Histoire de la Révolution française, Tome 03
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Title: Histoire de la Révolution française, Tome 03
Author: Adolphe Thiers
Release date: December 1, 2003 [eBook #10385]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
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HISTOIRE
DE LA
RÉVOLUTION
FRANÇAISE
Volume III
PAR M.A. THIERS
HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
CONVENTION NATIONALE.
CHAPITRE PREMIER.
NOUVEAUX MASSACRES DES PRISONNIERS A VERSAILLES.—ABUS DE POUVOIR ET DILAPIDATIONS DE LA COMMUNE.—ÉLECTION DES DÉPUTÉS A LA CONVENTION. —COMPOSITION DE LA DÉPUTATION DE PARIS.—POSITION ET PROJETS DES GIRONDINS; CARACTÈRE DES CHEFS DE CE PARTI; DU FÉDÉRALISME.—ÉTAT DU PARTI PARISIEN ET DE LA COMMUNE.—OUVERTURE DE LA CONVENTION NATIONALE LE 20 SEPTEMBRE 1792; ABOLITION DE LA ROYAUTÉ; ÉTABLISSEMENT DE LA RÉPUBLIQUE. —PREMIÈRE LUTTE DES GIRONDINS ET DES MONTAGNARDS; DÉNONCIATION DE ROBESPIERRE ET DE MARAT.—DÉCLARATION DE L'UNITÉ ET DE L'INDIVISIBILITÉ DE LA RÉPUBLIQUE.—DISTRIBUTION ET FORCES DES PARTIS DANS LA CONVENTION. —CHANGEMENT DANS LE POUVOIR EXÉCUTIF.—DANTON QUITTE SON MINISTÈRE. —CRÉATION DE DIVERS COMITÉS ADMINISTRATIFS ET DU COMITÉ DE CONSTITUTION.
Tandis que les armées françaises arrêtaient la marche des coalisés, Paris était toujours dans le trouble et la confusion. On a déjà été témoin des débordemens de la commune, des fureurs si prolongées de septembre, de l'impuissance des autorités et de l'inaction de la force publique pendant ces journées désastreuses: on a vu avec quelle audace le comité de surveillance avait avoué les massacres, et en avait recommandé l'imitation aux autres communes de France. Cependant les commissaires envoyés par la commune avaient été partout repoussés, parce que la France ne partageait pas les fureurs que le danger avait excitées dans la capitale. Mais dans les environs de Paris, tous les meurtres ne s'étaient pas bornés à ceux dont on a déjà lu le récit. Il s'était formé dans cette ville une troupe d'assassins que les massacres de septembre avaient familiarisés avec le sang, et qui avaient besoin d'en répandre encore. Déjà quelques cents hommes étaient partis pour extraire des prisons d'Orléans les accusés de haute trahison. Ces malheureux, par un dernier décret, devaient être conduits à Saumur. Cependant leur destination fut changée en route, et ils furent acheminés vers Paris. Le 9 septembre on apprit qu'ils devaient arriver le 10 à Versailles. Aussitôt, soit que de nouveaux ordres fussent donnés à la bande des égorgeurs, soit que la nouvelle de cette arrivée suffît pour réveiller leur ardeur sanguinaire, ils envahirent Versailles du 9 au 10. A l'instant le bruit se répandit que de nouveaux massacres allaient être commis. Le maire de Versailles prit toutes les précautions pour empêcher de nouveaux malheurs. Le président du tribunal criminel courut à Paris avertir le ministre Danton du danger qui menaçait les prisonniers; mais il n'obtint qu'une réponse à toutes ses instances: Ces hommes-là sont bien coupables. «Soit, ajouta le président Alquier, mais la loi seule doit en faire justice.—Eh! ne voyez-vous pas, reprit Danton d'une voix terrible, que je vous aurais déjà répondu d'une autre manière si je le pouvais! Que vous importent ces prisonniers? Retournez à vos fonctions et ne vous occupez plus d'eux…»
Le lendemain, les prisonniers arrivèrent à Versailles. Une foule d'hommes inconnus se précipitèrent sur les voitures, parvinrent à les entourer et à les séparer de l'escorte, renversèrent de cheval le commandant Fournier, enlevèrent le maire, qui voulait généreusement se faire tuer à son poste, et massacrèrent les infortunés prisonniers, au nombre de cinquante-deux. Là périrent Delessart et d'Abancourt, mis en accusation comme ministres, et Brissac, comme chef de la garde constitutionnelle, licenciée sous la législative. Immédiatement après cette exécution, les assassins coururent aux prisons de la ville, et renouvelèrent les scènes des premiers jours de septembre, en employant les mêmes moyens, et en parodiant, comme à Paris, les formes judiciaires. Ce dernier événement, arrivé à cinq jours d'intervalle du premier, acheva de produire une terreur universelle. A Paris, le comité de surveillance ne ralentit point son action: tandis que les prisons venaient d'être vidées par la mort, il recommença à les remplir en lançant de nouveaux mandats d'arrêt. Ces mandats étaient en si grand nombre, que le ministre de l'intérieur, Roland, dénonçant à l'assemblée ces nouveaux actes arbitraires, put en déposer cinq à six cents sur le bureau, les uns signés par une seule personne, les autres par deux ou trois au plus, la plupart dépourvus de motifs, et beaucoup fondés sur le simple soupçon d'incivisme.
Pendant que la commune exerçait sa puissance à Paris, elle envoyait des commissaires dans les départemens pour y justifier sa conduite, y conseiller son exemple, y recommander aux électeurs des députés de son choix, et y décrier ceux qui la contrariaient dans l'assemblée législative. Elle se procurait ensuite des valeurs immenses, en saisissant les sommes trouvées chez le trésorier de la liste civile, Septeuil, en s'emparant de l'argenterie des églises et du riche mobilier des émigrés, en se faisant délivrer enfin par le trésor des sommes considérables, sous le prétexte de soutenir la caisse de secours, et de faire achever les travaux du camp. Tous les effets des malheureux massacrés dans les prisons de Paris et sur la route de Versailles avaient été séquestrés, et déposés dans les vastes salles du comité de surveillance. Jamais la commune ne voulut représenter ni les objets, ni leur valeur, et refusa même toute réponse à cet égard, soit au ministère de l'intérieur, soit au directoire du département, qui, comme on sait, avait été converti en simple commission de contributions. Elle fit plus encore, elle se mit à vendre de sa propre autorité le mobilier des grands hôtels, sur lesquels les scellés étaient restés apposés depuis le départ des propriétaires. Vainement l'administration supérieure lui faisait-elle des défenses: toute la classe des subordonnés chargés de l'exécution des ordres, ou appartenait à la municipalité, ou était trop faible pour agir. Les ordres ne recevaient ainsi aucune exécution.
La garde nationale, recomposée sous la dénomination de sections armées, et remplie d'hommes de toute espèce, était dans une désorganisation complète. Tantôt elle se prêtait au mal, tantôt elle le laissait commettre par négligence. Des postes étaient complètement abandonnés, parce que les hommes de garde, n'étant pas relevés, même après quarante-huit heures, se retiraient épuisés de dégoût et de fatigue. Tous les citoyens paisibles avaient quitté ce corps, naguère si régulier, si utile; et Santerre, qui le commandait, était trop faible et trop peu intelligent pour le réorganiser.
La sûreté de Paris était donc livrée au hasard, et d'une part la commune, de l'autre la populace, y pouvaient tout entreprendre. Parmi les dépouilles de la royauté, les plus précieuses, et par conséquent les plus convoitées, étaient celles que renfermait le Garde-Meuble, riche dépôt de tous les effets qui servaient autrefois à la splendeur du trône. Depuis le 10 août, ce dépôt avait éveillé la cupidité de la multitude, et plus d'une circonstance excitait la surveillance de l'inspecteur de l'établissement. Celui-ci avait fait réquisitions sur réquisitions pour obtenir une garde suffisante; mais soit désordre, soit difficulté de suffire à tous les postes, soit enfin négligence volontaire, on ne lui fournissait point les forces qu'il demandait. Pendant la nuit du 16 septembre, le Garde-Meuble fut volé, et la plus grande partie de ce qu'il contenait passa dans des mains inconnues, que l'autorité fit depuis d'inutiles efforts pour découvrir. On attribua ce nouvel événement aux hommes qui avaient secrètement ordonné les massacres. Cependant ils n'étaient plus excités ici ni par le fanatisme, ni par une politique sanguinaire; et, en leur supposant le motif du vol, ils avaient dans les dépôts de la commune de quoi satisfaire la plus grande ambition. On a dit, à la vérité, qu'on fit cet enlèvement pour payer la retraite du roi de Prusse, ce qui est absurde, et pour fournir aux dépenses du parti, ce qui est plus vraisemblable, mais ce qui n'est nullement prouvé. Au reste, le vol du Garde-Meuble doit peu influer sur le jugement qu'il faut porter de la commune et de ses chefs. Il n'en est pas moins vrai que, dépositaire de valeurs immenses, la commune n'en rendit jamais aucun compte; que les scellés apposés sur les armoires furent brisés, sans que les serrures fussent forcées, ce qui indique une soustraction et point un pillage populaire, et que tant d'objets précieux disparurent à jamais. Une partie fut impudemment volée par des subalternes, tels que Sergent, surnommé Agathe à cause d'un bijou précieux dont il s'était paré; une autre partie servit aux frais du gouvernement extraordinaire qu'avait institué la commune. C'était une guerre faite à l'ancienne société, et toute guerre est souillée du meurtre et du pillage.
Telle était la situation de Paris, pendant qu'on faisait les élections pour la convention nationale. C'était de cette nouvelle assemblée que les citoyens honnêtes attendaient la force et l'énergie nécessaires pour ramener l'ordre: ils espéraient que les quarante jours de confusion et de crimes, écoulés depuis le 10 août, ne seraient qu'un accident de l'insurrection, accident déplorable mais passager. Les députés même, siégeant avec tant de faiblesse dans l'assemblée législative, ajournaient l'énergie à la réunion de cette convention, espérance commune de tous les partis.
On s'agitait pour les élections dans la France entière. Les clubs exerçaient à cet égard une grande influence. Les jacobins de Paris avaient fait imprimer et répandre la liste de tous les votes émis pendant la session législative, afin qu'elle servît de documens aux électeurs. Les députés qui avaient voté contre les lois désirées par le parti populaire, et surtout ceux qui avaient absous Lafayette, étaient particulièrement désignés. Néanmoins, pour les provinces où les discordes de la capitale n'avaient pas encore pénétré, les girondins, même les plus odieux aux agitateurs de Paris, étaient nommés à cause de leurs talens reconnus. Presque tous les membres de l'assemblée actuelle étaient réélus. Beaucoup de constituans, que le décret de non-réélection avait exclus de la première législature, furent appelés à faire partie de cette convention. Dans le nombre on distinguait Buzot et Pétion. Parmi les nouveaux membres figuraient naturellement les hommes qui, dans leurs départemens, s'étaient signalés par leur énergie et leur exaltation, ou les écrivains qui, comme Louvet, s'étaient fait connaître, par leurs talens, à la capitale et aux provinces.
A Paris, la faction violente qui avait dominé depuis le 10 août, se rendit maîtresse des élections et mit en avant tous les hommes de son choix. Robespierre, Danton furent les premiers nommés. Les jacobins, le conseil de la commune accueillirent cette nouvelle par des applaudissemens. Après eux furent élus Camille Desmoulins, fameux par ses écrits; David, par ses tableaux; Fabre-d'Églantine, par ses ouvrages comiques et une grande participation aux troubles révolutionnaires; Legendre, Panis, Sergent, Billaud-Varennes, par leur conduite à la commune. On y ajouta le procureur-syndic Manuel, Robespierre jeune, frère du célèbre Maximilien; Collot-d'Herbois, ancien comédien; le duc d'Orléans, qui avait abdiqué ses titres, et s'appelait Philippe-Égalité. Enfin, après tous ces noms, on vit paraître avec étonnement le vieux Dusaulx, l'un des électeurs de 1789, qui s'était tant opposé aux fureurs de la multitude, qui avait tant versé de larmes sur ses excès, et qui fut réélu par un dernier souvenir de 89, et comme un être bon et inoffensif pour tous les partis. Il manquait à cette étrange réunion le cynique et sanguinaire Marat. Cet homme étrange avait, par l'audace de ses écrits, quelque chose de surprenant, même pour des gens qui venaient d'être témoins des journées de septembre. Le capucin Chabot, qui dominait aux Jacobins par sa verve, et y cherchait les triomphes qui lui étaient refusés dans l'assemblée législative, fut obligé de faire l'apologie de Marat; et, comme c'était chez les jacobins que toute chose se délibérait d'avance, son élection proposée chez eux fut bientôt consommée dans l'assemblée électorale. Marat, un autre journaliste, Fréron et quelques individus obscurs, complétèrent cette députation fameuse qui, renfermant des commerçans, un boucher, un comédien, un graveur, un peintre, un avocat, trois ou quatre écrivains, un prince déchu, représentait bien la confusion et la variété des existences qui s'agitaient dans l'immense capitale de la France.
Les députés arrivaient successivement à Paris, et à mesure que leur nombre devenait plus grand, et que les journées qui avaient produit une terreur si profonde s'éloignaient, on commençait à se rassurer, et à se prononcer contre les désordres de la capitale. La crainte de l'ennemi était diminuée par la contenance de Dumouriez dans l'Argonne: la haine des aristocrates se changeait en pitié, depuis l'horrible sacrifice qu'on en avait fait à Paris et à Versailles. Ces forfaits, qui avaient trouvé tant d'approbateurs égarés ou tant de censeurs timides, ces forfaits, devenus plus hideux par le vol qui venait de se joindre au meurtre, excitaient la réprobation générale. Les girondins indignés de tant de crimes, et courroucés de l'oppression personnelle qu'ils avaient subie pendant un mois entier, devenaient plus fermes et plus énergiques. Brillans de talent et de courage aux yeux de la France, invoquant la justice et l'humanité, ils devaient avoir l'opinion publique pour eux, et déjà ils en menaçaient hautement leurs adversaires.
Cependant, si les girondins étaient également prononcés contre les excès de Paris, ils n'éprouvaient et n'excitaient pas tous ces ressentimens personnels qui enveniment les haines de parti. Brissot par exemple, en ne cessant aux Jacobins de lutter d'éloquence avec Robespierre, lui avait inspiré une haine profonde. Avec des lumières, des talens, Brissot produisait beaucoup d'effet; mais il n'avait ni assez de considération personnelle, ni assez d'habileté pour être le chef du parti, et la haine de Robespierre le grandissait en lui imputant ce rôle. Lorsqu'à la veille de l'insurrection, les girondins écrivirent une lettre à Bose, peintre du roi, le bruit d'un traité se répandit, et on prétendit que Brissot, chargé d'or, allait partir pour Londres. Il n'en était rien; mais Marat, à qui les bruits les plus insignifians, ou même les mieux démentis, suffisaient pour établir ses accusations, n'en avait pas moins lancé un mandat d'arrêt contre Brissot, lors de l'emprisonnement général des prétendus conspirateurs du 10 août. Une grande rumeur s'en était suivie, et le mandat d'arrêt ne fut pas exécuté. Mais les jacobins n'en disaient pas moins que Brissot était vendu à Brunswick; Robespierre le répétait et le croyait, tant sa fausse intelligence était portée à croire coupables ceux qu'il haïssait. Louvet lui avait inspiré tout autant de haine, en se faisant le second de Brissot aux Jacobins et dans le journal la Sentinelle. Louvet, plein de talent et de hardiesse, s'attaquait directement aux hommes. Ses personnalités virulentes, reproduites chaque jour par la voie d'un journal, en avaient fait l'ennemi le plus dangereux et le plus détesté du parti Robespierre.
Le ministre Roland avait déplu à tout le parti jacobin et municipal par sa courageuse lettre du 3 septembre, et par sa résistance aux empiétemens de la commune; mais n'ayant rivalisé avec aucun individu, il n'inspirait qu'une colère d'opinion. Il n'avait offensé personnellement que Danton, en lui résistant dans le conseil, ce qui était peu dangereux, car de tous les hommes il n'y en avait pas dont le ressentiment fût moins à craindre que celui de Danton. Mais dans la personne de Roland c'était principalement sa femme qu'on détestait, sa femme, fière, sévère, courageuse, spirituelle, réunissant autour d'elle ces girondins si cultivés, si brillans, les animant de ses regards, les récompensant de son estime, et conservant dans son cercle, avec la simplicité républicaine, une politesse odieuse à des hommes obscurs et grossiers. Déjà ils s'efforçaient de répandre contre Roland un bas ridicule. Sa femme, disaient-ils, gouvernait pour lui, dirigeait ses amis, les récompensait même de ses faveurs. Dans son ignoble langage, Marat l'appelait la Circé du parti.
Guadet, Vergniaud, Gensonné, quoiqu'ils eussent répandu un grand éclat dans la législative, et qu'ils se fussent opposés au parti jacobin, n'avaient cependant pas éveillé encore toute la haine qu'ils excitèrent plus tard. Guadet même avait plu aux républicains énergiques par ses attaques hardies contre Lafayette et la cour. Guadet, vif, prompt à s'élancer en avant, passait du plus grand emportement au plus grand sang-froid; et, maître de lui à la tribune, il y brillait par l'à-propos et les mouvemens. Aussi devait-il, comme tous les hommes, aimer un exercice dans lequel il excellait, en abuser même, et prendre trop de plaisir à abattre avec la parole un parti qui lui répondrait bientôt avec la mort.
Vergniaud n'avait pas aussi bien réussi que Guadet auprès des esprits violens, parce qu'il ne montra jamais autant d'ardeur contre la cour, mais il avait été moins exposé aussi à les blesser, parce que, dans son abandon et sa nonchalance, il heurtait moins les personnes que son ami Guadet. Les passions éveillaient peu ce tribun, le laissaient sommeiller au milieu des agitations de parti, et, ne le portant pas au-devant des hommes, ne l'exposaient guère à leur haine. Cependant il n'était point indifférent. Il avait un coeur noble, une belle et lucide intelligence, et le feu oisif de son être, s'y portant par intervalle, l'échauffait, l'élevait jusqu'à la plus sublime énergie. Il n'avait pas la vivacité des reparties de Guadet, mais il s'animait à la tribune, il y répandait une éloquence abondante, et, grâce à une souplesse d'organe extraordinaire, il rendait ses pensées avec une facilité, une fécondité d'expression, qu'aucun homme n'a égalées. L'élocution de Mirabeau était, comme son caractère, inégale et forte; celle de Vergniaud, toujours élégante et noble, devenait, avec les circonstances, grande et énergique. Mais toutes les exhortations de l'épouse de Roland ne réussissaient pas toujours à éveiller cet athlète, souvent dégoûté des hommes, souvent opposé aux imprudences de ses amis, et peu convaincu surtout de l'utilité des paroles contre la force.
Gensonné, plein de sens et de probité, mais doué d'une facilité d'expression médiocre, et capable seulement de faire de bons rapports, avait peu figuré encore à la tribune. Cependant des passions fortes, un caractère obstiné, devaient lui valoir chez ses amis beaucoup d'influence, et chez ses ennemis la haine, qui atteint le caractère toujours plus que le talent.
Condorcet, autrefois marquis et toujours philosophe, esprit élevé, impartial, jugeant très bien les fautes de son parti, peu propre aux terribles agitations de la démocratie, se mettait rarement en avant, n'avait encore aucun ennemi direct pour son compte, et se réservait pour tous les genres de travaux qui exigeaient des méditations profondes. Buzot, plein de sens, d'élévation d'âme, de courage, joignant à une belle figure une élocution ferme et simple, imposait aux passions par toute la noblesse de sa personne, et exerçait autour de lui le plus grand ascendant moral.
Barbaroux, élu par ses concitoyens, venait d'arriver du Midi, avec un de ses amis député comme lui à la convention nationale. Cet ami se nommait Rebecqui. C'était un homme peu cultivé, mais hardi, entreprenant, et tout dévoué à Barbaroux. On se souvient que ce dernier idolâtrait Roland et Pétion, qu'il regardait Marat comme un fou atroce, Robespierre comme un ambitieux, surtout depuis que Panis le lui avait proposé comme un dictateur indispensable. Révolté des crimes commis depuis son absence, il les imputait volontiers à des hommes qu'il détestait déjà, et il se prononça, dès son arrivée, avec une énergie qui rendait toute réconciliation impossible. Inférieur à ses amis par l'esprit, mais doué d'intelligence et de facilité, beau, héroïque, il se répandit en menaces, et en quelques jours il obtint autant de haine que ceux qui pendant toute la législative n'avaient cessé de blesser les opinions et les hommes.
Le personnage autour duquel se rangeait tout le parti, et qui jouissait d'une considération universelle, était Pétion. Maire pendant la législative, il avait, par sa lutte avec la cour, acquis une popularité immense. A la vérité il avait, le 9 août, préféré une délibération à un combat; depuis il s'était prononcé contre septembre, et s'était séparé de la commune, comme Bailly en 1790; mais cette opposition tranquille et silencieuse, sans le brouiller encore avec la faction, le lui avait rendu redoutable. Plein de lumières, de calme, parlant rarement, ne voulant jamais rivaliser de talent avec personne, il exerçait sur tout le monde, et sur Robespierre lui-même, l'ascendant d'une raison froide, équitable, et universellement respectée. Quoique réputé girondin, tous les partis voulaient son suffrage, tous le redoutaient, et, dans la nouvelle assemblée, il avait pour lui non-seulement le côté droit, mais toute la masse moyenne, et beaucoup même du côté gauche.
Telle était donc la situation des girondins en présence de la faction parisienne: ils avaient pour eux l'opinion générale, qui réprouvait les excès; ils s'étaient emparés d'une grande partie des députés qui arrivaient chaque jour à Paris; ils avaient tous les ministres, excepté Danton, qui souvent dominait le conseil, mais ne se servait pas de sa puissance contre eux; enfin ils montraient à leur tête le maire de Paris, l'homme le plus respecté du moment. Mais à Paris, ils n'étaient pas chez eux, ils se trouvaient au milieu de leurs ennemis, et ils avaient à redouter la violence des classes inférieures, qui s'agitaient au-dessous d'eux, et surtout la violence de l'avenir, qui allait croître avec les passions révolutionnaires.
Le premier reproche qu'on leur adressa fut de vouloir sacrifier Paris. Déjà on leur avait imputé de vouloir se réfugier dans les départemens et au-delà de la Loire. Les torts de Paris à leur égard étant plus grands depuis les 2 et 3 septembre, on leur supposa d'autant plus l'intention de l'abandonner, on prétendit qu'ils avaient voulu réunir la convention ailleurs. Peu à peu les soupçons, s'arrangeant, prirent une forme plus régulière. On leur reprochait de vouloir rompre l'unité nationale, et composer des quatre-vingt-trois départements, quatre-vingt-trois états, tous égaux entre eux, et unis par un simple lien fédératif. On ajoutait qu'ils voulaient par-là détruire la suprématie de Paris, et s'assurer une domination personnelle dans leurs départemens respectifs. C'est alors que fut imaginée la calomnie du fédéralisme. Il est vrai que, lorsque la France était menacée par l'invasion des Prussiens, ils avaient songé, en cas d'extrémité, à se retrancher dans les départemens méridionaux; il est encore vrai qu'en voyant les excès et la tyrannie de Paris, ils avaient quelquefois reposé leur pensée sur les départemens; mais de là à un projet de régime fédératif il y avait loin encore. Et d'ailleurs, entre un gouvernement fédératif et un gouvernement unique et central, toute la différence consistant dans le plus ou moins d'énergie des institutions locales, le crime d'une telle idée était bien vague, s'il existait. Les girondins, n'y voyant au resté rien de coupable, ne s'en défendaient pas, et beaucoup d'entre eux, indignés de l'absurdité avec laquelle on poursuivait ce système, demandaient si, après tout, la Nouvelle-Amérique, la Hollande, la Suisse, n'étaient pas heureuses et libres sous un régime fédératif, et s'il y aurait une grande erreur ou un grand forfait à préparer à la France un sort pareil. Buzot surtout soutenait souvent cette doctrine, et Brissot, grand admirateur des Américains, la défendait également, plutôt comme opinion philosophique que comme projet applicable à la France. Ces conversations divulguées donnèrent plus de poids à la calomnie du fédéralisme. Aux Jacobins, on agita gravement la question du fédéralisme, et on souleva mille fureurs contre les girondins. On prétendit qu'ils voulaient détruire le faisceau de la puissance révolutionnaire, lui enlever cette unité qui en faisait la force, et cela, pour se faire rois dans leurs provinces. Les girondins répondirent de leur côté par des reproches plus réels, mais qui malheureusement étaient exagérés aussi, et qui perdaient de leur force en perdant de leur vérité. Ils reprochaient à la commune de s'être rendue souveraine, d'avoir par ses usurpations empiété sur la souveraineté nationale, et de s'être arrogé à elle seule une puissance qui n'appartenait qu'à la France entière. Ils lui reprochaient de vouloir dominer la convention, comme elle avait opprimé l'assemblée législative; ils disaient qu'en siégeant auprès d'elle, les mandataires nationaux n'étaient pas en sûreté, et qu'ils siégeraient au milieu des assassins de septembre. Ils l'accusaient d'avoir déshonoré la révolution pendant les quarante jours qui suivirent le 10 août, et de n'avoir rempli la députation de Paris que d'hommes signalés pendant ces horribles saturnales. Jusque-là tout était vrai. Mais ils ajoutaient des reproches aussi vagues que ceux de fédéralisme dont eux-mêmes étaient l'objet. Ils accusaient hautement Marat, Danton et Robespierre, d'aspirer à la suprême puissance; Marat, parce qu'il écrivait tous les jours qu'il fallait un dictateur pour purger la société des membres impurs qui la corrompaient; Robespierre, parce qu'il avait dogmatisé à la commune, et parlé avec insolence à l'assemblée, et parce que, à la veille du 10 août, Panis l'avait proposé à Barbaroux comme dictateur; Danton enfin, parce qu'il exerçait sur le ministère, sur le peuple, et partout où il se montrait, l'influence d'un être puissant. On les nommait les triumvirs, et cependant il n'y avait guère d'union entre eux. Marat n'était qu'un systématique insensé; Robespierre n'était encore qu'un jaloux, mais il n'avait pas assez de grandeur pour être un ambitieux; Danton enfin était un homme actif, passionné pour le but de la révolution, et qui portait la main sur toutes choses, par ardeur plus que par ambition personnelle. Mais parmi ces hommes, il n'y avait encore ni un usurpateur, ni des conjurés d'accord entre eux; et il était imprudent de donner à des adversaires, déjà plus forts que soi, l'avantage d'être accusés injustement. Cependant les girondins ménageaient plus Danton, parce qu'il n'y avait rien de personnel entre lui et eux, et ils méprisaient trop Marat pour l'attaquer directement; mais ils se déchaînaient impitoyablement contre Robespierre, parce que le succès de ce qu'on appelait sa vertu et son éloquence les irritait davantage: ils avaient pour lui le ressentiment qu'éprouve la véritable supériorité contre la médiocrité orgueilleuse et trop vantée.
Cependant on essaya de s'entendre avant l'ouverture de la convention nationale, et il y eut diverses réunions dans lesquelles on proposa de s'expliquer franchement, et de terminer des disputes funestes. Danton s'y prêtait de très bonne foi[1], parce qu'il n'y apportait aucun orgueil, et qu'il souhaitait avant tout le succès de la révolution. Pétion montra beaucoup de froideur et de raison; mais Robespierre fut aigre comme un homme blessé; les girondins furent fiers et sévères comme des hommes innocens, indignés, et qui croient avoir dans les mains leur vengeance assurée. Barbaroux dit qu'il n'y avait aucune alliance possible entre le crime et la vertu, et de part et d'autre on se retira plus éloigné d'une réconciliation qu'avant de s'être vu. Tous les jacobins se rangèrent autour de Robespierre, les girondins et la masse sage et modérée autour de Pétion. L'avis de celui-ci et des hommes sensés était de cesser toute accusation, puisqu'il était impossible de saisir les auteurs des massacres de septembre et du vol du Garde-Meuble; de ne plus parler des triumvirs, parce que leur ambition n'était ni assez prouvée ni assez manifeste pour être punie; de mépriser une vingtaine de mauvais sujets introduits dans l'assemblée par les élections de Paris; enfin de se hâter de remplir le but de la convention, en faisant une constitution-et en décidant du sort de Louis XVI. Tel était l'avis des hommes froids; mais d'autres moins calmes firent, comme d'usage, des projets qui, ne pouvant être encore exécutés, avaient le danger d'avertir et d'irriter leurs adversaires. Ils proposèrent de casser la municipalité, de déplacer au besoin la convention, de transporter son siège ailleurs qu'à Paris, de la former en cour de justice, pour juger sans appel les conspirateurs, de lui composer enfin une garde particulière prise dans les quatre-vingt-trois départemens. Ces projets n'eurent aucune suite et ne servirent qu'à irriter les passions. Les girondins s'en reposèrent sur la conscience publique, qui, suivant eux, allait se soulever aux accens de leur éloquence et au récit des crimes qu'ils devaient dénoncer. Ils se donnèrent rendez-vous à la tribune de la convention pour y écraser leurs adversaires.
[Note 1: Voyez Durand-Maillanne, Dumouriez, Meillan, et tous les contemporains.]
Enfin, le 20 septembre, les députés à la convention se réunirent aux Tuileries pour constituer la nouvelle assemblée. Leur nombre étant suffisant, ils se constituèrent provisoirement, vérifièrent leurs pouvoirs, et procédèrent de suite à la nomination du bureau. Pétion fut presque à l'unanimité proclamé président. Brissot, Condorcet, Rabaud Saint-Étienne, Lasource, Vergniaud et Camus, furent élus secrétaires. Ces choix prouvent quelle était alors dans rassemblée l'influence du parti girondin.
L'assemblée législative, qui depuis le 10 août avait été en permanence, fut informée, le 21, par une députation, que la convention nationale était formée, et que la législature était terminée. Les deux assemblées n'eurent qu'à se confondre l'une dans l'autre, et la convention alla occuper la salle de la législative.
Dès le 21, Manuel, procureur-syndic de la commune, suspendu après le 20 juin avec Pétion, devenu très populaire à cause de cette suspension, enrôlé dès-lors avec les furieux de la commune, mais depuis éloigné d'eux, et rapproché des girondins à la vue des massacres de l'Abbaye; Manuel fait le jour même une proposition qui excite une grande rumeur parmi les ennemis de la Gironde: «Citoyens représentans, dit-il, il faut ici que tout respire un caractère de dignité et de grandeur qui impose à l'univers. Je demande que le président de là France soit logé dans le palais national des Tuileries, qu'il soit précédé de la force publique et des signes de la loi, et que les citoyens se lèvent à son aspect.» À ces mots, le capucin Chabot, le secrétaire de la commune Tallien, s'élèvent avec véhémence contre ce cérémonial, imité de la royauté. Chabot dit que les représentans du peuple doivent s'assimiler aux citoyens des rangs desquels ils sortent, aux sans-culottes, qui forment la majorité de la nation. Tallien ajoute qu'on ira chercher le président de la convention à un cinquième étage, et que c'est là que logent le génie et la vertu. La proposition de Manuel est donc rejetée, et les ennemis de la Gironde prétendent qu'elle a voulu décerner à son chef Pétion les honneurs souverains.
Après cette proposition, une foule d'autres se succèdent sans interruption. De toutes parts on veut constater par des déclarations authentiques les sentimens qui animent l'assemblée et la France. On demande que la nouvelle constitution ait pour base l'égalité absolue, que la souveraineté du peuple soit décrétée, que haine soit jurée à la royauté, à la dictature, au triumvirat, à toute autorité individuelle, et que la peine de mort soit décrétée contre quiconque en proposerait une pareille. Danton met fin à toutes les motions, en faisant décréter que la nouvelle constitution ne sera valable qu'après avoir été sanctionnée par le peuple. On ajoute que les lois existantes continueront provisoirement d'avoir leur effet, que les autorités non remplacées seront provisoirement maintenues, et que les impôts seront perçus comme par le passé, en attendant les nouveaux systèmes de contribution. Après ces propositions et ces décrets, Manuel, Collot-d'Herbois, Grégoire, entreprennent la question de la royauté, et demandent que son abolition soit prononcée sur-le-champ. Le peuple, disent-ils, vient d'être déclaré souverain, mais il ne le sera réellement que lorsque vous l'aurez délivré d'une autorité rivale, celle des rois. L'assemblée, les tribunes se lèvent pour exprimer une réprobation unanime contre la royauté. Cependant Bazire voudrait, dit-il, une discussion solennelle sur une question aussi importante, «Qu'est-il besoin de discuter, reprend Grégoire, lorsque tout le monde est d'accord? Les cours sont l'atelier du crime, le foyer de la corruption, l'histoire des rois est le martyrologe des nations. Dès que nous sommes tous également pénétrés de ces vérités, qu'est-il besoin de discuter?»
La discussion est en effet fermée. Il se fait un profond silence, et, sur la déclaration unanime de l'assemblée, le président déclare que la royauté est abolie en France. Ce décret est accueilli par des applaudissemens universels; la publication en est ordonnée sur-le-champ, ainsi que l'envoi aux armées et à toutes les municipalités.
Lorsque cette institution de la république fut proclamée, les Prussiens menaçaient encore le territoire. Dumouriez, comme on l'a vu, s'était porté à Sainte-Menehould, et la canonnade du 21, si heureuse pour nos armes, n'était pas encore connue à Paris. Le lendemain 22, Billaud-Varennes proposa de dater, non plus de l'an 4 de la liberté, mais de l'an 1er de la république. Cette proposition fut adoptée. L'année 1789 ne fut plus considérée comme ayant commencé la liberté, et la nouvelle ère républicaine s'ouvrit ce jour même, 22 septembre 1792.
Le soir on apprit la canonnade de Valmy, et la joie commença à se répandre. Sur la demande des citoyens d'Orléans, qui se plaignaient de leurs magistrats, il fut décrété que tous les membres des corps administratifs et des tribunaux seraient réélus, et que les conditions d'éligibilité, fixées par la constitution de 91, seraient considérées comme nulles. Il n'était plus nécessaire de prendre les juges parmi les légistes, ni les administrateurs dans une certaine classe de propriétaires. Déjà l'assemblée législative avait aboli le marc d'argent, et attribué à tous les citoyens en âge de majorité la capacité électorale. La convention acheva d'effacer les dernières démarcations, en appelant tous les citoyens à toutes les fonctions les plus diverses. Ainsi fut commencé le système de l'égalité absolue.
Le 23, tous les ministres furent entendus. Le député Gambon fit un rapport sur l'état des finances. Les précédentes assemblées avaient décrété la fabrication de deux milliards sept cents millions d'assignats; deux milliards cinq cents millions avaient été dépensés; restait deux cents millions, dont cent soixante-seize étaient encore à fabriquer, et dont vingt-quatre se trouvaient en caisse. Les impôts étaient retenus par les départemens pour les achats de grains ordonnés par la dernière assemblée; il fallait de nouvelles ressources extraordinaires. La masse des biens nationaux s'augmentant tous les jours par l'émigration, on ne craignait pas d'émettre le papier qui les représentait, et on n'hésita pas à le faire: une nouvelle création d'assignats fut donc ordonnée.
Roland fut entendu sur l'état de la France et de la capitale. Aussi sévère et plus hardi encore qu'au 3 septembre, il exposa avec énergie les désordres de Paris, les causes et les moyens de les prévenir. Il recommanda l'institution prompte d'un gouvernement fort et vigoureux, comme la seule garantie d'ordre dans les états libres. Son rapport, entendu avec faveur, fut couvert d'applaudissemens, et n'excita cependant aucune explosion chez ceux qui se regardaient comme accusés dès qu'il s'agissait des troubles de Paris.
Mais à peine ce premier coup d'oeil était-il jeté sur la situation de la France, qu'on apprend la nouvelle de la propagation du désordre dans certains départemens. Roland écrit une lettre à la convention pour lui dénoncer de nouveaux excès, et en demander la répression. Aussitôt cette lecture achevée, les députés Kersaint, Buzot, s'élancent à la tribune pour dénoncer les violences de tout genre qui commencent à se commettre partout. «Les assassinats, disent-ils, sont imités dans les départemens. Ce n'est pas l'anarchie qu'il faut en accuser, mais des tyrans d'une nouvelle espèce, qui s'élèvent sur la France à peine affranchie. C'est de Paris que partent tous les jours ces funestes inspirations du crime. Sur tous les murs de la capitale, on lit des affiches qui provoquent aux meurtres, aux incendies, aux pillages, et des listes de proscription où sont désignées chaque jour de nouvelles victimes. Comment préserver le peuple d'une affreuse misère, si tant de citoyens sont condamnés à cacher leur existence? Comment faire espérer à la France une constitution, si la convention, qui doit la décréter, délibère sous les poignards? Il faut, pour l'honneur de la révolution, arrêter tant d'excès, et distinguer entre la bravoure civique qui a bravé le despotisme au 10 août, et la cruauté servant, aux 2 et 3 septembre, une tyrannie muette et cachée.»
En conséquence, les orateurs demandent l'établissement d'un comité chargé,
1. De rendre compte de l'état de la république et de Paris en particulier;
2. De présenter un projet de loi contre les provocateurs au meurtre et à l'assassinat;
3. De rendre compte des moyens de donner à la convention nationale une force publique à sa disposition, prise dans les quatre-vingt-trois départemens.
A cette proposition, tous les membres du côté gauche, où s'étaient rangés les esprits les plus ardens de la nouvelle assemblée, poussent des cris tumultueux. On exagère, suivant eux, les maux de la France. Les plaintes hypocrites qu'on vient d'entendre partent du fond des cachots, où ont été justement plongés les suspects qui, depuis trois ans, appelaient la guerre civile sur leur patrie. Les maux dont on se plaint étaient inévitables; le peuple est en état de révolution, et il devait prendre des mesures énergiques pour son salut. Aujourd'hui, ces momens critiques sont passés, et les déclarations que vient de faire la convention suffiront pour apaiser les troubles. D'ailleurs, pourquoi une juridiction Extraordinaire? Les anciennes lois existent, et suffisent pour les provocations au meurtre. Serait-ce encore une nouvelle loi martiale qu'on voudrait établir?
Par une contradiction bien ordinaire chez les partis, ceux qui avaient demandé la juridiction extraordinaire du 17 août, ceux qui allaient demander le tribunal révolutionnaire, s'élevaient contre une loi qui, disaient-ils, était une loi de sang! «Une loi de sang, répond Kersaint, lorsque je veux au contraire en prévenir l'effusion!» Cependant l'ajournement est vivement demandé. «Ajourner la répression des meurtres, s'écrie Vergniaud, c'est les ordonner! Les ennemis de la France sont en armes sur notre territoire, et l'on veut que les citoyens français, au lieu de combattre, s'entr'égorgent comme les soldats de Cadmus!…»
Enfin la proposition de Kersaint et Buzot est adoptée tout entière. On décrète qu'il sera préparé des lois pour la punition des provocateurs au meurtre, et pour l'organisation d'une garde départementale.
Cette séance du 24 septembre avait causé une grande émotion dans les esprits; cependant aucun nom n'avait été prononcé, et les accusations étaient restées générales. Le lendemain, on s'aborde avec les ressentimens de la veille, et d'une part on murmure contre les décrets rendus, de l'autre on éprouve le regret de n'avoir pas assez dit contre la façon appelée désorganisatrice. Tandis qu'on attaque les décrets, ou qu'on les défend, Merlin, autrefois huissier et officier municipal à Thionville, puis député à la législative, où il se signala parmi les patriotes les plus prononcés, Merlin, fameux par son ardeur et sa bravoure, demande la parole. «L'ordre du jour, dit-il, est d'éclaircir si, comme Lasource me l'a assuré hier, il existe, au sein de la convention nationale, une faction qui veuille établir un triumvirat ou une dictature: il faut ou que les défiances cessent, ou que Lasource indique les coupables, et je jure de les poignarder en face de l'assemblée.» Lasource, si vivement sommé de s'expliquer, rapporte sa conversation avec Merlin, et désigne de nouveau, sans les nommer, les ambitieux qui veulent s'élever sur les ruines de la royauté détruite. «Ce sont ceux qui ont provoqué le meurtre et le pillage, qui ont lancé des mandats d'arrêt contre des membres de la législative, qui désignent aux poignards les membres courageux de la convention, et qui imputent au peuple les excès qu'ils ordonnent eux-mêmes. Lorsqu'il en sera temps, il arrachera le voile qu'il ne fait que soulever, dût-il périr sous leurs coups.»
Cependant les triumvirs n'étaient pas nommés. Osselin monte à la tribune et désigne la députation de Paris, dont il est membre; il dit que c'est contre elle qu'on s'étudie à exciter des défiances, qu'elle n'est ni assez profondément ignorante, ni assez profondément scélérate, pour avoir conçu des projets de triumvirat et de dictature; qu'il fait serment du contraire, et demande l'anathème et la mort contre le premier qui serait surpris méditant de pareils projets. «Que chacun, ajoute-t-il, me suive à la tribune, et y fasse la même déclaration:—Oui, s'écrie Rebecqui, le courageux ami de Barbaroux; oui, ce parti accusé de projets tyranniques existe, et je le nomme: c'est le parti Robespierre. Marseille le connaît, et nous envoie ici pour le combattre.»
Cette apostrophe hardie cause une grande rumeur dans l'assemblée. Les yeux se dirigent sur Robespierre. Danton se hâte de prendre la parole pour apaiser ces divisions, et écarter des accusations qu'il savait en partie dirigées contre lui-même. «Ce sera, dit-il, un beau jour pour la république que celui où une explication franche et fraternelle calmera toutes ces défiances. On parle de dictateurs, de triumvirs; mais cette accusation est vague et doit être signée.—Moi je la signerai, s'écrie de nouveau Rebecqui, en s'élançant au bureau.—Soit, répond Danton; s'il est des coupables, qu'ils soient immolés, fussent-ils les meilleurs de mes amis. Pour moi, ma vie est connue. Dans les sociétés patriotiques, au 10 août, au conseil exécutif, j'ai servi la cause de la liberté sans aucune vue personnelle, et avec l'énergie de mon tempérament. Je ne crains donc pas les accusations pour moi-même; mais je veux les épargner à tout le monde. Il est, j'en conviens, dans la députation de Paris, un homme qu'on pourrait appeler le Royou des républicains: c'est Marat. Souvent on m'a accusé d'être l'instigateur de ses placards; mais j'invoque le témoignage du président, et je lui demande de déclarer si, dans la commune et les comités, il ne m'a pas vu souvent aux prises avec Marat. Au reste, cet écrivain tant accusé a passé une partie de sa vie dans les souterrains et les cachots. La souffrance a altéré son humeur, il faut excuser ses emportemens. Mais laissez là des discussions tout individuelles, et tâchez de les faire servir à la chose publique. Portez la peine de mort contre quiconque proposera la dictature ou le triumvirat.» Cette motion est couverte d'applaudissemens. «Ce n'est pas tout, reprend Danton, il est une autre crainte répandue dans le public, et il faut la dissiper. On prétend qu'une partie des députés médite le régime fédératif, et la division de la France en une foule de sections. Il nous importe de former un tout. Déclarez donc, par un autre décret, l'unité de la France et de son gouvernement. Ces bases posées, écartons nos défiances, soyons unis, et marchons à notre but!»
Buzot répond à Danton que la dictature se prend, mais ne se demande pas, et que porter des lois contre cette demande est illusoire; que quant au système fédératif, personne n'y a songé; que la proposition d'une garde départementale est un moyen d'unité, puisque tous les départemens seront appelés à garder en commun la représentation nationale; qu'au reste, il peut être bon de faire une loi sur ce sujet, mais qu'elle doit être mûrement réfléchie, et qu'en conséquence il faut renvoyer les propositions de Danton à la commission des six; décrétée la veille.
Robespierre, personnellement accusé, demande à son tour la parole. D'abord il annonce que ce n'est pas lui qu'il va défendre, mais la chose publique, attaquée dans sa personne. S'adressant à Rebecqui: «Citoyen, lui dit-il, qui n'avez pas craint de m'accuser, je vous remercie. Je reconnais à votre courage la cité célèbre qui vous a député. La patrie, vous et moi, nous gagnerons tous à cette accusation.
«On désigne, continue-t-il, un parti qui médite une nouvelle tyrannie, et c'est moi qu'on en nomme le chef. L'accusation est vague; mais, grâce à tout ce que j'ai fait pour la liberté, il me sera facile d'y répondre. C'est moi qui, dans la constituante, ai pendant trois ans combattu toutes les factions, quelque nom qu'elles empruntassent; c'est moi qui ai combattu contre la cour, dédaigné ses présens; c'est moi…—Ce n'est pas la question, s'écrient plusieurs députés.—Il faut qu'il se justifie, répond Tallien.—Puisqu'on m'accuse, reprend Robespierre, de trahir la patrie, n'ai-je pas le droit d'opposer ma vie toute entière?» Il recommence alors l'énumération de ses doubles services contre l'aristocratie et contre les faux patriotes qui prenaient le masque de la liberté. En disant ces mots, il montrait le côté droit de la Convention. Osselin lui-même, fatigué de cette énumération, interrompt Robespierre, et lui demande de donner une explication franche. «Il ne s'agit pas de ce que tu as fait, dit Lecointe-Puiravaux, mais de ce qu'on t'accuse de faire aujourd'hui.» Robespierre se replie alors sur la liberté des opinions, sur le droit sacré de la défense, sur la chose publique, aussi compromise que lui-même dans cette accusation. On l'invite encore à être plus bref, mais il continue avec la même diffusion. Rappelant les fameux décrets qu'il a fait rendre contre la réélection des constituans et contre la nomination des députés à des places données par le gouvernement, il demande si ce sont là des preuves d'ambition. Récriminant ensuite contre ses adversaires, il renouvelle l'accusation de fédéralisme, et finit en demandant l'adoption des décrets proposés par Danton, et un examen sérieux de l'accusation intentée contre lui. Barbaroux, impatient, s'élance à la barre: «Barbaroux de Marseille, s'écrie-t-il, se présente pour signer la dénonciation faite par Rebecqui contre Robespierre.» Alors il raconte une histoire fort insignifiante et souvent répétée: c'est qu'avant le 10 août Panis le conduisit chez Robespierre, et qu'en sortant de cette entrevue Panis lui présenta Robespierre comme le seul homme, le seul dictateur capable de sauver la chose publique; et qu'à cela lui, Barbaroux, répondit que jamais les Marseillais ne baisseraient la tête devant un roi ni devant un dictateur.
Déjà nous avons rapporté ces faits, et on a pu juger si ces vagues et insignifians propos des amis de Robespierre pouvaient servir de base à une accusation. Barbaroux reprend une à une les imputations adressées aux girondins; il demande qu'on proscrive le fédéralisme par un décret; que tous les membres de la convention nationale jurent de se laisser bloquer dans la capitale, et d'y mourir plutôt que de la quitter. Après beaucoup d'applaudissemens, Barbaroux reprend, et dit que, quant aux projets de dictature, on ne saurait les contester; que les usurpations de la commune, les mandats lancés contre les membres de la représentation nationale, les commissaires envoyés dans les départemens, tout prouve un projet de domination; mais que la ville de Marseille veille à la sûreté de ses députés; que, toujours prompte à devancer les bons décrets, elle envoya le bataillon des fédérés, malgré le veto royal, et que maintenant encore elle envoie huit cents de ses citoyens, auxquels leurs pères ont donné deux pistolets, un sabre, un fusil, et un assignat de cinq cents livres; qu'elle y a joint deux cents hommes de cavalerie, bien équipés, et que cette force servira à commencer la garde départementale proposée pour la sûreté de la convention! «Pour Robespierre, ajoute Barbaroux, j'éprouve un vif regret de l'avoir accusé, car je l'aimais, je l'estimais autrefois. Oui, nous l'aimions, et nous l'estimions tous, et cependant nous l'avons accusé! Mais qu'il reconnaisse ses torts, et nous nous désistons. Qu'il cesse de se plaindre, car s'il a sauvé la liberté par ses écrits, nous l'avons défendue de nos personnes. Citoyens, quand le jour du péril sera arrivé, alors on nous jugera, alors nous verrons si les faiseurs de placards sauront mourir avec nous!» De nombreux applaudissemens accompagnent Barbaroux jusqu'à sa place. Au mot de placards, Marat réclame la parole. Cambon la demande après lui, et obtient la préférence. Il dénonce alors des placards où la dictature est proposée comme indispensable, et qui sont signés du nom de Marat. A ces mots, chacun s'éloigne de celui-ci, et il répond par un sourire aux mépris qu'on lui témoigne. A Cambon succèdent d'autres accusateurs de Marat et de la commune. Marat fait de longs efforts pour obtenir la parole; mais Panis l'obtient encore avant lui, pour répondre aux allégations de Barbaroux. Panis nie maladroitement des faits vrais, mais peu probans, et qu'il valait mieux avouer, en se repliant sur leur peu de valeur. Il est alors interrompu par Brissot, qui lui demande raison du mandat d'arrêt lancé contre sa personne. Panis se replie sur les circonstances, qu'on a, dit-il, trop facilement oubliées, sur la terreur et le désordre qui régnaient alors dans les esprits, sur la multitude des dénonciations contre les conspirateurs du 10 août, sur la force des bruits répandus contre Brissot, et sur la nécessité de les éclaircir.
Après ces longues explications, à tout moment interrompues et reprises, Marat, insistant toujours pour avoir la parole, l'obtient enfin, lorsqu'il n'est plus possible de la lui refuser. C'était la première fois qu'il paraissait à la tribune. Son aspect produit un mouvement d'indignation, et un bruit affreux s'élève contre lui. A bas! à bas! est le cri général. Négligemment vêtu, portant une casquette, qu'il dépose sur la tribune, et promenant sur son auditoire un sourire convulsif et méprisant: «J'ai, dit-il, un grand nombre d'ennemis personnels dans cette assemblée… —Tous! tous! s'écrient la plupart des députés.—J'ai dans cette assemblée, reprend Marat avec la même assurance, un grand nombre d'ennemis personnels, je les rappelle à la pudeur. Qu'ils s'épargnent les clameurs furibondes contre un homme qui a servi la liberté, et eux-mêmes, plus qu'ils ne pensent.
«On parle de triumvirat, de dictature, on en attribue le projet à la députation de Paris; eh bien! je dois à la justice de déclarer que mes collègues, et notamment Robespierre et Danton, s'y sont toujours opposés, et que j'ai toujours eu à les combattre sur ce point. Moi le premier, et le seul en France, entre tous les écrivains politiques, j'ai songé à cette mesure, comme au seul moyen d'écraser les traîtres et les conspirateurs. C'est moi seul qu'il faut punir; mais avant de punir il faut entendre.» Ici quelques applaudissemens éclatent, mais peu nombreux. Marat reprend: «Au milieu des machinations éternelles d'un roi perfide, d'une cour abominable, et des faux patriotes qui, dans les deux assemblées, vendaient la liberté publique, me reprocherez-vous d'avoir imaginé le seul moyen de salut, et d'avoir appelé la vengeance sur les têtes criminelles? non, car le peuple vous désavouerait. Il a senti qu'il ne lui restait plus que ce moyen, et c'est en se faisant dictateur lui-même qu'il s'est délivré des traîtres.
«J'ai frémi plus qu'un autre à l'idée de ces mouvemens terribles, et c'est pour qu'ils ne fussent pas éternellement vains que j'aurais désiré qu'ils fussent dirigés par une main juste et ferme! Si, à la prise de la Bastille, on eût compris la nécessité de cette mesure, cinq cents têtes scélérates seraient tombées à ma voix; et la paix eût été affermie dès cette époque. Mais faute d'avoir employé cette énergie aussi sage que nécessaire, cent mille patriotes ont été égorgés, et cent mille sont menacés de l'être! Au reste, la preuve que je ne voulais point faire de cette espèce de dictateur, de tribun, de triumvir (le nom n'y fait rien), un tyran tel que la sottise pourrait l'imaginer, mais une victime dévouée à la patrie, dont nul ambitieux n'aurait envié le sort, c'est que je voulais en même temps que son autorité ne durât que quelques jours, qu'elle fût bornée au pouvoir de condamner les traîtres, et même qu'on lui attachât durant ce temps un boulet au pied, afin qu'il fût toujours sous la main du peuple. Mes idées, quelque révoltantes qu'elles vous parussent, ne tendaient qu'au bonheur public. Si vous n'étiez point vous-mêmes à la hauteur de m'entendre, tant pis pour vous!
Le profond silence qui avait régné jusque-là est interrompu par quelques éclats de rire, qui ne déconcertent point l'orateur, beaucoup plus effrayant que risible. Il continue: «Telle était mon opinion, écrite, signée, publiquement soutenue. Si elle était fausse, il fallait la combattre, m'éclairer, et ne point me dénoncer au despotisme.»
«On m'a accusé d'ambition! mais voyez, et jugez-moi. Si j'avais seulement voulu mettre un prix à mon silence, je serais gorgé d'or, et je suis pauvre! Poursuivi sans cesse, j'ai erré de souterrains en souterrains, et j'ai prêché la vérité sur le billot!»
«Pour vous, ouvrez les yeux; loin de consumer votre temps en discussions scandaleuses, perfectionnez la déclaration des droits, établissez la constitution, et posez les bases du gouvernement juste et libre, qui est le véritable objet de vos travaux.»
Une attention universelle avait été accordée à cet homme étrange, et l'assemblée, stupéfaite d'un système aussi effrayant et aussi calculé, avait gardé le silence. Quelques partisans de Marat, enhardis par ce silence, avaient applaudi; mais ils n'avaient pas été imités, et Marat avait repris sa place sans recevoir ni applaudissemens, ni marques de colère.
Vergniaud, le plus pur, le plus sage des girondins, croit devoir prendre la parole pour réveiller l'indignation de l'assemblée. Il déplore le malheur d'avoir à répondre à un homme chargé de décrets!… Chabot, Tallien, se récrient à ces mots, et demandent si ce sont les décrets lancés par le Châtelet pour avoir dévoilé Lafayette. Vergniaud insiste, et déplore d'avoir à répondre à un homme qui n'a pas purgé les décrets dont il est chargé, à un homme tout dégouttant de calomnies, de fiel et de sang! Les murmures se renouvellent; mais il continue avec fermeté, et après avoir distingué, dans la députation de Paris, David, Dusaulx et quelques autres membres, il prend en mains la fameuse circulaire de la commune que nous avons déjà citée, et la lit tout entière. Cependant comme elle était déjà connue, elle ne produit pas autant d'effet qu'une autre pièce, dont le député Boileau fait à son tour la lecture. C'est une feuille imprimée par Marat, le jour même, et dans laquelle il dit: «Une seule réflexion m'accable, c'est que tous mes efforts pour sauver le peuple n'aboutiront à rien sans une nouvelle insurrection. A voir la trempe de la plupart des députés à la convention nationale, je désespère du salut public. Si dans les huit premières séances les bases de la constitution ne sont pas posées, n'attendez plus rien de cette assemblée. Cinquante ans d'anarchie vous attendent, et vous n'en sortirez que par un dictateur, vrai patriote et homme d'état… O peuple babillard! si tu savais agir!…»
La lecture de cette pièce est souvent interrompue par des cris d'indignation. A peine est-elle achevée, qu'une foule de membres se déchaînent contre Marat. Les uns le menacent et crient: A l'Abbaye! à la guillotine! D'autres l'accablent de paroles de mépris. Il ne répond que par un nouveau sourire à toutes les attaques dont il est l'objet. Boileau demande un décret d'accusation, et la plus grande partie de l'assemblée veut aller aux voix. Marat insiste avec sang-froid pour être entendu. On ne veut l'écouter qu'à la barre; enfin il obtient la tribune. Selon son expression accoutumée, il rappelle ses ennemis à la pudeur. Quant aux décrets qu'on n'a pas rougi de lui opposer, il s'en fait gloire, parce qu'ils sont le prix de son courage. D'ailleurs le peuple, en l'envoyant dans cette assemblée nationale, a purgé les décrets, et décidé entre ses accusateurs et lui. Quant à l'écrit dont on vient dé faire la lecture, il ne le désavouera pas, car le mensonge, dit il, n'approcha jamais de ses lèvres, et la crainte est étrangère à son coeur. «Me demander une rétractation, ajoute-il, c'est exiger que je ne voie pas ce que je vois, que je ne sente pas ce que je sens, et il n'est aucune puissance sous le soleil qui soit capable de ce renversement d'idées: je puis répondre de la pureté de mon coeur, mais je ne puis changer mes pensées; elles sont ce que la nature des choses me suggère.»
Marat apprend ensuite à l'assemblée que cet écrit, imprimé en placards, il y a dix jours, a été réimprimé, contre son gré, par son libraire; mais qu'il vient de donner, dans le premier numéro du Journal de la République, un nouvel exposé de ses principes, dont assurément l'assemblée sera satisfaite, si elle veut l'écouter.
On consent en effet à lire l'article, et l'assemblée apaisée par les expressions modérées de Marat, dans cet article intitulé Sa nouvelle marche, le traite avec moins de rigueur; il obtient même quelques marques de satisfaction. Mais il remonte à la tribune avec son audace ordinaire, et prétend donner une leçon à ses collègues sur le danger de l'emportement et de la prévention. Si son journal n'avait pas paru le jour même, pour le disculper, on l'envoyait aveuglément dans les fers. «Mais, dit-il, en montrant un pistolet qu'il portait toujours dans sa poche, et qu'il s'applique sur le front, j'avais de quoi rester libre, et si vous m'aviez décrété d'accusation, je me brûlais la cervelle à cette tribune même. Voilà le fruit de mes travaux, de mes dangers, de mes souffrances! Eh bien, je resterai parmi vous, pour braver vos fureurs!» A ce dernier mot de Marat, ses collègues, rendus à leur indignation, s'écrient que c'est un fou, un scélérat, et se livrent à un long tumulte.
La discussion avait duré plusieurs heures, et cependant qu'avait-on appris?… rien sur le projet prétendu d'une dictature au profit d'un triumvirat, mais beaucoup sur le caractère des partis, et sur leur force respective. On avait vu Danton, facile et plein de bonne volonté pour ses collègues, à condition qu'on ne l'inquiéterait pas sur sa conduite; Robespierre, plein de fiel et d'orgueil; Marat, étonnant de cynisme et d'audace, repoussé même par son parti, mais tâchant d'habituer les esprits à ses atroces systèmes: tous trois enfin réussissant dans la révolution par des facultés et des vices différens, n'étant point d'accord les uns avec les autres, se désavouant réciproquement, et n'ayant évidemment que ce goût pour l'influence, naturel à tous les hommes, et qui n'est point encore un projet de tyrannie. On s'accorda avec les girondins pour proscrire septembre et ses horreurs; on leur décerna l'estime due à leurs talens et à leur probité; mais on trouva leurs accusations exagérées et imprudentes, et on ne put s'empêcher de voir dans leur indignation quelques sentimens personnels. Dès ce moment l'assemblée se distribua en côté droit et côté gauche, comme dans les premiers jours de la constituante. Au côté droit se placèrent tous les girondins, et ceux qui, sans, être aussi personnellement liés à leur sort, partageaient cependant leur indignation généreuse. Au centre s'accumulèrent, en nombre considérable, tous les députés honnêtes, mais paisibles, qui, n'étant portés ni par leur caractère, ni par leur talent, à prendre part à la lutte des partis autrement que par leur vote, cherchaient, en se confondant dans la multitude, l'obscurité et la sécurité. Leur grand nombre dans l'assemblée, le respect encore très grand qu'on avait pour elle, l'empressement que le parti jacobin et municipal mettait à se justifier à ses yeux, tout les rassurait. Ils aimaient à croire que l'autorité de la convention suffirait, avec le temps, pour dompter les agitateurs; ils n'étaient pas fâchés d'ajourner l'énergie, et de pouvoir dire aux girondins que leurs accusations étaient hasardées. Ils ne se montraient encore que raisonnables et impartiaux, parfois un peu jaloux de l'éloquence trop fréquente et trop brillante du côté droit; mais bientôt, en présence de la tyrannie, ils allaient devenir faibles et lâches. On les nomma la Plaine, et par opposition on appela Montagne le côté gauche, où tous les jacobins s'étaient amoncelés les uns au-dessus des autres. Sur les degrés de cette Montagne, on voyait les députés de Paris et ceux des départemens qui devaient leur nomination à la correspondance des clubs, ou qui avaient été gagnés, depuis leur arrivée, par l'idée qu'il ne fallait faire aucun quartier aux ennemis de la révolution. On y comptait aussi quelques esprits distingués, mais exacts, rigoureux, positifs, auxquels les théories et la philanthropie des girondins déplaisaient comme de vaines abstractions. Cependant les montagnards étaient peu nombreux encore. La Plaine, unie au côté droit, composait une majorité immense, qui avait donné la présidence à Pétion, et qui approuvait les attaques des girondins contre septembre, sauf les personnalités, qui semblaient trop précoces et trop peu fondées [1].
[Note 1: Voyez un extrait des Mémoires de Garat à la fin du volume.]
On avait passé à l'ordre du jour sur les accusations réciproques des deux partis; mais on avait maintenu le décret de la veille, et trois objets demeuraient arrêtés: 1° demander au ministère de l'intérieur un compte exact et fidèle de l'état de Paris; 2° rédiger un projet de loi contre les provocateurs au meurtre et au pillage; 3° aviser au moyen de réunir autour de la convention une garde départementale. Quant au rapport sur l'état de Paris, on savait avec quelle énergie et dans quel sens il serait fait, puisqu'il était confié à Roland: la commission chargée des deux projets contre les provocations écrites et pour la composition d'une garde, ne donnait pas moins d'espoir, puisqu'elle était toute composée de girondins: Buzot, Lasource, Kersaint, en faisaient partie.
C'est surtout contre ces deux derniers projets que les montagnards étaient le plus soulevés. Ils demandaient si on voulait renouveler la loi martiale et les massacres du Champ-de-Mars, si la convention voulait se faire des satellites et des gardes-du-corps, comme le dernier roi. Ils renouvelaient ainsi, comme le disaient les girondins, toutes les raisons données par la cour contre le camp sous Paris.
Beaucoup des membres du côté gauche, et même les plus ardens, étaient, en leur qualité de membres de la convention, très prononcés contre les usurpations de la commune; et, à part les députés de Paris, aucun ne la défendait lorsqu'elle était attaquée, ce qui avait lieu tous les jours. Aussi les décrets se succédèrent-ils vivement. Comme la commune tardait à se renouveler, en exécution du décret qui prescrivait la réélection de tous les corps administratifs, on ordonna au conseil exécutif de veiller à son renouvellement, et d'en rendre compte à l'assemblée sous trois jours. Une commission de six membres fut nommée pour recevoir la déclaration, signée de tous ceux qui avaient déposé des effets à l'Hôtel-de-Ville, et pour rechercher l'existence de ces effets, ou vérifier l'emploi qu'en avait fait la municipalité. Le directoire du département, que la commune insurrectionnelle avait réduit au titre et aux fonctions de simple commission administrative, fut réintégré dans toutes ses attributions, et reprit son titre de directoire. Les élections communales pour la nomination du maire, de la municipalité, et du conseil général, que les jacobins avaient récemment imaginé de faire à haute voix, pour intimider les faibles, furent de nouveau rendues secrètes par une confirmation de la loi existante. Les élections déjà opérées d'après ce mode illégal, furent annulées, et les sections se soumirent à les recommencer dans la forme prescrite. On décréta enfin que tous les prisonniers enfermés sans mandat d'arrêt, seraient élargis sur-le-champ. C'était là un grand coup porté au comité de surveillance, acharné surtout contre les personnes.
Tous ces décrets avaient été rendus dans les premiers jours d'octobre, et la commune, vivement poussée, se voyait obligée à plier sous l'ascendant de la convention. Cependant le comité de surveillance n'avait pas voulu se laisser battre sans résistance. Ses membres s'étaient présentés à l'assemblée, disant qu'ils venaient confondre leurs ennemis. Dépositaires des papiers trouvés chez Laporte, intendant de la liste civile, et condamné, comme on s'en souvient, par le tribunal du 17 août, ils avaient découvert, disaient-ils, une lettre où il était parlé de ce qu'avaient coûté certains décrets, rendus dans les précédentes assemblées. Ils venaient démasquer les députés vendus à la cour, et prouver la fausseté de leur patriotisme. «Nommez-les! s'était écriée l'assemblée avec indignation.—Nous ne pouvons les désigner encore, avaient répondu les membres du comité.»
Sur-le-champ, pour repousser la calomnie, il fut nommé une commission de vingt-quatre députés, étrangers à la constituante et à la législative, chargés de vérifier ces papiers et d'en faire leur rapport. Marat, inventeur de cette ressource, publia dans son journal qu'il avait rendu aux Rolandistes, accusateurs de la commune, la monnaie de leur pièce; et il annonça la prétendue découverte d'une trahison des girondins. Cependant les papiers examinés, aucun des députés actuels ne se trouva compromis, et le comité de surveillance fut déclaré calomniateur. Les papiers étant trop volumineux pour que les vingt-quatre députés en continuassent l'examen à l'Hôtel-de-Ville, on les transporta dans l'un des comités de l'assemblée. Marat, se voyant ainsi privé de riches matériaux pour ses accusations journalières, s'en irrita beaucoup, et prétendit, dans son journal, qu'on avait voulu détruire la preuve de toutes les trahisons.
Après avoir ainsi réprimé les débordemens de la commune, l'assemblée s'occupa du pouvoir exécutif, et décida que les ministres ne pourraient plus être pris dans son sein. Danton, obligé d'opter entre les fonctions de ministre de la justice et de membre de la convention, préféra, comme Mirabeau, celles qui lui assuraient la tribune, et quitta le ministère sans rendre compte des dépenses secrètes, disant qu'il avait rendu ce compte au conseil. Ce fait n'était pas très-exact; mais on n'y regarda pas de plus près, et on passa outre. Sur le refus de François de Neuchâteau, Garat, écrivain distingué, idéologue spirituel, et devenu fameux par l'excellente rédaction du Journal de Paris, occupa la place de ministre de la justice. Servan, fatigué d'une administration laborieuse, et au-dessus non de ses facultés, mais de ses forces, préféra le commandement de l'armée d'observation qu'on formait le long des Pyrénées. Le ministre Lebrun fut provisoirement chargé d'ajouter le portefeuille de la guerre à celui des affaires étrangères. Roland enfin offrit aussi sa démission, fatigué qu'il était d'une anarchie si contraire à sa probité et à son inflexible amour de l'ordre. Les girondins proposèrent à l'assemblée de l'inviter à garder le portefeuille. Les montagnards, et particulièrement Danton, qu'il avait beaucoup contrarié, s'opposèrent à cette démarche comme peu digne de l'assemblée. Danton se plaignit de ce qu'il était faible et gouverné par sa femme; on répondit à ce reproche de faiblesse par la lettre du 3 septembre, et on aurait pu répondre encore en citant l'opposition que lui, Danton, avait rencontrée dans le conseil. Cependant on passa à l'ordre du jour. Pressé par les girondins et tous les gens de bien, Roland demeura au ministère. «J'y reste, écrivit-il noblement à l'assemblée, puisque la calomnie m'y attaque, puisque des dangers m'y attendent, puisque la convention a paru désirer que j'y fusse encore. Il est trop glorieux, ajouta-t-il en finissant sa lettre, qu'on n'ait eu à me reprocher que mon union avec le courage et la vertu.»
L'assemblée se partagea ensuite en divers comités. Elle créa un comité de surveillance composé de trente membres; un second de la guerre, de vingt-quatre; un troisième des comptes, de quinze; un quatrième de législation criminelle et civile, de quarante-huit; un cinquième des assignats, monnaies et finances, de quarante-deux. Un sixième comité, plus important que tous les autres, fut chargé du principal objet pour lequel la convention était réunie, c'est-à-dire, de préparer un projet de constitution. On le composa de neuf membres diversement célèbres, et presque tous choisis dans les intérêts du côté droit. La philosophie y eut ses représentans dans la personne de Sieyès, de Condorcet, et de l'Américain Thomas Payne, récemment élu citoyen français et membre de la convention nationale; la Gironde y fut particulièrement représentée par Gensonné, Vergniaud, Pétion et Brissot, le centre par Barrère, et la Montagne par Danton. On est sans doute étonné de voir ce tribun si remuant, mais si peu spéculatif, placé dans ce comité tout philosophique, et il semble que le caractère de Robespierre, sinon ses talens, aurait dû lui valoir ce rôle. Il est certain que Robespierre ambitionnait bien davantage cette distinction, et qu'il fut profondément blessé de ne pas l'obtenir. On l'accorda de préférence à Danton, que son esprit naturel rendait propre à tout, et qu'aucun ressentiment profond ne séparait encore de ses collègues. Ce fut cette composition du comité qui fit renvoyer si long-temps le travail de la constitution.
Après avoir pourvu de la sorte au rétablissement de l'ordre dans la capitale, à l'organisation du pouvoir exécutif, à la distribution des comités et aux préparatifs de la constitution, il restait un dernier objet à régler, l'un des plus graves dont l'assemblée eût à s'occuper, le sort de Louis XVI et de sa famille. Le plus profond silence avait été observé à cet égard dans l'assemblée, et on en parlait partout, aux Jacobins, à la commune, dans tous les lieux particuliers ou publics, excepté seulement à la convention. Des émigrés avaient été saisis les armes à la main, et on les conduisait à Paris pour leur appliquer les lois criminelles. A ce sujet, une voix s'éleva (c'était la première), et demanda si, au lieu de s'occuper de ces coupables subalternes, on ne songerait pas à ces coupables plus élevés renfermés au Temple. A ce mot, un profond silence régna dans l'assemblée. Barbaroux prit le premier la parole, et demanda qu'avant de savoir si la convention jugerait Louis XVI, on décidât si la convention serait corps judiciaire, car elle avait d'autres coupables à juger que ceux du Temple. En élevant cette question, Barbaroux faisait allusion au projet d'instituer la convention en cour extraordinaire, pour juger elle-même les agitateurs, les triumvirs, etc. Après quelques débats, la proposition fut renvoyée au comité de législation, pour examiner les questions auxquelles elle donnait naissance.
CHAPITRE II.
SITUATION MILITAIRE A LA FIN D'OCTOBRE 1792.—BOMBARDEMENT DE LILLE PAR LES AUTRICHIENS; PRISE DE WORMS ET DE MAYENCE PAR CUSTINE.—FAUTE DE NOS GÉNÉRAUX.—MAUVAISES OPÉRATIONS DE CUSTINE.—ARMÉE DES ALPES.—CONQUÊTE DE LA SAVOIE ET DE NICE.—DUMOURIEZ SE REND A PARIS: SA POSITION A L'ÉGARD DES PARTIS.—INFLUENCE ET ORGANISATION DU CLUB DES JACOBINS.—ÉTAT DE LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE; SALONS DE PARIS.—ENTREVUE DE MARAT ET DE DUMOURIEZ. —ANECDOTE.—SECONDE LUTTE DES GIRONDINS AVEC LES MONTAGNARDS; LOUVET DÉNONCE ROBESPIERRE; RÉPONSE DE ROBESPIERRE; L'ASSEMBLÉE NE DONNE PAS SUITE A SON ACCUSATION.—PREMIÈRES PROPOSITIONS SUR LE PROCÈS DE LOUIS XVI.
Dans ce moment, la situation militaire de la France était bien changée. On touchait à la mi-octobre; déjà l'ennemi était repoussé de la Champagne et de la Flandre, et le sol étranger envahi sur trois points, le Palatinat, la Savoie et le comté de Nice.
On a vu les Prussiens se retirant du camp de la Lune, reprenant la route de l'Argonne, jonchant les défilés de morts et de malades, et n'échappant à une perte totale que par la négligence de nos généraux qui poursuivaient chacun un but différent. Le duc de Saxe-Teschen n'avait pas mieux réussi dans son attaque sur les Pays-Bas. Tandis que les Prussiens marchaient sur l'Argonne, ce prince, ne voulant pas rester en arrière, avait cru devoir essayer quelque entreprise éclatante. Cependant, quoique notre frontière du Nord fût dégarnie, ses moyens n'étaient pas beaucoup plus grands que les nôtres, et il put à peine réunir quinze mille hommes avec un matériel médiocre. Feignant alors de fausses attaques sur toute la ligne des places fortes, il provoqua la déroute de l'un de nos petits camps, et se porta tout à coup sur Lille, pour essayer un siège que les plus grands généraux n'avaient pu exécuter avec de puissantes armées et un matériel considérable. Il n'y a que la possibilité du succès qui justifie à la guerre les entreprises cruelles. Le duc ne put aborder qu'un point de la place, et y établit des batteries d'obusiers, qui la bombardèrent pendant six jours consécutifs, et incendièrent plus de deux cents maisons. On dit que l'archiduchesse Christine voulut assister elle-même à ce spectacle horrible. S'il en est ainsi, elle ne put être témoin que de l'héroïsme des assiégés, et de l'inutilité des barbaries autrichiennes. Les Lillois, résistant avec une noble obstination, ne consentirent jamais à se rendre; et, le 8 octobre, tandis que les Prussiens abandonnaient l'Argonne, le duc Albert était obligé de quitter Lille. Le général Labourdonnaie, arrivant de Soissons, Beurnonville, revenant de la Champagne, le forcèrent à s'éloigner rapidement de nos frontières, et la résistance des Lillois, publiée par toute la France, ne fit qu'augmenter l'enthousiasme général.
A peu près à la même époque, Custine tentait dans le Palatinat des entreprises hardies, mais d'un résultat plus brillant que solide. Attaché à l'armée de Biron, qui campait le long du Rhin, il était placé avec dix-sept mille hommes à quelque distance de Spire. La grande armée d'invasion n'avait que faiblement protégé ses derrières, en s'avançant dans l'intérieur de la France. De faibles détachemens couvraient Spire, Worms et Mayence. Custine s'en aperçut, marcha sur Spire, et y entra sans résistance le 30 septembre. Enhardi par le succès, il pénétra le 5 octobre dans Worms, sans rencontrer plus de difficultés, et obligea une garnison de deux mille sept cents hommes à mettre bas les armes. Il prit ensuite Franckenthal, et songea sur-le-champ à l'importante place de Mayence, qui était le point de retraite le plus important pour les Prussiens, et dans lequel ils avaient eu l'imprudence de ne laisser qu'une médiocre garnison. Custine, avec dix-sept mille hommes et sans matériel, ne pouvait tenter un siège, mais il essaya d'un coup de main. Les idées qui avaient soulevé la France agitaient toute l'Allemagne, et particulièrement les villes à université; Mayence en était une, et Custine y pratiqua des intelligences. Il s'approcha des murs, s'en éloigna sur la fausse nouvelle de l'arrivée d'un corps autrichien, s'y reporta de nouveau, et, faisant de grands mouvemens, trompa l'ennemi sur la force de son armée. On délibéra dans la place. Le projet de capitulation fut fortement appuyé par les partisans des Français, et le 21 octobre les portes furent ouvertes à Custine. La garnison mit bas les armes, excepté huit cents Autrichiens, qui rejoignirent la grande armée. La nouvelle de ces succès se répandit avec éclat, et causa une sensation extraordinaire. Ils avaient sans doute bien peu coûté, ils étaient bien peu méritoires, comparés à la constance des Lillois et au magnanime sang-froid déployé à Sainte-Menehould; mais on était enchanté de passer de la simple résistance à la conquête. Jusque-là tout était bien de la part de Custine, si, appréciant sa position, il eût su terminer la campagne par un mouvement qui était possible et décisif.
En cet instant, les trois armées de Dumouriez, de Kellermann et de Custine, étaient, par la plus heureuse rencontre, placées de manière à détruire les Prussiens et à conquérir par une seule marche toute la ligne du Rhin jusqu'à la mer. Si Dumouriez, moins préoccupé d'une autre idée, eût gardé Kellermann sous ses ordres, et eût poursuivi les Prussiens avec ses quatre-vingt mille hommes; si en même temps Custine, descendant le Rhin de Mayence à Coblentz, se fût jeté sur leurs derrières, on les aurait accablés infailliblement. Suivant ensuite le cours du Rhin jusqu'en Hollande, on prenait le duc Albert à revers, on l'obligeait à déposer les armes ou à se faire jour, et tous les Pays-Bas étaient soumis. Trèves et Luxembourg, compris dans la ligne que nous avions décrite, tombaient nécessairement; tout était France jusqu'au Rhin, et la campagne se trouvait terminée en un mois. Le génie abondait chez Dumouriez, mais ses idées avaient pris un autre cours. Brûlant de retourner en Belgique, il ne songeait qu'à y marcher directement, pour secourir Lille et pousser de front le duc Albert. Il laissa donc Kellermann seul à la poursuite des Prussiens. Celui-ci pouvait encore se porter sur Coblentz, en passant entre Luxembourg et Trèves, tandis que Custine descendrait de Mayence. Mais Kellermann, peu entreprenant, ne présuma pas assez de ses troupes, qui paraissaient harassées, et se cantonna autour de Metz. Custine, de son côté, voulant se rendre indépendant et faire des incursions brillantes, n'avait aucune envie de se joindre à Kellermann et de se renfermer dans la limite du Rhin. Il ne pensa donc jamais à venir à Coblentz. Ainsi fut négligé ce beau plan, si bien saisi et développé par le plus grand de nos historiens militaires.[1]
[Note 1: Jomini.]
Custine, avec de l'esprit, était hautain, emporté et inconséquent. Il tendait surtout à se rendre indépendant de Biron et de tout autre général, et il eut l'idée de conquérir autour de lui. Prendre Manheim, l'exposait à violer la neutralité de l'électeur palatin, ce qui lui était défendu par le conseil exécutif; il songea donc à désemparer le Rhin pour s'avancer en Allemagne. Francfort, placé sur le Mein, lui sembla une proie digne d'envie, et il résolut de s'y porter. Cependant cette ville libre, commerçante, toujours neutre dans les diverses guerres, et bien disposée pour les Français, ne méritait pas cette fâcheuse préférence. N'étant point défendue, il était facile d'y entrer, mais difficile de s'y maintenir, et par conséquent inutile de l'occuper. Cette excursion ne pouvait avoir qu'un but, celui de frapper des contributions, et il n'y avait aucune justice à les imposer à un peuple habituellement neutre, comptant tout au plus par ses voeux, et par ses voeux mêmes méritant la bienveillance de la France, dont il approuvait les principes et souhaitait les succès; Custine commit la faute d'y entrer. Ce fut le 27 octobre. Il leva des contributions, indisposa les habitans, dont il fit des ennemis pour les Français, et s'exposa, en se jetant ainsi sur le Mein, à être coupé du Rhin, ou par les Prussiens, s'ils fussent remontés jusqu'à Bingen, ou par l'électeur palatin, si, rompant la neutralité, il fût sorti de Manheim.
La nouvelle de ces courses sur le territoire ennemi continua de causer une grande joie à la France, qui était tout étonnée de conquérir, quelques jours après avoir tant craint d'être conquise elle-même. Les Prussiens alarmés jetèrent un pont volant sur le Rhin, pour remonter le long de la rive droite, et chasser les Français. Heureusement pour Custine, ils mirent douze jours à passer le fleuve. Le découragement, les maladies, et la séparation des Autrichiens, avaient réduit cette armée à cinquante mille hommes. Clerfayt, avec ses dix-huit mille Autrichiens, avait suivi le mouvement général de nos troupes vers la Flandre, et se portait au secours du duc Albert. Le corps des émigrés avait été licencié, et cette brillante milice s'était réunie au corps de Condé, ou avait passé à la solde étrangère. Tandis que ces événements se passaient à la frontière du Nord et du Rhin, nous remportions d'autres avantages sur la frontière des Alpes. Montesquiou, placé à l'armée du Midi, envahissait la Savoie et faisait occuper le comté de Nice par un de ses lieutenans. Ce général, qui avait fait voir dans la constituante toutes les lumières d'un homme d'état, et qui n'eut pas le temps de montrer les qualités d'un militaire, dont on assure qu'il était doué, avait été mandé à la barre de la législative pour rendre compte de sa conduite, accusée de trop de lenteur. Il était parvenu à convaincre ses accusateurs que ses retards tenaient au défaut de moyens, et non au manque de zèle, et il était retourné aux Alpes. Cependant il appartenait à la première génération révolutionnaire, et se trouvait ainsi incompatible avec la nouvelle. Mandé encore une fois, il allait être destitué, lorsqu'on apprit enfin son entrée en Savoie. Sa destitution fut alors suspendue, et on lui laissa continuer sa conquête.
D'après le plan conçu par Dumouriez, lorsqu'en qualité de ministre des affaires étrangères il régissait à la fois la diplomatie et la guerre, la France devait pousser ses armées jusqu'à ses frontières naturelles, le Rhin et la haute chaîne des Alpes. Pour cela, il fallait conquérir la Belgique, la Savoie et Nice. La France avait ainsi l'avantage, en rentrant dans les principes naturels de sa politique, de ne dépouiller, que les deux seuls ennemis qui lui fissent la guerre, la maison d'Autriche et la cour de Turin. C'est de ce plan, manqué en avril dans la Belgique, et différé jusqu'ici dans la Savoie, que Montesquiou allait exécuter sa partie. Il donna une division au général Anselme, pour passer le Var et se porter sur Nice à un signal donné; il marcha lui-même, avec la plus grande partie de son armée, de Grenoble sur Chambéry; il fit menacer les troupes sardes par Saint-Geniès; et s'avançant lui-même du fort Barraux sur Montmélian, il parvint à les diviser et à les rejeter dans les vallées. Tandis que ses lieutenans les poursuivaient, il se porta sur Chambéry, le 28 septembre, et y fit son entrée triomphale, à la grande satisfaction des habitans, qui aimaient la liberté en vrais enfans des montagnes, et la France comme des hommes qui parlent la même langue, ont les mêmes moeurs, et appartiennent au même bassin. Il forma aussitôt une assemblée de Savoisiens, pour y faire délibérer sur une question qui ne pouvait pas être douteuse, cette de la réunion à la France.
Au même instant, Anselme, renforcé de six mille Marseillais, qu'il avait demandés comme auxiliaires, s'était approché du Var, torrent inégal, comme tous ceux qui descendent des hautes montagnes, tour à tour immense ou desséché, et ne pouvant pas même recevoir un pont fixe. Anselme passa très hardiment le Var, et occupa Nice que le comte Saint-André venait d'abandonner, et où les magistrats l'avaient pressé d'entrer pour arrêter les désordres de la populace, qui se livrait à d'affreux pillages. Les troupes sardes se rejetèrent vers les hautes vallées; Anselme les poursuivit; mais il s'arrêta devant un poste redoutable, celui de Saorgio, dont il ne put jamais chasser les Piémontais. Pendant ce temps, l'escadre de l'amiral Truguet, combinant ses mouvemens avec ceux du général Anselme, avait obtenu la reddition de Villefranche, et s'était portée devant la petite principauté d'Oneille. Beaucoup de corsaires trouvaient ordinairement un asile dans ce port, et par cette raison, il n'était pas inutile de le réduire. Mais, tandis qu'un canot français s'avançait pour parlementer, plusieurs hommes furent, en violation du droit des gens, tués par une décharge générale. L'amiral, embossant alors ses vaisseaux devant le port, l'écrasa de ses feux, y débarqua ensuite quelques troupes, qui saccagèrent la ville, et firent un grand carnage des moines qui s'y trouvaient en grand nombre, et qui étaient, dit-on, les instigateurs de ce manque de foi. Telle est la rigueur des lois militaires, et la malheureuse ville d'Oneille les subit sans aucune miséricorde. Après cette expédition, l'escadre française retourna devant Nice, où Anselme, séparé par les crues du Var du reste de son armée, se trouvait dangereusement compromis. Cependant, en se gardant bien contre le poste de Saorgio, et en ménageant les habitans plus qu'il ne le faisait, sa position était tenable, et il pouvait conserver sa conquête.
Sur ces entrefaites, Montesquiou s'avançait de Chambéry sur Genève, et allait se trouver en présence de la Suisse, très diversement disposée pour les Français, et qui prétendait voir dans l'invasion de la Savoie un danger pour sa neutralité.
Les sentimens des cantons étaient très partagés à notre égard. Toutes les républiques aristocratiques condamnaient notre révolution. Berne surtout, et son avoyer Stinger, la détestaient profondément, et d'autant plus que le pays de Vaud, si opprimé, la chérissait davantage. L'aristocratie helvétique, excitée par l'avoyer Stinger et par l'ambassadeur anglais, demandait la guerre contre nous, et faisait valoir le massacre des gardes-Suisses au 10 août, le désarmement d'un régiment à Aix, et enfin l'occupation des gorges du Porentruy, qui dépendaient de l'évêché de Bâle, et que Biron avait fait occuper pour fermer le Jura. Le parti modéré l'emporta néanmoins, et on résolut une neutralité armée. Le canton de Berne, plus irrité et plus défiant, porta un corps d'armée à Nyon, et, sous le prétexte d'une demande des magistrats de Genève, plaça garnison dans cette ville. D'après les anciens traités, Genève, en cas dé guerre entre la France et la Savoie, ne devait recevoir garnison ni de l'une ni de l'autre puissance. Notre envoyé en sortit aussitôt, et le conseil exécutif, poussé par Clavière, autrefois exilé de Genève, et jaloux d'y faire entrer la révolution, ordonna à Montesquiou de faire exécuter les traités. De plus, on lui enjoignit de mettre lui-même garnison dans la place, c'est-à-dire d'imiter la faute reprochée aux Bernois. Montesquiou sentait d'abord qu'il n'avait pas actuellement les moyens de prendre Genève, et ensuite qu'en rompant la neutralité et en se mettant en guerre avec la Suisse, on ouvrait l'est de la France, et on découvrait le flanc droit de notre défensive. Il résolut d'un côté d'intimider Genève, tandis que de l'autre il tâcherait de faire entendre raison au conseil exécutif. Il demanda donc hautement la sortie des troupes bernoises, et essaya de persuader au ministère français qu'on ne pouvait exiger davantage. Son projet était, en cas d'extrémité, de bombarder Genève, et de se porter par une marche hardie sur le canton de Vaud, pour le mettre en révolution. Genève consentit à la sortie des troupes bernoises, à condition que Montesquiou se retirerait à dix lieues, ce qu'il exécuta sur-le-champ. Cependant cette concession fut blâmée à Paris, et Montesquiou, placé à Carouge, où l'entouraient les exilés génevois qui voulaient rentrer dans leur patrie, se trouvait là entre la crainte de brouiller la France avec la Suisse, et la crainte de désobéir au conseil exécutif, qui méconnaissait les vues militaires et politiques les plus sages. Cette négociation, prolongée par la distance des lieux, n'était pas encore près de finir, quoiqu'on fût à la fin d'octobre.
Tel était donc, en octobre 1792, depuis Dunkerque jusqu'à Bâle, et depuis Bâle jusqu'à Nice, l'état de nos armes. La frontière de la Champagne était délivrée de la grande invasion; les troupes se portaient de cette province vers la Flandre, pour secourir Lille et envahir la Belgique. Kellermann prenait ses quartiers en Lorraine. Custine, échappé des mains de Biron, maître de Mayence, et courant imprudemment dans le Palatinat et jusqu'au Mein, réjouissait la France par ses conquêtes, effrayait l'Allemagne, et s'exposait imprudemment à être coupé par les Prussiens, qui remontaient la rive droite du Rhin, en troupes malades et battues, mais nombreuses, et capables encore d'envelopper la petite armée française. Biron campait toujours le long du Rhin. Montesquiou, maître de la Savoie par la retraite des Piémontais au-delà des Alpes, et préservé de nouvelles attaques par les neiges, avait à décider la question de la neutralité suisse ou par les armes ou par des négociations. Enfin Anselme, maître de Nice, et soutenu, par une escadre, pouvait résister dans sa position malgré les crues du Var, et malgré les Piémontais groupés au-dessus de lui dans le poste de Saorgio.
Tandis que la guerre allait se transporter de la Champagne dans la Belgique, Dumouriez avait demandé la permission de se rendre à Paris pour deux ou trois jours seulement, afin de concerter avec les ministres l'invasion des Pays-Bas et le plan général de toutes les opérations militaires. Ses ennemis répandirent qu'il venait se faire applaudir, et qu'il quittait le soin de son commandement pour une frivole satisfaction de vanité. Ces reproches étaient exagérés, car le commandement de Dumouriez ne souffrait pas de cette absence, et de simples marches de troupes pouvaient se faire sans lui. Sa présence au contraire devait être fort utile au conseil pour la détermination d'un plan général, et d'ailleurs on pouvait lui pardonner une impatience de gloire, si générale chez les hommes, et si excusable quand elle ne nuit pas à des devoirs.
Il arriva le 11 octobre à Paris. Sa position était embarrassante, car il ne pouvait se trouver bien avec aucun des deux partis. La violence des jacobins lui répugnait, et il avait rompu avec les girondins, en les expulsant quelques mois auparavant du ministère. Cependant, fort bien accueilli dans toute la Champagne, il le fut encore mieux à Paris, surtout par les ministres et par Roland lui-même, qui mettait ses ressentimens personnels au néant, quand il s'agissait de la chose publique. Il se présenta le 12 à la convention. A peine l'eut-on annoncé, que des applaudissemens mêlés d'acclamations s'élevèrent de toutes parts. Il prononça un discours simple, énergique, où était brièvement retracée toute la campagne de l'Argonne, et où ses troupes et Kellermann lui-même étaient traités avec les plus grands éloges. Son état-major présenta ensuite un drapeau pris sur les émigrés, et l'offrit à l'assemblée comme un monument de la vanité de leurs projets. Aussitôt après, les députés se hâtèrent de l'entourer, et on leva la séance pour donner un libre cours aux félicitations. Ce furent surtout les nombreux députés de la Plaine, les impartiaux, comme on les appelait, qui, n'ayant à lui reprocher ni rupture ni tiédeur révolutionnaire, lui témoignèrent le plus vif et le plus sincère empressement. Les girondins ne restèrent pas en arrière; cependant, soit par la faute de Dumouriez, soit par la leur, la réconciliation ne fut pas entière, et on put apercevoir entre eux un reste de froideur. Les montagnards, qui lui avaient reproché un moment d'attachement pour Louis XVI, et qui le trouvaient, par ses manières, son mérite et son élévation, déjà trop semblable aux girondins, lui surent mauvais gré des témoignages qu'il obtint de leur part, et supposèrent ces témoignages plus significatifs qu'ils ne l'étaient réellement.
Après la convention, restait à visiter les jacobins, et cette puissance était alors devenue si imposante, que le général victorieux ne pouvait se dispenser de lui rendre hommage. C'est là que l'opinion en fermentation formait tous ses projets et rendait tous ses arrêts. S'agissait-il d'une loi importante, d'une haute question politique, d'une grande mesure révolutionnaire, les jacobins, toujours plus prompts, se hâtaient d'ouvrir la discussion et de donner leur avis. Immédiatement après, ils se répandaient dans la commune, dans les sections, ils écrivaient à tous les clubs affiliés; et l'opinion qu'ils avaient émise, le voeu qu'ils avaient formé, revenaient sous forme d'adresse de tous les points de la France, et sous forme de pétition armée, de tous les quartiers de Paris. Lorsque, dans les conseils municipaux, dans les sections, et dans toutes les assemblées revêtues d'une autorité quelconque, on hésitait encore sur une question, par un dernier respect de la légalité, les jacobins, qui s'estimaient aussi libres que la pensée, la tranchaient hardiment, et toute insurrection était proposée chez eux long-temps à l'avance. Ils avaient pendant tout un mois délibéré sur celle du 10 août. Outre cette initiative dans chaque question, ils s'arrogeaient encore, dans tous les détails du gouvernement, une inquisition inexorable. Un ministre, un chef de bureau, un fournisseur étaient-ils accusés, des commissaires partaient des Jacobins, se faisaient ouvrir les bureaux, et demandaient des comptes rigoureux, qu'on leur rendait sans hauteur, sans dédain, sans impatience. Tout citoyen qui croyait avoir à se plaindre d'un acte quelconque, n'avait qu'à se présenter à la société, et il y trouvait des défenseurs officieux pour lui faire rendre justice. Un jour c'étaient des soldats qui se plaignaient de leurs officiers, des ouvriers de leurs entrepreneurs; un autre jour on voyait une actrice réclamer contre son directeur; une fois même un jacobin vint demander réparation de l'adultère commis avec sa femme par l'un de ses collègues.
Chacun s'empressait de se faire inscrire sur les registres de la société pour faire preuve de zèle patriotique. Presque tous les députés nouvellement arrivés à Paris s'étaient hâtés de s'y présenter; on en avait compté cent treize dans une semaine, et ceux même qui n'avaient pas l'intention de suivre les séances ne laissaient pas que de demander leur admission. Les sociétés affiliées écrivaient du fond des provinces, pour s'informer si les députés de leurs départemens s'étaient fait recevoir, et s'ils étaient assidus. Les riches de la capitale tâchaient de se faire pardonner leur opulence en allant aux Jacobins se couvrir du bonnet rouge, et leurs équipages encombraient la porte de ce séjour de l'égalité. Tandis que la salle était remplie du grand nombre de ses membres, que les tribunes regorgeaient de peuple, une foule immense, mêlée aux équipages, attendait à la porte, et demandait à grands cris à être introduite. Quelquefois cette multitude s'irritait, lorsque la pluie, si fréquente sous le ciel de Paris, ajoutait aux ennuis de l'attente, et alors quelque membre demandait l'admission du bon peuple, qui souffrait aux portes de la salle. Marat avait souvent réclamé dans de pareilles occasions; et quand l'admission était accordée, quelquefois même avant, une multitude immense d'hommes et de femmes venaient inonder la société, et se mêler à ses membres. C'était à la fin du jour qu'on s'assemblait. La colère, excitée et contenue à la convention, venait faire là une libre explosion. La nuit, la multitude des assistans, tout contribuait à échauffer les têtes; souvent la séance, se prolongeant, dégénérait en un tumulte épouvantable, et les agitateurs y puisaient, pour le lendemain, le courage des plus audacieuses tentatives. Cependant cette société, si avancée en démagogie, n'était pas encore ce qu'elle devint plus tard. On y souffrait encore à la porte les équipages de ceux qui venaient ab jurer l'inégalité des conditions. Quelques membres avaient fait de vains efforts pour y parler le chapeau sur la tête, et on les avait obligés à se découvrir. Brissot, à la vérité, venait d'en être exclu par une décision solennelle; mais Pétion continuait d'y présider, au milieu des applaudissemens. Chabot, Collot-d'Herbois, Fabre d'Églantine, y étaient les orateurs favorisés. Marat y paraissait étrange encore, et Chabot disait, en langage du lieu, que Marat était un porc-épic qu'on ne pouvait saisir d'aucun côté.
Dumouriez fut reçu par Danton, qui présidait la séance. De nombreux applaudissemens l'accueillirent, et en le voyant on lui pardonna l'amitié supposée des girondins. Il prononça quelques mots convenables à la situation, et promit avant la fin du mois de marcher à la tête de soixante mille hommes, pour attaquer les rois, et sauver les peuples de la tyrannie.
Danton répondant en style analogue, lui dit que, ralliant les Français au camp de Sainte-Menehould, il avait bien mérité de la patrie, mais qu'une nouvelle carrière s'ouvrait, qu'il devait faire tomber les couronnes devant le bonnet rouge dont la société l'avait honoré, et que son nom figurerait alors parmi les plus beaux noms de la France. Collot-d'Herbois le harangua ensuite, et lui tint un discours qui montre et la langue de l'époque, et les dispositions du moment à l'égard du général.
«Ce n'est pas un roi qui t'a nommé, ô Dumouriez, ce sont tes concitoyens. Souviens-toi qu'un général de la république ne doit jamais servir qu'elle seule. Tu as entendu parler de Thémistocle; il venait de sauver la Grèce à Salamine; mais, calomnié par ses ennemis, il se vit obligé de chercher un asile chez les tyrans. On lui offrit de servir contre sa patrie: pour toute réponse, il s'enfonça son épée dans le coeur. Dumouriez, tu as des ennemis, tu seras calomnié, souviens-toi de Thémistocle!
«Des peuples esclaves t'attendent pour les secourir: bientôt tu les délivreras. Quelle glorieuse mission!… Il faut cependant te défendre de quelque excès de générosité envers tes ennemis. Tu as reconduit le roi de Prusse un peu trop à la manière française…. Mais, nous l'espérons, l'Autriche paiera double.
«Tu iras à Bruxelles, Dumouriez … je n'ai rien à te dire…. Cependant si tu y trouvais une femme exécrable qui, sous les murs de Lille, est venue repaître sa férocité du spectacle des boulets rouges!… Mais cette femme ne t'attend pas….
«A Bruxelles la liberté va renaître sous tes pas … citoyens, filles, femmes, enfans, se presseront autour de toi; de quelle félicité tu vas jouir, Dumouriez!… Ma femme … est de Bruxelles, elle t'embrassera aussi[1].»
[Note 1: Voyez la note 1 à la fin du volume.]
Danton sortit ensuite avec Dumouriez, dont il s'était emparé, et auquel il faisait en quelque sorte les honneurs de la nouvelle république. Danton ayant montré à Paris une contenance aussi ferme que Dumouriez à Sainte-Menehould, on les regardait l'un et l'autre comme les deux sauveurs de la révolution, et on les applaudissait ensemble dans tous les spectacles où ils se montraient. Un certain instinct rapprochait ces deux hommes, malgré la différence de leurs habitudes. C'étaient les corrompus des deux régimes qui s'unissaient avec un même génie, un même goût pour les plaisirs, mais avec une corruption différente. Danton avait celle du peuple, et Dumouriez celle des cours; mais plus heureux que son collègue, ce dernier n'avait servi que généreusement et les armes à la main, et Danton avait eu le malheur de souiller un grand caractère par les atrocités de septembre.
Ces salons si brillans, où les hommes célèbres jouissaient autrefois de la gloire, où, pendant tout le dernier siècle, on avait écouté et applaudi Voltaire, Diderot, d'Alembert, Rousseau, ces salons n'existaient plus. Il restait la société simple et choisie de madame Roland, où se réunissaient tous les girondins; le beau Barbaroux, le spirituel Louvet, le grave Buzot, le brillant Guadet, l'entraînant Vergniaud, et où régnaient encore une langue pure, des entretiens pleins d'intérêt, et des moeurs élégantes et polies. Les ministres s'y réunissaient deux fois la semaine, et on y faisait un repas composé d'un seul service. Telle était la nouvelle société républicaine, qui joignait aux grâces de l'ancienne France le sérieux de la nouvelle, et qui allait bientôt disparaître devant la grossièreté démagogique. Dumouriez assista à l'un de ces festins si simples, éprouva d'abord quelque gêne à l'aspect de ces anciens amis qu'il avait chassés du ministère, de cette femme qui lui semblait trop sévère, et à laquelle il paraissait trop licencieux; mais il soutint cette situation avec son esprit accoutumé, et fut touché surtout de la cordialité sincère de Roland. Après la société des girondins, celle des artistes était la seule qui eût survécu à la dispersion de l'ancienne aristocratie. Presque tous les artistes avaient embrassé chaudement une révolution qui les vengeait des dédains nobiliaires, et qui ne promettait de faveur qu'au génie. Ils accueillirent Dumouriez à leur tour, et lui donnèrent une fête où furent réunis tous les talens que renfermait la capitale. Mais au milieu même de la fête, une scène étrange vint l'interrompre, et causer autant de dégoût que de surprise.
Marat, toujours prompt à devancer les méfiances révolutionnaires, n'était point satisfait du général. Dénonciateur acharné de tous les hommes entourés de la faveur publique, il avait toujours provoqué, par ses dégoûtantes invectives, les disgrâces encourues par les chefs populaires. Mirabeau, Bailly, Lafayette, Pétion, les girondins, avaient été accablés de ses outrages, lorsqu'ils jouissaient encore de toute leur popularité. Depuis le 10 août surtout, il s'était livré à tous les désordres de son esprit; et, quoique révoltant pour les hommes raisonnables et honnêtes, et étrange au moins pour les révolutionnaires emportés, il avait été encouragé par un commencement de succès. Aussi ne manquait-il pas de se regarder en quelque sorte comme un homme public, essentiel au nouvel ordre de choses. Il passait une partie de sa vie à recueillir des bruits, à les répandre dans sa feuille, et à parcourir les bureaux pour y redresser les torts des administrateurs envers le peuple. Faisant au public la confidence de sa vie, il disait un jour dans l'un de ses numéros[1], que ses occupations étaient accablantes; que sur les vingt-quatre heures de la journée, il n'en donnait que deux au sommeil, et une seule à la table et aux soins domestiques; qu'en outre des heures consacrées à ses devoirs de député, il en employait régulièrement six à recueillir et à faire valoir les plaintes d'une foule de malheureux et d'opprimés; qu'il consacrait les heures restantes à lire une multitude de lettres et à y répondre, à écrire ses observations sur les événemens, à recevoir des dénonciations, à s'assurer de la véracité des dénonciateurs, enfin à faire sa feuille, et à veiller à l'impression d'un grand ouvrage. Depuis trois années il n'avait pas pris, disait-il, un quart d'heure de récréation; et on tremble en se figurant ce que peut produire dans une révolution une intelligence aussi désordonnée, servie par cette activité dévorante.
[Note 1: Journal de la République française; N° 93, mercredi 9 janvier 1793.]
Marat prétendait ne voir dans Dumouriez qu'un aristocrate de mauvaises moeurs, dont il fallait se défier. Par surcroît de motifs, il apprit que Dumouriez venait de sévir avec la plus grande rigueur contre deux bataillons de volontaires qui avaient égorgé des déserteurs émigrés. Sur-le-champ il se rend aux Jacobins, dénonce le général à leur tribune, et demande deux commissaires pour aller l'interroger sur sa conduite. On lui adjoint aussitôt les nommés Montaut et Bentabolle, et sur l'heure il se met en marche avec eux. Dumouriez n'était point à sa demeure. Marat court aux divers spectacles, et enfin apprend que Dumouriez assistait à une fête que lui donnaient les artistes chez mademoiselle Candeille, femme célèbre alors. Marat n'hésite pas à s'y rendre, malgré son dégoûtant costume. Les équipages, les détachemens de la garde nationale qu'il trouve à la porte du lieu où se donnait la fête, la présence du commandant Santerre, d'une foule de députés, les apprêts d'un festin, irritent son humeur. Il s'avance hardiment et demande Dumouriez. Une espèce de rumeur s'élève à son approche. Son nom prononcé fait disparaître une foule de visages, qui, disait-il, fuyaient des regards accusateurs. Marchant droit vers Dumouriez, il l'interpelle vivement, et lui demande compte des traitemens exercés envers les deux bataillons. Le général le regarde, puis lui dit avec une curiosité méprisante: «Ah! c'est vous qu'on appelle Marat?» Il le considère encore des pieds à la tête, et lui tourne le dos, sans lui adresser une parole. Cependant les jacobins qui accompagnaient Marat paraissant plus doux et plus honnêtes, Dumouriez leur donne quelques explications, et les renvoie satisfaits. Marat, qui ne l'était pas, pousse de grands cris dans les antichambres, gourmande Santerre, qui fait, dit-il, auprès du général le métier d'un laquais; déclame contre les gardes nationaux qui contribuaient à l'éclat de la fête, et se retire en menaçant de sa colère tous les aristocrates composant la réunion. Aussitôt il court transcrire dans son journal cette scène ridicule, qui peint si bien la situation de Dumouriez, les fureurs de Marat et les moeurs de cette époque[1].
[Note 1: Voyez le récit de Marat lui-même, note 2 à la fin du volume.]
Dumouriez avait passé quatre jours à Paris, et pendant ce temps il n'avait pu s'entendre avec les girondins, quoiqu'il eût parmi eux un ami intime dans la personne de Gensonné. Il s'était borné à conseiller à ce dernier de se réconcilier avec Danton, comme avec l'homme le plus puissant, et celui qui, malgré ses vices, pouvait devenir le plus utile aux gens de bien. Dumouriez ne s'était pas mieux entendu avec les jacobins, dont il était dégoûté, et auxquels il était suspect à cause de son amitié supposée avec les girondins. Son séjour à Paris l'avait donc peu servi auprès des deux partis, mais lui avait été plus utile sous le rapport militaire.
Suivant son usage, il avait conçu un plan général adopté par le conseil exécutif. D'après ce plan, Montesquiou devait se maintenir le long des Alpes, et s'assurer la grande chaîne pour limite, en achevant la conquête de Nice, et en s'efforçant de conserver la neutralité suisse. Biron devait être renforcé, afin de garder le Rhin depuis Bâle jusqu'à Landan. Un corps de douze mille hommes, aux ordres du général Meusnier, était destiné à se porter sur les derrières de Custine, afin de couvrir ses communications. Kellermann avait ordre de quitter ses quartiers, de passer rapidement entre Luxembourg et Trèves, pour courir à Coblentz, et de faire ainsi ce qu'on lui avait déjà conseillé, et ce que lui et Custine auraient dû exécuter depuis long-temps. Prenant enfin l'offensive lui-même avec quatre-vingt mille hommes, Dumouriez devait compléter le territoire français par l'acquisition projetée de la Belgique. Gardant ainsi la défensive sur toutes les frontières protégées par la nature du sol, on n'attaquait hardiment que sur la frontière ouverte, celle des Pays-Bas, là où, comme le disait Dumouriez, on ne pouvait SE DÉFENDRE QU'EN GAGNANT DES BATAILLES.
Il obtint, par le crédit de Santerre, que l'absurde idée du camp sous Paris serait abandonnée; que tous les rassemblemens qu'on avait faits en hommes, en artillerie, en munitions, en effets de campement, seraient reportés en Flandre, pour servir à son armée qui manquait de tout; qu'on y ajouterait des souliers, des capotes, et six millions de numéraire pour fournir le prêt aux soldats, en attendant l'entrée dans les Pays-Bas, après laquelle il espérait se suffire à lui-même. Il partit, vers le 16 octobre, un peu désabusé de ce qu'on appelle reconnaissance publique, un peu moins d'accord avec les partis qu'auparavant, et tout au plus dédommagé de son voyage par quelques arrangemens militaires, faits avec le conseil exécutif.
Pendant cet intervalle, la convention avait continué d'agir contre la commune en pressant son renouvellement, et en surveillant tous ses actes. Pétion avait été nommé maire à une majorité de treize mille huit cent quatre-vingt-dix-neuf voix, tandis que Robespierre n'en avait obtenu que vingt-trois, Billaud-Varennes quatorze, Panis quatre-vingts, et Danton onze. Cependant il ne faut point mesurer la popularité de Robespierre et de Pétion d'après cette différence dans le nombre des voix, parce qu'on avait l'habitude de voir dans l'un un maire, et dans l'autre un député, et qu'on ne songeait pas à faire autre chose de chacun d'eux; mais cette immense majorité prouve la popularité dont jouissait encore le principal chef du parti girondin. Il ne faut pas oublier de dire que Bailly obtint deux voix, singulier souvenir donné à ce vertueux magistrat de 1789. Pétion refusa la mairie, fatigué qu'il était des convulsions de la commune, et préférant les fonctions de député à la convention nationale.
Les trois mesures principales projetées dans la fameuse séance du 24 septembre étaient, une loi contre les provocations au meurtre, un décret sur la formation d'une garde départementale, et enfin un compte exact de l'état de Paris. Les deux premières, confiées à la commission des neuf, excitaient un cri continuel aux Jacobins, à la commune et dans les sections. La commission des neuf n'en continuait pas moins ses travaux, et de divers départemens, entre autres de Marseille et du Calvados, arrivaient spontanément et comme avant le 10 août, des bataillons qui devançaient le décret sur la garde départementale. Roland, chargé de la troisième mesure, c'est-à-dire du rapport sur l'état de la capitale, le fit sans faiblesse et avec une rigoureuse vérité. Il peignit et excusa la confusion inévitable de la première insurrection; mais il retraça avec énergie et frappa de réprobation les crimes ajoutés par le 2 septembre à la révolution du 10 août; il montra tous les débordemens de la commune, ses abus de pouvoir, ses emprisonnemens arbitraires, et ses immenses dilapidations. Il finit par ces mots:
«Département sage, mais peu puissant; commune active et despote; peuple excellent mais dont une partie saine est intimidée ou contrainte, tandis que l'autre est travaillée par les flatteurs et enflammée par la calomnie; confusion des pouvoirs, abus et mépris des autorités; force publique faible et nulle par un mauvais commandement; voilà Paris![1]»
[Note 1: Séance du 29 octobre.]
Son rapport fut couvert d'applaudissemens par la majorité ordinaire, bien que, pendant la lecture, certains murmures eussent éclaté vers la Montagne. Cependant une lettre écrite par un particulier à un magistrat, communiquée par ce magistrat au conseil exécutif, et dévoilant le projet d'un nouveau 2 septembre contre une partie de la convention, excita une grande agitation. Une phrase de cette lettre, relative aux conspirateurs, disait: Ils ne veulent entendre parler que de Robespierre. A ce mot tous les regards se dirigèrent sur lui; les uns lui témoignaient de l'indignation, les autres l'excitaient à prendre la parole. Il la prit pour s'opposer à l'impression du rapport de Roland, qu'il qualifia de roman diffamatoire, et il soutint qu'on ne devait pas donner de publicité à ce rapport, avant que ceux qui s'y trouvaient accusés, et lui-même particulièrement, eussent été entendus. S'étendant alors sur ce qui lui était personnel, il commença à se justifier, mais il ne pouvait se faire entendre, à cause du bruit qui régnait dans la salle. «Parle, lui disait Danton, parle; les bons citoyens sont là qui t'entendent.» Robespierre, parvenant à dominer le bruit, recommence son apologie, et défie ses adversaires de l'accuser en face, et de produire contre lui une seule preuve positive. A ce défi, Louvet s'élance: «C'est moi, lui dit-il, moi qui t'accuse.» Et en achevant ces mots il occupait déjà le pied de la tribune, et Barbaroux, Rebecqui, l'y suivaient pour soutenir l'accusation. A cette vue, Robespierre est ému, et son visage paraît altéré; il demande que son accusateur soit entendu, et que lui-même le soit ensuite. Danton, lui succédant à la tribune, se plaint du système de calomnie organisé contre la commune et la députation de Paris, et répète sur Marat, qui était la principale cause de toutes les accusations, ce qu'il avait déjà déclaré, c'est-à-dire qu'il ne l'aimait pas, qu'il avait fait l'expérience de son tempérament volcanique et insociable, et que toute idée d'une coalition triumvirale était absurde. Il finit en demandant qu'on fixe un jour pour discuter le rapport. L'assemblée en décrète l'impression, mais elle en ajourne la distribution aux départemens jusqu'à ce qu'on ait entendu Louvet et Robespierre.
Louvet était plein de hardiesse et de courage; son patriotisme était sincère; mais dans sa haine contre Robespierre entrait le ressentiment d'une lutte personnelle, commencée aux Jacobins, continuée dans la Sentinelle, renouvelée dans l'assemblée électorale, et devenue plus violente depuis qu'il se trouvait face à face avec son jaloux rival dans la convention nationale. A une extrême pétulance de caractère Louvet joignait une imagination romanesque et crédule qui l'égarait, et lui faisait supposer un concert et des complots là où il n'y avait que l'effet spontané des passions. Il croyait à ses propres suppositions, et voulait forcer ses amis à y ajouter la même foi. Mais il rencontrait dans le froid bon sens de Pétion et de Roland, dans l'indolente impartialité de Vergniaud, une opposition qui le désolait. Buzot, Barbaroux, Guadet, sans être aussi crédules, sans supposer des trames aussi compliquées, croyaient à la méchanceté de leurs adversaires, et secondaient les attaques de Louvet par indignation et par courage. Salles, député de la Meurthe, ennemi opiniâtre des anarchistes dans la constituante et dans la convention; Salles, doué d'une imagination sombre et violente, était seul accessible à toutes les suggestions de Louvet, et croyait, comme lui, à de vastes complots tramés dans la commune et aboutissant à l'étranger. Amis passionnés de la liberté, Louvet et Salles ne pouvaient consentir à lui imputer tant de maux, et ils aimaient mieux croire que les Montagnards, surtout Marat, étaient stipendiés par l'émigration et l'Angleterre, pour pousser la révolution au crime, au déshonneur et à la confusion générale. Plus incertains sur le compte de Robespierre, ils voyaient au moins en lui un tyran dévoré d'orgueil et d'ambition, et marchant par tous les moyens au suprême pouvoir.
Louvet, résolu d'attaquer hardiment Robespierre et de ne lui laisser aucun repos, tenait son discours tout prêt, et s'en était muni le jour où Roland devait faire son rapport: aussi fut-il tout préparé a soutenir l'accusation lorsqu'on lui donna la parole. Il la prit sur-le-champ, et immédiatement après Roland.
Déjà les girondins avaient assez de penchant à mal juger les événemens, et à supposer des projets criminels là où il n'y avait que des passions emportées: mais pour le crédule Louvet, la conspiration était encore bien plus évidente et plus fortement combinée. Dans l'exagération croissante des jacobins, dans le succès que la morgue de Robespierre y avait obtenu pendant 1792, il voyait un complot tramé par l'ambitieux tribun. Il le montra, s'entourant de satellites à la violence desquels il livrait ses contradicteurs; se rendant lui-même l'objet d'un culte idolâtre, faisant dire partout, avant le 10 août, que lui seul pouvait sauver la liberté et la France, et le 10 août arrivé, se cachant à la lumière, reparaissant deux jours après le danger, marchant alors droit à la commune, malgré la promesse de ne jamais accepter de place, et, de sa pleine autorité, s'asseyant lui-même au bureau du conseil-général; là, s'emparant d'une bourgeoisie aveugle, la poussant à son gré à tous les excès, allant insulter pour elle l'assemblée législative, et exigeant de cette assemblée des décrets sous peine du tocsin, ordonnant, sans jamais paraître, les massacres et les vols de septembre, pour appuyer l'autorité municipale par la terreur; envoyant ensuite par toute la France des émissaires qui allaient conseiller les mêmes crimes, et engager les provinces à reconnaître la supériorité et l'autorité de Paris. Robespierre, ajoute Louvet, voulait détruire la représentation nationale pour lui substituer la commune dont il disposait, et nous donner le gouvernement de Rome, où, sous le nom de municipes, les provinces étaient soumises à la souveraineté de la métropole. Maître ainsi de Paris, qui l'eût été de la France, il aurait succédé à la royauté détruite. Cependant, voyant approcher le moment de la réunion d'une nouvelle assemblée, il avait passé du conseil-général à l'assemblée électorale, et avait dirigé ses choix par la terreur, afin d'être maître de la convention par la députation de Paris.
C'est lui, Robespierre, qui avait désigné aux électeurs cet homme de sang dont les placards incendiaires remplissaient la France de surprise et d'épouvante. Ce libelliste, du nom duquel Louvet ne voulait pas, disait-il, souiller ses lèvres, n'était que l'enfant perdu de l'assassinat, doué, pour prêcher le crime et calomnier les citoyens les plus purs, d'un courage qui manquait au cauteleux Robespierre. Quant à Danton, Louvet le séparaitde l'accusation, et s'étonnait même qu'il se fût élancé à la tribune pour repousser une attaque qui ne se dirigeait pas contre lui. Cependant il ne le séparait pas de septembre, parce que dans ces jours malheureux, lorsque toutes les autorités, l'assemblée, les ministres, le maire, parlaient en vain pour arrêter les massacres, le ministre seul de la justice ne parlait pas, parce qu'enfin, dans les fameux placards, il était excepté seul des calomnies répandues contre les plus purs des citoyens. «Et puisses-tu, s'écriait Louvet, puisses-tu, «ô Danton, te laver aux yeux de la postérité de «cette déshonorante exception!» Des applaudissemens avaient accueilli ces paroles aussi généreuses qu'imprudentes.
Cette accusation, constamment applaudie, n'avait cependant pas été entendue sans beaucoup de murmures; mais un mot souvent répété pendant la séance les avait arrêtés. «Assurez-moi du silence, avait dit Louvet au président, car je vais toucher le mal, et on criera.—Appuie, avait dit Danton, touche le mal.» Et chaque fois que s'élevaient des murmures: Silence! criait-on, silence, les blessés!
Louvet résume enfin son accusation. «Robespierre, «s'écrie-t-il, je t'accuse d'avoir calomnié «les plus purs citoyens, et de l'avoir fait le jour «où les calomnies étaient des proscriptions; je t'accuse de t'être produit toi-même comme un objet d'idolâtrie, et d'avoir fait répandre que tu étais le seul homme capable de sauver la France; je t'accuse d'avoir avili, insulté et persécuté la représentation nationale, d'avoir tyrannisé l'assemblée électorale de Paris, et d'avoir marché au suprême pouvoir par la calomnie, la violence et la terreur, et je demande un comité pour examiner ta conduite.» Louvet propose une loi qui condamne au bannissement quiconque aura fait de son nom un sujet de division entre les citoyens. Il veut qu'aux mesures dont la commission des neuf prépare le projet, on en ajoute une nouvelle, c'est de mettre la force armée à la disposition du ministre de l'intérieur. «Enfin, dit-il, je demande sur l'heure un décret d'accusation contre Marat!… Dieux! s'écrie-t-il, dieux! je l'ai nommé!»
Robespierre, étourdi des applaudissemens prodigués à son adversaire, veut prendre la parole. Au milieu du bruit et des murmures qu'excite sa présence, il hésite; ses traits et sa voix sont altérés; il se fait entendre cependant, et demande un délai pour préparer sa défense. Le délai lui est accordé, et la défense est ajournée au 5 novembre. Le renvoi était heureux pour l'accusé, car, excitée par Louvet, l'assemblée ressentait ce jour-là une vive indignation.
Le soir, vive rumeur aux Jacobins, où se faisait le contrôle de toutes les séances de la convention. Une foule de membres accoururent éperdus pour raconter la conduite horrible de Louvet, et pour demander sa radiation. Il avait calomnié la société, inculpé Danton, Santerre, Robespierre et Marat; il avait demandé une accusation contre les deux derniers, proposé des lois sanguinaires, attentatoires à la liberté de la presse, et enfin proposé l'ostracisme d'Athènes. Legendre dit que c'était un coup monté, puisque Louvet avait son discours tout prêt, et que bien évidemment le rapport de Roland n'avait eu d'autre objet que de fournir une occasion à cette diatribe.
Fabre d'Églantine se plaint de ce que le scandale augmente tous les jours, de ce qu'on s'évertue à calomnier Paris et les patriotes. «On lie, dit-il, de petites conjectures à de petites suppositions, on en fait sortir une vaste conspiration, et on ne veut nous dire ni où elle est, ni quels en sont les agens et les moyens. S'il y avait un homme qui eût tout vu, tout apprécié dans l'un et l'autre parti, vous ne pourriez douter que cet homme, ami de la vérité, ne fût très propre à la faire connaître. Cet homme c'est Pétion. Forcez sa vertu à dire tout ce qu'il a vu, et à prononcer sur les crimes imputés aux patriotes. Quelque condescendance qu'il puisse avoir pour ses amis, j'ose dire que les intrigues ne l'ont point corrompu. Pétion est toujours pur et sincère; il voulait parler aujourd'hui, forcez-le à s'expliquer[1].»
[Note 1: Voyez la note 3 à la fin du volume.]
Merlin s'oppose à ce qu'on fasse Pétion juge entre Robespierre et Louvet, car c'est violer l'égalité que d'instituer ainsi un citoyen juge suprême des autres. D'ailleurs Pétion est respectable, sans doute; mais s'il venait à dévier! n'est-il pas homme? Pétion n'est-il pas ami de Brissot, de Roland? Pétion ne reçoit-il pas Lasource, Vergniaud, Barbaroux? tous les intrigans qui compromettent la liberté?
La motion de Fabre est abandonnée, et Robespierre jeune, prenant un ton lamentable, comme faisaient à Rome les parens des accusés, exprime sa douleur, et se plaint de n'être pas calomnié comme son frère. «C'est le moment, dit-il, des plus grands dangers, tout le peuple n'est pas pour nous. Il n'y a que les citoyens de Paris qui soient suffisamment éclairés; les autres ne le sont que très imparfaitement… Il serait donc possible que l'innocence succombât lundi!… car la convention a entendu tout entier le long mensonge de Louvet. Citoyens, s'écrie-t-il, j'ai eu un grand effroi; il me semblait que des assassins allaient poignarder mon frère. J'ai entendu des hommes dire qu'il ne périrait que de leurs mains; un autre m'a dit qu'il «voulait être son bourreau.» A ces mots, plusieurs membres se lèvent, et déclarent qu'eux aussi ont été menacés, qu'ils l'ont été par Barbaroux, par Rebecqui et par plusieurs citoyens des tribunes; que ceux qui les menaçaient leur ont dit: «Il faut se débarrasser de Marat et de Robespierre.» On entoure alors Robespierre jeune, on lui promet de veiller sur son frère, et on décide que tous ceux qui ont des amis ou des parens dans les départemens écriront pour éclairer l'opinion. Robespierre jeune, en quittant la tribune, ne manque pas d'ajouter une calomnie. Anacharsis Clootz, dit-il, lui avait assuré que tous les jours il rompait, chez Roland, des lances contre le fédéralisme.
Vient à son tour le fougueux Chabot. Ce qui le blesse surtout dans le discours de Louvet, c'est qu'il s'attribue le 10 août à lui et à ses amis, et le 2 septembre à deux cents assassins. «Moi, dit Chabot, je me souviens que je m'adressai, le 9 août au soir, à messieurs du côté droit, pour leur proposer l'insurrection, et qu'ils me répondirent par un sourire du bout des lèvres. Je ne vois donc pas quel droit ils ont de s'attribuer le 10 août. Quant au 2 septembre, l'auteur en est encore ce même peuple qui a fait le 10 août malgré eux, et qui après la victoire a voulu se venger. Louvet dit qu'il n'y avait pas deux cents assassins, et moi j'assure que j'ai passé avec les «commissaires de la législative sous une voûte de dix mille sabres. J'ai reconnu plus de cent cinquante fédérés. Il n'y a point de crimes en révolution. Marat, tant accusé, n'est poursuivi que pour des faits de révolution. Aujourd'hui on accuse Marat, Danton, Robespierre; demain ce sera Santerre, Chabot, Merlin, etc.»
Excité par ces audacieuses paroles, un fédéré présent à la séance fait ce qu'aucun homme n'avait encore publiquement osé: il déclare qu'il agissait avec un grand nombre de ses camarades aux prisons, et qu'il avait cru n'égorger que des conspirateurs, des fabricateurs de faux assignats, et sauver Paris du massacre et de l'incendie; il ajoute qu'il remercie la société de la bienveillance qu'elle leur a témoignée à tous, qu'ils partent le lendemain pour l'armée, et n'emportent qu'un regret, c'est de laisser les patriotes dans d'aussi grands périls.
Cette affreuse déclaration termina la séance. Robespierre n'avait point paru, et il ne parut pas de toute cette semaine, préparant sa réponse, et laissant ses partisans disposer l'opinion. Pendant ce temps, la commune de Paris persistait dans sa conduite et son système. On disait qu'elle avait enlevé jusqu'à dix millions, dans la caisse de Septeuil, trésorier de la liste civile; et, dans le moment même, elle faisait répandre une adresse, à toutes les municipalités contre le projet de donner une garde à la convention. Barbaroux proposa aussitôt quatre décrets formidables et parfaitement conçus.
Par le premier, la capitale devait perdre le droit de posséder la représentation nationale, quand elle n'aurait pas su la protéger contre les insultes ou les violences;
Par le second, les fédérés et les gendarmes nationaux devaient, concurremment avec les sections armées de Paris, garder la représentation nationale et les établissemens publics;
Par le troisième, la convention devait se constituer en cour de justice pour juger les conspirateurs;
Par le quatrième enfin, la convention cassait la municipalité de Paris.
Ces quatres décrets étaient parfaitement adaptés, aux circonstances, et convenaient aux vrais dangers du moment; mais, pour les rendre, il aurait fallu avoir toute la puissance qui ne pouvait résulter que des décrets mêmes. Pour se créer des moyens d'énergie, il faut l'énergie, et tout parti modéré qui veut arrêter un parti violent, est dans un cercle vicieux dont il ne peut jamais sortir. Sans doute la majorité, penchant pour les girondins, aurait pu rendre les décrets, mais c'était sa modération qui la faisait pencher pour eux, et sa modération même lui conseillait d'attendre, de temporiser, de se fier à l'avenir, et d'écarter tout moyen trop tôt énergique. L'assemblée repoussa même un décret beaucoup moins rigoureux; c'était le premier de ceux dont on avait confié la rédaction à la commission des neuf. Buzot le proposait, et il était relatif aux provocateurs au meurtre et à l'incendie. Toute provocation directe était punie de mort, et la provocation indirecte punie de dix années de fers. L'assemblée trouva la provocation directe trop sévèrement punie, et la provocation indirecte trop vaguement définie et trop difficile à atteindre. Buzot dit en vain qu'il fallait des mesures révolutionnaires, et par conséquent arbitraires, contre les adversaires qu'on voulait combattre; il ne fut pas écouté, et il ne pouvait pas l'être en s'adressant à une majorité qui condamnait dans le parti violent les mesures révolutionnaires mêmes, et qui par conséquent était peu propre à les employer contre lui. La loi fut ajournée; et la commission des neuf, instituée pour aviser aux moyens de maintenir le bon ordre, devint pour ainsi dire inutile.
L'assemblée cependant montrait un peu plus d'énergie, dès qu'il s'agissait de réprimer les écarts de la commune. Alors elle semblait défendre son autorité avec une espèce de jalousie et de force. Le conseil-général de la commune, mandé à la barre à cause de la pétition contre le projet d'une garde départementale, vint se justifier. Il n'était plus, disait-il, celui du 10 août. Quelques prévaricateurs s'étaient rencontrés parmi ses membres, on avait eu raison de les dénoncer, mais ils ne se trouvaient plus dans son sein. «Ne confondez pas, ajoutait-il, les innocens et les coupables. Rendez-nous la confiance dont nous avons besoin. Nous voulons ramener le calme nécessaire à la convention pour l'établissement de bonnes lois. Quant à l'envoi de cette pétition, ce sont les sections qui l'ont voulu, nous ne sommes que leurs mandataires; mais on les engagera à s'en désister.»
Cette soumission désarma les girondins eux-mêmes, et, à la requête de Gensonné, les honneurs de la séance furent accordés au conseil général. Cette docilité des administrateurs pouvait bien satisfaire l'orgueil de l'assemblée, mais elle ne pouvait rien quant aux véritables dispositions de Paris. Le tumulte augmentait à mesure qu'on approchait du 5 novembre, jour fixé pour entendre Robespierre. La veille, il y eut des rumeurs en sens divers. Des bandes parcoururent Paris, les unes en criant: «A la guillotine, Robespierre, Danton, Marat!» les autres en criant: «A la mort, Roland, Lasource, Guadet!» On s'en plaignit aux Jacobins, où il ne fut parlé que des cris poussés contre Robespierre, Danton et Marat. On accusait de ces cris des dragons et des fédérés, qui alors étaient encore dévoués à la convention. Robespierre jeune parut de nouveau à la tribune, se lamenta sur les dangers de l'innocence, repoussa un projet de conciliation proposé par un membre de la société, en disant que le parti opposé était décidément contre-révolutionnaire, et qu'on ne devait garder avec lui ni paix ni trêve; que sans doute l'innocence périrait dans la lutte, mais qu'il fallait qu'elle se sacrifiât, et qu'on laissât succomber Maximilien Robespierre, parce que la perte d'un seul homme n'entraînerait pas celle de la liberté. Tous les jacobins applaudirent à ces beaux sentimens, en assurant au jeune Robespierre qu'il n'en serait rien, et que son frère ne périrait pas.
Des plaintes toutes différentes furent proférées à l'assemblée, et là, on dénonça les cris poussés contre Roland, Lasource, Guadet, etc. Roland se plaignit de l'inutilité de ses réquisitions au département et à la commune pour obtenir la force armée. On discuta beaucoup, on échangea des reproches, et la journée s'écoula sans prendre aucune mesure. Le lendemain, 5 novembre, Robespierre parut enfin à la tribune.
Le concours était général, et on attendait avec impatience le résultat de cette discussion solennelle. Le discours de Robespierre était volumineux et préparé avec soin. Ses réponses aux accusations de Louvet furent celles qu'on ne manque jamais de faire en pareil cas: «Vous m'accusez, dit-il, d'aspirer à la tyrannie; mais, pour y parvenir, il faut des moyens, et où sont mes trésors et mes armées? Vous prétendez que j'ai élevé dans les Jacobins l'édifice de ma puissance. Mais que prouve cela? c'est que j'y étais plus écouté, que je m'adressais peut-être mieux que vous à la raison de cette société, et que vous ne voulez ici venger que les disgrâces de votre amour-propre. Vous prétendez que cette société célèbre est dégénérée; mais demandez un décret d'accusation contre elle, alors je prendrai le soin de la justifier, et nous verrons si vous serez plus heureux ou plus persuasifs que Léopold et Lafayette. Vous prétendez que je n'ai paru à la commune que deux jours après le 10 août, et qu'alors je me suis moi-même installé au bureau. Mais d'abord je n'y ai pas été appelé plus tôt; et, quand je me suis présenté au bureau, ce n'était pas pour m'y installer, mais pour faire vérifier mes pouvoirs. Vous ajoutez que j'ai insulté l'assemblée législative; que je l'ai menacée du tocsin: le fait est faux. Quelqu'un, placé près de moi, m'accusa de sonner le tocsin; je répondis à l'interlocuteur que les sonneurs de tocsin étaient ceux qui, par l'injustice, aigrissaient les esprits; et alors l'un de mes collègues, moins réservé, ajouta qu'on le sonnerait. Voilà le fait unique sur lequel mon accusateur a bâti cette fable. Dans l'assemblée électorale, j'ai pris la parole, mais on était convenu de la prendre; j'y ai présenté quelques observations, et plusieurs ont usé du même droit. Je n'ai accusé ni recommandé personne. Cet homme dont vous m'imputez de me servir, Marat, ne fut jamais ni mon ami ni mon recommandé. Si je jugeais de lui par ceux qui l'attaquent, il serait absous; mais je ne prononce pas. Je dirai seulement qu'il me fut constamment étranger; qu'une fois il vint chez moi, que je lui adressai quelques observations sur ses écrits, sur leur exagération et sur le regret qu'éprouvaient les patriotes de lui voir compromettre notre cause par la violence de ses opinions; mais il me trouva politique à vues étroites, et le publia le lendemain. C'est donc une calomnie que de me supposer l'instigateur et l'allié de cet homme.» De ces accusations personnelles passant aux accusations générales dirigées contre la commune, Robespierre répète avec tous ses défenseurs, que le 2 septembre a été la suite du 10 août; qu'on ne peut après coup marquer le point précis où devaient se briser les flots de l'insurrection populaire; que sans doute les exécutions étaient illégales, mais que sans mesures illégales on ne pouvait secouer le despotisme; qu'il fallait faire ce même reproche à toute la révolution; car tout y était illégal, et la chute du trône, et la prise de la Bastille! Il peint ensuite les dangers de Paris, l'indignation de ses citoyens, leur concours autour des prisons, leur irrésistible fureur en songeant qu'ils laissaient derrière eux des conspirateurs qui égorgeraient leurs familles. «On assure qu'un innocent a péri, s'écrie l'orateur avec emphase, un seul; c'est beaucoup trop, sans doute. Citoyens! pleurez cette méprise cruelle! nous l'avons pleurée dès long-temps; c'était un bon citoyen, c'était un de nos amis! Pleurez même les victimes qui devaient être réservées à la vengeance des lois, et qui sont tombées sous le glaive de la justice populaire! Mais que votre douleur ait un terme comme toutes les choses humaines. Gardons quelques larmes pour des calamités plus touchantes: pleurez cent mille patriotes immolés par la tyrannie! pleurez nos citoyens expirant sous leurs toits embrasés, et les fils des citoyens massacrés au berceau ou dans les bras de leurs mères! pleurez donc l'humanité abattue sous le joug des tyrans….. Mais consolez-vous, si, imposant silence à toutes les viles passions, vous voulez assurer le bonheur de votre pays, et préparer celui du monde.
«La sensibilité qui gémit presque exclusivement pour les ennemis de la liberté m'est suspecte:
«Cessez d'agiter sous mes yeux la robe sanglante du tyran, ou je croirai que vous voulez remettre Rome dans les fers!»
C'est avec ce mélange de logique astucieuse et de déclamation révolutionnaire que Robespierre parvint à captiver son auditoire et à obtenir des applaudissemens unanimes. Tout ce qui lui était personnel était juste, et il y avait de l'imprudence de la part des girondins à signaler un projet d'usurpation là où il n'y avait encore qu'une ambition d'influence, rendue odieuse par un caractère envieux; il y avait de l'imprudence à vouloir trouver dans les actes de la commune la preuve d'une vaste conspiration, lorsqu'il n'existait que les effets naturels du débordement des passions populaires. Les girondins fournissaient ainsi à l'assemblée l'occasion de leur donner tort contre leurs adversaires. Flattée, pour ainsi dire, de voir le prétendu chef des conspirateurs réduit à se justifier, charmée de voir tous les crimes expliqués par une insurrection désormais impossible, et de rêver un meilleur avenir, la convention crut plus digne, plus prudent de mettre toutes ces personnalités au néant. On proposa donc l'ordre du jour. Aussitôt Louvet s'élance pour le combattre, et demande à répliquer. Une foule d'orateurs se présentent, et veulent parler pour, sur, ou contre l'ordre du jour. Barbaroux, désespérant de se faire entendre, s'élance à la barre pour être écouté au moins comme pétitionnaire. Lanjuinais propose qu'on engage la discussion sur les importantes questions que renferme le rapport de Roland. Enfin Barrère parvient à obtenir la parole: «Citoyens, dit-il, s'il existait dans la république un homme né avec le génie de César ou l'audace de Cromwell, un homme qui, avec le talent de Sylla, en aurait les dangereux moyens; s'il existait ici quelque législateur d'un grand génie, d'une ambition vaste, d'un caractère profond; un général, par exemple, le front ceint de lauriers, et revenant au milieu de vous pour vous commander des lois ou insulter aux droits du peuple, je proposerais contre lui un décret d'accusation. Mais que vous fassiez cet honneur à des hommes d'un jour, à de petits entrepreneurs d'émeute, à ceux dont les couronnes civiques sont mêlées de cyprès, voilà ce que je ne puis concevoir!»
Ce singulier médiateur proposa de motiver ainsi l'ordre du jour: Considérant que la convention nationale ne doit s'occuper que des intérêts de la république…—«Je ne veux pas de votre ordre du jour, s'écrie Robespierre, s'il renferme un préambule qui me soit injurieux.» L'assemblée adopte l'ordre du jour pur et simple.
On courut aux Jacobins célébrer cette victoire, et Robespierre y fut reçu en triomphateur. A peine parut-il qu'on le couvrit d'applaudissemens. Un membre demanda qu'on lui laissât la parole pour faire le récit de la journée. Un autre assura que sa modestie l'en empêcherait, et qu'il ne voudrait pas parler. Robespierre, jouissant en silence de cet enthousiasme, laissa à un autre le soin d'un récit adulateur. Il fut appelé Aristide. Son éloquence naïve et mâle fut louée avec une affectation qui prouve combien était connu son goût pour la louange littéraire. La convention fut réhabilitée, l'estime de la société lui revint, et on prétendit que le triomphe de la vérité commençait, et qu'il ne fallait plus désespérer du salut de la république.
Barrère fut interpellé pour qu'il s'expliquât sur la manière dont il s'était exprimé à l'égard des petits faiseurs d'émeute; et il se peignit tout entier en déclarant qu'il avait voulu, par ces mots, désigner non les chauds patriotes accusés avec Robespierre, mais leurs adversaires.
Ainsi finit cette célèbre accusation. Elle fut une véritable imprudence. Toute la conduite des girondins se caractérise par cette démarche. Ils éprouvaient une généreuse indignation; ils l'exprimaient avec talent; mais il s'y mêlait assez de ressentimens personnels, assez de fausses conjectures, de suppositions chimériques, pour donner a ceux qui aimaient à s'abuser, une raison de ne pas les croire; à ceux qui redoutaient un acte d'énergie, un motif de l'ajourner; à ceux enfin qui affectaient l'impartialité, un prétexte pour ne pas adopter leurs conclusions; et ces trois classes composaient toute la Plaine. Un d'entre ces membres, cependant, le sage Pétion, ne partagea point leurs exagérations; il fit imprimer le discours qu'il avait préparé, et où toutes choses étaient sagement appréciées. Vergniaud, que sa raison et son indolence dédaigneuse mettaient au-dessus des passions, était exempt aussi de leurs travers, et il garda un profond silence. Dans le moment, l'accusation des girondins n'eut d'autre résultat que de rendre définitivement toute réconciliation impossible, d'avoir même usé dans un combat inutile le plus puissant et le seul de leurs moyens, la parole et l'indignation, et d'avoir augmenté la haine et la fureur de leurs ennemis, sans s'être donné une ressource de plus.
Malheur aux vaincus lorsque les vainqueurs se divisent! Ceux-ci font diversion à leurs propres querelles, ils cherchent surtout à se surpasser en zèle, en écrasant leurs ennemis abattus. Au Temple étaient des prisonniers sur lesquels allait se décharger toute la fougue des passions révolutionnaires. La monarchie, l'aristocratie, tout le passé enfin contre lequel la révolution luttait avec fureur, se trouvaient comme personnifiés dans le malheureux Louis XVI. Et la manière dont on traiterait le prince déchu devait, pour chacun, servir à prouver la manière dont on haïssait la contre-révolution. La législative, trop rapprochée de la constitution qui déclarait le roi inviolable, n'avait pas osé décider de son sort; elle l'avait suspendu et enfermé au Temple; elle n'avait pas même aboli la royauté, et avait légué à une convention le soin de juger le matériel et le personnel de la vieille monarchie. La royauté abolie, la république décrétée, et le travail de la constitution confié aux méditations des esprits les plus distingués de l'assemblée, il restait à s'occuper du sort de Louis XVI. Un mois et demi s'était écoulé, et des soins infinis, la direction des approvisionnemens, la surveillance des armées, le soin des subsistances qui manquaient alors, comme dans tous les temps de troubles, la police et tous les détails du gouvernement qu'on n'avait transmis, après la chute de la royauté, à un conseil exécutif qu'avec une extrême défiance, enfin des querelles violentes, empêchèrent d'abord de s'occuper des prisonniers du Temple. Une fois il en avait été question, et, comme on l'a vu, la proposition fut renvoyée au comité de législation. En attendant on en parlait partout. Aux Jacobins on demandait chaque jour le jugement de Louis XVI, et on accusait les girondins de l'écarter par des querelles, auxquelles cependant chacun prenait autant de part et d'intérêt qu'eux-mêmes. Le 1er novembre, dans l'intervalle de l'accusation de Robespierre à son apologie, une section s'étant plainte de nouveaux placards provoquant au meurtre et à la sédition, on réclama, comme on le faisait toujours, le jugement de Marat. Les girondins prétendaient que lui et quelques-uns de ses collègues étaient la cause de tout le désordre, et à chaque fait nouveau ils proposaient de les poursuivre. Leurs ennemis au contraire disaient que la cause des troubles était au Temple; que la nouvelle république ne serait fondée, et que le calme et la sécurité n'y régneraient que quand le ci-devant roi aurait été immolé, et que par ce coup terrible toute espérance aurait été enlevée aux conspirateurs. Jean de Bry, ce député qui, à la législative, avait voulu qu'on ne suivît pour règle de conduite que la loi du salut public, prit la parole à ce sujet, et proposa de juger à la fois Marat et Louis XVI. «Marat, dit-il, a mérité le titre de mangeur d'hommes: il serait digne d'être roi. Il est la cause des troubles dont Louis XVI est le prétexte: jugeons-les tous les deux, et assurons le repos public par ce double exemple.» En conséquence la convention ordonna que le rapport sur les dénonciations contre Marat lui serait fait séance tenante, et que, sous huit jours au plus tard, le comité de législation donnerait son avis sur les formes à observer dans le jugement de Louis XVI. Si après huit jours le comité n'avait pas présenté son travail, tout membre aurait le droit de se présenter à la tribune pour y traiter cette grande question. De nouvelles querelles et de nouveaux soins empêchèrent le rapport sur Marat, qui ne fut même présenté que long-temps après, et le comité de législation prépara le sien sur l'auguste et malheureuse famille enfermée au Temple.
L'Europe avait en ce moment les yeux sur la France. On regardait avec étonnement ces sujets d'abord jugés si faibles, maintenant devenus victorieux et conquérans, et assez audacieux pour faire un défi à tous les trônes. On observait avec inquiétude ce qu'ils allaient faire, et on espérait encore que leur audace aurait bientôt un terme. Cependant des événemens militaires se préparaient, qui allaient doubler leur enivrement, et ajouter à la surprise et à l'effroi du monde.
CHAPITRE III.
SUITE DES OPÉRATIONS MILITAIRES DE DUMOURIEZ.—MODIFICATIONS DANS LE MINISTÈRE.—-PACHE MINISTRE DE LA GUERRE.—VICTOIRE DE JEMMAPES. —SITUATION MORALE ET POLITIQUE DE LA BELGIQUE; CONDUITE POLITIQUE DE DUMOURIEZ.—PRISE DE GAND, DE MONS, DE BRUXELLES, DE NAMUR, D'ANVERS; CONQUÊTE DE LA BELGIQUE JUSQU'A LA MEUSE.—CHANGEMENS DANS L'ADMINISTRATION MILITAIRE; MÉSINTELLIGENCE DE DUMOURIEZ AVEC LA CONVENTION ET LES MINISTRES.—NOTRE POSITION AUX ALPES ET AUX PYRÉNÉES.
Dumouriez était parti pour la Belgique à la fin d'octobre, et le 25 il se trouvait à Valenciennes. Son plan général fut réglé d'après l'idée qui le dominait, et qui consistait à pousser l'ennemi de front, en profitant de la grande supériorité numérique qu'on avait sur lui. Dumouriez aurait pu, en marchant sur la Meuse avec la plus grande partie de ses forces, empêcher la jonction de Clerfayt, qui arrivait de la Champagne, prendre le duc Albert à revers, et exécuter ainsi ce qu'il avait eu le tort de ne pas faire d'abord en négligeant de courir sur le Rhin et de suivre ce fleuve jusqu'à Clèves; mais son plan était autre, et il préférait à une marche savante une action éclatante qui redoublât le courage des soldats, déjà très relevé par la canonnade de Valmy, et qui détruisît l'opinion établie en Europe, depuis cinquante ans, que les Français, excellens pour des coups de main, étaient incapables de gagner une bataille rangée. La supériorité du nombre lui permettait une tentative pareille, et cette idée avait sa profondeur, aussi bien que les manoeuvres qu'on lui a reproché de n'avoir pas employées. Cependant il ne négligea pas de tourner l'ennemi et de le séparer de Clerfayt. Valence, placé à cet effet le long de la Meuse, devait marcher de Givet sur Namur et sur Liège, avec l'armée des Ardennes, forte de dix-huit mille hommes. D'Harville, avec douze mille, avait ordre de se mouvoir entre la grande armée et Valence, pour tourner l'ennemi de plus près. Telles étaient les dispositions de Dumouriez à sa droite. A sa gauche, Labourdonnaie devait, en partant de Lille, parcourir la côte de la Flandre et s'emparer de toutes les places maritimes. Arrivé à Anvers, il lui avait été prescrit de longer la frontière hollandaise, et de joindre la Meuse à Ruremonde. La Belgique se trouvant ainsi enfermée dans un cercle, Dumouriez en occupait le centre avec une masse de quarante mille hommes, et pouvait accabler les ennemis sur le premier point où ils voudraient tenir tête aux Français.
Impatient d'entrer en campagne et de s'ouvrir la vaste carrière où s'élançait son ardente imagination, Dumouriez pressait l'arrivée des approvisionnemens qu'on lui avait promis à Paris, et qui auraient dû être rendus le 25 à Valenciennes. Servan avait quitté le ministère de la guerre, préférant au chaos de l'administration les fonctions moins agitées d'un commandement d'armée. Il rétablissait sa tête et sa santé dans son camp des Pyrénées. Roland avait proposé et fait accepter pour son successeur, Pache, homme simple, éclairé, laborieux, qui, ayant autrefois quitté la France pour aller vivre en Suisse, était revenu à l'époque de la révolution, avait rendu le brevet d'une pension qu'il recevait du maréchal de Castries, et s'était distingué dans les bureaux de l'intérieur par un esprit et une application rares. Portant dans sa poche un morceau de pain, et ne quittant pas même le ministère pour manger, il travaillait pendant des journées entières, et avait charmé Roland par ses moeurs et son zèle. Servan avait demandé à le posséder pendant sa difficile administration d'août et de septembre, et Roland ne le lui avait cédé qu'avec regret et en considération de l'importance des travaux de la guerre. Pache rendit dans ce nouveau poste les mêmes services que dans le premier; et, lorsque la place de ministre de la guerre vint à vaquer, il fut aussitôt proposé pour la remplir, comme un de ces êtres obscurs, mais précieux, auxquels la justice et l'intérêt public devaient assurer une faveur rapide. Pache, doux et modeste, plaisait à tout le monde, et ne pouvait manquer d'être accepté: les girondins comptaient naturellement sur la modération politique d'un homme aussi calme, aussi sage, et qui d'ailleurs leur devait sa fortune. Les jacobins, qui le trouvaient plein de déférence pour eux, exaltaient sa modestie, et l'opposaient à ce qu'ils appelaient l'orgueil et la dureté de Roland. Dumouriez, de son côté, fut charmé d'un ministre qui paraissait plus maniable que les girondins, et plus disposé à suivre ses vues. Il avait en effet de nouveaux griefs contre Roland. Celui-ci lui avait écrit, au nom du conseil, une lettre dans laquelle il lui reprochait de vouloir trop imposer ses plans au ministère, et lui témoignait d'autant plus de défiance qu'on lui supposait plus de talens. Roland était loyal, et ce qu'il disait dans le secret de la correspondance, il l'eût combattu en public. Dumouriez, méconnaissant l'intention honnête de Roland, avait fait ses plaintes à Pache, qui les avait reçues, et qui l'avait consolé par ses flatteries des défiances de ses collègues. Tel était le nouveau ministre de la guerre: placé entre les jacobins, les girondins et Dumouriez, écoutant les plaintes des uns contre les autres, il les gagnait tous par ses paroles et sa déférence, et leur faisait espérer à tous un second et un ami.
Dumouriez attribua au renouvellement des bureaux les retards qu'essuyait l'approvisionnement de son armée. Il n'y avait d'arrivé que la moitié des munitions et des fournitures promises, et il se mit en marche sans attendre le reste, écrivant à Pache qu'il lui fallait indispensablement trente mille paires de souliers, vingt-cinq mille couvertures, des effets de campement pour quarante mille hommes, et surtout deux millions de numéraire pour fournir le prêt aux soldats, qui, entrant dans un pays où les assignats n'avaient pas cours, devaient payer en argent tout ce qu'ils achèteraient. On promit tout, et Dumouriez, excitant l'ardeur de ses troupes, les encourageant par la perspective d'une conquête prochaine et assurée, les porta en avant, quoique dépourvues de ce qui était nécessaire pour une campagne d'hiver et sous un climat rigoureux.
La marche de Valence, retardée par une diversion sur Longwy, et par le dénuement de tous les effets militaires, qui n'arrivèrent qu'en novembre, permit à Clerfayt de passer sans obstacle du Luxembourg dans la Belgique, et de joindre le duc Albert avec douze mille hommes. Dumouriez, renonçant pour le moment à se servir de Valence, rapprocha de lui la division du général d'Harville, et portant ses troupes entre Quarouble et Quiévrain, se hâta de joindre l'armée ennemie. Le duc Albert, fidèle au système autrichien, avait formé un cordon de Tournay jusqu'à Mons, et, quoiqu'il eût trente mille hommes, il n'en réunissait guère que vingt devant la ville de Mons. Dumouriez le serrant de près, arriva le 3 novembre devant le moulin de Boussu, et ordonna à son avant-garde, commandée par le brave Beurnonville, de chasser l'ennemi posté sur les hauteurs. L'attaque réussit d'abord, mais repoussée ensuite, notre avant-garde fut obligée de se retirer. Dumouriez sentant combien il importait de ne pas reculer au début, reporta Beurnonville en avant, fit enlever tous les postes ennemis, et le 5 au soir se trouva en présence des Autrichiens, retranchés sur les hauteurs qui bordent la ville de Mons.
Ces hauteurs, disposées circulairement en avant de la place, portent trois villages, Jemmapes, Cuesmes et Berthaimont. Les Autrichiens, qui s'attendaient à y être attaqués, avaient formé l'imprudente résolution de s'y maintenir, et avaient mis dès long-temps le plus grand soin à s'y rendre inexpugnables. Clerfayt occupait Jemmapes et Cuesmes; un peu plus loin, Beaulieu campait au-dessus de Berthaimont. Des pentes rapides, des bois, des abatis, quatorze redoutes, une artillerie formidable rangée en étages, et vingt mille hommes, protégeaient ces positions et en rendaient l'abord presque impossible. Des chasseurs tyroliens remplissaient les bois qui s'étendaient au-dessous des hauteurs. La cavalerie, placée dans l'intervalle des coteaux, et surtout dans la trouée qui séparait Jemmapes de Cuesmes, était prête à déboucher et à fondre sur nos colonnes, dès qu'elles seraient ébranlées par le feu des batteries.
C'est en présence de ce camp si fortement retranché que s'établit Dumouriez. Il forma son armée en demi-cercle, parallèlement aux positions de l'ennemi. Le général d'Harville, qui venait d'opérer sa jonction avec le corps de bataille, dans la soirée du 5, fut destiné à manoeuvrer sur l'extrême droite de notre ligne. Dès le 6 au matin, il devait, longeant les positions de Beaulieu, s'efforcer de les tourner, et occuper ensuite les hauteurs en arrière de Mons, seule retraite des Autrichiens. Beurnonville, formant la droite même de notre attaque, avait ordre de marcher sur le village de Cuesmes. Le duc de Chartres, qui servait dans notre armée avec le grade de général, et qui ce jour-là commandait au centre, devait aborder Jemmapes de front, et tâcher en même temps de pénétrer par la trouée qui séparait Jemmapes de Cuesmes. Enfin le général Ferrand, revêtu du commandement de la gauche, était chargé de traverser un petit village nommé Quaregnon, et de se porter sur le flanc de Jemmapes. Toutes ces attaques devaient s'exécuter en colonnes par bataillons, la cavalerie étant prête à les soutenir par derrière et sur les côtés. Notre artillerie fut disposée de manière à battre chaque redoute en flanc, et à éteindre ses feux s'il était possible. Une réserve d'infanterie et de cavalerie attendait l'événement derrière le ruisseau de Wame.
Pendant la nuit du 5 au 6, le général Beaulieu ouvrit l'avis de sortir des retranchemens et de fondre inopinément sur les Français, pour les déconcerter par une attaque brusque et nocturne. Cet avis énergique ne fut pas suivi, et le 6 à huit heures du matin, les Français étaient en bataille, pleins de courage et d'espérance, quoique sous un feu meurtrier et à la vue de retranchemens presque inabordables. Soixante mille hommes couvraient le champ de bataille, et cent bouches à feu retentissaient sur le front des deux armées.
La canonnade fut engagée dès le matin; Dumouriez ordonna aux généraux Ferrand et Beurnonville de commencer l'attaque, l'un à gauche et l'autre à droite, tandis que lui-même attendrait au centre le moment d'agir, et que d'Harville, longeant les positions de Beaulieu, irait fermer la retraite. Ferrand attaqua mollement, et Beurnonville ne parvint pas à éteindre le feu des Autrichiens.
Il était onze heures, et l'ennemi n'était pas assez ébranlé sur les côtés pour qu'on pût l'aborder de front. Alors Dumouriez envoya son fidèle Thouvenot à l'aile gauche pour décider le succès. Thouvenot, faisant cesser une inutile canonnade, traverse Quaregnon, tourne Jemmapes, et marchant tête baissée, la baïonnette au bout du fusil, gravit la hauteur par côté, et arrive sur le flanc des Autrichiens. Dumouriez apprenant ce mouvement, se résout à commencer l'attaque de front, et porte le centre directement contre Jemmapes. Il fait avancer son infanterie en colonnes, et dispose des hussards et des dragons pour couvrir la trouée entre Jemmapes et Cuesmes, d'où la cavalerie ennemie allait s'élancer. Nos troupes s'ébranlent et traversent sans hésiter l'espace intermédiaire. Cependant une brigade voyant déboucher par la trouée la cavalerie autrichienne, chancèle, recule, et découvre le flanc de nos colonnes. Dans cet instant, le jeune Baptiste Renard, simple domestique de Dumouriez, cédant à une inspiration de courage et d'intelligence, court au général de cette brigade, lui reproche sa faiblesse, lui signale le danger, et le ramène à la trouée. Un certain ébranlement s'était manifesté dans tout le centre, et nos bataillons commençaient à tourbillonner sous le feu des batteries. Le duc de Chartres se jette au milieu des rangs, les rallie, forme autour de lui un bataillon qu'il appelle bataillon de Jemmapes, et le porte vigoureusement à l'ennemi. Le combat est ainsi rétabli, et Clerfayt, déjà pris en flanc, menacé de front, résiste néanmoins avec une fermeté héroïque.
Dumouriez, témoin de tous ces mouvemens, mais incertain du succès, court à la droite, où le combat ne se décidait point, malgré les efforts de Beurnonville. Son intention était de terminer brusquement l'attaque, ou bien de replier son aile droite, et de s'en servir pour protéger la retraite du centre, si un mouvement rétrograde devenait nécessaire.
Beurnonville avait fait de vains efforts contre le village de Cuesmes, et il allait se replier lorsque Dampierre, qui commandait un point de l'attaque, prend avec lui quelques compagnies, et s'élance audacieusement au milieu d'une redoute. Dumouriez arrive à l'instant même où Dampierre exécutait cette courageuse tentative; il trouve le reste de ses bataillons sans chef, exposés à un feu terrible, et hésitant en présence des hussards impériaux qui se préparaient à les charger. Ces bataillons étaient ceux qui, au camp de Maulde, s'étaient si fortement attachés à Dumouriez. Il les rassure, et les dispose à tenir ferme contre la cavalerie ennemie. Une décharge à bout portant arrête cette cavalerie, et les hussards de Berchini lancés à propos sur elle, achèvent de la mettre en fuite. Alors Dumouriez, se mettant à la tête de ses bataillons, et entonnant avec eux l'hymne des Marseillais, les entraîne à sa suite, les porte sur les retranchemens, renverse tout devant lui, et enlève le village de Cuesmes.
Cet exploit à peine terminé, Dumouriez, toujours inquiet pour le centre, repart au galop, suivi de quelques escadrons. Mais tandis qu'il accourt, le jeune duc de Montpensier arrive à sa rencontre, pour lui annoncer la victoire du centre, due principalement à son frère le duc de Chartres. Ainsi, Jemmapes étant envahi par côté et par devant, et Cuesmes emporté, Clerfayt ne pouvait plus opposer de résistance, et devait se retirer. Il cède donc le terrain après une belle défense, et abandonne à Dumouriez une victoire chèrement disputée. Il était deux heures; nos troupes harassées de fatigue demandaient un instant de repos: Dumouriez le leur accorde, et fait halte sur les hauteurs mêmes de Jemmapes et de Cuesmes. Il comptait, pour la poursuite de l'ennemi, sur d'Harville, qui était chargé de tourner Berthaimont et d'aller couper les derrières des Autrichiens. Mais l'ordre n'étant pas assez clair et ayant été mal compris, d'Harville s'était tenu en présence de Berthaimont, et en avait inutilement canonné les hauteurs. Clerfayt se retira donc sous la protection de Beaulieu, qui n'avait pas été entamé, et tous deux prirent la route de Bruxelles, que d'Harville ne leur fermait pas.
La bataille avait coûté aux Autrichiens quinze cents prisonniers, quatre mille cinq cents morts ou blessés, et à peu près autant aux Français. Dumouriez déguisa sa perte, et n'avoua que quelques cents hommes. On lui a reproché de n'avoir pas, en marchant sur sa droite, tourné l'ennemi, pour le prendre ainsi par derrière, au lieu de s'obstiner à l'attaque de gauche et du centre. Il en avait eu l'idée en ordonnant à d'Harville de longer Berthaimont, mais il ne s'y attacha pas assez. Sa vivacité, qui souvent empêchait la réflexion, et le désir d'une action éclatante, lui firent préférer à Jemmapes, comme dans toute la campagne, une attaque de front. Au reste, plein de présence d'esprit et d'ardeur au milieu de l'action, il avait enlevé nos troupes, et leur avait communiqué un courage héroïque. L'éclat de cette grande action fut prodigieux. La victoire de Jemmapes remplit en un instant la France de joie, et l'Europe d'une nouvelle surprise. Il fut question partout de cette artillerie bravée avec tant de sang-froid, de ces redoutes escaladées avec tant d'audace; on exagéra même le péril et la victoire, et, par toute l'Europe, la faculté de remporter de grandes batailles fut de nouveau reconnue aux Français. A Paris, tous les républicains sincères eurent une grande joie de cette nouvelle, et préparèrent des fêtes. Le domestique de Dumouriez, le jeune Baptiste Renard, fut présenté à la convention, et gratifié par elle d'une couronne civique et d'une épaulette d'officier. Les girondins, par patriotisme, par justice, applaudirent aux succès du général. Les jacobins, quoique le suspectant, applaudirent aussi par le besoin d'admirer le succès de la révolution. Marat seul, reprochant à tous les Français leur engouement, prétendit que Dumouriez avait dû mentir sur le nombre de ses morts, qu'on n'attaquait pas une montagne à si peu de frais, qu'il n'avait pris ni bagage ni artillerie, que les Autrichiens s'en allaient tranquillement, que c'était une retraite plutôt qu'une défaite, que Dumouriez aurait pu prendre l'ennemi autrement; et mêlant à cette sagacité une atroce fureur de calomnie, il ajoutait que cette attaque de front n'avait eu lieu que pour immoler les braves bataillons de Paris; que ses collègues à la convention, aux Jacobins, tous les Français enfin, si prompts à admirer, étaient des étourdis; et que, pour lui, il déclarerait Dumouriez un bon général, quand toute la Belgique serait soumise, sans qu'un seul Autrichien s'en échappât; et un bon patriote, lorsque la Belgique serait profondément révolutionnée, et rendue tout à fait libre.—Vous autres Français, disait-il, avec cette disposition à tout admirer sur-le-champ, vous êtes exposés à revenir aussi promptement. Un jour vous proscrivez Montesquiou; on vous apprend qu'il a conquis la Savoie, vous l'applaudissez; vous le proscrivez de nouveau, et vous devenez la risée générale par ces allées et venues. «Pour moi, je me défie, et j'accuse toujours; et quant aux inconvénients de cette disposition, ils sont incomparablement moindres que ceux de la disposition contraire, car jamais ils ne compromettent le salut public. Sans doute ils peuvent m'exposer à me méprendre sur le compte de quelques individus; mais, vu la corruption du siècle, et la multitude d'ennemis par éducation, par principes et par intérêt, de toute liberté, il y a mille à parier contre un que je ne prendrai pas le change, en les considérant d'emblée comme des intrigans et des fripons publics tout prêts à machiner. Je suis donc mille fois moins exposé à être trompé sur le compte des fonctionnaires publics; et, tandis que la funeste confiance que l'on a en eux les met à même de tramer contre la patrie avec autant d'audace que de sécurité, la défiance éternelle dont le public les environnerait, d'après mes principes, ne leur permettrait pas de faire un pas sans trembler d'être démasqués et punis[1].»
[Note 1: Journal de la république française, par Marat, l'Ami du Peuple,
N° 43, du lundi 12 novembre 1792.]
Cette bataille venait d'ouvrir la Belgique aux Français; mais là d'étranges difficultés se présentaient à Dumouriez, et deux tableaux frappans vont s'offrir: sur le territoire conquis, la révolution française agissant sur les révolutions voisines pour les hâter ou se les assimiler; et dans notre armée, la démagogie pénétrant dans les administrations, et les désorganisant pour les épurer.
Il y avait en Belgique plusieurs partis: le premier, celui de la domination autrichienne, n'existait que dans les armées impériales chassées par Dumouriez; le second, composé de toute la nation, nobles, prêtres, magistrats, peuple, repoussait unanimement le joug étranger, et voulait l'indépendance de la nation belge; mais celui-ci se sous-divisait en deux autres: les prêtres et privilégiés voulaient conserver les anciens états, les anciennes institutions, les démarcations de classe et de province, tout enfin, excepté la domination autrichienne, et ils avaient pour eux une partie de la population, encore très superstitieuse et très attachée au clergé; enfin les démagogues ou jacobins belges voulaient une révolution complète et la souveraineté du peuple. Ceux-ci demandaient le niveau français et l'égalité absolue. Ainsi chacun adoptait de la révolution ce qui lui convenait; les privilégiés n'y cherchaient que leur ancien état, les plébéiens voulaient la démagogie et le règne de la multitude. Entre les divers partis, on conçoit que Dumouriez, par ses goûts, devait garder un milieu. Repoussant l'Autriche qu'il combattait avec ses soldats, condamnant les prétentions exclusives des privilégiés, il ne voulait cependant pas transporter à Bruxelles les jacobins de Paris, et y faire naître des Chabot et des Marat. Son but était donc, en ménageant l'ancienne organisation du pays, de réformer ce qu'elle avait de trop féodal. La partie éclairée de la population se prêtait bien à ces vues; mais il était difficile d'en faire un ensemble, à cause du peu d'union des villes et des provinces; et, de plus, en la formant en assemblée, on l'exposait à être vaincue par le parti violent. Dans le cas où il pourrait réussir, Dumouriez songeait, soit par une alliance, soit par une réunion, à rattacher la Belgique à l'empire français, et à compléter ainsi notre territoire. Il aurait désiré surtout empêcher les dilapidations, s'assurer les immenses ressources de la contrée pour la guerre, et n'indisposer aucune classe, pour ne pas faire dévorer son armée par une insurrection. Il songeait principalement à ménager le clergé, qui avait encore une grande influence sur l'esprit du peuple. Il voulait enfin des choses que l'expérience des révolutions démontre impossibles, et auxquelles tout le génie administratif et politique doit renoncer d'avance avec une entière résignation. On verra plus tard se développer ses plans et ses projets.
En entrant en Belgique, il promit, par une proclamation, de respecter les propriétés, les personnes et l'indépendance nationale. Il ordonna que tout fût maintenu, que les autorités demeurassent en fonctions, que les impôts continuassent d'être perçus, et que sur-le-champ des assemblées primaires fussent réunies, pour former une convention nationale qui déciderait du sort de la Belgique.
Des difficultés bien autrement graves se préparaient pour lui. Des motifs de politique, de bien public, d'humanité, pouvaient lui faire désirer en Belgique une révolution prudente et mesurée; mais il avait à faire vivre son armée, et c'était ici son affaire personnelle. Il était général et avant tout obligé d'être victorieux. Pour cela, il lui fallait de la discipline et des ressources. Entré à Mons le 7 novembre au matin, au milieu de la joie des Brabançons, qui lui décernèrent une couronne ainsi qu'au brave Dampierre, il se trouva dans les plus grands embarras. Ses commissaires des guerres étaient à Valenciennes, rien de ce qu'on lui avait promis n'arrivait. Il lui fallait des vêtemens pour ses soldats à moitié nus, des vivres, des chevaux pour son artillerie, des charrois très actifs pour seconder le mouvement de l'invasion, surtout dans un pays où les transports étaient extrêmement difficiles, enfin du numéraire pour payer les troupes, parce qu'en Belgique on n'acceptait pas volontiers les assignats. Les émigrés en avaient répandu une grande quantité de faux, et les avaient ainsi discrédités; d'ailleurs, aucun peuple n'aime à participer aux embarras d'un autre, en acceptant le papier qui représente ses dettes.
L'impétuosité du caractère de Dumouriez, portée jusqu'à l'imprudence, ne permet pas de croire qu'il fût demeuré depuis le 7 jusqu'au 11 à Mons, et qu'il eût laissé le duc de Saxe-Teschen se retirer tranquillement, si des détails d'administration ne l'eussent retenu malgré lui, et n'eussent absorbé son attention qui aurait dû être exclusivement fixée sur les détails militaires. Il forma un plan très bien conçu; c'était de passer lui-même des marchés avec les Belges, pour les vivres, fourrages et approvisionnemens. Il y avait à cela une foule d'avantages. Les objets à consommer étaient sur les lieux, et on n'avait pas à craindre les retards. Ces achats intéressaient beaucoup de Belges à la présence des armées françaises. En payant les vendeurs en assignats, ceux-ci étaient obligés d'en favoriser eux-mêmes la circulation; on se dispensait ainsi de rendre cette circulation forcée, chose importante, car chaque individu à qui arrive une monnaie forcée se regarde comme volé par l'autorité qui l'impose, et c'est le moyen de blesser le plus universellement un peuple. Dumouriez avait en outre songé à faire des emprunts au clergé, avec la garantie de la France. Ces emprunts lui fournissaient des fonds et du numéraire; et le clergé, quoique frappé momentanément, se sentait rassuré sur son existence et ses biens, puisqu'on traitait avec lui. Enfin la France ayant à demander aux Belges des indemnités pour les frais d'une guerre libératrice, on eût affecté ces indemnités au paiement des emprunts, et, moyennant un léger appoint, toute la guerre eût été payée, et Dumouriez, comme il l'avait annoncé, aurait vécu aux frais de la Belgique, sans la vexer ni la désorganiser; Mais c'étaient là des plans de génie, et, en temps de révolution, il semble que le génie devrait prendre un parti décidé: il devrait ou prévoir les désordres et les violences qui vont suivre, et se retirer sur-le-champ; ou en les prévoyant, s'y résigner, et continuer à être violent pour consentir d'être utile à là tête des armées ou de l'état. Aucun homme n'a été assez détaché des choses de ce monde, pour essayer du premier parti; il en est un qui a été grand, et qui a su demeurer pur en suivant le second. C'est celui qui, placé au comité de salut public, sans participer à ses actes politiques, se renferma dans les soins de la guerre, et organisa la victoire, chose pure, permise, et toujours patriotique sous tous les régimes.
Dumouriez s'était servi pour ses marchés et ses opérations financières de Malus, commissaire des guerres, qu'il estimait beaucoup parce qu'il le trouvait habile et actif, sans trop s'inquiéter s'il était modéré ou non dans ses gains; il avait employé aussi le nommé d'Espagnac, ancien abbé libertin, et l'un de ces corrompus spirituels de l'ancien régime, qui faisaient tous les métiers avec beaucoup de grâce et d'habileté, et laissaient dans tous une réputation équivoque. Dumouriez le dépêcha au ministère pour expliquer ses plans, et faire ratifier tous les engagemens qu'il avait pris.
Il donnait déjà bien assez de prise sur lui par l'espèce de dictature administrative qu'il s'arrogeait, et par la modération révolutionnaire qu'il montrait à l'égard des Belges, sans se compromettre encore par son association avec des hommes déjà suspects, et qui, ne le fussent-ils pas, allaient bientôt le devenir. Dans ce moment en effet une rumeur générale s'élevait contre les anciennes administrations, qui étaient remplies, disait-on, de fripons et d'aristocrates.
Après avoir donné ses soins à l'entretien de ses soldats, Dumouriez s'occupa d'accélérer la marche de Labourdonnaie. Ce général, après s'être obstiné à demeurer en arrière, n'était entré à Tournay que fort tard, et là il provoquait des scènes dignes des Jacobins, et levait de fortes contributions. Dumouriez lui ordonna de marcher rapidement sur Gand et l'Escaut, pour se rendre à Anvers, et achever ensuite le circuit du pays jusqu'à la Meuse. Valence, enfin arrivé en ligne après des retards involontaires, eut ordre d'être le 13 ou le 14 à Nivelles. Dumouriez, croyant que le duc de Saxe-Teschen se retirerait derrière le canal de Vilvorden, voulait que Valence, tournant la forêt de Soignies, se portât derrière ce canal, et y reçût le duc au passage de la Dyle.
Le 11, il partit de Mons, ne joignit que lentement l'armée ennemie, qui elle-même se retirait avec ordre, mais avec une extrême lenteur. Mal servi par ses transports, il ne put pas arriver assez promptement pour se venger des retards qu'il avait été obligé de subir. Le 13, s'avançant lui-même avec une simple avant-garde, il donna au milieu de l'ennemi à Anderlecht, et faillit être enveloppé; mais, avec son adresse et sa fermeté ordinaires, il déploya sa petite troupe, usa avec beaucoup d'appareil de quelques pièces d'artillerie, et persuada aux Autrichiens qu'il était sur le champ de bataille avec toute son armée. Il parvint ainsi à les contenir, et eut le temps d'être secouru par ses soldats, qui, apprenant sa position critique, accouraient en toute hâte pour le dégager.
Il entra le 14 dans Bruxelles, et y fut arrêté de nouveau par des embarras administratifs, n'ayant ni numéraire ni aucune des ressources nécessaires à l'entretien de ses troupes. Il apprit là que le ministère avait refusé de consentir ses derniers marchés, excepté un seul, et que toutes les anciennes administrations militaires étaient renouvelées et remplacées par un comité dit des achats. Ce comité avait seul, à l'avenir, le droit d'acheter pour l'entretien des armées, sans qu'il fût permis aux généraux de s'en mêler aucunement. C'était là le commencement d'une révolution, qui se préparait dans les administrations et qui allait les livrer pour un temps à une désorganisation complète.
Les administrations qui exigent une longue pratique ou une application spéciale, sont ordinairement celles où une révolution pénètre le plus tard, parce qu'elles excitent moins l'ambition, et que d'ailleurs la nécessité d'y conserver des sujets capables les garantit de la fureur des renouvellemens. Ainsi on n'avait opéré presque aucun changement dans les états-majors, dans les corps savans de l'armée, dans les bureaux des divers ministères, dans les anciennes régies des vivres, et surtout dans la marine, qui est de toutes les parties de l'art militaire celle qui exige les connaissances les plus spéciales. Aussi ne manquait-on pas de crier contre les aristocrates dont ces corps étaient remplis, et on reprochait au conseil exécutif de ne pas les renouveler. L'administration qui soulevait le plus d'irritation était celle des vivres. On adressait de justes reproches aux fournisseurs, qui, par disposition d'état, et surtout à la faveur de ce moment de désordre, exigeaient dans tous leurs marchés des prix exorbitans, donnaient les plus mauvaises marchandises aux troupes, et volaient l'état avec impudence. Il n'y avait qu'un cri de toutes parts contre leurs exactions. Us avaient surtout un adversaire inexorable dans le député Cambon de Montpellier. Passionné pour les matières de finances et d'économie publique, ce député s'était acquis un grand ascendant dans les discussions de ce genre, et jouissait de toute la confiance de l'assemblée. Quoique démocrate prononcé, il m'avait cessé de tonner contre les exactions de la commune, et il surprenait ceux qui ne comprenaient pas qu'il poursuivît comme financier les désordres qu'il aurait peut-être excusés comme jacobin. Il se déchaînait avec une plus grande énergie encore contre les fournisseurs, et les poursuivait avec toute la fougue de son caractère. Chaque jour il dénonçait de nouvelles fraudes, en réclamait la répression, et tout le monde à cet égard était d'accord avec lui. Les hommes honnêtes voulaient punir des fripons, les jacobins voulaient persécuter des aristocrates, et les intrigans rendre des places vacantes.
On eut donc l'idée de former un comité composé de quelques individus chargés de faire tous les achats pour le compte de la république. On pensa que ce comité, unique et responsable, épargnerait à l'état les fraudes de cette multitude de fournisseurs isolés, et qu'achetant seul pour toutes les administrations, il ne ferait plus hausser les prix par la concurrence, comme il arrivait lorsque chaque ministère, chaque armée traitaient individuellement pour leurs besoins respectifs. Cette institution fut établie de l'avis de tous les ministres, et Cambon surtout en était le plus grand partisan, parce que cette forme nouvelle et simple convenait à son esprit absolu. On signifia donc à Dumouriez qu'il n'aurait plus aucun marché à passer, et on lui ordonna d'annuler ceux qu'il venait de signer. On supprima en même temps les caisses des régisseurs, et on poussa la rigueur de l'exécution jusqu'à faire des difficultés pour acquitter, à la trésorerie nationale, un prêt qu'un négociant belge avait fait à l'armée sur un bon de Dumouriez.
Cette révolution dans l'administration des vivres, dont le motif était louable, concourait malheureusement avec des circonstances qui allaient en rendre les effets désastreux. Pendant son ministère, Servan avait eu à pourvoir aux premiers besoins des troupes hâtivement rassemblées dans la Champagne, et c'était beaucoup d'avoir suffi aux embarras du premier moment. Mais, après la campagne de l'Argonne, les approvisionnemens faits avec tant de peine se trouvaient épuisés; les volontaires, partis de chez eux avec un seul habit, étaient presque nus, de sorte qu'il fallait fournir un équipement complet à chacune des armées, et suffire à ce renouvellement de tout le matériel, au milieu de l'hiver et malgré la rapidité, de l'invasion en Belgique. Le successeur de Servan, Pache, était donc chargé d'une tâche immense, et malheureusement, avec beaucoup d'esprit et d'application, il avait un caractère souple et faible qui, le portant à plaire à tout le monde, surtout aux jacobins, l'empêchait de commander à personne, et de communiquer à une vaste administration le nerf nécessaire. Si on joint donc à l'urgence, à l'immensité des besoins, aux difficultés de la saison, et à la nécessité d'une grande promptitude, la faiblesse d'un nouveau ministère, le désordre général de l'état, et par-dessus tout une révolution dans le système administratif, on concevra la confusion du premier moment, le dénuement des armées, leurs plaintes amères, et la violence des reproches entre les généraux et les ministres.
A la nouvelle de ces changemens administratifs, Dumouriez s'emporta vivement. En attendant l'organisation du nouveau système, il voyait son armée exposée à périr de misère, si ses marchés n'étaient pas maintenus et exécutés. Il prit donc sur lui de les maintenir, et ordonna à ses agens, Malus, d'Espagnac, et à un troisième nommé Petit-Jean, de continuer leurs opérations sous sa propre responsabilité. Il écrivit en même temps au ministre avec une hauteur qui allait le rendre plus suspect encore à des démagogues défians, ombrageux, mécontens déjà de sa tiédeur révolutionnaire et de sa dictature administrative. Il déclara qu'il exigeait pour continuer ses services, qu'on le laissât pourvoir lui-même aux besoins de son armée; il soutint que le comité des achats était une absurdité, parce qu'il exporterait laborieusement et de loin ce qu'on trouverait plus facilement sur les lieux; que les transports exposeraient à des frais énormes et à des retards, pendant lesquels les armées mourraient de faim, de froid et de misère; que les Belges perdraient tout intérêt à la présence des Français, ne seconderaient plus la circulation des assignats; que le pillage des fournisseurs continuerait tout de même, parce que la facilité de voler l'état dans les fournitures avait toujours fait et ferait toujours des voleurs, et que rien n'empêcherait les membres du comité des achats de se faire entrepreneurs et acheteurs, quoique la loi le leur défendît; qu'ainsi c'était là un vain rêve d'économie, qui, ne fût-il pas chimérique, amènerait pour le moment une désastreuse interruption dans les services. Ce qui ne contribuait pas peu à irriter Dumouriez contre le comité des achats, c'est qu'il voyait dans les membres qui le composaient des créatures du ministre Clavière, et croyait apercevoir dans cette innovation un résultat de la défiance des girondins contre lui. Cependant c'était une création faite de bonne foi, et approuvée par tous les côtés, sans aucune intention de parti.
Pache, en ministre patriote et ferme, aurait dû chercher à satisfaire le général pour le conserver à la république. Pour cela il aurait fallu examiner ses demandes, voir ce qu'il y avait de juste, y faire droit, repousser le reste, et conduire toute chose avec autorité et vigueur, de manière à empêcher les reproches, les disputes et la confusion. Loin de là, Pache, accusé déjà de faiblesse par les girondins, et mal disposé pour eux, laissa se heurter entre eux le général, les girondins et la convention. Au conseil, il faisait part des lettres irréfléchies où Dumouriez se plaignait ouvertement des défiances des ministres girondins à son égard; à la convention, il faisait connaître les demandes impérieuses, à la suite desquelles Dumouriez offrait sa démission en cas de refus. Ne blâmant rien, mais n'expliquant rien, et affectant dans ses rapports une fidélité scrupuleuse, il laissa produire à chaque chose ses plus fâcheux effets. Les girondins, la convention, les jacobins, chacun fut irrité à sa manière de la hauteur du général. Cambon tonna contre Malus, d'Espagnac et Petit-Jean, cita les prix de leurs marchés, qui étaient excessifs, peignit le luxe désordonné de d'Espagnac, les anciennes malversations de Petit-Jean, et les fit décréter tous trois par l'assemblée. Il prétendit que Dumouriez était entouré d'intrigans dont il fallait le délivrer; il soutint que le comité des achats était une excellente institution; que prendre les objets de consommation sur le théâtre de la guerre, c'était priver les ouvriers français de travail, et les exposer aux mutineries de l'oisiveté; que, quant aux assignats, il n'était nullement nécessaire d'user d'adresse pour les faire circuler; que le général avait tort de ne pas les faire recevoir d'autorité, et de ne pas transporter en Belgique la révolution tout entière avec son régime, ses systèmes et ses monnaies; et que les Belges, auxquels on donnait la liberté, devaient en accepter les avantages et les inconvéniens. A la tribune de la convention, Dumouriez ne fut guère considéré que comme dupé par ses agens; mais, aux Jacobins et dans la feuille de Marat, il fut dit tout uniment qu'il était d'accord avec eux, et qu'il recevait une part des bénéfices, ce dont on n'avait d'autre preuve que l'exemple assez fréquent des généraux.
Dumouriez fut donc obligé de livrer les trois commissaires, et on lui fit l'affront de les faire arrêter malgré la garantie qu'il leur avait donnée. Pache lui écrivit, avec sa douceur accoutumée, qu'on examinerait ses demandes, qu'on pourvoirait à ses besoins, et que le comité des achats ferait pour cela des acquisitions considérables; il lui annonçait en même temps de nombreux arrivages, qui n'avaient pas lieu. Dumouriez, qui ne les recevait pas, se plaignait sans cesse; de manière qu'à lire d'une part les lettres du ministre, on aurait cru que tout abondait, et à lire celles du général, on devait croire à un dénuement absolu. Dumouriez eut recours à des expédiens, à des emprunts sur les chapitres des églises; il vécut avec un marché de Malus, qu'on lui avait permis de maintenir, vu l'urgence, et il fut encore retenu du 14 au 19 à Bruxelles.
Dans cet intervalle Stengel, détaché avec l'avant-garde, avait pris Malines: c'était une prise importante, à cause des munitions en poudre et en armes de toute espèce que cette place renfermait, et qui en faisaient l'arsenal de la Belgique. Labourdonnaie, qui était entré le 13 à Anvers, organisait des clubs, indisposait les Belges en encourageant les agitateurs populaires, et malgré tout cela ne mettait aucune vigueur dans le siège du château. Dumouriez, ne pouvant plus s'accommoder d'un lieutenant si fort occupé de clubs, et si peu de la guerre, le remplaça par Miranda, Péruvien plein de bravoure, qui était venu en France à l'époque de là révolution, et avait obtenu un haut grade par l'amitié de Pétion. Labourdonnaie, privé de son armée et ramené dans le département du Nord, vint y exciter le zèle des jacobins contre César Dumouriez. C'était là le nom que déjà on commençait à donner au général.
L'ennemi avait songé d'abord à se placer derrière le canal de Vilvorden, et à se tenir en relation avec Anvers. Il commettait ainsi la même faute que Dumouriez, en cherchant à se rapprocher de l'Escaut, au lieu de courir sur la Meuse, comme ils auraient dû le faire tous deux, l'un pour se retirer, l'autre pour empêcher la retraite. Enfin Clerfayt, qui avait pris le commandement, sentit la nécessité de repasser promptement la Meuse, et d'abandonner Anvers à son sort. Dumouriez alors reporta Valence de Nivelles sur Namur, pour en faire le siège, et il eut le tort très grave de ne pas le jeter au contraire le long de la Meuse, pour fermer la retraite aux Autrichiens. La défaite de l'armée défensive eût amené naturellement la reddition de la place. Mais l'exemple des grandes manoeuvres stratégiques n'avait pas encore été donné, et d'ailleurs Dumouriez manqua ici, comme dans une foule d'occasions, de la réflexion nécessaire. Il partit de Bruxelles le 19. Le 20, il traversa Louvain; le 22, il joignit l'ennemi à Tirlemont, et lui tua trois ou quatre cents hommes. Là, encore retenu par un dénuement absolu, il ne repartit que le 26. Le 27, il arriva devant Liège, et eut à soutenir un fort engagement à Varoux, contre l'arrière-garde ennemie. Le général Staray, qui la commandait, se défendit glorieusement, et reçut une blessure mortelle. Enfin, le 28 au matin, Dumouriez entra dans Liège, aux acclamations du peuple, qui était là dans les dispositions les plus révolutionnaires. Miranda avait pris la citadelle d'Anvers le 29, et pouvait achever le circuit de la Belgique, en marchant jusqu'à Ruremonde. Valence occupa Namur le 2 décembre. Clerfayt se porta vers la Roër, et Beaulieu vers le Luxembourg.
Dans ce moment, toute la Belgique était occupée jusqu'à la Meuse; mais il restait à conquérir le pays jusqu'au Rhin, et de grands obstacles se présentaient encore à Dumouriez. Soit la difficulté des transports, soit la négligence des bureaux, rien n'arrivait à son armée; et quoiqu'il y eût d'assez grands approvisionnemens à Valenciennes, tout manquait sur la Meuse. Pache, pour satisfaire les jacobins, leur avait ouvert ses bureaux, et la plus grande désorganisation y régnait. On y négligeait le travail, on y donnait, par inattention, les ordres les plus contradictoires. Tout service devenait ainsi presque impossible, et tandis que le ministre croyait les transports effectués, ils ne l'étaient pas. L'institution du comité des achats avait encore augmenté le désordre. Le nouveau commissaire, nommé Ronsin, qui avait remplacé Malus et d'Espagnac, en les dénonçant, était dans le plus grand embarras. Fort mal accueilli à l'armée, il avait été effrayé de sa tâche, et, sur l'ordre de Dumouriez, il continua les achats sur les lieux, malgré les dernières décisions. Par ce moyen, l'armée avait eu du pain et de la viande; mais les vêtemens, les moyens de transport, le numéraire et les fourrages manquaient absolument, et tous les chevaux mouraient de faim. Une autre calamité affligeait cette armée, c'était la désertion. Les volontaires, qui dans le premier enthousiasme avaient couru en Champagne, s'étaient refroidis depuis que le moment du péril était passé. D'ailleurs ils étaient dégoûtés par les privations de tout genre qu'ils essuyaient, et ils désertaient en foule. Le seul corps de Dumouriez en avait perdu au moins dix mille, et chaque jour il en perdait davantage. Les levées belges ne s'effectuaient pas, parce qu'il était presque impossible d'organiser un pays où les diverses classes de la population et les diverses provinces du territoire n'étaient nullement disposées à s'entendre. Liège abondait dans le sens de la révolution; mais le Brabant et la Flandre voyaient avec défiance surgir les jacobins dans les clubs qu'on avait essayé d'établir à Gand, Anvers, Bruxelles, etc. Le peuple belge n'était pas trop d'accord avec nos soldats, qui voulaient payer en assignats; nulle part on ne consentait à recevoir notre papier-monnaie, et Dumouriez refusait de lui donner une circulation forcée. Ainsi, quoique victorieuse et maîtresse de la campagne, l'armée se trouvait dans une situation malheureuse à cause de la disette, de la désertion, et de la disposition incertaine et presque défavorable des habitans. La convention assiégée des rapports contradictoires du général, qui se plaignait avec hauteur, et du ministre qui certifiait avec modestie, mais avec assurance, que les envois les plus abondans avaient été faits, dépêcha quatre commissaires dans son sein, pour aller s'assurer par leurs yeux du véritable état des choses. Ces quatre commissaires étaient Danton, Camus, Lacroix et Cossuin.
Tandis que Dumouriez avait employé le mois de novembre à occuper la Belgique jusqu'à la Meuse, Custine, courant toujours aux environs de Francfort et du Mein, était menacé par les Prussiens, qui remontaient la Lahn. Il aurait voulu que tout le versement de la guerre eût lieu de son côté, pour couvrir ses derrières, et assurer ses folles incursions en Allemagne. Aussi ne cessait-il de se plaindre contre Dumouriez, qui n'arrivait pas à Cologne, et contre Kellermann, qui ne se portait pas sur Coblentz. On vient de voir les difficultés qui empêchaient Dumouriez d'avancer plus vite; et pour rendre le mouvement de Kellermaun possible, il aurait fallu que Custine, renonçant à des incursions qui faisaient retentir d'acclamations la tribune des Jacobins et les journaux, se renfermât dans la limite du Rhin, et que, fortifiant Mayence, il voulût descendre lui-même à Coblentz. Mais il désirait qu'on fît tout derrière lui pour avoir l'honneur de prendre l'offensive en Allemagne. Pressé de ses sollicitations et de ses plaintes, le conseil exécutif rappela Kellermann, le remplaça par Beurnonville, et donna à ce dernier la mission tardive de prendre Trèves, dans une saison très avancée, au milieu d'un pays pauvre et difficile à occuper. Il n'y avait jamais eu qu'une bonne voie pour exécuter cette entreprise; c'était, dans l'origine, de marcher entre Luxembourg et Trèves, et d'arriver ainsi à Coblentz, tandis que Custine s'y porterait par le Rhin. On aurait alors écrasé les Prussiens, encore abattus de leur défaite en Champagne, et donné la main à Dumouriez, gui devait être à Cologne, ou qu'on aurait aidé à s'y porter s'il n'y avait pas été. De cette manière, Luxembourg et Trèves, qu'il était impossible de prendre de vive force, tombaient par famine et par défaut de secours; mais Custine ayant persisté dans ses courses en Wétéravie, l'armée de la Moselle étant restée dans ses cantonnemens, il n'était plus temps de marcher sur ces places à la fin de novembre, pour y soutenir Custine contre les Prussiens ranimés et remontant le Rhin. Beurnonville fit valoir ces raisons; mais on était en disposition de conquérir, on voulait punir l'électeur de Trèves de sa conduite envers la France, et Beurnonville eut ordre de tenter une attaque qu'il essaya avec autant d'ardeur que s'il l'avait approuvée. Après quelques combats brillans et opiniâtres, il fut obligé d'y renoncer et de se replier vers la Lorraine. Dans cette situation, Custine se sentait compromis sur les bords du Mein; mais il ne voulait pas, en se retirant, avouer sa témérité et le peu de solidité de sa conquête, et il persistait à s'y maintenir sans aucune espérance fondée de succès. Il avait placé dans Francfort une garnison de deux mille quatre cents hommes, et quoique cette force fût tout à fait insuffisante dans une place ouverte et au milieu d'une population indisposée par des contributions injustes, il ordonnait au commandant de s'y maintenir; et lui, posté à Ober-Usel et Hombourg, un peu au-dessous de Francfort, affectait une constance et'une fierté ridicules. Telle était la situation de l'armée sur ce point, à la fin de novembre et au commencement de décembre.
Rien ne s'était donc encore effectué le long du Rhin. Aux Alpes, Montesquiou, qu'on a vu négociant avec la Suisse et tâchant à la fois de faire entendre raison à Genève et au ministère français, Montesquiou avait été obligé d'émigrer. Une accusation avait été dirigée contre lui, pour avoir compromis, disait-on, la dignité de la France, en laissant insérer dans le projet de convention un article par lequel nos troupes devaient s'éloigner, et surtout en exécutant cet article du projet. Un décret fut lancé contre lui, et il se réfugia dans Genève; Mais son ouvrage était garanti par sa modération, et tandis qu'on le mettait en accusation, on transigeait avec Genève d'après les bases qu'il avait fixées. Les troupes bernoises se retiraient, les troupes françaises se cantonnaient sur les limites convenues, la précieuse neutralité suisse était assurée à la France, et l'un de ses flancs était garanti pour plusieurs années. Cet important service avait été méconnu, grâce aux inspirations de Clavière, et grâce aussi à une susceptibilité de parvenus que nous devions à nos victoires de la veille.
Dans le comté de Nice on avait glorieusement repris le poste de Sospello, que les Piémontais nous avaient arraché pour un instant, et qu'ils avaient perdu de nouveau après un échec considérable. Ce succès était dû à l'habileté du général Brunet. Nos flottes, qui dominaient dans la Méditerranée, allaient à Gênes, à Naples, où régnaient des branches de la maison de Bourbon, et enfin dans tous les états d'Italie, faire reconnaître la nouvelle république française. Après une canonnade devant Naples, on avait obtenu la reconnaissance de la république, et nos flottes revenaient fières des aveux arrachés par elles. Aux Pyrénées régnait une parfaite immobilité, et Servan, faute de moyens, avait la plus grande peine à recomposer l'armée d'observation. Malgré des dépenses énormes de cent quatre-vingts, de deux cents millions par mois, toutes les armées des Pyrénées, des Alpes, de la Moselle, étaient dans la même détresse, par la désorganisation des services, et par la confusion qui régnait au ministère de la guerre. Au milieu de cette misère, nous n'en avions pas moins l'ivresse et l'orgueil de la victoire. Dans ce moment, les esprits exaltés par Jemmapes, par la prise de Francfort, par l'occupation de la Savoie et de Nice, par le subit retour de l'opinion européenne en notre faveur, crurent entendre s'ébranler les monarchies, et s'imaginèrent un instant que les peuples allaient renverser les trônes et se former en républiques. «Ah! s'il était vrai,» s'écriait un membre des Jacobins, à propos de la réunion de la Savoie à la France, «s'il était vrai que le réveil des peuples fût arrivé; s'il était vrai que le renversement de tous les trônes dût être la suite prochaine du succès de nos armées et du volcan révolutionnaire; s'il était vrai que les vertus républicaines vengeassent enfin le monde de tous les crimes couronnés; que chaque région, devenue libre, forme alors un gouvernement conforme à l'étendue plus ou moins grande que la nature lui aura fixée, et que de toutes ces conventions nationales, un certain nombre de députés extraordinaires forment au centre du globe une convention universelle, qui veille sans cesse au maintien des droits de l'homme, à la liberté générale du commerce et à la paix du genre humain!…[1]»
[Note 1: Discours de Milhaud, député du Cantal, prononcé aux Jacobins en novembre 1792.]
Dans ce moment, la convention apprenant les vexations commises par le duc de Deux-Ponts contre quelques sujets de sa dépendance, rendit, dans un élan d'enthousiasme, le décret suivant:
«La convention nationale déclare qu'elle accordera secours et fraternité à tous les peuples qui voudront recouvrer leur liberté, et elle charge le pouvoir exécutif de donner des ordres aux généraux des armées françaises, pour secourir les citoyens qui auraient été ou qui seraient vexés pour la cause de la liberté.
«La convention nationale ordonne aux généraux des armées françaises, de faire imprimer et afficher le présent décret dans tous les lieux où ils porteront les armes de la république.
«Paris, le 19 novembre 1792.»
CHAPITRE IV.
ÉTAT DES PARTIS AU MOMENT DU PROCÈS DE LOUIS XVI.—CARACTÈRE ET OPINIONS
DES MEMBRES DU MINISTÈRE A CETTE ÉPOQUE, ROLAND, PACHE, LEBRUN, GABAT,
MONGE ET CLAVIÈRE.—DÉTAILS SUR LA VIE INTÉRIEURE DE LA FAMILLE ROYALE
DANS LA TOUR DU TEMPLE.—COMMENCEMENT DE LA DISCUSSION SUR LA MISE EN
JUGEMENT DE LOUIS XVI; RÉSUMÉ DES DÉBATS; OPINION DE SAINT-JUST.—ÉTAT
FACHEUX DES SUBSISTANCES; DÉTAILS ET QUESTIONS D'ÉCONOMIE POLITIQUE.
—DISCOURS DE ROBESPIERRE SUR LE JUGEMENT DU ROI.—LA CONVENTION DÉCRÈTE
QUE LE ROI SERA JUGÉ PAR ELLE.—PAPIERS TROUVÉS DANS L'armoire de fer.
—PREMIER INTERROGATOIRE DE LOUIS XVI A LA CONVENTION.—CHOC DES OPINIONS
ET DES INTÉRÊTS PENDANT LE PROCÈS; INQUIÉTUDE DES JACOBINS.—POSITION DU
DUC D'ORLÉANS; ON PROPOSE SON BANNISSEMENT.
Le procès de Louis XVI allait enfin commencer, et les partis s'attendaient ici pour mesurer leurs forces, pour découvrir leurs intentions, et se juger définitivement. On observait surtout les girondins, pour surprendre chez eux le moindre mouvement de pitié, et les accuser de royalisme, si la grandeur déchue parvenait à les toucher.
Le parti des jacobins, qui poursuivait dans la personne de Louis XVI la monarchie tout entière, avait fait des progrès sans doute, mais il trouvait une opposition encore assez forte à Paris, et surtout dans le reste de la France. Il dominait dans la capitale par son club, par la commune, par les sections; mais la classe moyenne reprenait courage, et lui opposait encore quelque résistance. Pétion ayant refusé la mairie, le médecin Chambon avait obtenu une grande majorité de suffrages, et avait accepté à regret des fonctions qui convenaient peu à son caractère modéré et nullement ambitieux. Ce choix prouve la puissance que possédait encore la bourgeoisie dans Paris même. Et elle en avait une bien plus grande dans le reste de la France. Les propriétaires, les commerçans, toutes les classes moyennes enfin, n'avaient déserté ni les conseils municipaux, ni les conseils de départemens, ni les sociétés populaires, et envoyaient des adresses à la majorité de la convention, dans le sens des lois et de la modération. Beaucoup de sociétés affiliées aux jacobins improuvaient la société-mère, et lui demandaient hautement la radiation de Marat, quelques-unes même celle de Robespierre. Enfin, des Bouches-du-Rhône, du Calvados, du Finistère, de la Gironde, partaient de nouveaux fédérés, qui, devançant les décrets comme au 10 août, venaient protéger la convention et assurer sort indépendance.
Les jacobins ne possédaient pas encore les armées; les états-majors et l'organisation militaire continuaient de les en repousser. Ils avaient cependant envahi un ministère, celui de la guerre. Pache le leur avait ouvert par faiblesse, et il avait remplacé par des membres du club tous ses anciens employés. On se tutoyait dans ses bureaux, on y allait en sale costume, on y faisait des motions, et il s'y trouvait quantité de prêtres mariés, introduits par Audoin, gendre de Pache, et prêtre marié lui-même. L'un des chefs de ce ministère était Hassenfratz, autrefois habitant de Metz, expatrié pour cause de banqueroute, et comme tant d'autres, parvenu à de hautes fonctions en déployant beaucoup de zèle démagogique. On renouvelait ainsi les administrations de l'armée, et, autant que possible, on remplissait l'armée elle-même d'une nouvelle classe et d'une nouvelle opinion. Aussi, tandis que Roland était voué à la haine des jacobins, Pache était chéri, loué par eux. On vantait sa douceur, sa modestie, sa grande capacité, et on les opposait à la sévérité de Roland qu'on appelait de l'orgueil. Roland en effet n'avait donné aux jacobins aucun accès dans son ministère de l'intérieur. Observer les rapports des corps constitués, l'amener dans les limites ceux qui s'en écartaient, maintenir la tranquillité publique, surveiller les sociétés populaires, pourvoir aux subsistances, protéger le commerce et les propriétés, c'est-à-dire veiller à toute l'administration intérieure de l'état, telles étaient ses immenses fonctions, et il les remplissait avec une rare énergie. Tous les jours, il dénonçait la commune, poursuivait ses excès de pouvoir, ses dilapidations, ses envois de commissaires; il arrêtait ses correspondances, ainsi que celles des jacobins, et substituait à leurs écrits violens d'autres écrits pleins de modération, qui produisaient partout le meilleur effet. Il veillait à toutes les propriétés d'émigrés échues à l'état, donnait un grand soin aux subsistances, réprimait les désordres dont elles étaient l'occasion, et se multipliait en quelque sorte pour opposer aux passions révolutionnaires la loi et la force quand il le pouvait. On conçoit quelle différence les jacobins devaient mettre entre Pache et Roland. Les familles des deux ministres contribuaient elles-mêmes à rendre cette différence plus sensible. La femme, les filles de Pache allaient dans les clubs, dans les sections, paraissaient même dans les casernes des fédérés, qu'on voulait gagner à la cause, et se distinguaient par un bas jacobinisme, de cette épouse de Roland, polie et fière, et surtout entourée de ces orateurs si brillans et si odieux.
Pache et Roland étaient donc les deux hommes autour desquels on se rangeait dans le conseil. Clavière, aux finances, quoiqu'il fût souvent brouillé avec tous les autres, par l'extrême irascibilité de son caractère, revenait toujours à Roland quand il était apaisé. Lebrun, faible, mais attaché aux girondins par ses lumières, travaillait beaucoup avec Brissot; et les jacobins, appelant ce dernier un intrigant, disaient qu'il était maître de tout le gouvernement, parce qu'il aidait Lebrun dans les travaux de la diplomatie. Garat, en contemplant les partis d'une hauteur métaphysique, se contentait de les juger, et ne se croyait pas tenu de les combattre. Il semblait se croire dispensé de soutenir les girondins, parce qu'il leur découvrait des torts, et se faisait de son inertie une véritable sagesse. Cependant les jacobins acceptaient la neutralité d'un esprit aussi distingué comme un précieux avantage, et la payaient de quelques éloges. Monge enfin, esprit mathématique, patriote prononcé, peu disposé pour les théories un peu vagues des girondins, suivait l'exemple de Pache, laissait envahir son ministère par les jacobins, et sans désavouer les girondins auxquels il devait son élévation, recevait les éloges de leurs adversaires, et partageait la popularité du ministre de la guerre.
Ainsi, trouvant deux complaisans dans Pache et Monge, un idéologue indifférent dans Garat, mais un adversaire inexorable dans Roland, qui ralliait à lui Lebrun et Clavière, et souvent ramenait les autres, le parti jacobin n'avait pas encore le gouvernement de l'état, et répétait partout qu'il n'y avait qu'un roi de moins dans le nouvel ordre de choses, mais qu'à part cela, c'était le même despotisme, les mêmes intrigues et les mêmes trahisons. Il disait que la révolution ne serait complète et sans retour que lorsqu'on aurait détruit l'auteur secret de toutes les machinations et de toutes les résistances, enfermé au Temple.
On voit quelles étaient les forces respectives des partis, et l'état de la révolution à l'instant où fut commencé le procès de Louis XVI. Ce prince avec sa famille habitait la grande tour du Temple. La commune ayant la disposition de la force armée et le soin de la police dans la capitale, avait aussi la garde du Temple, et c'est à son autorité ombrageuse, inquiète et peu généreuse, que la famille royale était soumise. Cette famille infortunée étant gardée par une classe d'hommes bien inférieure à celle dont se composait la convention, ne devait s'attendre ni à la modération ni aux égards que l'éducation et des moeurs polies inspirent toujours pour le malheur. Elle avait d'abord été placée dans la petite tour; mais elle fut ensuite transportée dans la grande, parce qu'on jugea que la surveillance en serait plus facile et plus sûre. Le roi occupait un étage, et les princesses avec les enfans en occupaient un autre. On les réunissait pendant le jour, et on leur permettait de passer ensemble les tristes instans de leur captivité. Un seul domestique avait obtenu la permission de les suivre dans leur prison: c'était le fidèle Cléry, qui, échappé aux massacres du 10 août, était rentré au milieu de Paris, pour servir dans leur infortune ceux qu'il avait servis jadis dans l'éclat de leur toute-puissance. Il était levé dès le commencement du jour, et se multipliait pour remplacer auprès de ses maîtres les nombreux serviteurs qui les entouraient autrefois. On déjeunait à neuf heures dans la chambre du roi. A dix heures, toute la famille se réunissait chez la reine. Louis XVI s'occupait alors de l'éducation de son fils, lui faisait apprendre quelques vers de Racine et de Corneille, et ensuite il lui donnait les premières notions de la géographie, science qu'il avait cultivé lui-même avec beaucoup d'ardeur etde succès. La reine, de son coté, travaillait à l'éducation de sa fille, et puis s'occupait avec sa soeur à des ouvrages de tapisserie. A une heure, quand le temps était beau, la famille tout entière était conduite dans les jardins pour y respirer l'air, et y faire une courte promenade. Plusieurs municipaux et officiers de garde l'accompagnaient, et suivant les occasions, elle trouvait quelquefois des visages humains et attendris, quelquefois durs et méprisans. Les hommes peu cultivés sont peu généreux, et chez eux la grandeur n'est pas pardonnée aussitôt qu'elle est abattue. Qu'on se figure des artisans grossiers, sans lumières, maîtres de cette famille dont ils se reprochaient d'avoir si long-temps souffert le pouvoir et alimenté le luxe, et on concevra quelles basses vengeances ils devaient quelquefois exercer sur elle! Souvent le roi et la reine entendaient de cruels propos, et retrouvaient, sur les murs des cours et des corridors, l'expression d'une haine que l'ancien gouvernement avait fréquemment méritée, mais que Louis XVI ni son épouse n'avaient rien fait pour inspirer. Cependant ils trouvaient parfois un soulagement dans de furtives expressions d'intérêt, et ils continuaient ces promenades douloureuses à cause de leurs enfans, auxquels l'exercice était nécessaire. Tandis qu'ils parcouraient tristement cette cour du Temple, ils apercevaient aux fenêtres des maisons voisines une foule d'anciens sujets encore attachés à leurs maîtres, et qui venaient contempler l'espace étroit où était enfermé le monarque déchu. A deux heures, la promenade finissait, et on servait le dîner. Après le dîner, le roi prenait quelque repos; pendant son sommeil, son épouse, sa soeur et sa fille travaillaient en silence, et Cléry, dans une autre salle, exerçait le jeune prince à des jeux de son âge. On faisait ensuite une lecture en commun, on soupait, et chacun rentrait dans son appartement, après un adieu pénible, car ils ne se quittaient jamais sans douleur. Le roi lisait encore pendant plusieurs heures. Montesquieu, Buffon, l'historien Hume, l'Imitation de Jésus-Christ, quelques classiques latins et italiens formaient ses lectures habituelles. Il avait achevé environ deux cent cinquante volumes à sa sortie du Temple.
Telle était la vie de ce monarque pendant sa triste captivité. Rendu à la vie privée, il était rendu à toutes ses vertus, et devenait digne de l'estime de tous les coeurs honnêtes. Ses ennemis eux-mêmes, en le voyant si simple, si calme, si pur, n'auraient pu se défendre d'une émotion involontaire, et auraient, en faveur des vertus de l'homme, pardonné aux torts du prince.
La commune, extrêmement méfiante, employait les plus gênantes précautions. Des officiers municipaux ne perdaient jamais de vue aucune des personnes de la famille royale, et, au moment seul du coucher, ils consentaient à en être séparés par une porte fermée. Alors ils plaçaient un lit à l'entrée de chaque appartement, de manière à en fermer la sortie, et y passaient la nuit. Santerre, avec son état-major, faisait chaque jour une visite générale dans toute la tour, et en rendait un compte régulier. Les officiers municipaux de garde formaient une espèce de conseil permanent, qui, placé dans une salle de la tour, était chargé de donner des ordres, et de répondre à toutes les demandes des prisonniers. D'abord on avait laissé dans la prison, encre, papier et plumes; mais bientôt on enleva tous ces objets, ainsi que tous les instrumens tranchans, comme couteaux, rasoirs, ciseaux, canifs, et on fit les recherches les plus minutieuses et les plus offensantes pour découvrir ceux de ces instrumens qui auraient pu être cachés. Ce fut une grande peine pour les princesses, qui dès lors furent privées de leurs ouvrages de couture, et ne purent plus réparer leurs vêtemens, déjà dans un assez mauvais état, n'ayant pas été renouvelés depuis la translation au Temple. Dans le sac du château, presque tout ce qui tenait à l'usage personnel de la famille royale avait été détruit. L'épouse de l'ambassadeur d'Angleterre envoya du linge à la reine, et la commune, sur la demande du roi, en fit faire pour toute la famille. Quant aux habits et vêtemens, ni le roi ni la reine ne songèrent à en demander; ils en auraient sans doute obtenu s'ils en avaient exprimé le désir. Quant à l'argent, on leur remit en septembre une somme de 2,000 francs pour leurs menues dépenses; mais on ne voulut plus leur en donner depuis, parce qu'on craignait l'usage qu'ils en pourraient faire. Une somme était déposée dans les mains de l'administrateur du Temple, et sur la demande des prisonniers on achetait les divers objets dont ils avaient besoin.
Il ne faut pas exagérer les torts de la nature humaine, et supposer que, joignant une exécrable bassesse aux fureurs du fanatisme, les gardiens de la famille prisonnière lui imposassent à plaisir d'indignes privations, et voulussent ainsi lui rendre plus pénible le souvenir de sa grandeur passée. La méfiance était seule cause de certains refus. Ainsi, tandis que la crainte des complots et des communications empêchait qu'on leur accordât plus d'un serviteur dans l'intérieur de la prison, un nombreux domestique était employé à préparer leurs alimens. Treize officiers de bouche remplissaient la cuisine placée à quelque distance de la tour. Les rapports de la dépense du Temple, où la plus grande décence est observée, où les prisonniers sont qualifiés avec égard, où leur sobriété est vantée, où Louis XVI est justifié du bas reproche de trop se livrer au goût du vin, ces rapports non suspects portent la dépense de la table à 28,745 livres en deux mois. Tandis que treize domestiques occupaient la cuisine, un seul pouvait pénétrer dans la prison, et aidait Cléry à servir les prisonniers à table. Eh bien, tant est ingénieuse la captivité! C'était par ce domestique, dont Cléry avait intéressé la sensibilité, que les nouvelles extérieures pénétraient quelquefois au Temple. On avait toujours laissé ignorer aux malheureux prisonniers les événemens du dehors. Les représentans de la commune s'étaient contentés de leur communiquer les journaux qui mentionnaient les victoires de la république, et qui leur ôtaient ainsi tout espoir.
Cléry avait imaginé, pour les tenir au courant, un moyen adroit, et qui lui réussissait assez bien. Par le moyen des communications qu'il s'était ménagées au dehors, il avait fait choisir et payer un crieur public, qui venait se placer sous les fenêtres du Temple, et sous prétexte de vendre des journaux, en rapportait les principaux détails de toute la force de sa voix. Cléry, qui était convenu de l'heure, se plaçait auprès de la même fenêtre, recueillait ce qu'il entendait, et le soir, se penchant sur le lit du roi, à l'instant où il lui en fermait les rideaux, il lui rapportait ce qu'il avait appris. Telle était la situation de la famille infortunée tombée du trône dans les fers, et la manière dont le zèle industrieux d'un serviteur fidèle luttait avec la défiance ombrageuse de ses gardiens.
Les comités avaient enfin présenté leur travail sur le procès de Louis XVI. Dufriche-Valazé avait fait un premier rapport sur les faits reprochés au monarque, et sur les pièces qui pouvaient les constater. Ce rapport, trop long pour être entendu jusqu'au bout, fut imprimé par ordre de la convention, et distribué à chacun de ses membres. Le 7 novembre, le député Mailhe, parlant au nom du comité de législation, présenta le rapport sur les grandes questions auxquelles le procès donnait naissance:
Louis XVI peut-il être jugé?
Quel tribunal prononcera le jugement?
Telles étaient les deux questions essentielles qui allaient occuper les esprits, et qui devaient les agiter profondément. L'impression du rapport fut ordonnée sur-le-champ. Traduit dans toutes les langues, distribué à un nombre considérable d'exemplaires, il remplit bientôt la France et l'Europe. La discussion fut ajournée au 13, malgré Billaud-Varennes, qui voulait qu'on décidât par acclamation la question de la mise en jugement.
Ici allait se livrer la dernière lutte entre les idées de l'assemblée constituante et les idées de la convention; et cette lutte devait être d'autant plus violente, que la vie ou la mort d'un roi allait en être le résultat. L'assemblée constituante était démocratique par ses idées, et monarchique par ses sentimens. Ainsi, tandis qu'elle constituait l'état tout entier en république, par un reste d'affection et de ménagement pour Louis XVI, elle conservait la royauté avec les attributs qu'on est convenu de lui accorder, dans le système de la monarchie féodale régularisée. Hérédité, pouvoir exécutif, participation au pouvoir législatif, et surtout inviolabilité, telles sont les prérogatives que l'on reconnaît au trône dans les monarchies modernes, et que la première assemblée avait laissées à la maison régnante. La participation au pouvoir législatif et le pouvoir exécutif sont des fonctions qui peuvent varier dans leur étendue, et qui ne constituent pas aussi essentiellement la royauté moderne que l'hérédité et l'inviolabilité. De ces deux dernières, l'une assure la transmission perpétuelle et naturelle de la royauté, la seconde la met hors de toute atteinte dans la personne de chaque héritier; toutes deux enfin en font quelque chose de perpétuel qui ne s'interrompt pas, et quelque chose d'inaccessible, qu'aucune pénalité ne peut atteindre. Condamnée à n'agir que par des ministres qui répondent de ses actions, la royauté n'est accessible que dans ses agens, et on a ainsi un point pour la frapper sans l'ébranler. Telle est la monarchie féodale, successivement modifiée par le temps, et conciliée avec le degré de liberté auquel sont parvenus les peuples modernes.
Cependant l'assemblée constituante avait été portée à mettre une restriction à cette inviolabilité royale. La fuite à Varennes, les entreprises des émigrés, l'amenèrent enfin à penser que la responsabilité ministérielle ne garantirait pas une nation de toutes les fautes de la royauté. Elle avait en conséquence prévu le cas où un monarque se mettrait à la tête d'une armée ennemie, pour attaquer la constitution de l'état, ou bien ne s'opposerait pas, par un acte formel, à une entreprise de cette nature faite en son nom. Dans ce cas, elle avait déclaré le monarque non point justiciable des lois ordinaires contre la félonie, mais déchu; il était censé avoir abdiqué la royauté. Tel est le langage textuel de la loi qu'elle avait rendue. La proposition d'accepter la constitution, faite par elle au roi, et l'acceptation de la part du roi, avaient rendu le contrat irrévocable, et l'assemblée avait pris le solennel engagement de tenir comme sacrée la personne des monarques.
C'est en présence d'un engagement pareil que se trouvait la convention, en décidant du sort de Louis XVI. Mais ces nouveaux constituans, réunis sous le nom de conventionnels, ne se prétendaient pas plus engagés par les institutions de leurs prédécesseurs, que ceux-ci ne s'étaient crus engagés par les vieilles institutions de la féodalité. Les esprits avaient subi un entraînement si rapide, que les lois de 1791 paraissaient aussi absurdes à la génération de 1792, que celles du XIIIe siècle l'avaient paru à la génération de 1789. Les conventionnels ne se croyaient donc pas liés par une loi qu'ils jugeaient absurde, et se déclaraient en insurrection contre elle, comme les états-généraux contre celle des trois ordres.
On vit donc, dès l'ouverture de la discussion, le 13 novembre, se prononcer deux systèmes opposés: les uns soutenaient l'inviolabilité, les autres la rejetaient absolument. Les idées avaient tellement changé, qu'aucun membre de la convention n'osait défendre l'inviolabilité comme bonne en elle-même, et ceux même qui étaient pour elle ne la défendaient que comme disposition antérieure, dont le bénéfice était acquis au monarque, et qu'on ne pouvait lui contester sans manquer à un engagement national. Encore n'y avait-il que très peu de députés qui la soutinssent à ce titre d'engagement pris, et les girondins la condamnaient même sous ce rapport. Cependant ils demeuraient hors du débat, et observaient froidement la discussion élevée entre les rares partisans de l'inviolabilité et ses nombreux adversaires.
«D'abord, disaient les adversaires de l'inviolabilité, pour qu'un engagement soit valable, il faut que celui qui s'engage ait le droit de s'engager. Or, la souveraineté nationale est inaliénable, et ne peut pas se lier pour l'avenir. La nation peut bien, en stipulant l'inviolabilité, avoir rendu le pouvoir exécutif inaccessible aux coups du pouvoir législatif: c'est une précaution politique dont on conçoit le motif, dans le système de l'assemblée constituante; mais, si elle a rendu le roi inviolable pour tous les corps constitués, elle n'a pu le rendre inviolable pour elle-même, car elle ne peut jamais renoncer à la faculté de tout faire et de tout vouloir en tout temps; cette faculté constitue sa toute-puissance, qui est inaliénable; la nation n'a donc pu s'engager envers Louis XVI, et on ne peut lui opposer un engagement qu'elle n'a pas pu prendre.
«Secondement, il aurait fallu, même en supposant l'engagement possible, qu'il fût réciproque. Or, il ne l'a jamais été du côté de Louis XVI. Cette constitution, sur laquelle il veut maintenant s'appuyer, il ne l'a jamais voulu, il a toujours protesté contre elle, et n'a jamais cessé de travailler à la détruire, non seulement par des conspirations intérieures, mais par le fer des ennemis. Quel droit a-t-il donc de s'en prévaloir?
«Qu'on admette même l'engagement comme possible et comme réciproque, il faut encore qu'il ne soit pas absurde, pour avoir quelque valeur. Ainsi on conçoit l'inviolabilité qui s'applique à tous les actes ostensibles dont un ministre répond à la place du roi. Pour tous les actes de ce genre, il existe une garantie dans la responsabilité ministérielle, et l'inviolabilité, n'étant pas l'impunité, cesse d'être absurde. Mais pour tous les actes secrets, comme les trames cachées, les intelligences avec l'ennemi, les trahisons enfin, un ministre est-il là pour contre-signer et répondre? Et ces derniers actes cependant resteraient impunis, quoique les plus graves et les plus coupables de tous! Voilà ce qui est inadmissible, et il faut reconnaître que le roi, inviolable pour les actes de son administration, cesse de l'être pour les actes secrets et criminels qui attaquent la sûreté publique. Ainsi un député, inviolable pour ses fonctions législatives, un ambassadeur pour ses fonctions diplomatiques, ne le sont plus pour tous les autres faits de leur vie privée. L'inviolabilité a donc des bornes, et il est des points sur lesquels la personne du roi cesse d'être inattaquable. Dira-t-on que la déchéance est la peine prononcée contre les perfidies dont un ministre ne répond pas? C'est-à-dire, que la simple privation du pouvoir serait la seule peine qu'on infligerait au monarque, pour en avoir si horriblement abusé! Le peuple qu'il aurait trahi, livré au fer étranger, et à tous les fléaux à la fois, se bornerait à lui dire: Retirez-vous. Ce serait là une justice illusoire, et une nation ne peut pas se manquer ainsi à elle-même, en laissant impuni, le crime commis contre son existence et sa liberté.
«Il faut, ajoutaient les mêmes orateurs, il faut à la vérité une peine connue, renfermée dans une loi antérieure, pour pouvoir l'appliquer à un délit. Mais n'y a-t-il pas les peines ordinaires contre la trahison? Ces peines ne sont elles pas les mêmes dans tous les codes? Le monarque n'était-il pas averti, par la morale de nous les temps et de tous les lieux, que la trahison est un crime; et par la législature de tous les peuples, que ce crime est puni du plus terrible des châtimens? Il faut, outre une loi pénale, un tribunal. Mais voici la nation souveraine qui réunit en elle tous les pouvoirs, celui de juger comme celui de faire les lois, de faire la paix ou la guerre; elle est ici avec sa toute-puissance, avec son universalité, et il n'est aucune fonction qu'elle ne soit capable de remplir; cette nation, c'est la convention qui la représente, avec mandat de tout faire pour elle, de la venger, de la constituer, de la sauver. La convention est donc compétente pour juger Louis XVI; elle a des pouvoirs suffisans; elle est le tribunal le plus indépendant, le plus élevé, qu'un accusé puisse choisir; et, à moins qu'il ne lui faille des partisans, ou des stipendiés de l'ennemi, pour obtenir justice, le monarque ne peut pas désirer d'autres juges. A la vérité, il aura les mêmes hommes pour accusateurs et juges. Mais si, dans les tribunaux ordinaires, exposés dans une sphère inférieure à des causes individuelles et particulières d'erreur, on sépare les fonctions, et on empêche que l'accusation ait pour arbitres ceux qui l'ont soutenue, dans le conseil-général de la nation, qui est placé au-dessus de tous les intérêts, de tous les motifs individuels, les mêmes précautions ne sont plus nécessaires. La nation ne saurait errer, et les députés qui la représentent partagent son infaillibilité et ses pouvoirs.
«Ainsi, continuaient les adversaires de l'inviolabilité, l'engagement contracté en 1791 ne pouvant lier la souveraineté nationale; cet engagement étant sans aucune réciprocité, et renfermant d'ailleurs une clause absurde, celle de laisser la trahison impunie, est tout à fait nul, et Louis XVI peut être mis en cause. Quant à la peine, elle a été connue de tout temps, elle s'est trouvée dans toutes les lois. Quant au tribunal, il est dans la convention revêtue de tous les pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires.» Ces orateurs demandaient donc, avec le comité: que Louis XVI fût jugé; qu'il le fût par la convention nationale; qu'un acte énonciatif des faits à lui imputés fût dressé par des commissaires choisis; qu'il comparût en personne pour y répondre; que des conseils lui fussent accordés pour se défendre; et qu'immédiatement après l'avoir entendu, la convention prononçât son jugement, par appel nominal.
Les défenseurs de l'inviolabilité n'avaient laissé aucune de ces raisons sans réponse, et avaient réfuté tout le système de leurs adversaires.
«On prétend, disaient-ils, que la nation n'a pas pu aliéner sa souveraineté et s'interdire le droit de punir un attentat commis contre elle-même; que l'inviolabilité prononcée en 1791 ne liait que le corps législatif, mais point la nation elle-même. D'abord, s'il est vrai que la souveraineté nationale ne puisse pas s'aliéner, et s'interdire de renouveler ses lois, il est vrai aussi qu'elle ne peut rien sur le passé; ainsi elle ne saurait faire que ce qui a été ne soit pas; elle ne peut point empêcher que les lois qu'elle avait portées aient eu leur effet, et que ce qu'elles absolvaient soit absous; elle peut bien pour l'avenir déclarer que les monarques ne seront plus inviolables, mais, pour le passé, elle ne peut pas empêcher qu'ils le soient, puisqu'elle les a déclarés tels; elle ne peut surtout rompre les engagemens pris avec des tiers, pour lesquels elle devenait simple partie en traitant avec eux. Ainsi donc la souveraineté nationale a pu se lier pour un temps; elle l'a voulu d'une manière absolue, non seulement pour le corps législatif, auquel elle interdisait toute action judiciaire contre le roi, mais pour elle-même, car le but politique de l'inviolabilité eût été manqué, si la royauté n'eût pas été mise hors de toute atteinte quelconque de la part des autorités constituées, comme de la part de la nation elle-même.
«Quant au défaut de réciprocité dans l'exécution de l'engagement, tout a été prévu. Le manque de fidélité à l'engagement a été prévu par l'engagement même. Toutes les manières d'y manquer sont comprises dans une seule, la plus grave de toutes, la guerre à la nation, et sont punies de la déchéance, c'est-à-dire de la résolution du contrat existant entre la nation et le roi. Le défaut de réciprocité n'est donc pas une raison qui puisse délier la nation de la promesse de l'inviolabilité.