Histoire des salons de Paris (Tome 1/6): Tableaux et portraits du grand monde sous Louis XVI, Le Directoire, le Consulat et l'Empire, la Restauration et le règne de Louis-Philippe Ier
.... Venez, venez, famille désolée!...
Est-ce qu'on amène ainsi un enfant sur la scène?...
—Ah! Racine n'en a pas introduit, lui, et comme ressort actif encore!
—Quelle comparaison me fais-tu là!... Racine a mis un enfant sur la scène, dans Athalie, parce qu'il n'a que l'intéressant de l'enfance sans en avoir le ridicule... Mais dans son chef-d'œuvre en ce genre où l'intérêt pour un enfant est le mobile de l'action, dans Andromaque, il s'est bien donné de garde de faire paraître Astyanax, quoiqu'il parle de lui d'un bout à l'autre de la pièce...
—Mon Dieu, mon Dieu, que vous êtes divertissants avec vos querelles! s'écriait madame de Staël... Et elle se remettait plus à son aise en regardant La Harpe et Marmontel avec ses grands et beaux yeux si expressifs, et dont l'âme s'échappait en ce moment en traits de feu pour aller la révéler à tous ceux qui l'approchaient... Marmontel, voyant que le jeu lui plaisait, continua sa revue et nomma le Philinte de Molière, que Fabre d'Églantine venait de donner à la nouvelle Comédie-Française.
—Qu'est-ce donc que ce M. Fabre d'Églantine, M. de La Harpe? demanda madame de Barbantane, qui toujours voulait savoir quelle origine avait le talent... Il est noble cet homme-là?...
MADAME DE STAËL.
Ah! mon Dieu! je ne sais s'il est noble ou non, mais de ma vie je n'ai entendu un pareil vacarme à celui qui s'est fait l'autre jour à une mauvaise pièce de lui, appelée, je crois, le Présomptueux...
M. DE LA HARPE.
Ou l'Heureux imaginaire...
MARMONTEL.
Mais n'est-ce pas copié sur la pièce des Châteaux en Espagne de Collin d'Harleville? Quelle chute! le parterre était de bonne humeur, au reste.. Au troisième acte, cependant, il a fallu baisser la toile. Mais qu'est-ce donc que M. Fabre d'Églantine effectivement? le connais-tu?
M. DE LA HARPE.
C'est un M. Fabre autrefois comédien et directeur en province: il arriva à Paris avec un portemanteau rempli de pièces de la force de celle que vous avez vue l'autre jour... Il alla porter le produit de ses veilles aux comédiens, qui, dans un moment de disette, de famine même, ont accueilli le Présomptueux et une certaine Augusta, une tragédie du même auteur qui est, je crois, le pendant du Présomptueux[87]!...
MADAME DE BLOT.
Mais vous ne nous avez pas dit si ce jeune homme était d'une bonne famille. Madame de Barbantane vous le demande encore.
M. DE LA HARPE s'inclinant en souriant.
J'allais y arriver, madame... M. Fabre était, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, comédien et directeur de troupe en province; il s'appelait alors M. Fabre; aucune particule ne suivait ni ne précédait son nom. Mais M. Fabre devint auteur... M. Fabre composa... M. Fabre concourut..... M. Fabre apprit, je ne sais comment, que:
À Toulouse il fut une belle,
Clémence Isaure était son nom;
Le beau Lautrec brûla pour elle, etc.;
et M. Fabre obtint la fleur qu'aimait[88] Clémence Isaure, il obtint l'églantine... et voilà l'histoire de ses parchemins.
MADAME DE BARBANTANE.
Comment! c'est ainsi qu'il s'appelle Fabre d'Églantine?...
MARMONTEL.
Ma foi, madame, il y a beaucoup d'origines récentes qui ne sont pas si parfumées!...
M. DE LA HARPE. (Il a toujours une expression sardonique en parlant de Fabre d'Églantine[89].)
Fabre, ayant obtenu l'églantine, travailla pour le théâtre, et, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, apporta cette foule de mauvaises pièces... les Gens de lettres; le Présomptueux, plate parodie des Châteaux en Espagne; Augusta, mauvaise tragédie, ou plutôt mauvais roman calqué sur la Vestale, mauvais drame de je ne sais plus quel auteur, qui parut il y a environ vingt ans, et dont le sujet mieux traité eût pu fournir une pièce intéressante[90].
L'Abbé BARTHÉLEMY.
Il me semblait que la pièce avait été jouée plusieurs fois. La tragédie est restée...
M. DE LA HARPE, avec une extrême politesse, mais très-sèchement, tout en s'inclinant.
Je vous demande pardon, monsieur l'abbé, mais la pièce fut retirée à la troisième représentation... Les comédiens français, plus courageux que ceux de la Comédie Italienne, apparemment parce que c'est l'ouvrage d'un comédien, se sont efforcés, mais vainement, de relever la pièce. Le Journal de Paris est plus plaisant que le reste; il a inséré une lettre dans laquelle sont des reproches au public sur sa sévérité; et pour prouver le talent de l'auteur, on cite deux vers de sa pièce, dont l'un est ridicule et l'autre niais...
MADAME DE STAËL.
Vous les rappelez-vous, M. de La Harpe?... oh! cherchez bien!
M. DE LA HARPE.
Je crains de les avoir oubliés... ils sont si nuls!... (Se recueillant.) Les voici:
Romains... c'est un mortel qui va juger un homme.
.........
L'excès de la vertu n'est pas toujours un bien...
C'est trop fort aussi.
L'Abbé BARTHÉLEMY.
Mais, M. de La Harpe, il me semble que vous avez entendu la dernière pièce de M. Fabre d'Églantine; du moins m'a-t-il dit vous l'avoir lue... et que vous en aviez été content... Quant à moi, je dois ici faire une profession de foi; c'est que depuis Molière c'est la meilleure pièce que nous ayons eue... qu'en pensez-vous, M. de La Harpe?
M. DE LA HARPE, évidemment contrarié et même blessé.
Vous ayez raison, monsieur, et M. Fabre d'Églantine, qui a eu jusqu'ici un si constant malheur, est en effet bienheureux que cette dernière œuvre soit, comme vous le dites, et comme je le pense, la meilleure pièce depuis Molière.
MADAME DE STAËL.
Ah! mon Dieu! qu'est-ce que vous dites donc là?...
M. DE LA HARPE.
La vérité, madame! il y a des défauts, sans doute, mais beaucoup de beautés. Le titre en est mauvais... Son Philinte n'est pas celui de Molière; c'est un égoïste: c'est ce caractère bien saisi, bien rendu. M. d'Églantine aurait dû l'appeler l'Égoïste, car c'est lui qui, le premier, a tracé à merveille ce caractère odieux. L'idée morale est de punir l'égoïsme par lui-même: ce qui arrive par la propre faute de l'égoïste, voilà pour l'idée morale; quant à l'idée dramatique, il l'a également bien conduite. Il y a du drame dans cette pièce, je le répète; elle va être reçue, et je crois son succès certain... N'est-ce pas votre avis, monsieur l'abbé? ajouta La Harpe en se tournant vers l'abbé Barthélemy.
L'Abbé BARTHÉLEMY.
Parfaitement... mais vous voyez bien que cet homme, qui fait une œuvre aussi remarquable, n'est pas un sot.
M. DE LA HARPE, vivement piqué, et se balançant sur sa chaise.
Ma foi, monsieur l'abbé, vous me forcerez d'être ce que mon austère franchise m'avait d'abord fait paraître, et ce que ma courtoisie pour vous m'avait fait adoucir, et je dirai qu'un homme qui, pendant quinze ans de sa vie, c'est-à-dire depuis vingt ans jusqu'à trente-cinq, ne produit que des satires et de méchants vers, et tout-à-coup vous montre une pièce qui, comparativement aux autres, est un chef-d'œuvre, je dis, monsieur, que c'est au moins un grand sujet de réflexions...
MADAME LA DUCHESSE DE CHOISEUL, bas à l'abbé Barthélemy.
Mon cher abbé, vous avez fait ce soir un ennemi mortel à ce pauvre Fabre d'Églantine.
L'Abbé BARTHÉLEMY.
J'en ai peur!... mais le mal ne vient pas de moi.
La conversation devint générale; madame Necker causait avec chaque personne du souper, et faisait ainsi le tour de la table; elle s'arrêtait le plus souvent auprès de M. de La Harpe, devenu son favori depuis la mort de Thomas, et en face de M. Necker... Tout-à-coup quelqu'un prononça le nom de M. de Piis. Madame de Simiane dit aussitôt:
—Ah!... je demande grâce pour mon protégé! C'est un homme qui a bien de l'esprit...
MARMONTEL, regardant madame de Simiane, qui était une des femmes les plus jolies et les plus gracieuses de France à cette époque.
Comment! madame la comtesse, Piis est votre protégé!... mais que faut-il donc faire pour obtenir ce bonheur-là?
MADAME DE SIMIANE.
Faire comme lui de jolis vers...
MARMONTEL.
Ah! mon Dieu!
MADAME DE BARBANTANE.
Piis est fort aimable!...
Oh! sans doute, madame la marquise; cependant.... demandez à la Harpe...
M. DE LA HARPE sourit... et dit à madame de Simiane:
Vous a-t-il jamais lu son poëme sur quelque chose.... comme l'alphabet, par exemple, madame?
MADAME DE STAËL, MADAME DE BARBANTANE, MADAME NECKER et MADAME DE BLOT, s'écrient:
Sur l'alphabet!
M. DE LA HARPE.
Mon Dieu, oui!
MADAME DE STAËL.
Mais c'est impossible!
MARMONTEL.
Ah! madame, il est des hommes à qui rien n'est impossible pour exécuter des merveilles dans un certain genre. Et pour parler comme M. de Piis[91], nous allons vous montrer comment l'A s'arroge sa place, en véritable insolent qu'il est, tout en haut de l'alphabet, et que
A s'Adonner A mal quand il est résolu
Avide, Atroce, Affreux, Arrogant, Absolu,
Il Assiége, il Affame, il Attroupe, il Alarme...
MADAME DE STAËL, s'agitant sur sa chaise en riant aux éclats.
Grâce! grâce! Marmontel... j'en meurs!... mais cet homme est un fou!
MARMONTEL.
Il est fort raisonnable! s'il était fou, il ne serait plus amusant, et je le maintiens le plus sage de la ville.
M. DE LA HARPE.
Et puis, madame, il faut vous calmer sur les méfaits de l'A. M. de Piis nous apprend plus loin que
... Il n'est pas toujours Accusé d'Attentats...
Avenant, Attentif, Accessible, Agréable,
Il préside à l'Amour, ainsi qu'à l'Amitié.
Madame Necker, qui jusque-là était demeurée à moitié sérieuse, ne peut retenir un éclat de rire à cette dernière parole. Tout le monde rit non-seulement du ridicule des vers, mais de la manière admirablement burlesque dont M. de La Harpe les a dits... Voyant qu'il amusait[92], il continue:
A la tête des Arts à bon droit on l'admire,
Mais surtout il Adore... et si j'ose le dire...
A l'aspect du Très-Haut sitôt qu'Adam parla,
Ce fut apparemment l'A qu'il articula.
Je ne doute pas, mesdames, que vous ne soyez enchantées de l'A qui s'adonne au mal et qui assiége... En fait de rébus, c'est, je crois, très-bien faire... mais jugez de la fin.
Le C, rival de l'S avec une cédille,
Sans elle au lieu du Q dans tous nos mots fourmille;
L'E s'Évertue ensuite, etc.
L'I, droit comme un piquet, établit son empire.
Le K, partant jadis pour les Kalendes grecques,
Laisse le Q, le C, pour servir d'hypothèques.
Le P, plus Pétulant, à son Poste se Presse.
........
S'arrête, éclaté et meurt, dès que son Pétard Part,
dit-il plus loin pour une fusée; car vous saurez, madame, qu'il a l'ambition avec ce poëme de faire revivre la poésie imitative; mais son pétard part ne vaut pas:
À ce péril pressant nous échappâmes, car
La porte était ouverte, et nous passâmes par.
Ailleurs ce sont des moutons
Qui bêlent pêle-mêle!...
Et puis une bouteille qui fait ses glouglous...
M. NECKER.
M. de La Harpe, je vous envoie un verre de vin de Malaga et un verre de vin de Tokai; celui-ci vient de Vienne directement, voyez si ses glouglous valent ceux de M. de Piis.
M. DE LA HARPE, remerciant.
Sans aucun doute... mais comprend-on qu'un homme qui ne date pas son ouvrage des Petites-Maisons fasse un raisonnement assez étrange pour l'amener à publier pareille extravagance? En vérité, cela fait peur!...
MARMONTEL.
Ma foi, je crois que Ducis est tout aussi timbré que Piis. As-tu lu ses dernières pièces?
MADAME DE STAËL.
C'est prodigieux!... mais puisqu'il comprend Shakspeare, comment un soleil aussi pur ne l'éclaire-t-il pas d'un seul de ses rayons, le malheureux?...
M. de La Harpe ne répliqua pas, parce qu'il n'aimait pas Shakspeare. L'école de M. de Voltaire ne comprenait pas ce prodigieux génie... et il était convenu parmi ses disciples que Shakspeare était un barbare, un ignorant. Nous n'étions pas heureux, au reste, dans nos jugements à cette époque; car dans le même temps, c'est-à-dire dans le même siècle, nous méconnaissions encore Athalie! Athalie, chef-d'œuvre admirable que nous n'avions pas d'excuse pour méconnaître, nous. Quant à Shakspeare, quelque difficile qu'il soit, c'est un sacrilége de ne pas le comprendre. Shakspeare est l'Homère du théâtre! Nous l'avons méconnu un temps; Dieu veuille qu'aujourd'hui, où nous admettons ses beautés, nous les sentions toutes! Madame de Staël avait une de ces âmes qui vont au devant du génie; elles le devinent au parfum qu'il répand. Aussi, avant le moment où elle put lire les auteurs célèbres dans leur langue, elle les étudiait dans les traductions. Mais déjà familière, à l'époque que nous suivons, avec les hautes merveilles littéraires des autres nations, elle ne pouvait entendre M. de La Harpe concentrer toute la littérature dans notre langue: elle n'était pas encore ce qu'elle est devenue depuis, une femme que la voix universelle proclame la première de son temps, n'importe la nation qui la réclame; mais dès lors elle sentait que pour comprendre un auteur, il faut le lire dans la langue où il écrivait. Qu'importe une traduction à celui qui peut sentir les beautés du Dante, de Cervantes et de Calderon, de Schiller et de Klopstock, dans leur idiôme?
Un homme qui sait quatre langues vaut quatre hommes, disait Charles-Quint.
Je ne sais pas jusqu'à quel point cet adage est vrai; cependant il a une grande force quand on voit à quel degré les hommes d'une nation pourraient arriver pour le bien des peuples, s'ils savaient étudier dans les annales d'un autre peuple, dans ses légendes, ses chroniques, à ne prendre la chose que comme publicistes seulement, et nullement sous le rapport littéraire.
Madame de Staël demanda donc à M. de La Harpe s'il lisait Shakspeare dans l'original; il lui dit que non, mais avec un dictionnaire[93]... Alors, lui dit madame de Staël, je ne vous reparlerai plus de Shakspeare: nous ne nous entendrions pas. M. de La Harpe comprit qu'il se trouvait en mauvaise attitude, et il se sauva sur Ducis; heureusement pour lui qu'il avait plus que le moyen d'avoir raison, car on venait de donner le Roi Lear et Macbeth!... Aussi le malheureux Ducis, renvoyé à La Harpe pour supporter sa mauvaise humeur, passa-t-il sous son scalpel avec une sévérité cruelle; et pour dire la vérité, lorsque La Harpe, d'une voix moqueuse, disait ces vers du Roi Lear:
.... Végétaux précieux.
Si vous pouvez m'entendre et sentir mes alarmes,
Fleurissez pour mon père, et croissez sous mes larmes,
il était impossible de garder son sérieux... Des végétaux qui croissent sous des larmes!... qui entendent!... M. de La Harpe avait d'ailleurs le beau rôle en cela, et madame de Staël, toujours prompte dans la discussion, avait oublié ce qui est le palliatif à toute discussion un peu vive. Madame Necker y remédia, car elle voyait le front de l'Aristarque devenir nébuleux, et jamais un de ses convives ne sortait de chez elle avec une impression pénible.—M. de La Harpe, lui dit madame Necker, il faut d'autant plus pardonner à ma fille de vous avoir un peu contrarié, que j'ai été témoin de son attendrissement à la pièce qui le lendemain lui fit oublier les absurdités du Roi Lear.
M. DE LA HARPE.
Avez-vous donc été voir le Roi Lu[94], madame? C'est une ravissante parodie, en effet, où vous aurez pleuré à force de rire.
MADAME NECKER.
Non, non, pas de parodie. Ce que ma fille a vu est aussi une traduction, mais une belle et véritable traduction de Sophocle[95].
(M. de La Harpe baisse les yeux; mais on voit une grande joie se répandre sur sa physionomie.)
Eh bien, M. de La Harpe! reconnaissez-vous maintenant la pièce qui a dû faire oublier le Roi Lear?...
M. DE LA HARPE.
Madame, je ne sais si je puis me livrer à l'excès d'orgueil que me donnerait une telle approbation. Madame la baronne de Staël a eu la bonté de me dire qu'elle était contente, et j'avoue que ma reconnaissance est profonde.
MADAME DE STAËL vivement, et rendue à son équité naturelle.
Oui, oui, sans doute! c'est admirable!... et surtout traduit avec une perfection de style et de versification, comme tout ce qu'écrit M. de La Harpe.
MADAME DE SIMIANE.
Connaissez-vous les vers de M. de Florian sur Philoctète? Ils sont charmants... Allons, M. de La Harpe, dites-nous ces vers, voulez-vous?
MADAME DE STAËL, en riant.
Comment, madame, vous voulez que M. de La Harpe vous récite lui-même des vers à sa louange? mais c'est impossible.
MADAME DE SIMIANE, bas à la duchesse de Lauzun.
Encore un moment, et il les dirait.
MARMONTEL.
Mais je les sais, moi, et si madame Necker veut bien le permettre, je m'en charge...
MADAME NECKER, souriant avec un signe de tête.
Ce sera un double plaisir pour nous...
MARMONTEL. Il se recueille un moment pour se rappeler les vers...
Vers à M. de La Harpe en sortant de la représentation de Philoctète, par M. de Florian.
Que tu m'as fait verser de pleurs!
Comme ton Philoctète est touchant et terrible!
Que j'ai souffert de ses douleurs!
Je ne sais pas le grec, mais mon âme est sensible;
Et pour juger tes vers, il suffit de mon cœur.
La Harpe, c'est à toi de remplacer Voltaire!
Il l'a dit en mourant! l'Hercule littéraire
T'a choisi pour son successeur.
Va, laisse murmurer une foule timide
D'envieux désolés, d'ennemis impuissants.
Prends Philoctète pour ton guide:
Comme lui tu souffris du venin des serpents
Et possèdes les traits d'Alcide.
À merveille, Marmontel!... à merveille!... voilà de bons vers, bien dits, justes dans leur louange et vraiment bien faits! j'aime la poésie comme celle-là.
MONSIEUR DE LA HARPE, totalement revenu de son humeur, s'inclinant devant madame de Staël.
Puisque vous aimez les beaux vers, madame, pourquoi ne pas vous faire dire l'ode que Marmontel a faite sur la mort du duc Léopold de Brunswick[96].
Je l'ai entendue... mais je crois que ma fille ne la connaît pas.
MADAME DE STAËL, se levant.
Je vous demande pardon, je l'ai lue!... Non, non, s'écria-t-elle en rencontrant le regard de reproche de madame Necker et se rasseyant, non, non, je ne la connais pas, et je veux l'entendre. Allons! Marmontel!...
MARMONTEL.
Je vous supplie de m'excuser!.. mais ce n'est pas un prétexte, je ne m'en souviens pas! ceci est une vérité...
MADAME DE STAËL. Son œil s'enflamme et s'anime à mesure qu'elle parle et qu'elle est devant cette sublime action... son regard est errant quoique animé.
Oh! oui! Marmontel a dû faire quelque belle chose en parlant de l'action de ce prince devenu en un moment trop grand, trop colossal pour qu'une couronne puisse aller à son front!... Quelle âme de prince que celle qui vous fait élancer dans un fleuve qui gronde[97], pour lui arracher deux victimes!! Et c'était à l'ombre du repos que germait une telle âme!... Quand César se jeta dans une barque et affronta la tempête, il allait au-devant de l'empire de Rome... de l'empire du monde!... et puis il était avec sa fortune, il jouait sa vie contre une vague dans laquelle était un trône... Mais celui-ci! où allait-il en se jetant dans l'Oder?... vers deux malheureux qui lui tendaient les bras!... Il les entendait crier au secours, et le noble jeune homme affronta la tempête sans savoir s'il était suivi!... et sans être suivi!... Cependant, en arrivant sur le lieu du malheur, il montrait à tous ses mains généreuses remplies d'or!... Oh! Marmontel! Marmontel! vous nous direz vos vers, n'est-ce pas?...
Marmontel, qui l'avait écoutée, comme tout le monde, avec attendrissement, surtout en voyant ses beaux yeux à elle-même remplis de larmes, et toute sa personne agitée d'un tremblement nerveux, effet ordinaire d'une âme forte dans un corps robuste, ne lui répondit qu'en lui baisant la main en silence... Madame de Staël, assise près de son père, s'était appuyée sur lui, et sa tête reposait sur son épaule... Là, elle pleurait encore au seul souvenir de cette aventure, qui d'ailleurs s'était passée seulement quelques semaines avant... Madame Necker était mécontente; mais, selon sa coutume, rien ne paraissait au dehors. Cette concentration d'émotion l'a tuée, je crois, beaucoup plus tôt que la nature ne l'eût permis... Quant à M. Necker, en écoutant madame de Staël, il se sentait fier d'une telle fille.
Il la soutenait avec une tendresse protectrice qui inspirait de la confiance pour le bonheur de cette femme qui paraissait avoir un si grand besoin d'affection!...
—Il faut que je sois aimée, disait-elle souvent... ou ma vie est tellement glacée, qu'elle s'arrête en moi!... mon cœur ne bat plus quand je crois qu'on ne m'aime pas.
Après être demeurée quelques moments en silence sur l'épaule de son père, madame de Staël releva sa tête et rencontra de nouveau le regard presque fixe de madame Necker, qui, debout devant elle, les bras croisés, vêtue de blanc ce jour-là comme presque toujours, la regardait avec une expression de blâme très-manifeste. À cette époque, madame de Staël était encore assez jeune femme pour plier sous la volonté de sa mère... Elle baissa les yeux, et se retira des bras de son père, où elle avait été chercher un cœur parmi cette multitude qui l'entendait sans la comprendre, quelque admiration qu'elle lui inspirât!... Elle rougit, et malheureusement cela lui allait mal; elle le savait, ce qui redoubla son embarras...
—Allons, Marmontel, vos vers!... répéta-t-elle d'une voix faible.
MARMONTEL.
Moi, madame!... après cette prose sublime que vous venez de nous donner en la sortant de votre cœur... vous voulez que j'aille vous ennuyer de mes vers!... Mais la patience de M. Abauzit n'y suffirait pas!... et cependant Dieu sait s'il en avait.
MADAME DE BLOT.
Ah çà! voilà déjà bien des fois que j'entends parler de ce M. Abauzit... Qu'est-ce donc que cet homme-là?
M. DE LA HARPE.
C'est un Genevois... un ami de madame Necker... Mais c'est à elle de vous faire connaître M. Abauzit; c'est à un ange à faire connaître un sage, puisqu'il n'y a pas de saints dans sa religion.
MADAME NECKER.
Mais vous avez donc oublié tout ce qu'en a raconté Rousseau?... il l'a rendu célèbre parmi nous... Rappelez-vous ce qu'il en dit....
MADAME DE BLOT.
Je vous jure que ce nom m'est inconnu... J'ignore même en quoi il peut être fameux.
MADAME NECKER.
Pour une vertu qui est rare parmi nous et le devient chaque jour davantage... Si M. Abauzit eût vécu du temps d'Épictète, il en eût été fort estimé; aujourd'hui cette vertu commence à passer un peu pour de la niaiserie.
MADAME DE BARBANTANE.
Ah!... je me le rappelle maintenant!... Oui, oui... je vis cet homme un jour, comme il sortait de chez vous!... Dites-nous donc quelque chose de lui....
Tout le monde se réunit pour prier madame Necker.—Oh! oui! quelque bonne histoire de M. Abauzit, contée par vous, s'écria madame de Staël, et ce sera parfait, ma mère!...
Madame Necker se rapprocha de la table, jeta un coup d'œil autour d'elle pour voir si le service n'interromprait pas sa narration, et quand tout fut prêt, elle commença:
—Vous saurez que M. Abauzit ne s'est JAMAIS de sa vie mis en colère... Jamais il ne s'est fâché... Jamais enfin une émotion n'a dérangé le calme inaltérable de cette physionomie d'honnête homme qu'il porte à si bon droit; mais ses amis crurent que cette égalité d'humeur pourrait enfin céder à une contrariété quelconque... Ils consultèrent une vieille gouvernante qui, depuis trente ans, était à son service. Cette femme chercha longtemps comment elle pourrait arriver à la vulnérabilité de son maître... car elle l'aimait et ne pouvait se résoudre à l'affliger et à le faire paraître autrement qu'il n'était, puisque ces amis eux-mêmes déclaraient que c'était un pari... Cette femme protestait que depuis trente ans elle n'avait pas vu son maître une seule fois en colère!...—Une seule fois!... Mais c'est impossible! s'écriait-on; une colère en trente années!... ce n'est guère!... Allons, conviens d'une seule fois!—Mais je ne puis pas mentir! disait la bonne femme.—Mais comment parvenir à le fâcher?... Aide-nous.—Ah voilà le difficile! comment le fâcher?... Il y a des gens qu'on ne sait comment satisfaire; lui, c'est de le fâcher qu'il faut venir à bout...
Enfin, après beaucoup de recherches dans sa pensée, après avoir examiné son maître dans l'habitude de sa vie, la vieille Marguerite crut avoir trouvé le moyen de faire gagner le pari.—Quoique en vérité, disait-elle, je ne comprends pas pour quelle raison vous voulez faire sortir mon bon maître de sa paix!..—Que t'importe? nous l'aimons autant que toi.—Cela n'est pas sûr.—Nous l'aimons, te dis-je, et tu le sais bien; ainsi tu ne dois avoir nulle inquiétude sur les suites de tout ceci... Voyons, qu'as-tu imaginé?
—Le voici: M. Abauzit aime par-dessus toute chose à être bien couché; c'est une des habitudes de sa vie intérieure à laquelle il tient le plus... Je ne ferai pas son lit et dirai que je l'ai oublié.
L'expédient parut admirable; le lendemain, les amis de M. Abauzit viennent le prendre et le mènent promener avec eux; ils passent la journée ensemble, et le soir ils le remettent chez lui, assez fatigué de sa journée et content de trouver son lit et le repos.
Son lit!... il n'était pas fait, comme on sait... Le lendemain matin il dit à Marguerite:
—Marguerite, il paraît que vous avez oublié de faire mon lit, tâchez de ne pas l'oublier aujourd'hui...
—Eh bien? demandèrent les amis, lorsqu'ils vinrent le matin pour savoir le résultat.
—Rien du tout, dit la gouvernante... Il m'a dit de ne pas l'oublier aujourd'hui!...
—Mais tu l'oublieras?... Songe aux conditions!...
Le lendemain, même affaire; le soir, M. Abauzit rentre encore fatigué d'une longue promenade et trouve son lit dans le même état que le matin... En se levant, il appelle Marguerite:
—Tu as encore oublié de faire mon lit, Marguerite; je t'en prie, songes-y donc?
Le matin, même enquête des amis, même réponse de la vieille gouvernante. C'était le second jour... Le soir, en arrivant devant son lit, M. Abauzit le trouve dans l'état où se trouve un lit fait ou plutôt défait depuis trois jours; le lendemain matin, il appelle Marguerite:
—Marguerite, lui dit-il, mais sans élever la voix, vous n'avez pas encore fait mon lit hier; apparemment que vous avez pris votre parti là-dessus et que cela vous paraît trop fatigant; mais après tout, il n'y a pas grand mal, car je commence à m'y faire.
Touchée de cette bonté, car ici ce n'est plus de la patience, et je crois que M. Abauzit l'avait devinée, Marguerite se jeta aux pieds de son maître en fondant en larmes, et lui avoua tout!...
Est-ce que ce trait ne figurerait pas admirablement dans la vie de Socrate?
MADAME DE STAËL, émue et irritée en même temps.
Ah çà!... j'espère que M. Abauzit a chassé, le même jour, la vieille gouvernante avec ses trente ans de service, et qu'il n'a jamais revu ses amis prétendus qui pouvaient se jouer de lui au point de faire des expériences sur son humeur et même sur son cœur!... C'est tout simplement indigne...
MADAME NECKER, en souriant.
Voilà mon champion!... Il met flamberge au vent pour combattre les brigands de cœur...
MADAME DE STAËL, souriant aussi.
Fais-je donc si mal?... Cette histoire de M. Abauzit, que je trouve admirable par le rôle qu'il y joue, m'a toujours révoltée, en songeant à celui de ses prétendus amis qui disent aimer un homme, et qui travaillent à l'envi à détruire en lui une qualité que peut-être il a acquise au prix de souffrances inconnues, de peines ignorées!... Non, je suis fort sévère pour de pareilles choses. Ai-je donc tort, mon père?
M. NECKER, touché de cette demande.
Non, mon enfant! il y a une équité de cœur dans votre indignation qui trouve en moi une entière approbation. (Et l'attirant à lui, il l'embrassa et la retint longtemps sur son cœur.)
MADAME NECKER.
Vous avez raison tous deux... La question, présentée sous cet aspect, la place en effet comme un acte d'égoïsme complet de la part des amis de M. Abauzit. Mais lui, il n'en est pas moins un véritable sage.
MADAME DE STAËL, entourant sa mère d'un de ses bras tandis qu'elle passe près d'elle, et l'embrassant d'un air caressant.
Et vous en faites un saint, ma mère, par votre ravissante manière de conter...
MADAME NECKER, l'embrassant sur le front et se dégageant d'elle sans affectation, car tous les mouvements violents lui étaient étrangers et presque désagréables, lui dit en souriant:
Vous êtes une flatteuse, ma fille, je le sens; mais il est doux de se laisser flatter par ceux qu'on aime... Messieurs, il faut nous retirer, mais avant vous boirez un verre de vin de Champagne à santé de M. Necker...
M. DE LA HARPE, s'inclinant.
J'accepte pour moi et pour Marmontel...
Et moi pour moi seul. Tu n'es pas digne d'apprécier le vin de Sillery de madame Necker.
MADAME DE STAËL.
Comment madame de Genlis ne lui commande-t-elle pas de devenir mauvais? Elle le ferait, j'en suis sûre, si elle le pouvait.
MADAME NECKER, avec le ton du reproche.
Ma fille!!...
MADAME DE STAËL.
Ma mère, demandez à madame de Blot et à madame la duchesse de Lauzun si j'ai tort d'être méchante!.. Méchante, d'ailleurs!... En quoi le suis-je donc pour elle, moi?...
Plusieurs voix ensemble.
Vous ne l'êtes pour personne!... pour personne!!!
MADAME DE STAËL, avec émotion.
Eh bien! eh bien! qu'est-ce donc? Sans doute je ne suis pas méchante; qu'y a-t-il d'étonnant?... Je ne fais là que mon devoir de membre social de la grande famille humaine... Je disais donc, ma mère, que je n'étais pas méchante pour madame de Sillery; et après tout je pouvais l'être, mais je ne l'ai pas été. Je ne me suis pas réjouie du mal que dit de moi M. de Champcenetz, parce qu'il en disait d'elle!... Jamais, je l'avoue, je n'ai porté le degré de haine jusque-là. C'est pourtant ce qu'elle a fait.
MADAME DE BARBANTANE.
Qu'est-ce donc que cette histoire? Je ne connais pas cela? En quoi donc madame de Genlis et vous, mon cœur, avez-vous pu être réunies?
MADAME DE STAËL.
Oh! c'est une vieille histoire... mais plaisante, après tout, et bien originale.
MADAME DE BARBANTANE.
Mais encore!...
MADAME DE BLOT.
Ah! je me rappelle!... madame la duchesse de Chartres s'en est bien amusée.
MADAME DE STAËL.
Eh bien donc! c'était... l'année dernière, je crois. (Se tournant vers M. de La Harpe.) N'est-ce pas, M. de La Harpe? (M. de La Harpe s'incline.) Depuis que c'est la mode d'avoir de l'esprit et qu'on ne peut s'en passer, il faut bien en avoir, et en avoir à tout prix, car en France la mode est une maîtresse exigeante; ce qu'elle prescrit, il le faut faire; et tous ceux qui n'ont pas l'esprit nécessaire pour faire dire qu'ils en ont s'arrangent pour y suppléer, par des libelles, par exemple, et par des pamphlets... C'est la manière la plus aisée de se passer d'esprit; de la méchanceté, et tout est dit. Or, il existe un homme qu'on appelle M. de Champcenetz, qui s'est fait enfermer trois fois pour des livres ou plutôt des libelles diffamatoires, qui respirent la plus atroce méchanceté. Il croit peut-être, au milieu des désordres politiques où nous sommes, que le gouvernement ou le parti de l'opposition le remarqueront et l'emploieront en lui donnant une grande place pour l'acheter; il ne sait pas, le pauvre simple, que pour être acheté il faut valoir. Être connu à force de scandale n'est pas chose difficile. Qu'importe le moyen? Seulement il s'est trompé dans le résultat. Il n'est pas assez méchant pour être acheté, il l'est assez pour qu'on n'en veuille pas; et on l'a enfermé parce qu'il allait jusqu'à l'insolence: mais la prison a été son seul salaire. Lorsqu'il a vu que le gouvernement et les gens de parti étaient aussi ingrats, alors il a tourné son dard contre nous autres pauvres femmes, et dans un petit écrit contenant une plate parodie du songe d'Athalie (avec des notes) et une épigramme fort insolente, il jette tout le fiel dont il peut être pourvu. La parodie est contre madame la comtesse de Genlis et ce bon M. de Buffon, qui, chargé d'ans et de gloire, et la tête courbée sous le poids de cent couronnes... ne mérite pas en vérité de recevoir le venin d'une vipère ignorée... L'épigramme me concernait!... Cela ne m'empêcherait pas d'y reconnaître des beautés si elle était bien faite, mais elle est mauvaise... elle n'est même pas amusante.
M. NECKER, vivement.
Et comment n'ai-je pas connu cette affaire?
MADAME DE STAËL, en riant.
Pourquoi, mon père? Parce que je vous donne ma parole d'honneur, que moi-même je l'oubliai deux jours après... et qu'aujourd'hui je n'y songerais plus, si la charmante leçon que M. de Rulhières donne à ce misérable Champcenetz ne m'était demeurée dans cette mémoire qui n'oublie jamais, dans celle du cœur, car j'ai eu de la reconnaissance pour celui qui m'a su venger sans donner de la publicité à mon offense. Quant à madame de Genlis, ainsi attachée à ma personne, elle m'en a voué un surcroît de haine. Vous conviendrez que cela est injuste!...
MADAME DE BARBANTANE.
Oh! la drôle d'histoire avec tout cela!... Vous et madame de Genlis, ayant M. de Buffon pour chevalier!... (Elle rit.) De celui-ci du moins on ne médira pas... Eh bien! je crois que je viens de faire un vers sans m'en douter!...
MADAME DE BLOT.
Et les vers de M. de Rulhières, qui se les rappelle ici?
MADAME DE STAËL.
Moi...
MADAME DE SIMIANE.
Double plaisir pour nous... Vous dites si parfaitement les vers!
MADAME DE STAËL.
Être haï, mais sans se faire craindre,
Être puni, mais sans se faire plaindre.
Est un fort sot calcul. Champcenetz s'est mépris;
En recherchant la haine, il trouve le mépris.
En jeux de mots grossiers parodier Racine,
Faire un pamphlet fort plat d'une scène divine,
Débiter pour dix sous un insipide écrit,
C'est décrier la médisance,
C'est exercer sans art un métier sans profit.
Il a bien assez d'impudence,
Mais il n'a pas assez d'esprit.
Il prend, pour mieux s'en faire accroire
Des lettres de cachet pour des titres de gloire;
Il croit qu'être HONNI, C'EST ÊTRE RENOMMÉ;
Mais si l'on ne sait plaire, on a tort de médire;
C'est peu d'être méchant, il faut savoir écrire,
Et c'est pour de bons vers qu'il faut être enfermé.
MADAME DE SIMIANE.
Oh merci, madame la baronne!... Mon Dieu!.. que je voudrais les savoir par cœur, ces vers!... Sont-ils imprimés?
MADAME DE STAËL.
Non, madame[98], mais je les écrirai, et j'aurai l'honneur de vous les envoyer.
Madame de Simiane s'inclina en souriant, et sa gracieuse figure parut encore plus charmante, embellie par ce sourire auquel répondaient ses yeux... On croyait voir dans son regard.
«Madame, dit-elle à madame Necker, je ne vous dirai pas de vers, car je n'en sais pas faire; mais je puis vous en faire dire de charmants, s'il plaît à l'auteur.—Monsieur de Marmontel, je vous dénonce à madame Necker pour un improvisateur excellent. Nous étions à Auteuil, madame, il y a quelques jours; au dessert, on pria M. de Marmontel de chanter un couplet... Il n'en savait pas. Alors on lui imposa d'en faire un, et comme il refusait encore, on lui dit qu'il serait obligé de travailler sur un mot; on lui donna ce mot, il fit le couplet... et ce couplet est charmant. Allons, baronne, donnez-lui un mot!...»
Marmontel se récria!... C'était une perfidie!... «Eh bien! dit madame Necker, je vais vous donner un mot, et vous nous ferez un couplet...»
Elle rêva un moment... Tout-à-coup le bouchon d'une bouteille de vin de Champagne vint à partir...
«Ah! s'écria-t-elle, le voilà tout trouvé!... Champagne!...»
Marmontel rêva quelques instants... puis, sans écrire, sans revoir ce qu'il venait de faire, il s'adressa à madame Necker en lui chantant le couplet suivant:
Champagne, ami de la folie[99],
Fais qu'un moment Necker s'oublie,
Comme en buvant faisait Caton;
Ce sera le jour de ta gloire:
Tu n'as jamais sur la raison
Gagné de plus belle victoire.
SALON
DE MADAME DE POLIGNAC.
Il me faut bien donner ce titre à la réunion des personnes que je vais faire passer sous les yeux du lecteur... Car il est difficile, pour ne pas dire impossible, de rendre compte du salon de la Reine, et c'est pourtant Marie-Antoinette qui sera la véritable maîtresse de maison à Trianon, Compiègne, Marly, Versailles, et surtout dans le salon de madame de Polignac; c'est la reine de France, laissant à la porte la hauteur et la morgue souveraine pour être la plus aimable femme de la Cour de France et présider les soupers du salon de la duchesse de Polignac avec cette grâce charmante qui faisait, comme la tradition nous l'a conservé, que jamais on n'oubliait son sourire, comme on n'oubliait jamais aussi son regard de dédain.
Marie-Thérèse l'avait élevée pour être reine de France: avec cette finesse de tact que les femmes apportent à juger les choses, elle avait compris que, dans cette Cour voluptueuse et polie où sa fille allait être souveraine[100], puisqu'elle n'avait aucune autre puissance au-dessus de la sienne, il fallait qu'elle doublât cette puissance par le charme de ses manières... Elle voulut que sa fille fût la première de la Cour de France par sa grâce et son esprit du monde comme par son rang. Elle voulut que son langage même ne rappelât en rien le Nord et son accent sévère... Elle demanda pour la jeune fiancée du Dauphin, une fois que le traité fut conclu par les soins de madame de Pompadour et de M. le duc de Choiseul, un homme assez habile pour lui enseigner à la fois la langue française dans son élégant idiôme, car à cette époque il y en avait deux fort distincts, l'un pour la haute classe et l'autre pour celle inférieure, et les manières d'une femme du monde, jointes à celles que la dignité allemande savait si bien inculquer de bonne heure aux princesses de la famille impériale. M. le duc de Choiseul, consulté par l'impératrice sur le choix à faire, consulta à son tour M. de Brienne, depuis cardinal de Loménie, homme du monde comme lui, et l'un des plus élégants de son temps en même temps que le moins moral. Il lui recommanda l'abbé de Vermont, qui fut en effet envoyé à Vienne auprès de la jeune archiduchesse, qu'il trouva déjà formée pour être la plus aimable princesse de l'Europe. Elle était agréable sans être belle, et possédait les grâces qui ne s'apprennent pas et devant lesquelles viennent échouer l'envie et l'opposition des femmes les plus belles... Ayant la volonté d'être ce que sa mère voulait qu'elle fût, Marie-Antoinette se prépara à être doublement la souveraine de la France. Élevée par une mère comme Marie-Thérèse, nourrie dans les principes du goût le plus exquis des arts et surtout de la poésie, c'est ainsi qu'elle entra dans le royaume dont elle devait être reine n'ayant pas encore quinze ans[101].
Elle avait dans sa personne l'élégance de son esprit et de ses goûts. Sans être très-grande, sa taille avait une juste proportion, qu'elle doublait lorsqu'elle traversait la galerie de Versailles avec cette dignité gracieuse qui la rendait adorable et se manifestait par le moindre de ses mouvements... Ses cheveux étaient charmants, son teint admirable, ses bras et ses mains beaux à servir de modèle. Si l'on ajoute à tous ces avantages une bonne grâce inimitable et le prestige magique du rang de reine de France, on ne s'étonnera plus de l'enthousiasme délirant qu'inspira si longtemps Marie-Antoinette à la France entière.
Sa première éducation lui avait donné le goût de la vie intime, de la société privée... Accoutumée de bonne heure à vivre familièrement avec sa nombreuse famille, elle sentit avec peine cette privation d'un intérieur de société dans lequel elle pût causer, faire de la musique, broder en écoutant une lecture, vivre enfin pour elle, lorsqu'elle avait vécu pour la Cour et fait son devoir de Reine. Cette vie familière lui avait d'ailleurs été prescrite, pour ainsi dire, par sa mère lorsqu'elle avait quitté Vienne... Marie-Thérèse, qui connaissait l'intérieur de toutes les Cours de l'Europe, avait surtout cherché à parfaitement connaître aussi celle dans laquelle allait vivre sa fille bien-aimée: elle savait qu'en France tout se fait par le monde et ses relations... Les volontés royales étaient elles-mêmes soumises à ce tyran, qui, à cette époque surtout, dominait tout et faisait la loi. Nulle part le tribunal de l'opinion n'était aussi sévère, non pas qu'il y eût plus de mœurs, il y en avait moins qu'ailleurs au contraire: mais la règle établie par le code du monde social avait prononcé, et ses arrêts s'exécutaient, n'importe sur quelle tête ils étaient lancés... Marie-Thérèse le savait; elle savait aussi qu'une main habile pouvait facilement conduire cette société élégante et en devenir la Reine, comme elle l'était des belles provinces de France... Elle donna des instructions à Marie-Antoinette pour ajouter encore aux premières, données moins secrètement. Celles-ci furent uniquement consacrées à tracer à la Dauphine une règle de conduite comme la mère d'une jeune fille les lui donnerait à son entrée dans le monde... Ceci expliquera comment la Reine avait des amitiés intimes peu de temps après son arrivée en France, et comment elle voulut organiser une société à elle... La pièce que je place ici est authentique... J'ai conservé l'orthographe de l'Impératrice et sa manière de nommer les individus sans leur donner aucune qualification... Ce fut au moment même de se séparer de sa fille que l'impératrice lui remit cette liste, avec prière d'y donner la plus grande attention:
«Eux et leurs amis, voilà où vous devez placer votre confiance et vos affections... Quant à vos sympathies personnelles, ne vous y laissez aller qu'après un mûr examen...
- Liste des gens de ma connaissance[102].
- Le duc et la duchesse de Choiseul[103];
- Le duc et la duchesse de Praslin;
- Hautefort[104];
- Les Duchâtelet;
- D'Estrées (le maréchal)[105];
- D'Aubeterre[106];
- Le comte de Broglie;
- Les frères de Montazel; }
- M. d'Aumon; }[107].
- M. Blondel; }
- M. Gérard. }
«La Beauvais, religieuse[108], et sa compagne.
«Les Durfort[109]; c'est à cette famille que vous devez marquer, en toute occasion, votre reconnaissance et attention.
«De même pour l'abbé de Vermont[110]. Le sort de ces personnes m'est à cœur. Mon ambassadeur est chargé d'en prendre soin. Je serais fâchée d'être la première à sortir de mes principes, qui sont de ne recommander personne. Mais vous et moi nous devons trop à ces personnes, pour ne pas chercher en toutes les occasions à leur être utiles, si nous le pouvons sans trop d'impegno[111].
«Consultez-vous avec Mercy[112]...
«Je vous recommande en général tous les Lorrains dans ce que vous pouvez leur être utile.»
On voit dans cette instruction que Marie-Thérèse, loin d'avoir inspiré à sa fille une morgue hautaine contre nous, a toujours témoigné au contraire combien elle était heureuse de cette alliance; elle est reconnaissante, elle lui recommande d'être utile à tous les Lorrains, parce qu'ils les ont obligées toutes deux, et c'est en faisant ce mariage; voilà comme il faut se méfier des opinions émises légèrement sur le compte de personnes élevées.
On voit, par cette liste, que la Dauphine avait déjà une société assez nombreuse indiquée par sa mère, et pour peu qu'il s'y joignît quelques affections particulières, elle avait une autorité positive et assez étendue dans la société de la Cour[113].
J'ai déjà dit qu'elle avait besoin d'une société intime et dégagée de l'étiquette de la Cour; elle avait déjà tenté de se délivrer de cette contrainte qui est peut-être une des misères mais une des nécessités de la royauté, en habitant Trianon peu de temps après que Louis XVI le lui eut donné, lorsqu'elle accoucha de madame Royale. Dans l'origine, Louis XVI, loin de s'y opposer, le vit avec plaisir. Il n'avait aucun goût pour le monde; il était défiant et sévère pour les grands seigneurs; peu porté aux plaisirs bruyants, il n'aimait ni le bal, ni le jeu, ni le spectacle, ni le faste, et encore moins le libertinage; mais pour ce dernier défaut, il faut dire une singulière prédiction du roi de Prusse... On parlait un jour devant Frédéric de Louis XVI et de la Reine, et surtout du bonheur dont ils jouissaient tous deux... Le roi de Prusse se mit à rire...
—Il en sera de mon frère Louis XVI comme de ses prédécesseurs, dit-il: à quarante ans, il quittera sa femme devenue vieille et inquiète... il aura une maîtresse... mais sa Pompadour ne sera pas autrichienne; elle sera, d'intérêt et de naturel, militaire et prussienne... et cette fois ce sera le tour de mon successeur d'être l'allié le plus utile de la maîtresse du Roi très-chrétien...
En raisonnant ainsi, Frédéric raisonnait avec cet esprit profond et judicieux qui perce le voile de l'avenir... et devine la marche forcée des événements. Le temps détruit tout; les systèmes s'usent... et celui des femmes aux affaires devait l'être plus tôt qu'un autre... Seulement, Frédéric ne prévoyait pas qu'une république serait à la place d'une favorite.
À l'époque où Frédéric rendait cette sorte d'oracle, l'Europe était vraiment sous de singulières influences féminines!... De là venait, comme je l'ai dit au commencement de cet ouvrage, l'effet de ces influences sur la masse de la société, parce qu'à cette époque les femmes faisaient tout dans la société, et que la France avait une immense action sur le reste de l'Europe à cet égard. Depuis Louis XIV, nous savions le prix du joug d'une favorite. Madame de Montespan commença; madame de Maintenon établit la puissance de l'état de favorite, en lui donnant l'apparence de l'état de femme. Elle bouleversa la France en élevant les enfants légitimés au rang des légitimes, en persécutant les jansénistes et les protestants... elle dégrada enfin le beau règne de Louis XIV... En Espagne, la princesse des Ursins... puis la reine Farnèse, prouvaient ce que peuvent deux esprits fortement trempés, qu'ils soient dans le corps d'un homme ou dans celui d'une femme. Après elles, vint Marie-Thérèse... également supérieure à son sexe, mais toujours femme néanmoins, ainsi que les autres, dans l'exercice de ses droits, et ne l'oubliant jamais... En même temps qu'elle, Catherine II apprenait à l'Europe entière ce que pouvait tenter et exécuter une femme à ferme volonté!...
Pendant ce temps, les maîtresses de Louis XV continuaient l'agitation sociale que le gouvernement des femmes avait établie dans le monde. Les trois sœurs[114], madame de Pompadour et madame du Barry, précédèrent Marie-Antoinette, qui enfin vint clore chez nous le siècle des agitations soulevées par des femmes. Mais elles furent plus actives encore chez Marie-Antoinette, parce que le pouvoir lui échappait, et que, pour le ressaisir, elle faisait continuellement des efforts qui soulevaient la monarchie. Connaissant l'action immédiate des femmes sur l'opinion en France, la Reine employa ces moyens avec un grand succès, du moins pendant les premières années du règne de Louis XVI... Elle ne fut pas aussi heureuse pendant l'Assemblée Constituante; elle lutta contre des femmes qu'il aurait fallu gagner, chose qui eût été facile... Elle-même voulut se soumettre; elle le tenta bien quelque temps en faisant le salon de madame de Polignac; mais en n'y admettant que les personnes tout-à-fait privilégiées, les préférences blessèrent les exilées, et il y eut des mécontents... Cela se manifesta lorsque la Reine voulut s'établir à Trianon.
Trianon était un adorable séjour dont la Reine aurait dû jouir sans le faire servir à une vengeance que depuis longtemps elle méditait contre la noblesse de France, et surtout celle présentée à la Cour, qui formait alors la majeure partie de la haute société de Paris. Le motif de cette vengeance datait du jour des fêtes du mariage de Marie-Antoinette, et sans être injuste on ne peut lui donner tort.
Marie-Thérèse avait demandé que mademoiselle de Lorraine et monsieur le prince de Lambesc eussent rang immédiatement après les princes du sang, dans les fêtes du mariage de sa fille avec le Dauphin de France. Louis XV l'accorda; mais il n'avait pas calculé les obstacles qu'il devait rencontrer dans la noblesse française... Sa complaisance à l'égard du Roi avait changé depuis quelques années... Elle n'était plus ce qu'elle était, non-seulement sous les premiers temps du règne, mais même sous madame de Pompadour... Les femmes de la Cour prirent une attitude opiniâtre, au fait, plus que fière, et opposèrent une résistance invincible à la prière du Roi, car il n'ordonna pas, de céder la place à mademoiselle de Lorraine, après les princesses du sang; leur fermeté alla même jusqu'à se priver du bal plutôt que d'abandonner leur droit... Madame la duchesse de Bouillon surtout se signala parmi les opposantes par l'aigreur de ses refus. Le roi fut très-choqué de cette résistance... mais la Dauphine le fut encore plus. On prétend qu'elle écrivît sur la lettre de Louis XV aux pairs: Je m'en souviendrai! et qu'elle la renferma dans une cassette d'où souvent elle la tirait pour la relire!... Enfin, pour que les fêtes eussent lieu, mademoiselle de Lorraine accepta de danser avec madame la duchesse de Duras, qui alors était de service au château, et par cette raison ne pouvait en sortir!... Ce moyen terme diminua un peu le scandale que fit le retour à Paris de presque toutes les femmes titrées qui avaient refusé de danser au mariage de la Dauphine.
Elle n'oublia jamais cette offense. La noblesse française fut à ses yeux de ce moment un ennemi avec lequel elle fut en guerre!... Madame de Noailles lui répéta vainement que l'étiquette avait parlé et qu'il fallait lui obéir, qu'elle-même lui était soumise... La Dauphine ne fit qu'en rire, tourna en dérision et l'étiquette et la noblesse, se moqua avec raison des mésalliances journalières qui, déjà à cette époque, commençaient à s'introduire parmi la haute noblesse. Elle fit plus; elle se moqua de madame de Noailles elle-même, bien décidée à exclure de son service toutes les femmes titrées ayant des prétentions, comme elle le disait...
Ces querelles furent longues à produire leur effet. Aussi la Dauphine n'en éprouva-t-elle le désagrément que plusieurs années plus tard... Les quatre premières qu'elle passa en France furent un véritable enchantement. Elle était vraiment jolie: son teint éblouissant, ses belles couleurs, l'élégance de sa taille, l'expression gracieuse de sa physionomie, parce qu'alors, voulant conquérir, elle était toujours prévenante[115], qualité qui, dans une princesse, a plus de charmes que dans une autre femme... l'ensemble enfin de toute sa personne en faisait un être que tout le monde aimait... Elle était caressante, enjouée, attentive à plaire... Aussi les académies, les journaux, les poëtes lui prodiguaient la louange, et la société la plus brillante de l'Europe, qui alors était celle de France, était à ses pieds!... Elle était jeune et belle, et la flatterie avait encore pour les femmes, chez nous, les formes et le ton du beau règne de Louis XIV!...
Ce qu'elle fit plus tard avec hauteur quand elle fut reine, elle le fit aussitôt après son mariage avec une grâce qui empêchait qu'on ne le lui reprochât. Cependant, il y avait parfois une teinte satirique qui ne pouvait échapper à ceux qui étaient l'objet d'une remarque ou d'une allusion...
En arrivant à la cour de France, elle témoigna une grande admiration pour la beauté ravissante de madame du Barry... mais comme elle ne voulait pas qu'on pût croire que cette admiration était une complaisance, elle demanda un jour à madame de Noailles quelles étaient à la Cour les fonctions de madame du Barry?... Madame de Noailles, chargée de son instruction, lui répondit que madame du Barry était à la Cour pour plaire au Roi et pour le distraire.
—Ah! dit la Dauphine, alors je serai sa rivale? Le mot était charmant! mais la question qui l'avait précédé l'était-elle?... Louis XV en fut blessé, parce que toute la Cour, qui n'aimait pas madame du Barry, répéta le mot sans le prendre pour une ingénuité.
Cette lutte de l'autorité légitime que devait avoir la Dauphine de France contre celle usurpée d'une fille de joie, favorite d'un vieux roi libertin, changea beaucoup le caractère de Marie-Antoinette. Madame du Barry, dont la beauté était dans tout son éclat, faisait éprouver à la jeune Dauphine la jalousie d'un succès toujours dominant. Les fêtes de la Cour que donnait Louis XV semblaient n'être faites que pour la favorite! La Dauphine le sentait cruellement. C'est en vain qu'elle était toujours bonne et caressante auprès du Roi vieux et libertin, comme madame la duchesse de Bourgogne l'était auprès de Louis XIV, mais les temps étaient bien différents! et pour dire la chose, les personnages l'étaient aussi! Louis XV était blasé sur tout, même sur la grâce!... il n'aimait plus les femmes aux bonnes manières... Madame du Barry influa beaucoup sur la société de France à cette époque; son mauvais ton, sa manière plus que naturelle, et qu'on pouvait appeler grivoise, était ce que le roi aimait... Que voulait-on? imiter le Roi; ce fut ce qui arriva. Le vieux maréchal de Richelieu lui-même se mit dans la voie de perdition, comme lui-même l'appelait, et dans les soupers qui se faisaient encore à Marly et à Choisy, où Louis XV aimait à souper de préférence, le vieux maréchal était souvent le plus licencieux de tous les hommes qui étaient à la table du Roi. On connaît au reste le mot de madame du Barry pour le café. On l'a nié, mais il est positif; il révélait ce que la France allait devenir!
La Dauphine, avec sa figure fraîche et ses blonds cheveux, sa peau de lis et de roses, cette adorable expression qui la faisait aimer de tout ce qui l'approchait, la Dauphine pouvait seule arrêter le torrent dans sa course, mais elle ne le pouvait qu'autant que le Roi lui en donnerait la puissance exécutrice. Que faire en pareille circonstance? Se tenir en silence devant une position vraiment délicate, et attendre, c'est ce qu'elle fit...
Louis XV mourut; on connaît les particularités de cette mort... Je dirai seulement que cette bougie placée derrière un carreau de vitre pour avertir qu'un roi de France est mort est plus cruelle peut-être que la perversité de tous n'est abjecte... mais il est une justice distributive... Louis XV avait été bien cruel lui-même pour son fils... Le Dauphin était à l'agonie de cette maladie de langueur dont il est mort, et la Cour à Choisy. Aussitôt qu'il aurait rendu le dernier soupir, la Cour devait quitter Choisy. On avait donc interrogé le médecin qui le soignait plus particulièrement, en lui demandant combien il avait d'heures à vivre.—Mais, avait répondu le médecin, peut-être sept à huit heures... à peu près!... plus ou moins!... Et le médecin continua à prendre son chocolat, car il était à déjeuner lorsqu'on vint lui faire cette question... Je ne pense pas qu'on puisse répondre aussi affirmativement avec un sang-froid aussi dur... En conséquence de cette réponse, tout le service d'honneur fit ses préparatifs; et les femmes de chambre, les valets de chambre jetaient les paquets par les fenêtres avec une sorte de joie folle, parce que le séjour avait été plus long que de coutume... Par un hasard funeste pour le mourant, son appartement se trouvait presque à la hauteur de ces femmes et de ces hommes qui jetaient ces paquets!... Il était à ce moment où l'âme quitte le corps... C'est une lutte douloureuse... le malheureux prince voulut prendre l'air, car il suffoquait... On roula son lit auprès de la fenêtre, et là, il fut témoin des préparatifs du départ... Il connaissait trop bien la Cour et tout ce qui tient à elle pour ne pas voir ce qui en était et ce que signifiait cette occupation générale... Un sourire, comme la mort n'en permet pas souvent, vint errer sur ses lèvres déjà froides... Hélas! le malheureux prince avalait ainsi au moment extrême la gorgée la plus amère du calice de sa vie!
Mais, je l'ai dit, il est une justice distributive. Le roi Louis XV mourut aussi... et le même jour, une bougie derrière un carreau de vitre devait être éteinte au moment du dernier soupir royal!... et alors, la Cour impatiente et craignant la contagion devait partir pour Choisy!... ce qui fut fait...
Le même jour, madame du Barry fut exilée à l'abbaye du Pont-aux-Dames, près de Meaux; ce fut le chancelier, le duc de la Vrillière, qui lui porta lui-même la lettre de cachet. En voyant cet homme qui avait rampé à ses pieds et venait la braver, madame du Barry dit en jurant:—Beau..... règne que celui qui commence par une lettre de cachet!...
Cette punition de madame du Barry fut un des premiers actes du pouvoir royal de Louis XVI. La Reine y fut étrangère. Ce n'était donc pas une princesse tout-à-fait autrichienne, une Allemande enfin, d'après ce que j'ai rapporté de son éducation, qui vint épouser le Dauphin de France. Lorsque le mariage fut définitivement conclu par les soins du prince de Kaunitz et du duc de Choiseul, l'abbé de Vermont fut envoyé à Vienne pour former la jeune archiduchesse aux belles manières d'une cour qui était alors la plus élégante et la plus polie de l'Europe. La princesse arriva donc en France parfaitement instruite de tout ce qu'elle devait savoir comme femme élégante du monde, parce que l'abbé de Vermont avait en lui tout ce qui pouvait former la femme présentée à la cour la plus exigeante. Celle de France était alors le lieu le plus ravissant comme centre de tous les plaisirs et du luxe le plus recherché. Marie-Antoinette en fut frappée lorsqu'elle arriva à Compiègne[116] et qu'elle y fut reçue par le Roi et M. le Dauphin. Le jour suivant, elle coucha seule à La Muette avec ses femmes, et revint à Versailles le lendemain pour se réunir à la Cour, et recevoir la fatale bénédiction d'un mariage qui devait la conduire à la mort. C'est à cette époque que les fêtes du mariage du Dauphin et de l'archiduchesse eurent lieu. Ces fêtes magiques par le luxe effréné que la Cour y déploya et que suivirent tous les courtisans, ces fêtes furent comme le coup de cloche qui sonna le glas funèbre pour annoncer une funeste destinée... et pourtant quelle magie, quelle admirable magnificence doublait celle déjà fantastique de Versailles! Vingt millions furent dépensés pour ces fêtes!... Vingt millions pour cette époque présentent une somme fabuleuse relativement aux frais des fêtes des mariages des anciens Dauphins et des Rois de France. On accourut du fond de nos provinces pour admirer la jeune Dauphine. Les étrangers du Nord y vinrent en foule; ceux du Midi qui n'étaient jamais venus en France y vinrent pour voir la fille de Marie-Thérèse monter sur le trône de deux reines allemandes, dont le sort avait été funeste à la nation française... Le luxe que les étrangers déployaient luttait avec celui que par devoir comme par orgueil et par goût déployaient les Français; les fêtes se multipliaient non-seulement à la Cour, mais dans les maisons particulières; tout était motif de réjouissance, tout devenait sujet à une fête parmi les personnes de la Cour et parmi celles de la finance, dont les alliances avec la noblesse étaient fréquentes. Le luxe de cette époque, quelque soin que nous prenions de le copier, n'est pourtant pas de fort beau goût. C'est surtout dans le contraste frappant qu'on trouve dans l'observance ridicule du goût antique qu'il faut trouver le mauvais genre de l'époque; madame de Pompadour s'habillait en Vénus avec des paniers, et M. de Chabot faisait Adonis avec une coiffure poudrée à frimas. Cette violation du goût pur et exercé des anciens était la faute des yeux et du goût de l'époque, puisque les modèles étaient là. Il faut dire que madame du Barry fut plus élégante en cela que madame de Pompadour; elle était plus belle et moins spirituelle cependant, mais le désir de plaire donne du goût et de l'esprit, même aux plus sottes. Madame du Barry suivait assez bien les modes, selon le bon goût; il existe d'elle des portraits où le costume oriental est assez bien observé. L'histoire de ce costume est plaisante.
Madame du Barry détestait, comme on le sait, M. le duc de Choiseul; tout ce qu'il disait et faisait était mal dit et mal fait. Enfin, Chanteloup l'en délivra. Mais avant ce moment, le ministre en faveur dut souvent recevoir bien des humiliations.
Un jour, on parlait chez le Roi des costumes différents des peuples de l'Europe; M. de Choiseul parlait de ceux de la Russie et de ceux de Constantinople, en même temps que du superbe et étrange aspect de cette ville, en remarquant que l'Europe n'était pas aussi dépourvue de beaux costumes, et il donnait pour preuve ces deux derniers pays.—Cependant, ajouta-t-il en se reprenant, j'ai tort de mettre la Russie et la Turquie dans le nombre, car les plus beaux costumes de ces pays sont dans les provinces d'Asie.
À ce mot, madame du Barry éclate de rire, et s'écrie:
—C'est bien la peine d'être ministre pour ne pas savoir que la Turquie est en Asie et que la Russie est en Europe.
—C'est bien la peine d'être favorite, dit le duc de Choiseul en rentrant chez lui, pour ne pas savoir que le pays où les femmes vivent en troupeau pour les plaisirs d'un seul homme est en Europe comme à Paris.
Le propos revint à madame du Barry; elle fut furieuse. À dater de ce jour-là elle se fit lire tout ce qui a été écrit sur la Turquie, et elle le débitait ensuite comme une leçon avec un petit babil que sa gentillesse et sa beauté rendaient presque supportable; car ce n'était pas par la parole qu'elle brillait, comme on le sait. Enfin, la turcomanie en vint au point qu'elle persuada à Louis XV de se faire peindre en sultan, elle en sultane favorite, et le reste de la Cour en habitants du sérail; il y avait même un Mesrour, à ce que disent les mauvaises langues; mais n'importe: c'était répondre spirituellement à M. de Choiseul. On fit une magnifique table en porcelaine qui fut peinte à Sèvres. On y voit une vingtaine de personnes habillées à l'orientale; le roi est très-ressemblant, ainsi que madame du Barry. Cette table fut longtemps à La Malmaison[118].
Madame du Barry détestait M. le duc de Choiseul, et toutes les fois qu'elle pouvait lui faire ou lui dire une chose désagréable, elle n'y manquait pas. Un jour M. de Choiseul était auprès d'elle et parlait des moines; elle se mit aussitôt à parler des jésuites avec le plus grand éloge, parce qu'elle savait que M. de Choiseul ne les aimait pas et qu'il n'en était pas aimé. Alors il se mit à dire tant de bien des religieux en général, qu'elle prit la contre-partie et se mit à en dire des choses tellement fortes que tout l'auditoire demeurait interdit.
—Enfin, dit-elle, ils ne savent pas même prier Dieu!
—Ma foi! madame, dit le duc de Choiseul, vous conviendrez au moins qu'ils font de beaux enfants.
Madame du Barry était fille naturelle d'un frère coupe-choux.
Elle fut interdite; et depuis ce jour elle demeura toujours silencieuse devant le duc de Choiseul. Elle le craignait tout en le détestant.
Lorsque la Dauphine fut reine, elle put enfin satisfaire ce goût pour la société intime qu'elle avait toujours eu... Elle rassembla autour d'elle tout ce qu'elle aimait, et cette réunion lui forma une société intime. Ce fut vers cette époque que le Roi lui donna Trianon. Voilà un salon qu'on peut faire, et montrer le bon goût qui présidait à tout ce qui se faisait dans ce ravissant séjour. Là, elle oubliait les ennuis de la Cour; là, madame de Noailles ne la persécutait plus, comme elle le disait, avec cette sévérité qui l'avait fait surnommer madame l'Étiquette par la Reine. Madame de Noailles ayant appris que non-seulement la Reine se permettait de s'égayer sur son compte, mais encore monsieur le comte d'Artois, s'éloigna de la Cour, donna sa démission, et fut suivie de beaucoup de femmes de distinction, qui ne voulurent pas servir de point de mire à des traits d'esprit ou de texte à une aventure un peu étrange. La Reine commença alors à jouir de la vie comme elle l'entendait. Trianon fut un lieu de joies et de fêtes, dont l'étiquette fut bannie. La Reine allait voir ses belles-sœurs, leur rendait visite sans écuyers, sans aucun appareil, et riant elle-même de cette simplicité à laquelle elle voulait amener la Cour de France:
—Qu'importe après tout, disait-elle, que je sois un peu plus, un peu moins entourée de cette étiquette, dont vous faites votre noblesse; car, ajoutait-elle, que m'importe une noblesse comme celle que vous avez en France! C'est l'étiquette seule qui la fait.
La Reine pouvait avoir raison pour quelques familles, mais non pas pour toute notre noblesse. Chérin[119] avait dans son cabinet de quoi répondre aux plus grandes exigences de l'Allemagne. La noblesse la plus pure de France n'était pas celle peut-être qui montait dans les carrosses.
La Reine avait connaissance des recommandations faites par l'impératrice-reine, relativement à beaucoup de personnes de la Cour de France. Pour celles-là jamais elles n'éprouvaient de bourrasques, et pour dire le vrai, elles commençaient à devenir fréquentes pour beaucoup d'autres.
La Reine avait aussi ses affections personnelles. Parmi ses affections intimes, madame la duchesse de Mailly était une des privilégiées. Elle était dame d'atours, mais donna bientôt sa démission pour se retirer dans son intérieur; la Reine l'aimait avec une tendresse de femme du monde, et le lui prouva en l'allant voir très-souvent après sa retraite de la Cour. Madame de Mailly avait une taille immense, et la Reine l'appelait ma grande. La duchesse de Mailly mourut jeune et vivement regrettée de Marie-Antoinette, qui était une amie bonne et dévouée, comme elle devenait ennemie implacable.
La Reine avait parmi les jeunes femmes de la Cour une personne qu'elle aimait avec une vive et profonde amitié. Elle était jeune, agréable et spirituelle; c'était la marquise de B....n. La Reine la fit dame du palais pour l'avoir auprès d'elle. Cette intimité amena des rapports de confiance entre la souveraine et la sujette. Madame de B....n aimait avec un sentiment d'amour idéalisé monsieur le comte Étienne de D......, celui qu'on appelait le beau Durfort. Il l'aimait également, et la Reine, qui savait presque leur secret, leur donnait une de ces consolantes confiances qui doublent le prix de l'amitié: elle en eut bientôt le devoir à remplir.
Madame la marquise de B....n aimait avec trop de vérité pour ne pas s'apercevoir si elle-même était moins aimée. Elle s'aperçut d'une froideur et d'un tel changement dans leurs rapports, qu'elle comprit que monsieur de D...... ne l'aimait plus. Elle ne le dit à personne, elle renferma ce secret en elle-même, et pleura en silence.
Le vicomte de Ségur, homme fort spirituel mais très-méchant, aimait depuis longtemps madame la marquise de B....n. Que pouvait-elle? lui défendre de l'aimer? elle l'aimait si peu qu'elle n'y songea même pas... Mais lui ne la perdait pas de vue: aussitôt qu'il vit le gonflement de ses yeux, la pâleur de ses joues, il accourut, et prenant la main de la marquise il la serra sans lui parler. Rien n'émeut autant que ces marques silencieuses d'un attachement qui, tout méconnu qu'il est, ne laisse pas néanmoins d'être un des intérêts de la vie:... aussi dès que le vicomte de Ségur eut seulement levé les yeux sur la marquise, elle fondit en larmes.
—Qu'avez-vous? lui dit-il.
Elle ne répondit pas, mais elle continua de sangloter et ne pouvait lui répondre.
—Pauvre enfant! vous souffrez, n'est-ce pas? vous n'osez pas me le dire?... Pauvre petite, je sais quel est le sujet de vos larmes!... et je dois à ma conscience de vous dire qu'il en est indigne.
Madame de B....n fit un mouvement d'indignation... mais le vicomte passa outre.
—Oui... je soutiens que celui pour qui vous pleurez n'en est pas digne.
Madame de B....n poussa un cri déchirant.
—Eh quoi! vous n'ayez pas plus de courage!...
—Non! je ne vous crois pas!
Le vicomte sourit sans répondre...
Madame de B....n vit son arrêt dans ce sourire!... elle regarda le vicomte avec une expression suppliante.—Voulez-vous la preuve de ce que je vous ai dit?.
Madame de B....n fit un signe de tête affirmatif.—Eh bien! vous l'aurez dans quatre jours... peut-être demain!
M. de Ségur avait beaucoup connu madame de Souza, ambassadrice de Portugal en France, et mademoiselle de C........ Elle était belle-sœur de cette madame de Canilhac, l'une des causes du fameux duel de M. le duc de Bourbon et de M. le comte d'Artois... Madame de Souza était jolie comme un ange, mais sotte comme un panier; elle avait une belle tête, mais aucune cervelle dans cette belle tête, et elle avait de plus l'avantage d'être provinciale au dernier point... Elle avait de la complaisance quelquefois pour les personnes qui lui disaient souvent qu'elle était jolie, et M. de Ségur était un de ceux qui le lui avaient le plus répété... aussi dès qu'il parut devant elle, madame l'ambassadrice quitta le sofa sur lequel elle était assise et s'en vint au-devant de lui en lui donnant la main, faveur qu'à cette époque on ne prodiguait pas comme aujourd'hui; on ne donnait la main qu'à une personne aimée enfin, et se tenant pour avertie qu'on allait lui demander quelque chose, car les femmes ont à cet égard une sorte de finesse qui ne trompe jamais et porte à deviner ce qu'elles veulent savoir... Le vicomte la regarda et lui dit avec admiration:
—Mon Dieu, que vous êtes belle!
Et c'était vrai! elle était ravissante dans son négligé du matin, à moitié coiffée et n'ayant aucune prétention... elle avait un grand peignoir de mousseline des Indes garni d'un point d'Angleterre fort beau; les manches étaient rattachées au poignet avec un ruban bleu clair, ainsi que le col, et une grande ceinture bleue serrait sa taille... ses cheveux n'avaient qu'un œil de poudre, comme on commençait à porter les cheveux alors...
—Oui, vous êtes bien belle!... répéta le vicomte!... Madame de Souza se regarda dans la glace avec une complaisance toute gracieuse...
—Mais vous êtes si coquette!...
—Moi! quelle idée!
—Oh! en effet, elle est absurde!...
Madame de Souza fut embarrassée; M. de Ségur la regardait avec une sévérité dont lui-même s'amusait fort, et qui paraissait à madame de Souza la trompette du jugement dernier: car elle le redoutait et ne l'avait aimé que par crainte.
—Oui, madame, vous êtes très-coquette... et plus que cela!... vous êtes infidèle!
Madame de Souza joignit les mains... le vicomte fut généreux...
—Allons, je vous pardonne! je suis bon... et de plus je suis votre ami: c'est ce qui me fait venir auprès de vous. Vous aimez le comte Étienne?...
La comtesse de Souza rougit jusqu'aux yeux!...
—Hé bien! c'est à merveille! Qu'avez-vous donc? n'allez-vous pas me croire jaloux? Oh! je ne fais plus de ces folies-là, moi!... Je laisse les fureurs d'Orosmane à des jeunes gens... à M. le duc de Lauzun par exemple!... à M. le comte d'Artois, qui, à ce qu'on dit, est jaloux comme un Africain Berbère.... mais moi, non; ainsi revenons à notre affaire. Vous aimez le comte Étienne... eh bien! si vous voulez le conserver il faut l'empêcher de conserver cette ancienne passion...la marquise de B....n!
Madame de Souza tenait ses yeux baissés et roulait les deux bouts de sa ceinture dans ses doigts et ne disait mot. Mais elle releva les yeux lorsque le vicomte eut fini pour trouver une parole et ne trouva pas un mot... Ce n'était pas son fort d'abord, et puis le vicomte l'avait effrayée sur le sort de ses amours...
—Si vous voulez le conserver, tâchez de le brouiller avec elle, pour que tout rapport soit enfin rompu... Tâchez, par exemple, d'avoir son portrait, son anneau et ses lettres.
Une femme a toujours de l'esprit pour ses affaires de cœur. On a dit depuis longtemps que l'amour en donnait aux plus bêtes, et c'est vrai.
Madame de Souza comprit l'importance de ce qu'elle allait tenter. Elle s'y prit si adroitement, que le comte lui remit le portrait et les lettres de la marquise de B....n... Lorsque le vicomte de Ségur les eut, il sourit avec cette joie infernale qui fait aussi sourire Satan.
—Maintenant, dit-il, elle est à moi!...
Ce qui prouve que devant un cœur de femme un homme, quelque esprit qu'il ait, lorsqu'il a de l'esprit, demeure sans intelligence, lorsqu'il n'y a aucun rapport ni cette union d'âme qui révèle à l'un ce que l'autre éprouvera.
En recevant cette preuve de l'infidélité du seul homme qu'elle eût aimé, la marquise de B....n ressentit une de ces impressions terribles qui vous montrent la mort comme un lieu de refuge, car vous souffrez trop!
Le vicomte comprit, cependant, que cette douleur sans cris et sans larmes avait une force devant laquelle toutes ses petites intrigues étaient bien nulles!... Il se retira sans parler et sans avoir la force de hasarder même une parole devant cette femme dont le deuil du cœur était si solennellement profond!...
Demeurée seule, la marquise de B....n regarda d'abord ce portrait que tant de prières avaient sollicité!... Qu'était-il maintenant? un morceau d'ivoire peint, sans que rien pût lui donner la force et la vie qui l'animaient il y avait seulement deux mois!...
—Et ce n'est qu'un espace de quelques jours qui me rend si différente de moi-même! disait la pauvre délaissée avec une voix brisée par les sanglots; car elle était seule maintenant, et la fierté ne retenait plus ses larmes!.....
Elle ouvrit le paquet de lettres et voulut en relire une!... Oh! qu'elle souffrit!...
Et cependant elle relut cette lettre, et puis une autre, et encore une autre... enfin elle relut le paquet tout entier... Cet effort lui brisa le cœur!... Elle se leva, alla à son secrétaire, et prit les lettres du comte Étienne. En les relisant elle souffrit tout ce qu'une âme humaine peut souffrir...
—C'est une agonie en effet! dit-elle avec une expression déchirante, car on l'aimait encore en ce monde, et il y avait des êtres qui devaient souffrir du parti qu'elle allait prendre; mais il était irrévocablement arrêté dans son âme... Elle sonna sa femme de chambre, se déshabilla, fit plusieurs dispositions qui devaient en précéder une dernière, puis étant demeurée seule, elle avala une dose de vert-de-gris qu'elle s'était procurée...
Elle fut horriblement mal... Le poison avait été si abondamment donné à ce corps si gracieux, mais si frêle et si petit! Les médecins ne répondirent d'elle qu'au bout de plusieurs jours; mais il lui resta TOUTE SA VIE[120] un tremblement nerveux, une agitation terrible, qui lui causaient des douleurs spontanées qui, dans les premiers temps, lui paraissaient un retour des cruelles souffrances qu'elle avait supportées pendant plusieurs heures! On la sauva; et pourquoi?... pour sa douleur. La vie était décolorée pour elle maintenant, et ce qu'elle voulait c'était mourir! Mais on ne meurt pas ainsi!... Il faut du temps pour mourir!...
Madame de B....n était d'une douceur achevée, et elle avait de la piété.... Elle était malheureuse, et cela ne fut qu'une raison de plus pour que la religion prît sur elle plus d'empire. Le reste de sa vie eut une consolation accordée par le Ciel: un ami intime s'attacha tellement à elle qu'il ne la quitta plus; touché par sa résignation et par le profond chagrin que lui causa la mort de la Reine, M. de M......., qui fut ministre de Louis XVIII, demeura avec elle jusqu'à sa mort. Dans cet attachement elle trouva, du moins, un baume pour sa blessure.
Madame la marquise de B....n était un des ornements les plus agréables de la société intime de la Reine. Elle avait un ravissant talent de peinture, et peignait les fleurs, surtout, avec une habileté peu commune à l'époque où madame de B....n était encore jeune et belle. Que de fois elle peignit des modèles de fleurs pour que la Reine pût les copier ensuite en tapisserie!... Dans ces réunions de Trianon, qu'on a tant calomniées, il arrivait souvent que les matinées s'écoulaient comme dans un château du fond de l'Auvergne ou de la Bretagne, et ces fameuses orgies dont la calomnie a voulu accuser la Reine martyre n'étaient autre chose qu'une lecture faite en commun, tandis que la Reine et les dames nommées pour être de ce petit voyage travaillaient soit au bord de l'eau, près du moulin, soit dans la salle de marbre fraîche et blanche de la laiterie. Le nombre des élus était fort restreint: ce fut ce qui attira le plus à la Reine cette foule d'ennemis qui commencèrent le parti de l'opposition, dans lequel se mirent d'abord de hautes notabilités de vertu comme mesdames de Noailles et de Marsan, et qui finit par avoir pour chef la marquise de Coigny!... Trianon avait toujours été désiré par la Reine avec passion; Louis XVI lui en fit présent à sa première couche, et Marie-Antoinette jouit de sa nouvelle propriété avec ce plaisir vif et pur de la jeunesse satisfaite: on lui en fit un crime. Le vent faisait alors tourner la girouette de notre esprit; et le temps où les Français forçaient les acteurs de répéter le beau chœur d'Iphigénie, Chantons, célébrons notre reine! lorsque leur souveraine entrait à l'Opéra, ce temps était déjà oublié!...
Un des plaisirs de la Reine était de jouer la comédie. On dit qu'elle jouait et chantait mal; voilà son tort plus encore peut-être que de jouer, quoiqu'il soit fort inconvenant de livrer à la critique, pendant plusieurs heures, jusqu'au moindre geste d'une reine. La perfection n'existe pas; mais si elle doit se trouver, c'est dans ceux que nous reconnaissons assez supérieurs à nous pour nous commander: c'est donc un reproche à notre propre jugement que de reconnaître dans nos maîtres des imperfections qui deviennent des ridicules dès qu'elles sont prétentions. On a reproché à la Reine, lorsqu'elle jouait à Trianon et chez madame de Polignac, d'avoir rempli des rôles qui n'étaient pas d'accord avec la majesté de son rang; si elle les avait bien joués, la chose, encore une fois, eût été égale.
Louis XVI avait de la simplicité, de la bonhomie même; mais il avait le sentiment de sa dignité à un degré assez intime lorsqu'il n'était pas à son enclume avec Gamin: il pouvait bien faire le Vulcain, mais il ne paraissait ainsi que devant un homme dont c'était d'ailleurs le métier d'avoir aussi les mains noires; et voici un fait qui prouve que Louis XVI comprenait fort bien le danger d'un ridicule royal.
Il était un matin plus activement occupé qu'à l'ordinaire, lorsque le serrurier qui travaillait avec lui, et qui s'appelait Jacques Derhin[121], se mit à rire aux éclats en le regardant. Le Roi lui demanda ce qui le mettait ainsi en joie. Derhin riait toujours et ne pouvait parler, mais il montrait à Louis XVI son propre visage, et lui indiquait par là ce qui excitait ainsi sa gaîté. Comme il n'y avait pas de glace dans la forge royale, le Roi passa dans la pièce voisine: aussitôt qu'il se fut regardé, et qu'il put voir son visage tatoué d'une si étrange sorte qu'il en était méconnaissable, il partagea la gaîté de Jacques Derhin, et se mit à rire, de ce bon rire franc et joyeux qu'on connaît peu sous une couronne....
Mais après avoir donné satisfaction à sa propre gaîté, le roi jugea ne pas devoir prolonger celle de son compagnon:
—Jacques, lui dit-il, en lui donnant un louis, tu boiras à ma santé ce soir à ton souper, avec ta femme et tes enfants, mais sans leur raconter ce qui nous a tant fait rire... Tu n'oublieras pas ce que je viens de te dire, mon garçon?...
Et il appuya sur ce dernier mot.
Ce ne fut que bien longtemps après qu'un cousin de Jacques Derhin, employé dans les travaux que je fis faire dans mon hôtel, me raconta ce que je viens de dire. Lui et son frère étaient fort habiles dans leur état de serrurier, surtout pour faire les clefs.
Cette recommandation de Louis XVI prouve qu'il ne voulait pas qu'on pût rire de lui; cette crainte du ridicule me plaît dans un roi.
Comme la Reine était jeune et jolie femme, elle le redoutait moins, parce qu'elle ne s'en croyait pas susceptible. Elle ignorait qu'on peut faire la caricature de la Vénus de Médicis, et qu'on a parodié les plus belles œuvres du génie. Je crois aussi qu'elle méprisait la voix populaire: ceci est encore un tort.
Mais il était excusable en elle. Elle ignorait la valeur de ce terrible mot: le PEUPLE!.. Hélas! elle devait apprendre cruellement à quel degré montait sa puissance. En Autriche, le peuple, encore aujourd'hui, ne songe ni même ne parle sur la classe élevée: pour lui, c'est une autre race que la sienne; il ne lui envie rien, il ne forme là-dessus aucun plan, aucun projet; et s'il est ainsi en 1837, qu'on juge de ce qu'il était en 1784!...
Quant à la noblesse, Marie-Antoinette ne l'aimait ni ne l'estimait. Il y avait peu de familles en France dont l'écusson n'eût une tache dans son blason, et Marie-Antoinette le savait. Aussi lorsque l'offense des duchesses-pairesses la blessa si vivement aux fêtes de son mariage, elle s'en vengea chaque jour depuis cette époque par des épigrammes sanglantes sur les alliances de la haute noblesse avec la finance. Les Noailles surtout furent en butte plus que tous les autres aux traits de sa satire, pour atteindre madame de Noailles, son ancienne dame d'honneur, qui lui faisait des leçons assez sévères sur l'oubli de sa dignité.
Étant un jour sur un âne dans le parc de Versailles, elle tomba. Elle ne voulut pas qu'on la relevât, et riant aux éclats:
—Allez chercher madame de Noailles, pour qu'elle nous dise comment on relève la reine de France, lorsqu'elle ne sait pas se tenir sur un âne.
La Reine eut tort. Le mot, s'il demeure dans l'histoire, ne prouve que pour madame de Noailles, et condamne la Reine... Madame de Noailles se fâcha, et elle eut raison; elle se retira, et eut encore raison. Cette retraite fut d'autant fâcheuse pour la Reine, qu'elle eut lieu à la seconde époque de son séjour en France, lorsque ses différends avec ses deux belles-sœurs et M. et madame de Maurepas divisèrent la société en deux partis, et lorsque la Reine, voulant vivre en simple grande dame, mais point en reine, prit la direction de l'un de ces partis. La retraite de madame la duchesse de Noailles, mais surtout son mécontentement, entraîna toute une puissante famille, celle des Noailles, grande, puissante par ses alliances, illustre par des services rendus à l'État, dans le parti contraire à la Reine. Cette famille mécontente se jeta depuis dans les premières scènes de la Révolution avec les d'Aiguillon et d'autres grands noms, que la Reine avait aussi mécontentés, et qui depuis longtemps dirigeaient l'opinion des salons de Versailles et de Paris.
Marie-Antoinette balançait par le charme de ses manières, dans cet intérieur qu'elle s'était formé chez ses favorites, ce qu'on tramait contre elle dans la faction opposée; et peut-être eût-elle triomphé, si elle n'avait été en même temps la gardienne à Versailles d'un traité[122] nuisible à la France, contraire aux intérêts de l'Europe, mais utile à l'Autriche... L'attachement de Marie-Antoinette à sa maison fut ce qui la perdit. Ses brouilleries éclatantes avec ses deux belles-sœurs achevèrent le mal déjà commencé, en formant à la Cour un parti de femmes toutes occupées à se nuire, en divulguant des aventures quand on en avait; en se donnant des amants quand on n'en avait pas; en se faisant, enfin, tout le mal que des femmes peuvent se faire quand elles ne s'aiment pas et qu'elles veulent se perdre; car tel était l'attachement que les personnes dévouées à Marie-Antoinette lui portaient, que les femmes distinguées par elle répandaient partout, en sortant de son intimité, l'enthousiasme des chefs de partis pour défendre sa cause. C'est ainsi que chez nous les femmes ont eu, de tout temps, une immense influence sur les affaires. C'était dans nos salons que se formaient ces haines et ce fanatisme qui causèrent les premiers effets de la Révolution. À cette époque, le peuple lisait peu. Chaque marchand n'avait pas comme aujourd'hui son journal pour diriger son opinion; mais il avait un cousin maître d'hôtel, une belle-sœur femme de chambre, un frère valet de chambre, qui lui rapportaient l'opinion de leurs maîtres. Cette opinion était souvent contraire à la Reine, parce que le parti opposé à ses intérêts était plus nombreux que le sien; l'opinion passait donc du salon à l'office, et de l'office dans les boutiques ou dans les ateliers de Paris... Ces relations se répandaient même en province, lorsque des familles comme les Noailles, les Voyer d'Argenson, ou d'autres aussi puissantes, allaient passer l'été dans leurs terres.
En remontant plus haut, on voit encore une cause très-positive du malheur de la Reine dans le voyage de Joseph II en France. L'archiduc Maximilien n'avait blessé que la haute noblesse, en exigeant que mademoiselle de Lorraine eût le pas sur les duchesses-pairesses, tandis que l'empereur d'Allemagne alarma tout notre commerce et nos industriels, en se montrant plutôt en voisin jaloux qu'en beau-frère de Louis XVI. Au Havre et à Brest, il se permit même une demande plus qu'indiscrète. C'était cependant un homme supérieur, et n'ayant pas, je crois, autant de projets hostiles contre nous qu'on l'a voulu faire croire pour nuire à sa sœur. Madame, femme de Monsieur, frère du Roi, avait pour la Reine une de ces haines qui ne sont satisfaites que par le malheur de celle qui en est l'objet; elle souleva de nouveau la société à ce second voyage des princes autrichiens; tout lui fut bon pour nuire. L'archiduc Maximilien avait blessé par trop de hauteur; Joseph voulut être populaire, et le fut, en effet, à un point peut-être exagéré. Eh bien! il voulait gagner le peuple, disait Madame!...
L'archiduc Maximilien ayant été voir M. de Buffon, celui-ci lui offrit un exemplaire de ses œuvres.—Je vous remercie, dit le prince, je ne veux pas vous en priver...—Le mot n'est pas heureux.
L'empereur Joseph connut ce malheureux mot...; il alla voir M. de Buffon, et lui dit:—Je viens réclamer, monsieur, l'exemplaire de vos œuvres que mon frère a oublié chez vous!...
Voici un fait curieux sur le voyage de l'empereur Joseph II en France.
Il voulait connaître notre belle patrie, comme on le sait, et même on a dit fort injustement qu'il avait eu tant de jalousie de notre prospérité qu'il en avait conçu de la haine. C'est absurde et faux. D'abord nous n'avions pas alors de prospérité au point de donner de la jalousie. Nous sommes en France comme les femmes qui croient plaire à quarante ans comme à vingt-cinq. Mais cela ne se peut pas. Joseph II, en allant à Lyon, voulut voir un homme très-habile comme publiciste et comme jurisconsulte, M. Prost de Royer; il était à cette époque lieutenant de police de Lyon; c'était un homme estimé du comte Campomanes, l'un des plus honnêtes ministres de l'Espagne, considéré de M. de Vergennes et de lord Chatham, modèle du comte Rantzaw en Danemark, enfin un homme à connaître.
—M. le comte, dit-il à Joseph II, je connais le protocole des cours. Si vous l'exigez, je le suivrai; alors j'attendrai que vous m'interrogiez et ne répondrai que par monosyllabes. Mais vous avez parcouru la France: vous cherchez des hommes, vous n'avez dû rencontrer que des statues; vous cherchez la vérité, et vous n'avez dû trouver que mensonge ou silence. Cette vérité, je suis capable de vous la dire; mais il faut me permettre de parler avec le comte de Falkenstein et non pas avec le fils de Marie-Thérèse, car il n'y a de conversation possible qu'avec un échange de paroles, et le moyen de questionner un empereur?...
—Je viendrai ce soir m'enfermer avec vous, et nous causerons les coudes sur la table, répondit Joseph.
Il y fut, et le lendemain il y retourna...—Pourquoi les Français ne m'aiment-ils pas? demanda-t-il à Royer.
—M. le comte, on n'a pas oublié le moment où Marie-Thérèse, vous tenant dans ses bras, demandait aux Hongrois du secours contre la France.
Joseph II sourit.
—C'était Louis XV et les gens de son cabinet... Tous sont morts!
—Me permettez-vous encore une question?...
—Dites...
—Vous avez été élevé par le vieux Bathiani... il détestait la France et les Français... n'avez-vous pas ses sentiments? voilà ce qu'on craint.
—Monsieur, s'écria l'Empereur fort ému, et se levant il parcourut la chambre à grands pas... Monsieur, depuis que nous causons, ne me connaissez-vous pas encore?... Ne voyez-vous donc pas que je voyage pour me dépouiller de ces vieux préjugés dont on m'avait garrotté l'esprit?... Est-ce donc que je ne prends pas assez de peine pour réussir?...
Il était agité, et Prost de Royer vit qu'il était vraiment ému.
—Me permettez-vous encore une objection?
—Parlez.
—Vous avez souvent loué la nation française, mais comment? C'est une nation charmante, avez-vous dit... L'éloge est bien mince dans la bouche du frère de notre reine.—Joseph sourit.
—On voit bien que vous êtes lieutenant de police; oui, j'ai dit cela. Je l'ai dit à Versailles... mais c'est vrai... En parcourant la France, en observant la Cour et la ville, la bourgeoisie et l'armée, l'armée elle-même, la plus vaillante de l'Europe, et la plus brave dans tous les moments, eh bien! je ne vois en elle qu'une aimable nation et rien de plus... Je ne m'en dédis pas, répéta l'Empereur...
—Cependant, reprit-il après avoir fait quelques tours dans la chambre sans parler, j'en excepte la classe ouvrière et quelques-uns de nos amis[123]... Alors la nation est intéressante; je vous autorise à dire mon sentiment à cet égard, ajouta-t-il en souriant.
—Ainsi donc, dit Prost de Royer, il en est de votre antipathie contre nous comme de votre tendresse pour Frédéric, n'est-ce pas?...
Joseph regarda le lieutenant de police avec curiosité.
—C'est que je suis sûr qu'aussitôt que vous pourrez toucher à la Silésie...
Joseph sourit, mais ne répondit pas.
—Et puis on dit que vous avez l'amour des conquêtes, que vous voulez renvoyer sur l'Euphrate les gens qui sont sur la mer Noire... est-ce vrai?...
—Non, répondit sérieusement Joseph... Regardez Pétersbourg plutôt que Vienne pour les affaires de Constantinople...
Tel fut, à peu de choses près, car la place me manque pour tout rapporter, l'entretien de Joseph avec Prost de Royer, ami de Voltaire et de Turgot et de toute la secte d'esprit de ce temps-là. Cette entrevue, qui dura quatre jours, fut ignorée dans le temps, parce que M. de Maurepas craignit que les Français ne fussent blessés et inquiets d'une aussi longue conférence du premier magistrat de la première ville manufacturière de France avec l'empereur d'Autriche; il exigea donc le silence. Quant à Prost de Royer, il le garda pour ne pas faire de peine à Voltaire, qui avait attendu l'Empereur à Ferney, et fut furieux de ne l'avoir pas vu. C'est très-bien à Prost de Royer; cela seul fait juger un homme.
Quoi qu'il en soit, l'effet du voyage de Joseph II fut fâcheux pour la Reine. M. de Vergennes, qui redoutait toujours le retour de M. de Choiseul et de M. de Praslin, présentait au Roi la maison d'Autriche, amie de l'exilé de Chanteloup, comme nuisible à la gloire de la France. Le voyage de l'Empereur, malgré les soins de la Reine, fut présenté sous d'odieuses couleurs de jalousie, d'envie, et de tout ce qui pouvait rendre le roi de France l'ennemi de l'empereur d'Allemagne. Louis XVI, déjà prévenu par les mémoires et les notes laissés par son père sur la maison d'Autriche, n'aimait pas cette maison; il en vint à détester l'empereur Joseph. Quelle que fût sa confiance dans la Reine, jamais elle ne put pénétrer dans une pièce reculée qu'il appelait son cabinet. Cette pièce était située à Versailles sous la chambre aux enclumes, la plus élevée du château. C'était là que le Roi avait déposé ses papiers les plus importants, ceux enfin qui, plus tard, formèrent une terrible accusation, et furent trouvés dans ce qu'on appelait l'armoire de fer.
Ce fut particulièrement à cette époque où elle vit un repoussement qui pouvait devenir général, que la Reine résolut de se faire une société, de former un salon d'où ses amis, comme elle le dit elle-même à M. le comte de Périgord[124], iraient ensuite se répandre dans les différentes sociétés de Paris, et la défendre là contre ses ennemis.
—Je suis bien malheureuse, mon cher comte, lui dit-elle ce même jour, en lui présentant sa belle main, que le vieux comte baisa avec ce respect qu'avaient pour leur souveraine les courtisans de cet âge, qui avaient été nourris dans la crainte et le respect du Roi et des femmes... Je suis bien malheureuse.—M. de Périgord se sentit ému au fond de l'âme en voyant cette femme, jeune et belle, reine du plus bel empire, lui disant presque en pleurant:—Je suis bien malheureuse!
M. le comte de Périgord jeta un coup d'œil rapide autour de lui, et baissant ensuite les yeux, il ne répondit pas... C'est que ce qu'il voyait blessait en lui tout ce que l'éducation et des préjugés fortement enracinés l'avaient accoutumé à considérer comme inviolable;... ce qu'il voyait enfin brisait ce qu'il supposait encore être respecté par la Reine...—Dès ce jour, disait-il à ma mère, je jugeai la France perdue.
Il est certain que pour un homme élevé dans les jours qui suivirent le beau règne de Louis XIV, ce qu'il voyait devait lui paraître étrange. Il avait demandé une audience à la Reine. Elle lui fit répondre par la comtesse Jules de Polignac que Louis[125] le prendrait le lendemain dans le grand corridor, en face de la chapelle, au sortir de la messe (c'était un dimanche), et qu'il le conduirait près d'elle. M. de Périgord, étonné de ce rendez-vous, se rendit néanmoins à l'heure fixée au lieu qui lui était indiqué, et y trouva en effet Louis qui l'attendait. Le comte fut à lui, mais le valet de chambre lui fit signe de ne le pas approcher, et s'éloigna d'un pas assez lent pour que le comte pût le suivre[126]. Arrivés dans l'une des galeries extérieures, Louis prit le chemin d'un petit escalier très-étroit et fort obscur, éclairé seulement par des lampes; cela aurait pu avoir l'air d'une aventure, mais le comte n'était plus jeune et n'avait d'ailleurs jamais été beau. Le comte et le valet de chambre montèrent pendant si longtemps, que le comte crut que cet homme se trompait.—Mais où donc me conduis-tu, Louis? lui demanda-t-il enfin. C'était la première question qu'il lui adressait... Il connaissait parfaitement Louis; c'était lui qui était chargé des messages fréquents de la Reine, lorsque madame la duchesse de Mailly[127] était sa favorite bien-aimée.
Louis ne répondit pas, mais il montait toujours; enfin, ils arrivèrent sous les toits. On était alors au mois d'août, et la chaleur était insupportable dans cet endroit, où le supplice des plombs à Venise était presque rappelé... Louis regarda autour de lui pour se reconnaître: C'est cela, dit-il; et tirant une fort vilaine clef de sa poche, il la mit dans la serrure d'une petite porte fort laide également;... mais après avoir tourné deux tours, il s'arrêta et frappa trois petits coups... une voix répondit de l'intérieur et dit d'entrer. Le comte pénétra alors dans une chambre assez sombre... Il passa ensuite dans une seconde pièce fort simplement meublée, où il trouva la Reine seule, qui le reçut ainsi que je viens de le dire.
Le coup d'œil accusateur que le vieux comte jeta rapidement sur l'appartement meublé en perse et en bois peint en blanc, sur la lévite de mousseline brodée de l'Inde, attachée seulement avec une ceinture de ruban lilas, que portait la Reine, fit rougir fortement Marie-Antoinette, et retirant sa main que le comte avait conservée dans les siennes, elle lui dit avec colère:
—Vous ne jugez pas à propos de me plaindre, n'est-ce pas, parce que vous me trouvez pleurant dans un lieu où du moins j'oublie que je suis reine de France?
—Ah! madame! en sommes-nous donc à ce point, que vous regrettiez d'être notre souveraine!... à Dieu ne plaise que ce jour arrive!... ne croyez pas de faux rapports... ne vous laissez pas éloigner de nous.
La Reine était visiblement offensée; le comte le vit.
—Si j'ai laissé voir trop ouvertement l'impression que j'ai ressentie en voyant se confirmer une partie des bruits qui me blessent au cœur depuis que je les entends, que Madame me pardonne! elle est ma souveraine, elle est la maîtresse de mon sang et de ma vie, et je ne veux jamais lui déplaire.
—Mais que disent-ils donc de moi? demanda la Reine avec une anxiété qui montrait qu'en effet elle n'était pas instruite.
Le comte baissa les yeux, mais garda le silence.
—J'exige que vous me parliez avec franchise, comte, et si ce n'est pas assez, je vous en supplie.
Le comte de Périgord était le plus excellent des hommes; mais il avait peu d'esprit... Toutefois, dans une circonstance semblable, il se montra supérieur à lui-même; et surmontant sa répugnance, il parla en homme d'âme et de cœur noblement animé; il dit à Marie-Antoinette que ces relations n'étaient pas pour elles-mêmes, mais que la vie intérieure de la Reine où ces mêmes relations avaient accès, était tellement changée, que le blâme universel s'y attachait avec raison.
—J'ai longtemps repoussé les attaques dans lesquelles le nom de la Reine était mêlé, poursuivit M. de Périgord;... mais tout à l'heure en voyant moi-même cet appartement...
—Eh bien! qu'a-t-il donc, dit la Reine, de si révoltant, cet appartement?
Elle mit un accent tellement impérieux dans cette demande, que le comte ne répondit pas. La Reine poursuivit:
—Est-ce donc parce qu'excédée de l'ennui qui me suffoque dans ces salons dorés que j'ai là sous mes pieds,... et elle frappa du pied avec violence;...... est-ce donc parce que l'ennui m'excède au milieu d'une cour qui ne m'aime pas et que je n'aime pas davantage, et que je viens ici jouir en paix de la conversation de quelques amis et oublier, je le répète, que je suis Reine de France; est-ce donc cela qu'on me reproche?... S'il en est ainsi, il faut désespérer de la France!...
Elle s'était levée et marchait à grands pas dans une agitation violente.
—Venez, dit-elle au comte de Périgord, voyez cet appartement... regardez-le bien, et dites-moi sur votre honneur si vous pensez qu'il mérite le nom d'une petite maison[128].
Cet appartement était composé de trois ou quatre pièces, et se trouvait voisin de l'appartement qui fut arrangé pour madame de Lamballe, lorsque pour elle on créa la charge de surintendante de la maison de la Reine... L'ameublement en était simple, mais parfaitement commode; on voyait que la Reine avait bien souvent répété: «Faites-moi un lieu de repos où je sois commodément.» Dans l'une des pièces était un billard: la Reine y jouait bien et aimait beaucoup ce jeu, qui lui permettait de montrer la grâce de sa taille, et la beauté de ses bras et de ses mains...
—Vous voyez, dit-elle à M. de Périgord, que je ne mérite pas au moins le reproche de ruiner la France par mes folles dépenses... Je ne fais pas comme les favorites de Monsieur, moi... Je ne fais pas mettre le feu dans la nuit à l'ameublement d'un salon parce que cet ameublement déplaît... et madame de Balby est plus savante que moi, toute reine que je suis, en pareille matière...
La Reine pleurait!...
—Jamais, disait plus tard M. de Périgord, cette conversation ne sortira de ma pensée ni de mon âme... La Reine avait en moi un serviteur; de ce jour elle eut un ami de plus, car je compris qu'elle était calomniée... mais elle prêtait à cette calomnie, et je ne pus m'empêcher de le lui dire.
—J'agirai donc autrement, puisque l'on m'y force, répondit-elle; mais je n'en continuerai pas moins à vivre pour moi quelquefois, et pour mes amis... Cette retraite me plaisait... J'y soupais avec quelques personnes assez discrètes pour n'en pas parler; nous y avons ri et causé comme de simples humains, ajouta-t-elle en souriant... Le Roi y est venu quelquefois, mais en me demandant de n'y pas souper, car rien au monde ne lui ferait manquer l'heure de son souper de famille. Maintenant que vous avez vu tout cela de près, mon cher comte, me donnez-vous l'absolution?
M. de Périgord n'était pas éloquent avec toute sa bonté; eh bien! il le devenait en parlant de la Reine lorsqu'il racontait cette histoire. Je la lui ai entendu dire bien souvent, et toujours de même quant au fond, mais jamais d'une manière semblable quant aux détails de l'impression qu'il avait reçue de la Reine ce jour-là...
La Reine, en effet, changea immédiatement de façon d'être. Elle allait quelquefois chez madame de Polignac, elle y fut presque tous les jours: son affection pour la comtesse Jules, qui alors n'était pas encore gouvernante des enfants de France, et qui recevait tout son lustre de l'amitié de la Reine, justifiait assez son assiduité à aller chaque soir chez elle. Mais la Reine fit bien savoir qu'elle désirait qu'on vînt chez madame de Polignac comme si on était venu chez elle. Le fond de cette société, comme je l'ai déjà dit, était: madame la comtesse Jules et son mari, la comtesse Diane de Polignac, la duchesse de Grammont, madame la marquise de Bréhan, le comte d'Artois, madame la comtesse de Châlons, messieurs de Vaudreuil, monsieur le baron de Bésenval, le comte de Fersen, les d'Hautefort, la maréchale d'Estrées, le comte Étienne de Durfort, le comte Louis de Durfort, la duchesse et le duc de Duras, MM. de Coigny, et quelques autres personnes telles que monsieur de Breteuil, madame de Matignon... mais ils étaient moins souvent appelés que les premiers noms que je viens de dire.
La jalousie que la Reine excita de nouveau par cette faveur insigne d'aller chaque soir souper chez madame de Polignac, déchaîna encore davantage contre cette famille.
Cependant madame la comtesse, depuis duchesse de Polignac, était une personne parfaitement faite pour plaire à Marie-Antoinette: elle était douce et bonne, avait une belle âme et comprenait la vie sous le côté le plus honorable, bien qu'elle eût peu d'esprit, quoi qu'en disent quelques biographies écrites dans le temps du ministère de son fils. Elle était charmante: sa figure avait un éclat de blancheur; ses yeux, les plus beaux du monde, avaient un regard doux comme elle-même; son sourire était candide; ses manières, sa voix, en elle tout plaisait et attachait... Elle venait de se marier et avait peu d'espoir de faire une aussi brillante fortune que celle qui lui fut envoyée par le Ciel. Lorsque sa belle-sœur, la comtesse Diane de Polignac, obtint une place de dame pour accompagner, chez madame la comtesse d'Artois, la Reine alors connut la comtesse Jules, et l'aima au point de lui accorder sa confiance et des marques d'une affection peu commune. Le comte Jules fut fait premier écuyer de la Reine en survivance du comte de Tessé, et duc héréditaire en 1780. Le comte de Grammont, demandant en mariage la fille de madame la duchesse de Polignac, fut créé duc de Guiche, mais duc à brevet, et fait capitaine des gardes-du-corps du Roi... Enfin la Reine, voulant avoir continuellement madame de Polignac avec elle, fit ôter à madame de Rohan-Guémené la charge de gouvernante des enfants de France, et la donna à madame la duchesse de Polignac... et son mari obtint la place de directeur-général des postes et haras de France.
On a beaucoup parlé de tout ce que la famille de Polignac a coûté à la France. J'ai dit comme les autres, et puis en étudiant cette époque, en consultant des gens encore vivants et témoins oculaires, j'ai connu la vérité. La Reine, qui passait sa vie avec madame de Polignac qu'elle aimait tendrement, voulut la combler de biens et des marques de cette bienveillance que le public semblait vouloir lui refuser; mais il est faux que la duchesse de Polignac fut aussi ambitieuse qu'on le lui a reproché. C'était sa belle-sœur, la comtesse Diane de Polignac, qui était intrigante et avide: la Reine ne l'aimait pas; quant à la duchesse, elle avait peu d'esprit, mais elle avait un jugement sain, et donna souvent d'utiles conseils à la Reine. Une chose digne de remarque, c'est que les favorites de Marie-Antoinette n'avaient pas d'esprit. La princesse de Lamballe était douce, bonne et belle, mais elle avait encore moins d'esprit que madame la duchesse de Polignac. Cela prouverait ce que plusieurs personnes ont dit: c'est que la Reine avait elle-même un esprit ordinaire.
On a voulu ternir cette liaison de la Reine et de madame de Polignac par les plus infâmes calomnies... Il est des choses qui ne se réfutent pas...
Le salon de la gouvernante des enfants de France devint donc celui de la Reine; on invitait à souper en son nom, on y priait en son nom pour un concert ou pour une comédie.
Ce surcroît d'une immense faveur acheva de soulever la haute noblesse, déjà irritée contre la Reine, qui lui rendait, au reste, haine pour haine, et qui peut-être n'était aussi bien pour la famille de Polignac que pour prouver qu'elle pouvait créer une famille puissante et la transformer, par sa seule volonté, du néant au faîte du pouvoir.
On refuse encore aujourd'hui aux Polignac d'être d'une haute noblesse: on prétend qu'ils ne sont qu'entés sur les Polignac et qu'ils s'appellent Chalançon... Quoi qu'il en soit, le cardinal de Polignac a illustré cette famille; mais elle était encore en 1774 dans un tel état de médiocrité, qu'à peine possédaient-ils huit mille livres de rentes avec une petite baronnie en Languedoc; leur position de fortune, ai-je souvent entendu dire à des habitants de leur province, n'était pas au niveau de la bonne bourgeoisie pour la fortune.
J'ai beaucoup entendu parler de la comtesse Diane de Polignac, et les avis sont assez unanimes sur son compte; laide, méchante, ambitieuse et fort intrigante, on prétend que, chaque matin, elle dictait à sa belle-sœur sa conduite de la journée, et lui donnait la liste des places et des grâces à demander. Je crois que c'est exagéré comme le reste, mais je dirai comme je l'ai déjà dit: C'est une pensée qui peut être vraie et qu'il ne faut pas rejeter...
D'autres ont vu madame la duchesse de Polignac sous un jour bien différent: on la juge comme une femme d'une âme forte et d'un esprit calculé, n'ayant nul besoin d'être dirigée, et dirigeant elle-même; on lui attribue un grand courage et beaucoup de résolution. D'après cette nouvelle manière de la juger, elle aurait méprisé cette coutume humiliante de n'avancer à la Cour qu'à pas lents; elle voulut tout obtenir par surprise de la fortune, parce qu'elle comprenait qu'elle pouvait aussi tout prendre en un moment. Les noëls, les vaudevilles, les caricatures, tout ce qui frappe les gens qui sont placés en haut lieu ne lui fut pas épargné. Le seul M. de Calonne, dans le livre qu'il publia plus tard en Angleterre, voulut y prouver que la famille Polignac n'avait rien coûté à la France, ou du moins presque rien.
La comtesse Diane était généralement détestée, et c'était un problème que la faveur d'une telle femme. Arrivée à la Cour en 1775, en qualité de dame pour accompagner Madame, comtesse d'Artois, ce qui était, comme service d'honneur, la place la plus médiocre de la Cour, elle était devenue dame d'honneur de madame Élisabeth, qui, aussi douce, aussi angélique qu'elle était belle, en vint au point de tellement redouter la comtesse Diane, qu'elle quitta un beau jour Versailles, et vint à Saint-Cyr pour échapper à sa tyrannie. Le Roi, désespéré, et qui détestait lui-même madame Diane, s'en alla lui-même rechercher sa sœur à Saint-Cyr, en la suppliant de revenir, de patienter et souffrir[129] la comtesse Diane. Le résumé de tout ce qu'on vient de lire, c'est que la famille Polignac avait un immense crédit par le moyen de la Reine, qu'elle plaçait entre elle et la nation comme une garde avancée.
J'ai parlé de la société de la Reine dans le salon de la gouvernante des enfants de France, ou plutôt dans le salon de la Reine elle-même. Cette société avait parmi elle de singulières innovations. La Reine ne pouvait pas se déguiser la vérité de sa situation: elle voulut tenter de la braver, et ne pouvant pas avoir dans son intimité des femmes titrées, elle voulut au moins avoir des gens qui l'amusassent, et elle y attira des artistes et des hommes amusants. De ce nombre fut Rivarol. Sans doute Rivarol était un homme d'un esprit supérieur, mais il n'avait que de l'esprit, et cela ne suffit pas pour rapprocher les distances qui existent entre un sujet et le souverain. Quoi qu'il en soit, cette admission suffit pour autoriser Rivarol à émigrer, et son frère à jouer le rôle d'une victime de l'empereur Napoléon, parce qu'il aimait les Bourbons; et par suite de cet attachement aux Bourbons, il se crut obligé de faire un quatrain qui devait lui attirer les honneurs de la proscription s'il eût été surpris, et cela, pourquoi, je vous le demande? Je sais bien qu'on peut crier: Vive le Roi! sans être M. de La Trémouille; cependant je trouve toujours un côté ridicule à ces passions de drapeau blanc qui prennent à des individus comme un accès de fièvre, sans but, sans motif, seulement pour faire du bruit; maintenant nous en avons un assez bon nombre en France comme cela, et remarquez que ceux qui crient si haut n'appartiennent ni par leur naissance, ni par leur position, à cette opposition du faubourg Saint-Germain qui, dans le silence, fait des vœux plus actifs pour le retour de la famille exilée. Mais en l'honneur de quoi ces gens crient-ils si haut? on n'en sait rien, ou plutôt on le sait bien. Ils ont crié: Vive l'Empereur! aussi fortement qu'ils crient maintenant vive Henri V! ou vive Henri IV! C'est vrai au moins ce que je vous dis là.
La Reine voulut jouer la comédie dans ses petits appartements; elle y remplit elle-même, ainsi que je l'ai déjà dit, de méchants rôles, qu'elle jouait mal elle-même. Cette manie de comédie devint alors universelle, parce que tout en blâmant la Cour, on l'imite toujours. Il y eut des théâtres, des comédies, dans presque toutes les maisons de campagne et les châteaux, ainsi que dans beaucoup de maisons de Paris, et les enfants eux-mêmes apprirent à déclamer. Beaucoup y perdirent leur temps, mais d'autres profitèrent des leçons et prirent un vrai plaisir en déclamant et jouant sur le théâtre qui fut organisé chez madame de Polignac.
Madame de Sabran, qui fut depuis madame de Boufflers, avait deux enfants: l'un était le comte Elzéar de Sabran, et l'autre, mademoiselle Louise de Sabran, qui, depuis, devint madame de Custine, belle-fille de ce vieux guerrier si lâchement assassiné! Mademoiselle de Sabran, déjà belle comme un ange, avait alors douze ans, et son frère un ou deux de plus. Ces deux enfants, élevés par leur mère, avaient un charmant talent, non-seulement de déclamation, mais de jeu théâtral. La Reine, ayant entendu parler de ces petits prodiges, voulut les voir et les entendre. Un théâtre fut monté exprès chez madame de Polignac, et les jeunes artistes y jouèrent Iphigénie en Tauride: mademoiselle de Sabran faisait Iphigénie et M. de Sabran remplissait le rôle d'Oreste. Les autres acteurs étaient Jules de Polignac[130], les deux demoiselles Dandlaw, depuis mesdames d'Orglande et de Rosambo. Le succès fut complet; on avait préparé un souper pour ces jeunes acteurs: on les fit mettre à table, où le Roi et la Reine LES SERVIRENT et se tinrent debout, l'un derrière Oreste, l'autre derrière Iphigénie. Mademoiselle de Sabran, quoique fort jeune encore, était déjà de cette remarquable beauté qui la rendit célèbre lorsque, plus tard, elle se montra vraiment héroïne en consolant son beau-père dans son cachot, et lui servant d'ange gardien, lorsqu'il était en face du tribunal de sang qui le jugeait. Cette jeune personne, belle et charmante, que la Reine aimait à entendre chanter, à faire causer, partit de cette cour si brillante de Versailles pour aller dans un couvent... Là, plus de fêtes, plus de spectacles, plus de ces joies mondaines qui montraient sa beauté dans son vrai jour. Elle résista aux sollicitations de la Reine et de madame de Polignac; elle alla au couvent, et un an après, elle voulut y prendre le voile! Madame de Sabran s'y refusa et la maria avec M. de Custine, qui, lui aussi, mourut sur l'échafaud comme son père, et la laissa veuve avec un enfant[131], deux ans après leur mariage. Elle fut une noble héroïne après comme avant cette cruelle catastrophe.
Parmi les habitués les plus intimes que la Reine accueillait dans le salon de madame de Polignac, j'ai oublié de nommer le prince et la princesse d'Hennin, et les Dillon, surtout celui qu'on appelait Édouard ou plutôt le beau Dillon: on a prétendu que la Reine l'avait aimé, je ne le pense pas.
La comédie ne fut pas longtemps une distraction pour la Reine. Cela l'ennuya bientôt, parce qu'elle jouait mal et qu'elle voyait qu'elle n'avait aucun succès; car on disait hautement:
—C'est royalement mal joué!...
Alors on fit de la musique.—La Reine chantait et chantait aussi mal qu'elle jouait; mais elle était bonne musicienne, et la chose allait encore mieux qu'à la comédie; on faisait donc de la musique, et cela lui fut utile le jour où, voulant parler à M. de Fersen un langage plus clair que celui des yeux, elle chanta ce bel air de Didon: Ah! que je fus bien inspirée quand je vous reçus dans ma cour!
Cependant je ne crois pas que cette affection ait été autre chose qu'une très-vive coquetterie de cœur. La Reine fut si sérieusement occupée à l'époque où elle est accusée de cette liaison avec M. de Fersen, qu'il n'est pas croyable qu'elle ait eu de longues heures à consacrer à l'amour... Comment aimer avec l'existence infernale que cette malheureuse princesse subissait alors.
Le fait réel de cette société intime, c'est qu'il y avait à cette époque un relâchement de mœurs très-fortement excité par le siècle lui-même... Je ne crois pas qu'une jeune et agréable femme comme madame de B....n, par exemple, pût résister longtemps à une séduction, à laquelle concourent tous ceux qui l'entourent, et que mettent en pratique des hommes comme le baron de Bésenval, le vicomte de Ségur, le marquis de Vaudreuil, et des femmes comme la comtesse Diane de Polignac et quelques autres.—M. de D...... n'était pas un homme corrompu, et cependant il a agi avec madame de B....n comme un homme digne de faire l'original de Valmont. Mais alors, cela paraissait tout simple.
La cour de France avait, au reste, une telle réputation dès la seconde année du règne de Louis XVI, qu'on vit les arts eux-mêmes en proclamer la turpitude... Le cabinet du Roi ordonna la grande et belle gravure du sacre. Jamais on ne vit une plus belle gravure! l'exécution en est d'un fini accompli, le burin en est presque aussi pur que celui de M. Godefroy dans la bataille d'Austerlitz. Je fais là un singulier rapprochement, quant au sujet...
On voit dans cette gravure du sacre le Roi, la Reine et la famille royale, les grands de l'État, au moment le plus intéressant du sacre... Où croirait-on que l'auteur a placé le tableau des vices de la Cour? sur les vitraux de la métropole de Reims, gravés dans le haut de l'estampe!...
Quant à madame de Polignac, dont la douceur et la bonté sont bien plus réellement le portrait que le caractère ambitieux qu'on lui prête, elle avait une liaison qui était avouée, comme cela était assez généralement. M. le marquis de Vaudreuil était son amant, et cela sans que M. de Polignac songeât à s'en fâcher.—Il était convenu que madame de Polignac avait M. de Vaudreuil; cela suffisait pour que la femme qui engageait madame la duchesse de Polignac à souper engageât aussi M. de Vaudreuil:—elle aurait failli à la politesse et au bon goût sans cette attention, et aucune femme du grand monde n'y aurait manqué...
Lorsque mademoiselle de P......c fut mariée, elle devint l'un des plus charmants ornements du salon de sa mère: elle était jeune et charmante; mais elle avait été à une école bien scabreuse pour une jeune fille. Il y avait d'ailleurs si peu de charme dans la personne de M. de G....., qu'en vérité sa femme était excusable d'être en contravention avec son propre serment. Archambaud de P....... était alors l'homme le plus charmant de la cour de France; il était jeune, élégant, riche[132], et surtout à la mode, par une foule de succès et d'aventures qui devaient éblouir une jeune femme entrant dans le monde et encore sous le prestige de ce que peut sa vertu sacrifiée et l'abandon de ses devoirs. Madame de G..... aima donc Archambaud, et M. de G..... fut oublié. Archambaud fut pendant longtemps sous le charme d'un sentiment plus tendre que ce qu'il avait ressenti jusqu'alors; pour ne pas compromettre madame de G....., il prenait toutes les mesures pour cacher leur commerce. Mais soit que le temps lui inspirât enfin moins de sollicitude, une nuit, comme il sautait par une des fenêtres de l'appartement de madame de G....., il tomba au milieu d'une patrouille de gardes-du-corps. L'officier qui la commandait le reconnut à l'instant; mais, malgré ses instances, il ne put s'empêcher de l'arrêter et de le conduire à l'officier supérieur, qui commandait cette même nuit dans le château. Il se trouva que cet officier était des amis du comte de P.......; il le reçut bien et lui dit en riant qu'il croirait tout ce qu'il lui voudrait dire. Archambaud, le voyant en si bon train de crédulité, lui dit qu'il avait eu une fantaisie pour une femme-de-chambre de madame de G...... L'officier supérieur, qui était M. d'Agout, neveu du vieux lieutenant des gardes-du-corps, se mit à rire de bon cœur et félicita M. de P....... sur sa bonne fortune, mais ne crut pas un mot de ce qu'Archambaud lui avait dit.
«S'il m'avait demandé ma parole, dit M. d'Agout, je lui aurais gardé le secret; mais il veut m'attraper, et je ne suis tenu à rien.»
Il y parut bientôt. Deux jours n'étaient pas écoulés, qu'il circula dans Paris une chanson dont le refrain si connu depuis était:
Sautez par la croisée, etc.
C'est pour cette circonstance qu'elle fut faite. On voit que le salon de madame de Polignac donnait naissance à des vers d'une facture bien opposée!...
La famille de Polignac n'était pas aimée avant la Révolution; mais cette aversion augmenta encore, lorsque M. de Calonne eut publié son livre, dans lequel, en voulant dire le contraire, il parle de tout ce que la famille Polignac a coûté à la France. Ce total est énorme. À la publication de cet ouvrage, la rage fut à son comble. La Reine, voyant elle-même combien elle était peu puissante pour protéger sa favorite, lui demanda, comme une preuve de son attachement pour elle, de quitter la France, et d'aller chercher la paix dans une terre étrangère. La famille tout entière quitta Paris et traversa le royaume au milieu des cris d'extermination sur la famille favorite, qui fuyait avec les Vaudreuil, comme eux désignés à la haine de la nation. Fugitifs, proscrits, ils ne parvinrent aux frontières qu'en maudissant quelquefois les Polignac et les Vaudreuil avec le peuple assemblé sur les places publiques!... Enfin, cette femme trop louée et trop accusée parvint à sortir de France, et alla demander à Vienne un asile au neveu de la souveraine dont elle était l'amie, et qui l'aimait au point de dire lorsqu'elle était avec elle:
Je ne suis plus la Reine, je suis moi.
Madame de Polignac, déjà fort souffrante à son arrivée à Vienne, mourut à la fin de 93, en apprenant la mort de la Reine. Elle avait alors quarante-quatre ans! Son mari passa en Russie, où il obtint des terres en Ukraine de l'impératrice Catherine.
Je résumerai ce que j'ai dit sur le salon de madame de Polignac ou plutôt sur celui de la Reine, en faisant remarquer que tout ce qui fut fait, soit par l'imprudence de la Reine ou les conseils de la Reine, fut funeste à la France par l'action très-immédiate qu'eut cette conduite sur le reste de la nation, en laissant écrouler le vieil édifice de l'ancienne société française et cette forme de salon qui, jusque-là, avait servi de modèle à l'Europe entière. La Reine crut punir une noblesse insolente, et elle porta un coup irréparable à cette même noblesse, véritable soutien du trône;... elle inspira le désir de l'imiter, parce qu'une souveraine jeune et belle est toujours un modèle à suivre pour la foule et les masses; la magnificence des équipages, la somptuosité des ameublements, le grand nombre des valets, toute cette richesse élégante qui nous donnait le pas sur tous les peuples de l'Europe, tout ce qui marquait les rangs de la société et que Marie-Antoinette elle-même détruisit, toutes ces fautes sont à lui reprocher, parce que de la réunion de tout ce que je viens de rappeler dépend l'ensemble de la société. Elle fut la première à proscrire les étoffes coûteuses de Lyon et à porter du linon et de la mousseline; chez elle ce tort était grave: elle était Reine, et l'exemple d'un luxe bien entendu était un devoir; elle fit déserter la cour de Versailles à toute la vieille noblesse, scandalisée de voir si peu de grandeur dans la représentation royale; Versailles n'était quelquefois habité que par la famille royale et le service des princesses et des princes... Versailles ainsi abandonné, Paris devint plus habité; ses salons se remplirent; celui de madame de Coigny, dont je parlerai tout à l'heure, devint comme le centre de l'opposition contre la Reine; elle-même se mit à la tête de cette opposition qui ne trouva que trop d'imitateurs. Les grands voyages étant abandonnés, ce moyen de rallier la noblesse mécontente vint aussi à manquer au Roi. Enfin, l'achat de Saint-Cloud acheva de tout détruire... Marie-Antoinette crut qu'en ayant un château royal à elle seule, elle imprimerait plus d'affection! Quelle illusion! Une Reine ne doit pas chercher à aller au-devant des courtisans, ils doivent solliciter la faveur d'être admis auprès d'elle. Sans doute on criait: vive la Reine! mais M. Lenoir savait seul ce qu'il en coûtait à la police, pour que ce cri remplaçât celui des Parisiens, qui ne cessaient de crier tout le long du chemin: «Nous allons à Saint-Cloud voir les eaux et l'Autrichienne!...
SALON DE Mgr DE BEAUMONT,
ARCHEVÊQUE DE PARIS.
Louis XVI avait reçu une éducation toute religieuse, et les Mémoires de son père contribuèrent à établir dans son âme une foi solide plus qu'éclairée, qu'il retrouva au jour du malheur et qui fut sa plus grande, si même elle ne fut sa seule consolation.
Mais à l'époque où M. Turgot et M. de Malesherbes occupèrent le ministère et entourèrent le Roi, il fut tout-à-fait dominé par le spécieux de leurs raisonnements et comprit surtout ce que la philosophie saine et bien raisonnée jetait de clarté sur une foule de sujets devenus obscurs par la volonté même de ceux dont le devoir était de les expliquer. Dans l'équité de son âme, et il en avait beaucoup, Louis XVI fut irrité de cette morale scolastique unie à une morale débauchée, et il le fut surtout de trouver ces défauts et même ces vices dans le haut clergé de France.
Cependant les circonstances étaient graves pour ce même clergé, qui semblait braver ses adversaires et leur répondre par de nouvelles fautes. Ce fut alors que M. Turgot arriva au pouvoir ministériel: c'était un homme intègre, nourri des plus purs principes de la philosophie éclairée, et l'homme philanthrope par conscience et par goût, mais sans aucune douceur dans ses opinions, et voulant arracher par la violence plutôt que de ne pas obtenir ce qu'il avait une fois demandé.
Ami de Voltaire, de d'Alembert, de Condorcet, on peut, d'après les opinions bien connues de ces hommes célèbres, juger de la nature des siennes; il n'était pas irréligieux, mais il rejetait les choses douteuses et surtout n'admettait pas la puissance dans le clergé: il voulait des prêtres et pas de clergé[133].
Le premier acte qu'il fit, pour constater l'état de guerre qu'il commençait lui-même, fut ce qu'il voulait faire faire au Roi lors de son sacre. Il voulait changer la formule du serment que les rois de France prêtaient en recevant l'huile sainte. Une phrase surtout le choquait, c'était celle qui parlait de l'extermination des hérétiques; le serment de ne jamais pardonner aux duellistes, serment illusoire d'ailleurs, parut encore absurde à M. Turgot: il voulait que le Roi y substituât celui de tout faire pour détruire le duel.—En tout, M. Turgot trouvait le serment prêté par le Roi beaucoup trop favorable au clergé et sans dignité pour le Roi.—Il voulait bien autre chose: il voulait que Louis XVI se fît sacrer à Paris, d'abord par économie puis, pour détruire la dévotion locale attachée aux lieux, affaiblir de grands souvenirs non pas historiques, mais qui passaient pour tels et agissaient puissamment sans aucun résultat utile. C'est ainsi que le baptême de Clovis et la fable de la sainte ampoule apportée par une colombe directement du ciel étaient déjà attaqués par les critiques. Turgot voulait aller au-devant et se conduire avec une raison éclairée, ainsi qu'elle devait luire au dix-huitième siècle.
Au premier bruit de ces étranges innovations, le clergé jeta les hauts cris. Faire sacrer le Roi à Paris!... cela s'était-il jamais vu!!!... On pouvait leur répondre qu'il y a commencement à tout. Mais le Roi, effrayé des cris de rage qui retentissaient autour de lui et surmontaient le bruit de son enclume, le Roi décida que le sacre se ferait à Reims; cela engloutissait plusieurs millions au moment où le trésor était vide... mais on n'en était pas à compter le nombre des fautes non plus que leur gravité.
Rien n'est plus remarquable que la conduite du clergé non-seulement à cette époque, mais dans les années qui suivirent. La masse du clergé était timide et surtout inquiète sur les événements; elle prévoyait justement que si la monarchie tombait, le clergé tombait avec elle. Si la monarchie, au contraire, triomphait dans ses démêlés avec la philosophie, le clergé conservait ses bénéfices, ses évêchés, ses forêts, ses immenses possessions, ses titres chevaleresques presque identifiés à ses crosses, ses mitres, ses clochers et ses cathédrales; il conservait son rang dans l'État, dont il était, depuis Clovis, une partie constituante et constitutive; il conservait dans les États généraux des provinces son autorité individuelle et indivisible, sans laquelle aucun autre ordre ne pouvait statuer. Il était en apparence le conservateur des mœurs publiques, la règle de la doctrine, de la croyance la plus suivie et établie dans l'État. Successeur immédiat des druides, il avait hérité non-seulement de leurs temples et de leurs autels, mais aussi de la croyance aveugle des peuples. C'était devant ses livres liturgiques que Clovis et les Francs, que les conquérants des Gaules avaient courbé leur tête et déposé leur framée... Aussi le roi de France était-il nommé dans les actes et les traités le roi très-chrétien.—Partout dans ses souvenirs le clergé de France avait de hauts motifs d'orgueil et en même temps d'inquiétude, comme ceux qui possèdent beaucoup et craignent de perdre.
C'est dans de pareils esprits que la philosophie jeta de vives alarmes, à la première parole que firent entendre ses sectaires. Cependant il s'éleva du sein de ce même clergé une minorité philosophique ou politique, comme on voudra l'entendre, qui causa le plus grand étonnement, et M. Turgot devint tout naturellement le chef de cette phalange hérétique.
Comme la haute société de Paris prit parti dans les disputes des évêques, je vais en parler pour que chaque ressort qui faisait mouvoir cette grande machine soit familier à celui qui suit l'histoire de cette même société à la fois dévote, dissolue, folle et sérieuse.
Le parti des évêques politiques, connus sous le nom de prélats administrateurs, avouait hautement sa partialité en faveur de M. Turgot et de M. de Malesherbes. Ce parti était composé d'hommes très-forts. C'était d'abord M. de Dillon, archevêque de Narbonne, président-né des États du Languedoc, homme de génie et d'un esprit d'une vaste capacité, mais paresseux et de cette nonchalance coupable qui n'est pas excusable lorsque l'esprit montre qu'il peut être actif pour le plaisir. L'archevêque de Narbonne a fait du bien cependant à son diocèse[134], mais il ne s'occupait que de ses plaisirs, chassait une partie de l'année, et ressemblait au Damp abbé de Petit Jehan de Saintré. Je ne sais pas s'il avait des rendez-vous avec une dame des Belles-Cousines, mais je sais que l'archevêque faisait un chamaillis de désespéré dans ses bois. Pendant qu'il menait ainsi joyeuse vie, il s'avisa un jour de trouver mauvais que les curés prissent la même distraction que lui: il défendit la chasse à ses curés dans un mandement très-sévère. Un jeune curé, qui rencontrait tous les jours son archevêque sonnant tayaut, ne fit que rire du mandement, et continua sa chasse; il fut pris en faute par un garde de l'archevêque. Monseigneur fit suspendre le curé, qui fut sévèrement réprimandé, et pour punition envoyé dans la Haute-Provence, dans un village presque perdu au milieu d'un pays désert.
Le curé réclama; il avait quelque protection à la Cour; l'affaire vint aux oreilles du Roi: il n'approuvait pas la chasse pour un ecclésiastique, mais il était équitable; et M. de Dillon, punissant une chose qu'il se permettait, lui semblait injuste.
—Monsieur l'archevêque, lui dit un jour Louis XVI, vous aimez beaucoup la chasse?
—Oui, Sire.
—Je le conçois, et moi aussi. Mais vos curés l'aiment également beaucoup..... Pourquoi donc la leur défendez-vous, puisque vous vous la permettez? vous avez tort comme eux.
—Par une raison très-simple, Sire, répondit froidement l'archevêque: c'est que mes vices viennent de ma race, et que les vices de mes curés sont d'eux-mêmes.
À côté de M. de Dillon on remarquait l'archevêque d'Aix, M. de Boisgelin; avec moins de supériorité que l'archevêque de Narbonne, M. de Boisgelin était un homme remarquable: la Provence a conservé un bon souvenir de son administration.
M. de la Luzerne, évêque de Langres et pair ecclésiastique, était un homme supérieur: ancien grand-vicaire de M. de Dillon, il était en même temps son élève. M. de Cicé, archevêque de Bordeaux; M. de Colbert, évêque de Rhodez, une foule d'autres prélats, avaient, comme M. l'archevêque de Narbonne, l'esprit à la mode, l'esprit réformateur et suivait surtout la bannière du cardinal de Loménie, alors archevêque de Toulouse: il était habile, mais inférieur à M. l'archevêque de Narbonne.
Cette faction, comme on peut le penser, était détestée du parti contraire, qui était la majorité, et, s'il faut le dire, la majorité respectable du clergé de France. Il y avait sans doute beaucoup d'esprit dans tous ces hommes que je viens de nommer; mais quand on n'a pas l'esprit de son état, on est à côté de la nullité. La masse du clergé tonnait contre les réfractaires, et M. Turgot surtout était désigné comme indigne du nom de chrétien: à la tête de ces prêtres exaltés était Christophe de Beaumont, archevêque de Paris. C'était un homme sévère, pieux et vertueux, mais trop rigide peut-être, et ne sachant pas ramener la brebis qui s'éloignait du bercail... Ce parti de zélés presque fanatiques n'avait de relation avec le Gouvernement que pour lui opposer les saints canons, les saints pères de l'Église... Louis XIII, Louis XIV et Louis XV avaient eu une grande vénération pour les décisions de l'archevêque de Paris, lorsqu'il parlait au nom des pères de l'Église, et ils l'avaient prouvé en ordonnant les superbes éditions des Conciles et des Pères de l'Église, sorties des presses du Louvre.
Mais sous Louis XVI, le pouvoir avait changé de main: il n'était plus dans celle de la masse du clergé, et voilà pourquoi la majorité était si craintive et la minorité si audacieuse...
L'archevêque de Paris était un soir chez lui, plus inquiet que jamais sur les maux dont l'Église allait être accablée, lorsqu'on lui annonça un homme dont le nom le fit tressaillir de joie: c'était M. de Pompignan[135], le frère de Lefranc de Pompignan, prélat de mœurs simples et pures, un homme tout en Dieu, et de ces êtres comme il en donne trop peu à la société. M. de Pompignan était vénéré du parti religieux, qui reconnaissait en lui un homme du plus rare mérite, et le parti philosophique ne pouvait lui refuser cette estime forcée que la vertu impose même au vice. Il avait de l'esprit; et lorsque M. de Voltaire a lancé sur lui les traits de son amer sarcasme, il a montré seulement que son jugement était obscurci par la haine qu'il portait au poëte, frère du prélat.
Au moment où M. de Pompignan entrait chez l'archevêque de Paris, celui-ci revenait de l'église, où il avait été dire le salut, quoiqu'il fût souffrant et même assez sérieusement malade. M. de Pompignan lui en fit des reproches.
—Hélas! dit l'archevêque, ne faut-il pas s'incliner devant Dieu pour en obtenir un regard de pitié?... La France est marquée du sceau de sa colère, monsieur!... et je le vois avec larmes!...
—Prions-le, dit l'évêque avec émotion... Jamais nous n'eûmes autant besoin de sa miséricorde.
—Savez-vous quelque nouvelle fâcheuse? s'écria l'archevêque, en s'élançant vers le prélat, avec une agitation qui était loin de ses habitudes sérieuses et de l'expression de sa physionomie: car ses traits semblaient taillés dans du marbre, si ce n'était son regard qui devenait flamboyant lorsqu'il croyait avoir à punir une faute grave, comme délit religieux: aussi n'avait-il rien d'apostolique ni dans la pensée ni dans la parole.
—Que savez-vous, encore une fois? s'écria-t-il en voyant que M. de Pompignan ne lui répondait pas... Répondez-moi, monsieur, répondez-moi!
—C'est que je vais vous apprendre une nouvelle pénible!...
Tous les prélats qui composaient la cour de l'archevêque se rapprochèrent de M. de Pompignan; le silence le plus profond régnait dans le vaste salon de l'archevêché, et tous les yeux étaient fixés sur M. de Pompignan.
—Parlez, M. l'évêque, parlez, dit monseigneur de Beaumont... s'il faut courber la tête nous la courberons et la couvrirons de cendre... pourtant cette tempête est rude!... mais Dieu nous accordera la force de surmonter les maux qui nous accablent, ou la résignation pour les supporter.
—Eh! comment espérer une trève à nos maux, lorsque c'est dans son sein que l'Église compte ses ennemis!
—Que voulez-vous dire?
—Hélas! une triste vérité... L'archevêque de Narbonne a fait, il y a peu de mois, un mémoire économique dans toute la force de l'esprit de la secte philosophique; ce mémoire, dont je connais plusieurs parties, est fait avec beaucoup d'art et de talent... mais il ne voulait pas le faire imprimer alors.... Depuis il s'y est décidé, et quelles sont les presses qui ont servi? Celles de l'imprimerie royale[136]!
Un profond gémissement sortit de la poitrine de l'archevêque.
—Et lorsque j'ai sollicité la réimpression des œuvres de saint Augustin et de saint Thomas, on m'a refusé!... dit M. de Beaumont, accablé par une peine d'autant plus vive, que le prêtre et l'homme souffraient en même temps...
—Et le jour où je portai la demande de Monseigneur, dit l'abbé de Peluze, l'un des secrétaires de l'archevêque, je trouvai le directeur de l'imprimerie royale occupé à donner des ordres pour la mise en pages d'un ouvrage sur l'astronomie, d'un jeune homme nommé Lalande... qu'on dit malheureusement imbu des plus funestes doctrines.
—Oui, voilà les nouveaux dieux!... Ô mon Sauveur, quelle faute a donc commis votre peuple pour que vous l'abandonniez ainsi?...
Et l'archevêque, s'inclinant, parut prier et pria en effet avec ferveur.
—Les choses ne peuvent demeurer en cet état, dit enfin M. de Pompignan. Le Roi est bon, il est vertueux, il ne peut applaudir à la ruine de son royaume! Car, enfin, c'est à notre ruine que nous courrons par ces coupables voies!
—Mais pourquoi ne pas faire une adresse au Roi? dit M. de Boyer... Il faudrait alors qu'il répondît, et la parole d'un roi n'est jamais indifférente.
Ce M. de Boyer avait été un moment à la feuille des bénéfices; il y avait été placé par le cardinal de Fleury. M. de Boyer était évêque de je ne sais plus bien quel diocèse...; il était ignorant, fanatique, et pourtant bon et bienfaisant, juste, enfin un homme en Dieu. Le cardinal de Fleury l'avait placé aux bénéfices pour composer l'Église gallicane; mais il n'y avait pas été assez longtemps, et cette même majorité devait son existence à M. de Jarente, d'abord évêque de Digne, puis évêque d'Orléans. Prélat sans morale et sans mœurs... toujours vendu au pouvoir et l'homme le plus débauché de France, placé par M. de Choiseul à la feuille des bénéfices, il fit par son ordre des nominations contraires à celles de M. de Boyer.
—Oui, continua M. de Boyer, pourquoi ne pas présenter des remontrances au Roi? Voici précisément l'assemblée générale du clergé, c'est le moment.
—Il a raison, dit tout bas l'archevêque à M. de Pompignan, mais qui désignerons-nous?...
—Surtout pour soutenir les objections qui seront faites par les deux ministres aujourd'hui en faveur, dit M. de Boyer. Deux athées comme M. Turgot et M. de Malesherbes!... Oh! mon Dieu!...
L'archevêque leva les yeux et les mains au ciel...—Mais comment composer notre députation? il ne faut pas déplaire non plus dans cette cour si facile à blâmer, lorsqu'elle-même est sous la censure!... Monsieur l'évêque, quel nom désigneriez-vous?
M. de Pompignan leva les yeux sur M. de Beaumont, avec une expression si sublime de simplicité, et en même temps de dévouement, que tout ce qui était dans l'appartement fut touché.
—Monseigneur, dit-il à l'archevêque, je suis prêt à porter la parole de vérité au pied du trône. Dieu m'accordera la grâce de toucher le cœur de notre monarque... ne tient-il pas celui des rois dans sa main?...
—Ah! vous êtes un véritable apôtre! dit l'archevêque... Dieu vous doit son assistance!...
—Je suis un prêtre suivant la route de son devoir, répondit M. de Pompignan... Mais qui me donnerez-vous pour adjoint dans cette démarche difficile?
—Pourquoi pas notre jeune promoteur[137]? dit M. de Boyer.
—L'abbé de P.......... L'abbé couleur de rose! reprit avec un ton d'aigreur M. de Beaumont...
—C'est un jeune homme d'un esprit bien remarquable, ne vous y trompez pas, dit M. de Pompignan... Je crois que nous pourrions le prendre comme bon auxiliaire... Quant à celui qui doit présider notre députation... je crois qu'il faudrait un rang plus élevé que le mien dans l'Église...
Les différents noms de ceux qui alors se trouvaient réunis dans Paris pour cette assemblée générale du clergé, furent passés en revue par tous les prélats qui composaient la société de M. de Beaumont... Aucun ne paraissait convenir... on présentait et puis on retirait; on était loin de s'attendre à celui qui porterait la parole au Roi.
J'ai déjà dit que M. de Pompignan était non-seulement chéri de la partie bien pensante du clergé, mais qu'il était aussi estimé de la minorité philosophique; l'assemblée du clergé le nomma donc avec empressement et lui adjoignit l'abbé de P......d, depuis M. de T.........: il était alors connu pour un homme d'esprit, fécond en ressources... prévoyant sans sagesse, et avant tout ami des plaisirs et du monde... Il fut nommé avec M. de Pompignan; mais le plus curieux, c'est que le président de la députation fut le président du bureau de la religion... l'archevêque de Toulouse, monseigneur de Loménie! lui, l'homme le plus athée de cette assemblée du clergé, qui déjà renfermait dans son sein des têtes à fortes croyances, qui mettaient tout en doute!... mais il sentait le besoin d'une religion au milieu de son pyrrhonisme, et il le disait comme poussé par une puissance plus forte que l'enfer.
La Cour nomma pour ses commissaires M. Turgot et M. de Malesherbes... Ainsi la philosophie était dénoncée à la nation par ses disciples et ses protecteurs... Comment M. de Malesherbes et M. de Loménie se sont-ils abordés?... l'archevêque de Toulouse!... ami et confident de M. Turgot pour tous ses plans et pour ce qu'il voulait amener de nouveau dans cette même Église gallicane, dont les prélats se séparaient comme jadis, lorsque commença la funeste scission qui déchira l'Église et en fit deux parts devant le Seigneur... Sans doute M. de Malesherbes et l'archevêque de Toulouse dûrent sourire comme les augures de Rome quand ils se rencontraient. L'abbé de P....... était bien jeune à cette époque: il avait à peine vingt et un ans. Il fallait donc qu'on le connût déjà pour un homme de haute capacité pour qu'il fût choisi par l'assemblée générale du clergé de France. L'abbé Maury, qui ne l'aimait pas, m'en parlait avec un sentiment profond qui ressemblait à de la haine, toutefois en lui reconnaissant bien de l'esprit[138].
Mais la partie étrange de cette affaire fut le rapport de monseigneur l'archevêque de Toulouse, qui, en sa qualité de président du bureau de la religion à l'assemblée générale, fut chargé de cette besogne: il dit que jusqu'à présent le Roi avait été sourd aux représentations qui lui avaient été adressées; il rappela celles faites en 1750, première époque où l'influence philosophique avait frappé sur l'esprit public et avait commencé ses ravages, en 1760, 1770, 1772. Enfin, concluait-il, le clergé n'a jamais été écouté!... il faut former des sociétés d'écrivains pour défendre la religion... Les ennemis du christianisme se réunissent pour en saper les fondements: pourquoi ne pas réunir des savants pour le défendre par leur génie?...
M. l'archevêque de Toulouse proposait encore un remède: il proposait de publier un avertissement à la France pour lui dire que sa croyance était menacée. Il citait un ouvrage de M. de Pompignan et proclamait hautement la nécessité que le Roi voulut enfin entendre le cri de l'Église affligée.
M. de Loménie! et c'était lui qui parlait, qui osait parler ainsi!... lui dont la vie presque dissolue, non-seulement comme prélat, mais comme homme du monde, était signalée à la plus dure remontrance; c'était lui qui osait élever la voix en faveur de l'Église souffrante!... C'était une injure... il faut demeurer dans l'impénitence et ne pas articuler des paroles religieuses quand l'impiété est au cœur.
Enfin, le 24 septembre 1775, l'archevêque de Toulouse, l'abbé de P....... et M. de Pompignan, munis des pleins pouvoirs de l'assemblée du clergé, se rendirent tous trois à Versailles pour présenter au Roi les supplications du clergé de France.
Voici quelques parties des remontrances déposées aux pieds du Roi...: c'est M. de Loménie qui parle; lui, l'un des chefs les plus ardents de ce parti philosophique qui était signalé dans le royaume comme devant faire un si grand mal à notre sainte religion... Mais quelle est la première pensée qui s'échappe du cœur de ce clergé qui se plaint? ce n'est pas contre les philosophes qu'elle est dirigée... non, c'est contre les protestants... C'est toujours ce même esprit d'intolérance qui fit révoquer l'édit de Nantes...
«Votre Majesté, disait la députation, verra dans le mémoire que nous avons l'honneur de lui présenter, que les ministres de la religion prétendue réformée élèvent des autels, construisent des temples, forment des établissements... OSENT ENFIN ADMINISTRER LE BAPTÊME et faire la cène!... etc., etc.
«L'autre partie de nos remontrances présente un danger bien plus grand encore: c'est l'incrédulité[140], qui envahit toutes les classes et toutes les conditions; L'ESPRIT D'INDÉPENDANCE QU'ELLE INSPIRE, SA FATALE INFLUENCE SUR LES MŒURS, ET LEUR DÉPRAVATION QUI EN EST LA TERRIBLE CONSÉQUENCE, ONT QUELQUE CHOSE D'ALARMANT!... et comment les fondements de l'autorité ne crouleraient-ils pas avec ceux de la religion? elle seule place le trône des Rois dans le lieu le plus sûr, le plus inaccessible, DANS LA CONSCIENCE, où Dieu a le sien.
«Ce n'est plus à l'ombre du mystère que l'incrédulité répand ses systèmes; la malheureuse fécondité des auteurs est encouragée par la facilité du débit de leurs ouvrages... On les annonce dans les catalogues, on les étale dans les ventes publiques, on les porte dans les maisons des particuliers... on les expose dans le vestibule des maisons des grands et jusque dans l'enceinte de cet auguste palais, où Votre Majesté reçoit nos hommages et médite d'éloigner de ses États toute espèce de désordre... etc.
«... Les sources les plus pures sont corrompues, Sire; la jeunesse, cette portion intéressante de vos sujets, donnera dans quelques années à la société des maîtres, des pères, des magistrats, des agents de toute nature qui auront contracté par une longue habitude le langage et les principes de l'irréligion[141]...
«Et qui oserait vous répondre, Sire, que l'irréligion a laissé intacte cette première éducation, dont dépendra le sort de la génération future, et UN JOUR LE SORT DU ROYAUME... Les projets de l'irréligion sont sans bornes; elle menace tout ce qu'elle n'a pas atteint[142]... Ôtez la religion au peuple, et vous verrez la perversité, aidée de la misère, se porter à tous les excès;... ôtez la religion aux grands, et vous verrez les passions, soutenues par la puissance, se permettre les excès les plus atroces et les passions les plus viles!...»
J'ai été assez heureuse pour me procurer ces remontrances: je les ai données telles qu'elles furent présentées au Roi par M. l'archevêque de Toulouse, l'un des hommes les plus athées de France; par M. de T........d, homme de plaisirs, et sans aucune de ces grandes pensées qui animent les âmes qui appartiennent à ceux appelés à sauver des empires: le seul M. de Pompignan paraissait dans cette députation comme pour dire à la France que son clergé possédait encore des hommes vertueux... Quant à ses deux collègues, ils parlaient peut-être de bonne foi dans ce moment, car ils voyaient que la machine s'en allait s'écroulant et que les premiers coups portés à sa base l'avaient été par eux-mêmes!... et puis, M. de T........d, quoique bien jeune encore, était déjà promoteur du clergé... il avait des bénéfices; et l'archevêque de Toulouse avait, à ce même moment, trois cent mille livres de rentes de biens du clergé!... Le mal qui apparaissait presque gigantesque dès les premiers jours leur fit donc une telle peur, que les plus inquiétantes paroles furent articulées par ces mêmes bouches qui, quelques années avant, prêchaient l'athéisme..., reconnaissaient que le mal était grand et voulurent le réparer, par suite, au reste, d'une très-passagère impression; mais ils éprouvèrent là une très-grande vérité: c'est que rien n'est facile à faire comme le mal et rien de plus difficile que le bien, même pour réparer. Le mal est une goutte d'eau forte qui corrode et dévore...; le bien n'empêche ni la blessure ni la cicatrice.
«Il est une autre terrible conséquence de l'incrédulité, Sire, c'est L'ESPRIT D'INDÉPENDANCE qu'elle inspire,... etc.
«... Tous les désordres se tiennent par la main et se suivent nécessairement:... LES FONDEMENTS DES MŒURS ET DE L'AUTORITÉ DOIVENT CROULER AVEC CEUX DE LA RELIGION... Autrefois, on était vicieux par faiblesse: le vice connaissait au moins la honte et le remords;... aujourd'hui on est vicieux par système.
«Et cependant on prêche ouvertement contre notre sainte religion..... D'où viennent ces principes destructeurs de toute autorité?».......................
Maintenant, voici le plus curieux de cette pièce si étrange elle-même:
«Sire, les rois ont entre les mains un moyen efficace de protéger la religion et la vertu...: c'est l'appât des récompenses... Loin de nous la pensée d'accréditer, d'encourager de faux rapports, les soupçons inquiets, les délations odieuses!... Mais que l'homme irréligieux soit exclu de toutes les faveurs...; que l'homme corrompu soit repoussé des places et n'ait aucune part à votre estime et à votre confiance; que les places qui ont le plus d'influence sur les mœurs ne soient plus confiées qu'à des hommes dont la conduite sera exempte de tout blâme...»
On croit rêver en lisant une semblable pièce! Moi-même, j'ai été obligée de la relire pour me convaincre que l'archevêque était bien le même homme qui professait l'incrédulité voltairienne à l'aide des préceptes bien connus et les plus corrupteurs de Diderot, de l'abbé Raynal, et de tous ceux qui crurent faire merveille en démolissant l'ancienne maison sans avoir une seule pierre à côté d'eux pour en rebâtir une nouvelle... Hélas! ils ne pouvaient même employer les décombres qu'ils avaient faits!... Le sang les avait rougis... La flamme les avait calcinés!... Ainsi donc, bande noire formée avant le temps, les mauvais prédicateurs philosophes firent alors un mal immédiat que leur esprit, naturellement supérieur, leur fit apercevoir aussitôt... Alors ils voulurent arrêter le torrent... mais il n'était plus temps!... les vagues surmontaient la digue... Tout fut brisé... tout fut englouti... élèves et maîtres!... Quelques-uns surgirent au-dessus des flots et parvinrent à s'emparer d'une portion d'héritage maudit échappée au feu et au carnage... Est-ce une leçon pour eux?... est-ce une leçon pour nous?... Hélas! l'expérience en donne-t-elle jamais!...
La réponse du Roi à ces remontrances fut laconique et assez remarquable pour en faire mention. Il dit à M. de Loménie qu'il comptait que les évêques, par leur sagesse et par leur exemple, continueraient de contribuer au succès de ses soins.
La réponse transmise par M. de Malesherbes à M. de Loménie, et par M. de Loménie à l'assemblée du clergé, ne lui donna aucune satisfaction. Elle délibéra séance tenante des remontrances itératives sur l'avis de son comité, en représentant au Roi que le mal était à son comble, et que l'hérésie surtout faisait de terribles progrès.—Le Roi répondit cette fois qu'il surveillerait la librairie, et assurait le clergé que le bruit qui avait couru de sa prétendue protection aux protestants était faux...
Quelques mois après, Louis XVI appelait un protestant au ministère!......
Si le clergé s'était trouvé seul en présence, c'est-à-dire si les deux partis qui le divisaient avaient été seulement les combattants, les effets de cette scission eussent été moins sensibles; mais à cette époque le clergé tenait encore bien plus qu'aujourd'hui à la société de France, mesdames tantes du Roi, madame Louise la carmélite, mademoiselle de Bourbon[143], et puis madame de Marsan, autrefois gouvernante des enfants de France, dont l'autorité était grande dans le monde par ses vertus, sa position et ses relations de famille. Sa société était toute différente du reste de la société de Versailles: c'était comme une ville étrangère pour ainsi dire, et pourtant l'influence était positive, puisque les doctrines de cette société étaient inculquées à des nièces, des sœurs et des filles. Les hommes se moquaient un peu de tout cela; mais telle était alors la haute puissance des liens de famille, que ces mêmes hommes, incrédules sur le fond de la querelle, prenaient en main l'intérêt du parti auquel ils appartenaient, sans savoir s'ils avaient ou non raison. La Reine eut ainsi une foule d'ennemis qui s'éleva contre elle, non pas parce qu'elle paraissait être contre le parti anti-philosophique, mais parce que dans ce parti on comptait madame de Noailles, madame de Cossé, fille spirituelle d'un spirituel père[144], et surtout madame de Marsan, chef du parti Beaumont, et zélée de conviction et de cœur. Ce parti ensuite recevait une puissance réelle de la bonté de sa cause sur beaucoup de points... Le parti philosophique causait en effet des ravages immenses, et le mal faisait de rapides progrès. La conviction était égale des deux côtés. D'Alembert, l'abbé Raynal, Mably, M. de Malesherbes et Turgot, Marmontel, tous ont été d'une conviction profonde lors de cette malheureuse époque, et tous écrivaient avec des intentions pures: la seule exaltation en égara plusieurs d'abord; puis vinrent des haines concentrées, invétérées, des haines de dévots, des effets de factions, et nous en avons vu les terribles conséquences. Cependant il est positif qu'il y aurait de la mauvaise foi à accuser la religion ou la philosophie des malheurs de la Révolution; et les mauvaises actions commises au nom de la religion ou de la philosophie méritent l'animadversion de la postérité. Il faut que justice soit faite à chacun. La conduite des philosophes est une réponse à ce qu'on peut d'ailleurs dire contre eux à cet égard.
Élie de Beaumont mourut; c'était au moment le plus actif des querelles des deux partis. Aussitôt qu'il eut ses yeux fermés, ce fut M. de Juigné, nommé archevêque de Paris, qui fut reconnu chef du parti religieux. Il était secondé par un homme d'un grand talent, M. de Beauvais, évêque de Senez, celui qui parla avec tant de force à Louis XV, et qui du haut de la chaire de vérité tonnait en sa présence royale contre ses vices et ceux de sa cour. On comptait aussi Dulau, archevêque d'Arles, remarquable par sa science et sa connaissance des affaires ecclésiastiques; l'évêque d'Orange, qui remplissait les fonctions d'un curé de campagne, tout grand seigneur qu'il était, et se faisait en même temps adorer du peuple et estimer et vénérer de ses égaux; l'archevêque de Vienne, M. de Pompignan; l'archevêque de Sens, Mgr le cardinal de Luynes, qui avait les vertus d'un premier chrétien et les lumières d'un académicien; l'évêque d'Amiens; l'évêque de Saint-Pol. J'aurais encore bien des noms à placer dans cette liste, mais la place me manque, et j'y joindrais les cinquante-huit curés de Paris, sans crainte d'être démentie par aucun de leurs paroissiens.
M. de Juigné était plus doux que M. de Beaumont, et d'abord les attaques furent en effet moins acerbes de part et d'autre; mais bientôt les bannières furent élevées. Madame de Marsan, croyant que son devoir pieux était de prêter non-seulement son appui comme protection au parti de l'archevêque de Paris, appuya de tout son crédit les écrivains qui attaquèrent les philosophes. Il y avait du courage; madame de Marsan en eut. Toutes les femmes de sa société, toutes celles qui avaient une autorité dans le monde l'employèrent, et la guerre fut continuée avec acharnement.
L'abbé de Vermont était accusé par le parti dévot d'être une des causes principales, sinon la première, de tout ce qui se faisait à la Cour. Le parti religieux prétendait avec raison que les nominations du clergé, que la direction de la feuille des bénéfices était une des causes des malheurs du temps... et la Reine, qui était son élève, était accusée en premier ressort de ces mêmes malheurs.
Une brochure qui parut en ce temps sous le nom de Lettres d'un marquis, et qui sortait évidemment du salon de madame de Marsan et de M. de Juigné, fit un fracas épouvantable. Ce pamphlet accusait de la manière la plus virulente M. de Marbœuf, ministre de la feuille des bénéfices, et sa coalition avec les archevêques de Bordeaux, Toulouse et Aix. Dans ce pamphlet toutes les exactions de M. de Jarente, évêque d'Orléans et prédécesseur de M. de Marbœuf, furent rappelées; il y eut scandale pour faire le bien. Voilà où conduisent les passions.
«Que faites-vous des fonds destinés aux pauvres prêtres? Vous avez accordé quarante mille francs à l'évêque de Grenoble pour réparer son palais épiscopal... Quel usage a-t-il fait de cet argent?... Je l'ai vu, ce palais! Il ressemble au-dehors à une maison de débauche... au spectacle construit récemment à Paris sous le nom de Redoute chinoise.... C'est vous qui avez donné deux abbayes à cette religieuse concubine de M. de Brienne, réfugiée dans son palais de Paris pendant son ministère, et qui vendait les grâces!... On prétend, il est vrai, que vous ne faites pas ce que vous voulez, et que l'abbé de Vermont vous dirige et vous domine... Alors, je vous dirai comme l'Évangile:
«Si votre œil vous scandalise, arrachez-le.» Mais les prélats ne croient plus!...»
Remarquez que c'est ici le clergé qui parle au clergé!...
M. de Juigné, au désespoir de ce qu'il voyait et des maux qu'il prévoyait, agit admirablement dans ce temps malheureux et en véritable apôtre, comme l'aurait fait un premier père de l'Église, seulement avec moins de moyens, surtout répressifs. M. de Beaumont était bien violent; mais il valait encore mieux que trop de douceur... En quoi que ce soit, les larmes ne remédient à rien.
La dépravation du clergé était ensuite un des motifs les plus terribles comme sujets d'attaque... L'archevêque de Toulouse, celui de Narbonne, mais surtout l'évêque de Strasbourg, monseigneur le prince de Rohan, grand-aumônier de France... Ce qui arriva à M. de Rohan dans l'affaire du collier acheva de donner un coup mortel et à la couronne et au clergé. Un cardinal, un évêque, un prince de l'Église découvrant au grand jour les faiblesses de sa nature, au point de montrer ses relations avec un homme qu'il croyait magicien; M. de Rohan croyant au diable et l'interrogeant dans la personne de Cagliostro, et le questionnant pour savoir s'il obtiendrait les faveurs d'une femme, et cette femme est la reine de France!... et cela en 1786... On croit rêver!...
C'est ici le lieu de parler de cette trop malheureuse affaire du collier. J'ai réuni non-seulement tous les anciens documents que je possédais à une foule de nouveaux que j'ai recueillis, et je crois être assez éclairée pour avoir le droit d'en parler; mais Cagliostro est un acteur de ce grand drame. Il me faut dire aussi ce que je sais de lui. On en a beaucoup parlé en France: le fait est que nous ne savons rien de positif. Il est aussi sans doute prouvé que Cagliostro n'est pas le diable; mais voilà ce qu'on peut savoir.
Il est né, dit-on, en Sicile, à Palerme, en 1743, d'une famille obscure et pauvre. Son éducation fut négligée ou plutôt nulle, comme celle des Italiens d'une classe inférieure, à cette époque surtout... Son véritable nom est Balsamo... Mais, je le répète, toutes ces notions sont douteuses. Le cardinal Consalvi et monseigneur Galeppi, les hommes les plus distingués de l'Italie dans le dernier siècle et que j'ai connus intimement, m'ont affirmé que Cagliostro n'était pas connu. Il paraît seulement qu'il est le fils naturel d'une personne puissante. On ne peut expliquer ses premières années. Son éducation fut, dit-on, négligée, et cet homme ayant à peine vingt-cinq ans parlait des choses les plus abstraites, traitait des sciences occultes et pouvait converser avec les savants les plus habiles de nos académies. Où donc cet homme avait-il pris une si profonde instruction des connaissances devant lesquelles plus d'un savant de l'Académie des Sciences est demeuré interdit? Lavater, qui eut avec lui de longues conférences, a dit à mon frère, dans une correspondance suivie qu'Albert eut avec le savant de Zurich: «Cet homme est un être sur la nature duquel je ne puis prononcer.»
Fort jeune encore, il eut la passion des voyages. Il manquait d'argent; il en attrapa à un orfèvre de Messine nommé Marano. Ce qu'il a parcouru de pays est incalculable, et ses voyages sont positifs. Il a vu l'Asie, l'Afrique, l'Europe, et partout il a laissé des traces de son passage. Souvent il guérissait, rappelait à la vie des corps déjà glacés. Les médecins se liguèrent contre cet homme qui venait renverser leur ignorance et la frapper de moquerie en guérissant ce qu'ils abandonnaient. Il pénétra dans les harems de l'Orient, dans le boudoir de la femme de Paris, dans le gynécée de la femme grecque, dans le palais du boyard russe, enfin il alla partout... et partout son nom fut connu et célébré comme un charlatan peut-être; mais j'avoue que j'ignore ce que veut dire ce mot: Cagliostro est un homme extraordinaire.
En Orient il s'appelait Acharat, disciple du savant Althoras, Arabe solitaire vivant dans les cavernes de l'Atlas et communiquant, dit-on, avec les puissances des ténèbres... Arrêté à Naples par suite des plaintes de l'orfèvre Marano, il ne demeura néanmoins que peu de jours en prison; s'il n'eût été qu'un aventurier sans relation, il eût langui dans un cachot et y fût mort ignoré. À Rome il trouva une ravissante créature qu'il aima, qu'il épousa, et dont le père était fondeur en cuivre: soit que la transmutation des métaux fût un lien entre ces deux hommes, il y eut alliance, et le mariage se fit.
La figure de Cagliostro était agréable: elle exprimait son génie. Son regard de feu lisait au fond du cœur... Il attachait involontairement, et ses traits étaient d'ailleurs agréables. Il se faisait appeler le comte de Cagliostro, et d'autres fois le marquis de Pellegrini ou bien le marquis de Belmonte... Son luxe était inconcevable: à Londres, à Paris, à Vienne, partout où il demeurait, il laissait des monceaux d'or; une traînée de diamants, une voie lactée de pierreries révélait son passage. Quelque temps avant la mort de M. de Vergennes, Cagliostro alla à Strasbourg muni de lettres de recommandation de ce ministre, de M. de Miroménil (garde des sceaux) et de M. le maréchal de Ségur: ceci est un fait... Précédé par une réputation inouïe et fantastique, appuyé par ces recommandations, Cagliostro fut reçu à Strasbourg avec un enthousiasme délirant, qu'il accrut encore en visitant les hôpitaux, parlant aux malades, les guérissant, faisant enfin le rôle d'un dieu, répandant l'or sur son passage pour les besoins des malheureux et les médicaments les plus chers... Ce fut alors que le cardinal de Rohan, évêque de Strasbourg, connut Cagliostro. Il l'accueillit avec respect. Cet homme allait combler ses désirs... Il lui parla avec confiance: il aimait et était ambitieux...
—Vous serez heureux, et votre ambition sera satisfaite, lui dit l'homme étonnant.
Le cardinal fut au moment de se prosterner.
On revint à Paris: on était alors au commencement de l'hiver. Le cardinal présenta Cagliostro à une femme de ses amies, madame la comtesse de Lamothe.
—Elle a plus de droits pour habiter le Louvre que ceux qui y sont, dit à Cagliostro le cardinal dans un moment d'abandon, et il lui expliqua comment elle était Valois[145]. Elle était bien autre chose, vraiment!
Le cardinal de Rohan était détesté de la Reine, et il le savait. Il savait que jamais il n'arriverait au ministère tant que le ressentiment de la Reine durerait; de plus il était doublement malheureux, car il aimait la Reine. Mais la Reine savait qu'il avait mis tous les obstacles possibles à son mariage avec Louis XVI, et jamais elle ne l'oublia.
Madame de Lamothe, intrigante, indigne du nom de femme, mit la paix dans le cœur du cardinal en lui promettant de le faire réussir: quels moyens devait-elle employer? voilà ce qu'on ignorait.
Bohmer, joaillier de la Couronne, avait présenté à la Reine un collier de diamants du prix de seize cent mille francs; la Reine le fit voir au Roi:—J'aime mieux avoir un vaisseau, dit-il.
Bohmer remporta le collier.
Quelques jours après, une voiture très-élégante et armoriée s'arrête chez lui; c'est une femme ayant toutes les apparences de la haute classe qui vient de la part de la Reine, et lui dit que, toutes réflexions faites, la reine prend le collier, mais à l'insu du Roi: elle le paiera en quatre billets, de quatre cent mille francs chacun. Bohmer hésite: la chose ne lui paraissant pas suffisamment claire, il demande une garantie donnée par une personne marquante: le cardinal de Rohan se présente. Bohmer livre le collier à madame de Lamothe et reçoit les quatre billets, soi-disant de la Reine; le premier paiement devait avoir lieu le 1er août, le paiement ne se fait pas. Bohmer alarmé va trouver Campan[146], et la ruse est découverte... La Reine, confondue de cette hardiesse, rassembla ses preuves, et parla de cette affaire au Roi.
Ce fut le comble de l'imprudence de la part de la Cour... Le cardinal arrivant à Versailles pour y officier en rochet et en camail, est arrêté et conduit d'abord dans le cabinet du Roi; là il trouve Marie-Antoinette, M. le baron de Breteuil et le Roi.
LE ROI.
M. le cardinal, vous avez acheté des diamants à Bohmer?
LE CARDINAL.
Oui, sire.
LE ROI.
Qu'en avez-vous fait?
LE CARDINAL.
Sire...
LE ROI, tremblant de colère et avançant sur le cardinal.
Qu'en avez-vous fait, monsieur?...
LE CARDINAL.
Je croyais que la Reine les avait.
Qui vous avait chargé de cette commission?
LE CARDINAL.
Une dame de condition.
LE ROI, d'une voix forte.
Son nom, monsieur.
LE CARDINAL.
Madame la comtesse de Lamothe-Valois. Elle m'a montré une lettre de la Reine par laquelle Sa Majesté...
LA REINE, en l'interrompant.
Comment pouvez-vous croire, monsieur, que moi, qui ne vous ai pas adressé la parole depuis huit ans, je vous aurais écrit une seule ligne?
LE CARDINAL.
Je vois que j'ai été trompé... indignement trompé.
LE ROI, lui montrant une lettre.
Comment avez-vous pu écrire une pareille lettre, monsieur le cardinal?...
LE CARDINAL, la parcourant en tremblant.
Je ne me souviens pas de l'avoir écrite... mais si l'original est signé...
LE ROI.
Il l'est, monsieur...
LE CARDINAL.
Alors elle est vraie...
LE ROI, très-ému.
Et vous avez eu, monsieur, la sottise d'ajouter foi à des lettres signées de cette manière?
Et le Roi mit sous les yeux du cardinal la copie des billets de la Reine et ses lettres; tout était signé: Marie-Antoinette de France... Le cardinal se frappe le front comme un homme qui sort d'un rêve!...
Grand Dieu, est-il possible!...
LE ROI.
Vous avez l'air surpris, monsieur...: vous soutiendrez peut-être que vous ne saviez pas comment signait une archiduchesse d'Autriche! vous qui avez été ambassadeur à Vienne!... Ne proférez pas un mensonge de plus.
LE CARDINAL, pâlissant et s'appuyant sur la table.
Sire... que Votre Majesté m'excuse... mais je ne suis plus à moi.
LE ROI.
Remettez-vous, monsieur; et si notre présence vous trouble, passez dans la chambre voisine... vous y trouverez des plumes et du papier... écrivez.
Le cardinal passa dans la pièce voisine, où il écrivit pendant un quart d'heure. Quand il rentra dans la chambre, il était pâle et tremblant... La feuille qu'il avait écrite était obscure et inintelligible; le Roi sourit avec amertume... il se tourna vers la Reine, et lui parla quelques moments à voix basse...—Qu'on avertisse M. de Villeroi, dit le Roi à M. de Breteuil.
Et il congédia le cardinal.
Celui-ci, en sortant du cabinet du Roi, fut arrêté par M. le duc de Villeroi, capitaine des gardes de service et conduit à la Bastille, sans même aller chez lui; mais il eut le temps de dire deux mots en allemand à un domestique de confiance à lui, qui se trouva sur son passage, et ses papiers importants furent mis à l'abri.
Madame de Lamothe fut arrêtée dans une terre de son mari près de Bar-sur-Aube; son mari s'était sauvé en Angleterre. Elle nia toute l'affaire, mais elle dénonça le comte de Cagliostro comme connaissant des secrets qui y étaient relatifs. Cagliostro fut arrêté rue Saint-Claude au Marais, où il demeurait, au moment où il partait pour aller à Lyon établir une loge égyptienne; il avait acquis un immense empire sur le cardinal. La veille du jour où le cardinal fut arrêté, il avait soupé chez lui avec Cagliostro, Gabrielle d'Estrées et Henri IV.
Cette affaire du collier fut tellement publique pour le procès, que je n'en parle que dans les détails qui se sont mûris. Le Roi envoya des lettres patentes au Parlement, pour instruire l'affaire, qui respiraient le plus grand mécontentement... Cette conduite fut bien imprudente de la part du Roi!... Il y avait du scandale, sans que la malignité s'en mêlât; qu'on juge ce que cela devint entre les mains de l'esprit de révolte et de haine qui existait alors contre la Reine, lorsqu'il courait dans Paris une caricature infâme qui représentait un animal informe; au-dessous était écrit:
«Cet animal se nomme fagua; il a été trouvé dans un lac de l'Amérique Méridionale, et il est maintenant exposé à la curiosité des savants, pour déterminer de quelle espèce il est; on le croit amphibie. Quant au sexe, il est douteux, quoique le sexe féminin prévaut de beaucoup en lui, surtout pour la fécondité. Mais ce qui surprend est sa voracité: il lui faut par jour un taureau, un bélier, deux boucs et plusieurs sangliers.»
Le cardinal fut acquitté. Madame de Lamothe fut condamnée à être fouettée et marquée, et le fut en effet, et puis ensuite enfermée à la Salpêtrière[147]. Cagliostro fut banni de France; il n'en partit pas toutefois au même instant. Il y demeura encore plusieurs mois caché à Villers-Cotterets et au Raincy... Il y a encore, il y avait du moins des traces encore assez frappantes du laboratoire dans l'appartement qu'il occupait au Raincy, et qui m'a été montré par une vieille femme employée à la lingerie, et qui vivait encore retirée à Bondy... Cette femme se rappelait que la nuit on faisait souvent des courses nocturnes aux flambeaux, et qui faisaient une extrême peur aux paysans de Bondy et des environs.
Quant à ce qui concerne mademoiselle Oliva et à sa ressemblance avec la Reine, ce n'est pas pour cette portion de l'ouvrage. Je dirai seulement que le cardinal fut exilé, malgré les efforts de la Reine, qui voulait une autre punition, à son abbaye de La Chaise-Dieu... Son ressentiment fut terrible. Il prétendit toujours avoir été joué; il avait peu d'esprit, et madame de Lamothe en avait beaucoup. Elle lui avait fait accroire que la Reine lui accordait sa confiance, qu'elle lui contait ses peines, ses joies. Ainsi madame de Lamothe se faisait conduire par le cardinal lui-même au bas de l'un des escaliers dérobés qui menaient chez la Reine, et là, elle le faisait attendre une ou deux heures; puis elle descendait après avoir erré dans les corridors du château, et rapportait au cardinal une fleur—un ruban—une chose qui avait appartenu à la Reine, disait-elle, et elle l'abandonnait au cardinal, qui plaçait le gage sur son cœur, et qui faisait ainsi plus de niaiserie qu'un enfant à peine sorti de ses langes.—Lui, le cardinal, amoureux de la reine Marie-Antoinette!...
Cette affaire fut désastreuse pour la Reine: elle fut comme le dernier coup donné à cette renommée qui avait tant de rayons lumineux qui s'éteignaient autour d'elle... le Roi devait payer et se taire.
Quant au parti religieux, le cardinal lui fit un tort immense à cette époque, où les gens qui ne croyaient déjà guère ne demandaient pas mieux que de ne plus croire du tout... M. de Juigné fit une prière quotidienne pendant quarante jours, pour demander à Dieu de calmer sa colère et de retirer sa main de la nation qu'il aimait et qu'il abandonnait. J'ai connu un ecclésiastique qui était auprès de lui alors, et qui l'a vu pleurant au pied de l'autel de son oratoire, en priant pour le salut du cardinal...
—Tous les malheurs qui fondirent jadis sur Israël nous sont envoyés aujourd'hui. Oh! mon Dieu, disait le saint homme, sauvez-nous de nous-mêmes, Seigneur, sauvez-nous!...
Ce fut vers ce temps qu'eut lieu l'assemblée des notables.—Le clergé y était ainsi appelé:
L'archevêque de Paris, l'archevêque de Reims, celui de Narbonne, celui de Toulouse, celui d'Aix, celui de Bordeaux, les évêques de Blois, de Langres, de Nevers, de Rhodez et d'Alais.—
Une particularité très-peu connue, et que j'ai apprise il y a seulement quelques mois, c'est que lors de cette malheureuse affaire du collier, madame de Marsan reçut un homme qui lui apporta un pamphlet affreux contre la Reine, dans lequel étaient des lettres de Marie-Antoinette, à ce qu'il prétendait: elles étaient sans doute fausses comme les autres; mais elles étaient là, et la haine aussi. Madame de Marsan acheta le manuscrit et le brûla. L'homme s'appelait Mariani: il était Italien d'origine, mais Français;—il n'avait pas fait le pamphlet et le vendit cent louis. Madame de Marsan ne parla jamais de cette aventure; la Reine avait toujours été mal pour elle, comme pour toutes les vieilles dames de la Cour[148], et son ressentiment était aggravé par sa piété, qui était blessée chaque jour; mais cette même piété lui disait aussi de pardonner et de rendre le bien pour l'injure.