Histoire de la Révolution française, Tome 04
Dans ce moment, le projet définitif de la seconde insurrection s'arrêtait à l'assemblée de l'Évêché. On se plaignait, là, ainsi qu'aux Jacobins, de ce que l'énergie de Danton s'était ralentie depuis l'abolition de la commission des douze. Marat proposait d'aller exiger de la convention la mise en accusation des vingt-deux, et conseillait de l'exiger par force. On rédigeait même une pétition courte et énergique pour cet objet. On arrêtait le plan de l'insurrection, non dans l'assemblée, mais dans le comité d'exécution, chargé de ce qu'on appelait les moyens de salut public, et composé des Varlet, des Dobsen, des Gusman, et de tous ces hommes qui s'étaient constamment agités depuis le 21 janvier. Ce comité décida de faire entourer la convention par la force armée, et de consigner ses membres dans la salle, jusqu'à ce qu'elle eût rendu le décret exigé. Pour cela, on devait faire rentrer dans Paris les bataillons destinés pour la Vendée, qu'on avait eu soin de retenir, sous divers prétextes, dans les casernes de Courbevoie. On croyait pouvoir obtenir de ces bataillons, et de quelques autres dont on disposait, ce qu'on n'aurait peut-être pas obtenu de la garde des sections. En entourant le Palais-National de ces hommes dévoués, et en maintenant, comme au 31 mai, le reste de la force armée dans la docilité et l'ignorance, on devait facilement venir à bout de la résistance de la convention. C'est Henriot qui fut encore chargé de commander les troupes autour du Palais-National.
C'était là ce qu'on s'était promis pour le lendemain dimanche 2 juin; mais dans la soirée du samedi on voulait voir si une dernière démarche ne suffirait pas, et essayer quelques nouvelles sommations. Dans cette soirée, en effet, on fait battre la générale et sonner le tocsin, et le comité de salut public s'empresse de convoquer la convention, pour siéger au milieu de cette nouvelle tempête.
Dans ce moment, les girondins, réunis une dernière fois, dînaient ensemble, pour se consulter sur ce qui leur restait à faire. Il était évident à leurs yeux que l'insurrection actuelle ne pouvait plus avoir pour objet, ni des presses à briser, comme avait dit Danton, ni une commission à supprimer, et qu'il s'agissait définitivement de leurs personnes. Les uns conseillaient de rester fermes à leur poste, et de mourir sur la chaise curule, en défendant jusqu'au bout le caractère dont ils étaient revêtus. Pétion, Buzot, Gensonné, penchaient pour cette grave et magnanime résolution. Barbaroux, sans calculer les résultats, ne suivant que les inspirations de son âme héroïque, voulait aller braver ses ennemis par sa présence et son courage. D'autres enfin, et Louvet était le plus ardent à soutenir cette dernière opinion, proposaient d'abandonner sur-le-champ la convention, où ils n'avaient plus rien à faire d'utile, où la Plaine n'avait plus assez de courage pour leur donner ses suffrages, et où la Montagne et les tribunes étaient résolues à couvrir leurs voix par des huées. Ils voulaient se retirer dans leurs départemens, fomenter l'insurrection déjà presque déclarée, et revenir en force à Paris venger les lois et la représentation nationale. Chacun soutenait son avis, et on ne savait auquel s'arrêter. Le bruit du tocsin et de la générale oblige les infortunés convives à quitter la table, et à chercher un asile avant d'avoir pris une résolution. Ils se rendent alors chez l'un d'eux, moins compromis que les autres, et non inscrit sur la fameuse liste des vingt-deux, chez Meilhan, qui les avait déjà reçus, et qui habitait, rue des Moulins, un logement vaste, où ils pouvaient se réunir en armes. Ils s'y rendent en hâte, à part quelques-uns qui avaient d'autres moyens de se mettre à couvert.
La convention s'était réunie au bruit du tocsin. Très peu de membres étaient présens, et tous ceux du côté droit manquaient. Lanjuinais seul, empressé de braver tous les dangers, s'y était rendu pour dénoncer le complot, dont la révélation n'apprenait rien à personne. Après une séance assez orageuse et assez courte, la convention répondit aux pétitionnaires de l'Évêché, que, vu le décret qui enjoignait au comité de salut public de lui faire un rapport sur les vingt-deux, elle n'avait pas à statuer sur la nouvelle demande de la commune. On se sépara en désordre, et les conjurés renvoyèrent au lendemain matin l'exécution définitive de leur projet.
La générale et le tocsin se firent entendre toute la nuit du samedi au dimanche matin, 2 juin 1793. Le canon d'alarme gronda, et toute la population de Paris fut en armes dès la pointe du jour. Près de quatre-vingt mille hommes étaient rangés autour de la convention, mais plus de soixante-quinze mille ne prenaient aucune part à l'événement, et se contentaient d'y assister l'arme au bras. Quelques bataillons dévoués de canonniers étaient rangés sous le commandement de Henriot, autour du Palais-National. Ils avaient cent soixante-trois bouches à feu, des caissons, des grils à rougir les boulets, des mèches allumées, et tout l'appareil militaire capable d'imposer aux imaginations. Dès le matin on avait fait rentrer dans Paris les bataillons dont le départ pour la Vendée avait été retardé; on les avait irrités en leur persuadant qu'on venait de découvrir des complots dont les chefs étaient dans la convention, et qu'il fallait les en arracher. On assure qu'à ces raisons on ajouta des assignats de cent sous. Ces bataillons, ainsi entraînés, marchèrent des Champs-Elysées à la Madeleine, de la Madeleine au boulevard, et du boulevard au Carrousel, prêts à exécuter tout ce que les conjurés voudraient leur prescrire.
Ainsi la convention, serrée à peine par quelques forcenés, semblait assiégée par quatre-vingt mille hommes. Mais quoiqu'elle ne fût réellement pas assiégée, elle n'en courait pas moins de danger, car les quelques mille hommes qui l'entouraient étaient disposés à se livrer contre elle aux derniers excès.
Les députés de tous les côtés se trouvaient à la séance. La Montagne, la Plaine, le côté droit, occupaient leurs bancs. Les députés proscrits, réunis en grande partie chez Meilhan, où ils avaient passé la nuit, voulaient se rendre aussi à leur poste. Buzot faisait des efforts pour se détacher de ceux qui le retenaient, et aller expirer au sein de la convention. Cependant on était parvenu à l'en empêcher. Barbaroux seul, réussissant à s'échapper, vint à la convention pour déployer dans cette journée un sublime courage. On engagea les autres à rester réunis dans leur asile en attendant l'issue de cette séance terrible.
La séance de la convention commence, et Lanjuinais, résolu aux derniers efforts pour faire respecter la représentation nationale, Lanjuinais, que ni les tribunes, ni la Montagne, ni l'imminence du danger, ne peuvent intimider, est le premier à demander la parole. A sa demande, les murmures les plus violens retentissent. «Je viens, dit-il, vous occuper des moyens d'arrêter les nouveaux mouvemens qui vous menacent!—A bas! à bas! s'écrie-t-on, il veut amener la guerre civile.—Tant qu'il sera permis, Reprend Lanjuinais, de faire entendre ici ma voix, je ne laisserai pas avilir dans ma personne le caractère de représentant du peuple! Jusqu'ici, vous n'avez rien fait, vous avez tout souffert; vous avez sanctionné tout ce qu'on a exigé de vous. Une assemblée insurrectionnelle se réunit, elle nomme un comité chargé de préparer la révolte, un commandant provisoire chargé de commander les révoltés; et cette assemblée, ce comité, ce commandant, vous souffrez tout cela!» Des cris épouvantables interrompent à chaque instant les paroles de Lanjuinais; enfin la colère qu'il inspire devient telle, que plusieurs députés de la Montagne, Drouet, Robespierre, Lejeune, Julien, Legendre, se lèvent de leurs bancs, courent à la tribune, et veulent l'en arracher. Lanjuinais résiste et s'y attache de toutes ses forces. Le désordre est dans toutes les parties de l'assemblée, et les hurlemens des tribunes achèvent de rendre cette scène la plus effrayante qu'on eût encore vue. Le président se couvre et parvient à faire entendre sa voix. «La scène qui vient d'avoir lieu, dit-il, est des plus affligeantes. La liberté périra si vous continuez à vous conduire de même; je vous rappelle à l'ordre, vous qui vous êtes ainsi portés à cette tribune!» Un peu de calme se rétablit, et Lanjuinais, qui ne craignait pas les propositions chimériques, quand elles étaient courageuses, demande qu'on casse les autorités révolutionnaires de Paris, c'est-à-dire que ceux qui sont désarmés sévissent contre ceux qui sont en armes. A peine a-t-il achevé, que les pétitionnaires de la commune se présentent de nouveau. Leur langage est plus bref et plus énergique que jamais. _Les citoyens de Paris n'ont point quitté les armes depuis quatre jours. Depuis quatre jours, ils réclament auprès de leurs mandataires leurs droits indignement violés, et depuis quatre jours leurs mandataires se rient de leur calme et de leur inaction…. Il faut qu'on mette les conspirateurs en état d'arrestation provisoire, il faut qu'on sauve le peuple sur-le-champ, ou il va se sauver lui-même! A peine les pétitionnaires ont-ils achevé de parler que Billaud-Varennes et Tallien demandent le rapport sur cette pétition, séance tenante et sans désemparer. D'autres en grand nombre demandent l'ordre du jour. Enfin, au milieu du tumulte, l'assemblée, animée par le danger, se lève, et vote l'ordre du jour, sur le motif qu'un rapport a été ordonné au comité de salut public sous trois jours. A cette décision, les pétitionnaires sortent en poussant des cris, en faisant des menaces, et en laissant apercevoir des armes cachées. Tous les hommes qui étaient dans les tribunes se retirent comme pour aller exécuter un projet, et il n'y reste que les femmes. Un grand bruit se fait au dehors, et on entend crier aux armes! aux armes! Dans ce moment plusieurs députés veulent représenter à l'assemblée que la détermination qu'elle a prise est imprudente, qu'il faut terminer une crise dangereuse, en accordant ce qui est demandé, et en mettant en arrestation provisoire les vingt-deux députés accusés. «Nous irons tous, tous en prison,» s'écrie Larevellière-Lépaux. Cambon annonce alors que, dans une demi-heure, le comité de salut public fera son rapport. Le rapport était ordonné sous trois jours, mais le danger, toujours plus pressant, avait engagé les comités à se hâter. Barrère se présente en effet à la tribune, et propose l'idée de Garat, qui la veille avait ému tous les membres du comité, que Danton avait embrassée avec chaleur, que Robespierre avait repoussée, et qui consistait en un exil volontaire et réciproque des chefs des deux partis. Barrère, ne pouvant pas la proposer aux montagnards, la propose aux vingt-deux. «Le comité, dit-il, n'a eu le temps d'éclaircir aucun fait, d'entendre aucun témoin; mais, vu l'état politique et moral de la convention, il croit que la suspension volontaire des députés désignés produirait le plus heureux effet, et sauverait la république d'une crise funeste, dont l'issue est effrayante à prévoir.»
A peine a-t-il achevé de parler, qu'Isnard se rend le premier à la tribune, et dit que, dès qu'on mettra en balance un homme et la patrie, il n'hésitera jamais, et que non seulement il renonce à ses fonctions, mais à la vie, s'il le faut. Lanthenas imite l'exemple d'Isnard, et abdique ses fonctions. Fauchet offre sa démission et sa vie à la république. Lanjuinais, qui ne pensait pas qu'il fallût céder, se présente à la tribune, et dit: «Je crois que jusqu'à ce moment j'ai montré assez d'énergie pour que vous n'attendiez de moi ni suspension, ni démission….» A ces mots des cris éclatent dans l'assemblée. Il promène un regard assuré sur ceux qui l'interrompent. «Le sacrificateur, s'écrie-t-il, qui traînait jadis une victime à l'autel la couvrait de fleurs et de bandelettes, et ne l'insultait pas…. On veut le sacrifice de nos pouvoirs, mais les sacrifices doivent être libres, et nous ne le sommes pas! On ne peut ni sortir d'ici, ni se mettre aux fenêtres; les canons sont braqués, on ne peut émettre aucun voeu, et je me tais.» Barbaroux succède à Lanjuinais, et refuse avec autant de courage la démission qu'on lui demande. «Si la convention, dit-il, ordonne ma démission, je me soumettrai; mais comment puis-je me démettre de mes pouvoirs, lorsqu'une foule de départemens m'écrivent et m'assurent que j'en ai bien usé, et m'engagent à en user encore? J'ai juré de mourir à mon poste, et je tiendrai mon serment.» Dusaulx offre sa démission. «Quoi! s'écrie Marat, doit-on donner à des coupables l'honneur du dévouement? Il faut être pur pour offrir des sacrifices à la patrie; c'est à moi, vrai martyr, à me dévouer; j'offre donc ma suspension du moment que vous aurez ordonné la mise en arrestation des députés accusés. Mais, ajoute Marat, la liste est mal faite; au lieu du vieux radoteur Dusaulx, du pauvre d'esprit Lanthenas, et de Ducos, coupable seulement de quelques opinions erronées, il faut y placer Fermont et Valazé, qui méritent d'y être et qui n'y sont pas.»
Dans le moment, un grand bruit se fait entendre aux portes de la salle. Lacroix entre tout agité, et poussant des cris; il dit lui-même qu'on n'est plus libre, qu'il a voulu sortir de la salle, et qu'il ne l'a pu. Quoique montagnard et partisan de l'arrestation des vingt-deux, Lacroix était indigné de l'attentat de la commune, qui faisait consigner les députés dans le Palais-National.
Depuis le refus de statuer sur la pétition de la commune, la consigne avait été donnée, à toutes les portes, de ne plus laisser sortir un seul député. Plusieurs avaient vainement essayé de s'évader; Gorsas seul était parvenu à s'échapper, et il était allé engager les girondins, restés chez Meilhan, à se cacher où ils pourraient, et à ne pas se rendre à l'assemblée. Tous ceux qui essayèrent de sortir furent forcément retenus. Boissy-d'Anglas se présente à une porte, reçoit les plus mauvais traitemens, et rentre en montrant ses vêtemens déchirés. A cette vue, toute l'assemblée s'indigne, et la Montagne elle-même s'étonne. On mande les auteurs de cette consigne, et on rend un décret illusoire qui appelle à la barre le commandant de la force armée.
Barrère prenant alors la parole, et s'exprimant avec une énergie qui ne lui était pas ordinaire, dit que l'assemblée n'est pas libre, qu'elle délibère sous l'empire de tyrans cachés, que dans le comité insurrectionnel se trouvent des hommes dont on ne peut pas répondre, des étrangers suspects, tels que l'Espagnol Gusman et autres; qu'à la porte de la salle on distribue des assignats de cinq livres aux bataillons destinés pour la Vendée, et qu'il faut s'assurer si la convention est respectée encore ou ne l'est plus. En conséquence, il propose à l'assemblée de se rendre tout entière au milieu de la force armée, pour s'assurer qu'elle n'a rien à craindre, et que son autorité est encore reconnue. Cette proposition, déjà faite par Garat le 25 mai, renouvelée par Vergniaud le 31, est aussitôt adoptée. Hérault-Séchelles, dont on se servait dans toutes les occasions difficiles, est mis à la tête de l'assemblée comme président, et tout le côté droit et la Plaine se lèvent pour le suivre. La Montagne seule reste à sa place. Alors les derniers députés de la droite reviennent, et lui reprochent de ne pas partager le danger commun. Les tribunes au contraire engagent avec des signes les montagnards à rester sur leurs bancs, comme si un grand péril les menaçait au dehors. Cependant les montagnards cèdent par un sentiment de pudeur, et toute la convention, ayant à sa tête Hérault-Séchelles, se présente dans les cours du Palais-National, et du côté du Carrousel. Les sentinelles s'écartent et laissent passer l'assemblée. Elle arrive en présence des canonniers, à la tête desquels se trouvait Henriot. Le président lui signifie d'ouvrir passage à l'assemblée. «Vous ne sortirez pas, leur dit Henriot, que vous n'ayez livré les vingt-deux.—Saisissez ce rebelle,» dit le président aux soldats. Alors Henriot faisant reculer son cheval, et s'adressant à ses canonniers, leur dit: «Canonniers, à vos pièces!» Quelqu'un aussitôt saisit fortement Hérault-Séchelles par le bras, et le ramène d'un autre côté. On se rend dans le jardin pour renouveler la même expérience. Quelques groupes criaient vive la nation! d'autres vive la convention! vive Marat! à bas le côté droit! Hors du jardin, des bataillons, autrement disposés que ceux qui entouraient le Carrousel, faisaient signe aux députés de venir les joindre. La convention, pour s'y rendre, s'avance vers le Pont-Tournant, mais là elle trouve un nouveau bataillon qui lui ferme la sortie du jardin. Dans ce moment, Marat, entouré de quelques enfans qui criaient vive Marat! s'approche du président, et lui dit: «Je somme les députés qui ont abandonné leur poste d'y retourner.»
L'assemblée en effet, dont ces épreuves répétées ne faisaient que prolonger l'humiliation, rentre dans la salle de ses séances, et chacun reprend sa place. Couthon monte alors à la tribune. «Vous voyez bien, dit-il avec une assurance qui confond l'assemblée, que vous êtes respectés, obéis par le peuple; vous voyez que vous êtes libres, et que vous pouvez voter sur la question qui vous est soumise; hâtez-vous donc de satisfaire aux voeux du peuple.» Legendre propose de retrancher de la liste des vingt-deux ceux qui ont offert leur démission, et d'excepter de la liste des douze Boyer-Fonfrède et Saint-Martin, qui se sont opposés aux arrestations arbitraires; il propose de les remplacer par Lebrun et Clavière. Marat insiste pour qu'on raie de la liste Lanthenas, Ducos et Dusaulx, et qu'on y ajoute Fermont et Valazé. Ces propositions sont adoptées; et on est prêt à passer aux voix. La Plaine intimidée commençait à dire qu'après tout les députés mis en arrestation chez eux ne seraient pas tant à plaindre, et qu'il fallait mettre fin à cette scène terrible. Le côté droit demande l'appel nominal pour faire honte aux membres du ventre de leur faiblesse; mais l'un d'eux fournit à ses collègues un moyen honnête pour sortir de cette situation difficile. Il ne vote pas, dit-il, parce qu'il n'est pas libre. A son exemple, les autres refusent de voter. Alors la Montagne seule, et quelques autres membres, décrètent la mise en arrestation des députés dénoncés par la commune.
Tel fut le célèbre événement du 2 juin, plus connu sous le nom du 31 mai. Ce fut contre la représentation nationale un vrai 10 août; car, les députés une fois en arrestation chez eux, il ne restait plus qu'à les faire monter sur l'échafaud, et c'était peu difficile. Ici finit une ère principale de la révolution, qui a servi de préparation à la plus terrible et à la plus grande de toutes, et dont il faut se rappeler l'ensemble pour la bien apprécier. Au 10 août, la révolution, ne contenant plus ses défiances, attaque le palais du monarque, pour se délivrer de craintes insupportables. La première idée qu'on a, c'est de suspendre Louis XVI, et d'ajourner son sort à la réunion de la prochaine convention nationale. Le monarque suspendu, et le pouvoir restant aux mains des différentes autorités populaires, naît la question de savoir comment on usera de ce pouvoir. Alors les divisions qui s'étaient déjà prononcées entre les partisans de la modération et ceux d'une énergie inexorable, éclatent sans ménagement: la commune, composée de tous les hommes ardens, attaque la législative et l'insulte en la menaçant du tocsin. Dans ce moment, la coalition, ranimée par le 10 août, se presse d'avancer; le danger augmente, provoque de plus en plus la violence, décrie la modération, et poussé les passions aux plus grands excès. Longwy, Verdun tombent au pouvoir de l'ennemi. En voyant approcher Brunswick, on devance les cruautés qu'il annonce dans ses manifestes, et on frappe de terreur ses partisans cachés, par les épouvantables journées de septembre. Bientôt, sauvée par le beau sang-froid de Dumouriez, la France a le temps de s'agiter encore pour cette grande question de l'usage modéré ou impitoyable du pouvoir. Septembre devient un pénible sujet de reproches: les modérés s'indignent; les violens veulent qu'on se taise sur des maux qu'ils disent inévitables et irréparables. De cruelles personnalités ajoutent les haines individuelles aux haines d'opinion; la discorde est excitée au plus haut point. Alors arrive le moment de statuer sur le sort de Louis XVI. On fait sur sa personne l'application des deux systèmes; celui de la modération est vaincu, celui de la violence l'emporte; et, en immolant le roi, la révolution rompt définitivement avec la royauté et avec tous les trônes.
La coalition, ranimée encore par le 21 janvier, comme elle l'avait été déjà par le 10 août, réagit de nouveau et nous fait essuyer des revers. Dumouriez, arrêté dans ses progrès par des circonstances contraires et par le désordre de toutes les administrations, s'irrite contre les jacobins auxquels il impute ses revers, sort alors de son indifférence politique, se prononce tout à coup pour la modération, la compromet en employant pour elle son épée et l'étranger, et échoue enfin contre la révolution, après avoir mis la république dans le plus grand péril. Dans ce même moment la Vendée se lève; les départemens, tous modérés, deviennent menaçans; jamais le danger ne fut plus grand pour la révolution. Des revers, des trahisons, fournissent aux jacobins un prétexte pour calomnier les républicains modérés, et un motif pour demander la dictature judiciaire et exécutive. Ils proposent un essai de tribunal révolutionnaire et de comité de salut public. Vive dispute à ce sujet. Les deux partis en viennent, sur ces questions, aux dernières extrémités; ils ne peuvent plus demeurer en présence. Au 10 mars, les jacobins tentent de frapper les chefs des girondins, mais leur tentative, trop prématurée, échoue. Alors ils se préparent mieux; ils provoquent des pétitions, soulèvent des sections et s'insurgent légalement. Les girondins résistent en instituant une commission chargée de poursuivre les complots de leurs adversaires; cette commission agit contre les jacobins, les soulève et est emportée dans un orage. Replacée le lendemain, elle est emportée de nouveau dans l'horrible tempête du 31 mai. Enfin, le 2 juin, ses membres et les députés qu'elle devait défendre, sont enlevés du sein de la représentation nationale, et, comme Louis XVI, la décision de leur sort est ajournée à une époque où la violence sera suffisante pour les conduire à l'échafaud.
Tel est donc l'espace que nous avons parcouru depuis le 10 août jusqu'au 31 mai. C'est une longue lutte entre les deux systèmes sur l'emploi des moyens. Le danger toujours croissant a rendu la dispute toujours plus vive, plus envenimée, et la généreuse députation de la Gironde, épuisée Pour avoir voulu sauver septembre, pour avoir voulu empêcher le 21 janvier, le tribunal révolutionnaire et le comité de salut public, expire lorsque le danger plus grand a rendu la violence plus urgente et la modération moins admissible. Maintenant, toute légalité étant vaincue, toute réclamation étouffée avec la suspension des girondins, et le péril devenant plus effrayant que jamais par l'insurrection même qui s'efforcera de venger la Gironde, la violence va se déployer sans obstacle et sans mesure, et la terrible dictature du tribunal révolutionnaire et du comité de salut public va se compléter. Ici commencent des scènes plus grandes et plus horribles cent fois que toutes celles qui ont indigné les girondins. Pour eux leur histoire est finie; il ne reste plus à y ajouter que le récit de leur mort héroïque. Leur opposition a été dangereuse, leur indignation impolitique, ils ont compromis la révolution, la liberté et la France; ils ont compromis même la modération en la défendant avec aigreur, et en mourant ils ont entraîné dans leur chute tout ce qu'il y avait de plus généreux et de plus éclairé en France. Cependant, qui ne voudrait avoir rempli leur rôle? qui ne voudrait avoir commis leurs fautes? Est-il possible, en effet, de laisser couler le sang sans résistance et sans indignation?
CHAPITRE X.
PROJETS DES JACOBINS APRÈS LE 31 MAI.—RENOUVELLEMENT DES COMITÉS ET DU MINISTÈRE.—DISPOSITIONS DES DÉPARTEMENS APRÈS LE 31 MAI. LES GIRONDINS PROSCRITS VONT LES SOULEVER CONTRE LA CONVENTION,—DÉCRETS DE LA CONVENTION CONTRE LES DÉPARTEMENS INSURGÉS.—ASSEMBLÉES ET ARMÉES INSURRECTIONNELLES EN BRETAGNE ET EN NORMANDIE.—ÉVÉNEMENS MILITAIRES SUR LE RHIN ET AU NORD.—ENVAHISSEMENT DES FRONTIÈRES DE L'EST PAR LES COALISÉS; RETRAITE DE CUSTINE.—SIÈGE DE MAYENCE PAR LES PRUSSIENS. —ÉCHECS DE L'ARMÉE DES ALPES. SITUATION DE L'ARMÉE DES PYRÉNÉES.—LES VENDÉENS S'EMPARENT DE FONTENAY ET DE SAUMUR.—DANGERS IMMINENS DE LA RÉPUBLIQUE A L'INTÉRIEUR ET A L'EXTÉRIEUR.—TRAVAUX ADMINISTRATIFS DE LA CONVENTION; CONSTITUTION DE 1793.—ÉCHECS DES INSURGÉS FÉDÉRALISTES A ÉVREUX.—DÉFAITE DES VENDÉENS DEVANT NANTES.—VICTOIRE CONTRE LES ESPAGNOLS DANS LE ROUSSILLON.—MARAT EST ASSASSINÉ PAR CHARLOTTE CORDAY; HONNEURS FUNÈBRES RENDUS A SA MÉMOIRE; JUGEMENT ET EXÉCUTION DE CHARLOTTE CORDAY.
Le décret rendu le 2 juin contre les vingt-deux députés du côté droit, et contre les membres de la commission des douze, portait qu'ils seraient détenus chez eux, et gardés à vue par des gendarmes. Quelques-uns se soumirent volontairement à ce décret, et se constituèrent en état d'arrestation, pour faire preuve d'obéissance à la loi, et pour provoquer un jugement qui démontrât leur innocence. Gensonné, Valazé, pouvaient très facilement se soustraire à la surveillance de leurs gardiens, mais ils se refusèrent constamment à chercher leur salut dans la fuite. Ils restèrent prisonniers avec leurs collègues Guadet, Pétion, Vergniaud, Biroteau, Gardien, Boileau, Bertrand, Mollevaut et Gommaire. Quelques autres, ne croyant devoir aucune obéissance à une loi arrachée par la force, et n'espérant aucune justice, s'éloignèrent de Paris, ou s'y cachèrent en attendant de pouvoir en sortir. Leur projet était de se rendre dans les départemens, pour exciter un soulèvement contre la capitale. Ceux qui prirent cette résolution étaient Brissot, Gorsas, Salles, Louvet, Chambon, Buzot, Lydon, Rabaut Saint-Étienne, Lasource, Grangeneuve, Lesage, Vigée, Larivière et Bergoing. Les deux ministres Lebrun et Clavière, destitués immédiatement après le 2 juin, furent frappés d'un mandat d'arrêt par la commune. Lebrun parvint à s'y soustraire. La même mesure fut prise contre Roland, qui, démissionnaire depuis le 21 janvier, demandait en vain à rendre ses comptes. Il échappa aux recherches de la commune, et alla se cacher à Rouen. Madame Roland, poursuivie aussi, ne songea qu'à favoriser l'évasion de son mari; remettant ensuite sa fille aux mains d'un ami sûr, elle se livra avec une noble indifférence au comité de sa section, et fut jetée dans les prisons avec une multitude d'autres victimes du 31 mai.
La joie était grande aux Jacobins. On s'y félicitait de l'énergie du peuple, de sa belle conduite dans les dernières journées, et du renversement de tous les obstacles que le côté droit n'avait cessé d'opposer à la marche de la révolution. On convint en même temps, comme c'était l'usage après tous les grands événements, de la manière dont on présenterait la dernière insurrection. «Le peuple, dit Robespierre, a confondu tous ses calomniateurs par sa conduite. Quatre-vingt mille hommes ont été debout pendant près d'une semaine, sans qu'une propriété ait été violée, sans qu'une goutte de sang ait été répandue, et ils ont fait voir par là si leur but était, comme on le disait, de profiter du désordre pour se livrer au meurtre et au pillage. Leur insurrection a été spontanée, parce qu'elle était l'effet de la conviction générale; et la Montagne elle-même, faible, étonnée en voyant ce mouvement, a prouvé qu'elle n'avait pas concouru à le produire. Ainsi cette insurrection a été toute morale et toute populaire.»
C'était là tout à la fois donner une couleur favorable à l'insurrection, adresser une censure indirecte à la Montagne, qui avait montré quelque hésitation le 2 juin, repousser le reproche de conspiration adressé aux meneurs du côté gauche, et flatter agréablement le parti populaire qui avait tout fait, et si bien, par lui-même. Après cette interprétation, reçue avec acclamation par les jacobins, et depuis répétée par tous les échos du parti victorieux, on se hâta de demander compte à Marat d'un mot qui faisait beaucoup de bruit. Marat, qui ne trouvait jamais qu'un moyen de terminer les hésitations révolutionnaires, la dictature, Marat, voyant qu'on tergiversait encore le 2 juin, avait répété, ce jour-là comme tous les autres: Il nous faut un chef. Sommé d'expliquer ce propos, il le justifia à sa manière, et les jacobins s'en contentèrent bien vite, satisfaits d'avoir prouvé leurs scrupules et la sévérité de leurs principes républicains. On présenta aussi quelques observations sur la tiédeur de Danton, qui semblait s'être amolli depuis la suppression de la commission des douze, et dont l'énergie, soutenue jusqu'au 31 mai, n'était pas allée jusqu'au 2 juin. Danton était absent; Camille Desmoulins, son ami, le défendit chaudement, et on se hâta de mettre fin à cette explication, par ménagement pour un personnage aussi important, et pour éviter des discussions trop délicates; car, bien que l'insurrection fût consommée, elle était loin d'être universellement approuvée dans le parti victorieux.
On savait en effet que le comité de salut public, et beaucoup de montagnards, avaient vu avec effroi ce coup d'état populaire. La chose faite, il fallait en profiter, sans la remettre en discussion. On s'occupa donc aussitôt d'user promptement et utilement de la victoire.
Il y avait pour cela différentes mesures à prendre. Renouveler les comités où s'étaient placés tous les partisans du côté droit, s'emparer par les comités de la direction des affaires, changer les ministres, surveiller la correspondance, arrêter à la poste les écrits dangereux, ne laisser arriver dans les provinces que les écrits reconnus utiles (car, disait Robespierre, la liberté de la presse doit être entière, sans doute, mais ne pas être employée à perdre la liberté), former sur-le-champ l'armée révolutionnaire dont l'institution avait été décrétée, et dont l'intervention était indispensable pour faire exécuter à l'intérieur les décrets de la convention, effectuer l'emprunt forcé d'un milliard sur les riches: tels furent les moyens proposés et adoptés unanimement par les jacobins. Mais une mesure dernière fut jugée plus nécessaire encore que toutes les autres, c'était la rédaction, sous huit jours, de la constitution républicaine. Il importait de prouver que l'opposition des girondins avait seule empêché l'accomplissement de cette grande tâche, de rassurer la France par de bonnes lois, et de lui présenter un pacte d'union autour duquel elle pût se rallier tout entière. Tel fut le voeu émis à la fois par les jacobins, les cordeliers, les sections et la commune.
La convention, docile à ce voeu irrésistible et répété sous tant de formes, renouvela tous ses comités de sûreté générale, des finances, de la guerre, de législation, etc. Le comité de salut public, déjà chargé de trop d'affaires et qui n'était point encore assez suspect pour qu'on osât en destituer brusquement tous les membres, fut seul maintenu. Lebrun fut remplacé aux relations extérieures par Deforgues, et Clavière aux finances par Destournelles. On regarda comme non avenu le projet de constitution présenté par Condorcet, d'après les vues des girondins; le comité de salut public dut en présenter un autre sous huit jours. On lui adjoignit cinq membres pour ce travail. Enfin il reçut ordre de préparer un mode d'exécution pour l'emprunt forcé, et un projet d'organisation pour l'armée révolutionnaire.
Les séances de la convention avaient un aspect tout nouveau depuis le 31 mai. Elles étaient silencieuses, et presque tous les décrets étaient adoptés sans discussion. Le côté droit et une partie du centre ne votaient plus; ils semblaient protester par leur silence contre toutes les décisions prises depuis le 2 juin, et attendre les nouvelles des départemens. Marat avait cru devoir par justice se suspendre lui-même, jusqu'à ce que ses adversaires les girondins fussent jugés. En attendant, il renonçait, disait-il, à ses fonctions, et se bornait à éclairer la convention dans sa feuille. Les deux députés Doulcet et Fonfrède de Bordeaux rompirent seuls le silence de l'assemblée. Doulcet dénonça le comité d'insurrection, qui n'avait pas cessé de se réunir à l'Évêché, et qui, arrêtant les paquets à la poste, les décachetait, et les renvoyait décachetés à leur adresse, avec son timbre, portant ces mots: Révolution du 31 mai. La convention passa à l'ordre du jour. Fonfrède, membre de la commission des douze, mais excepté du décret d'arrestation, parce qu'il s'était opposé aux mesures de cette commission, Fonfrède monta à la tribune, et demanda l'exécution du décret qui ordonnait sous trois jours le rapport sur les détenus. Cette réclamation excita quelque tumulte. «Il faut, dit Fonfrède, prouver au plus tôt l'innocence de nos collègues. Je ne suis resté ici que pour les défendre, et je vous déclare qu'une force armée s'avance de Bordeaux pour venger les attentats commis contre eux.» De grands cris s'élevèrent à ces paroles, l'ordre du jour repoussa la proposition de Fonfrède, et on retomba aussitôt dans un silence profond. Ce sont, dirent les jacobins, les derniers cris des crapauds du marais.
La menace faite par Fonfrède du haut de la tribune n'était point vaine, et non seulement les Bordelais, mais les habitans de presque tous les départemens étaient prêts à prendre les armes contre la convention. Leur mécontentement datait de plus loin que le 2 juin; il avait commencé avec les querelles entre les montagnards et les girondins. On doit se souvenir que, dans toute la France, les municipalités et les sections étaient divisées. Les partisans du système montagnard occupaient les municipalités et les clubs; les républicains modérés, qui, au milieu des crises de la révolution, voulaient conserver l'équité ordinaire, s'étaient tous retirés, au contraire, dans les sections. Déjà la rupture avait éclaté dans plusieurs villes. A Marseille, les sections avaient dépouillé la municipalité de ses pouvoirs, pour les transporter à un comité central; elles avaient en outre institué de leur chef un tribunal populaire pour juger les patriotes accusés d'excès révolutionnaires. Les commissaires Bayle et Boisset cassèrent en vain ce comité et ce tribunal; leur autorité fut toujours méconnue, et les sections étaient restées en insurrection permanente contre la révolution. A Lyon, il y avait eu un combat sanglant. Il s'agissait de savoir si un arrêté municipal, portant l'institution d'une armée révolutionnaire et d'une taxe de guerre sur les riches, serait exécuté. Les sections qui s'y refusaient s'étaient déclarées en permanence: la municipalité avait voulu les dissoudre; mais, aidées du directoire de départemens, elles avaient résisté. Le 29 mai, on en était venu aux mains, malgré la présence des deux commissaires de la convention, qui firent de vains efforts pour empêcher le combat. Les sections victorieuses, après avoir pris d'assaut l'arsenal et l'hôtel-de-ville, avaient destitué la municipalité, fermé le club jacobin, où Chalier excitait les plus grands orages, et s'étaient emparées de la souveraineté de Lyon. Il y avait eu quelques centaines de morts dans ce combat. Les représentans Nioche et Gauthier restèrent détenus tout un jour; délivrés ensuite, ils se retirèrent auprès de leurs collègues Albite et Dubois-Crancé, qui, comme eux, avaient une mission pour l'armée des Alpes.
Telle était la situation de Lyon et du Midi dans les derniers jours de mai. Bordeaux n'offrait pas un aspect plus rassurant. Cette ville, avec toutes celles de l'Ouest, de la Bretagne et de la Normandie, attendait pour agir que les menaces, si long-temps répétées contre les députés des provinces, fussent réalisées. C'est dans ces dispositions que les départemens apprirent les événemens de la fin de mai. La journée du 27, où la commission des douze avait été supprimée une première fois, causa déjà beaucoup d'irritation, et de toutes parts il fut question de prendre des arrêtés improbateurs de ce qui se passait à Paris. Mais le 31 mai, le 2 juin, mirent le comble à l'indignation. La renommée, qui grossit toute chose, exagéra les faits. On répandit que trente-deux députés avaient été massacrés par la commune; que les caisses publiques étaient livrées au pillage; que les brigands de Paris s'étaient emparés du pouvoir, et allaient le transmettre ou à l'étranger, ou à Marat, ou à d'Orléans. On s'assembla pour faire des pétitions, et pour se disposer à prendre les armes contre la capitale. Dans ce moment les députés fugitifs vinrent rapporter eux-mêmes ce qui s'était passé, et donner plus de consistance aux mouvemens qui éclataient de toutes parts.
Outre ceux qui s'étaient déjà évadés, plusieurs échappèrent encore aux gendarmes; d'autres même quittèrent l'assemblée pour aller fomenter l'insurrection. Gensonné, Valazé, Vergniaud, s'obstinèrent à demeurer, disant que, s'il était bon qu'une partie d'entre eux allât réveiller le zèle des départemens, il était utile aussi que les autres restassent en otages dans les mains de leurs ennemis, pour y faire éclater par un procès, et au péril de leur tête, l'innocence de tous. Buzot, qui n'avait jamais voulu se soumettre au décret du 2 juin, se transporta dans son départemens de l'Eure pour y exciter un mouvement parmi les Normands; Gorsas l'y suivit dans la même intention. Brissot se rendit à Moulins. Meilhan, qui n'était point arrêté, mais qui avait donné asile à ses collègues dans les nuits du 31 mai au 2 juin; Duchâtel, que les montagnards appelaient le revenant du 21 janvier, parce qu'il était sorti de son lit pour voter en faveur de Louis XVI, quittèrent la convention pour aller remuer la Bretagne. Biroteau échappa aux gendarmes, et alla avec Chasset diriger les mouvemens des Lyonnais. Rebecqui, devançant Barbaroux, qui était encore retenu, se rendit dans les Bouches-du-Rhône. Rabaut Saint-Étienne accourut à Nîmes, pour faire concourir le Languedoc au mouvement général contre les oppresseurs de la convention.
Dès le 13 juin, le départemens de l'Eure s'assembla et donna le premier le signal de l'insurrection. La convention, disait-il, n'étant plus libre, et le devoir de tous les citoyens étant de lui rendre la liberté, il arrêtait qu'une force de quatre mille hommes serait levée pour marcher sur Paris, et que des commissaires envoyés à tous les départemens voisins iraient les engager à imiter leur exemple, et à concerter leurs opérations. Le départemens du Calvados, séant à Caen, fit arrêter les deux députés, Romme et Prieur de la Côte-d'Or, envoyés par la convention pour presser l'organisation de l'armée des côtes de Cherbourg. Il fut convenu que les départemens de la Normandie s'assembleraient extraordinairement à Caen pour se fédérer. Tous les départemens de la Bretagne, tels que ceux des Côtes-du-Nord, du Finistère, du Morbihan, d'Ille-et-Vilaine, de la Mayenne, de la Loire-Inférieure, prirent des arrêtés semblables, et députèrent des commissaires à Rennes, pour y établir l'autorité centrale de la Bretagne. Les départemens du bassin de la Loire, excepté ceux qui étaient occupés par les Vendéens, suivirent l'exemple général, et proposèrent même d'envoyer des commissaires à Bourges, d'y former une convention composée de deux députés de chaque départemens, et d'aller détruire la convention usurpatrice ou opprimée, siégeant à Paris.
A Bordeaux, la sensation fut extrêmement vive. Toutes les autorités constituées se réunirent en assemblée, dite commission populaire de salut public, déclarèrent que la convention n'était plus libre, et qu'il fallait lui rendre la liberté; en conséquence, elles arrêtèrent qu'une force armée serait levée sur-le-champ, et qu'en attendant, une pétition serait adressée à la convention nationale, pour qu'elle s'expliquât et fît connaître la vérité sur les journées de juin. Elles dépêchèrent ensuite des commissaires à tous les départemens, pour les inviter à une coalition générale. Toulouse, ancienne ville parlementaire, où beaucoup de partisans de l'ancien régime se cachaient derrière les girondins, avaient déjà institué une force départementale de mille hommes. Ses administrations déclarèrent, en présence des commissaires envoyés à l'armée des Pyrénées, qu'elles ne reconnaissaient plus la convention: elles élargirent beaucoup d'individus emprisonnés, en firent incarcérer beaucoup d'autres accusés d'être montagnards, et annoncèrent ouvertement qu'elles étaient prêtes à se fédérer avec les départemens du Midi. Les départemens supérieurs du Tarn, de Lot-et-Garonne, de l'Aveyron, du Cantal, du Puy-de-Dôme, de l'Hérault, suivirent l'exemple de Toulouse et de Bordeaux. Nîmes se déclara en état de résistance; Marseille rédigea une pétition foudroyante, remit en activité son tribunal populaire, commença une procédure contre les tueurs, et prépara une force de six mille hommes. A Grenoble, les sections furent convoquées, et leurs présidens, réunis aux autorités constituées, s'emparèrent de tous les pouvoirs, envoyèrent des députés à Lyon, et voulaient faire arrêter Dubois-Crancé et Gauthier, commissaires de la convention à l'armée des Alpes. Le départemens de l'Ain adopta la même marche. Celui du Jura, qui avait déjà levé un corps de cavalerie et une force départementale de huit cents hommes, protesta de son côté contre l'autorité de la convention. A Lyon enfin, où les sections régnaient en souveraines depuis le combat du 29 mai, on reçut et on envoya des députés pour se concerter avec Marseille, Bordeaux et Caen; on instruisit sur-le-champ une procédure contre Chalier, président du club Jacobin, et contre plusieurs autres montagnards. Il ne restait donc sous l'autorité de la convention que les départemens du Nord, et ceux qui composaient le bassin de la Seine. Les départemens insurgés s'élevaient à soixante ou soixante-dix, et Paris devait, avec quinze ou vingt, résister à tous les autres, et continuer la guerre avec l'Europe.
A Paris, les avis étaient partagés sur les moyens à prendre dans ce péril. Les membres du comité de salut public, Cambon, Barrère, Bréard, Treilhard, Mathieu, patriotes accrédités, quoiqu'ils eussent improuvé le 2 juin, auraient voulu qu'on employât les voies de conciliation. Il fallait, suivant eux, prouver la liberté de la convention par des mesures énergiques contre les agitateurs, et, au lieu d'irriter les départemens par des décrets sévères, les ramener en leur montrant le danger d'une guerre civile en présence de l'étranger. Barrère proposa, au nom du comité de salut public, un projet de décret tout à fait conçu dans cet esprit. Dans ce projet, les comités révolutionnaires, qui s'étaient rendus si redoutables par leurs nombreuses arrestations, devaient être cassés dans toute la France, ou ramenés au but de leur institution, qui était la surveillance des étrangers suspects; les assemblées primaires devaient être réunies à Paris pour nommer un autre commandant de la force armée, à la place d'Henriot, qui était de la nomination des insurgés; enfin, trente députés devaient être envoyés aux départemens comme otages. Ces mesures semblaient propres à calmer et à rassurer les départemens. La suppression des comités révolutionnaires mettait un terme à l'inquisition exercée contre les suspects; le choix d'un bon commandant assurait l'ordre à Paris; les trente députés envoyés devaient servir à la fois d'otages et de conciliateurs. Mais la Montagne n'était pas du tout disposée à négocier. Usant avec hauteur de ce qu'elle appelait l'autorité nationale, elle repoussa tous les moyens de conciliation. Robespierre fit ajourner le projet du comité. Danton, élevant encore sa voix dans cette circonstance périlleuse, rappela les crises fameuses de la révolution, les dangers de septembre au moment de l'invasion de la Champagne et de la prise de Verdun; les dangers de janvier, avant que la condamnation du dernier roi fût décidée; enfin les dangers bien plus grands d'avril, alors que Dumouriez marchait sur Paris, et que la Vendée se soulevait. La évolution, suivant lui, avait surmonté tous ces périls; elle était sortie victorieuse de toutes ces crises, elle sortirait victorieuse encore de la dernière. «C'est au moment, s'écria-t-il, d'une grande production que les corps politiques, comme les corps physiques, paraissent toujours menacés d'une destruction prochaine. Eh bien! la foudre gronde, et c'est au milieu de ses éclats que le grand oeuvre, qui établira le bonheur de vingt-quatre millions d'hommes, sera produit.» Danton voulait que, par un décret commun à tous les départemens, il leur fût enjoint de se rétracter vingt-quatre heures après sa réception, sous peine d'être mis hors la loi. La voix puissante de Danton, qui n'avait jamais retenti dans les grands périls sans ranimer les courages, produisit son effet accoutumé. La convention, quoiqu'elle n'adoptât pas exactement les mesures proposées, rendit néanmoins les décrets les plus énergiques. Premièrement, elle déclara, quant au 31 mai et au 2 juin, que le peuple de Paris, en s'insurgeant, avait bien mérité de la patrie[1]; que les députés,
[Note 1: Décret du 13 juin.]
qui d'abord devaient être mis en arrestation chez eux, et dont quelques-uns s'étaient évadés, seraient transférés dans une maison de force, pour y être détenus comme les prisonniers ordinaires; qu'un appel de tous les députés serait fait, et que les absens sans commission ou sans autorisation, seraient déchus et remplacés par leurs suppléans; que les autorités départementales ou municipales ne pourraient ni se déplacer, ni se transporter d'un lieu dans un autre; qu'elles ne pourraient correspondre entre elles, et que tous commissaires envoyés de départemens à départemens, dans le but de se coaliser, devaient être saisis sur-le-champ par les bons citoyens, et envoyés à Paris sous escorte. Après ces mesures générales, la convention cassa l'arrêté du départemens de l'Eure; elle mit en accusation les membres du départemens du Calvados, qui avaient arrêté deux de ses commissaires; elle se conduisit de même à l'égard de Buzot, instigateur de la révolte des Normands; elle fit partir deux députés, Mathieu et Treilhard, pour les départemens de la Gironde, de la Dordogne, de Lot-et-Garonne, qui demandaient des explications avant de s'insurger. Elle manda les autorités de Toulouse, cassa le tribunal et le comité central de Marseille; décréta Barbaroux, et mit les patriotes incarcérés sous la sauvegarde de la loi. Enfin, elle envoya Robert Lindet à Lyon, pour y aller prendre connaissance des faits, et y faire un rapport sur l'état de cette ville.
Ces décrets, rendus successivement dans le courant de juin, ébranlèrent beaucoup de départemens, peu habitués à lutter avec l'autorité centrale. Intimidés, incertains, ils résolurent d'attendre l'exemple que leur donneraient des départemens plus puissans, ou plus engagés dans la querelle.
Les administrations de la Normandie, excitées par la présence des députés qui s'étaient joints à Buzot, tels que Barbaroux, Guadet, Louvet, Salles, Pétion, Bergoing, Lesage, Cussy, Kervélégan, poursuivirent leurs premières démarches, et fixèrent à Caen le siège d'un comité central des départemens. L'Eure, le Calvados, l'Orne, y envoyèrent des commissaires. Les départemens de la Bretagne, qui s'étaient d'abord confédérés à Rennes, décidèrent qu'ils se joindraient à l'assemblée centrale de Caen, et qu'ils y dépêcheraient des députés. Le 30 juin, en effet, les envoyés du Morbihan, du Finistère, des Côtes-du-Nord, de la Mayenne, d'Ille-et-Vilaine, de la Loire-Inférieure, réunis à ceux du Calvados, de l'Eure et de l'Orne, se constituent en assemblée centrale de résistance à l'oppression, promettent de maintenir l'égalité, l'unité, l'indivisibilité de la république, mais jurent haine aux anarchistes, et s'engagent à n'employer leurs pouvoirs que pour assurer le respect des personnes, des propriétés et de la souveraineté du peuple. Après s'être ainsi constitués, ils décident qu'il sera fourni par chaque départemens des contingens destinés à composer une force armée suffisante pour aller à Paris rétablir la représentation nationale dans son intégrité. Félix Wimpffen, général de l'armée qui devait s'organiser le long des côtes de Cherbourg, est nommé commandant de l'armée départementale. Il accepte, et se revêt aussitôt du titre qu'il vient de recevoir. Mandé à Paris par le ministre de la guerre, il répond qu'il n'y a qu'un moyen de faire la paix, c'est de révoquer tous les décrets rendus depuis le 31 mai; qu'à ce prix les départemens fraterniseront avec la capitale, mais que, dans le cas contraire, il ne peut aller à Paris qu'à la tête de soixante mille Normands et Bretons.
Le ministre, en même temps qu'il appelait Wimpffen à Paris, ordonnait au régiment des dragons de la Manche, stationné dans la Normandie, de partir sur-le-champ pour se rendre à Versailles. A cette nouvelle, tous les fédérés déjà rassemblés à Évreux se mirent en bataille, la garde nationale se joignit à eux, et on ferma aux dragons le chemin de Versailles. Ceux-ci, ne voulant pas en venir aux mains, promirent de ne pas partir, et fraternisèrent en apparence avec les fédérés. Les officiers écrivirent secrètement à Paris qu'ils ne pouvaient obéir sans commencer la guerre civile. On leur permit alors de rester.
L'assemblée de Caen décida que les bataillons bretons déjà arrivés seraient dirigés de Caen sur Évreux, rendez-vous général de toutes les forces. On expédia sur ce point des vivres, des armes, des munitions, des fonds pris dans les caisses publiques. On y envoya des officiers gagnés à la cause du fédéralisme, et beaucoup de royalistes cachés qui se jetaient dans tous les soulèvemens, et prenaient le masque du républicanisme pour combattre la révolution. Parmi les contre-révolutionnaires de cette espèce était le nommé Puisaye, qui affichait un grand zèle pour la cause des girondins, et que Wimpffen, royaliste déguisé, nomma général de brigade, et chargea du commandement de l'avant-garde déjà réunie à Évreux. Cette avant-garde pouvait s'élever à cinq ou six mille hommes, et s'augmentait tous les jours de nouveaux contingens. Les braves Bretons accouraient de toutes parts, et annonçaient d'autres bataillons qui devaient les suivre en plus grand nombre. Une circonstance les empêchait de venir tous en masse, c'était la nécessité de garder les côtes de l'Océan contre les flottes anglaises, et d'envoyer des bataillons contre la Vendée, qui débordait déjà jusqu'à la Loire, et semblait prête à la franchir. Quoique les Bretons des campagnes fussent dévoués au clergé, ceux des villes étaient républicains sincères, et, tout en combattant Paris, ils n'en voulaient pas moins continuer une guerre opiniâtre contre la Vendée.
Telle était la situation des choses dans la Bretagne et la Normandie, vers les premiers jours de juillet. Dans les départemens voisins de la Loire, on s'était ralenti; des commissaires de la convention, qui se trouvaient alors sur les lieux pour diriger les nouvelles levées sur la Vendée, avaient engagé les administrateurs à attendre les événemens avant de se compromettre davantage. Là, pour le moment, on ne songeait plus à envoyer des députés à Bourges, et on observait une grande réserve.
A Bordeaux, l'insurrection était permanente et énergique. Les députés Treilhard et Mathieu furent gardés à vue dès leur arrivée, et il fut question d'abord de les garder comme otages; cependant, sans en venir à cette extrémité, on les somma de comparaître devant la commission populaire, où les bourgeois, qui les regardaient comme des envoyés maratistes, les accueillirent assez mal. On les interrogea sur ce qui s'était passé à Paris; et, après les avoir entendus, la commission déclara que, d'après leur déposition même, la convention n'avait pas été libre au 2 juin, ne l'était plus depuis cette époque; qu'ils n'étaient eux-mêmes que les envoyés d'une assemblée sans caractère légal, et qu'en conséquence ils n'avaient qu'à sortir du départemens.
Ils furent en effet reconduits sur les limites, et immédiatement après on décréta à Bordeaux les mesures qui venaient d'être prises à Caen. On prépara des subsistances et des armes; on détourna les fonds publics, et une avant-garde fut portée à Langon, en attendant le corps principal qui devait partir sous peu de jours. Ceci se passait encore dans les derniers jours de juin et les premiers de juillet.
Les députés Mathieu et Treilhard, trouvant moins de résistance, et pouvant mieux se faire entendre dans les départemens de la Dordogne, de la Vienne, de Lot-et-Garonne, parvinrent à calmer les esprits, et réussirent, par leur caractère conciliateur, à empêcher des mesures hostiles et à gagner du temps dans l'intérêt de la convention. Mais dans les départemens plus élevés, dans les montagnes de la Haute-Loire, et sur leur revers, dans l'Hérault, le Gard, sur tous les bords du Rhône, l'insurrection fut générale: le Gard et l'Hérault mirent leurs bataillons en marche, et les envoyèrent au Pont-Saint-Esprit, pour y occuper les passages du Rhône, et y faire leur jonction avec les Marseillais qui devaient remonter ce fleuve. Les Marseillais, en effet, refusant d'obtempérer aux décrets de la convention, maintinrent leur tribunal, n'élargirent point les patriotes incarcérés, et firent même commencer les exécutions.
Ils formèrent une armée de six mille hommes, qui s'avança d'Aix sur Avignon, et qui, se liant aux Languedociens réunis au Pont-Saint-Esprit, devait soulever dans sa marche les rives du Rhône, de l'Isère et de la Drôme, et se coaliser enfin avec les Lyonnais et avec les montagnards de l'Ain et du Jura. A Grenoble, les administrations fédéralisées luttaient contre Dubois-Crancé, et menaçaient même de l'arrêter. N'osant encore lever des troupes, elles avaient envoyé des députés pour fraterniser avec Lyon. Dubois-Crancé, avec l'armée désorganisée des Alpes, se trouvait au milieu d'une ville presque révoltée, qui lui disait chaque jour que le Midi pouvait se passer du Nord; il avait à garder la Savoie, où les illusions inspirées d'abord par la liberté et par là domination française étaient dissipées, où l'on se plaignait des levées d'hommes et des assignats, et où l'on ne comprenait rien à cette révolution si agitée et si différente de ce qu'on l'avait crue d'abord. Il avait sur ses côtés la Suisse, où les émigrés s'agitaient, et où Berne voulait de nouveau envoyer garnison à Genève; et sur ses derrières, enfin, Lyon, qui interceptait sa correspondance avec le comité de salut public.
A Lyon on avait reçu Robert Lindet; mais on avait prêté en sa présence même le serment fédéraliste: UNITÉ, INDIVISIBILITÉ DE LA RÉPUBLIQUE; HAINE AUX ANARCHISTES, ET REPRÉSENTATION NATIONALE TOUT ENTIÈRE. Loin d'envoyer à Paris les patriotes arrêtés, on avait continué les procédures commencées contre eux. Une nouvelle autorité, composée des députés des communes et des membres des corps constitués, s'était formée sous le titre de Commission populaire et républicaine de salut public de Rhône-et-Loire. Cette assemblée venait de décréter l'organisation d'une force départementale, pour se coaliser avec les frères du Jura, de l'Isère, des Bouches-du-Rhône, de la Gironde et du Calvados. Cette force était déjà toute prête; on avait décidé en outre la levée d'un subside; et là, comme dans tous les autres départemens, on n'attendait plus qu'un signal pour se mettre en mouvement. Dans le Jura, dès qu'on apprit la nouvelle que les deux députés Bassal et Garnier de Troyes, envoyés pour rétablir l'obéissance envers la convention, avaient réuni à Dôle quinze cents hommes de troupe de ligne, plus de quatorze mille montagnards avaient pris les armes, et se disposaient à les envelopper.
Si l'on considère l'état de la France dans les premiers jours de juillet 1793[1], on verra qu'une colonne sortie de la Bretagne et de la Normandie,
[Note 1: Rapport de Cambon sur les travaux du comité de salut public, depuis le 10 avril jusqu'au 10 juillet.]
et portée jusqu'à Evreux, ne se trouvait qu'à quelques lieues de Paris; qu'une autre s'avançait de Bordeaux, et pouvait entraîner à sa suite tous les départemens du bassin de la Loire, encore incertains; que six mille Marseillais, postés à Avignon, en attendant les Languedociens au Pont-Saint-Esprit, occupé déjà par huit cents Nîmois, étaient à portée de se réunir à Lyon avec tous les fédérés de Grenoble, de l'Ain et du Jura, pour fondre, à travers la Bourgogne, sur Paris. En attendant cette jonction générale, les fédéralistes prenaient tous les fonds dans les caisses, interceptaient les subsistances et les munitions envoyées aux armées, et remettaient en circulation les assignats rentrés par la vente des biens nationaux. Une circonstance remarquable, et qui caractérise bien l'esprit des partis, c'est que les deux factions s'adressaient les mêmes reproches et s'attribuaient le même but. Le parti de Paris et de la Montagne imputait aux fédéralistes de vouloir perdre la république en la divisant, et de s'entendre avec les Anglais pour faire un roi, qui serait ou le duc d'Orléans, ou Louis XVII, ou le duc d'York. De son côté, le parti des départemens et des fédéralistes accusait la Montagne de vouloir amener la contre-révolution par l'anarchie, et disait que Marat, Robespierre, Danton, étaient vendus à l'Angleterre ou à d'Orléans. Ainsi des deux côtés, c'était la république qu'on prétendait sauver, et la monarchie dont on croyait combattre le retour. Déplorable et ordinaire aveuglement des partis!
Mais ce n'était là qu'une portion des dangers de notre malheureuse patrie. L'ennemi du dedans n'était à craindre qu'à cause de l'ennemi du dehors, devenu plus redoutable que jamais. Tandis que des armées de Français s'avançaient des provinces vers le centre, des armées d'étrangers entouraient de nouveau la France et la menaçaient d'une invasion presque inévitable. Depuis la bataille de Nerwinde et la défection de Dumouriez, une suite effrayante de revers nous avait fait perdre nos conquêtes et notre frontière du Nord. On se souvient que Dampierre, nommé général en chef, avait rallié l'armée sous les murs de Bouchain, et lui avait rendu là un peu d'ensemble et de courage. Heureusement pour la révolution, les Coalisés, fidèles au plan méthodique arrêté au commencement de la campagne, ne voulaient percer sur aucun point, et ne devaient pénétrer en France que lorsque le roi de Prusse, après avoir pris Mayence, pourrait s'avancer dans le coeur de nos provinces. S'il s'était trouvé chez les généraux de la coalition un peu de génie ou un peu d'union, la cause de la révolution était perdue. Après Nerwinde et la défection de Dumouriez, ils auraient dû marcher en avant, ne laisser aucun repos à notre armée battue, divisée et trahie; et, soit qu'on la fît prisonnière, soit qu'on la rejetât dans les places fortes, nos campagnes restaient ouvertes à l'ennemi victorieux. Mais les alliés tinrent un congrès à Anvers pour régler les opérations ultérieures de la guerre. Le duc d'York, le prince de Cobourg, le prince d'Orange et divers généraux décidèrent entre eux ce qu'il convenait de faire. On résolut de prendre Condé et Valenciennes, pour donner à la maison d'Autriche de nouvelles places fortes dans les Pays-Bas, et de s'emparer de Dunkerque, pour assurer à l'Angleterre ce port si désiré sur le continent. Ces conventions faites, on recommença les opérations. Les Anglais, les Hollandais étaient arrivés en ligne. Le duc d'York commandait vingt mille Autrichiens et Hanovriens; le prince d'Orange quinze mille Hollandais; le prince de Cobourg avait quarante-cinq Mille Autrichiens et huit mille Hessois. Le prince de Hohenlohe occupait avec trente mille Autrichiens Namur et Luxembourg, et liait l'armée coalisée des Pays-Bas avec l'armée prussienne chargée du siège de Mayence. Ainsi quatre-vingt ou quatre-vingt dix mille hommes menaçaient le Nord.
Déjà les coalisés faisaient le blocus de Condé, et la plus grande ambition du gouvernement français était de débloquer cette place. Dampierre, brave, mais se défiant de ses soldats, n'osait pas attaquer ces masses formidables. Cependant, pressé par les commissaires de la convention, il ramène notre armée au camp de Famars sous Valenciennes, et le 1er mai il attaque sur plusieurs colonnes les Autrichiens retranchés dans les bois de Vicogne et de Saint-Amand. Les combinaisons militaires étaient timides encore; former une masse, saisir le point faible de l'ennemi, et le frapper hardiment, était une tactique inconnue aux deux partis. Dampierre se jette avec bravoure, mais en petites masses, sur un ennemi divisé lui-même, et qu'il eût été facile d'accabler sur un point; puni de sa faute, il est repoussé après un combat acharné. Le 9 mai il recommence l'attaque; il était moins divisé que la première fois, mais les ennemis avertis l'étaient moins aussi; et, tandis qu'il fait des efforts héroïques pour décider de la prise d'une redoute qui devait déterminer la jonction de deux de ses colonnes, il est atteint d'un boulet de canon, et blessé à mort. Le général Lamarche, revêtu du commandement provisoire, ordonne la retraite, et ramène l'armée dans le camp de Famars.
Le camp de Famars, situé sous les murs de Valenciennes, et lié à cette place, empêchait d'en faire le siège. Les coalisés résolurent de l'attaquer le 23 mai. Ils éparpillèrent leurs troupes, suivant leur méthode accoutumée, en dispersèrent inutilement une partie sur une foule de points que la prudence autrichienne voulait tous garder, et n'attaquèrent pas le camp avec toute la puissance qu'ils auraient pu déployer. Arrêtés une journée entière par l'artillerie, honneur de l'armée française, il ne passèrent que vers le soir la Ronelle, qui défendait le front du camp. Lamarche décampa la nuit en bon ordre, et vint se poster au camp de César, qui se liait à la place de Bouchain, comme celui de Famars à Valenciennes. Ici encore il fallait nous poursuivre et nous disperser; mais l'égoïsme et la méthode fixèrent les coalisés autour de Valenciennes. Une partie de leur armée, disposée en corps d'observation, se plaça entre Valenciennes et Bouchain, et fit face au camp de César. Une autre division entreprit le siège de Valenciennes, et le reste continua le blocus de Condé, qui manquait de vivres, et qu'on espérait réduire sous peu de jours. Le siège régulier de Valenciennes fut commencé. Cent quatre-vingts bouches à feu venaient de Vienne, et cent autres de Hollande; quatre-vingt-treize mortiers étaient déjà préparés. Ainsi en juin et en juillet on affamait Condé, on incendiait Valenciennes, et nos généraux occupaient le camp de César avec une armée battue et désorganisée. Condé et Valenciennes réduits, tout devenait à craindre.
L'armée de la Moselle, liant l'armée du Nord à celle du Rhin, avait passé sous les ordres de Ligneville, quand Beurnonville fut nommé ministre de la guerre. Elle se trouvait en présence du prince de Hohenlohe, et n'en avait rien à craindre, car ce prince, occupant à la fois Namur, Luxembourg et Trêves, avec trente mille hommes au plus, ayant devant lui les places de Metz et Thionville, ne pouvait rien tenter de dangereux. On venait de l'affaiblir encore en détachant sept à huit mille hommes de son corps pour les joindre à l'armée prussienne. Dès lors il devenait plus facile et plus convenable que jamais de joindre l'armée active de la Moselle à celle du Haut-Rhin, pour tenter des opérations importantes.
Sur le Rhin, la campagne précédente s'était terminée à Mayence. Custine, après ses ridicules démonstrations autour de Francfort, avait été contraint de se replier et de s'enfermer à Mayence, où il avait rassemblé une artillerie assez considérable, tirée de nos places fortes, et particulièrement de Strasbourg. Là, il formait mille projets; tantôt il voulait prendre l'offensive, tantôt garder Mayence, tantôt même abandonner cette place. Enfin il fut résolu qu'il la garderait et il contribua même à décider le conseil exécutif à prendre cette détermination. Le roi de Prusse se vit alors forcé d'en faire le siège, et c'était la résistance qu'il rencontrait sur ce point, qui empêchait les coalisés d'avancer au Nord.
Le roi de Prusse passa le Rhin à Bacharach, un peu au-dessous de Mayence; Wurmser, avec quinze mille Autrichiens et quelques mille hommes de Condé, le franchit un peu au-dessus: le corps hessois de Schoenfeld resta sur la rive droite devant le faubourg de Cassel. L'armée prussienne n'était pas encore aussi forte qu'elle devait l'être d'après les engagements qu'avait pris Frédéric-Guillaume. Ayant envoyé un corps considérable en Pologne, il ne lui restait que cinquante-cinq mille hommes; en y comprenant les différens contingents, Hessois, Saxons et Bavarois. Ainsi, en comptant les sept à huit mille Autrichiens détachés de Hohenlohe, les quinze mille Autrichiens de Wurmser, les cinq ou six mille émigrés de Condé, et les cinquante-cinq mille hommes du roi de Prusse, on peut évaluer à près de quatre-vingt mille soldats l'armée qui menaçait la frontière de l'Est. Nos places fortes du Rhin renfermaient à peu près trente-huit mille hommes de garnison; l'armée active était de quarante à quarante-cinq mille hommes, celle de la Moselle de trente; et si l'on avait réuni ces deux dernières sous un seul commandement, et avec un point d'appui comme celui de Mayence, on aurait pu aller chercher le roi de Prusse lui-même et l'occuper au-delà du Rhin.
Les deux généraux de la Moselle et du Rhin auraient dû au moins s'entendre, ils auraient pu disputer, empêcher même le passage du fleuve, mais ils n'en firent rien. Dans le courant du mois de mars, le roi de Prusse traversa impunément le Rhin, et ne rencontra sur ses pas que des avant-gardes qu'il repoussa sans peine. Pendant ce temps, Custine était à Worms. Il n'avait pris soin de défendre ni les bords du Rhin, ni les revers des Vosges, qui, formant le pourtour de Mayence, auraient pu arrêter la marche des Prussiens. Il accourut, mais s'alarma subitement des échecs essuyés par ses avant-gardes; il crut avoir cent cinquante mille hommes sur les bras, il se figura surtout que Wurmser, qui devait déboucher par le Palatinat et au-dessus de Mayence, était sur ses derrières, et allait le séparer de l'Alsace; il demanda des secours à Ligneville, qui, tremblant de son côté, n'osa pas déplacer un régiment; alors il se mit à fuir, se retira tout d'un trait sur Landau, puis sur Wissembourg, et songea même à chercher une protection sous le canon de Strasbourg. Cette inconcevable retraite ouvrit tous les passages aux Prussiens, qui vinrent se grouper sous Mayence, et l'investirent sur les deux rives.
Vingt mille hommes s'étaient enfermés dans la place, et si c'était beaucoup pour la défense, c'était beaucoup trop pour l'état des vivres, qui ne pouvaient pas suffire à une garnison aussi considérable. L'incertitude de nos plans militaires avait empêché de prendre aucune mesure pour l'approvisionnement de la ville. Heureusement elle renfermait deux représentants du peuple, Rewbell et l'héroïque Merlin de Thionville, Les généraux Kléber, Aubert-Dubayet et l'ingénieur Meunier, enfin une garnison qui avait toutes les vertus guerrières, la bravoure, la sobriété, la constance. L'investissement commença en avril. Le général Kalkreuth formait le siège avec un corps prussien. Le roi de Prusse et Wurmser étaient en observation au pied des Vosges, et faisaient face à Custine. La garnison renouvelait fréquemment ses sorties et étendait fort loin sa défense. Le gouvernement français, sentant la faute qu'il avait commise en séparant les deux armées de la Moselle et du Rhin, les réunit sous Custine. Ce général, disposant de soixante à soixante-dix mille hommes, ayant les Prussiens et les Autrichiens éparpillés devant lui, et au-delà Mayence, gardée par vingt mille Français, ne songeait pas à fondre sur le corps d'observation, à le disperser, et à venir joindre la brave garnison qui lui tendait la main. Vers le milieu de mai, sentant le danger de son inaction, il fit une tentative mal combinée, mal secondée et qui dégénéra en une déroute complète. Suivant son usage, il se plaignit des subordonnés, et fut transporté à l'armée du Nord pour rendre l'organisation et le courage aux troupes retranchées au camp de César. Ainsi la coalition qui faisait les sièges de Valenciennes et de Mayence, pouvait, après deux places prises, avancer sur notre centre, et effectuer sans obstacle l'invasion.
Du Rhin aux Alpes et aux Pyrénées, une chaîne de révoltes menaçait les derrières de nos armées et interrompait leurs communications. Les Vosges, le Jura, l'Auvergne, la Lozère, forment, du Rhin aux Pyrénées, une masse presque continue de montagnes de différente étendue et de diverse hauteur. Les pays de montagnes sont, pour les institutions, les moeurs et les habitudes, des lieux de conservation. Dans presque toutes celles que nous venons de désigner, la population gardait un reste d'attachement pour son ancienne manière d'être, et, sans être aussi fanatisée que la Vendée, elle était néanmoins assez disposée à s'insurger. Les Vosges, à moitié allemandes, étaient travaillées par les nobles, par les prêtres, et montraient des dispositions d'autant plus menaçantes, que l'armée du Rhin chancelait davantage. Le Jura était tout entier insurgé pour la Gironde; et si dans sa rébellion il montrait plus d'esprit de liberté, il n'en était pas moins dangereux, car quinze à vingt mille montagnards se rassemblaient autour de Lons-le-Saulnier, et se liaient aux révoltés de l'Ain et du Rhône. On a vu dans quel état se trouvait Lyon. Les montagnes de la Lozère, qui séparent la Haute-Loire du Rhône, se remplissaient de révoltés à la manière des Vendéens. Commandés par un ex-constituant nommé Charrier, ils s'élevaient déjà au nombre de trente mille, et pouvaient se joindre par la Loire à la Vendée. Après, venaient les insurgés fédéralistes du midi. Ainsi, de vastes révoltes, différentes de but et de principes, mais également formidables, menaçaient les derrières des armées du Rhin, des Alpes et des Pyrénées.
Le long des Alpes, les Piémontais étaient en armes, et voulaient reprendre sur nous la Savoie et le comté de Nice. Les neiges empêchaient le commencement des hostilités le long du Saint-Bernard, et chacun gardait ses postes dans les trois vallées de Sallenche, de la Tarentaise et de la Maurienne. Aux Alpes maritimes et à l'armée dite d'Italie, il en était autrement. Là les hostilités avaient été reprises de bonne heure, et dès le mois de mai on avait recommencé à se disputer le poste si important de Saorgio, duquel dépendait la tranquille possession de Nice. En effet, ce poste une fois occupé, les Français étaient maîtres du Col de Tende, et tenaient la clef de la grande chaîne. Aussi les Piémontais avaient mis autant d'énergie à le défendre que nous à l'attaquer. Ils avaient, tant en Savoie que du côté de Nice, quarante mille hommes, renforcés par huit mille Autrichiens auxiliaires. Leurs troupes, disséminées en plusieurs corps d'égale force depuis le col de Tende jusqu'au grand Saint-Bernard, avaient suivi, comme toutes celles de la coalition, le système des cordons, et gardaient toutes les vallées. L'armée française d'Italie était dans le plus déplorable état; composée de quinze mille hommes au plus, dénuée de tout, faiblement commandée, il n'était pas possible d'en obtenir de grands efforts. Le général Biron, qui l'avait commandée un instant, l'augmenta de cinq mille hommes, mais il ne put la pourvoir de tout ce qui lui était nécessaire. Si une de ces grandes pensées qui nous auraient perdus au Nord s'était élevée au Midi, notre ruine n'eût pas été moins certaine de ce côté. Les Piémontais pouvaient, à la faveur des glaces qui paralysaient forcément toute action du côté des grandes Alpes, transporter toutes leurs forces aux Alpes du Midi, et, débouchant sur Nice avec une masse de trente mille hommes, culbuter notre armée d'Italie, la refouler sur les départemens insurgés, la disperser entièrement, favoriser le soulèvement des deux rives du Rhône, s'avancer peut-être jusqu'à Grenoble et Lyon, prendre là par derrière notre armée engagée dans les plaines de la Savoie, et envahir ainsi toute une partie de la France. Mais il n'y avait pas plus un Amédée chez eux qu'un Eugène chez les Autrichiens, ou qu'un Marlborough chez les Anglais. Ils s'étaient donc bornés à la défense de Saorgio.
Brunet, qui succéda à Anselme, avait fait, sur le poste de Saorgio, les mêmes efforts que Dampierre du côté de Condé. Après plusieurs combats inutiles et sanglans, on en livra enfin un dernier, le 12 juin, qui fut suivi d'une déroute complète. Alors encore, si l'ennemi eût puisé dans son succès un peu d'audace, il aurait pu nous disperser, nous faire évacuer Nice et repasser le Var. Kellermann était accouru de son quartier-général des Alpes, avait rallié l'armée au camp de Donjon, fixé des positions défensives, et ordonné, en attendant de nouvelles forces, une inaction absolue. Une circonstance rendait encore plus dangereuse la situation de cette armée, c'était l'apparition dans la Méditerranée de l'amiral anglais Hood, sorti de Gibraltar avec trente-sept vaisseaux, et de l'amiral Langara, venu avec des forces à peu près égales des ports d'Espagne. Des troupes de débarquement pouvaient occuper la ligne du Var et prendre les Français par derrière. La présence des escadres empêchait en outre les approvisionnemens par mer, favorisait la révolte du midi, et encourageait la Corse à se jeter dans les bras des Anglais. Nos flottes réparaient dans Toulon les dommages qu'elles avaient essuyés dans l'expédition si malheureuse de Sardaigne, et osaient à peine protéger les caboteurs qui apportaient des grains d'Italie. La Méditerranée n'était plus à nous, et le commerce du Levant passait de Marseille aux Grecs et aux Anglais. Ainsi l'armée d'Italie avait en face les Piémontais victorieux en plusieurs combats, et à dos la révolte du Midi et deux escadres.
Aux Pyrénées, la guerre avec l'Espagne, déclarée le 7 mars, à la suite de la mort de Louis XVI, venait à peine de commencer. Les préparatifs avaient été longs des deux côtés, parce que l'Espagne, lente, paresseuse et misérablement administrée, ne pouvait se hâter davantage, et parce que la France avait sur les bras d'autres ennemis qui occupaient toute son attention. Servan, général aux Pyrénées, avait passé plusieurs mois à organiser son armée, et à accuser Pache avec autant d'amertume que le faisait Dumouriez. Les choses étaient restées dans le même état sous Bouchotte, et, lorsque la campagne s'ouvrit, le général se plaignait encore du ministre, qui, disait-il, le laissait manquer de tout. Les deux pays communiquent l'un avec l'autre par deux points, Perpignan et Bayonne. Porter vigoureusement un corps d'invasion sur Bayonne et Bordeaux, et aboutir ainsi à la Vendée, était une tentative trop hardie pour ce temps-là; d'ailleurs l'ennemi nous supposait de ce côté de plus grands moyens de résistance; il lui aurait fallu traverser les Landes, la Garonne et la Dordogne, et de pareilles difficultés auraient suffi pour détourner de ce plan, si on y avait songé. La cour de Madrid préféra une attaque par Perpignan, parce qu'elle avait de ce côté une base plus solide en places fortes, parce qu'elle comptait sur les royalistes du Midi, d'après les promesses des émigrés, parce qu'enfin elle n'avait pas oublié ses anciennes prétentions sur le Roussillon. Quatre ou cinq mille hommes furent laissés à là garde de l'Aragon; quinze ou dix-huit mille, moitié de troupes réglées et moitié de milices, durent guerroyer sous le général Caro dans les Pyrénées-Occidentales; enfin le général Ricardos, avec vingt-quatre mille hommes, fut chargé d'attaquer sérieusement le Roussillon.
Deux vallées principales, celle du Tech et celle de la Tet, se détachent de la chaîne des Pyrénées, et débouchant vers Perpignan forment nos deux premières lignes défensives. Perpignan est placé sur la seconde, celle de la Tet. Ricardos, instruit de la faiblesse de nos moyens, débute par une pensée hardie, il masque les forts Bellegarde et les Bains, situés sur la première ligne, et s'avance hardiment avec le projet de faire tomber tous nos détachemens épars dans les vallées, en les dépassant. Cette tentative lui réussit. Il débouche le 15 avril, bat les détachemens envoyés sous le général Villot pour l'arrêter, et répand une terreur panique sur toute la frontière. En avançant avec dix mille hommes, il était maître de Perpignan, mais il n'avait pas assez d'audace; d'ailleurs tous ses préparatifs n'étaient pas faits, et il laissa aux Français le temps de se reconnaître.
Le commandement, qui paraissait trop vaste, fut divisé. Servan eut les Pyrénées-Occidentales, et le général Deflers, qu'on a vu employé à l'expédition de Hollande, les Pyrénées-Orientales. Celui-ci rallia l'armée en avant de Perpignan dans une position dite le Mas d'Eu. Le 19 mai, Ricardos étant parvenu à réunir dix-huit mille hommes, attaqua le camp français. Le combat fut sanglant. Le brave général Dagobert, conservant dans un âge avancé toute la fougue d'un jeune homme, et joignant à son courage une grande intelligence, réussit à se maintenir sur le champ de bataille. Deflers arriva avec dix-huit cents hommes de réserve, et le terrain fut conservé. La fin du jour approchait et le combat paraissait devoir être heureux; mais vers la nuit nos soldats, accablés par la fatigue d'une longue résistance, cèdent tout à coup le terrain et se réfugient en désordre sous Perpignan. La garnison effrayée ferme les portes et tire sur nos troupes, qu'elle prend pour des Espagnols. C'était encore le cas de fondre hardiment sur Perpignan et de s'emparer de cette place, qui n'eût pas résisté; mais Ricardos, qui n'avait fait que masquer Bellegarde et les Bains, ne crut pas devoir pousser la hardiesse plus loin, et revint faire le siège de ces deux petites forteresses. Il s'en empara vers la fin de juin, et se porta de nouveau en présence de nos troupes, ralliées à peu près dans les mêmes positions qu'auparavant. Ainsi, en juillet, un combat malheureux pouvait nous faire perdre le Roussillon.
Nous voyons les calamités s'augmenter en nous approchant d'un autre théâtre de guerre, plus sanglant, plus terrible que tous ceux qu'on a déjà parcourus. La Vendée, en feu et en sang, allait vomir au-delà de la Loire une colonne formidable. Nous avons laissé les Vendéens enflammés par des succès inespérés, maîtres de la ville de Thouars, qu'ils avaient prise sur Quétineau, et commençant à méditer de plus grands projets. Au lieu de marcher sur Doué et Saumur, ils s'étaient rabattus au sud du théâtre de la guerre, et avaient voulu dégager le pays du côté de Fontenay et de Niort. MM. de Lescure et de Larochejacquelein, chargés de cette expédition, s'étaient portés sur Fontenay le 16 mai. Repoussés d'abord par le général Sandos, ils se replièrent à quelque distance; bientôt, profitant de la confiance aveugle que le général républicain venait de concevoir d'un premier succès, ils reparurent au nombre de quinze à vingt mille, s'emparèrent de Fontenay, malgré les efforts que le jeune Marceau déploya dans cette journée, et obligèrent Chalbos et Sandos à se retirer à Niort dans le plus grand désordre. Là, ils trouvèrent des armes, des munitions en grande quantité, et s'enrichirent de nouvelles ressources, qui, jointes à celles qu'ils s'étaient procurées à Thouars, leur permettaient de pousser la guerre avec l'espérance de nouveaux succès. Lescure fit une proclamation aux habitans et les menaça des plus terribles peines s'ils donnaient des secours aux républicains. Après quoi, les Vendéens se séparèrent suivant leur coutume, pour retourner aux travaux des champs, et un rendez-vous fut fixé pour le 1er juin dans les environs de Doué.
Dans la Basse-Vendée, où Charette dominait seul, sans lier encore ses mouvemens avec ceux des autres chefs, les succès avaient été balancés. Canclaux, commandant à Nantes, s'était maintenu à Machecoul, mais avec peine; le général Boulard qui commandait aux Sables, grâce à ses bonnes dispositions et à la discipline de son armée, avait occupé pendant deux mois la Basse-Vendée, et avait même conservé des postes très avancés jusqu'aux environs de Palluau. Le 17 mai cependant, il fut obligé de se retirer à la Motte-Achard, très près des Sables, et il se trouvait dans le plus grand embarras, parce que ses deux meilleurs bataillons, tous composés de citoyens de Bordeaux, voulaient se retirer pour retourner à leurs affaires, qu'ils avaient quittées au premier bruit des succès remportés par les bandes vendéennes.
Les travaux des champs avaient amené quelque repos, dans la basse comme dans la haute Vendée, et, pour quelques jours, la guerre fut un peu moins active, et ajournée au commencement de juin.
Le général Berruyer, dont les ordres s'étendaient dans l'origine sur tout le théâtre de la guerre, avait été remplacé, et son commandement se trouvait divisé entre plusieurs généraux. Saumur, Niort, les Sables, composèrent l'armée dite des côtes de la Rochelle, qui fut confiée à Biron; Angers, Nantes et la Loire-Inférieure, formèrent l'armée dite des côtes de Brest, qu'on remit à Canclaux, général à Nantes. Enfin, les côtes de Cherbourg avaient été données à Wimpffen, devenu ensuite, comme on l'a vu, général des insurgés du Calvados.
Biron, transporté de la frontière du Rhin à celle d'Italie, et de cette dernière en Vendée, ne se rendit qu'avec répugnance sur ce théâtre de dévastations, et devait s'y perdre par son aversion à partager les fureurs de la guerre civile. Il arriva le 27 mai à Niort, et trouva l'armée dans un désordre affreux. Elle était composée de levées en masse, faites par force ou par entraînement dans les contrées voisines, et confusément jetées sur la Vendée, sans instruction, sans discipline, sans approvisionnemens. Formées de paysans et de bourgeois industrieux des villes, qui avaient quitté à regret leurs occupations, elles étaient prêtes à se dissoudre au premier accident. Il eût beaucoup mieux valu les renvoyer pour la plupart, car elles faisaient faute dans les campagnes et dans les villes, encombraient inutilement le pays insurgé, l'affamaient par leur masse, y répandaient le désordre, les terreurs paniques, etentraînaient souvent dans leur fuite des bataillons organisés, qui, livrés à eux-mêmes, auraient beaucoup mieux résisté. Toutes ces bandes arrivaient avec leur chef, nommé dans la localité, qui se disait général, parlait de son armée, ne voulait pas obéir, et contrariait toutes les dispositions des chefs supérieurs. Du côté d'Orléans, on formait des bataillons, connus dans cette guerre sous le nom de bataillons d'Orléans. On les composait avec des commis, des garçons de boutique, des domestiques, avec tous les jeunes gens enfin recueillis dans les sections de Paris, et envoyés à la suite de Santerre. On les amalgamait avec des troupes tirées de l'armée du Nord, dont on avait détaché cinquante hommes par bataillon. Mais il fallait associer ces élémens hétérogènes, trouver des armes et des vêtemens. Tout manquait, la paie même ne pouvait être fournie, et comme elle était inégale entre la troupe de ligne et les volontaires, elle occasionnait souvent des révoltes.
Pour organiser cette multitude, la convention envoyait commissaires sur commissaires. Il y en avait à Tours, à Saumur, à Niort, à la Rochelle, à Nantes. Ils se contrariaient entre eux et contrariaient les généraux. Le conseil exécutif y entretenait aussi des agens, et le ministre Bouchotte avait inondé le pays de ses affidés, choisis tous parmi les jacobins et les cordeliers. Ceux-ci se croisaient avec les représentans, croyaient faire preuve de zèle en accablant le pays de réquisitions, et accusaient de despotisme et de trahison les généraux qui voulaient arrêter l'insubordination des troupes, ou empêcher des vexations inutiles. Il résultait de ce conflit d'autorités un chaos d'accusations et un désordre de commandement effroyable. Biron ne pouvait se faire obéir, et il n'osait mettre en marche son armée, de peur qu'elle ne se débandât au premier mouvement, ou pillât tout sur son passage. Tel est le tableau exact des forces que la république avait à cette époque dans la Vendée.
Biron se rendit à Tours, arrêta un plan éventuel avec les représentans, qui consistait, dès qu'on aurait un peu réorganisé cette multitude confuse, à porter quatre colonnes de dix mille hommes chacune de la circonférence au centre. Les quatre points de départ étaient les ponts de Cé, Saumur, Chinon et Niort. En attendant, il alla visiter la Basse-Vendée, où il supposait le danger plus grand que partout ailleurs. Biron craignait avec raison que des communications ne s'établissent entre les Vendéens et les Anglais. Des munitions et des troupes débarquées dans le Marais pouvaient aggraver le mal et rendre la guerre interminable. Une flotte de dix voiles avait été signalée, et on savait que les émigrés bretons avaient reçu l'ordre de se rendre dans les îles de Jersey et Guernesey. Ainsi tout justifiait les craintes de Biron, et sa visite dans la Basse-Vendée.
Sur ces entrefaites, les Vendéens s'étaient réunis le 1er juin. Ils avaient introduit quelque régularité chez eux, et nommé un conseil pour gouverner le pays occupé par leurs armées. Un aventurier, qui se faisait passer pour évêque d'Agra et envoyé du pape, présidait ce conseil, et, en bénissant des drapeaux, en célébrant des messes solennelles, excitait l'enthousiasme des Vendéens, et leur rendait ainsi son imposture très utile. Ils n'avaient pas encore choisi un généralissime; mais chaque chef commandait les paysans de son quartier, et il était convenu qu'ils se concerteraient entre eux dans toutes leurs opérations. Ces chefs avaient fait une proclamation au nom de Louis XVII et du comte de Provence, régent du royaume en la minorité du jeune prince, et ils s'appelaient commandans des armées royales et catholiques. Ils projetèrent d'abord d'occuper la ligne de la Loire, et de s'avancer sur Doué et Saumur. L'entreprise était hardie, mais facile en l'état des choses. Le 7 ils entrèrent à Doué, et arrivèrent le 9 devant Saumur. Dès que leur marche fut connue, le général Salomon, qui était à Thouars avec trois mille hommes de bonnes troupes, reçut l'ordre de marcher sur leurs derrières. Salomon obéit, mais les trouva trop en force; il n'aurait pu essayer de les entamer sans se faire écraser; il revint à Thouars, et de Thouars à Niort. Les troupes de Saumur avaient pris position aux environs de la ville, sur le chemin de Fontevrault, dans les retranchements de Nantilly et sur les hauteurs de Bournan. Les Vendéens s'approchent, attaquent la colonne de Berthier, sont repoussés par une artillerie bien dirigée, mais reviennent en force, et font plier Berthier, qui est blessé. Les gendarmes à pied, deux bataillons d'Orléans et les cuirassiers résistent encore; mais ceux-ci perdent leur colonel; alors la défaite commence, et tous sont ramenés dans la place, où les Vendéens pénètrent à leur suite. Il restait encore en dehors le général Coustard, commandant les bataillons postés sur les hauteurs de Bournan. Il se voit séparé des troupes républicaines, qui avaient été refoulées dans Saumur, et forme la résolution hardie d'y rentrer, en prenant les Vendéens par derrière. Il fallait traverser un pont où les vainqueurs venaient de placer une batterie. Le brave Coustard ordonne à un corps de cuirassiers qu'il avait à ses ordres, de charger sur la batterie. «Où nous envoyez-vous? disent ceux-ci.—A la mort, répond Coustard; le salut de la république l'exige.» Les cuirassiers s'élancent, mais les bataillons d'Orléans se débandent, et abandonnent le général et les cuirassiers qui chargent la batterie. La lâcheté des uns rend inutile l'héroïsme des autres, et Coustard ne pouvant rentrer dans Saumur, se retire à Angers.
Saumur fut occupé le 9 juin, et le lendemain le château se rendit. Les Vendéens, étant maîtres du cours de la Loire, pouvaient marcher ou sur Nantes, ou sur la Flèche, le Mans et Paris. La terreur les précédait, et tout devait céder devant eux. Pendant ce temps, Biron était dans la Basse-Vendée, où il croyait, en s'occupant des côtes, parer aux dangers les plus réels et les plus graves.
Tous les périls nous menaçaient à la fois. Les coalisés faisant les sièges de Valenciennes, de Condé, de Mayence, étaient à la veille de prendre ces places, boulevards de nos frontières. Les Vosges en mouvement, le Jura révolté, ouvraient l'accès le plus facile à l'invasion du côté du Rhin. L'armée d'Italie, repoussée par les Piémontais, avait à dos la révolte du Midi et les escadres anglaises. Les Espagnols, en présence du camp français sous Perpignan, menaçaient de l'enlever par une attaque, et de se rendre maîtres du Roussillon. Les révoltés de la Lozère étaient prêts à donner la main aux Vendéens le long de la Loire, et c'était le projet de l'auteur de cette révolte. Les Vendéens, maîtres de Saumur et du cours de la Loire, n'avaient qu'à vouloir, et possédaient tous les moyens d'exécuter les plus hardies tentatives sur l'intérieur. Enfin les fédéralistes, marchant de Caen, de Bordeaux et de Marseille, se disposaient à soulever la France sur leurs pas.
Notre situation, dans le mois de juillet 1793, était d'autant plus désespérante, qu'il y avait sur tous les points un coup mortel à porter à la France. Les coalisés du Nord, en négligeant les places fortes, n'avaient qu'à marcher sur Paris, et ils auraient rejeté la convention sur la Loire, où elle aurait été reçue par les Vendéens. Les Autrichiens et les Piémontais pouvaient exécuter une invasion par les Alpes-Maritimes, anéantir notre armée et remonter tout le Midi en vainqueurs. Les Espagnols étaient en position de s'avancer par Bayonne et d'aller joindre la Vendée; ou bien, s'ils préféraient le Roussillon, de marcher hardiment vers la Lozère, peu distante de la frontière, et de mettre le Midi en feu. Enfin les Anglais, au lieu de croiser dans la Méditerranée, avaient le moyen de débarquer des troupes dans la Vendée, et de les conduire de Saumur à Paris.
Mais les ennemis extérieurs et intérieurs de la Convention n'avaient point ce qui assure la victoire dans une guerre de révolution. Les coalisés agissaient sans union, et, sous les apparences d'une guerre sainte, cachaient les vues les plus personnelles. Les Autrichiens voulaient Valenciennes; le roi de Prusse, Mayence; les Anglais, Dunkerque; les Piémontais aspiraient à recouvrer Chambéry et Nice; les Espagnols, les moins intéressés de tous, songeaient néanmoins quelque peu au Roussillon; les Anglais enfin pensaient plutôt à couvrir la Méditerranée de leurs flottes, et à y gagner quelque port, que de porter d'utiles secours dans la Vendée. Outre cet égoïsme universel qui empêchait les coalisés d'étendre leur vue au-delà de leur utilité immédiate, ils étaient tous méthodiques et timides à la guerre, et défendaient avec la vieille routine militaire les vieilles routines politiques pour lesquelles ils s'étaient armés. Quant aux Vendéens, insurgés en hommes simples contre le génie de la révolution, ils combattaient en tirailleurs braves, mais bornés. Les fédéralistes répandus sur tout le sol de la France, ayant à s'entendre à de grandes distances pour concentrer leurs opérations, ne se soulevant qu'avec timidité contre l'autorité centrale, et n'étant animés que de passions médiocres, ne pouvaient agir qu'avec incertitude et lenteur. D'ailleurs ils se faisaient un reproche secret, celui de compromettre leur patrie par une diversion coupable. Ils commençaient à sentir qu'il était criminel de discuter s'il fallait être révolutionnaire comme Pétion et Vergniaud, ou comme Robespierre et Danton, dans un moment où toute l'Europe fondait sur nous; et ils s'apercevaient que, dans de telles circonstances, il n'y avait qu'une bonne manière de l'être, c'est-à-dire la plus énergique. Déjà en effet toutes les factions, surgissant autour d'eux, les avertissaient de leur faute. Ce n'étaient pas seulement les constituants, c'étaient les agents de l'ancienne cour, les sectateurs de l'ancien clergé, tous les partisans, en un mot, du pouvoir absolu, qui se levaient à la fois, et il devenait évident pour eux que toute opposition à la révolution tournait au profit des ennemis de toute liberté et de toute nationalité.
Telles étaient les causes qui rendaient les coalisés si malhabiles et si timides, les Vendéens si bornés, les fédéralistes si incertains, et qui devaient assurer le triomphe de la convention sur les révoltes intérieures et sur l'Europe. Les montagnards, animés seuls d'une passion forte, d'une pensée unique, le salut de la révolution, éprouvant cette exaltation d'esprit qui découvre les moyens les plus neufs et les plus hardis, qui ne les croit jamais ni trop hasardeux, ni trop coûteux, s'ils sont salutaires, devaient déconcerter, par une défense imprévue et sublime, des ennemis lents, routiniers, décousus, et étouffer des factions qui voulaient de l'ancien régime à tous les degrés, de la révolution à tous les degrés, et qui n'avaient ni accord ni but déterminé.
La convention, au milieu des circonstances extraordinaires où elle était placée, n'éprouva pas un seul instant de trouble. Pendant que des places fortes ou des camps retranchés arrêtaient un moment les ennemis sur les différentes frontières, le comité de salut public travaillait jour et nuit à réorganiser les armées, à les compléter au moyen de la levée de trois cent mille hommes décrétée en mars, à envoyer des instructions aux généraux, à dépêcher des fonds et des munitions. Il parlementait avec toutes les administrations locales qui voulaient retenir, au profit de la cause fédéraliste, les approvisionnemens destinés aux armées, et parvenait à les faire désister par la grande considération du salut public.
Pendant que ces moyens étaient employés à l'égard de l'ennemi du dehors, la convention n'en prenait pas de moins efficaces à l'égard de l'ennemi du dedans. La meilleure ressource contre un adversaire qui doute de ses droits et de ses forces, c'est de ne pas douter des siens. C'est ainsi que se conduisit la convention. On a déjà vu les décrets énergiques qu'elle avait rendus au premier mouvement de révolte. Beaucoup de villes n'ayant pas voulu céder, l'idée ne lui vint pas un instant de transiger avec celles dont les actes prenaient le caractère décidé de la rébellion. Les Lyonnais ayant refusé d'obéir, et de renvoyer à Paris les patriotes incarcérés, elle ordonna à ses commissaires près l'armée des Alpes d'employer la force, sans s'inquiéter ni des difficultés, ni des périls que ces commissaires couraient à Grenoble, où ils avaient les Piémontais en face, et tous les révoltés de l'Isère et du Rhône sur leurs derrières. Elle leur prescrivit de faire rentrer Marseille dans le devoir. Elle ne laissa que trois jours à toutes les administrations pour rétracter leurs arrêtés équivoques, et enfin elle envoya à Vernon quelques gendarmes et quelques mille citoyens de Paris, pour soumettre sur-le-champ les insurgés du Calvados, les plus rapprochés de la capitale.
La grande ressource de la constitution ne fut pas négligée, et huit jours suffirent pour achever cet ouvrage, qui était plutôt un moyen de ralliement qu'un véritable plan de législation. Hérault de Séchelles en avait été le rédacteur. D'après ce projet, tout Français âgé de vingt-un ans était citoyen, et pouvait exercer ses droits politiques, sans aucune condition de fortune ni de propriété. Les citoyens réunis nommaient un député par cinquante mille âmes. Les députés, composant une seule assemblée, ne pouvaient siéger qu'un an. Ils faisaient des décrets pour tout ce qui concernait les besoins pressans de l'état, et ces décrets étaient exécutoires sur-le-champ. Ils faisaient des lois pour tout ce qui concernait les matières d'un intérêt général et moins urgent, et ces lois n'étaient sanctionnées que lorsque, dans un délai donné, les assemblées primaires n'avaient pas réclamé. Le premier jour de mai, les assemblées primaires se formaient de droit et sans convocation, pour renouveler la députation. Les assemblées primaires pouvaient demander des conventions pour modifier l'acte constitutionnel. Le pouvoir exécutif était confié à vingt-quatre membres nommés par des électeurs, et c'était la seule élection médiate. Les assemblées primaires nommaient les électeurs, ces électeurs nommaient des candidats, et le corps législatif réduisait par élimination les candidats à vingt-quatre. Ces vingt-quatre membres du conseil choisissaient les généraux, les ministres, les agens de toute espèce, et les prenaient hors de leur sein. Ils devaient les diriger, les surveiller, et ils étaient continuellement responsables. Le conseil exécutif se renouvelait tous les ans par moitié. Enfin, cette constitution, si courte, si démocratique, où le gouvernement se réduisait à un simple commissariat temporaire, respectait cependant un seul vestige de l'ancien régime, les communes, et n'en changeait ni la circonscription ni les attributions. L'énergie dont elles avaient fait preuve leur avait valu d'être conservées sur cette table rase, où ne subsistait pas une seule trace du passé. Presque sans discussion, et en huit jours, cette constitution fut adoptée,
[Note: Elle fut décrétée le 24 juin. Le projet avait été présenté le 10.]
et à l'instant où l'ensemble en fut voté, le canon retentit dans Paris, et des cris d'allégresse s'élevèrent de toutes parts. Elle fut imprimée à des milliers d'exemplaires pour être envoyée à toute la France. Elle n'essuya qu'une seule contradiction. Ce fut de la part de quelques-uns des agitateurs qui avaient préparé le 31 mai.
On se souvient du jeune Varlet, pérorant sur les places publiques, du jeune Lyonnais Leclerc, si violent dans ses discours aux Jacobins, et suspect même à Marat par ses emportements; de ce Jacques Roux, si dur envers l'infortuné Louis XVI qui voulait lui remettre son testament; tous ces hommes s'étaient signalés dans la dernière insurrection, et avaient une grande influence au comité de l'Évêché et aux Cordeliers. Ils trouvèrent mauvais que la constitution ne renfermât rien contre les accapareurs; ils rédigèrent une pétition, la firent signer dans les rues, et coururent soulever les cordeliers, en disant que la constitution était incomplète, puisqu'elle ne contenait aucune disposition contre les plus grands ennemis du peuple. Legendre voulut en vain résister à ce mouvement; on le traita de modéré, et la pétition, adoptée par la société, fut présentée par elle à la convention. A cette nouvelle, toute la Montagne fut indignée. Robespierre, Collot-d'Herbois, s'emportèrent, firent repousser la pétition, et se rendirent aux jacobins pour montrer le danger de ces exagérations perfides, qui ne tendaient, disaient-ils, qu'à égarer le peuple, et ne pouvaient être que l'ouvrage d'hommes payés par les ennemis de la république. «La constitution la plus populaire qui ait jamais été, dit Robespierre, vient de sortir d'une assemblée jadis contre-révolutionnaire, mais purgée maintenant des hommes qui contrariaient sa marche et mettaient obstacle à ses opérations. Aujourd'hui pure, cette assemblée a produit le plus bel ouvrage, le plus populaire qui ait jamais été donné aux hommes; et un individu couvert du manteau du patriotisme, qui se vante d'aimer le peuple plus que nous, ameute des citoyens de tout état, et veut prouver qu'une constitution, qui doit rallier toute la France, ne leur convient pas! Défiez-vous de telles manoeuvres, défiez-vous de ces ci-devant prêtres coalisés avec les Autrichiens! Prenez garde au nouveau masque dont les aristocrates vont se couvrir! J'entrevois un nouveau crime dans l'avenir, qui n'est peut-être pas loin d'éclater; mais nous le dévoilerons, et nous écraserons les ennemis du peuple sous quelque forme qu'ils puissent se présenter.» Collot-d'Herbois parla aussi vivement que Robespierre; il soutint que les ennemis de la république voulaient pouvoir dire aux départements: «Vous voyez, Paris approuve le langage de Jacques Roux!»
Des acclamations unanimes accueillirent les deux orateurs. Les jacobins, qui se piquaient de réunir la politique à la passion révolutionnaire, la prudence à l'énergie, envoyèrent une députation aux cordeliers. Collot-d'Herbois en était l'orateur. Il fut reçu aux Cordeliers avec la considération qui était due à l'un des membres les plus renommés des Jacobins et de la montagne. On professa pour la société qui l'envoyait un respect profond. La pétition fut rétractée, Jacques Roux et Leclerc furent exclus. Varlet n'obtint son pardon qu'en raison de son âge, et Legendre reçut des excuses pour les paroles peu convenables qu'on lui avait adressées dans la séance précédente. La constitution ainsi vengée fut envoyée à la France pour être sanctionnée par toutes les assemblées Primaires.
Ainsi la Convention présentait aux départements, d'une main la Constitution, de l'autre le décret qui ne leur donnait que trois jours pour se décider. La Constitution justifiait la Montagne de tout projet d'usurpation, fournissait un prétexte de se rallier à une autorité justifiée; et le décret des trois jours ne donnait pas le temps d'hésiter, et obligeait à préférer le parti de l'obéissance.
Beaucoup de départements en effet cédèrent, et d'autres persistèrent dans leurs premières démarches. Mais ceux-ci, échangeant des adresses, s'envoyant des députations, semblaient s'attendre les uns les autres pour agir. Les distances ne permettaient pas de correspondre rapidement et de former un ensemble. En outre, le défaut de génie révolutionnaire empêchait de trouver les ressources nécessaires pour réussir. Quelque bien disposées que soient les masses, elles ne sont jamais prêtes à tous les sacrifices, si des hommes passionnés ne les y obligent pas. Il aurait fallu des moyens violents pour soulever les bourgeois modérés des villes, pour les obliger à marcher, à contribuer, à se hâter. Mais les girondins, qui condamnaient tous ces moyens chez les montagnards, ne pouvaient les employer eux-mêmes. Les négociants bordelais croyaient avoir beaucoup fait quand ils avaient parlé avec un peu de vivacité dans les sections, mais il n'étaient pas sortis de leurs murs. Les Marseillais, un peu plus prompts, avaient envoyé six mille hommes à Avignon, mais ils ne composaient pas eux-mêmes cette petite armée; ils s'étaient fait remplacer par des soldats payés. Les Lyonnais attendaient la jonction des Provençaux et des Languedociens; les Normands paraissaient un peu refroidis; les Bretons seuls ne s'étaient pas démentis, et avaient rempli eux-mêmes les cadres de leurs bataillons.
On s'agitait beaucoup à Caen, centre principal de l'insurrection. C'étaient les colonnes parties de ce point qui devaient rencontrer les premières les troupes de la Convention, et ce premier engagement ne pouvait qu'avoir une grande importance. Les députés proscrits et assemblés Autour de Wimpffen se plaignaient de ses lenteurs, et croyaient entrevoir en lui un royaliste. Wimpffen, pressé de toutes parts, ordonna enfin à Puisaye de porter, le 13 juillet, son avant-garde à Vernon, et annonça qu'il allait marcher lui-même avec toutes ses forces. Le 13, en effet, Puisaye s'avança vers Pacy, et rencontra les levées de Paris, accompagnées de quelques centaines de gendarmes. Quelques coups de fusil furent tirés de part et d'autre dans les bois. Le lendemain 14, les fédéralistes occupèrent Pacy et parurent avoir un léger avantage. Mais le jour suivant les troupes de la Convention se montrèrent avec du canon. À la première décharge, la terreur se répandit dans les rangs des fédéralistes; ils se dispersèrent et s'enfuirent confusément à Évreux. Les Bretons, plus fermes, se retirèrent avec moins de désordre, mais ils furent entraînés dans le mouvement rétrograde des autres. A cette nouvelle, la consternation se répandit dans le Calvados, et toutes les administrations commencèrent à se repentir de leurs imprudentes démarches. Dès qu'on apprit cette déroute à Caen, Wimpffen assembla les députés, leur proposa de se retrancher dans cette ville, et d'y faire une résistance opiniâtre. Wimpffen, s'ouvrant ensuite davantage, leur dit qu'il ne voyait qu'un moyen de soutenir cette lutte, c'était de se ménager un allié puissant, et que, s'ils voulaient, il leur en procurerait un; il leur laissa même deviner qu'il s'agissait du cabinet anglais. Il ajouta qu'il croyait la république impossible, et qu'à ses yeux le retour à la monarchie ne serait pas un malheur. Les girondins repoussèrent avec force toute offre de ce genre, et témoignèrent la plus franche indignation. Quelques-uns Commencèrent à sentir alors l'imprudence de leur tentative, et le danger de lever un étendard quelconque, puisque toutes les factions venaient s'y rallier pour renverser la république. Ils ne perdirent cependant pas tout espoir, et songèrent à se retirer à Bordeaux, où quelques-uns croyaient pouvoir opérer un mouvement sincèrement républicain, et plus heureux que celui du Calvados et de la Bretagne. Il partirent donc avec les bataillons bretons qui retournaient chez eux, et projetèrent d'aller s'embarquer à Brest. Ils prirent l'habit de soldat, et se confondirent dans les rangs du bataillon du Finistère. Il avaient besoin de se cacher depuis l'échec de Vernon, parce que toutes les administrations, empressées de se soumettre et de donner des preuves de zèle à la convention, auraient pu les faire arrêter. Ils parcoururent ainsi une partie de la Normandie et de la Bretagne au milieu de dangers continuels et de souffrances affreuses, et vinrent se cacher aux environs de Brest, pour se rendre ensuite à Bordeaux. Barbaroux, Pétion, Salles, Louvet, Meilhan, Guadet, Kervélégan, Gorsas, Girey-Dupré, collaborateur de Brissot, Marchenna, jeune Espagnol qui était venu chercher la liberté en France, Riouffe, jeune homme attaché par enthousiasme aux girondins, composaient cette troupe d'illustres fugitifs, poursuivis comme traîtres à la patrie, quoique tout prêts cependant à donner leur vie pour elle, et croyant même encore la servir alors qu'ils la compromettaient par la plus dangereuse diversion.
Dans la Bretagne, dans les départemens de l'Ouest et du bassin supérieur de la Loire, les administrations s'empressèrent de se rétracter pour éviter d'être mises hors la loi. La constitution, transportée en tous lieux, était le prétexte d'une soumission nouvelle. La convention, disait-on, n'entendait ni s'éterniser, ni s'emparer du pouvoir, puisqu'elle donnait une constitution; cette constitution devait terminer bientôt le règne des factions, et paraissait contenir le gouvernement le plus simple qu'on eût jamais vu. Pendant ce temps, les municipalités montagnardes, les clubs jacobins, redoublaient d'énergie, et les honnêtes partisans de la Gironde cédaient devant une révolution qu'ils n'avaient pas assez de force pour combattre, et qu'ils n'auraient pas eu assez de force pour défendre. Dès ce moment, Toulouse chercha à se justifier. Les Bordelais, plus prononcés, ne se soumirent pas formellement, mais ils firent rentrer leur avant-garde, et cessèrent d'annoncer leur marche sur Paris. Deux autres événemens importans vinrent terminer les dangers de la Convention, dans l'Ouest et le Midi: ce fut la défense de Nantes, et la dispersion des rebelles de la Lozère.
On a vu les Vendéens à Saumur, maîtres du cours de la Loire, et pouvant, s'ils avaient apprécié leur position, faire sur Paris une tentative qui eût peut-être réussi, car la Flèche et le Mans étaient sans aucun moyen de résistance. Le jeune Bonchamps, qui portait seul ses vues au-delà de la Vendée, aurait voulu qu'on fît une incursion en Bretagne, pour se donner un port sur l'Océan, et marcher ensuite sur Paris. Mais il n'y avait pas assez de génie chez ses compagnons d'armes pour qu'il fût compris. La véritable capitale, sur laquelle il fallait marcher, selon eux, c'était Nantes: ni leur esprit ni leurs voeux n'allaient au-delà. Il y avait cependant plusieurs raisons d'en agir ainsi; car Nantes ouvrait les communications avec la mer, assurait la possession de tout le pays, et rien n'empêchait les Vendéens, après la prise de cette ville, de tenter des projets plus hardis: d'ailleurs ils n'arrachaient pas leurs soldats de chez eux, considération importante avec des paysans qui ne voulaient jamais perdre leur clocher de vue. Charrette, maître de la Basse-Vendée, après avoir fait une fausse démonstration sur les Sables, s'était emparé de Machecoul, et se trouvait aux portes de Nantes. Il ne s'était jamais concerté avec les chefs de la Haute-Vendée, mais il offrait cette fois de s'entendre avec eux. Il promettait d'attaquer Nantes par la rive gauche, tandis que la grande armée l'attaquerait par la rive droite, et il semblait difficile de ne pas réussir avec un tel concours de moyens.
Les Vendéens évacuèrent donc Saumur, descendirent vers Angers et se disposèrent à marcher d'Angers sur Nantes, en filant le long de la rive droite de la Loire. Leur armée était fort diminuée, parce que beaucoup de paysans ne voulaient pas s'engager dans une expédition aussi longue; cependant elle se composait encore de trente mille hommes à peu près. Ils nommèrent un généralissime, et firent choix du voiturier Cathelineau, pour flatter les paysans et se les attacher davantage. M. de Lescure, blessé, dut rester dans l'intérieur du pays pour faire de nouveaux rassemblemens, pour tenir les troupes de Niort en échec, et empêcher que le siège de Nantes ne fût troublé.
Pendant ce temps, la commission des représentans, séant à Tours, demandait des secours à tout le monde, et pressait Biron, qui visitait la côte, de se porter en toute hâte sur les derrières des Vendéens. Ne se contentant même pas de rappeler Biron, elle ordonnait des mouvemens en son absence, et faisait marcher vers Nantes toutes les troupes qu'on avait pu réunir à Saumur. Biron répondit aussitôt aux instances de la commission. Il consentait, disait-il, au mouvement exécuté sans ses ordres, mais il était obligé de garder les Sables et la Rochelle, villes plus importantes à ses yeux que Nantes; les bataillons de la Gironde, les meilleurs de l'armée, allaient le quitter, et il fallait qu'il les remplaçât; il lui était impossible de mouvoir son armée sans la voir se débander et se livrer au pillage, tant elle était indisciplinée: il pouvait donc tout au plus en détacher trois mille hommes organisés, et il y aurait de la folie, ajoutait-il, à marcher sur Saumur, et à s'enfoncer dans le pays avec des forces si peu considérables. Biron écrivit en même temps au comité de salut public qu'il donnait sa démission, puisque les représentans voulaient ainsi s'arroger le commandement. Le comité lui répondit qu'il avait toute raison, que les représentans pouvaient conseiller ou proposer certaines opérations, mais ne devaient pas les ordonner, et que c'était à lui seul à prendre les mesures qu'il croirait convenables pour conserver Nantes, la Rochelle et Niort. Biron n'en fit pas moins tous ses efforts pour se composer une petite armée plus mobile, et avec laquelle il pût aller au secours de la ville assiégée.
Les Vendéens, dans cet intervalle, quittèrent Angers le 27, et se trouvèrent le 28 en vue de Nantes. Ils firent une sommation menaçante qui ne fut pas même écoutée, et se préparèrent à l'attaque. Elle devait avoir lieu sur les deux rives le 29, à deux heures du matin. Canclaux n'avait, pour garder un espace immense, coupé par plusieurs bras de la Loire, que cinq mille hommes de troupes réglées, et à peu près autant de gardes nationales. Il fit les meilleures dispositions, et communiqua le plus grand courage à la garnison. Le 29, Charette attaqua, à l'heure convenue, du côté des ponts; mais Cathelineau, qui agissait par la rive droite, et avait la partie la plus difficile de l'entreprise, fut arrêtée par le poste de Nort, où quelques cents hommes firent la résistance la plus héroïque. L'attaque retardée de ce côté en devint plus difficile. Cependant les Vendéens se répandirent derrière les haies et les jardins, et serrèrent la ville de très près. Canclaux, général en chef, et Beysser, commandant de la place, maintinrent partout les troupes républicaines. De son côté, Cathelineau redoubla d'efforts; déjà il s'était fort avancé dans un faubourg, lorsqu'une balle vint le frapper mortellement. Ses soldats se retirèrent consternés en l'emportant sur leurs épaules. Dès ce moment, l'attaque se ralentit. Après dix-huit heures de combat, les Vendéens se dispersèrent, et la place fut sauvée.
Tout le monde dans cette journée avait fait son devoir. La garde nationale avait rivalisé avec les troupes de ligne, et le maire lui-même reçut une blessure. Le lendemain, les Vendéens se jetèrent dans des barques, et rentrèrent dans l'intérieur du pays. Dès ce moment, l'occasion des grandes entreprises fut perdue pour eux; ils ne devaient plus aspirer à exécuter rien d'important, et ne pouvaient espérer tout au plus que d'occuper leur propre pays. Dans ce moment, Biron, se hâtant de secourir Nantes, arrivait à Angers avec ce qu'il avait pu réunir de troupes, et Westermann se rendait dans la Vendée avec sa légion germanique.
Nantes était à peine délivrée, que l'administration, disposée en faveur des girondins, voulut se réunir aux insurgés du Calvados. Elle rendit en effet une arrêté hostile contre la convention, Canclaux s'y opposa de toutes ses forces, et réussit à ramener les Nantais à l'ordre.
Les dangers les plus graves étaient donc surmontés de ce côté. Un événement non moins important se passait dans la Lozère; c'était la soumission de trente mille révoltés, qui auraient pu communiquer avec les Vendéens, ou avec les Espagnols par le Roussillon.
Par une circonstance des plus heureuses, le député Fabre, envoyé à l'armée des Pyrénées-Orientales, se trouvait sur les lieux au moment de la révolte; il y déploya l'énergie qui plus tard lui fit chercher et trouver la mort aux Pyrénées. Il s'empara des administrations, mit la population entière sous les armes, et appela à lui toutes les forces des environs en gendarmerie et troupes réglées; il souleva le Cantal, la Haute-Loire, le Puy-de-Dôme; et les révoltés frappés, dès le premier moment, poursuivis de toutes parts, furent dispersés, rejetés dans les bois, et leur chef, l'ex-constituant Charrier, tomba lui-même au pouvoir des vainqueurs. On acquit, par ses papiers, la preuve que son projet était lié à la grande conspiration découverte six mois auparavant en Bretagne, et dont le chef, La Rouarie, était mort sans pouvoir réaliser ses projets. Dans les montagnes du Centre et du Midi, la tranquillité était donc assurée, les derrières de l'armée des Pyrénées étaient garantis, et la vallée du Rhône n'avait plus l'un de ses flancs couvert par des montagnes insurgées.
Une victoire inattendue sur les Espagnols dans le Roussillon achevait d'assurer la soumission du Midi. On les a vus, après leur première marche dans les vallées du Tech et de la Tet, rétrograder pour prendre Bellegarde et les Bains, et revenir ensuite se placer devant le camp français. Après l'avoir long-temps observé, ils l'attaquèrent le 17 juillet. Les Français avaient à peine douze mille jeunes soldats: les Espagnols au contraire comptaient quinze ou seize mille hommes parfaitement aguerris. Ricardos, dans l'intention de nous envelopper, avait trop divisé son attaque. Nos jeunes volontaires, soutenus par le général Barbantane et le brave Dagobert, tenaient ferme dans leurs retranchemens, et après des efforts inouïs, les Espagnols parurent décidés à se retirer. Dagobert, qui attendait ce moment, se précipite sur eux, mais un de ses bataillons se débande tout à coup, et se laisse ramener en désordre. Heureusement à cette vue, Deflers, Barbantane, viennent au secours de Dagobert, et tous s'élancent avec tant de violence, que l'ennemi est culbuté au loin. Ce combat du 17 juillet releva le courage de nos soldats, et, suivant le témoignage d'un historien, produisit aux Pyrénées l'effet que Valmy avait produit dans la Champagne l'année précédente.
Du côté des Alpes, Dubois-Crancé, placé entre la Savoie mécontente, la Suisse incertaine, Grenoble et Lyon révoltés, se conduisait avec autant de force que de bonheur. Tandis que les autorités sectionnaires prêtaient devant lui le serment fédéraliste, il faisait prêter le serment opposé au club et à son armée, et attendait le premier mouvement favorable pour agir. Ayant saisi en effet la correspondance des autorités, il y trouva la preuve qu'elles cherchaient à se coaliser avec Lyon; alors il les dénonça au peuple de Grenoble comme voulant amener la dissolution de la république par une guerre civile, et profitant d'un moment de chaleur, il les fit destituer, et rendit tous les pouvoirs à l'ancienne municipalité. Dès ce moment, tranquille sur Grenoble, il s'occupa de réorganiser l'armée des Alpes, afin de conserver la Savoie et de faire exécuter les décrets de la convention contre Lyon et Marseille. Il changea tous les états-majors, rétablit l'ordre dans ses bataillons, incorpora les recrues provenant de la levée des trois cent mille hommes; et quoique les départemens de la Lozère, de la Haute-Loire, eussent employé leur contingent à étouffer la révolte de leurs montagnes, il tâcha d'y suppléer par des réquisitions. Après ces premiers soins, il fit partir le général Carteaux avec quelques mille hommes d'infanterie, et avec la légion levée en Savoie sous le nom de légion des Allobroges, pour se rendre à Valence, y occuper le cours du Rhône, et empêcher la jonction des Marseillais avec les Lyonnais. Carteaux, parti dans les premiers jours de juillet, se porta rapidement sur Valence, et de Valence sur le Pont-Saint-Esprit, où il enleva le corps des Nîmois, dispersa les uns, s'incorpora les autres, et s'assura les deux rives du Rhône. Il se jeta immédiatement après sur Avignon, où les Marseillais s'étaient établis quelque temps auparavant.
Tandis que ces événemens se passaient à Grenoble, Lyon affectant toujours la plus grande fidélité à la république, promettant de maintenir son unité, son indivisibilité, n'obéissait pourtant pas au décret de la convention, qui évoquait au tribunal révolutionnaire de Paris les procédures intentées contre divers patriotes. Sa commission et son état-major se remplissaient de royalistes cachés. Rambaud, président de la commission, Précy, commandant de la force départementale, étaient secrètement dévoués à la cause de l'émigration. Égarés par de dangereuses suggestions, les malheureux Lyonnais allaient se compromettre avec la convention qui, désormais obéie et victorieuse, devait faire tomber sur la dernière ville restée en révolte tout le châtiment réservé au fédéralisme vaincu. En attendant, ils s'armaient à Saint-Etienne, réunissaient des déserteurs de toute espèce; mais, cherchant toujours à ne pas se montrer en révolte ouverte, ils laissaient passer les convois destinés aux frontières, et ordonnaient l'élargissement des députés Noël Pointe, Santeyra et Lesterpt-Beauvais, arrêtés par les communes environnantes.
Le Jura était un peu calmé; les représentans Bassal et Garnier, qu'on y a vus avec quinze cents hommes enveloppés par quinze mille, avaient éloigné leurs forces trop insuffisantes, et tâché de négocier. Ils réussirent, et les administrations révoltées leur avaient promis de mettre fin à ce mouvement par l'acceptation de la constitution.
Près de deux mois s'étaient écoulés depuis le 2 juin (car on touchait à la fin de juillet); Valenciennes et Mayence étaient toujours menacées; mais la Normandie, la Bretagne et presque tous les départemens de l'Ouest étaient rentrés sous l'obéissance. Nantes venait d'être délivrée des Vendéens, les Bordelais n'osaient pas sortir de leurs murs, la Lozère était soumise; les Pyrénées se trouvaient garanties pour le moment, Grenoble était pacifiée, Marseille était isolée de Lyon, par les succès de Carteaux, et Lyon, quoique refusant d'obéir aux décrets, n'osait cependant pas déclarer la guerre. L'autorité de la convention était donc à peu près rétablie dans l'intérieur. D'une part, la lenteur des fédéralistes, leur défaut d'ensemble, leurs demi-moyens; de l'autre, l'énergie de la convention, l'unité de sa puissance, sa position centrale, son habitude du commandement, sa politique tour à tour habile et forte, avaient décidé le triomphe de la Montagne sur ce dernier effort des girondins. Applaudissons-nous de ce résultat, car dans un moment où la France était attaquée de toutes parts, le plus digne de commander c'était le plus fort. Les fédéralistes vaincus se condamnaient par leurs propres paroles: Les honnêtes gens, disaient-ils, n'ont jamais su avoir de l'énergie.
Mais tandis que les fédéralistes succombaient de tous côtés, un dernier accident allait exciter contre eux les plus grandes fureurs.
A cette époque vivait dans le Calvados une jeune fille, âgée de vingt-cinq ans, réunissant à une grande beauté un caractère ferme et indépendant. Elle se nommait Charlotte Corday d'Armans. Ses moeurs étaient pures, mais son esprit était actif et inquiet. Elle avait quitté la maison paternelle pour aller vivre avec plus de liberté chez une de ses amies à Caen. Son père avait autrefois, par quelques écrits, réclamé les privilèges de sa province, à l'époque où la France était réduite encore à réclamer des privilèges de villes et de provinces. La jeune Corday s'était enflammée pour la cause de la révolution, comme beaucoup de femmes de son temps, et, de même que madame Roland, elle était enivrée de l'idée d'une république soumise aux lois et féconde en vertus. Les girondins lui paraissaient vouloir réaliser son rêve; les montagnards semblaient seuls y apporter des obstacles; et, à la nouvelle du 31 mai, elle résolut de venger ses orateurs chéris. La guerre du Calvados commençait; elle crut que la mort du chef des anarchistes, concourant avec l'insurrection des départemens, assurerait la victoire de ces derniers; elle résolut donc de faire un grand acte de dévouement, et de consacrer à sa patrie une vie dont un époux, des enfans, une famille, ne faisaient ni l'occupation ni le charme. Elle trompa son père, et lui écrivit que les troubles de la France devenant tous les jours plus effrayans, elle allait chercher le calme et la sécurité en Angleterre. Tout en écrivant cela, elle s'acheminait vers Paris. Avant son départ, elle voulut voir à Caen les députés, objets de son enthousiasme et de son dévouement. Pour parvenir jusqu'à eux, elle imagina un prétexte, et demanda à Barbaroux une lettre de recommandation auprès du ministre de l'intérieur, ayant, disait-elle, des papiers à réclamer pour une amie, ancienne chanoinesse. Barbaroux lui en donna une pour le député Duperret, ami de Garat. Ses collègues, qui la virent comme lui, et comme lui l'entendirent exprimer sa haine contre les montagnards, et son enthousiasme pour une république pure et régulière, furent frappés de sa beauté et touchés de ses sentimens. Tous ignoraient ses projets.
Arrivée à Paris, Charlotte Corday songea à choisir sa victime. Danton et Robespierre étaient assez célèbres dans la Montagne pour mériter ses coups, mais Marat était celui qui avait paru le plus effrayant aux provinces, et qu'on regardait comme le chef des anarchistes. Elle voulait d'abord frapper Marat au faîte même de la Montagne et au milieu de ses amis; mais elle ne le pouvait plus, car Marat se trouvait dans un état qui l'empêchait de siéger à la convention. On se rappelle sans doute qu'il s'était suspendu volontairement pendant quinze jours; mais, voyant que le procès des girondins ne pouvait être vidé encore, il mit fin à cette ridicule comédie, et reparut à sa place.
Bientôt une de ces maladies inflammatoires qui, dans les révolutions, terminent ces existences orageuses que ne termine pas l'échafaud, l'obligea à se retirer et à rentrer dans sa demeure. Là, rien ne pouvait calmer sa dévorante activité; il passait une partie du jour dans son bain, entouré de plumes et de papiers, écrivant sans cesse, rédigeant son journal, adressant des lettres à la convention, et se plaignant de ce qu'on ne leur donnait pas assez d'attention. Il en écrivit une dernière, disant que, si on ne la lisait pas, il allait se faire transporter malade à la tribune, et la lire lui-même. Dans cette lettre, il dénonçait deux généraux, Custine et Biron. «Custine, disait-il, transporté du Rhin au Nord, y faisait comme Dumouriez, il médisait des anarchistes, il composait ses états-majors à sa fantaisie, armait certains bataillons, désarmait certains autres, et les distribuait conformément à ses plans, qui, sans doute, étaient ceux d'un conspirateur.» (On se souvient que Custine profitait du siège de Valenciennes pour réorganiser l'armée du Nord au camp de César.) «Quant à Biron, c'était un ancien valet de cour; il affectait une grande crainte des Anglais pour se tenir dans la Basse-Vendée, et laisser à l'ennemi la possession de la Vendée supérieure. Évidemment il n'attendait qu'une descente, pour lui-même se réunir aux Anglais et leur livrer notre armée. La guerre de la Vendée aurait dû être déjà finie. Un homme judicieux, après avoir vu les Vendéens se battre une fois, devait trouver le moyen de les détruire. Pour lui, qui possédait aussi la science militaire, il avait imaginé une manoeuvre infaillible, et si son état de santé n'avait pas été aussi mauvais, il se serait fait transporter sur les bords de la Loire pour mettre lui-même ce plan à exécution. Custine et Biron étaient les deux Dumouriez du moment; et, après les avoir arrêtés, il fallait prendre une dernière mesure qui répondrait à toutes les calomnies, et engagerait tous les députés sans retour dans la révolution, c'était de mettre à mort les Bourbons prisonniers, et de mettre à prix la tête des Bourbons fugitifs. De cette manière on n'accuserait plus les uns de destiner Orléans au trône, et on empêcherait les autres de faire leur paix avec la famille des Capet.
C'était toujours, comme on le voit, la même vanité, la même fureur, et la même promptitude à devancer les craintes populaires. Custine et Biron, en effet, allaient devenir les deux objets de la fureur générale, et c'était Marat qui, malade et mourant, avait encore eu l'honneur de l'initiative.
Charlotte Corday, pour l'atteindre, était donc obligée d'aller le chercher chez lui. D'abord elle remit la lettre qu'elle avait pour Duperret, remplit sa commission auprès du ministre de l'intérieur, et se prépara à consommer son projet. Elle demanda à un cocher de fiacre l'adresse de Marat, s'y rendit, et fut refusée. Alors elle lui écrivit, et lui dit qu'arrivée du Calvados, elle avait d'importantes choses à lui apprendre. C'était assez pour obtenir son introduction. Le 13 juillet, en effet, elle se présente à huit heures du soir. La gouvernante de Marat, jeune femme de vingt-sept ans, avec laquelle il vivait maritalement, lui oppose quelques difficultés; Marat, qui était dans son bain, entend Charlotte Corday, et ordonne qu'on l'introduise. Restée seule avec lui, elle rapporte ce qu'elle a vu à Caen, puis l'écoute, le considère avant de le frapper. Marat demande avec empressement le nom des députés présens à Caen; elle les nomme, et lui, saisissant un crayon, se met à les écrire, en ajoutant: «C'est bien, ils iront tous à la guillotine.—A la guillotine!…» reprend la jeune Corday indignée; alors elle tire un couteau de son sein, frappe Marat sous le téton gauche, et enfonce le fer jusqu'au coeur. «A moi! s'écrie-t-il, à moi, ma chère amie!» Sa gouvernante s'élance à ce cri; un commissionnaire qui ployait des journaux accourt de son côté; tous deux trouvent Marat plongé dans son sang, et la jeune Corday calme, sereine, immobile. Le commissionnaire la renverse d'un coup de chaise, la gouvernante la foule aux pieds. Le tumulte attire du monde, et bientôt tout le quartier est en rumeur. La jeune Corday se relève, et brave avec dignité les outrages et les fureurs de ceux qui l'entourent. Des membres de la section, accourus à ce bruit, et frappés de sa beauté, de son courage, du calme avec lequel elle avoue son action, empêchent qu'on ne la déchire, et la conduisent en prison, où elle continue à tout confesser avec la même assurance.
Cet assassinat, comme celui de Lepelletier, causa une rumeur extraordinaire. On répandit sur-le-champ que c'étaient les girondins qui avaient armé Charlotte Corday. On avait dit la même chose pour Lepelletier, et on le répétera dans toutes les occasions semblables. Une opinion opprimée se signale presque toujours par un coup de poignard; ce n'est qu'une âme plus exaspérée qui a conçu et exécuté l'acte, on l'impute cependant à tous les partisans de la même opinion, et on s'autorise ainsi à exercer sur eux de nouvelles vengeances, et à faire un martyr. On était embarrassé de trouver des crimes aux députés détenus; la révolte départementale fournit un premier prétexte de les immoler, en les déclarant complices des députés fugitifs; la mort de Marat servit de complément à leurs crimes supposés, et aux raisons qu'on voulait se procurer pour les envoyer à l'échafaud.
La Montagne, les jacobins, et surtout les cordeliers, qui se faisaient gloire d'avoir possédé Marat les premiers, d'être demeurés plus particulièrement liés avec lui, et de ne l'avoir jamais désavoué, témoignèrent une grande douleur. Il fut convenu qu'il serait enterré dans leur jardin, et sous les arbres mêmes où le soir il lisait sa feuille au peuple. La convention décida qu'elle assisterait en corps à ses funérailles. Aux Jacobins, on proposa de lui décerner des honneurs extraordinaires; on voulut lui donner le Panthéon, bien que la loi ne permît d'y transporter un individu que vingt ans après sa mort. On demandait que toute la société se rendît en masse à son convoi; que les presses de l'Ami du Peuple fussent achetées par la société, pour qu'elles ne tombassent pas en des mains indignes; que son journal fût continué par des successeurs capables, sinon de l'égaler, du moins de rappeler son énergie et de remplacer sa vigilance. Robespierre, qui s'attachait à rendre les jacobins toujours plus imposans, en s'opposant à toutes leurs vivacités, et qui d'ailleurs voulait ramener à lui l'attention trop fixée sur le martyr, prit la parole dans cette circonstance. «Si je parle aujourd'hui, dit-il, c'est que j'ai le droit de le faire. Il s'agit des poignards, ils m'attendent, je les ai mérités, et c'est l'effet du hasard si Marat a été frappé avant moi. J'ai donc le droit d'intervenir dans la discussion, et je le fais pour m'étonner que votre énergie s'épuise ici en vaines déclamations, et que vous ne songiez qu'à de vaines pompes. Le meilleur moyen de venger Marat, c'est de poursuivre impitoyablement ses ennemis. La vengeance qui cherche à se satisfaire en vains honneurs funéraires s'apaise bientôt, et ne songe plus à s'exercer d'une manière plus réelle et plus utile. Renoncez donc à d'inutiles discussions, et vengez Marat d'une manière plus digne de lui.» Toute discussion fut écartée par ces paroles, et on ne songea plus aux propositions qui avaient été faites. Néanmoins, les jacobins, la convention, les cordeliers, toutes les sociétés populaires et les sections, se préparèrent à lui décerner des honneurs magnifiques. Son corps resta exposé pendant plusieurs jours; Il était découvert, et on voyait la blessure qu'il avait reçue. Les sociétés populaires, les sections venaient processionnellement jeter des fleurs sur son cercueil. Chaque président prononçait un discours. La section de la République vient la première: «il est mort, s'écrie son président, il est mort l'ami du peuple…. Il est mort assassiné!… Ne prononçons point son éloge sur ses dépouilles inanimées. Son éloge c'est sa conduite, ses écrits, sa plaie sanglante, et sa mort!… Citoyennes, jetez des fleurs sur le corps pâle de Marat! Marat fut notre ami, il fut l'ami du peuple, c'est pour le peuple qu'il a vécu, c'est pour le peuple qu'il est mort.» Après ces paroles, des jeunes filles font le tour du cercueil, et jettent des fleurs sur le corps de Marat. L'orateur reprend: «Mais c'est assez se lamenter; écoutez la grande âme de Marat, qui se réveille et vous dit: Républicains, mettez un terme à vos pleurs…. Les républicains ne doivent verser qu'une larme, et songer ensuite à la patrie. Ce n'est pas moi qu'on a voulu assassiner, c'est la république: ce n'est pas moi qu'il faut venger, c'est la république, c'est le peuple, c'est vous!»
Toutes les sociétés, toutes les sections vinrent ainsi l'une après l'autre autour du cercueil de Marat; et si l'histoire rappelle de pareilles scènes, c'est pour apprendre aux hommes à réfléchir sur l'effet des préoccupations du moment, et pour les engager à bien s'examiner eux-mêmes lorsqu'ils pleurent les puissances ou maudissent les vaincus du jour.
Pendant ce temps, le procès de la jeune Corday s'instruisait avec la rapidité des formes révolutionnaires. On avait impliqué dans son affaire deux députés; l'un était Duperret, avec lequel elle avait eu des rapports, et qui l'avait conduite chez le ministre de l'intérieur; l'autre était Fauchet, ancien évêque, devenu suspect à cause de ses liaisons avec le côté droit, et qu'une femme, ou folle ou méchante, prétendait faussement avoir vu aux tribunes avec l'accusée.
Charlotte Corday, conduite en présence du tribunal, conserve le même calme. On lui lit son acte d'accusation, après quoi on procède à l'audition des témoins: Corday interrompt le premier témoin, et ne laissant pas le temps de commencer sa déposition: «C'est moi, dit-elle, qui ai tué Marat.—Qui vous a engagée à commettre cet assassinat? lui demande le président.—Ses crimes.—Qu'entendez-vous par ses crimes?—Les malheurs dont il est cause depuis la révolution.—Qui sont ceux qui vous ont engagée à cette action?—Moi seule, reprend fièrement la jeune fille. Je l'avais résolu depuis long-temps, et je n'aurais jamais pris conseil des autres pour une pareille action. J'ai voulu donner la paix à mon pays.—Mais croyez-vous avoir tué tous les Marat?—Non, reprend tristement l'accusée, non.» Elle laisse ensuite achever les témoins, et après chaque déposition, elle répète chaque fois: «C'est vrai, le déposant a raison.» Elle ne se défend que d'une chose, c'est de sa prétendue complicité avec les girondins. Elle ne dément qu'un seul témoin, c'est la femme qui implique Duperret et Fauchet dans sa cause; puis elle se rassied et écoute le reste de l'instruction avec une parfaite sérénité. «Vous le voyez, dit pour toute défense son avocat Chauveau-Lagarde, l'accusée avoue tout avec une inébranlable assurance. Ce calme et cette abnégation, sublimes sous un rapport, ne peuvent s'expliquer que par le fanatisme politique le plus exalté. C'est à vous de juger de quel poids cette considération morale doit être dans la balance de la justice.»
Charlotte Corday est condamnée à la peine de mort. Son beau visage n'en paraît pas ému; elle rentre dans sa prison avec le sourire sur les lèvres; elle écrit à son père pour lui demander pardon d'avoir disposé de sa vie; elle écrit à Barbaroux, auquel elle raconte son voyage et son action dans une lettre charmante, pleine de grâce, d'esprit et d'élévation; elle lui dit que ses amis ne doivent pas la regretter, car une imagination vive, un coeur sensible, promettent une vie bien orageuse à ceux qui en sont doués. Elle ajoute qu'elle s'est bien vengée de Pétion, qui à Caen suspecta un moment ses sentimens politiques. Enfin elle le prie de dire à Wimpffen qu'elle l'a aidé à gagner plus d'une bataille. Elle termine par ces mots: «Quel triste peuple pour former une république! il faut au moins fonder la paix; le gouvernement viendra comme il le pourra.»
Le 15, Charlotte Corday subit son jugement avec le calme qui ne l'avait pas quittée. Elle répondit par l'attitude la plus modeste et la plus digne aux outrages de la vile populace. Cependant tous ne l'outrageaient pas; beaucoup plaignaient cette fille si jeune, si belle, si désintéressée dans son action, et l'accompagnaient à l'échafaud d'un regard de pitié et d'admiration.
Marat fut transporté en grande pompe au jardin des Cordeliers. «Cette pompe, disait le rapport de la commune, n'avait rien que de simple et de patriotique: le peuple, rassemblé sous les bannières des sections, arrivait paisiblement. Un désordre en quelque sorte imposant, un silence respectueux, une consternation générale, offraient le spectacle le plus touchant. La marche a duré depuis six heures du soir jusqu'à minuit; elle était formée de citoyens de toutes les sections, des membres de la convention, de ceux de la commune et du départemens, des électeurs et des sociétés populaires. Arrivé dans le jardin des Cordeliers, le corps de Marat a été déposé sous les arbres, dont les feuilles, légèrement agitées, réfléchissaient et multipliaient une lumière douce et tendre. Le peuple environnait le cercueil en silence. Le président de la convention a d'abord fait un discours éloquent, dans lequel il a annoncé que le temps arriverait bientôt où Marat serait vengé, mais qu'il ne fallait pas, par des démarches hâtives et inconsidérées, s'attirer des reproches des ennemis de la patrie. Il a ajouté que la liberté ne pouvait périr, et que la mort de Marat ne ferait que la consolider. Après plusieurs discours qui ont été vivement applaudis, le corps de Marat a été déposé dans la fosse. Les larmes ont coulé, et chacun s'est retiré l'âme navrée de douleur.»
Le coeur de Marat, disputé par plusieurs sociétés, resta aux Cordeliers. Son buste, répandu partout avec celui de Lepelletier et de Brutus, figura dans toutes les assemblées et les lieux publics. Le scellé mis sur ses papiers fut levé; on ne trouva chez lui qu'un assignat de cinq francs, et sa pauvreté fut un nouveau sujet d'admiration. Sa gouvernante, qu'il avait, selon les paroles de Chaumette, prise pour épouse, un jour de beau temps, à la face du soleil, fut appelée sa veuve, et nourrie aux frais de l'état.
Telle fut la fin de cet homme, le plus étrange de cette époque si féconde en caractères. Jeté dans la carrière des sciences, il voulut renverser tous les systèmes; jeté dans les troubles politiques, il conçut tout d'abord une pensée affreuse, une pensée que les révolutions réalisent chaque jour, à mesure que leurs dangers s'accroissent, mais qu'elles ne s'avouent jamais, la destruction de tous leurs adversaires. Marat, voyant que, tout en les condamnant, la révolution n'en suivait pas moins ses conseils, que les hommes qu'il avait dénoncés étaient dépopularisés et immolés au jour qu'il avait prédit, se regarda comme le plus grand politique des temps modernes, fut saisi d'un orgueil et d'une audace extraordinaires, et resta toujours horrible pour ses adversaires, et au moins étrange pour ses amis eux-mêmes. Il finit par un accident aussi singulier que sa vie, et succomba au moment même où les chefs de la république, se concertant pour former un gouvernement cruel et sombre, ne pouvaient plus s'accommoder d'un collègue maniaque, systématique et audacieux, qui aurait dérangé tous leurs plans par ses saillies. Incapable, en effet, d'être un chef actif et entraînant, il fut l'apôtre de la révolution; et lorsqu'il ne fallait plus d'apostolat, mais de l'énergie et de la tenue, le poignard d'une jeune fille indignée vint à propos en faire un martyr, et donner un saint au peuple, qui fatigué de ses anciennes images, avait besoin de s'en créer de nouvelles.
CHAPITRE XI
DISTRIBUTION DES PARTIS DEPUIS LE 31 MAI, DANS LA CONVENTION, DANS LE.
COMITÉ DE SALUT PUBLIC ET LA COMMUNE.—DIVISIONS DANS LA Montagne.
—DISCRÉDIT DE DANTON.—POLITIQUE DE ROBESPIERRE.—ÉVÉNEMENS EN VENDÉE.
—DÉFAITE DE WESTERMANN A CHATILLON, ET DU GÉNÉRAL LABAROLIÈRE A VIHIERS.
—SIÈGE ET PRISE DE MAYENCE PAR LES PRUSSIENS ET LES AUTRICHIENS.—PRISE
DE VALENCIENNES.—DANGERS EXTRÊMES DE LA RÉPUBLIQUE EN AOUT 1793.—ÉTAT
FINANCIER.—DISCRÉDIT DES ASSIGNATS.—ÉTABLISSEMENT DU maximum.
—DÉTRESSE PUBLIQUE.—AGIOTAGE.
Des triumvirs si fameux, il ne restait plus que Robespierre et Danton. Pour se faire une idée de leur influence, il faut voir comment s'étaient distribués les pouvoirs, et quelle marche avaient suivie les esprits depuis la suppression du côté droit.
Dès le jour même de son institution, la convention fut en réalité saisie de tous les pouvoirs. Elle ne voulut cependant pas les garder ostensiblement dans ses mains, afin d'éviter les apparences du despotisme; elle laissa donc exister hors de son sein un fantôme de pouvoir exécutif, et conserva des ministres. Mécontente de leur administration, dont l'énergie n'était pas proportionnée aux circonstances, elle établit, immédiatement après la défection de Dumouriez, un comité de salut public, qui entra en fonctions le 10 avril, et qui eut sur le gouvernement une inspection supérieure. Il pouvait suspendre l'exécution des mesures prises par les ministres, y suppléer quand il les jugeait insuffisantes, ou les révoquer lorsqu'il les croyait mauvaises. Il rédigeait les instructions des représentans envoyés en mission, et pouvait seul correspondre avec eux. Placé de cette manière au-dessus des ministres et des représentans, qui étaient eux-mêmes placés au-dessus des fonctionnaires de toute espèce, il avait sous sa main le gouvernement tout entier. Quoique, d'après son titre, cette autorité ne fût qu'une simple inspection, en réalité elle devenait l'action même, car un chef d'état n'exécute jamais rien lui-même, et se borne à tout faire faire sous ses yeux, à choisir les agens, à diriger les opérations. Or, par son seul droit d'inspection, le comité pouvait tout cela, et il l'accomplit. Il régla les opérations militaires, commanda les approvisionnemens, ordonna les mesures de sûreté, nomma les généraux et les agens de toute espèce, et les ministres tremblans se trouvaient trop heureux de se décharger de toute responsabilité en se réduisant au rôle de simples commis. Les membres qui composaient le comité de salut public étaient Barrère, Delmas, Bréard, Cambon, Robert Lindet, Danton, Guyton-Morveau, Mathieu et Ramel. Ils étaient reconnus pour des hommes habiles et laborieux, et quoiqu'ils fussent suspects d'un peu de modération, on ne les suspectait pas au point de les croire, comme les girondins, complices de l'étranger. En peu de temps, ils réunirent dans leurs mains toutes les affaires de l'état, et bien qu'ils n'eussent été nommés que pour un mois, on ne voulut pas les interrompre dans leurs travaux, et on les prorogea de mois en mois, du 10 avril au 10 mai, du 10 mai au 10 juin, du 10 juin au 10 juillet. Au-dessous de ce comité, le comité de sûreté générale exerçait la haute police, chose si importante en temps de défiance; mais, dans ses fonctions mêmes, il dépendait du comité de salut public, qui, chargé en général de tout ce qui intéressait le salut de l'état, devenait compétent pour rechercher les complots contre la république.
Ainsi, par ses décrets, la convention avait la volonté suprême; par ses représentans et son comité, elle avait l'exécution; de manière que, tout en ne voulant pas réunir les pouvoirs dans ses mains, elle y avait été invinciblement conduite par les circonstances, et par le besoin de faire exécuter, sous ses yeux et par ses propres membres, ce qu'elle croyait mal fait par des agens étrangers.
Cependant, quoique toute l'autorité s'exerçât dans son sein, elle ne participait aux opérations du gouvernement que par son approbation, et ne les discutait plus. Les grandes questions d'organisation sociale étaient résolues par la constitution, qui établissait la démocratie pure. La question de savoir si on emploierait, pour se sauver, les moyens les plus révolutionnaires, et si on s'abandonnerait à tout ce que la passion pourrait inspirer, était résolue par le 31 mai. Ainsi la constitution de l'état et la morale politique se trouvaient fixées. Il ne restait donc plus à examiner que des mesures administratives, financières et militaires. Or, les sujets de cette nature peuvent rarement être compris par une nombreuse assemblée, et sont livrés à l'arbitraire des hommes qui s'en occupent spécialement. La convention s'en remettait volontiers à cet égard aux comités qu'elle avait chargés des affaires. Elle n'avait à soupçonner ni leur probité, ni leurs lumières, ni leur zèle. Elle était donc réduite à se taire; et la dernière révolution, en lui ôtant le courage de discuter, lui en avait enlevé l'occasion. Elle n'était plus qu'un conseil d'état, où des comités, chefs des travaux, venaient rendre des comptes toujours applaudis, et proposer des décrets toujours adoptés. Les séances, devenues silencieuses, sombres, et assez courtes, ne se prolongeaient plus, comme auparavant, pendant les journées et les nuits.
Au-dessous de la convention, qui s'occupait des matières générales de gouvernement, la commune s'occupait du régime municipal, et y faisait une véritable révolution. Ne songeant plus, depuis le 31 mai, à conspirer et à se servir de la force locale de Paris contre la convention, elle s'occupait de la police, des subsistances, des marchés, des cultes, des spectacles, des filles publiques même, et rendait, sur tous ces objets de régime intérieur et privé, des arrêtés, qui devenaient bientôt modèles dans toute la France. Chaumette, procureur général de la commune, était, par ses réquisitoires toujours écoutés et applaudis par le peuple, le rapporteur de cette législature municipale. Cherchant sans cesse de nouvelles matières à régler, envahissant continuellement sur la liberté privée, ce législateur des halles et des marchés devenait chaque jour plus importun et plus redoutable. Pache, toujours impassible, laissait tout faire sous ses yeux, donnait son approbation aux mesures proposées, et abandonnait à Chaumette les honneurs de la tribune municipale.
La convention laissait agir librement ses comités, et la commune étant exclusivement occupée de ses attributions, la discussion sur les matières de gouvernement était restée aux jacobins; seuls, ils discutaient avec leur audace accoutumée les opérations du gouvernement, et la conduite de chacun de ses agens. Depuis longtemps, comme on l'a vu, ils avaient acquis une très grande importance par leur nombre, par l'illustration et le haut rang de la plupart de leurs membres, par le vaste cortège de leurs sociétés affiliées, enfin par leur ancienneté et leur longue influence sur la révolution. Mais depuis le 31 mai, ayant fait taire le côté droit de l'assemblée, et fait prédominer le système d'une énergie sans bornes, ils avaient acquis une puissance d'opinion immense, et avaient hérité de la parole abdiquée en quelque sorte par la convention. Ils poursuivaient les comités d'une surveillance continuelle, examinaient leur conduite ainsi que celle des représentans, des ministres, des généraux, avec cette fureur de personnalités qui leur était propre: ils exerçaient ainsi sur tous les agens une censure inexorable, souvent inique, mais toujours utile par la terreur qu'elle inspirait et le dévouement qu'elle imposait à tous. Les autres sociétés populaires avaient aussi leur liberté et leur influence, mais se soumettaient cependant à l'autorité des jacobins. Les cordeliers, par exemple, plus turbulens, plus prompts à agir, reconnaissaient néanmoins la supériorité de raison de leurs aînés, et se laissaient ramener par leurs conseils, quand il leur arrivait de devancer le moment d'une proposition, par excès d'impatience révolutionnaire. La pétition de Jacques Roux contre la constitution, rétractée par les cordeliers à la voix des jacobins, était une preuve de cette déférence.
Telle était, depuis le 31 mai, la distribution des pouvoirs et des influences: on voyait à la fois un comité gouvernant, une commune occupée de règlemens municipaux, et des jacobins exerçant sur le gouvernement une censure continuelle et rigoureuse.
Deux mois ne s'étaient pas écoulés sans que l'opinion s'exerçât sévèrement contre l'administration actuelle. Les esprits ne pouvaient pas s'arrêter au 31 mai; leur exigence devait aller au-delà, et il était naturel qu'ils demandassent toujours et plus d'énergie, et plus de célérité, et plus de résultats. Dans la réforme générale des comités, réclamée le 2 juin, on avait épargné le comité de salut public, rempli d'hommes laborieux, étrangers à tous les partis, et chargés de travaux qu'il était dangereux d'interrompre; mais on se souvenait qu'il avait hésité au 31 mai et au 2 juin, qu'il avait voulu négocier avec les départemens, et leur envoyer des otages, et on ne tarda pas à le trouver insuffisant pour les circonstances. Institué dans le moment le plus difficile, on lui imputait des défaites qui étaient le malheur de notre situation et non sa faute. Centre de toutes les opérations, il était encombré d'affaires, et on lui reprochait de s'ensevelir dans les papiers, de s'absorber dans les détails, d'être en un mot usé et incapable. Établi cependant au moment de la défection de Dumouriez, lorsque toutes les armées étaient désorganisées, lorsque la Vendée se levait et que l'Espagne commençait la guerre, il avait réorganisé l'armée du Nord et celle du Rhin, et il avait créé celles des Pyrénées et de la Vendée, qui n'existaient pas, et approvisionné cent vingt-six places ou forts; et quoiqu'il restât encore beaucoup à faire pour mettre nos forces sur le pied nécessaire, c'était beaucoup d'avoir exécuté de pareils travaux en si peu de temps et à travers les obstacles de l'insurrection départementale. Mais la défiance publique exigeait toujours plus qu'on ne faisait, plus qu'on ne pouvait faire, et c'est en cela même qu'on provoquait une énergie si grande et proportionnée au danger. Pour augmenter la force du comité, et remonter son énergie révolutionnaire, on avait adjoint à ses membres Saint-Just, Jean-Bon-Saint-André et Couthon. Néanmoins, on n'était pas satisfait encore, et on disait que les derniers venus étaient excellens sans doute, mais que leur influence était neutralisée par les autres.
L'opinion ne s'exerçait pas moins sévèrement contre les ministres. Celui de l'intérieur, Garat, d'abord assez bien vu à cause de sa neutralité entre les girondins et les jacobins, n'était plus qu'un modéré depuis le 2 juin. Chargé de préparer un écrit pour éclairer les départemens sur les derniers événemens, il avait fait une longue dissertation, où il expliquait et compensait tous les torts avec une impartialité très philosophique sans doute, mais peu appropriée aux dispositions du moment. Robespierre, auquel il communiqua cet écrit beaucoup trop sage, le repoussa. Les jacobins en furent bientôt instruits, et ils reprochèrent à Garat de n'avoir rien fait pour combattre le poison répandu par Roland. Il en était de même du ministre de la marine, d'Albarade, qu'on accusait de laisser dans les états-majors des escadres tous les anciens aristocrates. Il est vrai en effet qu'il en avait conservé beaucoup, et les événemens de Toulon le prouvèrent bientôt; mais les épurations étaient plus difficiles dans les armées de mer que dans celles de terre, parce que les connaissances spéciales qu'exigé la marine ne permettaient pas de remplacer les vieux officiers par de nouveaux, et de faire, en six mois, d'un paysan un soldat, un sous-officier, un général. Le ministre de la guerre, Bouchotte, s'était seul conservé en faveur, parce que, à l'exemple de Pache, son prédécesseur, il avait livré ses bureaux aux jacobins et aux cordeliers, et avait calmé leur défiance en les appelant eux-mêmes dans son administration. Presque tous les généraux étaient accusés, et particulièrement les nobles; mais deux surtout étaient devenus l'épouvantail du jour: Custine au Nord, et Biron à l'Ouest. Marat, comme on l'a vu, les avait dénoncés quelques jours avant sa mort; et depuis cette accusation, tous les esprits se demandaient pourquoi Custine restait au camp de César sans débloquer Valenciennes? pourquoi Biron, inactif dans la Basse-Vendée, avait laissé prendre Saumur et assiéger Nantes?
La même défiance régnait à l'intérieur: la calomnie errait sur toutes les têtes et s'égarait sur les meilleurs patriotes. Comme il n'y avait plus de côté droit auquel on pût tout attribuer, comme il n'y avait plus un Roland, un Brissot, un Guadet, à qui on pût, à chaque crainte, imputer une trahison, le reproche menaçait les républicains les plus décidés. Il régnait une fureur incroyable de soupçons et d'accusations. La vie révolutionnaire la plus longue et la mieux soutenue n'était plus une garantie, et on pouvait, en un jour, en une heure, être assimilé aux plus grands ennemis de la république. Les imaginations ne pouvaient pas se désenchanter si tôt de ce Danton, dont l'audace et l'éloquence avaient soutenu les courages, dans toutes les circonstances décisives; mais Danton portait dans la révolution la passion la plus violente pour le but, sans aucune haine contre les individus, et ce n'était pas assez. L'esprit d'une révolution se compose de passion pour le but, et de haine pour ceux qui font obstacle: Danton n'avait que l'un de ces deux sentimens. En fait de mesures révolutionnaires tendant à frapper les riches, à mettre en action les indifférens, et à développer les ressources de la nation, il n'avait rien ménagé, et avait imaginé les moyens les plus hardis et les plus violens; mais, tolérant et facile pour les individus, il ne voyait pas des ennemis dans tous; il y voyait des hommes divers de caractère, d'esprit, qu'il fallait ou gagner, ou accepter avec le degré de leur énergie. Il n'avait pas pris Dumouriez pour un perfide, mais pour un mécontent poussé à bout. Il n'avait pas vu dans les girondins les complices de Pitt, mais d'honnêtes gens incapables, et il aurait voulu qu'on les écartât sans les immoler. On disait même qu'il s'était offensé de la consigne donnée par Henriot le 2 juin. Il touchait la main à des généraux nobles, dînait avec des fournisseurs, s'entretenait familièrement avec les hommes de tous les partis, recherchait les plaisirs, et en avait beaucoup pris dans la Révolution. On savait tout cela, et on répandait sur son énergie et sa probité les bruits les plus équivoques. Un jour, on disait que Danton ne paraissait plus aux Jacobins; on parlait de sa paresse, de ses continuelles distractions, et on disait que la révolution n'avait pas été une carrière sans jouissances pour lui. Un autre jour, un jacobin disait à la tribune: «Danton m'a quitté pour aller toucher la main à un général.» Quelquefois on se plaignait des individus qu'il avait recommandés aux ministres. N'osant pas toujours l'attaquer lui-même, on attaquait ses amis. Le boucher Legendre, son collègue dans la députation de Paris, son lieutenant dans les rues et les faubourgs, et l'imitateur de son éloquence brute et sauvage, était traité de modéré par Hébert et les autres turbulens des Cordeliers. «Moi un modéré! s'écriait Legendre aux Jacobins, quand je me fais quelquefois des reproches d'exagération; quand on écrit de Bordeaux que j'ai assommé Guadet; quand on met dans tous les journaux que j'ai saisi Lanjuinais au collet, et que je l'ai traîné sur le pavé!» On traitait encore de modéré un autre ami de Danton patriote aussi connu et aussi éprouvé, Camille Desmoulins, l'écrivain à la fois le plus naïf, le plus comique et le plus éloquent de la révolution. Camille connaissait beaucoup le général Dillon, qui, placé par Dumouriez au poste des Islettes dans l'Argonne, y avait déployé tant de fermeté et de bravoure. Camille s'était convaincu par lui-même que Dillon n'était qu'un brave homme, sans opinion politique, mais doué d'un grand instinct guerrier, et ne demandant qu'à servir la république. Tout à coup, par l'effet de cette incroyable défiance qui régnait, on répand que Dillon va se mettre à la tête d'une conspiration pour rétablir Louis XVII sur le trône. Le comité de salut public le fait aussitôt arrêter. Camille, qui s'était convaincu par ses yeux qu'un tel bruit n'était qu'une fable, veut défendre Dillon devant la convention. Alors de toutes parts on lui dit: «Vous dînez avec les aristocrates.» Billaud-Varennes, en lui coupant la parole, s'écrie: «Qu'on ne laisse pas Camille se déshonorer.—On me coupe la parole, répond alors Camille, eh bien! à moi mon écritoire!» Et il écrit aussitôt un pamphlet intitulé Lettre à Dillon, plein de grâce et de raison, où il frappe dans tous les sens et sur toutes les têtes. Il dit au comité de salut public: «Vous avez usurpé tous les pouvoirs, amené toutes les affaires à vous, et vous n'en terminez aucune. Vous étiez trois chargés de la guerre; l'un est absent, l'autre malade, et le troisième n'y entend rien; vous laissez à la tête de nos armées les Custine, les Biron, les Menou, les Berthier, tous aristocrates, ou fayettistes, ou incapables.» Il dit à Cambon: «Je n'entends rien à ton système de finances, mais ton papier ressemble fort à celui de Law, et court aussi vite de mains en mains.» Il dit à Billaud-Varennes: «Tu en veux à Arthur Dillon, parce qu'étant commissaire à son armée, il te mena au feu;» à Saint-Just: «Tu te respectes, et portes ta tête comme un Saint-Sacrement;» à Bréard, à Delmas, à Barrère et autres: «Vous avez voulu donner votre démission le 2 juin, parce que vous ne pouviez pas considérer cette révolution de sang-froid, tant elle vous paraissait affreuse.» Il ajoute que Dillon n'est ni républicain, ni fédéraliste, ni aristocrate, qu'il est soldat, et qu'il ne demande qu'à servir; qu'il vaut en patriotisme le comité de salut public et tous les états-majors conservés à la tête des armées; que du moins il est grand militaire, qu'on est trop heureux d'en pouvoir conserver quelques-uns, et qu'il ne faut pas s'imaginer que tout sergent puisse être général. «Depuis, ajoute-t-il, qu'un officier inconnu, Dumouriez, a vaincu malgré lui à Jemmapes, et a pris possession de toute la Belgique et de Breda, comme un maréchal-des-logis avec de la craie, les succès de la république nous ont donné la même ivresse que les succès de son règne donnèrent à Louis XIV. Il prenait ses généraux dans son anti-chambre, et nous croyons pouvoir prendre les nôtres dans les rues; nous sommes même allés jusqu'à dire que nous avions trois millions de généraux.»
On voit, à ce langage, à ces attaques croisées, que la confusion régnait dans la Montagne. Cette situation est ordinairement celle de tout parti qui vient de vaincre, qui va se diviser, mais dont les fractions ne sont pas encore clairement détachées. Il ne s'était pas formé encore de nouveau parti dans le parti vainqueur. L'accusation de modéré ou d'exagéré planait sur toutes les têtes, sans se fixer positivement sur aucune. Au milieu de ce désordre d'opinions, une réputation restait toujours inaccessible aux attaques, c'était celle de Robespierre. Il n'avait certainement jamais eu de l'indulgence pour les individus; il n'avait aimé aucun proscrit, ni frayé avec aucun général, avec aucun financier ou député. On ne pouvait l'accuser d'avoir pris aucun plaisir dans la révolution, car il vivait obscurément chez un menuisier, et entretenait, dit-on, avec une de ses filles un commerce tout à fait ignoré. Sévère, réservé, intègre, il était et passait pour incorruptible. On ne pouvait lui reprocher que l'orgueil, espèce de vice qui ne souille pas comme la corruption, mais qui fait de grands maux dans les discordes civiles, et qui devient terrible chez les hommes austères, chez les dévots religieux ou politiques, parce qu'étant leur seule passion, ils la satisfont sans distraction et sans pitié.
Robespierre était le seul individu qui pût réprimer certains mouvemens d'impatience révolutionnaire, sans qu'on imputât sa modération à des liaisons de plaisir ou d'intérêt. Sa résistance, quand il en opposait, n'était jamais attribuée qu'à de la raison. Il sentait cette position, et il commença alors, pour la première fois, à se faire un système. Jusque-là, tout entier à sa haine, il n'avait songé qu'à pousser la révolution sur les girondins; maintenant, voyant, dans un nouveau débordement des esprits, un danger pour les patriotes, il pensa qu'il fallait maintenir le respect pour la convention et le comité de salut public, parce que toute l'autorité résidait en eux, et ne pouvait passer en d'autres mains sans une confusion épouvantable.
D'ailleurs il était dans cette convention, il ne pouvait manquer d'être bientôt dans le comité de salut public, et, en les défendant, il soutenait à la fois une autorité indispensable, et une autorité dont il allait faire partie. Comme toute opinion se formait d'abord aux Jacobins, il songea à s'en emparer toujours davantage, à les rattacher autour de la convention et des comités, sauf à les déchaîner ensuite s'il le jugeait nécessaire. Toujours assidu, mais assidu chez eux seuls, il les flattait de sa présence; ne prenant plus que rarement la parole à la convention, où, comme nous l'avons dit, on ne parlait presque plus, il se faisait souvent entendre à leur tribune, et ne laissait jamais passer une proposition importante sans la discuter, la modifier ou la repousser. En cela, sa conduite était bien mieux calculée que celle de Danton. Rien ne blesse les hommes et ne favorise les bruits équivoques comme l'absence. Danton, négligent comme un génie ardent et passionné, était trop peu chez les jacobins. Quand il reparaissait, il était réduit à se justifier, à assurer qu'il serait toujours bon patriote, à dire que «si quelquefois il usait de certains ménagemens pour ramener des esprits faibles, mais excellens, on pouvait être assuré que son énergie n'en était pas diminuée; qu'il veillait toujours avec la même ardeur aux intérêts de la république, et qu'elle serait victorieuse.» Vaines et dangereuses excuses! Dès qu'on s'explique, dès qu'on se justifie, on est dominé par ceux auxquels on s'adresse. Robespierre, au contraire, toujours présent, toujours prêt à écarter les insinuations, n'était jamais réduit à se justifier, il prenait au contraire le ton accusateur; il gourmandait ses fidèles jacobins et il avait justement saisi le point où la passion qu'on inspire, étant bien prononcée, on ne fait que l'augmenter par des rigueurs.
On a vu de quelle manière il traita Jacques Roux, qui avait proposé une pétition contre l'acte constitutionnel; il en faisait de même dans toutes les circonstances où il s'agissait de la convention. Cette assemblée était épurée, disait-il; elle ne méritait que des respects; quiconque l'accusait était un mauvais citoyen. Le comité de salut public n'avait sans doute pas fait tout ce qu'il devait faire (car tout en les défendant, Robespierre ne manquait pas de censurer ceux qu'il défendait); mais ce comité était dans une meilleure voie; l'attaquer, c'était détruire le centre nécessaire de toutes les autorités, affaiblir l'énergie du gouvernement, et compromettre la république. Quand on voulait fatiguer le comité ou la convention de pétitions trop répétées, il s'y opposait en disant qu'on usait l'influence des jacobins, et qu'on faisait perdre le temps aux dépositaires du pouvoir. Un jour, on voulait que les séances du comité fussent publiques; il s'emporta contre cette proposition; il dit qu'il y avait des ennemis cachés, qui, sous le masque du patriotisme, faisaient les propositions les plus incendiaires, et il commença à soutenir que l'étranger payait deux espèces de conspirateurs en France; les exagérés, qui poussaient tout au désordre, et les modérés, qui voulaient tout paralyser par la mollesse.
Le comité de salut public avait été prorogé trois fois; le 10 juillet, il devait être prorogé une quatrième, ou renouvelé. Le 8, grande séance aux Jacobins. De toutes parts, on dit que les membres du comité doivent être changés, et qu'il ne faut pas les proroger de nouveau, comme on l'a fait trois mois de suite. «Sans doute, dit Bourdon, le comité a de bonnes intentions; je ne veux pas l'inculper; mais un malheur attaché à l'espèce humaine est de n'avoir d'énergie que quelques jours seulement. Les membres actuels du comité ont déjà passé cette époque; ils sont usés: changeons-les. Il nous faut aujourd'hui des hommes révolutionnaires, des hommes à qui nous puissions confier le sort de la république, et qui nous en répondent corps pour corps.»
L'ardent Chabot succède à Bourdon. «Le comité, dit-il, doit être renouvelé, et il ne faut pas souffrir une nouvelle prorogation. Lui adjoindre quelques membres de plus, reconnus bons patriotes, ne suffirait pas, car on en a la preuve dans ce qui est arrivé. Couthon, Saint-Just, Jean-Bon-Saint-André, adjoints récemment, sont annulés par leurs collègues. Il ne faut pas non plus qu'on renouvelle le comité au scrutin secret, car le nouveau ne vaudrait pas mieux que l'ancien, qui ne vaut rien du tout. J'ai entendu Mathieu, poursuit Chabot, tenir les discours les plus inciviques à la société des femmes révolutionnaires. Ramel a écrit à Toulouse que les propriétaires pouvaient seuls sauver la chose publique, et qu'il fallait se garder de remettre les armes aux mains des sans-culottes. Cambon est un fou qui voit tous les objets trop gros; et s'en effraie cent pas à l'avance. Guyton-Morveau est un honnête homme, un quaker qui tremble toujours. Delmas, qui avait la partie des nominations, n'a fait que de mauvais choix, et a rempli l'armée de contre-révolutionnaires; enfin ce comité était l'ami de Lebrun, et il est ennemi de Bouchotte.»
Robespierre s'empresse de répondre à Chabot. «A chaque phrase, à chaque mot, dit-il, du discours de Chabot, je sens respirer le patriotisme le plus pur; mais j'y vois aussi le patriotisme trop exalté qui s'indigne que tout ne tourne pas au gré de ses désirs, qui s'irrite de ce que le comité de salut public n'est pas parvenu dans ses opérations à une perfection impossible, et que Chabot ne trouvera nulle part.
«Je le crois comme lui, ce comité n'est pas composé d'hommes également éclairés, également vertueux; mais quel corps trouvera-t-il composé de cette manière? Empêchera-t-il les hommes d'être sujets à l'erreur? N'a-t-il pas vu la convention, depuis qu'elle a vomi de son sein les traîtres qui la déshonoraient, reprendre une nouvelle énergie, une grandeur qui lui avait été étrangère jusqu'à ce jour, un caractère plus auguste dans sa représentation? Cet exemple ne suffit-il pas pour prouver qu'il n'est pas toujours nécessaire de détruire, et qu'il est plus prudent quelquefois de s'en tenir à réformer?
«Oui, sans doute, il est dans le comité de salut public des hommes capables de remonter la machine et de donner une nouvelle force à ses moyens. Il ne faut que les y encourager. Qui oubliera les services que ce comité a rendus à la chose publique, les nombreux complots qu'il a découverts, les heureux aperçus que nous lui devons, les vues sages et profondes qu'il nous a développées!
«L'assemblée n'a point créé un comité de salut public pour l'influencer elle-même, ni pour diriger ses décrets; mais ce comité lui a été utile pour démêler, dans les mesures proposées, ce qui était bon d'avec ce qui, présenté sous une forme séduisante, pouvait entraîner les conséquences les plus dangereuses; mais il a donné les premières impulsions à plusieurs déterminations essentielles qui ont sauvé peut-être la patrie; mais il lui a sauvé les inconvéniens d'un travail pénible, souvent infructueux, en lui présentant les résultats, déjà heureusement trouvés, d'un travail quelle ne connaissait qu'à peine, et qui ne lui était pas assez familier.
«Tout cela suffit pour prouver que le comité de salut public n'a pas été d'un si petit secours qu'on voudrait avoir l'air de le croire. Il a fait des fautes sans doute; est-ce à moi de les dissimuler? Pencherais-je vers l'indulgence, moi qui crois qu'on n'a point assez fait pour la patrie quand on n'a pas tout fait? Oui, il a fait des fautes, et je veux les lui reprocher avec vous; mais il serait impolitique en ce moment d'appeler la défaveur du peuple sur un comité qui a besoin d'être investi de toute sa confiance, qui est chargé de grands intérêts, et dont la patrie attend de grands secours; et quoiqu'il n'ait pas l'agrément des citoyennes républicaines révolutionnaires, je ne le crois pas moins propre à ses importantes opérations.»
Toute discussion fut fermée après les réflexions de Robespierre. Le surlendemain, le comité fut renouvelé et réduit à neuf individus, comme dans l'origine. Ses nouveaux membres étaient Barrère, Jean-Bon-Saint-André, Gasparin, Couthon, Hérault-Séchelles, Saint-Just, Thuriot, Robert Lindet, Prieur de la Marne. Tous les membres accusés de faiblesse étaient congédiés, excepté Barrère, à qui sa grande facilité à rédiger des rapports, et à se plier aux circonstances, avait fait pardonner le passé. Robespierre n'y était pas encore, mais avec quelques jours de plus, avec un peu plus de danger sur les frontières, et de terreur dans la convention, il allait y arriver.
Robespierre eut encore plusieurs autres occasions d'employer sa nouvelle politique. La marine commençant à donner des inquiétudes, on ne cessait de se plaindre du ministre d'Albarade, de son prédécesseur Monge, de l'état déplorable de nos escadres, qui, revenues de Sardaigne dans les chantiers de Toulon, ne se réparaient pas, et qui étaient commandées par de vieux officiers presque tous aristocrates. On se plaignait même de quelques individus nouvellement agrégés au bureau de la marine. On accusait beaucoup entre autres un nommé Peyron, envoyé pour réorganiser l'armée à Toulon. Il n'avait pas fait, disait-on, ce qu'il aurait dû faire: on en rendait le ministre responsable, et le ministre rejetait la responsabilité sur un grand patriote, qui lui avait recommandé Peyron. On désignait avec affectation ce patriote célèbre sans oser le nommer. «Son nom! s'écrient plusieurs voix.—Eh bien! reprend le dénonciateur, ce patriote célèbre, c'est Danton!» A ces mots, des murmures éclatent. Robespierre accourt: «Je demande, dit-il, que la farce cesse et que la séance commence…. On accuse d'Albarade; je ne le connais que par la voix publique, qui le proclame un ministre patriote; mais que lui reproche-t-on ici? une erreur. Quel homme n'en est pas capable? Un choix qu'il a fait n'a pas répondu à l'attente générale! Bouchotte et Pache aussi ont fait des choix défectueux, et cependant ce sont deux vrais républicains, deux sincères amis de la patrie. Un homme est en place, il suffit, on le calomnie. Eh! quand cesserons-nous d'ajouter foi aux contes ridicules ou perfides dont on nous accable de toutes parts?
«Je me suis aperçu qu'on avait joint à cette dénonciation assez générale du ministre une dénonciation particulière contre Danton. Serait-ce lui qu'on voudrait nous rendre suspect? Mais si, au lieu de décourager les patriotes en leur cherchant avec tant de soin des crimes où il existe à peine une erreur légère, on s'occupait un peu des moyens de leur faciliter leurs opérations, de rendre leur travail plus clair et moins épineux, cela serait plus honnête, et la patrie en profiterait. On a dénoncé Bouchotte, on a dénoncé Pache, car il était écrit que les meilleurs patriotes seraient dénoncés. Il est bien temps de mettre fin à ces scènes ridicules et affligeantes; je voudrais que la société des jacobins s'en tînt à une série de matières qu'elle traiterait avec fruit; qu'elle restreignît le grand nombre de celles qui s'agitent dans son sein, et qui, pour la plupart, sont aussi futiles que dangereuses.»
Ainsi, Robespierre, voyant le danger d'un nouveau débordement des esprits, qui aurait anéanti tout gouvernement, s'efforçait de rattacher les jacobins autour de la convention, des comités et des vieux patriotes. Tout était profit pour lui dans cette politique louable et utile. En préparant la puissance des comités, il préparait la sienne propre; en défendant les patriotes de même date et de même énergie que lui, il se garantissait, et empêchait l'opinion de faire des victimes à ses côtés; il plaçait fort au-dessous de lui ceux dont il devenait le protecteur; enfin il se faisait, par sa sévérité même, adorer des jacobins, et se donnait une haute réputation de sagesse. En cela, Robespierre ne mettait d'autre ambition que celle de tous les chefs révolutionnaires, qui jusque-là avaient voulu arrêter la révolution au point où ils s'arrêtaient eux-mêmes; et cette politique, qui les avait tous dépopularisés, ne devait pas le dépopulariser lui, parce que la révolution approchait du terme de ses dangers et de ses excès.
Les députés détenus avaient été mis en accusation immédiatement après la mort de Marat, et on préparait leur jugement. On disait déjà qu'il fallait faire tomber les têtes des Bourbons qui restaient encore, quoique ces têtes fussent celles de deux femmes, l'une épouse, l'autre soeur du dernier roi; et celle de ce duc d'Orléans, si fidèle à la révolution, et aujourd'hui prisonnier à Marseille, pour prix de ses services.
On avait ordonné une fête pour l'acceptation de la constitution. Toutes les assemblées primaires devaient envoyer des députés qui viendraient exprimer leur voeu, et se réuniraient au champ de la fédération dans une fête solennelle. La date n'en était plus fixée au 14 juillet, mais au 10 août, car la prise des Tuileries avait amené la république, tandis que la prise de la Bastille, laissant subsister la monarchie, n'avait aboli que la féodalité. Aussi les républicains et les royalistes constitutionnels se distinguaient-ils, en ce que les uns célébraient le 10 août, et les autres le 14 juillet.
Le fédéralisme expirait, et l'acceptation de la constitution était générale. Bordeaux gardait toujours la plus grande réserve, ne faisait aucun acte décisif ni de soumission ni d'hostilité, mais acceptait la constitution. Lyon poursuivait les procédures évoquées au tribunal révolutionnaire; mais, rebelle en ce point seul, il se soumettait quant aux autres, et adhérait aussi à la constitution. Marseille seule refusait son adhésion. Mais sa petite armée, déjà séparée de celle du Languedoc, venait, dans les derniers jours de juillet, d'être chassée d'Avignon, et de repasser la Durance. Ainsi le fédéralisme était vaincu, et la constitution triomphante. Mais le danger s'aggravait sur les frontières; il devenait imminent dans la Vendée, sur le Rhin et dans le Nord: de nouvelles victoires dédommageaient les Vendéens de leur échec devant Nantes; et Mayence, Valenciennes, étaient pressées plus vivement que jamais par l'ennemi.
Nous avons interrompu notre récit des événemens militaires au moment où les Vendéens, repoussés de Nantes, rentrèrent dans leur pays, et nous avons vu Biron arriver à Angers, après la délivrance de Nantes, et convenir d'un plan avec le général Canclaux. Pendant ce temps, Westermann s'était rendu à Niort avec la légion germanique, et avait obtenu de Biron la permission de s'avancer dans l'intérieur du pays. Westermann était ce même Alsacien qui s'était distingué au 10 août, et avait décidé le succès de cette journée; qui, ensuite, avait servi glorieusement sous Dumouriez, s'était lié avec lui et avec Danton, et fut enfin dénoncé par Marat, qu'il avait bâtonné, dit-on, pour diverses injures. Il était du nombre de ces patriotes dont on reconnaissait les grands services, mais auxquels on commençait à reprocher les plaisirs qu'ils avaient pris dans la révolution, et dont on se dégoûtait déjà, parce qu'ils exigeaient de la discipline dans les armées, des connaissances dans les officiers, et ne voulaient pas exclure tout général noble, ni qualifier de traître tout général battu. Westermann avait formé une légion dite germanique, de quatre ou cinq mille hommes, renfermant infanterie, cavalerie et artillerie. A la tête de cette petite armée, dont il s'était rendu maître, et où il maintenait une discipline sévère, il avait déployé la plus grande audace et fait des exploits brillans. Transporté dans la Vendée avec sa légion, il l'avait réorganisée de nouveau, et en avait chassé les lâches qui étaient allés le dénoncer. Il témoignait un mépris très haut pour ces bataillons informes qui pillaient et désolaient le pays; il affichait les mêmes sentimens que Biron, et était rangé avec lui parmi les aristocrates militaires. Le ministre de la guerre Bouchotte avait, comme on l'a vu, répandu ses agens jacobins et cordeliers dans la Vendée. Là, ils rivalisaient avec les représentans et les généraux, autorisaient les pillages et les vexations sous le titre de réquisitions de guerre, et l'indiscipline sous prétexte de défendre le soldat contre le despotisme des officiers. Le premier commis de la guerre, sous Bouchotte, était Vincent, jeune cordelier frénétique, l'esprit le plus dangereux et le plus turbulent de cette époque; il gouvernait Bouchotte, faisait tous les choix, et poursuivait les généraux avec une rigueur extrême. Ronsin, cet ordonnateur envoyé à Dumouriez, lorsque ses marchés furent annulés, était l'ami de Vincent et de Bouchotte, et le chef de leurs agens dans la Vendée, sous le titre d'adjoint-ministre. Sous lui se trouvaient les nommés Momoro, imprimeur, Grammont, comédien, et plusieurs autres qui agissaient dans le même sens et avec la même violence. Westermann, déjà peu d'accord avec eux, se les aliéna tout à fait par un acte d'énergie. Le nommé Rossignol, ancien ouvrier orfèvre, qui s'était fait remarquer au 20 juin et au 10 août, et qui commandait l'un des bataillons de la formation d'Orléans, était du nombre de ces nouveaux officiers favorisés par le ministère cordelier. Étant un jour à boire avec des soldats de Westermann, il disait que les soldats ne devaient pas être les esclaves des officiers, que Biron était un ci-devant, un traître, et que l'on devait chasser les bourgeois des maisons pour y loger les troupes. Westermann le fit arrêter, et le livra aux tribunaux militaires. Ronsin se hâta de le réclamer, et envoya tout de suite à Paris une dénonciation contre Westermann.
Westermann, sans s'inquiéter de cet événement, se mit en marche avec sa légion pour pénétrer jusqu'au coeur même de la Vendée. Partant du côté oppose à la Loire, c'est-à-dire du midi du théâtre de la guerre, il s'empara d'abord de Parthenay, puis entra dans Amaillou, et mit le feu dans ce dernier bourg, pour user de représailles envers M. de Lescure. Celui-ci, en effet, en entrant à Parthenay, avait exercé des rigueurs contre les habitans, qui étaient accusés d'esprit révolutionnaire. Westermann fit enlever tous les habitans d'Amaillou, et les envoya à ceux de Parthenay, comme dédommagement; il brûla ensuite le château de Clisson, appartenant à Lescure, et répandit partout la terreur par sa marche rapide et le bruit exagéré de ses exécutions militaires. Westermann n'était pas cruel, mais il commença ces désastreuses représailles qui ruinèrent les pays neutres, accusés par chaque parti d'avoir favorisé le parti contraire. Tout avait fui jusqu'à Châtillon, où s'étaient réunies les familles des chefs vendéens et les débris de leurs armées. Le 3 juillet, Westermann, ne craignant pas de se hasarder au centre du pays insurgé, entra dans Châtillon, et en chassa le conseil supérieur et l'état-major, qui y siégeaient comme dans leur capitale. Le bruit de cet exploit audacieux se répandit au loin; mais la position de Westermann était hasardée. Les chefs vendéens s'étaient repliés, avaient sonné le tocsin, rassemblé une armée considérable, et se disposaient à surprendre Westermann du côté où il s'y attendait le moins. Il avait placé sur un moulin et hors de Châtillon un poste qui commandait tous les environs. Les Vendéens, s'avançant à la dérobée, suivant leur tactique ordinaire, entourent ce poste et se mettent à l'assaillir de toutes parts. Westermann, averti un peu tard, s'empresse de le faire soutenir, mais les détachemens qu'il envoie sont repoussés et ramenés dans Châtillon. L'alarme se répand alors dans l'armée républicaine; elle abandonne Châtillon en désordre; et Westermann lui-même, après avoir fait des prodiges de bravoure, est emporté dans la fuite, et obligé de se sauver à la hâte, en laissant derrière lui un grand nombre d'hommes morts ou prisonniers. Cet échec causa autant de découragement dans les esprits, que la témérité et le succès de l'expédition avaient causé de présomption et d'espérance.
Pendant que ces choses se passaient à Châtillon, Biron venait de convenir d'un plan avec Canclaux. Ils devaient descendre tous deux jusqu'à Nantes, balayer la rive gauche de la Loire, tourner ensuite vers Machecoul, donner la main à Boulard, qui partirait des Sables, et, après avoir ainsi séparé les Vendéens de la mer, marcher vers la Haute-Vendée pour soumettre tout le pays. Les représentans ne voulurent pas de ce plan; ils prétendirent qu'il fallait partir du point même où l'on était, pour pénétrer dans le pays, marcher en conséquence sur les ponts de Cé avec les troupes réunies à Angers, et se faire appuyer vis-à-vis par une colonne qui s'avancerait de Niort. Biron, se voyant contrarié, donna sa démission. Mais, dans ce moment même, on apprit la déroute de Châtillon, et on imputa tout à Biron. On lui reprocha d'avoir laissé assiéger Nantes, et de n'avoir pas secondé Westermann. Sur la dénonciation de Ronsin et de ses agens, il fut mandé à la barre: Westermann fut mis en jugement, et Rossignol élargi sur-le-champ. Tel était le sort des généraux dans la Vendée au milieu des agens jacobins.
Le général Labarolière prit le commandement des troupes laissées à Angers par Biron, et se disposa, selon le voeu des représentans, à s'avancer dans le pays par les ponts de Cé. Après avoir laissé quatorze cents hommes à Saumur, et quinze cents aux ponts de Cé, il se porta vers Brissac, où il plaça un poste pour assurer ses communications. Cette armée indisciplinée commit les plus affreuses dévastations sur un pays dévoué à la république. Le 15 juillet, elle fut attaquée au camp de Fline par vingt mille Vendéens. L'avant-garde, composée de troupes régulières, résista avec vigueur. Cependant le corps de bataille allait céder, lorsque les Vendéens, plus prompts à lâcher le pied, se retirèrent en désordre. Les nouveaux bataillons montrèrent alors un peu plus d'ardeur; et, pour les encourager, on leur donna des éloges qui n'étaient mérités que par l'avant-garde. Le 17, on s'avança près de Vihiers; et une nouvelle attaque, reçue et soutenue avec la même vigueur par l'avant-garde, avec la même hésitation par la masse de l'armée, fut repoussée de nouveau. On arriva dans le jour à Vihiers même. Plusieurs généraux, pensant que ces bataillons d'Orléans étaient trop mal organisés pour tenir la campagne, et qu'on ne pouvait pas avec une telle armée rester au milieu du pays, étaient d'avis de se retirer. Labarolière décida qu'il fallait attendre à Vihiers, et se défendre si on y était attaqué. Le 18, à une heure après midi, les Vendéens se présentent; l'avant-garde républicaine se conduit avec la même valeur; mais le reste de l'armée chancelle à la vue de l'ennemi, et se replie malgré les efforts des généraux. Les bataillons de Paris, aimant mieux crier à la trahison que se battre, se retirent en désordre. La confusion devient générale. Santerre, qui s'était jeté dans la mêlée avec le plus grand courage, manque d'être pris. Le représentant Bourbotte court le même danger; et l'armée fuit si vite, qu'elle est en quelques heures à Saumur. La division de Niort, qui allait se mettre en mouvement, s'arrêta; et le 20, il fut décidé qu'elle attendrait la réorganisation de la colonne de Saumur. Comme il fallait que quelqu'un répondît de la défaite, Ronsin et ses agens dénoncèrent le chef d'état-major Berthier et le général Menou, qui passaient tous deux pour être aristocrates, parce qu'ils recommandaient la discipline. Berthier et Menou furent aussitôt mandés à Paris, comme l'avaient été Biron et Westermann.
Tel avait été jusqu'à cette époque l'état de cette guerre. Les Vendéens se levant tout à coup en avril et en mai, avaient pris Thouars, Loudun, Doué, Saumur, grâce à la mauvaise qualité des troupes composées de nouvelles recrues. Descendus jusqu'à Nantes en juin, ils avaient été repoussés de Nantes par Canclaux, des Sables par Boulard, deux généraux qui avaient su introduire parmi leurs soldats l'ordre et la discipline. Westermann, agissant avec audace, et ayant quelques bonnes troupes, avait pénétré jusqu'à Châtillon vers les premiers jours de juin; mais, trahi par les habitans, surpris par les insurgés, il avait essuyé une déroute; enfin la colonne de Tours, voulant s'avancer dans le pays avec les bataillons d'Orléans, avait éprouvé le sort ordinaire aux armées désorganisées. A la fin de juillet, les Vendéens dominaient donc dans toute l'étendue de leur territoire. Quant au brave et malheureux Biron, accusé de n'être pas à Nantes, tandis qu'il visitait la Basse-Vendée, de n'être pas auprès de Westermann, tandis qu'il arrêtait un plan avec Canclaux, contrarié, interrompu dans toutes ses opérations, il venait d'être enlevé à l'armée sans avoir eu le temps d'agir, et il n'y avait paru que pour y être continuellement accusé. Canclaux restait à Nantes; mais le brave Boulard ne commandait plus aux Sables, et les deux bataillons de la Gironde venaient de se retirer. Tel est donc le tableau de la Vendée en juillet: déroute de toutes les colonnes dans le haut pays; plaintes, dénonciations des agens ministériels contre les généraux prétendus aristocrates, et plaintes des généraux contre les désorganisateurs envoyés par le ministère et les jacobins.
A l'Est et au Nord, les sièges de Mayence et de Valenciennes faisaient des progrès alarmans.
Mayence, placée sur la rive gauche du Rhin, du côté de la France, et vis-à-vis l'embouchure du Mein, forme un grand arc de cercle dont le Rhin peut être considéré comme la corde. Un faubourg considérable, celui de Cassel, jeté sur l'autre rive, communique avec la place par un pont de bateaux. L'île de Petersau, située au-dessous de Mayence, remonte dans le fleuve, et sa pointe s'avance assez haut pour battre le pont de bateaux, et prendre les défenses de la place à revers. Du côté du fleuve, Mayence n'est protégée que par une muraille en briques; mais du côté de la terre, elle est extrêmement fortifiée. En partant de la rive, à la hauteur de la pointe de Petersau, elle est défendue par une enceinte et par un fossé, dans lequel le ruisseau de Zalbach coule pour se rendre dans le Rhin. A l'extrémité de ce fossé, le fort de Haupstein prend le fossé en long, et joint la protection de ses feux à celle des eaux. A partir de ce point, l'enceinte continue et va rejoindre le cours supérieur du Rhin; mais le fossé se trouve interrompu, et il est remplacé par une double enceinte parallèle à la première. Ainsi, de ce côté, deux rangs de murailles exigent un double siège. La citadelle, liée à la double enceinte, vient encore en augmenter la force.
Telle était Mayence en 1793, avant même que les fortifications en eussent été perfectionnées. La garnison s'élevait à vingt mille hommes, parce que le général Schaal, qui devait se retirer avec une division, avait été rejeté dans la place et n'avait pu rejoindre l'armée de Custine. Les vivres n'étaient pas proportionnés à cette garnison. Dans l'incertitude de savoir si on garderait ou non Mayence, on s'était peu hâté de l'approvisionner. Custine en avait enfin donné l'ordre. Les juifs s'étaient présentés, mais ils offraient un marché astucieux; ils voulaient que tous les convois arrêtés en route par l'ennemi leur fussent payés. Rewbell et Merlin refusèrent ce marché, de crainte que les juifs ne fissent eux-mêmes enlever les convois. Néanmoins les grains ne manquaient pas; mais on prévoyait que si les moulins placés sur le fleuve étaient détruits, la mouture deviendrait impossible. La viande était en petite quantité, et les fourrages surtout étaient absolument insuffisans pour les trois mille chevaux de la garnison. L'artillerie se composait de cent trente pièces en bronze, et de soixante en fer, qu'on avait trouvées, et qui étaient fort mauvaises; les Français en avaient apporté quatre-vingts en bon état. Les pièces de rempart existaient donc en assez grand nombre, mais la poudre n'était pas en quantité suffisante. Le savant et héroïque Meunier, qui avait exécuté les travaux de Cherbourg, fut chargé de défendre Cassel et les postes de la rive droite; Doyré dirigeait les travaux dans le corps de la place; Aubert-Dubayet et Kléber commandaient les troupes; les représentans Merlin et Rewbell. animaient la garnison de leur présence. Elle campait dans l'intervalle des deux enceintes, et occupait au loin des postes très avancés. Elle était animée du meilleur esprit, avait grande confiance dans la place, dans ses chefs, dans ses forces; et de plus, elle savait qu'elle avait à défendre un point très important pour le salut de la France.
Le général Schoenfeld, campé sur la rive droite, cernait Cassel avec dix mille Hessois: Les Autrichiens et les Prussiens réunis faisaient la grande attaque de Mayence. Les Autrichiens occupaient la droite des assiégeans. En face de la double enceinte, les Prussiens formaient le centre de Marienbourg; là, se trouvait le quartier-général du roi de Prusse. La gauche, composée encore de Prussiens, campait en face du Haupstein, et du fossé inondé par les eaux du ruisseau de Zalbach. Cinquante mille hommes à peu près composaient cette armée de siège. Le vieux Kalkreuth la dirigeait. Brunswick commandait le corps d'observation du côté des Vosges, où il s'entendait avec Wurmser pour protéger cette grande opération. La grosse artillerie de siège manquant, on négocia avec les états de Hollande, qui vidèrent encore une partie de leurs arsenaux pour aider les progrès de leurs voisins les plus redoutables.
L'investissement commença en avril. En attendant les convois d'artillerie, l'offensive appartint à la garnison, qui ne cessa de faire les sorties les plus vigoureuses. Le 11 avril, et quelques jours après l'investissement, nos généraux résolurent d'essayer une surprise contre les dix mille Hessois, qui s'étaient trop étendus sur la rive droite. Le 11, dans la nuit, ils sortirent de Cassel sur trois colonnes. Meunier marcha devant lui sur Hochein; les deux autres colonnes descendirent la rive droite vers Biberik; mais un coup de fusil, parti à l'improviste dans la colonne du général Schaal, répandit la confusion. Les troupes, toutes neuves encore, n'avaient pas l'aplomb qu'elles acquirent bientôt sous leurs généraux. Il fallut se retirer. Kléber, avec sa colonne, protégea la retraite de la manière la plus imposante. Cette sortie valut aux assiégés quarante boeufs ou vaches, qui furent salés.
Le 16, les généraux ennemis voulaient faire enlever le poste de Weissenau qui, placé près du Rhin et à la droite de leur attaque, les inquiétait beaucoup. Les Français, malgré l'incendie du village, se retranchèrent dans un cimetière; le représentant Merlin s'y plaça avec eux, et, par des prodiges de valeur, ils conservèrent le poste.
Le 26, les Prussiens dépêchèrent un faux parlementaire, qui se disait envoyé par le général de l'armée du Rhin pour engager la garnison à se rendre. Les généraux, les représentans, les soldats déjà attachés à la place, et convaincus qu'ils rendaient un grand service en arrêtant l'armée du Rhin sur la frontière, repoussèrent toute proposition. Le 3 mai, le roi de Prusse voulut faire prendre un poste de la rive droite vis-à-vis Cassel, celui de Kosteim. Meunier le défendait. L'attaque, tentée le 3 mai avec une grande opiniâtreté, et recommencée le 8, fut repoussée avec une perte considérable pour les assiégeans. Meunier, de son côté, essaya l'attaque des îles placés à l'embouchure du Mein; il les prit, les perdit ensuite, et déploya à chaque occasion la plus grande audace.
Le 30 mai, les Français résolurent une sortie générale sur Marienbourg, où était le roi Frédéric-Guillaume. Favorisés par la nuit, six mille hommes pénétrèrent à travers la ligne ennemie, s'emparèrent des retranchemens, et arrivèrent jusqu'au quartier-général. Cependant l'alarme répandue leur mit toute l'armée sur les bras; ils rentrèrent après avoir perdu beaucoup de leurs braves. Le lendemain, le roi de Prusse, courroucé, fit couvrir la place de feux. Ce même jour, Meunier faisait une nouvelle tentative sur l'une des îles du Mein. Blessé au genou, il expira, moins de sa blessure que de l'irritation qu'il éprouvait d'être obligé de quitter les travaux du siège. Toute la garnison assista à ses funérailles; le roi de Prusse fit suspendre le feu pendant qu'on rendait les derniers honneurs à ce héros, et le fit saluer d'une salve d'artillerie. Le corps fut déposé à la pointe du bastion de Cassel, qu'il avait fait élever.
Les grands convois étaient arrivés de Hollande. Il était temps de commencer les travaux du siège. Un officier prussien conseillait de s'emparer de l'île de Petersau, dont la pointe remontait entre Cassel et Mayence, d'y établir des batteries, de détruire le pont de bateaux et les moulins, et de donner l'assaut à Cassel, une fois qu'on l'aurait isolé et privé des secours de la place. Il proposait ensuite de se diriger vers le fossé où coulait la Zalbach, de s'y jeter sous la protection des batteries de Petersau qui enfileraient ce fossé, et de tenter un assaut sur ce front qui n'était formé que d'une seule enceinte. Le projet était hardi et périlleux, car il fallait débarquer à Petersau, puis se jeter dans un fossé au milieu des eaux et sous le feu du Haupstein; mais aussi les résultats devaient être très prompts. On aima mieux ouvrir la tranchée du côté de la double enceinte, et vis-à-vis la citadelle, sauf à faire un double siège. Le 16 juin, une première parallèle fut tracée à huit cents pas de la première enceinte. Les assiégés mirent le désordre dans les travaux; il fallut reculer. Le 18, une autre parallèle fut tracée beaucoup plus loin, c'est-à-dire à quinze cents pas, et cette distance excita les sarcasmes de ceux qui avaient proposé l'attaque hardie par l'île de Petersau. Du 24 au 25, on se rapprocha; on s'établit à huit cents pas, et on éleva des batteries. Les assiégés interrompirent encore les travaux et enclouèrent les canons; mais ils furent enfin repoussés et accablés de feux continuels. Le 18 et le 19, deux cents pièces étaient dirigées sur la place, et la couvraient de projectiles de toute espèce. Des batteries flottantes, placées sur le Rhin, incendiaient l'intérieur de la ville par le côté le plus ouvert, et lui causaient un dommage considérable.
Cependant la dernière parallèle n'était pas encore ouverte, la première enceinte n'était pas encore franchie, et la garnison pleine d'ardeur ne songeait point à se rendre. Pour se délivrer des batteries flottantes, de braves Français se jetaient à la nage, et allaient couper les câbles des bateaux ennemis. On en vit un amener à la nage un bateau chargé de quatre-vingts soldats, qui furent faits prisonniers.
Mais la détresse était au comble. Les moulins avaient été incendiés, et il avait fallu recourir, pour moudre le grain, à des moulins à bras. Encore les ouvriers ne voulaient-ils pas y travailler, parce que l'ennemi, averti, ne manquait pas d'accabler d'obus le lieu où ils étaient placés. D'ailleurs on manquait presque tout à fait de blé; depuis long-temps on n'avait plus que de la chair de cheval; les soldats mangeaient des rats, et allaient sur les bords du Rhin pêcher les chevaux morts que le fleuve entraînait. Cette nourriture devint funeste à plusieurs d'entre eux; il fallut la leur défendre, et les empêcher même de la rechercher, en plaçant des gardes au bord du Rhin. Un chat valait six francs; la chair de cheval Mort quarante-cinq sous la livre. Les officiers ne se traitaient pas mieux que les soldats, et Aubert-Dubayet, invitant à dîner son état-major, lui fit servir comme régal, un chat flanqué de douze souris. Ce qu'il y avait de plus douloureux pour cette malheureuse garnison, c'était la privation absolue de toute nouvelle. Les communications étaient si bien interceptées, que depuis trois mois elle ignorait absolument ce qui se passait en France. Elle avait essayé de faire connaître sa détresse, tantôt par une dame qui allait voyager en Suisse, tantôt par un prêtre qui avait pris le chemin des Pays-Bas, tantôt enfin par un espion qui devait traverser le camp ennemi. Mais aucune de ces dépêches n'était parvenue. Espérant que peut-être on songerait à leur envoyer des nouvelles du Haut-Rhin, au moyen de bouteilles jetées dans le fleuve, les assiégés y placèrent des filets. Ils les levaient chaque jour, mais ils n'y trouvaient jamais rien. Les Prussiens, qui avaient pratiqué toute espèce de ruses, avaient fait imprimer à Francfort de faux Moniteurs, portant que Dumouriez avait renversé la convention, et que Louis XVII régnait avec une régence. Les Prussiens placés aux avant-postes transmettaient ces faux Moniteurs aux soldats de la garnison; et cette lecture répandait les plus grandes inquiétudes, et ajoutait aux souffrances qu'on endurait déjà, la douleur de défendre peut-être une cause perdue. Cependant on attendait en se disant: L'armée du Rhin va bientôt arriver. Quelquefois on disait: Elle arrive. Pendant une nuit, on entend une canonnade vigoureuse très loin de la place. On s'éveille avec joie, on court aux armes, et on s'apprête à marcher vers le canon français, et à mettre l'ennemi entre deux feux. Vain espoir! le bruit cesse, et l'armée libératrice ne paraît pas. Enfin la détresse était devenue si insupportable, que deux mille habitans demandèrent à sortir. Aubert-Dubayet le leur permit; mais ils ne furent pas reçus par les assiégeans; restèrent entre deux feux et périrent en partie sous les murs de la place. Le matin, on vit les soldats rapporter dans leurs manteaux des enfans blessés.
Pendant ce temps, l'armée du Rhin et de la Moselle ne s'avançait pas. Custine l'avait commandée jusqu'au mois de juin. Encore tout abattu de sa retraite, il n'avait cessé d'hésiter pendant les mois d'avril et de mai. Il disait qu'il n'était pas assez fort; qu'il avait besoin de beaucoup de cavalerie pour soutenir, dans les plaines du Palatinat, les efforts de la cavalerie ennemie; qu'il n'avait point de fourrages pour nourrir ses chevaux; qu'il lui fallait attendre que les seigles fussent assez avancés pour en faire du fourrage, et qu'alors il marcherait au secours de Mayence[1]. Beauharnais, son successeur, hésitant comme lui, perdit l'occasion de sauver la place.
[Note 1: Voyez le procès de Custine.]
La ligne des Vosges, comme on sait, longe le Rhin, et vient finir non loin de Mayence. En occupant les deux versans de la chaîne et ses principaux passages, on a un avantage immense, parce qu'on peut se porter ou tout d'un côté ou tout d'un autre, et accabler l'ennemi de ses masses réunies. Telle était la position des Français. L'armée du Rhin occupait le revers oriental, et celle de la Moselle le revers occidental; Brunswick et Wurmser étaient disséminés, à la terminaison de la chaîne, sur un cordon fort étendu. Disposant des passages, les deux armées françaises pouvaient se réunir sur l'un ou l'autre des versans, accabler ou Brunswick ou Wurmser, venir prendre les assiégeans par derrière et sauver Mayence. Beauharnais, brave, mais peu entreprenant, ne fit que des mouvemens incertains, et ne secourut pas la garnison.
Les représentans et les généraux enfermés dans Mayence, pensant qu'il ne fallait pas pousser les choses au pire; que si on attendait huit jours de plus, on pourrait manquer de tout, et être obligé de rendre la garnison prisonnière; qu'au contraire, en capitulant, on obtiendrait la libre sortie avec les honneurs de la guerre, et que l'on conserverait vingt mille hommes, devenus les plus braves soldats du monde sous Kléber et Dubayet, décidèrent qu'il fallait rendre la place. Sans doute, avec quelques jours de plus, Beauharnais pouvait la sauver, mais, après avoir attendu si long-temps, il était permis de ne plus penser à un secours et les raisons de se rendre étaient déterminantes. Le roi de Prusse fut facile sur les conditions; il accorda la sortie avec armes et bagages, et n'imposa qu'une condition, c'est que la garnison ne servirait pas d'une année contre les coalisés. Mais il restait assez d'ennemis à l'intérieur pour utiliser ces admirables soldats, nommés depuis les Mayençais. Ils étaient tellement attachés à leur poste, qu'ils ne voulaient pas obéir à leurs généraux lorsqu'il fallut sortir de la place: singulier exemple de l'esprit de corps qui s'établit sur un point, et de l'attachement qui se forme pour un lieu qu'on a défendu quelques mois! Cependant la garnison céda; et, tandis qu'elle défilait, le roi de Prusse, plein d'admiration pour sa valeur, appelait par leur nom les officiers qui s'étaient distingués pendant le siège, et les complimentait avec une courtoisie chevaleresque. L'évacuation eut lieu le 25 juillet.
On a vu les Autrichiens bloquant la place de Condé et faisant le siège régulier de Valenciennes. Ces opérations, conduites simultanément avec celles du Rhin, approchaient de leur terme. Le prince de Cobourg, à la tête du corps d'observation, faisait face au camp de César; le duc d'York commandait le corps de siège. L'attaque, d'abord projetée sur la citadelle, fut ensuite dirigée entre le faubourg de Marly et la porte de Mons. Ce front présentait beaucoup plus de développement, mais il était moins défendu, et fut préféré comme plus accessible. On se proposa de battre les ouvrages pendant le jour, et d'incendier la ville pendant la nuit, afin d'augmenter la désolation des habitans et de les ébranler plus tôt. La place fut sommée le 14 juin. Le général Ferrand et les représentans Cochon et Briest répondirent avec la plus grande dignité. Ils avaient réuni une garnison de sept mille hommes, inspiré de très bonnes dispositions aux habitans, dont ils organisèrent une partie en compagnies de canonniers, qui rendirent les plus grands services.
Deux parallèles furent successivement ouvertes dans les nuits des 14 et 19 juin, et armées de batteries formidables. Elles causèrent dans la place des ravages affreux. Les habitans et la garnison répondirent à la vigueur de l'attaque, et détruisirent plusieurs fois tous les travaux des assiégeans. Le 25 juin surtout fut terrible. L'ennemi incendia la place jusqu'à midi, sans qu'elle répondît de son côté; mais à cette heure un feu terrible, parti des remparts, plongea dans les tranchées, y mit la confusion, et y reporta la terreur et la mort qui avaient régné dans la ville. Le 28 juin, une troisième parallèle fut tracée, et le courage des habitans commença à s'ébranler. Déjà une partie de cette ville opulente était incendiée. Les enfans, les vieillards et les femmes avaient été mis dans des souterrains. La reddition de Condé, qui venait d'être pris par famine, augmentait encore le découragement des assiégés. Des émissaires avaient été envoyés pour les travailler. Des rassemblemens commencèrent à se former et à demander une capitulation. La municipalité partageait les dispositions des habitans, et s'entendait secrètement avec eux. Les représentans et le général Ferrand répondirent avec la plus grande vigueur aux demandes qui leur furent adressées; et avec le secours de la garnison, dont le courage était parvenu au plus haut degré d'exaltation, ils dissipèrent les rassemblemens.
Le 25 juillet, les assiégeans préparèrent leurs mines et se disposèrent à l'assaut du chemin couvert. Par bonheur pour eux, trois globes de compression éclatèrent au moment même où les mines de la garnison allaient jouer et détruire leurs ouvrages. Ils s'élancèrent alors sur trois colonnes, franchirent les palissades, et pénétrèrent dans le chemin couvert. La garnison effrayée se retirait, abandonnant déjà ses batteries; mais le général Ferrand la ramena sur les remparts. L'artillerie, qui avait fait des prodiges pendant tout le siège, causa encore de grands dommages aux assiégeans, et les arrêta presque aux portes de la place. Le lendemain 26, le duc d'York, somma le général Ferrand de se rendre; il annonça qu'après la journée écoulée, il n'écouterait plus aucune proposition, et que la garnison et les habitans seraient passés au fil de l'épée. A cette menace, les attroupemens devinrent considérables; une multitude, où se trouvaient en grand nombre des hommes armés de pistolets et de poignards, entoura la municipalité. Douze individus prirent la parole pour tous, et firent la réquisition formelle de rendre la place. Le conseil de guerre se tenait au milieu du tumulte; aucun des membres ne pouvait en sortir, et ils étaient tous consignés jusqu'à ce qu'ils eussent décidé la reddition. Deux brèches, des habitans mal disposés, un assiégeant vigoureux, ne permettaient plus de résister. La place fut rendue le 28 juillet. La garnison sortit avec les honneurs de la guerre, fut contrainte de déposer les armes, mais put rentrer en France, avec la seule condition de ne pas servir d'un an contre les coalisés. C'était encore sept mille braves soldats, qui pouvaient rendre de grands services contre les ennemis de l'intérieur. Valenciennes avait essuyé quarante-un jours de bombardement, et avait été accablée de quatre-vingt-quatre mille boulets, de vingt mille obus, et de quarante-huit mille bombes. Le général et la garnison avaient fait leur devoir, et l'artillerie s'était couverte de gloire.
Dans ce même moment, la guerre du fédéralisme se réduisait à ces deux calamités réelles: la révolte de Lyon d'une part; celle de Marseille et de Toulon de l'autre.
Lyon consentait bien à reconnaître la convention, mais refusait d'obtempérer à deux décrets, celui qui évoquait à Paris les procédures commencées contre les patriotes, et celui qui destituait les autorités et ordonnait la formation d'une nouvelle municipalité provisoire. Les aristocrates cachés dans Lyon effrayaient cette ville du retour de l'ancienne municipalité montagnarde, et, par la crainte de dangers incertains, l'entraînaient dans les dangers réels d'une révolte ouverte. Le 15 juillet, les Lyonnais firent mettre à mort les deux patriotes Chalier et Riard, et dès ce jour ils furent déclarés en état de rébellion. Les deux girondins Chasset et Biroteau, voyant surgir le royalisme, se retirèrent. Cependant le président de la commission populaire, qui était dévoué aux émigrés, ayant été remplacé, les déterminations étaient devenues un peu moins hostiles. On reconnaissait la constitution, et on offrait de se soumettre, mais toujours à condition de ne pas exécuter les deux principaux décrets. Dans cet intervalle, les chefs fondaient des canons, accaparaient des munitions, et les difficultés ne semblaient devoir se terminer que par la voie des armes.
Marseille était beaucoup moins redoutable. Ses bataillons, rejetés au-delà de la Durance par Carteaux, ne pouvaient opposer une longue résistance; mais elle avait communiqué à la ville de Toulon, jusque-là si républicaine, son esprit de révolte. Ce port, l'un des premiers du monde, et le premier de la Méditerranée, faisait envie aux Anglais, qui croisaient devant ses rivages. Des émissaires de l'Angleterre y intriguaient sourdement, et y préparaient une trahison infâme. Les sections s'y étaient réunies le 13 juillet, et, procédant comme toutes celles du Midi, avaient destitué la municipalité et fermé le club jacobin. L'autorité, transmise aux mains des fédéralistes, risquait de passer successivement, de factions en factions, aux émigrés et aux Anglais. L'armée de Nice, dans son état de faiblesse, ne pouvait prévenir un tel malheur. Tout devenait donc à craindre, et ce vaste orage, amoncelé sur l'horizon, du Midi, s'était fixé sur deux points, Lyon et Toulon.
Depuis deux mois, la situation s'était donc expliquée, et le danger, moins universel, moins étourdissant, était mieux déterminé et plus grave. A l'Ouest, c'était la plaie dévorante de la Vendée; à Marseille, une sédition obstinée; à Toulon, une trahison sourde; à Lyon, une résistance ouverte et un siège. Au Rhin et au Nord, c'était la perte des deux boulevarts qui avaient si long-temps arrêté la coalition et empêché l'ennemi de marcher sur la capitale. En septembre 1792, lorsque les Prussiens marchaient sur Paris et avaient pris Longwy et Verdun; en avril 1793, après la retraite de la Belgique, après la défaite de Nerwinde, la défection de Dumouriez et le premier soulèvement de la Vendée; au 31 mai 1793, après l'insurrection universelle des départemens, l'invasion du Roussillon par les Espagnols, et la perte du camp de Famars; à ces trois époques, les dangers avaient été effrayans, sans doute, mais jamais peut-être aussi réels qu'à cette quatrième époque d'août 1798. C'était la quatrième et dernière crise de la révolution. La France était moins ignorante et moins neuve à la guerre qu'en septembre 1792, moins effrayée de trahisons qu'en avril 1793, moins embarrassée d'insurrections qu'au 31 mai et au 12 juin; mais, si elle était plus aguerrie et mieux obéie, elle était envahie à la fois sur tous les points, au Nord, au Rhin, aux Alpes, aux Pyrénées.
Cependant on ne connaîtrait pas encore tous les maux qui affligeaient alors la république, si on se bornait à considérer seulement les cinq ou six champs de bataille sur lesquels ruisselait le sang humain. L'intérieur offrait un spectacle tout aussi déplorable. Les grains étaient toujours chers et rares. Oh se battait à la porte des boulangers pour obtenir une modique quantité de pain. On se disputait en vain avec les marchands pour leur faire accepter les assignats en échange des objets de première nécessité. La souffrance était au comble. Le peuple se plaignait des accapareurs qui retenaient les denrées, des agioteurs qui les faisaient renchérir, et qui discréditaient les assignats par leur trafic. Le gouvernement, tout aussi malheureux que le peuple, n'avait, pour exister aussi, que les assignats, qu'il fallait donner en quantité trois ou quatre fois plus considérable pour payer les mêmes services, et qu'on n'osait plus émettre, de peur de les avilir encore davantage. On ne savait donc plus comment faire vivre ni le peuple ni le gouvernement.
La production générale n'avait pourtant pas diminué. Bien que la nuit du 4 août n'eût pas encore produit ses immenses effets, la France ne manquait ni de blé, ni de matières premières, ni de matières ouvrées; mais la distribution égale et paisible en était devenue impossible, par les effets du papier-monnaie. La révolution qui, en abolissant la monarchie, avait voulu néanmoins payer sa dette; qui, en détruisant la vénalité des offices, s'était engagée à en rembourser la valeur; qui, en défendant enfin le nouvel ordre de choses contre l'Europe conjurée, était obligée de faire les frais d'une guerre universelle, avait, pour suffire à toutes ces charges, les biens nationaux enlevés au clergé et aux émigrés. Pour mettre En circulation la valeur de ces biens, elle avait imaginé les assignats, qui en étaient la représentation, et qui, par le moyen des achats, devaient rentrer au trésor et être brûlés. Mais comme on doutait du succès de la révolution et du maintien des ventes, on n'achetait pas les biens. Les assignats restaient dans la circulation, comme une lettre de change non acceptée, et s'avilissaient par le doute et par la quantité.
Le numéraire seul restait toujours comme mesure réelle des valeurs; et rien ne nuit à une monnaie contestée, comme la rivalité d'une monnaie certaine et incontestée. L'une se resserre et refuse de se donner, tandis que l'autre s'offre en abondance et se discrédite en s'offrant. Tel était le sort des assignats par rapport au numéraire. La révolution, condamnée à des moyens violens, ne pouvait plus s'arrêter. Elle avait mis en circulation forcée la valeur anticipée des biens nationaux; elle devait essayer de la soutenir par des moyens forcés. Le 11 avril, malgré les girondins qui luttaient généreusement, mais imprudemment, contre la fatalité de cette situation révolutionnaire, la convention punit de six ans de fers quiconque vendrait du numéraire, c'est-à-dire échangerait une certaine quantité d'argent ou d'or contre une quantité nominale plus grande d'assignats. Elle punit de la même peine quiconque stipulerait pour les marchandises un prix différent, suivant que le paiement se ferait en numéraire ou en assignats.
Ces moyens n'empêchaient pas la différence de se prononcer rapidement. En juin, un franc métal valait trois francs assignats; et en août, deux mois après, un franc argent valait six francs assignats. Le rapport de diminution, qui était de un à trois, s'était donc élevé de un à six.
Dans une pareille situation, les marchands refusaient de donner leurs marchandises au même prix qu'autrefois, parce que la monnaie qu'on leur offrait n'avait plus que le cinquième ou le sixième de sa valeur. Ils les resserraient donc, et les refusaient aux acheteurs. Sans doute, cette diminution de valeur eût été pour les assignats un inconvénient absolument nul, si tout le monde, ne les recevant que pour ce qu'ils valaient réellement, les avait pris et donnés au même taux. Dans ce cas, ils auraient toujours pu faire les fonctions de signe dans les échanges, et servir à la circulation comme toute autre monnaie; mais les capitalistes qui vivaient de leurs revenus, les créanciers de l'état qui recevaient ou une rente annuelle ou le remboursement d'un office, étaient obligés d'accepter le papier suivant sa valeur nominale. Tous les débiteurs s'empressaient de se libérer, et les créanciers, forcés de prendre une valeur fictive, ne touchaient que le quart, le cinquième ou le sixième de leur capital. Enfin le peuple ouvrier, toujours obligé d'offrir ses services, de les donner à qui veut les accepter, ne sachant pas se concerter pour faire augmenter les salaires du double, du triple, à mesure que les assignats diminuaient dans la même proportion, ne recevait qu'une partie de ce qui lui était nécessaire pour obtenir en échange les objets de ses besoins. Le capitaliste, à moitié ruiné, était mécontent et silencieux; mais le peuple furieux appelait accapareurs les marchands qui ne voulaient pas lui vendre au prix ordinaire, et demandait qu'on envoyât les accapareurs à la guillotine.
Cette fâcheuse situation était un résultat nécessaire de la création des assignats, comme les assignats eux-mêmes furent amenés par la nécessité de payer des dettes anciennes, des offices et une guerre ruineuse; et, par les mêmes causes, le maximum devait bientôt résulter des assignats. Peu importait en effet qu'on eût rendu cette monnaie forcée, si le marchand, en élevant ses prix, parvenait à se soustraire à la nécessité de la recevoir. Il fallait rendre le taux des marchandises forcé comme celui de la monnaie. Dès que la loi avait dit: Le papier vaut six francs, elle devait dire: Telle marchandise ne vaut que six francs; car autrement le marchand, en la portant à douze, échappait à l'échange.
Il avait donc fallu encore, malgré les girondins, qui avaient donné d'excellentes raisons puisées dans l'économie ordinaire des choses, établir le maximum des grains. La plus grande souffrance pour le peuple, c'est le défaut de pain. Les blés ne manquaient pas, mais les fermiers, qui ne voulaient pas affronter le tumulte des marchés, ni livrer leur blé au taux des assignats, se cachaient avec leurs denrées. Le peu de grain qui se montrait était enlevé rapidement par les communes, et par les individus que la peur engageait à s'approvisionner. La disette se faisait encore plus sentir à Paris que dans aucune autre ville de France, parce que les approvisionnemens pour cette cité immense étaient plus difficiles, les marchés plus tumultueux, la peur des fermiers plus grande. Les 3 et 4 mai, la convention n'avait pu s'empêcher de rendre un décret par lequel tous les fermiers ou marchands de grains étaient obligés de déclarer la quantité de blés qu'ils possédaient, de faire battre ceux qui étaient en gerbes, de les porter dans les marchés, et exclusivement dans les marchés, et de les vendre à un prix moyen fixé par chaque commune, et basé sur les prix antérieurs du 1er janvier au 1er mai. Personne ne pouvait acheter pour suffire à ses besoins au-delà d'un mois; ceux qui avaient vendu ou acheté à un prix au-dessus du maximum, ou menti dans leurs déclarations, étaient punis de la confiscation et d'une amende de 300 à 1,000 francs. Des visites domiciliaires étaient ordonnées pour vérifier la vérité; de plus, le tableau de toutes les déclarations devait être envoyé par les municipalités au ministre de l'intérieur, pour faire une statistique générale des subsistances de la France. La commune de Paris, ajoutant ses arrêtés de police aux décrets de la convention, avait réglé en outre la distribution du pain dans les boulangeries. On ne pouvait s'y présenter qu'avec des cartes de sûreté. Sur cette carte, délivrée par les comités révolutionnaires, était désignée la quantité de pain qu'on pouvait demander, et cette quantité était proportionnée au nombre d'individus dont se composait chaque famille. On avait réglé jusqu'à la manière dont on devait faire queue à la porte des boulangers. Une corde était attachée à leur porte; chacun la tenait par la main, de manière à ne pas perdre son rang et à éviter la confusion. Cependant de méchantes femmes coupaient souvent la corde; un tumulte épouvantable s'ensuivait, et il fallait la force armée pour rétablir l'ordre. On voit à combien d'immenses soucis est condamné un gouvernement, et à quelles mesures vexatoires il se trouve entraîné, dès qu'il est obligé de tout voir pour tout régler. Mais, dans cette situation, chaque chose s'enchaînait à une autre. Forcer le cours des assignats avait conduit à forcer les échanges, à forcer les prix, à forcer même la quantité, l'heure, le mode des achats; le dernier fait résultait du premier, et le premier avait été inévitable comme la révolution elle-même.
Cependant le renchérissement des subsistances qui avait amené leur maximum, s'étendait à toutes les marchandises de première nécessité. Viandes, légumes, fruits, épices, matières à éclairer et à brûler, boissons, étoffes pour vêtement, cuirs pour la chaussure, tout avait augmenté à mesure que les assignats avaient baissé, et le peuple S'obstinait chaque jour davantage à voir des accapareurs là où il n'y avait que des marchands qui refusaient une monnaie sans valeur. On se souvient qu'en février il avait pillé chez les épiciers d'après l'avis de Marat. En juillet, il avait pillé des bateaux de savon qui arrivaient par la Seine à Paris. La commune, indignée avait rendu les arrêtés les plus sévères, et Pache imprima cet avis simple et laconique:
LE MAIRE PACHE A SES CONCITOYENS.
«Paris contient sept cent mille habitans: le sol de Paris ne produit rien pour leur nourriture, leur habillement, leur entretien; il faut donc que Paris tire tout des autres départemens et de l'étranger.
«Lorsqu'il arrive des denrées et des marchandises à Paris, si les habitans les pillent, on cessera d'en envoyer.
«Paris n'aura plus rien pour la nourriture, l'habillement, l'entretien de ses nombreux habitans.
«Et sept cent mille hommes dépourvus de tout s'entre-dévoreront.»
Le peuple n'avait plus pillé; mais il demandait toujours des mesures terribles contre les marchands, et on a vu le prêtre Jacques Roux ameuter les cordeliers, pour faire insérer dans la constitution un article relatif aux accapareurs. On se déchaînait beaucoup aussi contre les agioteurs, qui faisaient, dit-on, augmenter les marchandises, en spéculant sur les assignats, l'or, l'argent et le papier étranger.
L'imagination populaire se créait des monstres et partout voyait des ennemis acharnés, tandis qu'il n'y avait que des joueurs avides, profitant du mal, mais ne le produisant pas, et n'ayant certainement pas la puissance de le produire. L'avilissement des assignats tenait à une foule de causes: leur quantité considérable, l'incertitude de leur gage qui devait disparaître si la révolution succombait; leur comparaison avec le numéraire qui ne perdait pas sa réalité, et avec les marchandises qui, conservant leur valeur, refusaient de se donner contre une monnaie qui n'avait plus la sienne. Dans cet état de choses, les capitalistes ne voulaient pas garder leurs fonds sous forme d'assignats, parce que sous cette forme ils dépérissaient tous les jours. D'abord ils avaient cherché à se procurer de l'argent; mais six ans de gène effrayaient les vendeurs et les acheteurs de numéraire. Ils avaient alors songé à acheter des marchandises; mais elles offraient un placement passager, parce qu'elles ne pouvaient se garder long-temps, et un placement dangereux parce que la fureur contre les accapareurs était au comble. On cherchait donc des sûretés dans les pays étrangers. Tous ceux qui avaient des assignats s'empressaient de se procurer des lettres de change sur Londres, sur Amsterdam, sur Hambourg, sur Genève, sur toutes les places de l'Europe; ils donnaient, pour obtenir ces valeurs étrangères, des valeurs nationales énormes, et avilissaient ainsi les assignats en les abandonnant. Quelques-unes de ces lettres de change étaient réalisées hors de France, et la valeur en était touchée par les émigrés. Des meubles magnifiques, dépouilles de l'ancien luxe, consistant en ébénisterie, horlogerie, glaces, bronzes dorés, porcelaines, tableaux, éditions précieuses, payaient ces lettres de change qui s'étaient transformées en guinées ou en ducats. Mais on ne cherchait à en réaliser que la plus petite partie. Recherchées par des capitalistes effrayés qui ne voulaient point émigrer, mais seulement donner une garantie solide à leur fortune, elles restaient presque toutes sur la place, où les plus alarmés se les transmettaient les uns aux autres. Elles formaient ainsi une masse particulière de capitaux, garantie par l'étranger, et rivale de nos assignats. On a lieu de croire que Pitt avait engagé les banquiers anglais à signer une grande quantité de ce papier, et leur avait même ouvert un crédit considérable pour en augmenter la masse, et contribuer, de cette manière, toujours davantage au discrédit des assignats.
On mettait encore beaucoup d'empressement à se procurer les actions des compagnies de finances, qui semblaient hors des atteintes de la révolution et de la contre-révolution, et qui offraient en outre un placement avantageux. Celles de la compagnie d'escompte avaient une grande faveur, mais celles de la compagnie des Indes étaient surtout recherchées avec la plus grande avidité, parce qu'elles reposaient en quelque sorte sur un gage insaisissable, leur hypothèque consistant en vaisseaux et en magasins situés sur tout le globe. Vainement les avait-on assujetties à un droit de transfert considérable: les administrateurs échappaient à la loi en abolissant les actions, et en les remplaçant par une simple inscription sur les registres de la compagnie, qui se faisait sans formalité. Ils fraudaient ainsi l'état d'un revenu considérable, car il s'opérait plusieurs milliers de transmissions par jour, et ils rendaient inutiles les précautions prises pour empêcher l'agiotage. Vainement encore, pour diminuer l'attrait de ces actions, avait-on frappé leur produit d'un droit de cinq pour cent: les dividendes étaient distribués aux actionnaires comme remboursement d'une partie du capital: et par ce stratagème les administrateurs échappaient encore à la loi. Aussi de 600 francs ces actions s'élevèrent à 1,000, 1,200, et même 2,000 francs. C'étaient autant de valeurs qu'on opposait à la monnaie révolutionnaire, et qui servaient à la discréditer.
On opposait encore aux assignats non seulement toutes ces espèces de fonds, mais certaines parties de la dette publique, et même d'autres assignats particuliers. Il existait en effet des emprunts souscrits à toutes les époques, et sous toutes les formes. Il y en avait qui remontaient jusqu'à Louis XIII. Parmi les derniers, souscrits sous Louis XVI, il y en avait de différentes créations. On préférait généralement ceux qui étaient antérieurs à la monarchie constitutionnelle à ceux qui avaient été ouverts pour le besoin de la révolution. Tous étaient opposés aux assignats hypothéqués sur les biens du clergé et des émigrés. Enfin, entre les assignats eux-mêmes, on faisait des différences. Sur cinq milliards environ émis depuis la création, un milliard était rentré par les achats de biens nationaux; quatre milliards à peu près restaient en circulation; et sur ces quatre milliards, on en pouvait compter cinq cents millions créés sous Louis XVI, et portant l'effigie royale. Ces derniers seraient mieux traités, disait-on, en cas de contre-révolution, et admis pour une partie au moins de leur valeur. Aussi gagnaient-ils 10 ou 15 pour cent sur les autres. Les assignats, républicains, seule ressource du gouvernement, seule monnaie du peuple, étaient donc tout à fait discrédités, et luttaient à la fois contre le numéraire; les marchandises, les papiers étrangers, les actions des compagnies de finances, les diverses créances sur l'état, et enfin contre les assignats royaux.
Le remboursement des offices, le paiement des grandes fournitures faites à l'état pour les besoins de la guerre, l'empressement de beaucoup de débiteurs à se libérer, avaient produit de grands amas de fonds dans quelques mains. La guerre, la crainte d'une révolution terrible, avaient interrompu beaucoup d'opérations commerciales, amené de grandes liquidations, et augmenté encore la masse des capitaux stagnans et cherchant des sûretés. Ces capitaux, ainsi accumulés, étaient livrés à un agiot perpétuel sur la bourse de Paris, et se changeaient tour à tour en or, argent, denrées, lettres de change, actions des compagnies, vieux contrats sur l'état, etc. Là, comme d'usage, intervenaient ces joueurs aventureux, qui se jettent dans toutes les espèces de hasard, qui spéculent sur les accidents du commerce, sur l'approvisionnement des armées, sur la bonne foi des gouvernements, etc. Placés en observation à la bourse, ils faisaient le profit de toutes les hausses sur la baisse constante des assignats. La baisse de l'assignat commençait d'abord à la bourse par rapport au numéraire et à toutes les valeurs mobiles. Elle avait lieu ensuite par rapport aux marchandises, qui renchérissaient dans les boutiques et les marchés. Cependant les marchandises ne montaient pas aussi rapidement que le numéraire, parce que les marchés sont éloignés de la bourse, parce qu'ils ne sont pas aussi sensibles, et que d'ailleurs les marchands ne peuvent pas se donner le mot aussi rapidement que des agioteurs réunis dans une salle. La différence, déterminée d'abord à la bourse, ne se prononçait donc ailleurs qu'après un temps plus ou moins long; l'assignat de 5 francs, qui déjà n'en valait plus que 2 à la bourse, en valait encore 3 dans les marchés, et les agioteurs avaient ainsi l'intervalle nécessaire pour spéculer. Ayant leurs capitaux tout prêts, ils prenaient du numéraire avant la hausse; dès qu'il montait par rapport aux assignats, ils l'échangeaient contre ceux-ci; ils en avaient une plus grande quantité, et, comme la marchandise n'avait pas eu le temps de monter encore, avec cette plus grande quantité d'assignats ils se procuraient une plus grande quantité de marchandises, et la revendaient quand le rapport s'était rétabli. Leur rôle consistait à occuper le numéraire et la marchandise pendant que l'un et l'autre s'élevaient par rapport à l'assignat. Leur profit n'était donc que le profit constant de la hausse de toutes choses sur l'assignat, et il était naturel qu'on leur en voulût de ce bénéfice toujours fondé sur une calamité publique. Leur jeu s'étendait sur la variation de toutes les espèces de valeurs, telles que le papier étranger, les actions des compagnies, etc. Ils profitaient de tous les accidens qui pouvaient produire des différences, tels qu'une défaite, une motion, une fausse nouvelle. Ils formaient une classe assez considérable. On y comptait des banquiers étrangers, des fournisseurs, des usuriers, d'anciens prêtres ou nobles, de récens parvenus révolutionnaires, et quelques députés qui, pour l'honneur de la convention, n'étaient que cinq ou six, et qui avaient l'avantage perfide de contribuer à la variation des valeurs par des motions faites à propos. Ils vivaient dans les plaisirs avec des actrices, des ci-devant religieuses ou comtesses, qui, du rôle de maîtresses, passaient quelquefois à celui de négociatrices d'affaires. Les deux principaux députés engagés dans ces intrigues étaient Julien, de Toulouse, et Delaunay, d'Angers, qui vivaient, le premier avec la comtesse de Beaufort, le second avec l'actrice Descoings. On prétend que Chabot, dissolu comme un ex-capucin, et s'occupant quelquefois des questions financières, se livrait à cet agiotage, de compagnie avec deux frères, nommés Frey, expulsés de Moravie pour leurs opinions révolutionnaires, et venus à Paris pour y faire le commerce de la banque. Fabre d'Eglantine s'en mêlait aussi, et on accusait Danton, mais sans aucune preuve, de n'y être pas étranger.