Histoire de Sibylle
Clotilde seule faisait tache dans cet heureux tableau: elle suivait à quelques pas en arrière, tantôt caressant le chien du baron, tantôt paraissant plongée dans un abîme de mélancolie, quoiqu'elle ne perdît aucun des regards furtifs que sa beauté naissante arrachait à l'impassible jeune homme.
Mademoiselle Desrozais dîna au château avec sa tante. Quand on quitta la table, les deux jeunes amies, impatientes de se trouver seules après une longue contrainte, se dérobèrent pour un moment, et allèrent s'enfermer dans la bibliothèque, transformée depuis quelque temps en atelier. Sibylle se mit presque aussitôt à crayonner sur un bout de papier gris, répondant par de vagues paroles d'assentiment à l'éloge sans réserve que Clotilde crut devoir faire des nouveaux hôtes de Férias.
— Mais voyons, sérieusement, ma chère, dit Clotilde après une pause silencieuse, comment le trouves-tu?
— M. de Val-Chesnay? Oh! charmant! délicieux! idéal! dit
Sibylle en imitant plaisamment le ton empesé du baron.
— Ne t'y trompe pas, ma chère, reprit Clotilde, c'est un mari.
Sibylle ouvrit ses plus grands yeux, puis elle éclata de rire:
— Bah! dit-elle, quelle sottise!… Ah! cela vient bien!
Et présentant à Clotilde le dessin aux trois crayons qu'elle avait vivement esquissé:
— Tiens! le voilà, mon mari!
C'était, en effet, à ne pouvoir s'y méprendre, M. de Val-Chesnay lui-même avec ses favoris blonds poussées au roux et inondant ses épaules, une raie qui traversait le centre de sa tête comme un coup de hache, un col d'une roideur métallique, et une cravate bleue semée de pois blancs dont Sibylle avait fait des lunes. Cette tête absurde reposait sur un buste imperceptible, d'où sortait une énorme paire de gants du plus beau lilas, et que soutenaient les jambes grêles et arquées d'un cavalier consommé.
Clotilde ne put voir cette image grotesque sans tomber aussitôt dans une véritable convulsion de gaieté.
— Oh! dit-elle dès qu'elle put parler, je t'en prie, donne-moi cela!
— Mon Dieu! prends, dit Sibylle.
Clotilde lui sauta au cou:
— Tu es bonne, ma petite Sibylle.
Et, en effet, Sibylle était bien bonne.
Pendant ce temps, miss O'Neil communiquait discrètement à madame de Val-Chesnay quelques études peintes par son élève, devant lesquelles la digne baronne se pâma de confiance, tandis que le jeune Roland proférait du haut de son col l'épithète de "magistral!" Dès que Sibylle rentra dans le salon, elle fut sollicitée de mettre le comble à l'ivresse publique en exécutant un morceau, un rien, sur la harpe, — instrument que M. Roland de Val-Chesnay, rendu prolixe par les fumées des caves de Férias, qualifia d'idéal, — non-seulement, ajouta-t-il, à cause de sa forme délicieuse, mais encore parce que c'était vraiment un instrument charmant, surtout quand on en jouait bien. — Il n'y avait pas moyen de résister à ces éloquentes instances, et mademoiselle de Férias n'y résista pas.
Sibylle jouant de la harpe était généralement adorable; mais ce soir-là en particulier, vêtue d'une légère toilette blanche, avec de grandes manches tombantes comme des ailes déployées, sa gracieuse personne, sa jolie tête, ses yeux profonds et pleins de feu, son front couronné de nattes dorées, avaient une expression, une élévation, un rayonnement séraphiques. Le mot ange venait aux lèvres en la regardant et cessait d'être banal, tant il semblait fait pour elle. Toutefois le caractère de sa beauté, qui, surtout à ce moment de sa vie, était plutôt intellectuel que physique, devait médiocrement frapper un esprit aussi complétement dénué d'esthétique que l'était celui du dernier des Val-Chesnay. Aussi se contenta-t-il, lorsque Sibylle eut terminé, de frapper doucement l'un contre l'autre ses gants lilas (il les avait remis), en faisant à part lui l'observation pénible que sa fiancée était un peu maigre.
L'instant d'après, Sibylle, qui souffrait du rôle secondaire dans lequel son amie Clotilde avait langui tout le jour, la pria de se mettre au piano. Clotilde, après quelques cérémonies, s'y laissa traîner. Elle ôta ses gants d'un air rêveur, agita un instant ses magnifiques bras nus sous les favoris transatlantiques du jeune baron, qui était assis vis-à-vis d'elle à l'un des angles du piano, et après avoir quelque temps tourmenté le clavier, elle commença à chanter d'une belle voix de contralto un air célèbre de Donizetti: — O mon Fernand, — qui était son triomphe. Elle le chantait, en effet, et elle le chanta ce soir-là surtout avec un accent de mélancolie passionnée, auquel sa pâleur ardente, son oeil sombre et noyé, sa narine mobile, son corsage palpitant ajoutaient une couleur presque excessive. Il est vrai que toute cette magie pittoresque et sculpturale était perdue pour le plus grand nombre des assistants, groupés derrière la chaise de la chanteuse; mais elle ne l'était pas, Dieu merci, pour M. de Val-Chesnay, qui, occupant une position plus avantageuse, recevait en pleine poitrine une bonne partie des traits adressés fictivement au capitaine espagnol. Ce jeune homme ne s'était jamais sans doute trouvé à pareille fête. Clotilde avait cessé de chanter qu'il attachait encore sur elle son oeil gris et morne, tandis que sa bouche entr'ouverte et son attitude affaissée témoignaient que pour le moment le code du parfait gentleman était la dernière de ses préoccupations. Il n'eut pas une parole pour féliciter mademoiselle Desrozais, — malgré le plaisir réel qu'elle lui avait procuré; mais, sur la demande que lui en fit la jeune fille, il s'empressa d'ôter ses gants, afin de l'aider à chercher un cahier de musique au fond d'un casier. S'il se flattait du vague espoir que sa main pourrait, dans le cours de ces perquisitions, rencontrer, froisser par hasard une des mains éblouissantes de mademoiselle Clotilde, il faut avouer que le jeune baron était fort présomptueux. Cependant il ne l'était pas trop, car le fait est qu'il eut cette bonne fortune.
On aurait tort d'imaginer que mademoiselle Desrozais, lorsqu'elle déployait en l'honneur de M. de Val-Chesnay tout cet appareil de fascination, eût conçu la pensée réfléchie d'usurper le coeur et la main destinés à Sibylle. Même dans une âme aussi fortement trempée que la sienne, un dessein si audacieux ne pouvait se formuler si soudainement; mais il y a des femmes, charmantes d'ailleurs, qui ne peuvent voir dans un salon l'homme qui leur est le plus indifférent s'occuper d'une autre femme sans avoir aussitôt des idées de meurtre. Cet instinct jaloux et impérieux, qui est particulier au sexe, prend dans les coeurs passionnés et sans frein des proportions sataniques. Clotilde n'avait fait que suivre cette inspiration naturelle, ne se proposant rien de plus pour l'instant que d'écraser son amie de coeur en pétrifiant d'admiration celui qu'elle pouvait croire son fiancé. Mais déjà le plein succès de ses manoeuvres, les extases, les gaucheries du jeune Roland, suggéraient à cet esprit entreprenant des rêveries d'un ordre plus sérieux et plus formel.
Une demi-heure plus tard, comme madame de Beaumesnil et sa nièce regagnaient silencieusement le manoir à travers les sentiers ombragés et odorants du pays:
— Ma tante, dit Clotilde tout à coup, quelle est donc la fortune des Val-Chesnay?
— Oh! est-ce qu'on sait? dit la tante. Le Pérou!
Clotilde fit entendre un profond soupir.
— Mon Dieu! ma chère petite, reprit madame de Beaumesnil après une pause, on a vu des choses plus extraordinaires!… Il suffit que le bon Dieu le veuille!
— Oh! ma tante! dit la jeune fille en riant.
Puis, apercevant un ver luisant qui illuminait solitairement son nid de mousse sur le revers du fossé, elle saisit l'insecte, le déposa sur le bord de son chapeau, et reprit ensuite sa marche en fredonnant avec une sorte d'allégresse, comme si elle eût conquis son étoile.
Dès le lendemain, mademoiselle Desrozais entreprenait, sous la sanction tacite de sa tante, une campagne régulière contre le petit cerveau et le gros héritage du jeune baron. Le récit détaillé de cette campagne, dans laquelle Clotilde déploya la force du lion unie à la prudence de madame de Beaumesnil, nous entraînerait trop loin de notre sujet. Il nous suffira, pour en faire comprendre le succès et pour tirer quelque moralité de cet épisode, de définir brièvement la nature chétive du personnage que Clotilde avait choisi pour sa proie. Victime d'une de ces éducations de serre chaude qu'une tendresse malavisée inflige trop souvent aux objets de sa sollicitude, Roland de Val-Chesnay tombait en pleine bataille de la vie sans transition, sans armes, sans défense. Les excellents principes qu'on lui avait prodigués étaient demeurés flottants à la surface de cette âme molle et inerte, sans y prendre racine. N'ayant point traversé l'initiative graduée et salutaire de l'éducation publique, il arrivait brusquement aux passions d'un homme avec les vices d'un enfant, et, suivant l'usage, c'était au coeur coupable envers lui de cette aveugle idolâtrie, c'était au coeur même de sa mère que cet ingrat jeune homme devait faire sentir les premiers coups de sa main à la fois faible et violente.
Deux mois plus tard, en effet, la vieille baronne, après bien des combats et des larmes, se croyait heureuse de racheter les bonnes grâces de son fils et de s'épargner l'affront des injonctions légales en autorisant un mariage qui restait étrangement disproportionné, malgré les avantages testamentaires que madame de Beaumesnil avait arrachés à son mari en faveur de sa nièce, Clotilde et Roland reçurent la bénédiction nuptiale dans l'église de Férias, au milieu d'une vive allégresse publique, entretenue par de copieuses libations, des jeux forains et même des pièces d'artifice tirées sur les falaises. Ce fut le cas de dire avec Sganarelle: "Ce mariage doit être heureux, car il donne de la joie à tout le monde."
Il est presque superflu d'ajouter que quelques semaines après, à la suite de petits démêlés avec sa belle-fille, la baronne douairière demeurait préposée à la garde de la demeure patrimoniale des Val-Chesnay et à l'entretien du mobilier, tandis que le jeune couple s'installait gaiement à Paris, dans un joli hôtel des Champs-Elysées.
II
L'HOTEL DE VERGNES
Le mariage de Clotilde et les événements qui l'avaient précédé laissèrent entre la famille de Beaumesnil et la famille de Férias une impression de gêne et de tiédeur dont Sibylle elle-même ne put se défendre. Elle avait à la fois trop de droiture et d'inexpérience pour apprécier sous leur vrai jour les intrigues de mademoiselle Desrozais, qui lui avait paru sérieusement éprise de Roland; elle était encore plus éloignée d'éprouver le sentiment d'envie par lequel madame de Beaumesnil et la jeune baronne aimaient à expliquer le refroidissement de son affection; mais elle avait été surprise peu agréablement de la promptitude extrême avec laquelle M. de Val-Chesnay avait conquis dans le coeur de Clotilde la place tout chaude de ce Raoul qui était en Perse. La personne du baron ne lui paraissait pas suffisamment foudroyante pour justifier une si brusque révolution; elle voyait là tout au moins une légèreté et une inconsistance qui avaient fort diminué son amie dans son estime.
Les parents de Sibylle jugeaient naturellement la conduite de Clotilde avec plus de maturité et aussi avec plus de rigueur; mais ils se jugeaient eux-mêmes plus sévèrement encore, et ne pouvaient se pardonner l'innocent égoïsme qui leur avait si longtemps fermé les yeux sur la valeur infime du jeune baron. Après avoir couru le risque d'engager Sibylle dans des liens si indignes d'elle, ils rejetèrent absolument la pensée de la marier en province, ou du moins dans la partie de la province qu'ils habitaient, ne voulant laisser prise sur eux, en matière si grave, à aucun sentiment d'intérêt personnel. Le départ de Sibylle pour Paris fut donc définitivement résolu. On manda cette nouvelle au comte de Vergnes, qui répondit que cela était fort heureux, attendu qu'une armée de soupirants assiégeait jour et nuit son hôtel avec des guitares, et que la police commençait à s'en préoccuper. Sur ces entrefaites, la santé de Sibylle souffrit quelque altération. M. et Madame de Férias saisirent avidement ce prétexte pour essayer de garder leur petite-fille auprès d'eux une année de plus. Ils en écrivirent avec timidité à M. de Vergnes, qui répondit que cela était parfait, qu'une année de plus passée à la campagne serait infiniment salutaire à mademoiselle de Férias, et que quant aux soupirants, une année de plus les mortifierait et qu'ils en seraient plus tendres.
Le marquis et la marquise avaient peut-être espéré mourir avant la fin de cette année de grâce. Ils n'eurent pas cette douceur. Par une triste matinée de l'automne qui suivit, ils conduisaient Sibylle à la gare du chemin de fer et lui faisaient leurs adieux. Ennemis de toute démonstration et de tout éclat, ils subirent cette heure suprême avec calme et dignité, quoique la contraction de leurs traits témoignât d'une angoisse mortelle. Cependant, lorsque après un trajet silencieux les deux vieillards rentrèrent dans leur château solitaire, toute force les abandonna: ils s'enfermèrent à la hâte dans la chambre vide de leur petite-fille, et, se jetant dans les bras l'un de l'autre, ils pleurèrent amèrement.
Le départ de Sibylle avait eu un autre témoin à peine moins désespéré: c'était Jacques Féray, à qui la jeune fille avait adressé la veille, non sans émotion, quelques mots d'adieu. Elle doutait que le pauvre homme l'eût comprise; elle fut étonnée et touchée de l'apercevoir le lendemain à l'entrée de la gare. Peu d'instants après, comme elle montait en wagon avec miss O'Neil, elle le vit de nouveau appuyé contre le treillage qui séparait la ligne de chemin de fer d'une lande communale. Au moment où le train se mit en marche, le malheureux diable prit sa course à travers la lande pour le suivre; il ne renonça à cette lutte disproportionnée que lorsqu'il tomba d'épuisement sur le sol. Il s'obstina pendant plusieurs jours à attendre à cette place même le retour du convoi qui avait emporté Sibylle, vivant on ne sait comment; mais une idée singulière qui vint se loger dans sa cervelle ne laissa pas de le décourager assez promptement. Il s'était arrêté par hasard à deux pas de la cabane d'un cantonnier; voyant ce cantonnier sortir de sa maisonnette et étendre la bras régulièrement au passage de chaque train sur la ligne, il s'imaginait apparemment que c'était là une obligation, une servitude imposée aux riverains. Elle lui parut tellement lourde après quelques jours d'épreuve, qu'il s'y déroba et qu'il fut heureux de retrouver son chaume sur la falaise, loin du monde et de ses lois capricieuses.
Le comte de Vergnes reçut Sibylle à la gare de la rue Saint-Lazare, et la mena aussitôt à son hôtel de la Chaussée-d'Antin, où la comtesse attendait impatiemment sa petite-fille dans la société de trois chiens, qui du fond de leurs corbeilles ouatées saluèrent par des grognements lugubres l'entrée de mademoiselle de Férias. Elle fut ensuite installée dans un appartement fort mignon, où le comte avait fait allumer toutes les bougies en signe de fête et de bienvenue. Elle ne tarda pas à s'y endormir paisiblement malgré les agitations de son coeur et de son cerveau, et malgré les bruits inaccoutumés de la rue, car à son âge le sommeil est encore un dieu.
Le lendemain, dès qu'elle fut levée, M. de Vergnes lui présenta dans la cour de l'hôtel deux chevaux de pur sang qu'il lui avait destinés, et qui étaient deux gazelles. Elle ne demanda pas mieux que d'en essayer un sur l'heure et d'accompagner son grand-père dans la promenade qu'il avait l'usage de faire avant déjeuner. Le comte, qui était encore beau cavalier, trouva du plaisir à montrer le bois de Boulogne à Sibylle et à se montrer lui-même escorté de cette jolie personne. Un incident, fort insignifiant en apparence, vint cependant jeter un peu d'ombre sur son front. Ils rencontrèrent dans une allée du bois une dame d'un physique fort agréable, qui conduisait elle-même un de ces chars à bancs anglais auxquels on attelle les chevaux qu'on essaye. Deux ou trois jeunes gens en élégante toilette du matin fumaient derrière elle dans la voiture. La dame, en passant près du comte, le salua légèrement d'un sourire; puis elle regarda Sibylle, et sourit de nouveau à M. de Vergnes, en affectant d'ouvrir de grands yeux étonnés. M. de Vergnes, distrait apparemment par une pointe que son cheval poussa au même instant, ne salua pas.
— Pourquoi donc ne saluez-vous pas cette dame qui vous salue? demanda Sibylle.
— M'a-t-elle salué? dit le comte. Croyez-vous?… Mais je ne la connais pas… Au reste, voilà Paris, ma chère enfant… Il y a comme cela une foule de personnes qu'on rencontre,… qui vous connaissent,… qu'on connaît,… et en réalité… on ne les connaît pas… Quelle délicieuse matinée, ma chère petite!
Pendant trois semaines environ, M. de Vergnes se consacra au service de sa petite-fille avec l'ardeur juvénile et la grâce chevaleresque qui le distinguaient. Il la promena dans les musées, dans les palais, dans les lieux historiques, et la mena à tous les théâtres; puis un beau jour, prétextant un peu de fatigue, il délégua pour vingt-quatre heures à miss O'Neil ses fonctions de cicerone, et ne les reprit point. Son zèle était épuisé, il rentra dans ses habitudes, et Sibylle ne le vit plus qu'aux heures des repas; mais à ces heures il était charmant, il était coquet avec sa petite-fille; il lui apportait des sacs de bonbons, des gâteaux, des chinoiseries, des bamboches d'étalage. Il était plaisant avec miss O'Neil; il avait adopté vis-à-vis d'elle un genre de facétie dont il modifiait chaque jour la forme, mais dont le fond consistait invariablement à se prétendre amoureux de la pauvre Irlandaise et désespéré de ses rigueurs.
— Miss O'Neil, lui disait-il, je vous en supplie, ne me regardez pas! Vous m'empêchez de manger, et ce n'est pas bien… Si vous me retranchez l'idéal,… le divin idéal, laissez-moi au moins les plaisirs de la matière!
Ou bien il la contemplait d'un oeil profond, et s'écriait tout à coup:
— Miss O'Neil!… une île inhabitée au milieu de l'océan Pacifique, un palmier au milieu de cette île, vous sous ce palmier et moi à vos pieds… Quel rêve!
Cette drôlerie lui était commode. Quand il voulait s'en aller un peu plus tôt que de coutume à son cercle ou ailleurs:
— Miss O'Neil, disait-il, je n'y puis plus tenir: un mot d'espoir, ou je pars!
Et il partait. Il ne restait jamais le soir chez lui, pour être fidèle sans doute à la définition qu'il donnait lui-même de Paris, qui est, disait-il, une ville de France où l'on passe quelquefois ses soirées avec les femmes des autres, jamais avec la sienne.
Les allures indépendantes du comte de Vergnes ne semblaient d'ailleurs faire aucun vide dans l'existence de la comtesse, qui était extraordinairement remplie.
— Je ne sais vraiment pas, disait-elle chaque matin, comment je pourrai faire tout ce que j'ai à faire aujourd'hui!
Elle s'éveillait vers huit heures, prenait du chocolat dans son lit, partageait quelques tartines avec ses trois chiens, puis s'assoupissait jusqu'à dix heures. Elle se levait alors et commençait sa toilette, qui était quelquefois terminée à midi. C'était l'heure de son second déjeuner, qui était opulent et prolongé. Elle partait ensuite à la hâte, visitait deux ou trois magasins, faisait déplier deux ou trois mille mètres d'étoffes, et n'achetait rien. Elle revenait à son hôtel, procédait à une seconde toilette, et se rendait au bois. Au retour, elle entrait régulièrement chez un pâtissier, mangeait des petits pâtés au foie gras et au macaroni, avalait une glace, appuyait le tout d'un verre de vin d'Espagne, et commençait ses visites, pendant lesquelles elle croquait ça et là une demi-livre de bonbons. A sept heures elle dînait comme elle pouvait. En accomplissant sa troisième toilette, pour faire ses visites du soir, elle se plaignait assez généralement de vagues malaises dans l'estomac, organe qu'elle avait toujours eu faible, disait-elle. Elle essayait de le soutenir dans le cours de la soirée en buvant quelques tasses de thé accompagnées de quelques tranches de baba; mais c'était en vain. Son estomac, malgré une hygiène si fortifiante, demeurait inquiet; elle y sentait des bizarreries, des creux, des défaillances, puis des dégoûts, et c'est à peine si elle pouvait toucher du bout des dents à l'en-cas qu'on lui tenait prêt dans sa chambre pour le retour. Cela était pénible; cela empoisonnait sa vie. Sibylle, confidente des désespoirs de sa grand'mère à ce sujet, se demandait tout bas par quel miracle du Seigneur cette frêle Parisienne résistait depuis cinquante ans à un régime qui eût tué un cannibale en huit jours.
Madame de Vergnes s'était naturellement fait un devoir d'entraîner sa petite-fille dans le cercle d'oisiveté affairée où elle tournait chaque jour avec la frivolité convulsive d'un écureuil. Elle la produisit successivement chez toutes ses amies, dont le nombre était tel qu'il lui fallut plusieurs mois pour en épuiser la liste. Une des plus intimes était morte depuis six semaines, quand la comtesse et Sibylle se présentèrent à sa porte.
— Comment! dit la comtesse au concierge, qui s'était approché de sa voiture pour lui annoncer cette fâcheuse nouvelle, morte! Qu'est-ce que vous me dites là?
— Oui, madame la comtesse, reprit le concierge, qui était goguenard, elle est morte depuis six semaines; elle est même enterrée.
— Ah! mon ami, ne me dites donc pas cela! répliqua la comtesse. Quelle horreur!… C'est vraiment inouï, ces choses-là!… Voilà la vie, ma chère enfant!… Eh bien, mon pauvre Jean, chez le pâtissier qui fait le coin de la rue Castiglione, vous savez?
Sibylle accompagnait de même sa grand'mère dans ses tournées du soir, où elle effleurait le plus souvent trois ou quatre salons sans prendre pied dans aucun. Un caractère particulier de ces réunions mondaines qui surprit mademoiselle de Férias, c'était la rareté des hommes. Quelques vieillards mélancoliques et quelques jeunes gens imberbes y représentaient seuls, en général, le sexe fort. On eût pu croire qu'une guerre désastreuse avait cruellement décimé la population virile. Même dans les circonstances solennelles et obligatoires, à la suite d'un dîner par exemple, il était clair que les hommes invités et les maîtres de la maison eux-mêmes attendaient avec impatience que la soirée des dames fût terminée pour commencer la leur. Il semblait à Sibylle que cette séparation remarquable des deux sexes dans les coutumes de la société polie avait l'inconvénient de réduite trop souvent la conversation des femmes à des commérages de harem; elle ne pouvait savoir qu'en revanche elle avait l'avantage de réduire la conversation des hommes à des entretiens de corps de garde.
Si ce premier aspect à vol d'oiseau de la société parisienne ne répondait pas pleinement aux espérances de Sibylle, ce mécompte n'était pas d'ailleurs sans compensation. En dehors de l'insipide tourbillon mondain, dans quelques salons exceptionnels, dans ses excursions du matin avec miss O'Neil, dans les musées, les théâtres et même dans les rues, elle goûtait ces vives jouissances que donnent à un esprit actif et heureusement cultivé le mouvement, le spectacle continuel, l'électricité partout répandue des choses de l'esprit. Elle respirait avec allégresse cette atmosphère intellectuelle qui enveloppe Paris et qui en est le charme propre et incomparable. Les navigateurs antiques qui posaient le pied sur les rivages de Chypre y flairaient aussitôt une odeur d'encens et de volupté qui pénétrait leurs veines et leur révélait la puissante déesse du lieu. Paris semble avoir de même d'enivrantes émanations qui dénoncent son culte, son culte unique, mais fervent et passionné jusqu'à l'idolâtrie, celui de l'intelligence, dont on peut dire avec vérité que Paris est la ville sainte.
Après quelques mois de séjour à l'hôtel de Vergnes, Sibylle, dans une lettre qu'elle écrivait au marquis de Férias, essayait de résumer en ces termes les impressions diverses dont elle était frappée: — "Je flotte perpétuellement, disait-elle, entre l'extrême intérêt et l'extrême ennui. Paris me paraît être le lieu du monde qui offre le plus de ressources à l'esprit et le moins à l'âme. Mon esprit y est joyeux et mon âme y est triste. Il est impossible de sentir plus vivement que je ne le fais ici que l'esprit et ses plaisirs les plus élevés ne sont pas tout pour une créature humaine. Si je garde quelque empire sur ma destinée, je ne serai jamais à Paris qu'un oiseau de passage. Cette vie tumultueuse, cette distraction sans trêve, ces gens toujours debout, toujours en l'air, toujours gais, toujours fous, me font entendre aux oreilles un bruit de grelots qui m'étourdit et me gêne. Je cherche mon pauvre moi et je ne le trouve plus. Quand je suis arrivée, j'ai cru tomber dans un carnaval dont j'attendais toujours la fin, mais inutilement, car il ne finit point, et c'est ici le fonds même de la vie. Tous ces gens vont, viennent, s'agitent, s'empressent, se moquent et meurent tout à coup. La mort à Paris m'étonne toujours; elle ne m'y paraît pas naturelle. Tout est si factice à l'entour que ce détail y choque comme un accident dans une fête. C'est la seule loi réelle de la vie qu'on n'y puisse oublier, parce qu'elle s'impose. Il me semble qu'on y méconnaît toutes les autres. L'accessoire, le luxe, l'ornement, la broderie, sont le principal et le tout. On vit de gâteaux, et point de pain… Ah! le bon pain quotidien, Seigneur, donnez-le-moi!… et donnez-moi aussi quelqu'un qui veuille le manger avec moi, lentement, miette à miette, devant mon vieux foyer de famille, et tout près, tout près du fauteuil de mon cher grand-père!"
Sibylle ne confiait de la sorte à M. de Férias qu'une faible part de ses ennuis: les lacunes qu'elle croyait sentir dans l'ensemble de existences parisiennes s'accusaient chaque jour sous ses yeux dans des exemples qui touchaient son coeur de trop près pour qu'elle n'en fût pas affectée plus gravement qu'elle n'osait le dire. Les bizarres relations conjugales dont l'hôtel de Vergnes lui donnait le spectacle formaient dans sa pensée un contraste douloureux avec le vivant souvenir de l'intimité charmante et presque sainte de Férias. Il était évident, en effet, que M. et madame de Vergnes, hors du déjeuner et du dîner, leur dernier point de contact, vivaient aussi étrangers l'un à l'autre que si l'océan les eût séparés. Ils n'avaient en commun ni une joie, ni une peine, ni un souvenir, ni une espérance. Ils échangeaient pendant leurs repas quelques banalités courantes, et se hâtaient de retourner chacun à son plaisir.
Cherchant à s'expliquer un état de choses qu'elle regarda d'abord comme une anomalie particulière à sa famille, Sibylle fut disposée à en rejeter le tort sur sa grand'mère, dont elle ne pouvait se dissimuler la dissipation extravagante et la profonde inanité d'esprit. Séduite au contraire par les brillantes qualités du comte, elle supposa qu'il avait fini par se fatiguer de l'incurable puérilité de sa femme, et par en être découragé jusqu'à l'éloignement. Une fois entrée dans cet ordre d'idées, elle y rapporta tout, comme il arrive, et s'étonna moins des brusqueries de langage auxquelles le comte de Vergnes, si gracieux et si galant avec le reste du monde, se laissait quelquefois emporter vis-à-vis de la comtesse, comme par quelque ressentiment de son coeur incompris et de sa vie désenchantée. Pénétrée de compassion pour les souffrances présumées de son grand-père, Sibylle crut devoir redoubler envers lui d'attentions et de prévenances. Un matin, comme elle entrait à l'improviste dans l'appartement particulier du comte, guidée par ce sentiment délicat, elle éprouva une surprise énorme en voyant se tourner vers elle d'un air à la fois irrité et confus un personnage dont elle eut peine d'abord à discerner l'identité: c'était un vieillard dont le visage ridé et la tête chauve étaient tout ruisselants de pommade au concombre; cette figure luisante avait deux faces, comme Janus: elle présentait d'un côté l'arc d'un sourcil du plus beau noir et une touffe de favoris grisonnant à peine, tandis que de l'autre le sourcil et la touffe de favoris parallèles s'effaçaient dans un vague neigeux. Forcée à son grand regret de reconnaître son aïeul dans ce grotesque, Sibylle poussa un faible cri, tourna les talons, et se sauva à la hâte. Elle se rappela aussitôt les soins tout différents que le marquis de Férias prenait de sa personne, et comment, au lieu de masquer sa vieillesse, il aimait à la parer en mettant de la poudre blanche sur ses cheveux blancs. — Elle se souvint en même temps d'une violente sortie que le comte de Vergnes avait faite quelques jours auparavant, à l'usage de la comtesse, contre les femmes qui ne savaient pas vieillir et qui s'obstinaient à affliger les yeux par des nudités d'un demi-siècle. Elle se demanda si cette moralité, excellente en soi, avait été parfaitement placée dans la bouche du comte. Ces réflexions et l'incident qui les avait provoquées plongèrent Sibylle dans de nouvelles incertitudes, qui ne tardèrent pas du reste à s'éclaircir.
Le soir même de ce jour fatal où M. de Vergnes avait été surpris par mademoiselle de Férias dans l'intimité de son laboratoire, ce vieux gentilhomme éprouva dans quelque amour de coulisse, qui n'est point de notre sujet, un mécompte tellement sérieux que toute sa belle humeur ne put le digérer. Il eut dans la nuit un léger accès de goutte qui ne lui permit pas de sortir pendant une semaine. Sibylle fut étonnée de voir aussitôt sa grand'mère interrompre absolument le cours de ses chères habitudes et se vouer à la garde de son mari avec un zèle d'autant plus méritoire qu'il était assez mal récompensé. M. de Vergnes n'aimait pas à être malade, et quand il l'était, il voulait bien ne laisser ignorer à personne dans sa maison à quel point cela le contrariait. — Il se piqua toutefois en cette circonstance de conserver vis-à-vis de sa petite-fille un reste de courtoisie; mais sa femme, quoique aussi étrangère que possible à la cause première de ses souffrances, en recueillit pleinement les bénéfices. Elle supportait d'ailleurs avec une résignation louable la maussaderie froide et bourrue dans le comte payait le plus souvent ses soins. Il arriva pourtant un jour que la patience lui échappa. M. de Vergnes, étendu dans un fauteuil, discutait avec Sibylle les mérites d'une pièce en vogue. Madame de Vergnes allait et venait par la chambre, apprêtant une potion, fermant un rideau, calfeutrant une porte.
— Que diable! s'écria M. de Vergnes, aurez-vous bientôt fini de vous agiter comme une ombre chinoise? Rien n'est plus agaçant, quand on cause, que ce trottinement perpétuel autour de soi! Allons, venez vous asseoir.
Elle vint s'asseoir avec docilité. La conversation reprit; elle voulut, par bonne grâce, y placer son mot. M. de Vergnes haussa les épaules:
— Ne parlez donc pas pour ne rien dire, ma chère amie! Quand on n'a pas deux idées dans le cerveau, il faut se taire!
— Mais, mon ami, permettez, dit la comtesse, vous êtes par trop désagréable! — Et elle porta son mouchoir à ses yeux.
— Bien, parfait! reprit le comte, une scène maintenant! Une scène dans la chambre d'un malade… Le lieu est bien choisi,… ingénieusement choisi! Eh! mon Dieu, ma chère, je sais ce qui vous tient… Je sais d'où vient votre humeur… Voilà trois ou quatre soirées que vous passez chez vous!… Cela excède vos forces. Eh bien, partez; allez, allez commérer chez vos amies, éreinter vos chevaux, étaler vos jupes! C'est le seul bonheur que vous conceviez en ce monde… Je ne veux pas vous en priver plus longtemps!
Cette attaque démesurée fit sortir la comtesse de son inertie; elle eut subitement un de ces cris que la passion et la vérité peuvent arracher des lèvres de la femme la moins éloquente:
— Ah! dit-elle, cela est trop injuste,… cela est indigne!… Je ne fais point de scène,… mais je veux vous répondre… Vous ne m'ôterez pas le respect de cette enfant sans que j'essaye de le reprendre!… Il y a d'ailleurs une leçon pour elle dans ce qui se passe ici, et il faut qu'elle la comprenne! Moi aussi, j'étais une enfant quand vous m'avez épousée, et si je suis restée ce que j'étais, si je n'ai pas, comme vous dites, deux idées dans le cerveau, si depuis quarante ans je rougis de mon insuffisance devant vous et devant le monde entier,… à qui la faute? Si j'avais été vraiment pour vous ce que je devais être, votre femme, votre amie, et non votre maîtresse d'un jour, cela serait-il arrivé?… Est-ce que je ne vous aimais pas assez pour recevoir vos leçons, vos conseils, vos enseignements, si vous aviez pris la peine de me les offrir? Ah! je les aurais reçus à genoux! Je ne demandais que cela, je ne rêvais que cela… Etre près de vous, vous voir, vous entendre, m'élever jusqu'à vous! Toute jeune fille qui se marie et qui a un brave coeur est prête, comme je l'étais, à se faire l'élève soumise, heureuse, passionnée de son époux… Une femme apprend tout de celui qu'elle aime, et n'apprend rien que de lui… C'est vous qui nous tirez du néant ou qui nous y laissez!… Vous m'y avez laissée! Vous n'avez pas voulu sacrifier un seul de vos goûts, une seule de vos habitudes, une seule de vos soirées, pour faire de cette enfant qui vous adorait une femme qui vous comprît! Et vous me reprochez ma nullité, qui est votre ouvrage!… Et vous me reprochez, grand Dieu! la folie, le vide, la dissipation de ma vie!… Mais qui donc, de nous deux, a déserté le premier ce foyer de famille, auprès duquel j'aurais voulu, pour tout bonheur au monde, m'enchaîner à vos pieds?… Même après tant d'années, j'y accours, je m'y attache à ce foyer, dès que vous y êtes… Et voilà comme vous m'y recevez!… Ah! si je ne m'étais pas jetée tout entière dans cette vie d'étourdissement et de vanité, le chagrin m'aurait tuée… ou il m'aurait perdue, comme tant d'autres! Ne vous en plaignez donc pas, car si je suis restée une enfant et une sotte femme, je suis restée une honnête femme… Et si ma vie est misérable, si ma tête est vide, si mon coeur est brisé,… eh bien, votre honneur est entier du moins, et votre nom sans tache!
Comme elle achevait ces mots, la voix de la pauvre femme s'étouffa dans un flot de larmes; elle se leva et sortit de la chambre.
Le comte de Vergnes, avec une forte dose d'égoïsme et de libertinage, n'était point un sot ni un méchant homme; il avait à peine essayé d'interrompre au début, par quelques interjections d'impatience, les énergiques récriminations de sa femme; puis, étonné et comme dompté par la défense inattendue et véhémente de cet être inoffensif, il avait fini par l'écouter avec une sorte de confusion et de respect. Quand il l'eut vue sortir, il prit un accent grave qui ne lui était pas ordinaire et dit à Sibylle:
— Allez, mon enfant, allez voir si votre grand'mère n'est point souffrante.
Sibylle y courut. La scène dont elle venait d'être témoin avait eu pour effet naturel de reporter complétement sur madame de Vergnes les sentiments de partiale sympathie qu'elle avait un instant égarés sur son grand-père. Elle trouva la comtesse qui sanglotait à genoux sur son prie-Dieu. En lui prodiguant ses caresses, elle l'informa, non sans quelque exagération, de l'intérêt attendri avec lequel le comte l'avait envoyée en mission près d'elle. Elle lui présenta la perspective de quelques douces années qui l'indemniseraient un peu de la longue déception de sa vie. M. de Vergnes serait nécessairement ramené plus souvent de jour en jour à son foyer par le sentiment de ses torts, et aussi par l'âge et le besoin de repos; c'était à madame de Vergnes de l'y retenir et de l'y fixer peu à peu en lui ménageant une intimité où son intelligence ne se sentît point trop esseulée. La comtesse se laissa prendre au charme de ces consolations et de ces espérances.
— Ma pauvre petite, dit-elle à Sibylle, il est bien tard. Pourtant j'essayerai… Je ferai ce que tu me diras… Je m'abandonne à toi!
Sibylle accepta avec sa chaleur d'âme habituelle le rôle singulier que la confiance de sa grand'mère lui imposait, et elle y appliqua toute la finesse et toute la grâce de son esprit. Elle se garda d'enlever brusquement madame de Vergnes à son vagabondage mondain; mais elle mit ses soins à l'y diriger et à l'y modérer, en la renfermant peu à peu dans le cercle de ses relations les plus choisies. Elle parvint à la faire dévier quelquefois dans la journée de son sempiternel tout du lac, pour donner à ses promenades quelque but plus digne d'intérêt. A de rares intervalles, elle la retenait chez elle le soir: elle l'avait abonnée à quelques recueils périodiques, et lui faisait, en commun avec miss O'Neil, des lectures à sa portée. Il ne pouvait entrer dans la pensée de Sibylle d'entreprendre radicalement l'éducation de cette intelligence où toutes les bases manquaient: elle essaya simplement de glisser à la surface de ce chaos léger et flottant quelques notions précises sur les objets que le mouvement de la civilisation parisienne ramène chaque jour dans la conversation. Elle avait remarqué que sa grand'mère, comme toutes les mondaines évaporées de sa sorte, péchait moins par la disette d'idées que par le vague de la pensée et l'impropriété de l'expression; elle s'ingénia à lui définir nombre de mots dont elle l'entendait se servir à tort et à travers comme une corneille; en lui clarifiant sa langue, elle lui mit plus de lumière et plus de justesse dans l'esprit. Elle s'efforça enfin assidûment de lui faire franchir la distance qui sépare le bavardage de la causerie. Elle se disait avec raison que madame de Vergnes, si elle ne devait point retirer de ses tardives études d'autre avantage, préparerait tout au moins à la solitude de sa vieillesse de dignes et sérieuses consolations.
Sibylle avait nourri dans son coeur pendant tout l'hiver le projet d'aller passer une partie de la belle saison à Férias: elle se décida à sacrifier cette espérance pour ne pas interrompre son oeuvre de charité filiale et ne point désoler sa grand'mère, qui s'était prise pour elle d'une passion touchante. Elle la suivit à Saint-Germain, où le comte et la comtesse avaient coutume de s'établir pendant l'été, sous prétexte d'y mener la vie des champs. La vérité est qu'ils avaient l'avantage d'y trouver, sur la Terrasse et dans les villas voisines, une partie de leur Paris, et de n'être pas trop loin de l'autre. Ils pouvaient de là, quand la nostalgie de l'asphalte les saisissait trop fort, se retremper facilement, comme Antée, au contact du bitume sacré. — Les Parisiens, qui affectent volontiers des goûts champêtres, ne supportent généralement la campagne qu'à très-faible dose, et à la condition d'y entendre la musique de la garde plutôt que le chant des oiseaux. Ceux qui vont planter leur tente pendant l'été au delà des environs immédiats de Paris dissimulent vainement sous des couleurs d'idylle quelque opération d'économie domestique. La vie de la campagne et de la province leur est en réalité épouvantable, non pas, comme ils daignent le croire, que Paris soit le seul lieu du monde qui puisse alimenter l'activité et la distinction de leur intelligence, mais c'est celui qui donne le mieux l'illusion de ces qualités à ceux qui ne les ont pas, et qui en outre aide le mieux à s'en passer. Un Parisien, en effet (nous ne parlons pas ici, bien entendu, des Parisiennes!), s'imagine agréablement avoir tout l'esprit qui circule autour de lui, et il se dispense plus souvent qu'il ne se le figure d'y mettre du sien. Transporté dans une solitude relative et réduit à ses propres forces, il croit qu'on l'ennuie, et c'est lui-même qui s'ennuie. Cet être collectif n'a point d'existence personnelle; dès qu'il lui faut vivre sur son compte, il se sent dans le vide, et appelle à grands cris ce Paris où il ne s'ennuie jamais, parce qu'il ne s'y trouve jamais.
Cependant la villégiature de Saint-Germain, bien qu'animée par de nombreuses relations locales et mitigée par la proximité des boulevards, laissait encore dans la vie du comte et de la comtesse de Vergnes des heures de désoeuvrement dont le poids, pendant les saisons précédentes, leur avait été insupportable. Ce fut dans ces instants de loisir et de retraite forcés qu'ils sentirent tous deux pour la première fois la douceur des liens secrets que la main délicate de leur petite-fille tissait entre eux avec un zèle charmant. Ils s'étonnèrent de prolonger sans peine des soirées que leur unique soin était autrefois d'abréger le plus possible. La présence gracieuse, la vivacité d'esprit et les talents de Sibylle contribuaient à la vérité pour une forte part à leur alléger les heures; mais plus d'une fois M. de Vergnes, qui dédaignait en général au plus haut point de suivre avec sa femme un entretien régulier, se surprit à l'écouter avec quelque intérêt et à lui répondre presque sérieusement. — Un soir, à propos d'un opéra nouveau dont Sibylle déchiffrait la partition, il alla jusqu'à soutenir thèse contre la comtesse sur les caractères différents de la musique italienne et de la musique allemande; il s'échauffa dans cette controverse, le prit d'un peu haut selon sa coutume, s'irrita légèrement de voir que sa femme exprimât une opinion contraire à la sienne, et surtout qu'elle l'exprimât bien; puis tout à coup:
— Allons! dit-il, je suis battu,…. c'est vous qui avez raison! Mais, diantre! vous devenez savante,… je ne vous reconnais plus… Qui est-ce qui vous apprend tout cela?
— Hélas! c'est cette enfant, dit la comtesse en montrant
Sibylle.
M. de Vergnes se leva et fit quelques pas dans le salon. Il s'arrêta brusquement en face de Sibylle, et lui prenant les deux mains:
— Vous êtes donc une enfant du bon Dieu, vous! dit-il d'un accent ému. Vous méritez une récompense, et vous allez l'avoir, je crois.
Il s'approcha de madame de Vergnes et lui baisa le front avec une tendre insistance. Ses yeux étaient humides; il quitta le salon.
Madame de Vergnes, aussitôt qu'il fut sorti, appela Sibylle d'un signe de main: elle lui ouvrit ses bras et la serra longtemps sur son coeur en pleurant.
Cette joie, qui se renouvela sous d'autres formes, fit prendre en patience à Sibylle la campagne un peu artificielle de Saint-Germain; elle l'abandonna sans regret vers la fin de l'automne pour rentrer à Paris, où l'attendait la crise de sa destinée.
III
RAOUL
Mademoiselle de Férias n'était pas tellement absorbée dans son rôle de providence domestique qu'elle en oubliât la délicate question personnelle que son séjour à Paris avait pour objet essentiel de résoudre, — autant que possible à son avantage. Cette question l'occupait au contraire extrêmement à plusieurs titres. En premier lieu, elle se sentait enchaînée dans l'hôtel de Vergnes à un genre d'existence qui répondait mal à ses goûts et qui entravait la liberté de ses affections; elle voyait dans son mariage une ère d'indépendance relative qui lui permettrait de disposer d'elle-même plus à son gré et de se partager quelquefois entre Paris et Férias. Le mariage apparaissait de plus à cet esprit sérieux et fortement discipliné comme une grande loi de la vie morale qu'il faut accomplir à son heure, sous peine de se trouver hors de la vérité et de l'ordre. Enfin et par-dessus tout, cette grave jeune fille portait dans le secret de son coeur toutes les tendres défaillances d'une femme: ni les distractions de Paris, ni les plaisirs intellectuels qu'elle y goûtait, ni les devoirs qu'elle s'y était faits, ne parvenaient à remplir toutes les aspirations de "son pauvre moi," comme elle disait, lequel, sous les apparences de calme que donne la force, était très-vivant, très-humain et très-passionné. Elle avait de profondes tristesses dont tout son courage ne pouvait repousser le charme énervant. La source de ces larmes mystérieuses qu'elle avait répandues autrefois dans la fontaine solitaire de Férias semblait s'être rouverte dans ses yeux. Comme toutes les vives imaginations de son âge, elle s'était formé un type héroïque auquel elle offrait, en pleurant de tendresse, les pures flammes qui brûlaient dans son sein. Elle concevait vaguement un être digne de ces sacrifices tout prêts dans son âme, et sa main se tendait, son coeur, son souffle et sa vie s'élançaient vers ce doux idéal.
Ces amours sans nom des jeunes femmes, presque toujours sublimes, ont presque toujours aussi de plates incarnations. Le premier homme que leur mère leur permet de considérer avec intérêt revêt facilement à leurs yeux les splendeurs de leur rêve: à peine l'autel leur est désigné par une main respectée que leur coeur, dès longtemps préparé, y vole aveuglément, s'y pose et s'y embrase. Celles qu'on laisse plus libres dans leur choix n'y sont guère plus habiles ni plus heureuses: leur roman intérieur rayonne un peu au hasard et enveloppe fréquemment d'une auréole céleste le front quelconque de leur valseur ordinaire.
Sibylle unissait à ses élans de jeunesse une finesse de jugement et une fermeté de raison qui devaient la préserver de cette méprise commune que suivent de si amers désenchantements; mais les rares qualités de son esprit, en la sauvant de ce danger, semblaient l'armer d'une clairvoyance et d'une défiance presque excessives. Elle sentait d'ailleurs que ce choix, où le bonheur et la dignité de sa vie entière seraient suspendus, se trouvait complétement abandonné à sa prudence. M. et madame de Vergnes s'étaient bien à la vérité préoccupés de la seconder dans cette recherche périlleuse; mais ils lui paraissaient dirigés dans leurs estimations par des motifs si légers et si défectueux qu'elle avait secrètement résolu de ne s'en fier qu'à elle-même en premier ressort, et tout au plus à miss O'Neil en appel. Le comte de Vergnes, qui se divertissait à faire défiler devant sa petite-fille ce qu'il appelait le bataillon des nubiles, était le premier à couvrir de ridicule tout le personnel de cette intéressante légion; puis il reprochait à mademoiselle de Férias de se montrer trop difficile et riait des prétentions inconciliables qu'il lui prêtait.
— Savez-vous ce que vous voulez, ma chère? lui disait-il; vous voulez un monsieur qui soit beau, riche, noble, peintre, musicien, bon écuyer, spirituel et dévot! Eh bien, vous aurez beau chercher, c'est une variété qui n'existe pas!
— Mais, mon Dieu, non! répondait Sibylle; je n'en demande pas tant… Je veux un monsieur que j'aime, voilà tout!
— Ta! ta! ta! reprenait le comte, vous êtes une petite dépravée… Qu'est-ce que c'est que tout ça?… Reportons-nous à la création, ma chère enfant… Voilà la nature, voilà la vérité… Eh bien?
— Eh bien, quoi, grand-père?
— Eh bien, croyez-vous qu'Eve y fit tant de façons?… Mon Dieu! on lui présenta Adam, qui était un homme tout simple,… le premier venu,… et elle dit: "C'est très-bien!" Voilà la nature!
Des arguments de ce genre, qui étaient familiers au comte de Vergnes et qui le charmaient profondément, n'avaient que fort peu d'action sur les sentiments et sur les idées de mademoiselle de Férias. La personne et l'exemple de son grand-père étaient bien plutôt faits pour lui suggérer des réflexions qui ajoutaient encore à ses perplexités. Elle n'avait pas tardé d'ailleurs à reconnaître que les habitudes matrimoniales de M. et de madame de Vergnes n'avaient rien d'exceptionnel, et qu'elles étaient, à divers degrés, régulièrement établis dans les moeurs de la société polie. Le coeur de Sibylle se serrait et sa raison se soulevait à la pensée de contracter une de ces unions dont la conséquence fatale paraissait être, au bout d'une période de temps plus ou moins longue, une sorte de gêne réciproque, de séparation amiable et de divorce moral.
Obéissant à un penchant caractéristique de la supériorité d'esprit, Sibylle avait le goût des idées générales: elle ne cessait donc de généraliser ses observations, peut-être démesurément, et elle avait cherché à la singularité de ces mariages mal édifiants une cause générale, qu'elle crut même découvrir. Les divers traits de moeurs qu'elle recueillait dans le cours de sa vie mondaine, quelques mots qui l'avaient vivement frappée dans le plaidoyer vengeur de madame de Vergnes, surtout les chers souvenirs de Férias, l'avaient aidée peu à peu à se former sur ce mystérieux sujet une opinion qui n'était pas sans vraisemblance. Cette opinion, fortifiée par la sanction de miss O'Neil, prit dans l'esprit de mademoiselle de Férias une profonde consistance, et devait avoir une influence capitale sur sa destinée. Pour l'interpréter ici avec un peu de concision, nous serons forcé d'employer un langage qui ne pouvait être celui de Sibylle, mais qui rendra du moins exactement la substance de sa pensée.
L'union du marquis et de la marquise de Férias, dans son étroite intimité pleine à la fois de gravité et de douceur, et plutôt resserrée que détendue par la main du temps, lui avait imprimé dans l'imagination une sorte de type idéal du mariage chrétien. Si le plus grand nombre des unions qu'elle avait chaque jour sous les yeux laissaient voir un caractère si différent, n'était-ce point qu'elles manquaient du seul lien qui ne périsse point, le lien religieux? Elle avait comme la sensation du souffle matérialiste qui passe dans les veines de ce siècle, et dont la société parisienne, modèle en relief de toute la société française, paraît particulièrement infectée. Elle y voyait l'institution du mariage persister comme une lettre morte dont l'esprit s'est retiré: on se mariait pour obéir à l'usage, à la coutume, et pour avoir les bénéfices d'une situation légale; c'était une routine qu'on suivait, mais sans conviction: on épousait un nom, une dot, une place, quelquefois de belles épaules. Des liens si purement humains ne pouvaient tenir, et ces unions se trouvaient naturellement dissoutes par la simple possession de l'objet qui les avait déterminées.
— Au lieu d'être votre femme, avait dit madame de Vergnes à son mari, je n'ai été que votre maîtresse d'un jour!
La vie de Paris n'a pas assez de respects pour les oreilles ou les yeux des jeunes filles pour qu'une telle parole tombe vainement dans l'esprit le plus chaste. Sibylle l'avait comprise, retenue et commentée. Elle n'entendait pas, quant à elle, être la maîtresse de son mari: elle voulait être sa compagne aimée et fidèle dans le temps et (elle l'espérait) dans l'éternité. Tout amour moindre eût désolé son coeur et révolté sa fierté. Elle se disait que le mariage, pour porter ses véritables fruits, devait avoir ses racines non pas seulement dans les deux coeurs qu'il unit, mais aussi dans la religion qui l'a institué et qui le consacre. Le sentiment religieux, une foi commune, la fraternité des croyances élevées et des espérances éternelles, pouvaient seuls donner aux faibles amours de ce monde quelque chose de la solidité et de la durée des amours divines.
Telles étaient en résumé les pensées de Sibylle, et, comme elle avait appris à traduire fermement dans sa conduite tout ce qu'elle croyait juste et bon, elle s'était déterminée à ne jamais épouser qu'un homme qui partageât sérieusement sa foi. Cette idée, qui n'était peut-être pas mauvaise en soi, avait le défaut de n'être point très-pratique, et la pauvre enfant s'en aperçut. Bien qu'il soit donné à notre temps de respecter dans quelques noms illustres l'alliance des plus hautes facultés de l'intelligence et des plus ferventes convictions religieuses, on peut dire que, dans l'ordre mondain, ces exceptions sont aussi rares qu'elles sont éminentes, et que l'extrême émancipation de la pensée, l'esprit de critique, de doute, de négation, le flottement de toutes les bases morales, sont les signes accusateurs de ce siècle. Même dans la région sociale où vivait mademoiselle de Férias, ces signes ne pouvaient lui échapper, et il lui était difficile de ne pas remarquer que la convenance, le ton et l'étiquette y sauvegardaient seuls, les trois quarts du temps, un certain exercice régulier des devoirs religieux. En voyant cette société sceptique conserver banalement des usages, des errements, des formes de devoirs dont elle paraissait avoir perdu le sens originel, Sibylle avait de profonds étonnements.
— Ces gens-là, disait-elle à miss O'Neil, n'ont pas l'air de croire à ce qu'ils font; ils semblent rouler en cette vie par suite d'une impulsion dont le secret leur est devenu étranger… Tout cela me fait penser à ces figures d'étoiles qui brillent et marchent encore dans le ciel quand les astres d'où elles émanent sont éteints depuis des siècles.
Elle n'était pas cependant sans trouver dans le cercle de ses relations habituelles quelques exemples de piété sincère, de croyances sérieuses et d'admirables vertus chrétiennes; mais cette condition d'une foi pareille à la sienne, pour être à ses yeux la plus essentielle, n'était pas la seule qu'elle recherchât dans l'homme à qui elle lierait sa destinée. Elle avait, par sa supériorité même, d'autres exigences qu'elle ne se formulait pas, et qui n'en étaient pas moins impérieuses et exclusives. Elle croyait apporter, et elle apportait en effet, un esprit très-libéral dans ses prétentions, se montrant indifférente aux avantages de la fortune, et même à ceux de la naissance, bien que cette seconde concession lui eût été plus sensible; mais elle voulait que son mari lui fût égal par l'éducation, les goûts et les habitudes de l'intelligence; elle voulait même, sans s'en rendre compte, qu'il lui fût supérieur, et elle sentait qu'elle ne l'aimerait qu'à ce prix. Cette condition, qu'elle croyait toute simple, parce qu'elle ignorait sa grande valeur personnelle, compliquait encore singulièrement les difficultés du choix qu'elle se proposait. Il lui fallait bien reconnaître que le plus grand nombre des jeunes gens dont on lui vantait les habitudes de piété avaient reçu dans le giron maternel cette éducation précieuse et un peu endormie, dont le baron de Val-Chesnay lui avait appris à redouter les réveils. Parmi ceux qui avaient été trempés de bonne heure dans le vif courant du siècle, la plupart étaient entachés d'un libertinage vulgaire. Les meilleurs lui paraissaient puérils. La maturité prononcée de son caractère et de son esprit l'eût rapprochée plus volontiers des hommes qui avaient franchi les limbes de la jeunesse; mais parmi cette classe, qui compte d'ailleurs dans le mouvement mondain de très-rares représentants, elle voyait les mines les plus sérieuses recouvrir la vanité et le vide, et si le hasard mettait sur son chemin quelques personnages vraiment distingués par leurs mérites ou leurs talents, ils lui étaient aussitôt signalés comme des penseurs fort libres, et souvent comme des viveurs qui ne l'étaient pas moins.
Sibylle, après avoir poursuivi ses discrètes observations pendant la première moitié de l'hiver qui succéda à la villégiature de Saint-Germain, commençait donc à se décourager et à croire, comme son grand-père le lui disait, qu'elle cherchait une variété qui n'existait pas. Peut-être avait-elle raison, mais son erreur était d'en conclure que son coeur ne se donnerait jamais. Un coeur comme le sien ne se donne point par raison démonstrative; les orages y soufflent quand ils veulent, et non quand on l'a décidé. Les délibérations de la raison la plus droite et les desseins de l'âme la plus haute peuvent servir sans doute à vaincre ces orages, mais jamais à les soulever ni à les prévenir.
Au nombre des salons où mademoiselle de Férias avait été introduite sous les ailes de sa grand'mère, il y en avait un vers lequel elle se sentait attirée par un charme secret. C'était celui de la duchesse douairière de Sauves, qui occupait, avec le duc de Sauves son fils unique et la jeune duchesse sa belle-fille, un des opulents hôtels du faubourg Saint-Honoré. Ce salon, où la vieille duchesse n'admettait, sauf une exception bizarre dont nous parlerons, qu'un groupe social sévèrement limité par ses fougueuses prédilections de race et d'opinion, ne semblait présenter aucune des ressources ni aucun des intérêts dont Sibylle se montrait curieuse: cependant elle n'y mettait jamais le pied sans ressentir une confuse émotion qui lui était douce, et dont elle osait à peine se dire la cause, tant elle la jugeait déraisonnable. Ce singulier sentiment se liait à un des souvenirs les plus lointains de sa vie, qui avait gardé dans son imagination une place extraordinaire: c'était sa fugitive entrevue dans le parc de Férias avec un inconnu du nom de Raoul, dont les traits, le langage et la personne, vaguement mêlés aux légendes féeriques de son enfance, étaient demeurés empreints dans sa pensée d'une poésie délicieuse. Ce nom de Raoul lui était cher et presque sacré. Le lecteur voudra bien se rappeler avec quel trouble involontaire elle l'avait retrouvé dans le récit du premier amour de Clotilde: c'était encore ce nom, souvent répété dans les salons de l'hôtel de Sauves, qui les remplissait pour Sibylle d'un mystérieux attrait.
Elle rejetait à la vérité de toute sa raison l'idée que le Raoul qu'elle entendait souvent nommer chez madame de Sauves pût avoir quelque identité avec son prince Charmant du parc de Férias; mais elle ne pouvait douter, du moins, qu'il ne fût en propre le Raoul dont Clotilde lui avait conté la passion un peu fictive et le départ censément désespéré pour la Perse. C'était d'ailleurs une découverte que Sibylle avait dû faire toute seule, car son ancienne amie Clotilde, avec la quelle elle entretenait à Paris des relations assez froides, avait quelques raisons de ne pas l'y aider; mais Sibylle avait aisément reconnu dans la jeune duchesse de Sauves, née Blanche de Guy-Ferrand, cette amie de couvent que Clotilde aimait si peu, et qu'elle avait fait figurer dans son petit roman en qualité de cousine de son héros. Il n'y avait pas loin de là à conjecturer qu'un certain comte de Chalys, que la jeune duchesse appelait mon cousin Raoul, et qui précisément était revenu de Perse quelques mois auparavant, devait avoir une extrême ressemblance avec l'homme heureux qui avait conquis autrefois les suffrages unanimes d'un pensionnat de demoiselles. Sibylle se disait que la curiosité et l'intérêt que ce personnage lui inspirait à divers titres s'évanouiraient, suivant toute apparence, dès qu'elle le verrait; mais il n'avait pas le goût du monde, et elle avait eu jusqu'alors la mauvaise chance de ne jamais le rencontrer, pas même chez madame de Sauves, où elle savait cependant qu'il se montrait assez souvent. Ce hasard, qui dans la vie de Paris n'a rien d'extraordinaire, préoccupait cependant mademoiselle de Férias, parce qu'elle croyait sentir qu'entre elle et M. de Chalys il n'était pas tout à fait naturel, et dans sa secrète impatience elle s'imaginait quelquefois que des mains invisibles (d'enchanteurs probablement) travaillaient sans cesse à les écarter l'un de l'autre.
Elle n'en recueillait que plus avidement dans le courant de la conversation tous les détails relatifs à cet invisible cousin, desquels il paraissait résulter que M. de Chalys était un homme d'une distinction exceptionnelle et fort recherché dans le monde, peut-être parce qu'il s'y faisait rare; mais la réserve imposée aux jeunes filles et la timidité particulière qu'éveillait en elle ce sujet délicat défendaient à Sibylle de satisfaire sa curiosité par des informations plus directes. Malgré l'affection enthousiaste que lui témoignait la vieille duchesse de Sauves, elle se sentait rougir à la seule pensée de l'interroger sur la personne du comte Raoul. Elle eût tenté plus volontiers cette fortune auprès de la jeune duchesse, vers laquelle elle était entraînée par un vif mouvement de sympathie; mais cette jeune femme avait vis-à-vis de Sibylle une attitude singulière qui ne l'encourageait nullement aux confidences. Elle lui marquait en général une froideur et une contrainte voisines de l'éloignement, quoique, de temps à autre, par un contraste que Sibylle ne s'expliquait pas, elle parût se rapprocher d'elle par la force d'un lien secret et puissant. Même quand elle semblait la traiter en étrangère, la capricieuse duchesse attachait quelquefois furtivement sur mademoiselle de Férias des regards dont celle-ci ne savait comment interpréter l'expression profondément intense, curieuse et passionnée.
Nous allons donner au lecteur l'explication des allures mystérieuses de cette jeune femme vis-à-vis de Sibylle, en lui présentant quelques nouvelles connaissances.
IV
LA DUCHESSE BLANCHE
Blanche de Guy-Ferrand, duchesse de Sauves-Blanchefort, qu'on appelait la duchesse Blanche, était une petite personne point belle, à peine jolie, mais charmante. Elle était un peu frêle, délicate, avec des cheveux d'un blond cendré, et des yeux d'un bleu mélangé de gris dont les cils pâles étaient presque invisibles. Ses traits, un peu enfantins, semblaient finement pétris par une main d'artiste trop minutieuse. Ce qui la plaçait au rang des femmes qu'on cite, c'était la grâce dont elle était imprégnée des pieds à la tête, et surtout son art exquis de se bien mettre. Elle était en effet habillée, coiffée et chiffonnée de ses propres mains avec une harmonie si parfaite, qu'il était impossible, en la voyant dans sa toilette du soir, de ne pas imaginer qu'elle venait d'éclore ainsi dans quelque jardin de fée, au clair de la lune.
Il y avait alors cinq ans qu'elle avait épousé le duc Oswald-Louis de Vital de Sauves, plus âgé qu'elle de vingt et quelques années, mais encore fort beau cavalier et très-aimable homme. Le duc touchait en effet à la quarantaine et ne songeait pas plus à se marier qu'à se faire Turc, lorsqu'il eut à subir de la part de sa mère une série d'assauts désespérés devant lesquels, après la plus honorable résistance, il finit par capituler, mais non sans conditions.
— Ma bonne mère, lui dit-il à cette occasion, avec le mélange de belle humeur, d'insouciance et de secrète tristesse qui le caractérisait, vous comprenez bien, et je comprends de même, que vos larmes ont des arguments auxquels je me rendrai tôt ou tard. Le plus tôt sera donc le mieux; mais, sans reproche aucun, vous me devez quelques clauses de consolation, et je les réclame. Je n'ai rien à objecter, ma mère, contre vos sentiments politiques, qui sont les miens, quoique peut-être vous les laissiez s'égarer quelquefois jusqu'à la passion et jusqu'au préjugé; mais enfin la direction que vous avez imprimée à ma vie, et que j'ai suivie très-filialement, ne m'a laissé pour toutes jouissances en ce monde que des goûts et des habitudes qu'il serait vraiment dur de m'enlever, et avec lesquels malheureusement mon mariage se conciliera peu. Encore une fois, je ne vous reproche rien; vous avez cru faire votre devoir, et peut-être l'avez-vous fait… Mais la circonstance est solennelle, et deux mots de franchise seront excusables… Eh bien, en aucun temps vous n'avez voulu m'autoriser, ni peu ni prou, à fléchir le genou, comme vous dites, devant le Baal du siècle… Au fond, qu'en est-il résulté? Vous ne pouviez pas me mettre dans une boîte. J'ai respiré, bon gré, mal gré, l'air de mon temps et de mon pays: j'ai eu tous les défauts de mes contemporains, et je n'ai pas eu leurs mérites. Je ne suis pas vertueux, et je suis inutile… Mon Dieu! vous nourrissiez contre le roi Louis-Philippe une rancune… que je conçois; vous m'auriez maudit, si j'avais fait mine de rechercher sous son règne l'ombre d'une fonction ou d'un grade… Vous avez triomphé de sa chute,… c'est très-bien! La République, qui vous avait d'abord fait bondir d'allégresse, n'a pas tardé à vous inspirer des sentiments moins favorables; vous vous êtes fort réjouie de tous les désagréments qui lui sont arrivés par la suite… C'est parfait! Quant au régime actuel, jusqu'ici vous lui avez refusé notoirement votre bienveillance… Parfait encore!… Mais pendant ce temps-là, moi, qu'est-ce que je suis devenu? Il fallait bien vivre! Le sang me bouillait dans les veines… Je ne pouvais pas en verser le trop-plein sur quelque champ de bataille; je ne pouvais en calmer l'ardeur par quelque infusion diplomatique… Eh bien, je me jetai dans les coulisses!… Vous ai-je fait assez de peine, ma pauvre mère, dans ces temps de jeunesse! Vous ai-je causé assez de chagrins, mon Dieu!… Et pourtant, finalement, avec tout cela, je n'ai pas trop mal tourné. Je pouvais devenir un détestable drôle, dépravé jusqu'aux moelles, et je suis resté un bon enfant, parce qu'après tout j'ai une bonne mère, et que cela maintient toujours un homme; mais j'ai des ennuis, j'ai des regrets, je ne vous le cache pas… Eh bien, j'ai fini par trouver une sorte de compensation dans mes goûts: j'aime la chasse, les chevaux, les beaux bestiaux,… j'aurais voulu me retirer à la campagne, pour m'occuper de cela tout à mon aise… Je commence à prendre de l'embonpoint, c'était le moment!… Vous, ma mère, vous ne pouvez vous passer de Paris: j'y ai donc gardé le fonds de ma résidence près de vous; mais, vous le savez, je monte en chemin de fer deux fois la semaine pour aller voir mes faisans et mes boeufs… Voilà donc la situation!… Vous désirez aujourd'hui, par un juste souci de la perpétuité de notre maison, que j'épouse mademoiselle de Guy-Ferrand. Soit! j'y consens! Je consens même, ma bonne mère, à en avoir des enfants mâles, qui seront la joie de votre vieillesse et le tourment de la mienne. Mais… ici se place la clause de consolation!… pendant les fréquentes excursions que ledit duc de Sauves est dans l'usage de faire à la campagne, et qu'il prétend continuer, — dans son intérêt propre et dans celui des espèces chevalines et bovines, — la duchesse douairière s'engage par serment (et on sait que sur l'article serment elle n'entend pas raillerie!), s'engage à faire prendre en patience par la jeune duchesse les absences dudit duc, et à l'entourer en même temps des égards et de la discrète surveillance nécessaires soit au bonheur personnel de la jeune duchesse, soit à la considération, régularité et pureté de la généalogie dudit duc de Sauves, Blanchefort, et autres lieux.
Le mariage avait été conclu sur la foi de ce traité. Mademoiselle de Guy-Ferrand s'était laissé faire duchesse avec la nonchalance un peu mélancolique qui paraissait être dans son caractère. Comme jeune fille, elle n'avait pas été remarquée; mais, une fois en possession de sa corbeille de jeune femme, elle en avait tiré tout un arsenal imprévu avec lequel elle avait conquis tout à coup sa place parmi les étoiles. Sa grâce de miniature formait toutefois avec la beauté ample et un peu féodale de son mari un contraste dont celui-ci était le premier à sourire.
— Eh bien, mon fils, lui dit un jour la vieille duchesse, faisant allusion à la métamorphose heureuse que le mariage avait opérée dans la personne de sa belle-fille, il me semble que vous n'êtes point tant à plaindre; c'est ici le contraire du conte de fée où les diamants se changent en noisettes: c'est la noisette qui s'est changée en diamant!
A quoi le duc répondit, dans la langue gauloise qu'il affectait, en l'assaisonnant de son accent un peu gras:
— Textuel, ma bonne mère!… Seulement ma femme n'est pas une femme, c'est une fleur; on ne la possède pas, on la respire!
Il en eut malgré cela deux enfants mâles, conformément à son programme ducal; mais il ne se montra pas moins fidèle aux autres articles de ses conventions préliminaires, et on le vit reprendre peu à peu son train accoutumé: il résidait pendant la belle saison à son château de Sauves avec sa femme, la ramenait généreusement tous les hivers à l'hôtel de Sauves, et tandis qu'il consacrait lui-même une ou deux semaines chaque mois à ses bois, à ses haras et à ses étables, il laissait la jeune duchesse goûter les distractions de Paris sous la tutelle, d'ailleurs très-peu tyrannique, de sa belle-mère. Il s'était fait de la sorte une réputation d'excellent mari, et il est certain qu'il y en a de pires.
La duchesse Blanche jouissait depuis quelques années des douceurs tranquilles de cet hymen, qui lui paraissait à elle-même ressembler suffisamment au bonheur, lorsqu'un soir, en entrant chez madame de Guy-Ferrand, sa mère, qui était un peu souffrante, elle eut la surprise d'y voir installé au coin du feu son cousin Raoul de Chalys, qui était arrivé le matin même de Marseille après un long séjour dans le Levant. M. de Chalys, resté orphelin dès son enfance, avait eu pour tuteur le père de Blanche, et après la mort de M. de Guy-Ferrand, il s'était fait un devoir d'entourer sa veuve de soins assidus et d'attentions filiales. Ses relations avec Blanche avaient donc dépassé de beaucoup les limites d'un cousinage ordinaire; la jeune femme cependant, en le retrouvant après tant d'années, témoigna plus d'étonnement que d'expansion, et prit même pour recevoir son embrassement fraternel une certaine mine de duchesse. Elle lui adressa quelques questions banales et rentra dans un froid silence pendant que sa mère poursuivait avec un empressement amical l'interrogatoire détaillé que l'arrivée de Blanche avait interrompu. Puis madame de Guy-Ferrand se sentit fatiguée et se retira en priant Raoul de tenir compagnie à madame de Sauves jusqu'à ce que sa voiture fût venue la prendre.
La première minute de ce tête-à-tête fut silencieuse et comme embarrassée; M. de Chalys regardait la jeune duchesse avec un air de curiosité intriguée.
— Ma cousine, dit-il tout à coup, j'ai deux compliments à vous faire: d'abord vous êtes devenue une très-jolie femme, et en second lieu je sais que vous êtes une femme heureuse, et si quelque chose peut me causer un sensible plaisir en ce triste monde, c'est cela.
Blanche leva les yeux sur lui, et il vit que ces yeux étaient couverts d'un voile humide; elle essaya cependant de sourire et de répondre, mais ses lèvres s'agitèrent sans trouver de paroles, et, le coeur lui manquant, elle fondit en larmes. Raoul, surpris et incertain, fit un mouvement vers elle; elle l'arrêta de la main et sortit précipitamment du salon.
Le comte de Chalys demeura un moment comme interdit, les regards attachés sur la porte par où sa cousine Blanche venait de disparaître; puis joignant les mains:
— Ah! mon Dieu! dit-il, qu'est-ce qu'il y a donc?
Il parut réfléchir, non sans quelque amertume, secoua la tête tristement, et après une pause:
— C'est que… je ne sais que faire! reprit-il. Faut-il m'en aller?… Ah! bien, ma foi, voilà une belle besogne!… Allez donc en Perse!… Ah! Seigneur, mon Dieu!…
Comme il était dans cette perplexité, la porte se rouvrit, et la jeune duchesse rentra, les yeux fort rouges, mais le visage souriant. Elle lui tendit la main:
— Ce n'est rien, dit-elle gracieusement, excusez-moi… Ne partez pas encore; causons!
Et elle se jeta dans un fauteuil. Elle le pressa alors de questions un peu fiévreuses sur ses voyages et sur sa vie en Orient. Cela les mit plus à l'aise; ils ne tardèrent pas à rire ensemble.
— A la bonne heure! dit Raoul, nous voilà comme dans le bon temps, quand j'étais votre frère; à présent je suis votre grand-père. Ah! que je me sens vieux!… Bonsoir, cousine!
Quand il s'était levé pour partir, Blanche était redevenue sérieuse tout à coup. En lui serrant la main:
— Pourrai-je vous voir quelquefois? dit-il.
— Mais… souvent, j'espère,… dit la jeune femme; comme vous voudrez!
Le comte de Chalys se rendit de là chez un ami qu'il avait et qui demeurait rue Servandoni, comme un savant qu'il était. Il se nommait Louis Gandrax et il avait l'honneur d'être connu assez particulièrement de mademoiselle Férias, dont il excitait même l'intérêt à un degré peu ordinaire. Sibylle n'avait pas été médiocrement étonnée de trouver ce plébéien établi sur un pied d'intimité dans le salon très-exclusif de l'hôtel de Sauves. Par une exception que les opinions très-libres et très-peu dissimulées de M. Gandrax sur toutes les matières achevaient de rendre inconcevable, la vieille duchesse l'entourait d'une idolâtrie câline qu'elle accordait à peine aux noms les plus immaculés de la vieille France. L'explication de cette anomalie ne laissait pas d'être plaisante. M. Louis Gandrax, sorti du peuple, avait exercé pendant quelque temps, au début de sa jeunesse, la profession de médecin et y avait obtenu des succès; mais, quoique pauvre, il s'était vite détourné des applications lucratives de la science pour en poursuivre dans son laboratoire les pures spéculations. Doué de grande facultés et d'une ardeur de travail infatigable, il avait en peu d'années pris rang parmi les lumières scientifiques de son temps, et quelques découvertes éclatantes en chimie et en physique l'avaient élevé presque avant l'âge aux honneurs de l'Institut. Il avait trente-cinq ans, il était d'une beauté un peu dure, mais saisissante; ses traits réguliers, son front élevé avaient la couleur et la fermeté du bronze; ses yeux étaient à la fois pleins de feu et de calme; son élocution facile, sobre, tranquille et sarcastique répondait bien à l'apparence distinguée, hautaine et glaciale de sa personne. Il était radicalement démocrate et paisiblement matérialiste, et aussi loin de s'en vanter que de s'en cacher. En tout, c'était un commensal étrange pour la table de la duchesse de Sauves, laquelle, en politique comme en religion, ne s'arrêtait qu'au delà des monts.
La duchesse cependant n'était heureuse que lorsqu'elle comptait M. Gandrax au nombre de ses convives, quoiqu'elle lui fît payer un peu cher cette bonne fortune. Profondément pieuse, pétrie d'esprit, sincèrement prête à tous les dévouements et à tous les martyres, cette singulière femme n'était faible que sur un point: elle craignait extraordinairement la mort, la mort naturelle, la mort bête, la mort dans son lit. Elle était sujette à des désordres nerveux qui chez elle affectaient mille formes et simulaient tour à tour toutes les maladies. Une dizaine d'années auparavant, elle avait éprouvé une violente crise de nerfs, et le hasard avait voulu qu'en l'absence de son médecin ordinaire on eût recours à l'obligeance de M. Gandrax, qui demeurait alors dans son voisinage. Son art, sa parole assurée et calmante, et surtout la puissance magnétique de sa forte personnalité, avaient merveilleusement exorcisé les démons nerveux dont la vieille duchesse était tourmentée. Elle l'avait pris dès ce moment en confiance tendre; elle l'avait supplié de lui continuer ses soins, et il avait eu la complaisance de rester médecin pour elle seule. Elle lui en savait gré; elle était persuadée qu'il lui avait sauvé la vie une dizaine de fois; elle se flattait qu'il la lui sauverait encore, et même, au fond, qu'il la lui sauverait toujours. L'adoration qu'elle professait pour cet être tutélaire, jointe à la nausée d'horreur que lui causaient les doctrines politiques et religieuses du jeune savant, constituait entre la duchesse et son médecin une sorte de rapports assez semblables à ceux de Louis XI avec son astrologue.
Louis Gandrax avait pour elle une affection généreuse et quasiment paternelle: en même temps il se divertissait du rôle excentrique et presque scandaleux qu'il était appelé à jouer dans la société tristement épurée de l'hôtel de Sauves. Il le jouait d'ailleurs, quoiqu'il ne fût pas homme du monde, avec beaucoup de réserve et de savoir-vivre naturel; mais ses paroles les plus contenues n'en détonaient pas moins comme des bombes dans ce milieu sévèrement orthodoxe. La pauvre duchesse, petite fée remplie de bonne grâce et qui avait le goût excellent d'affecter la mise simple et un peu monastique des vieilles femmes du temps de Louis XIV, mettait tout son génie à faire tolérer par ses hôtes habituels les vertes allures de son sauveur. Quand elle l'avait à dîner, et c'était le plus souvent qu'elle pouvait, elle le caressait, elle le cajolait, elle le suppliait du regard et de la voix pour le convertir un tant soit peu aux idées et aux moeurs de ses autres convives.
— Mais enfin, Gandrax, lui disait-elle, plaisanterie à part, vous croyez à un Dieu?
— Oui, très-certainement, madame la duchesse, répondait
Gandrax avec beaucoup de sang-froid: au dieu Pan!
— Mais du moins, reprenait-elle après un instant, voilà une chose dont on parle, et à laquelle vous croyez, j'espère mon ami: c'est l'amour!
— Si j'y crois, madame! répliquait Gandrax, comme si on l'eût mortifié; mais comment donc! L'amour est une vibration désordonnée de certains lobes du sinciput correspondant avec quelques lobes parallèles de l'occiput!
Il arrivait quelquefois que la bonne duchesse n'y pouvait tenir:
— Ah! mon ami! s'écria-t-elle un jour, Dieu ne me fera-t-il jamais la grâce de me donner le courage de vous mettre à la porte?
La célébrité de Louis Gandrax, le relief de son caractère et la bizarrerie de sa présence à l'hôtel de Sauves n'avaient pas été ses seuls titres à l'attention particulière de Sibylle: c'était de sa bouche qu'elle entendait le plus souvent sortir le nom prestigieux de Raoul. Il parlait de M. de Chalys avec un sentiment grave et profond, que l'ironie si familière à son langage ne tachait jamais. Elle savait qu'ils étaient liés d'une étroite amitié, et que M. Gandrax avait été, pendant la longue absence du comte Raoul, son correspondant assidu et à peu près unique. Cette nuance seule tempérait aux yeux de Sibylle la couleur, pour elle un peu neuve et violente, de cette physionomie, et lui rendait presque sympathique un personnage dont elle se sentait d'ailleurs séparée par l'étendue des cieux.
Dès le matin de son arrivée à Paris, Raoul s'était empressé de courir chez Louis Gandrax, il avait même passé avec lui une partie de la journée. Ce ne fut donc pas sans un léger mouvement de surprise que Gandrax vit reparaître le comte, à onze heures du soir, dans le cabinet d'aspect claustral où il travaillait à la lueur d'une petite lampe d'étudiant.
— Bravo! dit-il. J'aime cette récidive… il ne t'arrive rien?
— Oh! rien de sérieux, dit Raoul. La chose vaut pourtant que je te la conte. Et prenant une chaise: — Dieu! qu'on est mal assis chez toi! Je t'en prie, fais-moi la surprise d'un fauteuil, fût-il en velours d'Utrecht! — Ah çà, figure-toi, mon ami, que je suis un drôle tellement irrésistible, qu'à peine débarqué à Paris depuis douze heures, j'y ai déjà trouvé une aventure.
— Ah! va te promener! dit le jeune savant.
— J'en viens, mon ami, reprit le comte, et la question est précisément de savoir si j'y dois retourner. D'abord je veux m'accuser d'avoir manqué de franchise avec toi: ma faute remonte à l'époque de mon départ pour la Perse; je te laissai croire que ce départ n'avait d'autres causes que ma curiosité et mes goûts d'artiste. Cela n'était pas tout à fait exact; mais, quoiqu'une amitié comme la nôtre ne comporte point de secrets, véritablement j'avais jugé superflu de t'initier à quelques motifs secondaires,… qui n'étaient pas sans une teinte de ridicule. Tu connais ma cousine, la duchesse Blanche?
— Naturellement, ayant coutume de sauver la vie à sa belle-mère tous les quinze jours.
— Tu te rappelles le caractère exceptionnel de mon intimité avec sa mère et avec elle-même: pendant deux ou trois ans, j'accompagnais assez régulièrement madame de Guy-Ferrand dans ses visites au couvent où Blanche respirait. Pour moi, cette petite était une fillette… que j'aimais bien… mais voilà tout! Physiquement, elle me semblait à peine agréable… pour le reste, une poupée! De plus l'idée du mariage m'était repoussante… Mais… par un vague instinct… qui pouvait être une aberration de fatuité… je crus m'apercevoir que la petite personne me trouvait superbe, et que sa mère envisageait secrètement notre union comme une circonstance écrite de tout temps au livre du destin… Cela me fit appréhender des explications, des complications, des ennuis;… bref, pour couper court, deux ou trois mois avant l'époque où ma cousine Blanche devait quitter le couvent, je fis mystérieusement mon paquet… et me voilà en Perse!
— Faiblesse! murmura Gandrax. Ensuite?
— Une de tes premières lettres vient m'apprendre, à Ispahan, le mariage de Blanche avec le duc de Sauves… J'en bénis Allah dans la grande mosquée… Et toutefois, par surcroît de précaution et de délicatesse, je veux laisser à ce mariage le temps de se consolider et de pousser ses racines… Je passe un an en Perse, un an à Constantinople, un an au Caire, un an… je ne sais plus où!…
— En Grèce! dit Gandrax.
— Tu as raison… en Grèce… et je reviens! — Je vais ce soir, après dîner, faire visite à ma tante de Guy-Ferrand, comme mon coeur et mon devoir m'y poussaient… Accueil un peu froid d'abord… Puis, comme c'est une excellente femme, et comme sa fille d'ailleurs est duchesse, je la retrouve bientôt aussi affectueuse qu'autrefois… Arrive la jeune duchesse! Je crois sentir dans son abord, et jusque dans les étreintes du retour, un soupçon de rancune, un peu de glace, un peu d'émotion, un peu de confusion… je ne sais pas quoi enfin!
— Bah! dit Gandrax, tu es fatigant! elle adore son mari, ta cousine, et elle a raison, car il est magnifique de sa personne, parfait pour elle, et il lui a donné deux bijoux d'enfants!
— Tu parles trop, mon ami, reprit tranquillement Raoul. Sache donc que, madame de Guy-Ferrand m'ayant laissé seul avec la jeune duchesse,… il y a de cela trois quarts d'heure,… je m'avise de lui faire compliment sur le bonheur que tu vantes… Elle me regarde alors en face pour la première fois, éclate en sanglots, et se sauve dans la pièce voisine.
— Oh! là! dit Gandrax en fronçant le sourcil.
— Elle est revenue un moment après, a repris contenance, s'est montrée douce, amicale, fraternelle, mais tout cela sans naturel aucun et avec toutes les fièvres d'enfer dans les yeux. — Eh bien, quid dicis, Thoma?
— Je dis qu'il ne faut pas la revoir.
— Bah! et le moyen, vivant à Paris… et n'ayant d'autre famille que la sienne? C'est un rêve!
— Retourne en Perse, alors! cria Gandrax.
— Je ne retournerai pas en Perse.
— En ce cas, quel conseil me demandes-tu?
— Je ne t'en demande aucun; je te raconte un épisode intéressant de ma folle existence, voilà tout!
M. de Chalys se leva, et marcha à pas lents sur les briques du cabinet.
— On ne peut être moins expert que je ne le suis sur la matière, reprit Gandrax; mais un enfant seul pourrait se méprendre sur les suites de l'aventure, étant donné ton point de départ. Dans quinze jours ou dans quinze mois, si tu t'abandonnes au courant, tu seras l'amant de la jeune duchesse, qui est la femme d'un galant homme, ta parente et presque ta soeur, c'est-à-dire que tu feras sciemment une fort mauvaise action, pour laquelle je te refuse mon approbation et mon estime. Dixi.
— Oui! dit Raoul en interrompant brusquement sa promenade; vraiment! une mauvaise action! Et qu'est-ce que c'est qu'une mauvaise action? Où est ton criterium? Et si je la juge bonne, moi? Si la jeune dame m'a paru singulièrement embellie, si je me sens agréablement entraîné vers elle par une des plus douces lois de la nature, quelle autre loi, à ton sens, m'empêcherait de céder à celle-là?
— L'honneur! dit sèchement Gandrax.
— L'honneur? reprit Raoul en élevant la voix. Entrons là, mon savant ami… (et il indiquait la porte du laboratoire): tu m'y feras voir au fond de tes creusets les éléments dont se composent toutes les substances de la nature, les forces nécessaires en vertu desquelles elles germent ou se cristallisent dans le sein de leur mère aveugle… Tu m'y feras toucher du doigt, sur tes sphères ou dans tes logarithmes, chacun des ressorts qui suspendent les mondes dans le vide et en ordonnent de toute éternité la marche fatale;… mais je te défie de me montrer dans aucun de tes alambics ni dans aucun de tes grimoires un seul des éléments de cette force à laquelle tu veux que j'obéisse, et que tu appelles l'honneur. Pourquoi obéir à une fiction? Sois donc logique!
— C'est toi qui ne l'es pas, répondit Gandrax. Si le métier d'homme vraiment libre et pleinement affranchi pouvait être discrédité, il le serait par toi! Que reproche-t-on à ceux qui, comme nous, ont secoué le joug de toutes les mythologies de l'enfance humaine, et qui rêvent pour le monde entier un avenir d'émancipation égale? On leur reproche de supprimer les principes qui font la cohésion nécessaire de tout groupe social et d'imaginer sur la terre une prétendue société de philosophes qui serait une société de brutes… Eh bien, j'en suis fâché, mais tu donnes raison à l'objection! De ce que Dieu est une pure hypothèse, tu conclus que la vertu et l'honneur sont des fictions sans base!… mais cela est imbécile! Est-ce que je ne suis pas un honnête homme, moi?… Trouve une faute dans ma vie!… Et pourquoi le suis-je? Par fierté d'abord, c'est possible, et pour démontrer à tous ces adorateurs de dieux vermoulus qu'on peut ne croire à rien et valoir mieux qu'ils ne valent… Oui, par fierté sans doute, mais aussi et surtout par logique, quoi que tu en dises, parce que je reconnais dans l'ordre moral, comme dans l'ordre matériel, des lois nécessaires, parce que l'intégrité des moeurs, qui est le respect de soi-même, la bonne foi, qui est le respect de ses semblables, la justice, la probité, l'honneur, sont des rouages indispensables aux fonctions d'une bonne machine sociale… Oui, je reconnais ces lois nécessaires, et je les observe… Ce que la plante et l'étoile font par instinct et par fatalité, je le fais, moi, par raison… C'est ma supériorité, c'est ma dignité… Je suis un homme!
— Tu es bien fier, mon pauvre ami, reprit Raoul, de ton tempérament! Tu vis, j'en conviens, avec l'austérité d'un trappiste; mais pourquoi? Parce que la pâle liqueur qui coule dans tes veines est descendue d'un glacier des Alpes! Tu as le bonheur, je l'avoue, d'être chaste comme la lune; mais tu n'y as pas plus de mérite que n'en a cet astre lui-même à être éteint!
— On est chaste quand on veut, répliqua le jeune savant avec force; on est tout ce qu'on veut!… Tu es une femme!
Le comte Raoul haussa les épaules, fit entendre un éclat de rire doux et musical, et continua quelque temps sa promenade en silence; puis il reprit:
— Tu as beau dire, Louis, dès que je ne crois pas à un Dieu, source de toute justice, modèle de toute vertu, sanction de toute loi morale, je ne me sens aucune raison suffisante de vaincre mes goûts, mes penchants, mes passions,… bah! pas même le plus simple appétit! Ce qu'il y a de pis, c'est que j'éprouve à les satisfaire d'une façon sauvage une sorte de joie méchante et d'âcre volupté… Il me semble que j'aimerais à être un peu foudroyé…
— C'est cela! dit Gandrax en riant. Allons, avoue-le, tu n'es pas loin d'espérer quelque révélation, quelque miracle dans ce genre-là. Veux-tu entendre la vérité, Raoul? Tu n'es pas un incrédule, tu es un rebelle! Ce n'est pas, comme moi, la conviction que tu portes dans ton cerveau, c'est la révolte! Or un révolté suppose un maître… Et toi que parles de logique, tu passes ta vie à te venger d'un Dieu auquel tu ne crois pas!
— C'est vrai! dit Raoul avec animation; je n'ai pas ton incrédulité sereine et bien portante: la mienne est douloureuse, elle est désolée… Je suis un rebelle, tu l'as dit, et ma chaîne brisée fait saigner mes poignets! Je me désespère de ne pas retrouver dans le ciel le Dieu de mon enfance… Je l'y cherche quelquefois avec des yeux pleins de larmes; il n'y est pas! Il se cache derrière les nuages du siècle, et je lui en veux, et je souhaiterais qu'il se montrât à moi une seule seconde, fût-ce pour me lancer sa foudre!
— Artiste! dit doucement Gandrax, et il lui tendit la main.
Raoul saisit cette main et la secoua fortement dans la sienne.
— Ni artiste ni femme, dit-il, et par malheur aussi radicalement incrédule que toi-même… Mais je suis un homme qui a du sang dans les veines et des passions dans le coeur… Et puisses-tu ne jamais savoir, mon pauvre Louis, combien les plus vaillants arguments de la raison sont de chimériques obstacles et de débiles consolations aux fureurs des sens et aux tempêtes de l'âme!
— Amen! dit Gandrax.
— Parlons d'autre chose, reprit Raoul en se rasseyant tout à coup. J'ai eu dans la journée une autre surprise. J'ai reconnu tantôt aux Champs-Elysées, dans une calèche fort brillante et fort blasonnée, cette belle créature dont je t'ai dit deux mots autrefois,… qui était au couvent en même temps que ma cousine, dont j'esquissai le portrait à la volée, et qui promettait… Comment s'appelait-elle donc?… Clotilde?…
Le jeune savant se leva par un mouvement soudain, et s'adossant à la cheminée:
— Clotilde Desrozais, n'est-ce pas? dit-il froidement. Elle est aujourd'hui baronne de Val-Chesnay, et, autant que je puis le savoir, très-riche, très-élégante et très-recherchée.
— Comment! mais elle était pauvre!… Qu'est-ce donc que le mari?
— Un petit monsieur roide et blond, qui se nourrit exclusivement de la poussière des hippodromes… pas grand'chose! Elle l'a déterré en province, enlevé à sa mère, et mis dans sa poche, comme on dit.
— Cela ne m'étonne pas… Parle-t-on d'elle?
— Pas jusqu'ici, que je sache.
— Cela m'étonne… Voit-elle ma cousine?
— Mais sans doute… Je la rencontre souvent chez madame de Sauves. Elle se pique d'avoir un salon où elle rassemble quelques curiosités du temps… Elle m'a fait l'honneur de me joindre à sa collection: elle m'a invité à ses lundis.
— Y vas-tu?
— Oh! une fois tous les deux mois… tu peux juger comme je me trouve bien là!
Une heure après minuit sonna à l'église Saint-Sulpice. M. de
Chalys se leva:
— Je la verrai probablement chez Blanche, dit-il en allumant un cigare à la flamme de la lampe; cela fera peut-être diversion.
Et prenant la main de Gandrax:
— Ainsi, reprit-il, tu es toujours heureux, toi?
— Parfaitement!
— Pas moi! Bonsoir!
Et il sortit.
Le comte Raoul de Chalys était resté dès sa première jeunesse maître d'une fortune considérable: il n'en avait pas moins consacré, par ardeur de savoir et aussi par sentiment du devoir, beaucoup de peines et de veilles à son éducation intellectuelle. Il n'avait voulu demeurer étranger à aucune des lumières de son temps, et avait même poussé la curiosité jusqu'aux études scientifiques pour lesquelles il n'avait d'ailleurs ni goût ni aptitude. C'était comme un besoin de se compléter de ce côté qui l'avait d'abord attaché à Louis Gandrax, dont les grands talents, la vie pure et le caractère énergique le captivèrent, sans cependant le dominer; car, très-différentes dans leur organisation et dans leurs développements, ces deux natures d'hommes avaient une sorte d'égalité en hauteur qui interdisait le despotisme de l'une sur l'autre et leur permettait l'amitié. Dans les glaces où résidait Louis Gandrax, l'âme passionnée et l'esprit turbulent de Raoul faisaient pénétrer, comme le soleil aux régions polaires, une chaleur et une vie dont le jeune savant se sentait surpris et doucement excité; Raoul éprouvait pour sa part une joie étrange à recevoir de la bouche de son ami des formules nettes et calmantes pour son scepticisme agité.
Avec un goût général pour les arts, Raoul s'était reconnu de bonne heure des dispositions spéciales pour la peinture: il les avait cultivées avec passion, et après une dizaines d'années d'études obscures, quelques oeuvres rares, mais excellentes, l'avaient mis de plein saut au rang des maîtres. — Dès le lendemain de son retour, il s'enferma dans son atelier avec la résolution de transformer en tableaux quelques pages de son album oriental, et la bonne pensée accessoire d'étouffer par un travail assidu les tentations curieuses et malignes qui l'attiraient vers l'hôtel de Sauves. Cependant, quoiqu'il ne manquât pas de volonté, M. de Chalys n'était pas assez déterminé à en avoir dans ce cas particulier pour refuser une invitation à dîner que lui adressa quelques jours après madame de Guy-Ferrand. Il s'y rendit donc, satisfait à la fois d'avoir montré beaucoup de vertu et d'avoir un motif suffisant d'en montrer moins. Il y trouva la jeune duchesse: il fut piqué ce soir-là des façons aisées et parfaitement rassises de sa cousine. Il prétendit en avoir le coeur net, et il alla faire visite le lendemain à la duchesse douairière, qui le reçut fort bien; mais sa cousine Blanche ayant affecté, pendant qu'il contait ses voyages, de bâiller derrière son éventail, il commençait à s'irriter au fond de son âme, quand la jeune baronne de Val-Chesnay, née Clotilde Desrozais, fut introduite dans le salon, et vint donner un autre cours à ses idées. — Clotilde ne lui parla point, ne le regarda point, et ne parut absolument pas le reconnaître, ce qui le contraria d'autant plus qu'il fut ébloui de la splendeur épanouie de sa beauté. Cependant, vers la fin de sa visite, qui fut courte, la jeune baronne, s'adressant tout à coup à un vieillard à moitié mort qui se trouvait là par hasard, qui était enseveli dans l'ombre d'un rideau, et auquel personne ne semblait songer:
— Mon Dieu! monsieur le vicomte, lui dit-elle, je ne vous vois jamais à mes lundis!… Qu'est-ce que je vous ai donc fait?… Vous seriez si aimable!
Le vieillard inconnu parut stupéfait, et s'inclina vaguement comme une momie qui s'éveille; puis aussitôt, la jeune baronne paraissant aviser Raoul pour la première fois, et prenant l'air subitement consterné de quelqu'un qui s'aperçoit d'une gaucherie qu'il vient de commettre:
— Mon Dieu! reprit-elle en hésitant… je serais certainement très-heureuse, monsieur… je reçois le lundi soir… Mon Dieu! monsieur de Chalys, je crois?
— Oui, madame.
— Eh bien, monsieur, l'ami et le parent de madame de Sauves n'a pas besoin d'être invité chez moi pour y être le très-bien venu!
— Madame! dit Raoul en saluant jusqu'à terre, et il ajouta à part lui, en se rasseyant: Allons! elle est toujours très-forte!
Au moment où Clotilde, par ce coup de main gauche, ramenait ses filets sur son ancien admirateur, un éclair étincela dans la prunelle de la petite duchesse. Elle reconduisit néanmoins son amie Clotilde jusqu'aux antichambres, et en l'embrassant tendrement, suivant l'usage des jeunes femmes:
— A propos, dit-elle, je le trouve abominablement vieilli, mon
Persan,… et toi?
— Oh! mais tellement, ma chère, répondit Clotilde, que j'ai eu toutes les peines du monde à le reconnaître.
Cependant, lorsque Raoul crut devoir se rendre le lundi suivant à l'invitation de madame de Val-Chesnay, il était à peine dans le salon de Clotilde qu'il y vit entrer la duchesse Blanche, qui paraissait plus que jamais avoir eu pour femme de chambre ce soir-là la propre marraine de Cendrillon. Il passa une heure cantonné entre ces deux ravissantes personnes, qui ne cessèrent de se décocher l'une à l'autre, par-dessus sa tête, avec beaucoup de grâce, tous les traits que pouvaient contenir leurs carquois, et il se retira, doucement convaincu qu'il était désormais l'objet d'un tournoi régulier dont il aurait un jour ou l'autre à décerner la couronne.
Il n'est pas très-aisé de définir les raisons qui font qu'un homme plaît aux dames. Il y aurait même quelque prudence à laisser chacune de nos lectrices se figurer à son gré les traits, le langage et la couleur des yeux de notre héros, car chacune d'elles a son idéal — dans la personne de son mari, nous le souhaitons, —et il peut y avoir aussi peu d'habileté que de discrétion à les déranger dans leurs perspectives. Nous dirons cependant à tout risque que le comte Raoul de Chalys était un homme d'une taille assez élevée, élégante et souple, qui, sous une attitude d'indolence affaissée, décelait le ressort et l'élasticité vigoureuse des races félines, et qui lui donnait à un degré extrême ce qu'on appelle l'air distingué. Ses cheveux, fins et soyeux, d'un ton châtain veiné de teintes brunes, se faisaient déjà rares sur les tempes. Son front était beau, sérieux et remarquablement pur. Deux rides verticales, creusées entre les sourcils, indiquaient cependant l'effort habituel de la pensée et la maîtrise coutumière de la volonté. La sévérité presque alarmante de ce trait se trouvait tempérée avec un grand charme par l'expression très-douce, très-bienveillante et un peu triste de ses yeux, qui étaient voilés de longs cils féminins. Tel qu'était le comte de Chalys, il était impossible de le voir dans un salon sans s'informer aussitôt de son nom. Ce nom lui-même avait du prestige par l'alliance rare qu'il rappelait d'une grande situation et d'un grand talent; mais le premier mérite du comte aux yeux des femmes était de leur paraître toujours tout prêt à tomber amoureux d'elles, et de l'être en effet, — car, disait-il, il n'y a pas de femme, même laide, qui n'ait dans sa personne, en y regardant bien, quelque chose dont il n'est pas impossible de s'éprendre. — Son regard indifférent et son langage froid s'animaient et se passionnaient dès qu'il leur parlait; il leur inspirait à la fois du trouble et de la confiance. Elles sentaient qu'il les aimait, et elles l'aimaient.
Malgré ces dons dangereux dont il avait eu lieu, dès ses premiers pas dans le monde, de reconnaître la puissance, le comte de Chalys n'était pas et n'avait jamais été un homme à bonnes fortunes. On lui en avait fait le renom, parce qu'on lui prêtait tous les succès dont on le voyait capable; mais il avait été préservé de ce misérable rôle par l'élévation de son naturel, la gravité de sa pensée et par un certain fonds de conscience et d'honnêteté qui persistait singulièrement dans son âme, dégagée d'ailleurs de tout principe et de tout frein moral. Son coeur, battu sans doute de quelques orages, n'en avait pas été flétri, et sur le chaos de cette intelligence profondément dépravée les songes ailés de la pure jeunesse s'élevaient encore quelquefois revêtus de toute leur candeur originelle. Dans la période de sa vie où nous le rencontrons, un sentiment particulier de lassitude disposait moins que jamais M. de Chalys à rechercher les agitations d'une intrigue galante. Il s'était même promis de vivre désormais en cénobite, à moins de quelque tentation qui dépassât la mesure commune. Il arriva malheureusement, comme il arrive toujours en de tels desseins, que la première occasion qui s'offrit lui parut précisément avoir ce caractère irrésistible.
Raoul s'abandonna donc à l'attrait piquant de ces deux amours rivales qui avaient salué son retour; il en savoura, sans se hâter, les flatteries, et en vit se développer les phases avec curiosité, différant autant que possible d'y engager son coeur d'une manière violente et décisive. La vie mondaine à Paris permet mieux qu'ailleurs ces atermoiements agréables. Il était en outre astreint à beaucoup de réserve, étant fort surveillé par les deux jeunes amies, qui, depuis que leur haine mutuelle était sans bornes, ne se quittaient plus. Clotilde, il faut le dire à sa louange, éprouvait pour M. de Chalys une passion véritable, et la première de sa vie. A peine mariée au baron de Val-Chesnay, elle avait voué à ce faible jeune homme un mépris inexprimable. Pendant une ou deux années, elle avait étourdi son activité d'âme dans la fougue première de son existence parisienne, puis l'ennui l'avait saisie, et elle s'était prise à rêver des distractions plus ardentes et plus occupantes; mais, à défaut de principes, son esprit avait des dédains et son coeur de la fierté. Elle était de ces femmes qui se montrent plus difficiles dans le choix de leur amant que dans le choix de leur mari. Elle en était là quand le comte de Chalys lui apparut avec son mérite réel rehaussé par le charme des souvenirs. Elle devina d'un coup d'oeil que son amie Blanche, déjà sa rivale dans les luttes d'élégance mondaine, entendait se le réserver, et elle eut une raison de plus de se jeter corps et biens dans cette passion attendue.
La duchesse Blanche, nature plus douce et plus scrupuleuse, eût peut-être vaincu les sentiments, autrefois innocents et maintenant coupables, dont l'imprudence de son mari et le retour de son cousin avaient causé le réveil, si ces sentiments n'eussent été en elle exaspérés par l'attentat d'une main étrangère sur l'homme qui avait été la chère pensée de toute sa jeunesse. C'est ainsi que cette jeune femme s'en allait aux abîmes, entraînée moitié par l'amour, moitié par la haine.
M. de Chalys, au milieu d'un conflit si délicat, regretta plus d'une fois de s'être laissé prendre à ces engrenages, qui, à dire vrai, mettaient beaucoup de gêne dans son existence. Son coeur, beaucoup trop calme pour sa justification, hésitait à se prononcer entre les deux jeunes guerrières; cependant, un peu par générosité et passablement par égoïsme, il penchait en faveur de Blanche, dont la persévérante affection le touchait, et dont l'humeur, moins orageuse que celle de Clotilde, lui paraissait moins menaçante pour le repos et l'indépendance de sa vie.
La jeune duchesse ne pouvait se méprendre sur le caractère chaque jour plus tendre et plus décidé des assiduités de son cousin, et elle n'en était pas plus heureuse. A mesure qu'elle sentait son avantage sur Clotilde se dessiner plus nettement, les scrupules de sa piété et les reproches de sa conscience mêlaient plus d'amertume à sa passion et de larmes secrètes à ses combats. Elle hésitait et essayait parfois de reculer sur cette pente fleurie dont elle entrevoyait avec des répugnances d'hermine le bourbier final; puis quelque retour offensif, quelque agression furieuse de Clotilde la précipitaient de nouveau dans un abandon aveugle et désespéré d'elle-même.
La duchesse, on l'a deviné, était à peine moins jalouse de mademoiselle de Férias. En feuilletant un jour chez sa mère un des albums de Raoul, elle y avait remarqué trois dessins qui l'avaient extrêmement frappée par eux-mêmes, et encore plus par les commentaires dont le comte les avait enrichis. Le premier de ces dessins représentait, dans l'ombre d'une feuillée épaisse et au pied d'une roche tapissée de lianes sauvages, une petite fille d'une rare beauté, campée résolûment dans une attitude de reine et tenant à la main une baguette en manière de sceptre magique. Au bas de ce dessin était l'inscription que voici: "Près des falaises de *** (Normandie), 10 août 184… Mademoiselle Sibylle." — La page suivante figurait le même site et la même enfant, dont la taille et l'expression de visage indiquaient seulement un degré de maturité de plus. Au bas était écrit: "Mademoiselle Sibylle, cinq ans plus tard." — Enfin un troisième dessin, fini avec un soin particulier, et qui portait pour inscription ces mots: "Mademoiselle Sibylle, à dix-huit ans,… je crois," donnait l'image minutieusement étudiée d'une jeune fille dont le front, le regard et la physionomie tout entière, pressentis merveilleusement par l'artiste dans leurs développements successifs, étaient le portrait presque exact de mademoiselle de Férias. La jeune duchesse, stupéfaite, eut ce nom sur les lèvres; un effort soudain de réflexion l'y retint suspendu, et se tournant vers son cousin:
— Qui est-ce donc? dit-elle.
— Je ne sais, répondit Raoul; une enfant que j'ai entrevue deux minutes autrefois, et qui doit être, si elle vit, une créature adorable. Il conta alors à sa cousine sa rencontre avec Sibylle auprès de la Roche-Fée, et les moindres détails de leur court dialogue.
— Le nom du petit village et du château voisin m'a échappé, ajouta-t-il, ou plutôt je ne l'ai jamais su, car je n'ai fait que traverser ce pays; mais j'ai eu cent fois la tentation d'y retourner,… et puis les complications quotidiennes de la vie,… le ridicule,… la crainte des déceptions m'en ont empêché… Il est étrange que de tous mes souvenirs de voyage, et j'en ai beaucoup, celui-là soit resté le plus vivant et le plus doux… Cette enfant avait vraiment quelque chose d'extraordinaire, de surnaturel!
Il continua de s'étendre et de s'exalter sur ce texte, et ne s'arrêta qu'en voyant le front de Blanche se charger d'épais nuages.
On conçoit avec quels raffinements de précaution et de diplomatie la jeune duchesse s'ingénia, dès ce jour, à éloigner mademoiselle de Férias de la vue de son enthousiaste cousin. Elle n'attirait Raoul à l'hôtel de Sauves que lorsqu'elle était à peu près assurée que Sibylle n'y viendrait pas, et elle le voyait de préférence chez madame de Guy-Ferrand, avec laquelle madame de Vergnes n'était pas en relations. — Clotilde, de son côté, bien qu'elle ignorât le secret que le hasard avait révélé à son amie Blanche, mettait un soin égal à prévenir une rencontre dont les grâces et le prestige de Sibylle suffisaient à lui faire appréhender les dangers. Comme M. de Chalys ne se montrait guère, hors de son atelier et de son cercle, qu'à l'hôtel de Sauves et dans le salon de la jeune baronne, il paraissait donc vraisemblable que mademoiselle Sibylle et son peintre étaient destinés à ne se retrouver jamais en ce monde, lorsqu'une circonstance très-imprévue vint rompre le charme qui les séparait.
V
L'EGLISE DE LA MADELEINE
Un matin, mademoiselle de Férias, accompagnée d'un vieux domestique de sa grand'mère, était allée entendre une messe basse à l'église de la Madeleine, qui était sa paroisse. Elle aperçut à quelques pas d'elle la duchesse Blanche: elle était prosternée sur un prie-Dieu dans une attitude de profonde méditation, et ne parut pas la voir. Sibylle avait passé la soirée de la veille à l'hôtel de Sauves, et y avait reçu de la jeune duchesse des témoignages plus marqués que de coutume de cet intérêt à la fois ardent et répulsif dont le sens était pour elle un mystère, et n'en est plus un pour le lecteur. La présence inattendue de Blanche dans le lieu saint lui causa d'abord un peu de distraction en lui rappelant tout un ordre d'idées et de sentiments qui l'obsédait depuis quelque temps à un haut degré. Cependant elle finit par s'absorber dans une pieuse contention d'esprit, et elle n'en fut tirée que par un bruit de sanglots étouffés qui se faisait entendre près d'elle. La messe était terminée en ce moment et l'église presque déserte. Sibylle, regardant autour d'elle avec inquiétude, n'eut pas de peine à reconnaître que c'était la jeune duchesse qui pleurait: elle avait la tête dans ses deux mains, et ses gants étaient tachés de larmes. Mademoiselle de Férias s'avança aussitôt vers elle et lui dit de sa voix la plus douce:
— Pardon,… vous souffrez?
Blanche leva brusquement la tête, et la reconnaissant à travers ses pleurs avec une sorte de confusion et de colère:
— Non, mademoiselle, dit-elle sèchement.
Je ne puis vous être bonne à rien? reprit Sibylle avec timidité.
— A rien, mademoiselle; merci.
Sibylle, repoussée avec cette rigueur, sentit ses yeux s'emplir de larmes; elle s'inclina légèrement à la hâte, ramena son voile sur son visage, et, faisant un signe à son vieux domestique, elle gagna la porte de l'église. Elle allait sortir quand une main s'appuya doucement sur son bras et la fit se retourner: elle rencontra le regard de la jeune duchesse, qu'elle crut voir animé d'une expression toute nouvelle:
— Mademoiselle, dit Blanche, je vous ai blessée, n'est-ce pas?
— Un peu, dit Sibylle en souriant.
— Pardonnez-moi, reprit la jeune femme. Je suis si malheureuse!… Venez me voir aujourd'hui à deux heures, voulez-vous?… Vous me demanderez,… moi seule!
— Oui, madame, dit Sibylle, dont le coeur battit soudain avec force, j'irai.
Blanche saisit la main de Sibylle, la serra fiévreusement et s'éloigna.
La matinée parut longue à mademoiselle de Férias. Malgré l'obscurité profonde du dédale où s'égarait son esprit, un instinct confus semblait l'avertir qu'elle touchait en ce moment au point le plus vif et le plus délicat de sa destinée. Quand elle se présenta à l'heure dite dans l'appartement de madame de Sauves, elle éprouvait une agitation voisine de l'angoisse.
La jeune duchesse, en la voyant entrer, courut à elle. Ses yeux, entourés de l'ardent sillon creusé par ses pleurs, brillaient d'un éclat extraordinaire. Elle prit les deux mains de la jeune fille, la regarda fixement sans parler, puis, l'attirant un peu plus près:
— Mademoiselle, dit-elle, mademoiselle Sibylle, — et elle insista sur ces deux mots avec un accent bizarre, — voulez-vous être mon amie?
— Oh! de grand coeur! dit Sibylle.
Blanche la regarda encore, puis elle se jeta à son cou, et, la serrant à l'étouffer, elle la couvrit de caresses et de pleurs. Elle l'entraîna sur un divan, et, cachant sa tête dans le sein de Sibylle, elle continua de sangloter, mêlant à ses larmes des paroles entrecoupées:
— Ah! Dieu!… que je vous aime!… que je vous aimerai!… Soyez bonne pour moi… Aimez-moi, n'est-ce pas? J'ai tant besoin qu'on m'aime!…
Quand ce transport fut un peu calmé, la petite duchesse, tenant toujours étroitement enlacées les mains de sa nouvelle amie et essayant de sourire:
— Vous ne devez rien comprendre à ce qui vous arrive, ma chérie,… vous comprendrez plus tard!… Pour le moment, aimez-moi de confiance,… je vous assure que je le mérite,… et sauvez-moi,… voilà ce qui presse!
— Vous sauver? murmura Sibylle.
— Oui!… je suis sûre que vous le pourrez… Vous avez beaucoup d'esprit et de bonté, je me fie à vous! Ne me méprisez pas surtout!… J'ai bien souffert, bien combattu, je vous jure… Et, d'ailleurs, je puis encore regarder vos beaux yeux sans rougir… Voyons, écoutez-moi. Quand je me suis mariée, j'aimais quelqu'un… depuis longtemps,… hélas! depuis toujours! car dès que j'ai eu une pensée dans le coeur, elle a été pour lui. J'espérais l'épouser, on me le faisait pressentir — c'est encore une excuse! — mais lui ne vit rien… ou ne voulut rien voir… Il partit… très-loin! Je pus croire qu'il ne reviendrait jamais!… Je fis mon deuil du bonheur,… et j'épousai mon mari.
Il y eut une pause de silence embarrassé; la petite duchesse paraissant rencontrer à ce point de sa confidence une difficulté de premier ordre. Sibylle, surmontant elle-même avec effort le trouble extrême de ses idées, fit sentir à la main de son amie une pression plus affectueuse.
— Voyons, dit-elle, courage… Et l'autre est revenu, n'est-ce pas?
Blanche lui lança de côté un regard rapide:
— Oui, dit-elle, il est revenu,… et, en deux mots, j'ai reconnu que je l'aimais encore follement,… je n'ai pu le lui cacher,… et, tout en souffrant le martyre, car au fond j'ai horreur du mal, j'étais tout près de me perdre,… de me perdre tout à fait, quand Dieu m'a donné le courage de me jeter dans tes bras, mon pauvre ange!…
Et elle embrassa encore Sibylle de toute sa force. Puis se relevant:
— Ma chérie, reprit-elle, j'ai en vous une confiance entière; je comprends tout ce que vous êtes, je ferai tout ce que vous me direz… Eh bien, dites,… que feriez-vous, si vous étiez moi?
Au milieu du chaos de réflexions, de suppositions et d'imaginations intéressantes où l'avaient plongée les confidences de la duchesse, Sibylle eut grand'peine à dégager sa pensée avec assez de netteté pour jouer dignement le rôle auquel elle était appelée. Elle y parvint cependant, quoique ses premières paroles fussent encore empreintes d'un peu de préoccupation personnelle.
— Mais, dit-elle, vous m'estimez bien trop haut,… et je suis toute confuse,… et puis tout cela est si nouveau pour moi! Je suis pourtant bien touchée de votre confiance, et je voudrais de toute mon âme y répondre… Voyons,… il me semble,… ce quelqu'un… vous aime-t-il de son côté?
Blanche secoua la tête tristement:
— Pas beaucoup, je crains! dit-elle.
Et, se reprenant aussitôt:
— Je crois!
— Si vous vous adressiez à son honneur? En a-t-il?
— Oui! oui! Oh! cela, oui! dit vivement la duchesse.
— Si vous lui disiez combien il vous fait de mal,… si vous lui demandiez bien sérieusement de s'éloigner?
— Vous croyez? dit Blanche en hésitant. Mais non!… je ne saurais pas,… je ne pourrais pas… Non, non, pas cela, je t'en prie!… Et je t'en prie encore, si tu m'aimes, appelle-moi toi, comme je t'appelle!
Sibylle lui baisa le front avec grâce, puis elle tendit l'arc charmant de ses sourcils, prit sa mine sévère, et parut se livrer à de profondes réflexions.
— Ce que je ferais, moi, dit-elle après un moment, le voici: je me fierais tout simplement à mon mari. Sans entrer dans les détails et sans compromettre aucun nom, je lui dirais que je me sens troublée et que je m'attache à lui, que ma solitude trop fréquente me conseille mal, et que je le prie de ne plus m'abandonner, ou de me permettre de le suivre. Je lui dirais que le devoir, dont il est pour moi le symbole, est comme la croix qu'il est bon d'avoir toujours sous les yeux pour l'avoir toujours dans le coeur. Le duc doit être une âme généreuse;… il comprendra, et vous serez sauvée.
— Eh bien,… je préfère cela, dit la duchesse. Oui, c'est vrai,… le duc est une âme généreuse,… et je crois que je l'aurais aimé, s'il eût voulu… J'en ai été tentée bien souvent; mais je sens que je suis si peu de chose pour lui,… une enfant! Il ne me connaît pas!… Eh bien, oui,… j'y penserai!
— Il ne faut pas y penser, reprit Sibylle, il faut le faire…
Est-il à Paris, ton mari?
La jeune duchesse sourit de cette tendre familiarité de langage.
— A la bonne heure! dit-elle… Oui, il est à Paris.
— Eh bien, promets-moi de lui parler ce soir!
La duchesse se leva brusquement:
— Je l'entends, dit-elle.
— Jure-moi de lui parler tout de suite! reprit vivement
Sibylle.
Et comme Blanche hésitait:
— Jure-le-moi vite, ajouta-t-elle en levant un doigt, ou je ne t'aime plus!
— Je te le jure! dit la duchesse en l'entourant de ses bras..
Pars,… à demain!
Le duc ouvrait la porte au même instant, et il fut témoin de l'affectueux embrassement des deux jeunes femmes; il adressa son salut le plus chevaleresque à Sibylle, qui sortit aussitôt.
M. de Sauves, qui n'était pas né d'hier, comme on dit, avait remarqué du premier coup d'oeil le désordre et l'animation des traits de la duchesse: il eut la perception confuse d'un danger dans sa maison, et il éprouva le malaise d'un homme qui, aux grondements lointains d'un orage, respire dans l'atmosphère une vague odeur de foudre. Dissimulant d'ailleurs cette désagréable impression sous son grand air d'aisance seigneuriale, il posa ses lèvres souriantes sur le front de son aimable petite femme.
— Je viens de rencontrer vos enfants aux Tuileries, dit-il.
Puis il fit un tour dans le boudoir en chantonnant et en flairant çà et là des vases pleins de fleurs; il détacha une rose, et tout en la passant avec insouciance dans sa boutonnière:
— Je ne vous savais pas de ce dernier bien avec mademoiselle de Férias, ma chère!
— Oh! nous sommes très-liées… Vous en plaignez-vous?
— Au contraire, c'est une jeune personne qui m'est fort sympathique. Outre qu'elle est parfaitement jolie, elle a un ton excellent, et je lui crois tout le mérite du monde. Qu'est-ce que vous vous contiez là toutes deux?
La duchesse rassembla tout son courage.
— Je lui contais mes peines, dit-elle.
— Vos peines? répliqua le duc en riant. Vous avez des peines, jeune dame?… Tu as des peines, ma pauvre Blanche?
— Très-graves.
— Oh! grand Dieu! dit le duc en flairant sa rose avec sérénité.
— Mademoiselle de Férias, reprit la duchesse, me donnait le conseil de vous les confier… Elle prétend que vous avez une âme généreuse?…
Sans rien perdre de son calme, le duc sentit son pouls s'accélérer.
— Vraiment? dit-il. Voyez cette jeune fille?… Eh bien, je ne sais pas, moi, si j'ai une âme généreuse; mais le conseil me paraît bon, et j'en suis reconnaissant à mademoiselle de Férias.
La duchesse se leva, et s'appuyant d'une main sur un fauteuil:
— Mon ami, dit-elle avec effort, ne me quittez pas si souvent,… ou plutôt, sans rien changer à vos habitudes, emmenez-moi à la campagne toutes les fois que vous irez… Vous me rendrez très-heureuse.
M. de Sauves, qui était debout à quelque distance, aspira l'air avec force.
— Vous ne l'êtes donc pas? dit-il en attachant sur elle un regard sérieux.
— Pas tout à fait, reprit Blanche. Je suis bien jeune pour être seule aussi souvent que je le suis. J'ai besoin de beaucoup d'affection… Ma vie n'est pas assez occupée de ce côté;… il y a des vides que j'ai peine à remplir.
— Ah! dit le duc d'un ton d'impatience, nous voilà dans le roman, n'est-ce pas?… Et vos enfants, n'est-ce plus rien déjà?
— Je les adore… Mais croyez-moi, mon ami, cela ne suffit pas à remplir un coeur de mon âge.
— Je n'entends rien à ces subtilités! s'écria le duc. Si vous n'êtes pas heureuse dans votre situation, vous êtes radicalement injuste envers le ciel et envers moi! Vos infortunes sont de pures fantaisies littéraires, et je n'y remédierais nullement en y cédant… Je ne me donnerai ni le ridicule ni l'ennui de vous traîner après moi deux fois la semaine à la campagne… comme une cantinière! Cela est absurde! cela ne sera pas!
La jeune duchesse, après une pause de recueillement pénible, leva vers son mari ses yeux humides.
— Mon ami, dit-elle à demi-voix, comprenez-moi bien, je vous en prie: il faut que cela soit!
Le duc de Sauves marcha sur elle lentement, et s'arrêtant à deux pas:
— Ah çà! dit-il avec gravité, qu'est-ce qu'il y a donc?
— Rien… que ce que je vous dis. Je me sens faible, et je vous prie de me soutenir.
Les traits du duc se contractèrent violemment et se couvrirent d'une teinte livide; une colère sauvage jaillit de ses yeux. La jeune femme, comme éblouie par cette flamme qui l'enveloppa, parut défaillir, retomba sur le divan et y demeura tout affaissée.
Le duc, la laissant durement dans cette attitude, croisa ses bras sur sa poitrine, et commença de marcher à grands pas d'un bout à l'autre du salon. Sa femme le suivait d'un regard inquiet et suppliant. Dix minutes se passèrent, pendant lesquelles on n'entendit d'autre bruit que le pas lourd du duc sur le tapis; puis il fit brusquement un détour et vint au divan. La jeune duchesse se leva par un mouvement d'une roideur convulsive. Il lui prit les mains, la regarda en face, et lui dit de sa voix sonore, un peu brisée par l'émotion:
— Vous êtes une honnête femme!… Je vous remercie.
La pauvre Blanche, sur ces paroles, cria faiblement comme un enfant, et, se suspendant au cou de son mari, elle palpita et sanglota longtemps sur son coeur. Le duc, pendant cette scène, essuyait du bout de son doigt, à la dérobée, quelques larmes qui glissaient sur son mâle visage. Puis, après un instant:
— Je vous laisse, dit-il, ma chère petite, il faut nous calmer tous deux; mais cela est bien entendu, je vous emmènerai.
— Toujours? murmura Blanche.
— Toujours.
Et il sortit.
A peine seule, la jeune duchesse se jeta à genoux devant son divan, et, dressant vers le ciel son gracieux visage, qui souriait et pleurait tout à la fois, elle remercia Dieu du bonheur dont elle sentait son âme inondée. Elle fut le reste du jour en paradis.
Vers le soir, cependant, une amère pensée traversa son esprit, et, lui rappelant qu'elle était sur la terre, lui fit sentir sur son lit de fleurs une morsure soudaine. Elle songea à Clotilde et au triomphe qu'elle lui ménageait en renonçant elle-même à l'amour de Raoul. Cette conséquence, qui lui avait échappé dans le trouble de sa ferveur première, lui parut une aggravation insupportable de son sacrifice; elle se représenta avec des raffinements cruels les ivresses de Clotilde et de son amant. Elle rêva toute la nuit dans son cerveau brûlant mille combinaisons vaines pour éloigner ce calice de ses lèvres: elle découvrit enfin une stratégie qui lui parut infaillible, et, ayant arrêté dans tous ses détails sa résolution, qui était bien d'un coeur de femme, mais d'un coeur héroïque, Blanche s'endormit.
VI
LA COURONNE
Le lendemain, la jeune duchesse de Sauves passa une partie de sa matinée à parcourir des magasins de fleuristes où elle fit quelques acquisitions mystérieuses. Elle alla ensuite à l'hôtel de Vergnes, et, s'étant enfermée avec mademoiselle de Férias, elle lui conta, à travers mille transports d'amitié, son entretien avec son mari et le plein succès de la conduite qu'elle-même avait suggérée.
— Il faut, ajouta-t-elle, ma chérie, que tu viennes aujourd'hui dîner avec moi. Ma belle-mère, à ma requête, veut bien organiser pour ce soir une petite sauterie. Nous n'aurons que toi à dîner. Tu viendras comme tu es. Après dîner, nous nous habillerons ensemble, et ce sera charmant… Si tu veux me plaire, tu mettras ta toilette blanche et bleue. Ne te préoccupe pas de ta coiffure, j'en ai rêvé une pour toi, et je l'exécuterai moi-même de ma patte blanche, parce que je t'adore!
Mademoiselle de Férias, en attendant l'heure de ce rendez-vous, eut le loisir de poursuivre au milieu des nuages les légions de songes et de chimères qui depuis la veille flottaient dans son ciel. Sans parvenir à démêler clairement la vérité, elle en saisissait quelques lueurs; sa main soulevait un pan du rideau enchanté qui lui avait caché si obstinément jusque-là un personnage dont le nom seul précipitait les mouvements de son coeur. Elle ressentait cette émotion confuse, indéfinie, mais profonde, qui se répand dans nos veines à certaines heures critiques et solennelles de notre existence; il lui semblait qu'elle allait voir face à face le dieu secret de sa pensée, et une sorte de trouble surnaturel envahissait son sein.
Elle arriva vers sept heures à l'hôtel de Sauves, et elle remarqua que la jeune duchesse était à peine moins agitée qu'elle-même. Pendant le dîner, elle fut de la part du duc l'objet d'attentions extrêmes. Au dessert, il la plaisanta doucement sur la gravité de sa physionomie et sur la profondeur de son oeil bleu.
— Vous êtes, lui dit-il, une blonde ténébreuse… Vous avez l'air d'un ange qui médite un crime… Ah! vous riez donc quelquefois? J'en suis charmé, mademoiselle!
Blanche lui ayant dit que cette sérieuse jeune fille excellait à faire des caricatures, le duc refusa de le croire, et insista pour qu'elle fît la sienne sur l'heure. Il courut chercher des crayons. Sibylle, après s'être beaucoup défendue, se retira dans un coin du salon, esquissa vivement, à grands traits anguleux, la statue équestre de Henri IV sur le Pont-Neuf, et présenta ce croquis au duc avec une grande révérence. Comme elle allait se retirer avec Blanche, le duc, l'isolant un moment près de lui dans une fenêtre:
— Mademoiselle de Férias, il faut que vous me permettiez de vous dire que je suis pénétré pour vous d'estime et d'amitié. Je me suis laissé conter que vous aimiez les âmes généreuses: rien ne me serait plus agréable que de vous voir me reconnaître ce titre à votre sympathie.
Sibylle rougit, lui tendit la main, et se sauva à la hâte.
La jeune duchesse l'entraîna dans sa chambre, et elles commencèrent leur toilette du soir, en s'embrassant de temps à autre, par forme d'intermède. Blanche, tout en s'occupant des menus détails de son habillement, se livrait à un babillage fiévreux: elle s'informait des goûts de son amie en matière d'art, de littérature, de promenades, de voyages, et elle lui disait les siens.
— Moi,… j'aime ceci, j'aime cela… Et toi? Connais-tu la Suisse? et l'Italie?… Nous irons ensemble partout,… quand tu seras mariée.
Sur ce mot, qui lui avait échappé, elle se tut brusquement.
Arrivée à une certaine phase de sa toilette, Sibylle se montra hésitante et préoccupée:
— J'ai apporté une coiffure,… dit-elle; faut-il me la faire poser?
— Non! non! s'écria vivement la petite duchesse. Je vais me coiffer d'abord, et je suis à toi… Tiens! chauffe-toi, et enveloppe-toi bien avec cela en attendant.
Et elle lui jeta un burnous sur les épaules.
Quelques minutes plus tard, la duchesse renvoya les femmes qui les avaient assistées jusque-là, et fit asseoir Sibylle devant une grand glace qui descendait jusqu'au parquet et qu'éclairaient deux girandoles latérales. Elle dégagea alors avec précaution de leur enveloppe les paquets de fleurs dont elle s'était approvisionnée le matin. Sibylle vit que toutes ces fleurs étaient empruntées à la nature la plus vierge et la plus agreste: elles étaient mêlées de ces espèces particulières d'herbes, de feuillages et de lianes qui décorent les sites sauvages et solitaires. La pensée de Sibylle s'envola aussitôt vers les bois de Férias, et elle crut respirer les parfums âcres et salubres qui l'avaient enivrée autrefois dans les profondes retraites où elle se plaisait. La jeune duchesse, après une courte méditation préalable, pendant laquelle elle se rappelait dans les moindres détails la parure de tête que portait Sibylle dans l'album de Raoul, procéda de sa main fine et souple à la coiffure de sa chère rivale. Elle peigna d'abord maternellement les longs cheveux de Sibylle, et les lui releva ensuite sur la nuque, où elle les fixa en une masse superbe et un peu abandonnée; puis elle se mit à lisser, à tordre et à crêper ce qui restait avec une prestesse et une sûreté d'artiste. Elle prit alors des groupes de fleurs et de feuillages, et l'en couronna comme une nymphe des bois. Elle levait de temps à autre les yeux sur la glace pour y voir son ouvrage; mais ses yeux tout à coup se voilèrent, et pendant que sa main continuait de voltiger comme un oiseau sur la tête de Sibylle, des larmes lui échappèrent, et vinrent se poser comme des gouttes de rosée sur les fleurs de la couronne.
— Tu pleures? dit Sibylle. Qu'as-tu donc?
— Ce n'est rien,… ne fais pas attention, dit Blanche; il y a de douces larmes, va!
Les siennes pourtant ne l'étaient point, et tout le sang de son coeur fumant sur un autel n'eût pu réjouir le ciel et les anges d'un sacrifice plus douloureux ni plus pur.
Quand elle eut achevé, elle aida Sibylle à compléter sa toilette:
— Voyons, dit-elle alors, mets-toi là, que je te regarde! Ah! tu es très-belle! Je suis contente de toi… et de moi! Viens maintenant.
Elle lui prit le bras, et l'emmena hors de la chambre.
Mademoiselle de Férias en effet était, à ce moment de sa vie, non point très-belle peut-être, mais admirablement jolie et captivante. Elle n'était point grande, et elle paraissait l'être, tant l'harmonie des lignes et des formes de toute sa personne était parfaite. Son charme singulier résidait dans l'expression de son visage délicat et sévère, de sa bouche pure et fine, de son rare sourire, et surtout de son regard; ce regard se creusait sous l'arcade un peu proéminente des sourcils, et était habituellement bleu comme la mer sous un ciel sans tache; par instants, à quelques mouvements secrets de l'âme, cet azur céleste, comme si un nuage y eût passé, semblait se charger d'orages et d'éclairs. La jeune duchesse, habile à saisir le trait le plus frappant de cette physionomie, s'était plu à l'exagérer encore ce soir-là par la disposition qu'elle avait donnée à la couronne de fleurs sauvages. Sous cet ombrage léger qui dominait son front, les yeux de Sibylle projetaient plus que jamais l'éclat sombre et mystique d'un rayon de soleil qui pénètre une épaisse feuillée, ou qui filtre doucement à travers les vitraux peints d'une chapelle. Elle était femme avec cela: ses épaules, d'une grâce souveraine, avaient une teinte transparente, nacrée, et en quelque sorte lumineuse, qui éblouissait comme le reflet d'une substance immortelle; la partie la plus matérielle de sa beauté avait ainsi elle-même quelque chose de chaste et de divin.
Telle était mademoiselle de Férias quand elle entra dans le salon principal de l'hôtel de Sauves, donnant le bras à la duchesse Blanche. Leur double toilette avait pris du temps, et le plus grand nombre des invités étaient alors arrivés. De son premier coup d'oeil la jeune duchesse découvrit Raoul et Clotilde: ils étaient assis l'un près de l'autre sur un divan, et paraissaient engagés dans un dialogue animé. Blanche, rendant avec distraction les saluts qui lui étaient adressés sur son passage, traversa le salon sans cesser de tenir le bras de Sibylle, et alla droit à l'ennemi. La baronne de Val-Chesnay, en voyant approcher ce couple redoutable, sentit un froid soudain dans la région du coeur: le comte de Chalys, qui lui parlait en ce moment, surpris de l'altération subite de ses traits, porta ses yeux dans la direction des regards de la jeune femme, et pour la première fois il aperçut mademoiselle de Férias. Par un brusque mouvement, il quitta sa pose nonchalante, et se dressant sur le divan:
— Qu'est-ce que c'est que ça? dit-il d'une voix sourde.
Clotilde ne répondit point; elle s'était levée; Raoul se leva de même, et il se tint un peu à l'écart pendant que la duchesse et Sibylle échangeaient des serrements de main avec Clotilde. La jeune duchesse, après cette brève cérémonie, fit un pas vers le comte, et s'adressant à Sibylle:
— Le comte Raoul de Chalys, mon cousin, dit-elle.
Puis se retournant vers Raoul:
— Mademoiselle Sibylle de Férias, mon amie!
Blanche, ayant accompli ce coup d'état, n'eut point de peine à interpréter la stupeur profonde dont les traits de son cousin s'étaient empreints; mais elle ne sentit pas sans surprise le bras de Sibylle trembler tout à coup et s'appuyer sur le sien avec force. Elle l'emmena aussitôt, la fit asseoir près d'elle à l'extrémité opposée du salon, et la regardant avec une curiosité affectueuse:
— Remets-toi, ma chérie, lui dit-elle, ce ne sera rien, va;… mais je me demande comment tu as pu le reconnaître après tant d'années. Explique-moi donc cela.
— Je ne sais,… murmura Sibylle: c'est le mystère de cette coiffure qui m'y avait préparée, je crois… mais toi-même… qui a pu te dire?
— Devine!
— Mais cela me confond!
— Te sens-tu assez remise pour valser?
— Valser?… pourquoi?
— Pour rappeler les roses… tu es trop pâle, pour ton genre de beauté!
Blanche arrêta son mari au passage:
— Mon ami, mademoiselle de Férias meurt d'envie de valser avec vous!
Le duc posa une main sur son coeur, s'inclina jusqu'à terre, et, enlaçant puissamment la taille frêle de Sibylle, il fendit la foule comme un aigle qui prend son vol avec une colombe dans ses serres.
La duchesse, animée par le succès de ses petits complots, se mit alors à causer gaiement avec son voisinage, sans perdre de vue un seul instant le coin du salon où Clotilde et Raoul étaient demeurés en tête-à-tête. Elle jouissait pleinement de l'air distrait de son cousin et de la mine sombre et dépitée de la jeune baronne. Elle voyait les regards du comte obstinément dirigés sur mademoiselle de Férias, et elle comprenait avec délices que la jeune fille était devenue l'objet unique de son attention et même de son entretien.
M. de Chalys en effet, quoique plein d'usage, venait d'éprouver une commotion trop violente pour n'en être pas ébranlé dans son équilibre d'homme du monde. L'apparition fantastique de Sibylle et le fait à peine moins singulier de sa présentation sous le patronage affecté de la duchesse, lui ôtèrent absolument le sang-froid de son expérience et de son savoir-vivre; il tomba comme un écolier dans la maladresse insigne d'interroger curieusement une jolie femme sur le compte d'une autre:
— Vous connaissez donc cette jeune personne, madame? dit-il à sa voisine.
— Quelle jeune personne?
— Qui a une tête nimbée… mademoiselle de Férias… je crois…
— Un peu. Nous sommes compatriotes, dit sèchement Clotilde.
— Ah!… Férias… où est-ce donc?
— En Normandie.
— Près de la mer?
— Pas loin!
— Elle est donc liée avec ma cousine?
— Il paraît!
— Est-ce qu'elle demeure à Paris?
— Je ne pense pas. Elle y est… de passage.
— Pour longtemps?
— Ah! mon Dieu!… mais si vous preniez la peine de le lui demander?
— Pardon!… c'est que je crois avec connu autrefois sa famille… Au surplus, cela est fort insignifiant… Ce qui m'importe davantage, madame, c'est de vous bien convaincre de la vérité de ce que j'avais l'honneur de vous dire… Ce portrait, fait au vol dans le parloir de votre couvent, il ne m'a pas quitté… et, s'il m'était arrivé malheur, on l'eût enterré avec moi…
Clotilde se remit à sourire et à jouer de l'éventail:
— Bah! vraiment! dit-elle. En Perse?… Dieu! quelle chaleur! n'est-ce pas?
— En Perse, répondit gravement Raoul après une pause de distraction évidente, il y a beaucoup de montagnes, comme vous savez, ce qui préserve des chaleurs excessives.
Clotilde haussa les épaules, appela d'un signe un jeune homme qui passait, et commença un tour de valse.
M. de Chalys subit cet affront sans sourciller: il se glissa discrètement à travers les groupes des valseurs, et, venant prendre la place de Sibylle à côté de la jeune duchesse:
— Ma cousine Blanche? dit-il.
— Qu'est-ce qu'il y a, cousin?
— Ayez pitié d'un homme dont l'esprit s'égare… et souffrez que je vous adresse deux ou trois questions franches.
— J'écoute.
— Saviez-vous, quand vous m'avez présenté à mademoiselle de Férias, qu'elle fût l'original de ce dessin que vous avez remarqué dans mon album?
— Très-probablement.
— Et… vous l'aimez?
— Tendrement.
Raoul regardait la jeune femme avec toute sa puissance d'attention.
— Et… vous me permettez de la trouver jolie?
— Je vous l'ordonne, dit Blanche.
— Et ensuite?
— Comment! ensuite?
— Que m'ordonnez-vous encore?
Elle tourna les yeux vers lui, et se masquant de son éventail:
— D'être honnête et heureux, dit-elle.
La valse cessa au même instant; Raoul n'eut que le temps de lire dans les yeux de la jeune femme la sincérité de sa généreuse résolution. Il se leva, se pencha vers elle, et mettant dans son geste, dans son oeil et dans sa voix tout le respect que peut contenir un coeur d'homme:
— Blanche, dit-il, je vous vénère!
Sibylle avait repris sa place, et le comte s'éloignait quand la duchesse le rappela:
— Ne vous sauvez donc pas, mon cousin… Pendant que je vais m'occuper du thé, vous tiendrez compagnie à mademoiselle de Férias… Elle est un peu artiste,… vous vous comprendrez,… vous parlerez de peinture, de paysages, de bocages, de rochers, de fontaines… et caetera!
Raoul salua, et, s'asseyant à la place de la duchesse avec un air de gaucherie et de timidité qui ne lui était pas ordinaire:
— Mon Dieu! mademoiselle, dit-il après un moment d'embarras, je ne sais pas mentir… Et vous?
— Mais moi non plus, je crois.
— J'ai eu l'honneur d'être admis à vous baiser la main, il y a une douzaine d'années, auprès d'un rocher qui pleurait dans une fontaine… Vous en souvenez-vous?
— Oui, monsieur, répondit Sibylle en lui montrant son oeil bleu, où rayonnait un limpide sourire.
— Vous vous en souvenez!… Mais cela me paraît à peine possible!
— C'est pourtant fort simple: ma vie ne compte pas beaucoup d'aventures, et ma rencontre avec vous dans le parc de mon grand-père en était une… Les plus légers souvenirs d'enfance d'ailleurs sont très-vifs…
— Je vous fis grand'peur, n'est-ce pas?
— Un peu d'abord, oui…
— Je vous vois encore avec votre baguette blanche… et votre coiffure bizarre… presque pareille à celle-ci, n'est-ce pas?
— Quant à celle-ci, dit Sibylle en donnant à sa tête fine et fière une pose un peu hautaine, je vous serai obligée de croire, monsieur, qu'elle n'est point de mon invention, et que j'ignorais absolument, quand on me l'a composée, le plaisir qui m'était réservé ce soir.
Il y avait eu dans le ton et dans les paroles de Sibylle, depuis le début de leur conversation, une franchise et en même temps une mesure dont le comte Raoul, très-sensible aux moindres nuances, fut vivement frappé. En outre, depuis qu'il étudiait de près cette délicate physionomie, il y découvrait comme à profusion des détails, des traits, des accents qui le ravissaient. S'abandonnant tout entier au charme de cette beauté exquise, dont les yeux et l'âme d'un artiste devaient être particulièrement touchés, il sentit vers mademoiselle de Férias un élan irrésistible, et, sans aucune vue du lendemain, il résolut de lui plaire sur l'heure ou de périr. Il quitta aussitôt le sujet d'entretien un peu trop intime que la réserve de Sibylle venait de lui interdire, et il se mit à lui parler de son art et de ses voyages; toutes les ressources et toutes les richesses qu'il avait dans l'esprit, toutes les grâces qu'il avait dans le coeur, il les prit pour ainsi dire à pleines mains pour les répandre aux pieds de mademoiselle de Férias. Bien que Sibylle ne pût saisir dans son langage l'ombre d'un compliment direct, elle sentait avec le tact d'une femme que les yeux, l'accent, la parole entraînée de Raoul étaient un hommage continuel à son adresse; elle comprenait qu'elle était l'inspiratrice unique de cette verve éloquente avec laquelle il lui confiait ses impressions, ses études, ses désespoirs et ses joies, touchant à tout dans sa route en homme qui suppose à la personne qui l'écoute une intelligence ouverte à toutes les choses de la terre et du ciel. Cette flatterie souveraine, dont elle était digne, la charmait et la troublait. Elle craignait secrètement de lui paraître sotte et puérile au moment même où il admirait la justesse de ses moindres paroles. Heureusement pour elle, la comtesse de Vergnes, préoccupée à bon droit des assiduités extrêmes auxquelles sa petite-fille était en butte, ne tarda pas à rompre leur tête-à-tête. Sibylle s'empressa de lui conter en riant le hasard de sa rencontre avec M. de Chalys dans les bois de Férias, et, prenant un peu de hardiesse dans la présence de sa grand'mère, elle put répondre avec toute la gracieuse souplesse de son esprit aux questions que le comte se permit alors de lui adresser sur Férias, sur sa vie de famille, ses impressions d'enfance et ses voyages au pays des fées. Il l'écoutait avec une sorte de recueillement attendri, achevant ses pensées d'un mot, quelquefois d'un sourire, et souvent les prévenant, comme si leurs deux existences eussent été mêlées heure par heure, depuis qu'ils vivaient, et que le moindre battement de chacun de leurs coeurs eût été fidèlement répété dans l'autre.
Clotilde, cependant, n'avait pu voir naître et se développer une si heureuse intelligence sans essayer de la briser par maintes diversions: elle avait affecté à plusieurs reprises de stationner avec ses danseurs à deux pas de Raoul, et de déployer sous ses yeux les torsades magnifiques de sa chevelure et les ondulations moirées de ses épaules; puis, de dépit, elle cessa de danser, et entreprit de lui donner de la jalousie: elle fit asseoir près d'elle Louis Gandrax, qui venait d'apparaître dans le salon, lui parla sous son éventail, et soumit les glaces du jeune savant au feu convergent de deux prunelles qui auraient liquéfié les Alpes. Peut-être même finit-elle par attacher un peu de curiosité et de point d'honneur à ce jeu, dont Gandrax lui-même, sous son air d'impassibilité ironique, ne laissait point de paraître se divertir.
M. de Chalys vit ces manéges, mais il les vit du haut des cieux, et il n'en descendit pas. Il fallut pour l'arracher à ses douces extases que Sibylle, qui se trouvait embarrassée d'une constance si éclatante, provoquât elle-même sa grand'mère à la retraite. Comme madame de Vergnes se levait, Raoul, s'inclinant gravement:
— Daignerez-vous m'autoriser, madame la comtesse, dit-il, à vous présenter mon respect chez vous, et à vous offrir le portrait que j'ai fait de mademoiselle de Férias il y a douze ans?
Madame de Vergnes lui adressa de la tête un signe de gracieux assentiment et se retira d'un pas triomphal, comme il sied à une grand'mère qui voit à l'horizon s'allumer pour sa petite-fille les flambeaux d'un hymen inespéré.
Le comte de Chalys, en sortant de l'hôtel de Sauves, prit le bras de son ami Gandrax. Tous deux étaient pensifs, et ils gagnèrent le quai des Tuileries sans avoir échangé une parole. La nuit était froide et belle. Raoul, en suivant le trottoir qui borde la Seine, plongeait un regard distrait dans la masse sombre du fleuve où les candélabres des ponts et des quais reflétaient leurs feux brisés.
— Il y a fête cette nuit chez les nymphes, dit-il; elles ont illuminé les degrés de leurs palais de cristal; on voudrait descendre ces escaliers constellés!
Gandrax jeta un coup d'oeil par-dessus le parapet:
— La réfraction du gaz, dit-il.
Il y eut une nouvelle pause de silence; puis M. de Chalys reprit brusquement:
— Que penses-tu du mariage, Louis?
— Comment! déjà? s'écria Gandrax en riant. Eh! mais, j'en pense du bien, mon ami: le mariage est la chasteté de l'espèce! Il préserve la virilité du corps social. Vois les sociétés où fleurit la polygamie, elles s'étiolent dans la torpeur des harems, elles périssent par les vices de la femme, dont elles s'imprègnent sans mesure; elles sont sensuelles et féroces! Plus le mariage est respecté chez un peuple, plus ce peuple approche de l'idéal social, qui est la force dans l'ordre. Donc le mariage est bon, donc tu peux, avec ma pleine approbation, épouser mademoiselle de Férias, si le coeur t'en dit!
— Est-ce que tu l'avais déjà rencontrée chez ma cousine? demanda le comte.
— Dix fois!
— Et par quelle aberration ne m'avais-tu jamais parlé d'elle?
— Pourquoi t'en aurais-je parlé?
— Comment n'avais-tu pas reconnu la petite fée à la fontaine dont je t'ai si souvent fatigué les oreilles, la Sibylle couronnée de mon album?
— Vraiment! c'est elle!… Et comment diable l'aurais-je reconnue?
— Mais parce qu'elle est le portrait vivant… de son portrait!
— Chimère! dit Gandrax, dont le rire sonore retentit dans la nuit. Au surplus, mon ami, je suis ravi qu'elle te plaise; mais je te dirai franchement qu'ici nos esthétiques sont divergentes. Explique-moi donc son charme, car je ne le sens pas.
Raoul s'arrêta tout à coup, et élevant vers le ciel ses deux mains qu'il joignit avec force:
— Mon Dieu! dit-il, ayez pitié de lui!… Mon pauvre Louis! ajouta-t-il, en lui reprenant le bras, il y a eu un artiste,… un grand artiste pourtant,… qui s'est avisé un jour de peindre mathématiquement la beauté; il a fait une femme, ou un homme, je ne sais pas trop, dont la tête a tout juste quatre fois la longueur du nez, dont la main est égale à la face et à dix fois la longueur totale du corps, dont le pied est égal à la hauteur de la tête; le reste à l'avenant… Ce type du beau est à Bologne, va le voir: il est fait pour toi!… Quant à mademoiselle de Férias, il me semble qu'elle est faite pour moi, pour mes yeux et pour mon coeur de toute éternité!… Tu sais combien ma rencontre avec cette étrange enfant a singulièrement occupé ma pensée depuis dix ans: tu as été le confident de toutes les rêveries bizarres que m'inspirait ce souvenir. Elle était pour moi ce que devait être pour le sculpteur antique sa jeune amante de marbre. Je la douais de toutes les grâces et de toutes les vertus que je cherchais et que je ne trouvais pas dans son sexe imparfait; je l'imaginais avec amour dans toutes les floraisons, dans tous les épanouissements successifs de son corps et de son âme; je lui adressais toutes les tendresses, toutes les ardeurs, toutes les choses élevées et généreuses que les désenchantements de la vie refoulaient dans mon coeur… Juge de ce qui s'est passé en moi ce soir, quand je l'ai retrouvée tout à coup, et retrouvée à la hauteur de tous ces rêves, et digne de tous ces hommages!… Je l'aime follement!
— Soit! dit Gandrax. Je t'aime, moi, de me le dire franchement et sans fausse honte. Epouse-la donc, et, Dieu merci, je n'aurai jamais la tentation de me faire ton rival. Elle est jolie, j'en conviens, mais c'est un objet d'art qui ne me dit rien.
— Toi, répliqua Raoul en riant, tu préfères madame de Val-Chesnay?
— Ma foi, oui! très-sincèrement, oui!… Voilà une femme, dis-je, et voilà une belle femme! Jamais, à mon sens, la matière ne s'est incarnée sous un jour plus avantageux, sous une forme plus opulente! La nature a choisi pour la mouler sa pâte la plus riche, et le soleil brillait de tous ses feux en plein zénith quand il y jeta l'étincelle de vie!… C'est sous cet aspect qu'Eve dut apparaître au premier homme dans les solitudes vierges de l'Eden.
— Tra la la… Tu sauras, Louis, si tu l'ignores, dit Raoul, que tu es parfaitement amoureux. Pour la première fois de ta vie, tu viens de colorer ton langage d'une teinte poétique… C'est un signe… Mais tu commets une erreur historique: d'après tous les bons auteurs, Eve était blonde.
— Idiotisme! dit Gandrax, Eve était brune, et elle parlait sanscrit!
— Eh bien, avant peu, toi, tu parleras sanscrit à madame de
Val-Chesnay?
— Non, reprit Gandrax avec force, parce que je ne le veux pas.
On fait ce qu'on veut. Je veux travailler, et j'y vais…
Bonsoir!
VII
L'ATELIER
Le lendemain, quand Sibylle, accompagnée de miss O'Neil, descendit de son appartement pour déjeuner, elle reconnut tout de suite à la mine de son grand-père qu'il n'ignorait pas les graves circonstances qui avaient marqué la soirée de la veille. Dès le matin, en effet, la comtesse avait demandé audience à son mari et lui avait confié, dans l'effusion de son coeur, les espérances que la cour assidue de M. de Chalys auprès de Sibylle lui avait fait concevoir. M. de Vergnes, à ce récit, s'était frappé le front.
— Parbleu! s'écria-t-il, Chalys! comment n'y avions-nous pas songé? Mais cela va de soi! Beau nom,… un grand talent,… joli cavalier! C'était indiqué,… c'était fatal! Cela fera un couple admirable!
Lorsqu'il vit entrer Sibylle, il affecta de froncer le sourcil.
— Ne m'approchez pas, mademoiselle, ne m'approchez pas!
— Quoi donc? murmura Sibylle, qui rougit jusqu'au front.
Il l'embrassa en riant; on déjeuna gaiement. Miss O'Neil en particulier paraissait radieuse et affectait des poses d'archange en adoration. Lorsque les domestiques se furent retirés:
— Eh bien, reprit le comte, vous n'avez donc pas faim ce matin, mon enfant? Ah! voilà! voilà les effets bien connus d'une mauvaise conscience!
Et se tournant vers l'Irlandaise, sa victime ordinaire, il lui dit d'un ton tragique:
— Ah çà! le saviez-vous, vous, miss O'Neil?… Mais à propos, miss O'Neil, quelle fête nationale avez-vous donc commémorée cette nuit? J'ai entendu la harpe de la verte Erin retentir jusqu'au chant du coq!
— Oh! mon Dieu, monsieur le comte, recevez toutes mes excuses…
Si j'avais pensé que vous pussiez m'entendre…
— Moi! que je pusse vous entendre?… Ah çà! vous ne connaîtrez donc jamais mon coeur, miss O'Neil, voyons?… Mais vous seriez à Calcutta,… et moi à Bellevue,… vous poseriez un doit,… un seul,… le petit doigt! sur votre harpe,… et je vous entendrais,… et je vibrerais immédiatement à l'unisson!… Mais parlons sérieusement: le saviez-vous, miss O'Neil, oui ou non?
— Quoi, monsieur le comte?
— Saviez-vous que cette jeune personne sans principes eût échangé au fond des bois des serments d'amour avec un inconnu?
— Oh! mon grand-père! dit Sibylle.
— Dame! on m'a conté cela, à moi!… Au surplus, grâce à Dieu, le mariage est là pour tout réparer.
— Mon cher monsieur et grand-père, n'allons pas si vite, je vous en prie.
— Comment! quoi! elle ne veut pas l'épouser maintenant! Ah! bien! Alors c'est pour l'amour simplement! l'art pour l'art… Miss O'Neil, recevez mes compliments sur la moralité de votre élève!
On passa dans un salon voisin, et Sibylle, enlaçant de ses deux bras le cou de son sémillant aïeul:
— Ne me tourmentez pas comme cela! lui dit-elle.
— Soit! si vous me promettez de l'épouser, bien entendu,… car encore faut-il sauver l'honneur!
— Mais enfin épouser qui? Un monsieur que j'ai vu deux fois en ma vie, à dix ans de distance,… et que je ne reverrai peut-être jamais?
— Comment! mais vous allez le voir tantôt! N'est-ce pas aujourd'hui le jour de votre grand'mère?
— Il ne connaît même pas le jour de ma grand'mère.
— Bah! Il va venir, vous dis-je… Mettez-vous là, que je vous conte ce qui va se passer… Il va venir… entre quatre et cinq heures, pour garder le milieu entre un empressement gauche et une indifférence blâmable… Il vous montrera son album, et vous rougirez sensiblement,… ainsi que miss O'Neil,… en admirant la fidélité de son souvenir… Il vous demandera de lui faire voir vos tableaux,… et pendant que vous exprimerez un refus timide, miss O'Neil ira les chercher… Extase du comte… Nouvelle rougeur de la jeune fille… et de la sensitive qui répond au nom de miss O'Neil… Ensuite,… ah! ensuite vous lui parlerez des études orientales qu'il achève en ce moment, et de l'impatience que vous éprouvez avec Paris tout entier… et caetera… Sur quoi il ne manquera pas de vous supplier de vouloir bien un jour, en passant, lui faire l'honneur et le plaisir de visiter son atelier… Miss O'Neil rougira plus que jamais, et vous regarderez votre grand'mère avec une aimable incertitude… Votre grand'mère dira que le talent du comte donne à sa maison un caractère en quelque sorte public, et que, par conséquent, elle regarde cette visite comme possible et convenable sous son égide… Dans quelques jours, il sollicitera la faveur de faire votre portrait, — et, quand il l'aura terminé, — il nous le laissera et s'en ira avec l'original… Voilà votre histoire, mademoiselle!
Le comte se leva, et, serrant sa petite-fille sur son coeur, il ajouta d'un ton sérieux:
— Ma chère enfant, rien ne me ferait plus de plaisir!
— Pardon! dit Sibylle. Voulez-vous me permettre une observation? Vous êtes un grand-père adorable, mais imprudent… Je vous avoue bien franchement que le comte de Chalys m'a paru l'homme le plus distingué et le plus séduisant que j'aie jamais rencontré… après vous; mais justement à cause de cela vous avez tort de me monter l'imagination par vos prophéties… car il est très-possible, malgré ses incontestables politesses d'hier soir, que l'idée de m'épouser ne lui vienne jamais!
— Sans doute, cela est possible… Mais en ce cas-là tant pis pour lui!… Quant à vous, je vous parle avec cette abondance de coeur, parce que je sais à qui je m'adresse… Vous êtes une fille sage, petite Sibylle! D'ailleurs votre prédilection pour M. de Chalys ne peut avoir pris en une nuit les proportions d'une passion irrésistible, n'est-ce pas? Bonjour, enfant.
Et le comte s'en alla tranquillement gagner son jeton de présence en sa qualité d'administrateur d'une grande ligne de chemin de fer, pour faire ensuite son quart de trois heures sur le boulevard des Italiens, et se rabattre de là sur son cercle et sur sa partie de whist, série d'évolutions dont l'état de sa santé ou le tremblement du globe pouvaient seuls le détourner.
M. de Vergnes laissait sa petite-fille infiniment plus troublée et plus agitée qu'il ne lui était possible de le supposer, car il ignorait, et il eût difficilement compris d'ailleurs les secrètes intelligences, les pressentiments délicats et profonds qui semblaient avoir préparé et mûri par avance entre Sibylle et Raoul cette sympathie qu'il croyait née de la veille. Ces deux êtres, doués d'une imagination égale et comme inclinée dans le même sens, avaient pour ainsi dire glissé l'un vers l'autre, depuis de longues années, par une pente mystérieuse, et leur première rencontre fut un choc violent d'où jaillit la flamme. Ces coups de foudre de la passion, qui s'expliquent par des affinités et des harmonies mutuelles d'une puissance impérieuse, sont des exceptions sans doute; mais ces exceptions ne sont pas très-rares, et il suffit qu'elles se produisent dans la vie réelle pour justifier le roman, qui est précisément l'histoire des sentiments exceptionnels, et pour lui prêter l'intérêt et le dignité du vrai.
Mademoiselle de Férias concevait à peine elle-même la profondeur de l'impression que son entretien de la veille avec M. de Chalys lui avait laissée. Elle se demandait comment sa destinée tout entière pouvait lui paraître suspendue à cet incident banal d'une causerie de salon. Elle s'inquiétait cruellement de l'idée que M. de Chalys, une fois sortir de l'hôtel de Sauves, avait repris le train de ses habitudes et de son travail sans songer davantage à cet insignifiant épisode de sa vie mondaine. Elle eût payé de son sang le secret des pensées de Raoul.
Les pensées de Raoul étaient celles de Sibylle, avec un degré d'inquiétude de plus. Sibylle du moins ne pouvait douter du goût que sa personne avait inspiré à M. de Chalys: son instinct de femme l'en avertissait sûrement, et ne lui laissait d'incertitude que sur la mesure et la portée de cette inclination; mais M. de Chalys, qui avait passé une partie de la nuit à se rappeler et à commenter minutieusement toutes les paroles, toutes les inflexions de voix et tous les jeux de physionomie de la jeune fille, en était arrivé, par une série d'inductions et de déductions connue des seuls amants, à l'absurde conclusion qu'il lui avait déplu. Il s'était endormi là-dessus fort tristement.
A son réveil, il envisagea les choses sous un jour moins sombre. Il habitait, dans la rue Saint-Dominique-Saint-Germain, son hôtel patrimonial, qui avait l'avantage d'être pourvu d'un jardin. On était alors à la fin d'avril, et les oiseaux chantaient dans les marronniers en fleur. Le comte se mit à chanter lui-même en marchant à grands pas et en cueillant çà et là un brin de violette qu'il respirait, et qu'il lançait ensuite dans l'espace d'un coup de pouce. Il monta bientôt dans son atelier et ouvrit l'album où étaient les trois portraits de Sibylle. Il compléta la ressemblance du dernier par quelques traits fugitifs dessinés avec le doigt, puis, après une contemplation silencieuse, il murmura d'une voix faible comme un souffle:
— Ma femme! — Ce mot le fit sourire, puis il haussa les épaules et prit un air soucieux. Ses folles terreurs lui revenaient.
— Bah! je lui ai déplu, dit-il; c'est positif! Je suis trop vieux apparemment!… Ah! travaillons!
Il apprêta sa palette en fredonnant. Tout à coup il enleva du chevalet le tableau auquel il travaillait, le remplaça par une toile neuve, plaça l'album ouvert sur une chaise devant lui, et se mit en devoir d'ébaucher le portrait en pied de mademoiselle de Férias et de sa roche.
Il avait eu soin de s'assurer la veille que le mardi était le jour réservé de madame de Vergnes; il se décida néanmoins à différer sa visite jusqu'au mardi suivant, ne fût-ce que pour témoigner à mademoiselle de Férias une indifférence magnanime. Vers quatre heures toutefois, il déposa brusquement sa palette et alla s'habiller. Vingt minutes plus tard, il descendait avec son album devant la porte de l'hôtel de Vergnes.
Les femmes les plus franches, habituées dès l'enfance à une sévère contrainte de langage et de tenue, se trouvent avoir dans les circonstances délicates un avantage marqué sur les hommes les plus aguerris. Quand M. de Chalys, la pâleur de l'émotion sur le front, se présenta dans le salon où Sibylle était assise entre madame de Vergnes et miss O'Neil, il fut frappé désagréablement de l'aisance et de la sérénité avec lesquelles elle lui rendit son salut, bien qu'en ce moment la jeune fille entendît gronder dans ses oreilles toutes les rumeurs de l'Océan. Cette impression pénible du comte devait s'accroître encore dans le cours de sa visite: il arriva en effet fort naturellement que l'entretien parcourut tour à tour les différentes phases dont la facile prévoyance de M. de Vergnes avait arrêté l'horoscope, et que cette ponctualité finit par éveiller le petite génie comique de mademoiselle de Férias, laquelle d'ailleurs se sentait dans une disposition d'esprit heureuse et expansive. Lorsque Raoul en vint à prier madame de Vergnes de vouloir bien visiter son atelier, Sibylle regarda furtivement miss O'Neil en réprimant à peine un sourire. Cette moue équivoque fut surprise par M. de Chalys, qu'elle décontenança extrêmement. Ce fut en vain que madame de Vergnes lui promit de lui rendre visite dans son atelier à son premier jour de loisir, il se retira parfaitement mécontent de l'entrevue, de lui-même, et surtout de mademoiselle de Férias.
— Mon Dieu! se disait-il en suivant le boulevard avec une mine de sombre distraction, que je ne lui plaise pas, c'est tout simple, c'est dans la règle… qu'il y ait une femme enter dix mille à qui on désire plaire, et que ce soit à celle-là qu'on déplaise,… c'est entendu;… mais que je la divertisse, que je lui paraisse risible, bouffon,… je ne comprend plus!… car il est très-évident qu'elle se moquait de moi avec son institutrice, qui est bien par parenthèse l'institutrice la plus hideuse de l'univers!… J'exècre l'esprit goguenard chez une jeune fille: c'est un signe de malveillance naturelle et de sécheresse d'âme… Au reste il fallait bien qu'elle eût un défaut, cette jeune créature; sans cela, ce serait trop beau!… Mon Dieu! qu'elle est donc jolie! Comme tous ses gestes sont justes, sobres, harmonieux!… C'est une musique!… Et une intelligence supérieure avec cela! des idées nettes comme l'acier!… et pas de bonté… naturellement!… Allons, mon coeur, n'y pensons plus, et allons dîner!
Il alla en effet dîner à son cercle, ce qui n'était pas la partie la plus difficile du programme qu'il se proposait. Le soir, il joua furieusement contre sa coutume, et perdit une grosse somme. Le lendemain, après une journée qui lui parut éternelle, il se rappela fort à point que madame de Vergnes avait une loge à l'Opéra ce jour-là, et il se rendit à ce théâtre. Son premier regard, comme il entrait dans la salle, rencontra les yeux de Sibylle, qui erraient sur l'orchestre avec inquiétude, et qui se détournèrent vivement en l'apercevant. Il reprit un peu de goût à la vie. On donnait les Huguenots. Il eut la patience d'attendre la fin du troisième acte avant de se présenter dans la loge de madame de Vergnes, qui s'y trouvait seule avec sa petite-fille. Mademoiselle de Férias lui tendit le bout de son gant blanc avec une familiarité sérieuse qui le toucha. Elle prit cependant peu de part à l'entretien: elle portait de temps à autre sa lorgnette à ses yeux, regardait dans l'espace, et se replaçait ensuite dans sa gracieuse immobilité; mais quand il se leva vers la fin de l'entr'acte, elle se retourna tout à coup comme étonnée:
— Vous ne restez pas? dit-elle.
Et il resta.
Le quatrième acte des Huguenots commençait. Quoique M. de Chalys sût par coeur les moindres notes de cette puissante page lyrique, la plus belle peut-être qui ait jamais ravi des oreilles humaines, il crut l'entendre alors pour la première fois. Les accents redoutables ou passionnés du poëme, arrivant pour ainsi dire à son âme à travers une autre âme profondément sympathique, lui semblaient chargés d'une saveur nouvelle et inconnue. Assis derrière le fauteuil de Sibylle, il s'enivrait jusqu'à l'extase des parfums mystérieux qu'on respire dans l'atmosphère prochaine d'une créature adorée. Il croyait voir passer dans les boucles qui s'échappaient du peigne de la jeune fille, dans le feuillage tremblant de sa coiffure et sur le marbre rose de ses épaules, des frissons, des souffles, des ondulations de volupté ou de terreur. Quoique aucune parole ne fût venue démentir les doutes qui le tourmentaient depuis la veille, tous ces doutes avaient cessé: il sentait alors avec une certitude étrange qu'il était aimé, et que toute cette musique divine, toutes les voix de la scène et toutes les harmonies de l'orchestre n'étaient plus, pour Sibylle comme pour lui, qu'un hymne d'amour que se chantaient leurs deux coeurs. Il fut donc plus charmé que surpris quand, vers la fin de l'acte, au moment où les deux amants du drame bercent leurs angoisses dans une mélodie céleste, mademoiselle de Férias se tourna tout à coup, lui montra son oeil rayonnant sous un voile humide, et lui dit avec une expression presque tendre:
— Vous êtes heureux, n'est-ce pas?
— De toute mon âme, mademoiselle! répondit-il.
Et il mit dans cette parole et dans son regard un tel accent que mademoiselle de Férias s'empressa de reporter ses beaux yeux sur le Raoul du temps de Charles IX.
L'acte fini, M. de Chalys prit congé et alla s'enfermer chez lui pour méditer délicieusement sur les impressions de cette soirée. Ces impressions favorables lui furent à demi confirmées les jours suivants par quelques petits billets que sa cousine Blanche, animée de toute l'ardeur des néophytes, lui décochait de temps à autre comme des aiguillons enflammés. Il s'arracha plus d'une fois au portrait de Sibylle pour aller demander à la jeune duchesse l'explication de certaines phrases dont les sous-entendus compliqués lui mettaient le cerveau à l'envers. Il lui arriva de rencontrer Sibylle dans une de ces visites, et l'attitude de la jeune fille, son regard prévenant et timide, sa fierté comme alanguie, lui parlèrent avec plus de douceur et de clarté que les billets malicieusement énigmatiques de la duchesse.
Madame de Vergnes, chez laquelle il ne manqua pas de se présenter le mardi suivant, lui annonça pour le lendemain sa visite et celle de sa petite-fille. Dans la matinée de ce lendemain, l'atelier de Raoul fut empli de fleurs précieuses et d'arbustes à grande feuilles équatoriales qu'il disposa lui-même avec un goût d'artiste et une sollicitude d'enfant. Cet appareil, qui sentait déjà les fêtes de l'hymen, ne laissa pas d'enchanter secrètement madame de Vergnes et de troubler visiblement Sibylle, lorsqu'elles pénétrèrent dans ce temple parfumé. Le comte fit les honneurs de son sanctuaire avec la grâce élégante qui lui était propre et la bonhomie d'un homme de talent. Il regardait d'un oeil ému mademoiselle de Férias errant dans les dédales de verdure comme une muse dans des bosquets sacrés. Elle aperçut tout à coup l'ébauche magnifique de son portrait, qui semblait nichée dans une chapelle de fleurs, et elle rougit. Raoul obtint qu'elle lui accorderait quelques séances pour l'achever. On visita ensuite le jardin de l'hôtel. La journée se trouvait être radieuse, et M. de Chalys, qui n'ignorait pas les faiblesses des Parisiennes et leur appétit immortel, avait fait servir sous les marronniers quelques friandises auxquelles madame de Vergnes se montra sensible. On se sépara là-dessus, pénétrés de part et d'autre, à ce qu'il semblait, des plus douces espérances et des meilleures intentions.
Raoul reçut le lendemain un billet matinal de sa cousine Blanche qui l'invitait à venir dîner le lundi de la semaine suivante chez sa mère madame de Guy-Ferrand.
"Il y aura, disait en terminant la duchesse, votre ami Gandrax et mon amie Sibylle."
Blanche, en effet, s'était empressée d'initier sa mère à ses petits complots, et madame de Guy-Ferrand, qui, comme la plupart des femmes, se faisait un devoir sacré de marier le plus de gens qu'elle pouvait, avait immédiatement résolu de pousser les choses en réunissant les deux sujets dans l'intimité d'un dîner de douze couverts.
Il arriva que ce dîner prit à l'avance, dans l'opinion de tous les intéressés, l'importance d'une solennité décisive. La visite à l'atelier avait eu un caractère qui ne pouvait guère laisser de doute sur les dispositions personnelles de M. de Chalys. Son union avec mademoiselle de Férias se recommandait d'ailleurs par des convenances si saisissantes, leur goût mutuel s'était si clairement prononcé, leurs situations étaient si bien dégagées de toutes les obscurités qui prolongent les préliminaires en pareil cas, qu'une conclusion immédiate paraissait vraisemblable et naturelle. Raoul lui-même sentait que la franchise et le respect ne lui permettaient pas de retarder beaucoup plus longtemps la déclaration officielle de ses sentiments, et il s'apprêtait à conférer avec madame de Guy-Ferrand sur les voies et les moyens les plus propres à conquérir par-devant notaire le coeur, la main et les cheveux d'or de mademoiselle de Férias.
Mademoiselle de Férias cependant, malgré ces présages favorables qu'elle lisait facilement dans les astres, était loin de goûter une pure félicité. Plus elle aimait et plus elle se sentait aimée, plus elle se préoccupait de l'obstacle unique, mais invincible, qui pouvait se dresser devant elle à la dernière heure et la séparer de Raoul pour jamais. Dans cette âme aussi austère que tendre, la passion ne pouvait étouffer les principes: profondément convaincue de la fragilité irréparable des unions où manque le lien religieux, elle s'était juré de n'épouser jamais qu'un homme qui partageât sa foi, et elle se fût méprisée elle-même, si elle eût fait céder cette solennelle détermination de sa raison à l'entraînement de son coeur. Quels étaient, en matière de foi, les principes de M. de Chalys? Sibylle l'ignorait. On s'étonnera peu que personne n'eût pris l'initiative de la renseigner sur un détail aussi secondaire, et pour elle, elle avait différé de jour en jour de provoquer cet éclaircissement, soit par une de ces faiblesses secrètes qui redoutent la lumière, soit par ce sentiment de confiance qui doue ceux qu'on aime de toutes les vertus qu'on leur souhaite; mais quand elle comprit que l'amour de Raoul se précipitait vers le dénoûment du mariage avec une rapidité inattendue, elle s'alarma de voir entre eux ce point obscur et redoutable. Ses appréhensions à ce sujet s'apaisaient un peu lorsqu'elle se rappelait l'enthousiasme facile et généreux qui distinguait le comte. Il montrait même une âme si ouverte à tous les sentiments nobles, à toutes les conceptions délicates ou sublimes, qu'elle ne songeait pas à le soupçonner d'une impiété absolue, tant le sentiment poétique lui semblait voisin du sentiment religieux, et l'amour du beau de l'amour de Dieu. Quelquefois cependant l'image de l'athée Gandrax, dont elle n'ignorait pas l'intime liaison avec le comte, lui apparaissait tout à coup et faisait passer des lueurs sinistres dans sa pensée. Ces perplexités, dont miss O'Neil était la confidente attendrie, accompagnèrent Sibylle chez madame de Guy-Ferrand, et un nuage de mélancolie chargeait son front, quand elle prit à table la place qui lui avait été réservée entre le duc de Sauves et le comte de Chalys.
Madame de Guy-Ferrand était une femme d'un esprit fin, aimable et libéral; elle s'était mis en tête, depuis quelques années, de se composer un salon de choix, en y réunissant quelques hommes de mérite empruntés indifféremment au monde le plus vivant de la politique, de la science ou des arts. Pour réaliser cette visée, elle avait cru devoir joindre à son attrait personnel l'appât de petits dîners exquis, où elle ne haïssait pas d'entendre ses convives controverser sur toutes les matières divines et humaines, temporelles et spirituelles, avec le surcroît de verve que donne la muse de la cuisine. Louis Gandrax avait figuré un des premiers dans ce cénacle, tant en vertu de sa distinction propre que de l'amitié qui le liait à M. de Chalys. Pendant la longue absence de Raoul, les rapports de Gandrax avec madame de Guy-Ferrand, multipliés par des échanges de lettres et de nouvelles, avaient même abouti à une sorte d'intimité familière. La tante de Raoul toutefois, sous sa cordialité apparente, nourrissait contre Gandrax l'hostilité sourde que son sexe professe assez généralement contre les hommes de science, apparemment parce que la science ne s'adresse ni à l'imagination ni à la sensibilité, qui sont les facultés dominantes des femmes, — et qu'elle ne leur dit jamais rien de l'amour, auquel elles pensent toujours. Bien que madame de Guy-Ferrand détestât presque à l'égal de la vieille duchesse de Sauves les théories philosophiques du jeune savant, elle l'excitait volontiers à les développer devant ses convives, pour avoir le plaisir de les entendre rétorquer ou de les combattre elle-même par quelque impertinence vengeresse.
Elle l'attaqua ce jour-là, vers le milieu du dîner, au sujet d'une découverte scientifique dont il était l'auteur: elle le sollicita d'abord de lui en expliquer la portée et les applications; elle prêta une attention doucement ironique à la démonstration de Gandrax, qui fit entrevoir avec éloquence les grands résultats de la force nouvelle qu'il mettait à la disposition de l'industrie humaine, et quand il eut terminé:
— Eh bien, et après? dit-elle.
— Comment! après?… Pardon, madame, mais je ne comprends pas l'objection.
— En sera-t-on plus heureux en ce pauvre monde, mon ami?
— Madame, permettez: deux et deux font-ils quatre, et admettez-vous qu'un progrès soit un progrès?
— Progrès est vague, dit madame de Guy-Ferrand: il y a des progrès heureux,… il y en a de déplorables,… et il y en a d'indifférents: tout ce que je puis vous accorder, c'est que le vôtre rentre dans cette innocente catégorie.
Gandrax secoua légèrement sa chevelure noire avec le dédain souverain, mais irrité, d'un lion qui se sent piqué par un insecte.
— Mon Dieu! madame, dit-il, entendons-nous, je vous prie: si votre objection ne s'adresse qu'au mérite de mon invention, je n'ai très-évidemment qu'à m'incliner; mais si, comme je m'en doute, vous me faites l'honneur d'attaquer dans mon humble personne la science elle-même, son utilité et ses bienfaits, je vous supplierai d'avoir jusqu'au bout le courage de votre opinion… Contestez en ce cas tous les avantages de la science moderne dans ses prodigieuses applications à l'industrie et aux arts,… répudiez toutes les grands découvertes qui seront l'honneur éternel de ce siècle,… méconnaissez tout ce qu'elles ajoutent chaque jour au bonheur et à la dignité de notre espèce;… proclamez bravement que l'aisance substituée à la détresse sur toute la surface du globe, la lumière remplaçant le chaos, la sueur et le sang de l'homme épargnés, la famine domptée, la vie physique doublée, la vie intellectuelle multipliée à l'infini, — que notre glorieuse civilisation tout entière… sont choses indifférentes à vos yeux,… et que le barbare croupissant dans ses forêts et dans ses marécages,… et le serf du moyen âge courbé sur la glèbe… vous représentent l'idéal de la félicité et de la grandeur humaines!
Les murmures bienveillants de l'assistance semblèrent donner gain de cause à Gandrax; mais madame de Guy-Ferrand ne se rendit pas.
— Pour moi, dit-elle tranquillement, je ne vois pas ce que les chemins de fer, la télégraphie électrique et la photographie ont ajouté à ma félicité… Le sifflet du chemin de fer m'agace jour et nuit;… le télégraphe m'inquiète horriblement toutes les fois qu'il m'apporte une dépêche sous prétexte de me rassurer,… et la photographie m'enlaidit… Mais vous me direz que je suis une aristocrate et une privilégiée, qu'il s'agit du bonheur de l'humanité en général, et non de ma petite commodité particulière… Eh bien, même à ce point de vue, mon ami, je suis fâchée de vous dire que les bienfaits de la science me paraissent fort équivoques, et je suis convaincue que dans le temps passé, et surtout au moyen âge, puisque vous en parlez, les masses, comme on dit, étaient beaucoup plus heureuses qu'à présent.
— Ah! madame, dit Gandrax, souffrez que je boive à votre chère santé!
— J'en suis convaincue, répéta madame de Guy-Ferrand: c'est mon sentiment!
— Votre sentiment!… Voilà bien les femmes!… Mais donnez une raison!
— Eh bien, au moyen âge d'abord il n'y avait pas de savants!
— Je vous demande pardon, madame: seulement on les brûlait!
— C'était bien fait! s'écria madame de Guy-Ferrand, encouragée par les rires des convives. Ensuite,… ensuite le moyen âge était un temps poétique et charmant!
— Hélas! chère madame, si vous pouviez ressusciter un des heureux mortels de cet âge poétique et charmant et le faire asseoir au banquet de la vie moderne, il se croirait en paradis!
— Non! reprit madame de Guy-Ferrand avec feu… Il dirait: Qu'on me ramène aux carrières,… qu'on me ramène à mes misères et au Dieu qui m'en consolait!
Sibylle, qui écoutait cette discussion en échangeant des sourires avec son voisin Raoul, applaudit d'un signe de tête aux dernières paroles de madame de Guy-Ferrand. Raoul s'empressa d'épouser la thèse que paraissait favoriser mademoiselle de Férias. Il éleva aussitôt la voix:
— Pardon, Louis, dit-il à Gandrax, mais ma tante a raison!
Gandrax le regarda d'un oeil étonné:
— En es-tu sûr? dit-il.
— Mais c'est évident, reprit Raoul. Quelle est la prétention de ma tante? Ma tante n'entend certainement pas nier les grandeurs matérielles de ce temps-ci.
— Je n'y songe pas! dit madame de Guy-Ferrand.
— Seulement elle se demande dans quelle mesure ces grandeurs contribuent au vrai bonheur de l'humanité.
— Voilà!
— Eh bien, elles n'y contribuent en rien, voilà la vérité!
— Horreur! dit Gandrax.
— Je te forcerai d'en convenir… Voyons, est-il vrai, oui ou non, que le bien-être physique, la jouissance matérielle soient non-seulement le genre de bonheur le moins noble que l'homme puisse goûter, mais en outre celui qui lui suffit le moins et dont il se lasse le plus vite? C'est ce que tu ne peux nier sans nier la dignité même de notre nature… Eh bien, l'aisance et la sécurité de la vie matérielle, voilà tout ce que ta science nous a donné, nous donne, et nous donnera,… et ce qu'elle nous enlève, c'est la vie du sentiment, de l'imagination et de l'âme, qui constitue le bonheur essentiel et véritable de l'homme… Vous vous vantez d'avoir doublé l'existence humaine… Non! si la durée et la plénitude de l'existence doivent se mesurer, non par le chiffre des années, mais par la multiplicité et la profondeur des sensations, des impressions; loin de l'avoir doublée, vous l'avez cruellement réduite et mutilée… Vous en avez fait, du berceau à la tombe, une ligne droite et sèche,… un rail de chemin de fer!… Envisage un instant de bonne foi ce que devait être la vie d'un homme du moyen âge, et du plus misérable… Que de diversions morales à sa détresse physique! que d'intérêts, que de joies, que d'extases qui nous sont inconnus, et dont nous retrouvons l'émotion toute palpitante dans les récits des vieux chroniqueurs!… Il possédait, cet homme, non-seulement dans sa foi, mais dans ses superstitions même, une source intarissable d'espérances, de rêves, d'agitations morales qui lui faisaient sentir la vie avec une intensité que nous ignorons… Le monde matériel lui était dur, c'est vrai; mais il y vivait à peine… Il s'en échappait à tout instant… Si ses pieds avaient des chaînes, son âme avait des ailes… Il avait Dieu, les anges, les saints,… les magnificences du culte sans cesse déployées sous ses yeux,… la vision lumineuse du paradis toujours entr'ouverte sur sa tête;… il avait à un degré puissant, que vous vous efforcez d'affaiblir chaque jour, tous les sentiments naturels, l'amour, le respect, la foi, la patriotisme… Et ce n'était pas tout! Son imagination était encore occupée, surexcitée sans trêve par le mystère de l'immense inconnu qui l'entourait de toutes parts… Sous son foyer, dans les bois, dans les campagnes, dans la nuit, tout un peuple d'êtres surnaturels lui parlait, l'inquiétait, l'enchantait, et faisait de sa vie une légende, un roman, un poëme continuel d'un intérêt doux et terrible… Eh bien, oui, cet homme-là, déguenillé, affamé, saignant sur la glèbe, devait être plus heureux dans sa vie et dans sa mort qu'un de tes ouvriers bien vêtus et bien payés, qui savent que ce n'est pas Dieu qui tonne, qui ne croient ni aux anges ni aux fées, qui travaillent le dimanche, et qui n'ont d'autre fête que l'ivresse morne du lundi!… Cet homme-là ne connaissait pas le mal épouvantable qui ronge les générations modernes, et qui leur empoisonne tous vos prétendus bienfaits,… il ne connaissait pas l'ennui! L'ennui! voilà le signe du temps! Oui, votre glorieuse humanité s'ennuie, et s'ennuiera de plus en plus au milieu des splendeurs de votre civilisation matérielle… Aucune de vos superbes machines ne lui fournira aucune miette du pain qui lui manque, du pain de l'âme! Elle a beau faire une révolution tous les dix ans pour se distraire, comme un malade qui se retourne sur sa couche malsaine, elle marche au suicide, et un des siècles prochains, je te le prédis, verra le dernier homme pendu de sa propre main à la dernière machine!
Raoul avait d'abord parlé sur le ton de la plaisanterie, puis il s'était échauffé peu à peu à ce jeu d'esprit, et la fougue de sa parole fut saluée par des applaudissements dont madame de Guy-Ferrand donna le signal avec énergie.
— Variation brillante sur le paradoxe,… dédiée aux dames! dit froidement Gandrax.
Raoul se crut suffisamment indemnisé du reproche ironique de son ami par l'expression ravie dont les beaux traits de sa jeune voisine s'étaient empreints.
— Mon neveu, reprit alors madame de Guy-Ferrand, je ne vous remercie pas seulement d'avoir soutenu ma cause avec cette chaleur; je vous remercie de m'avoir délivrée d'une idée qui me désolait… J'en demande pardon à M. Gandrax. Il sait que je l'aime bien, et que je tolère son impiété avec une affectueuse compassion, parce que je la regarde comme une sorte d'infirmité professionnelle; mais j'ai quelquefois appréhendé que vous n'eussiez les mêmes torts sans avoir la même excuse… Après le langage que vous venez de tenir, il m'est, Dieu merci, impossible de vous ranger désormais dans une catégorie que je déteste, celle des hommes qui ne prient point.
Raoul ne répondit d'abord à cette discrète interpellation que par un sourire équivoque; mais, rencontrant tout à coup le regard froid et sévère de Gandrax, il se fit scrupule de laisser son ami seul sous le coup des foudres peu tempérées de madame de Guy-Ferrand; cela lui parut lâche.
— Ma bonne tante, dit-il, ce sujet de conversation me paraît manquer d'opportunité; cependant si vous n'aimez pas les impies, je me figure que vous n'aimez pas davantage les hypocrites, et je m'exposerais à mériter ce nom en ne rectifiant pas les conséquences que vous tirez de mon langage. Si je connais bien et si je déplore les tristesses de mon temps, c'est que je les partage, et j'ai le regret de vous dire que j'ai les mêmes droits que mon ami Louis à votre affectueuse compassion. Prier un Dieu auquel j'ai le malheur de ne point croire…
— Pardon! interrompit Gandrax, qui se leva brusquement, mademoiselle de Férias se trouve mal!
Raoul, se tournant aussitôt vers Sibylle, la vit en effet blanche comme une morte, affaissée sur sa chaise et déjà soutenue dans les bras du duc de Sauves. Toutes les femmes se levèrent; on entoura la jeune fille, et on l'emporta évanouie hors de la salle. Gandrax la suivit pour lui donner des soins.
Il rentra quelques minutes après dans le salon où les convives avaient passé en quittant la table. Aux questions empressées qui l'accueillirent, il se contenta de répondre avec sa froideur habituelle:
— Rien! une syncope! la chaleur… Mauvaise disposition!
Et l'entretien général, un moment suspendu par ce triste incident, se ranima. M. de Chalys seul n'y prit aucune part. Il semblait préoccupé, et quand madame de Guy-Ferrand vint rejoindre ses hôtes un instant plus tard, il s'approcha d'elle à la hâte:
— Cela va mieux, n'est-ce pas? lui dit-il.
Elle le regarda en face, haussa les épaules et ne répondit rien.
Raoul s'isola derrière une table, et se mit à feuilleter un album d'un air distrait. Au bout d'une demi-heure, la jeune duchesse de Sauves reparut à son tour; elle était fort pâle. Elle répondit en souriant aux interrogations qui lui étaient adressées sur son passage, puis elle vint brusquement s'asseoir près de Raoul:
— Eh bien? dit-il.
— Eh bien, votre impiété a tout perdu: elle part demain pour
Férias. Vous ne la reverrez jamais.
La jeune femme regretta l'accent d'amertume et de colère dont elle avait marqué ses paroles, quand elle vit l'altération profonde qui creusa soudain les traits du comte, et qui les imprégna d'une teinte livide. Il attacha sur elle un regard dans lequel elle put lire une détresse inexprimable, puis il baissa les yeux aussitôt, et une faible convulsion nerveuse agita ses lèvres.
— Mon ami, reprit-elle plus doucement, ne pouvez-vous réparer cela? Un mot y suffirait!…
— Un mensonge? dit le jeune homme en relevant sur elle ses yeux plein d'un feu sombre, — jamais!
Après un silence:
— Blanche, ajouta-t-il en se levant tout à coup, soyez sûre que je vous bénirai toute ma vie pour ce que avez fait et voulu faire. Adieu!
Il adressa un signe à Gandrax, qui l'observait depuis un moment avec inquiétude, et sortit sans bruit du salon. Gandrax le rejoignit dans l'antichambre. Pendant qu'ils passaient leurs paletots:
— Tu as entendu? lui dit Raoul à demi-voix.
— Oui, répondit Gandrax.
Madame de Guy-Ferrand demeurait dans la rue Saint-Dominique, à peu de distance de l'hôtel de Chalys. Ils s'acheminèrent tous deux à travers cette rue déserte sans prononcer une parole. Arrivé devant sa porte:
— Entre donc! dit le comte.
Un domestique portant un flambeau les précéda dans le grand escalier de l'hôtel, alluma deux ou trois bougies dans l'atelier, et les y laissa.
L'atelier était encore tout paré de fleurs et de feuillages, et on y respirait une odeur de fête et de triomphe. Raoul montra un fauteuil à Gandrax, qui s'y assit, et il se mit lui-même à marcher d'un pas rapide à travers la vaste pièce, arrachant çà et là quelque grappe de fleurs et la jetant sur le parquet. Tout à coup il s'arrêta devant le portrait de Sibylle, qu'on entrevoyait comme un fantôme blanc dans l'ombre et dans la verdure; il saisit son couteau à palette, et le lança violemment dans la toile, qui fut traversée, et qui laissa voir à la place du coeur une large plaie béante. Gandrax se leva aussitôt, et prenant la main de Raoul:
— Allons, mon ami! point de cela! du calme, je t'en prie!
Raoul le repoussa d'abord avec une sorte de colère, puis, se précipitant dans ses bras et sanglotant avec bruit:
— Ah! dit-il, je l'aimais comme un enfant!
Il se laissa tomber sur une chaise et y demeura accablé, la tête dans ses mains.
Au bout de quelques minutes, il se releva, et d'une voix brève:
— Je me rappelle, dit-il, que c'est lundi aujourd'hui. Je vais chez madame de Val-Chesnay… Y viens-tu?
— Et que vas-tu faire chez madame de Val-Chesnay? dit Gandrax en haussant les épaules.
— Je vais lui dire que je l'aime… Et pardieu! je l'aimerai!… J'ai redouté cet amour, parce que je voyais dans les yeux de cette jeune femme toutes les fureurs des passions tragiques… Eh bien, maintenant je le veux à cause de cela! J'ai besoin d'une diversion puissante, et je n'en vois pas de meilleure… Donc ce soir je fais ma cour à Clotilde,… dans deux mois je l'enlève et je me bats avec son mari, que je tuerai… Le bruit en arrivera, j'espère, jusqu'aux pieuses oreilles de mademoiselle de Férias… Viens-tu avec moi?
— Raoul, dit Gandrax avec une émotion singulière dans la voix, si tu es mon ami, et si tu veux le rester, tu ne feras pas cela!
— Je te jure que je le ferai! Pas de morale en ce moment! Louis! il est mal choisi,… tu perdrais tes arguments!… Je souffre comme un damné… Et pourquoi? Pour avoir rêvé le ciel du plus pur fond de mon coeur! Non! ne me dis rien,… pas un mot! Je serai l'amant de madame de Val-Chesnay… ou de qui je voudrai,… et il n'y a pas une raison au monde,… ni sur la terre ni dans le ciel,… qui puisse m'en empêcher!
— Il y en a une, j'espère, reprit Gandrax, et la voici: j'aime madame de Val-Chesnay.
— Toi! tu aimes,… tu l'aimes!
Raoul s'était arrêté devant lui, et il le regarda pendant une minute avec une sorte de stupeur; puis il reprit avec calme:
— Tu dis vrai. Voilà une raison,… la seule!… Aime-la donc;… mais je te plains!
Gandrax ne répondit rien; il fit quelques pas dans l'atelier, tendit la main au comte, et le laissa seul.