Histoire de Napoléon et de la Grande-Armée pendant l'année 1812. Tome I
CHAPITRE II.
Ce fut de Slawkowo, à quelques lieues en avant de Dorogobouje, et le 27 août, que Napoléon envoya au maréchal Victor, alors sur le Niémen, l'ordre de se rendre à Smolensk. La gauche de ce maréchal occupera Vitepsk, sa droite Mohilef, son centre Smolensk. Là il secourra Saint-Cyr au besoin, il servira de point d'appui à l'armée de Moskou, et maintiendra ses communications avec la Lithuanie.
Ce fut encore de ce même quartier-impérial qu'il publia les détails de sa revue de Valoutina, et qu'il voulut apprendre aux siècles présent et à venir jusqu'aux noms des simples soldats qui s'y étaient le plus distingués. Mais il ajouta qu'à Smolensk «la conduite des Polonais avait étonné les Russes, accoutumés à les mépriser!» À ces mots, les Polonais jetèrent un cri d'indignation, et l'empereur sourit à un mécontentement prévu, dont l'effet ne devait retomber que sur les Russes.
Dans cette marche, il se plut à dater du milieu de la vieille Russie une foule de décrets qui allaient atteindre jusqu'à de simples hameaux français; voulant paraître à la fois présent par-tout, remplir de plus en plus la terre de sa puissance, par l'effet de cette inconcevable grandeur croissante de l'âme, dont l'ambition n'a d'abord été qu'un simple jouet, et qui finit par désirer l'empire du monde.
Il est vrai qu'en même temps, à Slawkowo, il y avait si peu d'ordre autour de lui, que sa garde brûlait la nuit, pour se chauffer, le pont qu'elle était chargée de garder, le seul sur lequel il pût sortir le lendemain de son quartier impérial. Au reste, ce désordre, comme tant d'autres, venait, non d'insubordination, mais d'insouciance: il fut réparé dès qu'on s'en aperçut.
Ce jour-là même, Murat poussa l'ennemi au-delà de l'Osma, rivière étroite, mais encaissée et profonde, comme la plupart des rivières de ce pays; effet des neiges, et ce qui, à l'époque de leurs grandes fontes, empêche les débordemens. L'arrière-garde russe, couverte par cet obstacle, se retourna et s'établit sur les hauteurs de la rive opposée. Murat fit sonder le ravin: on trouva un gué. Ce fut par ce défilé étroit et incertain qu'il osa marcher contre les Russes, s'aventurer entre la rivière et leur position, s'ôtant ainsi toute retraite, et faisant d'une escarmouche une affaire désespérée. En effet, les ennemis descendirent en force de leur hauteur, le poussèrent, le culbutèrent jusque sur les bords du ravin, et faillirent l'y précipiter. Mais Murat s'obstina dans sa faute, l'outra, et en fit un succès. Le quatrième des lanciers enleva la position, et les Russes s'allèrent coucher non loin de là, contens de nous avoir fait acheter chèrement un quart de lieue de terrain, qu'ils nous auraient abandonné gratuitement pendant la nuit.
Au plus fort du danger, une batterie du prince d'Eckmühl refusa deux fois de tirer. Son commandant allégua ses instructions, qui lui défendaient, sous peine de destitution, de combattre sans l'ordre de Davoust. Cet ordre vint, selon les uns, à propos, selon d'autres trop tard. Je rapporte cet incident, parce que, le lendemain, il fut le sujet d'une grande querelle entre Murat et Davoust, devant l'empereur, à Semlewo.
Le roi reprocha au prince une circonspection lente, et sur-tout une inimitié qui datait de l'Égypte. Il s'emporta jusqu'à lui dire que, s'ils avaient un différend, ils devaient le vider entre eux seuls, mais que l'armée ne devait pas en souffrir.
Davoust, irrité, accusa le roi de témérité; suivant lui, «son ardeur irréfléchie compromettait sans cesse ses troupes, et prodiguait inutilement leur vie, leurs forces et leurs munitions. Il fallait enfin que l'empereur sût ce qui se passait chaque jour à son avant-garde. Tous les matins l'ennemi avait disparu devant elle; mais cette expérience ne faisait rien changer à la marche: on partait donc tard, tous sur la grande route, formant une seule colonne, et l'on s'avançait ainsi dans le vide jusque vers midi.
«Alors, derrière quelque ravin marécageux, dont les ponts étaient rompus, et que dominait le bord opposé, on rencontrait l'arrière-garde ennemie prête à combattre. Aussitôt les tirailleurs étaient engagés, puis les premiers régimens de cavalerie qui se trouvaient là, puis l'artillerie; mais le plus souvent hors de portée, ou contre des Cosaques épars qui ne valaient pas de pareils coups. Enfin, après de vaines et sanglantes tentatives, faites de front, le roi songeait à mieux reconnaître les forces de l'ennemi, sa position, à manœuvrer, et il appelait l'infanterie.
«Alors, après s'être long-temps attendu dans cette colonne sans fin, on passait le ravin sur la droite, ou sur la gauche des Russes, et ceux-ci se retiraient en tiraillant jusqu'à une nouvelle position, où la même résistance et le même mode de marche et d'attaque nous faisaient éprouver les mêmes pertes et les mêmes retards.
«Il en était ainsi de position en position, jusqu'à ce qu'on en rencontrât une plus forte ou mieux soutenue. C'était ordinairement vers cinq heures du soir, quelquefois plus tard, rarement plus tôt: mais ici la ténacité des Russes et l'heure, avertissaient assez que leur armée entière était là, déterminée à y coucher.
«Car il fallait convenir que cette retraite des Russes se faisait avec un ordre admirable. Le terrain seul la leur dictait, et non Murat. Leurs positions étaient si bien choisies, prises si à propos, défendues chacune tellement en raison de leur force et du temps que leur général voulait gagner, qu'en vérité leurs mouvemens semblaient tenir à un plan arrêté depuis long-temps, tracé soigneusement, et exécuté avec une scrupuleuse exactitude.
«Jamais ils n'abandonnaient un poste qu'un instant avant de pouvoir y être battus.
«Le soir, ils s'établissaient de bonne heure dans une bonne position, ne laissant sous les armes que les troupes absolument nécessaires pour la défendre, tandis que le reste se reposait et mangeait.»
Et Davoust ajoutait: «que, loin de profiter de cet exemple, le roi ne tenait compte ni de l'heure, ni de la force des lieux, ni de la résistance; qu'il s'opiniâtrait au milieu de ses tirailleurs, s'agitant devant la ligne ennemie, la tâtant de tous côtés; s'irritant, donnant ses ordres à grands cris, perdant la voix à force de les répéter; épuisant tout, gibernes, caissons, hommes et chevaux, combattans ou non combattans, et tenant tout le monde sous les armes jusqu'à la nuit close.
«Qu'alors il fallait bien lâcher prise et s'établir où l'on était; mais que l'on ne savait plus où trouver le nécessaire. C'était une pitié que d'entendre les soldats errer dans l'obscurité, chercher comme à tâtons des fourrages, de l'eau, du bois, de la paille, des vivres; puis ne plus retrouver leurs bivouacs, et s'appeler, pour se reconnaître, pendant toute la nuit. À peine avaient-ils le temps, non de se reposer, mais de préparer leur nourriture. Accablés, ils maudissaient leurs fatigues, jusqu'à ce que le jour et l'ennemi vinssent les ranimer.
«Et ce n'était pas l'avant-garde seule qui souffrait ainsi; c'était toute la cavalerie. Chaque soir Murat avait laissé au loin derrière lui, vingt mille hommes à cheval sur la grande route, et sous les armes. Cette longue colonne était restée toute la journée sans manger et sans boire, au milieu d'une poussière épaisse, sous un ciel brillant, ignorant ce qui se passait devant elle, avançant de quelques pas de quart d'heure en quart d'heure, puis s'arrêtant pour se déployer au milieu des seigles, mais sans oser débrider et y faire paître ses chevaux affamés, car le roi les tenait toujours en alerte. C'était pour faire cinq ou six lieues qu'on passait ainsi seize heures mortelles, sur-tout pour les chevaux de cuirassiers, plus chargés que les autres, plus faibles, comme le sont communément les plus grands chevaux, et à qui il fallait plus de nourriture: aussi voyait-on ces grands corps maigres et efflanqués, se traîner plutôt que marcher, et à chaque instant l'un fléchir, l'autre tomber sous son cavalier qui l'abandonnait.»
Davoust finit en disant: «qu'ainsi périrait toute la cavalerie; qu'au reste Murat était le maître d'en disposer, mais que pour l'infanterie du premier corps, tant qu'il la commanderait, il ne la laisserait pas ainsi prodiguer.»
Le roi ne resta pas sans réponse. On vit l'empereur les écouter en se jouant avec un boulet russe, qu'il poussait de son pied. Il semblait qu'il y avait dans cette mésintelligence entre ces chefs quelque chose qui ne lui déplaisait pas. Il n'attribuait leur animosité qu'à leur ardeur, sachant bien que la gloire est de toutes les passions la plus jalouse.
L'impatiente ardeur de Murat plaisait à la sienne. Comme on n'avait pour vivre que ce qu'on trouvait, tout était à l'instant dévoré; c'est pourquoi il fallait avoir fini promptement avec l'ennemi, et passer vite. D'ailleurs, la crise générale en Europe était trop forte, la position trop critique pour y demeurer, lui trop impatient; il voulait en finir à tout prix, pour en sortir. L'impétuosité du roi semblait donc mieux répondre à son anxiété que la sagesse méthodique du prince d'Eckmühl. Aussi, quand il les congédia, dit-il doucement à Davoust, «qu'on ne pouvait pas réunir tous les genres de mérite: qu'il savait mieux livrer une bataille que pousser une arrière-garde, et que si Murat avait poursuivi Bagration en Lithuanie, peut-être ne l'aurait-il pas laissé échapper.» On assure même qu'il reprocha à ce maréchal un esprit inquiet, qui voulait s'approprier tous les commandemens: moins, il est vrai, par ambition que par zèle, et pour que tout fût mieux; mais que ce zèle avait ses inconvéniens. Après quoi, il les renvoya, avec l'ordre de s'entendre mieux à l'avenir. Les deux chefs retournèrent à leur commandement et à leur haine. La guerre ne se faisant qu'à la tête de la colonne; ils se la disputaient.
CHAPITRE III.
Le 28 août, l'armée traversa les vastes plaines du gouvernement de Viazma; elle marchait en toute hâte, tout à la fois, à travers champs, et plusieurs régimens de front, chacun formant une colonne courte et serrée. La grande route était abandonnée à l'artillerie, à ses voitures, aux ambulances. L'empereur à cheval fut vu par-tout: les lettres de Murat et l'approche de Viazma l'abusaient encore de l'espoir d'une bataille: on l'entendait calculer, en marchant, les milliers de coups de canon dont il pourrait écraser l'armée ennemie.
Napoléon avait assigné aux bagages leur place; il fit publier l'ordre de brûler toutes les voitures qu'on verrait au milieu des troupes, même les chariots qui portaient des vivres; car ils auraient pu troubler les mouvemens des colonnes, et, en cas d'attaque, compromettre leur sûreté. La voiture du général Narbonne, son aide-de-camp, s'étant trouvée sur son passage, il y fit mettre le feu lui-même, devant ce général, et sur-le-champ, sans permettre qu'on la vidât; ordre qui n'était que sévère, mais qui parut dur, parce qu'il en fit commencer lui-même l'exécution, qu'au reste on n'acheva pas.
Les bagages de tous les corps furent donc réunis en arrière de l'armée; c'était, depuis Dorogobouje, une longue trainée de chevaux de bât et de kibiks attelés de cordes: ces voitures étaient chargées de butin, de vivres, d'effets militaires, des hommes préposés à leur garde, enfin de soldats malades et des armes des uns et des autres, qui s'y rouillaient. On voyait dans cette colonne beaucoup de ces grands cuirassiers démontés, portés sur des chevaux de la taille de nos ânes, car ils ne pouvaient suivre à pied, faute d'habitude et de chaussure. Dans cette foule confondue et désordonnée, comme sur la plupart des maraudeurs de nos flancs, les Cosaques eussent pu faire d'heureux coups de main. Par là, ils auraient inquiété l'armée et retardé sa marche; mais Barclay semblait craindre de nous décourager: il ne luttait que contre notre avant-garde, et autant qu'il le fallait pour nous ralentir sans nous rebuter.
Cette détermination de Barclay, l'affaiblissement de l'armée, les querelles de ses chefs, l'approche du moment décisif, inquiétaient Napoléon. À Dresde, à Vitepsk, à Smolensk même, il avait vainement espéré une communication d'Alexandre. À Ribky, vers le 28 août, il paraît la solliciter: une lettre de Berthier à Barclay, peu remarquable du reste, se terminait ainsi: «L'empereur me chargé de vous prier de faire ses complimens à l'empereur Alexandre: dites-lui que les vicissitudes de la guerre, et aucune circonstance, ne peuvent altérer l'amitié qu'il lui porte.»
Dans cette journée du 28 août, l'avant-garde repoussa les Russes jusque dans Viazma; l'armée, altérée par la marche, la chaleur et la poussière, manqua d'eau, on se disputa quelques bourbiers: on se battit près des sources, bientôt troublées et taries; l'empereur lui-même dut se contenter d'une bourbe liquide.
Pendant la nuit, l'ennemi détruisit les ponts de la Viazma; pilla cette ville et y mit le feu, Murat et Davoust s'avancèrent précipitamment pour l'éteindre. L'ennemi défendit son incendie, mais la Viazma était guéable près des débris de ses ponts; on vit alors une partie de l'avant-garde combattre les incendiaires, et l'autre l'incendie, dont elle se rendit maîtresse. On trouva dans cette ville quelques ressources, que le pillage eut bientôt gaspillées.
L'empereur, en traversant la ville; vit ce désordre; il s'irrita violemment, poussa son cheval au milieu des groupes de soldats, frappa les uns, culbuta les autres, fit saisir un vivandier et ordonna qu'il fût à l'instant jugé et fusillé. Mais on savait la portée de ce mot dans sa bouche, et que plus ses accès de colère étaient violents, plus ils étaient promptement suivi d'indulgence. On se contenta donc de placer, un instant après, ce malheureux à genoux sur son passage: on mit à côté de lui une femme et quelques enfans, qu'on fit passer pour les siens. L'empereur, déjà indifférent demanda ce qu'ils voulaient et le fit mettre en liberté.
Il était encore à cheval quand il vit revenir vers lui Belliard, depuis quinze ans le compagnon de guerre, et alors le chef d'état-major de Murat. Étonné, il crut à un malheur. D'abord Belliard le rassure, puis il ajoute: «qu'au-delà de la Viazma, derrière un ravin, sur une position avantageuse, l'ennemi s'est montré en force et prêt à combattre; qu'aussitôt, de part et d'autre la cavalerie s'est engagée, et que l'infanterie devenant nécessaire, le roi lui-même s'est mis à la tête d'une division de Davoust, et l'a ébranlée pour la porter sur l'ennemi; mais que le maréchal est accouru, criant aux siens d'arrêter: blâmant hautement cette manœuvre, la reprochant durement au roi et défendant à ses généraux de lui obéir: qu'alors Murat en a appelé à son rang, à son grade, au moment qui pressait, mais vainement; qu'enfin il envoie déclarer à l'empereur son dégoût pour un commandement si contesté, et qu'il faut opter entre lui ou Davoust.»
À cette nouvelle, Napoléon s'emporte; il s'écrie: «que Davoust oublie toute subordination; qu'il méconnaît donc son beau-frère, celui qu'il a nommé son lieutenant;» et il fait partir Berthier, avec l'ordre de mettre désormais sous le commandement du roi la division Gompans, celle-là même qui avait été le sujet du différend. Davoust ne se défendit pas sur la forme de son action, mais il en soutint le fond, soit prévention contre la témérité habituelle du roi, soit humeur, ou qu'en effet il eût mieux jugé du terrain et de la manœuvre qui y convenait: ce qui est fort possible.
Cependant, le combat venait de finir, et Murat, que l'ennemi ne distrayait plus, était déjà tout entier au souvenir de sa querelle. Renfermé avec Belliard et comme caché dans sa tente, à mesure que les expressions du maréchal se retraçaient à sa mémoire, son sang s'embrasait de plus en plus de honte et de colère. «On l'avait méconnu, outragé publiquement, et Davoust vivait encore! et il le reverrait! Que lui faisaient la colère de l'empereur et sa décision! c'était à lui-même à venger son injure! Qu'importe son rang! c'est son épée seule qui l'a fait roi, c'est à elle seule qu'il en appelle!» et déjà il saisissait ses armes pour aller attaquer Davoust; quand Belliard l'arrêta, en lui opposant les circonstances, l'exemple à donner à l'armée, l'ennemi à poursuivre, et qu'il ne fallait pas attrister les siens et charmer l'ennemi par un fâcheux éclat.
Ce général dit qu'alors il vit ce roi maudire sa couronne, et chercher à dévorer son affront; mais que des larmes de dépit roulaient dans ses yeux et tombaient sur ses vêtemens. Pendant qu'il se tourmentait ainsi, Davoust, s'opiniâtrant dans son opinion, disait que l'empereur était trompé, et demeurait tranquille dans son quartier-général.
Napoléon rentra dans Viazma, où il fallait qu'il séjournât, pour reconnaître sa nouvelle conquête et le parti qu'il en pouvait tirer. Les nouvelles qu'il apprit de l'intérieur de la Russie, lui montrèrent le gouvernement ennemi, s'appropriant nos succès, et s'efforçant de faire croire que la perte de tant de provinces était l'effet d'un plan général de retraite, adopté d'avance. Des papiers saisis dans Viazma disaient qu'à Pétersbourg on chantait des Te Deum pour de prétendues victoires de Vitepsk ou de Smolensk. Étonné, il s'écria: «Eh quoi! des Te Deum! ils osent donc mentir à Dieu comme aux hommes!»
Au reste, la plupart des lettres russes interceptées, exprimaient le même étonnement. «Quand nos villes brûlent, disaient-elles, nous n'entendons ici que le son des cloches, que des chants de reconnaissance et des rapports triomphans. Il semble qu'on veuille nous faire remercier Dieu des victoires des Français. Ainsi l'on ment dans l'air, on ment par terre, on ment en paroles et par écrit, on ment au ciel et à la terre, on ment par-tout. Nos grands hommes traitent la Russie comme un enfant, mais il y a de la crédulité à nous croire si crédules.»
Réflexions justes, si des moyens aussi grossiers eussent été employés pour tromper ceux qui savaient écrire de pareilles lettres. Toutefois, quoique ces mensonges politiques soient généralement mis en usage, on trouva que, portés à un tel excès, ils faisaient la satire, ou des gouvernans, ou des gouvernés, et peut-être des uns et des autres.
Pendant ce temps, l'avant-garde poussait les Russes jusqu'à Gjatz, en échangeant avec eux quelques boulets; échange qui se faisait presque toujours au désavantage des Français, les Russes ayant soin de n'employer que des pièces longues, et d'une plus grande portée que les nôtres. On fit une autre remarque, c'est que depuis Smolensk ces Russes avaient négligé de brûler les villages et les châteaux. Comme ils sont d'un caractère qui vise à l'effet, ce mal obscur leur parut peut-être inutile. Les incendies plus éclatans de leurs villes leur suffirent.
Ce défaut, si cette négligence en fut la suite, tourna comme il arrive souvent de tous les défauts, au profit de leurs ennemis. L'armée française trouva dans ces villages des fourrages, des grains, des fours pour les faire cuire, et des abris. D'autres ont observé à ce propos, que toutes ces dévastations furent confiées aux Cosaques, à des barbares, et que ces hordes, soit haine ou mépris pour la civilisation, semblèrent prendre un plaisir de sauvages à brûler sur-tout les villes.
CHAPITRE IV.
Le 1er septembre, vers midi, Murat n'était plus séparé de Gjatz que par un taillis de sapins. La vue des Cosaques l'obligea de déployer ses premiers régimens; mais bientôt, dans son impatience, il appela quelques cavaliers, et lui-même ayant chassé les Russes du bois qu'ils occupaient, il le traversa, et se trouva au portes de Gjatz. À cette vue, les Français s'animèrent, et la ville fut tout-à-coup envahie jusqu'à la rivière qui la sépare en deux, et dont les ponts étaient déjà livrés aux flammes.
Là, comme à Smolensk, comme à Viazma, soit hasard, soit reste de coutume tartare, le bazar se trouvait du côté de l'Asie, sur la rive qui nous était opposée. L'arrière-garde russe, garantie par la rivière, eut donc le temps de brûler tout ce quartier. La promptitude seule de Murat avait sauvé le reste.
On passa la Gjatz, comme on put, sur des poutres, dans quelques embarcations et à gué. Les Russes disparurent derrière leurs flammes, où nos premiers éclaireurs les suivaient, quand ils virent un habitant en sortir, accourir à eux, et criant qu'il était Français. Sa joie et son accent confirmaient ses paroles. Ils le conduisirent à Davoust. Ce maréchal le questionna.
Tout, selon le rapport de cet homme, venait de changer dans l'armée russe. Du milieu de ses rangs, une grande clameur s'était élevée contre Barclay. La noblesse, les marchands, Moskou entière, y avaient répondu. «Ce général, ce ministre était un traître: il faisait détruire en détail toutes leurs divisions; il déshonorait l'armée par une fuite sans fin! et cependant on subissait la honte d'une invasion, et leurs villes brûlaient! S'il fallait se déterminer à cette ruine, on voulait se sacrifier soi-même; du moins y aurait-il alors quelque honneur, tandis que, se laisser sacrifier par un étranger, c'était tout perdre, jusqu'à l'honneur du sacrifice.
Mais pourquoi cet étranger? Le contemporain, le compagnon de guerre, l'émule de Suwarow, n'existait-il pas encore? Il fallait un Russe pour sauver la Russie!» Et tous demandaient, tous voulaient Kutusof et une bataille. Le Français ajouta qu'Alexandre avait cédé; que l'insubordination de Bagration et le cri universel avaient obtenu de lui ce général et cette bataille; et que d'ailleurs, après avoir attiré l'armée ennemie aussi loin, l'empereur moskovite avait lui-même jugé un grand choc indispensable.
Enfin il assura que le 29 août, entre Viazma et Gjatz, à Tzarewo-zaïmizcze, l'arrivée de Kutusof et l'annonce d'une bataille avaient enivré l'armée ennemie d'une double joie; qu'aussitôt tous avaient marché vers Borodino, non plus pour fuir, mais pour se fixer sur cette frontière du gouvernement de Moskou, pour s'y lier au sol, pour le défendre, enfin pour y vaincre ou mourir.
Un incident, du reste peu remarquable, sembla confirmer cette nouvelle: ce fut l'arrivée d'un parlementaire russe. Il avait si peu à dire qu'on s'aperçut d'abord qu'il venait pour observer. Sa contenance déplut sur-tout à Davoust, qui y trouva plus que de l'assurance. Un général français, ayant inconsidérément demandé à ce parlementaire ce qu'on trouverait de Viazma à Moskou: «Pultava,» répliqua fièrement le Russe. Cette réponse annonçait une bataille; elle plut aux Français, qui aiment l'à-propos, et se plaisent à rencontrer des ennemis dignes d'eux.
Ce parlementaire fut reconduit sans précaution, comme il avait été amené. Il vit qu'on pénétrait jusqu'à nos quartiers-généraux sans obstacle; il traversa nos avant-postes sans rencontrer une vedette; par-tout la même négligence, et cette témérité si naturelle à des Français et à des vainqueurs. Chacun dormait; point de mot d'ordre, point de patrouilles: nos soldats semblaient négliger ces soins comme trop minutieux. Pourquoi tant de précautions? eux attaquaient, ils étaient victorieux; c'était aux Russes à se défendre. Cet officier a dit depuis, qu'il fut tenté de profiter cette nuit-là même de notre imprudence, mais qu'il ne trouva pas de corps russe à sa portée.
L'ennemi, en se hâtant de brûler les ponts de la Gjatz, avait abandonné quelques-uns de ses Cosaques: on les envoya à l'empereur, qui s'approchait à cheval. Napoléon voulut les questionner lui-même: il appela son interprète, et fit placer à ses côtés deux de ces Scythes, dont l'étrange costume et la physionomie sauvage étaient remarquables. Ce fut ainsi qu'on le vit entrer à Gjatz et traverser cette ville. Les réponses de ces barbares furent d'accord avec les discours du Français, et, pendant la nuit du 1er au 2 août, toutes les nouvelles des avant-postes les confirmèrent.
Ainsi Barclay, seul contre tous, venait de soutenir jusqu'au dernier moment ce plan de retraite, qu'en 1807 il avait vanté à l'un de nos généraux, comme le seul moyen de salut pour la Russie. Parmi nous, on le louait de s'être maintenu dans cette sage défensive, malgré les clameurs d'une nation orgueilleuse, que le malheur irritait, et devant un ennemi si agressif.
Il avait sans doute failli en se laissant surprendre à Wilna, et en ne reconnaissant pas le cours marécageux de la Bérézina pour la véritable frontière de la Lithuanie; mais on remarquait que depuis, à Vitepsk et à Smolensk, il avait prévenu Napoléon; que sur la Loutcheza, sur le Dnieper et à Valoutina, sa résistance avait été proportionnée au temps et aux lieux; que cette guerre de détail, et les pertes qu'elle occasionnait, n'avaient été que trop à son avantage: chacun de ses pas rétrogrades nous éloignant de nos renforts et le rapprochant des siens; il avait donc tout fait à propos, soit qu'il eût hasardé, défendu, ou abandonné.
Et cependant il s'était attiré l'animadversion générale! mais c'était à nos yeux son plus grand éloge. On l'approuvait d'avoir dédaigné l'opinion publique quand elle s'égarait, de s'être contenté d'épier tous nous mouvemens pour en profiter, et ainsi d'avoir su que, le plus souvent, on sauve les nations malgré elles.
Barclay se montra plus grand encore dans le reste de la campagne. Ce général en chef, ministre de la guerre, à qui l'on venait d'ôter le commandement pour le donner à Kutusof, voulut servir sous ses ordres; on le vit obéir, comme il avait commandé, avec le même zèle.
CHAPITRE V.
Enfin l'armée russe s'arrêtait. Miloradowitch, seize mille recrues, et une foule de paysans portant la croix et criant, Dieu le veut! accouraient se joindre à ses rangs. On nous apprit que les ennemis remuaient toute la plaine de Borodino, hérissant leur sol de retranchemens, et paraissant vouloir s'y enraciner pour ne pas reculer davantage.
Napoléon annonça une bataille à son armée; il lui donna deux jours pour se reposer, pour préparer ses armes et ramasser des subsistances. Il se contenta d'avertir les détachemens envoyés aux vivres «que, s'ils n'étaient pas rentrés le lendemain, ils se priveraient de l'honneur de combattre.»
L'empereur voulut alors connaître son nouvel adversaire. On lui dépeignit Kutusof comme un vieillard, dont jadis une blessure singulière avait commencé la réputation. Depuis, il avait su profiter habilement des circonstances. La défaite même d'Austerlitz, qu'il avait prévue, avait augmenté sa renommée. Ses dernières campagnes contre les Turcs venaient encore de l'accroître. Sa valeur était incontestable; mais on lui reprochait d'en régler les élans sur ses intérêts personnels: car il calculait tout. Son génie était lent, vindicatif, et sur-tout rusé: caractère de Tartare! sachant préparer, avec une politique caressante, souple et patiente, une guerre implacable.
Du reste, encore plus adroit courtisan qu'habile général; mais redoutable par sa renommée, par son adresse à l'accroître, à y faire concourir les autres. Il avait su flatter la nation entière, et chaque individu, depuis le général jusqu'au soldat.
On ajouta qu'il y avait dans son extérieur, dans son langage, dans ses vêtemens même, enfin dans ses pratiques superstitieuses, et jusque dans son âge, un reste de Suwarow, une empreinte d'ancien Moskovite, un air de nationalité qui le rendait cher aux Russes; à Moskou, la joie de sa nomination avait été poussée jusqu'à l'ivresse, on s'était embrassé au milieu des rues, on s'était cru sauvé.
Quand Napoléon eut pris ces renseignemens, et donné ses ordres, on le vit attendre l'événement avec cette tranquillité d'ame des hommes extraordinaires. Il s'occupa paisiblement à parcourir les environs de son quartier-général. Il y remarqua les progrès de l'agriculture; mais à la vue de cette Gjatz qui verse ses eaux dans le Volga, lui qui a conquis tant de fleuves, il retrouve les premières émotions de sa gloire: on l'entend s'enorgueillir d'être le maître de ces flots destinés à voir l'Asie, comme s'ils allaient l'annoncer à cette autre partie du monde, et lui en ouvrir le chemin.
Le 4 septembre, l'armée, toujours partagée en trois colonnes, partit de Gjatz et de ses environs. Murat l'avait devancée de quelques lieues. Depuis l'arrivée de Kutusof, des troupes de Cosaques voltigeaient sans cesse autour des têtes de nos colonnes. Murat s'irritait de voir sa cavalerie forcée de se déployer contre un si faible obstacle. On assure que ce jour-là, par un de ces premiers mouvemens dignes des temps de la chevalerie, il s'élança seul et tout-à-coup contre leur ligne, s'arrêta à quelques pas d'eux, et que là, l'épée à la main, il leur fit d'un air et d'un geste si impérieux le signe de se retirer, que ces barbares obéirent et reculèrent étonnés.
Ce fait, qu'on nous raconta sur-le-champ, fut accueilli sans incrédulité. L'air martial de ce monarque, l'éclat de ses vêtemens chevaleresques, sa réputation et la nouveauté d'une telle action, firent paraître vrai cet ascendant momentané, malgré son invraisemblance; car tel était Murat, roi théâtral par la recherche de sa parure, et vraiment roi par sa grande valeur et son inépuisable activité: hardi comme l'attaque, et toujours armé de cet air de supériorité, de cette audace menaçante, la plus dangereuse des armes offensives.
Toutefois il ne marcha pas long-temps sans être forcé de s'arrêter. Entre Gjatz et Borodino, à Griednewa, la grande route plonge tout-à-coup dans un profond ravin, d'où elle se relève subitement pour atteindre un vaste plateau. Kutusof chargea Konownitzin de s'y défendre. D'abord ce général s'y maintint assez vigoureusement contre les premières troupes de Murat; mais l'armée suivant de près celui-ci, chaque moment renforçait l'attaque et affaiblissait la défense: bientôt même, l'avant-garde du vice-roi s'engagea sur la droite des Russes; il y eut là une charge de chasseurs italiens que les Cosaques soutinrent un instant, ce qui étonna: ils se mêlèrent.
Platof a dit lui-même qu'à cette affaire un officier fut blessé près de lui, ce qui le surprit peu; mais qu'il n'en fit pas moins fustiger, devant tous ses Cosaques, le sorcier qui l'accompagnait, l'accusant hautement de paresse pour n'avoir pas détourné les balles par ses conjurations, comme il en était expressément chargé.
Konownitzin battu se retira; le 5 en suivit ses traces sanglantes jusqu'à l'énorme couvent de Kolotskoï, fortifié comme ces demeures l'étaient jadis, dans ces temps gothiques trop vantés, où les guerres intestines étaient si fréquentes, que tout, jusqu'à ces saints asiles de la paix, était transformé en places de guerre.
Konownitzin, débordé à droite et à gauche, ne tint nulle part, ni à Kolotskoï, ni à Golowino: mais quand l'avant-garde déboucha de ce village, elle vit toute la plaine et les bois infestés de Cosaques, les seigles gâtés, les villages saccagés, une destruction générale. À ces signes, elle reconnut le champ de bataille que Kutusof préparait à la grande-armée. Derrière ces nuées de Scythes, on aperçut trois villages: ils présentaient une ligne d'une lieue. Leurs intervalles, entrecoupés de ravins et de bois, étaient couverts de tirailleurs ennemis. Dans un premier moment d'ardeur, quelques cavaliers français s'emportèrent jusqu'au milieu de ces Russes, et allèrent s'y perdre.
Napoléon partit alors sur une hauteur, d'où il envisagea toute cette contrée avec ce coup d'œil des conquérans, qui voit tout à la fois et sans confusion, qui perce à travers les obstacles, écarte les accessoires, démêle le point capital, et le fixe de ce regard d'aigle, comme une proie sur laquelle il va fondre de toutes ses forces et avec toute son impétuosité.
Il sait qu'à une lieue devant lui, à Borodino, la Kologha, rivière ravineuse, qu'il côtoie depuis quelques werstes, tourne brusquement à gauche pour aller se jeter dans la Moskowa. Il comprend qu'une chaîne de fortes hauteurs a pu seule contrarier son cours, et en changer aussi subitement la direction. Sans doute, l'armée ennemie les occupe, et de ce côté elle est peu attaquable. Mais, en couvrant le centre et la droite de cette position, la Kologha, dont il suit les deux rives, en laisse la gauche à découvert.
Les cartes du pays sont insuffisantes toutefois, comme le sol penche nécessairement du côté du principal cours d'eau, qui n'est le plus considérable que parce qu'il est le plus inférieur, il en résulte que les ravins qui y affluent doivent se relever, s'affaiblir, et s'effacer en s'éloignant de la Kologha. D'ailleurs, la vieille route de Smolensk, qui court à sa droite, marque assez leur naissance: pourquoi l'aurait-on jadis éloignée du cours d'eau principal, et conséquemment des endroits les plus habitables, si ce n'était pour lui faire éviter des ravins et leurs ressauts.
Les démonstrations des ennemis s'accordent avec ces inductions de son expérience! point de précautions, peu de résistance en avant de leur droite et de leur centre; mais devant leur gauche beaucoup de troupes, un soin marqué de profiter des moindres accidens du terrain pour le disputer, enfin une redoute formidable: c'était donc leur côté faible, puisqu'ils le couvraient avec tant de soin. De plus c'était sur le flanc du grand chemin et sur celui de la grande-armée, que se trouvait cette redoute; tout portait donc à l'enlever, si l'on voulait s'avancer: Napoléon en donna l'ordre.
Qu'il faut de paroles à l'historien pour exprimer le coup d'œil d'un homme de génie!
Aussitôt on se saisit des villages et des bois: à gauche et au centre ce furent l'armée d'Italie, la division Compans, et Murat; à droite, Poniatowski. L'attaque fut générale: car l'armée d'Italie et l'armée polonaise paraissaient à la fois sur les deux ailes de la grande colonne impériale. Ces trois masses rejetaient sur Borodino les arrière-gardes russes, et toute la guerre se concentrait sur seul point.
Ce rideau enlevé, on découvrit la première redoute russe: trop détachée en avant de la gauche de leur position, elle la défendait sans en être défendue. Les accidens du sol avaient obligé de l'isoler ainsi.
Compans profita habilement des ondulations du terrain; ses élévations servirent de plate-forme à ses canons pour battre la redoute, et d'abri à son infanterie pour la disposer en colonnes d'attaque. Le 61e marcha le premier; la redoute fut enlevée d'un seul élan et à la baïonnette: mais Bagration envoya des renforts qui la reprirent. Trois fois le 61e l'arracha aux Russes, et trois fois il en fut rechassé; mais enfin il s'y maintint, tout sanglant et à demi détruit.
Le lendemain, quand l'empereur passa ce régiment en revue, il demanda où était son troisième bataillon: «Il est dans la redoute,» repartit le colonel. Mais l'affaire n'en était pas restée là; un bois voisin fourmillait encore de tirailleurs russes; ils sortaient à chaque instant de ce repaire, pour renouveler leurs attaques, que soutenaient trois divisions: enfin, l'attaque de Schewardino par Morand, celle des bois d'Elnia par Poniatowski, achevèrent de dégoûter les troupes de Bagration, et la cavalerie de Murat nettoya la plaine. Ce fut sur-tout la ténacité d'un régiment espagnol qui rebuta les ennemis; ils cédèrent, et cette redoute, qui était leur avant-poste, devint le nôtre.
En même temps, l'empereur désignait à chaque corps sa place; le reste de l'armée entrait en ligne, et une fusillade générale, entrecoupée de quelques coups de canon, s'était établie. Elle continua jusqu'à ce que chaque parti se fût fixé sa limite, et que la nuit eût rendu les coups incertain.
Un régiment de Davoust cherchait alors à prendre son rang dans la première ligne. Trompé par l'obscurité, il la dépassa, et alla donner tout au milieu des cuirassiers russes, qui l'assaillirent, le mirent eu désordre, lui enlevèrent trois canons, et lui prirent ou tuèrent trois cents hommes. Le reste se pelotonna aussitôt, formant une masse informe, mais tout hérissée de fer et de feu; l'ennemi n'y put pénétrer davantage, et cette troupe affaiblie put regagner sa place de bataille.
CHAPITRE VI.
L'empereur campa derrière l'armée d'Italie, à la gauche de la grande route, la vieille garde se forma en carré autour de ses tentes. Aussitôt que la fusillade eut cessé, les feux s'allumèrent. Du côté des Russes, ils brillaient en vaste demi-cercle; du nôtre, en clarté pâle, inégale, et peu en ordre, les troupes arrivant tard et à la hâte, sur un terrain inconnu, où rien n'était preparé; et où le bois manquait, sur-tout au centre et à la gauche.
Cette nuit-là même, une pluie fine et froide commença à tomber, et l'automne se déclara par un vent violent. C'était un ennemi de plus, et qu'il fallait compter; car cette époque de l'année répondait à l'âge dans lequel entrait Napoléon, et l'on sait l'influence des saisons de l'année sur les saisons pareilles de la vie.
Dans cette nuit que d'agitations diverses! chez les soldats et les officiers, le soin de préparer leurs armes, de réparer leur habillement, et de combattre le froid et la faim; car leur vie était un combat continuel. Chez les généraux, et même chez l'empereur, l'inquiétude que le succès de la veille n'eût découragé les Russes, et que dans l'obscurité ils ne se dérobassent. Murat en avait menacé; on crut plusieurs fois voir leurs feux pâlir; on s'imagina entendre des bruits de départ. Mais le jour seul effaça la lueur des bivouacs ennemis.
Cette fois on n'eut pas besoin d'aller les chercher au loin: le soleil du 6 septembre retrouva les deux armées, et les montra l'une à l'autre sur le même terrain où la veille il les avait laissées. Ce fut une joie générale. Enfin cette guerre vague, molle, mouvante, où nos efforts s'amortissaient, dans laquelle nous nous enfoncions sans mesure, s'arrêtait! on touchait au fond, au terme! et tout allait être décidé.
L'empereur profita des premières lueurs du crépuscule pour s'avancer, entre les deux lignes, et parcourir, de hauteur en hauteur, tout le front de l'armée ennemie. Il vit les Russes couronner toutes les crêtes, sur un vaste demi-cercle de deux lieues de développement, depuis la Moskowa jusqu'à la vieille route de Moscou. Leur droite borde la Kologha, depuis son embouchure dans la Moskowa jusqu'à Borodino; leur centre, de Gorcka à Semenowska, est la partie saillante de leur ligne. Leur droite et leur gauche se refusent. La Kologha rend leur droite inabordable.
L'empereur s'en aperçoit sur le champ, et comme, par son éloignement, cette aile n'est guère plus menaçante qu'elle n'est attaquable, il la néglige. C'est donc à Gorcka, village bâti sur la grande route à la pointe d'un plateau, qui domine Borodino et la Kologha, que commence pour lui l'armée russe. Cette saillie aiguë, est enourée par la Kologha et par un ravin profond et marécageux; sa crête élevée; sur laquelle grimpe la grande route, en sortant de Borodino, est fortement retranchée; elle forme un ouvrage à part et détaché, à la droite du centre des Russes, dont elle est l'extrémité.
À sa gauche, et à portée de son feu, un mamelon s'élève comme le dominateur de cette plaine; il est couronné d'une redoute formidable, armée de vingt et un canons. La Kologha et des ravins l'environnent de front et à sa droite; sa gauche s'incline et s'appuie sur un long et large plateau, dont le pied plonge dans un ravin bourbeux, affluent de la Kologha. La crête de ce plateau, que bordent les Russes, baisse et recule en se prolongeant vers gauche, en face de la grande-armée; puis elle se relève jusqu'aux ruines encore fumantes du village de Semenowska. Ce point saillant termine le commandement de Barclay et le centre de l'ennemi. Il est armé d'une forte batterie; couverte par retranchement.
Ici commence Bagration et l'aile gauche des Russes. La crête moins élevée qu'elle occupe biaise, en se refusant de plus en plus jusqu'à Utitza, village sur la vieille route de Moskou, où finit le champ de bataille. Deux mamelons, armés de redoutes, et alignés diagonalement sur le retranchement de Semenowska, qui les flanque, marquent le front de Bagration.
De Semenowska au bois d'Utitza, il peut y avoir douze cents pas de développement. C'est la nature du terrain qui a décidé Kutusof à refuser ainsi cette aile. Car ici le ravin, qui escarpe le plateau du centre, est déjà à sa naissance; il est à peine un obstacle; les pentes de ses rives sont plus douces, et les sommets, propres pour l'artillerie, sont éloignés de ses bords. Ce côté est évidemment le plus accessible depuis que la redoute du 61e, celle que ce régiment a enlevée la veille, n'en défend plus les approches. Elles sont même favorisées par un bois de grands sapins, qui s'étend depuis cette redoute conquise, jusqu'à celle qui paraît terminer la ligne des Russes.
Mais leur aile gauche ne s'arrête pas là. L'empereur sait qu'au-delà de ce taillis se trouve la vieille route de Moskou; qu'elle tourne autour de l'aile gauche des Russes, et passe derrière leur armée, pour aller rejoindre la nouvelle route de Moskou, avant Mojaïsk; il juge qu'elle doit être occupée, et en effet Tutchkof, avec son corps d'armée, s'est établi en travers, à l'entrée d'un bois; il s'est couvert par deux hauteurs, qu'il a hérissées d'artillerie.
Mais cela importait peu, parce que, entre ce corps détaché et la dernière redoute russe, il y avait cinq à six cents toises, et un terrain couvert. Si l'on ne commençait pas par accabler Tutchkof, on pouvait donc l'occuper, passer entre lui et la dernière redoute de Bagration, et prendre en flanc l'aile gauche ennemie; mais l'empereur ne put s'en assurer par lui-même, les avant-postes russes et des bois arrêtèrent ses pas et ses regards.
Sa reconnaissance faite, il se décide. On l'entend s'écrier: «Eugène sera le pivot! c'est la droite qui engagera la bataille. Dès qu'à la faveur du bois elle aura envahi la redoute qui lui est opposée, elle fera un à-gauche, et marchera sur le flanc des Russes, ramassant et refoulant toute leur armée sur leur droite et dans la Kologha.»
L'ensemble ainsi conçu, il s'occupe des détails. Pendant la nuit, trois batteries de soixante canons chacune, seront opposées aux redoutes russes; deux en face de leur gauche, la troisième devant leur centre. Dès le jour, Poniatowski et son armée, réduite à 5000 hommes, s'avanceront sur la vieille route de Smolensk, tournant le bois auquel l'aile droite française et l'aile gauche russe s'appuient. Il flanquera l'une et inquitera l'autre; on attendra le bruit de ses premiers coups.
Aussitôt, toute l'artillerie éclatera contre la gauche des Russes, ses feux ouvriront leurs rangs et leurs redoutes, et Davoust et Ney s'y précipiteront; ils seront soutenus par Junot et ses Westphaliens, par Murat et sa cavalerie, enfin par l'empereur lui-même avec vingt mille-gardes. C'est contre ces deux redoutes que se feront les premiers efforts; c'est par elles qu'on pénétrera dans l'armée ennemie, dès lors mutilée, et dont le centre et la droite se trouveront à découvert, et presque enveloppés.
Cependant, comme les Russes se montrent par masses redoublées à leur centre et à leur droite, menaçant la route de Moskou, seule ligne d'opération de la grande-armée; comme, en jetant ses principales forces et lui-même vers leur gauche, Napoléon va mettre la Kologha entre lui et ce chemin, sa seule retraite, il pense à renforcer l'armée d'Italie qui l'occupe, et il y joint deux divisions de Davoust et la cavalerie de Grouchy. Quant à sa gauche, il juge qu'une division italienne, la cavalerie bavaroise et celle d'Ornano, environ dix mille hommes, suffiront pour la couvrir. Tels sont les projets de Napoléon.
CHAPITRE VII.
Il était sur les hauteurs de Borodino, d'où il embrassait encore d'un dernier coup d'œil tout le champ de bataille, et se confirmait dans son plan, quand Davoust accourut. Ce maréchal venait d'examiner la gauche des Russes d'autant plus soigneusement que c'était le terrain sur lequel il devait agir, et qu'il se défiait de ses yeux.
Il demande à l'empereur «de lui laisser ses cinq divisions, fortes de trente-cinq mille hommes, et d'y joindre Poniatowski, trop faible à lui seul pour tourner l'ennemi. Le lendemain il mettra cette masse en mouvement; il couvrira sa marche des dernières ombres de la nuit, et du bois auquel s'appuie l'aile gauche russe, qu'il dépassera en suivant la vieille route de Smolensk à Moskou; puis tout-à-coup, par une manœuvre précipitée, il déployera quarante mille Français et Polonais sur le flanc et en arrière de cette aile. Là, tandis que l'empereur occupera le front des Moskovites par une attaque générale, lui, marchera violemment de redoute en redoute, de réserve en réserve, culbutant tout de la gauche à la droite sur la grande route de Mojaïsk, où finiront l'armée russe, la bataille et la guerre!»
L'empereur écouta le maréchal attentivement; mais, après quelques minutes d'une silencieuse méditation, on entendit lui répondre: «Non! c'est un trop grand mouvement; il m'écarterait trop de mon but, et me ferait perdre trop de temps.»
Cependant, le prince d'Eckmühl, convaincu, persévère, il s'engage à avoir accompli sa manœuvre avant six heures du matin; il proteste qu'une heure après, la plus grande partie de son effet sera produit. Mais Napoléon, contrarié, l'interrompt brusquement par cette exclamation: «Ah! vous êtes toujours pour tourner l'ennemi; c'est une manœuvre trop dangereuse!» Le maréchal, repoussé, se tut; puis il retourna à son poste, en murmurant contre une prudence qu'il trouvait intempestive, à laquelle il n'était pas accoutumé, et qu'il ne savait à quoi attribuer; à moins que les regards de tant d'alliés si peu sûrs, une armée tant affaiblie, une position si lointaine, et l'âge, n'eussent rendu Napoléon moins entreprenant.
L'empereur, décidé, était rentré dans son camp, lorsque Murat, que les Russes ont tant de fois trompé, lui persuade qu'ils vont fuir encore avant de combattre. En vain Rapp, envoyé pour observer leur contenance, revient dire qu'il les a vus se retranchant de plus en plus; qu'ils sont nombreux, disposés, et qu'ils paraissent déterminés bien plus à attaquer, si on ne les prévient pas, qu'à se retirer. Murat s'obstine, et l'empereur, inquiet, retourne sur les hauteurs de Borodino.
De là, il aperçoit de longues et noires colonnes de troupes, couvrir la grande route, et se dérouler dans la plaine; puis de grands convois de voitures, de vivres et de munitions, enfin toutes les dispositions qui annoncent un séjour et une bataille. En ce moment même, et quoiqu'il se fût peu fait accompagner, pour ne pas attirer l'attention et le feu de l'ennemi, il est reconnu par les batteries russes, et un coup de leur canon vient interrompre le silence de cette journée.
Car, ainsi qu'il arrive souvent, rien ne fut si calme que le jour qui précéda cette grande bataille. C'était comme une chose convenue! Pourquoi se faire un mal inutile? le lendemain ne devait-il pas décider de tout? D'ailleurs, chacun avait besoin de se préparer; les différens corps, leurs armes, leurs forces, leurs munitions; ils avaient à reprendre tout leur ensemble, que la marche a toujours plus ou moins dérangé. Les généraux avaient à observer leurs dispositions réciproques d'attaque, de défense et de retraite, afin de les conformer l'une à l'autre et au terrain, et de donner au hasard le moins possible.
Ainsi, près de commencer leur terrible lutte, ces deux grands colosses s'observaient attentivement, se mesuraient des yeux, et se préparaient en silence à un choc épouvantable.
L'empereur, ne pouvant plus douter de la bataille, rentre dans sa tente pour en dicter l'ordre. Là, il médite sur la gravité de sa position. Il a vu les deux armées égales. Environ cent vingt mille hommes et six cents canons de chaque côté. Chez les Russes, l'avantage des lieux, d'une seule langue, d'un même uniforme, d'une seule nation combattant pour une même cause, mais beaucoup de troupes irrégulières et de recrues. Chez les Français, autant d'hommes, mais plus de soldats; car on vient de lui remettre la situation de ses corps: il a devant les yeux le compte de la force de ses divisions, et, comme il ne s'agit ici ni d'une revue, ni de distribution, mais d'un combat, cette fois les états n'en sont point enflés. Son armée était réduite, il est vrai, mais saine, souple, nerveuse, telle que ces corps virils, qui, venant de perdre les rondeurs de la jeunesse, montrent des formes plus mâles et plus prononcées.
Toutefois, depuis plusieurs jours qu'il marche au milieu d'elle, il l'a trouvée silencieuse, de ce silence qui est celui d'une grande attente ou d'un grand étonnement; comme la nature au moment d'un grand orage, ou comme le sont les foules à l'instant d'un grand danger.
Il sent qu'il lui faut du repos, de quelque espèce qu'il soit, et qu'il n'y en a plus pour elle que dans la mort ou dans la victoire: car il l'a mise dans une telle nécessité de vaincre, qu'il faut qu'elle triomphe à tout prix. La témérité de la position où il l'a poussée est évidente: mais il sait que, de toutes les fautes, c'est celle que les Français pardonnent le plus volontiers; qu'enfin ils ne doutent, ni d'eux, ni de lui, ni du résultat général, quels que soient les malheurs particuliers.
D'ailleurs, il compte sur leur habitude et sur leur besoin de renommée, même sur leur curiosité; sans doute on veut voir Moskou, dire qu'on y a été, y recevoir les récompenses promises, la piller peut-être, et sur-tout y trouver du repos. Il ne leur a plus vu d'enthousiasme, mais quelque chose de plus ferme: une foi entière dans son étoile, dans son génie, la conscience de leur supériorité et cette fière assurance de vainqueurs devant des vaincus.
Plein de ces sentimens, il dicte une proclamation simple, grave, franche; comme elle convenait à de telles circonstances, à des hommes qui n'en étaient pas à leur début, et qu'après tant de souffrances, on n'avait plus la prétention d'exalter.
Aussi ne parle-t-il qu'à la raison de tous, ou au véritable intérêt de chacun, ce qui est une même chose: il termine par la gloire, seule passion à laquelle il pût s'adresser dans ces déserts, dernier des nobles motifs par lesquels on pouvait agir sur des soldats toujours victorieux, éclairés par une civilisation avancée et par une longue expérience; enfin, de toutes les illusions généreuses, la seule qu'ils aient pu porter aussi loin. Un jour on trouvera cette harangue admirable; elle était digne du chef et de l'armée: elle fit honneur à tous deux.
«Soldats, dit-il, voilà la bataille que vous avez tant désirée. Désormais la victoire dépend de vous, elle nous est nécessaire, elle nous donnera l'abondance, de bons quartiers d'hiver, et un prompt retour dans la patrie! Conduisez-vous comme à Austerlitz, à Friedland, à Vitepsk et à Smolensk, et que la postérité la plus reculée cite votre conduite dans cette journée; que l'on dise de vous: Il était à cette grande bataille sous les murs de Moskou.»
CHAPITRE VIII.
Au milieu de cette journée, Napoléon avait remarqué dans le camp ennemi un mouvement extraordinaire; en effet, toute l'armée russe était debout et sous les armes: Kutusof, entouré de toutes les pompes religieuses et militaires, s'avançait au milieu d'elle. Ce général a fait revêtir à ses popes et aux archimandrites, leurs riches et majestueux vêtemens, héritage des Grecs. Ils le précèdent, portant les signes révérés de la religion, et sur-tout cette sainte image, naguère protectrice de Smolensk, qu'ils disent s'être miraculeusement soustraite aux profanations des Français sacriléges.
Quand le Russe voit ses soldats bien émus par ce spectacle extraordinaire, il élève la voix, il leur parle sur-tout du ciel, seule patrie qui reste à l'esclavage. C'est au nom de la religion de l'égalité, qu'il cherche à exciter ces serfs à défendre les biens de leurs maîtres; c'est sur-tout en leur montrant cette image sacrée, réfugiée dans leurs rangs, qu'il invoque leurs courages et soulève leur indignation.
Napoléon, dans sa bouche, «est un despote universel! le tyrannique perturbateur du monde! un vermisseau! un archi-rebelle qui renverse leurs autels, les souille de sang; qui expose la vraie arche du Seigneur, représentée par la sainte image, aux profanations des hommes, aux intempéries des saisons.»
Puis il montre à ces Russes leurs villes en cendres; il leur rappelle leurs femmes, leurs enfans, ajoute quelques mots sur leur empereur, et finit en invoquant leur piété et leur patriotisme. Vertus d'instinct chez ces peuples trop grossiers, et qui n'en étaient encore qu'aux sensations, mais par cela même soldats d'autant plus redoutables; moins distraits de l'obéissance par le raisonnement; restreints par l'esclavage dans un cercle étroit, où ils sont réduits à un petit nombre de sensations, qui sont les seules sources des besoins, des désirs, des idées.
Du reste, orgueilleux par défaut de comparaison, et crédules, comme ils sont orgueilleux, par ignorance. Adorant des images, idolâtres autant que des chrétiens peuvent l'être: car cette religion de l'esprit, tout intellectuelle et morale, ils l'ont faite toute physique et matérielle, pour la mettre à leur brute et courte portée.
Mais, enfin, ce spectacle solennel, ce discours, les exhortations de leurs officiers, les bénédictions de leurs prêtres achevèrent de fanatiser leur courage. Tous, jusqu'aux moindres soldats, se crurent dévoués par Dieu lui-même à la défense du ciel et de leur sol sacré.
Du côté des Français, il n'y eut d'appareil ni religieux ni militaire, point de revue, aucun moyen d'excitation: le discours même de l'empereur ne fut distribué que très-tard, et lu le lendemain si près du combat, que plusieurs corps s'engagèrent avant d'avoir pu l'entendre. Cependant, les Russes, que tant de motifs puissans devaient enflammer, invoquaient encore l'épée de Michel, empruntant leurs forces à toutes les puissances du ciel; tandis que les Français ne les cherchaient qu'en eux-mêmes, persuadés que les véritables forces sont dans le cœur, et que c'est là l'armée céleste.
Le hasard voulut que ce jour-là même l'empereur reçût de Paris le portrait du roi de Rome, de cet enfant que l'empire avait accueilli comme l'empereur, avec les mêmes transports de joie et d'espérance. Depuis, et chaque jour, dans l'intérieur du palais, on avait vu Napoléon s'abandonner près de lui à l'expression des sentimens les plus tendres; aussi quand, au milieu de ces champs si lointains et de tous ces préparatifs si menaçans, il revit cette douce image, son ame guerrière s'attendrit-elle! lui-même il exposa ce tableau devant sa tente, puis il appela ses officiers et jusqu'aux soldats de sa vieille garde, voulant faire partager son émotion à ces vieux grenadiers, montrer sa famille privée à sa famille militaire, et faire briller ce symbole d'espoir au milieu d'un grand danger.
Dans la soirée, un aide-de-camp de Marmont, parti du champ de bataille des Aropyles, arriva sur celui de la Moskowa. C'était ce même Fabvier qu'on a vu depuis figurer dans nos dissensions intestines. L'empereur reçut bien l'aide-de-camp du général vaincu. La veille d'une bataille si incertaine, il se sentait disposé à l'indulgence pour une défaite: il écouta tout ce qui lui fut dit sur la dissémination de ses forces en Espagne, sur la multiplicité des généraux en chef, et convint de tout: mais il expliqua ces motifs, qu'il est hors de propos de rappeler ici.
La nuit revint, et avec elle la crainte qu'à la faveur de ses ombres, l'armée russe ne s'évadât du champ de bataille. Cette anxiété entrecoupa le sommeil de Napoléon. Sans cesse il appela, demandant l'heure, si l'on n'entendait pas quelque bruit, et envoyant regarder si l'ennemi était encore en présence. Il en doutait encore tellement, qu'il avait fait distribuer sa proclamation avec ordre de ne la lire que le lendemain matin, et en cas qu'il y eût bataille.
Rassuré pour quelques momens, une inquiétude contraire le ressaisit. Le dénuement de ses soldats l'épouvante. Comment, faibles et affamés, soutiendront-ils un long et terrible choc? Dans ce danger il considère sa garde comme son unique ressource; il semble qu'elle lui réponde des deux armées. Il fait venir Bessières, celui de ses maréchaux à qui il se fie le plus pour la commander; il veut savoir si rien ne manque à cette réserve d'élite: plusieurs fois il le rappelle, et renouvelle ses pressantes questions. Il veut qu'on distribue à ces vieux soldats pour trois jours de biscuits et de riz, pris sur ses propres fourgons; enfin, craignant de ne pas être obéi, il se relève, et lui-même demande aux grenadiers de garde à l'entrée de sa tente, s'ils ont reçu ces vivres. Satisfait de leur réponse, il rentre et s'assoupit.
Mais bientôt il appelle encore; son aide-de-camp le retrouve la tête appuyée sur ses mains; il semble, à l'entendre, qu'il réfléchit sur les vanités de la gloire. «Qu'est-ce que la guerre? Un métier de barbares, où tout l'art consiste à être le plus fort sur un point donné!» Il se plaint ensuite de l'inconstance de la fortune, qu'il commence, dit-il, à éprouver. Paraissant alors revenir à des pensées plus rassurantes, il rappelle ce qu'il lui a été dit sur la lenteur et l'incurie de Kutusof, et s'étonne qu'on ne lui ait pas préféré Beningsen. Puis il songe à la situation critique où il s'est jeté, et il ajoute «qu'une grande journée se prépare; que ce sera une terrible bataille.» Il demande à Rapp «s'il croit à la victoire?—Sans doute, lui répond celui-ci, mais sanglante!» Et Napoléon reprend: «Je le sais, mais j'ai quatre-vingt mille hommes; j'en perdrai vingt mille, j'entrerai avec soixante mille dans Moskou; les traîneurs nous y rejoindront, puis les bataillons de marche, et nous serons plus forts qu'avant la bataille.»
Il parut ne comprendre dans ce calcul ni sa garde ni la cavalerie. Alors, ressaisi par sa première inquiétude, il envoie encore examiner l'attitude des Russes; on lui répond que leurs feux jettent toujours le même éclat, et qu'à leur nombre et à la multitude des ombres mobiles qui les entourent, on juge que ce n'est point une arrière-garde seulement, mais, une armée entière qui les attise. La présence de l'ennemi tranquillisa enfin l'empereur, et il chercha quelque repos.
Mais les marches qu'il vient de faire avec l'armée, les fatigues-des nuits et des jours précédens, tant de soins, une si grande attente, l'ont épuisé; le refroidissement de l'atmosphère l'a saisi; une fièvre d'irritation, une toux sèche, une violente altération, le consument. Le reste de la nuit, il cherche vainement à étancher la soif brûlante qui le dévore.
Enfin, cinq heures arrivent. Un officier de Ney vient annoncer que le maréchal voit encore les Russes, et qu'il demande à attaquer. Cette nouvelle paraît rendre à l'empereur ses forces, que la fièvre a épuisées. Il se lève, il appelle les siens, et sort en s'écriant: «Nous les tenons enfin! Marchons! allons nous ouvrir les portes de Moskou!»
CHAPITRE IX.
Il était cinq heures et demie du matin, quand Napoléon arriva près de la redoute, conquise le 5 septembre. Là, il attendit les premières lueurs du jour et les premiers coups de fusil de Poniatowski. Le jour parut. L'empereur, le montrant à ses officiers, s'écria: «Voilà le soleil d'Austerlitz.» Mais il nous était contraire. Il se levait du côté des Russes, nous montrait à leurs coups, et nous éblouissait. On s'aperçut alors que, dans l'obscurité, les batteries, avaient été placées hors de portée de l'ennemi. Il fallut les pousser plus avant. L'ennemi laissa faire: il semblait hésiter à rompre le premier ce terrible silence.
L'attention de l'empereur était alors fixée sur sa droite, quand tout-à-coup, vers sept heures, la bataille éclate à sa gauche. Bientôt il apprend qu'un régiment du prince Eugène, le 106e, vient de s'emparer du village de Borodino et de son pont qu'il aurait dû rompre, mais qu'emporté par ce succès, il a franchi ce passage, malgré les cris de son général, pour assaillir les hauteurs de Gorcki, d'où les Russes viennent de l'écraser par un feu de front et de flanc.
On ajouta, que déjà le général commandant cette brigade était tué, et que le 106e aurait été entièrement détruit si le 92e régiment, accourant de lui-même à son secours, n'en avait recueilli promptement et ramené les débris.
C'était Napoléon lui-même qui venait d'ordonner à son aile gauche d'attaquer violemment. Peut-être crut-il n'être obéi qu'à demi, et voulut-il seulement retenir de ce côté l'attention de l'ennemi. Mais il multiplia ses ordres, il outra ses excitations, et il engagea de front une bataille qu'il avait conçue dans un ordre oblique.
Pendant cette action, l'empereur, jugeant Poniatowski aux prises sur la vieille route de Moskou, avait donné devant lui le signal de l'attaque. Soudain on vit de cette plaine paisible et de ses collines muettes, jaillir des tourbillons de feu et de fumée suivi presque aussitôt d'une multitude d'explosions et du sifflement des boulets qui déchiraient l'air dans tous les sens. Au milieu de ce fracas, Davoust, avec les divisions Compans, Desaix, et trente canons en tête, s'avance rapidement sur la première redoute ennemie.
La fusillade des Russes commence: les canons français ripostent seuls. L'infanterie marche sans tirer; elle se hâtait pour arriver sur le feu de l'ennemi et l'éteindre, mais Compans, général de cette colonne, et ses plus braves soldats tombent blessés; le reste, déconcerté, s'arrêtait sous cette grêle de balles pour y répondre, quand Rapp accourt remplacer Compans: il entraîne encore ses soldats, la baïonnette en avant et au pas de course, contre la redoute ennemie.
Déjà, lui le premier, il y touchait, lorsqu'à son tour il est atteint: c'était sa vingt-deuxième blessure. Un troisième général qui lui succède, tombe encore. Davoust lui-même est frappé: on porta Rapp à l'empereur, qui lui dit: «Eh quoi, Rapp, toujours! Mais que fait-on la-haut?» L'aide-de-camp répondit qu'il y faudrait la garde pour achever. «Non, reprit Napoléon, je m'en garderai bien, je ne veux pas la faire démolir, je gagnerai la bataille sans elle.»
Alors Ney, avec ses trois divisions, réduits à dix mille hommes, se jette dans la plaine; il court seconder Davoust; l'ennemi partage ses feux; Ney se précipite. Le 57º régiment de Compans, se voyant soutenu, se ranime; par un dernier élan, il vient d'atteindre les retranchemens ennemis; il les escalade, joint les Russes, et de ses baïonnettes les pousse, les culbute et tue les plus obstinés. Le reste fuit, et le 57º s'établit dans sa conquête. En même temps Ney s'élance avec tant d'emportement sur les deux autres redoutes qu'il les arrache à l'ennemi.
Il était midi, la gauche de la ligne russe ainsi forcée, et la plaine ouverte, l'empereur ordonne à Murat de s'y porter avec sa cavalerie et d'achever. Un instant suffit à ce prince pour se faire voir sur les hauteurs, et au milieu de l'ennemi qui y reparaissait; car la seconde ligne russe et des renforts, amenés par Bagawout et envoyés par Tutchkof, venaient au secours de la première. Tous accouraient, s'appuyant sur Semenowska, pour reprendre leurs redoutes. Les Français étaient encore dans le désordre de la victoire, ils s'étonnent et reculent.
Les Westphaliens, que Napoléon venait d'envoyer au secours de Poniatowski, traversaient alors le bois qui séparait ce prince du reste de l'armée; ils entrevirent, dans la poussière et la fumée, nos troupes qui rétrogradaient. À la direction de leur marche, ils les jugèrent ennemies, et tirèrent dessus. Cette méprise, dans laquelle ils s'obstinèrent, augmenta le désordre.
Les cavaliers ennemis poussèrent vigoureusement leur fortune; ils enveloppèrent Murat, qui s'était oublié pour rallier les siens; déjà même ils étendaient les mains pour le saisir, quand ce souverain, en se jetant dans la redoute, leur échappa. Mais il n'y trouva que des soldats incertains, s'abandonnant eux-mêmes et courant tout effarés autour du parapet. Il ne leur manquait pour fuir qu'une issue.
La présence du roi et ses cris en rassurèrent d'abord quelques-uns. Lui-même saisit une arme: d'une main il combat, de l'autre il élève et agite son panache, appelant tous les siens, et les rendant à leur première valeur par cette autorité que donne l'exemple. En même temps, Ney a reformé ses divisions. Son feu arrête les cuirassiers ennemis, trouble leurs rangs; ils lâchent prise. Murat enfin est dégagé et les hauteurs sont reconquises.
Le roi, à peine sorti de ce péril, court à un autre: il se précipite sur l'ennemi avec la cavalerie de Bruyère et de Nansouty, et, par des charges opiniâtres et réitérées, il renverse les lignes russes, les pousse, les rejette sur leur centre, et termine, avant une heure, la défaite entière de leur aile gauche.
Mais les hauteurs du village détruit de Semenowska, où commençait la gauche du centre des Russes, étaient encore intactes; les renforts que Kutusof tirait sans cesse de sa droite, s'y appuyaient. Leur feu dominant plongeait sur Ney et Murat; il arrêtait leur victoire; il fallait s'emparer de cette position. D'abord Maubourg avec sa cavalerie en balaie le front: Friand, général de Davoust, le suivait avec son infanterie. Ce fut Dufour et le 15e léger qui les premiers gravirent contre cet escarpement. Ils délogèrent les Russes de ce village, dont les ruines étaient mal retranchées. Friand soutint cet effort, profita de son succès, et l'assura, quoique blessé.
CHAPITRE X.
Cette action vigoureuse nous ouvrait le chemin de la victoire; il fallait s'y précipiter; mais Murat, Ney et Davoust étaient épuisés; ils s'arrêtent et pendant qu'ils rallient leurs troupes, ils envoient demander des renforts. On vit alors Napoléon saisi d'une hésitation jusque-là inconnue: il se consulta longuement; enfin, après des ordres et des contre-ordres réitérés à sa jeune garde il crut que la présence des forces de Friand et de Maubourg sur les hauteurs suffirait, l'instant décisif ne lui paraissant pas venu.
Mais Kutusof profite de ce sursis qu'il ne devait point espérer; il appelle au secours de sa gauche découverte toutes ses réserves, et jusqu'à la garde russe. Bagration avec tous ces renforts, réforme sa ligne; sa droite s'appuie à la grande batterie qu'attaquait le prince Eugène, sa gauche au bois qui termine le champ de bataille vers Bsarewo. Ses feux déchirent nos rangs; son attaque est violente, impétueuse, simultanée: infanterie, cavalerie, artillerie, tous font un grand effort. Ney et Murat se roidissent contre cette tempête; il ne s'agit plus pour eux de poursuivre la victoire mais de la conserver.
Les soldats de Friand, rangés devant Semenowska, repoussent les premières charges, mais, assaillis par une grêle de balles et de mitraille, ils se troublent: un de leurs chefs se rebute et commande la retraite. Dans cet instant critique, Murat court à lui, et, le saisissant au collet, il lui crie: «Que faites-vous?» Le colonel, montrant la terre couverte de la moitié des siens, lui répond: «Vous voyez bien qu'on ne peut plus tenir ici.—Eh! j'y reste bien, moi!» s'écrie le roi. Ces mots arrêtèrent cet officier; il regarda fixement le monarque, et reprit froidement: «C'est juste! Soldats, face en tête! allons nous faire tuer!»
Cependant, Murat venait de renvoyer Borelli à l'empereur pour demander du secours; cet officier montre les nuages de poussière que les charges de cavalerie élèvent sur les hauteurs, jusque là tranquilles depuis leur conquête. Quelques boulets viennent même, pour la première fois, mourir aux pieds de Napoléon: l'ennemi se rapproche: Borelli insiste, et l'empereur promet sa jeune garde; mais à peine eut-elle fait quelques pas que lui-même cria de s'arrêter. Toutefois, le comte de Lobau la faisait avancer peu à peu, sous prétexte de rectifier des alignemens. Napoléon s'en aperçut et réitéra son ordre.
Heureusement, l'artillerie de la réserve s'avança dans cet instant pour prendre position sur les hauteurs conquises; Lauriston avait obtenu pour cette manœuvre le consentement de l'empereur, qui d'abord l'ordonna moins qu'il ne la permît. Mais bientôt elle lui parut si importante, qu'il en pressa l'exécution avec le seul mouvement d'impatience qu'il ait montré dans toute cette journée.
On ne sait si l'incertitude des combats de Poniatowski et du prince Eugène à sa droite et à sa gauche, ne le rendit pas incertain; ce qui est sûr c'est qu'il parut craindre que l'extrême gauche des Russes, échappant aux Polonais, ne revînt s'emparer du champ de bataille derrière Ney et Murat. Ce fut au moins une des causes pour lesquelles il retint sa garde en observation sur ce point. Il répondait à ceux qui le pressaient: «qu'il y voulait mieux voir; que sa bataille n'était pas encore commencée; qu'il fallait savoir attendre; que le temps entrait dans tout; que c'était l'élément dont toutes choses se composaient; que rien n'était assez débrouillé.» Puis il demandait l'heure ajoutait: «que celle de sa bataille n'était pas encore venue; qu'elle commencerait dans deux heures.»
Mais elle ne commença pas; on le vit toute cette journée s'asseoir ou se promener lentement, en avant et un peu à gauche de la redoute conquise le 5, sur les bords d'une ravine, loin de cette bataille, qu'il apercevait à peine depuis qu'elle avait dépassé les hauteurs; sans inquiétude, lorsqu'il la vit reparaître, sans impatience contre les siens, ni contre l'ennemi. Il faisait seulement quelques gestes d'une triste résignation quand, à chaque instant, on venait lui apprendre la perte de ses meilleurs généraux. Il se leva plusieurs fois pour faire quelques pas, et se rasseoir encore.
Chacun autour de lui le regardait avec étonnement. Jusque-là, dans ces grands chocs, on lui avait vu une activité calme; mais ici, c'était un calme lourd, une douleur molle, sans activité: quelques-uns crurent y reconnaître cet abattement, suite ordinaire des violentes sensations; d'autres imaginèrent qu'il s'était déjà blasé sur tout, même sur l'émotion des combats. Plusieurs observèrent que cette constance calme, ce sang-froid des grands hommes dans ces grandes occasions, tournent avec le temps en flegme et en appesantissement, quand l'âge a usé leurs ressorts. Les plus zélés motivèrent son immobilité sur la nécessité, quand on commande sur une grande étendue, de ne pas trop changer de place, afin que les nouvelles sachent où vous trouver. Enfin, il y eut qui s'en prirent, avec plus de raison, à sa santé affaiblie et à une forte indisposition.
Les généraux d'artillerie, qui s'étonnaient aussi de leur stagnation, profitèrent promptement de la permission de combattre, qu'on venait de leur donner. Ils couronnèrent bientôt les crêtes. Quatre-vingts pièces de canon éclatèrent à la fois. La cavalerie russe vint la première se briser contre cette ligne d'airain; elle s'en fut derrière son infanterie.
Celle-ci s'avançait pas masses épaisses, où d'abord nos boulets firent de larges et profondes trouées; et pourtant elles approchaient toujours, quand les batteries françaises, redoublant, les écrasèrent de mitraille. Des pelotons entiers tombaient à la fois; on voyait leurs soldats chercher à se remettre ensemble sous ce terrible feu. À chaque instant, séparés par la mort, ils se resserraient sur elle en la foulant aux pieds.
Enfin ils s'arrêtèrent, n'osant avancer davantage et ne voulant pas reculer, soit qu'ils fussent saisis et comme pétrifiés d'horreur, au milieu de cette grande destruction, ou que dans cet instant Bagration ait été blessé; soit qu'une première disposition échouant, leurs généraux n'en sussent pas changer, n'ayant pas, comme Napoléon, le grand art de remuer de si grands corps à la fois, avec ensemble et sans confusion. Enfin ces amasses inertes se laissèrent écraser pendant deux heures, sans autre mouvement que celui de leur chute. On vit alors un massacre effroyable, et la valeur intelligente de nos artilleurs admira le courage immobile, aveugle et résigné de leurs ennemis.
Ce furent les victorieux qui se fatiguèrent les premiers. La lenteur de ce combat d'artillerie irrita leur impatience. Leurs munitions s'épuisaient; ils se décident: Ney marche donc en étendant sa droite, qu'il fait rapidement avancer pour tourner encore la gauche du nouveau front qu'on lui a opposé. Davoust et Murat le secondent, et les débris de Ney sont vainqueurs des restes de Bagration.
La bataille cesse alors dans la plaine, elle se concentre sur le reste des hauteurs ennemies, et vers la grande redoute, que Barclay, avec le centre et la droite, défend obstinément contre le prince Eugène.
Ainsi, vers le milieu du jour, toute l'aile droite française, Ney, Davoust et Murat, après avoir fait tomber Bagration et la moitié de la ligne russe, se présentaient sur le flanc entr'ouvert du reste de l'armée ennemie, dont ils voyaient tout l'intérieur, les réserves, les derrières abandonnés, et jusqu'à la retraite.
Mais se sentant trop affaiblis pour se jeter dans ce vide, derrière une ligne encore formidable, ils appellent la garde à grands cris! «La jeune garde! qu'elle les suive de loin! qu'elle se montre seulement, qu'elle les remplace sur ces hauteurs! eux alors suffiront pour achever!»
C'est Belliard qu'ils ont envoyé à l'empereur. Ce général déclare «que, de leur position, les regards percent sans obstacle jusqu'à la route de Mojaïsk, derrière l'armée russe; qu'on y voit une foule confuse de fuyards, de blessés et de chariots en retraite; qu'une ravine et un taillis clair les en séparent encore, il est vrai, mais, que les généraux ennemis, déconcertés, n'ont point songé à en profiter; qu'enfin il ne faut qu'un élan pour arriver au milieu de ce désordre, et décider du sort de l'armée ennemie et de la guerre!»
Cependant, l'empereur hésite, doute, et ordonne à ce général d'aller voir encore et de revenir lui rendre compte.
Belliard, surpris, court et revient promptement: il annonce «que l'ennemi commence à se raviser; que déjà on voit le taillis se garnir de ses tirailleurs; que l'occasion va s'échapper; qu'il n'y a plus un instant à perdre, sans quoi il faudra une seconde bataille pour terminer la première!»
Mais Bessières insiste sur l'importance de la garde; il rappelle «la distance où l'on se trouve des renforts; que l'Europe est entre Napoléon et la France; qu'on devait conserver au moins cette poignée de soldats qui restaient seuls pour en répondre.» Et l'empereur alors dit à Belliard, «que rien n'était encore assez débrouillé; que, pour faire donner ses réserves, il voulait voir plus clair sur son échiquier.» Ce fut son expression, qu'il répéta plusieurs fois, en montrant la grande redoute, contre laquelle se brisaient les efforts du prince Eugène.
Belliard, consterné, retourne auprès du roi; il lui annonce l'impossibilité d'émouvoir l'empereur: «il l'a, dit-il, trouvé assis à la même place, l'air souffrant et abattu, les traits affaissés, le regard morne; donnant ses ordres languissamment, au milieu de ces épouvantables bruits de guerre, qui lui semblent étrangers!» À ce récit, Ney, furieux, et emporté par son caractère ardent et sans mesure, éclate: «Sont-ils donc venus de si loin pour se contenter d'un champ de bataille! Que fait l'empereur derrière l'armée! Là, il n'est à portée que des revers, et non des succès. Puisqu'il ne fait plus la guerre par lui-même, qu'il n'est plus général, qu'il veut faire par-tout l'empereur, qu'il retourne aux Tuileries et nous laisse être généraux pour lui!»
Murat fut plus calme: il se souvenait d'avoir vu l'empereur parcourir, la veille, le front de la ligne ennemie, s'arrêter plusieurs fois, descendre de cheval, et, le front appuyé sur ses canons, y rester dans l'attitude de la souffrance. Il savait l'agitation de sa nuit, et qu'une toux vive et fréquente coupait sa respiration. Le roi comprit que la fatigue et les premières atteintes de l'équinoxe avaient ébranlé son tempérament affaibli, et qu'enfin, dans ce moment critique, l'action de sort génie était comme enchaînée par son corps, affaissé sous le double poids de la fatigue et de la fièvre.
Pourtant les excitations ne lui manquèrent pas; car, aussitôt après Belliard, Daru, poussé par Dumas et sur-tout par Berthier, dit à voix basse à l'empereur: «que, de toutes parts, on s'écriait que l'instant de faire donner la garde était venu.» Mais Napoléon répliqua: «Et, s'il y a une seconde bataille demain, avec quoi là livrerai-je?» Le ministre n'insista pas, surpris de voir, pour la première fois, l'empereur remettre au lendemain, et ajourner sa fortune.
CHAPITRE XI.
Cependant, Barclay avec la droite luttait opiniâtrément contre le prince Eugène. Celui-ci, aussitôt après la prise de Borodino, avait passé la Kologha devant la grande redoute ennemie. Là sur-tout, les Russes avaient compté sur leurs hauteurs escarpées, environnées de ravins profonds et fangeux, sur notre épuisement, sur leurs retranchemens armés de grosses pièces, enfin sur quatre-vingts canons qui bordaient ces crêtes, toutes hérissées de fer et de feu! Mais ces élémens, l'art, la nature, tout leur manqua à la fois: assaillis par un premier élan de cette furie française si célèbre, ils virent tout-à-coup les soldats de Morand, au milieu d'eux, et s'enfuirent déconcertés.
Ce fut là qu'on remarqua Fabvier, cet aide-de-camp de Marmont, arrivé la veille du fond de l'Espagne; il s'était jeté en volontaire et à pied à la tête des tirailleurs les plus avancés; comme s'il fût venu représenter l'armée d'Espagne au milieu de la grande-armée, et qu'animé de cette rivalité de gloire qui fait les héros, il voulût la montrer en tête et la première au danger.
Il tomba blessé sur cette redoute trop fameuse: car cette victoire fut courte; l'attaque manquait d'ensemble, soit précipitation des premiers assaillans, soit lenteur dans ceux qui suivirent. Il y avait un ravin à passer; sa profondeur garantissait des feux ennemis; on assure que plusieurs des nôtres s'y arrêtèrent. Morand se trouva donc seul devant plusieurs lignes russes. Il n'était que dix heures. À sa droite, Friand n'attaquait pas encore Semenowska à sa gauche, les divisions Gérard, Broussier et la garde italienne n'étaient pas encore en ligne.
D'ailleurs, cette attaque n'aurait pas dû être faite si brusquement; on ne voulait que contenir et occuper Barclay de ce côté, la bataille devant commencer par l'aile droite, et pivoter sur l'aile gauche. Tel avait été le plan de l'empereur, et l'on ignore pourquoi lui-même y manqua au moment de l'exécution; car ce fut lui qui, dès les premiers coups de canon, envoya au prince Eugène, officiers sur officiers, pour presser son attaque.
Les Russes, revenus de leur premier saisissement, accoururent de toutes parts. Koutaïsof et Yermolof les conduisirent eux-mêmes, avec une résolution digne de cette grande circonstance. Le 30e régiment fut chassé de la redoute. Il y laissa un tiers de ses soldats et son général percé de vingt blessures. Les Russes, encouragés, ne se contentèrent plus de se défendre, ils attaquèrent. On vit alors réuni sur ce seul point tout ce que la guerre a d'art, d'efforts et de fureur. Les Français tinrent pendant quatre heures sur le penchant de ce volcan et sous cette pluie de fer et de plomb. Mais il y fallut la tenace habileté du prince Eugène, et pour des victorieux depuis long-temps, tout ce qu'a d'insupportable l'idée de s'avouer vaincu.
Chaque division changea plusieurs fois de généraux. Le vice-roi allait de l'une à l'autre, mêlant la prière aux reproches, et rappelant sur-tout les anciennes victoires. Il fit avertir l'empereur de sa position critique; mais Napoléon répondit «qu'il n'y pouvait rien; que c'était à lui de vaincre; qu'il n'avait qu'à faire un plus grand effort, que la bataille était là; et le prince ralliait toutes ses forces pour tenter un assaut général, quand soudain des cris furieux, qui partirent de sa gauche, détournèrent son attention.
Ouwarof, deux régimens de cavalerie et quelques milliers de Cosaques tombaient sur sa réserve; le désordre s'y mettait; il y courut, et, secondé des généraux Delzons et Ornano, il eut bientôt chassé cette troupe, plus bruyante que redoutable; puis il revint aussitôt se mettre à la tête d'une attaque décisive.
C'était le moment où Murat, forcé à l'inaction dans cette plaine où il régnait, avait renvoyé pour la quatrième fois à son frère pour se plaindre des pertes que les Russes, appuyés aux redoutes opposées au prince Eugène, faisaient éprouver à sa cavalerie. «Il ne lui demande plus que celle de sa garde; soutenu par elle, il tournera ces hauteurs retranchées et les fera tomber avec l'armée qui les défend.»
L'empereur parut y consentir; il envoya chercher Bessières, chef de cette garde à cheval. Malheureusement on ne trouva pas ce maréchal, qui était allé considérer la bataille de plus près. L'empereur l'attendit près d'une heure sans impatience, sans renouveler son ordre: quand le maréchal revint enfin, il le reçut d'un air satisfait, écouta tranquillement son rapport et lui permit de s'avancer jusqu'où il le jugerait convenable.
Mais il n'était plus temps; il ne fallait plus songer à s'emparer de toute l'armée russe, et peut-être aussi de la Russie entière; mais seulement du champ de bataille. On avait laissé à Kutusof le loisir de se reconnaître; il s'était fortifié sur ce qui lui restait de points d'un accès difficile, et avait couvert la plaine de sa cavalerie.
Ainsi les Russes s'étaient pour la troisième fois reformé un flanc gauche, devant Ney et Murat; mais celui-ci appelle la cavalerie de Montbrun. Ce général était tué. Caulincourt le remplace; il trouve les aides-de-camp du malheureux Montbrun pleurant leur général: «Suivez-moi, leur crie-t-il. Ne le pleurez plus, et venez, le venger!»
Le roi lui montre le nouveau flanc de l'ennemi: il faut l'enfoncer jusqu'à la hauteur de la gorge de leur grande batterie; là, pendant que la cavalerie légère poussera son avantage, lui, Caulincourt, tournera subitement à gauche avec ses cuirassiers, pour prendre à dos cette terrible redoute, dont le front écrase encore le vice-roi.
Caulincourt répondit: «Vous m'y verrez tout à l'heure mort ou vif!» Il part aussitôt et culbute tout ce qui lui résiste; puis tournant subitement à gauche avec ses cuirassiers, il pénètre le premier dans la redoute sanglante, où une balle le frappe et l'abat. Sa conquête fut son tombeau. On courut annoncer à l'empereur cette victoire et cette perte. Le grand-écuyer, frère du malheureux général, écoutait: il fut d'abord saisi; mais bientôt il se roidit contre le malheur, et, sans les larmes qui se succédaient silencieusement sur sa figure, on l'eût cru impassible. L'empereur lui dit: «Vous avez entendu, voulez-vous vous retirer?» Il accompagna ces mots d'une exclamation de douleur. Mais, en ce moment, nous avancions contre l'ennemi, le grand-écuyer ne répondit rien; il ne se retira pas; seulement il se découvrit à demi, pour remercier et refuser.
Pendant que cette charge décisive de cavalerie s'exécutait, le vice-roi était près d'atteindre, avec son infanterie, la bouche de ce volcan; tout-à-coup il voit son feu s'éteindre, sa fumée se dissiper, et sa crête briller de l'airain mobile et resplendissant dont nos cuirassiers sont couverts. Enfin ces hauteurs, jusque-là russes, étaient devenues françaises; il accourt partager la victoire, l'achever, et s'affermir dans cette position.
Mais les Russes n'y avaient pas renoncé, ils s'obstinent et s'acharnent; on les voyait se pelotonner devant nos rangs avec opiniâtreté; sans cesse vaincus, ils sont sans cesse ramenés au combat par leurs généraux; et ils viennent mourir au pied de ces ouvrages qu'eux-mêmes avaient élevés.
On ne put poursuivre leurs débris: de nouveaux ravins, et derrière eux des redoutes armées protégeaient leurs attaques et leurs retraites. Ils s'y défendirent avec rage jusqu'à la nuit; couvrant ainsi la grande route de Moskou, leur ville sainte, leur magasin, leur dépôt, leur refuge.
De ces secondes hauteurs, ils écrasaient les premières qu'ils nous avaient abandonnées. Le vice-roi fut obligé de cacher ses lignes haletantes, épuisées et éclaircies, dans des plis de terrain, et derrière les retranchemens à demi détruits. Il fallut tenir les soldats à genoux et courbés derrière ces informes parapets. Ils restèrent plusieurs heures dans cette pénible position, contenus par l'ennemi qu'ils contenaient.
Ce fut vers quatre heures que cette dernière victoire fut remportée; il y en eut plusieurs dans cette journée: chaque corps vainquit successivement ce qu'il avait devant lui, sans profiter de son succès pour décider de la bataille, car chacun, n'étant pas soutenu à temps par la réserve, s'arrêtait épuisé. Mais enfin tous les premiers obstacles étaient tombés. Le bruit des feux s'affaiblissait, et s'éloignait de l'empereur. Des officiers arrivaient de toutes parts. Poniatowski et Sébastiani, après une lutte opiniâtre, venaient aussi de vaincre. L'ennemi s'arrêtait et se retranchait dans une nouvelle position. Le jour était avancé, nos munitions épuisées, la bataille finie.
Alors seulement, l'empereur monta à cheval avec effort, et se dirigea lentement sur les hauteurs de Semenowska. Il y trouva un champ de bataille acquis incomplètement, que les boulets ennemis et même les balles nous disputaient encore.
Au milieu de ces bruits de guerre et de l'ardeur encore toute chaude de Ney et de Murat, il resta toujours le même, sa démarche affaissée, sa voix languissante, et ne recommandant à des vainqueurs que la prudence; puis il revint toujours au pas chercher ses tentes, dressées derrière cette batterie enlevée depuis deux jours, et devant laquelle il était, depuis le matin, resté témoin presque immobile de toutes les vicissitudes de cette terrible journée.
En cheminant ainsi, il appela Mortier, et lui ordonna «de faire enfin avancer la jeune garde; mais sur-tout de ne point dépasser le nouveau ravin qui séparait de l'ennemi.» Il ajouta, «qu'il le chargeait de garder le champ de bataille; que c'était là tout ce qu'il lui demandait; qu'il fit pour cela tout ce qu'il fallait, et rien de plus.» Il le rappela bientôt pour lui demander «s'il l'avait bien entendu, lui recommandant de n'engager aucune affaire, et de garder sur-tout le champ de bataille.» Une heure après, il lui fit encore réitérer l'ordre «de n'avancer, ni reculer, quoi qu'il arrivât.»
CHAPITRE XII.
Quand il fut dans sa tente, à son abattement physique se joignit une grande tristesse d'esprit. Il avait vu le champ de bataille; les lieux encore plus que les hommes avaient parlé; cette victoire, tant poursuivie, si chèrement achetée, était incomplète: était-ce lui, qui poussait toujours les succès jusqu'au dernier résultat possible, que la fortune venait de trouver froid et inactif, quand elle lui avait offert ses dernières faveurs?
En effet, les pertes étaient immenses, et sans résultat proportionné. Chacun, autour de lui, pleurait la mort d'un ami, d'un parent, d'un frère; car le sort des combats était tombé sur les plus considérables. Quarante-trois généraux avaient été tués ou blessés. Quel deuil dans Paris! quel triomphe pour ses ennemis! quel dangereux sujet de pensées pour l'Allemagne! Dans son armée, jusque dans sa tente, la victoire est silencieuse, sombre, isolée, même sans flatteurs.
Ceux qu'il a fait appeler, Dumas, Daru, l'écoutent et se taisent: mais leur attitude, leurs yeux baissés, leur silence, n'étaient point muets.
Il était dix heures. Murat, que douze heures de combat n'avaient pas éteint, vint encore lui demander la cavalerie de sa garde. «L'armée ennemie, dit-il, passe en hâte et en désordre la Moskowa; il veut la surprendre et l'achever.» L'empereur repoussa cette saillie d'une ardeur immodérée; puis il dicta le bulletin de cette journée.
Il se plut à apprendre à l'Europe que ni lui ni sa garde n'avaient été exposée. Quelques-uns attribuèrent ce soin a une recherche d'amour-propre. Les mieux instruits en jugèrent autrement; ils ne lui avaient guère vu de passion vaine ou gratuite: ils pensèrent qu'à cette distance, et à la tête d'une année d'étrangers, qui n'avait d'autre lien que la victoire, un corps d'élite et dévoué lui avait paru indispensable à conserver.
En effet, ses ennemis n'auraient plus rien à espérer des champs de bataille, ni sa mort, puisqu'il n'avait pas besoin de s'exposer pour vaincre; ni une victoire, puisque son génie suffisait de loin, sans même qu'il fit donner sa réserve. Tant que cette garde restait intacte, sa puissance réelle et sa puissance d'opinion restaient donc entières. Il semblait qu'elle lui répondît de ses alliés comme de ses ennemis; c'est pourquoi il prenait tant de soin d'instruire l'Europe de la conservation de cette redoutable réserve; et cependant, c'était à peine vingt mille hommes, dont plus d'un tiers de nouvelles recrues.
Ces motifs étaient puissans, mais ils ne satisfaisaient pas des hommes qui savaient qu'on trouve toujours d'excellentes raisons pour commettre les plus grandes fautes. Aussi tous disaient: «qu'ils avaient vu le combat, gagné, dès le matin à la droite, s'arrêter où il nous était favorable, pour se continuer successivement de front et à force d'hommes, comme dans l'enfance de l'art! que c'était une bataille sans ensemble, une victoire de soldats plutôt que de général! Pourquoi donc tant de précipitation pour joindre l'ennemi, avec une armée haletante, épuisée, affaiblie; et, quand enfin on l'avait atteint, négliger d'achever, pour rester, tout sanglant et mutilé, au milieu d'un peuple furieux, dans d'immenses déserts, et à huit cents lieues de ses ressources?»
On entendit alors Murat s'écrier: «que, dans cette grande journée il n'avait pas reconnu le génie de Napoléon.» Le vice-roi avoua «qu'il ne concevait point l'indécision qu'avait montrée son père adoptif;» et Ney, quand il fut appelé à son tour, mit une singulière opiniâtreté à lui conseiller la retraite.
Ceux qui ne l'avaient pas quitté virent seuls, que ce vainqueur de tant de nations avait été vaincu par une fièvre brûlante. Ceux-là citèrent alors ces mots, que lui-même avait écrits en Italie quinze ans plus tôt: «La santé est indispensable à la guerre, et ne peut être remplacée par rien;» et cette exclamation, malheureusement prophétique, des champs d'Austerlitz, où l'empereur s'écria: «Ordener est usé. On n'a qu'un temps pour la guerre: j'y serai bon encore six ans, après quoi moi-même je devrai m'arrêter.»
Pendant la nuit, les Russes constatèrent leur présence par quelques clameurs importunes. Le lendemain matin, il y eut une alerte jusque dans la tente de l'empereur. La vieille garde fut obligée de courir aux armes, ce qui, après une victoire, parut un affront. L'armée resta immobile jusqu'à midi, ou plutôt on eût dit qu'il n'y avait plus d'armée, mais une seule avant-garde. Le reste était dispersé sur le champ de bataille pour enlever les blessés. Il y en avait vingt mille. On les portait à deux lieues en arrière, à cette grande abbaye de Kolotskoï.
Le chirurgien en chef, Larrey, venait de prendre des aides dans tous les régimens. Les ambulances avaient rejoint, mais tout fut insuffisant. Il s'est plaint depuis, dans une relation imprimée, qu'aucune troupe ne lui eût été laissée pour requérir les choses de première nécessité dans les villages environnans.
L'empereur parcourait alors le champ de bataille: jamais aucun ne fut d'un si horrible aspect. Tout y concourait: un ciel obscur, une pluie froide, un vent violent, des habitations en cendres, une plaine bouleversée, couverte de ruines et de débris; à l'horizon, la triste et sombre verdure des arbres du nord; par-tout des soldats errant parmi des cadavres et cherchant des subsistances jusque dans les sacs de leurs compagnons morts; d'horribles blessures, car les balles russes sont plus grosses que les nôtres; des bivouacs silencieux, plus de chants, point de récits; une morne taciturnité.
On voyait autour des aigles, le reste des officiers et sous-officiers et quelques soldats, à peine ce qu'il en fallait pour garder le drapeau. Leurs vêtemens étaient déchirés par l'acharnement du combat, noircis de poudre, souillés de sang; et pourtant, au milieu de ces lambeaux, de cette misère, de ce désastre, un air fier, et même à l'aspect de l'empereur, quelques cris de triomphe, mais rares et excités: car, dans cette armée, capable à la fois d'analyse et d'enthousiasme, chacun jugeait de la position de tous.
Les soldats français ne s'y trompent guère; ils s'étonnaient de voir tant d'ennemis tués, un si grand nombre de blessés et si peu de prisonniers. Il n'y en avait pas huit cents. C'était par le nombre de ceux-ci qu'on calculait le succès. Les morts prouvaient le courage des vaincus plutôt que la victoire. Si le reste se retirait, en si bon ordre, fier, et si peu découragé, qu'importait le gain d'un champ de bataille. Dans de si vastes contrées, la terre manquerait-elle jamais aux Russes pour se battre?
Pour nous, nous n'en avions déjà que trop, et bien plus que nous ne pouvions en garder. Était-ce donc la conquérir! L'étroit et long sillon que nous tracions si péniblement depuis Kowno, à travers des sables et des cendres, ne se refermerait-il pas derrière nous, comme celui d'un vaisseau sur une vaste mer! il suffisait de quelques paysans mal armés pour l'effacer.
En effet, ils allaient enlever derrière l'armée nos blessés et nos maraudeurs. Cinq cents traîneurs tombèrent bientôt entre leurs mains. Il est vrai que quelques soldats français, arrêtés ainsi, feignirent de prendre parti parmi ces Cosaques; ils les aidèrent à faire de nouvelles captures, jusqu'au moment où, se trouvant avec leurs nouveaux prisonniers en nombre assez considérable, ils se réunirent tout-à-coup, et se débarrassèrent de leurs ennemis trop confians.
L'empereur ne put évaluer sa victoire que par les morts. La terre était tellement jonchée de Français étendus sur les redoutes, qu'elles paraissaient leur appartenir plus qu'à ceux qui restaient debout. Il semblait y avoir là plus de vainqueurs tués que de vainqueurs vivans.
Dans cette foule de cadavres, sur lesquels il fallait marcher pour suivre Napoléon, le pied d'un cheval rencontra un blessé, et lui arracha un dernier signe de vie ou de douleur. L'empereur, jusque-là muet comme sa victoire, et que l'aspect de tant de victimes oppressait, éclata; il se soulagea par des cris d'indignation, et par une multitude de soins qu'il fit prodiguer à ce malheureux. Quelqu'un, pour l'apaiser, remarqua que ce n'était qu'un Russe; mais il reprit vivement, «qu'il n'y avait plus d'ennemis après la victoire, mais seulement des hommes!» Puis il dispersa les officiers qui le suivaient, pour qu'ils secourussent ceux qu'on entendait crier de toutes parts.
On en trouvait sur-tout dans le fond des ravins, où la plupart des nôtres avaient été précipités, et où plusieurs s'étaient traînés pour être plus à l'abri de l'ennemi et de l'ouragan. Les uns prononçaient en gémissant le nom de leur patrie ou de leur mère, c'étaient les plus jeunes. Les plus anciens attendaient la mort d'un air ou impassible ou sardonique, sans daigner implorer, ni se plaindre; d'autres demandaient qu'on les tuât sur-le-champ: mais on passait vite à côté de ces malheureux, qu'on n'avait ni l'inutile pitié de secourir, ni la pitié cruelle d'achever.
Un d'eux, le plus mutilé (il ne lui restait que le tronc et un bras), parut si animé, si plein d'espoir et même de gaieté, qu'on entreprit de le sauver. En le transportant, on remarqua qu'il se plaignait de souffrir des membres qu'il n'avait plus; ce qui est ordinaire aux mutilés, et ce qui semblerait être une nouvelle preuve que l'ame reste entière, et que le sentiment lui appartient seul, et non au corps, qui ne peut pas plus sentir que penser.
On apercevait des Russes se traînant jusqu'aux lieux où l'entassement des corps leur offrait une horrible retraite. Beaucoup assurent qu'un de ces infortunés vécut plusieurs jours dans le cadavre d'un cheval ouvert par un obus, et dont il rongeait l'intérieur. On en vit redresser leur jambe brisée, en liant fortement contre elle une branche d'arbre, puis s'aider d'une autre branche, et marcher ainsi jusqu'au village le plus prochain. Ils ne laissaient pas échapper un seul gémissement.
Peut-être, loin des leurs, comptaient-ils moins sur la pitié. Mais il est certain qu'ils parurent plus fermes contre la douleur que les Français: ce n'est pas qu'ils souffrissent plus courageusement, mais ils souffraient moins; car ils sont moins sensibles de corps comme d'esprit, ce qui tient à une civilisation moins avancée, et à des organes endurcis par le climat.
Pendant cette triste revue, l'empereur chercha vainement une rassurante illusion, en faisant recompter le peu de prisonniers qui restaient, et ramasser quelques canons démontés: sept à huit cents prisonniers et une vingtaine de canons brisés étaient les seuls trophées de cette victoire incomplète.
CHAPITRE XIII.
En même temps, Murat poussait l'arrière-garde russe jusqu'à Mojaïsk: la route qu'elle découvrit en se retirant, était nette et sans un seul débris d'hommes, de chariots, ou de vêtemens. On trouva tous leurs morts enterrés, car ils ont un respect religieux pour les morts.
Murat, en apercevant Mojaïsk, s'en crut maître; il envoya dire à l'empereur d'y venir coucher. Mais l'arrière-garde russe avait pris position en avant des murs de cette ville, derrière laquelle on voyait sur une hauteur tout le reste de leur armée. Ils couvraient ainsi les routes de Moskou et de Kalougha.
Peut-être Kutusof hésitait-il entre ces deux routes, ou voulait-il nous laisser dans l'incertitude sur celle qu'il aurait suivie; ce qui arriva. D'ailleurs les Russes tenaient à honneur de ne coucher qu'à quatre lieues du champ de notre victoire. Cela leur donnait aussi le temps de désencombrer la route derrière eux, et de déblayer leurs débris.
Leur attitude était ferme et imposante, comme avant la bataille; ce qu'il fallut admirer, mais ce qui tenait aussi à la lenteur que nous avions mise à quitter le champ de Borodino, et à une profonde ravine qui se trouvait entre eux et notre cavalerie. Murat n'aperçut pas cet obstacle; un de ses officiers, le général Dery, le devina. Il alla reconnaître le terrain jusqu'aux portes de la ville, sous les baïonnettes russes.
Mais le roi, fougueux comme au commencement de la campagne et de sa vie militaire, n'en tint compte: il appelait sa cavalerie; il lui criait avec fureur d'avancer, de charger, d'enfoncer ces bataillons, ces portes, ces murailles! son aide-de-camp lui objectait en vain l'impossibilité; il lui-montrait cette armée sur la hauteur opposée, qui commandait Mojaïsk, et ce ravin où le reste de nos cavaliers était prêt à s'engouffrer. Mais lui, toujours plus emporté, répétait «qu'il fallait qu'ils marchassent; que s'il y avait un obstacle, ils le verraient!» Puis ils insultait pour exciter; et l'on allait porter ses ordres, lentement toutefois, car on s'entendait d'ordinaire pour en retarder l'exécution, afin de lui donner le temps de réfléchir, et qu'un contre-ordre prévu pût arriver avant un malheur: ce qui n'avait pas toujours lieu, mais ce qui arriva cette fois. Murat se satisfit, en épuisant ses canons sur des Cosaques ivres et épars, dont il était presque environné, et qui l'attaquaient en poussant de sauvages hurlemens.
Néanmoins, cette affaire s'engagea assez pour ajouter aux pertes de la veille: Belliard y fut blessé; ce général, qui depuis manqua beaucoup à Murat, s'occupait à reconnaître la gauche de la position ennemie: elle était abordable, c'était de ce côté qu'il eût fallu attaquer; mais Murat ne pensa qu'à se heurter contre ce qu'il avait devant lui.
Pour l'empereur, il n'arriva sur le champ de bataille qu'avec la nuit, et suivi de forces insuffisantes. On le vit s'avancer vers Mojaïsk, marchant d'un pas encore plus lent que la veille, et dans une telle absorption, qu'il semblait ne pas entendre le bruit du combat, ni les boulets qui arrivaient jusqu'à lui.
Quelqu'un l'arrêta, en lui montrant l'arrière-garde ennemie entre lui et la ville, et derrière, les feux d'une armée de cinquante mille hommes. Ce spectacle constatait l'insuffisance de sa victoire, et le peu de découragement de l'ennemi; il y parut insensible; il écouta les rapports d'un air affaissé et laissa faire; puis il retourna se coucher dans un village à quelques pas de là, et à portée des feux ennemis.
L'automne des Russes venait de l'emporter; sans lui, peut-être la Russie tout entière eût fléchi sous nos armes aux champs de la Moskowa: son inclémence prématurée vint singulièrement à propos au secours de leur empire. Ce fut le 6 septembre, la veille même de la grande bataille! un ouragan annonça sa fatale présence. Il glaça Napoléon. Dès la nuit qui précéda cette bataille décisive, on a vu qu'une fièvre ardente brûla son sang, abattit ses esprits, et qu'il en fut accablé pendant le combat; cette souffrance arrêta ses pas et enchaîna son génie pendant les cinq jours qui suivirent: après avoir préservé Kutusof d'une ruine totale à Borodino, elle lui donna le temps de rallier les restes de son armée, et de les dérober à notre poursuite.
Le 9 septembre nous montra Mojaïsk debout et ouverte; mais en deçà, l'arrière-garde ennemie encore sur les hauteurs qui la dominent, et qu'occupait la veille leur armée. On pénétra dans la ville, les uns pour la traverser et poursuivre l'ennemi, les autres pour piller et se loger: ceux-ci n'y trouvèrent point d'habitans, point de vivres, mais seulement des morts, qu'il fallut jeter par les fenêtres pour se mettre à couvert, et des mourans qu'on réunit dans un même lieu.
Il y en avait par-tout, et en si grand, nombre, que les Russes n'avaient pas osé incendier ces habitations; toutefois, leur humanité, qui n'avait pas toujours été si scrupuleuse, céda au besoin de tirer sur les premiers Français qu'ils virent entrer, et ce fut avec des obus, de sorte qu'ils mirent le feu à cette ville de bois, et brûlèrent une partie des malheureux blessés qu'ils y avaient abandonnés.
Pendant qu'on cherchait à les sauver, cinquante voltigeurs du 33e gravissaient la hauteur, dont la cavalerie et l'artillerie ennemie occupaient le sommet. L'armée française, encore arrêtée sous les murs de Mojaïsk, regardait avec surprise cette poignée d'hommes dispersés, qui, sur cette pente découverte, irritaient de leurs feux des milliers de cavaliers russes. Tout-à-coup ce qu'on prévoyait arriva. Plusieurs escadrons ennemis s'ébranlèrent: un instant leur suffit pour envelopper ces audacieux, qui se pelotonnèrent rapidement, et firent face et feu de tous côtés; mais ils étaient si peu, au milieu d'une plaine si vaste, et d'une si grande quantité de chevaux, qu'ils disparurent bientôt à tous les yeux.
Une exclamation générale de douleur s'éleva de tous les rangs de l'armée. Chacun de nos soldats, le cou tendu, l'œil fixe, suivait tous les mouvemens de l'ennemi, et cherchait à démêler le sort de ses compagnons d'armes. Les uns s'irritaient contre la distance, et demandaient à marcher; d'autres chargeaient machinalement leurs armes ou croisaient la baïonnette d'un air menaçant, comme s'ils avaient été à portée de les secourir. Tantôt leurs regards s'animaient comme lorsqu'on combat, tantôt ils se troublaient comme lorsqu'on succombe. D'autres conseillaient et encourageaient, oubliant qu'on ne pouvait les entendre.
Quelques jets de fumée, qui s'élevèrent du milieu de cette masse noire de chevaux, prolongèrent l'incertitude. On s'écria que les nôtres tiraient, qu'ils se défendaient encore, que tout n'était pas fini. En effet, un chef russe venait d'être tué par l'officier commandant ces tirailleurs. Il n'avait répondu à la sommation de se rendre que par ce coup de feu. Cette anxiété durait depuis plusieurs minutes, quand tout-à-coup l'armée jeta un cri de joie et d'admiration en voyant la cavalerie russe, étonnée d'une résistance si audacieuse, s'écarter, pour éviter un feu bien nourri, se disperser, et nous laisser enfin revoir ce peloton de braves, maître sur ce vaste champ de bataille, dont il occupait à peine quelques pieds.
Dès que les Russes virent qu'on manœuvrait sérieusement pour les attaquer, ils disparurent sans laisser de traces après eux. Ce fut comme après Vitepsk et Smolensk, et bien plus remarquable, le surlendemain d'un si grand désastre: ou resta d'abord incertain entre les routes de Moskou et de Kalougha; puis Murat et Mortier se dirigèrent à tout hasard sur Moskou.
Ils marchèrent pendant deux jours, ne mangeant que du cheval et du grain pilé, sans trouver ni hommes ni choses qui décelassent l'armée russe. Celle-ci, quoique son infanterie ne formât plus qu'une seule masse toute confuse, n'abandonna pas un débris: tant il y avait d'amour-propre national, et d'habitude d'ordre, dans l'ensemble et le détail de cette armée, et tant nous fûmes dépourvus de toute espèce de renseignemens, comme de ressources, dans ce pays désert et tout ennemi.
L'armée d'Italie s'avançait à quelques lieues sur la gauche de la grande route, elle surprit des paysans en armes qui ne surent point combattre: mais leur seigneur, le poignard à la main, se rua sur nos soldats, comme un désespéré; il criait qu'il n'avait plus d'autel, plus d'empire, plus de patrie, et que la vie lui était odieuse; on voulut pourtant la lui laisser, mais comme il s'efforçait de l'ôter aux soldats qui l'entouraient, la pitié fit place à la colère, et on le satisfit.
Vers Krymskoïe, le 11 septembre, l'armée ennemie reparut bien établie dans une forte position. Elle avait repris sa méthode d'avoir égard, dans sa retraite, au terrain plus qu'à l'ennemi. Le duc de Trévise fit d'abord convenir Murat de l'impossibilité d'attaquer; mais la fumée de la poudre eut bientôt enivré ce monarque. Il se compromit, et obligea Dufour, Mortier, et leur infanterie, de s'avancer. C'était le reste de la division Friand et la jeune garde. On perdit là, sans utilité, deux mille hommes de cette réserve, ménagée si mal à propos le jour de la bataille; et Mortier furieux écrivit à l'empereur qu'il n'obéirait plus à Murat.
Car c'était par des lettres que les généraux d'avant-garde communiquaient avec Napoléon. Il était resté depuis trois jours à Mojaïsk, enfermé dans sa chambre, toujours consumé par une fièvre ardente, accablé d'affaires et dévoré d'inquiétudes. Un rhume violent lui avait fait perdre l'usage de la parole. Forcé de dicter à sept personnes à la fois, et ne pouvant se faire entendre, il écrivait sur différens papiers le sommaire de ses dépêches. S'il s'élevait quelques difficultés, il s'expliquait par signes.
Il y eut un moment où Bessières lui fit l'énumération de tous les généraux blessés le jour de la bataille. Cette fatale nomenclature lui fut si poignante, que, retrouvant sa voix par un violent effort, il interrompit ce maréchal par cette brusque exclamation: «Huit jours de Mosckou, et il n'y paraîtra plus.»
Cependant, quoiqu'il eût placé jusque-là tout son avenir dans cette capitale, une victoire si sanglante et si peu décisive, avait affaibli son espoir. Ses instructions du 11 septembre, Berthier pour le maréchal Victor, montrèrent sa détresse. «L'ennemi, attaqué au cœur, ne s'amuse plus aux extrémités. Dites au duc de Bellune qu'il dirige tout, bataillons, escadrons, artillerie, hommes isolés, sur Smolensk, pour pouvoir de là venir à Moskou.»
Au milieu de ces souffrances de corps et d'esprit, dont il dérobait la vue à son armée, Davoust pénétra jusqu'à lui; ce fut pour s'offrir encore, quoique blessé, pour le commandement de l'avant-garde, promettant qu'il saurait marcher jour et nuit, joindre l'ennemi, et le forcer au combat, sans prodiguer, comme Murat, les forces et la vie de ses soldats. Napoléon ne lui répondit qu'en vantant avec affectation l'audacieuse et inépuisable ardeur de son beau-frère.
Il venait d'apprendre qu'on avait retrouvé l'armée ennemie; qu'elle ne s'était point retirée sur son flanc droit, vers Kalougha, comme il l'avait craint; qu'elle reculait toujours, et qu'on n'était plus qu'à deux journées de Moskou. Ce grand nom et le grand espoir qu'il y attachait, ranimèrent ses forces, et le 12 septembre il fut en état de partir en voiture, pour rejoindre son avant-garde.
FIN DU TOME PREMIER.
NOTES:
[1] En 1808, plusieurs hommes de lettres de Kœnigsberg, affligés des maux qui désolaient leur patrie, s'en prirent à la corruption générale des mœurs; elle avait, selon ces philosophes, étouffé le véritable patriotisme dans les citoyens, la discipline dans l'armée, le courage dans le peuple. Les hommes de bien devaient donc se réunir pour régénérer la nation par l'exemple de tous les sacrifices. En conséquence ceux-ci formèrent une association qui prit le nom d'Union morale et scientifique. Le gouvernement l'approuva, en lui interdisant toutefois, la politique. Cette résolution, toute noble qu'elle était, se serait peut-être perdue, comme tant d'autres, dans le vague de la métaphysique allemande; mais, vers le même temps, le prince Guillaume, dépossédé du duché de Brunswick, s'était retiré dans, sa principauté d'Oels en Silésie: on dit que du sein de ce refuge, il aperçut les premiers progrès de l'union morale dans la nation prussienne. Il s'y affilia et, le cœur tout rempli de haine et de vengeance, il conçut l'idée d'une autre ligue: elle devait se composer d'hommes déterminés à renverser la confédération du Rhin et à chasser les Français du sol de la Germanie. Cette union, dont le but était plus réel et plus positif que celui de la première, l'attira tout entière dans son sein, et de ces deux associations se forma celle des amis de la vertu.
Déjà, vers le 31 mai 1809, trois entreprises, celles de Katt, Doernberg et de Schill, avaient signalé son existence. Celle du duc Guillaume commença le 14 mai. Les Autrichiens la soutinrent d'abord. Après des fortunes diverses, ce chef abandonné à lui-même au milieu de l'Europe soumise, et seul avec deux mille hommes contre toute la puissance de Napoléon, ne céda pas; il lui tint tête: il se jeta sur la Saxe et sur le Hanovre; mais, n'ayant pu les soulever, il se fit jour à travers plusieurs corps français qu'il battit, joignit la mer à Elsflet, et s'échappa du continent sur des vaisseaux anglais qui l'attendaient là pour recueillir sa haine et la gloire qu'il venait d'acquérir.
[2] Par ce traité, la Prusse s'engageait à fournir deux cent mille quintaux de seigle, vingt-quatre mille de riz, deux millions de bouteilles de bière, quatre cent mille quintaux de froment, six cent cinquante mille de paille, trois cent cinquante mille de foin, six millions de boisseaux d'avoine, quarante-quatre mille bœufs, quinze mille chevaux, trois mille six cents voitures attelées, conduites, et portant chacune 1500 pesant; enfin, des hôpitaux pourvus de tout pour vingt mille malades. Il est vrai que toutes ces fournitures devaient être faites en déduction du reste des taxes imposées par la conquête.
[3] Frère du prince défunt du même nom.
[4] Napoléon voulait sûrement parler de la proposition que lui faisait Bernadotte d'ôter la Norwège au Danemarck, son allié fidèle, pour acheter par cette perfidie le secours de la Suède.
[5] L'archichancelier
[6] Le comte Mollien.
[7] Le duc de Gaëte.
[8] Le duc de Frioul, le comte de Ségur, le duc de Vicence.
[9] Le duc de Vicence.
[10] Duc de Vicence, le comte de Ségur.
[11] Le duc de Frioul, le comte de Ségur, le duc de Vicence.
[12] M. de Ségur.
[13] Le comte Molé
[14] Le comté de Lobau.
[15] Le mot "pospolite" vient du polonais "pospolite ruszenié". Il désignait, dans l'ancien royaume de Pologne, la levée en masse de toute la noblesse, 150 000 hommes environ: "Le Dictionnaire Encyclopédique Quillet" publié en 1935 sous la direction de Raoul Mortier, par la Librairie Aristide Quillet, 278, boulevard Saint-Germain, à Paris 7ème. (Note du transcripteur.)