Histoire de ma jeunesse
SUITE
DE LA
VIE DE FRANÇOIS ARAGO
D’APRÈS MM. DE HUMBOLDT, FLOURENS, COMBES, L’AMIRAL BAUDIN, DE LA RIVE (DE GENÈVE), BARRAL, LOUIS BLANC, QUETELET (DE BRUXELLES), SAINT-MARC GIRARDIN, CH. DELEUTRE ET SUR DES DOCUMENTS FOURNIS PAR SA FAMILLE.
I
L’homme illustre dont nous allons reprendre l’histoire où il l’a laissée était un de ces génies puissants dont le passage en ce monde laisse des empreintes profondes. Chacun peut trouver de nobles exemples dans le récit de ces belles vies.
Aussi ne voulons-nous pas nous astreindre à parler seulement du savant, à raconter uniquement ses immortelles découvertes. Dans Arago, l’homme privé, le citoyen, a tout autant de droits que l’homme public, et que le génie plein d’initiative, à l’attention de ceux qui cherchent à approfondir l’esprit humain, à connaître les ressorts de notre nature.
Le sang méridional se découvrait facilement dans Dominique-François-Jean Arago, l’aîné d’une famille dont tous les membres se sont distingués dans les carrières les plus diverses. D’une grande taille, doué d’une des plus remarquables figures que l’on pût contempler, ayant l’œil ombragé d’épais sourcils, qui ne pouvaient éteindre un regard flamboyant, il laissait voir une âme passionnée pour le bien et pour le vrai, inaccessible à tout sentiment étroit, pleine de dévouement et d’affection pour ceux qu’il avait jugés dignes de son amitié. Un des chefs-d’œuvre de David d’Angers, c’est, à coup sûr, l’admirable buste qu’il fit d’après ce beau modèle.
François Arago eut toujours le culte de la famille, et les succès des siens lui étaient bien chers. Ses frères, Jean et Joseph, furent de braves officiers au service du Mexique. Victor Arago, commandant d’artillerie, est un soldat dont notre armée est fière. Jacques, voyageur et conteur inépuisable, et Étienne, écrivain dramatique fécond et distingué, se sont fait remarquer tous deux dans les lettres. Derrière le cercueil de François, ne marchaient, hélas ! que Jacques et Victor ; Jean est mort en 1856 ; Joseph est toujours au Mexique, et Étienne se trouve dans l’exil, qu’il subit pour ses ardentes et généreuses convictions. François Arago avait perdu sa sœur aînée depuis plusieurs années ; mais sa seconde sœur l’a soigné jusqu’au dernier jour ; elle est la femme de M. Mathieu, savant modeste et pur, dont l’esprit ferme et plein de sagacité honore l’Académie des sciences ; elle a donné à François Arago une nièce qui fut son Antigone, lors d’un dernier et cruel voyage vers sa terre natale, que la médecine, à bout de ressources, ordonna au malade trois mois avant sa mort.
Un trait touchant peindra, à cette occasion, la délicatesse de cœur d’Arago. En revenant plus malade de ce voyage, il voulut faire un long détour afin d’aller saluer le père de M. Flourens, son collègue comme secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, et rapporter à son confrère des nouvelles du vieillard. Et il ne trouva pas de plus grand plaisir à faire à son savant ami que de lui dire : « Moi infirme, qui vais mourir, j’ai vu votre père ; il va bien. »
La digne nièce de François Arago, mariée aussi à un académicien, M. Laugier, fut une fille pleine de dévouement pour le grand savant, et devint ainsi la sœur de ses deux fils, Emmanuel et Alfred : le premier, orateur très-écouté du barreau de Paris et de nos assemblées politiques, où il représentait, avec son père et son oncle Étienne, les Pyrénées-Orientales ; le second, peintre d’avenir.
Marié à une femme remarquable par l’esprit et la grâce, François Arago eut le malheur de la perdre en 1829. Il semblait éviter ce souvenir cruel. Mais quand il en parlait, c’était d’une voix si émue, si attendrie, qu’on s’expliquait qu’il abordât le moins possible ce pénible sujet. « Ah ! mon ami, disait-il, un soir, à M. Quetelet, que je suis fâché que vous n’ayez pas connu ma femme ! c’était une femme exquise et à jamais regrettable. » Entraîné par la tristesse même du sujet, il parla pendant vingt minutes, et, disait M. Quetelet à la personne qui nous communique ce détail : « Je n’ai jamais entendu si bien parler, ni d’une façon si délicate et si touchante d’une grande affection perdue ; je m’étonnais de trouver ces trésors de tendresse, en quelque sorte féminine, dans un homme aussi fort. »
II
La révolution de 1830 éclate ; Arago s’associe à la lutte du peuple contre la monarchie. La science avait fait de Marmont son admirateur. Madame de ***, qui le savait, arrive à l’Observatoire, le 28 juillet, pendant la bataille de la rue.
— Vous seul êtes capable, dit-elle à Arago, de faire sortir le maréchal de la voie fatale où on l’a engagé ; il faut que vous alliez le voir.
— Moi aller aux Tuileries ! s’écrie le savant ; mais ce serait faire supposer au peuple, qui me verrait entrer ou sortir, que j’ai des relations secrètes avec Charles X !
Tout à coup il reprend :
— Je pars. Oui, je pars avec mon fils. En voyant que je tiens mon fils par la main, on ne supposera pas que je suis un traître. Un père ne donne pas des leçons de trahison à son enfant.
A peine cette réflexion si noble est-elle formulée, qu’Arago quitte l’Observatoire, et, traversant la fusillade, il se présente hardiment aux Tuileries dans le salon du maréchal, pour demander un terme aux luttes fratricides. Quand il parut au milieu des aides de camp et des officiers supérieurs qui prêtaient une oreille anxieuse aux mille rumeurs et aux coups de feu du dehors, sa haute taille, sa tête puissante, son œil de feu, produisirent une inexprimable agitation. On l’entoure, on le menace. Alors un officier polonais, M. Kamicrowski, aide de camp du maréchal, s’approche rapidement et lui dit : « Monsieur, si quelqu’un porte la main sur vous, je lui fais tomber le poignet d’un coup de sabre. »
Arago est conduit alors auprès du commandant de Paris. Mais avant qu’il eût ouvert la bouche, Marmont lui crie d’une voix brève et en étendant le bras :
« Ne me proposez rien qui me déshonore. — Ce que je viens vous proposer vous honorerait, au contraire. Je ne vous demande pas de tourner votre épée contre Charles X ; mais refusez tout commandement et partez à l’instant même pour Saint-Cloud. — Comment ! que j’abandonne le poste où la confiance du roi m’a placé ! que je lâche pied, moi soldat, devant des bourgeois ameutés ! que je fasse dire à l’Europe que nos braves troupes ont reculé devant une populace armée de pierres et de bâtons ! C’est impossible ! c’est impossible ! Vous connaissez mes sentiments ; vous savez si je les ai approuvées, ces ordonnances maudites ! Mais une horrible fatalité pèse sur moi ; il faut que ma destinée s’accomplisse. — Vous pouvez combattre cette fatalité. Un moyen vous reste pour effacer dans la mémoire des Parisiens les souvenirs de l’invasion. Partez, partez sans retard, maréchal. »
Le duc de Raguse se promenait à grands pas ; les mouvements de son âme s’exprimaient tumultueusement dans ses regards et dans ses gestes. Arago reprit ses exhortations.
« Eh bien ! murmurait le duc de Raguse, ce soir… je verrai… — Ce soir ! mais y songez-vous ? Ce soir des milliers de familles seront en deuil ! Ce soir tout sera fini ! Et quel que soit le sort du combat, votre position sera terrible. Vaincu, votre perte est assurée. Vainqueur, on ne vous pardonnera jamais tout ce sang. »
Le maréchal parut ébranlé. Alors, continuant avec plus de force :
« Faut-il vous le dire ? s’écria M. Arago, j’ai recueilli dans la foule, sur mon passage, ces paroles sinistres : On mitraille le peuple, c’est Marmont qui paye ses dettes. »
Ces paroles si fières et si humaines ne parvinrent pas à arracher le soldat à sa fatale destinée.
Dès ce jour Arago devient homme politique et il rend les plus grands services à tous les partis au sein des assemblées et dans le conseil municipal de Paris. A la chambre des députés non plus qu’à l’hôtel de ville, il n’oublia jamais les sciences.
Il profita de sa haute position pour faire encourager les savants et progresser la science. Incapable d’aucun mauvais sentiment, jamais Arago ne connut l’envie ; toute découverte nouvelle était accueillie par lui avec une joie profonde. La science faisait un progrès, c’était là l’essentiel ; peu importait que ce fût lui ou un autre qui fît faire ce progrès. Quand il lui était arrivé, par hasard, de commettre une erreur, d’omettre de rendre justice à un rival, à un confrère, il reconnaissait bientôt ses torts et les réparait avec empressement.
Un jour, le savant directeur de l’Observatoire de Bruxelles lui écrivit pour lui annoncer l’apparition encore assez éloignée d’une grande quantité d’étoiles filantes, et le pria de faire part à l’Académie de Paris de son observation. La prévision de M. Quetelet se confirma et M. Arago parla du phénomène observé sans dire qu’il avait été prédit par son confrère de Bruxelles. Averti de son oubli, il s’empressa de lui écrire ces quelques lignes : « Je n’ai pas parlé à l’Académie de vos prévisions au sujet des étoiles filantes du mois d’août, par la seule raison que je les avais oubliées. Je réparerai cette erreur involontaire de grand cœur et par la voie que vous m’indiquerez vous-même lorsque, d’ici à peu de jours, j’aurai le plaisir de vous voir à Bruxelles. »
Il y vint, en effet, en compagnie de M. Odilon Barrot, et y passa quelques jours pendant lesquels M. Quetelet ne lui parla pas de sa juste réclamation. Au moment de repartir pour Paris, F. Arago se retourna vers son ami. « Je vous sais gré de deux choses, lui dit-il : vous ne m’avez pas parlé de vos étoiles filantes, et vous ne m’avez pas proposé d’aller à Waterloo. » Quelques semaines après, le directeur de l’Observatoire belge, voyageant à son tour, se trouvait à Paris, et assistait à une séance de l’Institut. F. Arago, qui ne l’avait pas prévenu, saisit l’occasion et lui rendit une si éclatante justice, et avec tant de grâce et de loyauté, que le souvenir de cet acte de réparation est resté cher à juste titre à celui qui en fut l’objet.
Les rapports enthousiastes de Fr. Arago firent décerner des récompenses nationales à Daguerre, l’inventeur de la photographie, à Vicat, l’inventeur des ciments hydrauliques artificiels, et à d’autres encore. Il fit voter l’impression des œuvres de Laplace et de celles de Fermat par la Chambre des députés. Il est l’auteur du rapport concernant l’acquisition du musée de Cluny par l’État. Les projets de travaux pour rendre la Seine navigable dans Paris, l’établissement des chemins de fer, furent de sa part l’objet d’études éminemment utiles au pays.
Qui donc n’a pas admiré ses magnifiques lettres sur les fortifications de Paris ? Sans lui le puits de Grenelle, qui dote une partie de Paris d’eau chaude, n’eût pas été creusé ; c’est lui qui arracha pièce à pièce les crédits nécessaires. Personne ne croyait plus que l’on arriverait à un résultat, Arago seul prédisait le moment où l’eau jaillirait. L’eau jaillit.
Avant même de se déclarer républicain à la Chambre des députés, Arago avait tout fait pour qu’on le rangeât parmi les démocrates. Il était démocrate, en effet, dans la science comme dans la politique, par la même raison et de la même manière. Il voulait que la science fût maniable à tous ; il s’efforçait d’en ouvrir au moins les avenues à toutes les intelligences. La pensée qui fit substituer la publicité des comptes rendus au huis clos dans lequel l’Académie des sciences se renfermait vient d’Arago. Il trouva chez ses confrères de fortes oppositions ; sa persistance en triompha.
Ses sentiments politiques irritèrent le pouvoir. Après la publication des lettres sur les forts détachés, M. Duchâtel, alors ministre du commerce, raya le nom d’Arago de la liste des membres du jury pour les produits de l’industrie. Ce misérable ostracisme tourna à la confusion du ministre ; car, peu de jours après, le président du jury qu’aurait dû présider M. Arago écrivit au savant éliminé les lignes suivantes :
« Mon cher ami,
« Vous le voyez, nous avons besoin de vos lumières. Nous ne pouvons prononcer sans vous sur le mérite des chronomètres et des lunettes. Ayez donc la bonté, je vous prie, de nous donner les renseignements qui nous sont nécessaires. Le jury s’en rapportera à votre déclaration. C’est vous qui serez juge, vous seul pouvez l’être.
Tout à vous,
« THÉNARD. »
Ce savant français qu’un ministre de France poursuivait de ses rancunes fit vers la même époque une excursion scientifique en Angleterre ; et comme honorés de sa visite, les habitants de Glascow et d’Édimbourg le nommèrent citoyen de ces deux cités.
III
La révolution de 1848 arrive à son tour, et Arago, qui s’était proclamé républicain au sein même de la Chambre des députés, sous le règne de Louis-Philippe, est porté au gouvernement provisoire et au double ministère de la marine et de la guerre. Son nom fut une promesse pour tous, une sorte d’arc-en-ciel après l’orage. Les ouvriers s’écrièrent : « En voilà un qui aime le peuple ! » Ceux qui craignaient la république furent rassurés. Arago, déjà atteint de la maladie qui l’a conduit au tombeau, retrouve de nouvelles forces pour servir la patrie. Il se charge du fardeau d’un double ministère, celui de la guerre et celui de la marine.
La marine ne prononcera son nom qu’avec vénération. Arago avait déjà fait beaucoup pour elle. Il avait, avec Fresnel, inventé ce mode d’éclairage des phares qui est adopté partout et qui a sauvé la vie à tant de navigateurs. Son court passage au ministère de la marine est marqué par trois grandes mesures : il a aboli l’esclavage, supprimé le supplice de la garcette, et amélioré la nourriture du marin. La république était pour lui l’état social des peuples majeurs.
Le vice-amiral Baudin a dit sur la tombe d’Arago, après avoir apprécié les services rendus par le savant ministre :
« Pendant les quatre mois qu’il tint le portefeuille, M. Arago, en face des embarras du trésor, s’abstint de toucher son traitement de ministre, voulant que ses services, dans ces difficiles circonstances, fussent purement gratuits. Je cite ce trait de patriotique désintéressement, non pas pour les hommes qui connaissaient le noble caractère de M. Arago, mais pour ceux qui ne le connaissaient pas assez. »
Au reste, les preuves de désintéressement de cette nature ne sont pas rares dans la vie de cet homme illustre. Ennemi du cumul, il ne voulut jamais toucher plusieurs traitements à la fois. Quand il fut nommé secrétaire perpétuel de l’Académie, place dont les appointements sont de 6,000 francs seulement, il donna sa démission de professeur de l’École polytechnique. Quoique directeur de l’Observatoire, Arago ne voulut toucher que les appointements de simple membre du Bureau des longitudes, 5,000 fr. Ces 11,000 fr. sont le seul traitement qu’ait touché le savant illustre, le travailleur infatigable, l’homme d’État dévoué, le ministre, le membre du gouvernement provisoire.
Arago publiait chaque année, dans l’Annuaire du Bureau des longitudes, ces admirables notices où, tout en racontant la vie des savants illustres, il faisait l’histoire de la science. Ces notices ont enrichi l’imprimeur de l’Annuaire. Pour Arago ce fut toujours un travail sans rémunération.
Mourant, il déplorait de toucher le traitement de secrétaire perpétuel de l’Académie sans en remplir les fonctions. Il voulait donner sa démission. « Nous viendrons tous en corps vous la rapporter, lui dit M. Biot, et vous reprocher votre ingratitude. »
Arago est mort pauvre ; sa vie était des plus simples, des plus frugales. Homme modeste, au milieu de tant de grandeur, il ne s’occupa pas de la fortune, de même qu’il négligea toujours de porter ces décorations si enviées par d’autres hommes, même éminents, et que s’empressèrent de lui envoyer, nous devons le dire, les gouvernements de tous les pays. Mais il rappelait avec plaisir que toutes les Académies du monde avaient voulu l’avoir pour associé. C’est qu’il voyait là un souvenir des savants, et qu’il aimait à entretenir avec eux des relations dans l’intérêt de l’avancement des sciences, qui ont besoin de l’association pour être complétement fécondes.
Arago n’aimait pas plus les doubles places qui lui semblaient incompatibles que les cumuls dans les traitements. En avril 1836, une place se trouva vacante à l’Académie française.
Les royalistes avaient pris pour candidat M. Guizot le ministre ; quelques littérateurs avaient un moment songé à Victor Hugo ; mais les chances étaient encore trop faibles pour lui. Aussi, un grand nombre d’académiciens pensèrent-ils à faire revivre l’usage qui portait au fauteuil de l’Académie française le secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences.
Népomucène Lemercier, ami d’Arago, et qui avait précédemment échoué déjà dans une semblable négociation, vint lui garantir sa nomination. Dix-neuf académiciens s’étaient engagés d’honneur à lui donner leur voix.
Occuper un fauteuil où avaient siégé, au même titre, Fontenelle, d’Alembert, Delambre, Cuvier et Fourier ; faire échouer M. Guizot, qui ne se retirait pas devant l’auteur de Notre-Dame de Paris ; lui membre de l’opposition à la chambre des députés, l’emporter sur un ministre… l’assurance de tous ces triomphes était pleine de tentations. Arago refusa cependant ; il fit mieux, il publia la lettre suivante :
« Les journaux qui s’occupèrent, il y a quelques semaines, du remplacement du vénérable M. de Tracy à l’Académie française, me firent l’honneur de me désigner comme un des candidats. Maintenant, on s’étonne de voir la liste officielle réduite à un seul nom ; de là, mille vaines conjectures, dans lesquelles voici, dit-on, ma part. J’ai fait preuve d’une prudence consommée en n’affrontant pas la plus redoutable concurrence ; une condescendance d’aussi bon goût recevra tôt ou tard son prix ; je me présenterai indubitablement quand une nouvelle place viendra à vaquer ; alors je serai accueilli, soutenu par ceux-là mêmes qui aujourd’hui portent M. Guizot avec le plus d’ardeur ; des engagements formels ne me permettent pas d’en douter !
« Deux mots d’explication, et ces suppositions bienveillantes seront réduites à leur juste valeur.
« Il est vrai que plusieurs membres de l’Académie française qui m’honorent de leur amitié, voulant faire revivre un ancien usage, avaient songé à remplacer M. de Tracy, non sans doute par M. Arago, mais par le secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences ; il est vrai que, pour vaincre une hésitation qu’ils devaient prévoir, mes amis avaient eu la bonté de ne m’offrir la candidature qu’après avoir aperçu de grandes chances de réussite, qu’après s’être assurés, disaient-ils, de dix-neuf suffrages. Eh bien ! dès le premier moment, j’ai déclaré qu’à moins de consentir à augmenter d’un nouveau nom la liste déjà si longue de ceux qui changent d’avis au gré de leurs intérêts, je ne pouvais aspirer au fauteuil de M. de Tracy ; dès le premier moment, j’ai exhumé moi-même de l’éloge encore inédit de Fourier un passage qui rendait ma candidature impossible. Ce passage, le voici :
« A la mort de Lemontey, l’Académie française, où Laplace et Cuvier représentaient déjà les sciences, appela encore Fourier dans son sein. Les titres littéraires de notre confrère étaient incontestables ; ils étaient même incontestés, et cependant sa nomination souleva dans les journaux de violents débats qui l’affligèrent profondément. Mais aussi n’était-ce pas une question, messieurs, que celle de savoir si ces doubles nominations sont utiles ? Ne pouvait-on pas soutenir, sans se rendre coupable d’un paradoxe, qu’elles éteignent chez la jeunesse une émulation que tout nous impose le devoir d’encourager ? Que deviendraient d’ailleurs, à la longue, avec des académiciens doubles, triples, quadruples, cette unité si justement vantée de l’ancien Institut ? Le public finirait par ne plus la trouver que dans l’unité de costume. »
« Vous le voyez, monsieur, ma position est bien nette ; je ne me suis jamais présenté à l’Académie française ; je ne m’y présenterai jamais. »
Il pouvait cependant prétendre au fauteuil de d’Alembert et de Fontenelle, qu’il a surpassés en écrivant l’Éloge des Savants illustres, celui dont M. Saint-Marc Girardin vient de dire dans le Journal des Débats :
« M. Arago était un grand savant ; mais c’était aussi un littérateur ; il en avait les grandes qualités, peut-être en avait-il les défauts. Il avait, il est vrai, la prétention de n’être point un littérateur, et il a poussé cette prétention jusqu’à ne point vouloir se présenter aux suffrages de l’Académie française, qu’il aurait assurément obtenus. Cette prétention était une sorte de coquetterie ou même de vanité. Mais dans ses ouvrages, il a mis sans hésiter toutes les qualités qu’il avait du littérateur : la clarté, la précision, la justesse, le don admirable de faire comprendre la science même aux ignorants… C’est de ce côté qu’excellait M. Arago. Il était savant pour faire ses expériences et pour suivre ses recherches ; il était littérateur pour en expliquer le résultat… La clarté, qui est partout la qualité nécessaire, est dans les sciences la qualité souveraine. M. Arago avait cette qualité souveraine qui, même chez lui, allait jusqu’à la grâce dans tout ce qui touchait à la science. Il n’avait pas la grâce dans le récit et dans la discussion ; il s’en tenait à la précision, à la justesse, à la vivacité ; il l’avait dans l’explication de la science, d’abord parce qu’il l’aimait et qu’on est toujours gracieux à parler de ce qu’on aime et de ce qu’on veut faire aimer ; ensuite, parce qu’il voyait la science dans toute sa beauté et qu’il savait la faire voir comme il la voyait. »
En 1812, le Bureau des longitudes chargea Arago de faire un cours public d’astronomie à l’Observatoire. Ce cours a été continué jusqu’en 1845. D’un esprit éminemment élevé, doué d’un talent essentiellement populaire, Arago approfondissait les plus hautes questions d’astronomie, et les esprits les plus ordinaires étaient tout surpris de ne rien perdre de ces magnifiques détails, qui sont cependant le dernier mot de la science. Dans des séances qui parfois duraient deux heures, il développait le vaste ensemble du ciel et excitait un si vif intérêt que ses mille auditeurs, hommes, dames, ouvriers, ne s’apercevaient jamais de la durée de la leçon.
Cette faculté si remarquable qui lui valut une si juste popularité, ce talent d’exposition d’un ordre si élevé, on ne peut s’en faire une idée si l’on n’a assisté à ces admirables leçons. Il faut avoir entendu Arago pour savoir avec quelle lucidité, avec quelle méthode il savait analyser une question scientifique, la ramener à ses éléments les plus simples, éviter tout ce qu’elle avait de trop difficile, et la présenter au public sous un aspect si séduisant que les auditeurs comprenaient toujours parfaitement des choses dont, privés des connaissances nécessaires, ils n’auraient pu avoir aucune idée nette si tout autre qu’Arago les leur eût expliquées.
Et ce n’était pas pour obtenir de vains succès personnels qu’Arago continua si longtemps son cours si savamment populaire, c’est qu’il était convaincu que le véritable progrès, c’est à la science que l’humanité le devra.
Nul n’a mieux su rendre justice au mérite des autres. Les éloges ou notices biographiques qu’il a composés et lus dans le sein de l’Académie des sciences, comme secrétaire perpétuel, attestent cette vérité. Il a écrit la vie de Fresnel, Volta, Young, Fourier, Ampère, Watt, Carnot, Condorcet, Bailly, Monge, Poisson, Gay-Lussac, Malus, c’est-à-dire d’une des plus brillantes pléiades de grands hommes qui aient jamais illustré une époque. Voici comment M. Flourens, également secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, apprécie les œuvres littéraires de son collègue :
« Comme historien de l’Académie, a-t-il dit sur sa tombe, M. Arago apportait dans cette sorte de sacerdoce si difficile et si redoutable, où il s’agit de pressentir le jugement de la postérité, une conscience d’études, une force d’investigation, un désir d’être complétement équitable, qui marquent à ses éloges un rang éminent. Dans ces écrits de l’éloquent secrétaire se retrouvent toutes les qualités de son esprit : une verve brillante, de la vigueur, de l’élan, un certain charme de bonhomie. »
Nous ajoutons que les notices biographiques d’Arago sont un grand enseignement pour les hommes qui veulent se vouer aux sciences.
Une des grandes préoccupations d’Arago, c’était de choisir de jeunes savants pour les pousser dans la carrière, et entretenir en eux le feu sacré. Un de ses grands bonheurs, c’était de faire valoir les découvertes nouvelles. Sa position de secrétaire de l’Académie lui permit de donner cours à tout son penchant. On ne saurait mieux dire quel charme il mettait à dépouiller la correspondance de l’illustre corps savant dont il était l’organe, que ne l’a fait encore M. Flourens :
« Dès qu’il parut, a-t-il dit, au poste de secrétaire perpétuel, une vie plus active sembla circuler dans l’Académie. Il savait, par une familiarité toujours pleine de séduction dans un homme supérieur, gagner la confiance et se concilier à propos les adhésions les plus vives ; ce don, cet art du succès, il le mit tout entier au service du corps dont il était devenu l’organe. Jamais l’action de l’Académie n’avait paru aussi puissante, et ne s’étendit plus loin. Les sciences semblèrent jeter un éclat inaccoutumé, et répandre avec plus d’abondance leurs bienfaisantes lumières sur toutes les forces productives de notre pays.
« A une pénétration sans égale se joignait, dans M. Arago, un talent d’analyse extraordinaire. L’exposition des travaux des autres semblait être un jeu pour son esprit. Dans ses fonctions de secrétaire, sa pensée rapide et facile, le tour spirituel, les expressions piquantes captivaient l’attention de ses confrères, qui, toujours étonnés de tant de facultés heureuses, l’écoutaient avec un plaisir mêlé d’admiration.
« Lorsque les progrès de la maladie lui eurent fait perdre la vue, toutes les ressources du génie si net et si vaste de M. Arago se dévoilèrent pour qui siégeait à côté de lui. De nombreux travaux sur les sujets les plus compliqués et les plus ardus, après une seule lecture entendue la veille, se retraçaient, à la plus simple indication, dans une mémoire infaillible, avec ordre, avec suite ; et tout cela se faisait naturellement, aisément, sans aucune préoccupation visible. La facilité de la reproduction en dérobait la merveille. »
Dans les notices scientifiques dont Arago a enrichi l’Annuaire du Bureau des longitudes depuis 1824, on retrouve les mêmes qualités que dans les explications verbales que donnait le professeur, l’orateur, ou le secrétaire de l’Académie. On ne peut mieux faire l’éloge de ces notices, écrites pour les gens qui ne savent pas, qu’en disant avec M. Combes, président de l’Académie, « qu’elles seront toujours relues avec le même plaisir par les savants et par les gens du monde. On y trouve une admirable clarté jointe à une érudition aussi sûre que vaste, à la plus rigoureuse exactitude dans l’exposé des phénomènes et des conséquences qui en découlent. »
Parlerons-nous maintenant de l’homme de génie, de l’inventeur, de l’intelligence la plus pleine d’initiative que nous ayons connue ? Trois découvertes surtout ont immortalisé son nom. Chose bien rare, elles ont toutes trois conduit à des résultats pratiques considérables.
C’est à Arago qu’appartient la découverte de la polarisation chromatique, ou des couleurs que fournit un rayon de lumière déjà polarisé, c’est-à-dire influencé soit par sa réflexion sur les corps miroitants, soit par son passage à travers des corps transparents, lorsqu’il vient à traverser des lames minces. Sur ce fait, Arago a fondé le polariscope, instrument avec lequel il a étudié la constitution de l’atmosphère terrestre, et sondé les mystères qui nous cachaient la construction du soleil. Dans ce même fait, on a trouvé le principe du saccharimètre, à l’aide duquel on étudie la richesse du jus de la betterave et de la canne à sucre.
Arago a trouvé le premier que l’électricité peut aimanter le fer et l’acier ; c’est l’origine de la télégraphie électrique.
Arago a trouvé enfin une branche de physique nouvelle, celle du magnétisme par rotation, en découvrant que le cuivre en mouvement influence l’aiguille aimantée et finit par l’entraîner, et, réciproquement, que l’aiguille aimantée est arrêtée par du cuivre en repos. De là on a tiré les phénomènes d’induction électrique. Plus tard, la même découverte a conduit à construire les machines qui produisent de l’électricité par le simple mouvement, et dont on se sert dans l’art médical.
Lorsque, vers 1820, l’usage des machines à vapeur se fut répandu dans l’industrie, le gouvernement dut songer à soumettre les chaudières à des épreuves préalables et à assujettir leur emploi à certaines mesures de sûreté. Mais on ne connaissait alors aucune table exacte qui permît d’assigner les températures correspondant aux forces élastiques de la vapeur pour des tensions supérieures à la pression de l’atmosphère. Il était donc impossible de faire usage des rondelles métalliques fusibles qui donneraient issue à la vapeur dès que celle-ci atteindrait une puissance voisine de la résistance que les chaudières seraient reconnues pouvoir opposer à une explosion. Le gouvernement chargea l’Académie des sciences de résoudre la question. Toutes les expériences auxquelles donnèrent lieu les recherches qu’il fallut entreprendre dans ce but furent exécutées par Arago et Dulong ; elles étaient longues, pénibles, dangereuses, elles demandèrent, peut-on dire, une intrépidité plus grande que celle des champs de bataille ; mais rien ne pouvait arrêter le zèle des deux célèbres physiciens. Leur beau travail dota l’industrie des nombres les plus utiles pour régler l’emploi des machines à vapeur, et la science de vues nouvelles sur la théorie des gaz. Dulong et Arago montrèrent dans cette circonstance un dévouement dont les annales de la science n’avaient encore enregistré aucun exemple.
La collection des Mémoires scientifiques d’Arago, qui sont au nombre de dix-huit à vingt, et dont six ou sept à peine ont été publiés, formera l’un des plus beaux monuments qu’on puisse élever à la mémoire d’un savant. La plupart de ces Mémoires contiennent de grandes découvertes et ouvrent des horizons nouveaux ; souvent ils bouleversent de fond en comble des théories universellement admises. Telle est, par exemple, la théorie de l’émission créée par Newton, et que Arago a complétement renversée. M. de la Rive, de Genève, qui vient aussi de rendre un bel hommage à Fr. Arago, expose en ces termes cette magnifique page de son histoire :
« Une immense découverte, dit-il, fut celle de l’effet que produit, dans le phénomène de l’interférence, l’interposition d’une lame très-mince d’une substance transparente sur la route de l’un des deux rayons interférents. Young et Fresnel avaient montré que deux rayons de lumière s’ajoutent quand ils ont parcouru des chemins égaux ou différents d’un nombre pair de fois une certaine quantité très-petite, et qu’ils se détruisent quand cette différence est un nombre impair de fois cette même quantité : d’où il résulte que la rencontre de deux rayons, dans les circonstances voulues, produit une série de franges alternativement obscures et lumineuses. Arago découvrit que, si l’un des rayons traverse une lame mince transparente, telle que du verre, les franges sont déplacées ; ce qui prouve que ce rayon a été retardé dans sa route, et par conséquent renverse la théorie de l’émission de Newton, pour lui substituer celle des ondulations.
Arago eut le bonheur de voir vérifier par des mesures directes, que la vitesse de la lumière est moindre dans l’eau que dans l’air, comme il l’avait annoncé. La perte de la vue l’avait empêché de faire lui-même cette belle expérience.
Alors qu’il ne voyait plus, Arago dictait. C’est ainsi qu’il a rédigé un des plus beaux traités d’astronomie qui ait jamais été composé ; il l’a appelé Astronomie populaire. Il expliquera aux gens les plus étrangers aux sciences les magnifiques phénomènes de la voûte étoilée, sur laquelle les hommes des champs ont plus constamment les yeux que les habitants des villes.
Nous ne pouvons tout dire dans ces quelques pages. Nous n’avons pas mentionné ses belles observations magnétiques relatives aux mouvements que produit simultanément, à de grandes distances, l’aurore boréale ; ses travaux sur la photométrie, sur les planètes, sur la scintillation, sur les comètes. En trouvant dans les phénomènes de la polarisation des méthodes faciles et exactes de comparer entre elles les intensités des divers rayons lumineux, il a, pour ainsi dire, découvert le moyen de peser les quantités de lumière, et ainsi il a créé une science nouvelle. Les procédés photométriques ont servi dans sa main à la mesure de l’intensité lumineuse des étoiles. Ils pourront mener à trouver l’action qu’exerce la lumière sur les végétaux, qui, comme on le sait, ont autant besoin de lumière que de chaleur. Profondément versé dans les difficiles théories de l’optique, il a inventé de nouvelles méthodes d’observation astronomique qui feront une véritable révolution dans les procédés que suivent les astronomes de tous les observatoires modernes, lorsqu’elles seront publiées. Il avait commencé à établir ses méthodes à l’Observatoire de Paris, dont on peut lui attribuer la véritable création.
IV
Arago était doué d’une organisation particulière, il était savant comme on est poëte, coloriste, musicien. Il cherchait par instinct la cause des choses, il trouvait leurs lois par besoin ; où d’autres se laissent borner dans la contemplation par le sentiment, il voulait voir au delà et il pénétrait. Il avait à un degré extraordinaire cette noble faculté de trouver les rapports des choses cachées, de les poursuivre, de les coordonner et de les rendre.
Mais à côté de cette pensée si grande, de ce besoin de science insatiable, il y avait, grâce à cette organisation poétiquement scientifique, grâce à cette vocation, des instincts primitifs pleins de charme, des passions de cœur sympathiques et que l’on ne s’attend guère à rencontrer dans le cabinet du savant qui médite ; une sensibilité profonde, restée chez lui entière ; des croyances morales, un patriotisme, un amour de l’humanité toujours émus. Contraste heureux qui attirait à lui l’affection, la vénération sympathique, en même temps que l’estime et l’admiration.
Deux parts sont à faire dans l’histoire des savants : l’histoire de ce qu’ils ont ajouté au monument de la connaissance humaine d’une part, et d’autre part leur esprit en lui-même, en quelque sorte l’anecdote de leur vie.
Pour apprécier le caractère privé de François Arago, il faut avoir joui des douceurs de sa bienveillance, il faudrait peindre cet intérieur patriarcal de l’Observatoire, redire ce que l’on a vu dans cette retraite de l’homme de génie et du sage. Mais comment ouvrir à l’œil du public l’intérieur de cette famille aujourd’hui désolée, et révéler le secret dont aiment à s’envelopper les esprits nobles et délicats, les pures et touchantes vertus ?
Arago était un de ces hommes que notre temps ne reproduit pas. Les idées que le dernier siècle a allumées sur le monde étaient dans son esprit comme des croyances simples, comme les lumières du sens commun qui n’admettent ni doutes ni raffinements. Mais à l’esprit de son époque il joignait la simplicité de mœurs, le respect du devoir, la sagesse pratique. Son esprit juste, vaste, droit, positif, allait au but et préférait le vrai et l’utile aux idées brillantes et hasardées. Sa probité et sa justice en firent un de ces religieux gardiens du bien public qui accomplissent par devoir ce que d’autres tentent par ambition. En faisant bien, il cédait à la pente de son esprit, aux résolutions de sa volonté, et il lui aurait fallu se contraindre pour agir autrement.
Ce savant si illustre, cet esprit si vaste, cet homme si austère, si inflexible, était aimable et serein. Dans les dernières années de sa vie, malgré ses souffrances, sa bienveillance active et constante ne se démentit jamais ; une gaieté douce jointe à un esprit plein de finesse donnait un charme inexprimable à son commerce. Son esprit, animé par mille souvenirs, prêtait à son entretien un intérêt soutenu, profond, et l’on pressentait toujours, même dans les causeries les plus légères, les richesses d’âme de cet homme à part dans l’élite de la famille humaine.
Quelques anecdotes serviront à peindre son caractère et la tournure de son esprit.
Nous l’avons dit, Arago n’a jamais porté une décoration, il avait peut-être toutes celles de l’Europe. Jamais il n’écrivit pour remercier ceux qui lui envoyaient ces marques de distinction, jamais surtout il ne fit aucune démarche pour les obtenir.
Un de ses élèves, celui qui l’a payé de sa protection par la plus noire ingratitude, venait d’être nommé chevalier de la Légion d’honneur. Ivre de joie, c’est M. Salvandy qui l’a dit, il voulut être présenté au roi Louis-Philippe, en habit d’académicien et avec sa croix. Malheureusement il n’avait reçu que son brevet, et son habit de membre de l’Institut n’était pas encore taillé. De là grand déplaisir de la part du jeune savant, et il l’exprimait dans la chambre d’Arago. Celui-ci lui dit avec ce sourire plein de malice qui n’appartenait qu’à lui : Je ne puis vous prêter mon habit, il serait trop grand pour vous ; mais prenez dans mes décorations, si vous voulez, vous en aurez l’étrenne : je ne les ai jamais mises.
Après la chute de l’empire, Arago, douloureusement affecté par l’invasion de la France, s’enferma à l’Observatoire pour ne pas voir les étrangers vainqueurs. Il était déjà célèbre. Le roi de Prusse voulut le voir. M. de Humboldt, l’illustre ami d’Arago, fit de vains efforts pour obtenir de lui qu’il se laissât présenter au roi de Prusse. Arago refusa.
Un soir, Arago venait de se lever de table et il était entré avec deux amis dans la salle de billard. On entend le bruit d’une chaise de poste. Un instant après, M. de Humboldt entre accompagné d’un monsieur en casquette et en costume de voyage.
« Je pars pour Berlin, dit-il à Arago, et je n’ai pas voulu partir sans venir vous embrasser. Monsieur part avec moi et je l’ai prié de monter près de vous pour qu’il ne m’attendît pas dans la voiture. »
Arago salue l’étranger, lui montre une banquette en le priant de s’asseoir, et il se met à causer affectueusement avec M. de Humboldt. Au bout d’une heure de causerie, M. de Humboldt prend congé d’Arago, l’étranger se lève, salue et se retire avec M. de Humboldt sans que l’on se fût autrement occupé de lui. A peine sont-ils partis, Arago se met à rire. « Cet excellent ami, dit-il, il croit sans doute que je n’ai pas reconnu le roi de Prusse. »
En effet, c’était le roi de Prusse lui-même qui était venu en casquette et en costume de voyage. Il tenait à voir Arago et il allait aussi vers les montagnes quand elles ne se dérangeaient pas pour venir à lui.
Nous avons prononcé plus haut le nom de Waterloo. Ce nom prononcé nous rappelle une anecdote que M. Quetelet raconta dans la séance du cercle artistique de Bruxelles, où, sur la prière des membres du cercle, il parla de François Arago et de ses découvertes, quelque temps après la mort de ce grand homme. Dans un voyage que les deux astronomes avaient fait à Londres, quelques Anglais, avec plus d’insistance peut-être que d’urbanité, voulaient conduire leurs hôtes au pont de Waterloo et leur faire admirer ce chef-d’œuvre du génie anglais. François Arago, que ce mot de Waterloo blessait profondément, parce qu’il lui rappelait en même temps qu’un grand désastre l’invasion qui s’ensuivit, François Arago refusa obstinément l’invitation. Ses hôtes, voyant qu’il n’y avait pas moyen de le vaincre de front sur ce chapitre, eurent recours à la ruse. Ils s’embarquèrent, un jour, sur la Tamise avec l’illustre savant, sous prétexte de lui faire contempler le tableau admirable que présente le mouvement de la navigation sur la Tamise, et c’est ainsi que, tout en regardant et en causant, François Arago se trouva malgré lui en présence du pont qu’il ne voulait pas voir.
« Eh bien, lui dirent les Anglais ravis du succès de leur ruse, eh bien, que dites-vous de notre pont ?
« Votre pont, répondit Arago, prenant son parti de la surprise qui lui était faite, votre pont de Waterloo a une arche de trop, tout au moins, et cette arche, pour être à sa place, devrait être reportée à Berlin. »
La conversation remise par cette saillie sur le ton de la plaisanterie, la promenade continua sans encombre. Quelques sceptiques essayeront de sourire de ce patriotisme visible dans les plus petits détails, les honnêtes gens de tous les pays y applaudiront au contraire.
A défaut des confidences trop intimes de la famille, qu’il nous soit permis de divulguer, une fois encore, celles de l’amitié dans un détail qui, pour être puéril, n’en est pas moins charmant : l’homme se peint dans les petites choses non moins que dans les grandes.
F. Arago, dans les heures qu’il était forcé parfois de dérober à la science, était d’un commerce si aimable, si enjoué, d’une si charmante bonhomie, qu’on retrouvait en lui la candeur et la naïveté gauloise dans tout son épanouissement. Il se trouvait un soir à Louvain avec son confrère de Bruxelles, M. Quetelet, dont on ne s’étonnera pas que nous invoquions volontiers le nom et les souvenirs. Il n’y avait qu’une seule chambre disponible pour les deux savants, dans l’hôtel où ils étaient descendus. Cette chambre avait bien deux lits ; mais une chambre à partager, c’était déjà, à ce qu’il paraît, quelque chose d’assez embarrassant pour les deux amis, peu habitués à une aussi complète communauté. F. Arago se tournait et se retournait dans ladite chambre. M. Quetelet en faisait autant, et leur toilette de nuit n’avançait pas.
F. Arago, plus impatient que son savant collègue, prit enfin un grand parti, et, se plaçant résolûment devant le secrétaire perpétuel de l’Académie de Bruxelles :
— « C’est que, lui dit-il en homme qui est décidé à ne pas reculer d’une semelle, c’est que j’ai l’habitude de me coiffer la nuit d’un casque à mèche ! »
Et quand la chose fut dite, il respira.
« D’un casque à mèche ! répliqua son interlocuteur, respirant à son tour : c’est comme moi, je n’osais pas vous le dire. »
Mais si c’était tout pour M. Quetelet, ce n’était pas tout pour F. Arago. Il lui restait un second aveu à faire, aveu qui lui coûtait sans doute autant que le premier, car il se promenait de long en large dans sa chambre, et le seul progrès accompli dans ses préparatifs se dressait au haut de sa tête retombant à demi sur son front encore soucieux. La promenade semblait interminable. Son confrère, dont le flegme est bien connu à Bruxelles, attendait patiemment qu’elle finît, pensant que, sans doute, son compagnon était plongé dans quelque méditation profonde, quand François Arago, faisant face tout d’un coup au danger :
— « C’est que, dit-il avec un surcroît d’énergie, c’est que je ne vous ai pas tout dit. Je ne vous ai fait que la moitié de ma confession ; voici le reste. Dès que j’ai fermé les yeux, je ronfle !!
— « Si ce n’est que cela, dit M. Quetelet, rassurez-vous ; je dors, moi, comme un enfant, et dès que je dors, il n’est pas de bruit qui me réveille. »
Quelques secondes après, les deux amis dormaient chacun à leur façon, et la nuit fut bonne pour tous deux.
Personne n’a eu le sentiment de la nationalité plus fortement développé qu’Arago. Les offres d’argent de Napoléon détrôné et désirant se réfugier en Amérique ne purent pas le décider à abandonner la France ; la promesse de la direction des sciences en Russie, alors même que la Restauration se montrait hostile à son égard, ne put le décider à quitter le sol natal. « Tant qu’on me laissera un coin de terre pour y poser le pied d’un télescope, je dois le résultat de mes travaux à mon pays. » Telle est la réponse que fit un jour le savant désintéressé à un envoyé d’Alexandre.
Nous avons parlé plus haut de cette faculté merveilleuse d’Arago de rendre claires et intelligibles aux intelligences les plus ordinaires les considérations scientifiques de l’ordre le plus élevé. Il avait adopté, pour reconnaître que son auditoire l’avait compris, un procédé curieux et singulier.
Lorsqu’il donnait son cours d’astronomie, et qu’en discourant il éclairait de sa parole les labyrinthes de la science, que tout le monde les arpentait avec lui, bien sûr de retrouver plus tard son chemin, alors il avait une habitude fort originale. D’un regard il parcourait son auditoire, il y cherchait le front le plus déprimé, la figure la plus inintelligente, la physionomie la plus insignifiante ; cet auditeur si singulièrement choisi étant trouvé, Arago ne s’adressait plus qu’à lui. C’est sur ce visage inintelligent qu’il étudiait l’effet de ses paroles. Il le regardait s’illuminer peu à peu aux vibrations de sa parole claire et lumineuse.
Lorsque sur cette figure Arago pouvait lire qu’il était compris, alors il était certain que tout le monde avait compris aussi, et qu’il ne restait de doute pour personne. Cet auditeur était son thermomètre intellectuel.
Un jour, Arago déjeunait en famille. On annonce une visite. Un monsieur entre. C’était précisément le thermomètre de la séance de la veille. Il salue, parle de son admiration, puis, entre parenthèses, remercie Arago de l’attention toute particulière qu’il lui a accordée la veille. « Vous aviez l’air, dit-il, de ne donner votre leçon que pour moi. »
Et les témoins de cette scène de rire aux larmes ; eux qui connaissaient les habitudes d’Arago, ils savaient ce que cette distinction avait de flatteur pour celui qui se vantait d’en avoir été l’objet.
V
D’autres savants, tels que Cuvier, par exemple, avaient de singulières prétentions à la qualité d’hommes d’État, d’hommes politiques influents ; c’étaient des titres et des dignités dont ils recouvraient et affublaient parfois leur vrai génie. Chez Arago on ne trouve pas ce sentiment de fausse vanité. Quand il accepta une fonction publique, ce fut toujours un sacrifice douloureux qu’il fit à son pays, à sa conscience. Après avoir passé par la députation, par le gouvernement provisoire, par son double ministère, il rentra dans la vie privée, simplement, sans regrets, heureux de pouvoir reprendre le cours de ses travaux scientifiques.
Quelle émotion s’empara de l’Académie lorsque, au commencement de 1850, l’homme qui venait de passer au gouvernement provisoire de la république, qui avait été chargé de deux départements ministériels, le grand citoyen, l’illustre savant, miné par la maladie et devenu presque aveugle, demanda la parole, et s’exprima en ces termes :
« Le mauvais état de ma santé et l’altération profonde que ma vue a éprouvée presque subitement, m’ont inspiré le désir, j’ai presque dit m’ont imposé le devoir de procéder à une prompte publication des résultats scientifiques obtenus par moi, et qui, depuis longtemps, dorment dans mes cartons.
« Je me suis décidé à commencer par la photométrie, cette science qui, née au sein de notre académie, est restée stationnaire au milieu des progrès que l’optique a faits depuis un demi siècle.
« Au moment de livrer au public le fruit de recherches poursuivies à bâtons rompus, durant de longues années, avec des instruments perfectionnés de mon invention, il m’a paru que mes communications ne devaient pas porter sur des faits isolés ; qu’il valait mieux donner des résultats liés entre eux et constituant chacun un chapitre de la science. »
Aussitôt le plus profond silence règne dans la salle. Tous les esprits sont éveillés, tous les regards tendus vers l’illustre physicien qui passe sans s’arrêter à l’examen de ses mémoires, lesquels resteront comme un monument glorieux.
Ces expositions verbales se suivirent régulièrement à chaque séance de l’Académie ; pendant plus d’une grande heure, Arago, sans reprendre haleine, sans emprunter le secours des figures ou des instruments, sans consulter une note ni tourner seulement la couverture de son manuscrit, développait une série prolongée d’expériences, de calculs, de déductions logiques qui surpassaient en délicatesse et en rigueur tout ce que la physique offre de plus compliqué.
La lumière et ses jeux infinis, les subtiles métamorphoses qu’elle éprouve en passant au filtre des cristaux, c’était la matière des discours qu’Arago prononçait chaque semaine devant un auditoire dont la grande partie n’eût pas su, au début, ce que c’est qu’un rayon polarisé. A la fin de ces admirables leçons, tout le monde avait compris, et l’émotion qu’avaient éveillée les premiers mots de l’orateur avait changé de caractère sans rien perdre de sa vivacité.
Finissant comme il avait commencé, Arago, qui, bien jeune encore, avait refusé son vote à l’établissement du premier empire, refusa son serment à Napoléon III, après le 2 décembre. On n’osa pas le frapper pour cet acte de courage ; il fut jugé supérieur à la loi qui venait d’être faite pour tous.
Depuis bien longtemps déjà, la mort était assise à son chevet ; elle dévorait son illustre proie, avec un cortége inaccoutumé de maladies mortelles. D’abord ce fut un diabète sucré, peu intense, mais qui épuisa rapidement les forces du malade. Au diabète succéda une albuminurie, ou maladie de Bright, dont on ne cite pas une seule guérison, qui détruit incessamment l’organisme, pour ne plus laisser, au bout de quelques mois, qu’un cadavre. Cette fois, une hydropisie de poitrine, avec épanchement, étouffements, enflure des extrémités, ne donna pas à l’albuminurie le temps de triompher d’une des plus puissantes organisations humaines.
Arago, à la veille de sa mort, avait conservé toute la jeunesse de son intelligence, toute sa force audacieuse. Il avait conservé cette volonté puissante et supérieure dirigeant la recherche, saisissant la vérité, la pressant dans tous ses enchaînements, l’approfondissant en tous ses points. Quelques jours avant sa mort, il voulut aller encore à l’Académie, pour y dépouiller la correspondance et présenter des rapports. Jamais il ne fut plus jeune d’idée, plus clair, plus profond.
Dans une salle à côté, sa nièce et son médecin attendaient avec anxiété, croyant que cette âme si puissante allait briser son enveloppe affaiblie.
Il mourut tout à coup le 2 octobre 1853, à l’âge de soixante-sept ans et sept mois, entouré de la plupart des siens et jetant une dernière pensée à son plus jeune frère, qu’il aima toujours comme l’aîné de ses fils. Il savait, il disait que l’exilé ne pouvait rien solliciter, pas même la plus triste faveur, d’un pouvoir à qui lui-même avait refusé le serment.
Les adversaires naturels de François Arago, ceux que la politique et la différence des tempéraments devaient lui faire, ses adversaires, même ceux du jour de sa mort, n’ont pu lui refuser une part de la justice qu’il méritait.
Voici en quels termes bizarres M. de Sainte-Beuve, historiographe donné à la mémoire d’Arago par le Moniteur du nouvel Empire, résume sa pensée ou peut-être le mot d’ordre donné à sa pensée à la fin d’un article dans le courant duquel on ne retrouve que la moitié des qualités félines de l’auteur des Causeries littéraires, la griffe s’y montrant plus que le velours ; M. Sainte-Beuve, mélange singulier de souplesse et de lenteur, esprit difficile à classer, et qu’un naturaliste définissait ainsi : « Genre nouveau, manquant de caractères, produit de races opposées ; si c’est quelque chose, et c’est en effet quelque chose, c’est un phénomène, c’est un écureuil patient ; » M. Sainte-Beuve devait éprouver quelques difficultés à faire le portrait de François Arago ; ce n’est pas une de ces figures qu’on peut peindre en miniature. Homme de goût, malgré tout, M. de Sainte-Beuve le sent bien. Aussi, après avoir tourné pendant quatre colonnes au bas du géant sans parvenir à l’entamer, il se décide enfin à se hisser dessus et, élargissant tout à coup sa manière, il fait de sa plume un ciseau de sculpteur, et avec une emphase rare chez lui, il dit : « Un grand portrait de François Arago, portrait en pied, serait à faire, et, si on le traitait de la même manière qu’il a traité les autres, Monge par exemple, et pas plus délicatement, il s’y peindrait tant bien que mal tout entier. Pour moi, qui ne puis que rêver à ces choses, je me figurerais volontiers une double statue d’Arago, l’une de lui jeune, dans la beauté de son ardeur et dans son plus mâle essor, voué à la pure science, à la mesure du globe, à la découverte des esprits célestes et des lois de la lumière, tel qu’il pouvait être à vingt et un ans dans ses veilles sereines sur le plateau du Desierto de las Palmas. La seconde statue, qu’il conviendrait peut-être de placer sur un écueil, nous le présenterait, après la double carrière fournie, figure visiblement attristée, imposante toujours ; de haute stature ; la tête inclinée et fléchie, et comme à demi foudroyée ; semblant avertir par un geste les savants de ne point donner trop à l’aveugle sur le seuil populaire : mais même alors, et de quelque côté qu’on regarde, gravez et faites lire encore sur le piédestal la date mémorable des services rendus. »
Deux statues, soit. Quant à l’attitude indiquée pour la seconde, la réponse à M. Sainte-Beuve et au Moniteur est dans ce fait : au jour marqué pour les obsèques de François Arago, soixante mille personnes, qu’on eût eu de la peine à rassembler sans doute pour tout autre membre de l’Institut et peut-être pour l’Institut tout entier, soixante mille personnes, malgré les mesures prises par le gouvernement, plus jaloux de ce deuil public qu’il ne voulait le faire paraître, et malgré une pluie battante, lui formèrent spontanément le cortége funèbre le plus glorieux. On y voyait les hommes les plus considérables dans les lettres, dans les sciences, dans les arts, dans la politique parmi ceux à qui le 2 décembre a laissé une patrie. Le gouvernement même et l’armée lui rendirent de grands honneurs. Le prince de la science méritait bien d’être traité comme un prince de la guerre. La jeunesse des écoles, les ouvriers de toutes les industries, un bouquet d’immortelles à la boutonnière, se pressaient autour du cercueil d’un homme qu’ils savaient avoir tant aimé les jeunes gens et le peuple.
Comme citoyen, Arago est regretté autant que comme savant. Au milieu de cette versatilité des convictions, de cette corruption des consciences qui désolent notre âge, il est consolant de voir ces hommes antiques qui restent debout pour indiquer à la génération qui s’égare les voies de la vérité et de la justice. Quand ces hommes disparaissent, c’est un deuil public, car ils ne se remplacent pas.
Aussi sa mort, quoique prévue par les hommes de l’art, quoique annoncée partout comme prochaine, imminente, a-t-elle produit une profonde sensation. A Paris, à Berlin, à Londres, à New-York, à Bruxelles, à Genève, partout où il y a un monde savant ou politique, dans les grandes cités de tous les pays aussi bien que dans les plus petits villages de cette France qu’il aimait tant et où il était si populaire, ce fut un événement douloureux, dont chacun parlera longtemps. Heureux privilége d’une grande science et d’un beau caractère, la mort d’Arago ne trouva indifférents ni le savant, ni l’artiste, ni le littérateur, ni l’homme politique ; l’agriculteur lui-même est ému de la perte immense qu’a faite l’humanité.
C’est le propre des grands génies de ne rien laisser en dehors de leur influence, de ne pas passer sans qu’un seul homme puisse dire : Je ne lui dois rien. Savants, industriels, agriculteurs, ouvriers, soldats, hommes du monde, Arago a travaillé pour tous ! tous devaient le regretter, tous le regrettèrent.
Quelques semaines après sa mort, ses œuvres, dont il n’avait jamais voulu tirer un écu de son vivant, furent achetées 100,000 francs, prix modique, eu égard à leur valeur, par des libraires de Paris.
FIN.