Histoire de la Révolution française, Tome 05
NOTES:
27 brumaire (17 novembre).
CHAPITRE XVII.
FIN DE LA CAMPAGNE DE 1793.—MANOEUVRE DE HOCHE DANS LES VOSGES.—RETRAITE DES AUTRICHIENS ET DES PRUSSIENS.—DÉBLOCUS DE LANDAU.—OPÉRATIONS A L'ARMÉE D'ITALIE.—SIÉGE ET PRISE DE TOULON PAR L'ARMÉE RÉPUBLICAINE.—DERNIERS COMBATS ET ÉCHECS AUX PYRÉNÉES.—EXCURSION DES VENDÉENS AU-DELA DE LA LOIRE.—NOMBREUX COMBATS; ÉCHECS DE L'ARMÉE RÉPUBLICAINE.—DÉFAITE DES VENDÉENS AU MANS, ET LEUR DESTRUCTION COMPLÈTE A SAVENAY.—COUP D'OEIL GÉNÉRAL SUR LA CAMPAGNE DE 1793.
La campagne de 1793 s'achevait sur toutes les frontières de la manière la plus brillante et la plus heureuse. Dans la Belgique, on avait enfin pris le parti d'entrer dans les quartiers d'hiver, malgré le projet du comité de salut public, qui avait voulu profiter de la victoire de Watignies pour envelopper l'ennemi entre l'Escaut et la Sambre. Ainsi, sur ce point, les événemens n'avaient pas changé et les avantages de Watignies nous étaient restés.
Sur le Rhin, la campagne s'était beaucoup prolongée par la perte des lignes de Wissembourg, forcées le 13 octobre (22 vendémiaire). Le comité de salut public voulait les recouvrer à tout prix, et débloquer Landau, comme il avait débloqué Dunkerque et Maubeuge. L'état de nos départemens du Rhin était une raison de se hâter, et d'en éloigner l'ennemi. Le pays des Vosges était singulièrement empreint de l'esprit féodal; les prêtres et les nobles y avaient conservé une grande influence; la langue française y étant peu répandue, les nouvelles idées révolutionnaires n'y avaient presque pas pénétré; dans un grand nombre de communes, les décrets de la convention étaient inconnus; plusieurs manquaient de comités révolutionnaires, et, dans presque toutes, les émigrés circulaient impunément. Les nobles de l'Alsace avaient suivi l'armée de Wurmser en foule, et se répandaient depuis Wissembourg jusqu'aux environs de Strasbourg. Dans cette dernière ville, on avait formé le complot de livrer la place à Wurmser. Le comité de salut public y envoya aussitôt Lebas et Saint-Just, pour y exercer la dictature ordinaire des commissaires de la convention. Il nomma le jeune Hoche, qui s'était si fort distingué au siége de Dunkerque, général de l'armée de la Moselle; il détacha de l'armée oisive des Ardennes une forte division, qui fut partagée entre les deux armées de la Moselle et du Rhin; enfin il fit exécuter des levées en masse dans tous les départemens environnans, et les dirigea sur Besançon. Ces nouvelles levées occupèrent les places fortes, et les garnisons furent portées en ligne. Saint-Just déploya à Strasbourg tout ce qu'il avait d'énergie et d'intelligence. Il fit trembler les malintentionnés, livra à une commission ceux qu'on soupçonnait d'avoir voulu livrer Strasbourg, et les fit conduire à l'échafaud. Il communiqua aux généraux et aux soldats une vigueur nouvelle, il exigea chaque jour des attaques sur toute la ligne, afin d'exercer nos jeunes conscrits. Aussi brave qu'impitoyable, il allait lui-même au feu, et partageait tous les dangers de la guerre. Un grand enthousiasme s'était emparé de l'armée; et le cri des soldats, qu'on enflammait de l'espoir de recouvrer le terrain perdu, leur cri était: Landau ou la mort!
La véritable manoeuvre à exécuter sur cette partie des frontières, consistait toujours à réunir les deux armées du Rhin et de la Moselle, et à opérer en masse sur un seul versant des Vosges. Pour cela, il fallait recouvrer les passages qui coupaient la ligne des montagnes, et que nous avions perdus depuis que Brunswick s'était porté au centre des Vosges, et Wurmser sous les murs de Strasbourg. Le projet du comité était formé: il voulait s'emparer de la chaîne même, pour séparer les Prussiens des Autrichiens. Le jeune Hoche, plein de talent et d'ardeur, était chargé d'exécuter ce plan, et ses premiers mouvemens à la tête de l'armée de la Moselle firent espérer les plus énergiques déterminations.
Les Prussiens, pour assurer leur position, avaient voulu enlever par une surprise le château de Bitche, placé au milieu même des Vosges. Cette tentative fut déjouée par la vigilance de la garnison, qui accourut à temps sur les remparts; et Brunswick, soit qu'il fût déconcerté par ce défaut de succès, soit qu'il redoutât l'activité et l'énergie de Hoche, soit aussi qu'il fût mécontent de Wurmser, avec lequel il ne vivait pas d'accord, se retira d'abord à Bisengen, sur la ligne d'Erbach, puis à Kayserslautern, au centre des Vosges. Il n'avait pas prévenu Wurmser de ce mouvement rétrograde; et, tandis que celui-ci se trouvait engagé sur le versant oriental, presque à la hauteur de Strasbourg, Brunswick, sur le versant occidental, se trouvait même en arrière de Wissembourg, et à peu près à la hauteur de Landau. Hoche avait suivi Brunswick de très près dans son mouvement rétrograde, et, après avoir vainement essayé de l'entourer à Bisengen, et même de le prévenir à Kayserslautern, il forma le projet de l'attaquer à Kayserslautern même, quelque grande que fût la difficulté des lieux. Hoche avait environ trente mille hommes; il se battit les 28, 29 et 30 novembre; mais les lieux étaient peu connus et peu praticables. Le premier jour, le général Ambert, qui commandait la gauche, se trouva engagé, tandis que Hoche, au centre, cherchait sa route; le jour suivant, Hoche se trouvait seul en présence de l'ennemi, tandis qu'Ambert s'égarait dans les montagnes. Grâce aux difficultés des lieux, à sa force et à l'avantage de sa position, Brunswick eut un succès complet. Il ne perdit qu'environ douze hommes; Hoche fut obligé de se retirer avec une perte d'environ trois mille hommes; mais il ne fut pas découragé, et vint se rallier à Pirmasens, Hornbach et Deux-Ponts. Hoche, quoique malheureux, n'en avait pas moins déployé une audace et une résolution qui frappèrent les représentans et l'armée. Le comité de salut public, qui, depuis l'entrée de Carnot, était assez éclairé pour être juste et qui n'était sévère qu'envers le défaut de zèle, lui écrivit les lettres les plus encourageantes, et, pour la première fois, donna des éloges à un général battu. Hoche, sans être ébranlé un moment par sa défaite, forma aussitôt la résolution de se joindre à l'armée du Rhin, pour accabler Wurmser. Celui-ci, qui était resté en Alsace tandis que Brunswick rétrogradait jusqu'à Kayserslautern, avait son flanc droit découvert. Hoche dirigea le général Taponnier avec douze mille hommes sur Werdt, pour percer la ligne des Vosges, et se jeter sur le flanc de Wurmser, tandis que l'armée du Rhin ferait sur son front une attaque générale. Grâce à la présence de Saint-Just, des combats continuels avaient eu lieu pendant la fin de novembre et le commencement de décembre, entre l'armée du Rhin et les Autrichiens. Elle commençait à s'aguerrir en allant tous les jours au feu. Pichegru la commandait. Le corps envoyé dans les Vosges par Hoche eut beaucoup de difficultés à vaincre pour y pénétrer, mais il y réussit enfin, et inquiéta sérieusement la droite de Wurmser. Le 22 décembre (2 nivôse), Hoche marcha lui-même à travers les montagnes, et parut à Werdt sur le sommet du versant oriental. Il accabla la droite de Wurmser, lui prit beaucoup de canons, et fit un grand nombre de prisonniers. Les Autrichiens furent alors obligés de quitter la ligne de la Motter, et de se porter d'abord à Sultz, puis le 24 à Wissembourg, sur les lignes mêmes de la Lauter. Leur retraite s'opérait avec désordre et confusion. Les émigrés, les nobles alsaciens accourus à la suite de Wurmser, fuyaient avec la plus grande précipitation. Des familles entières couvraient la route en cherchant à s'échapper. Les deux armées prussienne et autrichienne étaient mécontentes l'une de l'autre, et s'entr'aidaient peu contre un ennemi plein d'ardeur et d'enthousiasme.
Les deux armées du Rhin et de la Moselle étaient réunies. Les représentans donnèrent le commandement en chef à Hoche, qui se disposa sur-le-champ à reprendre Wissembourg. Les Prussiens et les Autrichiens, concentrés maintenant par leur mouvement rétrograde, se trouvaient mieux en mesure de se soutenir. Ils résolurent donc de prendre l'offensive le 26 décembre (6 nivôse), le jour même où le général français se disposait à fondre sur eux. Les Prussiens étaient dans les Vosges et autour de Wissembourg; les Autrichiens s'étendaient en avant de la Lauter, depuis Wissembourg jusqu'au Rhin. Certainement, s'ils n'avaient pas été décidés à prendre l'initiative, ils n'auraient pas reçu l'attaque en avant des lignes, ayant la Lauter à dos; mais ils étaient résolus à attaquer les premiers, et les Français, en s'avançant sur eux, trouvèrent leurs avant-gardes en marche. Le général Desaix, commandant la droite de l'armée du Rhin, marcha sur Lauterbourg; le général Michaud fut dirigé sur Schleithal; le centre attaqua les Autrichiens, rangés sur le Geisberg, et la gauche pénétra dans les Vosges pour tourner les Prussiens. Desaix emporta Lauterbourg, Michaud occupa Schleithal, et le centre, repliant les Autrichiens, les refoula du Geisberg jusqu'à Wissembourg même. L'occupation instantanée de Wissembourg, pouvait être désastreuse pour les coalisés, et elle était imminente; mais Brunswick, qui se trouvait au Pigeonnier, accourut sur ce point, et contint les Français avec beaucoup de fermeté. La retraite des Autrichiens se fit alors avec moins de désordre; mais le lendemain les Français occupèrent les lignes de Wissembourg. Les Autrichiens se replièrent sur Gemersheim, les Prussiens sur Bergzabern. Les soldats français s'avançaient toujours en criant: Landau ou la mort! Les Autrichiens se hâtèrent de repasser le Rhin, sans vouloir tenir un jour de plus sur la rive gauche, et sans donner aux Prussiens le temps d'arriver à Mayence. Landau fut débloqué; et les Français prirent leurs quartiers d'hiver dans le Palatinat. Aussitôt après, les deux généraux coalisés s'attaquèrent dans des relations contradictoires, et Brunswick donna sa démission à Frédéric-Guillaume. Ainsi, sur cette partie du théâtre de la guerre, nous avions glorieusement recouvré nos frontières, malgré les forces réunies de la Prusse et de l'Autriche.
L'armée d'Italie n'avait rien entrepris d'important, et, depuis sa défaite du mois de juin, elle était restée sur la défensive. Dans le mois de septembre, les Piémontais, voyant Toulon attaqué par les Anglais, songèrent enfin à profiter de cette circonstance, qui pouvait amener la perte de l'armée française. Le roi de Sardaigne se rendit lui-même sur le théâtre de la guerre, et une attaque générale du camp français fut résolue pour le 8 septembre. La manière la plus sûre d'opérer contre les Français eût été d'occuper la ligne du Var, qui séparait Nice de leur territoire. On aurait ainsi fait tomber toutes les positions qu'ils avaient prises au-delà du Var, on les aurait obligés d'évacuer le comté de Nice, et peut-être même de mettre bas les armes. On aima mieux attaquer immédiatement leur camp. Cette attaque, exécutée avec des corps détachés, et par diverses vallées à la fois, ne réussit pas; et le roi de Sardaigne, peu satisfait, se retira aussitôt dans ses états. A peu près à la même époque, le général autrichien Dewins résolut enfin d'opérer sur le Var; mais il n'exécuta son mouvement qu'avec trois ou quatre mille hommes, ne s'avança que jusqu'à Isola, et, arrêté tout à coup par un léger échec, il remonta sur les Hautes-Alpes, sans avoir donné suite à cette tentative. Telles avaient été les opérations insignifiantes de l'armée d'Italie.
Un intérêt plus grave appelait toute l'attention sur Toulon. Cette place, occupée par les Anglais et les Espagnols, leur assurait un pied à terre dans le Midi, et une base pour tenter une invasion. Il importait donc à la France de la recouvrer au plus tôt. Le comité avait donné à cet égard les ordres les plus pressans, mais les moyens de siége manquaient entièrement. Carteaux, après avoir soumis Marseille, avait débouché avec sept ou huit mille hommes par les gorges d'Ollioules, s'en était emparé après un léger combat, et s'était établi au débouché même de ces gorges, en vue de Toulon; le général Lapoype, détaché de l'armée d'Italie avec quatre mille hommes environ, s'était rangé sur le côté opposé, vers Solliès et Lavalette. Les deux corps français ainsi placés, l'un au couchant, l'autre au levant, étaient si éloignés qu'ils s'apercevaient à peine, et ne pouvaient se prêter aucun secours. Les assiégés, avec un peu plus d'activité, auraient pu les attaquer isolément, et les accabler l'un après l'autre. Heureusement ils ne songèrent qu'à fortifier la place, et à la garnir de troupes. Ils firent débarquer huit mille Espagnols, Napolitains et Piémontais, deux régimens anglais venus de Gibraltar, et portèrent la garnison à quatorze ou quinze mille hommes. Ils perfectionnèrent toutes les défenses, armèrent tous les forts, surtout ceux de la côte, qui protégeaient la rade où leurs escadres étaient au mouillage. Ils s'attachèrent particulièrement à rendre inaccessible le fort de l'Éguillette, placé à l'extrémité du promontoire qui ferme la rade intérieure, ou petite rade. Ils en rendirent l'abord tellement difficile, qu'on l'appelait dans l'armée, le petit Gibraltar. Les Marseillais et tous les Provençaux qui s'étaient réfugiés dans Toulon, s'employèrent eux-mêmes aux ouvrages, et montrèrent le plus grand zèle. Cependant l'union ne pouvait durer dans l'intérieur de la place, car la réaction contre la Montagne y avait fait renaître toutes les factions. On y était républicain ou royaliste à tous les degrés. Les coalisés eux-mêmes n'étaient pas d'accord. Les Espagnols étaient offensés de la supériorité qu'affectaient les Anglais, et se défiaient de leurs intentions. L'amiral Hood, profitant de cette désunion, dit que, puisqu'on ne pouvait s'entendre, il fallait, pour le moment, ne proclamer aucune autorité. Il empêcha même le départ d'une députation que les Toulonnais voulaient envoyer auprès du comte de Provence, pour engager ce prince à se rendre dans leurs murs en qualité de régent. Dès cet instant, on pouvait entrevoir la conduite des Anglais, et sentir combien avaient été aveugles et coupables ceux qui avaient livré Toulon aux plus cruels ennemis de la marine française.
Les républicains ne pouvaient pas espérer, avec leurs moyens actuels, de reprendre Toulon. Les représentans conseillaient même de replier l'armée au-delà de la Durance, et d'attendre la saison suivante. Cependant la prise de Lyon ayant permis de disposer de nouvelles forces, on achemina vers Toulon des troupes et du matériel. Le général Doppet, auquel on attribuait la prise de Lyon, fut chargé de remplacer Carteaux. Bientôt Doppet lui-même fut remplacé par Dugommier, qui était beaucoup plus expérimenté, et fort brave. Vingt-huit ou trente mille hommes furent réunis, et on donna l'ordre d'achever le siége avant la fin de la campagne.
On commença par serrer la place de près, et par établir des batteries contre les forts. Le général Lapoype, détaché de l'armée d'Italie, était toujours au levant, et le général en chef Dugommier au couchant, en avant d'Ollioules. Ce dernier était chargé de la principale attaque. Le comité de salut public avait fait rédiger par le comité des fortifications un plan d'attaque régulière. Le général assembla un conseil de guerre pour discuter le plan envoyé de Paris. Ce plan était fort bien conçu, mais il s'en présentait un autre plus convenable aux circonstances, et qui devait a voir des résultats plus prompts.
Dans le conseil de guerre se trouvait un jeune officier, qui commandait l'artillerie en l'absence du chef de cette arme. Il se nommait Bonaparte, et était originaire de Corse. Fidèle à la France, au sein de laquelle il avait été élevé, il s'était battu en Corse pour la cause de la convention contre Paoli et les Anglais; il s'était rendu ensuite à l'armée d'Italie, et servait devant Toulon. Il montrait une grande intelligence, une extrême activité, et couchait à côté de ses canons. Ce jeune officier, à l'aspect de la place, fut frappé d'une idée, et la proposa au conseil de guerre. Le fort l'Éguillette, surnommé le petit Gibraltar, fermait la rade où mouillaient les escadres coalisées. Ce fort occupé, les escadres ne pouvaient plus mouiller dans la rade, sans s'exposer à y être brûlées: elles ne pouvaient pas non plus l'évacuer en y laissant une garnison de quinze mille hommes, sans communications, sans secours, et tôt ou tard exposée à mettre bas les armes: il était donc infiniment présumable que le fort l'Éguillette une fois en la possession des républicains, les escadres et la garnison évacueraient ensemble Toulon. Ainsi, la clef de la place était au fort l'Éguillette; mais ce fort était presque imprenable. Le jeune Bonaparte soutint fortement son idée comme plus appropriée aux circonstances, et réussit à la faire adopter.
On commença par serrer la place. Bonaparte, à la faveur de quelques oliviers qui cachaient ses artilleurs, fit placer une batterie très près du fort Malbosquet, l'un des plus importans parmi ceux qui environnaient Toulon. Un matin, cette batterie éclata à l'improviste, et surprit les assiégés, qui ne croyaient pas qu'on pût établir des feux aussi près du fort. Le général anglais O'Hara, qui commandait la garnison, résolut de faire une sortie pour détruire la batterie, et enclouer les canons. Le 30 novembre (10 frimaire), il sortit à la tête de six mille hommes, pénétra soudainement à travers les postes républicains, s'empara de la batterie, et commença aussitôt à enclouer les pièces. Heureusement, le jeune Bonaparte se trouvait non loin de là avec un bataillon. Un boyau conduisait à la batterie. Bonaparte s'y jeta avec son bataillon, se porta sans bruit au milieu des Anglais, puis tout à coup ordonna le feu, et les jeta, par cette subite apparition, dans la plus grande surprise. Le général O'Hara, étonné, crut que c'étaient ses propres soldats qui se trompaient, et faisaient feu les uns sur les autres. Il s'avança alors vers les républicains pour s'en assurer, mais il fut blessé à la main, et pris dans le boyau même par un sergent. Au même instant, Dugommier, qui avait fait battre la générale au camp, ramenait ses soldats à l'attaque, et se portait entre la batterie et la place. Les Anglais, menacés alors d'être coupés, se retirèrent après avoir perdu leur général, et sans avoir pu se délivrer de cette dangereuse batterie.
Ce succès anima singulièrement les assiégeans, et jeta beaucoup de découragement parmi les assiégés. La défiance était si grande chez ces derniers, qu'ils disaient que le général O'Hara s'était fait prendre pour vendre Toulon aux républicains. Cependant les républicains, qui voulaient conquérir la place et qui n'avaient pas les moyens de l'acheter, se préparaient à l'attaque si périlleuse de l'Éguillette. Ils y avaient jeté déjà un grand nombre de bombes, et tâchaient d'en raser la défense avec des pièces de 24. Le 18 décembre (28 frimaire), l'assaut fut résolu pour minuit. Une attaque simultanée devait avoir lieu du côté du général Lapoype sur le fort Faron. A minuit, et par un orage épouvantable, les républicains s'ébranlent. Les soldats qui gardaient le fort se tenaient ordinairement en arrière, pour se mettre à l'abri des bombes et des boulets. Les Français espéraient y arriver avant d'avoir été aperçus; mais au pied de la hauteur ils trouvent des tirailleurs ennemis. Le combat s'engage. Au bruit de la mousqueterie, la garnison du fort accourt sur les remparts et foudroie les assaillans. Ceux-ci reculent et reviennent tour à tour. Un jeune capitaine d'artillerie, nommé Muiron, profite des inégalités du terrain, et réussit à gravir la hauteur, sans avoir perdu beaucoup de monde. Arrivé au pied du fort, il s'élance par une embrasure; les soldats le suivent, pénètrent dans la batterie, s'emparent des canons, et bientôt du fort lui-même.
Dans cette action, le général Dugommier, les représentans Salicetti et Robespierre jeune, le commandant d'artillerie Bonaparte, avaient été présens au feu, et avaient communiqué aux troupes le plus grand courage. Du côté du général Lapoype, l'attaque ne fut pas moins heureuse, et une des redoutes du fort Faron fut emportée.
Dès que le fort l'Éguillette fut occupé, les républicains se hâtèrent de disposer les canons de manière à foudroyer la flotte. Mais les Anglais ne leur en donnèrent pas le temps. Ils se décidèrent sur-le-champ à évacuer la place, pour ne pas courir plus long-temps les chances d'une défense difficile et périlleuse. Avant de se retirer, ils résolurent de brûler l'arsenal, les chantiers, et les vaisseaux qu'ils ne pourraient pas prendre. Le 18 et le 19, sans en prévenir l'amiral espagnol, sans avertir même la population compromise, qu'on allait la livrer aux montagnards victorieux, les ordres furent donnés pour l'évacuation. Chaque vaisseau anglais vint à son tour s'approvisionner à l'arsenal. Les forts furent ensuite tous évacués, excepté le fort Lamalgue, qui devait être le dernier abandonné. Cette évacuation se fit même si vite, que deux mille Espagnols, prévenus trop tard, restèrent hors des murs, et ne se sauvèrent que par miracle. Enfin on donna l'ordre d'incendier l'arsenal. Vingt vaisseaux ou frégates parurent tout à coup en flammes au milieu de la rade, et excitèrent le désespoir chez les malheureux habitans, et l'indignation chez les républicains, qui voyaient brûler l'escadre sans pouvoir la sauver. Aussitôt, plus de vingt mille individus, hommes, femmes, vieillards, enfans, portant ce qu'ils avaient de plus précieux, vinrent sur les quais, tendant les mains vers les escadres, et implorant un asile pour se soustraire à l'armée victorieuse. C'étaient toutes les familles provençales qui, à Aix, Marseille, Toulon, s'étaient compromises dans le mouvement sectionnaire. Pas une seule chaloupe ne se montrait à la mer pour secourir ces imprudens Français, qui avaient mis leur confiance dans l'étranger, et qui lui avaient livré le premier port de leur patrie. Cependant l'amiral Langara, plus humain, ordonna de mettre les chaloupes à la mer, et de recevoir sur l'escadre espagnole tous les réfugiés qu'elle pourrait contenir. L'amiral Hood n'osa pas résister à cet exemple et aux imprécations qu'on vomissait contre lui. Il ordonna à son tour, mais fort tard, de recevoir les Toulonnais. Ces malheureux se précipitaient avec fureur dans les chaloupes. Dans cette confusion, quelques-uns tombaient à la mer, d'autres étaient séparés de leurs familles. On voyait des mères cherchant leurs enfans, des épouses, des filles, cherchant leurs maris ou leurs pères, et errant sur ces quais aux lueurs de l'incendie. Dans ce moment terrible, des brigands, profitant du désordre pour piller, se jettent sur les malheureux accumulés le long des quais, et font feu en criant: Voici les républicains! La terreur alors s'empare de cette multitude; elle se précipite, se mêle, et, pressée de fuir, elle abandonne ses dépouilles aux brigands auteurs de ce stratagème.
Enfin les républicains entrèrent, et trouvèrent la ville à moitié déserte, et une grande partie du matériel de la marine détruit. Heureusement les forçats avaient arrêté l'incendie et empêché qu'il ne se propageât. De 56 vaisseaux ou frégates, il ne restait que 7 vaisseaux et 11 frégates; le reste avait été pris ou brûlé par les Anglais. Bientôt, aux horreurs du siége et de l'évacuation, succédèrent celles de la vengeance révolutionnaire. Nous raconterons plus tard la suite des désastres de cette cité coupable et malheureuse. La prise de Toulon causa une joie extraordinaire, et produisit autant d'impression que les victoires de Watignies, la prise de Lyon, et le déblocus de Landau. Dès lors on n'avait plus à craindre que les Anglais, s'appuyant sur Toulon, vinssent apporter dans le Midi le ravage et la révolte.
La campagne s'était terminée moins heureusement aux Pyrénées. Cependant, malgré de nombreux revers et une grande impéritie de la part des généraux, nous n'avions perdu que la ligne du Tech, et celle de la Tet nous était restée. Après le combat malheureux de Truillas, livré le 22 septembre (1er vendémiaire) contre le camp espagnol, et où Dagobert avait montré tant de bravoure et de sang-froid, Ricardos, au lieu de marcher en avant, avait rétrogradé au contraire sur le Tech. La reprise de Villefranche, et un renfort de quinze mille hommes arrivé aux républicains, l'avaient décidé à ce mouvement rétrograde. Après avoir levé le blocus de Collioure et de Port-Vendre, il s'était porté au camp de Boulou, entre Céret et Ville-Longue, et veillait de là à ses communications en gardant la grande route de Bellegarde. Les représentans Fabre et Gaston, pleins de fougue, voulurent faire attaquer le camp des Espagnols, afin de les rejeter au-delà des Pyrénées; mais l'attaque fut infructueuse et n'aboutit qu'à une inutile effusion de sang.
Le représentant Fabre, impatient de tenter une entreprise importante, rêvait depuis long-temps une marche au-delà des Pyrénées, pour forcer les Espagnols à rétrograder. On lui avait persuadé que le fort de Roses pouvait être enlevé par un coup de main. D'après son voeu, et malgré l'avis contraire des généraux, trois colonnes furent jetées au-delà des Pyrénées, pour se réunir à Espola. Mais trop faibles, trop désunies, elles ne purent se joindre, furent battues, et ramenées sur la grande chaîne après une perte considérable. Ceci s'était passé en octobre. En novembre, des orages, peu ordinaires dans la saison, grossirent les torrens, interrompirent les communications des divers camps espagnols entre eux, et les mirent dans le plus grand péril.
C'était le cas de se venger sur les Espagnols des revers qu'on avait essuyés. Il ne leur restait que le pont de Céret pour repasser le Tech, et ils demeuraient inondés et affamés sur la rive gauche à la merci des Français. Mais rien de ce qu'il fallait faire ne fut exécuté. Au général Dagobert avait succédé le général Turreau, à celui-ci le général Doppet. L'armée était désorganisée. On se battit mollement aux environs de Céret, on perdit même le camp de Saint-Ferréol, et Ricardos échappa ainsi aux dangers de sa position. Bientôt il se vengea bien plus habilement du danger où il s'était trouvé, et fondit le 7 novembre (17 brumaire) sur une colonne française, qui était engagée à Ville-Longue, sur la rive droite du Tech, entre le fleuve, la mer et les Pyrénées. Il défit cette colonne, forte de dix mille hommes, et la jeta dans un tel désordre, qu'elle ne put se rallier qu'à Argelès. Immédiatement après, Ricardos fit attaquer la division Delatre à Collioure, s'empara de Collioure, de Port-Vendre et de Saint-Elme, et nous rejeta entièrement au-delà du Tech. La campagne se trouva ainsi terminée vers les derniers jours de décembre. Les Espagnols prirent leurs quartiers d'hiver sur les bords du Tech; les Français campèrent autour de Perpignan, et sur les rives de la Tet. Nous avions perdu un peu de territoire, mais moins qu'on ne devait le craindre après tant de désastres. C'était du reste la seule frontière où la campagne ne se fût pas terminée glorieusement pour les armes de la république. Du côté des Pyrénées Occidentales, on avait gardé une défensive réciproque.
C'est dans la Vendée que de nouveaux et terribles combats avaient eu lieu, avec un grand avantage pour la république, mais avec un grand dommage pour la France, qui ne voyait des deux côtés que des Français s'égorgeant les uns les autres.
Les Vendéens, battus à Cholet le 17 octobre (26 vendémiaire), s'étaient jetés, comme on l'a vu, sur le bord de la Loire, au nombre de quatre-vingt mille individus, hommes, femmes, enfans, vieillards. N'osant pas rentrer dans leur pays occupé par les républicains, ne pouvant plus tenir la campagne en présence d'une armée victorieuse, ils songèrent à se rendre en Bretagne, et à suivre les idées de Bonchamps, lorsque ce jeune héros était mort, et ne pouvait plus diriger leurs tristes destinées. On a vu qu'à la veille de la bataille de Cholet, il envoya un détachement pour faire occuper le poste de Varade, sur la Loire. Ce poste, mal gardé par les républicains, fut pris dans la nuit du 16 au 17. La bataille perdue, les Vendéens purent donc impunément traverser le fleuve, à la faveur de quelques bateaux laissés sur la rive, et à l'abri du canon républicain. Le danger ayant été jusqu'ici sur la rive gauche, le gouvernement n'avait pas songé à défendre la rive droite. Toutes les villes de la Bretagne étaient mal gardées; quelques détachemens de gardes nationales, épars çà et là, étaient incapables d'arrêter les Vendéens, et ne pouvaient que fuir à leur approche. Ceux-ci s'avancèrent donc sans obstacles, et traversèrent successivement Candé, Château-Gonthier et Laval, sans éprouver aucune résistance.
Pendant ce temps, l'armée républicaine était incertaine de leur marche, de leur nombre et de leurs projets. Un moment même, elle les avait crus détruits, et les représentans l'avaient écrit à la convention. Kléber seul, qui commandait toujours l'armée sous le nom de Léchelle, pensait le contraire, et s'efforçait de modérer une dangereuse sécurité. Bientôt, en effet, on apprit que les Vendéens étaient loin d'être exterminés; que dans la colonne fugitive, il restait encore trente ou quarante mille hommes armés, et capables de combattre. Un conseil de guerre fut aussitôt rassemblé; et comme on ne savait pas si les fugitifs se porteraient sur Angers ou sur Nantes, s'ils marcheraient sur la Bretagne, ou iraient par la Basse-Loire se réunir à Charette, on décida que l'armée se diviserait; qu'une partie, sous le général Haxo, irait tenir tête à Charette, et reprendre Noirmoutiers; qu'une autre partie sous Kléber occuperait le camp de Saint-George près de Nantes, et que le reste enfin demeurerait à Angers pour couvrir cette ville, et observer la marche de l'ennemi. Sans doute, si l'on eût été mieux instruit, on aurait compris qu'il fallait rester réunis en masse, et marcher sans relâche à la poursuite des Vendéens. Dans l'état de désordre et d'effroi où ils se trouvaient, il eût été facile de les disperser et de les détruire entièrement; mais on ne connaissait pas la direction qu'ils avaient prise, et, dans le doute, le parti que l'on prit était encore le plus sage. Bientôt, cependant, on eut de meilleurs renseignemens, et l'on apprit la marche des Vendéens sur Candé, Château-Gonthier et Laval. Dès lors on résolut de les poursuivre sur-le-champ, et de les atteindre, avant qu'ils pussent mettre la Bretagne en feu, et s'emparer de quelque grande ville, ou d'un port sur l'Océan. Les généraux Vimeux et Haxo furent laissés à Nantes et dans la Basse-Vendée; tout le reste de l'armée s'achemina vers Candé et Château-Gonthier. Westermann et Beaupuy formaient l'avant-garde; Chalbos, Kléber, Canuel, commandaient chacun une division, et Léchelle, éloigné du champ de bataille, laissait diriger les mouvemens par Kléber, qui avait la confiance et l'admiration de l'armée. Le 25 octobre au soir (4 brumaire), l'avant-garde républicaine arriva à Château-Gonthier; le gros des forces était à une journée en arrière. Westermann, quoique ses troupes fussent très fatiguées, quoiqu'il fût presque nuit, et qu'il restât encore six lieues de chemin à faire pour arriver à Laval, voulut y marcher sur-le-champ. Beaupuy, tout aussi brave, mais plus prudent que Westermann, s'efforça en vain de lui faire sentir le danger d'attaquer la masse vendéenne au milieu de la nuit, fort en avant du corps d'armée, et avec des troupes harassées de fatigue. Beaupuy fut obligé de céder au plus ancien en commandement. On se mit aussitôt en marche. Arrivé à Laval au milieu de la nuit, Westermann envoya un officier reconnaître l'ennemi: celui-ci, emporté par son ardeur, fit une charge au lieu d'une reconnaissance, et replia rapidement les premiers postes. L'alarme se répandit dans Laval, le tocsin sonna, toute la masse ennemie fut bientôt debout, et vint faire tête aux républicains. Beaupuy, se comportant avec sa fermeté ordinaire, soutint courageusement l'effort des Vendéens. Westermann déploya toute sa bravoure, le combat fut des plus opiniâtres, et l'obscurité de la nuit le rendit encore plus sanglant. L'avant-garde républicaine, quoique très inférieure en nombre, serait néanmoins parvenue à se soutenir jusqu'à la fin; mais la cavalerie de Westermann, qui n'était pas toujours aussi brave que son chef, se débanda tout à coup, et l'obligea à la retraite. Grâce à Beaupuy, elle se fit sur Château-Gonthier, avec assez d'ordre. Le corps de bataille y arriva le jour suivant. Toute l'armée s'y trouva donc réunie le 26, l'avant-garde épuisée d'un combat inutile et sanglant, le corps de bataille fatigué d'une longue route, faite sans vivres, sans souliers, et à travers les boues de l'automne. Westermann et les représentans voulaient de nouveau se reporter en avant. Kléber s'y opposa avec force, et fit décider qu'on ne s'avancerait pas au-delà de Villiers, moitié chemin de Château-Gonthier à Laval.
Il s'agissait de former un plan pour l'attaque de Laval. Cette ville est située sur la Mayenne. Marcher directement par la rive gauche que l'on occupait, était imprudent, comme l'observa judicieusement un officier très distingué, Savary, qui connaissait parfaitement les lieux. Il était facile aux Vendéens d'occuper le pont de Laval, et de s'y maintenir contre toutes les attaques; ils pouvaient ensuite, tandis que l'armée républicaine était inutilement amassée sur la rive gauche, marcher le long de la rive droite, passer la Mayenne sur ses derrières, et l'accabler à l'improviste. Il proposa donc de diviser l'attaque, et de porter une partie de l'armée sur la rive droite. De ce côté il n'y avait pas de pont à franchir, et l'occupation de Laval ne présentait point d'obstacle. Ce plan, approuvé par les généraux, fut adopté par Léchelle. Le lendemain, cependant, Léchelle, qui sortait quelquefois de sa nullité pour commettre des fautes, envoie l'ordre le plus sot et le plus contradictoire à ce qui avait été convenu la veille. Il prescrit, suivant ses expressions accoutumées, de marcher majestueusement et en masse sur Laval, en longeant par la rive gauche. Kléber et tous les généraux sont indignés; cependant il faut obéir. Beaupuy s'avance le premier; Kléber le suit immédiatement. Toute l'armée vendéenne était déployée sur les hauteurs d'Entrames. Beaupuy engage le combat; Kléber se déploie à droite et à gauche de la route, de manière à s'étendre le plus possible. Sentant néanmoins le désavantage de cette position, il fait dire à Léchelle de porter la division Chalbos sur le flanc de l'ennemi, mouvement qui devait l'ébranler. Mais cette colonne, composée de ces bataillons formés à Orléans et à Niort, qui avaient fui si souvent, se débande avant de s'être mise en marche. Léchelle s'échappe le premier à toute bride; une grande moitié de l'armée, qui ne se battait pas, fuit en toute hâte, ayant Léchelle en tête, et court jusqu'à Château-Gonthier, et de Château-Gonthier jusqu'à Angers. Les braves Mayençais, qui n'avaient jamais lâché pied, se débandent pour la première fois. La déroute devient alors générale; Beaupuy, Kléber, Marceau, les représentans Merlin et Turreau font des efforts incroyables, mais inutiles, pour arrêter les fuyards. Beaupuy reçoit une balle au milieu de la poitrine. Porté dans une cabane, il s'écrie: «Qu'on me laisse ici, et qu'on montre ma chemise sanglante à mes soldats.» Le brave Bloss, qui commandait les grenadiers, et qui était connu par une intrépidité extraordinaire, se fait tuer à leur tête. Enfin une partie de l'armée s'arrête au Lion-d'Angers; l'autre fuit jusqu'à Angers même. L'indignation était générale contre le lâche exemple qu'avait donné Léchelle en fuyant le premier. Les soldats murmuraient hautement. Le lendemain, pendant la revue, le petit nombre de braves qui étaient restés sous les drapeaux, et c'étaient des Mayençais, criaient: A bas Léchelle! vive Kléber et Dubayet! qu'on nous rende Dubayet! Léchelle, qui entendit ces cris, en fut encore plus mal disposé contre l'armée de Mayence, et contre les généraux dont la bravoure lui faisait honte. Les représentans, voyant que les soldats ne voulaient plus de Léchelle, se décidèrent à le suspendre, et proposèrent le commandement à Kléber. Celui-ci le refusa, parce qu'il n'aimait pas la situation d'un général en chef, toujours en butte aux représentans, au ministre, au comité de salut public, et consentit seulement à diriger l'armée sous le nom d'un autre. On donna donc le commandement à Chalbos, qui était l'un des généraux les plus âgés de l'armée. Léchelle, prévenant l'arrêté des représentans, demanda son congé, en disant qu'il était malade, et se retira à Nantes, où il mourut quelque temps après.
Kléber, voyant l'armée dans un état pitoyable, dispersée partie à Angers, et partie au Lion-d'Angers, proposa de la réunir tout entière à Angers même, de lui donner ensuite quelques jours de repos, de la fournir de souliers et de vêtemens, et de la réorganiser d'une manière complète. Cet avis fut adopté, et toutes les troupes furent réunies à Angers. Léchelle n'avait pas manqué de dénoncer l'armée de Mayence en donnant sa démission, et d'attribuer à de braves gens une déroute qui n'était due qu'à sa lâcheté. Depuis long-temps on se défiait de cette armée, de son esprit de corps, de son attachement à ses généraux, et de son opposition à l'état-major de Saumur. Les derniers cris de vive Dubayet! à bas Léchelle! achevèrent de la compromettre dans l'esprit du gouvernement. Bientôt, en effet, le comité de salut public rendit un arrêté pour en ordonner la dissolusion et l'amalgame avec les autres corps. Kléber fut chargé de cette dernière opération. Quoique cette mesure fût prise contre lui et contre ses compagnons d'armes, il s'y prêta volontiers, car il sentait le danger de l'esprit de rivalité et de haine qui s'établissait entre la garnison de Mayence et le reste des troupes; et il voyait surtout un grand avantage à former de bonnes têtes de Colonnes, qui, habilement distribuées, pouvaient communiquer leur propre force à toute l'armée.
Pendant que ceci se passait à Angers, les Vendéens, délivrés à Laval des républicains, et ne voyant plus rien qui s'opposât à leur marche, ne savaient cependant quel parti prendre, ni sur quel théâtre porter la guerre. Il s'en présentait deux également avantageux: ils avaient à choisir entre la pointe de Bretagne et celle de Normandie. L'extrême Bretagne était toute fanatisée par les prêtres et les nobles; la population les aurait reçus avec joie; et le sol, extrêmement coupé et montueux, leur aurait fourni des moyens très faciles de résistance; enfin, ils se seraient trouvés sur le bord de la mer, et en communication avec les Anglais. L'extrême Normandie, ou presqu'île de Cotentin, était un peu plus éloignée, mais bien plus facile à garder, car, en s'emparant de Port-Beil et Saint-Cosme, ils la fermaient entièrement. Ils y trouvaient l'importante place de Cherbourg, très accessible pour eux du côté de la terre, pleine d'approvisionnemens de toute espèce, et surtout très propre aux communications avec les Anglais. Ces deux projets présentaient donc de grands avantages, et leur exécution rencontrait peu d'obstacles. La route de Bretagne n'était gardée que par l'armée de Brest, confiée à Rossignol, et consistant tout au plus en cinq ou six mille hommes mal organisés. La route de Normandie était défendue par l'armée de Cherbourg, composée de levées en masse prêtes à se dissoudre au premier coup de fusil, et de quelques mille hommes seulement de troupes plus régulières, qui n'avaient pas encore quitté Caen. Ainsi, aucune de ces deux armées n'était à redouter pour la masse vendéenne. On pouvait même facilement éviter leur rencontre avec un peu de célérité. Mais les Vendéens ignoraient la nature des localités, ils n'avaient pas un seul officier qui pût leur dire ce qu'étaient la Bretagne et la Normandie, quels en étaient les avantages militaires et les places fortes. Ils croyaient, par exemple, Cherbourg fortifié du côté de terre. Ils étaient donc incapables de se hâter, de s'éclairer dans leur marche, de rien exécuter enfin, avec un peu de force et de précision.
Quoique nombreuse, leur armée était dans un état pitoyable. Tous les chefs principaux étaient ou morts ou blessés. Bonchamps avait expiré sur la rive gauche; d'Elbée, blessé, avait été transporté à Noirmoutiers; Lescure, atteint d'une balle au front, était traîné mourant à la suite de l'armée; La Rochejaquelein, resté seul, avait reçu le commandement général. Stofflet commandait sous lui. L'armée, obligée maintenant de se mouvoir et d'abandonner son sol, aurait dû être organisée; mais elle marchait pêle-mêle comme une horde, ayant au milieu d'elle des femmes, des enfans, des chariots. Dans une armée régulière, les braves, les faibles, les lâches, encadrés les uns avec les autres, restent forcément ensemble et se soutiennent réciproquement. Il suffit de quelques hommes de courage pour communiquer leur énergie à toute la masse. Ici, au contraire, aucun rang n'étant gardé, aucune division de compagnie de bataillon, n'étant observée, chacun marchant avec qui lui plaisait, les braves s'étaient rangés ensemble, et formaient un corps de cinq ou six mille hommes, toujours prêts à s'avancer les premiers. Après eux, venait une troupe moins sûre, et propre seulement à décider un succès, en se portant sur les flancs d'un ennemi déjà ébranlé. A la suite de ces deux bandes, la masse, toujours prête à fuir au premier coup de fusil, se traînait confusément. Ainsi, les trente ou quarante mille hommes armés se réduisaient en définitive à quelques mille braves, toujours disposés à se battre par tempérament. Le défaut de subdivisions empêchait de former des détachemens, de porter un corps sur un point ou sur un autre, de faire aucune sorte de dispositions. Les uns suivaient La Rochejaquelein, les autres Stofflet, et ne suivaient qu'eux seuls. Il était impossible de donner des ordres; tout ce qu'on pouvait obtenir, c'était de se faire suivre en donnant un signal. Stofflet avait seulement quelques paysans affidés qui allaient répandre ce qu'il voulait parmi leurs camarades. A peine avait-on deux cents mauvais cavaliers, et une trentaine de pièces de canon, mal servies et mal entretenues. Les bagages encombraient la marche; les femmes, les vieillards, pour être plus en sûreté, cherchaient à se fourrer au milieu de la troupe des braves, et, en remplissant leurs rangs, embarrassaient leurs mouvemens. La méfiance commençait aussi à s'établir de la part des soldats à l'égard des officiers. On disait qu'ils ne voulaient atteindre à l'Océan que pour s'embarquer, et abandonner les malheureux paysans arrachés de leur pays. Le conseil, dont l'autorité était devenue tout à fait illusoire, était divisé; les prêtres s'y montraient mécontens des chefs militaires; rien enfin n'eût été plus facile que de détruire une pareille armée, si le plus grand désordre de commandement n'avait régné chez les, républicains.
Les Vendéens étaient donc incapables de concevoir et d'exécuter un plan quelconque. Ils avaient quitté la Loire depuis vingt-six jours; et, dans un aussi long espace de temps, ils n'avaient rien fait du tout. Après beaucoup d'incertitudes, ils prirent enfin un parti. D'une part, on leur disait que Rennes et Saint-Malo étaient gardés par des troupes considérables; de l'autre, que Cherbourg était fortement défendu du côté de terre; ils se décidèrent alors à assiéger Granville, placée sur le bord de l'Océan, entre la pointe de Bretagne et celle de Normandie. Ce projet avait surtout l'avantage de les rapprocher de la Normandie, qu'on leur dépeignait comme très fertile et très bien approvisionnée. En conséquence ils marchèrent sur Fougères. On avait réuni sur leur route quinze ou seize mille hommes de levées en masse, qui se dispersèrent sans coup férir. Les Vendéens se portèrent à Dol le 10 novembre, et le 12 sur Avranches.
Le 14 novembre (24 brumaire), ils se dirigèrent vers Granville, en laissant à Avranches une moitié de leur monde et tous leurs bagages. La garnison ayant voulu faire une sortie, ils la repoussèrent, et se jetèrent à sa suite dans le faubourg qui précède le corps de la place. La garnison eut le temps de rentrer et de refermer ses portes; mais le faubourg resta en leur possession, et ils avaient ainsi de grandes facilités pour l'attaque. Ils avancèrent du faubourg jusqu'à des palissades qu'on venait de construire, et sans chercher à les enlever, ils se bornèrent à tirailler contre les remparts, tandis qu'on leur répondait avec de la mitraille et des boulets. En même temps, ils placèrent quelques pièces sur les hauteurs environnantes, et tirèrent inutilement sur la crête des murs et sur les maisons de la ville. A la nuit, ils s'éparpillèrent, et abandonnèrent le faubourg, où le feu de la place ne leur laissait aucun repos. Ils allèrent chercher hors de la portée du canon des logemens, des vivres, et surtout du feu, car il commençait à faire un froid très vif. Les chefs purent à peine retenir quelques cents hommes dans le faubourg pour y continuer un feu de tirailleurs.
Le lendemain, leur impuissance de prendre une place fermée leur fut encore mieux démontrée; ils essayèrent encore de leurs batteries, mais sans aucun succès. Ils tiraillèrent de nouveau le long des palissades; et furent bientôt entièrement découragés. Tout à coup l'un d'entre eux imagina de profiter de la marée basse, pour traverser une plage, et prendre la ville du côté du port. Ils se disposaient à cette nouvelle tentative, lorsque le feu fut mis au faubourg par les représentans enfermés dans Granville. Les Vendéens furent alors obligés de l'évacuer, et songèrent à la retraite. La tentative du côté du port fut entièrement abandonnée, et le lendemain ils revinrent tous à Avranches rejoindre le reste de leur monde et les bagages. Dès ce moment, le découragement fut porté au comble; ils se plaignirent plus amèrement que jamais des chefs qui les avaient arrachés de leur pays, et qui voulaient les abandonner, et ils demandèrent à grands cris à regagner la Loire. En vain Larochejacquelein, à la tête des plus braves, voulut-il faire une nouvelle tentative pour les entraîner dans la Normandie; en vain marcha-t-il sur Ville-Dieu, dont il s'empara, il fut à peine suivi de mille hommes. Le reste de la colonne reprit le chemin de la Bretagne, en marchant sur Pontorson, par où elle était arrivée. Elle s'empara du pont au Beaux qui, jeté sur la Selune, était indispensable pour arriver à Pontorson.
Pendant que ces événemens se passaient à Granville, l'armée républicaine avait été réorganisée à Angers. A peine le temps nécessaire pour lui donner un peu de repos et d'ordre fut-il écoulé, qu'on la conduisit à Rennes, pour la réunir aux six ou sept mille hommes de l'armée de Brest, commandés par Rossignol. Là, on avait arrêté, dans un conseil de guerre, les mesures à prendre pour continuer la poursuite de la colonne vendéenne. Chalbos malade avait obtenu la permission de se retirer sur les derrières, pour y réparer sa santé; Rossignol avait reçu des représentons le commandement en chef de l'armée de l'Ouest et de celle de Brest, formant en tout vingt ou vingt-un mille hommes. Il fut résolu que ces deux armées se porteraient tout de suite à Antrain; que le général Tribout, qui était à Dol avec trois ou quatre mille hommes, se rendrait à Pontorson, et que le général Sepher, qui avait six mille soldats de l'armée de Cherbourg, suivrait par derrière la colonne vendéenne. Ainsi placée entre la mer, le poste de Pontorson, l'armée d'Antrain, et Sepher qui arrivait à Avranches, cette colonne devait être bientôt enveloppée et détruite.
Toutes ces dispositions s'exécutaient au moment même où les Vendéens quittaient Avranches, et s'emparaient du pont au Beaux pour se rendre à Pontorson. C'était le 18 novembre (28 brumaire). Le général Tribout, déclamateur sans connaissance de la guerre, n'avait, pour garder Pontorson, qu'à occuper un passage étroit, à travers un marais qui couvrait la ville, et qu'on ne pouvait pas tourner. Avec une position aussi avantageuse, il pouvait empêcher les Vendéens de faire un seul pas. Mais aussitôt qu'il aperçoit l'ennemi, il abandonne le défilé, et se porte en avant. Les Vendéens, encouragés par la prise du pont au Beaux, le chargent vigoureusement, l'obligent à céder, et, profitant du désordre de sa retraite, se jettent à sa suite dans le passage qui traverse le marais, et se rendent ainsi maîtres de Pontorson, qu'ils n'auraient jamais dû aborder.
Grâce à cette faute impardonnable, une route inattendue s'ouvrit aux Vendéens. Ils pouvaient marcher sur Dol; mais de Dol il leur fallait aller à Antrain, et passer sur le corps de la grande armée républicaine. Cependant ils évacuent Pontorson, et s'avancent sur Dol, Westermann se jette à leur poursuite. Toujours aussi bouillant, il entraîne Marigny avec ses grenadiers, et ose suivre les Vendéens jusqu'à Dol, avec une simple avant-garde. Il les joint en effet, et les pousse confusément dans la ville; mais bientôt ils se rassurent, sortent de Dol, et, par ces feux meurtriers qu'ils dirigeaient si bien, ils obligent l'avant-garde républicaine à se retirer à une grande distance.
Kléber, qui dirigeait toujours l'armée par ses conseils, quoiqu'un autre en fût le chef, propose, pour achever la destruction de la colonne vendéenne, de la bloquer, et de la faire périr de faim, de maladie et de misère. Les débandades étaient si fréquentes dans les troupes républicaines, qu'une attaque de vive force présentait des chances dangereuses. Au contraire, en fortifiant Antrain, Pontorson, Dinan, on enfermait les Vendéens entre la mer et trois points retranchés; et en les faisant harceler tous les jours par Westermann et Marigny, on ne pouvait manquer de les détruire. Les représentans approuvent ce plan, et les ordres sont donnés en conséquence. Mais tout à coup arrive un officier de Westermann: il dit que si on veut seconder son général et attaquer Dol du côté d'Antrain, tandis qu'il l'attaquera du côté de Pontorson, c'en est fait de l'armée catholique, et qu'elle sera entièrement perdue. Les représentans s'enflamment à cette proposition. Prieur de la Marne, aussi bouillant que Westermann, fait changer le plan d'abord convenu, et il est décidé que Marceau, à la tête d'une colonne, marchera sur Dol, concurremment avec Westermann.
Le 21 au matin, Westermann s'avance sur Dol. Dans son impatience, il ne songe pas à s'assurer si la colonne de Marceau, qui doit arriver d'Antrain, est déjà rendue sur le champ de bataille, et il attaque en toute hâte. L'ennemi répond à son attaque par ses feux redoutables. Westermann déploie son infanterie, et gagne du terrain; mais les cartouches commencent à manquer; il est alors obligé de faire un mouvement rétrograde, et il vient s'établir en arrière sur un plateau. Les Vendéens en profitent, se jettent sur sa colonne, et la dispersent. Pendant ce temps, Marceau arrive enfin à la vue de Dol; les Vendéens victorieux se réunissent contre lui; il résiste avec une fermeté héroïque pendant toute la journée, et réussit à se maintenir sur le champ de bataille. Mais sa position est très hasardée; il demande Kléber, pour lui apporter des conseils et des secours. Kléber accourt, et conseille de prendre une position rétrograde, il est vrai, mais très forte, aux environs de Trans. On hésite encore à suivre l'avis de Kléber, lorsque la présence des tirailleurs vendéens fait reculer les troupes. Elles se débandent d'abord, mais on les rallie bientôt sur la position indiquée par Kléber. Kléber reproduit alors le premier plan qu'il avait proposé, et qui consistait à fortifier Antrain. On y adhère, mais on ne veut pas retourner à Antrain, on veut rester à Trans, et s'y fortifier pour être plus près de Dol. Tout à coup, avec la mobilité qui présidait à toutes les déterminations, on change encore d'avis, et on se résout de nouveau à l'offensive malgré l'expérience de la veille. On envoie un renfort à Westermann, en lui ordonnant d'attaquer de son côté, tandis que l'armée principale attaquera du côté de Trans.
Kléber objecte en vain que les troupes de Westermann, démoralisées par l'événement de la veille, ne tiendront pas, les représentans insistent, et l'attaque est résolue pour le lendemain. Le lendemain, en effet, le mouvement s'exécute. Westermann et Marigny sont prévenus et assaillis par l'ennemi. Leurs troupes, quoique soutenues par un renfort, se débandent. Il font des efforts inouis pour les arrêter; ils réunissent en vain quelques braves autour d'eux, et sont bientôt emportés. Les Vendéens, vainqueurs, abandonnent ce point, et se portent à leur droite, sur l'armée qui s'avançait de Trans.
Tandis qu'ils venaient d'obtenir cet avantage, et qu'ils se disposaient à en remporter un second, le bruit du canon avait répandu l'épouvante dans la ville de Dol, et parmi ceux d'entre eux qui n'en étaient pas encore sortis pour combattre. Les femmes, les vieillards, les enfans et les lâches, couraient de tous côtés, et fuyaient vers Dinan et vers la mer. Leurs prêtres, la croix à la main, faisaient de vains efforts pour les ramener. Stofflet, La Rochejaquelein, couraient de toutes parts pour les reconduire au combat. Enfin on était parvenu à les rallier, et à les porter sur la route de Trans, à la suite des braves qui les avaient devancés.
Une confusion non moins grande régnait dans le camp principal des républicains. Rossignol, les représentans, commandant tous à la fois, ne pouvaient ni s'entendre ni agir. Kléber et Marceau, dévorés de chagrins, s'étaient avancés pour reconnaître le terrain, et soutenir l'effort des Vendéens. Arrivé devant l'ennemi, Kléber veut déployer l'avant-garde de l'armée de Brest, mais elle se débande au premier coup de feu. Alors il fait avancer la brigade Canuel, composée en grande partie de bataillons mayençais: ceux-ci, fidèles à leur vieille bravoure, résistent pendant toute la journée, et demeurent seuls sur le champ de bataille, abandonnés du reste des troupes. Mais la bande vendéenne, qui avait battu Westermann, les prend en flanc, et les force à la retraite. Les Vendéens en profitent, et les poursuivent jusqu'à Antrain même. Enfin il devient urgent de quitter Antrain, et toute l'armée républicaine se retire à Rennes.
C'est alors qu'on put sentir la sagesse des avis de Kléber. Rossignol, dans l'un de ces généreux mouvemens dont il était capable, malgré son ressentiment contre les généraux mayençais, parut au conseil de guerre avec un papier contenant sa démission. «Je ne suis pas fait, dit-il, pour commander une armée. Qu'on me donne un bataillon, je ferai mon devoir; mais je ne puis suffire au commandement en chef. Voici donc ma démission, et, si on la refuse, on est ennemi de la république.»—«Pas de démission, s'écrie Prieur de la Marne, tu es le fils aîné du comité de salut public. Nous te donnerons des généraux qui te conseilleront, et qui répondront pour toi des événemens de la guerre.» Cependant Kléber, désolé de voir l'armée aussi mal conduite, proposa un plan qui pouvait seul rétablir l'état des affaires, mais qui était bien peu approprié aux dispositions des représentans. «Il faut, leur dit-il, en laissant le généralat à Rossignol, nommer un commandant en chef des troupes, un commandant de la cavalerie, et un de l'artillerie.» On adopte sa proposition; alors il a le courage de proposer Marceau pour commandant en chef des troupes, Westermann pour commandant de la cavalerie, et Debilly pour commandant de l'artillerie, tous trois suspects comme membres de la faction mayençaise. On dispute un moment sur les individus, puis enfin on se rend, et on cède à l'ascendant de cet habile et généreux militaire, qui aimait la république non par exaltation de tête, mais par tempérament, qui servait avec une loyauté, un désintéressement admirables, et avait la passion et le génie de son métier à un degré rare. Kléber avait fait nommer Marceau parce qu'il disposait de ce jeune et vaillant homme, et qu'il comptait sur son entier dévouement. Il était assuré, si Rossignol restait dans la nullité, de tout diriger lui-même, et de terminer heureusement la guerre.
On réunit la division de Cherbourg, qui était venue de Normandie, aux armées de Brest et de l'Ouest, et on quitta Rennes pour s'acheminer vers Angers, où les Vendéens cherchaient à passer la Loire. Ceux-ci, après s'être assuré un moyen de retour, par leur double victoire sur la route de Pontorson et sur celle d'Antrain, songèrent à rentrer dans leur pays. Ils passèrent sans coup férir par Fougères et Laval, et projetèrent de s'emparer d'Angers, pour traverser la Loire au Pont de Cé. La dernière expérience qu'ils avaient faite à Granville, ne les avait pas encore assez convaincus de leur impuissance à prendre des places fermées. Le 3 décembre, ils se jetèrent dans les faubourgs d'Angers, et commencèrent à tirailler sur le front de la place. Ils continuèrent le lendemain; mais, quelle que fût leur ardeur à s'ouvrir un passage vers leur pays, dont ils n'étaient plus séparés que par la Loire, ils désespèrent bientôt de réussir. L'avant-garde de Westermann, arrivant dans cette journée du 4, acheva de les décourager et de leur faire abandonner leur entreprise. Ils se mirent alors en marche, remontant la Loire, et ne sachant plus où ils pourraient la passer. Les uns imaginèrent de remonter jusqu'à Saumur, les autres jusqu'à Blois; mais, dans le moment où ils délibéraient, Kléber, survenant avec sa division le long de la chaussée de Saumur, les obligea à se rejeter de nouveau en Bretagne. Voilà donc ces malheureux manquant de vivres, de souliers, de voitures pour traîner leurs familles, travaillés par une maladie épidémique, errant de nouveau en Bretagne, sans trouver ni un asile ni une issue pour se sauver. Ils jonchaient les routes de leurs débris; et au bivouac devant Angers, on trouva des femmes et des enfans morts de faim et de froid. Déjà ils commençaient à croire que la convention n'en voulait qu'à leurs chefs, et beaucoup jetaient leurs armes pour s'enfuir clandestinement à travers les campagnes. Enfin, ce qu'on leur dit du Mans, de l'abondance qu'ils y trouveraient, des dispositions des habitans, les engagea à s'y porter. Ils traversèrent La Flèche, dont ils s'emparèrent, et entrèrent au Mans après une légère escarmouche.
L'armée républicaine les suivait. De nouvelles querelles s'y étaient élevées entre les généraux. Kléber avait intimidé les brouillons par sa fermeté, et obligé les représentans à renvoyer Rossignol à Rennes, avec sa division de l'armée de Brest. Un arrêté du comité de salut public donna alors à Marceau le titre de général en chef, et destitua tous les généraux mayençais, en laissant néanmoins à Marceau la faculté de se servir provisoirement de Kléber. Marceau déclarait qu'il ne commanderait pas, si Kléber n'était pas à ses côtés pour tout ordonner. «En acceptant le titre, dit Marceau à Kléber, je prends les dégoûts et la responsabilité pour moi, et je te laisserai à toi le commandement véritable, et les moyens de sauver l'armée.—Sois tranquille, mon ami, dit Kléber, nous nous battrons et nous nous ferons guillotiner ensemble.»
On se mit donc aussitôt en marche, et dès ce moment tout fut conduit avec unité et fermeté. L'avant-garde de Westermann arriva le 12 décembre au Mans, et chargea aussitôt les Vendéens. La confusion se mit parmi eux; mais quelques mille braves, conduits par La Rochejaquelein, vinrent se former en avant de la ville, et forcèrent Westermann à se replier sur Marceau, qui arrivait avec une division. Kléber était encore en arrière avec le reste de l'armée. Westermann voulait attaquer sur-le-champ, quoiqu'il fût nuit. Marceau, entraîné par son tempérament bouillant, mais craignant le blâme de Kléber, dont la force froide et calme ne se laissait jamais emporter, hésite; cependant, emporté par Westermann, il se décide, et attaque le Mans. Le tocsin sonne, la désolation se répand dans la ville. Westermann, Marceau, se précipitent au milieu de la nuit, culbutent tout devant eux, et, malgré un feu terrible des maisons, parviennent à refouler le plus grand nombre des Vendéens sur la grande place de la ville. Marceau fait couper à sa droite et à sa gauche les rues aboutissant à cette place, et tient ainsi les Vendéens bloqués. Cependant sa position était hasardée, car, engagé dans une ville au milieu de la nuit, il aurait pu être tourné et enveloppé. Il envoie donc un avis à Kléber, pour le presser d'arriver au plus vite avec sa division. Celui-ci arrive à la pointe du jour. Le plus grand nombre des Vendéens avait fui; il ne restait que les plus braves pour protéger la retraite: on les charge à la baïonnette, on les enfonce, on les disperse, et un carnage horrible commence dans toute la ville.
Jamais déroute n'avait été aussi meurtrière. Une foule considérable de femmes, laissées en arrière, furent faites prisonnières. Marceau sauva une jeune personne qui avait perdu ses parens, et qui, dans son désespoir, demandait qu'on lui donnât la mort. Elle était modeste et belle; Marceau, plein d'égards et de délicatesse, la recueillit dans sa voiture, la respecta, et la fit déposer dans un lieu sûr. Les campagnes étaient couvertes au loin des débris de ce grand désastre. Westermann, infatigable, harcelait les fugitifs, et jonchait les routes de cadavres. Les infortunés, ne sachant où fuir, rentrèrent dans Laval pour la troisième fois, et en ressortirent aussitôt pour se reporter de nouveau vers la Loire. Ils voulurent la repasser à Ancenis. La Rochejaquelein et Stofflet se jetèrent sur l'autre bord, pour aller, dit-on, prendre des barques et les amener sur la rive droite. Ils ne revinrent plus. On assure que le retour leur avait été impossible. Le passage ne put s'effectuer. La colonne vendéenne, privée de la présence et de l'appui de ses deux chefs, continua de descendre la Loire, toujours poursuivie, et toujours cherchant vainement un passage. Enfin, désespérée, ne sachant où se porter, elle résolut de fuir vers la pointe de Bretagne, dans le Morbihan. Elle se rendit à Blain, où elle remporta encore un avantage d'arrière-garde; et de Blain à Savenay, d'où elle espérait se jeter dans le Morbihan.
Les républicains l'avaient suivie sans relâche, et ils arrivèrent à Savenay le soir même du jour où elle y entra. Savenay avait la Loire à gauche, des marais à droite, et un bois en avant. Kléber sentit l'importance d'occuper le bois le jour même, et de se rendre maître de toutes les hauteurs, afin d'écraser le lendemain les Vendéens dans Savenay, avant qu'ils eussent le temps d'en sortir. En effet, il lança l'avant-garde sur eux; et lui-même, saisissant le moment où les Vendéens débouchaient du bois pour repousser cette avant-garde, s'y jeta hardiment avec un corps d'infanterie, et les en débusqua tout à fait. Alors ils s'enfuirent dans Savenay, et s'y enfermèrent, sans cesser néanmoins de faire un feu soutenu pendant toute la nuit. Westermann et les représentans proposaient d'attaquer sur-le-champ, pour tout détruire dès la nuit même. Kléber, qui ne voulait pas qu'une faute lui fît perdre une victoire assurée, déclara positivement qu'on n'attaquerait pas; et puis, s'enfonçant dans un sang-froid imperturbable, il laissa dire, sans répondre à aucune provocation. Il empêcha ainsi toute espèce de mouvement.
Le lendemain, 23 décembre, avant le jour, il était à cheval avec Marceau, et parcourait sa ligne, lorsque les Vendéens désespérés et ne voulant pas survivre à cette journée, se précipitent les premiers sur les républicains. Marceau marche avec le centre, Canuel avec la droite, Kléber avec la gauche. Tous se précipitent et reploient les Vendéens sur eux-mêmes. Marceau et Kléber se réunissent dans la ville, prennent tout ce qu'ils rencontrent de cavalerie, et s'élancent à la suite des Vendéens. La Loire et les marais interdisaient toute retraite à ces infortunés; un grand nombre fut immolé à coups de baïonnette, d'autres furent faits prisonniers, et à peine quelques-uns trouvèrent-ils le moyen de se sauver. Ce jour, la colonne fut entièrement détruite, et la grande guerre de la Vendée véritablement finie.
Ainsi, cette malheureuse population, rejetée hors de son pays par l'imprudence de ses chefs, et réduite à chercher un port pour se réfugier vers les Anglais, avait mis vainement le pied dans les eaux de l'Océan. N'ayant pu prendre Granville, elle avait été ramenée sur la Loire, n'avait pu la repasser, avait été refoulée une seconde fois en Bretagne, et de Bretagne sur la Loire encore. Enfin, ne pouvant franchir cette barrière fatale, elle venait d'expirer tout entière, entre Savenay, la Loire et des marais. Westermann fut chargé, avec sa cavalerie, de poursuivre les restes fugitifs de la Vendée. Kléber et Marceau retournèrent à Nantes. Reçus, le 24, par le peuple de cette ville, ils obtinrent une espèce de triomphe, et furent gratifiés par le club jacobin d'une couronne civique.
Si l'on considère dans son ensemble cette campagne mémorable de 93, on ne pourra s'empêcher de la regarder comme le plus grand effort qu'ait jamais fait une société menacée. Dans l'année 1792, la coalition, qui n'était pas complète encore, avait agi sans ensemble et sans vigueur. Les Prussiens avaient tenté en Champagne une invasion ridicule; les Autrichiens s'étaient bornés dans les Pays-Bas à bombarder la place de Lille. Les Français, dans leur première exaltation, repoussèrent les Prussiens au-delà du Rhin, les Autrichiens au-delà de la Meuse, conquirent les Pays-Bas, Mayence, la Savoie et le comté de Nice. La grande année 93 s'ouvrit d'une manière bien différente. La coalition était augmentée des trois puissances qui jusque-là étaient restées neutres. L'Espagne poussée à bout par le 21 janvier, avait enfin porté cinquante mille hommes sur les Pyrénées; la France avait obligé Pitt à se déclarer; et l'Angleterre et la Hollande étaient entrées à la fois dans la coalition, qui se trouvait ainsi doublée; et qui, mieux avertie des moyens de l'ennemi qu'elle avait à combattre, augmentait ses forces, et se préparait à un effort décisif. Ainsi, comme sous Louis XIV, la France avait à soutenir l'attaque de l'Europe entière; et cette fois elle ne s'était pas attiré ce concours d'ennemis par son ambition, mais par la juste colère que lui inspira l'intervention des puissances dans ses affaires intérieures.
Dès le mois de mars, Dumouriez débuta par une témérité, et voulut envahir la Hollande en se jetant dans des bateaux. Pendant ce temps Cobourg surprit les lieutenans de Dumouriez, les rejeta au-delà de la Meuse, et le força lui-même à venir se mettre à la tête de son armée. Dumouriez fut obligé de livrer la bataille de Nerwinde. Cette terrible bataille était gagnée, lorsque l'aile gauche fléchit, et repassa la Gette; il fallut battre en retraite, et nous perdîmes la Belgique en quelques jours. Alors les revers aigrissant les coeurs, Dumouriez rompit avec son gouvernement, et passa aux Autrichiens. Dans le même instant, Custine, battu à Francfort, ramené sur le Rhin, et séparé de Mayence, laissait les Prussiens bloquer cette place fameuse, et en commencer le siége; les Piémontais nous repoussaient à Saorgio, les Espagnols entamaient les Pyrénées; et enfin les provinces de l'Ouest, déjà privées de leurs prêtres et poussées à bout par la levée des trois cent mille hommes, venaient de s'insurger au nom du trône et de l'autel. C'est dans ce moment que la Montagne, exaspérée de la désertion de Dumouriez, des défaites essuyées dans les Pays-Bas, sur le Rhin, aux Alpes, et surtout de l'insurrection de l'Ouest, ne garda plus aucune mesure, arracha violemment les girondins du sein de la convention, et repoussa ainsi tous ceux qui pouvaient lui parler encore de modération. Ce nouvel excès lui valut de nouveaux ennemis. Soixante-sept départemens sur quatre-vingt-trois se soulevèrent contre ce gouvernement, qui eut alors à lutter contre l'Europe, la Vendée royaliste, et les trois quarts de la France fédéralisée. C'est à cette époque que nous perdîmes le camp de Famars et le brave Dampierre, que le blocus de Valenciennes fut achevé, que Mayence fut pressé vivement, que les Espagnols passèrent le Tech et menacèrent Perpignan, que les Vendéens prirent Saumur et assiégèrent Nantes, que les fédéralistes se disposèrent à fondre de Lyon, de Marseille, de Bordeaux et de Caen, sur Paris.
De tous les points on pouvait tenter une marche hardie sur la capitale, terminer la révolution en quelques journées, et suspendre la civilisation européenne pour long-temps. Heureusement on assiégea des places. On se souvient, avec quelle fermeté la convention fit rentrer les départemens dans la soumission, en leur montrant seulement son autorité, et en dispersant les imprudens qui s'étaient avancés jusqu'à Vernon; avec quel bonheur les Vendéens furent repoussés de Nantes, et arrêtés dans leur marche victorieuse. Mais tandis que la convention triomphait des fédéralistes, ses autres ennemis avaient fait des progrès alarmans. Valenciennes et Mayence furent prises après des siéges mémorables; la guerre du fédéralisme amena deux événemens désastreux, le siége de Lyon, et la trahison de Toulon; enfin, la Vendée elle-même, quoique renfermée dans le cadre de la Loire, de la mer et du Poitou, par l'heureuse résistance de Nantes, venait de repousser les colonnes de Westermann et de Labarolière, qui avaient voulu pénétrer dans son sein. Jamais la situation n'avait été plus grave. Les coalisés n'étaient plus arrêtés au Nord et au Rhin par des siéges; Lyon et Toulon offraient aux Piémontais de solides appuis; la Vendée paraissait indomptable, et offrait un pied-à-terre aux Anglais. C'est alors que la convention appela à Paris les envoyés des assemblées primaires, leur donna la constitution de l'an III à jurer et à défendre, et décida avec eux que la France entière, hommes et choses, était à la disposition du gouvernement. Alors fut décrétée la levée en masse, génération par génération, et la faculté de requérir tout ce qui serait nécessaire à la guerre; alors fut institué le Grand-Livre, et l'emprunt forcé sur les riches, pour retirer de la circulation une partie des assignats et opérer le placement forcé des biens nationaux; alors deux grandes armées furent dirigées sur la Vendée, la garnison de Mayence y fut transportée en poste; il fut résolu que ce malheureux pays serait brûlé, et que la population en serait transportée ailleurs. Enfin, Carnot entra au comité de salut public, et commença à introduire l'ordre et l'ensemble dans les opérations militaires.
Nous avions perdu le camp de César, et Kilmaine avait, par une retraite heureuse, sauvé les restes de l'armée du Nord. Les Anglais s'étaient portés à Dunkerque, et en faisaient le siége, tandis que les Autrichiens attaquaient Le Quesnoy. Une masse fut rapidement dirigée de Lille sur les derrières du duc d'York. Si Houchard, qui commandait en cette occasion soixante mille Français, avait compris le plan de Carnot, et s'était porté sur Furnes, pas un Anglais n'était sauvé. Au lieu de se placer entre le corps d'observation et le corps de siége, il prit une marche directe et décida du moins la levée du siége, en donnant l'heureuse bataille d'Hondschoote. Cette bataille fut notre première victoire, sauva Dunkerque, priva les Anglais de tous les fruits de cette guerre, et nous rendit la joie et l'espérance.
Bientôt de nouveaux revers changèrent cette joie en nouvelles alarmes. Le Quesnoy fut pris par les Autrichiens; l'armée de Houchard fut saisie à Menin d'une terreur panique, et se dispersa; les Prussiens et les Autrichiens, que rien n'arrêtait plus depuis la prise de Mayence, s'avancèrent sur les deux versans des Vosges, menacèrent les lignes de Wissembourg, et nous battirent en diverses rencontres. Les Lyonnais résistaient avec vigueur, les Piémontais avaient recouvré la Savoie, et étaient descendus vers Lyon pour mettre notre armée entre deux feux; Ricardos avait franchi la Tet, et dépassé Perpignan; enfin la division des troupes de l'Ouest en deux armées, celle de La Rochelle et celle de Brest, avait empêché le succès du plan de campagne arrêté à Saumur le 2 septembre. Canclaux, mal secondé par Rossignol, s'était trouvé seul en flèche dans le sein de la Vendée, et s'était replié sur Nantes. Alors nouveaux efforts: la dictature fut complétée et proclamée par l'institution du gouvernement révolutionnaire; la puissance du comité de salut public fut proportionnée au danger; les levées furent exécutées, et les armées grossies d'une multitude de réquisitionnaires; les nouveaux venus remplirent les garnisons, et permirent de porter les troupes organisées en ligne; enfin la convention ordonna aux armées de vaincre dans un délai donné.
Les moyens qu'elle avait pris produisirent leurs inévitables effets. Les armées du Nord, renforcées, se concentrèrent à Lille et à Guise. Les coalisés s'étaient portés à Maubeuge, qu'ils voulaient prendre avant la fin de la campagne. Jourdan, parti de Guise, livra aux Autrichiens la bataille de Watignies, et fit lever le siége de Maubeuge, comme Houchard avait fait lever celui de Dunkerque. Les Piémontais furent rejetés au delà du Saint-Bernard par Kellermann; Lyon, inondé de levées en masse, fut emporté d'assaut; Ricardos fut repoussé au-delà de la Tet; enfin les deux armées de La Rochelle et de Brest, réunies sous un seul chef, Léchelle, qui laissait agir Kléber, écrasèrent les Vendéens à Cholet, et les obligèrent à passer la Loire en désordre.
Un seul revers troubla la joie que devaient causer de tels événemens: les lignes de Wissembourg furent perdues. Mais le comité de salut public ne voulut pas terminer la campagne avant qu'elles fussent reprises; le jeune Hoche, général de l'armée de la Moselle, malheureux mais brave à Kayserslautern, fut encouragé quoique battu. N'ayant pu entamer Brunswick, il se jeta sur le flanc de Wurmser. Dès ce moment, les deux armées du Rhin et de la Moselle réunies repoussèrent les Autrichiens au-delà de Wissembourg, obligèrent Brunswick à suivre ce mouvement rétrograde, débloquèrent Landau, et campèrent dans le Palatinat. Toulon fut repris par une idée heureuse et par un prodige de hardiesse; enfin, les Vendéens, qu'on croyait détruits, mais qui, dans leur désespoir, s'étaient portés au nombre de quatre-vingt mille individus au-delà de la Loire, et cherchaient un port pour se jeter dans les bras des Anglais, les Vendéens furent repoussés des bords de l'Océan, repoussés également des bords de la Loire, et écrasés entre ces deux barrières qu'ils ne purent jamais franchir. Aux Pyrénées seulement nos armes avaient été malheureuses, mais nous n'avions perdu que la ligne du Tech, et nous campions encore en avant de Perpignan.
Ainsi, cette grande et terrible année nous montre l'Europe pressant la révolution de tout son poids, lui faisant expier ses premiers succès de 92, ramenant ses armées en arrière, pénétrant par toutes les frontières à la fois; et une partie de la France s'insurgeant, et ajoutant ses efforts à ceux des puissances ennemies. Alors la révolution s'irrite: elle fait éclater sa colère au 31 mai, se crée, par cette journée, de nouveaux ennemis, et semble prête à succomber contre l'Europe et les trois quarts de ses provinces révoltées. Mais bientôt elle fait rentrer ses ennemis intérieurs dans le devoir, soulève un million d'hommes à la fois, bat les Anglais à Hondschoote, est battue de nouveau, mais redouble aussitôt d'efforts, gagne une bataille à Watignies, recouvre les lignes de Wissembourg, rejette les Piémontais au-delà des Alpes, prend Lyon, Toulon, et écrase deux fois les Vendéens, une première fois dans la Vendée, et une seconde et dernière fois en Bretagne. Jamais spectacle ne fut plus grand et plus digne d'être proposé à l'admiration et à l'imitation des peuples. La France avait recouvré tout ce qu'elle avait perdu, excepté Condé, Valenciennes, et quelques forts dans le Roussillon; les puissances de l'Europe, au contraire, qui avaient toutes ensemble lutté contre une seule, n'avaient rien obtenu, s'accusaient les unes les autres, et se rejetaient la honte de la campagne. La France achevait d'organiser ses moyens, et devait paraître bien plus formidable l'année suivante.
CHAPITRE XVIII.
SUITE DE LA LUTTE DES HÉBERTISTES ET DES DANTONISTES.—CAMILLE DESMOULINS PUBLIE le Vieux Cordelier.—LE COMITÉ SE PLACE ENTRE LES DEUX PARTIS, ET S'ATTACHE D'ABORD A RÉPRIMER LES HÉBERTISTES.—DISETTE DANS PARIS.—RAPPORTS IMPORTANS DE ROBESPIERRE ET DE SAINT-JUST.—MOUVEMENT TENTÉ PAR LES HÉBERTISTES.—ARRESTATION ET MORT DE RONSIN, VINCENT, HÉBERT, CHAUMETTE, MOMORO, ETC.—LE COMITÉ DE SALUT PUBLIC FAIT SUBIR LE MÊME SORT AUX DANTONISTES.—ARRESTATION, PROCÈS ET SUPPLICE DE DANTON, CAMILLE DESMOULINS, PHILIPPEAU, LACROIX, HÉRAULT-SÉCHELLES, FABRE-D'ÉGLANTINE, CHABOT, ETC.
La convention avait commencé d'exercer quelques sévérités envers la faction turbulente des cordeliers et des agens ministériels. Ronsin et Vincent étaient en prison. Leurs partisans s'agitaient au dehors. Momoro, aux Cordeliers, Hébert, aux Jacobins, s'efforçaient d'exciter en faveur de leurs amis l'intérêt des chauds révolutionnaires. Les cordeliers firent une pétition, et, d'un ton assez peu respectueux, demandèrent si on voulait punir Vincent et Ronsin d'avoir courageusement poursuivi Dumouriez, Custine et Brissot; ils déclarèrent qu'ils regardaient ces deux citoyens comme d'excellens patriotes, et qu'ils les conserveraient toujours comme membres de leur société. Les jacobins présentèrent une pétition plus mesurée, et se bornèrent à demander qu'on accélérât le rapport sur Vincent et Ronsin, afin de les punir s'ils étaient coupables, ou de les rendre à la liberté s'ils étaient innocens.
Le comité de salut public gardait encore le silence. Collot-d'Herbois seul, quoique membre du comité et partisan obligé du gouvernement, montra le plus grand zèle pour Ronsin. Le motif en était naturel: la cause de Vincent lui était presque étrangère, mais celle de Ronsin, envoyé à Lyon avec lui, et de plus exécuteur de ses sanglantes ordonnances, le touchait de très près. Collot d'Herbois avait soutenu avec Ronsin qu'il n'y avait qu'un centième des Lyonnais qui fussent patriotes; qu'il fallait déporter ou immoler le reste, charger le Rhône de cadavres, effrayer tout le Midi de ce spectacle, et frapper de terreur la rebelle cité de Toulon. Ronsin était en prison pour avoir répété ces horribles expressions dans une affiche. Collot d'Herbois, rappelé pour rendre compte de sa mission, avait le plus grand intérêt à justifier la conduite de Ronsin, afin de faire approuver la sienne. Dans ce moment, il arrivait une pétition signée de quelques citoyens lyonnais, qui faisaient la peinture la plus déchirante des maux de leur ville. Ils montraient les mitraillades succédant aux exécutions de la guillotine, une population entière menacée d'extermination, et une cité riche et manufacturière démolie, non plus avec le marteau, mais avec la mine. Cette pétition, que quatre citoyens avaient eu le courage de signer, produisit une impression douloureuse sur la convention. Collot-d'Herbois se hâta de faire son rapport, et dans son ivresse révolutionnaire, il présenta ces terribles exécutions comme elles s'offraient à sa propre imagination, c'est-à-dire comme indispensables et toutes naturelles. «Les Lyonnais, disait-il en substance, étaient vaincus, mais ils disaient hautement qu'ils prendraient bientôt leur revanche. Il fallait frapper de terreur ces rebelles encore insoumis, et avec eux, tous ceux qui voudraient les imiter; il fallait un exemple prompt et terrible. L'instrument ordinaire de mort n'agissait point assez vite; le marteau ne démolissait que lentement. La mitraille a détruit les hommes, la mine a détruit les édifices. Ceux qui sont morts avaient tous trempé leurs mains dans le sang des patriotes. Une commission populaire les choisissait d'un coup d'oeil prompt et sûr dans la foule des prisonniers; et on n'a lieu de regretter aucun de ceux qui ont été frappés.» Collot-d'Herbois obligea la convention étonnée à approuver ce qui lui semblait à lui-même si naturel; il se rendit ensuite aux Jacobins pour se plaindre à eux de la peine qu'il avait eue à justifier sa conduite, et de la compassion qu'avaient inspirée les Lyonnais. «Ce matin, j'ai eu besoin, dit-il, de me servir de circonlocutions pour faire approuver la mort des traîtres. On pleurait, on demandait s'ils étaient morts du premier coup!... Du premier coup, les contre-révolutionnaires! et Chalier est-il mort du premier coup[7]!... Vous vous informez, disais-je à la convention, comment sont morts ces hommes qui étaient couverts du sang de nos frères! S'ils n'étaient pas morts, vous ne délibéreriez pas ici!... Eh bien! à peine entendait-on ce langage! Ils ne pouvaient entendre parler des morts; ils ne savaient pas se défendre des ombres!» Passant ensuite à Ronsin, Collot-d'Herbois dit que ce général avait partagé tous les dangers des patriotes dans le Midi, qu'il y avait bravé avec lui les poignards des aristocrates, et déployé la plus grande fermeté pour y faire respecter l'autorité de la république; que dans ce moment tous les aristocrates se réjouissaient de son arrestation, et y voyaient pour eux-mêmes un sujet d'espoir. «Qu'a donc fait Ronsin pour être arrêté? ajoutait Collot. Je l'ai demandé à tout le monde; personne n'a pu me le dire.» Le lendemain de cette séance, dans celle du 3 nivôse, Collot, revenant à la charge, vint annoncer la mort du patriote Gaillard, lequel, voyant que la convention semblait désapprouver l'énergie déployée à Lyon, s'était donné la mort. «Vous ai-je trompé, s'écria Collot, quand je vous ai dit que les patriotes allaient être réduits au désespoir, si l'esprit public venait à baisser ici?»
Ainsi, tandis que deux chefs des ultra-révolutionnaires étaient enfermés, leurs partisans s'agitaient pour eux. Les clubs, la convention étaient troublés de réclamations en leur faveur, et un membre même du comité de salut public, compromis dans leur système sanguinaire, les défendait pour se défendre lui-même. Leurs adversaires commençaient, de leur côté, à mettre la plus grande énergie dans leurs attaques. Philippeau, revenu de la Vendée, et plein d'indignation contre l'état-major de Saumur, voulait que le comité de salut public, partageant sa colère, poursuivît Rossignol, Ronsin et autres, et vît une trahison dans la non-réussite du plan de campagne du 2 septembre. On a déjà vu combien il y avait de torts réciproques, de malentendus, et d'incompatibilités de caractère, dans la conduite de cette guerre. Rossignol et l'état-major de Saumur avaient eu de l'humeur, mais n'avaient point trahi; le comité, en les désapprouvant, ne pouvait leur faire essuyer une condamnation qui n'aurait été ni juste ni politique. Robespierre aurait voulu qu'on s'expliquât à l'amiable; mais Philippeau, impatient, écrivit un pamphlet virulent où il raconta toute la guerre, et où il mêla beaucoup d'erreurs à beaucoup de vérités. Cet écrit devait produire la plus vive sensation, car il attaquait les révolutionnaires les plus prononcés, et les accusait des plus affreuses trahisons. «Qu'a fait Ronsin? disait Philippeau; beaucoup intrigué, beaucoup volé, beaucoup menti! Sa seule expédition c'est celle du 18 septembre, où il fit accabler quarante-cinq mille patriotes par trois mille brigands; c'est cette journée fatale de Coron, où, après avoir disposé notre artillerie dans une gorge, à la tête d'une colonne de six lieues de flanc, il se tint caché dans une étable comme un lâche coquin, à deux lieues du champ de bataille, où nos infortunés camarades étaient foudroyés par leurs propres canons.» Les expressions n'étaient pas ménagées, comme on le voit, dans l'écrit de Philippeau. Malheureusement, le comité de salut public, qu'il aurait dû mettre dans ses intérêts, n'était pas traité avec beaucoup d'égards. Philippeau, mécontent de ne pas voir son indignation assez partagée, semblait imputer au comité une partie des torts qu'il reprochait à Ronsin, et employait même cette expression offensante: Si vous n'avez été que trompés.
L'écrit, comme nous venons de le dire, produisit une grande sensation. Camille Desmoulins ne connaissait point Philippeau; mais, satisfait de voir que dans la Vendée les ultra-révolutionnaires avaient autant de torts qu'à Paris, et n'imaginant pas que la colère eût aveuglé Philippeau jusqu'à lui faire changer des fautes en trahison, il lut son pamphlet avec empressement, admira son courage, et, dans sa naïveté, il disait à tout le monde: «Avez-vous lu Philippeau?... Lisez Philippeau....» Tout le monde, suivant lui, devait lire cet écrit, qui prouvait les dangers qu'avait courus la république, par la faute des exagérés révolutionnaires.
Camille aimait beaucoup Danton, et en était aimé. Tous deux pensaient que la république étant sauvée par ses dernières victoires, il était temps de mettre fin à des cruautés désormais inutiles; que ces cruautés prolongées plus long-temps ne seraient propres qu'à compromettre la révolution, et que l'étranger pouvait seul en désirer et en inspirer la continuation. Camille imagina d'écrire un nouveau journal qu'il intitula le Vieux Cordelier, car Danton et lui étaient les doyens de ce club célèbre. Il dirigea sa feuille contre tous les révolutionnaires nouveaux, qui voulaient renverser et dépasser les révolutionnaires les plus anciens et les plus éprouvés. Jamais cet écrivain, le plus remarquable de la révolution, et l'un des plus naïfs et des plus spirituels de notre langue, n'avait déployé autant de grâce, d'originalité et même d'éloquence. Il commençait ainsi son premier numéro (15 frimaire): «O Pitt! je rends hommage à ton génie! Quels nouveaux débarqués de France en Angleterre t'ont donné de si bons conseils et des moyens si sûrs de perdre ma patrie? Tu as vu que tu échouerais éternellement contre elle, si tu ne t'attachais à perdre dans l'opinion publique ceux qui, depuis cinq ans, ont déjoué tous tes projets. Tu as compris que ce sont ceux qui t'ont toujours vaincu qu'il fallait vaincre; qu'il fallait faire accuser de corruption précisément ceux que tu n'avais pu corrompre, et d'attiédissement ceux que tu n'avais pu attiédir. J'ai ouvert les yeux, ajoutait Desmoulins, j'ai vu le nombre de nos ennemis: leur multitude m'arrache de l'hôtel des Invalides, et me ramène au combat. Il faut écrire, il faut quitter le crayon lent de l'histoire de la révolution, que je traçais au coin du feu, pour reprendre la plume rapide et haletante du journaliste, et suivre, à bride abattue, le torrent révolutionnaire. Député consultant que personne ne consultait plus depuis le 3 juin, je sors de mon cabinet et de ma chaise à bras, où j'ai eu tout le loisir de suivre, par le menu le nouveau système de nos ennemis.»
Camille élevait Robespierre jusqu'aux cieux, pour sa conduite aux Jacobins, pour les services généreux qu'il avait rendus aux vieux patriotes, et il s'exprimait de la manière suivante à l'égard du culte et des proscriptions:
«Il faut, disait-il, à l'esprit humain malade le lit plein de songes de la superstition: et à voir les fêtes, les processions qu'on institue, les autels et les saints sépulcres qui s'élèvent, il me semble qu'on ne fait que changer le lit du malade; seulement on lui retire l'oreiller de l'espérance d'une autre vie.... Pour moi, je l'ai dit ainsi, le jour même où je vis Gobel venir à la barre, avec sa double croix qu'on portait en triomphe devant le philosophe Anaxagoras[8].
Si ce n'était pas un crime de lèse-Montagne, de soupçonner un président des jacobins et un procureur de la commune, tels que Clootz et Chaumette, je serais tenté de croire qu'à cette nouvelle de Barrère, la Vendée n'existe plus, le roi de Prusse s'est écrié douloureusement: Tous nos efforts échoueront donc contre la république, puisque le noyau de la Vendée est détruit! et que l'adroit Luchesini, pour le consoler, lui aura dit: Héros invincible, j'imagine une ressource; laissez-moi faire. Je paierai quelques prêtres pour se dire charlatans, j'enflammerai le patriotisme des autres pour faire une pareille déclaration. Il y a à Paris deux fameux patriotes qui seront très propres par leurs talens, leur exagération, et leur système religieux bien connu, à nous seconder et à recevoir nos impressions. Il n'est question que de faire agir nos amis en France, auprès des deux grands philosophes Anacharsis et Anaxagoras; de mettre en mouvement leur bile, et d'éblouir leur civisme, par la riche conquête des sacristies. (J'espère que Chaumette ne se plaindra pas de ce numéro; le marquis de Luchesini ne peut pas parler de lui en termes plus honorables.) Anacharsis et Anaxagoras croiront pousser la roue de la raison, tandis que ce sera celle de la contre-révolution; et bientôt, au lieu de laisser mourir en France de vieillesse et d'inanition le papisme prêt à y rendre le dernier soupir, je vous promets, par la persécution et l'intolérance contre ceux qui voudraient messer et être messés, de faire passer force recrues à Lescure et à La Rochejaquelein.»
Camille, racontant ensuite ce qui se faisait sous les empereurs romains, et prétendant ne donner qu'une traduction de Tacite, fit une effrayante allusion à la loi des suspects. «Anciennement, dit-il, il y avait à Rome, selon Tacite, une loi qui spécifiait les crimes d'état et de lèse-majesté, et portait peine capitale. Ces crimes de lèse-majesté, sous la république, se réduisaient à quatre sortes: si une armée avait été abandonnée en pays ennemi; si l'on avait excité des séditions; si les membres des corps constitués avaient mal administré les affaires où les deniers publics; si la majesté du peuple romain avait été avilie. Les empereurs n'eurent besoin que de quelques articles additionnels à cette loi, pour envelopper les citoyens et les cités entières dans la proscription. Auguste fut le premier à étendre cette loi de lèse-majesté, en y comprenant les écrits qu'il appelait contre-révolutionnaires. Bientôt les extensions n'eurent plus de bornes. Dès que les propos furent devenus des crimes d'état, il n'y eut plus qu'un pas à faire pour changer en crimes les simples regards, la tristesse, la compassion, les soupirs, le silence même.
«Bientôt ce fut un crime de lèse-majesté ou de contre-révolution à la ville de Nursia d'avoir élevé un monument à ses habitans morts au siége de Modène; crime de contre-révolution à Libon Drusus d'avoir demandé aux diseurs de bonne aventure s'il ne posséderait pas un jour de grandes richesses; crime de contre-révolution au journaliste Cremutius Cordus d'avoir appelé Brutus et Cassius les derniers des Romains; crime de contre-révolution à un des descendans de Cassius d'avoir chez lui un portrait de son bisaïeul; crime de contre-révolution à Marcus Scaurus d'avoir fait une tragédie où il y avait tel vers auquel on pouvait donner deux sens; crime de contre-révolution à Torquatus Silanus de faire de la dépense; crime de contre-révolution à Pétréius d'avoir eu un songe sur Claude; crime de contre-révolution à Pomponius de ce qu'un ami de Séjan était venu chercher un asile dans une de ses maisons de campagne; crime de contre-révolution de se plaindre des malheurs du temps, car c'était faire le procès du gouvernement; crime de contre-révolution de ne pas invoquer le génie divin de Caligula: pour y avoir manqué, grand nombre de citoyens furent déchirés de coups, condamnés aux mines ou aux bêtes, quelques-uns même sciés par le milieu du corps; crime enfin de contre-révolution à la mère du consul Fusius Germinus d'avoir pleuré la mort funeste de son fils.
«Il fallait montrer de la joie de la mort de son ami, de son parent, si l'on ne voulait s'exposer à périr soi-même.
«Tout donnait de l'ombrage au tyran. Un citoyen avait-il de la popularité? c'était un rival du prince, qui pouvait susciter une guerre civile. Studia civium in se verteret, et si multi idem audeant, bellum esse. SUSPECT.
«Fuyait-on au contraire la popularité, et se tenait-on au coin de son feu? cette vie retirée vous avait fait remarquer, vous avait donné de la considération. Quanto metu occultior, tanto plus famâ adeptus. SUSPECT.
«Étiez-vous riche? il y avait un péril imminent que le peuple ne fût corrompu par vos largesses. Auri vim atque opes Plauti, principi infensas. SUSPECT.
«Étiez-vous pauvre? Comment donc! invincible empereur! il faut surveiller de plus près cet homme. Il n'y a personne d'entreprenant comme celui qui n'a rien. Syllam inopem, undè praecipuam audaciam. SUSPECT.
«Étiez-vous d'un caractère sombre, mélancolique, ou mis en négligé? Ce qui vous affligeait, c'est que les affaires publiques allaient bien. Hominem publicis bonis moestum. SUSPECT.»
Camille Desmoulins poursuivait ainsi cette grande énumération des suspects, et traçait un horrible tableau de ce qui se passait à Paris, par ce qui s'était fait à Rome. Si la lettre de Philippeau avait excité une vive sensation, le journal de Camille Desmoulins en produisit une bien plus grande encore. Cinquante mille exemplaires de chacun de ses numéros furent vendus en quelques jours. Les provinces en demandaient en quantité; les prisonniers se les transmettaient à la dérobée, et ils lisaient avec délices, et avec un peu d'espoir, ce révolutionnaire qui leur était autrefois si odieux. Camille, sans vouloir qu'on ouvrît les prisons, ni qu'on fît rétrograder la révolution, demandait l'institution d'un comité, dit de clémence, qui ferait la revue des prisonniers, élargirait les citoyens enfermés sans cause suffisante, et arrêterait le sang là où il avait trop coulé.
Les écrits de Philippeau et de Desmoulins irritèrent au plus haut degré les révolutionnaires zélés, et furent improuvés aux Jacobins. Hébert les y dénonça avec fureur; il proposa même de radier les auteurs de la liste de la société. Il signala en outre, comme complices de Camille Desmoulins et de Philippeau, Bourdon de l'Oise et Fabre-d'Églantine. On a vu que Bourdon de l'Oise avait voulu, de concert avec Goupilleau, destituer Rossignol; il s'était brouillé depuis avec l'état-major de Saumur, et n'avait cessé dans la convention de s'élever contre le parti Ronsin. C'est ce qui le faisait associer à Philippeau. Fabre était accusé d'avoir pris part à l'affaire du faux décret, et on était disposé à le croire, quoiqu'il eût été justifié par Chabot. Sentant sa position périlleuse, et ayant tout à craindre d'un système de sévérité trop grande, il avait deux ou trois fois parlé pour le système de l'indulgence, s'était entièrement brouillé avec les ultra-révolutionnaires, et avait été traité d'intrigant par le père Duchesne. Les jacobins, sans adopter les violentes propositions d'Hébert, décidèrent que Philippeau, Camille Desmoulins, Bourdon de l'Oise et Fabre-d'Églantine, viendraient à la barre de la société, donner des explications sur leurs écrits, et sur leurs discours dans la convention.
La séance où ils devaient comparaître avait excité une affluence extraordinaire. On se disputait les places avec fureur, on en vendit quelques-unes jusqu'à 25 francs. C'était, en effet, le procès des deux nouvelles classes de patriotes, qui allait se juger devant l'autorité toute puissante des jacobins. Philippeau, quoiqu'il ne fût pas membre de la société, ne refusa pas de comparaître à sa barre, et répéta les accusations qu'il avait déjà consignées, soit dans sa correspondance avec le comité de salut public, soit dans sa brochure. Il ne ménagea pas plus les individus qu'il ne l'avait fait précédemment, et donna à Hébert deux ou trois démentis formels et insultans. Ces personnalités si hardies de Philippeau commençaient à agiter la société, et la séance devenait orageuse, lorsque Danton, prenant la parole, observa que, pour juger une question aussi grave, il fallait la plus grande attention et le plus grand calme; qu'il n'avait aucune opinion faite sur Philippeau et sur la vérité de ses accusations; qu'il lui avait déjà dit à lui-même: «Il faut que tu prouves tes accusations ou que tu portes ta tête sur l'échafaud;» que peut-être il n'y avait ici de coupables que les événemens; mais que, dans tous les cas, il fallait que tout le monde fût entendu, et surtout écouté.
Robespierre, parlant après Danton, dit qu'il n'avait pas lu la brochure de Philippeau, qu'il savait seulement que, dans cette brochure, on rendait le comité responsable de la perte de trente mille hommes; que le comité n'avait pas le temps de répondre à des libelles et de faire une guerre de plume; que cependant il ne croyait pas Philippeau coupable d'intentions mauvaises, mais entraîné par des passions. «Je ne prétends pas, dit Robespierre, imposer silence à la conscience de mon collègue; mais qu'il s'examine, et juge s'il n'y a en lui-même ni vanité, ni petites passions. Je le crois entraîné par le patriotisme non moins que par la colère; mais qu'il réfléchisse! qu'il considère la lutte qui s'engage! il verra que les modérés prendront sa défense, que les aristocrates se rangeront de son côté, que la convention elle-même se partagera, qu'il s'y élèvera peut-être un parti de l'opposition, ce qui serait désastreux, et ce qui renouvellerait le combat dont on est sorti, et les conspirations qu'on a eu tant de peine à déjouer!» Il invite Philippeau à examiner ses motifs secrets, et les jacobins à l'écouter silencieusement.
Rien n'était plus sage et plus convenable que les observations de Robespierre, au ton près, qui était toujours emphatique et doctoral, surtout depuis qu'il dominait aux jacobins. Philippeau reprend la parole, se rejette dans les mêmes personnalités, et provoque le même trouble. Danton impatienté s'écrie qu'il faut abréger de telles querelles, et nommer une commission qui examine les pièces du procès. Couthon dit qu'avant même de recourir à cette mesure, il faut s'assurer si la question en vaut la peine, si ce ne serait pas simplement une question d'homme à homme, et il propose de demander à Philippeau si, en son âme et conscience, il croit qu'il y ait eu trahison. Alors il s'adresse à Philippeau.—«Crois-tu, lui dit-il, en ton âme et conscience, qu'il y ait eu trahison?—Oui, répond imprudemment Philippeau.—En ce cas, reprend Couthon, il n'y a point d'autre moyen; il faut nommer une commission qui écoute les accusés et les accusateurs, et en fasse son rapport à la société.» La proposition est adoptée, et la commission est chargée d'examiner, outre les accusations de Philippeau, la conduite de Bourdon de l'Oise, de Fabre-d'Églantine et de Camille Desmoulins.
C'était le 3 nivôse (23 décembre). Dans l'intervalle de temps employé par la commission à faire son rapport, la guerre de plume et les récriminations continuèrent sans interruption. Les cordeliers exclurent Camille Desmoulins de leur société. Ils firent de nouvelles pétitions pour Ronsin et Vincent, et vinrent les communiquer aux jacobins, pour engager ceux-ci à les appuyer auprès de la convention. Cette foule d'aventuriers, de mauvais sujets, dont on avait rempli l'armée révolutionnaire, se montraient partout, dans les promenades, les tavernes, les cafés, les spectacles, en épaulettes de laine et en moustaches, faisaient grand bruit pour Ronsin, leur général, et Vincent, leur ministre. Ils étaient surnommés les épauletiers, et fort redoutés dans Paris. Depuis la loi qui interdisait aux sections de se réunir plus de deux fois par semaine, elles s'étaient changées en sociétés populaires fort turbulentes. Il y avait jusqu'à deux de ces sociétés par section, et c'était là que tous les partis intéresses à produire un mouvement dirigeaient leurs agens. Les épauletiers ne manquaient pas de s'y tendre, et, grâce à eux, le tumulte régnait dans presque toutes.
Robespierre, toujours ferme aux jacobins, fit repousser la pétition des cordeliers, et de plus, fit retirer l'affiliation à toutes les sociétés populaires formées depuis le 31 mai. C'étaient là des actes d'une prudente et louable énergie. Cependant le comité, tout en faisant les plus grands efforts pour comprimer la faction turbulente, devait s'attacher aussi à ne pas se donner les apparences de la mollesse et de la modération. Il fallait, pour qu'il pût conserver sa popularité et sa force, qu'il déployât la même rigueur contre la faction opposée. C'est pourquoi, le 5 nivôse (25 décembre), Robespierre fut chargé de faire un nouveau rapport sur les principes du gouvernement révolutionnaire, et de proposer des mesures de sévérité contre quelques prisonniers illustres. S'attachant toujours, par politique et aussi par erreur, à rejeter tous les désordres sur la prétendue faction étrangère, il lui imputa à la fois les torts des modérés et des exagérés. «Les cours étrangères ont vomi, dit-il, sur la France, les scélérats habiles qu'elles tiennent à leur solde. Ils délibèrent dans nos administrations, s'introduisent dans nos assemblées sectionnaires, et dans nos clubs; ils ont siégé jusque dans la représentation nationale; ils dirigent et dirigeront éternellement la contre-révolution sur le même plan. Ils rôdent autour de nous; ils surprennent nos secrets, caressent nos passions, et cherchent à nous inspirer jusqu'à nos opinions.» Robespierre, poursuivant ce tableau, les montre poussant tour à tour à l'exagération ou à la faiblesse, excitant à Paris la persécution des cultes, et dans la Vendée la résistance du fanatisme; immolant Lepelletier et Marat, et puis se mêlant dans les groupes pour leur décerner les honneurs divins, afin de les rendre ridicules et odieux; donnant ou retirant le pain au peuple, faisant paraître ou disparaître l'argent, profitant enfin de tous les accidens pour les tourner contre la révolution et la France. Après avoir fait ainsi la somme générale de tous nos maux, Robespierre, ne voulant pas voir qu'ils étaient inévitables, les imputait à l'étranger, qui, sans doute, pouvait s'en applaudir, mais qui, pour les produire, s'en reposait sur les vices de la nature humaine, et n'aurait pas eu le moyen d'y suppléer par des complots. Robespierre, regardant comme complices de la coalition tous les prisonniers illustres qu'on détenait encore, proposa de les envoyer de suite au tribunal révolutionnaire. Ainsi Dietrich, maire de Strasbourg, Custine fils, Biron, et tous les officiers amis de Dumouriez, de Custine et de Houchard, durent être incessamment jugés. Sans doute, il n'était pas besoin d'un décret de la convention pour que ces victimes fussent immolées par le tribunal révolutionnaire; mais ce soin de hâter leur supplice était une preuve que le gouvernement ne faiblissait pas. Robespierre proposa en outre d'augmenter d'un tiers les récompenses territoriales promises aux défenseurs de la patrie.
Après ce rapport, Barrère fut chargé d'en faire un autre sur les arrestations qu'on disait chaque jour plus nombreuses, et de proposer les moyens de vérifier les motifs de ces arrestations. Le but de ce rapport était de répondre, sans qu'il y parût, au Vieux Cordelier, de Camille Desmoulins, et à sa proposition d'un comité de clémence. Barrère traita avec sévérité les Traductions des orateurs anciens, et proposa néanmoins de nommer une commission pour vérifier les arrestations; ce qui ressemblait fort au comité de clémence imaginé par Camille. Cependant, sur les observations de quelques-uns de ses membres, la convention crut devoir s'en tenir à ses décrets précédens, qui obligeaient les comités révolutionnaires à adresser au comité de sûreté générale les motifs des arrestations, et permettaient aux détenus de réclamer auprès de ce dernier comité.
Le gouvernement poursuivait ainsi sa marche entre les deux partis qui se formaient, inclinant secrètement pour le parti modéré, mais craignant toujours de le laisser trop apercevoir. Pendant ce temps, Camille publia un numéro plus fort encore que les précédens, et qui était adressé aux jacobins. Il l'intitula: Ma Défense; et c'était la plus hardie et la plus terrible récrimination contre ses adversaires.
A propos de sa radiation des Cordeliers, il disait: «Pardon, frères et amis, si j'ose prendre encore le titre de vieux cordelier, après l'arrêté du club qui me défend de me parer de ce nom. Mais, en vérité, c'est une insolence si inouie que celle de petits-fils se révoltant contre leur grand-père, et lui défendant de porter son nom, que je veux plaider cette cause contre ces fils ingrats. Je veux savoir à qui le nom doit rester ou au grand-papa ou à des enfans qu'on lui a faits, dont il n'a jamais ni reconnu ni même connu la dixième partie, et qui prétendent le chasser du paternel logis!»
Ensuite il explique ses opinions. «Le vaisseau de la république vogue entre deux écueils, le rocher de l'exagération et le banc de sable du modérantisme. Voyant que le Père Duchêne et presque toutes les sentinelles patriotes se tenaient sur le tillac, avec leur lunette, occupés uniquement à crier: Gare! vous touchez au modérantisme! il a bien fallu que moi, vieux cordelier et doyen des jacobins, je me chargeasse de faire la faction difficile, et dont aucun des jeunes gens ne voulait, crainte de se dépopulariser, celle de crier: Gare! vous allez toucher à l'exagération! Et voilà l'obligation que doivent m'avoir tous mes collègues de la convention, celle d'avoir exposé ma popularité même, pour sauver le navire où ma cargaison n'était pas plus forte que la leur.»
Il se justifie ensuite de ce propos qui lui avait été si reproché: Vincent Pitt gouverne George Bouchotte. «J'ai bien, dit-il, appelé Louis XVI mon gros benêt de roi, en 1787, sans être embastillé pour cela. Bouchotte serait-il un plus grand seigneur?»
Il passe ensuite ses adversaires en revue; il dit à Collot-d'Herbois que si, lui Desmoulins, a son Dillon, lui Collot a son Brunet, son Proli, qu'il a défendus tous les deux. Il dit à Barrère: «On ne se reconnaît plus à la Montagne; si c'était un vieux cordelier comme moi, un patriote rectiligne, Billaud-Varennes par exemple, qui m'eût gourmandé si durement, sustinuissem utique; j'aurais dit: C'est le soufflet du bouillant saint Paul au bon saint Pierre qui a péché! Mais toi, mon cher Barrère, toi l'heureux tuteur de Paméla[9]! toi le président des feuillans, qui as proposé le comité des douze! toi, qui, le 2 juin, mettais en délibération dans le comité de salut public si on n'arrêterait pas Danton! toi dont je pourrais relever bien d'autres fautes, si je voulais fouiller le vieux sac[10], que tu deviennes tout à coup un passe-Robespierre, et que je sois par toi apostrophé si sec!
«Tout cela n'est qu'une querelle de ménage, ajoute Camille, avec mes amis les patriotes Collot et Barrère; mais je vais être à mon tour bougrement en colère[11] contre le Père Duchêne, qui m'appelle un misérable intrigailleur, un viédase à mener à la guillotine, un conspirateur qui veut qu'on ouvre les prisons pour en faire une nouvelle Vendée, un endormeur payé par Pitt, un bourriquet à longues oreilles. ATTENDS-MOI, HÉBERT, JE SUIS A TOI DANS UN MOMENT. Ici, ce n'est pas avec des injures grossières et des mots que je vais t'attaquer, c'est avec des faits.»
Alors Camille, qui avait été accusé par Hébert, d'avoir épousé une femme riche, et de dîner avec des aristocrates, fait l'histoire de son mariage, qui lui avait valu quatre mille livres de rente, et il trace le tableau de sa vie simple, modeste et paresseuse. Passant ensuite à Hébert, il rappelle l'ancien métier de ce distributeur de contre-marques, ses vols qui l'avaient fait chasser du théâtre, sa fortune subite et connue, et il le couvre de la plus juste infamie. Il raconte et prouve que Bouchotte avait donné à Hébert, sur les fonds de la guerre, d'abord cent vingt mille francs, puis dix, puis soixante, pour les exemplaires du Père Duchêne distribués aux armées; que ces exemplaires ne valaient que seize mille francs, et que par conséquent le surplus avait été volé à la nation.
«Deux cent mille francs, s'écrie Camille, à ce pauvre sans-culotte Hébert, pour soutenir les motions de Proli, de Clootz! deux cent mille francs pour calomnier Danton, Lindet, Cambon, Thuriot, Lacroix, Philippeau, Bourdon de l'Oise, Barras, Fréron, d'Églantine, Legendre, Camille Desmoulins, et presque tous les commissaires de la convention! Pour inonder la France de ses écrits, si propres à former l'esprit et le coeur, deux cent mille francs de Bouchotte!... S'étonnera-t-on après cela de cette exclamation filiale d'Hébert à la séance des Jacobins: Oser attaquer Bouchotte! Bouchotte, qui a mis à la tête des armées des généraux sans-culottes! Bouchotte, un patriote si pur! Je suis étonné que, dans le transport de sa reconnaissance, le Père Duchêne ne se soit pas écrié: Bouchotte qui m'a donné deux cent mille livres depuis le mois de juin!
«Tu me parles, ajoute Camille, de mes sociétés: mais ne sait-on pas que c'est avec l'intime de Dumouriez, le banquier Kock, avec la femme Rochechouart, agente des émigrés, que le grand patriote Hébert, après avoir calomnié dans sa feuille les hommes les plus purs de la république, va, dans sa grande joie, lui et sa Jacqueline, passer les beaux jours de l'été à la campagne, boire le vin de Pitt, et porter des toasts à la ruine des réputations des fondateurs de la liberté?»
Camille reproche ensuite à Hébert le style de son journal: «Ne sais-tu pas Hébert, que lorsque les tyrans d'Europe veulent faire croire à leurs esclaves que la France est couverte des ténèbres de la barbarie, que Paris, cette ville si vantée par son atticisme et son goût, est peuplée de vandales; ne sais-tu pas, malheureux, que ce sont des lambeaux de tes feuilles qu'ils insèrent dans leurs gazettes? comme si le peuple était aussi ignorant que tu voudrais le faire croire à M. Pitt; comme si on ne pouvait lui parler qu'un langage aussi grossier; comme si c'était là le langage de la convention et du comité de salut public; comme si tes saletés étaient celles de la nation; comme si un égout de Paris était la Seine.»
Camille l'accuse ensuite d'avoir ajouté par ses numéros aux scandales du culte de la Raison, puis il s'écrie: «Ainsi, c'est le vil flagorneur aux gages de deux cent mille livres, qui me reprochera les quatre mille livres de rente de ma femme! c'est cet ami intime des Kock, des Rochechouart, et d'une multitude d'escrocs, qui me reprochera mes sociétés! c'est cet écrivain insensé ou perfide qui me reprochera mes écrits aristocratiques, lui dont je démontrerai que les feuilles sont les délices de Coblentz et le seul espoir de Pitt! Cet homme, rayé de la liste des garçons de théâtre, pour vols, fera rayer de la liste des jacobins, pour leur opinion, des députés fondateurs immortels de la république! cet écrivain des charniers sera le régulateur de l'opinion, le mentor du peuple français!
«Qu'on désespère, ajoute Camille Desmoulins, de m'intimider par les terreurs et les bruits de mon arrestation, qu'on sème autour de moi. Nous savons que des scélérats méditent un 31 mai contre les hommes les plus énergiques de la Montagne!... O mes collègues! je vous dirai comme Brutus à Cicéron: Nous craignons trop la mort, et l'exil, et la pauvreté! Nimium timemus mortem et exilium et paupertatem.... Eh quoi! lorsque, tous les jours, douze cent mille Français affrontent les redoutes hérissées des batteries les plus meurtrières, et volent de victoires en victoires, nous, députés à la convention, nous qui ne pouvons jamais tomber comme le soldat, dans l'obscurité de la nuit, fusillé dans les ténèbres, et sans témoin de sa valeur; nous, dont la mort soufferte pour la liberté ne peut être que glorieuse, solennelle et reçue en présence de la nation entière, de l'Europe et de la postérité; serions-nous plus lâches que nos soldats? craindrions-nous de nous exposer à regarder Bouchotte en face? n'oserons-nous pas braver la grande colère du Père Duchêne, pour remporter aussi la victoire que le peuple attend de nous, la victoire sur les ultra-révolutionnaires, comme sur les contre-révolutionnaires; la victoire sur tous les intrigans, sur tous les fripons, sur tous les ambitieux, sur tous les ennemis du bien public?
«Croit-on que même sur l'échafaud, soutenu de ce sentiment intime que j'ai aimé avec passion ma patrie et la république, couronné de l'estime et des regrets de tous les vrais républicains, je voulusse changer mon supplice contre la fortune de ce misérable Hébert, qui, dans sa feuille, pousse au désespoir et à la révolte vingt classes de citoyens; qui, pour s'étourdir sur ses remords et ses calomnies, a besoin de se procurer une ivresse plus forte que celle du vin, et de lécher sans cesse le sang au pied de la guillotine? Qu'est-ce donc que l'échafaud pour un patriote, sinon le piédestal de Sidney et des Jean de With? Qu'est-ce, dans un moment de guerre où j'ai eu mes deux frères hachés pour la liberté, qu'est-ce que la guillotine, sinon un coup de sabre, et le plus glorieux de tous, pour un député victime de son courage et de son républicanisme?»
Ces pages donneront une idée des moeurs de l'époque. L'âpreté, le cynisme, l'éloquence de Rome et d'Athènes, avaient reparu parmi nous, avec la liberté démocratique.
Ce nouveau numéro de Camille Desmoulins causa encore plus d'agitation que les précédens. Hébert ne cessa de le dénoncer aux jacobins, et de demander le rapport de la commission. Le 16 nivôse, enfin, Collot-d'Herbois prit la parole pour faire ce rapport. L'affluence était aussi considérable que le jour où la discussion avait été entamée, et les places se vendaient aussi cher. Collot montra plus d'impartialité qu'on n'aurait dû l'attendre d'un ami de Ronsin. Il reprocha à Philippeau d'impliquer le comité de salut public dans ses accusations, de montrer les dispositions les plus favorables pour des hommes suspects, de parler de Biron avec éloge, tandis qu'il couvrait Rossignol d'outrages, et enfin d'exprimer exactement les mêmes préférences que les aristocrates. Il lui fit aussi un reproche qui, dans les circonstances, avait quelque gravité: c'était d'avoir retiré dans son dernier écrit les accusations portées contre le général Fabre-Fond, frère de Fabre-d'Églantine. Philippeau, en effet, qui ne connaissait ni Fabre ni Camille, avait dénoncé le frère du premier, qu'il croyait avoir trouvé en faute dans la Vendée. Une fois rapproché de Fabre par sa position, et accusé avec lui, il avait retranché, par un ménagement tout naturel, les allégations relatives à son frère. Cela seul prouvait qu'ils avaient été conduits, isolément et sans se connaître, à agir comme ils l'avaient fait, et qu'ils ne formaient point une faction véritable. Mais l'esprit de parti en jugea autrement, et Collot insinua qu'il existait une intrigue sourde, et un concert entre les prévenus de modération. Il fouilla dans le passé, et reprocha à Philippeau ses votes sur Louis XVI et sur Marat. Quant à Camille, il le traita bien plus favorablement; il le présenta comme un bon patriote, égaré par de mauvaises sociétés, et auquel il fallait pardonner, en l'engageant toutefois à ne plus commettre de pareilles débauches d'esprit. Il demanda donc l'expulsion de Philippeau et la censure pure et simple de Camille.
Dans ce moment, Camille, présent à la séance, fait passer une lettre au président, pour déclarer que sa défense est consignée dans son dernier numéro, et pour demander que la société veuille bien en écouter le contenu. À cette proposition, Hébert, qui redoutait la lecture de ce numéro, où les turpitudes de sa vie étaient révélées, prend la parole, et s'écrie qu'on a voulu compliquer la discussion en le calomniant, et que, pour détourner l'attention, on lui a imputé d'avoir volé la trésorerie, ce qui est une fausseté atroce.... «J'ai les pièces en mains! s'écrie Camille.» Ces mots causent une grande rumeur. Robespierre le jeune dit alors qu'il faut écarter les discussions personnelles; que la société n'est pas réunie pour l'intérêt des réputations, et que, si Hébert a volé, que lui importe à elle; que ceux qui ont des reproches à se faire ne doivent pas interrompre la discussion générale.... À ces expressions peu satisfaisantes, Hébert s'écrie: Je n'ai rien à me reprocher. «Les troubles des départemens, reprend Robespierre le jeune, sont ton ouvrage; c'est toi qui as contribué à les provoquer en attaquant la liberté des cultes.» Hébert se tait à cette interpellation. Robespierre aîné prend la parole, et, gardant plus de mesure que son frère, mais sans être plus favorable à Hébert, dit que Collot a présenté la question sous son véritable point de vue, qu'un incident fâcheux avait troublé la dignité de la discussion, que tout le monde avait eu tort, Hébert, ainsi que ceux qui lui avaient répondu. «Ce que je vais dire, ajoute-t-il, n'a trait à aucun individu. On a mauvaise grâce à se plaindre de la calomnie quand on a calomnié soi-même. On ne doit pas se plaindre des injustices quand on a jugé les autres avec légèreté, précipitation et fureur. Que chacun interroge sa conscience, et s'applique ces réflexions. J'avais voulu prévenir la discussion actuelle; je voulais que dans des entretiens particuliers, dans des conférences amicales, chacun s'expliquât et convînt de ses torts. Alors on aurait pu s'entendre et s'épargner du scandale. Mais point du tout, les pamphlets ont été répandus le lendemain, et on s'est empressé de produire un éclat. Maintenant, ce qui nous importe dans toutes ces querelles personnelles, ce n'est pas de savoir si on a mis de tous côtés des passions et de l'injustice, mais si les accusations dirigées par Philippeau contre les hommes chargés de la plus importante de nos guerres sont fondées. Voilà ce qu'il faut éclaircir dans l'intérêt non des individus, mais de la république.»
Robespierre pensait, en effet, que les attaques de Camille contre Hébert étaient inutiles à discuter, car tout le monde savait combien elles étaient fondées, et que d'ailleurs elles ne renfermaient rien que la république eût intérêt à constater, et qu'au contraire il importait beaucoup d'éclaircir la conduite des généraux dans la Vendée. On poursuit, en effet, la discussion relative à Philippeau. La séance entière est consacrée à écouter une foule de témoins oculaires; mais, au milieu de ces affirmations contradictoires, Danton, Robespierre, déclarent qu'ils ne discernent rien, et qu'ils ne savent plus à quoi s'en tenir. La discussion, déjà trop longue, est renvoyée à la séance suivante.
Le 18, la séance est reprise; Philippeau était absent. On se sentait déjà fatigué de la discussion dont il était le sujet, et qui n'amenait aucun éclaircissement. On s'étend alors sur Camille Desmoulins. On le somme de s'expliquer sur les éloges qu'il a donnés à Philippeau, et sur ses relations avec lui. Camille ne le connaît pas, à ce qu'il assure; des faits affirmés par Goupilleau, par Bourdon, lui avaient d'abord persuadé que Philippeau disait vrai, et l'avaient rempli d'indignation; mais aujourd'hui qu'il s'aperçoit, d'après la discussion, que Philippeau a altéré la vérité (ce qui commençait en effet à percer de toutes parts), il rétracte ses éloges, et déclare n'avoir plus aucune opinion à cet égard.
Robespierre prenant encore une fois la parole sur Camille, répète ce qu'il avait déjà dit à son égard: que son caractère est excellent, mais que ce caractère connu ne lui donne pas le droit d'écrire contre les patriotes; que ses écrits, dévorés par les aristocrates, font leurs délices, et sont répandus dans tous les départemens; qu'il a traduit Tacite sans l'entendre; qu'il faut le traiter comme un enfant étourdi qui a touché à des armes dangereuses et en a fait un usage funeste, l'engager à quitter les aristocrates et les mauvaises sociétés qui le corrompent; et qu'en lui pardonnant à lui, il faut brûler ses numéros. Camille, alors, oubliant les ménagemens qu'il fallait garder envers l'orgueilleux Robespierre, s'écrie de sa place: «Brûler n'est pas répondre.—Eh bien! reprend Robespierre irrité, qu'on ne brûle pas, mais qu'on réponde; qu'on lise sur-le-champ les numéros de Camille. Puisqu'il le veut, qu'il soit couvert d'ignominie; que la société ne retienne pas son indignation, puisqu'il s'obstine à soutenir ses diatribes et ses principes dangereux. L'homme qui tient aussi fortement à des écrits perfides est peut-être plus qu'égaré; s'il eût été de bonne foi, s'il eût écrit dans la simplicité de son coeur, il n'aurait pas osé soutenir plus long-temps des ouvrages proscrits par les patriotes et recherchés par les contre-révolutionnaires. Son courage n'est qu'emprunté; il décèle les hommes cachés sous la dictée desquels il a écrit son journal; il décèle que Desmoulins est l'organe d'une faction scélérate qui a emprunté sa plume pour distiller son poison avec plus d'audace et de sûreté.» Camille veut en vain demander la parole et calmer Robespierre; on refuse de l'écouter, et on passe sur-le-champ à la lecture de ses feuilles. Quelque ménagement que les individus veuillent garder les uns pour les autres dans des querelles de parti, il est difficile que bientôt les amours-propres ne se trouvent pas engagés. Avec la susceptibilité de Robespierre et la naïve étourderie de Camille, la division d'opinions devait bientôt se changer en une division d'amour-propre et en haine. Robespierre méprisait trop Hébert et les siens pour se brouiller avec eux; mais il pouvait se brouiller avec un écrivain aussi célèbre dans la révolution que Camille Desmoulins, et celui-ci ne mit pas assez d'adresse à éviter une rupture.
La lecture des numéros de Camille occupe deux séances tout entières. On passe ensuite à Fabre. On l'interroge, on veut l'obliger à dire quelle part il a eue aux écrits nouvellement répandus. Il répond qu'il n'y est pas pour une virgule, et que, relativement à Philippeau et Bourdon de l'Oise, il peut assurer ne pas les connaître. On veut enfin prendre un parti sur les quatre individus dénoncés. Robespierre, quoique n'étant plus disposé à ménager Camille, propose de laisser là cette discussion, et de passer à un autre sujet plus grave, plus digne de la société, plus utile à l'esprit public, savoir les vices et les crimes du gouvernement anglais. «Ce gouvernement atroce cache, disait-il, sous quelques apparences de liberté, un principe de despotisme et de machiavélisme atroce; il faut le dénoncer à son propre peuple, et répondre à ses calomnies, en prouvant ses vices d'organisation et ses forfaits.» Les jacobins voulaient bien de ce sujet qui fournissait une si vaste carrière à leur imagination accusatrice, mais quelques-uns d'entre eux désiraient auparavant radier Philippeau, Camille, Bourdon et Fabre. Une voix même accuse Robespierre de s'arroger une espèce de dictature. «Ma dictature, s'écrie-t-il, est celle de Marat et de Lepelletier; elle consiste à être exposé tous les jours aux poignards des tyrans. Mais je suis las des disputes qui s'élèvent chaque jour dans le sein de la société, et qui n'aboutissent à aucun résultat utile. Nos véritables ennemis sont les étrangers; ce sont eux qu'il faut poursuivre et dont il faut dévoiler les trames.» Robespierre renouvelle en conséquence sa proposition, et fait décider, au milieu des applaudissemens, que la société, mettant de côté les disputes élevées entre les individus, s'occupera, dans les séances qui vont suivre, de discuter, sans interruption, les vices du gouvernement anglais.
C'était détourner à propos l'inquiète imagination des jacobins, et la diriger sur une proie qui pouvait les occuper long-temps. Philippeau s'était déjà retiré sans attendre une décision. Camille et Bourdon ne furent ni rejetés ni confirmés; on n'en parla plus, et ils se contentèrent de ne plus paraître devant la société. Pour Fabre-d'Églantine, bien que Chabot l'eût entièrement justifié, les faits qui arrivaient chaque jour à la connaissance du comité de sûreté générale, ne permirent plus de douter de sa complicité; il fallut lancer contre lui un mandat d'arrêt, et le réunir à Chabot, Bazire, Delaunay et Julien de Toulouse.
Il restait de toutes ces discussions une impression fâcheuse pour les nouveaux modérés. Il n'y avait aucune espèce de concert entre eux. Philippeau, presque girondin autrefois, ne connaissait ni Camille, ni Fabre, ni Bourdon; Camille seul était assez lié avec Fabre; quant à Bourdon, il était entièrement étranger aux trois autres. Mais on s'imagina dès lors qu'il y avait une faction secrète dont ils étaient ou complices ou dupes. La facilité de caractère, les goûts épicuriens de Camille, et deux ou trois dîners qu'il avait faits avec les riches financiers de l'époque, la complicité démontrée de Fabre avec les agioteurs, sa récente opulence, firent supposer qu'ils étaient liés à la prétendue faction corruptrice. On n'osait pas encore désigner Danton comme en étant le chef; mais, si on ne l'accusait pas d'une manière publique, si Hébert dans sa feuille, si les cordeliers à leur tribune ménageaient ce puissant révolutionnaire, ils se disaient entre eux ce qu'ils n'osaient publier.
L'homme le plus nuisible au parti était Lacroix, dont les concussions en Belgique étaient si démontrées, qu'on pouvait très bien les lui imputer sans être accusé de calomnie, et sans qu'il osât répondre. On l'associait aux modérés à cause de son ancienne liaison avec Danton, et il leur faisait partager sa honte.
Les cordeliers, mécontens de ce que les jacobins avaient passé à l'ordre du jour sur les dénonces, déclarèrent: 1º que Philippeau était un calomniateur; 2º que Bourdon, accusateur acharné de Ronsin, de Vincent et des bureaux de la guerre, avait perdu leur confiance, et n'était à leurs yeux que le complice de Philippeau; 3º que Fabre, partageant les sentimens de Bourdon et de Philippeau, n'était qu'un intrigant plus adroit; 4º que Camille, déjà exclu de leurs rangs, avait aussi perdu leur confiance, quoique auparavant il eût rendu de grands services à la révolution.
Après avoir détenu quelque temps Ronsin et Vincent, on les fit élargir, car on ne pouvait les mettre en jugement pour aucune cause. Il n'était pas possible de poursuivre Ronsin pour sa conduite dans la Vendée, car les événemens de cette guerre étaient couverts d'un voile épais; ni pour ce qu'il avait fait à Lyon, car c'était soulever une question dangereuse, et accuser en même temps Collot-d'Herbois et tout le système actuel du gouvernement. Il était tout aussi impossible de poursuivre Vincent pour quelques actes de despotisme dans les bureaux de la guerre. On n'aurait pu faire à l'un et à l'autre qu'un procès politique, et le moment n'était pas venu de leur en intenter un pareil. Ils furent donc élargis[12], à la grande joie des cordeliers et de tous les épauletiers de l'armée révolutionnaire.
Vincent était un jeune homme de vingt et quelques années, espèce de frénétique dont le fanatisme allait jusqu'à la maladie, et chez lequel il y avait encore plus d'aliénation d'esprit que d'ambition personnelle. Un jour que sa femme, qui allait le voir dans sa prison, lui rapportait ce qui se passait, indigné du récit qu'elle lui fit, il s'élança sur un morceau de viande crue, et dit en le dévorant: «Je voudrais dévorer ainsi tous ces scélérats.» Ronsin, tour à tour médiocre pamphlétaire, fournisseur, général, joignait à beaucoup d'intelligence un courage remarquable et une grande activité. Naturellement exagéré, mais ambitieux, il était le plus distingué de ces aventuriers qui s'était offerts à être les instrumens du gouvernement nouveau. Chef de l'armée révolutionnaire, il songeait à tirer parti de sa position, soit pour lui, soit pour ses amis, soit pour le triomphe de son système. Dans la prison du Luxembourg, Vincent et lui, enfermés ensemble, avaient toujours parlé en maîtres; ils n'avaient cessé de dire qu'ils triompheraient de l'intrigue, qu'ils sortiraient par le secours de leurs partisans, qu'ils reviendraient alors pour élargir les patriotes enfermés, et envoyer tous les autres prisonniers à la guillotine. Ils avaient fait le tourment des malheureux détenus avec eux, et les laissèrent pleins d'effroi.
A peine sortis, ils dirent hautement qu'ils se vengeraient, et que bientôt ils sauraient se faire raison de leurs ennemis. Le comité de salut public ne pouvait guère se dispenser de les élargir; mais il ne tarda pas à s'apercevoir qu'il avait déchaîné des furieux, et qu'il faudrait bientôt les réduire à l'impossibilité de nuire. Il restait à Paris quatre mille hommes de l'armée révolutionnaire. Là, se trouvaient des aventuriers, des voleurs, des septembriseurs, qui prenaient le masque du patriotisme, et qui aimaient mieux butiner à l'intérieur que d'aller sur les frontières mener une vie pauvre, dure et périlleuse. Ces petits tyrans, avec leurs moustaches et leurs grands sabres, exerçaient dans tous les lieux publics le plus dur despotisme. Ayant de l'artillerie, des munitions et un chef entreprenant, ils pouvaient devenir dangereux. A eux se joignaient les brouillons, qui remplissaient les bureaux de Vincent. Celui-ci était leur chef civil, comme Ronsin leur chef militaire. Ils avaient des liaisons avec la commune par Hébert, substitut de Chaumette, et par le maire Pache, toujours prêt à recevoir chez lui tous les partis, et à caresser tous les hommes redoutables. Momoro, l'un des présidens des cordeliers, était leur fidèle partisan et leur avocat aux Jacobins. Ainsi on rangeait ensemble Ronsin, Vincent, Hébert, Chaumette, Momoro; et on ajoutait à la liste Pache et Bouchotte, comme des complaisans qui leur laissaient usurper deux grandes autorités.
Déjà ces hommes ne se contenaient plus dans leurs discours contre ces représentans qui voulaient, disaient-ils, s'éterniser au pouvoir et faire grâce aux aristocrates. Un jour, étant à dîner chez Pache, ils y rencontrèrent Legendre, l'ami de Danton, autrefois l'imitateur de sa véhémence, aujourd'hui de sa réserve, et la victime de cette imitation, car il essuyait les attaques qu'on n'osait pas diriger contre Danton lui-même. Ronsin et Vincent lui adressèrent de mauvais propos. Vincent, qui avait été son obligé, l'embrassa en lui disant qu'il embrassait l'ancien, et non le nouveau Legendre; que le nouveau Legendre était devenu un modéré et ne méritait aucune estime. Vincent lui demanda ensuite avec ironie s'il avait porté dans ses missions le costume de député. Legendre lui ayant répondu qu'il le portait aux armées, Vincent ajouta que ce costume était fort pompeux, mais indigne de vrais républicains; qu'il habillerait un mannequin de ce costume, qu'il rassemblerait le peuple, et lui dirait: «Voilà les représentans que vous vous êtes donnés! ils vous prêchent l'égalité, et se couvrent d'or et de plumes.» Il dit ensuite qu'il mettrait le feu au mannequin. Legendre alors le traita de fou et de séditieux. On fut près d'en venir aux mains, au grand effroi de Pache. Legendre ayant voulu s'adresser à Ronsin, qui paraissait plus calme, et l'ayant engagé à modérer Vincent, Ronsin répondit qu'à la vérité Vincent était vif, mais que son caractère convenait aux circonstances, et qu'il fallait de pareils hommes pour le temps où l'on vivait. «Vous avez, ajouta Ronsin, une faction dans le sein de l'assemblée; si vous ne l'en chassez pas, vous nous en ferez raison.» Legendre sortit indigné, et répéta tout ce qu'il avait vu et entendu pendant ce repas. La conversation fut connue, et donna une nouvelle idée de l'audace et de la frénésie des deux hommes qu'on venait d'élargir.
Ils témoignaient un grand respect pour Pache et pour ses vertus, comme avaient fait jadis les jacobins, quand Pache était au ministère. Le sort de Pache était de charmer par sa complaisance et par sa douceur tous les hommes violens. Ils étaient enchantés de voir leurs passions approuvées par un homme qui avait toutes les apparences de la sagesse. Les nouveaux révolutionnaires en voulaient faire, disaient-ils, un grand personnage dans leur gouvernement; car, sans avoir un but précis, sans avoir même encore le projet et le courage d'une insurrection, ils parlaient beaucoup, à l'exemple de tous les comploteurs qui commencent par s'essayer et s'échauffer en paroles. Ils disaient partout qu'il fallait d'autres institutions. Tout ce qui leur plaisait dans l'organisation actuelle du gouvernement, c'étaient le tribunal et l'armée révolutionnaires. Ils imaginaient donc une constitution consistant en un tribunal suprême présidé par un grand-juge, et un conseil militaire dirigé par un généralissime. Dans ce gouvernement on devait juger et administrer militairement. Le généralissime et le grand-juge étaient les deux principaux personnages. Il devait y avoir auprès du tribunal un grand-accusateur sous le titre de censeur, qui serait chargé de provoquer les poursuites. Ainsi dans ce projet, formé dans un moment de fermentation révolutionnaire, les deux fonctions essentielles, uniques, consistaient à condamner et à se battre. On ne sait si ce projet était celui d'un rêveur en délire, ou de plusieurs d'entre eux; s'il n'avait d'autre existence que des propos, ou s'il fut rédigé; mais il est certain qu'il avait son modèle dans les commissions révolutionnaires établies à Lyon, Marseille, Toulon, Bordeaux, Nantes, et que l'imagination pleine de ce qu'ils avaient fait dans ces grandes cités, ces terribles exécuteurs voulaient gouverner sur le même plan la France tout entière, et faire de la violence d'un jour le type d'un gouvernement permanent. Ils ne désignaient encore qu'un seul des grands personnages destinés à occuper ces hautes dignités. Pache convenait à merveille à la place de grand-juge; les conjurés disaient donc qu'il devait l'être, et qu'il le serait. Sans savoir ce que c'était que ce projet et cette dignité de grand-juge, beaucoup de gens répétaient comme une nouvelle: Pache doit être fait grand-juge. Ce bruit circulait sans être ni expliqué ni compris. Quant à la dignité de généralissime, Ronsin, quoique général de l'armée révolutionnaire, n'osait y prétendre, et ses partisans n'osaient pas le proposer, car il fallait un plus grand nom pour une telle dignité. Chaumette était désigné aussi par quelques bouches comme censeur, mais son nom avait été rarement prononcé. Parmi ces bruits, il n'y en avait qu'un de bien répandu, c'est que Pache serait grand-juge.
Pendant toute la révolution, lorsque les passions d'un parti, long-temps excitées, étaient prêtes à faire explosion, c'était toujours une défaite, une trahison, une disette, une calamité enfin, qui leur servait de prétexte pour éclater. Il en arriva de même ici. La seconde loi du maximum qui, remontant au-delà des boutiques, fixait la valeur des objets sur le lieu de fabrication, déterminait le prix du transport, réglait le profit du marchand en gros, celui du marchand en détail, avait été rendue; mais le commerce échappait encore de mille manières au despotisme de la loi, et il y échappait surtout par le moyen le plus désastreux, en s'arrêtant. Le resserrement de la marchandise n'était pas moins grand qu'auparavant; et si elle ne refusait plus de se donner au prix de l'assignat, elle se cachait, ou cessait de se mouvoir, et de se transporter sur les lieux de consommation. La disette était donc très grande par la stagnation générale du commerce. Cependant les efforts extraordinaires du gouvernement, les soins de la commission des subsistances, avaient réussi en partie à ne pas trop laisser manquer les blés, et surtout à diminuer la crainte de la disette, aussi redoutable que la disette même, à cause du désordre et du trouble qu'elle apporte dans les relations commerciales. Mais une nouvelle calamité venait de se faire sentir, c'était le défaut de viande. Les nombreux bestiaux que la Vendée envoyait jadis aux provinces voisines, n'arrivaient plus depuis l'insurrection. Les départemens du Rhin avaient cessé aussi d'en fournir depuis que la guerre s'y était fixée; il y avait donc une diminution réelle dans la quantité. En outre, les bouchers, achetant les bestiaux à haut prix, et obligés de les vendre au prix du maximum, cherchaient à échapper à la loi. La bonne viande était réservée pour le riche ou pour le citoyen aisé qui la payait bien. Il s'établissait une foule de marchés clandestins, surtout aux environs de Paris et dans les campagnes; et il ne restait que les rebuts pour le peuple ou l'acheteur qui se présentait dans les boutiques, et traitait au prix du maximum. Les bouchers se dédommageaient ainsi par la mauvaise qualité de la marchandise, du bas prix auquel ils étaient forcés de vendre. Le peuple se plaignait avec fureur du poids, de la qualité, des réjouissances, et des marchés clandestins établis autour de Paris. Les bestiaux manquant, on avait été réduit à tuer des vaches pleines. Le peuple avait dit aussitôt que les bouchers aristocrates voulaient détruire l'espèce, et avait demandé la peine de mort contre ceux qui tuaient des vaches et des brebis pleines. Mais ce n'était pas tout: les légumes, les fruits, les oeufs, le beurre, le poisson, n'arrivaient plus dans les marchés. Un chou coûtait jusqu'à vingt sous. On devançait les charrettes sur les routes, on les entourait, et on achetait à tout prix leur chargement; peu arrivaient à Paris où le peuple les attendait en vain. Dès qu'il y a une chose à faire, il se trouve bientôt des gens qui s'en chargent. Il s'agissait de parcourir les campagnes pour devancer sur la route les fermiers apportant des légumes: une foule d'hommes et de femmes s'étaient chargés de ce soin, et achetaient les denrées pour le compte des gens aisés, en les payant au-dessus du maximum. Y avait-il un marché mieux approvisionné que d'autres, ces espèces d'entremetteurs y couraient, et enlevaient les denrées à un prix supérieur à la taxe. Le peuple se déchaînait violemment contre ceux qui faisaient ce métier; on disait qu'il se trouvait dans le nombre beaucoup de malheureuses filles publiques que les réquisitoires de Chaumette avaient privées de leur déplorable industrie, et qui, pour vivre, avaient embrassé cette profession nouvelle.
Pour parer à tous ces inconvéniens, la commune avait arrêté, sur les pétitions réitérées des sections, que les bouchers ne pourraient plus devancer les bestiaux et aller au-delà des marchés ordinaires; qu'ils ne pourraient tuer que dans les abattoirs autorisés; que la viande ne pourrait être achetée que dans les étaux; qu'il ne serait plus permis d'aller sur les routes au-devant des fermiers; que ceux qui arriveraient seraient dirigés par la police et distribués également entre les différens marchés; qu'on ne pourrait pas aller faire queue à la porte des bouchers avant six heures, car il arrivait souvent qu'on se levait à trois pour cela.
Ces règlemens multipliés ne pouvaient épargner au peuple les maux qu'il endurait. Les ultra-révolutionnaires se torturaient l'esprit pour imaginer des moyens. Une dernière idée leur était venue, c'est que les jardins de luxe dont abondaient les faubourgs de Paris, et surtout le faubourg Saint-Germain, pourraient être mis en culture. Aussitôt la commune, qui ne leur refusait rien, avait ordonné le recensement de ces jardins, et on décida que, le recensement fait, on y cultiverait des pommes de terre et des plantes potagères. En outre, ils avaient supposé que les légumes, le laitage, la volaille n'arrivant plus à la ville, la cause en devait être imputée aux aristocrates retirés dans leurs maisons autour de Paris. En effet, beaucoup de gens effrayés s'étaient cachés dans leurs maisons de campagne. Des sections vinrent proposer à la commune de rendre un arrêté ou de demander une loi pour les faire rentrer. Cependant Chaumette, sentant que ce serait une violation trop odieuse de la liberté individuelle, se contenta de prononcer un discours menaçant contre les aristocrates retirés autour de Paris. Il leur adressa seulement l'invitation de rentrer en ville, et fit donner aux municipalités des villages l'avis de les surveiller.
Cependant l'impatience du mal était au comble. Le désordre augmentait dans les marchés. A chaque instant il s'y élevait des tumultes. On faisait queue à la porte des bouchers, et malgré la défense d'y aller avant une certaine heure, on mettait toujours le même empressement à s'y devancer. On avait transporté là un usage qui avait pris naissance à la porte des boulangers, c'était d'attacher une corde que chacun saisissait et tenait de manière à pouvoir garder son rang. Mais il arrivait ici, comme chez les boulangers, que des malveillans ou des gens mal placés coupaient la corde; alors les rangs se confondaient, le désordre s'introduisait dans la foule qui était en attente, et on était prêt à en venir aux mains.
On ne savait plus désormais à qui s'en prendre. On ne pouvait pas, comme avant le 31 mai, se plaindre que la convention refusât une loi de maximum, objet de toutes les espérances, car elle accordait tout. Dans l'impuissance d'imaginer quelque chose, on ne lui demandait plus rien. Cependant il fallait se plaindre; les épauletiers, les commis de Bouchotte, les cordeliers, disaient que la cause de la disette était dans la faction modérée de la convention; que Camille Desmoulins, Philippeau, Bourdon de l'Oise, et leurs amis, étaient les auteurs des maux qu'on essuyait; qu'on ne pouvait plus exister de la sorte, qu'il fallait recourir à des moyens extraordinaires; et ils ajoutaient le vieux propos de toutes les insurrections: Il faut un chef. Alors ils se disaient mystérieusement à l'oreille: Pache sera fait grand-juge.
Cependant, bien que le nouveau parti disposât de moyens assez considérables, bien qu'il eût pour lui l'armée révolutionnaire et une disette, il n'avait cependant ni le gouvernement, ni l'opinion, car les jacobins lui étaient opposés. Ronsin, Vincent, Hébert, étaient obligés de professer pour les autorités établies un respect apparent, de cacher leurs projets, de les tramer dans l'ombre. A l'époque du 10 août et du 31 mai, les conspirateurs, maîtres de la commune, des Cordeliers, des Jacobins, de tous les clubs, ayant dans l'assemblée nationale et les comités de nombreux et énergiques partisans, osant conspirer à découvert, pouvaient entraîner publiquement le peuple à leur suite, et se servir des masses pour l'exécution de leurs complots; mais il n'en était pas de même pour le parti des ultra-révolutionnaires.
L'autorité actuelle ne refusait aucun des moyens extraordinaires de défense, ni même de vengeance; des trahisons n'accusaient plus sa vigilance; des victoires sur toutes les frontières attestaient au contraire sa force, son habileté et son zèle. Par conséquent, ceux qui attaquaient cette autorité et promettaient ou une habileté ou une énergie supérieures à la sienne, étaient des intrigans qui agissaient évidemment dans un but de désordre ou d'ambition. Telle était la conviction publique, et les conjurés ne pouvaient se flatter d'entraîner le peuple à leur suite. Ainsi, quoique redoutables si on les laissait agir, ils l'étaient peu si on les arrêtait à temps.
Le comité les observait, et il continuait, par une suite de rapports, à déconsidérer les deux partis opposés. Dans les ultra-révolutionnaires, il voyait de véritables conspirateurs à détruire; au contraire, il n'apercevait dans les modérés que d'anciens amis, qui partageaient ses opinions, et dont le patriotisme ne pouvait lui être suspect. Mais pour ne point paraître faiblir en frappant les ultra-révolutionnaires, il était obligé de condamner les modérés, et d'en appeler sans cesse à la terreur. Ces derniers voulaient répondre. Camille écrivait de nouveaux numéros; Danton et ses amis combattaient dans leurs entretiens les raisons du comité, et dès lors une lutte d'écrits et de propos s'était engagée. L'aigreur s'en était suivie, et Saint-Just, Robespierre, Barrère, Billaud, qui d'abord n'avaient repoussé les modérés que par politique, et pour être plus forts contre les ultra-révolutionnaires, commençaient à les poursuivre par humeur personnelle et par haine. Camille avait déjà attaqué, comme on l'a vu, Collot et Barrère. Dans sa lettre à Dillon, il avait adressé au fanatisme dogmatique de Saint-Just, et à la dureté monacale de Billaud, des plaisanteries qui les blessèrent profondément. Il avait enfin irrité Robespierre aux Jacobins, et, tout en le louant beaucoup, il finit par se l'aliéner tout à fait. Danton leur était peu agréable à tous par sa renommée; et aujourd'hui, qu'étranger à la conduite des affaires, il restait à l'écart, censurant le gouvernement, et paraissant exciter la plume caustique et babillarde[13] de Camille, il devait leur devenir chaque jour plus odieux; et il n'était pas supposable que Robespierre s'exposât encore à le défendre.
Robespierre et Saint-Just, habitués à faire au nom du comité les exposés de principes, et chargés en quelque sorte de la partie morale du gouvernement, tandis que Barrère, Carnot, Billaud et autres, s'acquittaient de la partie matérielle et administrative, Robespierre et Saint-Just firent deux rapports, l'un sur les principes de morale qui devaient diriger le gouvernement révolutionnaire, l'autre sur les détentions dont Camille s'était plaint dans le Vieux Cordelier. Il faut voir comment ces deux esprits sombres concevaient le gouvernement révolutionnaire, et les moyens de régénérer un état.
«Le principe du gouvernement démocratique, c'est la vertu, disait Robespierre[14], et son moyen pendant qu'il s'établit, c'est la terreur. Nous voulons substituer, dans notre pays, la morale à l'égoïsme, la probité à l'honneur, les principes aux usages, les devoirs aux bienséances, l'empire de la raison à la tyrannie de la mode, le mépris du vice au mépris du malheur, la fierté à l'insolence, la grandeur d'âme à la vanité, l'amour de la gloire à l'amour de l'argent, les bonnes gens à la bonne compagnie, le mérite à l'intrigue, le génie au bel esprit, la vérité à l'éclat, le charme du bonheur aux ennuis de la volupté, la grandeur de l'homme à la petitesse des grands; un peuple magnanime, puissant, heureux, à un peuple aimable, frivole et misérable; c'est-à-dire toutes les vertus et tous les miracles de la république à tous les vices et à tous les ridicules de la monarchie.»
Pour atteindre à ce but, il fallait un gouvernement austère, énergique, qui surmontât les résistances de toute espèce. Il y avait, d'une part, l'ignorance brutale, avide, qui ne voulait dans la république que des bouleversemens; de l'autre, la corruption lâche et vile qui voulait tous les délices de l'ancien luxe, et qui ne pouvait pas se résoudre aux vertus énergiques de la démocratie. De là, deux factions: l'une qui voulait outrer toute chose, qui poussait tout au-delà des bornes; qui, pour attaquer la superstition, cherchait à détruire Dieu même, et à verser des torrens de sang sous prétexte de venger la république; l'autre qui, faible et vicieuse, ne se sentait pas assez vertueuse pour être si terrible, et s'apitoyait lâchement sur tous les sacrifices nécessaires qu'exigeait l'établissement de la vertu. L'une de ces factions, disait Saint-Just[15], voulait CHANGER LA LIBERTÉ EN BACCHANTE, L'AUTRE EN PROSTITUÉE.
Robespierre et Saint-Just énuméraient les folies de quelques agens du gouvernement révolutionnaire, de deux ou trois procureurs de communes, qui avaient prétendu renouveler l'énergie de Marat, et ils faisaient ainsi allusion à toutes les folies d'Hébert et des siens. Ils signalaient ensuite les torts de faiblesse, de complaisance, de sensibilité, imputés aux nouveaux modérés; ils leur reprochaient de s'apitoyer sur des veuves de généraux, sur des intrigantes de l'ancienne noblesse, sur des aristocrates, de parler enfin sans cesse des sévérités de la république, bien inférieures aux cruautés des monarchies. «Vous avez, disait Saint-Just, cent mille détenus, et le tribunal révolutionnaire a condamné déjà trois cents coupables. Mais sous la monarchie vous aviez quatre cent mille prisonniers; on pendait par an quinze mille contrebandiers, on rouait trois mille hommes; et aujourd'hui même il y a en Europe quatre millions de prisonniers dont vous n'entendez pas les cris, tandis que votre modération parricide laisse triompher tous les ennemis de votre gouvernement! Nous nous accablons de reproches, et les rois, mille fois plus cruels que nous, dorment dans le crime.»
Robespierre et Saint-Just, conformément au système convenu, ajoutaient que ces deux factions, en apparence opposées, avaient un point d'appui commun, l'étranger, qui les faisait agir pour perdre la république.
On voit ce qu'il entrait à la fois de fanatisme, de politique et de haine dans le système du comité. Camille par des allusions, et même par des expressions directes, se trouvait attaqué lui et ses amis. Il répondait, dans son Vieux Cordelier, au système de la vertu par celui du bonheur. Il disait qu'il aimait la république parce qu'elle devait ajouter à la félicité générale, parce que le commerce, l'industrie, la civilisation, s'étaient développés avec plus d'éclat à Athènes, à Venise, à Florence, que dans toutes les monarchies; parce que la république pouvait seule réaliser le voeu menteur de la monarchie, la poule au pot. «Qu'importerait à Pitt, s'écriait Camille, que la France fût libre, si la liberté ne servait qu'à nous ramener à l'ignorance des vieux Gaulois, à leurs sayes, à leurs brayes, à leur guy de chêne, et à leurs maisons, qui n'étaient que des échoppes en terre glaise? Loin d'en gémir, il me semble que Pitt donnerait bien des guinées pour qu'une telle liberté s'établît chez nous. Mais ce qui rendrait furieux le gouvernement anglais, c'est si on disait de la France ce que disait Dicéarque de l'Attique: Nulle part au monde on ne peut vivre plus agréablement qu'à Athènes, soit qu'on ait de l'argent, soit qu'on n'en ait point. Ceux qui se sont mis à l'aise, par le commerce ou leur industrie, peuvent s'y procurer tous les agrémens imaginables; et quant à ceux qui cherchent à le devenir, il y a tant d'ateliers où ils gagnent de quoi se divertir aux ANTHESTÉRIES, et mettre encore quelque chose de côté, qu'il n'y a pas moyen de se plaindre de sa pauvreté, sans se faire à soi-même un reproche de sa paresse.
«Je crois donc que la liberté n'existe pas dans une égalité de privations, et que le plus bel éloge de la convention serait, si elle pouvait se rendre ce témoignage: j'ai trouvé la nation sans culottes, et je la laisse culottée.
«Charmante démocratie, ajoutait Camille, que celle d'Athènes! Solon n'y passa point pour un muscadin, il n'en fut pas moins regardé comme le modèle des législateurs, et proclamé par l'oracle le premier des sept sages, quoiqu'il ne fît aucune difficulté de confesser son penchant pour le vin, les femmes et la musique; et il a une possession de sagesse si bien établie, qu'aujourd'hui encore on ne prononce son nom dans la convention et aux Jacobins que comme celui du plus grand législateur. Combien cependant ont parmi nous une réputation d'aristocrates et de Sardanapales, qui n'ont pas publié une semblable profession de foi!
«Et ce divin Socrate, un jour rencontrant Alcibiade sombre et rêveur, apparemment parce qu'il était piqué d'une lettre d'Aspasie:—Qu'avez-vous? lui dit le plus grave des mentors; auriez-vous perdu votre bouclier à la bataille? avez-vous été vaincu dans le camp, à la course ou à la salle d'armes? quelqu'un a-t-il mieux chanté ou mieux joué de la lyre que vous à la table du général?—Ce trait peint les moeurs. Quels républicains aimables!»
Camille se plaignait ensuite de ce qu'aux moeurs d'Athènes on ne voulût pas ajouter la liberté de langage qui régnait dans cette république. Aristophane, disait-il, y représentait sur la scène les généraux, les orateurs, les philosophes et le peuple lui-même; et le peuple d'Athènes, tantôt joué sous les traits d'un vieillard, et tantôt sous ceux d'un jeune homme, loin de s'irriter, proclamait Aristophane vainqueur des jeux, et l'encourageait par des bravos et des couronnes. Beaucoup de ses comédies étaient dirigées contre les ultra-révolutionnaires de ce temps-là; les railleries en étaient cruelles. «Et si aujourd'hui, ajoutait Camille, on traduisait quelqu'une de ces pièces jouées 430 ans avant Jésus-Christ, sous l'archonte Sthénoclès, Hébert soutiendrait aux Cordeliers que la pièce ne peut être que d'hier, de l'invention de Fabre-d'Églantine, contre lui et Ronsin, et que c'est le traducteur qui est la cause de la disette.
«Cependant, reprenait Camille avec tristesse, je m'abuse quand je dis que les hommes sont changés; ils ont toujours été les mêmes; la liberté de parler n'a pas été plus impunie dans les républiques anciennes que dans les modernes. Socrate, accusé d'avoir mal parlé des dieux, but la ciguë; Cicéron, pour avoir attaqué Antoine, fut livré aux proscriptions.»
Ainsi ce malheureux jeune homme semblait prédire que la liberté ne lui serait pas plus pardonnée qu'à tant d'autres. Ces plaisanteries, cette éloquence, irritaient le comité. Tandis qu'il suivait de l'oeil Ronsin, Hébert, Vincent et tous les agitateurs, il concevait une haine funeste contre l'aimable écrivain qui se riait de ses systèmes; contre Danton, qui passait pour inspirer cet écrivain, contre tous les hommes enfin supposés amis ou partisans de ces deux chefs.
Pour ne pas dévier de la ligne, le comité présenta deux décrets à la suite des rapports de Robespierre et de Saint-Just, tendant, disait-il, à rendre le peuple heureux aux dépens de ses ennemis. Par ces décrets, le comité de sûreté générale était seul investi de la faculté d'examiner les réclamations des détenus, et de les élargir s'ils étaient reconnus patriotes. Tous ceux, au contraire, qui seraient reconnus ennemis de la révolution, resteraient enfermés jusqu'à la paix, et seraient bannis ensuite à perpétuité. Leurs biens, provisoirement séquestrés, devaient être partagés aux patriotes indigens, dont la liste serait dressée par les communes[16]. C'était, comme on le voit, la loi agraire appliquée contre les suspects au profit des patriotes. Ces décrets, imaginés par Saint-Just, étaient destinés à répondre aux ultra-révolutionnaires, et à conserver au comité sa réputation d'énergie.
Pendant ce temps, les conjurés s'agitaient avec plus de violence que jamais. Rien ne prouve que leurs projets fussent bien arrêtés, ni qu'ils eussent mis Pache et la commune dans leur complot. Mais ils s'y prenaient comme avant le 31 mai; ils soulevaient les sociétés populaires, les cordeliers, les sections; ils répandaient des bruits menaçans, et cherchaient à profiter des troubles qu'excitait la disette, chaque jour plus grande et plus sentie.
Tout à coup on vit paraître, dans les halles et les marchés, des affiches, des pamphlets, annonçant que la convention était la cause de tous les maux du peuple, et qu'il fallait en arracher la faction dangereuse qui voulait renouveler les brissotins et leur funeste système. Quelques-uns même de ces écrits portaient que la convention tout entière devait être renouvelée, qu'on devait choisir un chef, et organiser le pouvoir exécutif, etc.... Toutes les idées, en un mot, qu'avaient roulées dans leur tête, Vincent, Ronsin, Hébert, remplissaient ces écrits, et semblaient trahir leur origine. En même temps, on vit les épauletiers, plus turbulens et plus fiers que jamais, menacer hautement d'aller égorger dans les prisons les ennemis que la convention corrompue s'obstinait à épargner. Ils disaient que beaucoup de patriotes se trouvaient injustement confondus dans les prisons avec les aristocrates, mais qu'on allait faire le triage de ces patriotes, et qu'on leur donnerait à la fois la liberté et des armes. Ronsin, en grand costume de général de l'armée révolutionnaire, avec une écharpe tricolore, une houppe rouge, et entouré de quelques-uns de ses officiers, parcourait les prisons, se faisait montrer les écrous, et formait des listes.
On était au 15 ventôse. La section Marat, présidée par Momoro, s'assemble, et, indignée, dit-elle, des machinations des ennemis du peuple, elle déclare en masse qu'elle est debout, qu'elle va voiler le tableau de la déclaration des droits, et qu'elle restera dans cet état jusqu'à ce que les subsistances et la liberté soient assurées au peuple, et que ses ennemis soient punis. Dans la même soirée, les cordeliers s'assemblent en tumulte; on fait chez eux le tableau des souffrances publiques; on raconte les persécutions qu'ont récemment essuyées les deux grands patriotes Vincent et Ronsin, lesquels, dit-on, étaient malades au Luxembourg, sans pouvoir obtenir un médecin qui les saignât. En conséquence, on déclare la patrie en danger, et on voile la déclaration des droits de l'homme. C'est ainsi que toutes les insurrections avaient commencé, par la déclaration que les lois étaient suspendues, et que le peuple rentrait dans l'exercice de sa souveraineté.
Le lendemain 16, la section Marat et les cordeliers se présentent à la commune pour lui signifier leurs arrêtés, et pour l'entraîner aux mêmes démarches. Pache avait eu soin de ne pas s'y rendre. Le nommé Lubin présidait le conseil général. Il répond à la députation avec un embarras visible; il dit que dans le moment où la convention prend des mesures si énergiques contre les ennemis de la révolution, et pour secourir les patriotes indigens, il est étonnant qu'on donne un signal de détresse, et qu'on voile la déclaration des droits. Feignant ensuite de justifier le conseil général, comme s'il était accusé, Lubin ajoute que le conseil a fait tous ses efforts pour assurer les subsistances et en régler la distribution. Chaumette tient des discours tout aussi vagues. Il recommande la paix, requiert le rapport sur la culture des jardins de luxe, et sur l'approvisionnement de la capitale, qui, d'après les décrets, devait être approvisionnée comme une place de guerre.
Ainsi les chefs de la commune hésitaient, et le mouvement, quoique tumultueux, n'était pas assez fort pour les entraîner, et leur inspirer le courage de trahir le comité et la convention. Le désordre néanmoins était grand. L'insurrection commençait comme toutes celles qui avaient jadis réussi, et ne devait pas inspirer de moindres craintes. Par une rencontre fâcheuse, le comité de salut public était privé, dans le moment, de ses membres les plus influens: Billaud-Varennes, Jean-Bon-Saint-André, étaient absens pour affaires d'administration; Couthon et Robespierre étaient malades, et celui-ci ne pouvait pas venir gouverner ses fidèles jacobins. Il ne restait que Saint-Just et Collot-d'Herbois pour déjouer cette tentative. Ils se rendent tous les deux à la convention, où l'on s'assemblait en tumulte, et où l'on tremblait d'effroi. Sur leur proposition, on mande aussitôt Fouquier-Tinville; on le charge de rechercher sur-le-champ les distributeurs des écrits incendiaires répandus dans les marchés, les agitateurs qui troublent les sociétés populaires, tous les conspirateurs enfin qui menacent la tranquillité publique. On lui enjoint par décret de les arrêter sur-le-champ, et d'en faire sous trois jours son rapport à la convention.
C'était peu d'avoir un décret de la convention, car elle ne les avait jamais refusés contre les perturbateurs; et elle n'en avait pas laissé manquer les girondins contre la commune insurgée; mais il fallait assurer l'exécution de ces décrets en se rendant maîtres de l'opinion. Collot, qui avait une grande popularité aux Jacobins et aux Cordeliers par son éloquence de club, et surtout par une énergie de sentimens révolutionnaires bien connue, est chargé de cette journée, et se rend en hâte aux Jacobins. À peine sont-ils assemblés qu'il leur fait le tableau des factions qui menacent la liberté, et des complots qu'elles préparent: «Une nouvelle campagne va s'ouvrir, dit-il, les soins du comité qui ont si heureusement terminé la campagne dernière, allaient assurer à la république des victoires nouvelles. Comptant sur votre confiance et votre approbation, qu'il a toujours eu en vue de mériter, il se livrait à ses travaux; mais tout à coup nos ennemis ont voulu l'entraver dans sa marche; ils ont soulevé autour de lui les patriotes, pour les lui opposer et les faire égorger entre eux. On veut faire de nous des soldats de Cadmus; on veut nous immoler par la main les uns des autres. Mais non, nous ne serons point les soldats de Cadmus! grâce à votre bon esprit, nous resterons amis, et nous ne serons que les soldats de la liberté! Appuyé sur vous, le comité saura résister avec énergie, comprimer les agitateurs, les rejeter hors des rangs des patriotes, et, après ce sacrifice indispensable, poursuivre ses travaux et vos victoires. Le poste où vous nous avez placés est périlleux, ajoute Collot; mais aucun de nous ne tremble devant le danger. Le comité de sûreté générale accepte sa pénible mission de surveiller et de poursuivre tous les ennemis qui trament en secret contre la liberté; le comité de salut public ne néglige rien pour suffire à son immense tâche; mais tous deux ont besoin d'être soutenus par vous. Dans ces jours de danger, nous sommes peu nombreux. Billaud, Jean-Bon, sont absens; nos amis Couthon et Robespierre sont malades. Nous restons donc en petit nombre pour combattre les ennemis du bien public; il finit que vous nous souteniez ou que nous nous retirions.—Non, non, s'écrient les jacobins. Ne vous retirez pas; nous vous soutiendrons.» Des applaudissemens nombreux accompagnent ces paroles encourageantes. Collot poursuit et raconte alors ce qui s'est passé aux Cordeliers. «Il est, dit-il, des hommes qui n'ont jamais eu le courage de souffrir pendant quelques jours de détention, des hommes qui n'ont rien essuyé pendant la révolution, des hommes dont nous avions pris la défense quand nous les avons crus opprimés, et qui ont voulu amener une insurrection dans Paris, parce qu'ils avaient été détenus quelques instans. Une insurrection, parce que deux hommes ont souffert, parce qu'un médecin ne les a pas saignés pendant qu'ils étaient malades!... Anathème à ceux qui demandent une insurrection!...» Oui, oui, anathème! s'écrient tous les jacobins en masse. «Marat était cordelier, reprend Collot, Marat était jacobin; eh bien! lui aussi fut persécuté, beaucoup plus sans doute que ces hommes d'un jour; on le traîna devant le tribunal, où ne devaient comparaître que des aristocrates: provoqua-t-il une insurrection?... Non, l'insurrection sacrée, l'insurrection qui doit délivrer l'humanité de tous ceux qui l'oppriment, prend naissance dans des sentimens plus généreux que le petit sentiment où l'on veut nous entraîner; mais nous n'y tomberons pas. Le comité de salut public ne cédera pas aux intrigans; il prend des mesures fortes et vigoureuses; et, dût-il périr, il ne reculera pas devant une tâche aussi glorieuse.»
À peine Collot a-t-il achevé que Momoro veut prendre la parole pour justifier la section Marat et les cordeliers. Il convient qu'un voile a été jeté sur la déclaration des droits, mais il désavoue les autres faits; il nie le projet d'insurrection, et soutient que la section Marat et les cordeliers sont animés des meilleurs sentimens. Des conspirateurs qui se justifient sont perdus. Dès qu'ils ne peuvent pas avouer l'insurrection, et que le seul énoncé du but ne fait pas éclater un élan de l'opinion en leur faveur, ils ne peuvent plus rien. Momoro est écouté avec une désapprobation marquée; et Collot est chargé d'aller, au nom des jacobins, fraterniser avec les cordeliers, et ramener ces frères égarés par de perfides suggestions.
La nuit était fort avancée, Collot ne pouvait se rendre aux Cordeliers que le lendemain 17; mais le danger, quoique d'abord effrayant, n'était déjà plus redoutable. Il devenait évident que l'opinion n'était pas favorablement disposée pour les conjurés, si on peut leur donner ce nom. La commune avait reculé, les jacobins étaient restés au comité et à Robespierre, quoiqu'il fût absent et malade. Les cordeliers impétueux, mais faiblement dirigés, et surtout délaissés par la commune et les jacobins, ne pouvaient manquer de céder à la faconde de Collot-d'Herbois, et à l'honneur de voir dans leur sein un membre aussi fameux du gouvernement. Vincent avec sa frénésie, Hébert avec son sale journal dont il multipliait les numéros, Momoro avec ses arrêtés de la section Marat, ne pouvaient déterminer un mouvement décisif. Ronsin seul, avec ses épauletiers et des munitions assez considérables, aurait pu tenter un coup de main. Il en aurait eu l'audace, mais soit qu'il ne trouvât pas la même audace dans ses amis, soit qu'il ne comptât point assez sur sa troupe, il n'agit pas, et du 16 au 17, tout se borna en agitations et en menaces. Les épauletiers répandus dans les sociétés populaires y causèrent un grand tumulte, mais n'osèrent pas recourir aux armes.
Le 17 au soir, Collot se rendit aux Cordeliers, où il fut accueilli par de grands applaudissemens. Il leur dit que des ennemis secrets de la révolution cherchaient à égarer leur patriotisme; qu'on avait voulu déclarer la république en état de détresse, tandis que dans le moment la royauté et l'aristocratie étaient seules aux abois; qu'on avait cherché à diviser les cordeliers et les jacobins, mais qu'ils devaient composer au contraire une seule famille, unie de principes et d'intentions; que ce projet d'insurrection, ce voile jeté sur la déclaration des droits, réjouissaient les aristocrates, et que la veille ils avaient tous imité cet exemple, et voilé dans leurs salons la déclaration des droits; et qu'ainsi, pour ne pas combler de satisfaction l'ennemi commun, ils devaient se hâter de dévoiler le code sacré de la nature. Les cordeliers furent entraînés, quoiqu'il y eût parmi eux un grand nombre de commis de Bouchotte; ils se hâtèrent de faire acte de repentir; ils arrachèrent le crêpe jeté sur la déclaration des droits, et le remirent à Collot, en le chargeant d'assurer aux jacobins qu'ils marcheraient toujours dans la même voie.
Collot-d'Herbois courut annoncer aux jacobins leur victoire sur les cordeliers et sur les ultra-révolutionnaires. Les conjurés étaient donc abandonnés de toutes parts; il ne leur restait que la ressource d'un coup de main, qui, avons-nous dit, était presque impossible. Le comité de salut public résolut de prévenir tout mouvement de leur part, en faisant arrêter les principaux chefs, et en les envoyant sur-le-champ au tribunal révolutionnaire. Il enjoignit à Fouquier de rechercher les faits dont on pourrait composer une conspiration, et de préparer tout de suite un acte d'accusation. Saint-Just fut chargé en même temps de faire un rapport à la convention, contre les factions réunies qui menaçaient la tranquillité de l'état.
Le 23 ventôse (13 mars), Saint-Just présente son rapport. Suivant le système adopté, il montre toujours l'étranger faisant agir deux factions; l'une composée d'hommes séditieux, incendiaires, pillards, diffamateurs, athées, qui voulaient amener le bouleversement de la république par l'exagération; l'autre, composée de corrompus, d'agioteurs, de concussionnaires, qui, s'étant laissé séduire par l'appât des jouissances, voulaient énerver la république et la déshonorer. Il dit que l'une de ces deux factions avait pris l'initiative, qu'elle avait essayé de lever l'étendard de la révolte, mais qu'elle allait être arrêtée, et qu'il venait en conséquence demander un décret de mort contre tous ceux, en général, qui avaient médité la subversion des pouvoirs, machiné la corruption de l'esprit public et des moeurs républicaines, entravé l'arrivage des subsistances, et contribué de quelque manière au plan ourdi par l'étranger. Saint-Just ajoute ensuite que, dès cet instant, il fallait METTRE A L'ORDRE DU JOUR, LA JUSTICE, LA PROBITÉ, ET TOUTES LES VERTUS RÉPUBLICAINES.
Dans ce rapport, écrit avec une violence fanatique, toutes les factions étaient également menacées; mais il n'y avait de clairement dévoués aux coups du tribunal révolutionnaire que les conspirateurs ultra-révolutionnaires, tels que Ronsin, Vincent, Hébert, etc., et les corrompus Chabot, Bazire, Fabre, Julien, fabricateurs du faux décret. Une sinistre réticence était gardée envers ceux que Saint-Just appelait les indulgens et les modérés.
Dans la soirée du même jour, Robespierre se rend aux jacobins avec Couthon, et ils sont tous les deux couverts d'applaudissemens. On les entoure, on les félicite du rétablissement de leur santé, et on promet à Robespierre un dévouement sans bornes. Il demande pour le lendemain une séance extraordinaire, afin d'éclaircir le mystère de la conspiration découverte. La séance est résolue. L'empressement de la commune n'est pas moins grand. Sur la proposition de Chaumette lui-même, on fait demander le rapport que Saint-Just avait prononcé à la convention, et on envoie à l'imprimerie de la République en chercher un exemplaire pour en faire lecture. Tout se soumet avec docilité à l'autorité triomphante du comité de salut public. Dans cette nuit du 23 au 24, Fouquier-Tinville fait arrêter Hébert, Vincent, Ronsin, Momoro, Mazuel, l'un des officiers de Ronsin, enfin le banquier étranger Kock, agioteur et ultra-révolutionnaire, chez lequel Hébert, Ronsin et Vincent mangeaient fréquemment, et formaient tous leurs projets. De cette manière, le comité avait deux banquiers étrangers, pour persuader à tout le monde que les deux factions étaient mues par la coalition. Le baron de Batz devait servir à prouver ce fait contre Chabot, Julien, Fabre, contre tous les corrompus et les modérés; Kock devait servir à prouver la même chose contre Vincent, Ronsin, Hébert et les ultra-révolutionnaires.
Les dénoncés se laissèrent arrêter sans résistance, et furent envoyés le lendemain au Luxembourg. Les prisonniers accoururent avec joie pour voir arriver ces furieux qui les avaient tant effrayés en les menaçant d'un nouveau septembre. Ronsin montra beaucoup de fermeté et d'insouciance; le lâche Hébert était défait et abattu, Momoro consterné. Vincent avait des convulsions. Le bruit de ces arrestations se répandit aussitôt dans Paris, et y produisit une joie universelle. Malheureusement, on ajoutait que ce n'était point fini, et qu'on allait frapper les hommes de toutes les factions. La même chose fut répétée dans la séance extraordinaire des Jacobins. Après que chacun eut rapporté ce qu'il savait de la conspiration, de ses auteurs, de leurs projets, on ajouta que, du reste, toutes les trames seraient connues, et qu'un rapport serait fait sur des hommes autres que ceux qui étaient actuellement poursuivis.
Les bureaux de la guerre, l'armée révolutionnaire, les cordeliers, venaient d'être frappés dans la personne de Vincent, Ronsin, Hébert, Mazuel, Momoro et consorts. On voulait sévir aussi contre la commune. Il n'était bruit que de la dignité de grand-juge réservée à Pache; mais on le savait incapable de s'engager dans une conspiration, docile à l'autorité supérieure, respecté du peuple, et on ne voulut pas frapper un trop grand coup en l'adjoignant aux autres. On préféra faire arrêter Chaumette, qui n'était ni plus hardi ni plus dangereux que Pache, mais qui était, par vanité et engouement, l'auteur des plus imprudentes déterminations de la commune, et l'un des apôtres les plus zélés du culte de la Raison. On arrêta donc le malheureux Chaumette; on l'envoya au Luxembourg avec l'évêque Gobel, auteur de la grande scène d'abjuration, et avec Anacharsis Clootz, déjà exclu des Jacobins et de la convention pour son origine étrangère, sa noblesse, sa fortune, sa république universelle et son athéisme.
Lorsque Chaumette arriva au Luxembourg, les suspects accoururent au-devant de lui, et l'accablèrent de railleries. Le malheureux, avec un grand penchant à la déclamation, n'avait rien de l'audace de Ronsin, ni de la fureur de Vincent. Ses cheveux plats, ses regards tremblans lui donnaient les apparences d'un missionnaire; et il avait été véritablement celui du nouveau culte. Ceux-ci lui rappelaient ses réquisitoires contre les filles de joie, contre les aristocrates, contre la famine, contre les suspects. Un prisonnier lui dit en s'inclinant: «Philosophe Anaxagoras, je suis suspect, tu es suspect, nous sommes suspects.» Chaumette s'excusa avec un ton soumis et tremblant. Mais dès ce moment il n'osa plus sortir de sa cellule, ni se rendre dans la cour des prisonniers.
Le comité, après avoir fait arrêter ces malheureux, fit rédiger par le comité de sûreté générale l'acte d'accusation contre Chabot, Bazire, Delaunay, Julien de Toulouse et Fabre. Tous cinq furent mis en accusation, et déférés au tribunal révolutionnaire. Dans le même moment, on apprit qu'une émigrée, poursuivie par un comité révolutionnaire, avait trouvé asile chez Hérault-Séchelles. Déjà ce député si connu, qui joignait à une grande fortune une grande naissance, une belle figure, un esprit plein de politesse et de grâce, qui était l'ami de Danton, de Camille Desmoulins, de Proli, et qui souvent s'effrayait de se voir dans les rangs de ces révolutionnaires terribles, était devenu suspect, et on avait oublié qu'il était l'auteur principal de la constitution. Le comité se hâta de le faire arrêter, d'abord parce qu'il ne l'aimait pas, ensuite pour prouver qu'il frapperait sans aucun ménagement les modérés surpris en faute, et qu'il ne serait pas plus indulgent pour eux que pour les autres coupables. Ainsi, les coups du redoutable comité tombaient à la fois sur les hommes de tous les rangs, de toutes les opinions, de tous les mérites.
Le 1er germinal (20 mars), commença le procès d'une partie des conspirateurs. On réunit dans la même accusation Ronsin, Vincent, Hébert, Momoro, Mazuel, le banquier Kock, le jeune Lyonnais Leclerc, devenu chef de division dans les bureaux de Bouchotte, les nommés Ancar, Ducroquet, commissaires aux subsistances, et quelques autres membres de l'armée révolutionnaire et des bureaux de la guerre. Pour continuer la supposition de complicité entre là faction ultra-révolutionnaire et la faction de l'étranger, on confondit encore dans la même accusation Proli, Dubuisson, Pereyra, Desfieux, qui n'avaient jamais eu aucun rapport avec les autres accusés. Chaumette fut réservé pour figurer plus tard avec Gobel et les autres auteurs des scènes du culte de la Raison; enfin, si Clootz, qui aurait dû être associé à ces derniers, fut adjoint à Proli, c'est en sa qualité d'étranger. Les accusés étaient au nombre de dix-neuf. Ronsin et Clootz étaient les plus hardis et les plus fermes. «Ceci, dit Ronsin à ses co-accusés, est un procès politique; à quoi bon tous vos papiers et vos préparatifs de justification? Vous serez condamnés. Lorsqu'il fallait agir, vous avez parlé; sachez mourir. Pour moi, je jure que vous ne me verrez pas broncher, tâchez d'en faire autant.» Les misérables Hébert et Momoro se lamentaient, en disant que la liberté était perdue! «La liberté perdue, s'écria Ronsin, parce que quelques misérables individus vont périr! La liberté est immortelle; nos ennemis succomberont après nous, et la liberté leur survivra à tous.» Comme ils s'accusaient entre eux, Clootz les exhorta à ne pas aggraver leurs maux par des invectives mutuelles, et il leur cita cet apologue fameux: