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Histoire de la Révolution française, Tome 03

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«L'engagement était donc réel et absolu, commun à la nation comme au corps législatif; le défaut de réciprocité était prévu, et ne peut être une cause de nullité; on va voir enfin que, dans le système de la monarchie, cet engagement n'était point déraisonnable; et qu'il ne peut périr pour cause d'absurdité. En effet, cette inviolabilité ne laissait, quoi qu'on en ait dit, aucun crime impuni. La responsabilité ministérielle atteignait tous les actes, parce qu'un roi ne peut pas plus conspirer que gouverner sans agens, et ainsi la justice publique avait toujours prise. Enfin ces crimes secrets, différens des délits ostensibles de l'administration, étaient prévus, et punis de la déchéance, car toute faute de la part du roi se réduisait, dans cette législation, à la cessation de ses fonctions. On a opposé à cela que la déchéance n'était pas une peine, qu'elle n'était que la privation de l'instrument dont le monarque avait abusé. Mais dans un système où la personne royale devait être inattaquable, la sévérité de la peine n'était pas ce qui importait le plus; l'essentiel était son résultat politique, et ce résultat se trouvait atteint par la privation du pouvoir. D'ailleurs, n'est-ce donc pas une peine que la perte du premier trône de l'univers? Est-ce donc sans une affreuse douleur que l'on perd une couronne qu'en naissant on trouva sur sa tête, et avec laquelle on a vécu, sous laquelle on a été adoré vingt années? Sur des coeurs nourris dans le rang suprême, ce supplice n'est-il pas égal à celui de la mort? D'ailleurs, la peine fût-elle trop douce, elle est telle, d'après une stipulation expresse, et une insuffisance de peine ne peut être dans une loi une cause de nullité. Il est convenu en législation criminelle que toutes les fautes de la législation doivent profiter à l'accusé, parce qu'il ne faut pas faire porter au faible désarmé les erreurs du fort. Ainsi donc l'engagement, démontré valable et absolu, ne renfermait rien d'absurde; aucune impunité n'y était stipulée, et la trahison y trouvait son châtiment. Il n'est donc besoin de recourir ni au droit naturel, ni à la nation, puisque la déchéance est déjà prononcée par une loi antérieure. Cette peine, le roi l'a subie, sans un tribunal qui la prononçât, et d'après la seule forme possible, celle d'une insurrection nationale. Détrôné en ce moment, hors de toute possibilité d'agir, la France ne peut plus rien contre lui, que de prendre des mesures de police pour sa sûreté. Qu'elle le bannisse hors de son territoire pour sa propre sécurité, qu'elle le détienne même, si elle veut, jusqu'à la paix, ou qu'elle le laisse dans son sein redevenir homme, par l'exercice de la vie privée: voilà tout ce qu'elle doit, et tout ce quelle peut. Il n'est donc pas nécessaire de constituer un tribunal, d'examiner la compétence de la convention: le 10 août, tout fut fini pour Louis XVI; le 10 août, il cessa d'être roi; le 10 août, il fut mis en cause, jugé, déposé, et tout fut consommé entre lui et la nation.»

Telle était la réponse que les partisans de l'inviolabilité opposaient à leurs adversaires. La souveraineté nationale entendue comme on l'entendait alors, leurs réponses étaient victorieuses, et tous les raisonnemens du comité de législation n'étaient que de laborieux sophismes, sans franchise et sans vérité.

On vient de lire ce qui se disait de part et d'autre dans la discussion régulière. Mais, de l'exaltation des esprits et des passions, naissaient un autre système et une autre opinion. Aux Jacobins, dans les rangs de la Montagne, on se demandait déjà s'il était nécessaire d'une discussion, d'un jugement, de formes enfin, pour se délivrer de ce qu'on appelait un tyran, pris les armes à la main, et versant le sang de la nation. Cette opinion eut un organe terrible dans le jeune Saint-Just, fanatique austère et froid, qui à vingt ans méditait une société tout idéale, où régneraient l'égalité absolue, la simplicité, l'austérité et une force indestructible. Long-temps avant le 10 août, il rêvait, dans les profondeurs de sa sombre intelligence, cette société surnaturelle, et il était arrivé, par fanatisme, à cette extrémité des opinions humaines, à laquelle Robespierre n'était parvenu qu'à force de haine. Neuf au milieu de la révolution, dans laquelle il entrait à peine, étranger encore à toutes les luttes, à tous les torts, à tous les crimes, rangé dans le parti des montagnards par ses opinions violentes, charmant les jacobins par l'audace de son esprit, captivant la convention par ses talens, il n'avait cependant pas encore acquis une renommée populaire. Ses idées toujours bien accueillies, mais pas toujours comprises, n'avaient tout leur effet que lorsqu'elles étaient devenues, par des plagiats de Robespierre, plus communes, plus claires et plus déclamatoires.

Il parla après Morisson, le plus zélé des défenseurs de l'inviolabilité, et, sans employer les personnalités contre ses adversaires, parce qu'il n'avait pas encore eu le temps de contracter des haines personnelles, il ne parut s'indigner d'abord que des petitesses de l'assemblée, et des arguties de la discussion[1]. «Quoi! dit-il, vous, le comité, ses adversaires, vous cherchez péniblement des formes pour juger le ci-devant roi! vous vous efforcez d'en faire un citoyen, de l'élever à cette qualité, pour trouver des lois qui lui soient applicables! Et moi, au contraire, je dis que le roi n'est pas un citoyen; qu'il doit être jugé en ennemi, que nous avons moins à le juger qu'à le combattre, et que n'étant pour rien dans le contrat qui unit les Français, les formes de la procédure ne sont point dans la loi civile, mais dans la loi du droit des gens…»

[Note 1. Séance du 13 novembre.]

Ainsi donc Saint-Just ne voit pas dans le procès une question de justice, mais une question de guerre. «Juger un roi comme un citoyen? Ce mot dit-il, étonnera la postérité froide. Juger, c'est appliquer la loi; une loi est un rapport de justice: quel rapport de justice y a-t-il donc entre l'humanité et les rois?

«Régner seulement est un attentat, une usurpation que rien ne peut absoudre, qu'un peuple est coupable de souffrir, et contre laquelle chaque homme a un droit tout personnel. On ne peut régner innocemment, la folie en est trop grande. Il faut traiter cette usurpation comme les rois eux-mêmes traitent celle de leur prétendue autorité. Ne fit-on pas le procès à la mémoire de Cromwell, pour avoir usurpé l'autorité de Charles Ier? Et certes, l'un n'était pas plus usurpateur que l'autre; car lorsqu'un peuple est assez lâche pour se laisser dominer par des tyrans, la domination est le droit du premier venu, et n'est pas plus sacrée, pas plus légitime sur la tête de l'un que sur celle de l'autre!»

Passant à la question des formes, Saint-Just n'y voit que de nouvelles et inconséquentes erreurs. Les formes dans le procès ne sont que de l'hypocrisie; ce n'est point la manière de procéder qui a justifié toutes les vengeances connues des peuples contre les rois, c'est le droit de la force contre la force.

«Un jour, s'écrie-t-il, on s'étonnera qu'au dix-huitième siècle on ait été moins avancé que du temps de César: là le tyran fut immolé en plein sénat, sans autre formalité que vingt-trois coups de poignard, et sans autre loi que la liberté de Rome. Et aujourd'hui, on fait avec respect le procès d'un homme assassin d'un peuple, pris en flagrant délit!…»

Envisageant la question sous un autre rapport, tout étranger à Louis XVI, Saint-Just s'élève contre la subtilité et la finesse des esprits, qui nuisent, dit-il, aux grandes choses. La vie de Louis XVI n'est rien, c'est l'esprit dont ses juges vont faire preuve qui l'inquiète; c'est la mesure qu'ils vont donner d'eux-mêmes qui le frappe. «Les hommes qui vont juger Louis ont une république à fonder, et ceux qui attachent quelque importance au juste châtiment d'un roi ne fonderont jamais une république… Depuis le rapport, une certaine incertitude s'est manifestée. Chacun rapproche le procès du roi de ses vues particulières: les uns semblent craindre de porter plus tard la peine de leur courage; les autres n'ont point renoncé à la monarchie; ceux-ci craignent un exemple de vertu qui serait un lien d'unité…

«Nous nous jugeons tous avec sévérité, je dirai même avec fureur; nous ne songeons qu'à modifier l'énergie du peuple et de la liberté, tandis qu'on accuse à peine l'ennemi commun, et que tout le monde, ou rempli de faiblesse, ou engagé dans le crime, se regarde avant de frapper le premier coup.

«Citoyens, si le peuple romain, après six cents ans de vertu et de haine contre les rois, si la Grande-Bretagne, après Cromwell mort, vit renaître les rois malgré son énergie, que ne doivent pas craindre parmi nous les bons citoyens, amis de la liberté, en voyant la hache trembler dans nos mains, et un peuple, dès le premier jour de sa liberté, respecter le souvenir de ses fers? Quelle république voulez-vous établir au milieu de nos combats particuliers et de nos faiblesses communes?… Je ne perdrai jamais de vue que l'esprit avec lequel on jugera le roi sera le même que celui avec lequel on établira la république… La mesure de votre philosophie dans ce jugement sera aussi la mesure de votre liberté dans la constitution!»

Il était pourtant des esprits qui, moins fanatisés que Saint-Just, s'efforçaient de se placer dans des rapports plus vrais, et tâchaient d'amener l'assemblée, à considérer les choses sous un point de vue plus juste. «Voyez, avait dit Rouzet (séance du 15 novembre), la véritable situation du roi dans la constitution de 1791. Il était placé en présence de la représentation nationale pour rivaliser avec elle. N'était-il pas naturel qu'il cherchât à recouvrer le plus possible du pouvoir qu'il avait perdu? N'était-ce pas vous qui lui aviez ouvert cette lice, et qui l'aviez appelé à y lutter avec la puissance législative? Eh bien! dans cette lice, il a été vaincu; il est seul, désarmé, abattu aux pieds de vingt-cinq millions d'hommes, et ces vingt-cinq millions d'hommes auraient l'inutile lâcheté d'immoler le vaincu! D'ailleurs, ajoutait Rouzet, cet éternel penchant à dominer, penchant qui remplit le coeur de tous les hommes, Louis XVI ne l'avait-il pas réprimé dans le sien, plus qu'aucun souverain du monde? N'a-t-il pas fait, en 1789, un sacrifice volontaire d'une partie de son autorité? N'a-t-il pas renoncé à une partie des droits que ses prédécesseurs s'étaient permis d'exercer? N'a-t-il pas aboli la servitude dans ses domaines? N'a-t-il pas appelé dans ses conseils les ministres philosophes, et jusqu'à ces empiriques que la voix publique lui désignait? N'a-t-il pas convoqué les états-généraux, et rendu au tiers-état une partie de ses droits?»

Faure, député de la Seine-Inférieure, avait montré plus de hardiesse encore. Se rappelant la conduite de Louis XVI, il avait osé en réveiller le souvenir. «La volonté du peuple, avait-il dit, aurait pu sévir contre Titus, aussi bien que contre Néron, et elle aurait pu lui trouver des crimes, ne fût-ce que ceux commis devant Jérusalem. Mais où sont ceux que vous imputez à Louis XVI? J'ai mis toute mon attention aux pièces lues contre lui; je n'y ai trouvé que la faiblesse d'un homme qui se laisse aller à toutes les espérances qu'on lui donne de recouvrer son ancienne autorité; et je soutiens que tous les monarques morts dans leur lit étaient plus coupables que lui. Le bon Louis XII même, en sacrifiant en Italie cinquante mille Français pour sa querelle particulière, était mille fois plus criminel! Liste civile, veto, choix de ses ministres, femmes, parens, courtisans, voilà les séducteurs de Capet! et quels séducteurs! J'invoque Aristide, Épictète; qu'ils me disent si leur fermeté eût tenu à de telles épreuves! C'est sur le coeur des débiles mortels que je fonde mes principes ou mes erreurs. Élevez-vous donc à toute la grandeur de la souveraineté nationale; concevez tout ce qu'une telle puissance doit comporter de magnanimité. Appelez Louis XVI, non comme un coupable, mais comme un Français, et dites-lui: Ceux qui t'avaient jadis élevé sur le pavois, et nommé leur roi, te déposent aujourd'hui; tu avais promis d'être leur père, et tu ne le fus pas… Répare par tes vertus comme citoyen la conduite que tu as tenue comme roi.»

Dans l'extraordinaire exaltation des esprits, chacun était conduit à envisager la question sous des rapports différens. Fauchet, ce prêtre constitutionnel qui s'était rendu célèbre en 1789, pour avoir porté dans la chaire le langage de la révolution, avait demandé si la société avait le droit de porter la peine de mort[1]. «La société, avait-il dit, a-t-elle le droit d'arracher à un homme la vie qu'elle ne lui a pas donnée? Sans doute elle doit se conserver; mais est-il vrai qu'elle ne le puisse que par la mort du coupable? Et si elle le peut par d'autres moyens, n'a-t-elle pas le droit de les employer? Dans cette cause, ajoutait-il, plus que dans aucune autre, cette vérité est surtout applicable. Quoi! c'est pour l'intérêt public, c'est pour l'affermissement de la république naissante que vous allez immoler Louis XVI! Mais sa famille entière mourra-t-elle du même coup qui le frappera lui-même? D'après le système de l'hérédité, un roi ne succède-t-il pas immédiatement à un autre? Êtes-vous débarrassés, par la mort de Louis XVI, des droits qu'une famille entière croit avoir reçus d'une possession de plusieurs siècles? La destruction d'un seul est donc inutile. Au contraire, laissez subsister le chef actuel qui ferme tout accès aux autres; laissez-le exister avec la haine qu'il inspire à tous les aristocrates pour ses incertitudes, ses concessions; laissez-le exister avec sa réputation de faiblesse, avec l'avilissement de sa défaite, et vous aurez moins à le craindre que tout autre. Laissez ce roi détrôné errer dans le vaste sein de votre république, sans ce cortège de grandeur qui l'entourait; montrez combien un roi est peu de chose réduit à lui-même; témoignez un profond dédain pour le souvenir de ce qu'il fut, et ce souvenir ne sera plus à craindre; vous aurez donné une grande leçon aux hommes; vous aurez fait pour la république, sa sûreté et son instruction, plus qu'en versant un sang qui ne vous appartient pas. Quant au fils de Louis XVI, ajoute Fauchet, s'il peut devenir un homme, nous en ferons un citoyen, comme le jeune Égalité. Il combattra pour la république, et nous n'aurons pas peur qu'un seul soldat de la liberté le seconde jamais, s'il avait la démence de vouloir devenir un traître à la patrie. Montrons ainsi aux peuples que nous ne craignons rien; engageons-les à nous imiter; que tous ensemble ils forment un congrès européen, qu'ils déposent leurs souverains, qu'ils envoient ces êtres chétifs traîner leur vie obscure le long des publiques, et qu'ils leur donnent même de petites pensions, car ces êtres-là sont si dénués de facultés, que le besoin même ne leur apprendrait pas à gagner du pain! Donnez donc ce grand exemple de l'abolition d'une peine barbare. Supprimez ce moyen inique de l'effusion du sang, et surtout guérissez le peuple du besoin qu'il a de le répandre. Tâchez d'apaiser en lui cette soif que des hommes pervers voudraient exciter pour s'en servir à bouleverser la république. Songez que des hommes barbares vous demandent encore cent cinquante mille têtes, et qu'après leur avoir accordé celle du ci-devant roi, vous ne pourrez leur en refuser aucune. Empêchez des crimes qui agiteraient pour long-temps le sein de la république, déshonoreraient la liberté, ralentiraient ses progrès, et nuiraient à l'accélération du bonheur du monde.»

[Note 1: Séance du 13 novembre.]

Cette discussion avait duré depuis le 13 jusqu'au 30 novembre, et avait excité une agitation générale. Ceux dont le nouvel ordre de choses n'avait pas entièrement saisi l'imagination, et qui conservaient quelque souvenir de 1789, de la bonté du monarque, de l'amour qu'on lui porta, ne pouvaient comprendre que ce roi, tout à coup transformé en tyran, fût dévoué à l'échafaud. En admettant même ses intelligences avec l'étranger, ils imputaient cette faute à sa faiblesse, à ses entours, à cet invincible amour du pouvoir héréditaire, et l'idée d'un supplice infâme les révoltait. Cependant ils n'osaient pas prendre ouvertement la défense de Louis XVI. Le péril récent auquel nous venions d'être exposés par l'invasion des Prussiens, l'opinion généralement répandue que la cour était la cause secrète de cet envahissement de nos frontières, avaient excité une irritation qui retombait sur l'infortuné monarque, et contre laquelle on n'osait pas s'élever. On se contentait de résister d'une manière générale contre ceux qui demandaient des vengeances; on les peignait comme des instigateurs de troubles, comme des septembriseurs, qui voulaient couvrir la France de sang et de ruines. Sans défendre nommément Louis XVI, on demandait la modération envers les ennemis vaincus. On se recommandait d'être en garde contre une énergie hypocrite, qui, en paraissant défendre la république par des supplices, ne cherchait qu'à l'asservir par la terreur, ou à la compromettre envers l'Europe. Les girondins n'avaient pas encore pris la parole. On supposait, plutôt qu'on ne connaissait, leur opinion, et la Montagne, pour avoir occasion de les accuser, prétendait qu'ils voulaient sauver Louis XVI. Cependant ils étaient incertains dans cette cause. D'une part, rejetant l'inviolabilité, et regardant Louis XVI comme complice de l'invasion étrangère, de l'autre, émus en présence d'une grande infortune, et portés en toute occasion à s'opposer à la violence de leurs adversaires, ils ne savaient quel parti prendre, et ils gardaient un silence équivoque et menaçant.

Une autre question agitait en ce moment les esprits, et ne produisait pas moins de troubles que la précédente: c'était celle des subsistances, qui avaient été une grande cause de discorde à toutes les époques de la révolution.

On a déjà vu combien d'inquiétudes et de peines elles avaient causées à Bailly et à Necker, pendant les premiers temps de 1789. Les mêmes difficultés se présentaient plus grandes encore à la fin de 1792, accompagnées des mouvemens les plus dangereux. La suspension du commerce pour tous les objets qui ne sont pas de première nécessité, peut bien faire souffrir l'industrie, et à la longue agir sur les classes ouvrières; mais quand le blé, premier aliment, vient à manquer, le trouble et le désordre s'ensuivent immédiatement. Aussi l'ancienne police avait-elle rangé le soin des subsistances au rang de ses attributions, comme un des objets qui intéressaient le plus la tranquillité publique.

Les blés ne manquaient pas en 1792; mais la récolte avait été retardée par la saison, et en outre le battage des grains avait été différé par le défaut de bras. Cependant la plus grande cause de disette était ailleurs. En 1792 comme en 1789, le défaut de sûreté, la crainte du pillage sur les routes, et des vexations dans les marchés, empêchaient les fermiers d'apporter leurs denrées. On avait crié aussitôt à l'accaparement. On s'était élevé surtout contre ces riches fermiers qu'on appelait des aristocrates, et dont les fermages trop étendus devaient, disait-on, être divisés. Plus on s'irritait contre eux, moins ils étaient disposés à se montrer dans les marchés, et plus la disette augmentait. Les assignats avaient aussi contribué à la produire. Beaucoup de fermiers, qui ne vendaient que pour amasser, ne voulaient pas accumuler un papier variable, et préféraient garder leurs grains. En outre, comme le blé devenait chaque jour plus rare et les assignats plus abondans, la disproportion entre le signe et la chose s'était constamment accrue, et le renchérissement augmentait d'une manière de plus en plus sensible. Par un accident ordinaire dans toutes les disettes, la prévoyance étant éveillée par la crainte, chacun voulait faire des approvisionnemens; les familles, les municipalités, le gouvernement, faisaient des achats considérables, et rendaient ainsi la denrée encore plus rare et plus chère. A Paris surtout, la municipalité commettait un abus très grave et très ancien: elle achetait des blés dans les départemens voisins, et les vendait au-dessous du prix, dans la double intention de soulager le peuple et de se populariser encore davantage. Il résultait de cela que les marchands, écrasés par la rivalité, se retiraient du marché, et que la population des campagnes, attirée par le bas prix, venait absorber une partie des subsistances rassemblées à grands frais par la police. Ces mauvaises mesures, inspirées par de fausses idées économiques et par une ambition de popularité excessive, tuaient le commerce, nécessaire surtout à Paris, où il faut accumuler sur un petit espace une quantité de grains plus grande que nulle autre part. Les causes de la disette étaient donc très multipliées: d'abord la terreur des fermiers qui s'éloignaient des marchés, le renchérissement provenant des assignats, la fureur de s'approvisionner, et enfin l'intervention de la municipalité parisienne, qui troublait le commerce par sa puissante concurrence.

Dans des difficultés pareilles, il est facile de deviner quel parti devaient prendre les deux classes d'hommes qui se partageaient la souveraineté de la France. Les esprits violens qui avaient jusqu'ici voulu écarter toute opposition en détruisant les opposans; qui, pour empêcher les conspirations, avaient immolé tous ceux qu'ils suspectaient de leur être contraires, de tels esprits ne concevaient, pour terminer la disette, qu'un moyen, c'était toujours la force. Ils voulaient qu'on arrachât les fermiers à leur inertie, qu'on les obligeât à se rendre dans les marchés; que là ils fussent contraints de vendre leurs denrées à un prix fixé par les communes; que les grains ne quittassent pas les lieux, et n'allassent pas s'accumuler dans les greniers de ce qu'on appelait les accapareurs. Ils demandaient donc la présence forcée des commerçans dans les marchés, la taxe des prix ou maximum, la prohibition de toute circulation, enfin l'obéissance du commerce à leurs désirs, non par l'attrait ordinaire du gain, mais par la crainte des peines et de la mort.

Les esprits modérés désiraient au contraire qu'on laissât le commerce reprendre son cours, en dissipant les craintes des fermiers, en les laissant libres de fixer leurs prix, en leur présentant l'attrait d'un échange libre, sûr et avantageux, en permettant la circulation d'un département à l'autre, pour pouvoir secourir ceux qui ne produisaient pas de blé. Ils proscrivaient ainsi la taxe, les prohibitions de toute espèce, et réclamaient avec les économistes l'entière liberté du commerce des grains dans l'étendue de la France. D'après l'avis de Barbaroux, assez versé dans ces matières, ils demandaient que l'exportation à l'étranger fût soumise à un droit qui augmenterait quand les prix viendraient à s'élever, et qui rendrait ainsi la sortie plus difficile quand la présence de la denrée serait plus nécessaire. Ils n'admettaient l'intervention administrative que pour l'établissement de certains marchés, destinés aux cas extraordinaires. Ils ne voulaient employer la sévérité que contre les perturbateurs qui violenteraient les fermiers sur les routes ou dans les marchés; ils rejetaient enfin l'emploi des châtimens à l'égard du commerce, car la crainte peut être un moyen de répression, mais elle n'est jamais un moyen d'action; elle paralyse, mais elle n'anime pas les hommes.

Quand un parti devient maître dans un état, il se fait gouvernement, et bientôt forme les voeux et contracte les préjugés ordinaires de tout gouvernement; il veut à tout prix faire avancer toutes choses, et employer la force comme moyen universel. C'est ainsi que les ardens amis de la liberté avaient pour les systèmes prohibitifs la prédilection de tous les gouvernemens, et qu'ils trouvaient pour adversaires ceux qui, plus modérés, voulaient non seulement la liberté dans le but, mais dans les moyens, et réclamaient sûreté pour leurs ennemis, lenteur dans les formes de la justice, et liberté absolue du commerce.

Les girondins faisaient donc valoir tous les systèmes imaginés par les esprits spéculatifs contre la tyrannie administrative; mais ces nouveaux économistes, au lieu de rencontrer, comme autrefois, un gouvernement honteux de lui-même, et toujours condamné par l'opinion, trouvaient des esprits enivrés de l'idée du salut public, et qui croyaient que la force employée pour ce but n'était que l'énergie du bien.

Cette discussion amenait un autre sujet de graves reproches: Roland accusait tous les jours la commune de malverser dans les subsistances, et de les faire renchérir à Paris, en réduisant les prix par une vaine ambition de popularité. Les montagnards répondaient à Roland, en l'accusant lui-même d'abuser de sommes considérables affectées à son ministère pour l'achat des grains, d'être le chef des accapareurs, et de se faire le véritable dictateur de la France, en s'emparant des subsistances.

Tandis que pour ce sujet on disputait dans l'assemblée, on se révoltait dans certains départemens, et particulièrement dans celui d'Eure-et-Loir. Le peuple des campagnes, excité par le défaut de pain, par les instigations des curés, reprochait à la convention d'être la cause de tous ses maux; et tandis qu'il se plaignait de ce qu'elle ne voulait pas taxer les grains, il l'accusait en même temps de vouloir détruire la religion. C'est Cambon qui était cause de ce dernier reproche. Passionné pour les économies qui ne portaient pas sur la guerre, il avait annoncé qu'on supprimerait les frais du culte, et que ceux qui voudraient la messe la paieraient. Aussi les insurgés ne manquaient pas de dire que la religion était perdue, et, par une contradiction singulière, ils reprochaient à la convention, d'une part la modération en matière de subsistances, et de l'autre la violence à l'égard du culte. Deux membres, envoyés par l'assemblée, trouvèrent aux environs de Courville un rassemblement de plusieurs mille paysans, armés de fourches et de fusils de chasse, et ils furent obligés, sous peine d'être assassinés, de signer la taxe des grains. Ils y consentirent, et la convention les désapprouva. Elle déclara qu'ils auraient dû mourir, et abolit la taxe qu'ils avaient signée. On envoya la force armée pour dissiper les rassemblemens. Ainsi commençaient les troubles de l'Ouest, par la misère et l'attachement au culte.

Sur la proposition de Danton, l'assemblée, pour apaiser le peuple de l'Ouest, déclara que son intention n'était pas d'abolir la religion, mais elle persista à repousser le maximum. Ainsi, ferme encore au milieu des orages, et conservant une suffisante liberté d'esprit, la majorité conventionnelle se déclarait pour la liberté du commerce contre les systèmes prohibitifs. Si on considère donc ce qui se passait dans les armées, dans les administrations, dans le procès de Louis XVI, on verra un spectacle terrible et singulier. Les hommes ardens s'exaltent, et veulent recomposer en entier les armées et les administrations pour en écarter les tièdes et les suspects; ils veulent employer la force contre le commerce pour l'empêcher de s'arrêter, et déployer des vengeances terribles pour effrayer tout ennemi. Les hommes modérés, au contraire, craignaient de désorganiser les armées en les renouvelant, de tuer le commerce en usant de contrainte, de soulever les esprits en employant la terreur; mais leurs adversaires s'irritent même de ces craintes, et s'exaltent d'autant plus dans le projet de tout renouveler, de tout forcer, de tout punir. Tel était le spectacle donné en ce moment par le côté gauche contre le côté droit de la convention.

La séance du 30 avait été fort agitée par les plaintes de Roland contre les fautes de la municipalité, en matière de subsistances, et par le rapport des commissaires envoyés dans le département d'Eure-et-Loir. Tout se rappelle à la fois quand on commence le compte de ses maux. D'une part, on avait rappelé les massacres, les écrits incendiaires, de l'autre, les incertitudes, les restes de royalisme, les lenteurs opposées à la vengeance nationale. Marat avait parlé et excité une rumeur générale. Robespierre prend la parole au milieu du bruit, et vient proposer, dit-il, un moyen plus puissant que tous les autres pour rétablir la tranquillité publique, un moyen qui ramènera au sein de l'assemblée l'impartialité et la concorde, qui confondra les ennemis de la convention nationale, qui imposera silence à tous les libellistes, à tous les auteurs de placards, et déjouera leurs calomnies. «Quel est, s'écrie-t-on, quel est ce moyen?» Robespierre reprend: «C'est de condamner demain le tyran des Français à la peine de ses crimes, et de détruire ainsi le point de ralliement de tous les conspirateurs. Après-demain vous statuerez sur les subsistances, et le jour suivant vous poserez les bases d'une constitution libre.»

Cette manière tout à la fois emphatique et astucieuse d'annoncer les moyens de salut, et de les faire consister dans une mesure combattue par le côté droit, excite les girondins, et les oblige à s'expliquer sur la grande question du procès. «Vous parlez du roi, dit Buzot; la faute des troubles est à ceux qui voudraient le remplacer. Lorsqu'il sera temps de s'expliquer sur son sort, je saurai le faire avec la sévérité qu'il a méritée; mais il ne s'agit pas de cela ici: il s'agit des troubles, et ils viennent de l'anarchie; l'anarchie vient de l'inexécution des lois. Cette inexécution subsistera tant que la convention n'aura rien fait pour assurer l'ordre.» Legendre succède aussitôt à Buzot, conjure ses collègues d'écarter toute personnalité, de ne s'occuper que de la chose publique et des séditions qui, n'ayant d'autre objet que de sauver le roi, cesseront quand il ne sera plus. Il propose donc à l'assemblée d'ordonner que les opinions préparées sur le procès soient déposées sur le bureau, imprimées, distribuées à tous les membres, et qu'on décide ensuite si Louis XVI doit être jugé, sans perdre le temps à entendre de trop longs discours. Jean-Bon-Saint-André s'écrie qu'il n'est pas même besoin de ces questions préliminaires, et qu'il ne s'agit que de prononcer sur-le-champ la condamnation et la forme du supplice. La convention décrète enfin la proposition de Legendre, et l'impression de tous les discours. La discussion est ajournée au 3 décembre.

Le 3, on réclame de toutes parts la mise en cause, la rédaction de l'acte d'accusation, et la détermination des formes d'après lesquelles le procès doit s'instruire. Robespierre demande la parole, et quoiqu'il eût été décidé que toutes les opinions seraient imprimées et non lues, il obtient d'être entendu, parce qu'il voulait parler, non sur le procès, mais contre le procès lui-même, et pour une condamnation sans jugement.

Il soutient qu'instruire un procès, c'est ouvrir une délibération; que permettre de délibérer, c'est permettre le doute, et une solution même favorable à l'accusé. Or, mettre le crime de Louis XVI en problème, c'est accuser les Parisiens, les fédérés, tous les patriotes enfin qui ont fait la révolution du 10 août; c'est absoudre Louis XVI, les aristocrates, les puissances étrangères et leurs manifestes, c'est en un mot déclarer la royauté innocente et la république coupable.

«Voyez aussi, continue Robespierre, quelle audace ont acquise les ennemis de la liberté depuis que vous avez proposé ce doute! Dans le mois d'août dernier, les partisans du roi se cachaient. Quiconque eût osé entreprendre son apologie eût été puni comme un traître… Aujourd'hui, ils relèvent impunément un front audacieux; aujourd'hui, des écrits insolens inondent Paris et les départemens; des hommes armés et appelés dans ces murs à votre insu, contre les lois, ont fait retentir cette cité de cris séditieux, et demandent l'impunité de Louis XVI! Il ne vous reste plus qu'à ouvrir cette enceinte à ceux qui briguent déjà l'honneur de le défendre! Que dis-je! aujourd'hui Louis partage les mandataires du peuple! On parle pour ou contre lui! Il y a deux mois, qui eût pu soupçonner qu'ici ce serait une question s'il était inviolable? Mais, ajoute Robespierre, depuis que le citoyen Pétion a présenté comme une question sérieuse, et qui devait être traitée à part, celle de savoir si le roi pouvait être jugé, les doctrines de l'assemblée constituante ont reparu ici. O crime! ô honte! la tribune du peuple français a retenti du panégyrique de Louis XVI! Nous avons entendu vanter les vertus et les bienfaits du tyran. Tandis que nous avons eu la plus grande peine pour arracher les meilleurs citoyens à l'injustice d'une décision précipitée, la seule cause du tyran est tellement sacrée, qu'elle ne peut être ni assez longuement ni assez librement discutée! Si nous en croyons ses apologistes, le procès durera plusieurs mois: il atteindra l'époque du printemps prochain, où les despotes doivent nous livrer une attaque générale. Et quelle carrière ouverte aux conspirateurs! quel aliment donné à l'intrigue et à l'aristocratie!

«Juste ciel! les hordes féroces du despotisme s'apprêtent à déchirer de nouveau le sein de notre patrie au nom de Louis XVI! Louis combat encore contre nous du fond de sa prison, et l'on doute s'il est coupable, s'il est permis de le traiter en ennemi! On demande quelles sont les lois qui le condamnent! On invoque en sa faveur la constitution!… La constitution vous défendait ce que vous avez fait; s'il ne pouvait être puni que de la déchéance, vous ne pouviez la prononcer sans avoir instruit son procès; vous n'aviez point le droit de le retenir en prison; il a celui de demander des dommages et intérêts et son élargissement: la constitution vous condamne; allez aux pieds de Louis invoquer sa clémence!»

Ces déclamations pleines de fiel, qui ne renfermaient rien que Saint-Just n'eût déjà dit, produisirent cependant une profonde sensation sur l'assemblée, qui voulut statuer séance tenante. Robespierre avait demandé que Louis XVI fût jugé sur-le-champ; cependant plusieurs membres et Pétion s'obstinèrent à proposer qu'avant de fixer la forme du jugement, on prononçât au moins la mise en jugement; car c'était là, disaient-ils, un préliminaire indispensable, quelque célérité qu'on voulût mettre dans cette procédure. Robespierre veut parler encore, et semble exiger la parole; mais on s'irrite de son insolence, et on lui interdit la tribune. L'assemblée rend enfin le décret suivant:

«La convention nationale déclare que Louis XVI sera jugé par elle.» (3 décembre.)

Le 4, on met en discussion les formes du procès. Buzot, qui avait entendu beaucoup parler de royalisme, réclame la parole pour une motion d'ordre; et pour écarter, dit-il, tout soupçon, il demande la peine de mort contre quiconque proposerait en France le rétablissement de la royauté. Ce sont là des moyens que prennent souvent les partis pour prouver qu'ils sont incapables de ce dont on les accuse. Des applaudissemens nombreux accueillent cette inutile proposition; mais les montagnards, qui, dans leur système, n'auraient pas dû l'empêcher, s'y opposent par humeur, et Bazire demande à la combattre. On crie aux voix! aux voix! Philippeaux, s'unissant à Bazire, pro pose de ne s'occuper que de Louis XVI, et de tenir une séance permanente jusqu'à ce qu'il ait été jugé. On demande alors quel intérêt porte les opposans à repousser la proposition de Buzot, car il n'est personne qui puisse regretter la royauté. Lejeune réplique que c'est remettre en question ce qui a été décidé en abolissant la royauté. «Mais, dit Rewbell, il s'agit d'ajouter une disposition pénale au décret d'abolition; ce n'est donc pas remettre en question une chose déjà décrétée.» Merlin, plus maladroit que ses prédécesseurs, veut un amendement, et propose de mettre une exception à l'application de la peine de mort, dans le cas où la proposition de rétablir la royauté serait faite dans les assemblées primaires. A ces mots, des cris s'élèvent de toutes parts. Voilà, dit-on, le mystère découvert! On veut un roi, mais sorti des assemblées primaires, de ces assemblées d'où se sont élevés Marat, Robespierre et Danton. Merlin cherche à se justifier en disant qu'il a voulu rendre hommage à la souveraineté du peuple. On lui impose silence en le traitant de royaliste, et on propose de le rappeler à l'ordre. Guadet alors, avec une mauvaise foi que les hommes les plus honnêtes apportent quelquefois dans une discussion envenimée, soutient qu'il faut respecter la liberté des opinions, à laquelle on doit d'avoir découvert un secret important, et qui donne la clef d'une grande machination. «L'assemblée, dit-il, ne doit pas regretter d'avoir entendu cet amendement, qui lui démontre qu'un nouveau despotisme doit succéder au despotisme détruit, et on doit remercier Merlin, loin de le rappeler à l'ordre.» Une explosion de murmures couvrent la voix de Guadet. Bazire, Merlin, Robespierre, crient à la calomnie, et il est vrai que le reproche de vouloir substituer un roi plébéien au roi détrôné était aussi absurde que celui de fédéralisme adressé aux girondins. L'assemblée décrète enfin la peine de mort contre quiconque voudrait rétablir en France la royauté, sous quelque dénomination que ce puisse être.

On revient aux formes du procès et à la proposition d'une séance permanente. Robespierre demande de nouveau que le jugement soit prononcé sur-le-champ. Pétion, victorieux encore par l'appui de la majorité, fait décider que la séance ne sera pas permanente, ni le jugement instantané, mais que l'assemblée s'en occupera tous les jours, et toute affaire cessante, de onze à six heures du soir.

Les jours suivans furent employés à la lecture des pièces trouvées chez Laporte, et d'autres trouvées plus récemment au château dans une armoire secrète, que le roi avait fait construire dans l'épaisseur d'une muraille. La porte en était en fer, d'où elle fut connue depuis sous le nom d'armoire de fer. L'ouvrier employé à la construire la dénonça à Roland, qui, empressé de vérifier le fait, eut l'imprudence de s'y rendre précipitamment, sans se faire accompagner de témoins pris dans l'assemblée, ce qui donna lieu à ses ennemis de dire qu'il avait soustrait une partie des papiers. Roland y trouva toutes les pièces relatives aux communications de la cour avec les émigrés et avec divers membres des assemblées. Les transactions de Mirabeau y furent connues, et la mémoire du grand orateur allait être proscrite, lorsqu'à la demande de Manuel, son admirateur passionné, on chargea le comité d'instruction publique de faire de ces documens un plus ample examen[1].

[Note 1: Cette révélation eut lieu dans la séance du 5 décembre. On voulait briser immédiatement le buste de Mirabeau, et ordonner que ses cendres fussent enlevées du Panthéon; mais on se contenta ce jour-là de voiler son buste.]

On nomma ensuite une commission pour faire, d'après ces pièces, un acte énonciatif des faits imputés à Louis XVI. Cet acte énonciatif, une fois rédigé, devait être approuvé par l'assemblée. Louis XVI devait ensuite comparaître en personne à la barre de la convention, et être interrogé par le président sur chaque article de l'acte énonciatif. Après sa comparution, deux jours lui étaient accordés pour se défendre, et le lendemain de sa défense, le jugement devait être prononcé par appel nominal. Le pouvoir exécutif était chargé de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la tranquillité publique pendant la translation du roi à l'assemblée. Ces dispositions avaient été décrétées le 9.

Le 10, l'acte énonciatif fut représenté à l'assemblée, et la comparution de Louis XVI fut arrêtée pour le lendemain 11 décembre.

Ce monarque infortuné allait donc comparaître en présence de la convention nationale, et y subir un interrogatoire sur tous les actes de son règne. La nouvelle du procès et de l'ordre de comparution avait pénétré jusqu'à Cléry, par les secrets moyens de correspondance qu'il s'était ménagés au dehors, et il ne l'avait transmise qu'en tremblant a cette famille désolée. N'osant la donner au roi lui-même, il la communiqua à Mme Élisabeth, et lui apprit en outre que pendant le procès la commune avait résolu de séparer Louis XVI de sa famille. Il convint avec la princesse d'un moyen de correspondre pendant cette séparation; ce moyen consistait dans l'envoi d'un mouchoir que Cléry, destiné à rester auprès du roi, devait faire parvenir aux princesses si Louis XVI était malade. Voilà tout ce que les malheureux prisonniers avaient la prétention de se communiquer les uns aux autres. Le roi fut averti par sa soeur de sa prochaine comparution, et de la séparation qu'on devait lui faire subir pendant le procès. Il reçut cette nouvelle avec une parfaite résignation, et se prépara à subir avec fermeté cette scène douloureuse.

La commune avait ordonné que, dès le 11 au matin, tous les corps administratifs seraient en séance, que toutes les sections seraient armées, que la garde de tous les lieux publics, caisses, dépôts, etc., serait augmentée de deux cents hommes par poste, que des réserves nombreuses seraient placées sur divers points, avec une forte artillerie, et qu'une escorte d'élite accompagnerait la voiture.

Dès le 11 au matin, la générale annonça dans Paris cette scène si triste et si nouvelle. Des troupes nombreuses entouraient le Temple, et le bruit des armes et des chevaux arrivait jusqu'aux prisonniers, qui feignaient d'ignorer la cause de cette agitation. A neuf heures du matin, la famille, suivant l'usage, se rendit chez le roi, pour y déjeuner. Les officiers municipaux, plus vigilans que jamais, empêchaient par leur présence le moindre épanchement. Enfin on les sépara. Le roi demanda en vain qu'on lui laissât son fils encore quelques instans. Malgré sa prière, le jeune enfant lui fut enlevé, et il demeura seul environ deux heures. Alors le maire de Paris, le procureur de la commune, arrivèrent, et lui communiquèrent l'arrêt de la convention qui le mandait à sa barre sous le nom de Louis Capet. «Capet, reprit le prince, est le nom de l'un de mes ancêtres, et n'est pas le mien.» Il se leva ensuite, et se rendit dans la voiture du maire, qui l'attendait. Six cents hommes d'élite entouraient la voiture. Elle était précédée de trois pièces de canon et suivie de trois autres. Une nombreuse cavalerie formait l'avant-garde et l'arrière-garde. Une foule immense contemplait en silence ce triste cortège, et souffrait cette rigueur comme elle avait souffert si longtemps celles de l'ancien gouvernement. Il y eut quelques cris, mais fort rares. Le prince n'en fut point ému, et s'entretint paisiblement des objets qui étaient sur la route. Dès qu'on fut rendu aux Feuillans, on le déposa dans une salle, en attendant les ordres de l'assemblée.

Pendant ce temps on faisait diverses motions relativement à la manière de recevoir Louis XVI. On proposait qu'aucune pétition ne pût être entendue, qu'aucun député ne pût prendre la parole, qu'aucun signe d'improbation ou d'approbation ne pût être donné au roi. «Il faut, dit Legendre, l'effrayer par le silence des tombeaux.»

Un murmure condamna ces paroles cruelles. Defermont demanda qu'on disposât un siège pour l'accusé. La proposition fut trouvée trop juste pour être mise aux voix, et on plaça un siège à la barre. Par une vanité ridicule, Manuel proposa de discuter la question à l'ordre du jour, pour n'avoir pas l'air de ne s'occuper que du roi, dût-on, ajouta-t-il, le faire attendre à la porte. On se mit donc à discuter une loi sur les émigrés.

Santerre annonce enfin l'arrivée de Louis XVI. Barrère est président. «Citoyens, dit-il, l'Europe vous regarde. La postérité vous jugera avec une sévérité inflexible; conservez donc la dignité et l'impassibilité qui conviennent à des juges. Souvenez-vous du silence terrible qui accompagna Louis, ramené de Varennes.»

Louis paraît à la barre vers deux heures et demie. Le maire et les généraux Santerre et Wittengoff sont à ses côtés. Un silence profond règne dans l'assemblée. La dignité de Louis, sa contenance tranquille, dans une aussi grande infortune, touchent tout le monde. Les députés du milieu sont émus. Les girondins éprouvent un profond attendrissement. Saint-Just, Robespierre, Marat, sentent défaillir eux-mêmes leur fanatisme, et s'étonnent de trouver un homme dans le roi dont ils demandent le supplice.

«Asseyez-vous, dit Barrère à Louis, et répondez aux questions qui vont vous être adressées.» Louis s'assied, et entend la lecture de l'acte énonciatif, article par article. Là, toutes les fautes de la cour étaient rappelées et rendues personnelles à Louis XVI. On lui reprochait l'interruption des séances le 20 juin 1789, le lit de justice tenu le 23 du même mois, la conspiration aristocratique déjouée par l'insurrection du 14 juillet, le repas des gardes-du-corps, les outrages faits à la cocarde nationale, le refus de sanctionner la déclaration des droits, ainsi que les divers articles constitutionnels; tous les faits enfin qui manifestaient une nouvelle conspiration en octobre, et qui furent suivis des scènes des 5 et 6; les discours de réconciliation qui avaient suivi toutes ces scènes, et qui promettaient un retour qui n'était pas sincère; le faux serment prêté à la fédération du 14 juillet; les menées de Talon et de Mirabeau pour opérer une contre-révolution; l'argent donné pour corrompre une foule de députés; la réunion des chevaliers du poignard le 28 février 1791; la fuite à Varennes; la fusillade du Champ-de-Mars; le silence gardé sur la convention de Pilnitz; le retard apporté à la promulgation du décret qui réunissait Avignon à la France; les mouvemens de Nîmes, Montauban, Mende, Jallès; la continuation de paie accordée aux gardes-du-corps émigrés et à la garde constitutionnelle licenciée; la correspondance secrète avec les princes émigrés; l'insuffisance des armées réunies sur la frontière; le refus de sanctionner le décret pour le camp de vingt mille hommes; le désarmement de toutes les places fortes; l'annonce tardive de la marche des Prussiens; l'organisation de compagnies secrètes dans l'intérieur de Paris; la revue des Suisses et des troupes qui formaient la garnison du château le matin du 10 août; le doublement de cette garde; la convocation du maire aux Tuileries; enfin, l'effusion du sang qui avait été la suite de ces dispositions militaires.

Si l'on n'admettait pas comme naturel le regret de son ancienne puissance, tout dans la conduite du roi pouvait être tourné à crime; car sa conduite n'était qu'un long regret, mêlé de quelques efforts timides pour recouvrer ce qu'il avait perdu. A chaque article le président s'arrêtait en disant: Qu'avez-vous à répondre? Le roi, répondant toujours d'une voix assurée, avait nié une partie des faits, rejeté l'autre partie sur ses ministres, et s'était appuyé constamment sur la constitution, de laquelle il assurait ne s'être jamais écarté. Ses réponses avaient toujours été mesurées. Mais à cette interpellation: Vous avez fait couler le sang du Peuple au 10 août, il s'écria d'une voix forte: «Non, Monsieur, non, ce n'est pas moi!»

On lui montra ensuite toutes les pièces, et, usant d'un respectable privilège, il refusa d'en avouer une partie, et il contesta l'existence de l'armoire de fer. Cette dénégation produisit un effet défavorable, et elle était impolitique, car le fait était démontré. Il demanda ensuite une copie de l'acte d'accusation ainsi que des pièces, et un conseil pour l'aider dans sa défense.

Le président lui signifia qu'il pouvait se retirer. On lui fît prendre quelques rafraîchissemens dans la salle voisine, et, le faisant remonter en voiture, on le ramena au Temple. Il arriva à six heures et demie, et son premier soin fut de demander à revoir sa famille; on le lui refusa, en disant que la commune avait ordonné la séparation pendant la durée de la procédure. A huit heures et demie, lorsqu'on lui annonça le moment du souper, il demanda de nouveau à embrasser ses enfans. Les ombrages de la commune rendaient tous les gardiens barbares, et on lui refusa encore cette consolation.

Pendant ce temps l'assemblée était livrée au tumulte, par suite de la demande d'un conseil que Louis XVI avait faite. Treilhard, Pétion, insistaient avec force pour que cette demande fût accordée: Tallien, Billaud-Varennes, Chabot, Merlin, s'y opposaient, en disant qu'on allait encore différer le jugement par des chicanes. Enfin l'assemblée accorda un conseil. Une députation fut chargée d'aller l'apprendre à Louis XVI, et de lui demander sur qui tomberait son choix. Le roi désigna Target, ou à son défaut Tronchet, et tous deux s'il était possible. Il demanda en outre qu'on lui donnât de l'encre, des plumes et du papier, pour travailler à sa défense, et qu'on lui permît de voir sa famille. La convention décida sur-le-champ qu'on lui donnerait tout ce qui était nécessaire pour écrire, qu'on avertirait les deux défenseurs dont il avait fait choix, qu'il lui serait permis de communiquer librement avec eux, et qu'il pourrait voir sa famille.

Target refusa la commission dont le chargeait Louis XVI, en donnant pour raison que depuis 1785 il ne pouvait plus se livrer à la plaidoirie. Tronchet écrivit sur-le-champ qu'il était prêt à accepter la défense qui lui était confiée; et, tandis qu'on s'occupait à désigner un nouveau conseil, on reçut une lettre écrite par un citoyen de soixante-dix ans, par le vénérable Malesherbes, ami et compagnon de Turgot, et le magistrat le plus respecté de la France. Le noble vieillard écrivait au président: «J'ai été appelé deux fois au conseil de celui qui fut mon maître, dans le temps que cette fonction était ambitionnée par tout le monde: je lui dois le même service lorsque c'est une fonction que bien des gens trouvent dangereuse.»

Il priait le président d'avertir Louis XVI qu'il était prêt à se dévouer à sa défense.

Beaucoup d'autres citoyens firent la même offre, et on en instruisit le roi. Il les remercia tous, et n'accepta que Tronchet et Malesherbes. La commune décida que les deux défenseurs seraient fouillés jusque dans les endroits les plus secrets, avant de pénétrer auprès de leur client. La convention, qui avait ordonné la libre communication, renouvela son ordre, et ils, purent entrer librement dans le Temple. En voyant Malesherbes, le roi courut au-devant de lui: le vénérable vieillard tomba à ses pieds en fondant en larmes. Le roi le releva, et ils demeurèrent longtemps embrassés. Ils commencèrent aussitôt à s'occuper de la défense. Des commissaires de l'assemblée apportaient tous les jours au Temple les pièces, et avaient ordre de les communiquer, sans jamais s'en dessaisir. Le roi les compulsait avec beaucoup d'attention, et avec un calme qui chaque fois étonnait davantage les commissaires.

La seule consolation qu'il eût demandée, celle de voir sa famille, ne lui était point accordée, malgré le décret de la convention. La commune, y mettant toujours obstacle, avait demandé le rapport de ce décret. «Vous aurez beau l'ordonner, dit Tallien à la convention, si la commune ne le veut pas, cela ne sera pas.» Ces insolentes paroles excitèrent un grand tumulte. Cependant l'assemblée, modifiant son décret, ordonna que le roi pourrait avoir ses deux enfans auprès de lui, mais à condition que les enfans ne retourneraient plus auprès de leur mère pendant tout le procès. Le roi, sentant qu'ils étaient plus nécessaires à leur mère, ne voulut pas les lui enlever, et se soumit à cette nouvelle douleur avec une résignation qu'aucun événement ne pouvait altérer.

A mesure que le procès s'avançait, on sentait davantage l'importance de la question. Les uns comprenaient que procéder par le régicide envers l'ancienne royauté, c'était s'engager dans un système inexorable de vengeances et de cruautés, et déclarer une guerre à mort à l'ancien ordre de choses, qu'ils voulaient bien abolir, mais non pas détruire d'une manière aussi violente. Les autres au contraire désiraient cette guerre à mort, qui n'admettait plus ni faiblesse ni retour, et creusait un abîme entre la monarchie et la révolution. La personne du roi disparaissait presque dans cette immense question, et on n'examinait plus qu'une chose, savoir s'il fallait ou ne fallait pas rompre entièrement avec le passé par un acte éclatant et terrible. On ne voyait que le résultat, et on perdait de vue la victime sur laquelle allait tomber le coup.

Les girondins, constans à poursuivre les jacobins, leur rappelaient sans cesse les crimes de septembre, et les présentaient comme des anarchistes qui voulaient dominer la convention par la terreur, et immoler le roi pour le remplacer par des triumvirs. Guadet réussit presque à les expulser de la convention, en faisant décréter que les assemblées électorales de toute la France seraient convoquées pour confirmer ou révoquer leurs députés. Cette proposition, décrétée et rapportée en quelques minutes, avait singulièrement effrayé les jacobins. D'autres circonstances les inquiétaient bien plus encore. Les fédérés continuaient d'arriver de toutes parts. Les municipalités envoyaient une multitude d'adresses dans lesquelles, en approuvant la république et en félicitant l'assemblée de l'avoir instituée, elles condamnaient les crimes et les excès de l'anarchie. Les sociétés affiliées reprochaient toujours à la société-mère d'avoir dans son sein des hommes de sang qui pervertissaient la morale publique, et voulaient attenter à la sûreté de la convention. Quelques-unes reniaient leur mère, déclaraient ne plus vouloir de l'affiliation, et annonçaient qu'au premier signal elles voleraient à Paris pour soutenir l'assemblée. Toutes demandaient surtout la radiation de Marat, et quelques-unes celle de Robespierre lui-même.

Les jacobins désolés avouaient que l'opinion se corrompait en France; ils se recommandaient de se tenir unis, de ne pas perdre de temps pour écrire dans les provinces, et éclairer leurs frères égarés; ils accusaient le traître Roland d'arrêter leur correspondance, et d'y substituer des écrits hypocrites qui pervertissaient les esprits. Ils proposaient un don volontaire pour répandre les bons écrits, et particulièrement les admirables discours de Robespierre, et ils cherchaient les moyens de les faire parvenir malgré Roland, qui violait, disaient-ils, la liberté des postes. Cependant ils convenaient d'une chose, c'est que Marat les compromettait par la violence de ses écrits; et il fallait, suivant eux, que la société-mère apprît à la France, quelle différence elle mettait entre Marat, que son tempérament enflammé emportait au-delà des bornes, et le sage, le vertueux Robespierre, qui, toujours dans la véritable limite, voulait sans faiblesse, mais sans exagération, ce qui était juste et possible. Une forte dispute s'était engagée sur ces deux hommes. On avait reconnu que Marat était une tête forte et hardie, mais trop emportée. Il avait été utile, disait-on, à la cause du peuple, mais il ne savait pas s'arrêter. Les partisans de Marat avaient répondu qu'il ne croyait pas nécessaire d'exécuter tout ce qu'il avait dit, et qu'il sentait mieux que personne le terme où il fallait s'arrêter. Ils citaient diverses paroles de lui. Marat avait dit: Il ne faut qu'un Marat dans la république.—Je demande le plus pour obtenir le moins.—Ma main sécherait plutôt que d'écrire, si je croyais que le peuple exécutât à la lettre tout ce que je lui conseille.—Je surfais au peuple, parce que je sais qu'il me marchande.» Les tribunes avaient appuyé cette justification de Marat par leurs applaudissemens. Pourtant la société avait résolu de faire une adresse, dans laquelle, décrivant le caractère de Marat et de Robespierre, elle montrerait quelle différence elle faisait entre la sagesse de l'un et la véhémence de l'autre[1]. Après cette mesure, on en proposa plusieurs autres, et surtout on se promit de demander continuellement le départ des fédérés pour la frontière. Si on apprenait en effet que l'armée de Dumouriez s'affaiblissait par la désertion, les jacobins s'écriaient que le renfort des fédérés lui était indispensable. Marat écrivait que depuis plus d'un an on retenait les volontaires qui étaient partis les premiers, et qu'il était temps de les remplacer par ceux qui séjournaient à Paris: on venait d'apprendre que Custine avait été obligé d'abandonner Francfort, que Beurnonville avait inutilement attaqué l'électorat de Trèves, et les jacobins soutenaient que si ces deux généraux avaient eu avec eux les fédérés qui remplissaient inutilement la capitale, ils n'eussent pas essuyé cet échec.

[Note 1: Voyez la note 4 à la fin du volume.]

Les diverses nouvelles de l'inutile tentative de Beurnonville et de l'échec de Custine avaient singulièrement agité l'opinion. Elles étaient faciles à prévoir, car Beurnonville, attaquant par une mauvaise saison, et sans moyens suffisans, des positions inabordables, ne pouvait réussir; et Custine, s'obstinant à ne pas reculer spontanément sur le Rhin, pour ne pas avouer sa témérité, devait infailliblement être réduit à une retraite à Mayence. Les malheurs publics sont pour les partis une occasion de reproches. Les jacobins, qui n'aimaient pas les généraux suspects d'aristocratie, déclamèrent contre eux, et les accusèrent d'être feuillans et girondins. Marat ne manqua pas de s'élever de nouveau contre la fureur des conquêtes, qu'il avait, disait-il, toujours blâmée, et qui n'était qu'une ambition déguisée des généraux pour arriver à un degré de puissance redoutable. Robespierre, dirigeant le reproche selon les inspirations de sa haine, soutint que ce n'était pas les généraux qu'il fallait accuser, mais la faction infâme qui dominait l'assemblée et le pouvoir exécutif. Le perfide Roland, l'intrigant Brissot, les scélérats Louvet, Guadet, Vergniaud, étaient les auteurs de tous les maux de la France. Il demandait à être le premier assassiné par eux; mais il voulait avant tout avoir le plaisir de les dénoncer. Dumouriez et Custine, ajoutait-il, les connaissaient et se gardaient bien de se ranger avec eux: mais tout le monde les craignait parce qu'ils disposaient de l'or, des places et de tous les moyens de la république. Leur intention était de l'asservir, et pour cela ils enchaînaient tous les vrais patriotes, ils empêchaient le développement de leur énergie; et exposaient ainsi la France à être vaincue; par ses ennemis. Leur intention était principalement de détruire la société des jacobins, et de poignarder quiconque aurait le courage de résister. «Et pour moi, s'écriait Robespierre, je demande à être assassiné par Roland!» (Séance des Jacobins du 12 décembre.)

Cette haine furibonde, se communiquant à toute la société, la soulevait comme une mer orageuse. On se promettait un combat à mort contre la faction; on repoussait d'avance toute idée de réconciliation, et comme il avait été question d'un nouveau projet de transaction, on s'engageait à refuser à jamais le baiser Lamourette.

Les mêmes scènes se reproduisaient dans l'assemblée pendant le délai qui avait été accordé à Louis XVI pour préparer sa défense. On ne manquait pas d'y répéter que partout les royalistes menaçaient les patriotes, et répandaient des pamphlets en faveur du roi. Thuriot proposa un moyen, c'était de punir de mort quiconque méditerait de rompre l'unité de la république ou d'en détacher quelque partie. C'était là un décret contre la fable du fédéralisme, c'est-à-dire contre les girondins. Buzot se hâte de répondre par un autre projet de décret, et demande l'exil de la famille d'Orléans. Les partis échangent les faussetés, et se vengent des calomnies par d'autres calomnies. Tandis que les jacobins accusaient les girondins de fédéralisme, ceux-ci reprochaient aux premiers de destiner le duc d'Orléans au trône, et de ne vouloir immoler Louis XVI que pour rendre la place vacante.

Le duc d'Orléans existait à Paris, s'efforçant en vain de se faire oublier dans le sein de la convention. Cette place sans doute ne lui convenait pas au milieu de furieux démagogues; mais où fuir? En Europe, l'émigration l'attendait, et les outrages, peut-être même les supplices, menaçaient ce parent de la royauté qui avait répudié sa naissance et son rang. En France, il s'efforçait de cacher son rang sous les titres des plus humbles, et il se nommait Égalité. Mais il restait l'ineffaçable souvenir de son ancienne existence, et le témoignage toujours présent de ses immenses richesses. A moins de prendre les haillons, de se rendre méprisable à force de cynisme, comment échapper aux soupçons? Dans les rangs girondins, il eût été perdu dès le premier jour, et tous les reproches de royalisme qu'on leur faisait eussent été justifiés. Dans ceux des jacobins, il avait la violence de Paris pour appui; mais il ne pouvait pas échapper aux accusations des girondins, et c'est ce qui lui arriva en effet. Ceux-ci, ne lui pardonnant pas de se ranger avec leurs ennemis, supposaient que, pour se rendre supportable, il prodiguait ses trésors aux anarchistes, et leur fournissait le secours de sa puissante fortune.

L'ombrageux Louvet croyait mieux, et s'imaginait sincèrement qu'il nourrissait toujours l'espoir de la royauté. Sans partager cette opinion, mais pour combattre la sortie de Thuriot par une autre, Buzot monte à la tribune. «Si le décret proposé par Thuriot doit ramener la confiance, je vais, dit-il, vous en proposer un qui ne la ramènera pas moins. La monarchie est renversée, mais elle vit encore dans les habitudes, dans les souvenirs de ses anciennes créatures. Imitons les Romains, ils ont chassé Tarquin et sa famille: comme eux, chassons la famille des Bourbons. Une partie de cette famille est dans les fers, mais il en est une autre bien plus dangereuse, parce qu'elle fut plus populaire, c'est celle d'Orléans. Le buste d'Orléans fut promené dans Paris; ses fils, bouillans de courage, se distinguent dans nos armées, et les mérites mêmes de cette famille la rendent dangereuse pour la liberté. Qu'elle fasse un dernier sacrifice à la patrie en s'exilant de son sein; qu'elle aille porter ailleurs le mal heur d'avoir approché du trône, et le malheur plus grand encore de porter un nom qui nous est odieux, et dont l'oreille d'un homme libre ne peut manquer d'être blessée.» Louvet succédant à Buzot, et s'adressant à d'Orléans lui-même, lui cite l'exil volontaire de Collatin, et l'engage à l'imiter. Lanjuinais rappelle les élections de Paris dont Égalité fait partie, et qui se firent sous le poignard de la faction anarchique; il rappelle les efforts qu'on a tentés pour nommer ministre de la guerre un chancelier de la maison d'Orléans, l'influence que les fils de cette famille ont acquise dans les armées, et, par toutes ces raisons, il demande le bannissement des Bourbons. Bazire, Saint-Just, Chabot, s'y refusent, plutôt par opposition aux girondins que par intérêt pour d'Orléans. Ils soutiennent que ce n'est pas le moment de sévir contre le seul des Bourbons qui se soit loyalement conduit envers la nation, qu'il faut d'abord punir le Bourbon prisonnier, faire ensuite la constitution, et qu'après on s'occupera des citoyens devenus dangereux; qu'au reste, envoyer d'Orléans hors de France, c'est l'envoyer à la mort, et qu'il faut au moins ajourner cette cruelle mesure. Néanmoins le bannissement est décrété par acclamation. Il ne s'agit plus que de décider l'époque du bannissement en rédigeant le décret. «Puisque vous employez l'ostracisme contre Égalité, dit Merlin, employez-le contre tous les hommes dangereux, et tout d'abord je le demande contre le pouvoir exécutif.—Contre Roland! s'écrie Albitte.—Contre Roland et Pache! Ajoute Barrère, qui sont devenus une cause de division parmi nous. Qu'ils soient bannis l'un et l'autre du ministère, pour nous rendre le calme et l'union.» Cependant Kersaint craint que l'Angleterre ne profite de cette désorganisation du ministère pour nous faire une guerre désastreuse; comme elle fit en 1757, lorsque d'Argenson et Machau furent disgraciés.

Rewbell demande si on peut bannir un représentant du peuple, et si Philippe Égalité n'appartient pas à ce titre à la nation qui l'a nommé. Ces diverses observations arrêtent le mouvement des esprits. On s'interrompt, on revient, et sans révoquer le décret de bannissement contre les Bourbons, on ajourne la discussion à trois jours, pour se calmer, et pour réfléchir plus mûrement à la question de savoir si on pouvait bannir Égalité, et destituer sans danger les deux ministres de l'intérieur et de la guerre.

Après cette discussion, on devine quel désordre dut régner dans les sections, à la commune et aux jacobins. On cria de toutes parts à l'ostracisme, et les pétitions se préparèrent pour la reprise de la discussion. Les trois jours écoulés, la discussion recommença; le maire vint à la tête des sections demander le rapport des décrets. L'assemblée passa à l'ordre du jour après la lecture de l'adresse; mais Pétion, voyant quel tumulte excitait cette question, en demanda l'ajournement après le jugement de Louis XVI. Cette espèce de transaction fut adoptée, et on se jeta de nouveau sur la victime contre laquelle s'acharnaient toutes les passions. Le célèbre procès fut donc aussitôt repris.

CHAPITRE V.

CONTINUATION DU PROCÈS DE LOUIS XVI.—SA DÉFENSE.—DÉBATS TUMULTUEUX A LA CONVENTION.—LES GIRONDINS PROPOSENT L'APPEL AU PEUPLE; OPINION DU DÉPUTÉ SALLE; DISCOURS DE ROBESPIERRE; DISCOURS DE VERGNIAUD.—POSITION DES QUESTIONS.—LOUIS XVI EST DÉCLARÉ COUPABLE ET CONDAMNÉ A MORT, SANS APPEL AU PEUPLE ET SANS SURSIS A L'EXÉCUTION.—DÉTAILS SUR LES DÉBATS ET LES VOTES ÉMIS.—ASSASSINAT DU DÉPUTÉ LEPELLETIER-SAINT-FARGEAU.—AGITATION DANS PARIS.—LOUIS XVI FAIT SES ADIEUX A SA FAMILLE; SES DERNIERS MOMENS DANS LA PRISON ET SUR L'ÉCHAFAUD.

Le temps accordé à Louis XVI pour préparer sa défense était à peine suffisant pour compulser les immenses matériaux sur lesquels elle devait être établie. Ses deux défenseurs demandèrent à s'en adjoindre un troisième, plus jeune et plus actif, qui rédigerait et prononcerait la défense, tandis qu'ils en chercheraient et prépareraient les moyens. Ce jeune adjoint était l'avocat Desèze, qui avait défendu Bezenval après le 14 juillet. La convention, ayant accordé la défense, ne refusa pas un nouveau conseil, et M. Desèze eut, comme Malesherbes et Tronchet, la faculté de pénétrer au Temple. Une commission y portait tous les jours les pièces, les montrait à Louis XVI, qui les recevait avec beaucoup de sang-froid, et comme si ce procès eût regardé un autre, disait un rapport de la commune. Il montrait aux commissaires la plus grande politesse, et leur faisait servir à manger quand les séances avaient été trop longues. Pendant qu'il s'occupait ainsi de son procès, il avait trouvé un moyen de correspondre avec sa famille. Il écrivait au moyen du papier et des plumes qu'on lui avait donnés pour travailler à sa défense, et les princesses traçaient leur réponse sur du papier avec des piqûres d'épingle. Quelquefois on pliait les billets dans des pelotons de fil, qu'un garçon de l'office, en servant les repas, jetait sous la table; quelquefois on les faisait descendre par une ficelle d'un étage à un autre. Les malheureux prisonniers se donnaient ainsi des nouvelles de leur santé, et trouvaient une grande consolation à apprendre qu'ils n'étaient point malades.

Enfin M. Desèze avait terminé sa défense en y travaillant nuit et jour. Le roi lui fit retrancher tout ce qui était trop oratoire, et voulut s'en tenir à la simple discussion des moyens qu'il avait à faire valoir. Le 26, à neuf heures et demie du matin, toute la force armée était en mouvement pour le conduire du Temple aux Feuillans, avec les mêmes précautions, et dans le même ordre que lors de sa première comparution. Monté dans la voiture du maire, il s'entretint avec lui pendant le trajet avec la même tranquillité que de coutume; on parla de Sénèque, de Tite-Live, des hôpitaux; il adressa même une plaisanterie assez fine à un des municipaux, qui avait dans la voiture le chapeau sur la tête. Arrivés aux Feuillans, il montra beaucoup de sollicitude pour ses défenseurs; il s'assit à leurs côtés dans l'assemblée, regarda avec beaucoup de calme les bancs où siégeaient ses accusateurs et ses juges, sembla rechercher sur leur visage l'impression que produisait la plaidoirie de M. Desèze, et plus d'une fois il s'entretint en souriant avec Tronchet et Malesherbes. L'assemblée accueillit sa défense avec un morne silence, et ne témoigna aucune improbation.

Le défenseur s'occupa d'abord des principes du droit, et en second lieu des faits imputés à Louis XVI. Bien que l'assemblée, en décidant que le roi serait jugé par elle, eût implicitement décrété que l'inviolabilité ne pouvait être invoquée, M. Desèze démontra fort bien que rien ne pouvait limiter la défense, et qu'elle demeurait entière, même après le décret; que par conséquent, si Louis jugeait l'inviolabilité soutenable, il avait le droit de la faire valoir. Il fut d'abord obligé de reconnaître la souveraineté du peuple; et, avec tous les défenseurs de la constitution de 1791, il soutint que la souveraineté, bien que maîtresse absolue, pouvait s'engager, qu'elle l'avait voulu à l'égard de Louis XVI, en stipulant l'inviolabilité; qu'elle n'avait pas voulu une chose absurde dans le système de la monarchie; que par conséquent l'engagement devait être exécuté; et que tous les crimes possibles, le roi en eût-il commis, ne pouvaient être punis que de la déchéance. Il dit que sans cela la constitution de 1791 serait un piège barbare tendu à Louis XVI, puisqu'on lui aurait promis avec l'intention secrète de ne pas tenir; que, si on refusait à Louis ses droits de roi, il fallait lui laisser au moins ceux de citoyen; et il demanda où étaient les formes conservatrices que tout citoyen avait droit de réclamer, telles que la distinction entre le jury d'accusation et celui de jugement, la faculté de récusation, la majorité des deux tiers, le vote secret, et le silence des juges pendant que leur opinion se formait. Il ajouta, avec une hardiesse qui ne rencontra qu'un silence absolu, qu'il cherchait partout des juges et ne trouvait que des accusateurs. Il passa ensuite à la discussion des faits, qu'il rangea sous deux divisions, ceux qui avaient précédé et ceux qui avaient suivi l'acceptation de l'acte constitutionnel. Les premiers étaient couverts par l'acceptation de cet acte, les autres par l'inviolabilité. Cependant il ne refusait pas de les discuter, et il le fit avec avantage, parce qu'on avait amassé une foule de faits insignifians, à défaut de la preuve précise des intelligences avec l'étranger; crime dont on était persuadé, mais dont la preuve positive manquait encore. Il repoussa victorieusement l'accusation d'avoir versé le sang français au 10 août. Dans ce jour, en effet, l'agresseur n'était pas Louis XVI, mais le peuple. Il était légitime que Louis XVI, attaqué, cherchât à se défendre, et qu'il prît les précautions nécessaires. Les magistrats eux-mêmes l'avaient approuvé, et avaient donné aux troupes l'ordre formel de repousser la force par la force. Malgré cela, disait M. Desèze, le roi n'avait pas voulu faire usage de cette autorisation, qu'il tenait et de la nature et de la loi, et il s'était retiré dans le sein du corps législatif pour éviter toute effusion de sang. Le combat qui avait suivi ne le regardait plus, devait même lui valoir des actions de grâces plutôt que des vengeances, puisque c'était sur un ordre de sa main que les Suisses avaient abandonné la défense du château et de leur vie. Il y avait donc une criante injustice à reprocher à Louis XVI d'avoir versé le sang français, et sur ce point il avait été irréprochable; il s'était montré au contraire plein de délicatesse et de vertu.

Le défenseur termina par ces mots si courts, si justes, et les seuls où il fût question des vertus de Louis XVI:

«Louis était monté sur le trône à vingt ans, et à vingt ans il donna sur le trône l'exemple des moeurs; il n'y porta aucune faiblesse coupable ni aucune passion corruptrice; il y fut économe, juste, sévère, et il s'y montra toujours l'ami constant du peuple. Le peuple désirait la destruction d'un impôt désastreux qui pesait sur lui, il le détruisit; le peuple demandait l'abolition de la servitude, il commença par l'abolir lui-même dans ses domaines; le peuple sollicitait des réformes dans la législation criminelle pour l'adoucissement du sort des accusés, il fit ces réformes; le peuple voulait que des milliers de Français, que la rigueur de nos usages avait privés jusqu'alors des droits qui appartiennent aux citoyens, acquissent ces droits ou les recouvrassent, il les en fit jouir par ses lois; le peuple voulut la liberté, et il la lui donna! Il vint même au-devant de lui par ses sacrifices, et cependant c'est au nom de ce même peuple qu'on demande aujourd'hui…. Citoyens, je n'achève pas … je m'arrête devant l'histoire: songez qu'elle jugera votre jugement, et que le sien sera celui des siècles!»

Louis XVI, prenant la parole immédiatement après son défenseur, prononça quelques mots qu'il avait écrits. «On vient, dit-il, de vous exposer mes moyens de défense; je ne les renouvellerai point; en vous parlant peut-être pour la dernière fois, je vous déclare que ma conscience ne me reproche rien, et que mes défenseurs vous ont dit la vérité.

«Je n'ai jamais craint que ma conduite fût examinée publiquement; mais mon coeur est déchiré de trouver dans l'acte d'accusation l'imputation d'avoir voulu faire répandre le sang du peuple, et surtout que les malheurs du 10 août me soient attribués!

«J'avoue que les preuves multipliées que j'avais données, dans tous les temps, de mon amour pour le peuple, et la manière dont je m'étais toujours conduit, me paraissaient devoir prouver que je ne craignais pas de m'exposer pour épargner son sang, et éloigner à jamais de moi une pareille imputation.»

Le président demande ensuite à Louis XVI s'il ne lui restait plus rien à dire pour sa défense. Louis XVI ayant déclaré qu'il a tout dit, le président lui annonce qu'il peut se retirer. Conduit dans une salle voisine avec ses défenseurs, il s'occupe avec sollicitude du jeune Desèze, qui paraît fatigué d'une longue plaidoirie. Ramené ensuite en voiture, il parle avec la même sérénité à ceux qui l'escortent, et arrive au Temple à cinq heures. A peine avait-il quitté la convention, qu'un orage violent s'y était élevé. Les uns voulaient qu'on ouvrît la discussion; les autres, se plaignant des délais éternels qu'on apportait à la décision de ce procès, demandaient sur-le-champ l'appel nominal, en disant que dans tout tribunal, après avoir ouï l'accusé, on passait aux voix. Lanjuinais nourrissait depuis le commencement du procès une indignation que son caractère impétueux ne lui permettait plus de contenir. Il s'élance à la tribune, et au milieu des cris qu'excite sa présence, il demande non pas un délai pour la discussion, mais l'annulation même de la procédure; il s'écrie que le temps des hommes féroces est passé, qu'il ne faut pas déshonorer l'assemblée en lui faisant juger Louis XVI; que personne n'en a le droit en France, et que l'assemblée particulièrement n'a aucun titre pour le faire; que si elle veut agir comme corps politique, elle ne peut prendre que des mesures de sûreté contre le ci-devant roi; mais que si elle agit comme tribunal, elle est hors de tous les principes, car c'est faire juger le vaincu par le vainqueur lui-même, puisque la plupart des membres présens se sont déclarés les conspirateurs du 10 août. Au mot de conspirateurs, un tumulte épouvantable s'élève de toutes parts. On crie à l'ordre! à l'Abbaye! à bas de la tribune! Lanjumais veut en vain justifier le mot de conspirateurs, en disant qu'il doit être pris ici dans un sens favorable, et que le 10 août fut une conspiration glorieuse: il continue au milieu du bruit, et finit en déclarant qu'il aimerait mieux périr mille fois que de condamner, contre toutes les lois, le tyran même le plus abominable!

Une foule d'orateurs lui succèdent, et le tumulte ne fait que s'accroître. On ne veut plus rien entendre, on quitte sa place, on se mêle, on se forme par groupes, on s'injurie, on se menace, et le président est obligé de se couvrir. Après une heure d'agitation, le calme se rétablit enfin, et l'assemblée, adoptant l'avis de ceux qui demandaient la discussion sur le procès de Louis XVI, déclare que la discussion est ouverte, et qu'elle sera continuée, toutes affaires cessantes, jusqu'à ce que l'arrêt soit rendu.

La discussion est donc reprise le 27: la foule des orateurs déjà entendus reparaît à la tribune. Saint-Just s'y montre de nouveau. La présence de Louis XVI, humilié, vaincu, et serein encore dans l'infortune, a fait naître quelques objections dans son esprit; mais il répond à ces objections en appelant Louis un tyran modeste et souple, qui a opprimé avec modestie, qui se défend avec modestie, et contre la douceur insinueuse duquel il faut se prémunir avec le plus grand soin. Il a appelé les états-généraux, mais c'était pour humilier la noblesse et régner en divisant; aussi, quand il a vu la puissance des états s'élever si rapidement, il a voulu la détruire. Au 14 juillet, aux 5 et 6 octobre, on l'a vu amasser secrètement des moyens pour accabler le peuple; mais chaque fois que ses conspirations étaient déjouées par l'énergie nationale, il feignait de revenir lui-même, il montrait de sa défaite et de la victoire du peuple une joie hypocrite et qui n'était pas naturelle. Depuis, ne pouvant plus faire usage de la force, il corrompait les défenseurs de la liberté, il complotait avec l'étranger, il désespérait les ministres, dont l'un était obligé de lui écrire: Vos relations secrètes m'empêchent d'exécuter les lois, et je me retire. Enfin il avait employé tous les moyens de la plus profonde perfidie jusqu'au 10 août, et maintenant encore, il affectait une feinte douceur pour ébranler ses juges et leur échapper.

C'est ainsi que les incertitudes si naturelles de Louis XVI se peignaient dans un esprit violent, qui voyait une perfidie forte et calculée là où il n'y avait que faiblesse et regret du passé. D'autres orateurs succèdent à Saint-Just, et on attend avec impatience que les Girondins prennent la parole. Ils ne s'étaient pas prononcés encore, et il était temps qu'ils s'expliquassent. On a déjà vu quelles étaient et leurs incertitudes, et leurs dispositions à s'émouvoir, et leur penchant à excuser dans Louis XVI une résistance qu'ils étaient plus capables de comprendre que leurs adversaires. Vergniaud convint devant quelques amis de l'attendrissement qu'il éprouvait. Sans être aussi touchés peut-être, les autres étaient tous disposés à s'intéresser à la victime, et dans cette situation, ils imaginèrent un moyen qui décèle leur émotion et l'embarras de leur position: ce moyen était l'appel au peuple. Se décharger d'une responsabilité dangereuse, et rejeter sur la nation le reproche de barbarie si le roi était condamné, ou celui de royalisme s'il était absous, tel était le but des girondins, et c'était un acte de faiblesse. Puisqu'ils étaient touchés à la vue de la profonde infortune de Louis XVI, ils devaient avoir le courage de le défendre eux-mêmes, et ne devaient pas provoquer la guerre civile en renvoyant aux quarante-quatre mille sections qui partageaient la France une question qui allait infailliblement mettre tous les partis en présence, et soulever les passions les plus furieuses. Il fallait se saisir fortement de l'autorité, avoir le courage d'en user soi-même, sans se décharger sur la multitude d'un soin dont elle était incapable, et qui eût exposé le pays à une confusion épouvantable. Ici, les girondins donnèrent à leurs adversaires un avantage immense, en les autorisant à répandre qu'ils fomentaient la guerre civile, et en faisant suspecter leur courage et leur franchise. Aussi ne manqua-t-on pas de dire chez les jacobins que ceux qui voulaient absoudre Louis XVI étaient plus francs et plus estimables que ceux qui voulaient en appeler au peuple. Mais telle est l'ordinaire conduite des partis modérés; se conduisant ici comme aux 2 et 3 septembre, les girondins hésitaient à se compromettre pour un roi qu'ils regardaient comme un ennemi, et qui, dans leur persuasion, avait voulu les détruire par le fer étranger; cependant, émus à la vue de cet ennemi vaincu, ils essayaient de le défendre, ils s'indignaient de la violence commise à son égard, et ils faisaient assez pour se perdre eux-mêmes, sans faire assez pour le sauver.

Salles, celui de tous qui se prêtait le mieux aux imaginations de Louvet, et qui même le surpassait dans la supposition de complots imaginaires, Salles proposa et soutint le premier le système de l'appel au peuple, dans la séance du 27. Livrant à tout le blâme des républicains la conduite de Louis XVI, et avouant qu'elle méritait toute la sévérité qu'on pourrait déployer, il fit observer cependant que ce n'était point une vengeance, mais un grand acte de politique que l'assemblée devait exercer; il soutint donc que c'était sous le point de vue de l'intérêt public que la question devait être jugée. Or, dans les deux cas, de l'absolution et de la condamnation, il voyait des inconvéniens énormes.

L'absolution serait une cause éternelle de discorde, et le roi deviendrait un point de ralliement de tous les partis. Le souvenir de ses attentats serait constamment rappelé à l'assemblée pour lui reprocher son indulgence: cette impunité serait un scandale public qui provoquerait peut-être des révoltes populaires, et qui servirait de prétexte à tous les agitateurs. Les hommes atroces qui avaient déjà bouleversé l'état par leurs crimes, ne manqueraient pas de s'autoriser de cet acte de clémence pour commettre de nouveaux attentats, comme ils s'étaient autorisés de la lenteur des tribunaux pour exécuter les massacres de septembre. De toutes parts, enfin, on accuserait la convention de n'avoir pas eu le courage de terminer tant d'agitations, et de fonder la république par un exemple énergique et terrible.

Condamné, le roi léguerait à sa famille toutes les prétentions de sa race, et les léguerait à des frères plus dangereux, parce qu'ils étaient moins déconsidérés par leur faiblesse. Le peuple, ne voyant plus les crimes, mais le supplice, viendrait peut-être à s'apitoyer sur le sort du roi, et les factieux trouveraient encore dans cette disposition un moyen de l'irriter contre la convention nationale. Les souverains de l'Europe gardaient un morne silence, dans l'attente d'un événement qu'ils espéraient devoir soulever une indignation générale, mais dès que la tête du roi serait tombée, tous, profitant de ce prétexte, fondraient à la fois sur la France pour la déchirer. Peut-être alors la France, aveuglée par ses souffrances, reprocherait à la convention un acte qui lui aurait valu une guerre cruelle et désastreuse.

Telle est, disait Salles, la funeste alternative offerte à la convention nationale. Dans une situation pareille, c'est à la nation elle-même à se décider, et à fixer son sort en fixant celui de Louis XVI. Le danger de la guerre civile est chimérique, car la guerre civile n'a pas éclaté en convoquant les assemblées primaires pour nommer une convention qui devait décider du sort de la France, et on ne paraît pas la redouter davantage dans une occasion tout aussi grave, puisqu'on défère à ces mêmes assemblées primaires la sanction de la constitution. On objecte vainement les longueurs et les difficultés d'une nouvelle délibération dans quarante-quatre mille assemblées; car il ne s'agit pas de délibérer, mais de choisir sans discussions entre les deux propositions présentées par la convention. On posera ainsi la question aux assemblées primaires: Louis XVI sera-t-il puni de mort, ou détenu jusqu'à la paix? Et elles répondront par ces mots: Détenu, ou Mis à mort. Avec des courriers extraordinaires, la réponse peut être arrivée en quinze jours des extrémités les plus éloignées de la France.

Cette opinion avait été écoutée avec des dispositions très diverses. Serres, député des Hautes-Alpes, se rétracte de sa première opinion, qui était pour le jugement, et demande l'appel au peuple. Barbaroux combat la justification de Louis XVI, sans prendre de conclusions, car il n'osait absoudre contre le voeu de ses commettans, ni condamner contre celui de ses amis. Buzot se prononce pour l'appel au peuple; toutefois il modifie l'opinion de Salles, et demande que la convention prenne elle-même l'initiative en votant pour la mort, et en n'exigeant des assemblées primaires que la simple sanction de ce jugement. Rabaut Saint-Étienne, ce ministre protestant déjà distingué par ses talens dans la constituante, s'indigne de cette cumulation de pouvoirs qu'exerce la convention. «Quant à moi, dit-il, je suis las de ma portion de despotisme; je suis fatigué, harcelé, bourrelé de la tyrannie que j'exerce pour ma part, et je soupire après le moment où vous aurez créé un tribunal qui me fasse perdre les formes et la contenance d'un tyran…. Vous cherchez des raisons politiques; ces raisons sont dans l'histoire…. Ce peuple de Londres, qui avait tant pressé le supplice du roi, fut le premier à maudire ses juges et à se prosterner devant son successeur. Lorsque Charles II monta sur le trône, la ville lui donna un superbe repas, le peuple se livra à la joie la plus extravagante, et il courut assister au supplice de ces mêmes juges que Charles immola depuis aux mânes de son père. Peuple de Paris, parlement de France, m'avez-vous entendu?…»

Faure demande le rapport de tous les décrets portant la mise en jugement. Le sombre Robespierre reparaît enfin tout plein de colère et d'amertume. «Lui aussi, dit-il, avait été touché et avait senti chanceler dans son coeur la vertu républicaine, en présence du coupable humilié devant la puissance souveraine. Mais la dernière preuve de dévouement qu'on devait à la patrie, c'était d'étouffer tout mouvement de sensibilité.» Il répète alors tout ce qui a été dit sur la compétence de la convention, sur les délais éternels apportés à la vengeance nationale, sur les ménagemens gardés envers le tyran, tandis qu'on attaque sans aucune espèce de réserve les plus chauds amis de la liberté; il prétend que cet appel au peuple n'est qu'une ressource semblable à celle qu'avait imaginée Guadet, en demandant le scrutin épuratoire; que cette ressource perfide avait pour but de remettre tout en question, et la députation actuelle, et le 10 août, et la république elle-même. Ramenant toujours la question à lui-même et à ses ennemis, il compare la situation actuelle à celle de juillet 1791, lorsqu'il s'agissait de juger Louis XVI pour sa fuite à Varennes. Robespierre y avait joué un rôle important. Il rappelle et ses dangers, et les efforts heureux de ses adversaires pour replacer Louis XVI sur le trône, et la fusillade du Champ-de-Mars qui s'en était suivie, et les périls que Louis XVI, replacé sur le trône, avait fait courir à la chose publique. Il signale perfidement ses adversaires d'aujourd'hui comme étant les mêmes que ses adversaires d'autrefois; il se présente comme exposé, et la France avec lui, au même danger qu'alors, et toujours par les intrigues de ces fripons qui s'appellent exclusivement les honnêtes gens. «Aujourd'hui, ajoute Robespierre, ils se taisent sur les plus grands intérêts de la patrie; ils s'abstiennent de prononcer leur opinion sur le dernier roi; mais leur sourde et pernicieuse activité produit tous les troubles qui agitent la patrie, et pour égarer la majorité saine, mais souvent trompée, ils poursuivent les plus chauds patriotes sous le titre de minorité factieuse. La minorité, s'écrie-t-il, se changea souvent en majorité, en éclairant les assemblées trompées. La vertu fut toujours en minorité sur la terre! Sans cela la terre serait-elle peuplée de tyrans et d'esclaves?

Ils expirèrent sur un échafaud. Les Critias, les Anitus, les César, les Clodius, étaient de la majorité, mais Socrate était de la minorité, car il avala la ciguë; Caton était de la minorité, car il déchira ses entrailles.» Robespierre recommande ensuite le calme au peuple pour ôter tout prétexte à ses adversaires, qui présentent de simples applaudissemens donnés à ses députés fidèles comme une rébellion. «Peuple, s'écrie-t-il, garde tes applaudissemens, fuis le spectacle de nos débats! Loin de tes yeux nous n'en combattrons pas moins.» Il termine enfin en demandant que Louis XVI soit sur-le-champ déclaré coupable et condamné à mort.

Les orateurs se succèdent le 28, le 29, et jusqu'au 31. Vergniaud prend enfin la parole pour la première fois, et on écoute avec un empressement extraordinaire les girondins s'exprimant par la bouche de leur plus grand orateur, et rompant un silence dont Robespierre n'était pas le seul à les accuser.

Vergniaud développe d'abord le principe de la souveraineté du peuple, et distingue les cas où les représentans doivent s'adresser à elle. Il serait trop long, trop difficile de recourir à un grand peuple pour tous les actes législatifs; mais pour certains actes d'une haute importance, il en est tout autrement. La constitution, par exemple, a été d'avance destinée à la sanction nationale. Mais cet objet n'est pas le seul qui mérite une sanction extraordinaire. Le jugement de Louis a de si graves caractères, soit par la cumulation de pouvoirs qu'exerce l'assemblée, soit par l'inviolabilité qui avait été constitutionnellement accordée au monarque, soit enfin par les effets politiques qui doivent résulter d'une condamnation, qu'on ne saurait contester sa haute importance, et la nécessité de le soumettre au peuple lui-même. Après avoir développé ce système, Vergniaud, qui réfute particulièrement Robespierre, arrive enfin aux inconvéniens politiques de l'appel au peuple, et touche à toutes les grandes questions qui divisent les deux partis.

Il s'occupe d'abord des discordes qu'on redoute de voir éclater si on renvoie au peuple la sanction du jugement du roi. Il reproduit les raisons données par d'autres girondins, et soutient que si l'on ne craignait pas la guerre civile en réunissant les assemblées primaires pour sanctionner la constitution, il ne voyait pas pourquoi on la redouterait en les réunissant pour sanctionner le jugement du roi. Cette raison, souvent répétée, était de peu de valeur, car la constitution n'était pas la véritable question de la révolution, elle ne pouvait être que le règlement détaillé d'une institution déjà décrétée et consentie, la république. Mais la mort du roi étant une question formidable, il s'agissait de savoir si, en procédant par la voie de mort contre la royauté, la révolution romprait sans retour avec le passé, et marcherait par les vengeances et une énergie inexorable au but qu'elle se proposait. Or, si une question aussi terrible divisait déjà si fortement la convention et Paris, il y avait le plus grand danger à la proposer encore aux quarante-quatre mille sections du territoire français. Dans tous les théâtres, dans toutes les sociétés populaires, on disputait tumultueusement, et il fallait que la convention eût la force de décider elle-même la question, pour ne pas la livrer à la France, qui l'eût peut-être résolue par les armes.

Vergniaud, partageant à cet égard l'opinion de ses amis, soutient que la guerre civile n'est pas à craindre. Il dit que dans les départemens les agitateurs n'ont pas acquis la prépondérance qu'une lâche faiblesse leur a laissé usurper à Paris, qu'ils ont bien parcouru la surface de la république, mais qu'ils n'y ont trouvé partout que le mépris, et qu'on a donné le plus grand exemple d'obéissance à la loi, en respectant le sang impur qui coulait dans leurs veines. Il réfute ensuite les craintes qu'on a exprimées sur la véritable majorité qu'on a dit être composée d'intrigans, de royalistes, d'aristocrates; il s'élève contre cette orgueilleuse assertion que la vertu était en minorité sur la terre. «Citoyens, s'écrie-t-il, Catilina fut en minorité dans le sénat romain, et si cette minorité eût prévalu, c'en était fait de Rome, du sénat et de la liberté. Dans l'assemblée constituante, Maury, Cazalès, furent en minorité, et s'ils avaient prévalu, c'en était fait de vous! Les rois aussi sont en minorité sur la terre; et pour enchaîner les peuples, ils disent aussi que la vertu est en minorité! ils disent aussi que la majorité des peuples est composée d'intrigans auxquels il faut imposer silence par la terreur, si l'on veut préserver les empires d'un bouleversement général.»

Vergniaud demande si, pour faire une majorité conforme aux voeux de certains hommes, il faut employer le bannissement et la mort, changer la France en désert, et la livrer ainsi aux conceptions de quelques scélérats.

Après avoir vengé la majorité et la France, il se venge lui-même et ses amis, qu'il montre résistant toujours, et avec un égal courage, à tous les despotismes, celui de la cour et celui des brigands de septembre. Il les montre pendant la journée du 10 août, siégeant au bruit du canon du château, prononçant la déchéance avant la victoire du peuple, tandis, que ces Brutus, si pressés aujourd'hui d'égorger les tyrans abattus, cachaient leurs frayeurs dans les entrailles de la terre, et attendaient ainsi l'issue du combat incertain que la liberté livrait au despotisme.

Il rejette ensuite sur ses adversaires le reproche de provoquer à la guerre civile. «Oui, dit-il, ils veulent la guerre civile ceux qui, en prêchant l'assassinat contre les partisans de la tyrannie, appliquent ce nom à toutes les victimes que leur haine veut immoler; ceux qui appellent les poignards sur les représentais du peuple, et demandent la dissolution du gouvernement et de la convention; ceux qui veulent que la minorité devienne arbitre de la majorité, qu'elle puisse légitimer ses jugemens par des insurrections, et que les Catilina soient appelés à régner dans le sénat. Ils veulent la guerre civile, ceux qui prêchent ces maximes dans tous les lieux publics, et pervertissent le peuple en accusant la raison de feuillantisme, la justice de pusillanimité, et la sainte humanité de conspiration.

«La guerre civile, s'écrie l'orateur, pour avoir invoqué la souveraineté du peuple!… Cependant en juillet 1791 vous étiez plus modestes, vous ne vouliez pas la paralyser et régner à sa place. Vous faisiez courir une pétition pour consulter le peuple sur le jugement à rendre contre Louis revenu de Varennes! Alors vous vouliez de la souveraineté du peuple, et vous ne pensiez pas que l'invoquer pût exciter la guerre civile! Serait-ce qu'alors elle favorisait vos vues secrètes, et qu'aujourd'hui elle les contrarie?»

L'orateur passe ensuite à d'autres considérations. On a dit que l'assemblée devait montrer assez de grandeur et de courage pour faire exécuter elle-même son jugement sans s'appuyer de l'avis du peuple. «Du courage, dit-il, il en fallait pour attaquer Louis XVI dans sa toute-puissance; en faut-il tant pour envoyer au supplice Louis vaincu et désarmé? Un soldat cimbre entre dans la prison de Marius pour l'égorger; effrayé à l'aspect de la victime, il s'enfuit sans oser la frapper. Si ce soldat avait été membre d'un sénat, doutez-vous qu'il eût hésité à voter la mort d'un tyran? Quel courage trouvez-vous à faire un acte dont un lâche serait capable?»

Il parle encore d'un autre genre de courage, de celui qu'il faut déployer contre les puissances étrangères. «Puisqu'on parle continuellement, dit-il, d'un grand acte politique, il n'est pas inutile d'examiner la question sous ce rapport. Il n'est pas douteux que les puissances n'attendent ce dernier prétexte pour fondre toutes ensemble sur la France. On les vaincra sans doute; l'héroïsme des soldats français en est un sûr garant: mais ce sera un surcroît de dépenses, d'efforts de tout genre. Si la guerre force à de nouvelles émissions d'assignats, qui feront croître dans une proportion effrayante le prix des denrées de première nécessité; si elle porte de nouvelles et mortelles atteintes au commerce; si elle fait verser des torrens de sang sur le continent et sur les mers, quels si grands services aurez-vous rendus à l'humanité? Quelle reconnaissance vous devra la patrie pour avoir fait en son nom, et au mépris de sa souveraineté méconnue, un acte de vengeance devenu la cause ou seulement le prétexte d'événemens si calamiteux? J'écarte, s'écrie l'orateur, toute idée de revers, mais oserez-vous lui vanter vos services? Il n'y aura pas une famille qui n'ait à pleurer ou son père ou son fils; l'agriculture manquera bientôt de bras; les ateliers seront abandonnés; vos trésors écoulés appelleront de nouveaux impôts; le corps social, fatigué des assauts que lui livreront au dehors les ennemis armés, au dedans les factions soulevées, tombera dans une langueur mortelle. Craignez qu'au milieu de ces triomphes, la France ne ressemble à ces monumens fameux qui, dans l'Egypte, ont vaincu le temps: l'étranger qui passe s'étonne de leur grandeur; s'il veut y pénétrer, qu'y trouve-t-il? Des cendres inanimées, et le silence des tombeaux.»

Après ces craintes, il en est d'autres qui se présentent encore à l'esprit de Vergniaud; elles lui sont suggérées par l'histoire anglaise, et par la conduite de Cromwell, auteur principal, mais caché, de la mort de Charles Ier. Celui-ci, poussant toujours les peuples, d'abord contre le roi, puis contre le parlement lui-même, brisa ensuite son faible instrument, et s'assit au suprême pouvoir. «N'avez-vous pas, ajoute Vergniaud, n'avez-vous pas entendu, dans cette enceinte et ailleurs, des hommes crier: Si le pain est cher, la cause en est au Temple; si le numéraire est rare, si nos armées sont mal approvisionnées, la cause en est au Temple; si nous avons à souffrir chaque jour du spectacle de l'indigence, la cause en est au Temple!

«Ceux qui tiennent ce langage n'ignorent pas cependant que la cherté du pain, le défaut de circulation des subsistances, la mauvaise administration dans les armées, et l'indigence dont le spectacle nous afflige, tiennent à d'autres causes que celles du Temple. Quels sont donc leurs projets? Qui me garantira que ces mêmes hommes qui s'efforcent continuellement d'avilir la convention, et qui peut-être y auraient réussi si la majesté du peuple, qui réside en elle, pouvait dépendre de leurs perfidies; que ces mêmes hommes qui proclament partout qu'une nouvelle révolution est nécessaire; qui font déclarer telle ou telle section en état d'insurrection permanente; qui disent à la commune que, lorsque la convention a succédé à Louis, on n'a fait que changer de tyrans, et qu'il faut une autre journée du 10 août; que ces mêmes hommes qui ne parlent que de complots, de mort, de traîtres, de proscriptions; qui publient dans les assemblées de sections et dans leurs écrits qu'il faut nommer un défenseur à la république, qu'il n'y a qu'un chef qui puisse la sauver; qui me garantira, dis-je, que ces mêmes hommes ne crieront pas, après la mort de Louis, avec la plus grande violence: Si le pain est cher, la cause en est dans la convention; si le numéraire est rare, si nos armées sont mal approvisionnées, la cause en est dans la convention; si la machine du gouvernement se traîne avec peine, la cause en est dans la convention chargée de la diriger; si les calamités de la guerre se sont accrues par les déclarations de l'Angleterre et de l'Espagne, la cause en est dans la convention, qui a provoqué ces déclarations par la condamnation précipitée de Louis?

«Qui me garantira qu'à ces cris séditieux de la turbulence anarchique ne viendront pas se rallier l'aristocratie avide de vengeance, la misère avide de changement, et jusqu'à la pitié, que des préjugés invétérés auront excitée sur le sort de Louis? Qui me garantira que de cette tempête où l'on verra ressortir de leurs repaires les tueurs du 2 septembre, on ne vous présentera pas tout couvert de sang, et comme un libérateur, ce défenseur, ce chef qu'on dit être si nécessaire? un chef! ah! si telle était leur audace, il ne paraîtrait que pour être à l'instant percé de mille coups! Mais à quelles horreurs ne serait pas livré Paris! Paris, dont la postérité admirera le courage héroïque contre les rois, et ne concevra jamais l'ignominieux asservissement à une poignée de brigands, rebut de l'espèce humaine, qui s'agitent dans son sein et le déchirent en tous sens par les mouvemens convulsifs de leur ambition et de leur fureur! Qui pourrait habiter une cité où régneraient la terreur et la mort? Et vous, citoyens industrieux, dont le travail fait toute la richesse, et pour qui les moyens de travail seraient détruits; vous qui avez fait de si grands sacrifices à la révolution, et à qui on enlèverait les derniers moyens d'existence; vous dont les vertus, le patriotisme ardent et la bonne foi ont rendu la séduction si facile, que deviendriez-vous? quelles seraient vos ressources? quelles mains essuieraient vos larmes et porteraient des secours à vos familles désespérées?

«Irez-vous trouver ces faux amis, ces perfides flatteurs qui vous auraient précipités dans l'abîme? Ah! fuyez-les plutôt! redoutez leur réponse! je vais vous l'apprendre. Vous leur demanderiez du pain; ils vous diraient: Allez dans les carrières disputer à la terre quelques lambeaux, sanglans des victimes que vous avez égorgées! Ou: Voulez-vous du sang? Prenez, en voici! du sang et des cadavres, nous n'avons pas d'autre nourriture à vous offrir!… Vous frémissez, citoyens! O ma patrie, je demande acte à mon tour des efforts que je fais pour te sauver de cette crise déplorable!»

L'improvisation de Vergniaud avait produit sur ses auditeurs de tous les côtés une impression profonde et une admiration générale. Robespierre avait été atterré sous cette franche et entraînante éloquence. Cependant Vergniaud avait ébranlé, mais n'avait pas entraîné l'assemblée, qui hésitait entre les deux partis. Plusieurs orateurs furent successivement entendus pour ou contre l'appel au peuple. Brissot, Gensonné, Pétion, le soutinrent à leur tour. Enfin un orateur eut sur la question une influence décisive; ce fut Barrère. Par sa souplesse, son éloquence évasive et froide, il était le modèle et l'oracle du milieu. Il parla longuement sur le procès, l'envisagea sous tous les rapports, des faits, des lois et de la politique, et fournit des motifs de condamnation à tous les faibles qui ne demandaient que des raisons spécieuses pour céder. Sa médiocre argumentation servit de prétexte à tous ceux qui tremblaient, et dès cet instant le malheureux roi fut condamné. La discussion s'était prolongée jusqu'au 7 janvier 1793, et déjà personne ne voulait plus entendre cette éternelle répétition des mêmes faits et des mêmes raisonnements. La clôture fut prononcée sans opposition; mais la proposition d'un nouvel ajournement excita un soulèvement des plus violens, et fut enfin décidée par un décret qui fixa la position des questions, et l'appel nominal au 14 janvier.

Ce jour fatal arrivé, un concours extraordinaire de spectateurs entourait l'assemblée et remplissait les tribunes. Une foule d'orateurs se pressent pour proposer différentes manières de poser les questions. Enfin, après de longs débats, la convention renferme toutes les questions dans les trois suivantes:

_Louis Capet est-il coupable de conspiration contre la liberté de la nation, et d'attentats contre la sûreté générale de l'état?

Le jugement, quel qu'il soit, sera-t-il envoyé à la sanction du peuple?

Quelle peine lui sera-t-il infligé_?

Toute la journée du 14 avait été occupée à poser les questions. Celle du 15 fut réservée à l'appel nominal. L'assemblée décida d'abord que chaque membre prononcerait son vote à la tribune; que ce vote pourrait être motivé, et serait écrit et signé; que les absens sans cause seraient censurés, mais que ceux qui rentreraient pourraient émettre leur voeu, même après l'appel nominal. Enfin ce fatal appel commence sur la première question. Huit membres sont absens pour cause de maladie, vingt par commission de l'assemblée. Trente-sept, en motivant leurs votes de diverses manières, reconnaissent Louis XVI coupable, mais se déclarent incompétens pour prononcer un jugement, et ne demandent contre lui que des mesures de sûreté générale. Enfin six cent quatre-vingt-trois membres déclarent sans explication Louis XVI coupable. L'assemblée se composait de sept cent quarante-neuf membres.

Le président, au nom de la convention nationale, déclare Louis Capet coupable de conspiration contre la liberté de la nation, et d'attentats contre la sûreté générale de l'état.

L'appel nominal recommence sur la seconde question, celle de l'appel au peuple. Vingt-neuf membres sont absens. Quatre, lesquels sont Lafon, Waudelaincourt, Morisson et Lacroix, refusent de voter. Le nommé Noël se récuse. Onze donnent leur opinion avec différentes conditions. Deux cent quatre-vingt-un votent pour l'appel au peuple; quatre cent vingt-trois le rejettent. Le président déclare, au nom de la convention nationale, que le jugement de Louis Capet ne sera pas envoyé à la ratification du peuple.

La journée du 15 avait été absorbée tout entière par ces deux appels nominaux, la troisième fut renvoyée à la séance du lendemain.

L'agitation augmentait dans Paris à mesure que l'instant décisif s'approchait. Aux théâtres, des voix favorables à Louis XVI s'étaient fait entendre, à l'occasion de la pièce de l'Ami des lois. La commune avait ordonné la suspension de tous les spectacles, mais le conseil exécutif avait révoqué cette mesure comme attentatoire à la liberté de la presse, dans laquelle on comprenait la liberté du théâtre. Dans les prisons, il régnait une consternation profonde. On avait répandu que les épouvantables journées de septembre devaient s'y renouveler, et les prisonniers, leurs parens, assiégeaient les députés de supplications, pour qu'on les arrachât à la mort. Les jacobins, de leur côté, disaient que de toutes parts on conspirait pour soustraire Louis XVI au supplice, et pour rétablir la royauté. Leur colère, excitée par les délais et les obstacles, en devenait plus menaçante, et les deux partis s'effrayaient ainsi l'un l'autre, en se supposant des projets sinistres. La séance du 16 avait excité un concours encore plus considérable que les précédentes. C'était la séance décisive, car la déclaration de la culpabilité n'était rien si Louis XVI était condamné au simple bannissement, et le but de ceux qui voulaient son salut était rempli, puisque tout ce qu'ils pouvaient attendre dans le moment, c'était de l'arracher à l'échafaud. Les tribunes avaient été envahies de bonne heure par les jacobins, et leurs regards étaient fixés sur le bureau où chaque membre allait paraître pour déposer son vote. Une grande partie du jour est consacrée à des mesures d'ordre public, à appeler les ministres, à les entendre, à provoquer des explications de la part du maire, sur la clôture des barrières, qu'on disait avoir été fermées pendant la journée. La convention décrète qu'elles resteront ouvertes, et que les fédérés présens à Paris partageront avec les Parisiens le service de la ville et de tous les établissemens publics. Comme la journée était avancée, on décide que la séance sera permanente jusqu'à la fin de l'appel nominal. A l'instant où l'appel nominal allait commencer, on demande à fixer à quel nombre de voix l'arrêt doit être rendu. Lehardy propose les deux tiers des voix, comme dans les tribunaux criminels. Danton, qui venait d'arriver de Belgique, s'y oppose fortement, et requiert la simple majorité, c'est-à-dire la moitié des voix plus une. Lanjuinais s'expose à de nouveaux orages, en demandant qu'après tant de violations des formes de la justice, on observe au moins celle qui exige les deux tiers des suffrages. «Nous votons, s'écrie-t-il, sous le poignard et le canon des factieux!» A ces mots, de nombreux cris s'élèvent, et la convention termine le débat en déclarant que la forme de ses décrets est unique, et que, d'après cette forme, ils sont tous rendus à la simple majorité.

Il est sept heures et demie du soir, et l'appel nominal commence pour durer toute la nuit. Les uns prononcent simplement la mort; les autres se déclarent pour la détention et le bannissement à la paix; un certain nombre vote la mort avec une restriction, c'est d'examiner s'il ne serait pas convenable de surseoir à l'exécution. Mailhe était l'auteur de cette restriction, qui pouvait sauver Louis XVI, car le temps était tout ici, et un délai équivalait à une absolution. Un assez grand nombre de députés s'étaient rangés à cet avis. L'appel continue au milieu du tumulte. Dans ce moment, l'intérêt qu'avait inspiré Louis XVI était parvenu à son comble, et beaucoup de membres étaient arrivés avec l'intention de voter en sa faveur; mais d'autre part aussi, l'acharnement de ses ennemis s'était accru, et le peuple avait fini par identifier la cause de la république avec la mort du dernier roi, et regardait la république comme condamnée, et la royauté comme rétablie, si Louis XVI était sauvé. Effrayés de la fureur que soulevait cette conviction populaire, beaucoup de membres redoutaient la guerre civile, et, quoique fort émus du sort de Louis XVI, étaient épouvantés des suites d'un acquittement. Cette crainte devenait plus grande à la vue de l'assemblée et de la scène qui s'y passait. A mesure que chaque député montait l'escalier du bureau, on se taisait pour l'entendre, mais après son vote les mouvemens d'approbation et d'improbation s'élevaient aussitôt, et accompagnaient son retour. Les tribunes accueillaient par des murmures tout vote qui n'était point pour la mort; souvent elles adressaient à l'assemblée elle-même des gestes menaçans. Les députés y répondaient de l'intérieur de la salle, et il en résultait un échange tumultueux de menaces et de paroles injurieuses. Cette scène sombre et terrible avait ébranlé toutes les âmes et changé bien des résolutions. Lecointre de Versailles, dont le courage n'était point douteux, et qui n'avait cessé de gesticuler contre les tribunes, arrive au bureau, hésite, et laisse tomber de sa bouche le mot inattendu et terrible: La mort. Vergniaud, qui avait paru profondément touché du sort de Louis XVI, et qui avait déclaré à des amis que jamais il ne pourrait condamner ce malheureux prince, Vergniaud, à l'aspect de cette scène désordonnée, croit voir la guerre civile en France, et prononce un arrêt de mort, en y ajoutant néanmoins l'amendement de Mailhe. On l'interroge sur son changement d'opinion, et il répond qu'il a cru voir la guerre civile prête à éclater, et qu'il n'a pas osé mettre en balance la vie d'un individu avec le salut de la France.

Presque tous les girondins adoptèrent l'amendement de Mailhe. Un député dont le vote excita surtout une vive sensation, fut le duc d'Orléans. Obligé de se rendre supportable aux jacobins ou de périr, il prononça la mort de son parent, et retourna à sa place au milieu de l'agitation causée par son vote. Cette triste séance dura toute la nuit du 16, et toute la journée du 17, jusqu'à sept heures du soir. On attendait le recensement des voix avec une impatience extraordinaire. Les avenues étaient remplies d'une foule immense, au milieu de laquelle on se demandait de proche en proche le résultat du scrutin. Dans l'assemblée on était incertain encore, et on croyait avoir entendu les mots de réclusion ou de bannissement proférés aussi souvent que celui la mort. Suivant les uns, il manquait un suffrage pour la condamnation; suivant les autres, la majorité existait, mais elle n'était que d'une seule voix. De toutes parts enfin, on disait qu'un seul avis pouvait décider la question, et on regardait avec anxiété si un votant nouveau n'arrivait pas. En ce moment parait à la tribune un homme qui s'avance, avec peine, et dont la tête enveloppée annonce un malade. C'est Duchastel, député des Deux-Sèvres, qui s'est arraché de son lit pour venir donner son vote. A cette vue, des cris tumultueux s'élèvent. On prétend que des machinateurs sont allés le chercher pour sauver Louis XVI. On veut l'interroger, mais l'assemblée s'y refuse, et lui donne la faculté de voter en vertu de la décision qui admettait le suffrage après l'appel nominal. Duchastel monte avec fermeté à la tribune, et au milieu de l'attente universelle prononce le bannissement.

De nouveaux incidens se succèdent. Le ministre des affaires étrangères demande la parole pour communiquer une note du chevalier d'Ocariz, ambassadeur d'Espagne. Il offrait la neutralité de l'Espagne, et sa médiation auprès de toutes les puissances, si on laissait la vie à Louis XVI. Les montagnards impatiens prétendent que c'est un incident combiné pour faire naître de nouveaux obstacles, et demandent l'ordre du jour. Danton veut que sur-le-champ on déclare la guerre à l'Espagne. L'assemblée adopte l'ordre du jour. On annonce ensuite une nouvelle demande: ce sont les défenseurs de Louis XVI qui veulent paraître devant l'assemblée pour lui faire une communication. Nouveaux cris du côté de la Montagne. Robespierre prétend que toute défense est terminée, que les conseils n'ont plus rien à faire entendre à la convention, que l'arrêt est rendu, et qu'il faut prononcer. On décide que les défenseurs ne seront introduits qu'après la prononciation de l'arrêt.

Vergniaud présidait. «Citoyens, dit-il, je vais proclamer le résultat du scrutin. Vous garderez, je l'espère, un profond silence. Quand la justice a parlé, l'humanité doit avoir son tour.»

L'assemblée était composée de sept cent quarante-neuf membres: quinze étaient absens par commission, huit par maladie, cinq n'avaient pas voulu voter, ce qui réduisait le nombre des députés présens à sept cent vingt-un, et la majorité absolue à trois cent soixante-une voix. Deux cent quatre-vingt-six avaient voté pour la détention ou le bannissement avec différentes conditions. Deux avaient voté pour les fers; quarante-six pour la mort avec sursis, soit jusqu'à la paix, soit jusqu'à la ratification de la constitution. Vingt-six s'étaient prononcés pour la mort, mais, comme Mailhe, ils avaient demandé qu'il fût examiné s'il ne serait pas utile de surseoir à l'exécution. Leur vote était néanmoins indépendant de cette dernière clause. Trois cent soixante-un avaient voté pour la mort sans condition.

Le président, avec l'accent de la douleur, déclare au nom de la convention que la peine prononcée contre Louis Capet est la mort.

Dans ce moment, on introduit à la barre les défenseurs de Louis XVI. M. Desèze prend la parole, et dit qu'il est envoyé par son client pour interjeter appel auprès du peuple du jugement rendu par la convention. Il s'appuie sur le petit nombre de voix qui ont décidé la condamnation, et soutient que, puisque de tels doutes se sont élevés dans les esprits, il convient d'en référer à la nation elle-même. Tronchet ajoute que le code pénal ayant été suivi quant à la sévérité de la peine, on aurait dû le suivre au moins quant à l'humanité des formes; et que celle qui exige les deux tiers des voix n'aurait pas dû être négligée. Le vénérable Malesherbes parle à son tour, et, d'une voix entrecoupée par des sanglots: «Citoyens, dit-il, je n'ai pas l'habitude de la parole… Je vois avec douleur qu'on me refuse le temps de rallier mes idées sur la manière de compter les voix… J'ai beaucoup réfléchi autrefois sur ce sujet; j'ai beaucoup d'observations à vous communiquer… mais… Citoyens… pardonnez mon trouble… accordez-moi jusqu'à demain pour vous présenter mes idées.»

L'assemblée est émue à la vue des larmes et des cheveux blanchis de ce vénérable vieillard, «Citoyens, dit Vergniaud aux trois défenseurs, la convention a entendu vos réclamations; elles étaient pour vous un devoir sacré. Veut-on, ajoute-t-il en s'adressant à l'assemblée, décerner les honneurs de la séance aux défenseurs de Louis?»—Oui, oui, s'écrie-t-on à l'unanimité.

Robespierre prend aussitôt la parole, et rappelant le décret rendu contre l'appel au peuple, repousse la demande des défenseurs. Guadet veut que, sans admettre l'appel au peuple, on accorde vingt-quatre heures à Malesherbes. Merlin de Douai soutient qu'il n'y a rien à dire sur la manière de compter les voix, car, si le code pénal qu'on invoque exige les deux tiers des voix pour la déclaration du fait, il n'exige que la simple majorité pour l'application de la peine. Or, dans le cas actuel, la culpabilité a été déclarée à la presque unanimité des voix; et dès lors peu importe que pour la peine on n'ait obtenu que la simple majorité.

D'après ces diverses observations, la convention passe à l'ordre du jour sur les réclamations des défenseurs, déclare nul l'appel de Louis, et renvoie au lendemain la question du sursis. Le lendemain 18, on prétend que l'énumération des votes ne s'est pas faite exactement, et on demande qu'elle soit recommencée. Toute la journée se passe en contestations; enfin le calcul est reconnu exact, et on est obligé de remettre au jour suivant la question du sursis.

Le 19 enfin, on agite cette dernière question. C'était remettre en problème tout le procès, car un délai était pour Louis XVI la vie même. Aussi, après avoir épuisé toutes les raisons, en discutant la peine et l'appel, les girondins et ceux qui voulaient sauver Louis XVI ne savaient plus quels moyens employer; ils alléguèrent encore des raisons politiques; mais on leur répondit que si Louis XVI était mort, on s'armerait pour le venger; que s'il était vivant et détenu, on s'armerait encore pour le délivrer, et que par conséquent les résultats seraient les mêmes. Barrère prétendit qu'il était indigne de promener ainsi une tête dans les cours étrangères, et de stipuler la vie ou la mort d'un condamné comme un article de traité. Il ajouta que ce serait une cruauté pour Louis XVI lui-même, qui mourrait à chaque mouvement des armées. L'assemblée, fermant aussitôt la discussion, décida que chaque membre voterait par oui ou par non sans désemparer. Le 20 janvier à trois heures du matin, l'appel nominal est terminé, et le président déclare à la majorité de trois cent quatre-vingts voix sur trois cent dix, qu'il ne sera pas sursis à l'exécution de Louis Capet.

Dans cet instant il arrive une lettre de Kersaint. Ce député donne sa démission. Il ne peut plus, dit-il à l'assemblée, supporter la honte de s'asseoir dans son enceinte avec des hommes de sang, alors que leur avis, précédé de la terreur, l'emporte sur celui des gens de bien, alors que Marat l'emporte sur Pétion. Cette lettre cause une rumeur extraordinaire. Gensonné prend la parole et choisit cette occasion de se venger sur les septembriseurs du décret de mort qu'on venait de rendre. «Ce n'était rien, disait-il, que d'avoir puni les attentats de la tyrannie, si on ne punissait d'autres attentats plus redoutables. On n'avait rempli que la moitié de sa tâche, si on ne punissait pas les forfaits de septembre, et si on n'ordonnait pas une instruction contre leurs auteurs.» A cette proposition, la plus grande partie de l'assemblée se lève avec acclamation. Marat et Tallien s'opposent à ce mouvement. «Si vous punissez, s'écrient-ils, les auteurs de septembre punissez aussi les conspirateurs qui étaient retranchés au château dans la journée du 10 août.» Aussitôt l'assemblée, accueillant toutes ces demandes, ordonne au ministre de la justice de poursuivre tout à la fois les auteurs des brigandages commis dans les premiers jours de septembre, les individus trouvés les armes à la main dans le château pendant la nuit du 9 au 10, et les fonctionnaires qui avaient quitté leur poste pour venir à Paris conspirer avec la cour.

Louis XVI était définitivement condamné, aucun sursis ne pouvait différer le moment de la sentence, et tous les moyens imaginés pour reculer l'instant fatal étaient épuisés. Tous les membres du côté droit, les royalistes secrets comme les républicains, étaient également consternés et de cette sentence cruelle, et de l'ascendant que venait d'acquérir la Montagne. Dans Paris régnait une stupeur profonde; l'audace du nouveau gouvernement avait produit l'effet ordinaire de la force sur les masses; elle avait paralysé, réduit au silence le plus grand nombre, et excité seulement l'indignation de quelques âmes plus fortes. Il y avait encore quelques anciens serviteurs de Louis XVI, quelques jeunes seigneurs, quelques gardes-du-corps, qui se proposaient, dit-on, de voler au secours du monarque et de l'arracher au supplice. Mais se voir, s'entendre, se concerter au milieu de la terreur profonde des uns, et de la surveillance active des autres, était impraticable, et tout ce qui était possible, c'était de tenter quelques actes isolés de désespoir. Les jacobins, charmés de leur triomphe, en étaient cependant étonnés, et ils se recommandaient de se tenir serrés pendant les dernières vingt-quatre heures, d'envoyer des commissaires à toutes les autorités, à la commune, à l'état-major de la garde nationale, au département, au conseil exécutif, pour réveiller leur zèle, et assurer l'exécution de l'arrêt. Ils se disaient que cette exécution aurait lieu, qu'elle était infaillible; mais au soin qu'ils mettaient à le répéter, on voyait qu'ils n'y croyaient pas entièrement. Ce supplice d'un roi, au sein d'un pays, qui trois années auparavant était, par les moeurs, les usages et les lois, une monarchie absolue, paraissait encore douteux, et ne devenait croyable qu'après l'événement.

Le conseil exécutif était chargé de la douloureuse mission de faire exécuter la sentence. Tous les ministres étaient réunis dans la salle de leurs séances, frappés de consternation. Garat, comme ministre de la justice, était chargé du plus pénible de tous les rôles, celui d'aller signifier à Louis XVI les décrets de la convention. Il se rend au Temple, accompagné de Santerre, d'une députation de la commune et du tribunal criminel, et du secrétaire du conseil exécutif. Louis XVI attendait depuis quatre jours ses défenseurs, et demandait en vain à les voir. Le 20 janvier, à deux heures après midi, il les attendait encore, lorsque tout à coup il entend le bruit d'un cortège nombreux; il s'avance, il aperçoit les envoyés du conseil exécutif. Il s'arrête avec dignité sur la porte de sa chambre, et ne paraît point ému. Garat lui dit alors avec tristesse qu'il est chargé de lui communiquer les décrets de la convention. Grouvelle, secrétaire du conseil exécutif, en fait la lecture. Le premier déclare Louis XVI coupable d'attentat contre la sûreté générale de l'état; le second le condamne à mort; le troisième rejette tout appel au peuple; le quatrième enfin ordonne l'exécution sous vingt-quatre heures. Louis, promenant sur tous ceux qui l'entouraient un regard tranquille, prend l'arrêt des mains de Grouvelle, l'enferme dans sa poche, et lit à Garat une lettre dans laquelle il demandait à la convention trois jours pour se préparer à mourir, un confesseur pour l'assister dans ses derniers momens, la faculté de voir sa famille, et la permission pour elle de sortir de France. Garat prit la lettre en promettant d'aller la remettre de suite à la convention. Le roi lui donna en même temps l'adresse de l'ecclésiastique dont il désirait recevoir les derniers secours.

Louis XVI rentra avec beaucoup de calme, demanda à dîner, et mangea comme à l'ordinaire. On avait retiré les couteaux, et on refusait de les lui donner. «Me croit-on assez lâche, dit-il avec dignité, pour attenter à ma vie? je suis innocent, et je saurai mourir sans crainte.» Il fut obligé de se passer de couteau. Il acheva son repas, rentra dans son appartement, et attendit avec sang-froid la réponse à sa lettre.

La convention refusa le sursis, mais accorda toutes les autres demandes. Garat envoya chercher M. Edgeworth de Firmont, l'ecclésiastique dont Louis XVI avait fait choix; il le fit monter dans sa voiture, et le conduisit lui-même au Temple. Il arriva à six heures, et se présenta dans la grande tour accompagné de Santerre. Il apprit au roi que la convention lui permettait d'appeler un ministre du culte, et de voir sa famille sans témoins, mais qu'elle rejetait la demande d'un sursis.

Garat ajouta que M. Edgeworth était arrivé, qu'il était dans la salle du conseil, et qu'on allait l'introduire. Garat se retira, toujours plus surpris et plus touché de la tranquille magnanimité du prince.

A peine introduit auprès du roi, M. Edgeworth voulut se jeter à ses pieds, mais le roi le releva aussitôt, et versa avec lui des larmes d'attendrissement. Il lui demanda ensuite avec une vive curiosité des nouvelles du clergé de France, de plusieurs évêques, et surtout de l'archevêque de Paris, et le pria d'assurer ce dernier qu'il mourait fidèlement attaché à sa communion. Huit heures étant sonnées, il se leva, pria M. Edgeworth d'attendre, et sortit avec émotion, en disant qu'il allait voir sa famille. Les municipaux, ne voulant pas perdre de vue la personne du roi, même pendant qu'il serait avec sa famille, avaient décidé qu'il la verrait dans la salle à manger, qui était fermée par une porte vitrée, à travers la quelle on pouvait apercevoir tous ses mouvemens sans entendre ses paroles. Le roi s'y rendit, se fit placer de l'eau sur une table pour secourir les princesses, si elles en avaient besoin. Il se promenait avec anxiété, attendant le moment douloureux où paraîtraient les êtres qui lui étaient si chers. A huit heures et demie la porte s'ouvrit; la reine, tenant le dauphin par la main; madame Élisabeth, madame Royale; se précipitèrent dans les bras de Louis XVI, en poussant des sanglots. La porte fut fermée, et les municipaux, Cléry, M. Edgeworth, se placèrent devant le vitrage pour être témoins de cette entrevue déchirante. Ce ne fut pendant le premier moment qu'une scène de confusion et de désespoir. Les cris, les lamentations empêchaient de rien distinguer. Enfin les larmes tarirent, la conversation devint plus tranquille, et les princesses, tenant toujours le roi embrassé, lui parlèrent quelque temps à voix basse. Après un entretien assez long, mêlé de silences et d'abattement, il se leva pour se soustraire à cette situation douloureuse, et promit de les revoir le lendemain matin à huit heures. «Nous le promettez-vous? lui demandèrent avec instance les princesses.—Oui, oui,» répondit le roi avec douleur. Dans ce moment la reine l'avait saisi par le bras, madame Élisabeth par l'autre; madame Royale tenait son père embrassé par le milieu du corps, et le jeune prince était devant lui, donnant la main à sa mère et à sa tante. Au moment de sortir, madame Royale tomba évanouie; on l'emporta aussitôt, et le roi retourna auprès de M. Edgeworth, accablé de cette scène cruelle. Après quelques instans, il parvint à se remettre, et recouvra tout son calme.

M. Edgeworth lui offrit alors de lui dire la messe, qu'il n'avait pas entendue depuis longtemps. Après quelques difficultés, la commune consentit à cette cérémonie, et on fit demander à l'église voisine les ornemens nécessaires pour le lendemain matin. Le roi se coucha vers minuit, en recommandant à Cléry de l'éveiller avant cinq heures. M. Edgeworth se jeta sur un lit; Cléry resta debout près du chevet de son maître, contemplant le sommeil paisible dont il jouissait à la veille de l'échafaud.

Pendant que ceci se passait au Temple, une scène épouvantable avait eu lieu dans Paris. Quelques ames indignées fermentaient çà et là, tandis que la masse, ou indifférente ou terrifiée, demeurait immobile. Un garde-du-corps, nommé Pâris, avait résolu de venger la mort de Louis XVI sur l'un de ses juges. Lepelletier-Saint-Fargeau avait, comme beaucoup d'hommes de son rang, voté la mort, pour faire oublier sa naissance et sa fortune. Il avait excité plus d'indignation chez les royalistes, à cause même de la classe à laquelle il appartenait. Le 20 au soir, chez un restaurateur du Palais-Royal, on le montra au garde-du-corps Pâris, tandis qu'il se mettait à table. Le jeune homme, revêtu d'une grande houppelande, se présente et lui dit: «C'est toi, scélérat de Lepelletier, qui as voté la mort du roi?—Oui, répond celui-ci; mais je ne suis pas un scélérat, j'ai voté selon ma conscience.—Tiens, reprend Pâris, voilà pour ta récompense.» Et il lui enfonce son sabre dans le flanc: Lepelletier tombe, et Pâris disparaît sans qu'on ait le temps de s'emparer de sa personne.

La nouvelle de cet événement se répand aussitôt de toutes parts. On le dénonce à la convention, aux jacobins, à la commune; et cette nouvelle donne plus de consistance aux bruits d'une conspiration des royalistes, tendant à massacrer le côté gauche et à délivrer le roi au pied de l'échafaud. Les jacobins se déclarent en permanence, et envoient de nouveaux commissaires à toutes les autorités, à toutes les sections, pour réveiller le zèle et mettre la population entière sous les armes.

Le lendemain 21 janvier, cinq heures avaient sonné au Temple. Le roi s'éveille, appelle Cléry, lui demande l'heure, et s'habille avec beaucoup de calme. Il s'applaudit d'avoir retrouvé ses forces dans le sommeil. Cléry allume du feu, transporte une commode dont il fait un autel. M. Edgeworth se revêt des ornemens sacerdotaux, et commence à célébrer la messe; Cléry la sert, et le roi l'entend à genoux avec le plus grand recueillement. Il reçoit ensuite la communion des mains de M. Edgeworth, et après la messe, se relève plein de force, et attendant avec calme le moment d'aller à l'échafaud. Il demande des ciseaux pour couper ses cheveux lui-même, et se soustraire à cette humiliante opération faite par la main des bourreaux; mais la commune les lui refuse par défiance.

Dans ce moment, le tambour battait dans la capitale. Tous ceux qui faisaient partie des sections armées se rendaient à leur compagnie avec une complète soumission; ceux qu'aucune obligation n'appelait à figurer dans cette terrible journée, se cachaient chez eux. Les portes, les fenêtres étaient fermées, et chacun attendait chez soi la fin de ce triste événement. On disait que quatre ou cinq cents hommes dévoués devaient fondre sur la voiture, et enlever le roi. La convention, la commune, le conseil exécutif, les jacobins étaient en séance.

A huit heures du matin, Santerre, avec une députation de la commune, du département et du tribunal criminel, se rend au Temple. Louis XVI, en entendant le bruit, se lève et se dispose à partir. Il n'avait pas voulu revoir sa famille, pour ne pas renouveler la triste scène de la veille. Il charge Cléry de faire pour lui ses adieux à sa femme, à sa soeur et à ses enfans; il lui donne un cachet, des cheveux et divers bijoux, avec commission de les leur remettre. Il lui serre ensuite la main en le remerciant de ses services. Après cela, il s'adresse à l'un des municipaux en le priant de transmettre son testament à la commune. Ce municipal était un ancien prêtre, nommé Jaques Roux, qui lui répond brutalement qu'il est chargé de le conduire au supplice, et non de faire ses commissions. Un autre s'en charge, et Louis, se retournant vers le cortège, donne avec assurance le signal du départ.

Des officiers de gendarmerie étaient placés sur le devant de la voiture; le roi et M. Edgeworth étaient assis dans le fond. Pendant la route, qui fut assez longue, le roi lisait, dans le bréviaire de M. Edgeworth, les prières des agonisans, et les deux gendarmes étaient confondus de sa piété et de sa résignation tranquille. Ils avaient, dit-on, la commission de le frapper si la voiture était attaquée. Cependant aucune démonstration hostile n'eut lieu depuis le Temple jusqu'à la place de la Révolution. Une multitude armée bordait la haie: la voiture s'avançait lentement et au milieu d'un silence universel. Sur la place de la Révolution un grand espace avait été laissé vide autour de l'échafaud. Des canons environnaient cet espace; les fédérés les plus exaltés étaient placés autour de l'échafaud, et la vile populace, toujours prête à outrager le génie, la vertu, le malheur, quand on lui en donne le signal, se pressait derrière les rangs des fédérés, et donnait seule quelques signes extérieurs de satisfaction, tandis que partout on ensevelissait au fond de son coeur les sentimens qu'on éprouvait. A dix heures dix minutes, la voiture s'arrête. Louis XVI, se levant avec force, descend sur la place. Trois bourreaux se présentent; il les repousse et se déshabille lui-même. Mais voyant qu'ils voulaient lui lier les mains, il éprouve un mouvement d'indignation et semble prêt à se défendre. M. Edgeworth, dont toutes les paroles furent alors sublimes, lui adresse un dernier regard, et lui dit: «Souffrez cet outrage comme une dernière ressemblance avec le Dieu qui va être votre récompense.» A ces mots, la victime résignée et soumise se laisse lier et conduire à l'échafaud. Tout à coup Louis fait un pas, se sépare des bourreaux, et s'avance pour parler au peuple. «Français, dit-il d'une voix forte, je meurs innocent des crimes qu'on m'impute; je pardonne aux auteurs de ma mort, et je demande que mon sang ne retombe pas sur la France.» Il allait continuer, mais aussitôt l'ordre de battre est donné aux tambours; leur roulement couvre la voix du prince, les bourreaux s'en emparent, et M. Edgeworth lui dit ces paroles: Fils de saint Louis, montez au ciel! A peine le sang avait-il coulé, que des furieux y trempent leurs piques et leurs mouchoirs, se répandent dans Paris en criant vive la république! vive la nation! et vont jusqu'aux portes du Temple, montrer la brutale et fausse joie que la multitude manifeste, à la naissance, à l'avènement et à la chute de tous les princes.

CHAPITRE VI.

POSITION DES PARTIS APRÈS LA MORT DE LOUIS XVI.—CHANGEMENS DANS LE
POUVOIR EXÉCUTIF. RETRAITE DE ROLAND; BEURNONVILLE EST NOMMÉ MINISTRE DE
LA GUERRE, EN REMPLACEMENT DE PACHE.—SITUATION DE LA FRANCE A L'ÉGARD DES
PUISSANCES ÉTRANGÈRES; RÔLE DE L'ANGLETERRE; POLITIQUE DE PITT.—ÉTAT DE
NOS ARMÉES DANS LE NORD; ANARCHIE DANS LA BELGIQUE PAR SUITE DU
GOUVERNEMENT RÉVOLUTIONNAIRE.—DUMOURIEZ VIENT ENCORE A PARIS; SON
OPPOSITION AUX JACOBINS.—DEUXIÈME COALITION CONTRE LA FRANCE; PLAN DE
DÉFENSE GÉNÉRALE PROPOSÉ PAR DUMOURIEZ.—LEVÉE DE TROIS CENT MILLE
HOMMES.—INVASION DE LA HOLLANDE PAR DUMOURIEZ; DÉTAILS DES PLANS ET DES
OPÉRATIONS MILITAIRES.—PACHE EST NOMMÉ MAIRE DE PARIS.—AGITATION DES
PARTIS DANS LA CAPITALE; LEUR PHYSIONOMIE, LEUR LANGAGE ET LEURS IDÉES
DANS LA COMMUNE, DANS LES JACOBINS ET DANS LES SECTIONS.—TROUBLES A PARIS
A L'OCCASION DES SUBSISTANCES; PILLAGE DES BOUTIQUES DES ÉPICIERS.
—CONTINUATION DE LA LUTTE DES GIRONDINS ET DES MONTAGNARDS; LEURS FORCES,
LEURS MOYENS.—REVERS DE NOS ARMÉES DANS LE NORD.—DÉCRETS
RÉVOLUTIONNAIRES POUR LA DÉFENSE DU PAYS.—ÉTABLISSEMENT DU tribunal
criminel extraordinaire;
ORAGEUSES DISCUSSIONS DANS L'ASSEMBLÉE A CE
SUJET; ÉVÉNEMENT DE LA SOIRÉE DU 10 MARS; LE PROJET D'ATTAQUE. CONTRE LA
CONVENTION ÉCHOUE.

La mort de l'infortuné Louis XVI avait causé en France une terreur profonde, et en Europe un mélange d'étonnement et d'indignation. Comme l'avaient prévu les révolutionnaires les plus clairvoyans, la lutte se trouvait engagée sans retour, et toute retraite était irrévocablement fermée. Il fallait donc combattre la coalition des trônes, et la vaincre ou périr sous ses coups. Aussi, dans l'assemblée, aux Jacobins, partout, on disait qu'on devait s'occuper uniquement de la défense extérieure, et dès cet instant les questions de guerre et de finances furent constamment à l'ordre du jour.

On a vu quelle crainte s'inspiraient l'un à l'autre les deux partis intérieurs. Les jacobins croyaient voir un dangereux reste de royalisme dans cette résistance opposée à la condamnation de Louis XVI, et dans cette horreur qu'inspiraient à beaucoup de départemens les excès commis depuis le 10 août. Aussi doutèrent-ils de leur victoire jusqu'au dernier moment; mais la facile exécution du 21 janvier les avait enfin rassurés. Depuis lors ils commençaient à croire que la cause de la révolution pouvait être sauvée, et ils préparaient des adresses pour éclairer les départemens, et achever leur conversion. Les girondins, au contraire, déjà touchés du sort de la victime, et alarmés en outre de la victoire de leurs adversaires, commençaient à découvrir dans l'événement du 21 janvier le prélude de longues et sanglantes fureurs, et le premier fait du système inexorable qu'ils combattaient. On leur avait bien accordé la poursuite des auteurs de septembre, mais c'était là une concession sans résultat. En abandonnant Louis XVI, ils avaient voulu prouver qu'ils n'étaient pas royalistes; en leur abandonnant les septembriseurs, on voulait leur prouver qu'on ne protégeait pas le crime; mais cette double preuve n'avait satisfait ni rassuré personne. On voyait toujours en eux de faibles républicains et presque des royalistes, et ils voyaient toujours dans leurs adversaires des ennemis altérés de sang et de carnage. Roland, complètement découragé, non par le danger, mais par l'impossibilité manifeste d'être utile, donna sa démission le 23 janvier. Les jacobins s'en applaudirent, mais s'écrièrent aussitôt qu'il restait encore au ministère les traîtres Clavière et Lebrun, dont l'intrigant Brissot s'était rendu maître; que le mal n'était pas entièrement détruit; qu'il ne fallait pas se ralentir, mais au contraire redoubler de zèle jusqu'à ce qu'on eût écarté du gouvernement les intrigans, les girondins, les rolandins, les brissotins, etc…. Sur-le-champ les girondins demandèrent la réorganisation du ministère de la guerre, que Pache, par sa faiblesse envers les jacobins, avait mis dans l'état le plus déplorable. Après de violentes discussions, Pache fut renvoyé comme incapable. Ainsi les deux chefs qui partageaient le ministère, et dont les noms étaient de venus les deux points opposés de ralliement, furent exclus du gouvernement. La majorité de la convention crut avoir fait par là quelque chose pour la paix, comme si en supprimant les noms dont se servaient les passions ennemies, ces passions elles-mêmes n'eussent pas dû survivre pour trouver des noms nouveaux et continuer de se combattre. Beurnonville, l'ami de Dumouriez, et surnommé l'Ajax français, fut appelé à l'administration de la guerre. Il n'était connu encore des partis que par sa bravoure; mais son attachement à la discipline allait bientôt le mettre en opposition avec le génie désordonné des jacobins. Après ces mesures, on mit à l'ordre du jour les questions de finances, qui étaient les plus importantes dans ce moment suprême où la révolution avait à lutter avec toute l'Europe. En même temps on décida que dans quinze jours au plus tard le comité de constitution ferait son rapport, et qu'immédiatement après on s'occuperait de l'instruction publique. Un grand nombre d'hommes, qui ne comprenaient pas la cause des troubles révolutionnaires, se figuraient que c'était le défaut de lois qui amenait tous les malheurs de l'état, et que la constitution remédierait à tous les désordres. Aussi une partie des girondins et tous les membres de la Plaine ne cessaient de demander la constitution, et de se plaindre des retards qu'on y apportait, en disant que leur mission était de constituer. Ils le croyaient en effet; ils s'imaginaient tous qu'ils n'avaient été appelés que pour ce but, et que cette tâche pouvait être terminée en quelques mois. Ils n'avaient pas encore compris qu'ils étaient appelés, non à constituer, mais à combattre; que leur terrible mission était de défendre la révolution contre l'Europe et la Vendée; que bientôt, de corps délibérant qu'ils étaient, ils allaient se changer en une dictature sanglante, qui tout à la fois proscrirait les ennemis intérieurs, livrerait des batailles à l'Europe et aux provinces révoltées, et se défendrait en tous sens par la violence; que leurs lois, passagères comme une crise, ne seraient considérées que comme des mouvemens de colère; et que de leur oeuvre, la seule chose qui devait subsister, c'était la gloire de la défense, unique et terrible mission qu'ils avaient reçue de la destinée, et qu'ils ne jugeaient pas eux-mêmes encore devoir être la seule.

Cependant, soit l'accablement causé par une longue lutte, soit l'unanimité des avis sur les questions de guerre, tout le monde étant d'accord pour se défendre, et même pour provoquer l'ennemi, un peu de calme succéda aux terribles agitations produites par le procès de Louis XVI, et on applaudit encore Brissot dans ses rapports diplomatiques contre les puissances.

Telle était la situation intérieure de la France et l'état des partis qui la divisaient. Sa situation à l'égard de l'Europe était effrayante. C'était une rupture générale avec toutes les puissances. Jusqu'ici la France n'avait eu encore que trois ennemis déclarés, le Piémont, l'Autriche et la Prusse. La révolution, partout approuvée des peuples selon le degré de leurs lumières, partout odieuse aux gouvernemens selon le degré de leurs craintes, venait cependant de produire des sensations toutes nouvelles sur l'opinion du monde, par les terribles événemens du 10 août, des 2 et 3 septembre, et du 21 janvier. Moins dédaignée depuis qu'elle s'était si énergiquement défendue, mais moins estimée depuis qu'elle s'était souillée par des crimes, elle avait cessé d'intéresser aussi vivement les peuples, et d'être considérée avec autant de mépris par les gouvernemens.

La guerre allait donc devenir générale. On a vu l'Autriche se laissant, par des liaisons de famille, engager dans une guerre peu utile à ses intérêts; on a vu la Prusse dont l'intérêt naturel était de s'allier avec la France contre le chef de l'empire, se portant, par les raisons les plus frivoles, au-delà du Rhin, et compromettant ses armées dans l'Argonne; on a vu Catherine, autrefois philosophe, désertant comme tous les gens de cour la cause qu'elle avait d'abord embrassée par vanité, pour suivre la révolution à la fois par mode et par politique, exciter enfin Gustave; l'empereur d'Autriche et le roi de Prusse, pour les distraire de la Pologne et les rejeter sur l'Occident; on a vu le Piémont attaquant la France contre ses intérêts, mais par des raisons de parenté et de haine contre la révolution; les petites cours d'Italie, détestant notre nouvelle république, mais n'osant l'attaquer, la reconnaissant même à la vue de notre pavillon; la Suisse gardant une parfaite neutralité, la Hollande et la diète germanique ne s'expliquant pas encore, mais laissant apercevoir une malveillance profonde; l'Espagne observant une neutralité prudente sous l'influence du sage comte d'Aranda; et enfin l'Angleterre laissant la France se déchirer elle-même, le continent s'épuiser, les colonies se dévaster, et abandonnant ainsi le soin de sa vengeance aux désordres inévitables des révolutions.

La nouvelle impétuosité révolutionnaire allait déconcerter toutes ces neutralités calculées. Jusqu'ici Pitt avait raisonné sa conduite d'une manière assez juste. Dans sa patrie, une demi-révolution qui n'avait régénéré qu'à moitié l'état social, avait laissé subsister une foule d'institutions féodales, qui devaient être un objet d'attachement pour l'aristocratie et pour la cour, et un objet de réclamations pour l'opposition. Pitt avait un double but: premièrement, de modérer la haine aristocratique, de contenir l'esprit de réforme, et de conserver ainsi son ministère en dominant les deux partis; secondement, d'accabler la France sous ses propres désastres et sous la haine de tous les gouvernemens européens; il voulait en un mot rendre sa patrie maîtresse du monde, et être maître de sa patrie; c'était là le double objet qu'il poursuivait, avec l'égoïsme et la force d'esprit d'un grand homme d'état. La neutralité servait à merveille ses projets. En empêchant la guerre, il contenait la haine aveugle de sa cour pour la liberté; en laissant se développer sans obstacle tous les excès de la révolution française, il faisait tous les jours de sanglantes réponses aux apologistes de cette révolution, réponses qui ne prouvaient rien, mais qui produisaient un effet certain. Au célèbre Fox, l'homme le plus éloquent de l'opposition et de l'Angleterre, il répondait en citant les crimes de la France réformée. Burke, déclamateur véhément, était chargé d'énumérer ces crimes, et s'acquittait de ce soin avec une violence absurde; un jour même il alla jusqu'à jeter de la tribune un poignard qui, disait-il, était fabriqué par les propagandistes jacobins. Tandis qu'à Paris on accusait Pitt de payer des troubles, à Londres il accusait les révolutionnaires français de répandre l'argent pour exciter des révolutions, et nos émigrés accréditaient encore ces bruits en les répétant. Tandis que, par cette logique machiavélique, il désenchantait les Anglais de la liberté française, il soulevait l'Europe contre nous, et ses envoyés disposaient toutes les puissances à la guerre. En Suisse, il n'avait pas réussi; mais à La Haye, le docile stathouder, éprouvé par une première révolution, se défiant toujours de son peuple, et n'ayant d'autre appui que les flottes anglaises, lui avait donné toute espèce de satisfaction, et témoignait, par une foule de démonstrations hostiles, sa malveillance pour la France. C'est surtout en Espagne que Pitt employait le plus d'intrigues, pour décider cette puissance à la plus grande faute qu'elle ait jamais commise, celle de se réunir à l'Angleterre contre la France, sa seule alliée maritime. Les Espagnols avaient été peu émus par notre révolution, et c'étaient moins des raisons de sûreté et de politique que des raisons de parenté et des répugnances communes à tous les gouvernemens, qui indisposaient le cabinet de Madrid contre la république française. Le sage comte d'Aranda, résistant aux intrigues des émigrés, à l'humeur de l'aristocratie espagnole, et aux suggestions de Pitt, avait eu soin de ménager la susceptibilité de notre nouveau gouvernement. Renversé néanmoins en dernier lieu, et remplacé par don Manuel Godoï, depuis prince de la Paix, il laissait sa malheureuse patrie en proie aux plus mauvais conseils. Jusque là le cabinet de Madrid avait refusé de s'expliquer à l'égard de la France; au moment du jugement définitif de Louis XVI, il offrit la reconnaissance politique de la république, et sa médiation auprès de toutes les puissances, si on laissait au monarque détrôné la vie sauve. Pour toute réponse, Danton avait proposé la guerre, et l'assemblée adopta l'ordre du jour. Depuis ce temps, la disposition à la guerre ne fut plus douteuse. La Catalogne se remplissait de troupes. Dans tous les ports on armait avec activité, et une prochaine attaque était résolue. Pitt triomphait donc, et sans se déclarer encore, sans se compromettre trop précipitamment, il se donnait le temps d'élever sa marine à un état redoutable, il satisfaisait son aristocratie par ses préparatifs, il dépopularisait notre révolution par les déclamations qu'il payait; et tandis qu'il se renforçait ainsi en silence, il nous préparait une ligue accablante qui, en occupant toutes nos forces, ne nous permettrait ni de secourir nos colonies, ni d'arrêter les succès de la puissance anglaise dans l'Inde.

Jamais à aucune époque on ne vit l'Europe être saisie d'un pareil aveuglement, et commettre autant de fautes contre elle-même. Dans l'occident, en effet, on voyait l'Espagne, la Hollande, toutes les puissances maritimes, égarées par les passions aristocratiques, s'armer avec leur ennemie l'Angleterre, contre la France, leur seule alliée. On voyait encore la Prusse, par une inconcevable vanité, s'unir au chef de l'empire contre cette France dont le grand Frédéric avait toujours recommandé l'alliance. Le petit roi de Sardaigne tombait dans la même faute par des motifs à la vérité plus naturels, ceux de la parenté. Dans l'orient et le nord, on laissait Catherine commettre un crime contre la Pologne, un attentat contre la sûreté de l'Allemagne, pour le frivole avantage d'acquérir quelques provinces, et pour pouvoir encore déchirer la France sans distraction. On méconnaissait donc à la fois toutes les anciennes et utiles amitiés, et on cédait aux perfides suggestions des deux dominations les plus redoutables, pour s'armer contre notre malheureuse patrie, ancienne protectrice ou alliée de ceux qui l'attaquaient aujourd'hui. Tout le monde y contribuait, tout le monde se prêtait aux vues de Pitt et de Catherine; d'imprudens Français parcouraient l'Europe pour hâter ce funeste renversement de la politique et de la prudence, et pour attirer sur leur pays le plus affreux des orages. Et quels étaient les motifs d'une aussi étrange conduite! On livrait la Pologne à Catherine, parce qu'elle avait voulu régulariser son antique liberté; on livrait la France à Pitt, parce qu'elle avait voulu se donner la liberté qu'elle n'avait pas encore! Sans doute la France avait commis des excès: mais ces excès devaient s'accroître encore avec la violence de la lutte, et on allait, sans parvenir à immoler cette liberté détestée, préparer trente ans de la guerre la plus meurtrière, provoquer de vastes invasions, faire naître un conquérant, amener des désordres immenses, et finir par l'établissement des deux colosses qui dominent aujourd'hui l'Europe sur les deux élémens, l'Angleterre et la Russie.

Au milieu de cette conjuration générale, le Danemark seul, conduit par un ministre habile, et la Suède, délivrée des rêves présomptueux de Gustave, gardaient une sage réserve, que la Hollande et l'Espagne auraient dû imiter en se réunissant au système de la neutralité armée. Le gouvernement français avait parfaitement jugé ces dispositions générales, et l'impatience qui le caractérisait dans ce moment ne lui permettait pas d'attendre les déclarations de guerre, mais le portait au contraire à les provoquer. Depuis le 10 août il n'avait cessé de demander à être reconnu, mais il avait gardé encore quelque mesure à l'égard de l'Angleterre, dont la neutralité était précieuse à cause des ennemis qu'on avait déjà à combattre. Mais après le 21 janvier il avait mis toutes les considérations de côté, et il était décidé à une guerre universelle. Voyant que les hostilités cachées n'étaient pas moins dangereuses que les hostilités ouvertes, il se hâta de faire déclarer ses ennemis; aussi, dès le 22 janvier, la convention nationale passa en revue tous les cabinets, ordonna des rapports sur la conduite de chacun d'eux à l'égard de la France, et se prépara à leur déclarer la guerre s'ils tardaient à s'expliquer d'une manière catégorique.

Depuis le 10 août, l'Angleterre avait retiré son ambassadeur de Paris, et n'avait souffert l'ambassadeur français à Londres, M. de Chauvelin, que comme envoyé de la royauté renversée. Toutes ces subtilités diplomatiques n'avaient d'autre but que de satisfaire aux convenances à l'égard du roi enfermé au Temple, et en même temps de différer les hostilités, qu'il ne convenait pas de commencer encore. Cependant Pitt feignit de demander un envoyé secret pour expliquer ses griefs contre le gouvernement français. On envoya le citoyen Maret dans le mois de décembre. Il eut avec Pitt un entretien particulier. Après de mutuelles protestations, pour déclarer que l'entrevue n'avait rien d'officiel, qu'elle était tout amicale, et qu'elle n'avait d'autre motif que le désir bienveillant de contribuer à éclairer les deux nations sur leurs griefs réciproques, Pitt se plaignit de ce que la France menaçait les alliés de l'Angleterre, attaquait même leurs intérêts, et en preuve il cita la Hollande. Le grief principalement allégué fut l'ouverture de l'Escaut, mesure peut-être imprudente, mais généreuse, que les Français avaient prise en entrant dans les Pays-Bas. Il était absurde en effet que, pour procurer aux Hollandais le monopole de la navigation, les Pays-Bas, que traverse l'Escaut, ne pussent pas faire usage de ce fleuve. L'Autriche n'avait pas osé abolir cette servitude, mais Dumouriez le fit par ordre de son gouvernement, et les habitans d'Anvers virent avec joie des navires remonter l'Escaut jusque dans leur ville. La réponse était facile: car la France, en respectant les droits des voisins neutres, n'avait pas promis de consacrer des iniquités politiques, parce que des neutres y seraient intéressés. D'ailleurs le gouvernement hollandais s'était montré assez malveillant pour qu'on ne lui dût pas de si grands ménagemens. Le second grief allégué était le décret du 15 novembre, par lequel la convention nationale promettait secours à tous les peuples qui secoueraient le joug de la tyrannie. Ce décret imprudent peut-être, rendu dans un moment d'enthousiasme, ne signifiait pas, comme le prétendait Pitt, qu'on invitait tous les peuples à la révolte, mais que dans tous les pays en guerre avec la révolution, on prêterait secours aux peuples contre leurs gouvernemens. Pitt se plaignait enfin des menaces et des déclamations continuelles qui partaient des Jacobins contre tous les gouvernemens; et sous ce rapport les gouvernemens n'étaient pas en reste avec les jacobins, et on ne se devait rien en fait d'injures.

Cet entretien n'amena rien, et laissa voir seulement que l'Angleterre cherchait des longueurs pour différer la guerre, qu'elle voulait sans doute, mais qu'il ne lui convenait pas encore de déclarer. Cependant le célèbre procès du mois de janvier précipita les événemens: le parlement anglais fut soudainement réuni et avant le terme ordinaire. Une loi inquisitoriale fut rendue contre les Français qui voyageaient en Angleterre; la Tour de Londres fut armée; on ordonna la levée des milices; des préparatifs et des proclamations annoncèrent une guerre imminente. On excita la populace de Londres; on réveilla cette aveugle passion qui, en Angleterre, fait regarder une guerre contre la France comme un grand service national; on arrêta enfin des vaisseaux chargés de grains qui venaient dans nos ports; et à la nouvelle du 21 janvier, l'ambassadeur français, que jusque-là on avait refusé en quelque sorte de reconnaître, reçut l'ordre de sortir sous huit jours du royaume. La convention nationale ordonna aussitôt un rapport sur la conduite du gouvernement anglais envers la France, sur ses intelligences avec le stathouder des Provinces-Unies, et le 1er février, après avoir entendu Brissot, qui, pour un moment réunit les applaudissemens des deux partis, elle déclara solennellement la guerre à la Hollande et à la Angleterre. La guerre avec le gouvernement espagnol était imminente, et sans être encore déclarée, on la regardait comme telle. La France avait ainsi l'Europe tout entière pour ennemie; et la condamnation du 21 janvier fut l'acte par lequel elle avait rompu avec tous les trônes, et s'était engagée irrévocablement dans la carrière de la révolution.

Il fallait soutenir l'assaut terrible de tant de puissances conjurées, et quelque riche que fût la France en population et en matériel, il était difficile qu'elle pût résister à l'effort universel dirigé contre elle. Cependant, ses chefs n'en étaient pas moins remplis de confiance et d'audace. Les succès inespérés de la république dans l'Argonne et dans la Belgique leur avaient persuadé que tout homme, surtout le Français, pouvait devenir un soldat en six mois. Le mouvement qui agitait la France leur faisait croire en outre que la population entière pouvait être transportée sur les champs de bataille, et qu'ainsi il était possible de réunir jusqu'à trois ou quatre millions d'hommes, qui seraient bientôt des soldats, et surpasser de la sorte tout ce que pourraient faire tous les souverains de l'Europe ensemble. «Voyez, disaient-il, tous les royaumes; c'est une petite quantité d'hommes recrutés avec effort qui remplissent les cadres des armées; la population entière y est étrangère, et on voit une petite poignée d'individus enrégimentés décider du sort des empires les plus vastes. Mais supposez, au contraire, une nation tout entière arrachée à la vie privée, et s'armant pour sa défense, ne doit-elle pas détruire tous les calculs ordinaires? Qu'y a-t-il d'impossible à vingt-cinq millions d'hommes qui exécutent? Quant aux dépenses, elles ne les inquiétaient pas davantage. Le capital des biens nationaux s'augmentait chaque jour par l'émigration, et il excédait de beaucoup la dette. Dans le moment, ce capital n'avait pas de valeur par le défaut d'acheteurs; mais les assignats en tenaient la place, et leur valeur fictive suppléait à la valeur future des biens qu'ils représentaient. Au cours, ils étaient réduits à un tiers de leur valeur nominale; mais ce n'était qu'un tiers à ajouter à la circulation, et ce capital était si énorme qu'il suffisait au-delà de l'excédant qu'il fallait émettre. Après tout, ces hommes qu'on allait transporter sur le champ de bataille, vivaient bien dans leurs foyers, beaucoup même vivaient avec luxe, pourquoi ne vivraient-ils pas en campagne? La terre et le vivre peuvent-ils manquer à des hommes, quelque part qu'ils se trouvent? D'ailleurs l'ordre social tel qu'il existait avait des richesse plus qu'il n'en fallait pour suffire au besoin de tous; il n'y avait qu'à en faire une meilleure distribution; et pour cela on se proposait d'imposer les riches, et de leur faire supporter les frais de la guerre. Enfin, les états dans lesquels on allait pénétrer, ayant aussi un ancien ordre social à renverser, des abus à détruire, pourraient réaliser des profits immenses sur le clergé, la noblesse, la royauté, et ils devaient payer à la France le secours qu'on leur fournissait.

C'est ainsi que raisonnait l'ardente imagination de Cambon, et ces idées envahissaient toutes les têtes. L'ancienne politique des cabinets calculait autrefois sur cent et deux cent mille soldats, payés avec quelques taxes ou quelques revenus de domaine; maintenant c'est tout une masse d'hommes qui se levait elle-même, et se disait: Je composerai les armées; qui regardait à la somme générale des richesses, et se disait encore: Cette somme est suffisante, et, partagée entre, tous, elle suffira au besoin de tous. Sans doute ce n'était pas la nation entière qui tenait ce langage; mais c'était la portion la plus exaltée qui formait ces résolutions, et qui allait par tous les moyens les imposer à la masse de la nation.

Avant de montrer la distribution des ressources imaginées par les révolutionnaires français, il faut se reporter sur nos frontières, et y voir comment s'était achevée la dernière campagne. Son début avait été brillant, mais un premier succès, mal soutenu, n'avait servi qu'à étendre notre ligne d'opérations, et à provoquer de la part de l'ennemi un effort plus grand et plus décisif. Ainsi notre défense était devenue plus difficile, parce qu'elle était plus étendue; l'ennemi battu devait réagir avec énergie, et son effort redoublé allait concourir avec une désorganisation presque générale de nos armées. Ajoutez que le nombre des coalisés était doublé, car les Anglais sur nos côtes, les Espagnols sur les Pyrénées, les Hollandais vers le nord des Pays-Bas, nous menaçaient de nouvelles attaques.

Dumouriez s'était arrêté sur les bords de la Meuse, et n'avait pu pousser jusqu'au Rhin, par des raisons qui n'ont pas été assez appréciées, parce qu'on n'a pu s'expliquer les lenteurs qui avaient suivi la rapidité de ses premières opérations. Arrivé à Liège, la désorganisation de son armée était complète. Les soldats étaient presque nus; faute de chaussure, ils s'enveloppaient les pieds avec du foin; ils n'avaient, avec quelque abondance, que la viande et le pain, grâce à un marché que Dumouriez avait maintenu d'autorité. Mais l'argent manquait pour leur fournir le prêt, et ils pillaient les paysans, ou se battaient avec eux pour leur faire recevoir des assignats. Les chevaux mouraient de faim faute de fourrages, et ceux de l'artillerie avaient péri presque tous. Les privations, le ralentissement de la guerre, ayant dégoûté les soldats, tous les volontaires partaient en bandes, s'appuyant sur un décret qui déclarait que la patrie avait cessé d'être en danger. Il fallut un autre décret de la convention pour empêcher la désertion, et quelque sévère qu'il fût, la gendarmerie placée sur les routes suffisait à peine à arrêter les fuyards. L'armée était réduite d'un tiers. Ces causes réunies empêchèrent de poursuivre les Autrichiens avec toute la vivacité nécessaire. Clerfayt avait eu le temps de se retrancher sur les bords de l'Erft, Beaulieu du côté de Luxembourg; et il était impossible à Dumouriez, avec une armée réduite à trente ou quarante mille hommes, de chasser devant lui un ennemi retranché dans des montagnes et des bois; et appuyé sur Luxembourg, l'une des plus fortes places du monde. Si, comme on le répétait sans cesse, Custine, au lieu de faire des courses en Allemagne, se fût rabattu sur Coblentz, s'il s'était joint à Beurnonville pour prendre Trèves, et que tous deux eussent ensuite descendu sur le Rhin, Dumouriez s'y serait porté de son côté par Cologne; tous trois se donnant ainsi la main, Luxembourg se serait trouvé investi, et serait tombé par défaut de communications. Mais rien de tout cela n'avait eu lieu. Custine, voulant attirer la guerre de son côté, ne fit que provoquer inutilement une déclaration de la diète impériale, qu'irriter la vanité du roi de Prusse, et l'engager davantage dans la coalition; Beurnonville, réduit à ses propres forces, n'avait pu faire tomber Trèves et l'ennemi s'était maintenu à la fois dans l'électorat de Trèves et dans le duché de Luxembourg. En cet état de choses, Dumouriez, en s'avançant vers le Rhin, aurait découvert son flanc droit et ses derrières, et n'aurait pu d'ailleurs, dans la situation où se trouvait son armée, envahir le pays immense qui s'étend de la Meuse jusqu'au Rhin et jusqu'aux frontières de la Hollande, pays difficile, sans moyens de transports, coupé de bois, de montagnes, et occupé par un ennemi encore respectable. Certes Dumouriez, s'il en avait eu les moyens, aurait bien mieux aimé faire des conquêtes sur le Rhin que venir solliciter à Paris pour Louis XVI. Le zèle pour la royauté, qu'il s'est attribué à Londres pour se faire valoir, et que les jacobins lui ont imputé à Paris pour le perdre, n'était pas assez grand pour le faire renoncer à des victoires, et venir se compromettre au milieu des factions de la capitale. Il ne quitta le champ de bataille que parce qu'il n'y pouvait plus rien faire, et parce qu'il voulait, par sa présence auprès du gouvernement, terminer les difficultés qu'on lui avait suscitées en Belgique.

On a déjà vu au milieu de quels embarras allait le placer sa conquête. Le pays conquis désirait une révolution, mais ne la voulait pas entière et radicale comme la révolution de France. Dumouriez, par goût, par politique, par raison de prudence militaire, devait se prononcer naturellement pour les penchans modérés des pays qu'il occupait. Déjà on l'a vu en lutte pour épargner aux Belges les inconvéniens de la guerre, pour les faire participer au profit des approvisionnemens, enfin pour leur insinuer plutôt que leur imposer les assignats. Il n'était payé de tant de soins que par les invectives des jacobins. Cambon avait préparé une autre contrariété à Dumouriez en faisant rendre le décret du 15 décembre. «Il faut,» avait dit Cambon, au milieu des plus vifs applaudissemens, «nous déclarer pouvoir révolutionnaire dans les pays où nous entrons. Il est inutile de nous cacher; les despotes savent ce que nous voulons; il faut donc le proclamer hautement puisqu'on le devine, et que d'ailleurs la justice en peut être avouée. Il faut que, partout où nos généraux entreront, ils proclament la souveraineté du peuple, l'abolition de la féodalité, de la dîme, de tous les abus; que toutes les anciennes autorités soient dissoutes, que de nouvelles administrations locales soient provisoirement formées sous la direction de nos généraux; que ces administrations gouvernent le pays et avisent aux moyens de former des conventions nationales qui décideront de son sort; que sur-le-champ les biens de nos ennemis, c'est-à-dire les biens des nobles, de prêtres, des communautés, laïques ou religieuses, des églises, etc., soient séquestrés et mis sous la sauve-garde de la nation française, pour qu'il en soit tenu compte aux administrations locales, et pour qu'ils servent de gage aux frais de la guerre, dont les pays délivrés devront supporter une partie, puisque cette guerre a pour but de les affranchir. Il faut qu'après la campagne on entre en compte. Si la république a reçu en fournitures plus qu'il ne faut pour la portion de frais qu'on lui devra, elle paiera le surplus, sinon on le lui paiera à elle. Il faut que nos assignats, fondés sur la nouvelle distribution de la propriété, soient reçus dans les pays conquis, et que leur champ s'étende avec les principes qui les ont produits; qu'enfin le pouvoir exécutif envoie des commissaires pour s'entendre avec ces administrations provisoires, pour fraterniser avec elles, tenir les comptes de la république, et exécuter le séquestre décrété. Point de demi-révolution, ajoutait Cambon. Tout peuple qui ne voudra pas ce que nous proposons ici sera notre ennemi, et méritera d'être traité comme tel. Paix et fraternité à tous les amis de la liberté, guerre aux lâches partisans du despotisme; guerre aux châteaux, paix aux chaumières!»

Ces dispositions avaient été sur-le-champ consacrées par un décret, et mises à exécution dans toutes les provinces conquises. Aussitôt une nuée d'agens, choisis par le pouvoir exécutif dans les jacobins, s'étaient répandus dans la Belgique. Les administrations provisoires avaient été formées sous leur influence, et ils les poussaient à la plus excessive démagogie. Le bas peuple, excité par eux contre les classes moyennes, commettait les plus grands désordres. C'était l'anarchie de 93, qui, amenée progressivement chez nous par quatre années de trouble, se produisait là tout à coup, et sans aucune transition de l'ancien au nouvel ordre de choses. Ces proconsuls, revêtus de pouvoirs presque absolus, faisaient emprisonner, séquestrer hommes et biens; en faisant enlever toute l'argenterie des églises, ils avaient fort indisposé les malheureux Belges, très attachés à leur culte, et surtout donné lieu à beaucoup de malversations. Ils avaient formé des espèces de conventions pour décider du sort de chaque contrée, et, sous leur despotique influence, la réunion à la France fut votée à Liège, à Bruxelles, à Mons, etc… C'étaient là des malheurs inévitables, et d'autant plus grands, que la violence révolutionnaire se joignait, pour les produire, à la brutalité militaire. Des divisions d'un autre genre éclataient encore dans ce malheureux pays. Des agens du pouvoir exécutif prétendaient asservir à leurs ordres les généraux qui se trouvaient dans l'étendue de leur commissariat; et, si ces généraux n'étaient pas jacobins, comme il arrivait souvent, c'était une nouvelle occasion de querelles et de luttes, qui contribuaient à augmenter le désordre général. Dumouriez, indigné de voir ses conquêtes compromises, et par la désorganisation de son armée, et par la haine qu'on inspirait aux Belges, avait déjà traité durement quelques-uns de ces proconsuls, et était venu à Paris exprimer son indignation, avec la vivacité de son caractère, et la hauteur d'un général victorieux, qui se croyait nécessaire à la république.

Telle était notre situation sur ce principal théâtre de la guerre. Custine, rejeté dans Mayence, y déclamait contre la manière dont Beurnonville avait exécuté sa tentative sur Trèves. Kellermann se maintenait aux Alpes, à Chambéry et à Nice. Servan s'efforçait en vain de composer une armée aux Pyrénées; et Monge, aussi faible pour les jacobins que l'était Pache, avait laissé décomposer l'administration de la marine. Il fallait donc porter toute l'attention publique sur la défense des frontières. Dumouriez avait passé la fin de décembre et le mois de janvier à Paris, où il s'était compromis par quelques mots en faveur de Louis XVI, par son absence des Jacobins, où on l'annonçait sans cesse et où il ne paraissait jamais, enfin par ses liaisons avec son ancien ami Gensonné. Il avait rédigé quatre mémoires, l'un sur le décret du 15 décembre, l'autre sur l'organisation de l'armée, le troisième sur les fournitures, et le dernier sur le plan de campagne pour l'année qui s'ouvrait. Au bas de chacun de ces mémoires se trouvait sa démission, si on refusait d'admettre ce qu'il proposait.

L'assemblée avait, outre son comité diplomatique et son comité militaire, établi un troisième comité, extraordinaire, dit de défense générale, chargé de s'occuper universellement de tout ce qui intéressait la défense de la France. Il était fort nombreux, et tous les membres de l'assemblée pouvaient même, s'il leur plaisait, assister à ses séances. L'objet qu'on avait eu en le formant était de concilier les membres des partis opposés, et de les rassurer sur leurs intentions en les faisant travailler ensemble au salut commun. Robespierre, irrité d'y voir les girondins, y paraissait peu; ceux-ci étaient au contraire fort assidus. Dumouriez y comparut avec ses plans, ne fut pas toujours compris, déplut souvent par sa hauteur, et abandonna ses mémoires à leur sort. Il se retira donc à quelque distance de Paris, peu disposé à se démettre de son généralat, quoiqu'il en eût menacé la convention, et attendant le moment d'ouvrir la campagne.

Il était entièrement dépopularisé aux Jacobins, et calomnié tous les jours dans les feuilles de Marat, pour avoir soutenu la demi-révolution en Belgique, et y avoir affiché une grande sévérité contre les démagogues. On l'accusait d'avoir volontairement laissé échapper les Autrichiens de la Belgique; et, remontant même plus haut, on assurait publiquement qu'il avait ouvert les portes de l'Argonne à Frédéric-Guillaume, qu'il aurait pu détruire. Cependant les membres du conseil et des comités, qui cédaient moins aveuglément aux passions démagogiques, sentaient son utilité, et le ménageaient encore. Robespierre même le défendait, en rejetant tous les torts sur ses prétendus amis les girondins. On se mit ainsi d'accord pour lui donner toutes les satisfactions possibles, sans déroger cependant aux décrets rendus et aux principes rigoureux de la révolution. On lui rendit ses deux commissaires ordonnateurs Malus et Petit-Jean, on lui accorda de nombreux renforts, on lui promit des approvisionnemens suffisans, on adopta ses idées pour le plan général de campagne, mais on ne fit aucune concession, quant au décret du 15 décembre et à la nouvelle administration de l'armée. La nomination de Beurnonville, son ami, au ministère de la guerre, fut un nouvel avantage pour lui, et il put espérer de la part de l'administration le plus grand zèle à le pourvoir de tout ce dont il aurait besoin.

Il crût un moment que l'Angleterre le prendrait pour médiateur entre elle et la France, et il était parti pour Anvers avec cette espérance flatteuse. Mais la convention, fatiguée des perfidies de Pitt, avait, comme on l'a vu, déclaré la guerre à la Hollande et à l'Angleterre. Cette déclaration le trouva donc à Anvers, et voici ce qui fut résolu, en partie d'après ses plans, pour la défense du territoire. On convint de porter les armées à cinq cent deux mille hommes, et on trouvera que c'était peu, si on songe à l'idée qu'on s'était faite de la puissance de la France, et comparativement à la force à laquelle on les éleva plus tard. On devait garder la défensive à l'Est et au Midi; demeurer en observation le long des Pyrénées et des côtes, et déployer toute l'audace de l'offensive dans le Nord, où, comme l'avait dit Dumouriez, «on ne pouvait se défendre qu'en gagnant des batailles.» Pour exécuter ce plan, cent cinquante mille hommes devaient occuper la Belgique et couvrir la frontière de Dunkerque à la Meuse; cinquante mille devaient garder l'espace compris entre la Meuse et la Sarre; cent cinquante mille s'étendre le long du Rhin et des Vosges, de Mayence à Besançon et à Gex. Enfin une réserve était préparée à Châlons, avec le matériel nécessaire pour se rendre partout où le besoin l'exigerait. On faisait garder la Savoie et Nice par deux armées de soixante-dix mille hommes chacune; les Pyrénées par une de quarante mille; on plaçait sur les côtes de l'Océan et de la Bretagne quarante-six mille hommes, dont partie servirait à l'embarquement, s'il était nécessaire. Sur ces cinq cent deux mille hommes, il y en avait cinquante mille de cavalerie et vingt mille d'artillerie. Telle était la force projetée; mais la force effective était bien moindre, et se réduisait à deux cent soixante-dix mille hommes, dont cent mille dans les diverses parties de la Belgique, vingt-cinq mille sur la Moselle, quarante-cinq mille à Mayence, sous les ordres de Custine, trente mille sur le Haut-Rhin, quarante mille en Savoie et à Nice, et trente mille au plus dans l'intérieur. Mais pour arriver au complet, l'assemblée décréta que le recrutement se ferait dans les gardes nationales; que tout membre de cette garde, non marié, ou marié sans enfans, ou veuf sans enfans, était à la disposition du pouvoir exécutif, depuis dix-huit ans jusqu'à quarante-cinq. Elle ajouta que trois cent mille hommes étaient encore nécessaires pour résister à la coalition, et que le recrutement ne s'arrêterait que lorsque ce nombre serait atteint[1].

[Note 1: Décret du 24 février.]

En même temps on ordonna l'émission de huit cents millions d'assignats, et la coupe des bois de la Corse pour les constructions de la marine.

En attendant l'accomplissement de ces projets, on entra en campagne avec deux cent soixante-dix mille hommes. Dumouriez en avait trente mille sur l'Escaut, et environ soixante-dix mille sur la Meuse. Envahir rapidement la Hollande était un projet audacieux qui fermentait dans toutes les têtes, et auquel Dumouriez était forcément entraîné par l'opinion générale. Plusieurs plans furent proposés. L'un, imaginé par les réfugiés bataves sortis de leur patrie après la révolution de 1787, consistait à envahir la Zélande avec quelques mille hommes, et à s'emparer du gouvernement, qui voulait s'y retirer. Dumouriez avait feint de se prêter à ce plan, mais il le trouvait stérile, parce que c'était se réduire à l'occupation d'une partie peu considérable et d'ailleurs peu importante de la Hollande. Le second lui appartenait; il consistait à descendre la Meuse par Venloo jusqu'à Grave, à se rabattre de Grave sur Nimègue, et à fondre ensuite sur Amsterdam. Ce projet eût été le plus sûr, si on avait pu prévoir l'avenir. Mais, placé à Anvers, Dumouriez en conçut un troisième, plus hardi, plus prompt, plus convenable à l'imagination révolutionnaire, et plus fécond en résultats décisifs, s'il eût réussi. Tandis que ses lieutenans, Miranda, Valence, Dampierre et autres, descendraient la Meuse, en occupant Maëstricht, dont on n'avait pas voulu s'emparer l'année précédente, et Venloo, qui ne devait pas résister long-temps, Dumouriez avait le projet de prendre avec lui vingt-cinq mille hommes, et de se porter furtivement entre Berg-op-Zoom et Breda, d'arriver ainsi au Moerdik, de traverser la petite mer du Bielbos, et de courir par les embouchures des fleuves jusqu'à Leyde et Amsterdam. Ce plan audacieux n'était pas moins fondé que beaucoup d'autres qui ont réussi; et, s'il était hasardeux, il offrait cependant de bien plus grands avantages que celui d'attaquer directement par Venloo et Nimègue. En prenant ce dernier parti, Dumouriez attaquait de front les Hollandais, qui avaient déjà fait tous leurs préparatifs entre Grave et Gorkum, et il leur donnait même le temps de se renforcer d'Anglais et de Prussiens. Au contraire, en passant par l'embouchure des fleuves, il pénétrait par l'intérieur de la Hollande, qui n'était pas défendu, et s'il surmontait l'obstacle des eaux, la Hollande était à lui. En revenant d'Amsterdam, il prenait les défenses à revers, et faisait tout tomber entre lui et ses lieutenans, qui devaient le joindre par Nimègue et Utrecht.

Il était naturel qu'il prît le commandement de l'armée d'expédition, parce que c'était là qu'il fallait le plus de promptitude, d'audace et d'habileté.

Ce projet avait le danger de tous les plans d'offensive, c'était de s'exposer soi-même à l'invasion en se découvrant. Ainsi la Meuse restait ouverte aux Autrichiens; mais, dans le cas d'une offensive réciproque, l'avantage reste à celui qui résiste le mieux au danger, et cède le moins vite à la terreur de l'invasion.

Dumouriez envoya sur la Meuse Thouvenot dans lequel il avait toute confiance; il fit connaître à ses lieutenans Valence et Miranda les projets qu'il leur avait cachés jusque-là; il leur enjoignit de hâter les sièges de Maëstricht et de Venloo, et, en cas de retard, de se succéder devant ces places, de manière à faire toujours des progrès vers Nimègue. Il leur recommanda encore de fixer des points de ralliement autour de Liège et d'Aix-la-Chapelle, afin de réunir les quartiers dispersés, et de pouvoir résister à l'ennemi, s'il venait en force troubler les sièges qu'on devait exécuter sur la Meuse.

Dumouriez partit aussitôt d'Anvers avec dix-huit mille hommes réunis à la hâte. Il divisa sa petite armée en plusieurs corps, qui avaient ordre de faire des sommations aux diverses places fortes, sans cependant s'arrêter à commencer des sièges. Son avant-garde devait se hâter d'enlever les bateaux et les moyens de transport, tandis que lui, avec un gros de troupes, se tiendrait à portée de donner secours à ceux de ses lieutenans qui en auraient besoin. Le 17 février 1793, il pénétra sur le territoire hollandais en publiant une proclamation où il promettait amitié aux Bataves, et guerre seulement au stathouder et à l'influence anglaise. On s'avança en laissant le général Leclerc devant Berg-op-Zoom, en portant le général Berneron devant Klundert et Willemstadt, et en donnant à l'excellent ingénieur d'Arçon la mission de feindre une attaque sur l'importante place de Breda. Dumouriez était avec l'arrière-garde à Sevenberghe. Le 25, le général Berneron s'empara du fort de Klundert, et se porta devant Willemstadt. Le général d'Arçon lança quelques bombes sur Breda. Cette place était réputée très forte; la garnison était suffisante, mais mal commandée, et, après quelques heures, elle se rendit à une armée d'assiégeans qui n'était guère plus forte qu'elle-même. Les Français entrèrent dans Breda le 27 et s'emparèrent d'un matériel considérable, consistant en deux cent cinquante bouches à feu, trois cents milliers de poudre et cinq mille fusils. Après avoir laissé garnison dans Breda, le général d'Arçon se rendit le 1er mars devant Gertruydenberg, place très forte aussi, et s'empara le même jour de tous les travaux avancés. Dumouriez s'était rendu au Moerdik, et réparait les retards de son avant-garde. Cette suite de surprises si heureuses sur des places capables d'une longue résistance, jetait beaucoup d'éclat sur le début de cette tentative; mais des retards imprévus contrariaient le passage du bras de mer, opération la plus difficile de ce projet. Dumouriez avait d'abord espéré que son avant-garde, agissant plus promptement, traverserait le Bielbos au moyen de quelques bateaux, occuperait l'île de Dort, gardée tout au plus par quelques cents hommes, et s'emparant d'une nombreuse flottille, la ramènerait sur l'autre bord, pour transporter l'armée. Des délais inévitables empêchèrent l'exécution de cette partie du plan. Dumouriez tâcha d'y suppléer en s'emparant de tous les bateaux qu'il put trouver, et en réunissant des charpentiers pour se composer une flottille. Cependant il avait besoin de se hâter, car l'armée hollandaise se réunissait à Gorkum, au Stry et à l'île de Dort; quelques chaloupes ennemies et une frégate anglaise menaçaient son embarquement, et canonnaient son camp, appelé par nos soldats le camp des Castors. Ils avaient en effet construit des huttes de paille, et, encouragés par la présence de leur général, ils bravaient le froid, les privations, les dangers, l'avenir d'une entreprise aussi audacieuse, et ils attendaient avec impatience le moment de passer sur la rive opposée. Le 3 mars, le général Deflers arriva avec une nouvelle division; le 4, Gertruydenberg ouvrit ses portes, et tout fut préparé pour opérer le passage du Bielbos.

Pendant ce temps, la lutte continuait entre les deux partis de l'intérieur. La mort de Lepelletier avait déjà donné occasion aux montagnards de se dire menacés dans leurs personnes, et on n'avait pu leur refuser de renouveler dans l'assemblée le comité de surveillance. Ce comité avait été composé de montagnards qui, pour premier acte, firent arrêter Gorsas, député et journaliste attaché aux intérêts de la Gironde. Les jacobins avaient encore obtenu un autre avantage, c'était la suspension des poursuites décrétées le 20 janvier contre les auteurs de septembre. A peine ces poursuites avaient-elles été commencées, qu'on découvrit des preuves accablantes contre les principaux révolutionnaires, et contre Danton lui-même. Alors les jacobins s'étaient soulevés, avaient soutenu que tout le monde était coupable dans ces journées, parce que tout le monde les avait crues nécessaires, et les avait souffertes; ils osèrent même dire que le seul tort de ces journées était d'être restées incomplètes; et ils demandèrent la suspension des procédures dont on se servait pour attaquer les plus purs révolutionnaires. Conformément à leurs demandes, les procédures furent suspendues, c'est-à-dire abolies, et une députation de jacobins s'était aussitôt rendue auprès du ministre de la justice, pour qu'il dépêchât des courriers extraordinaires, à l'effet d'arrêter les poursuites déjà commencées contre les frères de Meaux.

On a déjà vu que Pache avait été obligé de quitter le ministère, et que Roland avait donné volontairement sa démission. Cette concession réciproque ne calma point les haines. Les jacobins peu satisfaits demandaient qu'on instruisît le procès de Roland. Ils disaient qu'il avait ravi à l'état des sommes énormes, et placé à Londres plus de douze millions; que ses richesses étaient employées à pervertir l'opinion par des écrits, et à exciter des séditions, en accaparant des grains; ils voulaient qu'on instruisît aussi contre Clavière, Lebrun et Beurnonville, tous traîtres, suivant eux, et complices des intrigues des girondins. En même temps, ils préparaient un dédommagement bien autrement précieux à leur, complaisant destitué. Chambon, le successeur de Pétion dans la mairie de Paris, avait abdiqué des fonctions trop au-dessus de sa faiblesse. Les jacobins songèrent aussitôt à Pache, auquel ils trouvèrent le caractère sage et impassible d'un magistrat. Ils s'applaudirent de cette idée, la communiquèrent à la commune, aux sections, à tous les clubs, et les Parisiens entraînés par eux vengèrent Pache de sa disgrâce en le nommant leur maire. Pourvu que Pache fût aussi docile à la mairie qu'au ministère de la guerre, la domination des jacobins était assurée dans Paris, et dans ce choix ils avaient consulté autant leur utilité que leurs passions.

La difficulté des subsistances et les embarras du commerce étaient toujours des sujets continuels de désordre et de plaintes, et de décembre en février, le mal s'était considérablement accru. La crainte des troubles et du pillage, la répugnance des cultivateurs à recevoir du papier, la cherté des prix provenant de la grande abondance du numéraire fictif, étaient, comme nous l'avons dit, les causes qui empêchaient le facile commerce des grains, et produisaient la disette. Cependant les efforts administratifs des communes suppléaient, jusqu'à un certain point, à l'activité du commerce, et les denrées ne manquaient pas dans les marchés, mais elles y étaient d'un prix exorbitant. La valeur des assignats diminuant chaque jour en raison de leur masse, il en fallait toujours davantage pour acquérir la même somme d'objets, et c'est ainsi que les prix devenaient excessifs. Le peuple, ne recevant que la même valeur nominale pour son travail, ne pouvait plus atteindre aux objets de ses besoins, et se répandait en plaintes et en menaces. Le pain n'était pas la seule chose dont le prix fût excessivement augmenté: le sucre, le café, la chandelle, le savon, avaient doublé de valeur. Les blanchisseuses étaient venues se plaindre à la convention de payer trente sous le savon, qu'elles ne payaient autrefois que quatorze. En vain on disait au peuple d'augmenter le prix de son travail, pour rétablir la proportion entre ses salaires et sa consommation; il ne pouvait se concerter pour y parvenir, et il criait contre les riches, contre les accapareurs, contre l'aristocratie marchande; il demandait enfin le moyen le plus simple, la taxe forcée et le maximum. Les jacobins, les membres de la commune, qui étaient peuple par rapport à l'assemblée, mais qui, par rapport au peuple lui-même, étaient des assemblées presque éclairées, sentaient les inconvéniens de la taxe. Quoique plus portés que la convention à l'admettre, ils résistaient cependant, et on entendait aux Jacobins, Dubois de Crancé, les deux Robespierre, Thuriot et autres montagnards, s'élever tous les jours contre le projet du maximum. Chaumette et Hébert faisaient de même à la commune, mais les tribunes murmuraient, et leur répondaient quelquefois par des huées. Souvent des députations des sections venaient reprocher à la commune sa modération, et sa connivence avec les accapareurs. C'était dans ces assemblées de sections que se réunissaient les dernières classes des agitateurs, et on y voyait régner un fanatisme révolutionnaire encore plus ignorant et plus emporté qu'à la commune et aux jacobins. Coalisées avec les Cordeliers, où se rendaient tous les hommes d'exécution, les sections produisaient tous les troubles de la capitale. Leur infériorité et leur obscurité, en les exposant à plus d'agitations, les exposaient aussi à des menées en sens contraires; et c'était là que les restes de l'aristocratie osaient se montrer, et faire quelques essais de résistance. Les anciennes créatures de la noblesse, les anciens domestiques des émigrés, tous les oisifs turbulens qui, entre les deux causes opposées, avaient préféré la cause aristocratique, se rendaient dans quelques sections où une bourgeoisie honnête persévérait en faveur des girondins, et se cachaient derrière cette opposition raisonnable et sage pour combattre les montagnards, et travailler en faveur de l'étranger et de l'ancien régime. Dans ces luttes, la bourgeoisie honnête se retirait le plus souvent; les deux classes extrêmes d'agitateurs restaient alors en présence, et se combattaient dans cette région inférieure avec une violence effrayante. Tous les jours, d'horribles scènes avaient lieu pour des pétitions à faire à la commune, aux jacobins ou à l'assemblée. Suivant le résultat de la lutte, il sortait de ces orages des adresses contre septembre et le maximum, ou des adresses contre les appelans, les aristocrates et les accapareurs.

La commune repoussait les pétitions incendiaires des sections, et les engageait à se défier des agitateurs secrets qui voulaient y introduire le désordre. Elle remplissait, par rapport aux sections, le rôle que la convention emplissait à son égard. Les jacobins n'ayant pas comme la commune des fonctions déterminées à exercer, s'occupant en revanche à raisonner sur tous les sujets, avaient de grandes prétentions philosophiques, et aspiraient à mieux comprendre l'économie sociale que les sections et le club des Cordeliers. Ils affectaient donc en beaucoup de choses de ne pas partager les passions vulgaires de ces assemblées subalternes, et ils condamnaient la taxe comme dangereuse pour la liberté du commerce. Mais, pour substituer un autre moyen à celui qu'ils repoussaient, ils proposaient de faire prendre les assignats au pair, et de punir de mort quiconque refuserait de les recevoir selon la valeur portée sur leur titre, comme si ce n'eût pas été là une autre manière d'attaquer la liberté du commerce. Ils voulaient encore qu'on s'engageât réciproquement à ne plus prendre ni sucre, ni café, pour en faire baisser forcément la valeur; enfin, ils avaient imaginé d'arrêter la création des assignats, et d'y suppléer par des emprunts sur les riches, emprunts forcés, et répartis d'après le nombre des domestiques, des chevaux, etc… Toutes ces propositions n'empêchaient pas le mal de s'accroître et de rendre une crise inévitable. En attendant qu'elle éclatât, on se reprochait réciproquement les malheurs publics. On accusait les girondins de s'entendre avec les riches et les accapareurs, pour affamer le peuple, pour le porter à des émeutes, et pour en prendre occasion de porter de nouvelles lois martiales, on les accusait même de vouloir amener l'étranger par des désordres, reproche absurde, mais qui devint mortel. Les girondins répondaient par les mêmes accusations. Ils reprochaient à leurs adversaires de causer la disette et les troubles par les craintes qu'ils inspiraient au commerce, et de vouloir arriver par les troubles à l'anarchie, par l'anarchie au pouvoir, et peut-être à la domination étrangère.

Déjà la fin de février approchait, et la difficulté de se procurer les denrées avait poussé l'irritation du peuple au dernier terme. Les femmes, apparemment plus touchées de ce genre de souffrances, étaient dans une extrême agitation. Elles se présentèrent aux Jacobins le 22, pour demander qu'on leur prêtât la salle, où elles voulaient délibérer sur la cherté des subsistances, et préparer une pétition à la convention nationale. On savait que le but de cette pétition serait de proposer le maximum, et la demande fut refusée. Les tribunes traitèrent alors les jacobins comme elles traitaient quelquefois l'assemblée; à bas les accapareurs! à bas les riches! fut le cri général. Le président fut obligé de se couvrir pour apaiser le tumulte, et on y expliqua ce manque de respect en disant qu'il y avait des aristocrates déguisés dans la salle des séances. Robespierre, Dubois de Crancé, s'élevèrent de nouveau contre le projet de la taxe, recommandèrent au peuple de se tenir tranquille, pour ne pas donner prétexte à ses adversaires de le calomnier, et ne pas leur fournir l'occasion de rendre des lois meurtrières.

Marat, qui avait la prétention d'imaginer toujours les moyens les plus simples et les plus prompts, écrivit dans sa feuille, le 25 au matin, que jamais l'accaparement ne cesserait, si on n'employait des moyens plus sûrs que tous ceux qu'on avait proposés jusque-là. S'élevant contre les monopoleurs, les marchands de luxe, les suppôts de la chicane, les robins, les ex-nobles, que les infidèles mandataires du peuple encourageaient au crime par l'impunité, il ajoutait: «Dans tout pays où les droits du peuple ne seraient pas de vains titres, consignés fastueusement dans une simple déclaration, le pillage de quelques magasins, à la porte desquels on pendrait les accapareurs, mettrait bientôt fin à ces malversations, qui réduisent cinq millions d'hommes au désespoir, et qui en font périr des milliers de misère. Les députés du peuple ne sauront-ils donc jamais que bavarder sur ses maux sans en proposer le remède[1]?»

[Note 1: Journal de la République, numéro du 25 février 1793.]

C'était le 25 au matin que ce fou orgueilleux écrivait ces paroles. Soit qu'elles eussent réellement agi sur le peuple, soit que l'irritation portée à son comble ne pût déjà plus se contenir, une multitude de femmes s'assemblèrent en tumulte devant les boutiques des épiciers. D'abord on se plaignit du prix des denrées, et on en demanda tumultueusement la réduction. La commune n'avait pas été prévenue; le commandant Santerre était allé à Versailles pour organiser un corps de cavalerie, et aucun ordre n'était donné pour mettre la force publique en mouvement. Aussi les perturbateurs ne trouvèrent aucun obstacle, et purent passer des menaces aux violences et au pillage. Le rassemblement commença dans les rues de la Vieille-Monnaie, des Cinq-Diamans et des Lombards. On exigea d'abord que tous les objets fussent réduits à moitié prix; le savon à seize sous, le sucre à vingt-cinq, la cassonade à quinze, la chandelle à treize. Une grande quantité de denrées furent forcément arrachées à ce taux, et le prix en fut compté par les acheteurs aux épiciers. Mais bientôt on ne voulut plus payer, et on enleva les marchandises sans donner en échange aucune partie de leur valeur. La force armée accourue sur un point fut repoussée, et on cria de tous côtés: A bas les baïonnettes! L'assemblée, la commune, les Jacobins, étaient en séance. L'assemblée écoutait un rapport sur ce sujet; le ministre de l'intérieur lui démontrait que les denrées abondaient dans Paris, mais que le mal provenait de la disproportion entre la valeur du numéraire et celle des denrées elles-mêmes. Aussitôt l'assemblée, voulant parer aux difficultés du moment, alloua de nouveaux fonds à la commune, pour faire délivrer des subsistances à meilleur prix. Dans le même instant, la commune, partageant ses sentimens et son zèle, se faisait rapporter les événemens, et ordonnait des mesures de police. A chaque nouveau fait qu'on venait lui dénoncer, les tribunes criaient tant mieux! A chaque moyen proposé, elles criaient à bas! Chaumette et Hébert étaient hués pour avoir proposé de battre la générale et de requérir la force armée. Cependant il fut arrêté que deux fortes patrouilles, précédées de deux officiers municipaux, seraient envoyées pour rétablir l'ordre, et que vingt-sept autres officiers municipaux iraient faire des proclamations dans les sections.

Le désordre s'était propagé, on pillait dans différentes rues, et on proposait même de passer des épiciers chez les marchands. Pendant ce temps, des gens de tous les partis saisissaient l'occasion de se reprocher ce désordre, et les maux qui en étaient la cause. «Quand vous aviez un roi, disaient dans les rues les partisans du régime aboli, vous n'étiez pas réduits à payer les choses aussi cher, ni exposés à des pillages. —Voilà, disaient les partisans des girondins, où nous conduiront le système de la violence et l'impunité des excès révolutionnaires.»

Les montagnards en étaient désolés, et soutenaient que c'étaient des aristocrates déguisés, des fayettistes, des rolandins, des brissotins qui, dans les groupes, excitaient le peuple à ces pillages. Ils assuraient avoir trouvé dans la foule des femmes de haut rang, des gens à poudre, des domestiques de grands seigneurs, qui distribuaient des assignats pour entraîner le peuple dans les boutiques. Enfin, après plusieurs heures, la force armée se trouva réunie; Santerre revint de Versailles; les ordres nécessaires furent donnés; le bataillon des Brestois, présent à Paris, déploya beaucoup de zèle et d'assurance, et on parvint à dissiper les pillards.

Le soir il y eut une vive discussion aux Jacobins. On déplora ces désordres, malgré les cris des tribunes et malgré leurs démentis. Collot-d'Herbois, Thuriot, Robespierre furent unanimes pour conseiller la tranquillité, et rejeter les excès sur les aristocrates et les girondins. Robespierre fit sur ce sujet un long discours où il soutint que le peuple était impeccable, qu'il ne pouvait jamais avoir tort, et que, si on ne l'égarait pas, il ne commettrait jamais aucune faute. Il soutint que dans ces groupes de pillards on plaignait le roi mort, qu'on y disait du bien du côté droit de l'assemblée, qu'il l'avait entendu lui-même, et que par conséquent il ne pouvait pas y avoir de doute sur les véritables instigateurs qui avaient égaré le peuple. Marat lui-même vint conseiller le bon ordre, condamner les pillages qu'il avait prêchés le matin dans sa feuille, et les imputer aux girondins et aux royalistes.

Le lendemain, les plaintes accoutumées et toujours inutiles retentirent dans l'assemblée. Barrère s'éleva avec force contre les crimes de la veille. Il fit remarquer les retards apportés par les autorités dans la répression du désordre. Les pillages en effet avaient commencé à dix heures du matin, et à cinq heures du soir la force armée n'était pas encore réunie. Barrère demanda que le maire et le commandant général fussent mandés pour expliquer les motifs de ce retard. Une députation de la section de Bon-Conseil appuyait cette demande.

Salles prend alors la parole; il propose un acte d'accusation contre l'instigateur des pillages, contre Marat, et lit l'article inséré la veille dans sa feuille. Souvent on avait demandé une accusation contre les provocateurs au désordre, et particulièrement contre Marat; l'occasion ne pouvait être plus favorable pour les poursuivre, car jamais le désordre n'avait suivi de plus près la provocation. Marat, sans se déconcerter, soutient à la tribune qu'il est tout naturel que le peuple se fasse justice des accapareurs, puisque les lois sont insuffisantes, et qu'il faut envoyer aux Petites-Maisons ceux qui proposent de l'accuser. Buzot demande l'ordre du jour sur la proposition d'accuser monsieur Marat, «La loi est précise, dit-il, mais monsieur Marat incidentera sur ses expressions, le jury sera embarrassé, et il ne faut pas préparer un triomphe à monsieur Marat, en présence de la justice elle-même.» Un membre demande que la convention déclare à la république qu'hier matin Marat a conseillé le pillage, et qu'hier soir on a pillé. Une foule de propositions se succèdent; enfin on s'arrête à celle de renvoyer sans distinction tous les auteurs des troubles aux tribunaux ordinaires. «Eh bien! s'écrie alors Marat, rendez un acte d'accusation contre moi-même, afin que la convention prouve qu'elle a'perdu toute pudeur!» A ces mots, un grand tumulte s'élève; sur-le-champ la convention renvoie devant les tribunaux Marat et tous les auteurs des délits commis dans la journée du 25. La proposition de Barrère est adoptée. Santerre et Pache sont mandés à la barre. De nouvelles dispositions sont prises contre les agens supposés de l'étranger et de l'émigration. Dans le moment, cette opinion d'une influence étrangère s'accréditait de toutes parts. La veille, on avait ordonné de nouvelles visites domiciliaires dans toute la France, pour arrêter les émigrés et les voyageurs suspects; ce même jour, on renouvela l'obligation des passe-ports, on enjoignit à tous les aubergistes ou logeurs de déclarer les étrangers logés chez eux; on ordonna enfin un nouveau recensement de tous les citoyens des sections.

Marat devait être enfin accusé, et le lendemain il écrivit dans sa feuille les lignes suivantes:

«Indigné de voir les ennemis de la chose publique machiner éternellement contre le peuple; révolté de voir les accapareurs en tout genre se coaliser pour le réduire au désespoir par la détresse et la faim; désolé de voir que les mesures prises par la convention pour arrêter ces conjurations n'atteignaient pas le but; excédé des gémissemens des infortunés qui viennent chaque matin me demander du pain, en accusant la convention de les laisser périr de misère, je prends la plume pour ventiler les meilleurs moyens de mettre enfin un terme aux conspirations des ennemis publics et aux souffrances du peuple. Les idées les plus simples sont celles qui se présentent les premières à un esprit bien fait, qui ne veut que le bonheur général sans aucun retour sur lui-même: je me demande donc pourquoi nous ne ferions pas tourner contre des brigands publics les moyens qu'ils emploient pour ruiner le peuple et détruire la liberté. En conséquence, j'observe que dans un pays où les droits du peuple ne seraient pas de vains titres, consignés fastueusement dans une simple déclaration, le pillage de quelques magasins à la porte desquels on pendrait les accapareurs, mettrait bientôt fin à leurs malversations! Que font les meneurs de la faction des hommes d'état? ils saisissent avidement cette phrase, puis ils se hâtent d'envoyer des émissaires parmi les femmes attroupées devant les boutiques des boulangers, pour les pousser à enlever, à prix coûtant, du savon, des chandelles et du sucre, de la boutique des épiciers détaillistes, tandis que ces émissaires pillent eux-mêmes les boutiques des pauvres épiciers patriotes: puis ces scélérats gardent le silence tout le jour, ils se concertent la nuit dans un conciliabule nocturne, tenu rue de Rohan, chez la catin du contre-révolutionnaire Valazé, et ils viennent le lendemain me dénoncer à la tribune comme provocateur des excès dont ils sont les premiers auteurs.»

La querelle devenait chaque jour plus acharnée. On se menaçait déjà ouvertement; beaucoup de députés ne marchaient qu'avec des armes, et on commençait à dire, avec autant de liberté que dans les mois de juillet et d'août de l'année précédente, qu'il fallait se sauver par l'insurrection, et supprimer la partie gangrenée de la représentation nationale. Les girondins se réunissaient le soir en grand nombre chez l'un d'eux, Valazé, et là ils étaient fort incertains sur ce qu'ils avaient à faire. Les uns croyaient, les autres ne croyaient pas à des périls prochains. Certains d'entre eux, comme Salles et Louvet, supposaient des conspirations imaginaires, et appelant l'attention sur des chimères, la détournaient du danger véritable. Errant de projets en projets, et placés au milieu de Paris, sans aucune force à leur disposition, et ne comptant que sur l'opinion des départemens, immense il est vrai, mais inerte, ils pouvaient tous les jours succomber sous un coup de main. Ils n'avaient pas réussi à composer une force départementale; les troupes des fédérés, spontanément arrivées à Paris depuis la réunion de la convention, étaient en partie gagnées, en partie rendues aux armées, et ils ne pouvaient guère compter que sur quatre cents Brestois, dont la ferme contenance avait arrêté les pillages. A défaut de garde départementale, ils avaient essayé en vain de transporter la direction de la force publique de la commune au ministère de l'intérieur. La Montagne, furieuse, avait intimidé la majorité, et l'avait empêchée de voter une pareille mesure. Déjà même on ne comptait plus que sur quatre-vingts députés inaccessibles à la crainte et fermes dans les délibérations. Dans cet état de choses, il ne restait aux girondins qu'un moyen, aussi impraticable que tous les autres, celui de dissoudre la convention. Ici encore les fureurs de la Montagne les empêchaient d'obtenir une majorité. Dans ces incertitudes, qui provenaient non pas de faiblesse, mais d'impuissance, ils se reposaient sur la constitution. Par le besoin d'espérer quelque chose, ils se flattaient que le joug des lois enchaînerait les passions, et mettrait fin à tous les orages. Les esprits spéculatifs aimaient surtout à se reposer sur cette idée.

Condorcet avait lu son rapport au nom du comité de constitution, et il avait excité un soulèvement général. Condorcet, Pétion, Sieyès, furent chargés d'imprécations aux Jacobins. On ne vit dans leur république qu'une aristocratie toute faite pour quelques talens orgueilleux et despotiques. Aussi les montagnards ne voulaient plus qu'on s'en occupât, et beaucoup de membres de la convention, sentant déjà que leur occupation ne serait pas de constituer, mais de défendre la révolution, disaient hardiment qu'il fallait renvoyer la constitution à l'année suivante, et pour le moment ne songer qu'à gouverner et se battre. Ainsi le long règne de cette orageuse assemblée commençait à s'annoncer; elle cessait déjà de croire à la brièveté de sa mission législative; et les girondins voyaient s'évanouir leur dernière espérance, celle d'enchaîner promptement les factions avec des lois.

Leurs adversaires n'étaient au reste pas moins embarrassés. Ils avaient bien pour eux les passions violentes; ils avaient les jacobins, la commune, la majorité des sections; mais ils ne possédaient pas les ministères, ils redoutaient les départemens, où les deux opinions s'agitaient avec une extrême fureur, et où la leur avait un désavantage évident; ils craignaient enfin l'étranger, et quoique les lois ordinaires des révolutions assurassent la victoire aux passions violentes, ces lois, à eux inconnues, ne pouvaient les rassurer. Leurs projets étaient aussi vagues que ceux de leurs adversaires. Attaquer la représentation nationale était un acte d'audace difficile, et ils ne s'étaient pas encore habitués à cette idée. Il y avait bien une trentaine d'agitateurs qui osaient et proposaient tout dans les sections, mais ces projets étaient désapprouvés par les jacobins, par la commune, par les Montagnards, qui, tous les jours accusés de conspirer, s'en justifiant tous les jours, sentaient que des propositions de cette espèce les compromettaient aux yeux de leurs adversaires et des départemens. Danton, qui avait pris peu de part aux querelles des partis, ne songeait qu'à deux choses: à se garantir de toute poursuite pour ses actes révolutionnaires, et à empêcher la révolution de rétrograder et de succomber sous les coups de l'ennemi. Marat lui-même, si léger et si atroce quand il s'agissait des moyens, Marat hésitait; et Robespierre, malgré sa haine contre les girondins, contre Brissot, Roland, Guadet, Vergniaud, n'osait songer à une attaque contre la représentation nationale; il ne savait à quel moyen s'arrêter, il était découragé, il doutait du salut de la révolution, et disait à Garat qu'il en était fatigué, malade, et qu'il croyait qu'on tramait la porte de tous les défenseurs de la république[1].

[Note 1: Voyez la note 5 à la fin du volume.]

Tandis qu'à Marseille, à Lyon, à Bordeaux, les deux partis s'agitaient avec violence, la proposition de se défaire des appelans, et de les exclure de la convention, partit des jacobins de Marseille, luttant avec les partisans des girondins. Cette pro position portée aux Jacobins de Paris, y fut discutée. Desfieux soutint que cette demande était appuyée par assez de sociétés affiliées pour être convertie en pétition, et la présenter à la convention nationale. Robespierre, qui craignait qu'une demande pareille n'entraînât tout le renouvellement de l'assemblée, et que dans la lutte des élections la Montagne ne fût battue, s'y opposa fortement, et réussit à l'écarter par les raisons ordinairement données contre tous les projets de dissolution.

Nos revers militaires vinrent précipiter les événemens. Nous avons laissé Dumouriez campant sur les bords du Bielbos, et préparant un débarquement hasardeux, mais possible, en Hollande. Tandis qu'il faisait les préparatifs de son expédition, deux cent soixante mille combattans marchaient contre la France, depuis le Haut-Rhin jusqu'en Hollande. Cinquante-six mille Prussiens, vingt-quatre mille Autrichiens, vingt-cinq mille Hessois, Saxons, Bavarois, menaçaient le Rhin depuis Bâle jusqu'à Mayence et Coblentz. De ce point jusqu'à la Meuse, trente mille hommes occupaient le Luxembourg. Soixante mille Autrichiens, et dix mille Prussiens marchaient vers nos quartiers de la Meuse, pour interrompre les sièges de Maëstricht et de Venloo. Enfin quarante mille Anglais, Hanovriens et Hollandais, demeurés encore en arrière, s'avançaient du fond de la Hollande sur notre ligne d'opération. Le projet de l'ennemi était de nous ramener de la Hollande sur l'Escaut, de nous faire repasser la Meuse, et ensuite de s'arrêter sur cette rivière en attendant que la place de Mayence eût été reprise. Son plan était de marcher ainsi peu à peu, de s'avancer également sur tous les points à la fois, et de ne pénétrer vivement sur aucun, afin de ne pas exposer ses flancs. Ce plan timide et méthodique aurait pu nous permettre de pousser beaucoup plus loin et plus activement l'entreprise offensive de la Hollande, si des fautes ou des accidens malheureux, ou trop de précipitation à s'alarmer, ne nous eussent obligés d'y renoncer. Le prince de Cobourg, qui s'était distingué dans la dernière campagne contre les Turcs, commandait les Autrichiens, qui se dirigeaient sur la Meuse. Le désordre régnait dans nos quartiers, dispersés entre Maëstricht, Aix-la-Chapelle, Liège et Tongres. Dans les premiers jours de mars, le prince de Cobourg passa la Roër, et s'avança par Duren et Aldenhoven sur Aix-la-Chapelle. Nos troupes, attaquées subitement, se retirèrent en désordre vers Aix-la-Chapelle, et en abandonnèrent même les portes à l'ennemi. Miacsinsky résista quelque temps; mais après un combat assez meurtrier dans les rues de la ville, il fut obligé de céder, et de faire retraite vers Liège. Dans ce moment Stengel et Neuilly, séparés par ce mouvement, étaient rejetés dans le Limbourg. Miranda qui assiégeait Maëstricht, et qui pouvait être encore isolé du principal corps d'armée retiré à Liège, abandonna même la rive de gauche, et se retira sur Tongres. Les Impériaux entrèrent aussitôt dans Maëstricht, et l'archiduc Charles, poussant hardiment les poursuites au-delà de la Meuse, se porta jusqu'à Tongres et y obtint un avantage. Alors Valence, Dampierre et Miacsinsky, réunis à Liège, pensèrent qu'il fallait se hâter de rejoindre Miranda, et marchèrent sur Saint-Tron, où Miranda se rendait de son côté. La retraite fut si précipitée, qu'on perdit une partie du matériel. Cependant, après de grands dangers, on parvint à se rejoindre à Saint-Tron. Lamarlière et Champmorin, placés à Ruremonde, eurent le temps de se rendre par Dietz au même point. Stengel et Neuilly, tout à fait séparés de l'armée et rejetés vers le Limbourg, furent recueillis à Namur par la division du général d'Harville. Enfin, ralliées à Tirlemont, nos troupes reprirent un peu de calme et d'assurance, et attendirent l'arrivée de Dumouriez, qu'on redemandait à grands cris.

A peine avait-il appris cette première déroute, qu'il avait ordonne a Miranda de rallier tout son monde a Maëstricht et d'en continuer tranquillement le siège avec soixante-dix mille hommes. Il était persuadé que les Autrichiens n'oseraient pas livrer bataille, et que l'invasion de la Hollande ramènerait bientôt les coalisés en arrière. Cette opinion était juste, et fondée sur cette idée vraie, que, dans le cas d'une offensive réciproque, la victoire reste à celui qui sait attendre davantage. Le plan si timide des Impériaux, qui ne voulaient percer sur aucun point, justifiait pleinement cette manière de voir; mais l'insouciance des généraux, qui ne s'étaient pas concentrés assez tôt, leur trouble après l'attaque, l'impossibilité où ils étaient de se rallier en présence de l'ennemi, et surtout l'absence d'un homme supérieur en autorité et en influence, rendaient impossible l'exécution de l'ordre donné par Dumouriez. On lui écrivit donc lettres sur lettres pour le faire revenir de Hollande. La terreur était devenue générale; plus de dix mille déserteurs avaient déjà abandonné l'armée, et s'étaient répandus vers l'intérieur. Les commissaires de la convention coururent à Paris, et firent intimer à Dumouriez l'ordre de laisser à un autre l'expédition tentée sur la Hollande, et de revenir au plus tôt se mettre à la tête de la grande armée de la Meuse. Il reçut cet ordre le 8 mars, et partit le 9, avec la douleur de voir tous ses projets renversés. Il revint, plus disposé que jamais à tout critiquer dans le système révolutionnaire introduit en Belgique, et à s'en prendre aux jacobins du mauvais succès de ses plans de campagne. Il trouva en effet matière à se plaindre et à blâmer. Les agens du pouvoir exécutif en Belgique exerçaient une autorité despotique et vexatoire. Ils avaient partout soulevé la populace, et souvent employé la violence dans les assemblées où se décidait la réunion à la France. Ils s'étaient emparés de l'argenterie des églises, ils avaient séquestré les revenus du clergé, confisqué les biens nobles, et avaient excité la plus vive indignation chez toutes les classes de la nation belge. Déjà une insurrection contre les Français commençait à éclater du côté de Grammont.

Il n'était pas besoin de faits aussi graves pour disposer Dumouriez à traiter sévèrement les commissaires du gouvernement. Il commença par en faire arrêter deux, et par les faire traduire sous escorte à Paris. Il parla aux autres avec la plus grande hauteur, les fit rentrer dans leurs fonctions, leur défendit de s'immiscer dans les dispositions militaires des généraux, et de donner des ordres aux troupes qui étaient dans l'étendue de leur commissariat. Il destitua le général Moreton, qui avait fait cause commune avec eux. Il ferma les clubs, il fit rendre aux Belges une partie du mobilier pris dans les églises, et joignit à ces mesures une proclamation pour désavouer, au nom de la France, les vexations qu'on venait de commettre. Il qualifia du nom de brigands ceux qui en étaient les auteurs, et déploya une dictature qui, tout en lui rattachant la Belgique, et rendant le séjour du pays plus sûr pour l'armée française, excita au plus haut point la colère des jacobins. Il eut en effet avec Camus une discussion fort vive, s'exprima avec mépris sur le gouvernement du jour; et, oubliant le sort de Lafayette, comptant trop légèrement sur la puissance militaire, il se conduisit en général certain de pouvoir, s'il le voulait, ramener la révolution en arrière, et disposé à le vouloir, si on le poussait à bout. Le même esprit s'était communiqué à son état-major: on y parla avec dédain de cette populace qui gouvernait Paris, des imbéciles conventionnels qui se laissaient opprimer par elle; on maltraitait, on éloignait tous ceux qui étaient soupçonnés de jacobinisme; et les soldats, joyeux de revoir leur général au milieu d'eux, affectaient, en présence des commissaires de la convention, d'arrêter son cheval, et de baiser ses bottes, en l'appelant leur père.

Ces nouvelles excitèrent à Paris le plus grand tumulte, provoquèrent de nouveaux cris contre les traîtres et les contre-révolutionnaires. Sur-le-champ le député Choudieu en profita pour réclamer, comme on l'avait fait souvent, le renvoi des fédérés séjournant à Paris. A chaque nouvelle fâcheuse des armées, on redemandait la même chose. Barbaroux voulut prendre la parole sur ce sujet, mais sa présence excita un soulèvement encore inconnu. Buzot voulut en vain faire valoir la fermeté des Brestois pendant les pillages; Boyer-Fonfrède obtint seul, par une espèce d'accommodement, que les fédérés des départemens maritimes iraient compléter l'armée encore trop faible des côtes de l'Océan. Les autres conservèrent la faculté de rester à Paris.

Le lendemain, 8 mars, la convention ordonna à tous les officiers de rejoindre leurs corps sur-le-champ. Danton proposa de fournir encore aux Parisiens l'occasion de sauver la France. «Demandez-leur trente mille hommes, dit-il, envoyez-les à Dumouriez, et la Belgique nous est assurée, la Hollande est conquise.» Trente mille hommes en effet n'étaient pas difficiles à trouver à Paris, ils étaient d'un grand secours à l'armée du Nord, et donnaient une nouvelle importance à la capitale. Danton proposa en outre d'envoyer des commissaires de la convention dans les départemens et les sections, pour accélérer le recrutement par tous les moyens possibles. Toutes ces propositions furent adoptées. Les sections eurent ordre de se réunir dans la soirée; des commissaires furent nommés pour s'y rendre; on ferma les spectacles pour empêcher toute distractions, et le drapeau noir fut arboré à l'Hôtel-de-Ville en signe de détresse.

Le soir en effet la réunion eut lieu; les commissaires furent parfaitement reçus dans les sections. Les imaginations étaient ébranlées, et la proposition de se rendre sur-le-champ aux armées fut partout bien accueillie. Mais il arriva ici ce qui était déjà arrivé aux 2 et 3 septembre, on demanda avant de partir que les traîtres fussent punis. On avait adopté, depuis cette époque, une phrase toute faite: «On ne voulait pas, disait-on, laisser derrière soi des conspirateurs prêts à égorger les familles des absens.» Il fallait donc, si l'on voulait éviter de nouvelles exécutions populaires, organiser des exécutions légales et terribles, qui atteignissent sans lenteur, sans appel, les contre-révolutionnaires, les conspirateurs cachés, qui menaçaient au dedans la révolution déjà menacée au dehors. Il fallait suspendre le glaive sur la tête des généraux, des ministres, des députés infidèles, qui compromettaient le salut public. Il n'était pas juste en outre que les riches égoïstes qui n'aimaient pas le régime de l'égalité, à qui peu importait d'appartenir à la convention ou à Brunswick, et qui par conséquent ne se présentaient pas pour remplir les cadres de l'armée, il n'était pas juste qu'ils restassent étrangers à la chose publique, et ne fissent rien pour elle. En conséquence, tous ceux qui avaient au-dessus de quinze cents livres de rente, devaient payer une taxe proportionnée à leurs moyens, et suffisante pour dédommager ceux qui se dévoueraient de tous les frais de la campagne. Ce double voeu d'un nouveau tribunal érigé contre le parti ennemi, et d'une contribution des riches en faveur des pauvres qui allaient se battre, fut presque général dans les sections. Plusieurs d'entre elles vinrent l'exprimer à la commune; les jacobins l'émirent de leur côté, et le lendemain la convention se trouva en présence d'une opinion universelle et irrésistible.

Le jour suivant en effet (le 9 mars), tous les députés montagnards étaient présens à la séance. Les jacobins remplissaient les tribunes. Ils en avaient chassé toutes les femmes, parce qu'il fallait, disaient-ils, faire une expédition. Plusieurs d'entre eux portaient des pistolets. Le député Gamon voulut s'en plaindre, mais ne fut pas écouté. La Montagne et les tribunes, fortement résolues, intimidaient la majorité, et paraissaient décidées à ne souffrir aucune résistance. Le maire se présente avec le conseil de la commune, confirme le rapport des commissaires de la convention sur le dévouement des sections, mais répète leur voeu d'un tribunal extraordinaire et d'une taxe sur les riches. Une foule de sections succèdent à la commune, et demandent encore le tribunal et la taxe. Quelques-unes y ajoutent la demande d'une loi contre les accapareurs, d'un maximum dans le prix des denrées, et de l'abrogation du décret qui qualifiait marchandise la monnaie métallique, et permettait qu'elle circulât à un prix différent du papier. Après toutes ces pétitions, on insiste pour la mise aux voix des mesures proposées. On veut d'abord voter sur-le-champ le principe de l'établissement d'un tribunal extraordinaire. Quelques députés s'y opposent. Lanjuinais prend la parole, et demande au moins que, si l'on veut absolument consacrer l'iniquité d'un tribunal sans appel, on borne cette calamité au seul département de Paris. Guadet, Valazé, font de vains efforts pour appuyer Lanjuinais: ils sont brutalement interrompus par la Montagne. Quelques députés demandent même que ce tribunal porte le nom de révolutionnaire. Mais la convention, sans souffrir une plus longue discussion, «décrète l'établissement d'un tribunal criminel extraordinaire, pour juger sans appel, et sans recours au tribunal de cassation, les conspirateurs et les contre-révolutionnaires, et charge son comité de législation de lui présenter demain un projet d'organisation.»

Immédiatement après ce décret, on en rend un second, qui frappe les riches d'une taxe extraordinaire de guerre; un troisième qui organise quarante-une commissions, de deux députés chacune, chargées de se rendre dans les départemens, pour y accélérer le recrutement par tous les moyens possibles, pour y désarmer ceux qui ne partent pas, pour faire arrêter les suspects, pour s'emparer des chevaux de luxe, pour y exercer enfin la dictature la plus absolue. A ces mesures on en ajouta d'autres encore: les bourses des collèges n'appartiendront à l'avenir qu'aux fils de ceux qui seront partis pour les armées; tous les célibataires travaillant dans les bureaux seront remplacés par des pères de famille, la contrainte par corps sera abolie. Le droit de tester l'avait été quelques jours auparavant. Toutes ces mesures furent prises sur la proposition de Danton, qui connaissait parfaitement l'art de rattacher les intérêts à la cause de la révolution.

Les jacobins, satisfaits de cette journée, coururent s'applaudir chez eux du zèle qu'ils avaient montré, de la manière dont ils avaient composé les tribunes, et de l'imposante réunion que présentaient les rangs serrés de la Montagne. Ils se recommandèrent de continuer, et d'être tous présens à la séance du lendemain, où devait s'organiser le tribunal extraordinaire. «Robespierre, se disaient-ils, nous l'a bien recommandé.» Cependant ils n'étaient pas satisfaits encore de ce qu'ils avaient obtenu; l'un d'eux proposa de rédiger une pétition où ils demanderaient le renouvellement des comités et du ministère, l'arrestation de tous les fonctionnaires à l'instant même de leur destitution, et celle de tous les administrateurs des postes, et des journalistes contre-révolutionnaires. Sur-le-champ on veut faire la pétition; cependant le président objecte que la société ne peut pas faire un acte collectif, et on convient d'aller chercher un autre local pour s'y réunir en qualité de simples pétitionnaires. On se répand alors dans Paris. Le tumulte y régnait. Une centaine d'individus, promoteurs ordinaires de tous les désordres, conduits par Lasouski, s'étaient rendus chez le journaliste Gorsas, armés de pistolets et de sabres, et avaient brisé ses presses. Gorsas s'était enfui, et n'était parvenu à se sauver qu'en se défendant avec beaucoup de courage et de présence d'esprit. Ils avaient fait de même chez l'éditeur de la Chronique, dont ils avaient aussi ravagé l'imprimerie.

La journée du lendemain 10 menaçait d'être encore plus orageuse. C'était un dimanche. Un repas était préparé à la section de la Halle-aux-Blés, pour y fêter les enrôlés qui devaient partir pour l'armée; l'oisiveté du peuple jointe à l'agitation d'un festin, pouvait conduire aux plus mauvais projets. La salle de la convention fut aussi remplie que la veille. Dans les tribunes, à la Montagne, les rangs étaient aussi serrés et aussi menaçans. La discussion s'ouvre sur plusieurs objets de détail. On s'occupe d'une lettre de Dumouriez. Robespierre appuie les propositions du général, et demande la mise en accusation de Lanoue et de Stengel, tous deux commandant à l'avant-garde, lors de la dernière déroute. L'accusation est aussitôt portée. Il s'agit ensuite de faire partir les députés commissaires pour le recrutement. Cependant leur vote étant nécessaire pour assurer l'établissement du tribunal extraordinaire, on décide de l'organiser dans la journée, et de dépêcher les commissaires le lendemain. Cambacérès demande aussitôt et l'organisation du tribunal extraordinaire, et celle du ministère. Buzot s'élance alors à la tribune; et il est interrompu par des murmures violens. «Ces murmures, s'écrie-t-il, m'apprennent ce que je savais déjà, qu'il y a du courage à s'opposer au despotisme qu'on nous prépare.» Nouvelle rumeur. Il continue: «Je vous abandonne ma vie, mais je veux sauver ma mémoire du déshonneur, en m'opposant au despotisme de la convention nationale. On veut que vous confondiez dans vos mains tous les pouvoirs.—Il faut agir et non bavarder, s'écrie une voix.—Vous avez raison, reprend Buzot; les publicistes de la monarchie ont dit aussi qu'il fallait agir, et que par conséquent le gouvernement despotique d'un seul était le meilleur…» Un nouveau bruit s'élève, la confusion règne dans l'assemblée; enfin on convient d'ajourner l'organisation du ministère et de ne s'occuper actuellement que du tribunal extraordinaire. On demande le rapport du comité. Ce rapport n'est pas fait, mais à défaut on demande le projet dont on est convenu. Robert Lindet en fait la lecture en déplorant sa sévérité. Voici ce qu'il propose du ton de la douleur la plus vive: le tribunal sera composé de neuf juges, nommés par la convention, indépendans de toute forme, acquérant la conviction par tous les moyens, divisés en deux sections toujours permanentes, poursuivant à la requête de la convention ou directement ceux qui, par leur conduite, ou la manifestation de leurs opinions, auraient tenté d'égarer le peuple, ceux qui, par les places qu'ils occupaient sous l'ancien régime, rappellent des prérogatives usurpées par les despotes.

A la lecture de ce projet épouvantable, des applaudissemens éclatent à gauche, une violente agitation se manifeste à droite. «Plutôt mourir, s'écrie Vergniaud, que de consentir à l'établissement de cette inquisition vénitienne?—Il faut au peuple, répond Amar, ou cette mesure de salut, ou l'insurrection!—Mon goût pour le pouvoir révolutionnaire, dit Cambon, est assez connu; mais si le peuple s'est trompé dans les élections, nous pourrions nous tromper dans le choix de ces neuf juges, et ce seraient alors d'insupportables tyrans que nous nous serions imposés à nous-mêmes! —Ce tribunal, s'écrie Duhem, est encore trop bon pour des scélérats et des contre-révolutionnaires!» Le tumulte se prolonge, et le temps se consume en menaces, en outrages, en cris de toute espèce. Nous le voulons! S'écrient les uns.—Nous ne le voulons pas! répondent les autres. Barrère demande des jurés, et en soutient la nécessité avec force. Turreau demande qu'ils soient pris à Paris; Boyer-Fonfrède, dans toute la république, parce que le nouveau tribunal aura à juger des crimes commis dans les départements, les armées, et partout. La journée s'écoule, et déjà la nuit s'approche. Le président Gensonné résume les diverses propositions, et se dispose à les mettre aux voix. L'assemblée, accablée de fatigue, semble prête à céder à tant de violence. Les membres de la Plaine commencent à se retirer, et la Montagne, pour achever de les intimider, demande qu'on vote à haute voix. «Oui, s'écrie Féraud indigné, oui, votons à haute voix, pour faire connaître au monde les hommes qui veulent assassiner l'innocence, à l'ombre de la loi!» Cette véhémente apostrophe ranime le côté droit et le centre, et, contre toute apparence, la majorité déclare, 1. qu'il y aura des jurés; 2. que ces jurés seront pris en nombre égal dans les départemens; 3. qu'ils seront nommés par la convention.

Après l'admission de ces trois propositions, Gensonné croit devoir accorder une heure de répit à l'assemblée, qui était accablée de fatigue. Les députés se lèvent pour se retirer. «Je somme, s'écrie Danton, les bons citoyens de rester à leurs places!» Chacun se rassied aux éclats de cette voix terrible. «Quoi! reprend Danton, c'est à l'instant où Miranda peut être battu, et Dumouriez, pris par derrière, obligé de mettre bas les armes, que vous songeriez à délaisser votre poste[1]! Il faut terminer l'établissement de ces lois extraordinaires destinées à épouvanter vos ennemis intérieurs. Il les faut arbitraires, parce qu'il est impossible de les rendre précises; parce que, si terribles qu'elles soient, elles seront préférables encore aux exécutions populaires, qui, aujourd'hui comme en septembre, seraient la suite des lenteurs de la justice. Après ce tribunal, il faut organiser un pouvoir exécutif énergique, qui soit en contact immédiat avec vous, et qui puisse mettre en mouvement tous vos moyens en hommes et en argent. Aujourd'hui donc le tribunal extraordinaire, demain le pouvoir exécutif, et après-demain le départ de vos commissaires pour les départemens. Qu'on me calomnie, si l'on veut; mais que ma mémoire périsse, et que la république soit sauvée!»

[Note 1: Dans ce moment on ne savait pas encore que Dumouriez avait quitté la Hollande pour revenir sur la Meuse.]

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