Histoire de Sibylle
TROISIEME PARTIE
I
RETOUR A FERIAS
Si l'on n'a pas oublié les anxiétés qui obsédaient Sibylle quand elle prit place à la table de madame de Guy-Ferrand, on aura compris avec quel intérêt et quel soulagement de coeur elle avait suivi Raoul dans le développement de la thèse spiritualiste où le mouvement de la conversation l'engagea. Dans un esprit aussi droit et aussi pur que celui de mademoiselle de Férias, le sentiment religieux, un peu vague, mais enthousiaste, dont les paroles du comte étaient enflammées, devait être interprété comme l'expression convaincue d'une âme croyante, qui tout au plus pouvait s'être écartée de la piété pratique, mais qui s'y laisserait aisément ramener. Dès ce moment, les alarmes de la jeune fille s'étaient dissipées, et elle avait vu s'élever en plein azur l'édifice de son amour heureux et de son heureux avenir. La profession de foi blasphématoire qui, l'instant d'après, tomba des lèvres du comte fut donc pour elle comme un coup de foudre éclatant dans la pureté la plus sereine du ciel. Ce seul mot en effet creusait soudain entre elle et l'homme qu'elle aimait l'abîme qu'elle s'était juré de ne jamais franchir. Elle ne put supporter la violence de ce choc, et elle défaillit.
Quand elle revint à elle dans le boudoir écarté où on l'avait transportée, apercevant de son premier regard lucide tout son bonheur en ruine, elle aurait voulu refermer les yeux pour jamais. Elle n'eut cependant ni une plainte ni une larme. Demeurée seule avec ses parents et son amie Blanche, elle dit simplement d'un ton bref qu'il n'entrait point dans ses principes d'épouser un homme étranger à toute croyance morale et religieuse, et qu'elle priait qu'on ne lui parlât plus d'un mariage qui, à tout autre égard, lui eût convenu. Elle exprima le désir d'aller dès le lendemain demander à la solitude de Férias l'oubli de ses ennuis.
Rentrée à l'hôtel de Vergnes, elle eut à subir une réprimande assez aigre de la part de son grand-père, qui prononça le mot de bigoterie étroite et puérile, en ajoutant que ce sentiment était du reste fort assorti à l'état de vieille fille auquel mademoiselle de Férias se condamnait infailliblement par ses ridicules prétentions.
Elle lui répondit avec calme et respect qu'elle préférait l'état de vieille fille à celui de femme trompée et malheureuse, et une déception de quelques jours au chagrin de toute sa vie.
M. de Vergnes s'emporta de nouveau sur ces paroles:
— Mais qui diable vous a dit qu'il vous tromperait? Comment! voilà un galant homme reconnu qui a la bonté de ressentir pour vous une passion insensée, et votre première idée est qu'il vous trompera,… qu'il vous rendra malheureuse!… Mais cela est gratuit et absurde!
Elle répliqua avec la même fermeté qu'une passion qui n'était pas épurée par le sentiment moral et sanctifiée par la foi ne pouvait être qu'une sorte de caprice vulgaire dont il lui répugnait d'être l'objet un seul jour, et dont elle ne voulait pas surtout affronter le lendemain. A quoi le comte de Vergnes, un peu surpris et même secrètement déferré, répondit avec plus de douceur:
— Ma pauvre enfant, c'est très-bien; mais en ce cas il faut épouser le bon Dieu, et n'en parlons plus!
Sibylle trouva dans miss O'Neil une confidente plus intelligente et plus tendre. L'Irlandaise avait absolument identifié sa vie avec celle de son élève: on peut dire qu'elle avait partagé son amour pour M. de Chalys; elle partagea de même les amertumes de sa déception. Effrayée du caractère sombre et contenu qu'affectait la douleur de la jeune fille, elle l'engagea elle-même à quitter Paris dès le lendemain, et elle employa une partie de la nuit à vaincre la résistance que M. et madame de Vergnes croyaient devoir opposer à ce départ précipité.
Cette nuit fut sans sommeil pour Sibylle: toutes les images, toutes les visions, toutes les heures enchantées de son amour mortellement atteint se représentaient à son cerveau avec une lucidité et une persistance cruelles. Cet amour, qui n'avait pris une forme aux yeux du monde que depuis un petit nombre de jours, datait pour elle de son enfance, du rocher de Férias, des premiers rêves de son coeur; elle en avait senti la flamme secrète à travers toute sa jeunesse; il lui semblait qu'il avait rempli sa vie, et qu'il ne lui laissait en se retirant que le vide et le néant. Dans la fièvre de sa pensée, la personne et le caractère du comte de Chalys lui apparaissaient sous un jour étrange, effrayant et même odieux: tant de facultés brillantes, de dons élevés, se retournant en ennemis contre leur source sacrée, révoltaient la piété de Sibylle; avec l'injustice de la passion, elle faisait des crimes à Raoul de ses instincts les plus innocents, et même de ses vertus; les élans de sa mobile imagination d'artiste, ses nobles aspirations, son enthousiasme, ne lui paraissaient plus que les jeux d'une rhétorique dépravée et railleuse; elle était tentée de croire que le comte avait mis dans sa conduite vis-à-vis d'elle une inconcevable préméditation, se faisant un divertissement ironique de jouer le rôle d'un esprit de lumière pour lui montrer tout à coup sous ce masque radieux les stigmates d'un esprit de ténèbres. — La pire des souffrances pour cette jeune fille habituée au triomphe de sa forte volonté, et qui pour la première fois frémissait sous l'étreinte de la passion, c'était de sentir que l'homme à qui sa raison, sa foi et sa fierté prodiguaient ces anathèmes demeurait le maître souverain de son coeur.
Elle partit dans le matinée du lendemain. Les adieux désolés de sa grand'mère n'avaient pu lui tirer une larme. Elle garda pendant tout le cours du voyage la même attitude froide et concentrée. Elle fut rendue le même soir à Férias, où le marquis et la marquise la virent arriver avec une émotion et une surprise mêlées d'inquiétude. Elle leur dit en riant qu'elle avait éprouvé un chagrin, une mésaventure, qui n'était qu'un méchant tour de sa tête romanesque, et qu'elle venait s'en consoler dans leurs bras. Elle les pria de la dispenser, quant à présent, d'un récit plus détaillé, dont elle laissait le soin à miss O'Neil. Pendant qu'on apprêtait sa chambre à la hâte, elle s'informa avec une sorte de gaieté fiévreuse des choses et des gens qui composaient le petit monde familier de Férias; puis, prétextant la fatigue, elle présenta froidement son front au baiser de ses vieux parents, et se retira.
L'altération des traits de Sibylle, son indifférence glacée, son accent bizarre, avaient de plus en plus consterné M. et madame de Férias. Restés seuls avec miss O'Neil, ils l'interrogèrent d'un oeil plein d'angoisse. La pauvre Irlandaise leur prit les mains, et, tout en leur disant que c'était peu de chose, que ce n'était rien, elle fondit en larmes, et les deux vieillards se mirent à pleurer avec elle. Quand elle eut recouvré assez de calme pour leur conter les brèves amours de Sibylle avec le comte de Chalys, et le courage qu'elle avait eu de se dérober à son bonheur au nom de son jugement et de sa conscience, M. de Férias leva les yeux au ciel:
— Pauvre enfant! dit-il. Je l'avais prévu… Toujours son rêve de perfection!… toujours le cygne!
Le lendemain, ils ne témoignèrent à Sibylle la part qu'ils prenaient à ses ennuis que par un redoublement de caresses et d'attentions. Elle parut leur savoir gré de leur réserve, et ne fit elle-même aucune allusion à la cause de sa tristesse. Cette tristesse continuait cependant de se traduire par des symptômes qui alarmaient M. de Férias. C'était le plus souvent une indifférence morne que rompaient par intervalles des efforts de gaieté pénibles. Sibylle s'étonnait elle-même de revoir d'un oeil sec des lieux et des scènes dont le moindre détail, pendant son séjour à Paris, attendrissait son souvenir. Son regard, absorbé par sa vision intérieure, n'attachait aucun sens aux objets du monde réel; le bruit de ses pas et le son de sa voix retentissaient singulièrement à son oreille, comme si elle se fût trouvée seule dans l'immensité d'une cathédrale, ou comme si elle eût été seule vivante au milieu d'un peuple frappé d'enchantement. Ce développement excessif de la vie individuelle, qui caractérise les grandes affections de l'âme, ne saurait être soutenu longtemps par une organisation humaine sans en briser les ressorts. M. de Férias ne l'ignorait pas. "Prions Dieu quelle pleure!" disait-il à la marquise; mais c'était en vain que l'on essayait de tous les expédients qui paraissaient les plus propres à éveiller sa sensibilité. Elle se laissa promener avec une distraction insouciante à travers les sites qu'elle avait le plus aimés; les jardins et les serres de Férias, les bois si chers à son enfance, la falaise qui avait été le théâtre de sa résurrection à la foi, le cimetière même, et les deux tombes blanches sur lesquelles elle avait appris à lire, rien ne put lui arracher un signe d'émotion. Quelques jours après son arrivée, on la conduisit au presbytère, où l'abbé Renaud continuait de mener la vie d'un ermite: les embrassements attendris du vieux prêtre laissèrent à Sibylle sa froideur impassible.
La marquise de Férias avait eu dans la matinée même de ce jour une idée bizarre. Par son ordre, un domestique était allé secrètement trouver Jacques Féray dans la hutte solitaire qui lui servait d'habitation sur une falaise éloignée, avec mission de lui apprendre le retour de Sibylle au château. Sibylle, à la vérité, paraissait se souvenir très-légèrement de Jacques Féray, dont elle avait à peine demandé des nouvelles en passant; mais la marquise, sans attendre de grandes merveilles de son inspiration, n'avait voulu rien négliger. Jacques Féray cependant reçut le message de madame de Férias avec une profonde incrédulité; le domestique qui en était porteur n'échappa même que par une prompte retraite aux violents procédés dont le fou menaçait de payer son ambassade. La mauvaise humeur de ce pauvre homme s'expliquait: depuis le départ de Sibylle, c'était une espièglerie familière aux mauvais plaisants du pays de lui annoncer le retour de la jeune fille, pour laquelle on connaissait son attachement fanatique. Il avait été dupe vingt fois de ce mensonge, et, quoique convaincu dès longtemps que ces avis officieux étaient des piéges tendus à sa candeur, il ne manquait jamais d'aller chercher au château la certitude de sa déception. Il suivit ce jour-là, dans le dédale embrouillé de sa cervelle, la série ordinaire de ses réflexions, et tout en se disant qu'on mentait assurément, que mademoiselle n'était pas revenue, que c'était une chose impossible et insensée, il s'achemina vers Férias à travers les bois, en cueillant des primevères, des pervenches et des violettes sauvages, dont il fit un énorme bouquet. La famille de Férias revenait en voiture de son excursion au presbytère, quand la marquise aperçut le fou Féray qui sautait du talus d'un fossé sur la chaussée.
— Je vous en prie, mon enfant, dit-elle à Sibylle, ne vous montrez pas!
Puis, passant la tête par la portière, elle fit arrêter la voiture et appela Jacques. Jacques s'approcha à pas lents, son bouquet à la main, en se penchant à droite et à gauche, comme pour essayer de percer à travers le vitrage de la voiture où miroitait le soleil. — Pour qui donc ce beau bouquet, Jacques? dit la marquise.
Il la regarda sans répondre, en secouant la tête tristement, comme pour dire: Non,… n'est-ce pas?… ce n'est pas vrai?… Il était arrivé cependant à deux pas de la portière, et quoique Sibylle se tînt toujours cachée, un instinct singulier parut subitement lui révéler sa présence: une sorte de grelottement agita ses lambeaux de vêtements, et son visage, tendu vers la portière, se décomposa.
— Regardez-le, dit la marquise à Sibylle.
La jeune fille se montra alors, et le salua de la tête en souriant. Jacques Féray, à cette apparition, avait ouvert soudain la bouche, comme s'il allait crier; mais la voix lui manqua. Il fit le geste de présenter son bouquet à Sibylle; le bouquet échappa de sa main. Il tomba lui-même affaissé sur ses genoux, et, pendant que ses yeux restaient attachés sur Sibylle avec une expression de ravissement indicible, des larmes pareilles aux gouttes d'une pluie d'orage ruisselaient sur ses joues maigres et marquaient leur trace humide sur la poussière de la route.
Ce spectacle, cette scène imprévue, saisirent brusquement
Sibylle. Elle fit signe qu'on lui donnât le bouquet.
— Merci, Jacques! murmura-t-elle en essayant encore de sourire; mais son sourire se noya dans un torrent de pleurs. Elle se rejeta dans la voiture, plongea sa tête dans les fleurs du bouquet, et sanglota violemment en contenant d'une main son coeur, qui soulevait sa poitrine.
Cette crise lui fut salutaire. La contraction douloureuse de ses traits se détendit, et dès ce moment elle reprit dans ses relations avec sa famille et avec ses vieux amis du voisinage la grâce affectueuse de son naturel, tempérée cependant par une teinte de gravité plus marquée qu'autrefois. Elle se mit alors à rechercher chaque jour tous les souvenirs de son enfance et de sa jeunesse, et, quoique ces pèlerinages ne fussent point sans de secrètes amertumes, ils n'étaient pas non plus sans douceur. L'imagination, comme la lance fabuleuse du héros grec, sert à guérir les blessures qu'elle a faites. Ceux qui en sont doués à un degré puissant connaissent de plus grands chagrins, mais aussi de plus grandes consolations que le vulgaire. La solitude de Férias, la régularité claustrale de la vie de famille, la mélancolie qui réside dans les bois profonds, sur les falaises sauvages, dans l'aspect mystérieux et solennel de l'Océan, tout respirait autour d'elle une sorte de sympathie austère qui lui charmait peu à peu sa tristesse en la lui poétisant.
La vraie source de ses consolations toutefois était plus haut. Ce Dieu auquel elle n'avait pas voulu manquer ne lui manqua point: elle le trouva fidèle comme il l'avait trouvée. Pour ceux qui croient, il peut y avoir d'immenses douleurs; il n'y a point de désespoir. Quelques déceptions qu'ils rencontrent dans ce rêve de bonheur que poursuit tout être humain, leur rêve en effet n'est jamais qu'ajourné; ce que la terre leur refuse, le ciel le leur promet toujours. — Mademoiselle de Férias ne s'abusait point sur la portée de l'épreuve qu'elle venait de traverser: elle avait appris dans sa courte expérience à juger le monde, son temps, et surtout elle-même; elle savait désormais à quelle hauteur son coeur était placé, et elle n'espérait pas trouver deux fois sur son chemin un homme capable d'y atteindre. Sans amnistier les égarements de Raoul, elle rendait justice à l'éclat de ses dons, à l'ampleur de son intelligence, à la puissance rare de sa personnalité: il l'avait profondément séduite. Elle comprenait que ce triste amour, où s'étaient incarnées pour si peu de temps, mais si pleinement, toutes les aspirations de son imagination et de son coeur, serait vraisemblablement l'unique amour de sa vie. En renonçant à Raoul, c'était donc à toute sa destinée de femme en ce monde que Sibylle entendait renoncer, et ce ne fut pas trop de sa foi fervente, de sa piété redoublée, de ses espérances éternelles, de Dieu tout entier pour remplir le désert infini qu'elle voyait alors s'étendre devant sa jeunesse. Ce ne fut pas trop, mais ce fut assez, et chaque jour ses larmes plus faciles et moins amères, son âme plus ferme et plus sereine, ses extases presque heureuses l'avertissaient que ses prières étaient entendues et son sacrifice accepté.
Violemment tentée d'abord par l'idée du cloître, elle l'avait bientôt repoussée, ne voulant pas désespérer le coeur de ses vieux parents, sous prétexte de soulager le sien; mais, en restant dans le monde, elle imprima à sa vie un caractère religieux et même un peu mystique, où l'on retrouvait le tour romanesque de son esprit. Comme elle le disait un jour à miss O'Neil avec une sorte d'enjouement mélancolique qui devenait peu à peu l'habitude de son langage, si elle n'avait pu avoir son roman, elle aurait sa légende; si elle n'avait pu vivre heureuse, elle tâcherait de mourir sainte: elle lèguerait un jour le domaine de ses pères à quelque communauté dont elle serait la fondatrice, peut-être la patronne; son ombre reviendrait le soir dans les grands bois, et effrayerait les jeunes novices vêtues de blanc.
Elle faisait presque chaque jour dans la compagnie de l'abbé Renaud l'apprentissage de la charité dans ses détails les plus sévères: elle visitait avec lui les pauvres, les malades et même les mourants. C'était un spectacle étrange que celui de cette jeune fille apparaissant dans tout l'éclat de sa beauté, rehaussée par tous les raffinements du luxe mondain, au milieu de ces scènes de détresse et de mort; car mademoiselle de Férias, par une secrète faiblesse qui faisait sourire son grand-père, conservait dans ses travaux évangéliques un soin de sa personne, un appareil et un cérémonial qui sentaient à la fois la femme du monde et la femme de race. — Un jour, comme elle revenait à cheval d'une de ses excursions de charité, suivie à trente pas par un grand domestique à cheveux gris, M. de Férias, admirant sous le soleil du matin la mise élégante et coquette de sa petite-fille, sa grâce souple et fière, sa majesté charmante:
— Eh bien, ma mignonne, lui dit-il, à qui en avez-vous donc? Voulez-vous faire tourner la tête aux pauvres ou à moi?… Et l'humilité, qu'en faisons-nous, ma chérie?
Elle ne put elle-même s'empêcher de sourire, et quand son grand-père l'eut reçue dans ses bras:
— C'est vrai, dit-elle, c'est mon côté faible, je le sens bien; mais que voulez-vous? je m'aime comme cela!… Quand je me vois passer en cet équipage dans l'eau de votre étang ou dans les mares du chemin, je me fais l'effet d'une petite princesse distinguée, malheureuse et intéressante. Cela m'est doux!…
M. de Férias se prêtait d'ailleurs avec une complaisance empressée à toutes les fantaisies que suggérait à Sibylle la ferveur croissante de sa piété. Il la laissait puiser à pleines mains dans sa bourse, trop heureux d'acheter à ce prix le repos de cette chère existence. Quoique ennemi du bruit et du désordre, il supporta sans se plaindre l'affluence de mendiants, d'infirmes et de pèlerins de toute nature que la renommée bienfaisante de Sibylle attirait à Férias de dix lieues à la ronde, se contentant de remarquer gaiement qu'elle faisait de son château une cour des miracles.
Il ne mit pas moins d'obligeance à seconder les plans que Sibylle ne cessait de méditer en concile avec le curé et miss O'Neil pour la restauration extérieure et la décoration intérieure de l'église de Férias. Le goût le plus pur présida du reste à ces embellissements, qui tournaient à la dignité du culte. Rien ne saurait donner une idée de l'allégresse profonde avec laquelle le vieux curé voyait se transfigurer, comme par miracle, cette petite église, qui était sa maison, sa patrie et son univers tout entier. La première fois qu'il monta dans la chaire en chêne sculpté qui avait remplacé l'espèce de cuve où il avait coutume de prêcher, et lorsqu'il aperçut de ce lieu haut l'aspect nouveau et splendide de son église, les beaux tableaux de station qui ornaient les piliers, le lustre gothique qui pendait de la voûte, les boiseries du choeur, les tapis de l'autel, et le demi-jour que de magnifiques vitraux peints répandaient sur ce solennel ensemble, il eut un éblouissement, et il fondit en larmes devant son troupeau stupéfait.
— Je me suis cru, dit-il ensuite, à Saint-Pierre de Rome.
Sibylle lui ménageait d'autres sujets de ravissement. Quatre forts chevaux attelés à un lourd camion vinrent déposer un matin à l'entrée du presbytère une énorme caisse qui contenait un de ces orgues que l'industrie moderne approprie aux dimensions des plus modestes églises. L'abbé Renaud, hors de lui, se dépouilla aussitôt de sa soutane, et on le vit tout le jour procéder lui-même au déballage de son orgue. L'instrument fut installé dans la partie supérieure de la nef, et le dimanche suivant, après quelques répétitions mystérieuses, mademoiselle de Férias vint s'asseoir toute rougissante devant le clavier, et prodigua à l'humble assistance visiblement attendrie toutes les ressources de son rare talent. Elle prit l'habitude de remplir chaque dimanche cette pieuse fonction. Ce fut dans le pays une joie mêlée de reconnaissance. Quand les sons inspirés de l'orgue s'élevaient vers la voûte de la petite église avec la fumée des encensoirs et qu'on entrevoyait la tête pure et grave de la jeune patricienne à travers ce nuage d'harmonie et de parfums, les âmes les plus rudes s'ouvraient à un vague sentiment de consolation, de beauté et de douceur célestes.
Mademoiselle de Férias s'avisa vers le même temps d'une autre imagination qui devait avoir d'étrangers suites. S'attachant de plus en plus à son oeuvre, dont elle était loin de s'exagérer le mérite religieux et qui n'était à ses yeux qu'une innocente distraction artistique, elle eut l'idée de faire peindre à fresque les voûtes et les murs de son église paroissiale. Lorsqu'elle confia timidement à son grand-père cette fantaisie nouvelle, l'excellent vieillard se mit à rire.
— Des fresques! dit-il, soit: je souscris aux fresques;… mais il faut songer, mon enfant, que le Pactole ne roule point dans mon parc… Voyons, j'ignore, moi, le prix des fresques… Vous accommoderez-vous bien de trois ou quatre mille francs?
— Ce n'est pas tout à fait assez, dit Sibylle.
— Mettons-en donc huit, mais n'allons pas plus loin, car encore faut-il garder quelque chose pour le pavé en mosaïque que je vois poindre à l'horizon.
Depuis son retour à Férias, Sibylle entretenait une correspondance assidue avec la jeune duchesse de Sauves, qui lui était demeurée ardemment dévouée. Le nom du comte de Chalys ne figurait jamais dans leurs lettres; mais, sauf cette réserve, une confiance absolue régnait entre elles, et Blanche mettait un empressement tendre à s'acquitter de tous les petits messages de son amie. Sibylle, dès qu'elle eut conquis ses huit mille francs, se hâta donc d'écrire à la duchesse, elle l'informa de ses projets, lui fit une description métrique de son église, et la pria de lui découvrir quelque jeune artiste qui n'eût encore d'autre richesse que celle du talent, et à qui l'allocation fixée par M. de Férias pût paraître une bonne fortune.
Blanche était installée au château de Sauves depuis un mois environ quand elle reçut cette lettre de Sibylle; après y avoir réfléchi un moment, elle eut une pensée féminine qui la fit sourire: elle remit la lettre sous enveloppe, y joignit deux lignes de sa main et adresse le tout au comte de Chalys, qui avait lui-même établi sa résidence d'été dans les environs de la forêt de Fontainebleau, où il vivait fort retiré. Raoul ne reconnut pas sans surprise l'écriture de la jeune duchesse, dont le billet contenait ces mots:
"Mon cousin, voici une chose qu'on me demande, à laquelle vous vous connaîtrez mieux que moi. Aussitôt que vous aurez découvert le jeune homme, prévenez-moi.
"Blanche."
Deux jours après, Blanche recevait du comte la réponse suivante:
"Ma cousine,
"Le jeune homme est trouvé, il partira dans une quinzaine. Dites qu'on veuille bien faire préparer les murs, les enduits et tout ce qui n'est pas besogne de peintre. Ci-joint quelques instructions à ce sujet. — Respectueusement à vous.
"Raoul."
Sibylle était allée au-devant de cette recommandation, et les instructions que la duchesse lui transmit, en se gardant bien de lui en révéler l'origine, se trouvèrent superflues. Stimulée par l'ardeur impatiente de son esprit, elle s'était occupée déjà, avec le concours de l'architecte diocésain, de faire exécuter dans la nef tous les travaux préparatoires. Ces travaux étaient complétement achevés et les murailles toutes prêtes pour la brosse du peinte, lorsque, par une tiède soirée de juin, l'abbé Renaud entendit une voiture s'arrêter devant la grille de son jardin; presque aussitôt un homme d'une trentaine d'années, en élégante tenue de voyage, et dont le visage était remarquable pâle, s'avança vers lui, et le saluant avec une grâce hautaine:
— Monsieur le curé de Férias? dit-il.
— Oui, monsieur.
— Vous attendiez un peintre pour votre église, monsieur?
— Oui, monsieur, balbutia le curé, qui se sentait intimidé par l'apparence distinguée et l'accent un peu dédaigneux de l'étranger; nous attendons un jeune peintre, un jeune artiste de Paris.
— La fleur de jeunesse, reprit l'autre avec un sourire glacé, n'est pas, je suppose, une condition essentielle… Enfin, monsieur, c'est moi!
II
RAOUL AU PRESBYTERE
M. de Chalys venait de passer deux mois amers. En d'autres temps, son abattement eût trouvé du soutien dans l'affection et dans l'énergie morale de Gandrax; mais Gandrax était alors absorbé par une de ces passions furieuses qu'il n'est pas rare de voir éclater au midi de la vie de l'homme, surtout dans un coeur et dans un sang vierges. Le laissant tout entier à Clotilde, Raoul avait quitté brusquement Paris; comme Sibylle, il chercha la solitude; mais il n'y rencontra pas les mêmes consolations. La solitude pour lui fut vide comme le ciel; sa blessure, au lieu de s'y fermer, sembla s'y envenimer. La distraction du travail fut impuissante. Vingt fois le jour, il rejetait son pinceau avec dégoût, et cherchait à éteindre dans des orgies de cigare les pensées qui le dévoraient. Le souvenir de Sibylle, toujours présent, soulevait en lui un tumulte d'idées et de sentiments où la passion, le regret et la colère se confondaient orageusement. Il avait entrevu un moment dans l'amour de cette jeune fille, dans leur union espérée, dans l'avenir qu'elle lui ouvrait, l'accomplissement d'un de ces rêves de paix, d'honnêteté et de réhabilitation morale qui séduisent si vivement parfois les âmes troublées et mécontentes d'elles-mêmes. Les scrupules au nom desquels Sibylle avait brisé ce rêve, et qu'il connaissait d'ailleurs très-imparfaitement, lui semblaient puérils, misérables et comme criminels; puis, à l'instant même où il s'exaltait dans cette irritation, l'image de mademoiselle de Férias se dressait sous ses yeux avec sa grâce étrange, à la fois élégante et pure, chaste et passionnée, et la flamme courait dans ses veines: il maudissait et il adorait dans la même minute cette enfant charmante et barbare.
Le billet de sa cousine Blanche l'avait trouvé dans ce violent état d'esprit. La jeune duchesse, en le lui adressant par une sorte d'espièglerie de femme, n'avait pas même conçu l'idée du dessein extraordinaire que cette communication devait suggérer à Raoul. Il n'avait pas achevé de lire le billet de la duchesse et la lettre qui y était jointe, que sa résolution fut prise. Il retourna sur-le-champ à Paris, s'y occupa pendant quinze jours de quelques apprêts et de quelques études préalables, et partit pour Férias, agité de mille sentiments contraires, où dominait le plus souvent une sorte de désespoir ironique et malfaisant.
Cette méchante disposition accentua d'abord fortement son langage dans sa première entrevue avec l'abbé Renaud; mais, sa générosité naturelle se réveillant aussitôt devant la physionomie bienveillante et timide du vieillard, il le gagna aisément à son tour par le ton de déférence polie et caressante qu'il fit succéder à l'âpreté de son début. Le pauvre curé n'en éprouva d'ailleurs que plus d'embarras lorsque cet étranger de si haute mine et de formes si exquises le pria de lui indiquer dans le village un hôtel où il pût trouver le vivre et le couvert pendant la durée de ses travaux.
— Un hôtel, monsieur?… Mon Dieu!… Marianne, monsieur demande un hôtel!
— Si monsieur veut un hôtel, dit Marianne, qu'il le bâtisse!
— Marianne, voyons donc!… Hélas! monsieur, nous n'avons dans les environs que de méchantes auberges… Ah! comment n'ai-je pas prévu cela?… Mais j'y songe… Mon Dieu! monsieur, j'ai ici, au presbytère, une petite chambre, fort simple à la vérité, mais assez propre… Si vous vouliez bien l'accepter… avec mon modeste ordinaire?
— Mais, monsieur le curé, je crains de vous être à charge… Cependant je ne serais pas insensible au plaisir de votre intimité quotidienne, et si, au point de vue matériel, vous consentiez à désintéresser mes scrupules en me permettant de rendre à vos pauvres la charité que vous me ferez….
— Oh! monsieur!… Puis-je vous demander votre nom, monsieur?
Cette question si facile à prévoir, Raoul ne l'avait pas prévue. Le mensonge était de tous les vices celui qui répugnait le plus à sa fière nature. Il hésita, rougit, et, mentant le moins possible, il donna son titre:
— Le comte, dit-il.
— Eh bien, mon cher monsieur Lecomte, soyez certain que nous n'aurons pas de difficultés ensemble… Préparez la chambre verte, Marianne!… Mais vous avez peut-être faim, monsieur Lecomte?
— Vous l'avez dit, monsieur le curé, j'ai faim… Vous voyez comme je vais vous gêner,… j'ai déjà faim!
— Tant mieux, tant mieux, monsieur Lecomte!… Marianne, vous préparerez la chambre un peu plus tard… Tuez un poulet!
— Non, je vous en prie, monsieur le curé, ne tuons personne… Vous avez des oeufs, n'est-ce pas? J'adore l'omelette, et je suis sûr que mademoiselle Marianne la fait à merveille.
Un instant plus tard, le comte de Chalys était installé devant la petite table ronde du curé, et félicitait Marianne sur la façon savante de son omelette. Quelques viandes froides, une bouteille de vieux vin et une savoureuse tasse de café complétèrent ce repas, pendant lequel Raoul, animé d'une fièvre secrète, déploya une verve enjouée et obligeante qui subjugua absolument le coeur de l'abbé Renaud, et qui finit même par évoquer sur le visage hérissé de Marianne le phénomène insensé d'un sourire. Le comte, de son côté, sentait croître sa sympathie pour le vieillard en lui entendant prononcer à tout moment le nom de Sibylle avec une prédilection enthousiaste; ce n'était pas non plus sans un vif intérêt qu'il découvrait sous la bonhomie rustique de son hôte des traits d'élévation et de dignité qui affirmaient sa parenté spirituelle avec mademoiselle de Férias.
— Monsieur le curé, dit-il en quittant la table, je crois que nous serons bons amis, nous deux, n'est-ce pas?
— Pour ma part, mon cher monsieur, la chose est déjà faite.
— Mais, monsieur le curé, je ne veux pas vous prendre en traître… je ne suis pas… très-dévôt!
— Eh bien, monsieur Lecomte, que voulez-vous? Saint Paul l'était encore moins que vous à votre âge!
— C'est vrai, monsieur le curé;… mais les temps sont différents… Enfin… me permettez-vous de fumer dans votre jardin, monsieur le curé?
— Dans mon jardin, dans votre chambre, dans la mienne… où vous voudrez!
— Même dans la cuisine! ajouta Marianne.
La nuit était venue: une lune pure flottait dans le ciel, jetant des reflets d'argent sur le sable des allées, emplissant d'ombre les tonnelles, et glaçant d'une teinte de neige le clocher de la petite église, dont le triangle se découpait sur le sommet de la falaise voisine. Pendant que Raoul allumait un cigare en donnant un coup d'oeil à cette scène douce et tranquille, l'abbé Renaud, qui était resté un peu en arrière, fut interpellé à demi-voix par Marianne:
— Ah çà, monsieur l'abbé, qu'est-ce que c'est donc que cette manière d'artiste-là?… Vous m'aviez dit: un petit jeune homme!… Drôle de petit jeune homme! Il a toutes ses dents, celui-là!
— Je n'y conçois rien, ma fille;… mais je serais bien étonné si ce n'était pas un grand artiste… un très-grand artiste même!
— Je ne sais pas si c'est un grand artiste… mais, ma foi! c'est un homme bien aimable… Voyons, monsieur l'abbé, je vous le demande, suis-je une de ces femmes qu'on enjôle facilement, moi?
— Oh! non, Marianne!
— Eh bien, il m'enjôle!… Ma foi! c'est un homme bien aimable… et si bien nippé! J'ai commencé, avec le vieux Pierre, à ranger ses effets et ses brimborions de toilette dans sa chambre… Ah! monsieur, c'est là un soin! c'est là des raffineries! c'est là un linge… un linge de sénateur, quoi!
— Chut! Marianne! il m'appelle!
Et l'abbé Renaud courut au-devant de Raoul, qui l'appelait en effet.
— Monsieur le curé, je vous demande pardon; mais j'entends de la musique… Est-ce que vous avez des sirènes sur ces rivages?… Ecoutez donc!
Après avoir prêté un instant l'oreille:
— Ah! dit le curé, oui, en effet… on joue de l'orgue dans l'église, là-haut… c'est mademoiselle Sibylle… elle vient quelquefois dans la semaine répéter les morceaux qu'elle doit exécuter le dimanche… Eh bien, je suis ravi qu'elle soit venue ce soir,… et je vais de ce pas lui annoncer votre heureuse arrivée.
Raoul l'arrêta de la main:
— Non, non, je vous en prie, monsieur le curé! ne lui dites pas que je suis là! Je désire qu'elle ne connaisse mon arrivée que lorsqu'elle pourra juger de mon travail,… puisqu'elle y prend intérêt… J'espère qu'elle en sera plus agréablement surprise… Je vous en prie, monsieur le curé!
— Bien, bien, comme il vous plaira, monsieur Lecomte; mais il faut penser qu'elle viendra nécessairement à la messe dimanche…
— Eh bien, c'est aujourd'hui lundi;… dimanche j'aurai déjà ébauché quelque chose… Et maintenant, monsieur le curé, je vous demanderai la permission d'aller voir un peu la mer du haut de vos falaises… A bientôt, monsieur le curé…
Raoul affecta de s'éloigner d'un pas nonchalant; mais, à peine hors du jardin, il accéléra sa marche, et se mit à gravir rapidement le revers de la lande, au bas de laquelle le presbytère était assis. Parvenu sur le plateau, il jeta autour de lui un regard inquiet: la falaise était déserte. Il escalada l'enclos du cimetière par la brèche la plus proche, et, s'orientant sur les sons de l'orgue, il s'approcha d'une des fenêtres latérales de l'église. La fenêtre était peu élevée, et en s'aidant de quelques lacunes dans la maçonnerie d'un contre-fort, il atteignit aisément à la hauteur des vitraux; mais ses yeux, habitués à la clarté crépusculaire dont la falaise et l'Océan étaient alors inondés, eurent peine d'abord à percer l'obscurité relative qui régnait dans l'intérieur de l'édifice: il ne distinguait que la faible lueur de la lampe sacramentelle qui pendait de la voûte et quelques bandes de lumière blanche projetées sur les dalles de la nef à travers les fenêtres. Soudain un de ces reflets, se déplaçant brusquement, fit reluire la boiserie de l'orgue, et la tête de Sibylle sortit de l'ombre comme une pâle vision. Son front penché, son attitude abandonnée, exprimaient une mélancolie touchante. Il était évident qu'elle improvisait: ses doigts tourmentaient le clavier avec une inspiration indécise qui s'élevait par instants au cri de la passion pour s'éteindre dans les langueurs de la rêverie. Tout à coup, comme les accords de l'orgue s'exaltaient sur le ton de quelque prière plus fervente ou de quelque regret plus douloureux, sa tête se redressa, et son oeil tendu se dirigea sur la fenêtre qui était en face d'elle et d'où Raoul l'observait. Une verrière peinte masquait la plus grande partie de la fenêtre, et ne put lui laisser voir qu'une forme indistincte; cependant sa main quitta le clavier subitement, et la jeune fille se leva toute droite, comme saisie, pendant que le son de l'orgue se prolongeait en expirant. Raoul se laissa glisser à la hâte sur le gazon du cimetière. Son coeur bondissait dans sa poitrine: sa première pensée fut de fuir comme un enfant; il la repoussa par fierté, et, se cachant dans l'angle du contre-fort, il attendit.
Au bout de quelques minutes, il crut entendre la porte de l'église qui se refermait. Presque au même instant la voix de Sibylle s'éleva doucement à quelques pas de lui:
— Est-ce toi, Jacques? dit-elle.
Ne recevant point de réponse, la jeune fille ajouta tranquillement à demi-voix:
— Je suis folle!
Et Raoul comprit qu'elle s'éloignait. Sans abandonner l'ombre protectrice du contre-fort, il avança la tête avec précaution et put voir mademoiselle de Férias. Elle s'éloignait en effet d'une démarche lente et incertaine: elle tenait son chapeau d'une main et soutenait de l'autre ses longues jupes d'amazone. Arrivée près du petit mur qui fermait le cimetière du côté de l'Océan, elle s'arrêta et posa sur sa tête son chapeau ombragé de plumes, puis elle gravit quelques débris entassés, monta sur la crête gazonnée du mur, et s'y tint immobile, les yeux dirigés vers le large, sa silhouette élégante et sombre se dessinant étrangement dans l'aube limpide du firmament et de la mer. Après quelques minutes de contemplation, elle sauta légèrement sur la falaise et disparut.
Raoul quitta alors son abri et s'approcha lentement du petit mur qui avait servi de piédestal à la jeune fille; il promena son regard sur la falaise et ne la vit plus. S'asseyant alors sur le revers du mur, il chercha la trace de ses pas, enleva quelques brins de mousse froissés et les porta à ses lèvres. La plaine étincelante de l'Océan s'étendait devant lui et s'assombrissait à l'horizon pour se fondre avec le ciel; il tint un moment ses yeux fixés sur ce spectacle.
— Que voyait-elle là? murmura-t-il. Son Dieu!… son Dieu qui ne sera jamais le mien!
Quand il rentra au presbytère, l'abbé Renaud et Marianne furent étonnés de la brièveté âpre de son langage.
— Ces artistes sont capricieux, dit timidement le curé à sa vieille servante.
— Oh! mais je me moque de ses caprices, moi! dit Marianne; puis, élevant la voix: — Eh! jeune homme, cria-t-elle, monsieur Lecomte, n'oubliez pas d'éteindre votre chandelle,… quand vous aurez fait votre prière, s'entend!
— Mademoiselle Marianne, répondit froidement Raoul du haut de l'escalier, vous serez obéie… en ce qui concerne la chandelle, s'entend!
Quand le comte de Chalys s'éveilla le lendemain, le soleil, pénétrant à travers les rameaux de vigne qui s'entrelaçaient devant la fenêtre, tapissait d'une tremblante mosaïque les briques vernissées de la petite chambre. Une sensation de gaieté, de courage et d'espoir se répandit dans les veines de Raoul. Il se leva à la hâte, ouvrit la fenêtre, et salua en souriant l'abbé Renaud, qui lisait déjà son bréviaire à l'ombre de son figuier. Un instant plus tard, ils entraient tous deux dans l'église. Ils y trouvèrent quelques ouvriers que le curé avait requis à la hâte, et qui dressèrent un échafaudage dans la nef, sous la direction du comte. Il put commencer lui-même son travail dans la matinée, et ses premiers coups de brosse eurent une fermeté magistrale qui fit épanouir le visage du curé. Raoul compléta le ravissement du vieux prêtre en lui expliquant le plan général de la composition qu'il méditait: les épisodes dominants du poëme évangélique couvriraient les pans de mur encadrés entre les piliers; le ciel de la voûte, peuplé d'allégories sacrées, serait comme le commentaire mystique des fresques latérales et se relierait à chacune d'elles par des teintes sombres ou radieuses en harmonie avec la scène particulière qui y serait figurée. Sur la retombée de la voûte, au-dessus de l'entrée du choeur, le Christ s'élèverait triomphalement dans la nuit éclatante.
— Mon cher monsieur Lecomte, s'écria le curé, que Dieu me fasse la grâce de me laisser vivre assez pour voir cela, et je chanterai du fond de l'âme mon Nunc dimittis!
L'excellent vieillard, malgré son impatience, tenta plusieurs fois pendant cette journée, et celles qui suivirent, de modérer l'ardeur passionnée que Raoul apportait à son oeuvre. M. de Chalys appréhendait à tout instant l'apparition vraisemblable de Sibylle, et, sans se formuler bien nettement cette espérance presque puérile, il se flattait qu'en avançant son travail il augmenterait ses chances de toucher le coeur de la jeune fille. Le curé, auquel il ne pouvait dissimuler ses anxiétés, les partageait, sans les comprendre, par bonté d'âme, et il employa dans le cours de la semaine les ruses les plus machiavéliques pour maintenir mademoiselle de Férias à distance du presbytère et de l'église. Toute sa diplomatie cependant ne put étouffer longtemps le bruit d'un événement si intéressant pour la paroisse, et le samedi suivant, dans la matinée, Sibylle, venant faire quelques visites de charité dans le village, entendit en descendant de voiture vingt bouches de commères lui crier à la fois qu'un peintre de Paris travaillait depuis huit jours dans l'église et qu'il y opérait des miracles. Passablement étonnée de la nouvelle et fort curieuse de la vérifier, Sibylle laissa à miss O'Neil le soin de distribuer ses aumônes, et se dirigea en toute hâte vers l'église.
Le comte de Chalys achevait en ce moment d'ébaucher une adoration de l'Enfant-Dieu par les mages: l'étoile conductrice étincelait dans le ciel sombre de la voûte, elle jetait une lueur de nimbe sur l'obscur intérieur de l'étable sacrée, sur la Vierge-Mère et sur les rois à genoux; un ange à peine entrevu soutenait l'étoile dans l'azur comme une lampe d'or. Raoul avait mis dans cette composition toute sa science, tout son talent et tout son amour; il en avait fait une page d'une suavité et d'un mystère saisissants qui avait le matin même obtenu du curé le suffrage d'une larme.
Le comte caressait doucement d'un dernier coup de pinceau le pur visage de son ange, quand l'échelle qui était dressée contre l'échafaudage s'agita soudain; puis il entendit les froissements d'un robe et le bruit d'un pied souple et léger qui se posait sur les barres de l'échelle. Son coeur s'arrêta quelques secondes, et reprit son élan avec une violence qui faillit le foudroyer. Le jeune homme cependant ne se retourna pas, et il affecta de demeurer plongé dans son travail. Sibylle était déjà derrière lui sur l'étroite plate-forme: sans s'occuper du peintre, elle examina d'abord la fresque ébauchée avec un intérêt qui peu à peu se tourna en admiration, et qui toucha bientôt à la stupeur. Son goût très-exercé ne pouvait méconnaître l'oeuvre d'une main puissante. Elle porta brusquement alors son regard sur Raoul, dont le costume fort simple et la blouse maculée ne lui apprirent rien.
— Monsieur…, murmura-t-elle d'un ton timide.
— Mademoiselle…, dit gravement Raoul, qui se leva alors et lui montra son visage.
Un sang pourpre inonda les joues de Sibylle; ses lèvres s'entr'ouvrirent, et sa main chercha un soutien; puis tout à coup elle devint pâle comme une cire vierge, et son oeil bleu lança au comte un éclair d'indignation et de fierté souveraines. L'instant d'après, sans avoir prononcé une parole, elle avait quitté la plate-forme, et elle sortait de l'église à grands pas.
Elle rencontra sous le porche l'abbé Renaud, qui accourait tout essoufflé et le visage rayonnant.
— Eh bien, dit-il, eh bien, ma chère demoiselle?
L'émotion, qui avait pris le dessus dans l'âme impérieuse de Sibylle, était celle du plus amer ressentiment contre l'attentat audacieux dont son repos et sa dignité étaient l'objet. Il y eut une hauteur et une colère presque farouches dans l'accent de la réponse qu'elle adressa au curé en élevant la voix à dessein:
— Eh bien, mon pauvre curé, nous avons été indignement trompés! Il faut congédier cet homme à l'instant! Cet homme n'est pas un peintre,… ou c'est le dernier des peintres! il souille votre église! Venez.
Et elle s'achemina dans la direction du presbytère en compagnie du vieillard consterné.
Le comte de Chalys, du haut de son échafaudage, n'avait perdu aucune des paroles de Sibylle. Elles firent monter la rougeur à son front et lui bouleversèrent le coeur. Les sentiments qui lui avaient inspiré sa romanesque entreprise lui semblèrent appréciés avec une dureté odieuse. Ses traits prirent l'empreinte d'une ironie sombre et déterminée. Il sortit de l'église, alla s'appuyer avec une affectation de nonchalance sur le mur du cimetière, et se mit à fumer tranquillement en regardant la mer.
Un quart d'heure plus tard, un bruit de pas le fit retourner: le curé rentrait dans le cimetière; il était accompagné de miss O'Neil. Tous deux s'avançaient vers lui d'un air grave. Raoul, adossé au petit mur, les attendit les bras croisés et le cigare aux dents.
— Monsieur, dit le curé, vous êtes le comte de Chalys, et vous devez comprendre que votre séjour ici ne peut se prolonger convenablement un instant de plus.
— La conséquence, monsieur le curé, répondit Raoul avec une froide politesse, ne me paraît point nécessaire. Je puis être le comte de Chalys sans être pour cela le dernier des peintres, comme veut bien le dire mademoiselle de Férias. Vous pouvez à la vérité me refuser la faveur de votre hospitalité; mais je ne crois pas que vous puissiez me refuser le droit de terminer un travail auquel j'ai été régulièrement appelé. On ne déplace pas un artiste, on ne lui retire pas sa besogne des mains avec une telle légèreté.
— Il est bien entendu, monsieur, dit le curé en hésitant, que vous serez indemnisé de vos frais d'après votre propre estimation.
— Pardon, monsieur le curé, reprit Raoul en souriant; mais je ne suis pas un artiste mercenaire: je travaille principalement en vue de l'honneur. J'ai la fantaisie d'attacher mon nom à votre église, et cette fantaisie me paraît aussi respectable que celle qui prétend m'en chasser. Suis-je ici aux gages de mademoiselle de Férias? Mademoiselle de Férias est-elle propriétaire de cette église? Je n'ai affaire ici, monsieur le curé, qu'à vous et à votre conseil de fabrique; il existe entre nous une convention que vous ne pouvez rompre honorablement tant que j'y suis moi-même fidèle. Etes-vous mécontent de mon travail? doutez-vous de ma capacité? Faites appeler des experts; s'ils partagent les appréciations de mademoiselle de Férias, je m'incline et je me retire. Jusque-là je reste, tout prêt d'ailleurs, si vous essayez de me fermer les portes de votre église, à me les faire ouvrir par la justice de mon pays. — Monsieur le curé, j'ai dit.
— Monsieur, dit le curé, ce langage ne peut être sérieux.
— Sérieux, monsieur le curé? Je ne serais pas plus sérieux quand je serais sur mon lit de mort.
L'abbé Renaud était timide; mais il avait en lui un fonds de dignité et de vaillance qu'il ne fallait pas provoquer outre mesure.
— Monsieur le comte, reprit-il avec fermeté, vous quitteriez, j'en suis sûr, ce ton de raillerie et de bravade, si vous vouliez bien vous souvenir qu'il ne s'adresse ici qu'à des femmes et à des vieillards.
Raoul pâlit. — Après un silence:
— Vous avez raison, monsieur, dit-il. Recevez mes excuses.
Et se tournant vers miss O'Neil:
— Puis-je avoir, mademoiselle, quelques minutes d'entretien avec mademoiselle de Férias?
— Non, monsieur.
Raoul leva légèrement les épaules:
— Eh bien, monsieur le curé, je vais me rendre de ce pas chez M. le marquis de Férias, et je m'engage sur l'honneur à ne pas prolonger mon séjour ici d'un seul instant sans son assentiment.
Il descendit alors à grands pas le revers de la falaise, salua gravement Sibylle en passant et entra au presbytère.
Sibylle, informée par miss O'Neil de la résolution qui avait clos le débat, se hâta de remonter en voiture et d'aller annoncer à son grand-père la visite extraordinaire à laquelle il devait se préparer.
III
RAOUL AU CHATEAU DE FERIAS
Une heure à peine s'était écoulée quand le comte de Chalys, qui n'avait pris que le temps de quitter son négligé de peintre, fut introduit dans le grand salon du château de Férias, où le marquis et la marquise l'attendaient et lui firent un accueil empreint d'une extrême gravité. Il y eut, après l'échange des saluts, une minute de silence pendant laquelle le comte et ses hôtes s'observaient mutuellement avec un intérêt réservé, mais profond. M. et madame de Férias étaient secrètement frappés du caractère de grâce et d'intelligence qui recommandait au premier abord la personne de Raoul; pour lui, la vue des ces deux vieillards si dignes, si doux et si tristes, achevait de déterminer le tour encore hésitant de son exorde.
— Madame la marquise, dit-il avec un léger tremblement dans la voix, si je n'avais apporté ici les sentiments de la plus absolue déférence, je les y trouverais… Mais on a dû vous dire que je ne me présentais chez vous que pour y prendre vos ordres, et que je m'y soumets d'avance, ne réclamant que la liberté de vous expliquer ma conduite.
— Monsieur le comte, dit le marquis de Férias, nous ne pouvons vous refuser cette liberté; mais aucune explication ne saurait modifier la nature — non point des ordres — mais de la prière que nous avons à vous adresser.
— Monsieur le marquis, j'espère le contraire. Mon arrivée dans ce pays a éveillé les susceptibilités de mademoiselle de Férias et les vôtres; je le comprends. Permettez-moi cependant de vous affirmer que la pensée de manquer de respect à mademoiselle de Férias ou à vous m'a été aussi étrangère que peut vous l'être celle d'offenser le Dieu dont vous attendez votre salut… Vous ne me connaissez pas, monsieur le marquis, et les préventions dont vous êtes animé en ce moment vous disposent mal à me croire sur parole;… mais la vérité pourtant a bien de la puissance, et je me flatte que vous en reconnaîtrez l'accent, même dans la bouche. — Raoul fit une courte pause et reprit: — Vous ne me connaissez pas, mais vous connaissez mademoiselle de Férias, et vous pouvez facilement imaginer quelle sorte d'attachement lui serait consacré, si jamais elle rencontrait un homme qui fût capable et digne de l'apprécier… Eh bien, monsieur, je vous supplie de supposer un instant que je sois cet homme, que mon naturel, que le tour particulier de ma pensée et de ma vie m'aient préparé autant que possible à bien comprendre tout ce que vaut mademoiselle de Férias, à lui rendre tout entier le culte d'admiration, d'estime et de tendresse qu'elle mérite,… à bien concevoir enfin toute la plénitude de bonheur qu'une créature si noble et si parfaite répandrait sur la destinée à laquelle elle daignerait s'unir… Veuillez vous souvenir que ce rêve m'a été permis un jour comme une espérance… et qu'on me l'a soudain brisé dans le coeur,… sur les lèvres,… et je vous demande à vous-même, monsieur, à vous pour qui je suis un étranger et presque un ennemi, — je vous demande si vous n'avez pas pitié de ce que j'ai dû souffrir!
A ces derniers mots que le jeune homme avait prononcés avec une mâle émotion, la marquise détourna un peu la tête et toussa légèrement.
— Monsieur, dit le vieux marquis, vous vous exprimez avec chaleur, et, je le crois, avec sincérité; mais je vous le demanderai à mon tour, si vous vous êtes formé une juste idée du caractère de ma petite-fille, quel avantage avez-vous pu espérer d'une tentative, — d'une démarche que je veux bien qualifier simplement de romanesque?
— Mon Dieu! monsieur le marquis, reprit Raoul avec un triste sourire, il ne faut pas exiger d'un homme qui se débat dans l'agonie d'un naufrage une parfaite maturité de délibération… Il s'attache à tout… Un moyen s'est offert de me rapprocher de mademoiselle de Férias, de me remettre sur son chemin… je l'ai saisi! Et cependant, monsieur, mon entreprise n'a pas été tout à fait irréfléchie… J'avais une espérance que la raison et l'honneur peuvent avouer. Autant que j'ai pu le savoir, c'est au nom des scrupules de sa conscience que mademoiselle de Férias a repoussé des voeux qu'elle n'ignorait pas… Eh bien, monsieur, je savais que chez mademoiselle de Férias la fermeté rigoureuse — trop rigoureuse peut-être — des principes n'exclut pas la générosité du coeur… C'est à son coeur que j'ai tenté de faire appel, c'est sa générosité que j'ai espéré toucher en lui montrant sous ses pieds un homme qui, comme elle le sait, ne fait point métier de s'humilier.
— Je suis sensible, monsieur le comte, à vos explications, et j'avoue qu'elles vous concilient jusqu'à un certain point mon intérêt; mais cet intérêt, vous le comprenez, ne saurait me faire oublier ce que je dois au repos et à la dignité de ma petite-fille. Je ne puis donc que solliciter de vous le témoignage de déférence que vous avez bien voulu nous promettre.
— Soyez assuré, monsieur, que je ne vous le refuserai pas, si vous jugez, après y avoir réfléchi, qu'en m'enlevant mes dernières espérances vous ne frappez que moi, si vous approuvez pleinement les principes auxquels mademoiselle de Férias me sacrifie, si vous pensez enfin que l'homme qui vous parle était vraiment indigne d'entrer dans votre famille et de faire le bonheur de votre enfant. Dans un instant pour moi si solennel et où je joue sur une partie suprême toute ma destinée, souffrez-moi la franchise la plus entière, la plus inusitée. Ne me défendez aucun argument, si délicat qu'il puisse être… Souffrez que j'essaye d'intéresser à ma cause votre sollicitude même pour l'avenir de celle que vous chérissez à si juste titre! Laissez-moi vous le rappeler, et mademoiselle de Férias ne me démentira pas,… car elle ne saurait dire que la vérité, — son coeur ne me repoussait pas… Ce sera la fierté et peut-être le désespoir de toute ma vie que d'avoir été un instant honoré de sa sympathie… Eh bien, cette sympathie, qu'un tel coeur sans doute n'avait pas accordée légèrement, comment l'ai-je perdue? Sur un seul mot, sur une parole, — sinon mal comprise, — au moins bien rigoureusement interprétée! Je respecte et j'admire les principes religieux de mademoiselle de Férias;… mais n'ont-ils pas même à vos yeux, monsieur, quelque chose de l'intolérance de la première jeunesse? Ne perdront-ils rien de leur inflexibilité au contact de la vie et de l'expérience? La résolution qu'ils ont dictée à votre petite-fille ne sera-t-elle jamais sujette,… le croyez-vous!… à quelque secret repentir? Pensera-t-elle toujours, comme aujourd'hui, qu'elle a bien fait de séparer, de désoler deux existences dont l'union lui avait semblé à elle-même présenter plus d'une condition de bonheur?… Et pourquoi? Parce que l'homme qui l'aimait si profondément, — et qu'elle avait jugé digne d'un peu de retour, — était un homme de son temps, un enfant de son siècle,… et peut-être un des meilleurs, car si je suis un incrédule, je ne suis pas un impie; mon incrédulité n'est ni agressive ni triomphante,… elle est triste et respectueuse. Je vénère et j'envie ceux qui possèdent la vérité. Pour moi, je la cherche dans toute la sincérité et dans toute l'amertume de mon âme. Voilà donc ce que je suis, monsieur. Que mademoiselle de Férias, jeune comme elle l'est, élevée loin du monde, ait pensé qu'une telle situation morale ne pouvait se concilier avec aucune vertu, aucun honneur, aucune bonne foi, je le comprends;… mais j'en appelle, monsieur, à l'expérience et à la charité de votre âge;… croyez-vous qu'elle ne se trompe pas? Croyez-vous qu'un incrédule comme moi soit vraiment incapable de tout sentiment honnête et loyal, qu'il n'ait rien de sacré dans l'âme, qu'il ne puisse rien aimer, rien respecter, rien adorer dans ce monde,… ni son père, ni sa femme, ni son enfant? Ah! si vous le pensez, je vous atteste, monsieur, que vous me méconnaissez,… je vous atteste, au nom même des sentiments dont je suis pénétré devant vous,… que le plus saint respect peut entrer dans un coeur où la foi n'est pas!
M. de Férias échangea un regard avec la marquise, et répondit ensuite avec une sorte d'abandon:
— Mon Dieu! monsieur le comte, admettons pour un moment que les principes de ma petite-fille, érigés en règles pratiques de la vie, puissent être en effet taxés d'exagération regrettable… Que pouvons-nous faire, madame de Férias et moi, dans la circonstance? Il ne sautait être question ici d'user de notre autorité… Que pouvons-nous donc? Que venez-vous nous demander? Je vous interroge sincèrement, car, ayant égard à ce que vos sentiments et votre situation semblent offrir d'intéressant, nous serions disposés, madame de Férias et moi, à vous donner, dans la limite de nos devoirs, un témoignage de notre sympathie.
— Eh bien, monsieur le marquis, dit Raoul avec son plus doux sourire, ne me chassez pas, voilà tout ce que je vous demande… Laissez-moi le temps de désarmer, d'apaiser des scrupules que vous-même jugez excessifs… Laissez-moi, comme autrefois Jacob, servir sept ans, s'il le faut, pour gagner le coeur et la main de Rachel!
— Pardon, mon cher monsieur, reprit le vieux marquis en souriant à son tour; mais vous oubliez que la réputation de ma petite-fille pourrait être compromise dans cette expérience.
— Comment le serait-elle, monsieur le marquis? Il est évident que ma folle équipée, en supposant que le monde vienne à pénétrer le mystère dont je me couvre, ne saurait compromettre que moi… Une passion heureuse, encouragée, ne réduit pas un homme de ma condition à ces procédés d'aventurier… On se moquera de moi,… je serai ridicule,… voilà ce qui peut arriver de pis… Vous faut-il quelque chose de plus? Faut-il m'engager sur l'honneur à ne pas rechercher mademoiselle de Férias; à l'éviter même, tant qu'elle ne m'appellera pas? Je m'y engage… je m'engage encore à ne pas prolonger mon séjour dans ce pays au delà du temps nécessaire à l'achèvement consciencieux de mon travail… Vous avouerai-je l'espérance suprême que j'attache à ce travail?… Si mademoiselle de Férias reste inflexible, si mon dévouement silencieux, persévérant, n'a pu l'ébranler,… eh bien, j'emporterai encore une consolation… Je laisserai sous ses yeux l'oeuvre que mes mains, mon esprit et mon coeur lui auront consacrée… Je pourrai me dire de loin que ce témoignage lui rappelle quelquefois combien elle fut aimée, qu'il mêle mon nom à ses pensées,… à ses prières,… qu'il peut un jour lui arracher une larme de regret, un cri de tendresse,… et que peut-être enfin ma vie n'est pas perdue à jamais… Maintenant, monsieur, j'attends vos ordres… Si vous l'exigez, je partirai, je partirai ce soir même, mais je partirai désespéré!
Le marquis demeura un moment silencieux, les yeux fixés sur le parquet. Raoul crut comprendre à la contraction de son front qu'il rassemblait ses forces pour lui adresser une réponse négative. Il se leva, et s'approchant de madame de Férias avec un air de dignité émue:
— Madame la marquise, dit-il, ne souffrez pas que je sois jugé, condamné peut-être, sans laisser tomber de vos lèvres un peu de cette bonté, de cette compassion que je lis dans vos yeux… Dites un mot, je vous en supplie,… dites que votre coeur maternel a confiance,… et que vraiment j'aime votre enfant comme personne au monde ne l'aimera jamais!
— Hélas! monsieur, dit la marquise en portant son mouchoir à ses yeux, comment se peut-il qu'un homme qui montre des sentiments comme les vôtres ne croie pas en Dieu!
Le comte s'inclina, saisit la main de madame de Férias, et la baisant avec un respect attendri:
— S'il m'eût donné… et conservé une mère comme vous, madame, j'y croirais peut-être!
Le regard humide de la marquise se porta sur les yeux de son mari, et s'y arrêta un moment.
— Monsieur le comte, dit alors le marquis, vous trouverez bon que nous désirions, madame de Férias et moi, nous consulter plus mûrement avant de prendre une décision formelle. Veuillez donc nous conserver des dispositions de déférence auxquelles je ne vous cache pas que nous ferons probablement appel… Jusque-là nous n'approuvons pas, mais nous voulons bien ignorer votre présence en ce pays.
Sur ces paroles, Raoul respira avec force, et un jet de sang colora son pâle visage.
— Merci! dit-il d'une voix à peine distincte, et, posant une main sur sa poitrine, il salua profondément les deux vieillards et se retira.
Le marquis et la marquise, demeurés en tête-à-tête, se regardèrent quelque temps sans parler.
— Mon Dieu! dit enfin madame de Férias, qu'il me plaît, mon ami!
— Oui, oui, sans doute, dit le marquis en hochant la tête; mais prenons garde, ma chère,… c'est un grand séducteur!
— Voulez-vous dire que sa droiture vous soit suspecte?
— Non,… je ne dis pas cela;… mais c'est un grand séducteur… Il m'a séduit moi-même, je l'avoue… J'ai cherché dans mon esprit des arguments en sa faveur… Ce jeune homme, — qu'on serait heureux à tant d'égards d'appeler son fils, — a toujours vécu dans le mauvais courant du siècle… Je me suis demandé si quelque temps d'une vie nouvelle, entourée d'influences salutaires, ne pourrait pas le rendre à celui qu'il paraît si digne de connaître!
— Vous vous êtes rappelé, dit en souriant la marquise, miss O'Neil convertie, Jacques Féray consolé, notre brave curé sanctifié, et vous avez espéré que l'âme troublée de ce jeune homme pourrait s'apaiser et se purifier au souffle du même ange?
— Oui, ma chère; mais cette épreuve est bien grave, bien délicate, et il faut prendre conseil et nous recueillir avant de nous y engager.
Sibylle entrait en ce moment dans le salon; son regard ardent et curieux interrogea M. de Férias.
— Eh bien? dit-elle.
— Eh bien, mon enfant, dit le vieillard en souriant avec une nuance d'embarras, nous avons passé à l'ennemi!
— Comment! s'écria Sibylle.
— Non, rassurez-vous… Seulement nous avons cru pouvoir ajourner notre arrêt de proscription… Nous voulons y penser, vous y penserez vous-même… Ce jeune homme ne demande que le droit de terminer son travail, qu'il nous présente comme un hommage désintéressé de sympathie et de dévouement… Il s'engage d'ailleurs à respecter scrupuleusement votre repos… Mon Dieu! sous cette clause, il nous a paru dur de traiter en malfaiteur un homme bien né,… d'un grand talent,… et après tout malheureux!… Nous y penserons, ma fille.
Sibylle accueillit cette communication avec tous les signes extérieurs de son respect habituel pour son aïeul, mais au fond de l'âme elle en fut atterrée. Elle comprit que M. et madame de Férias avaient subi la fascination personnelle de Raoul, et elle se fit contre lui un nouveau grief de ce triomphe. Elle crut voir la défaillance de l'âge dans le trait de faiblesse qu'elle reprochait secrètement à ses vieux parents, et dont elle se représentait les suites avec désespoir. Elle seule savait au prix de quels combats, de quelles fièvres, de quelles insomnies elle était parvenue à étouffer, et à n'étouffer qu'à demi, une passion que son jugement condamnait. La présence de Raoul même invisible allait la rendre toute entière à ces agitations dont elle espérait à peine triompher deux fois. Elle était convaincue que la faute la plus grave qu'une créature humaine, et qu'une femme surtout, puisse commettre, c'est de laisser usurper par la passion, dans le gouvernement de sa destinée, la place de la raison et des principes. Elle sentit que l'abandon de ses guides naturels l'exposait à ce danger. Elle en frémit, et se détermina sur l'heure à tenter de sa personne un effort suprême pour rester maîtresse de sa vie. Laissant ses parents en conférence avec miss O'Neil et avec le curé, qui venait d'arriver au château, elle monta à cheval, sous le prétexte d'une excursion de charité, et, suivie de son vieux domestique, elle prit d'une allure rapide le chemin de Férias.
IV
L'EXPLICATION
Si nous sommes parvenu à donner une idée juste du caractère de Raoul, caractère où, sur un fonds riche, mais déraciné de toutes bases morales, la passion et l'enthousiasme régnaient souverainement en guise de principes, et pouvaient se tourner vers le bien ou vers le mal avec une égale sincérité, on aura peut-être le secret de beaucoup d'existences de ce temps qui, dans leurs contrastes et leurs variations, dans leur noblesse et dans leurs défaillances, semblent manquer de logique ou de droiture, et qui ne manquent que de foi. — On comprendra du moins dans quelles dispositions attendries, sereines et honnêtes Raoul rentra au presbytère à la suite de son entrevue avec les vieux parents de Sibylle. Il les avait vus à demi gagnés, et, malgré toutes les réserves dont ils avaient enveloppé la tolérance qu'ils lui accordaient, il y sentait une sanction réelle de ses prétentions et de ses voeux. Il connaissait le respect et l'adoration de Sibylle pour les deux vieillards, et, assuré d'une alliance si puissante, il crut pouvoir s'abandonner franchement à ses espérances. Ces espérances avaient pris un caractère plus ardent et plus tendre depuis qu'il avait pénétré dans cet intérieur patriarcal et respiré l'air de paix, de douceur et de dignité dont il semblait être parfumé. L'aspect même du château, le bon goût, l'ordre et le silence qui y régnaient, les grands jardins en fleur, le vitrage étincelant des serres, les avenues et les bois, tout ce qu'il avait pu entrevoir de la demeure natale de Sibylle formait à la jeune fille elle-même un cadre harmonieux, à la fois sévère et gracieux comme elle. Il envisageait avec des effusions de coeur la pensée d'enfermer sa vie, son art, son avenir dans cette retrait bénie, à côté de celle qui lui paraissait être l'âme et le génie de ce lieu enchanté. Pour cet esprit troublé et pour ce coeur fatigué, un tel rêve, exalté par la passion, avait des délices incomparables.
Ne trouvant pas le curé au presbytère, il se rendit à l'église. En prévision du lendemain, les ouvriers venaient d'enlever les échafaudages qui encombraient la nef pour la restituer aux besoins du culte. Raoul profita de ce débarras pour examiner sous différentes perspectives l'effet général de son oeuvre commencée, en se portant tour à tour sur différents points de l'église. Accoudé sur une des stalles du choeur, il s'absorbait dans ses observations critiques, quand il entendit la porte de l'église s'ouvrir, puis se refermer. L'instant d'après, mademoiselle de Férias parut dans la nef: elle s'arrêta quelques secondes, puis, apercevant Raoul, que l'étonnement retenait immobile sur le pavé du choeur, elle s'avança vers lui. A mesure qu'elle approchait, le pli sévère de ses sourcils et la décision hautaine de son regard faisaient passer dans les veines du jeune homme, surpris peut-être en plein rêve de bonheur, de douloureux frissons. — Il s'inclina:
— Dois-je me retirer, mademoiselle? dit-il.
— Non, monsieur, je vous cherche.
Après un peu de recueillement, elle reprit:
— Je viens moi-même, monsieur le comte, vous prier de rendre à ma vie la liberté et le repos que votre présence ici lui enlève. Vous m'excuserez si j'hésite sur le choix des arguments que je dois employer pour vous y décider… Est-ce à votre conscience ou à votre honneur que je dois faire appel?… Votre conscience, monsieur, ne reconnaît d'autres lois, je le crains, que votre fantaisie et votre bon plaisir, et vous me permettrez d'en attendre peu de secours, puisqu'elle ne vous a pas interdit d'elle-même une conduite que la plus simple honnêteté réprouve.
Le ton âpre de Sibylle et la mesure étudiée de son langage glacé achevaient si cruellement de détruire les espérances dont Raoul s'était bercé un instant, qu'il se sentit défaillir à demi. Il porta une main à son front, qui s'était chargé d'une pâleur livide, et, s'appuyant de l'autre sur la stalle voisine:
— Mon Dieu! murmura-t-il.
— Je voudrais, poursuivit la jeune fille avec le même accent de hauteur, je voudrais compter davantage sur votre honneur, sur les sentiments de savoir-vivre et de délicatesse que les hommes les plus étrangers à la morale vulgaire sont encore forcés de respecter, quand ils sont des hommes bien nés, et qu'ils tiennent à en conserver le nom… Permettez-moi donc de vous rappeler, monsieur, que s'il y a une loi d'honneur formelle et incontestable, c'est celle qui défend à un galant homme de s'imposer par la persécution et l'intrigue à un coeur qui le repousse.
— Mon Dieu! répéta la comte, qui croisa les bras sur sa poitrine avec un air de froide résignation.
— Et si ce n'est pas assez, monsieur, pour vous toucher, je m'adresserai à votre raison, à votre bon sens… Cette entreprise, peu honorable, où vous vous obstinez, ne peut aboutir, laissez-moi vous le dire, qu'à votre confusion. Vous vous êtes gagné la partialité de quelques personnes que je respecte profondément, et vous vous flattez que je céderai un jour ou l'autre à leur influence… Eh bien, je vous atteste, monsieur, que vous vous faites illusion, et que toute ma déférence pour ces personnes ne saurait, ni aujourd'hui, ni demain, ni jamais, me faire dévier de la ligne de conduite que je me suis tracée vis-à-vis de vous,… et je vous atteste encore que votre persévérance, durât-elle des années, ne ferait que rendre vos prétentions plus vaines, en redoublant dans mon coeur les sentiments de dédain et de mésestime que de tels procédés m'inspirent.
Le comte de Chalys étendit le bras vers l'un des angles de l'autel:
— Tenez, mademoiselle, dit-il, je me demande si c'est vous qui parlez,… ou bien si ce n'est pas une de ces statues de pierre que voilà!
Une flamme de colère s'alluma dans l'oeil de Sibylle.
— Celle qui vous parle, dit-elle vivement, est une jeune fille odieusement outragée, et qui certes n'eût pas été soumise à cette indignité, si vous aviez vu près d'elle une seule main capable de la défendre ou de la venger!
A ces mots, une sorte de cri sourd s'échappa de la poitrine de Raoul; sa main s'abattit lourdement sur le plat de la boiserie. Il marcha vers Sibylle, et la regardant en face:
— Retirez-vous! lui dit-il.
Stupéfiée par le rayonnement effrayant de ses yeux, la jeune fille ne bougea pas.
— Retirez-vous! répéta Raoul avec force… Vous êtes une enfant insensée! et vous me feriez perdre à moi-même la raison,… avec la patience et le respect!… Quoi! voilà donc vos vertus,… votre charité,… votre religion, mademoiselle Sibylle!… Bonté du ciel!… Je suis un homme sans conscience,… sans honneur,… sans coeur,… sans âme!… Et pourquoi? Est-ce parce que je vous aime tendrement, fidèlement, follement, à travers tous les dégoûts, toutes les amertumes, toutes les injustices dont vous m'abreuvez?… Non!… c'est parce que je ne crois pas, n'est-il pas vrai?… parce que je n'ai pas la foi? Voilà le crime, n'est-ce pas?… qui me vaut tant de réprobation et de mépris?… Eh bien, je n'accepte pas votre anathème, entendez-vous? et votre Dieu, s'il existe, ne le sanctionne pas!… Mais quel est donc enfin ce comble de déraison et d'iniquité?… Comment! la dernière des vieilles femmes de ce village qui pour toute vertu vient, chaque dimanche, dormir au pied de cette chaire, sera une sainte à vos yeux!… Et moi, qui ai toute ma vie cherché la vérité de tout l'effort de ma pensée… et dans l'angoisse la plus sincère de mon âme, je serai un misérable!… Ah! méprisez tant qu'il vous plaira ce qui est méprisable,… l'incrédulité indifférente et railleuse,… mais l'incrédulité qui souffre, qui implore, qui respecte,… respectez-la!
La jeune fille, muette et comme pétrifiée sur les dalles, le regardait et l'écoutait avec un mélange singulier d'intérêt et de terreur. Il fit quelques pas précipités dans l'étroite enceinte du choeur, comme pour calmer la violence des passions qui l'agitaient; puis, s'arrêtant brusquement, et montrant la croix qui dominait l'autel:
— Prenez là, reprit-il d'un ton plus contenu, prenez là, mademoiselle Sibylle, une leçon de justice et de charité! Rappelez-vous le cri de détresse et de défaillance qui s'est élevé de cette croix: "Mon père, pourquoi m'avez-vous abandonné?" Eh bien, c'est le cri de toute ma vie, et de celle de bien d'autres en ce siècle. Est-il donc si coupable?… Ah! il y a des blasphèmes, sachez-le, qui valent des prières,… et il y a des impies qui sont des martyrs!… Oui, je crois fermement, quant à moi, que les souffrances du doute sont saintes, et que penser à Dieu, y penser toujours, même avec désespoir, c'est l'honorer et lui plaire!… Je crois que le seul crime irrémissible à ses yeux, c'est l'insouciance et la raillerie brutale vis-à-vis des grands mystères où il se cache, et qui nous environnent… Oui, passer sur cette terre, voir le ciel sur sa tête, la création tout entière autour de soi,… et ne pas se demander jour et nuit le mot de l'éternelle vérité,… oui, cela est coupable, cela est honteux et dégradant!… Mais se plonger de tout son coeur dans la recherche du vrai, appeler le Dieu qu'on a perdu,… et même le maudire, s'il ne répond pas,… porter cette pensée et cette tristesse à travers tout,… en sentir sur son front la pâleur soudaine au milieu des plus riantes fêtes de la vie,… est-ce donc là de l'impiété, grand Dieu?… En tout cas, c'est la mienne!… Si elle me fait criminel, je le saurai peut-être un jour;… je sais, quant à présent, qu'elle ne me fait pas heureux… Mais du moins, Sibylle, — écoutez bien! — elle ne me dessèche pas le coeur, elle me l'emplit au contraire d'une compassion attendrie pour mes semblables, pour tous ceux qui me paraissent, comme moi-même, cruellement abandonnés en ce monde aux caprices du hasard, de la force et du mal; elle ne m'ordonne pas de sacrifier à de misérables scrupules mes sentiments les plus vrais, mes élans les plus purs; elle ne m'apprend pas à immoler sur de mesquins autels, qu'aucun Dieu ne peut bénir, mon bonheur ou celui des autres; elle ne me donne pas vos vertus, mais elle m'en donne une du moins que vous n'avez pas: — la bonté!… Et maintenant, mademoiselle Sibylle, soyez heureuse… Vous serez obéie!… Et j'ajoute que je vous connais assez désormais pour vous obéir sans regret!
En achevant ces mots, Raoul se détourna comme pour ne pas voir la jeune fille s'éloigner.
Sibylle parut hésiter un moment, puis, s'avançant lentement vers lui:
— Raoul! dit-elle.
En entendant son nom prononcé par cette douce voix sur le ton de la prière, le comte se retourna brusquement et regarda Sibylle avec un air de profonde surprise.
— Raoul, reprit-elle alors, vous aussi, vous êtes injuste, et vous me méconnaissez… Pouvez-vous croire vraiment que j'aie sacrifié vos sentiments, — et les miens, que je ne cherche pas à vous cacher, — à ces étroits scrupules dont vous parlez? que j'aie craint, en vous aimant et en vous donnant ma vie, d'être impie et d'offenser Dieu? Non,… j'ai craint d'être plus malheureuse encore que je ne le suis, et de l'être surtout avec moins de dignité. — Tâchez de me comprendre, je vous en prie… Telle que le ciel m'a faite, s'il y a une pensée pour moi insupportable, c'est celle de tomber dans une de ces unions qui naissent du caprice d'un jour, — et qui ne lui survivent pas… Et ce n'est pas seulement ma fierté, Raoul, qui se révolte à cette pensée,… c'est mon coeur,… mon coeur, dont la tendresse vous est inconnue! L'amour que j'aurais eu à vous offrir, je le sentais infini, je le sentais éternel! et j'aurais voulu que le vôtre fût égal! — Ah! vous m'aimez, je le sais,… et vous êtes un homme sincère et loyal;… mais ne savez-vous pas vous-même ce que deviennent en ce monde les sentiments les plus ardents et les plus vrais quand ils ne s'appuient pas sur Dieu,… quand ils ne se purifient pas,… quand ils ne s'éternisent pas en lui? Ne comprenez-vous pas, dites-le-moi, tout ce que doit ajouter de force et de constance à l'affection de deux coeurs… l'espérance commune d'un avenir sans fin?… Eh bien, cette espérance, vous ne l'avez pas! ce lien impérissable nous eût manqué… Vous aimez ma jeunesse, — qui demain ne sera plus;… mais ce qui sera toujours,… mon âme, — comment l'aimeriez-vous? Vous n'y croyez pas!… Un jour j'aurais aimé seule!… J'en étais persuadée… Hélas! je le suis toujours,… et plutôt que d'affronter cette horrible douleur, j'ai voué ma vie à la solitude, à l'abandon, aux regrets,… préférant briser mon coeur de ma main… que de le sentir jamais brisé par la vôtre… Voilà mon crime, à moi,… et malgré ce qu'il vous fait souffrir, je vous le demande avec confiance, Raoul, est-il indigne de votre pardon?… me rend-il indigne de votre estime?
Raoul resta un moment sans répondre, les yeux attachés avec une secrète admiration sur le visage de la jeune enthousiaste, qui, dans le demi-jour mystique du choeur, brillait d'un éclat presque surnaturel. — Puis, comme se parlant à lui-même:
— Pauvre enfant! dit-il.
Elevant ensuite la voix:
— Oui, Sibylle, dit-il, je vous pardonne,… je vous remercie même,… quoique vous me désespériez; mais vous me parlez avec confiance, avec bonté,… vous me traitez en ami,… je vous remercie! — Et pourquoi ne serions-nous pas amis? Ne puis-je avoir cette consolation, dites, ne fût-ce que pendant mon séjour en ce pays? Oh! ne craignez rien;… je vous connais bien maintenant,… et je n'essayerai même pas de vous fléchir;… mais, à défaut d'un lien plus étroit, cette sympathie qui nous unit ne peut-elle avoir sa douceur,… et ne sommes-nous pas capables tous deux d'une telle amitié?
Sibylle secoua faiblement la tête avec un ombre de sourire.
— Ah! dit-elle, si je pouvais espérer qu'un jour, — si lointain qu'il puisse être, — je vous verrai prier là!
Raoul sourit à son tour:
— Vous ne voulez pas que je vous trompe, n'est-ce pas?… Je ne le crois pas. Je suis si loin de la foi!… Et pourtant il me semble que si jamais je devais m'en rapprocher,… ce serait là, — dans cette chère église,… près de ce digne prêtre… et près de vous!
Elle le regarda fixement; puis elle s'avança vers l'autel, s'agenouilla sur les degrés, et se mit à prier avec ferveur, la tête dans ses mains. Raoul, debout et immobile contre la boiserie du choeur, contempla un instant la jeune fille prosternée, et, les traits de son visage s'agitant d'une émotion subite, il mordit ses lèvres et passa rapidement la main sur ses yeux.
Après quelques minutes, mademoiselle de Férias se releva, salua l'autel, et passant devant Raoul:
— A bientôt! lui dit-elle en souriant.
Comme elle sortait du choeur, elle s'arrêta, attacha son regard sur la fresque ébauchée, et, se retournant:
— C'est très-beau, monsieur! — reprit-elle.
Puis elle s'éloigna, et Raoul n'entendit plus que le frôlement de ses jupes traînant sur les dalles.
V
L'AMOUR DE SIBYLLE
Pendant qu'elle retournait au château, Sibylle était agitée d'une sorte d'ivresse: elle ne pouvait se dissimuler que la convention par laquelle s'était terminée son entrevue avec Raoul était un de ces compromis équivoques et suspects que la passion suggère; elle était donc allée elle-même au-devant de cette défaillance qu'elle avait tant redoutée. Cependant elle ne se reprochait rien. Elle se disait, et nous sommes loin de l'en blâmer, que trop de sagesse et de force touche à la dureté de l'égoïsme, et qu'un élan de l'âme, une faiblesse du coeur conseillent plus noblement, à certaines heures de la vie, que les règles de la plus haute raison. Elle concevait sans illusions toutes les délicatesses, tous les écueils, toutes les angoisses de l'épreuve qu'elle venait d'accepter; mais elle les affrontait désormais avec une joie secrète: sa tendresse s'était réveillée tout entière et même exaltée au contact de la passion de Raoul; elle avait appris en même temps à lui rendre plus de justice, à l'estimer plus haut, et dès ce moment il lui avait semblé qu'à la place des principes rigides auxquels elle avait obéi jusque-là se posait devant elle un devoir à la fois plus élevé et plus doux, celui de se vouer au salut moral de cette âme qu'elle adorait, et de hasarder dans cette tentative généreuse son repos, sa réputation même, et, s'il le fallait, sa vie.
La conséquence strictement logique d'une telle résolution eût été sans doute d'agréer sans conditions les voeux et la main du comte; mais si mademoiselle de Férias eut cette pensée, elle la repoussa, soit qu'elle ne pût vaincre si complétement la fière obstination de son naturel et les principes réfléchis de son esprit, soit qu'elle éprouvât la crainte vague que le coeur de Raoul ne se prêtât plus avec la même ardeur au miracle qu'elle implorait pour lui, si elle cessait d'en être le prix.
Quelques instants plus tard, le marquis et la marquise entendaient de la bouche même de Sibylle le récit de sa campagne, laquelle, comme elle le dit en riant, n'avait pas tourné à sa gloire. Elle termina en soumettant à leur approbation le traité de paix et d'amitié qu'elle avait cru devoir conclure avec M. de Chalys sous la restriction expresse qu'il abandonnerait toutes prétentions à sa main. Cette restriction expresse ne trompa pas plus M. et madame de Férias qu'elle ne trompait au fond Sibylle elle-même. Ils ne doutèrent même pas que dès cet instant leur petite-fille n'eût arrêté formellement dans sa pensée le projet de son union avec le comte, et que le temps d'épreuve qu'elle lui imposait ne fût simplement, suivant l'expression du vieux marquis, un moyen de sauver l'honneur des armes. Leur conférence avec miss O'Neil et avec l'abbé Renaud les avait d'ailleurs disposés de plus en plus en faveur du comte, pour lequel le curé en particulier avait témoigné une prédilection tendre, disant que c'était une âme bien troublée sans doute, mais non perverse, qui offrait encore de la prise pour le ciel, et qu'il y aurait conscience à désespérer. Malgré tout, M. et madame de Férias furent tentés de croire que Sibylle entrait un peu trop vivement dans la voie où ils semblaient l'avoir eux-mêmes engagée. Le marquis la gronda doucement de son équipée: il ne refusa pas de ratifier les préliminaires qu'elle avait signés avec Raoul, et de le traiter comme un homme distingué, un artiste éminent qui se trouvait par hasard dans le pays, et avec lequel on serait heureux d'entretenir quelques relations de temps à autre.
— Mais vous comprendrez, ma fille, ajouta le vieillard avec un sourire un peu ironique, quelle réserve doit présider à des relations dont le but en définitive reste si mystérieux!
M. de Férias, apparemment pour donner lui-même le ton de cette réserve désirable, accompagna dès le lundi suivant sa petite-fille et miss O'Neil dans une excursion au village, et tous trois vinrent surprendre M. de Chalys sur son échafaudage. Raoul avait passé la journée du dimanche, penché sur sa fenêtre, à recueillir d'une oreille émue les soins lointains de l'orgue, que la brise lui apportait avec les sourds murmures de l'Océan. L'apparition du marquis et de Sibylle lui parut d'un augure si excellent que ses beaux traits s'éclairèrent d'une splendeur de joie. M. de Férias, après avoir prodigué les éloges, informa M. de Chalys que, si jamais il prenait une heure de repos dans l'après-midi et que le hasard de sa promenade le dirigeât du côté du château de Férias, madame de Férias en serait reconnaissante.
On peut croire que ce hasard ne se fit pas attendre. Raoul toutefois ne profita qu'avec beaucoup de discrétion des politesses du vieux marquis, dont il avait senti la mesure. Il trouvait d'ailleurs un charme si étrange dans l'espèce de noviciat romanesque auquel il était soumis, qu'il semblait craindre de l'abréger. Il osait à peine toucher à ce bonheur, qui pouvait n'être qu'une illusion. La saison était admirable. Pendant que le soleil incendiait de ses feux l'aride sommet des falaises et réjouissait dans l'herbe desséchée les petites sauterelles bleues qu'on voit sur ces côtes, il se cloîtrait dans l'ombre et dans la fraîcheur de l'église, et il y goûtait entre son art et sa rêverie les heures les plus douces qu'il eût connues. Le curé ne manquait pas de venir chaque jour s'attendrir devant son oeuvre. Il lui apportait des fruits de son jardin, que le comte dévorait comme un écolier, à la vive satisfaction du vieillard. Quand il arrivait à Raoul de se reposer quelques minutes en fumant à l'ombre des murs de l'église, le curé venait s'asseoir près de lui sur le gazon ou sur la pierre d'une tombe, et ils devisaient tous deux amicalement au bruit des flots tranquilles, qui mouraient au pied de la falaise.
Le comte avait un compagnon encore plus assidu et qui ne lui était pas moins cher, parce qu'il portait, comme le vieux curé, la marque de Sibylle, et que, s'il n'était pas la rose, il avait vécu près d'elle. C'était Jacques Féray. Jacques Féray, dans sa flânerie perpétuelle, n'avait pas tardé à découvrir la chose merveilleuse qui se passait dans l'église de Férias. Il avait commencé par rôder timidement aux environs du porche, puis il s'était hasardé sur l'échafaudage, où il était demeuré en extase devant le monde radieux qui sortait peu à peu des murailles et de la voûte. Raoul connaissait par Sibylle elle-même une partie de l'histoire de ce pauvre homme, sur laquelle le curé avait achevé de l'édifier. Par bonté naturelle et par une sorte de diplomatie innocente, il fit à Jacques un accueil encourageant, et il n'eut pas de peine à l'apprivoiser en lui parlant de Sibylle avec un accent de sympathie dont l'instinct du fou comprit la sincérité. Jacques, à dater de ce jour, jugea convenable de venir s'installer chaque matin sur le plancher de l'échafaudage, d'où il surveillait le travail de Raoul avec un intérêt le plus ordinairement silencieux. Il ne tarda pas cependant à répondre de bonne grâce aux questions que le comte lui adressait par intervalles sur le ton de bonhomie qui est particulier aux artistes. Sibylle était le thème habituel de ces dialogues bizarres.
— Tu l'aimes bien, mon garçon, n'est-ce pas? lui dit un jour
Raoul.
— Et vous aussi! répondit Jacques Féray en souriant avec un air de ruse et de finesse. — Ne lui faites pas de mal! ajouta-t-il aussitôt d'un ton sévère.
La confiance croissante de Jacques dans son nouvel ami alla jusqu'à lui communiquer un secret chagrin dont il était cruellement obsédé. La femme et la petite-fille de ce malheureux reposaient dans le cimetière de Férias sous deux tombes de gazon, dont le relief, bien qu'affaissé par les années, était encore apparent. Depuis que l'intérêt pieux de Sibylle avait rendu un peu de paix et de lucidité à cette intelligence foudroyée, Jacques avait pris l'habitude de planter sur ces deux tombes des tiges de fleurs sauvages qu'il renouvelait avec soin lorsqu'elles étaient fanées. D'après les usages du pays, le moment était venu où cette partie du terrain consacré devait rentrer dans le domaine commun, et Jacques avait été instruit par on ne sait quel féroce plaisant de village de cette expropriation imminente: il savait que d'un jour à l'autre la pioche allait bouleverser ces deux tertres et tout ce qu'ils contenaient. Cette idée se présentait à l'esprit effaré de l'idiot avec un cortège d'images douloureuses et sinistres. Il parlait d'ailleurs de ses alarmes à ce sujet avec tant de mystère et de circonlocutions que la véritable nature de son tourment avait échappé même à la pénétration de Sibylle. Raoul ne la devina qu'à force de patience, et grâce à l'intimité quotidienne et prolongée de ses relations avec le fou. Comme il venait de faire cette découverte, l'abbé Renaud entra dans l'église; il le mit au courant en deux mots:
— Monsieur le curé, ajouta-t-il à demi-voix en terminant, je désire acheter ce terrain. Chargez-vous de cela et gardez-moi le secret, je vous prie.
Puis s'adressant à Jacques Féray:
— Ne te tourmente plus, lui dit-il, on ne touchera pas à tes tombes; elles t'appartiennent, c'est arrangé.
Et il se remit à son travail. L'instant d'après, il sentit un froissement qui le fit retourner: c'était le fou qui avait saisi le bas de sa blouse et qui y collait ses lèvres. Une larme se détacha brusquement de l'oeil de Raoul; puis, apercevant à deux pas le curé immobile et attentif, il rougit, frappa du pied, et repoussant Jacques Féray avec une sorte de violence:
— Laisse-moi donc, bête! dit-il.
L'abbé Renaud s'était fait un devoir d'épier et de recueillir dans le caractère et dans la conduite de Raoul tous les traits qui pouvaient justifier les espérances auxquelles il s'était associé. Il ne manqua pas, malgré les recommandations du comte, de porter le soir même le récit de cet incident aux châtelains de Férias. Ces excellents coeurs en furent touchés au point de perdre ce qu'il leur restait de prudence formaliste, et le lendemain, dans la matinée, Raoul recevait une invitation à dîner au château. — M. et madame de Férias dînaient alors à six heures par une concession aux habitudes parisiennes de leur petite-fille. — C'était la première fois que Raoul pénétrait si particulièrement dans leur intimité: il fut surpris de l'expansion et de la gaieté dont Sibylle l'animait; cette disposition rieuse, qu'il avait difficilement entrevue sous la contrainte de l'étiquette mondaine, ajoutait aux grâces sévères de la jeune fille une nuance charmante, et qui le ravit profondément. Il y eut toutefois dans le cours de cette heureuse soirée un moment délicat: ce fut celui où les domestiques du château envahirent le salon, suivant l'usage, pour faire la prière du soir en commun avec leurs maîtres. Quelques minutes auparavant, Sibylle avait prévenu le comte en souriant de la cérémonie qui se préparait:
— Allez faire une promenade dans le jardin pendant ce temps-là, ajouta-t-elle, je vous le permets.
— Mon Dieu, non! répondit-il du même ton, je ne veux pas être un objet de scandale dans votre maison.
Il prit sa place un peu à l'écart, les deux mains appuyées sur le dossier d'une chaise dans une attitude de recueillement suffisant, et il se trouva payé outre mesure d'un acte de bon goût aussi simple par le coup d'oeil de reconnaissance que Sibylle lui adressa à travers son dernier signe de croix.
Dès ce moment, les rapports de Raoul avec le château devinrent plus familiers, et cette scène de piété se renouvela plus d'une fois en sa présence. Elle lui causait une sorte d'émotion indéfinie qu'il éprouvait encore en assistant heure par heure à l'existence monastique du curé, et en respirant continuellement l'atmosphère de l'église et les vagues parfums du sanctuaire. Ce cadre singulier où sa vie se trouvait enfermée le faisait sourire quelquefois avec une sorte d'amertume dédaigneuse. Au fond, il ne s'y déplaisait pas. Les pratiques pieuses, lorsqu'elles sont entachées d'une superstition puérile et d'une basse dévotion, ont pour effet ordinaire d'inquiéter et d'effaroucher les esprits qu'elles prétendent édifier; mais la vraie piété, les observances d'un culte pur, la discipline religieuse de la vie, sans doute parce qu'elles répondent à l'instinct le plus puissant et le plus élevé de notre nature, ont un charme sans égal, et qui semble être contagieux. Quel est celui de nous, parmi les plus tièdes, qui, pénétrant à l'heure la plus troublée de sa vie morale dans un de ces intérieurs d'aïeul où une piété souriante et calme règle et sanctifie les habitudes de chaque jour, n'y ait pas senti des élans d'attendrissement, de regret et de désir? Ce n'était donc point sans raison que les parents de Sibylle et Sibylle elle-même avaient espéré que Raoul n'échapperait pas à l'influence du milieu salubre qui l'enveloppait. Dans ce milieu en effet, entre la simplicité évangélique du presbytère et la noblesse patriarcale du château, rien ne choquait son esprit, tout plaisait à son imagination, et tout apaisait son coeur. Il est peut-être vrai de dire que la vie factice et tumultueuse du monde, le contact d'une société dépravée, les jeux effrayants de la force et du mal sur la surface de la terre, contribuent plus encore que les arguments et l'orgueil de la raison moderne à jeter une intelligence dans les abîmes du doute. S'il y avait un lieu dans l'univers où un homme pût n'avoir sous les yeux que l'aspect des grandes scènes de la nature et le spectacle d'honnêtes gens, il serait difficile que son âme, si bouleversée qu'on la suppose, n'y recouvrât pas un peu de paix et de confiance. C'était en quelque sorte dans ce coin idéal de l'univers que Raoul était transporté, et lui-même s'étonnait des couleurs nouvelles dont sa pensée s'imprégnait quelquefois sous ces cieux inconnus.
Il y avait encore bien loin sans doute de ces dispositions émues et de ces aspirations poétiques à une sérieuse renaissance morale et à une foi positive. L'esprit droit de Sibylle ne s'y trompait pas. Sans bien connaître les objections si multiples et si complexes dont s'alimente le scepticisme moderne, et qu'il est trop superflu d'indiquer à un lecteur de ce temps, elle comprenait qu'elles ne pouvaient céder en un jour à de vagues attendrissements. L'abbé Renaud la rassurait.
— Dieu se sent, lui disait-il, et ne se prouve pas… Laissons ce coeur s'ouvrir encore plus largement, et les objections radicales de l'esprit viendront s'y perdre et s'y noyer d'elles-mêmes. S'il croit une fois en Dieu, je me charge du reste.
Sibylle d'ailleurs semblait s'être fait une loi d'éviter avec tous, et surtout avec Raoul, ce texte d'entretien. Elle lui laissait même voir, dans le cours de leurs relations familières, une sérénité paisible dont il s'inquiétait, la prenant pour de l'indifférence: il craignait qu'elle n'eût vraiment accepté au pied de la lettre, et sans en attendre rien de plus, l'amitié passagère qu'elle lui avait permise; quant à l'épreuve mystérieuse dont l'avenir de leur amour avait paru dépendre, elle n'y faisait aucune allusion, et il pouvait croire qu'elle n'y pensait jamais. — Elle y pensait toujours; elle y pensait quelquefois avec de mortels découragements, quelquefois avec des ravissements où son coeur se fondait.
— Hélas! dit-elle un jour au curé, n'y a-t-il pas de la folie à espérer qu'une âme si endurcie puisse être touchée en si peu de temps et par de si faibles moyens?… Il faudrait qu'elle fût saisie!
Et après une pause elle ajouta avec un triste sourire:
— Il me semble quelquefois, mon père, que si je mourais,… il croirait!
Le vieillard ne put que lui faire signe de la main de chasser ces pensées, et ses yeux s'emplirent de larmes.
Un autre jour, ayant cru surprendre sur le visage ou dans les paroles du comte quelque symptôme heureux:
— Ah! mon père, dit-elle au vieux prêtre, quel rêve je fais! N'est-il point trop beau pour la terre? Sauver du mal et ramener à Dieu celui qu'on aime,… qu'on aime éperdument!
Et elle mit dans ce mot un accent de passion inexprimable.
— Ah! quel rêve je fais! répéta-t-elle.
Elle fondit en larmes à son tour, et cacha son front dans ses mains charmantes.
Cette étrange vie durait depuis deux moins environ, quand un soir, à la nuit tombante, M. de Chalys, qui avait dîné au château, prit le bras de mademoiselle de Férias et l'entraîna doucement dans l'avenue de châtaigniers qui s'étendait devant la grille.
— Mademoiselle, lui dit-il, est-ce que je me trompe? Je me figure que vous ne tenez plus à me convertir…
— Pourquoi, monsieur? Parce que je ne vous catéchise pas?… Outre que je suis une pauvre théologienne, je crains les rôles malséants… J'ai grande envie de vous convertir, ajouta-t-elle en souriant; mais j'ai grande envie aussi de ne pas vous déplaire.
— Je ne sais pas trop dans quel rôle vous pourriez me déplaire, dit Raoul du même ton;… mais enfin voulez-vous connaître l'état de mon âme, mademoiselle Sibylle?
— Oui, s'il est meilleur qu'autrefois.
— Il est meilleur.
— C'est vrai? dit-elle vivement.
Et il sentit le bras de la jeune fille trembler contre le sien.
— Il faut que ce soit bien vrai pour que je vous le dise, car rien ne me paraîtrait plus cruel que de m'abuser, et plus coupable que de vous abuser vous-même sur un tel sujet… Oui, vous et tous ceux qui vous entourent, vous me faites douter… de tous mes doutes. Il est si difficile, il est si révoltant de croire que des coeurs comme les vôtres soient sortis tout entiers de la matière, et qu'ils y rentrent tout entiers! Chaque jour je me fortifie dans la pensée qu'il y a vraiment une source plus pure d'où les âmes descendent et où elles remontent, — comme les anges de la vision biblique… Oui, j'entrevois Dieu par éclairs depuis quelque temps avec une certitude qui m'éblouit… Ce Dieu n'est pas encore le vôtre sans doute;… mais enfin dites-moi, mademoiselle Sibylle, que vous êtes contente!
— Contente! dit-elle d'une voix basse et pénétrée, non, je ne suis pas contente,… mais j'ai le ciel dans le coeur!
Ils continuèrent à marcher quelque temps en silence sous les sombres arcades de l'avenue. Sibylle tout à coup lui tendit la main:
— Mon ami! murmura-t-elle.
Il prit cette main et la serra sans parler… Elle s'éloigna aussitôt, et il vit son ombre se perdre dans les jardins.
Après la plus heureuse nuit de sa vie, mademoiselle de Férias eut le lendemain un triste réveil. L'abbé Renaud vint lui annoncer que M. de Chalys avait reçu dans la matinée une dépêche qui le forçait de partir immédiatement pour Paris. Raoul comptait d'ailleurs revenir sous peu de jours. Il avait prié le curé de remettre à mademoiselle de Férias la dépêche qui motivait son départ. Elle contenait ces trois mots:
"Viens vite!
"GANDRAX."
En lisant cette signature, Sibylle pâlit.
VI
L'AMOUR DE CLOTILDE
A l'heure même où, sous la voûte des avenues de Férias, Sibylle laissait tomber sa main et son coeur dans la main de Raoul, une scène d'amour fort différente se passait dans le salon d'une de ces élégantes résidences d'été qu'on voit suspendues à peu de distance de Paris sur les coteaux de Luciennes. La baron de Val-Chesnay, propriétaire de cette habitation, avait eu ce jour-là à dîner un mai qu'il s'était fait depuis quelque temps, sans trop savoir comment ni pourquoi. C'était Louis Gandrax. Pour s'introduire sur le pied de la familiarité dans la maison de ce jeune homme, Gandrax n'avait pas eu besoin de déployer les souplesses stratégiques qui sont d'usage en pareil cas, et auxquelles la roideur de son naturel se fût difficilement prêtée. Le génie de Clotilde avait pourvu à tout. Comme toutes les femmes à tête forte qui méditent d'unir les agréments de l'indépendance aux bénéfices d'une situation régulière, elle avait jugé bon d'affermir préalablement sur les yeux de son mari le bandeau d'une confiance à toute épreuve. Avec une imagination de feu et nuls principes, elle avait su lui persuader qu'elle était à la fois une sainte et un marbre. M. de Val-Chesnay, pénétré de cette flatteuse conviction, nourrissait pour cette belle statue de secrètes ardeurs qui n'étaient égalées que par son respect. S'il lui arrivait de rechercher parfois dans les théâtres ou dans les tribunes du sport quelques amours moins éthérées et plus en harmonie avec l'argile inférieure dont il se sentait pétri, il en rapportait des remords et des terreurs qui n'échappaient point à Clotilde et qui achevaient de lui assurer l'empire. Le jeune baron, malgré tout, était trop amoureux de sa femme pour n'en être pas jaloux. Ce fut donc avec une véritable satisfaction qu'il la vit un jour tourner l'activité de sa pensée vers les hautes spéculations de la science, sous la direction spirituelle de Louis Gandrax. La réputation de Gandrax était d'ailleurs particulièrement rassurante; l'intégrité de ses moeurs n'était pas moins notoire que son talent. M. de Val-Chesnay crut donc dans sa mince cervelle faire un coup de diplomatie raffinée en ménageant à sa femme ces innocents loisirs, et en attirant dans son intimité domestique un homme qui semblait devoir y être une égide plutôt qu'un danger.
Le premier charme de Gandrax aux yeux de Clotilde avait été le reflet que jetait sur lui son amitié avec Raoul. Puis peu à peu la puissance personnelle, la beauté imposante et la célébrité du jeune savant avaient exercé sur l'esprit de Clotilde une sorte de fascination qu'elle avait pu prendre pour de l'amour. Désespérée à ce moment même par l'abandon et par le départ de M. de Chalys, dont elle avait fini par perdre les traces, elle s'était livrée brusquement à cet entraînement équivoque dont un goût subit pour les curiosités de la science fut le mensonge inutile. Ce ne fut pas toutefois sans sincérité ni sans ardeur que cette jeune femme essaya de s'initier aux graves études qui occupaient Gandrax, et de donner à leur liaison un caractère élevé qui en rachetât vis-à-vis d'elle-même les tristesses et les rougeurs. Née avec de grandes passions, Clotilde n'était pas une âme basse, et même dans ses fautes on devait retrouver les indices d'une noblesse originelle étouffée par une éducation détestable.
Louis Gandrax avait eu une jeunesse ascétique. Assailli sans sa maturité par un de ces amours vengeurs que déchaîne quelquefois le démon de midi, il avait transigé avec son orgueil, qui était sa maîtresse vertu, par un singulier compromis. Impuissant à vaincre sa passion, il avait cru faire acte de supériorité dominatrice en l'imposant à Clotilde, et il était parvenu ainsi à ériger en nouveau triomphe de sa volonté ce qui n'en était au fond qu'une défaillance. Ce triomphe l'enivra. Epris jusqu'au fond de ses veines de la beauté de Clotilde, secrètement touché de l'auréole de gloire mondaine que cette conquête élégante ajoutait à son front sévère, il s'abandonna avec une sorte de candeur aux délices et aux vanités d'un amour qui lui paraissait compléter sa fière personnalité. Il arrangea pour toujours son existence dans ce cadre idéal, et il se vit même couronné devant la postérité du prestige d'une de ces grandes liaisons en même temps profanes et intellectuelles que l'histoire ne dédaigne pas de consacrer. Dès ce moment, le jeune matérialiste foula d'un pied souverain cette terre qui semblait lui appartenir, et il put se répéter, avec plus de certitude que jamais, son axiome favori: "Il y a un Dieu!… c'est l'homme qui sait et qui veut!"
Il ne savait pas tout cependant, et il devait s'en convaincre formellement dans cette soirée même où nous le retrouvons à Luciennes entre madame de Val-Chesnay et son mari. Sous le prétexte ordinaire d'études et d'expériences scientifiques, il avait passé la journée chez Clotilde, qui s'était organisé un petit laboratoire dans sa villa. Elle lui avait communiqué à son arrivée une lettre qu'elle venait de recevoir de sa pieuse tante, et dans laquelle madame de Beaumesnil lui révélait la présence du comte de Chalys à Férias, en joignant à cette nouvelle quelques détails venimeux sur la personne de Raoul, sur son genre de vie et sur ses relations avec Sibylle. Madame de Val-Chesnay s'était extrêmement divertie à la pensée du comte de Chalys transformé en ermite et en enfant de choeur. Gandrax s'était contenté de lever les épaules et d'éviter ce sujet d'entretien. Clotilde avait paru distraite le reste du jour, et pendant le dîner, en particulier, elle avait décoché à Gandrax quelques traits de mauvaise humeur, qui, sans inquiéter le jeune savant, avaient légèrement blessé son orgueil. Ce n'était pas d'ailleurs la première fois que la nature orageuse de Clotilde soulevait quelques nuages dans leur ciel. Gandrax avait coutume d'opposer victorieusement à ces caprices passagers la froideur sarcastique et hautaine que son langage et sa physionomie exprimaient avec prédilection. Il était toujours sorti de ces épreuves avec une confiance plus forte dans cette suprématie irrésistible et magnétique qu'il aimait à se reconnaître. Il ménageait ce soir-là à son élève une de ces répressions ironiques; il attendait donc avec impatience que M. de Val-Chesnay voulût bien, suivant son usage, aller fumer dans son parc ou dans ses écuries, et le laissât en tête-à-tête avec Clotilde dans le salon d'été, où ils avaient passé en quittant la table.
Mais Clotilde, de son côté, lui ménageait une surprise. Elle venait de s'étendre sur une causeuse dans une attitude de nonchalance épuisée. Au moment où le débonnaire baron s'esquivait discrètement, elle l'appela tout à coup d'une voix caressante:
— Roland, fumez donc ici, mon ami, je vous en prie!… Nous sommes seuls,… et je vous ai vu si peu aujourd'hui!
M. de Val-Chesnay, peu habitué à ces élans de tendresse, s'arrêta tout interdit. Il murmura quelques mots de gratitude, alluma un cigare, et s'établit dans un coin retiré du salon, pendant que Gandrax s'asseyait avec un peu de brusquerie à deux pas de la causeuse et lançait à Clotilde un coup d'oeil sévère. La jeune femme n'y prit point garde: elle contempla vaguement, pendant quelques minutes, à travers la porte entr'ouverte, les rayons de lune qui se jouaient dans les ombrages du parc et dans les brumes de l'automne; puis, s'adressant de nouveau à son mari du même accent affectueux et pénétré:
— Mon ami, reprit-elle, où êtes-vous donc? Pourquoi si loin?…
J'aime l'odeur de vos cigares… Venez donc ici!
Elle lui montra du bout de son éventail une espèce de gros tabouret qu'elle approcha elle-même de la causeuse.
Roland s'était empressé de se rendre à cet appel. Elle laissa pendre sa blanche main sur la tête du jeune homme, puis, le forçant de se renverser sur le bord de la causeuse, et se penchant alors gracieusement au-dessus de son front, elle le regarda dans les yeux:
— Vous êtes joli! dit-elle à demi-voix.
Et elle reprit sa pose rêveuse, sans cesser de promener sa main sur la tête blonde de Roland.
Après un silence, elle se tourna subitement vers Gandrax:
— Quelle belle soirée, n'est-ce pas? lui dit-elle.
— Très-belle! dit Gandrax.
— J'adore ces premiers soirs d'automne!… Vos cheveux sont comme de la soie, Roland… Avez-vous remarqué, Gandrax, les cheveux de mon mari? Des cheveux d'enfant,… et d'honnête homme!
— Tout à fait, murmura Gandrax.
Il y eut un nouveau silence. Elle se mit à rire.
— Voyons, Roland, reprit-elle, j'abuse de votre bonté… Allez voir un instant vos chevaux, je vous le permets, — d'autant plus qu'à la longue cette fumée de cigare… Oh! elle ne me fait pas mal, non!… mais elle me grise,… elle m'enivre!… Allez, mon ami… je vous donne vingt minutes,… mais pas une de plus, vous entendez!
Le jeune baron, hébété de son bonheur, appuya ses lèvres sur la main de sa femme, et sortit en triomphe.
Gandrax le laissa s'éloigner; puis il se leva, et, affectant vainement le calme, car sa voix tremblait de colère:
— Clotilde, dit-il, vous allez bien vouloir m'expliquer cette scène, n'est-ce pas?
— Quelle scène, mon ami? dit Clotilde d'une voix douce et traînante.
— La scène d'atroce coquetterie que vous venez de jouer là!
— Comment!… il faut vous l'expliquer?… vraiment? Vous ne la comprenez pas tout seul?
Elle sourit.
— Oh! ne plissez pas votre sourcil olympien,… vous perdez vos peines, allez! Eh bien, cette scène, je vais vous l'expliquer d'un mot,… d'un mot qui brûle mes lèvres depuis trop longtemps;… mais enfin mieux vaut tard que jamais!
Elle se dressa alors sur la causeuse, le regarda en face, et, accentuant tout à coup sa parole avec une sombre énergie:
— Vous m'ennuyez!… Comprenez-vous?
Gandrax demeura d'abord immobile, puis brusquement, comme s'il eût reçu dans la tête une balle de pistolet, il tourna sur ses talons en chancelant; il se remit toutefois par un effort de volonté suprême, fit quelques pas dans le salon, et, revenant vers Clotilde, qui, toujours à demi couchée, mais le buste rigide et la tête haute, l'avait suivi d'un oeil impitoyable:
— Une insulte, dit-il froidement, n'est pas une explication.
Que s'est-il passé? que se passe-t-il? Pourquoi ne m'aimez-vous plus?
— Pourquoi? reprit-elle du même ton âpre et violent: parce que je ne vous ai jamais aimé! parce que jamais une femme ne vous aimera,… à moins que vous n'alliez la chercher dans la fange d'un harem! parce qu'avec toute votre science vous n'avez ni coeur, ni âme, ni esprit,… ni rien de ce qui peut relever à ses propres yeux une femme qui tombe, lui voiler sa faute, lui ennoblir sa faiblesse, lui charmer sa honte,… rien de ce qui peut lui faire quelquefois de son amour un rêve généreux, un enthousiasme, une poésie,… une religion!… Non! Dieu merci, je ne vous ai jamais aimé! Je n'ai aimé en vous que l'ombre de votre ami,… de votre ami que j'adorais, que j'adore toujours!… Et ce que je vous dis là, je l'ai dans le coeur depuis la première heure, sachez-le. Je me résignais cependant, j'essayais de me tromper, de me persuader que je vous aimais, car une femme qui en est à sa première faute s'y attache avec désespoir, si indigne qu'elle ait reconnu son complice!… Et vous, vous avez cru que vous me domptiez, que vous me fasciniez, que vous étiez mon maître et seigneur!… Pauvre homme!… vous voyez si j'ai peur! — Tenez, n'en parlons plus… Je pense que vous comprenez maintenant?… Au surplus, que vous compreniez ou non, cela m'est égal! L'important est d'en finir,… finissons-en donc… Allez-vous-en!… et tâchez que je ne vous revoie jamais, car vous me faites horreur, — simplement.
Et elle se recoucha sur la causeuse.
Gandrax sortit. — Pendant qu'il gagnait la plus proche station du chemin de fer, il s'arrêtait de temps à autre et portait la main à son front, croyant sentir le sol trembler sous ses pieds. Il était onze heures du soir quand il fut rendu chez lui. Il entra dans son laboratoire et se jeta sur une chaise; puis au bout d'un instant, comme si l'immobilité lui eût été insupportable, il se releva et se mit à se promener d'un pas lent et régulier dans la longueur de la vaste pièce. Le martellement précipité de ses tempes sonnait à ses oreilles comme un tocsin. Tous les bruits du chaos remplissaient son cerveau. Dans ce réveil brutal, dans cette chute immense et sans retour des hauteurs de son orgueil, il cherchait confusément quelque soutien auquel il pût se rattacher: il n'en trouvait pas. Sa science, ses livres, sa gloire, sa noble pauvreté même, dépouillés à jamais du charme dont l'amour de Clotilde les avait empreints, lui semblaient choses odieuses. En dehors de lui, aucune force, aucune consolation, aucune espérance, — le vide. Il eût voulu pleurer; mais il ne restait pas dans son âme desséchée une seule des sources d'où peut jaillir une larme. Il continua de marcher ainsi d'un pas de spectre jusqu'aux premières lueurs du jour: quand l'aube blanchissant les fenêtres vint donner à son cauchemar une réalité plus irrécusable et plus poignante, quand il fallut recommencer la vie avec cette honte au front et cette blessure au coeur, il ne le put pas. — L'idée de la folie traversa son cerveau: il s'approcha brusquement d'un des rayons qui garnissaient les murs, saisit une fiole pleine d'une liqueur brune, et la vida d'un trait. — Puis il reprit sa promenade avec une gravité lugubre, son pas s'alourdissant par degrés. Tout à coup il s'arrêta, agita les bras convulsivement, et tomba sur la carreau. Au bruit de sa chute, quelques gens de la maison accoururent: on le porta sur son lit, et un médecin fut mandé. Après deux heures d'un assoupissement mêlé de délire, il se réveilla et eut la force de dicter sa dépêche à Raoul.
Raoul arriva dans la soirée de ce même jour et se fit conduire chez Gandrax en descendant de wagon. Il gravit l'escalier sans avoir trouvé à qui parler. La chambre du savant était une sorte de cellule claustrale; une petite lampe l'éclairait faiblement. Une vieille femme lisait dans un coin. Contre la muraille blanchie à la chaux était appliqué un lit de fer dans lequel Raoul aperçut Gandrax. Ses cheveux noirs étaient repoussés et rejetés en arrière, dégageant son large front couvert d'une pâleur cendrée. Un sourire passa sur ses joues creuses et dans son oeil flamboyant quand il vit entrer Raoul. Il lui tendit la main avec effort:
— Ah! dit-il d'une voix profonde, je suis bien aise de t'avoir revu.
— Mais, grand Dieu! qu'est-ce que c'est donc? Depuis quand es-tu malade?
Gandrax fit un signe à la femme qui le gardait: elle sortit aussitôt. Il désigna alors du doigt à Raoul la fiole vide qui était posée près de la lampe. Raoul l'examina à la hâte: un pli douloureux contracta ses traits; il se rapprocha du lit, et regardant fixement Gandrax:
— Clotilde? dit-il.
— Oui, dit Gandrax.
Et après une pause:
— La première faiblesse de ma vie,… et la dernière!
— Ah! malheureux!… mais si tu as résisté jusqu'ici, on peut espérer… L'opium pardonne… Où est le médecin? Que dit-il?
— Le médecin, c'est moi… Il dit que le système nerveux est détruit, et que je suis perdu… Je ne suis plus qu'une matière qui se transforme.
— Mais tu peux te tromper, s'écria Raoul avec agitation.
Voyons, laisse-moi appeler quelqu'un; qui veux-tu?
— Personne,… inutile,… ne me trouble pas; assieds-toi.
M. de Chalys se laissa tomber sur une chaise à côté du lit:
— Souffres-tu beaucoup, mon ami?
— Beaucoup… J'ai fait une faute,… la dose était trop forte; mais j'étais fou.
Après un moment, un éclair d'ironie glissa sur la bouche amincie de Gandrax:
— Et toi, reprit-il d'une voix sourde, tu sers la messe, dit-on?
— Mon ami, je t'en prie.
Il y eut un long silence, pendant lequel on n'entendait dans la triste chambre que la respiration sifflante du malade et les faibles battements d'une montre posée sur son chevet. L'oeil de Gandrax cependant, attaché avec insistance sur celui de Raoul, paraissait exprimer une sorte d'inquiétude pénible:
— Tu désires quelque chose, Louis? dit Raoul en se penchant vers Gandrax.
— Pourquoi ne pleures-tu pas?
— Mon ami! je fais un rêve affreux; je suis terrifié!
— Il ne pleure pas!… murmura Gandrax.
Après une nouvelle pause, il éleva plus fortement la voix:
— Quelle heure est-il?
— Bientôt minuit.
— Quel jour?
— Jeudi.
— Donne-moi ta main,… donne vite!
Raoul se leva vivement et lui prit la main:
— Louis, dit-il, n'as-tu rien à me recommander? n'as-tu rien qui te tourmente? Es-tu bien maître de ta pensée en ce moment terrible?… Es-tu sûr?… Sais-tu bien ce que tu es,… où tu vas?
— Où je vais?
Un sourire effrayant retroussa les lèvres de Gandrax: il se dressa à demi sur sa couche, retira brusquement la main que tenait Raoul, et l'abaissant vers le sol par un geste d'une énergie farouche:
— Là! dit-il.
Sa main demeura pendante contre le drap; ses yeux roulèrent dans leurs orbites, et sa tête inerte retomba sur l'oreiller. — Raoul, après une minute de contemplation silencieuse, cacha son front dans ses mains, et des larmes ruisselèrent à travers ses doigts crispés; mais Gandrax ne pouvait plus les voir.
M. de Chalys veilla seul près des restes de son ami. — Le surlendemain, la cérémonie des funérailles eut lieu dans l'église Saint-Sulpice avec un mélange de pompe et d'austérité qui rappelait à la fois les honneurs mérités et la digne pauvreté du jeune savant. En entrant dans l'église, Raoul aperçut dans un des bas côtés une femme vêtue de noir, dont l'air de jeunesse et d'élégance le frappa; il sentit un frisson passer dans ses veines. C'était Clotilde en effet; poussée par ce goût des émotions fortes et dramatiques qui est propre aux femmes de son espèce, ou peut-être par quelque secret sentiment de remords et de piété, elle avait recherché ce spectacle. On l'entendit à plusieurs reprises pleurer sous son voile. Ces pleurs étaient sincères; mais elle pleurait sur elle-même bien plus que sur la victime de son cruel amour. Sa destinée semblait se teindre à ses yeux du jour lugubre et des flammes bleuâtres dont l'église était remplie. Elle s'épouvantait de son avenir. Elle se rappelait aussi avec attendrissement les scènes heureuses de son enfance, les bois et les campagnes de Férias, la paix qu'elle y avait laissée. Parmi ces souvenirs, il y en eut un toutefois qui se dressa soudain devant elle, et qui l'obséda avec une persistance étrange: ce fut la vision du fou Féray couché sur le pavé de la cour de Férias, et soulevant tout à coup les oripeaux ensanglantés dont elle l'avait affublé pour lui adresser de la main, comme une des tragiques prophétesses de Macbeth, une vague menace de royauté et de malheur.
Vers le milieu du jour, le comte de Chalys, après avoir accompli jusqu'au bout son douloureux devoir, rentra à son hôtel. Il s'était retiré dans un grand salon du rez-de-chaussée fermé depuis longtemps, et où la lumière du dehors pénétrait à peine par une fenêtre dont on avait écarté les volets. La porte s'ouvrit tout à coup, et un vieux domestique s'y montra timidement.
— C'est une dame que monsieur le comte attend, dit-il.
Raoul se leva avec impatience.
— Mais je j'attends personne!
Il n'avait pas achevé sa phrase, que madame de Val-Chesnay était dans le salon. Le vieux domestique sortit à la hâte.
Clotilde s'était arrêtée immobile devant Raoul. Son voile était baissé, laissant entrevoir sa pâleur ardente et ses yeux de flamme. Sous ses vêtements de deuil, relevés d'ornements de jais, sa taille superbe, sa grâce sombre, sa fière beauté, resplendissaient d'un éclat saisissant. Raoul la regardait avec un air d'indécision et de colère. Elle repoussa lentement son voile et attacha sur lui un oeil suppliant.
— Que voulez-vous? dit durement le comte.
— Votre pitié, Raoul.
— Je vous la refuse!
Il se détourna et dit quelques pas. Puis, revenant vers elle:
— Savez-vous qu'il s'est tué? reprit-il. Si vous ne le savez pas, je vous l'apprends! Si vous le savez, je vous trouve… hardie de vous présenter ici!
— Je le savais! murmura-t-elle.
Elle se jeta sur un divan, cacha sa tête dans la soie des coussins et sanglota. Raoul marcha quelques minutes à grands pas dans l'obscurité de l'immense salon, et, s'arrêtant en face d'elle brusquement:
— De grâce, madame, reprit-il, finissons! Tout ceci est inutile… et répugnant.
Elle releva le front.
— Mais enfin, dit-elle, savez-vous bien vous-même ce qui s'est passé? Croyez-vous donc être si étranger à ce malheur,… à ce crime,… que je venais pleurer avec vous? N'est-ce pas vous qui m'avez poussée à ce vertige,… dont voici les suites?… Ne m'avez-vous pas demandé mon amour?… L'ai-je rêvé, dites?… Et le jour où il vous a appartenu, ne m'avez-vous pas torturée, humiliée, désespérée,… en vous donnant à une autre sous mes yeux? Et vous me refusez aujourd'hui un mot de pitié,… un mot de pardon?… Et qu'avez-vous pourtant à me pardonner,… si ce n'est de vous avoir aimé trop fidèlement à travers ce fantôme d'amour que j'avais saisi dans mon désespoir, parce qu'il était encore un souvenir, une ressemblance de vous,… parce qu'il me parlait de vous, parce qu'il vous aimait!… Eh! grand Dieu! c'est ce qui l'a tué, si vous l'ignorez, car le moment est venu où je me suis réveillée de ce songe avec horreur;… je n'ai pu le tromper plus longtemps,… le cri de la vérité s'est échappé de mon coeur, et l'a foudroyé!… Plaignez-le; moi, je l'envie! Il ne souffre plus!
Elle plongea son front pâle dans ses mains et se remit à sangloter avec violence.
— Madame, dit Raoul avec gravité, je ne vous reproche rien, et je me reproche amèrement, à moi, la conduite inconsidérée qui a pu vous préparer de telles fautes et de tels chagrins… Je vous en demande même pardon, si vous le voulez. Maintenant vous devez comprendre que nous sommes séparés par le plus profond des abîmes, et que cette explication ne saurait se renouveler ni même se prolonger entre nous sans prendre une couleur odieuse… Allez, je vous en prie.
M. de Chalys, en terminant ces mots, se laissa tomber sur un fauteuil, comme accablé par les sensations pénibles de cette scène. La jeune femme s'était levée.
— Je m'en vais, murmura-t-elle avec douceur. Ne me donnerez-vous pas votre main, Raoul?
Raoul fit un geste rapide de refus, et se détourna en appuyant son front sur sa main.
— Ah! reprit-elle du même accent suppliant, que vous êtes dur! Je vous demande si peu,… moi qui vous avais tant donné! Est-ce que cet amour enfin,… l'unique de ma vie!… ne me vaudra pas à ce dernier moment… une parole de bonté,… de compassion?… Ah! soyez sûr que je respecte tout ce qu'il faut respecter; mais il y a une chose pourtant que je veux vous dire avant de vous quitter,… pour toujours sans doute!
Il entendit un bruit de soie froissée: elle s'était mise à genoux et se traînait sur la tapis.
— Raoul, poursuivit-elle, je ne vaux rien, je le sais trop… On m'a perdue dès l'enfance en ne me laissant connaître d'autres lois que mes passions; aussi je n'ai pas un seul mérite au monde, pas une vertu, pas une croyance… Je sais aimer seulement,… et je vous aime!… Vous êtes ma religion;… je vous aime… comme je voudrais aimer Dieu!… Ah! si vous m'aviez mieux connue, vous n'auriez pas tant dédaigné peut-être une tendresse comme la mienne,… car je vous jure qu'il n'y en a pas une semblable sous le ciel!… Maintenant tout est fini,… je le sens,… et il y a presque de la démence à espérer que votre coeur s'ouvre jamais pour moi… Sachez bien cependant,… voilà ce que je veux vous dire,… sachez que je vous reste consacrée et dévouée,… et qu'à l'heure où vous le voudrez,… sur un mot, sur un signe,… je quitterai tout pour vous suivre au bout du monde à deux genoux,… comme votre servante et votre esclave!… Adieu!
Elle saisit une des mains de Raoul, la serra follement sur son sein et la pressa sur ses lèvres. — Raoul se dégagea avec une sorte de violence, releva la jeune femme brusquement, et, se levant lui-même:
— Je vous en supplie! dit-il d'une voix basse et impérieuse.
Elle était debout, toute frissonnante et comme près de défaillir.
— Dites-moi que je vous fais pitié, murmura-t-elle, et je pars!
— Oui, vous me faites grande pitié, Clotilde. Allez.
Elle fixa encore sur lui ses yeux noirs, qui étincelaient sous ses pleurs, soupira longuement et sortit à pas lents.
Le surlendemain, dans la matinée, M. de Chalys remontait en wagon et reprenait le chemin de Férias.
VII
LE CYGNE
Ce n'était pas sans quelque hésitation que le comte de Chalys avait pris le parti de retourner à Férias. Son bref séjour à Paris, et les événements qui l'avaient marqué, semblaient avoir rompu le charme dont la main délicate et pure de Sibylle l'enveloppait depuis quelques mois. Il s'était comme éveillé de ce rêve, et il y voyait une sorte d'enfantillage à demi ridicule auquel il s'étonnait de s'être prêté si longtemps. Cette sombre disposition de son esprit ne fit que s'irriter dans le cours du voyage. Le contact de la vie réelle, de ses tristesses et de ses dépravations avait rejeté sa pensée dans tous les découragements et dans toutes les ironies du scepticisme; la mort sèche et brutale de Gandrax l'avait replongé en pleine matière; son entrevue même avec Clotilde l'avait profondément troublé. Malgré les révoltes de sa conscience, les transports, les ardeurs, les paroles enflammées de la jeune femme avaient fait monter à son cerveau la fumée des amours païennes, et lui laissaient encore dans les veines une ivresse secrète; il la voyait toujours à genoux devant lui, dans le désordre de ses pleurs, de sa beauté et de sa passion. Loin de lui faire un crime de cette passion emportée et prête à tous les sacrifices, il était tenté de l'admirer et de la déifier comme une vertu supérieure à toute autre, et près de laquelle l'amour scrupuleux et timoré de mademoiselle de Férias pâlissait étrangement. Il était parti cependant, peut-être pour épargner à Sibylle un coup trop soudain, peut-être pour se soustraire lui-même à des entraînements dont il sentait l'horreur.
Quand il arriva le soir au presbytère, l'abbé Renaud, à qui il avait écrit la veille pour le préparer à son retour, l'informa que la famille de Férias l'attendait pour dîner. Il retint la voiture qui l'avait amené de la gare, et se fit conduire au château. L'accueil affectueux et presque filial qu'il y reçut ne put vaincre la froideur chagrine qu'il avait dans le coeur, et que son visage et son accent même trahissaient. Les tristes circonstances qui l'avaient appelé à Paris, le deuil qu'il en avait rapporté, expliquaient suffisamment son attitude au marquis et à la marquise de Férias; mais Sibylle parut être plus clairvoyante. Il y avait eu dans son premier regard lorsqu'elle avait tendu la main à M. de Chalys une expression de curiosité inquiète qui le surprit et l'embarrassa. Dans cette nature fine, délicate et sensitive à l'excès, le tact et le pressentiment devaient approcher de la divination. Elle ne cessa de l'observer pendant le dîner avec le même air d'anxiété. Elle remarqua qu'il sortait du salon, contre sa coutume, à l'heure de la prière, comme pour éviter d'y assister. Elle remplit d'ailleurs pendant le reste de la soirée son rôle de maîtresse de maison avec son calme habituel, quoiqu'elle fût fort pâle. Elle se mit un instant au piano, servit le thé, et crayonna sur un bout de table, à l'ombre de ses blonds cheveux, en échangeant avec M. de Chalys quelques paroles indifférentes.
Il était dix heures et demie quand il se retira. En sortant du château, il s'arrêta sur le haut du perron comme frappé du spectacle qui s'étendait sous ses yeux. La soirée, déjà froide, était belle et pure: un mince croissant d'argent glissait dans la profondeur de l'azur, et allait disparaître derrière la cime noire des bois; il répandait encore une aube limpide dans l'enceinte de la cour, et un peu au delà quelques pâles rayons miroitaient faiblement sur le vitrage des serres, dans l'eau des bassins et sur le plumage éclatant d'un cygne immobile. C'était une scène d'une paix et d'un silence comme enchantés. Raoul la contempla un instant et soupira longuement. Un bruit léger le fit retourner: il vit mademoiselle de Férias à deux pas de lui.
— Vous êtes triste, monsieur, lui dit-elle avec cette grave sonorité d'accent qui était la séduction de sa voix.
— Comment ne le serais-je pas, mademoiselle!… Je viens d'être frappé si cruellement.
— Sans doute,… mais il y a quelque chose de plus, n'est-ce pas?… Soyez vrai!
Il baissa les yeux, hésita, puis, relevant la tête:
— Je voudrais vous parler, mademoiselle Sibylle.
— Maintenant?
— Maintenant.
Elle parut hésiter à son tour; puis tout à coup:
— Attendez-moi.
Elle rentra dans le vestibule et reparut l'instant d'après: elle avait jeté sur ses épaules à demi nues une courte mante blanche bordée de bleu, dont la capuchon retombait sur son front. Elle prit le bras de Raoul: ils descendirent lentement les degrés du perron et traversèrent la cour en silence, se dirigeant vers le parc. Comme ils entraient dans la sombre allée qui s'ouvrait devant la grille, et que rayaient çà et là des bandes de lumière blanchâtres, Raoul éleva enfin la voix, et parlant avec une amertume à peine contenue:
— Mademoiselle, dit-il, je viens de traverser quelques-unes de ces heures rigides qui rappellent un homme à la réalité et à son devoir. Je vous supplie donc de me révéler le secret de votre pensée, je vous supplie de me dire si l'honneur d'obtenir votre main me sera vraiment interdit tant que j'aurai pas reçu d'en haut la grâce, — qui me manque, — et qui, j'en ai peur, me manquera toujours. Dans ce cas, je n'attendrai pas, je vous l'avoue, pour rompre un attachement sans espoir, que j'y aie perdu le peu de courage et de dignité qui me reste.
Sibylle s'était arrêtée brusquement.
— Je sentais cela! dit-elle à voix basse.
Sans paraître l'entendre, il continua avec la même âpreté:
— Oui, dès à présent, je renoncerais à une épreuve que je regarde comme inutile, comme insensée.. Le temps des illusions est passé… Vos croyances ne seront jamais les miennes… Tant que je vivrai, le doute coulera dans mes veines avec mon sang… Voilà la vérité.
— Pardon, monsieur, dit mademoiselle de Férias d'un ton à peine distinct; mais ce langage est si inattendu après celui que vous me teniez il y a bien peu de jours, et à cette heure même, qu'avant d'y répondre j'ai besoin de me recueillir.
Raoul la salua. Elle marcha quelque temps près de lui en silence. Ils arrivèrent à l'extrémité de l'avenue dans le demi-jour lumineux d'une clairière. Sibylle, comme étonnée, leva les yeux vers le firmament semé d'étoiles, et dans ce simple mouvement son visage, se dégageant de l'ombre de sa mante, parut à Raoul éclairé d'une sorte de pâleur et de transparence singulières.
— Vous souffrez? lui demanda-t-il vivement en se rapprochant.
Elle sourit.
— Un peu, dit-elle.
Et montrant le ciel du doigt:
— Je tombe de si haut!
Il crut qu'elle chancelait tout à coup; il fit un mouvement pour la soutenir, elle le repoussa avec sa grâce tranquille.
— Donnez-moi votre bras seulement.
Elle entra dans une allée voisine, et au bout d'un instant:
— Voici ma réponse, dit-elle. Je n'ai pas deux paroles: je ne serai jamais la femme d'un homme qui ne croit pas, qui ne prie pas, qui n'a d'autre dieu que la matière et d'autre espérance que le néant. Je serais coupable si j'acceptais une telle union, puisque je n'y pourrais donner le bonheur, ne l'y trouvant pas. Il faut donc nous séparer;… mais, je vous en prie, monsieur, ne nous séparons pas avec des paroles de colère et d'amertume… Que le souvenir de cette heure suprême nous soit doux à tous deux… Je vous le demande surtout pour moi… Je n'aurai que ce roman dans ma vie,… je vous prie que la dernière page n'en soit pas mauvaise! Je suis, je vous assure, une personne courageuse, et, malgré le chagrin que j'éprouve, je suis très-capable de goûter le charme de cet instant qui me reste,… quand il serait le dernier de ma vie, comme il est le dernier de notre amitié.
Il ne lui répondit que par une faible pression du bras.
Après quelques minutes d'une marche silencieuse:
— Parlez-moi, mon ami, reprit-elle, parlez-moi comme autrefois, comme si nous devions nous revoir demain et toujours.
— Je ne puis, Sibylle…
— Dites-moi que, malgré tout, mon souvenir vous sera cher…
— Bien cher,… oui…
— Le vôtre me sera sacré… Je ne verrai jamais un ciel d'été ni une belle nuit sans penser à vous et sans vous bénir.
— Me bénir!… dit Raoul amèrement.
— Oui, vous bénir… Vous avez mis dans ma vie quelques heures douloureuses, c'est vrai; mais je vous ai dû aussi les émotions les plus élevées, les joies les plus profondes qui puissent ravir l'âme d'une femme… et d'une chrétienne… Quelle soirée heureuse que celle qui précéda votre triste départ! Quel moment que celui où je sentis votre coeur s'ouvrir et Dieu y descendre!… Vous me disiez ce soir-là des choses si justes, si nobles, si dignes de vous!… J'y ai souvent pensé depuis,… non pas que j'aie besoin d'aucun argument pour affermir ma foi,… je ne comprends pas le doute… Le nom de Dieu est écrit pour moi si visiblement sur chaque brin d'herbe, sur chaque feuille, sur chaque étoile; ce silence même de la solitude, de la nuit et des cieux me laisse entendre sa voix si clairement, que mon coeur croit vraiment comme mes yeux voient et comme mes lèvres respirent… Mais ce que vous disiez me frappa… Que j'aurais aimé à parler souvent avec vous de ces choses élevées!… Je n'osais pas… Je suis plus femme que vous ne le croyez,… je le suis trop peut-être… Je redoutais de vous plaire moins,… de perdre à vos yeux un peu de ce prestige qui vous avait touché,… de vous sembler une pédante et une prêcheuse… N'est-ce pas que je puis, en ce moment du moins, m'abandonner à cette faiblesse de mon esprit, sans craindre de vous apparaître, quand vous penserez à moi dans l'avenir, sous une forme chagrine et déplaisante?
— Ne le craignez pas…
Ils continuaient, pendant cet étrange dialogue, de s'avancer dans l'intérieur du bois, tantôt perdus dans l'ombre épaisse des futaies, tantôt traversant des éclaircies inondées d'une clarté stellaire. Raoul comprit que leur promenade ne s'égarait pas au hasard, et que Sibylle la dirigeait tour à tour avec une prédilection calculée vers chacun des sites qu'elle avait le plus aimés. Elle semblait d'ailleurs avoir recouvré toutes ses forces: elle marchait sans fatigue et sans hâte de ce pas élégant, souple et glissant, qui était son allure habituelle. Il la regardait cependant par intervalles avec inquiétude, étonné de ne retrouver dans son langage aucune trace de la vivacité et de la fierté fougueuses de son naturel. Sa voix avait un calme et une douceur extraordinaires. Raoul sentait dans cette frêle créature une volonté et une énergie d'un principe supérieur aux passions violentes dont il était agité lui-même, et qui se taisaient maîtrisées. Livré à un désordre d'esprit indicible, il se laissait conduire, comme en rêve, par la main de cette enfant, sans résolution, sans force, presque sans pensée.
— Vous rappelez-vous vos paroles, mon ami? poursuivit-elle… Il y a, disiez-vous, des êtres et des coeurs qu'il est impossible, qu'il semble monstrueux de vouer au néant!… Cela paraît si vrai, si éblouissant de vérité! Puisque nos corps, quand la mort les prend, ne font que changer de forme, puisque la matière est immortelle, et que ce qu'il y a en nous de plus fragile et de plus misérable doit vivre éternellement, comment concevoir que nos pensées les plus hautes et nos sentiments les plus sublimes, que nos dévouements, notre charité, notre foi, nos élans vers Dieu, nos amours, nos souffrances, nos larmes, que tout cela doive périr avec nous sans laisser de traces,… sans trouver un avenir, un refuge, une justice!… Ainsi tout survivrait, excepté ce qui est pur!… tout serait éternel, excepté ce qu'il y a en nous de bon et de grand,… excepté tout ce qui honore la vie, tout ce qui décore la terre, tout ce qui plaît au ciel! Oh! non!… il y a, c'est vous encore qui le disiez, il y a une source pure d'où nos âmes descendent et où elles remontent, comme les anges dans la vision biblique… J'aime cette image… Il est doux d'entourer la mort de ces prestiges souriants, surtout quand on a perdu des êtres bien-aimés. — Vous avez perdu votre mère toute jeune, n'est-ce pas, mon ami?
— Toute jeune, oui.
Sibylle cessa de parler. Elle s'était arrêtée sur un plateau découvert, devant lequel s'étendait un horizon de collines étagées et de ravins sinueux qui allaient en s'abaissant au loin vers la mer. Au fond des vallées marécageuses et sur les flancs entre-croisés des coteaux flottaient ces vapeurs diaphanes de l'automne qu'on appelle poétiquement dans le pays les dames blanches. Pénétrées par les lueurs sidérales, elles répandaient sur les contours indécis de ce vaste paysage un vague aérien et une sérénité lactée qui ne semblaient pas être de la terre. Mademoiselle de Férias, appuyée sur le bras de Raoul, contempla longtemps ce spectacle avec une attention profonde. Elle parut se réveiller tout à coup, et reprenant sa marche:
— Allons! dit-elle.
Ils entrèrent alors dans une des parties les plus ombragées du bois. Sibylle avait accéléré son pas. Ils descendirent un sentier rapide, et se trouvèrent soudain sur le terre-plein d'une étroite clairière que dominait la silhouette sombre d'une roche élevée et abrupte, pareille à un fragment de muraille ruinée. Raoul tressaillit. Il reconnut la Roche-à-la-Fée, la petite fontaine qui en recevait les filtrations et la vallée sauvage où roulait le ruisseau de Férias, dont une brume épaisse marquait au loin les méandres. Quelques feux brisés d'étoiles, perçant à travers la feuillée, scintillaient doucement dans l'onde du bassin, et les gouttes d'eau qui y tombaient coup sur coup faisaient entendre un bruit clair et triste qui semblait ajouter encore au silence de cette solitude.
Sibylle promena longuement son regard autour d'elle:
— C'est là, dit-elle ensuite à demi-voix, que j'ai voulu vous dire adieu,… Raoul. Vous me pardonnerez encore cette faiblesse, n'est-ce pas? Je suis si enfant avec toute ma raison… Quand je vous ai vu là pour la première fois, vous souvenez-vous?… c'était au printemps et par un soleil charmant… Maintenant… c'est l'automne et la nuit!…
Elle prononça ces mots avec une sorte d'égarement, et s'interrompit tout à coup; puis elle se détourna, se jeta la face contre le rocher, et, plongeant sa tête dans les lierres et dans la mousse humide qui en couvraient les parois, elle sanglota amèrement.
Raoul, immobile et comme anéanti, regardait ce gracieux fantôme qui pleurait dans l'ombre, et qui plus que jamais semblait être le génie mélancolique de ce lieu solitaire; puis il s'avança lentement, et debout, à deux pas de la jeune fille:
— Sibylle! lui dit-il d'une voix basse et pénétrée; ah! quel jeu barbare vous jouez avec moi… et avec vous-même! quel crime vous commettez au nom de votre Dieu et de vos vertus!… Nous nous aimons comme jamais deux créatures sur terre ne se sont aimées… Vous pleurez, et j'ai le coeur déchiré… Nous sommes libres,… tout nous donne l'un à l'autre,… le bonheur est là dans nos mains,… et vous le repoussez,… vous n'en voulez pas!… Pourquoi?… Vous le savez à peine vous-même, malheureuse enfant!
— Raoul, dit-elle, en retrouvant soudain la fière énergie de son accent, je repousse ce bonheur, parce qu'il serait un mensonge, parce que nous ne serions pas vraiment unis,… parce que je veux être aimée comme j'aime, et que rien ne dure que ce qui s'appuie là!
Elle montra le ciel.
— Ah! je sais, reprit-elle avec plus de douceur, je sais que vous souffrez, et je voudrais me mettre à genoux pour vous demander pardon de la peine que je vous fais;… mais vous voyez que je souffre bien aussi,… moins que vous pourtant, je le crois,… car moi, j'espère vous retrouver… Oui, je l'espère fermement, Raoul,… j'en suis certaine!… Adieu!
Raoul laissa tomber sa main dans la main qu'elle lui tendait, et elle s'éloigna à la hâte.
Au bout de quelques pas, il la vit s'arrêter, s'appuyer contre un des arbres qui bordaient le sentier, et il l'entendit murmurer:
— Je ne vois plus!
Il courut à elle:
— Prenez mon bras!… Ne craignez rien de moi… pas un mot de plus, pas une prière… mais il faut que vous retourniez, et vous ne pouvez retourner seule!…
Il sentit qu'elle tremblait sous sa mante, qui était imprégnée de l'humidité de la nuit. Elle ne dit rien, se suspendit à son bras, et gravit péniblement la rampe qui tournait autour du rocher. Peu à peu son pas se raffermit, mais elle demeurait la tête penchée, comme étrangère à tout, s'abandonnant au bras qui la guidait.
Après un quart d'heure de marche, une halte soudaine que fit Raoul la tira de sa stupeur. Elle jeta autour d'elle un regard étonné.
— Mon Dieu! dit-elle,… mais je ne reconnais rien, je ne vois pas, je ne me retrouve pas!… Ce brouillard cache tout… Etes-vous sûr d'être dans le vrai chemin?
— Jusqu'ici, je l'ai pensé; mais en ce moment je suis troublé, je vous l'avoue… On ne distingue rien à deux pas!
Comme il arrive souvent en effet, vers le milieu de la nuit, sous ce climat et dans cette saison, les vapeurs humides des marais environnants s'étaient élevées subitement. Elles s'étaient enroulées d'abord, comme des flocons de givre, autour des branches et des buissons, puis elles avaient gagné tout l'intérieur du bois. Elles prêtaient aux taillis les plus clair-semés des aspects fantastiques, et semblaient dresser, sous le couvert des fourrés et dans l'ombre des hautes futaies, une muraille de ténèbres impénétrable.
Mademoiselle de Férias parut recouvrer tout son sang-froid sous cette impression de la vie réelle. Elle interrogea Raoul sur la direction qu'il avait suivie, hésita et se recueillit, puis poursuivit la même route avec agitation. Elle crut s'apercevoir, au bout de peu d'instants, qu'ils s'égaraient de plus en plus. Elle pensa alors que le meilleur parti était de chercher à regagner la Roche-à-la-Fée, espérant qu'une fois maîtresse de ce point de départ elle pourrait s'orienter avec plus de précision. Ils essayèrent donc de retourner sur leurs pas, et achevèrent de se perdre. Ils avaient dans l'esprit ce vertige étrange qui nous saisit quand tous nos guides ordinaires nous font défaut. Sibylle crut bientôt reconnaître, à quelques vagues indices, qu'ils avaient dépassé la limite des bois contigus au parc, et qu'ils étaient entrés dans la forêt qui en était le prolongement, et dont les dernières cimes couronnaient de hautes falaises à deux lieues du château.
Ils continuaient cependant de marcher avec une sorte de résolution fiévreuse, s'étant déterminés à aller toujours droit devant eux. Il leur arrivait presque à chaque pas de se heurter contre des troncs d'arbres ou de s'embarrasser dans les halliers. Ils descendaient et montaient des pentes rapides, et quelquefois traversaient de larges ravines marécageuses où leurs pieds s'imprimaient dans la fange. Par intervalles ils s'arrêtaient pour se consulter brièvement. Des exclamations découragées, des demi-mots douloureux s'échappaient, quoique rarement, des lèvres de Sibylle:
— Mon Dieu! que je suis punie!… Que va-t-on penser?… Pauvres coeurs qui m'aiment tant, et que j'ai oubliés, comme ils doivent être inquiets!
Elle s'asseyait un moment, n'en pouvant plus, toute grelottante, puis elle disait: — Allons! — et se remettait vaillamment en marche.
Raoul était désespéré. Il gardait le plus souvent un silence morne. Il soutenait Sibylle avec un énergie convulsive; il l'entourait d'attentions et de tendresses maternelles. Il y eut un instant où, malgré sa résistance, il l'enleva dans ses bras, et la porta comme un enfant, pour passer une fondrière où il s'enfonçait lui-même jusqu'aux genoux.
Depuis deux longues heures, ils erraient ainsi, perdus dans les bois, dans la brume et dans la nuit, quand, au sortir d'une vallée profonde, ils virent confusément devant eux une haute colline boisée qui s'élevait en forme d'amphithéâtre. Tous deux en même temps reconnurent, à cette disposition particulière du terrain, que leur course désespérée les avait conduits à l'extrémité même de la forêt, sur le revers des falaises où elle venait mourir. Quoiqu'ils fussent à une grande distance du château, la proximité du rivage leur assurait du moins dès ce moment une route connue. Sibylle, ranimée par cette découverte, se mit à gravir rapidement et presque joyeusement la rampe des collines; mais arrivée sur le sommet, et comme ils quittaient enfin l'obscure enceinte des bois, elle défaillit, et sa tête s'affaissa sur la poitrine de Raoul. Il l'appela doucement:
— Sibylle!
Elle ne répondit pas.
Pendant qu'il la soutenait de toutes les forces qui lui restaient, il promenait autour de lui des yeux à demi égarés. Tout à coup son visage s'éclaira; ils distinguait à quelques pas sur la falaise la forme basse et écrasée d'un toit de chaume, d'une sorte de masure qu'il reconnut aussitôt; une lumière s'en échappait par quelque ouverture et brillait à travers la brume. Raoul éleva la voix:
— Jacques! cria-t-il, Jacques! à moi! C'est Sibylle! mademoiselle Sibylle! Viens vite!
Un bruit de pas précipités se fit entendre, et Jacques Féray sortit du brouillard.
— Ah! mon pauvre garçon! reprit Raoul d'une voix agitée, que je suis heureux de te trouver! Je ne savais plus si j'étais de ce monde… Quelle nuit!… Tu vois, elle est malade!… Fais du feu, vite!
— J'en ai, dit Jacques Féray, que rien n'étonnait. Venez.
Raoul emporta Sibylle dans ses bras et suivit le fou dans sa chaumière. Un reste de feu brûlait dans un coin entre quelques grosses pierres qui tenaient lieu de foyer. Jacques Féray y jeta une brassée d'ajoncs épineux, et la vive flamme qui s'en éleva aussitôt rayonna sur les murs désolés de ce réduit avec un air de gaieté bizarre. Raoul déposa la jeune fille évanouie devant cette claire attisée, et, continuant de la soutenir à demi:
— Va vite, dit-il à Jacques, va chercher des bruyères, des feuilles… tant que tu pourras!
Jacques sortit et rentra à plusieurs reprises, et peu de minutes après le sol de la hutte était jonché de bruyères et de feuilles sèches que Raoul disposa à la hâte en forme de couche, et sur lesquelles il étendit Sibylle. Au bout d'un instant, elle soupira et entr'ouvrit les yeux. En voyant Raoul penché sur elle, elle sourit; puis, tout étonnée:
— Où sommes-nous donc? dit-elle.
— Chez votre ami Jacques Féray, dit-il en la rassurant du regard. Ne craignez plus rien. Remettez-vous… Je vais l'envoyer au château tout à l'heure,… quand la brume sera un peu dissipée. Reposez-vous… Tâchez de dormir. Je veille sur vous.
— Oui… Je suis bien fatiguée!
Et, rencontrant l'oeil ardent et affectueux de Jacques Féray:
— Bonjour, mon Jacques, dit-elle faiblement.
Puis, se tournant vers le feu:
— Que j'ai froid! que cela me fait du bien!
Ses yeux se refermèrent, sa tête s'appesantit sur son oreiller de bruyères, et elle s'endormit.
Raoul recommanda le silence à Jacques Féray par un geste impérieux. Jacques crut comprendre qu'il lui ordonnait de sortir; il sortit sur la pointe du pied et alla se coucher sur le gazon de la falaise à quelques pas de la masure. Quelques minutes après, il se mit à chanter de sa voix douce et mélodieuse un de ces refrains plaintifs qu'il avait chantés dans les veillées du bord, quand il était matelot, et qu'il avait répétés souvent près du berceau de sa petite fille. Raoul, assis sur une des pierres du foyer et penché sur Sibylle endormie, écoutait avec émotion ce chant monotone, qui, à cette heure et dans ce lieu, était d'une tristesse infinie. De temps à autre, il jetait un regard inquiet sur la falaise à travers la porte entr'ouverte: il fut heureux de reconnaître que le brouillard était moins intense. Il écrivit quelques lignes à la lueur du feu sur une page de son portefeuille; il instruisait M. de Férias des événements de la nuit et l'informait avec précaution de l'état de Sibylle. Puis il sortit de la hutte et remit ce billet à Jacques Féray, en le chargeant de le porter au château le plus vite qu'il pourrait. Jacques se mit en marche aussitôt du pas rapide et comme affolé qui lui était propre.
Raoul rentra alors dans la chaumière; il grelottait sous ses vêtements humides. Il s'assit sur l'escabeau qui composait tout le mobilier de Jacques Féray. Sibylle continuait de dormir profondément. Son visage, illuminé par instants des reflets du foyer, s'encadrait gracieusement dans les plis blancs de sa mante et semblait sourire; mais il portait les traces effrayantes des émotions et des fatigues de cette cruelle nuit. Les yeux de la jeune fille étaient cernés d'un sillon bleuâtre; sa pâleur de neige était traversée par des rougeurs soudaines, et un souffle précipité soulevait à la fois son sein et ses deux mains qu'elle y avait posées.
Raoul demeura plusieurs heures immobile à cette place, sans détacher ses yeux de cette douce figure, dont la beauté pure et brisée faisait songer aux jeunes martyres chrétiennes. Les craintes les plus affreuses traversaient son esprit. Ce qui se passa dans son âme, depuis longtemps ébranlée, pendant cette contemplation douloureuse, lui-même sans doute pourrait à peine le dire: — il y a des attendrissements, des douleurs, des adorations, des coups de lumière qui descendent dans l'homme à des profondeurs que le langage n'atteint pas. — Tout à coup il tressaillit, ses yeux se mouillèrent, il tomba sur ses genoux, le front dressé vers le ciel, et il fut évident qu'il priait.
Un léger froissement l'éveilla, après quelques minutes, de l'abstraction où il était plongé. Sibylle s'était soulevée sur son lit de feuilles, et elle le regardait d'un oeil étincelant:
— Raoul… balbutia-t-elle en joignant ses mains comme incertaine, vous priez?
Il lui saisit les deux mains comme hors de lui:
— Oui,… Sibylle,… je prie! je crois!…. je crois qu'il n'y a rien de vrai dans l'univers, ou que vous êtes un ange immortel!
Un flot de larmes jaillit de son coeur avec ce cri. — Sibylle était retombée sur sa couche, comme accablée par une joie surhumaine; un sourire d'extase entr'ouvrait sa bouche, et ses yeux demeuraient attachés tout rayonnants sur les yeux de Raoul, d'où les larmes coulaient silencieusement… La jeune fille, trop émue pour parler, eut un mouvement d'une grâce et d'une tendresse inexprimables; elle retira sa main baignée de ces pleurs sacrés, l'approcha de ses lèvres et la baisa.
Les lueurs grises de l'aube commençaient alors à pénétrer dans la hutte. Un bruit de voix confuses et de pas hâtés se fit entendre sur la falaise. Presque aussitôt M. et madame de Férias parurent sur le seuil; miss O'Neil les accompagnait. — Pendant que la marquise et l'Irlandaise couvraient Sibylle de caresses et la pressaient de questions inquiètes, M. de Férias échangeait avec Raoul quelques paroles rapides.
— Ma pauvre enfant, dit-il ensuite, ma pauvre chère enfant!…
Et il l'embrassait avec agitation.
— Pourrez-vous marcher… croyez-vous?… Voulez-vous qu'on vous porte? La voiture est en bas sur la grève… Monsieur, aidez-moi, je vous prie.
Sibylle se dressa avec un peu d'effort, puis elle se mit debout.
— Oh! je marcherai! dit-elle gaiement. Je suis tout à fait remise… j'irais au bout du monde!
Elle jeta un regard à Raoul, et s'appuyant sur la bras de son grand-père, elle sortit de la hutte.
Comme ils traversaient la largeur de la falaise pour gagner un sentier qui descendait sur la plage à travers une déchirure oblique des rochers, le jour achevait de naître, et le soleil jaillit brusquement des flots, pareil à une sphère d'or qui s'enlève. — Sibylle s'arrêta une minute comme éblouie, puis elle se tourna vers Raoul, qui la suivait, et, sans parler, lui montra de son doigt levé cet horizon radieux. Au moment de s'engager dans le sentier, elle se retourna encore:
— Vous venez avec nous, n'est-ce pas?
Sa voix était si tranquille et si sonore, son oeil si riant, sa démarche si légère, que Raoul sentait se dissiper peu à peu les extrêmes alarmes qui depuis quelques heures l'avaient torturé. Rentrant alors lui-même avec une sorte d'enjouement dans la familiarité de la vie:
— Non! dit-il, je vous gênerais… D'ailleurs mon chemin est très-court par le haut des falaises… et, de plus, la marche me fera du bien… Je suis transi… Mais à bientôt!… et ne doutez pas de moi!…
Elle lui tendit la main, et disparut bientôt dans les détours du sentier.
Dès qu'il l'eut perdue de vue, Raoul s'achemina à grands pas dans la direction du village, et après une demi-heure il arrivait au presbytère. Il s'étonna d'apercevoir devant la grille du jardin la voiture qui avait emmené Sibylle. Il s'informa à la hâte: un domestique lui dit que mademoiselle de Férias s'était trouvée si mal tout à coup qu'on n'avait pu la transporter plus loin. — Le marquis accourut au-devant de lui, les traits décomposés. Sibylle était en proie à une fièvre effroyable, elle délirait. — Ils se consultèrent tous deux un moment, puis quelques minutes plus tard M. de Chalys partait dans la voiture. Il changea de chevaux au château et se rendit à la ville épiscopale de ***, qui était à sept lieues de Férias, pour y réclamer les services d'un médecin qui avait quelque célébrité dans le pays. — Le marquis l'avait prié de mander en outre un médecin de Paris. La ville de *** n'ayant pas de station télégraphique, Raoul dut aller jusqu'à la gare la plus prochaine, à deux lieues de là, pour y expédier sa dépêche.
Toutes ces excursions, avec les difficultés de voitures et de chevaux, lui prirent la journée, et il étai six heures du soir environ quand il vint descendre devant le presbytère, le corps et l'esprit écrasés de fatigue, d'impatience et d'inquiétude.
Comme il entrait dans le jardin, il se trouva en face du médecin qu'il était allé requérir dans la matinée, et qui se promenait à pas lents, le front soucieux.
— Eh bien, monsieur? lui dit-il.
— Eh bien, c'est une fièvre pernicieuse… une espèce de fièvre paludéenne,… l'excès des émotions… et puis cette nuit passée dans le brouillard et dans les marais…
— Il y a du danger?
— Beaucoup.
— Ah, monsieur… sauvez-la!
— Vous pouvez être assuré, monsieur, que je ne néglige rien… Si elle résiste au premier accès, on peut espérer… mais cet accès a été terrible… Cela commence à se calmer;… elle ne crie plus… Nous allons voir!
Madame de Férias et miss O'Neil se montrèrent sur le seuil de la maison. Il courut à elles. Toutes deux lui prirent les mains sans parler.
— Ah! madame!… Ah! Dieu du ciel!… vous ne me dites rien?
— Elle est un peu mieux, murmura la marquise.
— Ah! misérable que je suis!
— Non, monsieur, non,… remettez-vous. Elle nous a tout conté ce matin… Nous ne vous reprochons rien… C'est un malheur qui nous est commun, voilà tout. Nous espérons d'ailleurs depuis un moment.
La voix de M. de Férias se fit entendre sur l'escalier.
— Louise! dit-il, voulez-vous venir?
Le deux femmes entrèrent aussitôt et le médecin les suivit précipitamment.
M. de Chalys, demeuré seul, fit quelques pas au hasard en appuyant sa main sur son front brûlant, puis il s'arrêta pour écouter. Aucun son ne parvenait à son oreille. Un silence doux et mélancolique régnait dans l'enceinte du petite jardin, qu'enveloppaient déjà les ombres du crépuscule.
Pour tromper les agitations intolérables de sa pensée, il sortit et se promena quelque temps dans le chemin devant la grille. Tout à coup il se mit à gravir la lande, traversa le cimetière et entra dans l'église. Quand les peintures inachevées des murailles et de la voûte, souvenirs de tant d'espérances et de tant d'heures heureuses, lui apparurent dans le demi-jour de la nef, une impression poignante lui serra le coeur. Il joignit ses mains dans une convulsion de douleur, se jeta à genoux sur les dalles, et, le front battant sur les degrés de l'autel, il sanglota follement.
Il était là, priant et pleurant, quand une main lui toucha l'épaule; il se leva: l'abbé Renaud était devant lui, pâle et muet. Raoul lui prit la main, et, le regardant dans les yeux:
— Ah! mon père! cria-t-il, que venez-vous me dire?… Epargnez-moi, mon père!… Ce n'est pas fini? dites!… Ce n'est pas fini?… Elle n'est pas morte,… n'est-ce pas?… Oh! je vous en prie!… Mon Dieu! qu'est-ce que je ferais au monde?… Elle n'est pas morte… Ne me dites pas qu'elle est morte,… je vous en prie,… je vous en supplie!
Et il tomba aux genoux du prêtre, dans un transport qui tenait du délire.
Le vieillard le releva.
— Mon ami,… calmez-vous,… songez à Dieu! Venez,… elle vous demande.
— Elle me demande?
Il l'interrogea encore d'un oeil plein d'angoisse, et, voyant les lèvres du curé s'agiter vaguement, il le suivit sans parler. Ils descendirent la lande en silence. — Comme ils montaient l'étroit escalier du presbytère, ils rencontrèrent le médecin, qui saisit la main de Raoul au passage.
— Soyez hommes, monsieur! lui dit-il.
Ils pénétrèrent alors dans la petite chambre que Raoul avait occupée. C'était là qu'on avait transporté Sibylle. — Le marquis de Férias, la marquise et miss O'Neil étaient groupés vers la tête du lit: leurs traits, sillonnés de larmes récentes, étaient graves et calmes. Le premier regard de Raoul rencontra les grands yeux bleus de Sibylle, dirigés vers l'entrée de la chambre avec une expression d'anxiété qui s'apaisa dès qu'elle l'eut reconnu. Il s'approcha du lit: le visage de Sibylle, enveloppé dans la masse dénouée et tourmentée de ses cheveux blonds, respirait une sérénité, une grâce et une sorte d'allégresse qui firent d'abord illusion à Raoul. Elle remua faiblement la tête en lui souriant, puis aussitôt elle leva les yeux sur le curé, qui s'avança.
— Monsieur, dit le vieillard d'une voix lente et pénible, mais accentuée, mademoiselle de Férias, en ce moment suprême, aurait souhaité de vous être unie par la bénédiction nuptiale. Elle ignorait et j'ai dû lui apprendre que mon devoir m'interdit de consacrer une telle union; mais je ferai du moins tout ce que ma conscience me permet pour donner à ce coeur… qui vous a tant chéri… une dernière consolation.
Il fit une pause, puis il ajouta:
— Mademoiselle de Férias m'a dit, monsieur, que vous partagiez désormais sa pure croyance et ses espérances éternelles?
— Oui, monsieur, dit Raoul: — à jamais!
Un rayon de joie passa comme une flamme sur les traits de
Sibylle. — Le vieillard se recueillit un moment:
— Donnez-lui la main, reprit-il.
Raoul enlaça doucement sa main dans celle de Sibylle.
Le vieux prêtre leva alors son regard humide vers le ciel, et d'une voix que l'émotion brisait:
— Mon Dieu! dit-il, Dieu de bonté! vous savez comme ils se sont aimés… et comme ils ont souffert!… Que ces deux âmes, si dignes l'une de l'autre, et que vous allez séparer,… soient unies un jour dans l'éternité!… Et daignez bénir la promesse que je leur en fais en votre nom… Ainsi soit-il!
Un bruit de sanglots éclata dans la chambre pendant que le vieux prêtre achevait cette prière, et lui-même ne put retenir ses pleurs. Sibylle seule ne pleurait pas: son front et ses yeux semblaient baignés d'une lumière souriante. — Après une minute, elle appela le curé du regard; il s'inclina vers le chevet; elle parut lui parler à voix basse avec une sorte de timidité.
— Monsieur, dit-il à Raoul en se relevant, embrassez-la.
Raoul se pencha sur la couche et posa ses lèvres tremblantes sur le front et sur les cheveux de la jeune fille. Les joues de la pauvre enfant se teignirent soudain d'une légère teinte rosée; elle adressa à Raoul un regard empreint d'une tendresse et d'une douceur infinies, puis brusquement la faible rougeur qui l'avait envahie se dissipa comme si un souffle l'eût enlevée; elle pâlit mortellement, l'ombre de ses longs cils s'abaissa, elle entr'ouvrit les lèvres, et sa beauté inaltérée se fixa dans une immobilité radieuse. — Il semblait que la mort ne l'eût prise qu'avec respect………………………………
On voit aujourd'hui trois tombes blanches dans le petit cimetière de la falaise. Sur la plus blanche, dont le marbre est souvent jonché de fleurs sauvages, on lit cette simple inscription: "Sibylle-Anne de Férias. — Dix-neuf ans." — Et plus bas: "In aeternum!"
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Depuis les derniers événements de ce récit, le comte Raoul de Chalys habite le château de Férias. Pour obéir aux volontés de Sibylle et au désir des deux vieillards qui le nomment aujourd'hui leur fils, il ne le quittera plus jamais. Il semble avoir pris en même temps l'héritage des vertus de mademoiselle de Férias. Les gens du pays, accablés de ses bienfaits, témoignent à ce jeune homme sombre, sévère et pieux un respect voisin de la superstition. Ils savent à peine son nom. Ils l'appellent "le fiancé de Mademoiselle."
FIN
TABLE
PREMIERE PARTIE
I. Les Férias
II. Les Beaumesnil
III. Sibylle
IV. Le fou de Sibylle
V. Miss O'Neil
VI. Sibylle hors du giron de l'Eglise
VII. La barque
DEUXIEME PARTIE
I. Clotilde
II. L'hôtel de Vergnes
III. Raoul
IV. La duchesse Blanche
V. L'église de la Madeleine
VI. La couronne
VII. L'atelier
TROISIEME PARTIE
I. Retour à Férias
II. Raoul au presbytère
III. Raoul au château de Férias
IV. L'explication
V. L'amour de Sibylle
VI. L'amour de Clotilde
VII. Le cygne.
PARIS. — IMPRIMERIE DE J. CLAYE, RUE SAINT-BENOIT, 7.
erreurs typographiques corrigées silencieusement:
1ère partie
chapitre 2: =à ses beaux parents= remplacé par =à ses beaux-parents=
chapitre 3: =la raison supérieure de son grand père= remplacé par =la raison supérieure de son grand-père=
chapitre 6: =— Trois hommes descendirent= remplacé par =Trois hommes descendirent=
chapitre 6: =plat-.bord= remplacé par =plat-bord=
chapitre 7: =ombragaient= remplacé par =ombrageaient=
2ème partie
chapitre 1: =petite fille au départ= remplacé par =petite-fille au départ=
chapitre 1: =à leur petite fille= remplacé par =à leur petite-fille=
chapitre 4: =Thoma?.= remplacé par =Thoma?=
Chapitre 4: =de .son ami= remplacé par =de son ami=
Chapitre 6: =— Et elle lui jeta un burnous= remplacé par =Et elle lui jeta un burnous=
Chapitre 6: =— Puis se retournant vers Raoul= remplacé par =Puis se retournant vers Raoul=
Chapitre 7: =je n'en voie pas de meilleure= remplacé par =je n'en vois pas de meilleure=
3ème partie
chapitre 2: =mentant le mois possible= remplacé par =mentant le moins possible=
chapitre 2: =vous serez obéi= remplacé par =vous serez obéie=
chapitre 3: =peut-être de désespoir de toute ma vie= remplacé par =peut-être le désespoir de toute ma vie=
chapitre 4: =m'inspirent:= remplacé par =m'inspirent.=