Histoire de Napoléon et de la Grande-Armée pendant l'année 1812. Tome I
CHAPITRE IV.
Ce fut la grande colonne, celle du centre, qui souffrit le plus: elle suivait le chemin que les Russes avaient ruiné, et que l'avant-garde française venait d'achever de dévorer. Les colonnes qui prirent des routes latérales, y trouvèrent le nécessaire; mais elles ne mirent point assez d'ordre pour le recueillir et pour le ménager.
Le poids des calamités qu'entraîna cette marche rapide ne doit donc pas peser tout entier sur Napoléon; car l'ordre et la discipline se maintinrent dans l'armée de Davoust; elle souffrit moins de la disette; il en fut à peu près de même de celle du prince Eugène. Dans ces deux corps, lorsqu'on eut recours à la maraude, ce fut avec méthode; ou ne fit que le mal nécessaire; on obligea le soldat de porter plusieurs jours de vivres; on l'empêcha de les gaspiller. Ailleurs, les mêmes précautions eussent donc pu être prises: mais, soit habitude de faire la guerre dans des pays fertiles, soit ardeur, plusieurs des autres chefs pensèrent plus à combattre qu'à administrer.
Aussi Napoléon était-il le plus souvent forcé de fermer les yeux sur un maraudage qu'il défendait vainement: sachant d'ailleurs trop bien tout l'attrait qu'a pour le soldat cette manière de subsister; qu'elle lui fait aimer la guerre qui l'enrichit; qu'elle lui plaît par l'autorité que souvent elle lui donne sur des classes supérieures à la sienne; qu'elle a pour lui tout l'attrait de la guerre du pauvre contre le riche; enfin que le plaisir d'être et de prouver qu'on est le plus fort, s'y fait sentir sans cesse.
Pourtant, à la nouvelle de ces excès, il s'indigne! Il fait proclamer ses menaces; il charge des colonnes mobiles de Français et de Lithuaniens, de les exécuter: et nous, que la vue de ces pillards irritait, nous voulions courir et punir: mais quand on leur avait arraché le pain ou le bétail qu'ils avaient ravi, et qu'on les voyait se retirer lentement, vous regardant, tantôt avec un désespoir concentré, tantôt en versant des larmes, et qu'on les entendait murmurer, «que non content de ne leur rien donner, on leur arrachait tout, qu'on voulait donc qu'ils périssent d'inanition!» alors on s'accusait de barbarie envers les siens, on les rappelait, on leur rendait leur proie; car c'était l'impérieuse nécessité qui poussait au maraudage. L'officier lui-même ne vivait que de la part que lui en faisaient ses soldats.
Une position si excessive amena des excès. Ces hommes rudes et armés, assaillis par tant de besoins immodérés, ne purent rester modérés. Ils arrivaient affamés près des habitations: ils demandaient d'abord; mais, soit défaut de s'entendre, soit refus ou impossibilité aux habitans de les satisfaire, à eux d'attendre, une altercation s'élevait; alors de plus en plus irrités par la faim, ils devenaient farouches, et après avoir bouleversé les cabanes et les châteaux, sans y trouver la subsistance qu'ils cherchaient, dans l'égarement de leur désespoir, ils accusaient les habitans d'être leurs ennemis, et se vengeaient des propriétaires sur les propriétés.
Il y en eut qui se tuèrent avant d'en venir à ces extrémités; d'autres après: c'étaient les plus jeunes. Ils s'appuyaient le front sur leurs fusils, et se faisaient sauter la cervelle au milieu des chemins. Mais plusieurs s'endurcirent; un excès les entraînait à un autre, comme on s'échauffe souvent par les coups qu'on donne. Parmi ceux-là, quelques vagabonds se vengèrent de leurs maux jusque sur les personnes; au milieu de cette nature ingrate, ils se dénaturèrent; à cette distance, abandonnés à eux-mêmes, ils crurent que tout leur était permis, et que leurs souffrances les autorisaient à faire souffrir.
Dans cette armée si nombreuse, et composée de tant de nations, il dut aussi se trouver plus de malfaiteurs que dans les autres; les causes de tant de malheurs en amenèrent de nouveaux; déjà faibles par la faim, il fallait aller à marches forcées pour la fuir, et pour atteindre l'ennemi. La nuit venue, on s'arrêtait, et les soldats entraient en foule dans les maisons; là, sur une paille dégoûtante, ils tombaient autant de lassitude que de besoin.
Les plus robustes, n'avaient que le courage de pétrir la farine qu'ils trouvaient, et d'allumer les fours, dont toutes ces maisons de bois sont munies; les autres, d'aller à quelques pas faire les feux nécessaires pour apprêter quelques alimens; leurs officiers, épuisés comme eux, ordonnaient faiblement plus de précautions, et négligeaient de voir s'ils étaient obéis. Alors une flammèche qui s'échappait de ces fours, une étincelle qui jaillissait de ces bivouacs, suffisait pour incendier un château, un village, et pour faire périr plusieurs des malheureux soldats qui s'y étaient réfugiés. Au reste, ces désastres furent très-rares en Lithuanie.
L'empereur n'ignora point ces détails; mais il était engagé: déjà, dès Wilna, tous ces désordres avaient eu lieu; le duc de Trévise, entre autres, l'en instruisit: «Du Niémen à la Vilia, il n'a vu, dit-il, que des maisons dévastées, que chariots et caissons abandonnés; on les trouve dispersés sur les chemins et dans les champs; ils sont renversés, ouverts, et leurs effets répandus çà et là, et pillés comme s'ils avaient été pris par l'ennemi. Il a cru suivre une déroute. Dix mille chevaux ont été tués par les froides pluies du grand orage, et par les seigles verts, leur nouvelle et seule nourriture. Ils gisent sur la route, qu'ils embarrassent; leurs cadavres exhalent une odeur méphitique, insupportable à respirer; c'est un nouveau fléau que plusieurs comparent à la famine; mais celle-ci est bien plus terrible: déjà plusieurs soldats de la jeune garde sont morts de faim.»
Jusque-là Napoléon avait écouté avec calme; ici il interrompt brusquement: il veut échapper à la douleur par l'incrédulité; il s'écrie: «C'est impossible! où sont leurs vingt jours de vivres? Les soldats bien commandés ne meurent jamais de faim.»
Un général, l'auteur de ce dernier rapport, était là; Napoléon se tourne vers lui, il l'interpelle, il le presse de questions; et ce général, soit faiblesse, soit incertitude, répond que ces malheureux ne sont point morts d'inanition, mais d'ivresse.
L'empereur demeure alors persuadé qu'on exagère à ses yeux les privations de ses soldats. Quant au reste, il s'écrie «qu'il faut bien supporter la perte des chevaux, de quelques équipages, celle même de quelques habitations: c'est un torrent qui s'écoule; c'est le mauvais côté de la guerre, un mal pour un bien; il faut faire au malheur sa part; ses trésors, ses bienfaits le répareront: un grand résultat couvrira tout; il ne lui faut qu'une victoire; s'il lui reste de quoi la gagner, il suffît.»
Le duc observa qu'on pouvait y arriver par une marche plus méthodique, que suivraient les magasins; mais il ne fut pas écouté. Ceux auxquels ce maréchal, qui revenait d'Espagne, se plaignait alors, lui répondirent, «qu'en effet l'empereur s'irritait au récit de maux qu'il jugeait irrémédiables, sa politique lui imposant la nécessité d'un succès prompt et décisif.»
Ils ajoutaient, «qu'ils voyaient bien que la santé de leur chef était affaiblie; et que cependant, forcé de se lancer dans des positions de plus en plus critiques, il n'envisageait pas sans humeur, des difficultés à côté desquelles il passait et qu'il laissait s'amonceler derrière lui: difficultés qu'il couvrait alors de mépris, pour en déguiser l'importance, et afin de conserver lui-même la force d'esprit nécessaire pour les surmonter. C'est pourquoi, déjà inquiet et fatigué de la nouvelle situation critique dans laquelle il venait de se jeter, impatient d'en sortir, il allait marcher, et pousser son armée en avant, toujours en avant, pour en finir plus tôt.»
Ainsi, Napoléon était contraint de s'aveugler lui-même. On sait assez que la plupart de ses ministres n'étaient point des flatteurs: les faits et les hommes parlèrent; mais que purent-ils lui apprendre? qu'ignorait-il? tous ses préparatifs n'avaient-ils pas été dictés par la prudence la plus clairvoyante? que pouvait-on lui dire qu'il n'eût dit, qu'il n'eût écrit cent fois? C'était après avoir prévu jusqu'aux moindres détails, s'être préparé contre tous les inconvéniens, avoir tout disposé pour une guerre lente et méthodique, qu'il se dépouillait de toutes ces précautions, qu'il abandonnait tous ces préparatifs, et se laissait emporter par l'habitude, par la nécessité des guerres courtes, des victoires rapides et des paix subites.
CHAPITRE V.
Dans de si graves circonstances, Balachoff, un Russe, un ministre de l'empereur de Russie, un parlementaire, se présenta aux avant-postes français. Il fut accueilli, et l'armée, déjà moins ardente, espéra la paix.
Il apportait à Napoléon des paroles d'Alexandre: «Il était, disaient-elles, encore temps de traiter. Une guerre que le sol, le climat et le caractère russe rendraient interminable, était commencée; mais tout rapprochement n'était pas devenu impossible, et d'une rive à l'autre du Niémen, on pourrait encore s'entendre. Il ajouta sur-tout, que son maître déclarait devant l'Europe, qu'il n'était pas l'agresseur; que son ambassadeur à Paris, en demandant ses passe-ports, n'avait pas entendu rompre la paix; qu'ainsi les Français se trouvaient en Russie sans déclaration de guerre.» Du reste, point de nouvelles propositions, ni par écrit, ni dans la bouche de Balachoff.
Le choix du parlementaire avait été remarqué; c'était le ministre de la police russe: cette place exige un esprit observateur; on crut qu'il venait l'exercer parmi nous: ce qui rendit plus défiant sur le caractère du négociateur, c'est que la négociation parut n'en avoir aucun, si ce n'est celui d'une grande modération, qu'on prit alors pour de la faiblesse.
Napoléon n'hésita point. Il n'avait pas pu s'arrêter à Paris, reculerait-il à Wilna? qu'en penserait l'Europe? quel résultat présenter aux armées françaises et alliées, pour motiver tant de fatigues, de si grands déplacemens, tant de dépenses individuelles et nationales: ce serait s'avouer vaincu. D'ailleurs, ses discours devant tant de princes, depuis son départ de Paris, l'avaient autant engagé que ses actions, de sorte qu'il se trouvait autant compromis devant ses alliés que devant ses ennemis.
Alors même, avec Balachoff, la chaleur de la conversation l'entraîna, dit-on, encore. «Qu'était-il venu faire à Wilna? que lui voulait l'empereur de Russie? prétend-il lui résister? il n'est général qu'à la parade. Quant à lui, sa tête est son conseil, tout part de là. Mais Alexandre, qui le conseillera? qui opposera-t-il? il n'a que trois généraux, Kutusof qu'il n'aime pas, parce qu'il est Russe; Beningsen, trop vieux il y a six ans, aujourd'hui en enfance, et Barclay: celui-ci manœuvrera, il est brave, il sait la guerre; mais c'est un général de retraite.» Et il ajouta: «Vous croyez tous savoir la guerre, parce que vous avez lu Jomini; mais si son livre avait pu vous l'apprendre, l'aurais-je donc laissé publier!»
Dans cet entretien que les Russes rapportent ainsi, il est certain qu'il dit encore: «qu'au reste, l'empereur Alexandre avait des amis jusque dans son quartier-impérial.» Alors, montrant Caulincourt au ministre russe: «Voilà, dit-il, un chevalier de votre empereur: c'est un Russe dans le camp français.»
Peut-être Caulincourt ne comprit-il pas assez que, par là, Napoléon voulait se préparer en lui un négociateur qui plût à Alexandre; car aussitôt que Balachoff fut sorti, il s'élança vers l'empereur, et, d'une voix irritée, il lui demanda pourquoi il l'avait insulté? s'écriant «qu'il était Français, bon Français, qu'il l'avait prouvé, qu'il allait le lui prouver encore, en lui répétant que cette guerre était impolitique, dangereuse, qu'elle perdrait l'armée, la France et lui. Qu'au reste, puisqu'il venait de l'insulter, il le quittait; qu'il lui demandait une division en Espagne, où personne ne désirait servir, et le plus loin de lui possible.»
L'empereur voulut l'apaiser, mais ne pouvant s'en faire écouter, il se retira, Caulincourt le poursuivant toujours de ses reproches. Berthier, présent à cette scène, s'était interposé sans succès; Bessières, plus en arrière, avait retenu vainement Caulincourt par ses habits. Le lendemain, Napoléon ne put ramener à lui son grand-écuyer, que par des ordres formels et réitérés. Enfin il le calma par des caresses et par l'expression d'une estime et d'un attachement que Caulincourt méritait. Mais il renvoya Balachoff avec des propositions verbales et inadmissibles.
Alexandre n'y répondit pas; on n'avait point compris toute l'importance de la démarche qu'il venait de faire. Il ne devait plus s'adresser à Napoléon, ni même lui répondre. C'était, avant une rupture sans retour, une dernière parole; ce qui la rend remarquable.
Cependant Murat courait après cette victoire tant désirée; il commandait la cavalerie de l'avant-garde, il avait enfin atteint l'ennemi sur la route de Swentziany, et le poussait sur Druïa. Chaque matin, l'arrière-garde russe semblait lui avoir échappée, chaque soir, il l'avait ressaisie, et l'attaquait, mais dans une forte position, après une longue marche, trop tard, et sans que les siens eussent encore pris de nourriture; c'étaient donc tous les jours de nouveaux combats sans résultats importans.
D'autres chefs, par d'autres routes, suivaient la même direction. Oudinot avait passé la Vilia dès Kowno, et déjà en Samogitie, au nord de Wilna, à Deweltowo et à Vilkomir, il avait joint l'ennemi, qu'il poussait devant lui vers Dünabourg. Il marchait ainsi à la gauche de Ney et du roi de Naples, dont Nansouty flanquait la droite. Dès le 15 juillet, la Düna avait été abordée de Disna à Dünabourg par Murat, Montbrun, Sébastiani et Nansouty, par Oudinot et Ney, et par trois divisions du premier corps, mises aux ordres du comte, de Lobau.
Ce fut Oudinot qui se présenta devant Dünabourg; il tâta cette ville, que les Russes s'étaient inutilement efforcés de fortifier. Cette marche trop excentrique du duc de Reggio mécontenta Napoléon. Le fleuve séparait les deux armées. Oudinot le remonta pour se rapprocher de Murat, et Witgenstein pour se réunir à Barclay. Dünabourg resta sans assaillans et sans défenseurs.
Dans sa marche, Witgenstein aperçut, de la rive droite, Druïa, et la cavalerie de Sébastiani, qui occupait cette ville avec trop de sécurité. La nuit l'encouragea; il fit passer le fleuve à l'un de ses corps, et le 15 au matin, les avant-postes français furent surpris, l'une de leurs brigades presque tout enlevée, et Sébastiani forcé de reculer. Après quoi, Witgenstein rappela son monde sur la rive droite, et poursuivit sa route avec ses prisonniers, parmi lesquels se trouvait un général français. Ce coup de main fit espérer une bataille à Napoléon; croyant que Barclay reprenait l'offensive, il suspendit quelques momens sa marche sur Vitepsk, pour concentrer ses troupes, et les diriger suivant les circonstances. Son espoir fut court.
Pendant ces événemens, Davoust à Osmiana, au sud-est de Wilna, avait entrevu quelques coureurs de Bagration, qui déjà cherchait avec inquiétude une issue vers le nord. Jusque-là, hors une victoire, le plan formé dès Paris avait réussi. Sachant l'ennemi étendu sur une trop longue ligne défensive, Napoléon l'avait rompue, en l'attaquant brusquement d'un seul côté, et avait ainsi rejeté et fait poursuivre sa plus grande masse sur la Düna, tandis que Bagration, qu'il n'avait fait aborder que cinq jours plus tard, était encore sur le Niémen. C'était pendant plusieurs jours, et sur quatre-vingts lieues de front, la même manœuvre que Frédéric II avait souvent employée sur deux lieues de terrain et en quelques heures.
Déjà Doctorof et plusieurs divisions errantes de l'une à l'autre de ces deux masses séparées, n'avaient échappé que grâce à l'étendue du pays, au hasard, et à toutes les causes de cette ignorance, où l'on est toujours à la guerre, sur ce qui se passe si près de soi, chez l'ennemi.
Plusieurs ont prétendu qu'il y avait eu trop de circonspection, ou de négligence, dans ce premier mouvement d'invasion: que depuis la Vistule, cette armée d'attaque avait eu l'ordre de marcher avec toutes les précautions d'une armée attaquée; que l'agression commencée, et Alexandre en fuite, l'avant-garde de Napoléon aurait dû remonter plus rapidement, et plus avant, les deux rives de la Vilia, et l'armée d'Italie suivre de plus près ce mouvement. Peut-être alors Doctorof, commandant l'aile gauche de Barclay, forcé de traverser notre attaque, pour fuir de Lida vers Swentziany, eût été fait prisonnier. Pajol le repoussa à Osmiana, mais il s'échappa par Smorgoni. On ne lui enleva que des bagages, et Napoléon s'en prit au prince Eugène, quoiqu'il lui eût prescrit tous ses mouvemens.
Mais bientôt l'armée d'Italie, l'armée bavaroise, le premier corps et la garde occupèrent et entourèrent Wilna. Là, couché sur ses cartes, dont sa vue courte, comme celle d'Alexandre-le-Grand et de Frédéric II, le forçait de se rapprocher ainsi, Napoléon suivait des yeux l'armée russe; elle était divisée en deux masses inégales; l'une avec son empereur vers Drissa, l'autre avec Bagration encore vers Myr.
À quatre-vingts lieues en avant de Wilna, la Düna et le Borysthène séparent la Lithuanie de la vieille Russie. D'abord ces deux fleuves coulent parallèlement de l'est à l'ouest, laissant entre eux un intervalle d'environ vingt-cinq lieues d'un terrain inégal, boisé et marécageux. Ils arrivent ainsi de l'intérieur de la Russie sur ses confins; mais à cette hauteur, en même temps, et comme de concert, ils tournent, l'un brusquement à Orcha vers le midi, l'autre près de Vitepsk, vers le nord-ouest. C'est dans cette nouvelle direction que leur cours trace les frontières de la Lithuanie et de la vieille Russie.
L'étroit intervalle que laissent entre eux ces deux fleuves avant de prendre un direction si opposée, semble être l'entrée, et comme les portes de la Moskovie. C'est le nœud des routes qui conduisent aux deux capitales de cet empire.
Tous les regards de Napoléon restèrent fixés sur ce point. Par la retraite d'Alexandre sur Drissa, il prévit celle que Bagration allait tenter de Grodno vers Vitepsk, par Osmiana, par Minsk et Docktzitzy, ou par Borizof: il voulut s'y opposer, et aussitôt vers Minsk, entre ces deux corps ennemis, il jeta Davoust avec deux divisions d'infanterie, les cuirassiers de Valence et plusieurs brigades de cavalerie légère.
Pendant qu'à sa droite le roi de Westphalie poussera Bagration sur Davoust, qui le coupera d'Alexandre, lui fera mettre bas les armes et s'emparera du cours du Borysthène; tandis qu'à sa gauche, Murat, Oudinot et Ney, déjà devant Drissa, contiendront en face d'eux Barclay et son empereur; lui avec son armée d'élite, l'armée d'Italie, l'armée bavaroise et trois divisions détachées de Davoust, se dirigera sur Vitepsk, entre Davoust et Murat, prêt à se joindre à l'un ou à l'autre; s'interposant et pénétrant ainsi entre les deux armées ennemies, se jetant entre elles et au-delà d'elles; enfin les tenant séparées, non-seulement par cette position centrale, mais par l'incertitude qu'elle donnera à Alexandre sur celle de ses deux capitales qu'il aurait alors à défendre. Les circonstances devaient décider du reste.
Telle était sa pensée, le 10 juillet, à Wilna; c'est ainsi qu'elle fut écrite, ce jour-là même, sous sa dictée, et corrigée de sa main, pour l'un de ses chefs, pour celui qui devait le plus concourir à son exécution. Aussitôt le mouvement, déjà commencé, devint général.
CHAPITRE VI.
Le roi de Westphalie dépassait alors à Grodno le Niémen, pour le repasser à Bielitza, déborder la droite de Bagration, le mettre en fuite et le poursuivre.
Cette armée, saxonne, westphalienne et polonaise, avait devant elle un général et un pays difficiles à vaincre. Il fallait qu'elle envahît le plateau de la Lithuanie; là, sont les sources des rivières qui versent leurs eaux dans les mers Noire et Baltique. Mais le sol y est lent à décider leur pente et leur courant; de sorte que les eaux y séjournent et inondent au loin le pays. On a jeté quelques chaussées étroites sur ces champs boisés et marécageux; elles y forment de longs défilés, que Bagration défendit facilement contre le roi de Westphalie. Celui-ci l'attaqua négligemment; son avant-garde seule joignit trois fois l'ennemi à Nowogrodeck, à Myr et à Romanof. La première rencontre fut tout à l'avantage des Russes; dans les deux autres, Latour-Maubourg resta maître d'un champ de bataille sanglant et disputé.
En même temps, Davoust, parti d'Osmiana, se prolongeait vers Minsk et Ygumen, derrière le général russe, et s'emparait de l'issue des défilés où le roi de Westphalie forçait Bagration de s'engager.
Entre ce général et sa retraite se trouvait une rivière qui prend sa source dans un marais infect; son cours incertain, lent et sourd, à travers un sol pourri, ne dément pas son origine; ses eaux bourbeuses coulent vers le sud-est; son nom a une funeste célébrité, qu'il doit à nos malheurs.
Les ponts de bois et les longues chaussées que, pour en approcher, il a fallu jeter sur les marécages qui la bordent, aboutissent à une ville nommée Borizof, située sur sa rive gauche, du côté de la Russie. Cette rive est en général moins basse que la droite; remarque applicable à toutes les rivières qui, dans ce pays, coulent dans la direction d'un pôle à l autre, leur rive orientale dominant leur rive occidentale, comme l'Asie, l'Europe.
Ce passage était important, Davoust y prévint Bagration, en se saissisant de Minsk le 8 juillet, ainsi que de tout le pays depuis la Vilia jusqu'à la Bérézina; aussi, quand le prince russe et son armée, qu'Alexandre appelait vers le nord, poussèrent leurs éclaireurs, d'abord sur Lida, puis successivement sur Olzanie, Vieznowe, Trobi, Bolzoï et Sobsnicki, ils se heurtèrent contre Davoust et furent forcés de se replier sur eux-mêmes. Alors se dirigeant un peu plus en arrière et à droite, ils firent une nouvelle tentative sur Minsk: mais ils y sentirent encore Davoust. Un faible peloton de l'avant-garde du maréchal y entrait par une porte, quand l'avant-garde de Bagration s'y présentait par une autre, et le Russe se replia encore au sud, dans ses marais.
À cette nouvelle, en voyant Bagration et quarante mille Russes coupés de l'armée d'Alexandre, et enveloppés par deux fleuves et deux armées, Napoléon s'écria: «Ils sont à moi!» En effet, il ne s'en fallut pas de trois marches que Bagration ne fût complètement cerné. Mais Napoléon, qui depuis accusa Davoust de l'évasion de l'aile gauche des Russes, pour être resté quatre jours dans Minsk, et plus justement ensuite le roi de Westphalie, venait de mettre ce monarque sous les ordres du maréchal. Ce fut changement trop tardif, et au milieu d'une opération qui en détruisit l'ensemble.
Cet ordre était arrivé dans l'instant où Bagration, repoussé de Minsk, n'avait plus pour retraite qu'une chaussée longue et étroîte. Elle s'élève sur les marais de Nieswig, Shlutz, Glusck et Bobruisk. Davoust écrivit au roi de pousser vivement les Russes dans ce défilé, dont il allait à Glusck occuper l'issue. Bagration n'en aurait pu revenir. Mais le roi, déjà irrité des reproches que l'incertitude et la lenteur de ses premières opérations lui avaient attirés, ne put souffrir pour chef un sujet; il quitta son armée, sans se faire remplacer, sans même, s'il faut en croire Davoust, communiquer à aucun de ses généraux l'ordre qu'il venait de recevoir; on le laissa libre de se rétirer en Westphalie, sans sa garde, ce qu'il fit.
Cependant, Davoust attendit vainement à Glusck Bagration. Ce général n'étant plus assez poussé par l'armée westphalienne, put faire un nouveau détour vers le sud, gagner Bobruisk, y traverser la Bérézina, et atteindre le Borysthène vers Bickof. Là encore, si l'armée westphalienne eût eu un chef, si ce chef eût serré le Russe de plus près, s'il l'eût remplacé à Bickof, quand il se heurta à Mohilef contre Davoust, il est certain qu'alors Bagration, pris entre les Westphaliens, Davoust, le Borysthène et la Bérézina, eût été forcé de vaincre ou de se rendre. Car on a vu que le prince russe n'avait pu passer la Bérézina qu'à Bobruisk, ni atteindre le Borysthène que vers Novoï-Bickof, à quarante lieues au midi d'Orcha, et à soixante lieues de Vitepsk, qui était son but.
Se trouvant jeté si loin de sa direction, il se hâta de la regagner, en remontant le Borysthène jusqu'à Mohilef. Mais il y trouva encore Davoust, qui l'avait prévenu là comme à Lida, en passant la Bérézina, sur le point même où Charles XII l'avait franchie.
Ce maréchal n'attendait pourtant pas le prince russe sur le chemin de Mohilef. Il le supposait déjà sur la rive gauche du Borysthène. Leur surprise mutuelle tourna d'abord à l'avantage de Bagration, qui lui enleva tout un régiment de cavalerie légère. Bagration avait alors trente-cinq mille hommes, Davoust, douze mille. Le 23 juillet celui-ci choisit un terrain haut, défendu par un ravin, et resserré entre deux bois. Les Russes ne pouvaient s'étendre sur ce champ de bataille; néanmoins ils l'acceptèrent. Leur nombre y fut inutile; ils attaquèrent en hommes sûrs de vaincre; ils ne songèrent seulement pas à profiter des bois; pour tourner la droite de Davoust.
Ces Moskovites ont dit qu'au milieu du combat, l'effroi de se trouver en présence de Napoléon les avait troublés; car chaque général ennemi le croyait devant lui, Bagration à Mohilef, et Barclay à Drissa. On croyait le voir par-tout à la fois; tant la renommée agrandit l'homme de génie, en remplit le monde, et en fait comme un être surnaturel, en le rendant présent par-tout.
Ce choc fut violent et opiniâtre de la part des Russes, mais sans combinaison. Bagration, rudement repoussé, fut encore forcé de retourner sur ses pas. Il alla passer le Borysthène à Novoï-Bickof, où il centra dans l'intérieur de la Russie, pour se joindre enfin à Barclay, au-delà de Smolensk.
Napoléon dédaigna d'attribuer ce mécompte à l'habileté du général ennemi: il s'en prit aux siens. Déjà, il sentait que sa présence était par-tout nécessaire, ce qui la rendait par-tout impossible. Le cercle de ses opérations s'était tellement agrandi, que, forcé de rester au centre, il manquait sur toute la circonférence. Ses généraux, fatigués comme lui, trop indépendans les uns des autres, trop séparés, et en même temps trop dépendans de lui, osaient moins et attendaient souvent ses ordres. Son influence s'affaiblissait dans cette étendue. Il fallait une trop grande ame pour un aussi grand corps: la sienne, quelque vaste qu'elle fût, n'y pouvait suffire.
Mais enfin, le 16 juillet l'armée entière était en mouvement. Pendant que tout se hâtait et s'efforçait ainsi, il était encore dans Wilna, qu'il faisait fortifier. Il y ordonnait la levée de onze regimens lithuaniens. Il y établissait le duc de Bassano, pour gouverner la Lithuanie, et comme centre de communication administrative, politique, et même militaire, entre lui, l'Europe, et les généraux commandant les corps d'armée qui ne devaient pas le suivre à Moskou.
Cette apparente inaction de Napoléon dans Wilna dura vingt jours: les uns crurent que, se trouvant au centre de ses opérations avec une forte réserve, il attendait l'événement, prêt à se porter vers Davoust, Murat, ou Macdonald; d'autres pensèrent que l'organisation de la Lithuanie, et la politique de l'Europe, dont il était plus près à Wilna, le retenaient dans cette ville, ou qu'il ne prévoyait pas d'obstacles dignes de lui jusqu'à la Düna: en quoi il ne se trompa point, mais ce qui le flatta trop. L'évacuation précipitée de la Lithuanie par les Russes, sembla l'éblouir: l'Europe put en juger; ses bulletins répétèrent ses paroles.
«Le voilà donc, cet empire de Russie, de loin si redoutable! C'est un désert où ses peuples dispersés sont insuffisans; ils seront vaincus par son étendue, qui devait les défendre: ce sont des barbares! À peine ont-ils des armes! Point de recrues prêtes. Il faut plus de temps à Alexandre pour les rassembler, qu'à lui pour arriver à Moskou. Il est vrai que sans cesse, depuis le passage du Niémen, le ciel inonde ou brûle une terre sans abri: mais cette calamité est moins un obstacle à la rapidité de notre agression, qu'une entrave à la fuite des Russes; ils sont vaincus sans combats, par leur seule faiblesse, par le souvenir de nos victoires, par leurs remords qui les pressent de restituer cette Lithuanie, qu'ils n'ont acquise, ni par la paix ni par la guerre, mais seulement par la perfidie.»
À ces motifs du séjour, peut-être trop prolongé, que Napoléon fit à Wilna, ceux qui l'approchaient le plus en ajoutaient un autre. Ils se disaient entre eux, «que ce génie si vaste, et toujours de plus en plus actif et audacieux, n'était plus secondé, comme autrefois, par une vigoureuse constitution. Ils s'étonnaient de ne plus trouver leur chef insensible aux ardeurs d'une température brûlante. Ils se montraient l'un à l'autre avec regret le nouvel embonpoint dont son corps était surchargé, signe précurseur d'un affaiblissement prématuré.»
Quelques-uns s'en prenaient à des bains dont il faisait un fréquent usage. Ils ignoraient que, bien loin d'être une habitude de mollesse, ils lui étaient d'un secours indispensable contre une souffrance d'une nature grave et inquiétante, que sa politique cachait avec soin, pour ne pas donner à ses ennemis un cruel espoir.
Telle est l'inévitable et malheureuse influence des plus petites causes sur la destinée des nations. On verra bientôt, quand les plus profondes combinaisons qui devaient assurer le succès de l'entreprise la plus hardie et peut-être la plus utile à l'Europe se seront développées, comment, à l'instant décisif, dans les champs de la Moskowa, la nature paralysa le génie, et l'homme manqua au héros. Les nombreux bataillons de la Russie n'auraient pu la défendre: un jour d'orage, une fièvre soudaine la sauvèrent.
Il sera juste et convenable de se rappeler cette observation, lorsqu'en jetant les yeux sur le tableau que je serai forcé de tracer de la bataille de la Moskowa, on me verra répéter toutes les plaintes et même les reproches qu'une inaction et une langueur inaccoutumée arrachèrent aux amis les plus dévoués et aux admirateurs les plus constans de ce grand homme. La plupart, comme ceux qui depuis ont écrit sur cette journée, ignoraient les souffrances physiques d'un chef qui, dans son abattement, s'efforçait d'en cacher la cause. Ce qui fut sur-tout un malheur, ces témoins l'ont appelé une faute.
Au reste, à huit cents lieues de la patrie, après tant de fatigues et de sacrifices, à l'instant où l'on voit la victoire s'échapper et commencer un avenir effrayant, on devient naturellement sévère, et l'on souffre trop pour être entièrement juste.
Pour moi, je ne tairai point ce que j'ai vu, persuadé que la vérité est de tous les hommages le seul digne d'un grand homme, de cet illustre capitaine qui sut tirer si souvent un parti prodigieux de tout, même de ses revers; de cet homme qui s'éleva à une si grande hauteur, que la postérité aura peine à distinguer les nuages épars sur une telle gloire.
CHAPITRE VII.
Cependant, il apprend que ses ordres sont exécutés, son armée réunie, qu'une bataille l'appelle. Il part enfin de Wilna, le 16 juillet, à onze heures et demie du soir; il s'arrête à Swentziany, pendant que le soleil du 17 est le plus ardent; le 18, il est à Klubokoé; il y séjourne dans un monastère, d'où le bourg que ce couvent domine, lui semble être plutôt une réunion de huttes de sauvages qu'une habitation européenne.
Une adresse des Russes aux Français venait d'être répandue dans son armée: on la lui apporta. Il y vit de dures vérités, que gâtait une invitation inutile et maladroite à la désertion. Cette lecture excite sa colère; dans son agitation, il dicte une réplique qu'il déchire, puis une autre qui éprouve le même sort, enfin une troisième dont il reste satisfait. Ce fut celle qu'on lut alors dans les journaux, sous le nom d'un grenadier français. Il dictait ainsi jusqu'aux moindres lettres qui partaient de son cabinet, ou de son état-major. Il réduisait sans cesse ses ministres et Berthier à n'être que ses secrétaires. Dans son corps appesanti, son esprit était resté actif; l'accord manquait, ce fut une cause de nos malheurs.
Au milieu de cette occupation, il apprend que le 18, Barclay a abandonné son camp de Drissa, et qu'il marche vers Vitepsk; ce mouvement l'éclaire: retenu par l'échec qu'avait reçu Sébastiani vers Druïa, et sur-tout par les pluies et le mauvais état des chemins, il reconnaît trop tard peut-être que l'occupation de Vitepsk est pressante et décisive, qu'elle seule est éminemment agressive en ce qu'elle sépare les deux fleuves et les deux armées ennemies. De cette position, il pourra prendre à revers l'armée incomplète de son rival, lui interdire le midi de son empire, et de sa force écraser sa faiblesse. Que si Barclay l'a prévenu dans cette capitale, sans doute il voudra la défendre; là peut-être l'attendait cette victoire tant désirée, qui vient de lui échapper sur la Vilia.
Aussitôt il dirige tous ses corps sur Beszenkowiczi; il y appelle Murat et Ney, alors vers Polotsk, où il laisse Oudinot. Quant à lui, de Klubokoé, où il se trouvait au milieu de sa garde, de l'armée d'Italie et de trois divisions détachées de Davoust, il se rend à Kamen, toujours en voiture, mais pendant la nuit, par nécessité, où peut-être pour que le soldat ignorât que son chef ne pouvait plus partager ses fatigues.
Jusque-là, la plus grande partie de l'armée marchait, étonnée de ne point trouver d'ennemis; elle s'y était habituée. Le jour, c'était la nouveauté des lieux, sur-tout l'impatience d'arriver qui occupait; le soir, c'était la nécessité de se choisir ou de se faire des abris, de chercher sa nourriture et de la préparer: on était tellement distrait par tant de soins, qu'on croyait moins faire la guerre qu'un pénible voyage; mais si la guerre et l'ennemi reculaient toujours ainsi, jusqu'où irait-on les chercher. Enfin, le 25, le canon gronda, et, comme l'empereur, l'armée espéra une victoire et la paix.
C'était vers Beszenkowiczi. Le prince Eugène venait d'y rencontrer Doctorof: ce général conduisait l'arrière-garde de Barclay. En le suivant de Polotsk à Vitepsk, il s'était fait éclairer sur la rive gauche de la Düna, à Beszenkowiczi; il en brûla le pont en se retirant. Le vice-roi, maître de cette ville, vit la Düna, et rétablit le passage: quelques troupes laissées en observation sur l'autre rive contrarièrent faiblement cette opération. Napoléon accourut: il contempla pour la première fois ce fleuve, sa nouvelle conquête. Il blâma avec raison et sèchement la construction vicieuse du pont, qui lui soumettait les deux rives.
Ce ne fut point une vanité puérile qui lui fit alors passer ce fleuve, mais l'empressement de voir par lui-même où en était l'armée russe dans sa marche de Drissa sur Vitepsk, et s'il pourrait l'attaquer au passage, ou la devancer dans cette ville. Mais la direction que prenait l'arrière-garde ennemie, et les réponses de quelques prisonniers, lui prouvèrent que Barclay l'avait prévenu, qu'il avait laissé Witgenstein devant Oudinot, et que le général en chef russe était dans Vitepsk. Déjà même, il était prêt à disputer à Napoléon les défilés qui couvrent cette capitale.
Napoléon n'ayant vu, sur la rive droite du fleuve, qu'un reste d'arrière-garde, rentra dans Beszenkowiczi. Ses armées y arrivaient en ce moment par les routes du nord et de l'ouest. Ses ordres de mouvemens avaient été exécutés avec une telle précision, que tous ces corps, partis du Niémen à des époques et par des routes différentes, malgré des obstacles de tout genre, après un mois de séparation, et à cent lieues du point où ils s'étaient quittés, se trouvèrent à la fois réunis à Beszenkowiczi, où ils arrivèrent le même jour et à la même heure.
Aussi le plus grand désordre y régnait; de nombreuses colonnes de cavalerie, d'infanterie, d'artillerie, s'y présentaient de tous côtés; elles se disputaient le passage; chacun, irrité par la fatigue et par la faim, était impatient d'arriver à sa destination.
En même temps, les rues étaient obstruées par une foule d'ordonnances, d'officiers d'état-major, de valets, de chevaux de main et de bagages. Ils parcouraient tumultueusement la ville, cherchant, les uns des vivres, d'autres des fourrages, quelques-uns des logemens: on se croisait, on s'entre-choquait, et l'affluence augmentant à chaque instant, ce fut bientôt comme un chaos.
Ici, des aides-de-camp, porteurs d'ordres pressés, cherchent vainement à s'ouvrir un passage; les soldats restent sourds à leurs avertissements, même à leurs ordres; de là des querelles, des clameurs, dont le bruit se joint aux roulemens des tambours, aux juremens des charretiers, au bruit des caissons et des canons, aux commandemens des officiers, même aux combats qui se livrent dans les maisons, dont les uns prétendent forcer l'entrée, et que d'autres, déjà établis, défendent.
En fin, avant minuit, toutes ces masses qui s'étaient presque mêlées, se débrouillèrent; cet amas de troupes s'écoula vers Ostrowno et dans Beszenkowiczi; au tumulte le plus effroyable succéda le plus profond silence.
Ce rassemblement, les ordres multipliés qui arrivaient de toutes parts, la rapidité avec laquelle tous les corps s'étaient portés en avant, même pendant la nuit, tout annonçait un combat pour le lendemain. En effet, Napoléon n'avait pas pu prévenir les Russes dans Vitepsk, il voulut les y forcer; mais ceux-ci, après y être entrés par la rive droite de la Düna, avaient traversé cette ville, et venaient au-devant de lui, pour défendre les longs défilés qui la couvrent.
Le 25 juillet, Murat marchait vers Ostrowno avec sa cavalerie. À deux lieues de ce village, Domon, du Coëtlosquet, Carignan, et le huitième de hussards, s'avançaient en colonne, sur une lange route, marquée par un double rang de grands bouleaux. Ces hussards étaient près d'atteindre le sommet d'une colline, sur laquelle ils n'entrevoyaient que la plus faible partie d'un corps, composé de trois régimens de cavalerie de la garde russe, et de six pièces de canon. Pas un tirailleur ne couvrait cette ligne.
Les chefs du huitième se croyaient précédés par deux régimens de leur division, qui marchaient à travers champs, à droite et à gauche de la route, et dont les arbres, qui la bordent, leur dérobaient la vue. Mais ces corps s'étaient arrêtés, et le huitième, déjà bien en avant d'eux, s'avançait toujours, persuadé que ce qu'il entrevoyait au travers des arbres, à cent cinquante pas devant lui, était ces deux mêmes régimens que, sans s'en apercevoir, il venait de dépasser.
L'immobilité des Russes acheva de tromper les chefs du huitième. L'ordre de charger leur paraissant une erreur, ils envoyèrent un officier reconnaître la troupe qu'ils avaient devant eux, et s'avancèrent toujours sans défiance. Tout-à-coup ils voient leur officier, sabré, renversé, saisi, et le canon ennemi abattre leurs hussards. Ils n'hésitent plus, et sans perdre de temps à étendre leur troupe sous ce feu, ils se jettent au travers des arbres et courent dessus pour l'éteindre. D'un premier élan ils se saisissent des pièces, ils culbutent le régiment qui est au centre de la ligne ennemie, et l'écrasent. Dans le désordre de ce premier succès, ils voient le régiment russe de droite, qu'ils venaient de dépasser, rester comme immobile d'étonnement; ils reviennent sur lui par derrière, et le défont. Au milieu de cette seconde victoire, ils aperçoivent le troisième régiment de gauche de l'ennemi, qui, tout déconcerté, s'ébranlait et cherchait à se retirer; ils se retournent agilement, avec tout ce qu'ils peuvent réunir vers ce troisième ennemi, qu'ils attaquent au milieu de son mouvement, et qu'ils dispersent encore.
Animé par ce succès, Murat pousse dans les bois d'Ostrowno l'ennemi, qui semble s'y 'cacher. Ce monarque voulut y pénétrer, mais alors une forte résistance l'arrêta.
La position d'Ostrowno était bien choisie: elle dominait, on y voyait sans être vu; elle coupait une grande route; la Düna à droite, un ravin devant, des bois épais sur sa surface et à gauche. D'ailleurs elle était à portée des magasins, elle les couvrait, ainsi que Vitepsk, la capitale de ces contrées. Ostermann accourait pour la défendre.
De son côté, Murat toujours prodigue de sa vie, alors celle d'un roi victorieux, comme jadis il l'avait été des jours d'un soldat obscur, s'obstine contre ce bois, malgré les feux qui en sortent. Mais il s'aperçoit qu'il ne s'agit plus d'un premier élan. Le terrain enlevé par les hussards du huitième lui est disputé, et il faut que sa tête de colonne, composée des divisions Bruyères et Saint-Germain et du huitième d'infanterie, s'y maintienne contre une armée.
On s'y défendit, comme des vainqueurs se défendent, en attaquant. Chaque corps ennemi qui se présenta sur nos flancs comme assaillant, fut assailli; la cavalerie fut refoulée dans les bois, et l'infanterie rompue à coups de sabre. Pourtant on se fatiguait à vaincre, quand la division Delzons survint; le roi la jeta promptement sur la droite et vers la retraite de l'ennemi, qui devint inquiet et ne disputa plus la victoire.
Ces défilés ont plusieurs lieues. Le soir même le vice-roi rejoignit Murat, et le lendemain ils virent les Russes dans une nouvelle position. Pahlen et Konownitzin s'étaient joints à Ostermann. Déjà, après avoir contenu la gauche des Russes, les deux princes français marquaient aux troupes de leur aile droite la position qui devait leur servir de point d'appui et de départ pour attaquer, quand tout-à-coup de grandes clameurs s'élèvent à leur gauche: ils regardent; deux fois la cavalerie et l'infanterie de cette aile viennent d'aborder l'ennemi, deux fois elles ont été repoussées, et voilà les Russes enhardis, qui sortent par masses de leur bois, en poussant des cris épouvantables. L'audace, l'ardeur de l'attaque a passé chez eux, et chez les Français l'incertitude et l'étonnèment de la défense.
Un bataillon de Croates et le quatre-vingt-quatrième régiment essayaient vainement de résister, leur ligne diminuait: devant eux, la terre se jonchait de leurs morts; derrière eux, la plaine se couvrait de leurs blessés qui se retiraient du combat, de ceux qui les portaient, et de bien d'autres encore qui, sous prétexte de soutenir les blessés, ou d'être blessés eux-mêmes, se détachaient successivement des rangs. Ainsi commence une déroute. Déjà les artilleurs, troupe toujours d'élite, ne se voyant plus soutenus, commençaient à se retirer avec leurs pièces; quelques instans de plus, et les troupes des différentes armes, dans leur fuite vers un même défilé, allaient s'y rencontrer; de là une confusion, où la voix et les efforts des chefs sont perdus, où tous les élémens de résistance se confondant deviennent inutiles.
On dit qu'à cette vue, Murat irrité s'élança à la-tête d'un régiment de lanciers polonais, et que ceux-ci, excités par la présence du roi, exaltés par ses paroles, et que d'ailleurs la vue des Russes transportait de rage, se précipitèrent sur ses pas. Murat n'avait voulu que les ébranler, et les lancer sur l'ennemi: il ne lui convenait pas de se jeter avec eux dans la mêlée, d'où il n'aurait pu ni voir, ni commander: mais les lances polonaises étaient en arrêt et serrées derrière lui; elles occupaient toute la largeur du terrain: elles le poussaient en avant de toute la vitesse des chevaux. Il ne put se mettre de côté ni s'arrêter: il fallut qu'il chargeât devant ce régiment, comme il s'y était mis pour le haranguer, et en soldat, ce qu'il fit de bonne grace.
En même temps le général d'Anthouard courut à ses canonniers, le prince Eugène au cent sixième régiment, qu'il fit avancer, et la cavalerie du général Piré aborda et tourna la gauche de l'ennemi. Ils ressaisirent la fortune; les Russes rentrèrent dans leurs forêts.
Cependant, à leur gauche, ils s'obstinaient à défendre un bois épais, dont la position avancée coupait notre ligne. Le quatre-vingt-douzième régiment, étonné du feu qui en sortait, étourdi par une grêle de balles, demeurait immobile, n'osant ni avancer ni reculer, retenu par deux craintes contraires, celles de la honte et du danger, et n'évitant ni l'une ni l'autre: mais le duc d'Abrantès courut le ranimer par ses paroles, le général Roussel par son exemple, et le bois fut emporté.
Par ce succès, une forte colonne, qui s'était avancée sur notre droite pour la tourner, se trouva tournée elle-même; Murat s'en aperçut; aussitôt, l'épée à la main, «Que les plus braves me suivent!» s'écria-t-il. Mais ce pays est sillonné de ravins, qui protégèrent la retraite des Russes; tous allèrent s'enfoncer dans une forêt de deux lieues de profondeur, dernier rideau qui nous cachait Vitepsk.
Après un combat aussi vif, le roi de Naples et le vice-roi hésitaient à se hasarder dans un pays si couvert, quand l'empereur survint; ils accoururent vers lui, lui montrant ce qui venait d'être fait, et ce qui restait à faire. Napoléon se porta d'abord sur le sommet le plus élevé et le plus près de l'ennemi: de là son génie, planant sur tous les obstacles, eut bientôt percé le mystère de ces forêts et l'épaisseur de ces montagnes: il ordonna sans hésiter, et ces bois qui avaient arrêté l'audace des deux princes, furent traversés de part en part: enfin, ce soir-là même, du haut de sa double colline, Vitepsk put voir nos tirailleurs déboucher dans la plaine qui l'environne.
Ici, tout arrêta l'empereur; la nuit, la multitude des feux ennemis qui couvraient cette plaine, une terre inconnue, la nécessité de la reconnaître pour y diriger les divisions, et sur-tout le temps qu'il fallait à cette foule de soldats, engagés dans un long et étroit défilé, pour en sortir. On fit donc halte pour respirer, pour se reconnaître, se rallier, se nourrir, et préparer ses armes pour le lendemain. Napoléon coucha sous sa tente, sur une hauteur à gauche de la grande route, et derrière le village de Kukowiaczi.
CHAPITRE VIII.
Le 27, l'empereur parut aux avant-postes avant le jour; ses premiers rayons lui montrèrent enfin l'armée russe campée sur une plaine haute, qui domine toutes les avenues de Vitepsk. La Luczissa, rivière qui s'est creusé profondément son lit, marquait le pied de cette position. En avant d'elle, dix mille cavaliers et quelque infanterie semblaient vouloir en défendre les approches: l'infanterie au centre sur la grande route, sa gauche dans des bois élevés; toute la cavalerie à droite, en ligne redoublée, et s'appuyant à la Düna.
Le front des Russes n'était plus en face de notre colonne, mais sur notre gauche; il avait changé de direction avec le fleuve, qu'un détour éloignait de nous; il fallut que la colonne française, après avoir passé sur un pont étroit un ravin qui la séparait de ce nouveau champ de bataille, se déployât par un changement de front à gauche, l'aile droite en avant, pour conserver de ce côté l'appui du fleuve, et faire face à l'ennemi: déjà sur les bords de ce ravin, près du pont, et à gauche de la grande route, un monticule isolé avait attiré l'empereur. De là, il pouvait voir les deux armées, placé sur le côté du champ de bataille, comme l'est un témoin dans un duel.
Ce furent deux cents voltigeurs parisiens, du neuvième régiment de ligne, qui débouchèrent les premiers; ils furent aussitôt jetés à gauche devant toute la cavalerie russe, s'appuyant comme elle à la Düna, et marquant la gauche de la nouvelle ligne; le seizième de chasseurs à cheval vint ensuite, puis quelques pièces légères. Les Russes nous regardaient froidement défiler devant eux, et préparer notre attaque.
Cette inaction nous était favorable: mais le roi de Naples, qu'enivraient tant de regards, se livrant à sa fougue ordinaire, précipita les chasseurs du seizième sur toute la cavalerie russe; on vit alors avec effroi cette faible ligne française, rompue dans sa marche par un terrain tranché de profondes ravines, s'avancer contre les masses ennemies. Ces malheureux, se sentant sacrifiés, marchaient avec hésitation à une perte certaine. Aussi, dès le premier mouvement que firent les lanciers de la garde russe, tournèrent-ils le dos: mais les ravins, qu'il fallait repasser, arrêtèrent leur fuite: ils furent atteints, et culbutés dans ces bas-fonds, où beaucoup périrent; le reste se réfugia près du cinquante-troisième régiment de ligne, qui les protégea.
Cette charge heureuse des lanciers de la garde russe, les avait fait pénétrer jusqu'au pied de la colline d'où Napoléon donnait aux corps d'armée leur direction. Quelques chasseurs de la garde française venaient de mettre pied à terre, suivant l'usage, pour former une enceinte autour de lui, ils écartèrent les lanciers ennemis à coups de carabine. Ceux-ci, repoussés, rencontrèrent, en retournant sur leurs pas, les deux cents voltigeurs parisiens, que la fuite du seizième de chasseurs à cheval avait laissés seuls entre les deux armées; ils les assaillirent. Tous les regards se fixèrent alors sur ce point.
Des deux côtés on jugeait ces fantassins perdus: mais seuls, ils ne désespérèrent pas d'eux-mêmes. D'abord leurs capitaines gagnèrent, en combattant, un terrain entrecoupé de buissons et de crevasses, que bordait la Düna: tous s'y réunirent aussitôt, par l'habitude que chacun avait de la guerre, par le besoin de s'appuyer l'un de l'autre, et par le danger qui rapproche. Alors, comme il arrive toujours dans les périls imminens, ils se regardent entre eux, les plus jeunes, leurs anciens, et tous, leurs officiers cherchant à lire dans leur contenance ce qu'ils devaient espérer, craindre, ou faire: ils se virent pleins d'assurance, et tous comptant, les uns sur les autres, chacun compta plus sur soi-même.
On s'aida du terrain avec habileté. Les lanciers russes, embarrassés dans les broussailles et arrêtés par les cravasses, alongeaient en vain leurs longues lances, pendant qu'ils cherchaient à pénétrer, atteints par les balles, ils tombaient blessés, leurs corps et ceux de leurs chevaux s'ajoutaient aux obstacles que présentait le terrain. Enfin, ils se rebutèrent; leur fuite, les cris de joie de notre armée, l'ordre d'honneur, que l'empereur envoya sur-le-champ même aux plus braves, ses paroles que l'Europe a lues, tout apprit à ces vaillans soldats, leur gloire, qu'ils n'appréciaient pas encore, les belles actions paraissant toujours simples à ceux qui les font. Ils s'étaient crus près d'être tués ou pris, ils se virent presque au même instant victorieux et récompensés.
Cependant, l'armée d'Italie et la cavalerie de Murat, que suivaient trois divisions du premier corps, confiées, depuis Wilna, au comte de Lobau, attaquaient la grande route, et les bois où s'appuyait la gauche de l'ennemi. L'engagement fut d'abord vif, mais il tourna court. L'avant-garde russe se retira précipitamment derrière le ravin de la Luczissa, pour ne pas y être jetée. Alors l'armée ennemie se trouva toute réunie sur l'autre rive; elle présentait quatre-vingt mille hommes.
Leur contenance audacieuse, dans une forte position, et devant une capitale, trompa Napoléon: il crut qu'ils tiendraient à honneur de s'y défendre. Il n'était que onze heures; il fit cesser l'attaque, afin de pouvoir parcourir paisiblement tout le front de la ligne, et de se préparer à un combat décisif pour le jour suivant. D'abord, il s'alla placer sur un tertre, parmi les tirailleurs, au milieu desquels il déjeûna. De là, il observait l'ennemi, dont une balle blessa l'un des siens; fort près de lui. Les heures suivante furent employées à parcourir, à reconnaître le terrain, et à attendre les autres corps d'armée.
Napoléon annonçait une bataille pour le lendemain. Ses adieux à Murat furent ces paroles: «À demain à cinq heures, le soleil d'Austerlitz!» Elles expliquent cette suspension d'hostilités au milieu du jour, au milieu d'un succès qui animait les soldats. Eux furent étonnés de cette inaction, à l'instant où ils avaient atteint une armée, dont la fuite les épuisait. Murat, que chaque jour un espoir pareil avait déçu, fit observer à l'empereur que Barclay ne se montrait si audacieux à cette heure, qu'afin de pouvoir se retirer plus tranquillement pendant la nuit. Ne pouvant persuader son chef, il alla témérairement planter sa tente sur le bord de la Luczissa, presque au milieu des ennemis. Cette position plut à son désir, d'entendre les premiers bruits de leur retraite, à son espoir de la troubler, et à son caractère aventureux.
Murat se trompait, et il parut avoir le mieux vu; Napoléon avait raison, et l'événement lui donna tort: tels sont les jeux de la fortune. L'empereur des Français avait bien jugé des intentions de Barclay. Le général russe, croyant Bagration vers Orcha, s'était décidé à se battre pour lui donner le temps de le joindre. Ce fut la nouvelle, qu'il reçut le soir, de la retraite de Bagration par Novoï-Bickof, vers Smolensk, qui changea subitement sa détermination.
En effet, le 28, dès l'aurore, Murat fit dire à l'empereur qu'il allait poursuivre les Russes, qu'on n'apercevait déjà plus; Napoléon persévéra dans son opinion, s'obstinant à prétendre que toute l'armée ennemie était là, et qu'il fallait avancer prudemment; cela fit perdre du temps. Enfin il monta à cheval; chaque pas détruisit son illusion: il se trouva bientôt au milieu du camp que Barclay venait d'abandonner.
Tout y attestait la science de la guerre: heureux emplacement, la symétrie de toutes ses parties, l'exacte et exclusive observation de l'emploi auquel chacune d'elles avait été destinée; l'ordre, la propreté qui en resultaient; du reste, rien d'oublié, pas une arme, pas un effet, aucune trace, rien enfin, dans cette marche subite et nocturne, qui pût indiquer au-delà du camp la route que les Russes venaient de suivre. Il parut plus d'ordre dans leur défaite que dans notre victoire! vaincus, ils nous laissaient en fuyant des leçons dont les vainqueurs ne profitent jamais: soit que le bonheur méprise, ou qu'on attende le malheur pour se corriger.
Un soldat russe, qu'on surprit endormi sous un buisson, fut le seul résultat de cette journée qui devait être décisive. On entra dans Vitepsk, qu'on trouva déserte comme le camp des Russes; quelques Juifs immondes et des jésuites y étaient seuls restés; on les questionna, mais en vain. Toutes les routes furent essayées inutilement. Les Russes s'étaient-ils dirigés vers Smolensk? avaient-ils remonté la Düna? Enfin, une bande de Cosaques irréguliers nous attira dans cette dernière direction, pendant que Ney tentait la première. Nous fîmes six lieues dans un sable profond, à travers une poussière épaisse, et par une chaleur suffocante; la nuit nous arrêta autour d'Aghaponovchtchina.
Pendant que desséchée, altérée et épuisée de fatigue et de faim, l'armée n'y recueillait qu'une eau bourbeuse, Napoléon, le roi de Naples, le vice-roi et le prince de Neufchâtel tinrent conseil sous les tentes impériales, dressées dans la cour d'un château et sur une hauteur à gauche de la grande route.
«Cette victoire tant désirée, tant poursuivie, et que chaque jour rendait plus nécessaire, venait donc encore de s'échapper de nos mains comme à Wilna. On avait rejoint l'arrière-garde russe, il est vrai; mais était-ce celle de leur armée? n'était-il pas plus vraisemblable que Barclay avait fui vers Smolensk par Rudnia; jusqu'où faudrait-il donc poursuivre les Russes, pour les décider à une bataille? la nécessité d'organiser la Lithuanie reconquise, de former des magasins, des hôpitaux, d'établir un nouveau point de repos, de défense, et de départ, pour une ligne d'opération qui s'allogeait d'une manière si effrayante, tout enfin ne devait-il pas décider à s'arrêter sur les confins de la vieille Russie?»
À ces motifs se joignirent les rayons d'un soleil dévorant, réfléchi par un sable ardent. L'empereur fatigué se décida: le cours de la Düna et celui du Borysthène marquèrent la ligne française. L'armée fut ainsi cantonnée sur les bords de ces deux fleuves et dans leur intervalle: Poniatowski et ses Polonais à Mohilef; Davoust et le premier corps à Orcha, Dubrowna et Luibowiczi; Murat, Ney, l'armée d'Italie et la garde, depuis Orcha et Dubrowna jusqu'à Vitepsk et Suraij. Les avant-postes à Lyadi et Inkowo, devant ceux de Barclay et de Bagration: car ces deux armées ennemies, l'une fuyant Napoléon au travers de la Düna, par Drissa et Vitepsk, l'autre s'échappant des mains de Davoust au travers de la Bérézina et du Borysthène, par Bobruisk, Bickof et Smolensk, venaient enfin de se réunir dans l'intervalle de ces deux fleuves.
Les grands corps détachés de l'armée centrale, étaient alors placés comme il suit: à la droite Dombrowski, devant Bobruisk et devant le corps de douze mille hommes du général russe Hoertel.
À la gauche, le duc de Reggio et Saint-Cyr à Polotsk et à Bieloé, sur la route de Pétersbourg, que défendait Witgenstein avec trente mille hommes.
À l'extrême gauche, Macdonald et trente-huit mille Prussiens et Polonais devant Riga. Ils se prolongeaient à droite sur l'Aa et vers Dünabourg.
En même temps, Schwartzenberg et Regnier, à la tête des corps saxon et autrichien, occupaient vers Slonim l'intervalle du Niémen au Bug, couvrant Varsovie et les derrières de la grande-armée, que Tormasof inquiétait. Le duc de Bellune partait de la Vistule avec une réserve de quarante mille hommes; enfin Augereau rassemblait une onzième armée à Stettin.
Quant à Wilna, le duc de Bassano y était resté au milieu des envoyés de plusieurs cours. Ce ministre gouvernait la Lithuanie, correspondait avec tous les chefs, leur envoyait les instructions qu'il recevait de Napoléon, et poussait en avant les vivres, les recrues et les traîneurs, à mesure qu'ils lui arrivaient.
Dès que l'empereur eut pris sa résolution, il revint à Vitepsk avec ses gardes; là, le 28 juillet, en entrant dans son quartier-impérial, il-détacha son épée, et, la posant brusquement sur les cartes dont ses tables étaient couvertes, il s'écria: «Je m'arrête ici, je veux m'y reconnaître, y rallier, y reposer mon armée, et organiser la Pologne; la campagne de 1812 est finie! celle de 1815 fera le reste.»
LIVRE CINQUIÈME.
CHAPITRE I.
La Lithuanie conquise, le but de la guerre était atteint, et pourtant la guerre semblait à peine commencée; car on avait vaincu les lieux, et non les hommes. L'armée russe était entière; ses deux ailes, séparées par la vivacité d'une première attaque, venaient de se réunir. On était dans la plus belle saison de l'année. Ce fut dans cette situation que Napoléon se crut irrévocablement décidé à s'arrêter sur les rives du Borysthène et de la Düna. Alors il put tromper d'autant mieux sur ses intentions, qu'il se trompa lui-même.
Déjà, sa ligne de défense est tracée sur ses cartes: l'artillerie de siége marche sur Riga; à cette ville forte s'appuiera la gauche de l'armée; puis à Dünabourg et à Polotsk, elle va garder une défensive menaçante. Vitepsk, si facile à fortifier, et ses hauteurs boisées, serviront de camp retranché au centre. De là jusqu'au sud, la Bérézina et ses marais, que couvre le Borysthène, n'offrent pour passage que quelques défilés: peu de troupes y suffiront. Plus loin, Bobruisk marque là droite de cette grande ligne, et l'ordre est donné de se saisir de cette forteresse. Quant au reste, on compte sur l'insurrection des provinces populeuses du sud: elles aideront Schwartzenberg à chasser Tormasof, et l'armée s'accroîtra de leurs nombreux Cosaques. Un des plus grands propriétaires de ces provinces un seigneur, en qui tout, jusqu'à l'extérieur, est distingué, est accouru se joindre aux libérateurs de sa patrie. C'est lui que l'empereur désigne pour commander cette insurrection.
Dans cette position, rien ne manquera: la Courlande nourrira Macdonald; la Samogitie, Oudinot; les plaines fertiles de Klubokoé, l'empereur; les provinces du sud feront le reste. D'ailleurs, le grand magasin de l'armée est à Dantzick, ses grands entrepôts à Wilna et à Minsk. Ainsi l'armée se trouvera liée au sol qu'elle vient d'affranchir; et sur cette terre, fleuve, marais, productions, habitans, tout s'unit à nous, tout est d'accord pour se défendre.
Tel fut le plan de Napoléon. On le vit alors parcourir Vitepsk et ses environs, comme pour reconnaître des lieux qu'il devait long-temps habiter. Des établissemens de toute espèce y furent formés. Trente fours, qui pouvaient donner à la fois vingt-neuf mille livres de pain, s'y construisirent. On ne s'en tint pas à l'utile, on voulut des embellissemens. Des maisons de pierre gâtaient la place du palais, l'empereur ordonna à sa garde de les abattre et d'enlever les débris. Déjà même, il songe aux plaisirs de l'hiver: des acteurs de Paris viendront à Vitepsk; et comme cette ville est déserte, des spectatrices de Varsovie et de Wilna y seront attirées.
Alors son étoile l'éclairait: heureux, s'il n'eût pas pris ensuite les mouvemens de son impatience pour des inspirations de génie! Mais, quoi qu'on ait pu dire, il ne se laissa emporter que par lui-même: car en lui tout venait de lui, et ce fut sans succès qu'on tenta sa prudence. Vainement alors, l'un de ses maréchaux lui promit le soulèvement des Russes, à la lecture des proclamations que ses officiers d'avant-garde étaient chargés de répandre. Des Polonais avaient enivré ce général, de promesses inconsidérées, dictées par cet espoir trompeur, commun à tous les exilés, dont ils abusent l'ambition des chefs qui s'y confient.
Mais celui dont les excitations furent les plus vives et les plus fréquentes, fut Murat. Ce roi, que le repos fatiguait, insatiable de gloire, et qui sentait l'ennemi près de lui, ne put se contenir. Il quitte l'avant-garde, il vient à Vitepsk, et seul avec l'empereur, il s'emporte: «il accuse l'armée russe de lâcheté: à l'entendre, il semble que devant Vitepsk, elle ait manqué à un rendez-vous, comme s'il eût été question d'un duel. C'était une armée terrifiée, que sa cavalerie légère mettrait seule en déroute.» Cet emportement d'ardeur fit sourire Napoléon; puis pour le modérer: «Murat, lui dit-il, la première campagne de Russie est finie; plantons ici nos aigles. Deux grands fleuves marquent notre position; élevons des blocs-house sur cette-ligne: que les feux se croisent par-tout: formons le bataillon carré. Des canons aux angles et à l'extérieur. Que l'intérieur contiennent les cantonnemens et les magasins. 1813 nous verra à Moskou, 1814 à Pétersbourg. La guerre de Russie est une guerre de trois ans!»
Ainsi son génie concevait tout par masses, et il voyait une armée de quatre cent mille hommes comme un régiment.
Ce jour-là même, il interpela hautement un administrateur par ces mots remarquables: «Pour vous, monsieur, songez à nous faire vivre ici: car, ajouta-t-il à haute voix, en s'adressant à ses officiers, nous ne ferons pas la folie de Charles XII!» Mais bientôt, ses actions démentirent ses paroles, et chacun s'étonna de son indifférence à donner des ordres pour un si grand établissement. À gauche, on n'envoyait à Macdonald, ni les instructions ni les moyens de s'emparer de Riga; à droite, c'était Bobruisk qu'il fallait prendre. Cette forteresse s'élève du lieu d'un vaste et profond marais. Ce fut de la cavalerie qu'on chargea de l'assiéger.
Autrefois Napoléon n'ordonnait guère qu'avec la possibilité d'être obéi, mais les merveilles de la guerre de Prusse avaient eu lieu, et depuis, l'impossibilité ne fut plus admise. On ordonnait toujours, tout devant être tenté, puisque jusque-là tout avait réussi. Cela fit d'abord faire de grands efforts, qui tous ne furent pas heureux. On se rebuta; mais le chef persistait: il s'était accoutumé à tout commander; on s'accoutuma à ne pas tout exécuter.
Cependant Dombrowski fut laissé devant cette place avec sa division polonaise, que Napoléon disait être de huit mille hommes, quoiqu'il sût bien qu'elle n'était alors que de douze cents hommes; mais telle était sa coutume; soit qu'il crût que ses paroles seraient répétées, et qu'elles tromperaient l'ennemi; soit que par cette évaluation exagérée, il voulût faire sentir à ses généraux tout ce qu'il attendait d'eux.
Restait Vitepsk. De ses maisons, la vue plonge à pic dans la Düna, ou jusqu'au fond des précipices dont ses murs sont environnés. Dans ces contrées, les neiges séjournent long-temps sur les terres: elles filtrent au travers de ses parties les moins solides, qu'elles pénètrent profondément, qu'elles délavent et effondrent. De là ces profonds ravins si inattendus, qu'aucun mouvement de terrain ne fait prévoir, inaperçus à quelques pas de leurs bords, et qu'on a vu, dans ces vastes plaines, surprendre et arrêter tout-à-coup des charges de cavalerie.
Il ne fallait à des Français qu'un mois pour mettre cette ville à l'abri d'un siège, même régulier: on négligea d'ajouter ce peu d'art à la nature. En même temps quelques millions indispensables à la levée des troupes lithuaniennes, leur furent refusés. C'était le prince Sangutsko qui devait aller commander l'insurrection du sud: on le retint au quartier impérial.
Au reste, la modération des premiers discours de Napoléon n'avait pas trompé ceux de son intérieur. Ils se rappelaient qu'à la première vue du camp vide des Russes, et de Vitepsk abandonnée, les entendant se réjouir de cette conquête, il s'était retourné brusquement vers eux, en s'écriant: «Croyez-vous donc que je sois venu de si loin pour conquérir cette masure!» On savait d'ailleurs qu'avec un grand but, il ne formait jamais qu'un plan vague, n'aimant à prendre conseil que de l'occasion, ce qui convenait à la promptitude de son génie.
Au reste, l'armée entière fut comblée des faveurs de son chef. S'il rencontrait des convois de blessés, il les arrêtait, s'informait de leur sort, de leurs souffrances, des actions où ils avaient succombé, et ne les quittait qu'après les avoir consolés par ses paroles et secourus de ses largesses.
On remarqua pour sa garde des attentions particulières; lui-même en passait chaque jour la revue, prodiguant la louange, quelquefois le blâme, mais qui ne tombait guère que sur les administrateurs; ce qui plaidait aux soldats et détournait leurs plaintes.
Souvent il envoyait du vin de sa table au factionnaire le plus près de lui. Un jour on le vit rassembler l'élite de ses gardes; il s'agissait de leur donner un nouveau chef; ce fut de sa voix, de sa main, et avec son épée qu'il le leur présenta: puis il l'embrassa en leur présence. Tant de soins furent attribués, par les uns, à sa reconnaissance pour le passé, et par d'autres, à son exigence pour l'avenir.
Ceux-ci voyaient bien que, pendant les premiers jours, Napoléon s'était flatté de recevoir de nouvelles propositions de paix de la part d'Alexandre, et que la misère et l'affaiblissement de l'année l'avaient occupé. Il fallait bien laisser à la longue file des traîneurs et des malades, le temps de joindre, les uns leurs corps, les autres les hôpitaux. Enfin créer ces hôpitaux, rassembler des vivres, refaire les chevaux, et attendre les ambulances, l'artillerie, les pontons, qui se traînaient encore péniblement dans les sables lithuaniens pour nous atteindre. Sa correspondance avec l'Europe devait encore le distraire. Enfin, un ciel dévorant l'arrêtait car tel est ce climat: le ciel y est extrême, immoderé, il dessèche ou inonde, brûle ou glace cette terre et ses habitans, qu'il semble fait pour protéger: atmosphère perfide, dont la chaleur amollissait nos corps, comme pour les rendre plus accessibles aux frimas, qui devaient bientôt les pénétrer.
L'empereur n'y était pas le moins sensible, mais quand le repos l'eut rafraîchi, qu'il ne vit arriver aucun envoyé d'Alexandre, et que ses premières dispositions furent prises, l'impatience le saisit. On le vit inquiet: soit que, comme à tous les hommes d'action, l'inaction lui pesât, et qu'à l'ennui d'attendre il préférât le péril, ou qu'il fût agité par cet espoir d'acquérir qui, chez la plupart, est plus fort que la douceur de conserver, ou la crainte de perdre.
Ce fut alors sur-tout que l'image de Moskou prisonnière obséda sois esprit: c'était le terme de ses craintes, le but de ses espérances. Dans sa possession, il trouvait tout. Dès lors, on commença à prévoir qu'un génie ardent, inquiet, accoutumé aux voies courtes, n'attendrait pas huit mois, quand il sentait son but à sa portée, quand vingt journées suffisaient pour l'atteindre.
Au reste, qu'on ne se presse pas de juger cet homme extraordinaire sur des faiblesses communes à tous les hommes: on va l'entendre lui-même, on verra jusqu'à quel point sa position politique compliquait sa position militaire. Plus tard encore, on blâmera moins la résolution qu'il va prendre, quand on verra que le sort de la Russie tint à un jour de santé de plus, qui manqua à Napoléon sur le champ même de la Moskowa.
Cependant, il parut d'abord ne pas oser s'avouer à lui-même une si grande témérité: mais peu à peu il s'enhardit à la considérer. Alors il délibère, et cette grande irrésolution, qui tourmente son esprit, s'empare de toute sa personne. On le voyait errer dans ses appartemens comme poursuivi par cette dangereuse tentation: rien ne peut plus le fixer; à chaque instant il prend, quitte et reprend son travail: il marche sans objet, demande l'heure, considère le temps; et, tout absorbé, il s'arrête, puis il fredonne d'un air préoccupé et marche encore.
Dans sa perplexité, il adresse des paroles entrecoupées à ceux qu'il rencontre. «Eh bien! que ferons-nous? resterons-nous? irons-nous plus avant? Comment s'arrêter dans un si glorieux chemin? Il n'attend pas leur réponse, il erre encore; il semble chercher quelque chose ou quelqu'un qui le décide.
Enfin, tout surchargé du poids d'une si considérable pensée, et comme accablé d'une si grande incertitude, il s'est jeté sur un des lits de repos qu'il a fait étendre sur le parquet de ses chambres; son corps, qu'épuise la chaleur et la contention de son esprit, n'a gardé qu'un léger vêtement; c'est ainsi qu'il passe à Vitepsk une partie de ses journées.
Mais quand son corps est en repos, son esprit est encore plus actif. «Que de motifs le précipitent vers Moskou! comment supporter à Vitepsk l'ennui de sept mois d'hiver! lui qui jusqu'alors a toujours attaqué, il va donc être réduit à se défendre, rôle indigne de lui, dont il n'a pas l'expérience, et qui convient mal à son génie.
D'ailleurs, à Vitepsk, rien n'est décidé, et pourtant à quelle distance se trouve-t-il déjà de la France! l'Europe le verra donc enfin arrêté, lui que rien n'arrêtait! La durée de cette entreprise n'en augmentait-elle pas le danger? laissera-t-il à la Russie le temps de s'armer tout entière? jusques à quand pourra-t-il prolonger cette position incertaine, sans diminuer le prestige de son infaillibilité, qu'affaiblissait déjà la résistance de l'Espagne, et sans faire naître en Europe un dangereux espoir? qu'allait-on penser en apprenant que le tiers de son armée, malade ou dispersé, manquait aux drapeaux? Il fallait donc éblouir promptement par l'éclat d'une grande victoire, et cacher sous un amas de lauriers tant de sacrifices.»
Dès lors, à Vitepsk c'est l'ennui, c'est toute la dépense, ce sont tous les inconvéniens, toutes les inquiétudes d'une position défensive qu'il considère; à Moskou, c'est la paix, l'abondance, les frais de la guerre, et une gloire immortelle. Il se persuade qu'il n'y a plus pour lui de prudence que dans l'audace; qu'il en est de toutes les entreprises hasardeuses, comme des fautes qu'on risque toujours à commencer et qu'on gagne souvent à achever; que moins elles ont d'excuses, plus il leur faut de succès. Qu'il fallait donc consommer celle-ci, l'outrer, étonner l'univers, atterrer Alexandre de son audace, et arracher un prix qui pût compenser tant de pertes.
Ainsi, le même danger qui peut-être aurait dû le rappeler sur le Niémen, ou le fixer sur la Düna, le pousse sur Moskou! C'est le propre des fausses positions; tout y est péril: témérité, prudence; on n'a plus que le choix des fautes; il ne reste plus d'espoir que dans celles de l'ennemi et dans le hasard.
Alors décidé, il se relève soudainement, comme pour ne pas laisser à ses réflexions le temps de lui rendre une pénible incertitude; et déjà, tout rempli du plan qui doit lui livrer sa conquête, il court à ses cartes: elles lui montrent Smolensk et Moskou. «La grande Moskou, la ville sainte,» noms qu'il répète avec complaisance, et qui semblent accroître son désir. À cette vue, plein du feu de sa redoutable conception, il paraît possédé du génie de la guerre. Sa voix s'endurcit, son regard devient étincelant, et son air farouche. On s'écarte de lui, par frayeur autant que par respect; mais enfin son plan est arrêté, sa détermination prise, sa marche tracée: aussitôt tout en lui s'apaise, et, délivré de sa terrible conception, ses traits reprennent une gaieté douce et sereine.
CHAPITRE II.
Sa résolution fixée, il lui importait qu'elle ne mécontentât pas ses entours; il pensait qu'en eux la persuasion aurait plus de zèle que l'obéissance. C'était d'ailleurs par leurs sentimens qu'il jugeait de ceux du reste de l'armée: enfin, comme tous les hommes, le chagrin tacite de ceux de son intérieur le gênait; il se sentait mal à l'aise, entouré de regards désapprobateurs, et d'avis contraires au sien. Et puis, faire approuver un tel projet, c'était en quelque sorte en faire partager la responsabilité, qui peut-être lui pesait.
Mais ceux de son intérieur y apportèrent leur opposition, chacun suivant son caractère: Berthier par une contenance triste, des plaintes et même des larmes; Lobau et Caulincourt par une franchise qui, chez le premier, avait une haute et froide rudesse, excusable dans un si brave guerrier, et qui, dans le second, était persévérante jusqu'à l'opiniâtreté et impétueuse jusqu'à la violence. L'empereur repoussa leurs observations avec humeur; il s'écriait, en s'adressant sur-tout à son aide-de-camp, ainsi qu'à Berthier: «qu'il avait fait ses généraux trop riches, qu'ils n'aspiraient plus qu'aux plaisirs de la chasse, qu'à faire briller dans Paris leurs somptueux équipages, et que sans doute ils étaient dégoûtés de la guerre!» L'honneur ainsi attaqué, il n'y avait plus de réponse; on baissait là tête et l'on se résignait. Dans un mouvement d'impatience il avait dit à l'un des généraux de sa garde: «Vous êtes né au bivouac, et vous y mourrez.»
Pour Duroc, il désapprouva d'abord par un froid silence, puis par des réponses nettes, des rapports véridiques et de courtes observations. L'empereur lui répondit: «qu'il voyait bien que les Russes ne cherchaient qu'à l'attirer; mais que pourtant il fallait encore aller jusqu'à Smolensk; qu'il s'y établirait, et qu'au printemps de 1813, si la Russie n'avait pas fait la paix, elle était perdue; que Smolensk était la clef des deux routes de Pétersbourg et de Moskou; qu'il fallait s'en saisir: alors il pourrait marcher en même temps sur ces deux capitales pour tout détruire dans l'une et tout conserver dans l'autre.»
Ici, le grand-maréchal lui fit observer qu'il ne trouverait pas plus la paix à Smolensk, et même à Moskou, qu à Vitepsk; et que pour s'éloigner autant de la France les Prussiens étaient des intermédiaires peu sûrs. Mais l'empereur répliqua «que dans cette supposition, la guerre de Russie ne lui présentant plus aucune chance avantageuse, il y renoncerait; qu'il tournerait ses armes contre la Prusse, et qu'il lui ferait payer les frais de la guerre.»
Daru vint à son tour. Ce ministre est droit jusqu'à la roideur, et ferme jusqu'à l'impassibilité: la grande question de la marche sur Moskou s'engagea; Berthier seul était présent; elle fut agitée pendant huit heures consécutives; l'empereur demanda à son ministre sa pensée sur cette guerre: «Qu'elle n'est point nationale, répliqua Daru; que l'introduction de quelques denrées anglaises en Russie, que même l'érection d'un royaume de Pologne, ne sont pas des raisons suffisantes pour une guerre si lointaine; que vos troupes, que nous-mêmes, nous n'en concevons ni le but, ni la nécessité, et que du moins tout conseille de s'arrêter ici.»
L'empereur se récria: «Le croyait-on un insensé! Pensait-on qu'il faisait la guerre par goût! Ne lui avait-on pas entendu dire, que la guerre d'Espagne et celle de Russie étaient deux chancres qui rongeaient la France, et qu'elle ne pouvait supporter à la fois.»
«Il voulait la paix; mais pour traiter, il fallait être deux, et il était seul. Voyait-on une seule lettre d'Alexandre lui parvenir?»
«Qu'attendrait-il donc à Vitepsk? Des fleuves y marquaient, il est vrai, une position! mais pendant l'hiver, il n'y avait plus de fleuves en ce pays. Ainsi, c'était une ligne illusoire qu'ils indiquaient; une démarcation plutôt qu'une séparation. Il faudrait donc en élever une factice, construire des villes, des forteresses à l'épreuve de tous les élémens et de tous les fléaux; tout créer, le ciel et la terre; car tout manquait, jusqu'aux vivres, à moins d'épuiser la Lithuanie et de la tourner contre lui, ou de se ruiner; car si dans Moskou on pourra tout prendre, ici il faudra tout acheter. Ainsi, continua-t-il, nous ne pouvons, ni vous me faire vivre à Vitepsk, ni moi vous y défendre; ni l'un ni l'autre nous ne saurions faire ici notre métier.»
«Que s'il retournait à Wilna, on l'y nourrirait plus facilement, mais qu'il ne s'y défendrait pas mieux; qu'il faudrait donc reculer jusqu'à la Vistule et perdre la Lithuanie. Tandis qu'à Smolensk il trouverait ou une bataille décisive, ou du moins, une place et une position sur le Dnieper.
«Qu'il voyait bien qu'on pensait à Charles XII; mais que si l'expédition de Moskou manquait d'un exemple heureux, c'est qu'elle avait manqué d'un homme pour l'entreprendre; qu'à la guerre, la fortune est de moitié dans tout; que si l'on attendait toujours une réunion complète de circonstances favorables, on n'entreprendrait jamais rien; que pour finir, il fallait commencer; qu'il n'y a pas d'entreprise où tout concourt, et que dans tous les projets des hommes le hasard a sa place; qu'enfin la règle ne fait pas le succès, mais le succès la règle, et que s'il réussissait par de nouvelles marches, on ferait d'après un nouveau succès de nouveaux principes.
Il n'y a pas encore de sang versé, ajouta-t-il, et la Russie est trop grande pour céder sans combattre. Alexandre ne peut traiter qu'après une grande bataille. S'il le faut, j'irai chercher jusqu'à la ville sainte cette bataille, et je la gagnerai. La paix m'attend aux portes de Moskou. Mais, l'honneur sauvé, si Alexandre s'obstine encore, eh bien, je traiterai avec les boyards; sinon, avec la population de cette capitale; elle est considérable, ensemble et conséquemment éclairée; elle entendra ses intérêts, elle comprendra la liberté.» Et il termina en disant: «que d'ailleurs Moskou haïssait Pétersbourg: qu'il profiterait de cette rivalité: que les résultats d'une telle jalousie étaient incalculables.»
Ainsi l'empereur, que la conversation et le dîner avaient échauffé, découvrait son espoir. Daru lui répondit: «que la guerre était un jeu qu'il jouait bien, où il gagnait toujours, et qu'on pouvait en conclure qu'il la faisait avec plaisir. Mais qu'ici, c'étaient moins les hommes que la nature qu'il fallait vaincre; que déjà, soit désertion, maladie ou famine, l'armée était diminuée d'un tiers.
Si les vivres manquaient à Vitepsk, que serait-ce plus loin? Les officiers qu'il envoie pour en requérir, ne reparaissent plus, ou reviennent les mains vides. Le peu de farine ou de bestiaux qu'on parvient à réunir, est aussitôt dévoré par la garde: on entend les autres corps dire qu'elle exige et absorbe tout; que c'est comme une classe privilégiée. Ambulances, fourgons, troupeaux de bœufs, rien n'a pu suivre. Les hôpitaux ne suffisent plus aux malades: on y manque de vivres, de places, de médicamens.»
«Tout conseille donc de s'arrêter, et d'autant plus, qu'à dater de Vitepsk, il ne faut plus compter sur les bonnes dispositions des habitans. D'après ses ordres secrets, ils ont été sondés, mais inutilement. Comment les soulever pour une liberté dont ils ne comprennent pas même le nom? par où avoir prise sur ces peuples presque sauvages, sans propriétés, sans besoins? Qu'avait-on à leur arracher? Avec quoi les séduire? Leur seul bien était la vie, qu'ils emportaient dans des espaces presque infinis.»
Berthier ajouta: «que si nous marchions plus avant, les Russes auraient pour eux nos flancs trop alongés; la famine, et sur-tout leur puissant hiver; tandis qu'en s'arrêtant, l'empereur mettrait l'hiver de son côté, et se rendrait maître de la guerre; qu'il la fixerait à sa portée, au lieu de la suivre, trompeuse, vagabonde, indéterminée.»
Berthier et Daru répliquaient ainsi. L'empereur les écoutait doucement; plus souvent il les interrompait par des raisonnemens subtils: posant la question suivant ses désirs, ou la déplaçant, quand elle devenait trop pressante. Mais quelque fâcheuses que fussent les vérités qu'il eut à entendre, il les écouta patiemment et y répondit de même. Dans toute cette discussion, ses paroles, ses manières, tous ses mouvemens furent remarquables par une facilité, une simplicité, une bonhomie, qu'au reste il avait presque toujours dans son intérieur; ce qui explique pourquoi, malgré tant de malheurs, il est encore aimé par ceux qui ont vécu dans son intimité.
L'empereur, peu satisfait, fit venir successivement plusieurs des généraux de son armée; mais ses questions leur indiquèrent leurs réponses; et quelques-uns de ces chefs, nés soldats et accoutumés à obéir à sa voix, lui furent soumis dans ces entretiens, comme aux champs de bataille.
D'autres attendirent, pour dire leur avis, l'événement: taisant leur crainte, d'un malheur devant un homme toujours heureux, et leur opinion que le succès leur reprocherait peut-être un jour.
La plupart approuvèrent, sachant bien d'ailleurs, que quand même ils s'exposeraient à déplaire, en conseillant de s'arrêter, on n'en marcherait pas moins. Puisqu'il fallait courir de nouveaux dangers, ils aimèrent mieux paraître les affronter volontairement. Ils trouvaient moins d'inconvéniens à avoir tort avec lui, que raison contre lui.
Mais il y en eut un qui, non content de l'approuver, l'excita. Par une coupable ambition, il accrut sa confiance, en grossissant à ses yeux la force de sa division. Car après tant de fatigues, sans dangers, c'était un grand mérite aux chefs d'avoir su conserver, autour de leurs aigles, un plus grand nombre d'hommes. On satisfaisait ainsi l'empereur par son côté le plus faible, et le temps des récompenses arrivait. Celui-là, pour mieux plaire, répondait hardiment de l'ardeur de ses soldats, dont les visages amaigris s'accordaient mal avec les flatteries de leur chef. L'empereur croyait à cette ardeur, parce qu'elle lui plaisait, et parce qu'il ne voyait le soldat qu'à des revues: dans ces occasions où sa présence, la pompe militaire, cet entraînement mutuel des grandes réunions, exaltait les esprits; où, tout enfin, jusqu'à l'ordre secret des chefs, commandait l'enthousiasme.
Encore n'était-ce que de sa garde qu'il s'occupait ainsi. Dans l'armée, les soldats se plaignaient de son absence. «Ils ne le voyaient plus qu'aux jours des combats, quand il fallait mourir, jamais pour les faire vivre. Tous étaient là pour lui, et lui ne semblait plus y être pour eux.»
Ils souffraient et se plaignaient ainsi; mais sans assez sentir que c'était là un des malheurs attachés à cette campagne. La dispersion des corps d'armée étant indispensable, pour qu'ils pussent trouver des subsistances dans ces déserts, cette nécessité tenait Napoléon loin des siens. À peine sa garde pouvait-elle vivre et s'abriter autour de lui: le reste était hors de sa portée. Il est vrai que plusieurs imprudences venaient d'être commises; on ignore par quel ordre, au quartier-impérial, on avait osé retenir à leur passage, et pour la garde, plusieurs convois de vivres qui appartenaient à d'autres corps. Cette violence, jointe à la jalousie qu'inspirent toujours les corps d'élite, mécontenta l'armée.
Toutefois, le respect pour le vainqueur de l'Europe, et la nécessité soutenaient; on se sentait engagé trop avant; il fallait une victoire pour se dégager promptement; lui seul pouvait la donner; puis le malheur avait épuré l'armée: ce qui en restait n'en pouvait être que l'élite, d'esprit comme de corps. Pour être arrivé jusque-là, il fallait avoir résisté à tant d'épreuves! l'ennui et le mal-être de leurs misérables cantonnemens agitaient de tels hommes. Rester, leur paraissait insupportable; reculer, impossible; il fallait donc avancer.
Les grands noms de Smolensk et de Moskou n'effrayaient pas. Dans des temps et pour des hommes ordinaires, ce sol inconnu, ces peuples nouveaux, cet éloignement qui agrandit tout, aurait repoussé. C'était ce qui les attirait; ils ne se plaisaient que dans des situations hasardeuses, que plus de dangers rendent plus piquantes, et auxquelles des périls nouveaux donnent un air de singularité: émotions pleines d'attraits pour des esprits actifs qui avaient goûté de tout, et auxquels il fallait des choses nouvelles.
Alors, l'ambition était sans entraves; tout inspirait la passion de la renommée; on avait été lancé dans une carrière sans terme. Et comment mesurer l'ascendant qu'avait dû prendre, et l'élan qu'avait donné un puissant empereur, capable de dire à ses soldats d'Austerlitz, après cette victoire: «Donnez mon nom à vos enfans, je vous le permets; et si parmi eux il s'en trouve un digne de nous, je lui lègue tous mes biens, et je le nomme mon successeur.»
CHAPITRE III.
Cependant la réunion des deux ailes de l'armée russe, vers Smolensk, avait forcé Napoléon de rapprocher l'un de l'autre ses corps d'armée. Aucun signal d'attaque n'était encore donné; mais la guerre l'entourait; elle semblait tenter son génie par des succès, et l'exciter par des revers.
À sa gauche, le 1er août, le duc de Reggio par une marche hardie sur Sébez, jusqu'à la hauteur d'Iakubowo, venait de tourner la gauche de Witgenstein. Ce général ennemi, laissé vers Drissa, avait à couvrir la route de Sébez à Pétersbourg. Craignant à la fois Oudinot et Macdonald, il se trouvait entre les deux chemins qui, de Polotsk et de Dünabourg, se réunissent à Sébez. Le 30 juillet, se sentant dépassé à gauche par Oudinot, il accourut, décidé à reprendre, par une victoire, cette branche de sa ligne d'opération.
Sa résolution a fait chanceler celle du duc de Reggio; le choc a duré deux jours; le maréchal français a cédé son avantage dans une position rétrécie, sur laquelle se concentraient tous les feux russes, il n'a point attaqué pour en sortir; il s'est retiré, et le Russe, sentant l'ennemi fléchir, en est devenu plus pressant; il a jeté du désordre dans notre retraite: plusieurs centaines de prisonniers et des bagages sont tombés entre les mains de Koulnief.
Witgenstein, échauffé par ce facile succès, l'a poussé sans mesure. Dans l'emportement de sa victoire, il fait passer la Drissa à Koulnief et à douze mille hommes, pour aller à la poursuite d'Albert et de Legrand. Ceux-ci s'étaient arrêtés; ils se couvraient d'une colline, et voyant le général russe s'aventurer imprudemment dans un défilé entre eux et la rivière, ils s'élancent tout-à-coup sur lui, le renversent, le tuent, et lui font perdre avec la vie, huit canons et deux mille hommes.
La-mort, de Koulnief fut, dit-on, héroïque; un boulet lui brisa les deux jambes et l'abattit sur ses propres canons: alors, voyant les Français s'approcher, il arracha ses décorations, et s'indignant contre lui-même de sa témérité, il se condamna à mourir sur le lieu même de sa faute, en ordonnant aux siens de l'abandonner. Toute l'armée russe le regretta; elle accusa de ce revers un de ces hommes dont la bizarrerie de Paul avait cru faire des généraux, à l'époque où cet empereur, tout nouveau, imagina d'entrer comme un vainqueur triomphant dans son paisible héritage.
La témérité passa, avec la victoire, du camp russe dans le camp des Français; ce succès inattendu les exalte; ils oublient à quelle faute ils le doivent; et sans songer qu'ils imitent l'imprudence dont ils viennent de profiter, ils se précipitent sur les traces des Russes. L'avant-garde française fait ainsi deux lieues tête baissée, et n'ouvre les yeux sur sa témérité que pour se voir en présence de l'armée russe. Alors ramené et rejeté à son tour derrière la Drissa, Oudinot perd tout son avantage; bientôt même Witgenstein, ayant reçu des renforts, le repousse jusque sur Polotsk, et va reprendre tranquillement sa première position d'Osweia. Ce fut alors que Napoléon, mécontent, envoya de ce côté Saint-Cyr et les Bavarois; ce qui porta à trente-cinq mille hommes ce corps d'armée.
Presqu'en même temps on apprit à Vitepsk que l'avant-garde du vice-roi avait eu des succès vers Suraij, mais qu'au centre, près du Dnieper, à Inkowo, Sébastiani, surpris par le nombre, avait été battu.
Napoléon écrivait alors au duc de Bassano d'annoncer chaque jour de nouvelles victoires aux Turcs. Vraies ou fausses, il n'importait, pourvu que ces communications suspendissent leur paix avec les Russes. Il s'occupait encore de ce soin, quand des députés de la Russie-Rouge vinrent à Vitepsk, et apprirent à Duroc, qu'ils avaient entendu le canon des Russes proclamer la paix de Bucharest. Cette paix, signée par Kutusof, avait été ratifiée le 14 juillet.
À cette nouvelle, que Duroc transmit à Napoléon, celui-ci fut saisi d'un violent chagrin. Il ne s'étonne plus du silence d'Alexandre. D'abord, c'est la lenteur des négociations de Maret qu'il accuse; puis l'aveugle ineptie des Turcs à qui leurs paix étaient toujours plus funestes que leurs guerres: enfin la perfide politique de ses alliés, qui tous, dans cet éloignement, et dans l'obscurité du sérail, avaient sans doute osé se réunir contre le dominateur de tous.
Cet événement lui rend une prompte victoire encore plus nécessaire. Tout espoir de paix est détruit. Il vient de lire les proclamations des Russes. Pour des peuples grossiers, elles devaient être grossières: en voici quelques passages: «L'ennemi, avec une perfidie sans pareille, annonce la destruction de notre pays. Nos braves veulent se jeter sur ses bataillons et les détruire; mais nous ne voulons pas les sacrifier sur les autels de ce Moloch. Il faut une levée générale contre le tyran universel. Il vient, la trahison dans le cœur et la loyauté sur les lèvres, nous enchaîner avec ses légions d'esclaves. Chassons cette race de sauterelles. Portons la croix dans nos cœurs, le fer dans nos mains. Arrachons les dents à cette tête de lion, et renversons le tyran qui veut renverser la terre.»
L'empereur s'émut. Ces injures, ces succès, ces revers, tout l'excite. La marche en avant de Barclay sur trois colonnes, vers Rudnia, qu'avait décelée l'échec d'Inkowo, et la vigoureuse défensive de Witgenstein, promettaient une bataille. Il fallait opter entre elle et une défensive longue, pénible, sanglante, inaccoutumée, difficile à soutenir à cette distance de ses renforts, et encourageante pour ses ennemis.
Napoléon se décide: mais sa décision, sans être téméraire, est grande et hardie comme l'entreprise. S'il s'écarte d'Oudinot, c'est après l'avoir renforcé de Saint-Cyr, et lui avoir ordonné de se lier au duc de Tarente: s'il marche à l'ennemi, c'est en changeant devant lui, à sa portée et à son insu, sa ligne d'opération de Vitepsk contre celle de Minsk; sa manœuvre est si bien combinée, il a accoutumé ses lieutenans à tant de ponctualité, de précision et de secret, que dans quatre jours, pendant que l'armée ennemie surprise cherchera vainement un Français devant elle, lui se trouvera, avec une masse de cent quatre-vingt-cinq mille hommes, sur le flanc gauche et sur les derrières de cet ennemi, qui, un moment, osa concevoir la pensée de le surprendre.
Cependant, l'étendue et la multiplicité des opérations, qui de toutes parts appellent sa présence, le retiennent encore à Vitepsk. Ce n'est que par ses lettres qu'il peut être présent par-tout. Sa tête seule travaille; il se plaît à croire que ses ordres, pressans et répétés, suffiront pour vaincre même la nature.
L'armée vivait d'industrie et à la journée; elle n'avait pas pour vingt-quatre heures de vivres; il lui ordonne d'en prendre pour quinze jours; il dicte sans cesse. Le 10 août, on lui voit adresser huit lettres au prince d'Eckmühl, et presque autant, à chacun de ses autres lieutenans. Dans les unes, il attire tout à lui, suivant son principe: «que la guerre n'est autre chose que l'art de réunir plus de monde que l'ennemi sur un point donné.» Il écrit donc à Davoust: «Faites venir Latour-Maubourg. Si l'ennemi tient à Smolensk, comme je suis fondé à le penser, ce sera une affaire décisive, et nous ne saurions être trop de monde. Orcha deviendra le point central de l'armée. Tout porte à penser qu'il y aura une grande bataille à Smolensk; il me faut donc des hôpitaux; il en faut à Orcha, Dombrowna, Mohilef, Kochanowo, Bobre, Borizof et Minsk.»
Alors seulement, il montre une vive inquiétude sur les approvisionnemens d'Orcha. C'est le 10 août, dans l'instant même où il dicte cette lettre, qu'il donne l'ordre de mouvement. Dans quatre jours, toute son armée doit être rassemblée sur la rive gauche du Borysthène, vers Liady. Ce fut le 13 qu'il partit de Vitepsk. Il y était resté quinze jours.
LIVRE SIXIÈME.
CHAPITRE I.
L'échec d'Inkowo venait de décider Napoléon; dix mille chevaux russes, dans une rencontre d'avant-garde, avaient culbuté Sébastiani et sa cavalerie. Le général battu, son rapport, l'audace de l'attaque, l'espoir, le pressant besoin d'une bataille décisive, tout porta l'empereur à croire que l'armée russe se trouvait entre la Düna et le Dnieper, et qu'elle marchait contre le centre de ses cantonnemens: ce qui était vrai.
La grande armée était dispersée, il fallait la réunir: Napoléon s'était décidé à défiler avec sa garde, l'armée d'Italie et trois divisions de Davoust, devant le front d'attaque des Russes; à abandonner sa ligne d'opération de Vitepsk, pour prendre celle d'Orcha, et enfin à se jeter avec cent quatre-vingt-cinq mille hommes sur la gauche du Dnieper et de l'armée ennemie. Couvert par le fleuve, il la dépassera; c'est dans Smolensk qu'il veut la prévenir; s'il réussit, il aura séparé l'armée russe, non-seulement de Moskou, mais de tout le centre et du midi de l'empire: elle sera reléguée dans le nord; il aura effectué dans Smolensk, contre Bagration et Barclay réunis, ce qu'il a tenté vainement à Vitepsk contre l'armée de Barclay, toute seule.
Ainsi, la ligne d'opération d'une si grande armée allait être changée subitement; deux cent mille hommes, répandus sur plus de cinquante lieues de terrain, allaient être réunis tout-à-coup, à l'insu de l'ennemi, à sa portée, et sur son flanc gauche. C'est là sans doute, une de ces grandes déterminations, qui, exécutées avec l'ensemble et la rapidité de leur conception, changent tout-à-coup la face de la guerre, décident du sort des empires, et font éclater le génie des conquérans.
Nous marchions, et depuis Orcha jusqu'à Liady, l'armée française formait une longue colonne sur la rive gauche du Dnieper. Dans cette masse, le premier corps, formé par Davoust, se distinguait par l'ordre et l'ensemble qui régnaient dans ses divisions. L'exacte tenue des soldats, le soin avec lequel ils étaient approvisionnés, celui qu'on mettait à leur faire ménager et conserver leurs vivres, que le soldat imprévoyant se plaît à gaspiller; enfin, la force de ces divisions, heureux résultat de cette sévère discipline, tout les faisait reconnaître et citer au milieu de toute l'armée.
La division Gudin manquait: un ordre mal écrit l'avait fait errer pendant vingt-quatre heures dans des bois marécageux; elle arriva cependant, mais affaiblie de trois cents combattans: car on ne répare ces erreurs que par des marches forcées, où les plus faibles succombent.
L'empereur franchit en un jour l'intervalle montueux et boisé qui sépare la Düna du Borysthène; ce fut devant Rassasna qu'il traversa ce fleuve. Sa distance de notre patrie, jusqu'à l'antiquité de son nom, tout en lui excitait notre curiosité; pour la première fois, les eaux de ce fleuve moskovite allaient porter une armée française, et réfléchir nos armes victorieuses. Les Romains ne l'avaient connu que par leurs défaites; c'était sur ces mêmes flots que descendaient les sauvages du nord, les enfans d'Odin et de Rurick, pour aller piller Constantinople. Long-temps avant de l'apercevoir, nos regards le cherchèrent avec une ambitieuse impatience; nous rencontrâmes une rivière étroite et encaissée entre des bords boisés et incultes: c'était le Borysthène qui se présentait à nos yeux avec cette humble apparence. Toutes nos orgueilleuses pensées s'abaissèrent à cet aspect, et bientôt elles s'évanouirent devant la nécessité de pourvoir à nos premiers besoins.
L'empereur coucha dans sa tente en avant de Rassasna; le lendemain l'armée marcha ensemble, prête à se ranger en bataille, l'empereur à cheval au milieu. L'avant-garde chassa devant elle deux pulks de Cosaques, qui ne résistaient que pour avoir le temps de détruire des ponts et quelques meules de fourrages. Les bourgs, où l'on remplaçait l'ennemi, étaient aussitôt pillés; on les dépassait en toute hâte et en désordre.
On traversait les cours d'eau à des gués bientôt gâtés; les régimens qui venaient ensuite passaient ailleurs, où ils pouvaient; on s'en inquiétait peu: l'état-major-général négligeait ces détails; personne ne restait pour indiquer le danger, s'il y en avait, ou le chemin, s'il en existait plusieurs. Chaque corps d'armée semblait n'être là que pour-lui; chaque division pour elle seule, chacun pour soi, comme si du sort de l'un n'eût pas dépendu celui de l'autre.
On laissait par-tout des traîneurs, des hommes égarés, près desquels les officiers passaient indifféremment; il y aurait eu trop à reprendre: on avait trop à faire personnellement pour s'occuper des autres. Beaucoup de ces hommes isolés étaient des maraudeurs qui feignaient une maladie ou une blessure, pour s'écarter ensuite; ce qu'on n'avait pas le temps d'empêcher, et ce qui arrivera toujours dans ces grandes foules qu'on pousse en avant avec tant de précipitation, l'ordre intérieur ne pouvant exister au milieu d'un désordre général.
Jusqu'à Liady, les bourgs nous parurent plus juifs, que polonais; les Lithuaniens fuyaient quelquefois à notre approche; les Juifs restaient: rien n'aurait pu les résoudre à abandonner leurs misérables demeures; on les reconnaissait à leur prononciation grasse, à leur élocution voluble et précipitée, à la vivacité de leurs mouvemens, à leur teint qu'échauffe la vile passion du gain. On remarquait sur-tout leurs regards avides et perçans, leurs figures et leurs traits alongés en pointes aiguës, que ne peut ouvrir un sourire malicieux et perfide; et cette taille longue, souple et maigre, cette démarche empressée; enfin leur barbe ordinairement rousse, et ces longues robes noires, que relient autour de leurs reins une ceinture de cuir: car tout, hors leur saleté, les distingue des paysans lithuaniens; tout rappelle en eux un peuple dégradé.
Ils semblent avoir conquis la Pologne, où ils pullulent et dont ils sucent toute la substance. Jadis leur religion, aujourd'hui le souvenir d'une réprobation, trop long-temps universelle, les ont faits ennemis des hommes autrefois, c'était par les armes qu'ils les attaquaient, à présent c'est par la ruse. Cette race est en horreur aux Russes, peut-être parce qu'elle est presque inconoclaste, tandis que les Moskovites poussent l'adoration des images jusqu'à l'idolâtrie. Enfin, soit superstition, soit rivalité d'intérêt, ils lui ont interdit leurs terres; les Juifs étaient forcés de souffrir leurs mépris: leur impuissance haïssait; mais ils détestèrent encore plus notre pillage. Ennemis de tous, espions des deux armées, ils vendaient l'une à l'autre par ressentiment, par peur, suivant l'occasion, et parce qu'ils vendent tout.
Après Liady, la vieille Russie commençant, les Juifs finissent; les yeux furent donc soulagés de leur dégoûtante présence; mais d'autres besoins réduisirent à les regretter; on regretta leur intérêt actif et industrieux, dont l'argent pouvait tout obtenir, leur jargon allemand, seul langage que nous comprenions dans ces déserts, et qu'ils parlent tous, parce qu'ils en ont besoin pour commercer.
CHAPITRE II.
Le 15 août, à trois heures, on découvrit Krasnoë, ville de bois, qu'un régiment russe voulut défendre: mais il n'arrêta le maréchal Ney que le temps nécessaire pour arriver sur lui et le renverser. La ville prise, on vit au-delà six mille hommes d'infanterie russe en deux colonnes, dont plusieurs escadrons couvraient la retraite: c'était le corps de Newerowskoï.
Le sol était inégal, mais nu: il convenait à la cavalerie; Murat s'en empara: mais les ponts de Krasnoë étaient rompus; la cavalerie française fut forcée de s'écarter à gauche, et de défiler longuement, dans de mauvais gués, pour joindre l'ennemi. Quand on fut en présence, la difficulté du passage qu'on venait de laisser derrière soi, et la bonne contenance des Russes firent hésiter; on perdit du temps à s'attendre et à se déployer; enfin, un premier effort dissipa la cavalerie ennemie.
Newerowskoï, se voyant découvert, réunit ses colonnes; il en forma un carré plein et si épais, que la cavalerie de Murat y pénétra plusieurs fois sans pouvoir le traverser, ni le dissoudre.
Il est même vrai que nos premières charges échouèrent à vingt pas du front des Russes; chaque fois que ceux-ci se sentaient trop pressés, ils se retournaient, nous attendaient de pied ferme, et nous repoussaient à coups de fusil; puis aussitôt, profitant de notre désordre, ils continuaient leur retraite.
On voyait leurs Cosaques frapper à grands coups de bois de lance ceux de leurs fantassins qui allongeaient la marche, ou qui s'éloignaient de leurs rangs: car nos escadrons les harcelaient sans cesse, épiaient tous leurs mouvemens, pénétraient dans les moindres intervalles, et enlevaient aussitôt tout ce qui se séparait de la masse.
Newerowskoï eut un moment très-critique: sa colonne marchait à la gauche de la grande route dans des seigles encore debout, quand tout-à-coup la longue enceinte d'un champ, formée par un rang de fortes palissades, l'arrêta; ses soldats, pressés par nos mouvemens, n'eurent pas le temps d'y faire une trouée, et Murat lança contre eux les Wurtembergeois pour leur faire mettre bas les armes; mais pendant que la tête de la colonne russe franchissait l'obstacle, leurs derniers rangs se retournèrent et tinrent ferme. Ils tirèrent mal, il est vrai, la plupart en l'air, et comme des gens troublés, mais de si près, que la fumée, les feux, et le fracas de tant de coups épouvantèrent les chevaux wurtembergeois, elles renversèrent pêle-mêle.
Les Russes saisirent l'instant, ils mirent entre eux et nous cette barrière qui aurait dû leur être fatale. Leur colonne en profita pour se reformer et gagner du terrain. Quelques canons français arrivèrent enfin; seuls, ils purent faire brèche dans cette forteresse vivante. Ce fut alors que nos escadrons y pénétrèrent, mais peu, les chevaux restant comme engravés dans cette foule épaisse et opiniâtre.
Newerowskoï se hâtait pour atteindre un défilé, où Grouchy avait ordre de le prévenir; mais ce général et sa cavalerie arrivèrent trop tard, soit qu'ils se fussent trop écartes à gauche, ou que le terrain se fût refusé à un mouvement, plus rapide; soit que Grouchy n'en eût pas assez senti l'importance. Elle était grande, puisque, entre Smolensk et Murat, il n'y avait que ce corps russe, et que lui défait, Smolensk aurait pu être surprise sans défenseurs, enlevée sans combat, et l'armée ennemie coupée de sa capitale. Mais cette division russe réussit enfin à gagner un terrain boisé, où ses flancs furent couverts.
Newerowskoï fit une retraite de lion. Toutefois, il laissa sur le champ de bataille douze cents morts, mille prisonniers et huit pièces de canon. La cavalerie française eut l'honneur de cette journée. L'attaque y fut aussi acharnée que la défense opiniâtre; elle eut plus de mérite, n'ayant à employer que le fer contre le fer et le feu: le courage éclairé du soldat français étant d'ailleurs d'une nature plus relevée que celui des soldats russes, esclaves dociles, qui exposent une vie moins heureuse, et des corps en qui les frimas ont émoussé la sensibilité.
Le hasard voulut que le jour de ce succès fût celui de la fête de l'empereur. L'armée ne pensa pas à la célébrer. Dans la disposition des hommes, dans celle des lieux, rien ne convenait à une fête: de vaines acclamations se seraient perdues au milieu de ces vastes solitudes. Dans notre position, il n'y avait de jour de fête que celui d'une victoire complète.
Cependant Murat et Ney, en rendant compte de leur succès à l'empereur, en firent hommage à cet anniversaire. Ils firent tirer une salve de cent coups de canon. L'empereur, mécontent, remarqua qu'en Russie il fallait mieux ménager la poudre française; mais on lui répondit qu'elle était russe et conquise de la veille. L'idée d'entendre l'anniversaire de sa fête célébré aux dépens de l'ennemi fit sourire Napoléon. On trouva que ce genre assez rare de flatterie convenait à de tels hommes.
Le prince Eugène crut aussi devoir lui apporter ses vœux. L'empereur lui dit: «Tout se prépare pour une bataille; je la gagnerai, et nous verrons Moskou.» Le prince garda le silence; mais en sortant il répondit aux questions du maréchal Mortier, «Moskou nous perdra!» Ainsi, l'on commençait à désapprouver. Duroc, le plus réservé de tous, l'ami, le confident de l'empereur, disait hautement qu'il ne prévoyait pas d'époque à notre retour. Toutefois, ce n'était qu'entre soi qu'on s'épanchait ainsi, car on sentait que, la décision prise, tous devaient concourir à son exécution; que plus la position devenait périlleuse, plus il y fallait de courage, et qu'une parole qui refroidirait le zèle, serait une trahison: voilà pourquoi nous vîmes ceux dont le silence, ou même les paroles combattaient l'empereur dans sa tente, paraître au dehors confians et pleins d'espoir. Cette attitude leur était dictée par l'honneur: la foule l'a imputée à flatterie.
Newerowskoï, presque écrasé, courut se renfermer dans Smolensk. Il laissa derrière lui quelques Cosaques pour brûler les fourrages: les habitations furent respectées.
CHAPITRE III.
Pendant que la grande-armée remontait ainsi le Dnieper par sa rive gauche, Barclay et Bagration, placés entre ce fleuve et le lac Kasplia, vers Inkowo, s'y croyaient encore en présence de l'armée française. Ils hésitaient: deux fois, entrainés par les conseils du quartier-maître-général Toll, ils avaient résolu d'enfoncer la ligne de nos cantonnemens, et deux fois, étonnés d'une détermination si hardie, ils s'étaient arrêtés au milieu de leur mouvement commencé. Enfin, trop timides pour ne prendre conseil que d'eux-mêmes, ils paraissaient attendre leur décision des événemens, et notre attaque pour y conformer leur défense.
On put aussi s'apercevoir, à l'incertitude de leurs mouvemens, de la mésintelligence de ces deux chefs. En effet, leur position, leur caractère, jusqu'à leur origine, tout se heurtait en eux. D'un côté, la valeur froide, le génie savant, méthodique et tenace de Barclay, dont l'esprit, allemand comme la naissance, voulait tout calculer, jusqu'aux chances du hasard, s'obstinant à devoir tout à sa tactique et rien à la fortune; de l'autre, l'instinct guerrier, audacieux et violent de Bagration, vieux Russe de l'école de Suwarow, mécontent d'obéir à un général moins ancien que lui, terrible au combat, mais ne connaissant d'autre livre que la nature, d'autre instruction que ses souvenirs, d'autres conseils que ses inspirations.
Ce vieux Russe, sur les frontières de la vieille Russie, frémissait de honte à l'idée de reculer encore sans combattre. Dans l'armée, tous partageaient son ardeur; elle était appuyée d'un côté par l'orgueil patriotique des nobles, par le succès d'Inkowo, par l'inaction de Napoléon à Vitepsk, et par les discours tranchans de ceux qui n'étaient pas responsables; de l'autre côté, c'était par un peuple de paysans, de marchands et de soldats, qui nous voyaient prêts à fouler leur terre sacrée, avec cette horreur qu'inspirent des profanateurs. Tous enfin demandaient une bataille.
Barclay seul s'y opposait. Son plan, faussement attribué à l'Angleterre, était arrêté dans son esprit depuis 1807; mais il avait à combattre sa propre armée, comme la nôtre: et malgré qu'il fût général en chef et ministre, il n'était ni assez Russe, ni assez victorieux, pour obtenir la confiance des Russes. Il n'avait que celle d'Alexandre.
Bagration et ses officiers hésitaient à lui obéir. Il s'agissait de défendre le sol natal, de se dévouer pour le salut de tous: c'était l'affaire de chacun, et tous se croyaient le droit d'examiner. Ainsi leur malheur se défiait de la prudence de leur général, quand, à l'exception de quelques chefs, notre bonheur se livrait aveuglément à l'audace, jusque-là toujours heureuse, du nôtre: car dans le succès, le commandement est facile; personne n'examine si c'est prudence ou fortune qui conduit. Telle est la position des chefs: heureux, tous leur obéissent aveuglément; malheureux, tous les jugent.
Toutefois, entraîné par l'impulsion générale, Barclay venait d'y céder un instant, de réunir ses forces vers Rudnia, et de tenter de surprendre l'armée française dispersée. Mais le faible coup que son avant-garde vient de frapper à Inkowo, l'a épouvanté. Il tremble, s'arrête, et croyant à tout moment voir apparaître Napoléon en face de lui, sur sa droite, et par-tout, hors sur sa gauche, qu'il pense être couverte par le Dnieper, il perd plusieurs jours en marches et en contre-marches. Il hésitait ainsi, quand tout-à-coup les cris de détresse de Newerowskoï retentirent dans son camp. Il ne fut plus question d'attaquer; on courut aux armes, et l'on se précipita vers Smolensk pour la défendre.
Déjà Murat et Ney attaquaient cette ville. Le premier avec sa cavalerie, et du côté où le Borysthène entre dans ses murs; le second à sa sortie, avec son infanterie, et sur un terrain boisé et coupé de profonds ravins. Ce maréchal appuyait sa gauche au fleuve, et Murat sa droite, que Poniatowski, arrivant directement de Mohilef, vint renforcer.
En cet endroit, deux collines escarpées resserrent le Borysthène; c'est sur elles que Smolensk est bâtie. Cette cité offre l'aspect de deux villes, que le fleuve sépare, et que deux ponts réunissent. Celle de la rive droite, la plus nouvelle, est toute marchande; elle est ouverte, mais elle domine l'autre, dont elle n'est pourtant qu'une dépendance.
L'ancienne ville, celle qui occupe le plateau et les pentes de la rive gauche, est environnée d'une muraille haute de vingt-cinq pieds, épaisse de dix-huit, longue de trois mille toises, et défendue par vingt-neuf grosses tours, par une mauvaise citadelle en terre de cinq bastions qui commande la route d'Orcha, et par un large fossé servant de chemin couvert. Quelques ouvrages extérieurs et des faubourgs dérobent les approches des portes de Mohilef et du Dnieper; elles sont défendues par un ravin qui, après avoir environné une grande partie de la ville, devient plus profond et s'escarpe en s'approchant du Dnieper, du côté de la citadelle.
Les habitans, trompés, sortaient des temples, où ils venaient de louer Dieu des victoires de leurs troupes, quand ils les virent accourir sanglantes, vaincues, et fuyant devant l'armée française victorieuse. Leur malheur étant inattendu, leur consternation en fut d'autant plus grande.
Cependant, la vue de Smolensk avait enflammé l'ardeur impatiente du maréchal Ney; on ne sait s'il se rappela mal à propos les merveilles de la guerre de Prusse, quand les citadelles tombaient devant les sabres de nos cavaliers, ou s'il ne voulut d'abord que reconnaître cette première forteresse russe; mais il s'en approcha trop: une balle le frappa au col; irrité, il lança un bataillon contre la citadelle, au travers d'une grêle de balles et de boulets, qui lui firent perdre les deux tiers de ses soldats: les autres continuèrent; les murailles russes purent seules les arrêter; quelques-uns seulement en revinrent: on parla peu de l'effort héroïque qu'ils venaient de tenter, parce qu'il était une faute de leur général, et qu'il fut inutile.
Refroidi, le maréchal Ney se retira sur une hauteur sablonneuse et boisée, qui bordait le fleuve. Il observait la ville et le pays, quand, de l'autre côté du Dnieper, il crut entrevoir au loin des masses de troupes en mouvement; il courut appeler l'empereur, et le guida à travers des taillis et dans des fonds, pour le dérober au feu de la place.
Napoléon, parvenu sur la hauteur, vit, dans un nuage de poussière, de longues et noires colonnes d'où jaillissait le reflet d'une multitude d'armes; ces masses s'avançaient si rapidement, qu'elles semblaient courir. C'était Barclay, Bagration, près de cent vingt mille hommes, enfin toute l'armée russe.
À cette vue, Napoléon, transporté de joie, frappa des mains et s'écria: «Enfin je les tiens!» Il n'en fallait plus douter! cette armée surprise accourait pour se jeter dans Smolensk, pour la traverser, pour se déployer sous ses murs et nous livrer enfin cette bataille tant désirée: l'instant décisif du sort de la Russie était donc enfin venu.
Aussitôt il parcourt toute la ligne, et marque à chacun sa place. Davoust, puis le comte de Lobau, se déployeront à la droite de Ney; la garde au centre en réserve, et plus loin, l'armée d'Italie. La place de Junot et des Westphaliens fut indiquée; mais un faux mouvement les avait égarés. Murat et Poniatowski formèrent la droite de l'armée; déjà ces deux chefs menaçaient la ville: il les fit reculer jusqu'à la lisière d'un taillis, et laisser vide devant eux une vaste plaine, qui s'étend depuis ce bois jusqu'au Dnieper. C'était un champ de bataille qu'il offrait à l'ennemi: l'armée française ainsi placée, était adossée à des défilés et à des précipices; mais la retraite importait peu à Napoléon: il ne songeait qu'à la victoire.
Cependant, Bagration et Barclay revenaient vers Smolensk à grands pas l'un pour la sauver par une bataille, l'autre pour protéger la fuite de ses habitans et l'évacuation de ses magasins: il était décidé à ne nous abandonner que ses cendres. Les deux généraux russes arrivèrent hors d'haleine sur les hauteurs de la rive droite; ils ne respirèrent qu'en se voyant encore maîtres des ponts qui réunissent les deux villes.
Napoléon faisait alors harceler l'ennemi par une nuée de tirailleurs, afin de l'attirer sur la rive gauche et d'engager une bataille pour le jour suivant. On assure que Bagration s'y serait laissé entraîner, mais que Barclay ne l'exposa pas à cette tentation. Il l'envoya vers Elnia et se chargea de la défense de la ville.
Selon Barclay, la plus grande partie de notre armée marchait sur Elnia, pour aller se placer entre Moskou et l'armée russe. Il se trompait par cette disposition commune à la guerre, de prêter à son ennemi des desseins contraires à ceux qu'il montre. Car la défensive étant inquiète de sa nature, grandit souvent l'offensive, et la crainte échauffant l'imagination, fait supposer à l'ennemi mille projets qu'il n'a pas. Il se peut aussi que Barclay, ayant en tête un ennemi colossal, dût s'attendre à des mouvemens gigantesques.
Depuis, les Russes eux-mêmes ont reproché à Napoléon de ne s'être point décidé à cette manœuvre; mais ont-ils assez songé qu'aller ainsi se placer par-delà un fleuve, une ville forte et une armée ennemie, c'eût été pour couper aux Russes le chemin de leur capitale, se faire couper à soi-même toute communication avec ses renforts, ses autres armées et l'Europe. Ceux-là ne savent guère apprécier les difficultés d'un tel mouvement, s'ils s'étonnent qu'on ne l'ait pas improvisé en deux jours au travers d'un fleuve et d'un pays inconnus, avec de telles masses, et au milieu d'une autre combinaison, dont l'exécution n'était pas achevée.
Quoi qu'il en puisse être, dans la soirée même du 16, Bagration commença son mouvement vers Elnia. Napoléon venait de faire planter sa tente au milieu de sa première ligne, presque à portée du canon de Smolensk, et sur les bords du ravin qui cerne la ville. Il appelle Murat et Davoust; le premier vient de remarquer chez les Russes des mouvemens qui annoncent une retraite. Chaque jour, depuis le Niémen, il a l'habitude de les voir ainsi s'échapper; il ne croit donc pas à une bataille pour le lendemain. Davoust fut d'un avis contraire; quant à l'empereur, il n'hésita pas à croire ce qu'il désirait.
CHAPITRE IV.
Le 17, dès le point du jour, l'espérance de voir l'armée russe rangée devant lui réveilla Napoléon, mais le champ qu'il lui avait préparé était resté désert; néanmoins il persévéra dans son illusion. Davoust la partageait; ce fut de ce côté qu'il se rendit. Dalton, l'un des généraux de ce maréchal, a vu des bataillons ennemis sortir de la ville et se ranger en bataille. L'empereur saisit cet espoir, que Ney, d'accord avec Murat, combat en vain.
Mais pendant qu'il espère encore et attend, Belliard, fatigué de ces incertitudes, se fait suivre par quelques cavaliers; il pousse une bande de Cosaques dans le Dnieper, au-dessus de la ville, et voit, sur la rive opposée, la route de Smolensk à Moscou couverte d'artillerie et de troupes en marche. Il n'y a plus à en douter, les Russes sont en pleine retraite. L'empereur est averti qu'il faut renoncer à l'espoir d'une bataille, mais que d'une rive à l'autre ses canons pourront inquiéter la marche rétrograde de l'ennemi.
Belliard proposa même de faire franchir le fleuve à une partie de l'armée, afin de couper la retraite à l'arrière-garde russe, chargée de défendre Smolensk. Mais les cavaliers envoyés pour découvrir un gué, firent deux lieues sans en trouver, et noyèrent plusieurs chevaux. Il existait cependant un passage large et commode, à une lieue au-dessus de la ville. Dans son agitation, Napoléon poussa lui-même son cheval de ce côté. Il fit plusieurs werstes dans cette direction, se fatigua et revint.
Dès lors, il parut ne plus considérer Smolensk que comme un passage, qu'il fallait enlever de vive force et sur-le-champ. Mais Murat, prudent quand la présence de l'ennemi ne l'échauffait pas, et qui, avec sa cavalerie, n'avait rien à faire à un assaut, combattit cette résolution.
Un si violent effort lui paraissait inutile, puisque les Russes se retiraient d'eux-mêmes; et quant au projet de les atteindre, on l'entendit s'écrier: «que puisqu'ils ne voulaient point de bataille, c'était assez loin les poursuivre, et qu'il était temps de s'arrêter.»
L'empereur répliqua. On n'a point recueilli le reste de leur entretien. Cependant comme ensuite on entendit le roi dire: «qu'il s'était jeté aux genoux de son frère, qu'il l'avait conjuré de s'arrêter, mais que Napoléon ne voyait que Moskou; qu'honneur, gloire, repos, tout pour lui était là; que cette Moskou nous perdrait» on vit bien quel avait été le sujet de leur dissentiment.
Un fait certain, c'est qu'en quittant son beau-frère, les traits de Murat portaient l'empreinte d'un profond chagrin; ses mouvemens étaient brusques, une violence sombre et concentrée l'agitait; le nom de Moskou sortit plusieurs fois de sa bouche.
On avait placé non loin de là, sur la rive gauche du Dnieper, à l'endroit où Belliard avait aperçu la retraite de l'ennemi, une batterie formidable. Les Russes nous en avaient opposé deux plus terribles encore. À chaque instant nos canons étaient écrasés, nos caissons sautaient. Ce fut au milieu de ce volcan que le roi poussa son cheval; là, il s'arrête, met pied à terre et reste immobile. Belliard l'avertit qu'il se fera tuer inutilement et sans gloire; le roi, pour toute réponse, pousse plus avant. On n'en doute plus autour de lui, il désespère du sort de cette guerre; il prévoit un désastreux avenir, et il cherche la mort pour y échapper. Toutefois Belliard insiste, et lui fait remarquer que sa témérité causera la perte de ceux qui l'entourent. «Eh bien! répond Murat, retirez-vous donc tous, et laissez-moi seul ici.» Mais tous s'y refusèrent. Alors le roi, se retournant avec emportement, s'arracha de ce lieu de carnage comme quelqu'un à qui l'on fait violence.
Cependant, l'assaut général venait d'être ordonné. Ney avait à attaquer la citadelle, Davoust et Lobau les faubourgs qui couvrent les murs de la ville. Poniatowski, déjà sur les bords du Dnieper avec soixante pièces de canon, dut redescendre ce fleuve jusque dans le faubourg qui le borde, détruire les ponts de l'ennemi, et ôter à la garnison sa retraite. Napoléon voulut qu'en même temps l'artillerie de la garde abattit la grande muraille avec ses pièces de douze, impuissantes contre une masse si épaisse. Elle désobéit, prolongea ses feux dans le chemin couvert et le nettoya.
Tout réussit à la fois, hors l'attaque de Ney, la seule qui aurait dû être décisive, mais qu'on négligea. L'ennemi fut rejeté brusquement dans ses murs. Tout ce qui n'eut pas le temps de s'y précipiter périt; jamais en montant là cet assaut, nos colonnes d'attaque laissèrent une longue et large traînée de sang de blessés et de morts.
Parvenus jusqu'aux murs de la place, on se mit à couvert de ses feux en se servant des ouvrages et des bâtimens extérieurs qu'on venait d'enlever. La fusillade continuait; son pétillement, redoublé par l'écho des murailles, paraissait de plus en plus vil. L'empereur en fut fatigué; il voulut retirer ses troupes. Ainsi, la faute que Ney avait fait commettre la veille à un bataillon, venait d'être répétée par l'armée entière; l'une avait coûté trois à quatre cents hommes, la seconde cinq à six mille; mais Davoust persuada à l'empereur de persévérer dans son attaque.
La nuit vint; Napoléon se retira dans sa tente, qu'on avait fait placer plus prudemment que la veille, et le comte de Lobau, maître du fossé, mais qui n'y pouvait plus tenir, fit jeter des obus dans la ville pour en déloger l'ennemi. Ce fut alors que l'on vit s'élever de plusieurs points d'épaisses et noires colonnes de fumée, qu'éclairèrent ensuite, par intervalles, des lueurs incertaines, puis, des étincelles; enfin de longues gerbes de feux jaillirent de toutes parts. C'était comme un grand nombre d'embrasemens. Bientôt ils se réunirent et ne formèrent plus qu'une vaste flamme qui s'élevait en tourbillonnant, couvrait Smolensk, et la dévorait tout entière avec un sinistre bruissement.
Un si grand désastre, qu'il crut son ouvrage, enraya le comte de Lobau. L'empereur, assis devant sa tente, contemplait silencieusement cet horrible spectacle. On ne pouvait encore en déterminer ni la cause ni le résultat, et l'on passa la nuit sous les armes.
Vers trois heures du matin, un sous-officier de Davoust se hasarda jusqu'au pied de la muraille, et l'escalada sans bruit. Enhardi par le silence qui régnait autour de lui, il pénétra dans la ville; tout-à-coup plusieurs voix et l'accent slavon se font entendre, et le Français, surpris et environné, crut n'avoir plus qu'à se faire tuer ou à se rendre. Mais alors, les premiers rayons du jour lui montrèrent, dans ceux qu'il croyait des ennemis, les Polonais de Poniatowski. Les premiers ils avaient pénétré dans la ville, que Barclay venait d'abandonner.
Smolensk reconnue et ses portes déblayées, l'armée entra dans ses murs: elle traversa ces décombres fumans et ensanglantés, avec son ordre, sa musique guerrière et sa pompe accoutumée; triomphante sur ces ruines désertes, et n'ayant qu'elle-même pour témoin de sa gloire. Spectacle sans spectateurs, victoire presque sans fruit, gloire sanglante, dont la fumée qui nous environnait et qui semblait être notre seule conquête, n'était qu'un trop fidèle emblème.
CHAPITRE V.
Quand l'empereur sut Smolensk entièrement occupée, ses feux presque éteints, et que le jour et les différens rapports l'eurent suffisament éclairé; lorsqu'enfin il vit que là, comme au Niémen, comme à Wilna, comme à Vitepsk, ce fantôme de victoire qui l'attirait, et qu'il se croyait toujours près de saisir, avait encore reculé devant lui, il s'achemina lentement vers sa stérile conquête. Il parcourut, selon son habitude, le champ de bataille pour apprécier la valeur de l'attaque, le mérite de la résistance, et les pertes mutuelles.
Il le trouva jonché d'un grand nombre de cadavres russes, et de peu des nôtres. La plupart étaient dépouillés, sur-tout les Français: on les reconnaissait à leur blancheur et à leurs formes moins osseuses et musculeuses que celles des Russes. Triste revue de morts et de mourans; compte funeste à faire et à rendre. La contraction des traits de l'empereur, et son irritation firent juger de sa souffrance; mais en lui la politique était une seconde nature, qui bientôt imposait silence à la première.
Au reste, ce calcul de cadavres, le lendemain d'un combat, fut aussi trompeur que rebutant; car on avait déjà fait disparaître la plupart des nôtres, et laissé en évidence ceux de l'ennemi; soin que l'on prenait pour prévenir de fâcheuses impressions sur nos soldats, et par cet empressement bien naturel, qui porte à ramasser et à secourir ses mourans, et à rendre à ses morts les derniers devoirs, avant de songer à ceux de l'ennemi.
Néanmoins, l'empereur écrivit que ses pertes, dans la journée précédente, étaient bien moindres que celles des Moskovites; que la conquête de Smolensk le rendait maître des salines russes, et que son ministre du trésor devait compter sur vingt-quatre millions de plus. Il n'est ni vrai ni vraisemblable qu'il se soit laissé aller à de telles illusions. Cependant le pouvoir d'imposer aux autres, dont il savait faire un si puissant usage, on crut qu'il le tournait alors contre lui-même.
En continuant cette reconnaissance, il parvint à l'une des portes de la citadelle, près du Borysthène, en face du faubourg de la rive droite, que les Russes occupaient encore. Là se trouvant entouré des maréchaux Ney, Davoust, Mortier; du grand-maréchal Duroc, du comte de Lobau et d'un autre général, il se plaça sur des nattes devant une cabane moins pour observer l'ennemi que par le besoin de décharger son cœur du poids qui l'oppressait, et pour chercher, dans les complaisances des généraux, ou dans leur ardeur, des encouragemens contre les faits et contre lui-même.
Il discourut longuement, vivement et sans interruption: «Quelle honte pour Barclay, d'avoir livré, sans bataille, la clef de la vieille Russie! et pourtant, quel champ d'honneur il lui avait offert! combien il lui était avantageux: une ville forte pour appuyer et partager ses efforts! cette ville et un fleuve pour recevoir et couvrir ses débris, s'il était vaincu!
«Et qu'aurait-il eu à combattre? une armée, grande, il est vrai, mais gênée par un terrain trop étroit, n'ayant pour retraite que des précipices. Elle s'était comme livrée à ses coups. Il n'avait manqué à Barclay que de la résolution. C'en était donc fait de la Russie. Elle n'avait une armée que pour assister à la chute des villes et non pour les défendre. Car enfin, sur quel autre terrain favorable Barclay s'arrêterait-il? quelle position se déterminerait-il à disputer? lui, qui abandonnerait cette Smolensk, appelée par lui-même Smolensk la sainte, Smolensk la forte; cette clef de Moskou! ce boulevard de la Russie, annoncé comme le tombeau des Français! on allait voir l'effet de cette perte sur les Russes; on verrait leurs soldats lithuaniens, ceux même de Smolensk, déserter de leurs rangs, indignés de l'abandon sans combat de leur capitale.»
Napoléon ajouta: «que des rapports certains avaient fait connaître la faiblesse des divisions russes; que déjà la plupart étaient entamées; qu'elles se faisaient détruire en détail; que bientôt Alexandre n'aurait plus d'armées. Les ramassis de paysans, armés de piques, qu'on venait de voir à la suite de leurs bataillons, montraient assez où leurs généraux en étaient réduits.»
Pendant que l'empereur discourait ainsi, les balles des tirailleurs russes sifflaient autour de sa tête; mais son sujet l'emportait. Il s'acharnait sur le général et sur l'armée ennemie, comme s'il eût pu la détruire par ses raisonnemens, ne l'ayant pu par la victoire: on ne lui répondit pas; il était évident qu'il ne cherchait pas de conseils; on voyait qu'il s'était tout dit à lui-même; qu'il se débattait contre ses propres réflexions, et que par ce torrent de conjectures, il cherchait à s'en imposer, et s'efforçait d'entraîner ainsi, dans ses illusions, les autres et lui-même.
D'ailleurs, il ne laissa pas le temps de l'interrompre. Quant à la faiblesse et à la désorganisation de l'armée ennemie, personne n'y croyait; mais que lui répondre? il citait des renseignemens positifs: c'étaient ceux qu'avait envoyés Lauriston; on les avait altérés, en croyant les rectifier; car l'évaluation des forces russes par Lauriston, ministre de France en Russie, était exacte; mais d'après d'autres renseignemens moins sûrs, et qui plaisaient davantage, on l'avait diminuée d'un tiers.
Après une heure d'entretien, l'empereur regardant les hauteurs de la rive droite presque abandonnées par l'ennemi, finit en s'écriant: «que les Riasses étaient des femmes, et qu'ils s'avouaient vaincus.» Il cherchait à se persuader que ces peuples, par leur contact avec l'Europe, avaient perdu de leur valeur rude et sauvage. Mais leurs guerres précédentes les avaient instruits, et ils en étaient à ce point, où les nations ont encore toutes leurs vertus primitives, et déjà des vertus acquises.
Enfin il remonta à cheval. Ce fut alors que le grand-maréchal fit observer à l'un de nous: «que si Barclay avait eu tant de tort de refuser la bataille, l'empereur ne mettrait pas tant d'importance à vouloir nous le persuader.» À quelques pas de lui, un officier, naguère envoyé au prince de Schwartzenberg, se présenta; il dit que Tormasof et son armée s'étaient élevés dans le nord, entre Minsk et Varsovie, et qu'ils avaient marché sur notre ligne d'opération. Une brigade saxonne enlevée à Kobryun, le grand-duché envahi, et Varsovie alarmée, avaient été les premiers résultats de cette agression; mais Regnier a appelé Schwartzenberg à son secours. Alors Turmasof a reculé jusqu'à Gorodeczna, où il s'est arrêté le 12 août, entre deux défilés, dans une plaine entourée de bois et de marais, mais accessible en arrière de son flanc gauche.
Regnier, si judicieux avant le combat, si habile appréciateur du terrain, savait préparer les batailles; mais quand les champs s'animaient, quand ils se couvraient d'hommes et de chevaux, il s'étonnait, et la rapidité des mouvemens semblait l'éblouir: aussi, ce général saisit-il d'abord, d'un coup d'œil, le côté-faible des Russes: il s'y porta; mais au lieu d'y pénétrer par masses, et impétueusement, il ne fit que des attaques successives.
Tormasof, averti, eut le temps d'opposer d'abord des régimens à des régimens, puis des brigades à des brigades, enfin des divisions à des divisions. À la faveur de cette lutte prolongée, il gagna la nuit, et retira son armée de ce champ de bataille, où un effort rapide et simultané aurait pu la détruire. Toutefois il perdit quelques canons, beaucoup de bagages, quatre mille hommes, et se retira, derrière le Styr, où Tchitchakof, qui accourait à son secours avec l'armée du Danube, le rejoignit.
Ce combat, quoique peu décisif, préservait le grand-duché; il réduisait sur ce point les Russes à se défendre, et donnait à l'empereur le temps de gagner une bataille.
Pendant ce récit, le génie tenace de Napoléon fut moins frappé de ces avantages en eux-mêmes, que de l'appui qu'ils prêtaient à l'illusion dont il venait de nous entretenir: aussi, toujours attaché à sa première pensée, et sans questionner l'aide-de-camp, il se tourna vers ses interlocuteurs, et, comme s'il eût continué son précédent entretien, il s'écria: «Vous le voyez, les misérables! ils se laissent battre, même par des Autrichiens!» Puis, jetant autour de lui un regard inquiet: «J'espère, ajouta-t-il, que des Français seuls m'écoutent.» Alors il demanda s'il pouvait compter sur la bonne foi du prince de Schwartzenberg; l'aide-de-camp en répondit, et il ne se trompa point, quoique l'événement ait semblé le démentir.
Toutes ces paroles, que l'empereur venait de prodiguer, ne prouvaient que son désappointement, et qu'une grande hésitation le ressaisissait; car en lui, le bonheur était moins communicatif, et la décision moins verbeuse. Enfin il entra dans Smolensk: comme il traversait l'épaisseur de ses murs, le comte de Lobau s'écria: «Voilà une belle tête de cantonnemens.» C'était lui dire de s'y arrêter; mais l'empereur ne répondit à cet avis que par un coup d'œil sévère..
Ce regard changea bientôt d'expression, lorsqu'il ne put le reposer que sur des décombres, à travers lesquels se traînaient nos blessés, et sur des monceaux de cendres fumans où gisaient des squelettes humains, desséchés et noircis par le feu; cette grande destruction l'étonna! Quel fruit de sa victoire! cette ville où ses soldats devaient enfin trouver un abri, des vivres, une riche proie; dédommagemens promis à tant de maux, n'était plus qu'une ruine, sur laquelle il fallait bivouaquer. Sans doute son influence sur les siens était grande; mais pourrait-elle s'étendre par-delà la nature? Quelle allait être leur pensée?
Ici, il faut le dire, la misère de l'armée ne resta pas sans interprète; il sut que ses soldats se demandaient entre eux, «dans quel but on leur avait fait faire huit cents lieues pour ne trouver que de l'eau maricageuse; la famine et des bivouacs sur des cendres. Car c'étaient là toutes leurs conquêtes: ils n'avaient de biens que ce qu'ils avaient apporté. S'il fallait traîner tout avec soi, porter la France en Russie, pourquoi donc leur avait-on fait quitter la France?»
Plusieurs des généraux eux-mêmes commençaient à se fatiguer; les uns s'arrêtaient malades; d'autres murmuraient. «Que leur importait qu'il les eût enrichis, s'ils ne pouvaient pas jouir; qu'il les eût mariés, s'il les rendait veufs par une absence continuelle; qu'il leur eût donné des palais, s'il les forçait de coucher sans cesse au loin, sur la terre nue, au milieu des frimas: car chaque année la guerre s'aggravait; de nouvelles conquêtes, forçant d'aller chercher au loin de nouveaux ennemis. Bientôt l'Europe ne suffirait plus: il faudrait l'Asie.»
Plusieurs, parmi nos alliés sur-tout, osèrent penser qu'on perdrait moins à une défaite qu'à une victoire; un revers dégoûterait peut-être l'empereur de la guerre; du moins la mettrait-il plus à notre portée.
Les généraux les plus rapprochés de Napoléon s'étonnaient de sa confiance. «N'était-il pas déjà comme sorti de l'Europe; et si l'Europe se soulevait contre lui, il n'aurait donc plus que ses soldats pour sujets, que son camp pour empire; encore le tiers en étant étranger, lui deviendrait ennemi.» Ainsi parlèrent Murat et Berthier. Napoléon, irrité de retrouver, dans ses deux premiers lieutenans, et dans le moment de l'action, cette même inquiétude contre laquelle il se débattait, s'abandonna contre eux à son humeur chagrine: il les en accabla, comme il arrive souvent dans l'intérieur des princes; les hommes dont ils sont le plus sûrs, étant ceux qu'ils ménagent le moins, inconvénient de la faveur qui en compense les avantages.
Quand son humeur se fut écoulée dans un torrent de paroles, il les rappela; mais cette fois, ceux-ci mécontens se tinrent éloignés. L'empereur répara ses vivacités par des caresses, appelant Berthier «sa femme,» et ses emportemens, «des querelles de ménage.»
Murat et Ney le quittèrent le cœur plein de sinistres prèssentimens sur cette guerre, qu'à la première vue des Russes ils allaient eux-mêmes pousser avec acharnement. Car dans ces hommes tout d'action, d'inspiration, de premiers mouvemens, rien n'était suivi, tout était inattendu; l'occasion les emportait: impétueux, ils changeaient de propos, de projets, de dispositions à chaque pas, comme le terrain change d'aspect.
CHAPITRE VI.
Ce fut alors que Rapp et Lauriston se présentèrent. Celui-ci venait de Pétersbourg; Napoléon ne fit aucune question à cet officier qui arrivait de la capitale de son ennemi. Connaissant sans doute la franchise de son ancien aide-de-camp, et son opinion sur cette guerre, il craignit d'apprendre des nouvelles peu satisfaisantes.
Mais Rapp, qui venait de suivre nos traces, ne put se taire: «L'armée n'avait fait que cent lieues depuis le Niémen, et déjà tout y était changé. Les officiers qui la rejoignaient en poste de l'intérieur de la France, arrivaient effrayés. Ils ne concevaient pas qu'une marche victorieuse et sans combats, laissât derrière elle plus de débris qu'une défaite.
Ils avaient rencontré tout ce qui marchait pour rejoindre les masses, et tout ce qui s'en était détaché; enfin tout ce qui n'était pas excité, ou par la présence des chefs, ou par l'exemple, ou par la guerre. La contenance de chaque troupe, suivant la distance où elle se trouvait de son sol natal, inspirait l'espoir, l'inquiétude, ou la pitié.
En Allemagne, jusqu'à l'Oder, où mille objets rappelaient toujours la France, ces jeunes soldats ne s'en croyaient pas encore tout-à-fait séparés; on les voyait ardens et joyeux; mais après l'Oder, en Pologne, où le sol, ses productions, ses habitans, les vêtemens, les mœurs, et tout, jusqu'aux habitations, est d'un aspect étrange; où rien enfin ne retraçait plus à leurs yeux une patrie qu'ils regrettaient, ils commençaient à s'étonner du chemin qu'ils avaient parcouru, et déjà une empreinte de fatigue et d'ennui attristait leurs figures.
Par quelle singulière distance fallait-il donc qu'ils fussent séparés de la France, puisqu'ils avaient atteint déjà des contrées inconnues, où tout était pour eux d'une si triste nouveauté! combien de pas avaient-ils faits, que de pas il leur restait à faire! l'idée même du retour était décourageante; et cependant il fallait marcher, toujours marcher! et ils se plaignaient que, depuis la France, leurs fatigues eussent été en augmentant, et les moyens de les supporter en diminuant.»
En effet, d'abord le vin manqua, puis la bière, même l'eau-de-vie; enfin l'on fut réduit à l'eau, qui souvent manqua à son tour. Il en fut de même pour les alimens, de même pour les autres nécessités de la vie; et dans ce dénuement graduel, le découragement de l'ame suivait l'affaiblissement successif du corps. Troublés par une vague inquiétude, ils marchaient à travers la morne uniformité de ces vastes et silencieuses forêts de noirs sapins. Ils se traînaient le long de ces grands arbres nus et dépouillés jusqu'à leur cime, et s'effrayaient de leur faiblesse au milieu de cette immensité. Alors ils se formaient des idées sinistres et bizarres sur la géographie de ces contrées inconnues; et, saisis d'une secrète horreur, ils hésitaient à s'enfoncer plus avant dans de si vastes solitudes.
De ces peines physiques et morales, de ces privations, de ces bivouacs continuels, aussi dangereux près du pôle que sous l'équateur, et de l'infection de l'air par les corps, putréfiés des hommes et des chevaux qui jonchaient les routes, étaient nées deux affreuses épidémies, la dyssenterie et le typhus. Les Allemands y succombèrent les premiers; ils sont moins nerveux que les Français, moins sobres; ils étaient moins intéressés dans une cause qui leur paraissait étrangère. De vingt-deux mille 14 Bavarois, qui avaient passé l'Oder, onze mille seulement étaient arrivés sur la Düna; et cependant ils n'avaient pas encore combattu. Cette marche militaire coûtait aux Français un quart, aux alliés la moitié de leur armée.
Chaque matin, les régimens partaient en ordre de leurs bivouacs; mais dès les premiers pas, leurs rangs desserrés s'allongeaient en files lâches et interrompues; les plus faibles, ne pouvant suivre, se laissaient dépasser; ces malheureux voyaient leurs compagnons et leurs aigles s'éloigner de plus en plus; ils s'efforçaient encore pour les rejoindre, mais enfin il les perdaient de vue, alors ils tombaient découragés. Les routes, les lisières des bois en étaient semées; on en vit qui arrachaient des épis de seigle pour en dévorer les grains; puis ils tentaient, souvent bien en vain, de gagner l'hôpital ou le village le moins éloigné. Beaucoup périrent.
Mais les malades ne se séparèrent pas seuls de l'armée; un grand nombre de soldats, dégoûtés et rebutés d'une part, de l'autre poussés par un esprit d'indépendance et de pillage, renoncèrent volontairement à leurs drapeaux; et ce ne furent pas les moins déterminés: bientôt leur nombre s'accrut, le mal engendrant le mal par l'exemple. Ils se formèrent en bandes et s'établirent dans les châteaux et dans les villages voisins de la route militaire. Ils y vécurent dans l'abondance: il y eut là moins de Français que d'Allemands; mais on remarqua que le chef de chacun de ces petits corps indépendans, composés d'hommes de plusieurs nations, était toujours un Français. Rapp avait vu tous ces désordres; il arrivait, et sa brusque franchise n'en épargna pas les détails à son chef; mais l'empereur se contenta de lui répondre: «Je frapperai un grand coup, et tout le monde se ralliera.»
Avec Sébastiani, il s'expliqua davantage. Celui-ci s'appuya des paroles mêmes de Napoléon. En effet, à Wilna, il lui avait déclaré «qu'il ne dépasserait pas la Düna, et que vouloir aller plus loin cette année, ce serait courir infailliblement à sa perte.»
Sébastiani insista comme les autres sur l'état de l'armée. «Il est affreux, repartit l'empereur, je le sais; dès Wilna, il en traînait la moitié, aujourd'hui ce sont les deux tiers; il n'y a donc plus de temps à perdre; il faut arracher la paix; elle est à Moskou. D'ailleurs cette armée ne peut plus s'arrêter: avec sa composition, et dans sa désorganisation, le mouvement seul la soutient. On peut s'avancer à sa tête, mais non s'arrêter, ni reculer. C'est une armée d'attaque et non de défense, une armée d'opération et non de position.» Il parlait ainsi à ceux de son intérieur; mais avec les généraux commandant ses divisions, c'était un autre langage. Devant les premiers, il découvrait les motifs qui le poussaient en avant; avec les autres, il les cachait soigneusement, et semblait d'accord avec eux sur la nécessité de s'arrêter. C'est ce qui explique les contradictions qu'on remarqua dans ses paroles.
En effet, ce jour-là même, dans les rues de Smolensk, au milieu de Davoust et de ses généraux, dont les corps avaient le plus souffert dans l'assaut de la veille, il dit «qu'il leur devait dans la prise de Smolensk un succès important; qu'il considérait cette ville comme une bonne tête de cantonnement.
Voilà, continua-t-il, ma ligne bien couverte; arrêtons-nous ici! derrière ce rempart, je puis rallier mes troupes, les faire reposer, recevoir des renforts et nos approvionnemens de Dantzick. Voilà toute la Pologne conquise et défendue: c'est un résultat suffisant; c'est en deux mois avoir recueilli le fruit qu'on ne devait attendre que de deux ans de guerre: c'est donc assez. D'ici au printemps, il faudra organiser la Lithuanie et refaire une armée invincible; alors, si la paix n'est pas venue nous chercher dans nos quartiers d'hiver, nous irons la conquérir à Moskou.»
Puis il confia au maréchal, que s'il lui ordonnait de dépasser encore Smolensk, c'était seulement pour en éloigner les Russes de quelques journées; mais qu'il lui défendait formellement d'engager une affaire sérieuse. Il est vrai qu'en même temps c'est à Murat et à Ney, aux deux plus téméraires, qu'il a confié l'avant-garde, et qu'à l'insu de Davoust, il vient de mettre ce maréchal prudent et méthodique, sous les ordres de l'impétueux roi de Naples. Ainsi, son esprit paraît flotter entre deux grandes décisions, et les contradictions de ses paroles passent dans ses actions. Toutefois, dans ce conflit intérieur, on remarquait l'ascendant de son impatience sur sa raison, et comme elle disposait tout pour faire naître des circonstances qui devaient nécessairement l'entraîner.
CHAPITRE VII.
Cependant, les Russes défendaient encore le faubourg de la rive droite du Dnieper. De notre côté, on employa la journée du 18 et la nuit du 19 à reconstruire les ponts. Le 19 août, avant le jour, Ney passa le fleuve à la lueur du faubourg qui brûlait. D'abord, il n'y vit d'ennemis que les flammes, et il commença à gravir la pente longue et roide sur laquelle il est bâti. Ses troupes cheminaient lentement, avec précaution, et par mille détours, pour éviter l'incendie. Les Russes l'avaient habilement dirigé; il se présentait de toutes parts, et obstruait les principaux passages.
Ney et ses premiers soldats s'avancèrent en silence dans ce labyrinthe de feux, l'œil inquiet, l'oreille attentive, ignorant si, au sommet de cette pente rapide, les Russes ne les attendaient pas pour s'élancer tout-à-coup sur eux, pour les renverser et les précipiter dans les flammes et dans le fleuve. Mais ils respirèrent, soulagés du poids d'une grande crainte; en n'apercevant sur la crête du ravin, à l'embranchement des chemins de Pétersbourg et de Moskou, qu'une bande de Cosaques, qui s'écoulèrent aussitôt par ces deux routes. Comme on n'avait ni prisonniers, ni habitans, ni espions, on ne put, ainsi qu'à Vitepsk, interroger que le terrain. Mais l'ennemi avait laissé autant de traces sur une direction que sur l'autre, en sorte que le maréchal, incertain, s'arrêta entre les deux jusqu'à midi.
Pendant, ce temps, le passage du Borysthène s'effectua sur plusieurs points; les routes des deux capitales ennemies furent reconnues jusqu'à la profondeur d'une lieue, et l'infanterie russe rencontrée sur celle de Moskou: Ney l'eut bientôt rejointe; mais comme cette route côtoyait le Dnieper, il avait à traverser ses affluens. Chacun d'eux s'étant creusé son lit, marquait le fond d'un vallon, dont la côte opposée était une position, où l'ennemi s'établissait et qu'il fallait emporter: le premier, celui de la Stubna, l'arrêta peu; mais le côteau de Valoutina, dont la Kolowdnia marquait le pied, devint le sujet d'un terrible choc.
On a attribué la cause de cette résistance à une ancienne tradition de gloire nationale, qui faisait de ce champ de bataille un terrain consacré par la victoire. Mais cette superstition, digne encore du soldat russe, est déjà loin du patriotisme plus éclairé de ses généraux. Ce fut la nécessité qui les contraignit à ce combat; on a vu que la route de Moskou, en sortant de Smolensk, côtoyait le Dnieper, et que l'artillerie française, placée sur l'autre rive, la traversait de ses feux. Barclay n'osa pas se servir de la nuit et de cette route pour y risquer son artillerie, ses bagages et ses ambulances, dont le roulement aurait dénoncé la retraite.
La route de Pétersbourg quittait le fleuve plus brusquement: deux chemins marécageux s'en détachaient à droite, l'un à deux lieues de Smolensk, l'autre, à quatre; ils traversaient des bois, et rejoignaient la grande route de Moskou, après un long circuit, l'un à Bredichino, à deux lieues au-delà de Valoutina, l'autre plus loin, à Slobpnewa.
Ce fut dans ces défilés que Barclay ne craignit pas de s'engager avec tant de chevaux et de voitures; cette longue et lourde colonne avait à parcourir ainsi deux grands arcs de cercle, dont la grande route de Smolensk à Moskou, que Ney attaqua bientôt, était la corde. À chaque instant, et comme il arrive toujours, une voiture renversée, une roue engravée, un seul cheval embourbé, un trait rompu, arrêtait tout. Cependant, le bruit du canon français s'avançait; déjà il semblait devancer la colonne russe, et être près d'atteindre et de fermer le débouché qu'elle s'efforçait de gagner.
Enfin, après une pénible marche, la tête du convoi ennemi revit la grande route, à l'instant où les Français n'avaient plus pour atteindre ce débouché, qu'à forcer la hauteur de Valoutina et le passage de la Kolowdnia. Ney venait d'emporter violemment celui de la Stubna; mais Korf, repoussé sur Valoutina, avait appelé à son secours la colonne qui le précédait. On assure que celle-ci, sans ordre et mal commandée, hésita; mais que Voronzof, comprenant l'importance de cette position, décida son chef à revenir sur ses pas.
Les Russes se défendirent pour tout défendre, canons, blessés, bagages; les Français attaquèrent pour tout prendre. Napoléon s'était arrêté à une lieue et demie de Ney. Ne croyant qu'à une affaire d'avant-garde, il envoya Gudin au secours du maréchal, rallia les autres divisions, et rentra dans Smolensk. Mais ce combat devint une bataille; trente mille hommes s'y engagèrent successivement de part et d'autre; on s'aborda, soldats, officiers, généraux; la mêlée fut longue, l'acharnement terrible: la nuit même n'arrêta point. Maître enfin du plateau, et épuisé de forces et de sang, Ney ne se sentant plus environné que de morts, de mourans, et de ténèbres, se fatigua; il fit cesser le feu, garder le silence et présenter les baïonnettes. Les Russes n'entendant plus rien, se turent aussi, et profitèrent de l'obscurité pour faire leur retraite.
Il y eut presque autant de gloire dans leur défaite que dans notre victoire; les deux chefs réussirent, l'un à vaincre, l'autre, à n'être vaincu qu'après avoir sauvé l'artillerie, les bagages et les blessés russes. Un des généraux ennemis, resté seul debout sur ce champ de carnage, tenta de s'échapper du milieu de nos soldats, en répétant les commandemens français; la lueur des coups de feu le fit reconnaître; il fut saisi. D'autres généraux russes avaient péri; mais la grande-armée fit une plus grande perte.
Au passage du pont mal rétabli de la Kolowdnia, le général Gudin, dont la valeur réglée n'aimait à affronter que les dangers utiles, et qui d'ailleurs était peu confiant à cheval, en était descendu pour franchir le ruisseau, et dans le même moment un boulet, en rasant la terre, lui avait brisé les deux jambes. Quand la nouvelle de ce malheur parvint chez l'empereur, elle y suspendit tout, discours et actions. Chacun s'arrêta consterné: la victoire de Valoutina ne parut plus un succès.
Gudin, transporté à Smolensk, y reçut les soins de l'empereur; ils furent inutiles, il périt. Ses restes furent enterrés dans la citadelle de la ville, qu'ils honorent. Digne tombeau de cet homme de guerre, bon citoyen, bon époux, bon père, général intrépide, juste et doux, et à la fois probe et habile: rare assemblage, dans un siècle où trop souvent, les hommes de bonnes mœurs sont inhabiles, et les habiles sans mœurs.
Les Russes, étonnés de n'avoir été attaqués que de front, crurent que toutes les combinaisons militaires de Murat se réduisaient à suivre leur grande route. Ils l'appelèrent, par dérision, le général des grands chemins; le jugeant ainsi d'après l'événement, qui trompe plus souvent qu'il n'éclaire.
En effet, pendant que Ney attaquait, Murat éclairait ses flancs avec sa cavalerie sans pouvoir la faire agir; des bois à gauche, et des marais à droite, arrêtaient ses mouvemens. Mais en combattant de front, tous deux attendaient l'effet d'une marche de flanc des Westphaliens, commandés par Junot.
Depuis la Stubna, la grande route, afin d'éviter les marais formés par les divers affluens du Dnieper, se détournait à gauche, cherchait les hauteurs, et s'éloignait du bassin de ce fleuve, pour s'en rapprocher ensuite dans un terrain plus favorable. On avait remarqué qu'un chemin de traverse plus hardi et plus court, comme ils le sont tous, courait directement à travers ces fonds marécageux, entre le Dnieper et le grand chemin, qu'il rejoignait en arrière du plateau de Valoutina.
C'était ce chemin de traverse que Junot parcourait, après avoir passé le fleuve à Prudiszi. Il le conduisit bientôt en arrière de la gauche des Russes, sur le flanc des colonnes qui revenaient au secours de leur arrière-garde. Il ne fallait qu'attaquer pour rendre la victoire décisive. Ceux qui résistaient de front au maréchal Ney, étonnés d'entendre combattre derrière eux, seraient devenus incertains, et le désordre, jeté au milieu d'un combat, dans cette multitude d'hommes, de chevaux et de voitures, engagés sur cette seule route, eût été irréparable; mais Junot, brave comme individu, hésitait comme chef. Sa responsabilité le troubla.
Cependant Murat, le jugeant en présence, s'étonnait de ne pas entendre son attaque. La fermeté des Russes devant Ney lui fit soupçonner la vérité; Il quitte sa cavalerie, et traversant presque seul les bois et les marais, il court à Junot, il lui reproche son inaction; Junot s'excuse: «il n'a point l'ordre d'attaquer; sa cavalerie wurtembergeoise est molle, ses efforts sont simulés, elle ne se décidera pas à mordre sur les bataillons ennemis.»
Murat répond à ces paroles par des actions. Il se précipite à la tête de cette cavalerie; avec un autre général, ce sont d'autres soldats: il les entraîne, les jette sur les Russes, renverse leurs tirailleurs, revient à Junot et lui dit: «Achève à présent, ta gloire est là et ton bâton de maréchal!» Mais alors il le quitta pour rejoindre les siens, et Junot troublé resta immobile. Trop long-temps près de Napoléon, dont le génie actif ordonnait tout, l'ensemble et le détail, il n'avait appris qu'à obéir; l'expérience du commandement lui manquait; enfin des fatigues et des blessures l'avaient vieilli avant le temps.
Quant au choix de ce général pour un mouvement si important, il n'étonna point: on savait que l'empereur lui était attaché par habitude, c'était son plus ancien aide-de-camp; et par une secrète faiblesse, car la présence de cet officier se liant à tous les souvenirs de son bonheur et de ses victoires, il lui répugnait de s'en séparer. On peut croire encore que son amour-propre se plaisait à voir des hommes, ses élèves, commander ses armées. Il était d'ailleurs naturel qu'il comptât plus sur leur dévouement, que sur celui de tous les autres.
Néanmoins, quand le lendemain les lieux lui parlèrent eux-mêmes, et qu'à la vue du pont sur lequel Gudin avait été abattu, il eut observé que ce n'était point là qu'il eût fallu déboucher, lorsqu'ensuite, fixant d'un œil enflammé la position qu'avait occupée Junot, il se fut écrié; «C'était là sans doute que devaient attaquer les Westphaliens! toute la bataille était là! que faisait donc Junot!» alors son irritation devint si violente, qu'aucune excuse ne put d'abord l'apaiser. Il appelle Rapp et s'écrie: «qu'il ôte au duc d'Abrantès son commandement! qu'il le renvoie de l'armée! qu'il a perdu sans retour le bâton de maréchal! que cette faute va peut-être leur fermer le chemin de Moskou! que c'est à lui, Rapp, qu'il donne les Westphaliens; qu'il leur parlera leur langue, et qu'il saura les faire battre.» Mais Rapp refusa la place de son ancien compagnon d'armes; il apaisa l'empereur, dont la colère s'éteignait toujours facilement, dès qu'il l'avait exhalée en paroles.
Mais ce n'était pas seulement par sa gauche que l'ennemi avait failli être vaincu; à sa droite, il avait couru un plus grand danger. Morand, l'un des généraux de Davoust, avait été jeté de ce côté au travers des forêts; il marchait sur des hauteurs boisées, et se trouvait, dès le commencement du combat, sur le flanc des Russes. Encore quelques pas, et il débouchait en arrière de leur droite. Son apparition soudaine eût infailliblement décidé la victoire, elle l'eût rendue complète; mais Napoléon, ignorant les lieux, l'avait fait rappeler sur le point où Davoust et lui s'étaient arrêtés.
Dans l'armée, on se demanda pourquoi l'empereur, en faisant concourir pour un même but trois chefs indépendans l'un de l'autre, ne s'était pas trouvé là, pour leur donner un ensemble indispensable et sans lui impossible. Mais il était rentré dans Smolensk, soit fatigué, soit sur-tout qu'il ne se fût pas attendu à un combat si sérieux; soit enfin que par la nécessité de s'occuper de tout à la fois, il ne pût être à temps et tout entier nulle part. En effet, le travail de son empire et de l'Europe, suspendu par les jours d'action qui avaient précédé, s'amoncelait. Il fallait déblayer ses porte-feuilles, et donner un cours aux affaires civiles et politiques, qui commençaient à s'encombrer; il était d'ailleurs pressant et glorieux de dater de Smolensk.
Aussi, quand Borelli, général de Murat, vint crier au secours, le fit-il attendre; et telle était sa préoccupation, qu'il fallut qu'un ministre insistât pour le faire entrer. Le rapport de cet officier émut Napoléon: «Que dites-vous! s'écria-t-il; quoi, vous n'êtes point assez! L'ennemi montre-t-il soixante mille hommes! Mais c'est donc une bataille!» Aussitôt il donna ordre à Davoust de soutenir Ney et Murat, puis il reprit tranquillement son travail, remettant au lendemain le soin des combats, car la nuit était venue: mais ensuite l'espoir d'une bataille l'agita, et il parut avec le jour suivant sur les champs de Valoutina.
CHAPITRE VIII.
Les soldats de Ney et ceux de la division Gudin, veuve de son général, y étaient rangés sur les cadavres de leurs compagnons, et sur ceux des Russes, au milieu d'arbres à demi brisés, sur une terre battue par les pieds des combattans, sillonée de boulets, jonchée de débris d'armes, de vêtemens déchirés, d'ustensiles militaires, de chariots renversés et de membres épars; car ce sont-là les trophée de la guerre! voilà la beauté d'un champ de victoire!
Les bataillons de Gudin ne paraissent plus être que des pelotons; ils se montraient d'autant plus fiers qu'ils étaient plus réduits: près d'eux, on respirait encore l'odeur des cartouches brûlées et celle de la poudre, dont cette terre, dont leurs vêtemens étaient imprégnés et leurs visages encore tout noircis. L'empereur ne pouvait passer devant leur front sans avoir à éviter, à franchir ou à fouler des baïonnettes tordues par la violence du choc et des cadavres.
Mais toutes ces horreurs, il les couvrit de gloire. Sa reconnaissance transforma ce champ de mort en un champ de triomphe, où pendant quelques heures régnèrent seuls l'honneur et l'ambition satisfaits.
Il sentait qu'il était temps de soutenir ses soldats de ses paroles et de ses récompenses. Jamais aussi ses regards ne furent plus affectueux; quant à son langage, «ce combat était le plus beau fait d'armes de notre histoire militaire; les soldats qui l'entendaient, des hommes avec qui l'on pouvait conquérir le monde; ceux tués, des guerriers morts d'une mort immortelle.» Il parlait ainsi, sachant bien que c'est sur-tout au milieu de cette destruction que l'on songe à l'immortalité.
Il fut magnifique dans ses récompenses: les 12e, 21e de ligne et le 17e léger reçurent quatre-vingt-sept décorations et des grades; c'étaient les régimens de Gudin. Jusque-là, le 127e avait marché sans aigle car alors il fallait conquérir son drapeau sur un champ de bataille, pour prouver qu'ensuite on saurait l'y conserver.
L'empereur lui en remit une de ses mains; il satisfit aussi le corps de Ney. Ses bienfaits furent grands en eux-mêmes, et par leur forme. Il ajouta au don par la manière de donner. On le vit s'entourer successivement de chaque régiment comme d'une famille. Là, il interpelait à haute voix les officiers, les sous-officiers, les soldats, demandant les plus braves entre tous ces braves, ou les plus heureux, et les récompensant aussitôt. Les officiers désignaient, les soldats confirmèrent; l'empereur approuva; ainsi comme il l'a dit lui-même, les choix furent faits sur-le-champ, en cercle, devant lui, et confirmés avec acclamation par les troupes.
Ces manières paternelles, qui faisaient du simple soldat le compagnon de guerre du maître de l'Europe; ces formes, qui reproduisaient les usages toujours regrettés de la république, les transportèrent. C'était un monarque, mais c'était celui de la révolution, et ils aimaient un souverain parvenu qui les faisait parvenir: en lui tout excitait, rien ne reprochait.
Jamais champ de victoire n'offrit un spectacle plus capable d'exalter; le don de cette aigle, si bien méritée, la pompe de ces promotions, les cris de joie, la gloire de ces guerriers, récompensée sur le lieu même où elle venait d'être acquise; leur valeur proclamée par une voix dont chaque accent retentissait dans l'Europe attentive; par ce grand conquérant dont les bulletins allaient porter leurs noms dans l'univers entier, et sur-tout parmi leurs concitoyens et dans le sein de leurs familles, à la fois rassurées et enorgueillies; que de biens à la fois! ils en furent enivrés; lui-même parut d'abord se laisser échauffer à leurs transports.
Mais lorsque, hors de la vue de ses soldats, l'attitude de Ney et de Murat, et les paroles de Poniatowski, aussi franc et judicieux au conseil qu'intrépide au combat, l'eurent calmé; quand toute la chaleur lourde de ce jour eut pesé sur lui et que les rapports apprirent qu'on faisait huit lieues sans joindre l ennemi, il se désenchanta. Dans son retour à Smolensk le cahotage de sa voiture sur les débris du combat, les embarras causés sur la route par la longue file de blessés qui se traînaient ou qu'on rapportait, et dans Smolensk par ces tombereaux de membres amputés, qu'on allait jeter au loin; enfin tout ce qui est horrible et odieux hors des champs de bataille, acheva de le désarmer. Smolensk n'était plus qu'un vaste hôpital, et le grand gémissement qui en sortait, l'emporta sur le cri de gloire qui venait de s'élever des champs de Valoutina.
Les rapports des chirurgiens étaient hideux: en ce pays, on supplée au vin et à l'eau-de-vie de raisin, par une eau-de-vie qu'on tire du grain. On y mêle des plantes narcotiques: nos jeunes soldats, épuisés de faim et de fatigue, ont cru que cette liqueur les soutiendrait; mais sa chaleur perfide leur a fait jeter à la fois tout le feu qui leur restait, après quoi ils sont tombés épuisés, et la maladie s'est emparée d'eux.
On en a vu d'autres, moins sobres, ou plus affaiblis, frappés de vertiges, de stupéfaction et d'assoupissemens; ils s'accroupissent dans les fossés et sur les chemins. Là, leurs yeux ternes, à demi ouverts et larmoyans, semblent voir avec insensibilité la mort s'emparer successivement de tout leur être; ils expirent mornes et sans gémir.
À Wilna, on n'a pu créer d'hôpitaux que pour six mille malades; des couvens, des églises, des synagogues et des granges servent à recueillir cette foule souffrante: dans ces tristes lieux, quelquefois malsains, toujours trop rares et encombrés, les malades sont souvent sans vivres, sans lits, sans couvertures, sans paille même et sans médicamens. Les chirurgiens y deviennent insuffisans, de sorte que tout, jusqu'aux hôpitaux, contribue à faire des malades, et rien à les guérir.
À Vitepsk, quatre cents blessés russes sont restés sur le champ de bataille; trois cents autres ont été abandonnés dans la ville par leur armée, et comme elle en a emmené les habitans, ces malheureux sont restés trois jours, ignorés, sans secours, entassés pêle-mêle, mourans et morts, et croupissant dans une horrible infection: ils ont enfin été recueillis et mêlés à nos blessés, qui étaient au nombre de sept cents comme ceux des Russes. Nos chirurgiens ont employé jusqu'à leurs chemises, et celles de ces misérables, pour les panser, car déjà le linge manque.
Lorsqu'enfin les blessures de ces infortunés s'améliorent, et qu'il ne faut plus qu'une nourriture saine pour achever leur guérison, ils périssent faute de subsistance: Français ou Russes, peu échappent. Ceux que la perte d'un membre ou leur faiblesse empêche d'aller chercher quelques vivres, succombent les premiers; ces désastres se répètent par-tout où l'empereur n'est pas, ou n'est plus, sa présence attirant, et son départ entraînant tout après lui, enfin ses ordres n'étant scrupuleusement accomplis qu'à sa portée.
À Smolensk, les hôpitaux ne manquent point; quinze grands bâtimens de briques ont été sauvés du feu, on a même trouvé de l'eau-de-vie, des vins, quelques médicamens, et nos ambulances de réserve nous ont enfin rejoints, mais rien ne suffit. Les chirurgiens travaillent nuit et jour; on n'en est qu'à la seconde nuit, et déjà, tout manque pour panser les blessés; il n'y a plus de linge, on est forcé d'y suppléer, par le papier trouvé dans les archives. Ce sont des parchemins qui servent d'attelles et de draps fanons, et ce n'est qu'avec de l'étoupe et du coton de bouleau qu'on peut remplacer la charpie.
Nos chirurgiens accablés s'étonnent; depuis trois jours, un hôpital de cent blessés est oublié; un hasard vient de le faire découvrir: Rapp a pénétré dans ce lieu de désespoir! j'en épargnerai l'horreur à ceux qui me liront! Pourquoi faire partager ces terribles impressions dont l'ame reste flétrie! Rapp ne les épargna pas à Napoléon, qui fit distribuer son propre vin et plusieurs pièces d'or à ceux de ces infortunés qu'une vie tenace animait encore, ou qu'une nourriture révoltante avait soutenus.
Mais à la violente émotion que ces rapports laissèrent dans l'ame de l'empereur, se joignait une effrayante considération. L'incendie de Smolensk n'était plus à ses yeux l'effet d'un accident de guerre fatal et imprévu, ni même le résultat d'un acte de désespoir: c'était le résultat d'une froide détermination. Les Russes avaient mis à détruire le soin, l'ordre, l'à-propos qu'on apporte à conserver.
Dans ce même jour, les réponses courageuses d'un pope, le seul qu'on trouva dans Smolensk, l'éclairèrent encore davantage sur l'aveugle fureur qu'on avait inspirée à tout le peuple russe. Son interprète, qu'effrayait cette haine, amena ce pope devant l'empereur. Le prêtre vénérable lui reprocha d'abord avec fermeté ses prétendus sacrilèges; il ignorait que c'était le général russe lui-même qui avait fait incendier les magasins du commerce et les clochers, et qu'il nous accusait de ces horreurs, afin que les marchands et les paysans ne séparassent pas leur cause de celle de la noblesse.
L'empereur l'écouta attentivement: «Mais votre église, lui dit-il enfin, a-t-elle été brûlée?—Non, sire, répliqua le pope; Dieu sera plus puissant que vous! il la protégera, car je l'ai ouverte à tous les malheureux que l'incendie de la ville laisse sans asile!» Napoléon ému lui répondit: «Vous avez raison; oui, Dieu veillera sur les victimes innocentes de la guerre; il vous récompensera de votre courage. Allez, bon prêtre, retournez à votre poste. Si tous vos popes eussent imité votre exemple, s'ils n'eussent pas trahi lâchement la mission de paix qu'ils ont reçue du ciel, s'ils n'eussent pas abandonné les temples que leur seule présence rend sacrés, mes soldats auraient respecté vos saints asiles: car nous sommes tous chrétiens, et votre Bog est notre Dieu.»
À ces mots, Napoléon renvoya le prêtre à son temple, avec une escorte et des secours. Un cri déchirant s'éleva à la vue des soldats qui pénétraient dans cet asile. Une multitude de femmes et d'enfans effarés se pressèrent autour de l'autel; mais le pope élevant la voix leur cria: «Rassurez-vous: j'ai vu Napoléon, je lui ai parlé. Oh! comme on nous avait trompés, mes enfans! l'empereur de France n'est point tel qu'on vous l'a représenté. Apprenez que lui et ses soldats connaissent et adorent le même Dieu que nous. La guerre qu'il apporte n'est point religieuse; c'est un démêlé politique avec notre empereur. Ses soldats ne combattent que nos soldats! Ils n'égorgent point, comme on nous l'avait dit, les vieillards, les femmes et les enfans. Rassurez-vous donc, et remercions Dieu d'être délivrés du pénible devoir de les haïr comme des païens, des impies et des incendiaires.» Alors le pope entonna un cantique d'actions de graces, que tous répétèrent en pleurant.
Mais ces paroles mêmes montraient à quel point cette nation avait été abusée. Le reste des habitans avait fui. Désormais ce n'était donc plus leur armée seulement, c'était la population, c'était la Russie tout entière qui reculait devant nous. Avec cette population, l'empereur sentait s'échapper de ses mains l'un de ses plus puissans moyens de conquête.
CHAPITRE IX.
En effet, dès Vitepsk, Napoléon avait chargé deux des siens de sonder l'esprit de ces peuples. Il s'agissait de les gagner à la liberté, et de les compromettre dans notre cause, par un soulèvement plus ou moins général. Mais on n'avait pu agir que sur quelques paysans isolés, abrutis, et que peut-être les Russes avaient laissés comme espions au milieu de nous. Cette tentative n'avait servi qu'à mettre son projet à découvert, et les Russes en garde contre lui.
D'ailleurs, ce moyen répugnait à Napoléon, que sa nature portait bien plus vers la cause des rois que vers celle des peuples. Il s'en servit négligemment. Plus tard, dans Moskou, il reçut plusieurs adresses de différens chefs de famille. On s'y plaignait d'être traité par les seigneurs comme des troupeaux de bêtes que l'on vend et que l'on échange à volonté. On y demandait que Napoléon proclamât l'abolition de l'esclavage. Ils s'offraient pour chefs de plusieurs insurrections partielles qu'ils promettaient de rendre bientôt générales.
Ces offres furent repoussées. On aurait vu, chez un peuple barbare, une liberté barbare, une licence effrénée, effroyable! quelques révoltes partielles en avaient jadis donné la mesure. Les nobles russes, comme les colons de Saint-Domingue, eussent été perdus. Cette crainte prévalut dans l'esprit de Napoléon, ses paroles l'exprimèrent; elle le détermina à ne plus chercher à exciter un mouvement qu'il n'aurait pu régler.
Au reste, ces maîtres s'étaient défiés de leurs esclaves. Au milieu de tant de périls, ils distinguèrent celui-ci comme le plus pressant. Ils agirent d'abord sur l'esprit de leurs malheureux serfs, abrutis par tous les genres de servitude. Leurs prêtres, qu'ils sont accoutumés à croire, les abusèrent par des discours trompeurs; on persuada à ces paysans que nous étions des légions de démons, commandés par l'antechrist, des esprits infernaux dont la vue excitait l'horreur: notre attouchement souillait. Nos prisonniers s'aperçurent que les ustensiles dont ils s'étaient servis, ces malheureux n'osaient plus s'en servir, et qu'ils les réservaient pour les animaux les plus immondes.
Cependant, nous approchions, et devant nous toutes ces fables grossières allaient s'évanouir. Mais voilà que ces nobles reculent avec leurs serfs dans l'intérieur du pays, comme à l'approche d'une grande contagion. Richesses, habitations, tout ce qui pouvait les retenir ou nous servir, est sacrifié. Ils mettent la faim, le feu, le désert, entre eux et nous; car c'était autant contre leurs serfs que contre Napoléon, que cette grande résolution s'exécutait. Ce n'était donc plus une guerre de rois qu'il fallait poursuivre, mais une guerre de classe, une guerre de parti, une guerre de religion, une guerre nationale, toutes les guerres à la fois.
L'empereur envisage alors toute l'énormité de son entreprise; plus il avance et plus elle s'agrandit devant lui. Tant qu'il n'a rencontré que des rois, plus grand qu'eux tous, pour lui, leurs défaites n'ont été que des jeux; mais les rois sont vaincus, il en est aux peuples; et c'est une autre Espagne, mais lointaine, stérile, infinie, qu'il retrouve encore à l'autre bout de l'Europe. Il s'étonne, hésite, et s'arrête.
À Vitepsk, quelque décision qu'il eût prise, il lui fallait Smolensk, et il semble qu'il ait remis à Smolensk à se déterminer. C'est pourquoi une même perplexité le ressaisit; elle est d'autant plus vive que ces flammes, cette épidémie, ces victimes qui l'entourent, ont tout aggravé; une fièvre d'hésitation s'empare de lui; ses regards se portent sur Kief, Pétersbourg et Moskou.
À Kief; il envelopperait Tchitchakof et son armée; il débarrasserait le flanc droit et les derrières de la grande-armée; il couvrirait les provinces polonaises les plus productives en hommes, vivres et chevaux; tandis que des cantonnemens fortifiés à Mohilef, Smolensk, Vitepsk, Polotsk, Dünabourg et Riga défendraient le reste. Derrière cette ligne, et pendant l'hiver, il soulèverait et organiserait toute l'ancienne Pologne, pour la précipiter au printemps sur la Russie; opposer une nation à une nation, et rendre la guerre égale.
Cependant, à Smolensk, il se trouve au nœud des routes de Pétersbourg et de Moskou, à vingt-neuf marches de l'une de ces deux capitales, et à quinze de l'autre. Dans Pétersbourg, c'est le point central du gouvernement, le nœud où tous les fils de l'administration se rattachent, le cerveau de la Russie; ce sont ses arsenaux de terre et de mer, car enfin le seul point de communication entre la Russie et l'Angleterre, dont il s'emparera. La victoire de Polotsk, qu'il vient d'apprendre, semble le pousser dans cette direction. En marchant d'accord avec Saint-Cyr sur Pétersbourg, il enveloppera Witgenstein, et fera tomber Riga devant Macdonald.
D'un autre côté, dans Moskou, c'est la noblesse, la nation qu'il attaquera dans ses propriétés, dans son antique honneur: le chemin de cette capitale est plus court, il offre moins d'obstacles et plus de ressources; la grande-armée russe, qu'il ne peut négliger, qu'il faut détruire, s'y trouve, et les chances d'une bataille, et l'espoir d'ébranler la nation, en la frappant au cœur dans cette guerre nationale.
De ces trois projets, le dernier lui paraît seul possible, malgré la saison qui s'avance. Cependant, l'histoire de Charles XII était sous ses yeux; non celle de Voltaire, qu'il venait de rejeter avec impatience, la jugeant romanesque et infidèle, mais le journal d'Adlerfeld, qu'il lisait et qui ne l'arrêta point. Dans le rapprochement de ces deux expéditions, il trouvait mille différences auxquelles il se rattachait; car qui peut être juge dans sa propre cause! et de quoi sert l'exemple du passé, dans un monde où il ne se trouve jamais deux hommes, deux choses, ni deux positions absolument semblables?
Toutefois, à cette époque, on entendit souvent le nom de Charles XII sortir de sa bouche.
CHAPITRE X.
Mais les nouvelles qui arrivaient de toutes parts excitaient son ardeur comme à Vitepsk. Ses lieutenans semblaient avoir fait plus que lui: les combats de Mohilef, de Molodecsna et de Valoutina étaient des batailles rangées, où Davoust, Schwartzenberg et Ney étaient vainqueurs: à sa droite, sa ligne d'opération paraissait couverte: devant lui, l'armée ennemie fuyait; à sa gauche, à Slowna, le 17 août, le duc de Reggio rejeté sur Polotsk, y venait d'être attaqué. L'attaque de Witgenstein avait été vive et acharnée; elle avait échoué, mais il conservait sa position offensive, et le maréchal Oudinot avait été blessé. Saint-Cyr l'a remplacé, dans le commandement de cette armée, composée d'environ trente mille Français, Suisses et Bavarois. Dès le lendemain, ce général, à qui le commandement ne plaisait que lorsqu'il l'exerçait seul, et en chef, en a profité pour donner sa mesure aux siens et à l'ennemi; mais froidement, suivant son caractère, et en combinant tout.
Depuis le point du jour jusqu'à cinq heures du soir, il trompa l'ennemi par la proposition d'un accord pour retirer les blessés, et sur-tout par des démonstrations de retraite. En même temps, il ralliait en silence tous ses combattans; il les disposait en trois colonnes d'attaque, et les cachait derrière le village de Spas et dans des plis de terrain.
À cinq heures, tout étant prêt, et Witgenstein endormi, il donne le signal: aussitôt son artillerie éclate et ses colonnes se précipitent. Les Russes surpris résistent vainement; d'abord leur gauche est enfoncée, bientôt leur centre fuit en déroute; ils abandonnent mille prisonniers, vingt pièces de canon, un champ de bataille couvert de morts, et l'offensive, dont Saint-Cyr, trop faible, ne pouvait feindre d'user que pour mieux se défendre.
Dans ce choc court, mais rude et sanglant, l'aile droite des Russes, qui s'appuyait à la Düna, résista opiniâtrement. Il fallut en venir à la baïonnette au travers d'une épaisse muraille: tout réussit; mais lorsqu'on croyait n'avoir plus qu'à poursuivre, tout pensa être perdu: des dragons russes, ivres, dit-on, risquèrent une charge sur une batterie de Saint-Cyr; une brigade française, placée pour la soutenir, s'avança, puis tout-à-coup tourna le dos et s'enfuit à travers nos canons, qu'elle empêcha de tirer. Les Russes y arrivèrent pêle-mêle avec les nôtres; ils sabrèrent les canonniers, renversèrent les pièces, et poussèrent si vivement nos cavaliers, que ceux-ci, toujours de plus en plus effarouchés, passèrent en déroute sur leur général en chef et sur son état-major, qu'ils culbutèrent. Le général Saint-Cyr fut obligé de fuir à pied. Il se jeta dans le fond d'un ravin, qui le préserva de cette bourasque. Déjà les dragons russes touchaient aux maisons de Polotsk, lorsqu'une manœuvre prompte et habile du quatrième des cuirassiers français, termina cette échauffourée. Les Russes disparurent dans les bois.
Le lendemain, Saint-Cyr les fit poursuivre, mais seulement pour éclairer leur retraite, marquer la victoire, et en recueillir encore quelques fruits. Pendant les deux mois qui suivirent, jusqu'au 18 octobre, Witgenstein le respecta. De son côté, le général français ne s'occupa plus qu'à observer son ennemi, à maintenir ses communications avec Macdonald, Vitepsk et Smolensk, à se fortifier dans sa position de Polotsk, et sur-tout à y vivre.
Dans cette journée du 18, quatre généraux, quatre colonels et beaucoup d'officiers avaient été blessés. Parmi eux, l'armée remarqua les généraux bavarois Deroy et Liben. Ils succombèrent le 22 août. Ces généraux étaient du même âge; ils avaient été du même régiment; ils firent les mêmes guerres; ils marchèrent à peu près du même pas dans leur chanceuse carrière, qu'une même mort, dans la même bataille, termina glorieusement. On ne voulut pas séparer, par le tombeau, ces guerriers que la vie, et la mort elle-même, n'avaient pu désunir: une même sépulture les reçut.
À la nouvelle de cette victoire, l'empereur envoya le bâton de maréchal d'empire au général Saint-Cyr. Il mit un grand nombre de croix à sa disposition, et plus tard il approuva la plupart des avancemens demandés.
Malgré ces succès, la détermination de dépasser Smolensk était trop périlleuse, pour que Napoléon s'y décidât seul; il fallut qu'il s'y fît entraîner. Après Valoutina, le corps de Ney, fatigué, avait été remplacé par celui de Davoust. Murat, comme roi, comme beau-frère de l'empereur, et par son ordre, devait commander. Ney s'y était soumis, moins par condescendance que par conformité de caractère. Ils furent d'accord par leur ardeur.
Mais Davoust, dont le génie méthodique et tenace contrastait avec l'emportement de Murat, et qu'enorgueillissait le souvenir et le surnom de deux grandes victoires, s'irrita de cette dépendance. Ces chefs, fiers et du même âge, compagnons de guerre, qui s'étaient vus grandir réciproquement, et que gâtait l'habitude de n'avoir obéi qu'à un grand homme, n'étaient guère propre à se commander l'un à l'autre: Murat sur-tout, qui, trop souvent, ne savait pas se commander à lui-même.
Toutefois Davoust obéit, mais de mauvaise grace, mal, comme la fierté blessée sait obéir. Il affecta de cesser aussitôt toute correspondance directe avec l'empereur. Celui-ci, surpris, lui ordonna de la reprendre, alléguant sa défiance pour les rapports de Murat. Davoust s'autorisa de cet aveu; il ressaisit son indépendance. Dès lors, l'avant-garde eut deux chefs. Ainsi l'empereur, fatigué, souffrant, accablé de trop de soins de toute espèce, et forcé à des ménagemens pour ses lieutenans, disséminait le pouvoir comme ses armées, malgré ses préceptes et ses anciens exemples. Les circonstances, auxquelles il avait tant de fois commandé, devenaient plus fortes que lui, et le commandaient à leur tour.
Cependant, Barclay ayant reculé, sans résistance, jusqu'auprès de Dorogobouje, Murat n'eut pas besoin de Davoust, et l'occasion manqua à leur mésintelligence; mais à quelques werstes de cette ville, le 23 août, vers onze heures du matin, un bois peu épais que le roi voulut reconnaître, lui fut vivement disputé; il fallut l'emporter deux fois.
Murat, surpris de cette résistance, et à cette heure, s'opiniâtra; il perça ce rideau, et vit au-delà toute l'armée russe rangée en bataille. L'étroit ravin de la Luja l'en séparait; il était midi: l'étendue des lignes russes, sur-tout vers notre droite, les préparatifs, l'heure, le lieu, celui où Barclay avait rejoint Bagration, le choix du terrain, assez convenable pour un grand choc, tout lui fit croire une bataille; il dépêcha vers l'empereur pour l'en prévenir.
En même temps il ordonna à Montbrun de passer le ravin sur sa droite, avec sa cavalerie, pour reconnaître et déborder la gauche de l'ennemi. Davoust et ses cinq divisions d'infanterie s'étendaient de ce côté; il protégeait Montbrun: le roi les rappela à sa gauche, sur la grande route, voulant, dit-on, soutenir le mouvement de flanc de Montbrun par quelques démonstrations de front.
Mais Davoust répondit: «que ce serait livrer notre aile droite, au travers de laquelle l'ennemi arriverait derrière nous sur la grande route, notre seule retraite; qu'ainsi, il nous forcerait à une bataille, que lui, Davoust, avait l'ordre d'éviter, et qu'il éviterait, ses forces étant insuffisantes, la position mauvaise, et se trouvant sous les ordres d'un chef qui lui inspirait peu de confiance.» Puis aussitôt, il écrivit à Napoléon qu'il se pressât d'arriver, s'il ne voulait pas que Murat engageât sans lui une bataille.
À cette nouvelle, qu'il reçut dans la nuit du 24 au 25 août, Napoléon sortit avec joie de son indécision. Pour ce génie entreprenant et décisif, elle était un supplice; il accourut avec sa garde et fit douze lieues sans s'arrêter; mais, dès la veille au soir, l'armée ennemie avait disparu.
De notre côté, sa retraite fut attribuée au mouvement de Montbrun; du côté des Russes, à Barclay, et à une fausse position prise par son chef d'état-major, qui avait mis le terrain contre lui, au lieu de s'en servir. Bagration s'en était aperçu le premier, sa fureur avait éclaté sans mesure; il cria à la trahison.
La discorde était dans le camp des Russes, comme à notre avant-garde. La confiance dans le chef, cette force des armées, y manquait; chaque pas y paraissait une faute, chaque parti pris le pire. La perte de Smolensk avait tout aigri; la réunion des deux corps d'armée augmenta le mal; plus cette masse russe se sentait forte, plus son général lui semblait faible. Le cri devint universel; on demanda hautement un autre chef. Cependant, quelques hommes sages intervinrent; Kutusof fut annoncé, et l'orgueil humilié des Russes l'attendit pour combattre.
De son côté, l'empereur, déjà à Dorogobouje, n'hésite plus: il sait qu'il porte par-tout avec lui le sort de l'Europe; que le lieu où il se trouvera sera toujours celui où se décidera le destin des nations; qu'il peut donc s'avancer, sans craindre les suites menaçantes de la défection des Suédois et des Turcs. Ainsi, il néglige les armées ennemies d'Essen à Riga, de Witgenstein devant Polotsk, d'Hoertel devant Bobruisk, de Tchitchakof en Volhinie. C'étaient cent vingt mille hommes, dont le nombre ne pouvait que s'augmenter; il les dépasse, il s'en laisse environner avec indifférence, assuré que tous ces vains obstacles de guerre et de politique tomberont au premier bruit du coup, de foudre qu'il va porter.
Et, cependant, sa colonne d'attaque, forte encore, à son départ de Vitepsk, de cent quatre-vingt-cinq mille hommes, est déjà réduite à cent cinquante-sept mille; elle est affaiblie de vingt-huit mille hommes, dont la moitié occupe Vitepsk, Orcha, Mohilef et Smolensk. Le reste a été tué, blessé, ou traîne et pille, en arrière de lui, nos alliés et les Français eux-mêmes.
Mais cent cinquante-sept mille hommes suffisaient pour détruire l'armée russe par une victoire complète, et pour s'emparer de Moskou. Quant à leur base d'opération, malgré ces cent vingt mille Russes qui la menaçaient, elle paraissait assurée. La Lithuanie, la Düna, le Dnieper, Smolensk enfin, étaient ou allaient être gardés, vers Riga et Dünabourg, par Macdonald et trente-deux mille hommes; vers Polotsk, par Saint-Cyr et trente mille hommes; à Vitepsk, Smolensk et Mohilef, par Victor et quarante mille hommes; devant Bobruisk, par Dorabrowski et douze mille hommes; sur le Bug, par Schwartzenberg et Regnier, à la tête de quarante-cinq mille hommes. Napoléon comptait encore sur les divisions Loison et Durutte, fortes de vingt-deux mille hommes, qui déjà s'approchaient, de Kœnigsberg et de Varsovie; et sur quatre-vingt mille hommes de renfort, qui tous devaient être entrés en Russie avant le milieu de novembre.
C'était, avec les levées lithuaniennes et polonaises, s'appuyer sur deux cent quatre-vingt mille hommes, pour faire, avec cent cinquante-cinq mille autres, une invasion de quatre-vingt-treize lieues; car telle était la distance de Smolensk à Moskou.
Mais ces deux cent quatre-vingt mille hommes étaient commandés par six chefs différens, indépendans l'un de l'autre, et dont le plus élevé, celui qui occupait le centre, celui qui semblait chargé de donner, comme intermédiaire, quelque ensemble aux opérations des cinq autres, était un ministre de paix et non de guerre.
D'ailleurs, les mêmes causes qui déjà avaient diminué d'un tiers les forces françaises entrées les premières en Russie, devaient disperser ou détruire, dans une bien plus grande proportion, tous ces renforts. La plupart arrivaient par détachemens, formés en bataillons provisoire de marche, sous des officiers nouveaux pour eux, qu'ils devaient quitter au premier jour, sans aiguillon de discipline, d'esprit de corps, ni de gloire, et traversant un sol dévoré, que la saison et le climat allaient rendre chaque jour plus nu et plus rude.
Cependant, Napoléon voit Dorogobouje en cendres comme Smolensk; sur-tout le quartier des marchands, de ceux qui avaient le plus à perdre, que leurs richesses pouvaient retenir, ou ramener parmi nous, et qui, par leur position, formaient une espèce de classe intermédiaire, un commencement de tiers-état, que la liberté pouvait séduire.
Il sent bien qu'il sort de Smolensk comme il y est arrivé, avec l'espoir d'une bataille, que l'indécision et les discordes des généraux russes ont encore ajournée; mais sa détermination est prise; il n'accueille plus que ce qui peut l'y soutenir. Il s'acharne sur les traces de ses ennemis; son audace s'accroît de leur prudence; il appelle leur circonspection pusillanimité; leur retraite, fuite; il méprise pour espérer.
LIVRE SEPTIÈME.
CHAPITRE I.
L'Empereur était accouru si rapidement à Dorogobouje, qu'il fut obligé de s'y arrêter pour attendre son armée et laisser Murat pousser l'ennemi. Il en repartit le 24 août: l'armée marchait sur trois colonnes de front; l'empereur, Murat, Davoust et Ney au milieu, sur le grand chemin de Moskou; Poniatowski à droite, l'armée d'Italie à gauche.
La colonne principale, celle du centre, ne trouvait rien sur une route où son avant-garde ne vivait elle-même que des restes des Russes; elle ne pouvait guère s'écarter de sa direction faute de temps, dans une marche si rapide. D'ailleurs, les colonnes de droite et de gauche dévoraient tout à ses côtés. Pour mieux vivre, il aurait fallu partir chaque jour plus tard, s'arrêter plus tôt, puis s'étendre davantage sur ses flancs pendant la nuit: ce qui n'est guère possible sans imprudence, quand on est aussi près de l'ennemi.
À Smolensk, l'ordre avait été donné, comme à Vitepsk, de prendre, en partant, pour plusieurs jours de vivres. L'empereur n'en ignorait pas la difficulté, mais il comptait sur l'industrie des chefs et des soldats: ils étaient avertis, cela suffisait; ils sauraient bien pourvoir eux-mêmes à leurs besoins. L'habitude en était prise: et réellement c'était un spectacle curieux que celui des efforts volontaires et continuels de tant d'hommes, pour suivre un seul homme à de si grandes distances. L'existence de l'armée était un prodige, que renouvelait chaque jour l'esprit actif, industrieux et avisé des soldats français et polonais, et leur habitude de vaincre toutes les difficultés, et leur goût pour les hasards et les irrégularités de ce jeu terrible d'une vie aventureuse.
Il y avait à la suite de chaque régiment une multitude de ces chevaux nains dont la Pologne fourmille, un grand nombre de chariots du pays, qu'il fallait sans cesse renouveler, et un troupeau. Les bagages étaient conduits par des soldats, car ils se prêtaient à tous les métiers. Ceux-là manquaient dans les rangs, il est vrai; mais ici le défaut de vivres, la nécessité de tout traîner avec soi, excusait cet attirail; il fallait, pour ainsi dire, une seconde armée, pour porter ou conduire ce qui était indispensable à la première.
Dans cette organisation prompte et faite en marchant, on s'était plié aux usages et à toutes les difficultés des lieux; le génie des soldats avait admirablement tiré le meilleur parti possible des faibles ressources du pays. Quant aux chefs, comme les ordres généraux supposaient toujours des distributions régulières, qui ne se faisaient jamais, chacun d'eux, suivant le degré de son zèle, de son intelligence et de sa fermeté, s'était plus ou moins emparé de la maraude, et avait changé le pillage individuel en contributions régulières.
Car ce n'était que par des excursions sur ses flancs, et au travers d'un pays inconnu, qu'on pouvait se procurer quelques vivres. Chaque soir, la marche arrêtée, et les bivouacs établis, des détachemens, commandés rarement par divisions, quelquefois par brigades, et le plus souvent par régimens, allaient à la découverte et s'enfonçaient dans la campagne; ils trouvaient, à quelques werstes de la route, tous les villages habités, et n'y étaient pas reçus trop hostilement; mais comme on ne s'entendait pas, et que d'ailleurs il leur fallait tout et sur-le-champ, la terreur s'emparait bientôt des paysans, qui s'enfuyaient dans les bois, d'où ils ressortaient en partisans peu redoutables.
Cependant, les détachemens bien repus et chargés de tout ce qu'ils avaient recueilli, rejoignaient leur corps le lendemain, ou quelques jours après; et il arriva fréquemment qu'ils furent pillés à leur tour par leurs compagnons des autres corps qu'ils rencontrèrent. De là des haines, d'où l'on aurait infailliblement vu naître des guerres intestines, fort sanglantes, si tous n'avaient pas ensuite été abattus par une même infortune, et réunis dans l'horreur d'un même désastre.
En attendant leurs détachemens, les soldats restés autour de leurs aigles vivaient de ce qu'ils trouvaient sur la route militaire; le plus souvent c'étaient des grains de seigle nouveau, qu'ils écrasaient et faisaient bouillir. La viande manqua moins que le pain, à cause des bestiaux qui suivirent; mais la longueur, et sur-tout la rapidité des marches, fit perdre beaucoup de ces animaux, la chaleur et la poussière les suffoquèrent: quand alors ils rencontraient de l'eau, ils s'y précipitaient avec une telle fureur que beaucoup s'y noyèrent; d'autres s'en remplissaient si immodérément, qu'ils enflaient et ne pouvaient plus marcher.
On remarqua, comme avant Smolensk, que les divisions du premier corps restaient les plus nombreuses; leurs détachemens, plus disciplinés, rapportaient plus, et faisaient moins de mal aux habitans. Ceux qui étaient restés au drapeau vivaient de leurs sacs, dont la bonne tenue reposait les yeux, fatigués d'un désordre presque universel.
Chacun de ces sacs, réduit au strict nécessaire, quant aux vêtemens, contenait deux chemises, deux paires de souliers avec des clous et des semelles de rechange, un pantalon et des demi-guêtres de toile, quelques ustensiles de propreté, une bande à pansement, de la charpie, et soixante cartouches.
Dans les deux côtés étaient placés quatre biscuits, de seize onces chacun; au-dessous, et dans le fond, un sac de toile, long et étroit, était rempli de dix livres de farine. Le sac entier ainsi composé, ses bretelles et la capote roulée et attaché par-dessus, pesait trente-trois livres douze onces.
Chaque soldat portait encore en bandoulière un sac de toile contenant deux pains, chacun de trois livres. Ainsi, avec son sabre, sa giberne garnie, trois pierres à feu, son tournevis, sa banderole et son fusil, il était chargé de cinquante-huit livres, et avait pour quatre jours de pain, pour quatre jours de biscuit, pour sept jours de farine, et soixante coups à tirer.
Derrière lui, des voitures traînaient encore pour six jours de vivres; mais on ne pouvait guère compter sur ces transports, pris sur les lieux, qui eussent été si commodes dans un autre pays, avec une moindre armée, et dans une guerre plus régulière.
Quand le sac de farine était vide, on l'emplissait du grain qu'on trouvait, et qu'on faisait moudre au premier moulin, s'il s'en rencontrait; sinon par des moulins à bras, qui suivaient les régimens, ou qu'on trouvait dans les villages, car ces peuples n'en connaissent guère d'autres. Il fallait seize hommes et douze heures pour moudre, dans chacun d'eux, le grain nécessaire, pour un jour, à cent trente hommes.
Dans ce pays, chaque maison ayant un four, ils manquèrent peu: les boulangers abondaient; car les régimens du premier corps renfermaient des ouvriers de toute espèce, de sorte que vivres et vêtemens, tout s'y confectionnait, ou s'y réparait en marchant. C'étaient des colonies à la fois civilisées et nomades. L'empereur en avait eu la pensée; le génie du prince d'Eckmühl s'en était saisi: le temps, les lieux, les hommes, rien ne lui avait manqué pour l'accomplir; mais ces trois élémens de succès furent moins à la disposition des autres chefs. Au reste, leur caractère, plus impétueux et moins méthodique, n'en aurait peut-être pas tiré le même parti; avec un génie moins organisateur, ceux-ci avaient donc eu plus d'obstacles à vaincre: l'empereur ne s'était pas assez arrêté à ces différences; elles avaient des suites funestes.