiller à l'ordre public. Bailly se rendit au Champ-de-Mars, fit déployer le drapeau rouge en vertu de la loi martiale. L'emploi de la force, quoi qu'on ait dit, était juste. On voulait, ou on ne voulait pas les lois nouvelles; si on les voulait, il fallait qu'elles fussent exécutées, qu'il y eût quelque chose de fixe, que l'insurrection ne fût pas perpétuelle, et que la volonté de l'assemblée ne pût être réformée par les plébiscites de la multitude. Bailly devait donc faire exécuter la loi. Il s'avança avec ce courage impassible qu'il avait toujours montré, reçut sans être atteint plusieurs coups de feu, et au milieu de tumulte ne put faire toutes les sommations voulues. D'abord Lafayette ordonna de tirer quelques coups en l'air; la foule abandonna l'autel de la patrie, mais se rallia bientôt. Réduit alors à l'extrémité, il commanda le feu. La première décharge renversa quelques-uns des factieux. Le nombre en fut exagéré. Les uns l'ont réduit à trente, d'autres l'ont élevé à quatre cents, et les furieux à quelques mille. Ces derniers furent crus dans le premier moment, et la terreur devint générale. Cet exemple sévère apaisa pour quelques instans les agitateurs[11]. Comme d'usage, on accusa tous les partis d'avoir excité ce mouvement; et il est probable que plusieurs y avaient concouru, car le désordre convenait à plusieurs. Le roi, la majorité de l'assemblée, la garde nationale, les autorités municipales et départementales, étaient d'accord alors pour établir l'ordre constitutionnel; et ils avaient à combattre la démocratie au dedans, l'aristocratie au dehors. L'assemblée et la garde nationale composaient cette nation moyenne, riche éclairée et sage, qui voulait l'ordre et les lois; et elles devaient dans ces circonstances s'allier naturellement au roi, qui de son côté semblait se résigner à une autorité limitée. Mais s'il leur convenait de s'arrêter au point où elles en étaient arrivées, cela ne convenait pas à l'aristocratie, qui désirait un bouleversement, ni au peuple, qui voulait acquérir et s'élever davantage. Barnave, comme autrefois Mirabeau, était l'orateur de cette bourgeoisie sage et modérée; Lafayette en était le chef militaire. Danton, Camille Desmoulins étaient les orateurs, et Santerre le général de cette multitude qui voulait régner à son tour. Quelques esprits ardens ou fanatiques la représentaient, soit à l'assemblée, soit dans les administrations nouvelles, et hâtaient son règne par leurs déclamations.
L'exécution du Champ-de-Mars fut fort reprochée à Lafayette et à Bailly. Mais tous deux, plaçant leur devoir dans l'observation de la loi, en sacrifiant leur popularité et leur vie à son exécution, n'eurent aucun regret, aucune crainte de ce qu'ils avaient fait. L'énergie qu'ils montrèrent imposa aux factieux. Les plus connus songeaient déjà à se soustraire aux coups qu'ils croyaient dirigés contre eux. Robespierre, qu'on a vu jusqu'à présent soutenir les propositions les plus exagérées, tremblait dans son obscure demeure; et, malgré son inviolabilité de député, demandait asile à tous ses amis. Ainsi l'exemple eut son effet, et, pour un instant, toutes les imaginations turbulentes furent calmées par la crainte.
L'assemblée prit à cette époque une détermination qui a été critiquée depuis, et dont le résultat n'a pas été aussi funeste qu'on l'a pensé. Elle décréta qu'aucun de ses membres ne serait réélu. Robespierre fut l'auteur de la proposition, et on l'attribua chez lui à l'envie qu'il éprouvait contre des collègues parmi lesquels il n'avait pas brillé. Il était au moins naturel qu'il leur en voulût, ayant toujours lutté avec eux; et dans ses sentimens il put y avoir tout à la fois de la conviction, de l'envie et de la haine. L'assemblée, qu'on accusait de vouloir perpétuer ses pouvoirs, et qui d'ailleurs déplaisait déjà à la multitude par sa modération, s'empressa de répondre à toutes les attaques par un désintéressement peut-être exagéré, en décidant que ses membres seraient exclus de la prochaine législature. La nouvelle assemblée se trouva ainsi privée d'hommes dont l'exaltation était un peu amortie et dont la science législative avait mûri par une expérience de trois ans. Cependant, en voyant plus tard la cause des révolutions qui suivirent, on jugera mieux quelle a pu être l'im portance de cette mesure si souvent condamnée.
C'était le moment d'achever les travaux constitutionnels, et de terminer dans le calme une si orageuse carrière. Les membres du côté gauche avaient le projet de s'entendre pour retoucher certaines parties de la constitution. Il avait été résolu qu'on la lirait tout entière pour juger de l'ensemble, et qu'on mettrait en harmonie ses diverses parties; c'était là ce qu'on nomma la révision, et ce qui fut plus tard, dans les jours de la ferveur républicaine, regardé comme une mesure de calamité. Barnave et les Lameth s'étaient entendus avec Malouet pour réformer certains articles qui portaient atteinte à la prérogative royale, et à ce qu'on nommait la stabilité du trône. On dit même qu'ils avaient le projet de rétablir les deux chambres. Il était convenu qu'à l'instant où la lecture serait achevée, Malouet ferait son attaque; que Barnave ensuite lui répondrait avec véhémence pour mieux couvrir ses intentions, mais qu'en défendant la plupart des articles, il en abandonnerait certains comme évidemment dangereux et condamnés par une expérience reconnue. Telles étaient les conditions arrêtées, lorsqu'on apprit les ridicules et dangereuses protestations du côté droit, qui avait résolu de ne plus voter. Il n'y eut plus alors aucun accommodement possible. Le côté gauche ne voulut plus rien entendre; et lorsque la tentative convenue eut lieu, les cris qui s'élevèrent de toutes parts empêchèrent Malouet et les siens de poursuivre[12]. La constitution fut donc achevée avec quelque hâte, et présentée au roi pour qu'il l'acceptât. Dès cet instant, sa liberté lui fut rendue, ou, si l'on veut, la consigne sévère du château fut levée, et il eut la faculté de se retirer où il voudrait, pour examiner l'acte constitutionnel, et l'accepter librement. Que pouvait faire ici Louis XVI? Refuser la constitution c'était abdiquer en faveur de la république. Le plus sûr, même dans son système, était d'accepter et d'attendre du temps les restitutions de pouvoir qu'il croyait lui être dues. En conséquence, après un certain nombre de jours, il déclara qu'il acceptait la constitution (13 septembre). Une joie extraordinaire éclata à cette nouvelle, comme si en effet on avait redouté quelque obstacle de la part du roi, comme si son consentement eût été une concession inespérée. Il se rendit à l'assemblée, où il fut accueilli comme dans les plus beaux jours. Lafayette, qui n'oubliait jamais de réparer les maux inévitables des troubles politiques, proposa une amnistie générale pour tous les faits relatifs à la révolution. Cette amnistie fut proclamée au milieu des cris de joie, et les prisons furent aussitôt ouvertes. Enfin, le 30 septembre, Thouret, dernier président, déclara que l'assemblée constituante avait terminé ses séances.
NOTES:
[1] Voyez la note 21 à la fin du volume. [2] Elles partirent le 19 février 1791. [3] M. Goupil, poursuivant autrefois Mirabeau, s'était écrié avec le côté droit: «Catilina est à nos portes!» [4] La révolution de 1830 a rétabli cette inscription, et rendu ce Monument à la destination décrétée par l'assemblée nationale. [5] Voyez à cet égard Bertrand de Molleville. [6] Voyez Bertrand de Melleville. [7] Voyez la note 22 à la fin du volume. [8] Séance du samedi 25 juin [9] Voyez la note 23 à la fin du volume. [10] Elle est du 27 août. [11] Cet événement eut lieu dans la soirée du dimanche 37 juillet. [12] Voyez la note 24 à la fin du volume