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Histoire des salons de Paris (Tome 1/6): Tableaux et portraits du grand monde sous Louis XVI, Le Directoire, le Consulat et l'Empire, la Restauration et le règne de Louis-Philippe Ier

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SALON
DE
Mme LA DUCHESSE DE MAZARIN.

Dans la galerie que j'ai entrepris de faire connaître, et où je fais passer tant de personnages, il me faut bien aussi faire comparaître les personnages ridicules qui toutefois marquaient dans cette société brillante et joyeuse, où les défauts étaient assez tolérés pour que les ridicules ne le fussent pas: car il fallait bien que le côté satirique de notre esprit s'exerçât sur un sujet, et nous n'étions pas encore assez méchants pour creuser profondément lorsqu'on voyait du mal à la surface... Nous sommes devenus moins difficiles depuis que nous ne rions plus: en sommes-nous meilleurs?...

Nous avons tous connu quelqu'un qui ressemblait à la duchesse de Mazarin; nous avons tous rencontré des femmes, et même des hommes, qui avaient de la beauté, de l'esprit, de la fortune, de la naissance, et qui, avec tous ces avantages, plaisaient moins que des gens laids, ennuyaient plus que des bêtes, avaient plus de privations que des pauvres et finissaient cette belle existence-là par être moins considérés que des gens sans naissance. Non-seulement nous en avons connu, mais nous en connaissons encore.

La duchesse de Mazarin était belle personne, mais immense, et disposant tellement de son gros individu que rien n'en était perdu pour la disgrâce. Par sa nature, elle avait habituellement le visage très-coloré[149]; dans les moments où il l'était le plus, elle mettait toujours une robe rose pâle ou bleu céleste. Sa manière de s'habiller n'était pas la partie la moins ridicule de sa personne... Son ameublement, qui était des plus magnifiques, était toujours en désaccord sur quelques points: aussi lui avait-on donné plusieurs surnoms pour la corriger de ses ridicules, si jamais on les connaissait. La maréchale de Luxembourg[150], dont le bon goût était reconnu, ne pouvait pardonner à madame de Mazarin ses continuelles gaucheries...

—Pauvre femme! disait la maréchale: elle a reçu tous les dons que les fées peuvent faire à une créature humaine; mais on a oublié de convier la méchante fée Guignon-Guignolant, qui l'a douée de tout faire de travers, même de plaire.

C'est aussi la maréchale de Luxembourg qui disait de madame de Mazarin dont on vantait l'extrême fraîcheur devant elle:

—Ah! vous trouvez qu'elle est fraîche? vous appelez cela de la fraîcheur, je le veux bien; seulement ne dites pas qu'elle est fraîche comme une rose... mais comme de la viande de boucherie...

Elle avait des diamants superbes. Un jour elle fit monter une paire de girandoles, mais d'une telle dimension que ses oreilles en étaient allongées d'un pouce... Ce fut ce soir-là que M. d'Ayen dit qu'elle ressemblait à un lustre.

Ses soupers étaient parfaits: elle avait les meilleurs cuisiniers de Paris, et les choses les plus rares y étaient admirablement employées; mais elle avait une singulière manie qui désolait M. de Lavaupalière: c'était de vouloir que les plats fussent tellement déguisés qu'on ne pût connaître ce qu'on allait manger. M. de Lavaupalière ne parlait jamais des soupers de la duchesse de Mazarin sans une sorte de colère fort amusante, parce qu'en résumé il convenait que ces soupers étaient excellents et surtout servis à merveille. Eh bien! on se moquait de ces malheureux soupers, parce que M. de Bièvre avait dit que la duchesse de Mazarin, étant trop grasse pour danser, ne donnerait plus de bal, mais des soupers masqués...

Elle avait de l'esprit avec tous ses ridicules et surtout son guignon; elle avait de l'esprit et écrivait fort bien: j'ai connu plusieurs personnes qui ont vécu dans son intimité et qui avaient d'elle des lettres charmantes. Elle passait pour méchante; mais n'y avait-il pas un peu de cette irritabilité d'humeur qui est excitée par une injustice incessante? Cela pourrait être...; cependant, de la manière dont je me représente la duchesse de Mazarin, elle ne devait pas croire qu'on se moquât d'elle.

Sa société était formée de tout ce que Paris avait alors de plus élégant et de plus élevé: on riait de ses fêtes, mais on y allait; et puis après tout, comme je l'ai dit plusieurs fois, la raillerie et les plaisanteries n'étaient jamais amères, jamais on n'était injurieux.

C'était l'hiver où le roi de Danemark vint en France. Tout ce que Paris renfermait de hautes positions s'empressa de donner les plus belles fêtes au roi voyageur; il était poli, gracieux, fort reconnaissant de l'accueil hospitalier de la France, et surtout fort émerveillé, je crois, du luxe de la France en le comparant à celui de la cour de Copenhague. Reçu par le Roi et toute la famille royale avec une magnificence étourdissante, qui doublait de prix par la bienveillance et la flatterie qui se mêlaient à la moindre fête, le roi scandinave se croyait pour le moins dans le palais d'Odin son aïeul; il était heureux surtout des louanges qu'on lui donnait et que son esprit traduisait encore à son avantage, comme on peut le croire, car il avait le malheur de très-peu comprendre le français, et le bonheur d'avoir une grande vanité; l'un de ses gentilshommes, qui lui racontait tout ce qui se disait dans les académies, dans les fêtes, lui exagérait encore les compliments déjà outrés qu'on lui faisait; et le Roi, la tête tournée de tant de flatteries[151], ne savait plus s'il y avait une différence entre lui et le grand Odin.

Dans le nombre des personnes qui lui donnèrent des fêtes, la duchesse de Mazarin ne doit pas être oubliée. Cependant elle n'y songeait pas: elle avait donné beaucoup de fêtes ce même hiver, et son constant malheur lui faisait redouter quelque nouveau ridicule... car elle sentait fort bien la valeur de tout ce qui lui arrivait.

Ses soupers particuliers étaient encore plus exquis que ceux des jeudis, qui étaient ses grands jours. Les autres jours de la semaine, elle n'avait chez elle que quinze ou vingt personnes qu'elle croyait ses amis, et dont la plupart l'étaient en effet.

Un soir des petits jours, elle vit arriver chez elle la maréchale de Luxembourg. La maréchale sortait peu, et quoique madame de Mazarin ne l'aimât pas parce qu'elle connaissait son mot sur elle, elle était polie et prévenante chez elle, et elle l'accueillit avec une extrême bienveillance: on annonça successivement quelques habitués de la maison, comme le marquis de Lavaupalière, madame de Serrant[152], madame de Berchini, madame de Cambis[153], le comte de Coigny[154], le comte de Guines[155], M. le chevalier de Jaucourt, qu'on appelait clair de lune, parce qu'il avait en effet un visage rond, plein et pâle, et ne portait pas de poudre... et plusieurs autres habitués de l'hôtel Mazarin. La conversation tomba bientôt sur les fêtes données au roi de Danemark.

—Que comptez-vous faire? demanda la duchesse de Luxembourg à madame de Mazarin.

—Mais, répondit-elle, rien du tout. J'ai donné trois bals, un concert, des proverbes, et ma fête...

Ici elle s'arrêta parce que le souvenir de sa fête champêtre lui apparut comme un spectre...

—Ah! oui! dit madame de Cambis, votre fête villageoise... elle a mal tourné... quelle idée vous avez eue là aussi!

—Eh! mais, dit la duchesse de Mazarin, c'est vous et madame de Luxembourg qui me l'avez conseillée!...

MADAME DE CAMBIS.

Je crois que vous vous trompez, madame la duchesse.

LA DUCHESSE DE MAZARIN.

Je vous assure que c'est vous.

LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG, avec assurance et froidement.

La duchesse a raison. C'est nous qui le lui avons demandé. Mais nous ne lui avions pas dit de lâcher des moutons dans son salon comme dans un pré... et quel salon surtout!

Et la maréchale jetait un regard moqueur sur d'immenses glaces placées dans des niches et occupant le lambris depuis le plafond jusqu'au parquet... Ces glaces étaient entourées d'une large baguette dorée... quelques-unes portaient encore des traces visibles de l'invasion moutonnière. Voici comment l'aventure s'était passée.

La duchesse de Mazarin, engagée par la maréchale de Luxembourg et madame de Cambis à donner sa fête champêtre, conçut la plus bizarre idée du monde. La maréchale lui avait donné celle d'une fête villageoise; au lieu de s'en tenir à cette seule intention, qui pouvait être bonne, elle imagina de faire garnir un cabinet, qui était au bout de son grand salon, de feuillage, de fleurs et d'arbustes; elle fit venir de la campagne une douzaine de moutons bien beaux et bien frisés; on mit les infortunés dans un bain d'eau de savon, on les frotta, on les parfuma, on leur mit des rubans couleur de rose au cou et aux pattes, et puis on les renferma dans une pièce voisine en attendant le moment où une des femmes de la duchesse habillée en bergère et un de ses valets de chambre déguisé aussi en berger devaient conduire le troupeau et le faire défiler en jouant de la musette derrière une glace sans tain qui séparait le cabinet du grand salon. Tout cela était fort bien conçu, mais toujours mal ordonné, comme c'était la coutume à l'hôtel Mazarin. Le malheureux troupeau devait avoir un chien; on ne se le rappela qu'au moment... et l'on alla prendre un énorme chien de garde à qui l'on fit subir le bain savonné des moutons, et puis ensuite pour commencer la connaissance on le fit entrer dans la chambre où étaient les moutons. Mais à peine eut-il mis la patte dans cette étable d'un nouveau genre, qu'étonné de cette société, le chien fit aussitôt un grondement si terrible, que les moutons, quelque pacifiques qu'ils fussent de leur nature, ne purent résister à l'effroi qu'il leur causa. Ils s'élancèrent hors de la chambre, et une fois les premiers passés on sait que les autres ne demeuraient jamais en arrière, et quoiqu'ils ne fussent pas les moutons de Panurge, ils n'en suivirent pas moins leur chef grand bélier, qui, ne sachant pas ce qu'il avait à faire, enfila la première porte venue, et cette porte le conduisit dans le cabinet rempli de feuillage, d'où il se précipita en furieux, suivi des siens, dans le grand salon, où la duchesse de Mazarin dansait de toutes ses forces, habillée à la bergère, en attendant la venue du troupeau... En se trouvant au milieu de cette foule, le bruit, les lumières, mais surtout la vue de ces autres moutons qui les regardaient tout hébétés, rendirent les vrais moutons furieux; le bélier surtout attaqua le bélier ennemi et cassa de sa corne une magnifique glace dans laquelle il se mirait... les autres moutons se ruèrent sur les femmes en voulant se sauver et augmentèrent tellement le trouble, qu'on aurait cru que l'hôtel Mazarin était pris d'assaut... les cris forcenés de toutes ces femmes dont les robes déchirées, les toilettes en désordre, étaient le moindre inconvénient, plusieurs d'entre elles ayant été terrassées par les moutons et fort maltraitées. Enfin tous les valets de chambre et les valets de pied de la maison s'étant mis en chasse, on parvint à emmener le malencontreux troupeau... Il commençait à s'en aller avec assez d'ordre, lorsque le chien qui avait conquis l'étable et en était paisible possesseur s'avisa de venir voir aussi la fête: à l'aspect de sa grosse tête, les moutons se sauvèrent de nouveau avec furie; mais cette fois ce fut dans le jardin: là, une sorte de folie les prit, et pendant une heure la chasse fut inutile, on n'en pouvait attraper aucun... Je laisse à penser quelle agréable fête madame de Mazarin donna à ses amis... Le lendemain, il y eut mille couplets sur elle et sur sa fête champêtre; on la chanta sur tous les tons, et elle fut un texte abondant pour les noëls de l'année[156]... Telle était la fête que rappelait la maréchale de Luxembourg... On doit croire que le souvenir n'en était pas agréable à madame de Mazarin.

—Ma foi, dit le marquis de Lavaupalière, je ne vois pas pourquoi madame la duchesse ne donnerait pas à S. M. danoise un très-beau dîner, après lequel il ferait une partie de pharaon ou de quinze.

LE CHEVALIER DE JAUCOURT.

Non, non, un bal!... un bal....

LE COMTE DE COIGNY.

Mais il ne danse pas.

LE CHEVALIER DE JAUCOURT.

Qu'est-ce que cela fait?... nous danserons pour lui.

LA DUCHESSE DE MAZARIN.

Il faut trouver quelque chose qui l'amuse... lui a-t-on donné la comédie quelque part?

LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.

Eh quoi! voulez-vous jouer la comédie?...

LA DUCHESSE DE MAZARIN.

Quelle idée! non pas moi bien certainement; je n'ai jamais eu de mémoire... une fois en ma vie j'ai été obligée de réciter par cœur un compliment à ma grand' mère, j'ai failli en perdre la tête... non, non, je ne jouerai pas, moi; je lui donnerai mieux que cela.

MADAME DE CAMBIS.

Qui donc?

LA DUCHESSE, en souriant.

C'est mon secret...

MADAME DE CAMBIS, tout bas à la maréchale.

Devinez-vous?

LA MARÉCHALE, sur le même ton.

Non, mais je suis tranquille; nous lui avons mis une fête à la main; laissons-la faire et nous rirons bien...

M. DE LAVAUPALIÈRE, qui a entendu la maréchale.

Savez-vous que vous n'êtes pas bonne?

LA MARÉCHALE lui tend la main en souriant.

C'est une malice.

M. de Lavaupalière baisa la main de la maréchale, et puis s'en alla en chantonnant je ne sais quelle chanson!... habitude qu'il a toujours conservée et à laquelle il ne manquait pas lorsqu'il se trouvait dans une position qui ne l'amusait pas, ou bien qui l'amusait beaucoup...

Quant aux autres personnes présentes, aucune n'avait un intérêt de méchanceté à ce que madame de Mazarin donnât sa fête; une fois donc qu'elle fut résolue, les femmes agitèrent la grande question de leur toilette. Madame la comtesse de Brionne, dont la beauté était sévère et parfaitement calme, dit qu'elle aurait un habit d'étoffe d'or broché de vert qu'on lui avait envoyé de Lyon. Madame de Cambis était fort laide, marquée de petite vérole, mais sa tournure était belle et distinguée; elle avait surtout une grande aisance dans son port de tête et dans sa démarche... elle était encore une femme jeune, à cette époque où trente ans n'étaient pas la vieillesse; elle déclara qu'elle mettrait un habit de satin couleur de rose broché d'argent... et comme elle avait surtout une parfaite confiance en elle-même, elle ne s'aperçut pas des rires qui éclataient sous l'éventail autour d'elle.

Le marquis de Lavaupalière était un homme excellent, sans aucun inconvénient d'esprit, mais aussi sans aucune supériorité. Il était bon, doux de caractère et fort sociable, connaissant plus que personne ce protocole du monde d'après lequel se régissait la société, mais sans apporter à cela plus de prétention qu'au reste. Il était grand joueur, beau joueur; et si on lui avait dit de donner une fête au roi de Danemark, il aurait commencé par le jeu de l'hombre et aurait fini par celui du pharaon, jeu le plus à la mode alors: du reste, sans aucune amertume dans l'esprit. Homme de qualité et distinction et vivant dans le plus grand monde, il avait des souvenirs plus vifs que beaucoup de personnes de cette même époque, et il était bien amusant à entendre, surtout quand il parlait du mérite de telle ou telle maison, suivant celui du cuisinier ou du maître d'hôtel de cette maison. Aussi madame de Mazarin était pour lui la femme la plus remarquable qui eût paru sur la scène du monde depuis Louis XIV. Seulement il reprochait à son cuisinier de trop deguiser les plats; le fait est que c'était une espièglerie de la duchesse, qui lui réussissait comme les autres[157]...

La fête eut lieu; madame de Mazarin résolut pour cette fois de conjurer le sort: car elle comprenait bien qu'il y avait plus que de la fatalité dans cette continuelle chance de malheur. Cette fois, elle se dit que sa fête serait belle, et, en effet, les préparatifs, que tout le monde allait admirer, surprenaient par le bon goût et surtout l'entente générale qui unissait toutes les parties... La duchesse avait demandé à Gluck de lui organiser un beau concert, et les talents les plus remarquables furent désignés pour jouer et pour chanter devant le roi de Danemark... L'hiver était à sa fin, il y avait en ce moment cette abondance de fleurs printanières qui rappellent chaque année les beaux jours de celle qui vient de passer, et toujours avec de doux et bons souvenirs... Les appartements de l'hôtel Mazarin étaient ornés avec une magnificence de bon goût qu'on ne leur connaissait pas, et qui, certes, faisait bien oublier les moutons et le chien de Terre-Neuve... La duchesse de Mazarin, éblouissante de parure et de beauté, car elle était vraiment belle, étincelante de fraîcheur surtout; la duchesse de Mazarin attendait son royal convive avec une confiance en elle-même qu'elle n'avait pas eue depuis bien long-temps. Ses précautions avaient été si bien prises!... Bientôt ses salons se remplirent de tout ce que Paris avait de noms illustres, et de tout ce que les cours étrangères nous envoyaient!... Enfin, on vint avertir la duchesse que le Roi arrivait; elle courut au-devant de lui, et le conduisit ou plutôt fut conduite par lui jusqu'à la salle du concert, où deux cents femmes extrêmement parées, éblouissantes de l'éclat des diamants, étaient assises par étages dans un magnifique salon, dont les lambris n'étaient que glaces entourées de riches baguettes dorées. Une profusion de fleurs et de bougies complétait l'enchantement.

Le Roi aimait et connaissait la bonne musique. Qu'on juge de l'effet que dut faire sur lui ces chants de Géliotte!... ce concert organisé et conduit par Gluck lui-même: il était dans un tel contentement qu'il ne cessait de répéter que jamais, jamais rien de si beau n'avait été entendu. La duchesse était si heureuse qu'elle en avait les larmes aux yeux... la pauvre femme était si peu accoutumée à un succès en quoi que ce fût!...

—Mais tout cela n'est rien, disait-elle à demi-voix à quelques-unes de ses amies!... tout cela n'est rien!... vous entendrez tout à l'heure... patience... patience!...

Le concert terminé, la duchesse se lève et demande au Roi s'il plaît à Sa Majesté de passer dans la salle de spectacle...; le Roi lui donne la main, et toute cette belle compagnie prend place dans une charmante salle arrangée par les architectes de la duchesse, sur ses dessins et d'après ses ordres... Le rêve magique continuait et redoublait même de prestiges; tout le monde disait: Mais, mon Dieu! qu'est-il donc arrivé à la fée Guignon-Guignolant? elle s'est donc raccommodée avec la duchesse?... La maréchale de Luxembourg et madame de Cambis étaient les seules qui ne paraissaient pas satisfaites.

—Il n'y a pas de plaisir, disait la maréchale... on s'amuse!...

Que dirait-on de nos jours si l'on voyait arriver à Paris un roi de Danemark qui ne sût pas la langue française!... On lui dirait d'abord de rester chez lui... et puis on le trouverait aussi par trop Scandinave, et il ennuierait après avoir été bafoué. Dans ce temps-là il n'en était pas ainsi: un roi parlait bien, même en danois; on tenait pour bon tout ce qu'il faisait, tout ce qu'il disait... C'était un bon temps, il faut en convenir!... pourquoi donc n'a-t-il pas toujours duré? Je préfère, en vérité, ce sommeil apathique et presque stupide à ces rouages continuellement montés à une telle hauteur que bien souvent la corde casse, et presque toujours avant d'avoir rendu un son et surtout formé un accord.

Sa Majesté danoise parlait donc extrêmement mal la langue française; il avait, outre son service d'honneur attaché à sa personne par le roi de France, un gentilhomme danois qui parlait français comme s'il fût né dans la rue Saint-Dominique... Tant que ce gentilhomme danois était là, la conversation ne chômait jamais...; mais si, par malheur pour son prince, il s'éloignait ou était absent, alors l'horizon se brouillait; la fée Guignon sut cela et ne le manqua pas...

Il y avait alors à Paris un homme qui attirait la foule sous sa carapace bariolée[158], comme Le Kain sous son costume de Gengis-khan, comme les passionnistes se crucifiant à qui mieux mieux: cet homme, c'était Carlin Bertinazzi. Carlin était une notabilité mimique des plus à la mode à cette époque dont nous nous occupons maintenant. La duchesse de Mazarin, qu'il amusait beaucoup, présuma que le Roi, son hôte, s'en amuserait aussi, et voilà quel était le grand secret qu'elle avait si bien gardé: elle avait fait venir Carlin et lui avait dit, sans autre explication, qu'elle voulait avoir une de ses plus jolies pièces, et surtout celle dans laquelle il jouait le mieux; du reste, ne parlant pas plus du roi de Danemark que s'il eût été à Copenhague, parce qu'elle se disait qu'elle suffisait bien à elle seule pour engager Bertinazzi à bien jouer...

Carlin, prévenu de cette manière, se dispose à jouer de son mieux, et pour atteindre mieux son but, il joue Arlequin barbier paralytique: il paraît que dans cette pièce il était vraiment le plus amusant du monde et le plus mime. La duchesse avait fait prendre des informations et savait que le roi de Danemark ne connaissait ni Carlin ni la pièce...

Or maintenant, il faut savoir, pour l'explication de ce qui va suivre, que le roi de Danemark, qui, ainsi que je l'ai dit, parlait très-peu le français, avait été accoutumé depuis son arrivée en France à recevoir non-seulement à la porte des villes, mais de tous les palais, des harangues et des compliments les plus absurdes et les plus exagérés, et était si habitué à entendre son éloge lorsqu'on parlait devant lui, que, pour n'être pas en retard, à peine ouvrait-on la bouche qu'il se levait et saluait... Il était de plus extrêmement poli: qu'on juge des révérences!...

Carlin était inimitable dans ce rôle d'Arlequin barbier... Ce soir-là, il se surpassa... tout ce qu'il disait était si drôlement tourné, ses lazzis étaient si comiques, que les acclamations partaient en foule à chaque mot qu'il disait[159]. La première fois, le roi de Danemark se tourna vers la duchesse en s'inclinant d'un air pénétré et d'un air presque modeste: il commençait à trouver la flatterie agréable... on s'y habitue si bien!...

La duchesse crut d'abord que le Roi lui disait que Carlin jouait bien, et comme elle était chez elle, qu'elle donnait la comédie au Roi, elle se crut solidaire du talent de Carlin et prit à son tour une physionomie de modestie convenable pour la circonstance... Le fait est que Sa Majesté danoise croyait que la pièce que jouait Carlin était une pièce faite à sa louange, comme tous les prologues dans les fêtes qu'on lui avait données au Temple, au palais Bourbon et à Versailles: ainsi donc, chaque fois que Carlin excitait un vif mouvement de plaisir parmi les spectateurs, le Roi s'inclinait du côté de madame de Mazarin pour la remercier. La méprise était d'autant plus facile ce jour-là que Carlin avec ses lazzi et ses mots à double sens devait être inintelligible pour le roi danois, qui déjà n'était pas fort habile pour comprendre le français de Voltaire, lorsque Le Kain le jouait... Pendant quelque temps la duchesse de Mazarin fut, elle aussi, dupe des saluts du Roi; mais les éclats de rire étouffés de la maréchale de Luxembourg, de madame de Cambis, de madame Dhusson[160], l'avertirent qu'il y avait quelque chose qui allait mal. Jusque-là aucune d'elles n'avait ri, la fête allait donc bien: la duchesse de Mazarin les connaissait!...

Mais la chose prit un caractère tout-à-fait comique à mesure que le Roi voyait avancer la pièce. Jusqu'aux deux ou trois premières scènes, les compliments lui avaient paru tout naturels: on lui en avait fait autant au Palais-Royal, et partout où la comédie avait été jouée en son honneur; mais ici la chose se prolongeait tellement, à ce qu'il jugeait au moins par les bravos multipliés et les acclamations du public, enfin sa reconnaissance pour madame de Mazarin devint si vive, que quelquefois il se tournait vers elle en joignant les mains et répétant d'un ton pénétré:

—Madame la duchesse!... c'est trop de bonté!... je suis confus!... vraiment... je ne sais comment m'exprimer!...

Tant que la duchesse ne vit que les révérences du Roi, cela alla bien; mais quand la pauvre femme comprit que le descendant d'Odin prenait Carlin pour une Walkyrie déguisée, au lieu d'en rire au-dedans d'elle-même, elle se désola de la chose, et ne répondit plus au Roi qu'avec un visage sur lequel on aurait plutôt trouvé l'expression de la désolation que celle de la maîtresse du palais enchanté où se donnait la fête... La duchesse avait reconnu la traîtresse Guignon-Guignolant au passage, et au lieu de la laisser aller, et rompre ainsi la chance, elle l'avait rattrapée par l'oreille...: elle aimait à être malheureuse.

Le fait est qu'elle fut au supplice tout le temps que dura ce malencontreux spectacle!... elle en hâtait la fin de tous ses vœux; mais cette fin ne devait pas être celle de ses ennuis. Lorsqu'on fut de retour dans le salon, Sa Majesté danoise, dont la parole n'était pas le côté brillant, comme on sait, lorsqu'il ne parlait pas allemand ou danois, avait un sujet de conversation tout trouvé, et il ne le voulait pas lâcher: aussi ne cessa-t-il pas de remercier la duchesse de la charmante pièce qu'elle avait eu la bonté de faire jouer, et se tournant vers les deux femmes qui étaient le plus près de lui, et qui étaient madame la maréchale de Luxembourg et la comtesse de Brionne, il les remercia spécialement, ainsi que toutes les dames présentes, de la bienveillance avec laquelle elles avaient bien voulu applaudir et accueillir des louanges qu'il était loin de mériter; madame de Brionne, toujours calme, toujours recueillie dans sa beauté, comme disait madame de Sévigné de la maîtresse de M. de Louvois, ne répondit que par une inclination respectueuse; mais madame de Luxembourg n'eut pas autant de patience: elle s'inclina aussi très-respectueusement au remerciement du Roi, mais ce ne fut pas en silence, et elle lui dit avec une inflexion de voix qui devait le tromper:

—Votre Majesté est trop indulgente... il n'y a vraiment pas de quoi...

Le Roi sourit d'un air modeste et, relevant la balle, dit à son tour:

—Que vous êtes bonne!

—Sire, répondit la maréchale, c'est la première fois qu'on me le dit.

LES MATINÉES
DE L'ABBÉ MORELLET.

Quoique la description de ces matinées nous reporte à un temps un peu plus reculé que l'époque où nous sommes parvenus maintenant, je veux cependant en parler, parce que la plupart des personnages qui figurèrent dans les matinées de l'abbé Morellet ont été connues de tout ce qui existe aujourd'hui, et qui n'a pas même un âge très-avancé, soit effectivement, soit par tradition. Ainsi, j'ai beaucoup connu et même assez intimement l'abbé Morellet lui-même, madame Pourah, Suard, madame Suard, M. Devaisnes, madame Devaisnes, La Harpe et l'abbé Delille. Ma mère était liée avec M. de Chastellux, et toute la société musicale d'alors. Tous ces personnages-là sont particulièrement connus de toute la génération qui passe aussi, mais dont les souvenirs sont encore assez actifs pour prendre part à ce que fait éprouver un nom rappelé au souvenir de l'esprit et du cœur... Plus tard, peut-être, j'aurai le regret de venir pour la tradition laissée aux enfants de ceux qui ont vu et connu ceux dont j'ai à parler.

L'abbé Morellet, avant le mariage de sa nièce avec Marmontel, avait avec lui sa sœur et la fille de cette sœur... Cette famille donnait un grand charme à son intérieur en lui facilitant l'admission des femmes de ses amis dans son salon. C'est ainsi que madame Saurin, madame Suard, madame Pourah, ma mère, madame Helvétius, allaient chez l'abbé Morellet et rendaient ses réunions agréables, tandis que sans elles elles n'eussent été que des assemblées pour discuter quelque point de littérature bien ardu ou sujet à des querelles sans fin. Les femmes sont plus que nécessaires à la société: car elles y portent la chose la plus utile pour l'agrément de la vie dans la causerie. Avec des femmes, on est presque sûr que le temps qui s'écoulera sera rempli par la conversation et par une discussion douce et aimable... Il n'y aura rien d'amer, et les hommes eux-mêmes seront maintenus dans des bornes qu'ils ne franchiront pas... Mais je me laisse entraîner par le charme de mes souvenirs!... Je parle ici comme j'aurais parlé avec les hommes et les femmes de l'époque que je retrace: je ne pensais plus que maintenant les femmes, loin de maintenir les hommes dans des limites toujours convenables, sont les premières à élever une dispute et à chercher comment elles auront raison... Si c'est en criant plus fort que l'homme avec lequel elles disputent, elles ne délaisseront pas ce moyen, et il sera employé au grand scandale de beaucoup de personnes présentes et à l'ennui général de tout le monde.

L'abbé Morellet avait des réunions qui étaient les plus charmantes peut-être qu'il y eût alors à Paris. Elles se composaient d'hommes et de femmes de lettres et d'artistes distingués, de femmes et d'hommes de la haute société, comme les Brienne, tous les jeunes Loménie, les Dillon, le marquis de Carraccioli, ambassadeur de Naples, l'abbé Galiani; plusieurs personnes de la même qualité et dans les mêmes opinions étaient le fond de ces réunions vraiment charmantes, et qui faisaient dire à l'étranger qui avait passé quelques mois à Paris: «C'est la première ville du monde comme ville de plaisirs et surtout pour ceux si variés de la société intime.»

L'appartement de l'abbé Morellet donnait sur les Tuileries et recevait le soleil du midi. Cette exposition gaie et toute lumineuse contribuait à rendre le salon et la bibliothèque où l'on se réunissait plus agréables encore à habiter. La vue des beaux marronniers des Tuileries, le calme qui à cette époque entourait encore ce beau jardin, doublaient l'agrément de la bibliothèque de Morellet, l'une des plus vastes et des mieux composées des bibliothèques de Paris.

C'est là qu'au milieu d'une paix profonde, dans une sécurité parfaite d'esprit et de cœur, on entendait les sons d'une ravissante musique... Piccini, se sauvant des querelles et des combats même que lui livraient les Gluckistes, arrivait tout essoufflé quelquefois chez Morellet et disait, en se jetant dans un fauteuil et s'essuyant le front:

—Je ne veux plus faire un accord!... Je pars pour l'Italie!... et avant mon départ, je ne veux pas même entendre un son!

—Et vous êtes un homme de grand sens, lui disait Marmontel... Certainement il ne faut pas jeter à des indignes des sons ravissants faits pour le Ciel...

—Hum! disait Piccini en se levant et se promenant toujours en colère... Certainement que je ne veux plus travailler pour la France! Ils me préfèrent Gluck... N'est-ce pas qu'ils me préfèrent Gluck?...

Et cette question était faite avec une amertume qui ne peut être comparée qu'à celle d'une voix parlant d'un autre talent bien admirable comme le sien... mais qui, par cette raison, lui fait ombrage.

Marmontel connaissait Piccini, et dans ce même instant ils faisaient ensemble le bel opéra de Roland. Marmontel avait refondu le poëme de Quinault et en avait fait véritablement une belle chose. Il ne voulait pas que Piccini se fâchât, et conséquemment il entreprit de le calmer. Il fit signe au marquis de Carraccioli, ambassadeur de Naples, et dit sans affectation:

—Piccini, sais-tu que la Reine a chanté l'autre jour le bel air de Didon?

—Lequel? demanda Piccini avec une naïveté d'auteur toute charmante.

On se mit à rire... Il rit aussi, ne sachant pas le sujet de l'hilarité générale... Pour lui tous les airs de Didon étaient beaux...

—Celui de Didon à Énée:

Ah! que je fus bien inspirée
Quand je vous reçus dans ma cour!

Et Marmontel chantait le morceau à contre-sens pour faire plus d'effet sur Piccini.

—Eh non! eh non! ce n'est pas cela... Corpo d'Apollo!... Carino!... non è questo per Diavolo!... Ecco, ecco... senti... senti...

Et voilà Piccini s'établissant au piano et chantant avec une mauvaise voix d'auteur, mais avec l'âme du compositeur, ce ravissant morceau de Didon, qui, en effet, est vraiment beau et l'est encore aujourd'hui.

—Est-ce ainsi que Sa Majesté le chante? demanda Piccini avec un regard inquiet, qui allait chercher la réponse dans le plus intime de l'âme...

—Un peu moins bien, répondit Carraccioli, croyant faire merveille... et pensant ensuite à autre chose...

—Ah! mon Dieu! s'écria Piccini... moins bien que.....

Mais alors elle l'a donc très-mal chanté! car enfin je chante mal, monsieur le marquis!... je chante très-mal!...

La détresse de Piccini était comique; il croyait d'abord que la Reine avait chanté son grand air, ayant son manteau royal, la couronne en tête et le sceptre en main, comme on voit les reines habillées dans les jeux de cartes[161]... Il fallut lui dire enfin que la Reine avait chanté son air de Didon chez madame de Polignac, à souper, ayant une simple robe blanche faite en lévite, et qu'il n'y avait de présent que le duc et la duchesse Jules, le baron de Bésenval, madame de Bréhan, madame de Châlons, le duc de Coigny, MM. de Durfort, M. de Dillon, quelques intimes, entre autres M. le comte de Fersen...

Marmontel prononça ce nom le dernier et avec une certaine volonté d'être compris; mais Piccini n'y donnait pas la moindre attention, et pour lui, sa pensée dominante était que la Reine avait probablement été mal accompagnée et qu'alors elle avait mal chanté.

—Mais elle chante faux, lui dit enfin Marmontel, et puisqu'il faut vous le dire, elle ne se serait pas fait accompagner par vous si vous aviez été dans la chambre.

—Ah! ah!...

Et Piccini ouvrit de grands yeux.

—Ah! je conçois! monsieur le chevalier Gluck!

—Non, non! Gluck n'aurait pas été plus heureux que vous, mon cher maître; Sa Majesté voulait s'accompagner elle-même, et chanter l'air de Didon pour faire connaître notre belle poésie à M. le comte de Fersen.

—Comment, dit Piccini très-piqué, vous croyez que la musique n'est pas tout à votre grand opéra!...

—Oh! tout! dit Marmontel très-choqué à son tour... elle y est certainement pour beaucoup, mais enfin elle n'y est pas tout non plus, et je parie qu'avant-hier, lorsque la Reine a chanté l'air de Didon, les paroles étaient tout pour elle... j'en appelle à ces messieurs...

Tout le monde s'inclina. Piccini fut confondu... et l'abbé Delille, devant qui La Harpe me racontait l'histoire, lui rappela que Piccini eut un moment les larmes aux yeux. L'abbé Arnaud, grand prôneur de Gluck, et que, pour cette raison, Piccini détestait avec toute la cordialité napolitaine, se mit de la partie, et comprenant la malice de Marmontel, qui ne voulait qu'inquiéter Piccini, il enchérit sur ce qui était déjà fait, et parlant encore des dilettanti dont il était l'oracle dans le Journal de Paris, il effraya Piccini de toute la lourde solennité de sa critique. M. Suard, dont la douceur exquise, la délicatesse de procédés, l'esprit, le goût et la raison éclairée, faisaient un homme comme on en voudrait bien retrouver aujourd'hui et dont la mission toujours conciliante était de ramener la paix là où il voyait le trouble; M. Suard alla vers Marmontel, lui dit un mot, et tous deux s'approchant de Piccini, ils lui parlèrent un seul instant tout bas. À peine Piccini eut-il compris ce que lui disaient Marmontel et Suard, qu'il se prit à rire d'une si étrange façon que les spectateurs rirent avec lui.

—Et moi qui ne comprenais pas! répétait-il, enchanté... Et il se promenait en chantant avec une voix de tête pour imiter la voix de femme.

—Soyez tranquille, lui dit Suard, je vous ferai accompagner votre belle partition de Didon à la Reine elle-même, chez madame de Polignac... Je connais un moyen sûr, et je l'emploierai.

—Ah! dit Piccini avec un accent douloureusement comique... le chevalier Gluck parle allemand!...

—Eh! quelle langue voulez-vous qu'il parle? s'écria le chevalier de Chastellux... je vous le demande à vous-même...

Piccini était toujours rejeté bien loin hors de sa route avec des apostrophes comme celles du chevalier de Chastellux. Il le regarda d'abord avec une certaine expression, qui disait qu'il lui voulait répondre; mais il faisait plus aisément un accord qu'une phrase, et il se contenta de sourire en disant:

Certo, certo, ha ragione... sempre ragione. Le fait est que la seule chose qu'il comprenait dans la phrase du chevalier de Chastellux[162], c'était le ton de la voix montée à la colère... Pour Piccini, tout était harmonie, même le langage. Ce qu'il entendait par le regret qu'il témoignait de ne pas parler allemand, c'est que, la Reine étant Allemande, Gluck avait par là un grand avantage sur lui... Le chevalier de Chastellux le savait bien; il était lui-même admirateur passionné de Piccini, et avait poussé sa prévention jusqu'à dire que Gluck n'était qu'un barbare... et cela à propos de l'Alceste et de l'Iphigénie. Certes j'apprécie Piccini, mais j'admire Gluck et ne puis ici être de l'avis du marquis de Chastellux...

Cette querelle entre les piccinistes et les gluckistes avait eu pour chefs de parti d'Alembert dans l'origine, l'abbé Morellet, Marmontel, le chevalier de Chastellux, La Harpe, pour Piccini; et l'abbé Arnaud et plusieurs autres pour Gluck... Quand on veut revoir sans partialité tous ces jugements à peu près stupides, rendus cependant par des hommes d'esprit, mais sur un objet qu'ils ne comprenaient pas, on est bien modeste en recevant quelquefois une louange qui vous est donnée par l'inattention ou la complaisance, et l'on est d'autre part bien peu affecté d'une critique qui n'a pas plus de base pour s'appuyer. C'est ainsi que La Harpe dit dans sa correspondance littéraire (1789):

«On vient de donner à l'Opéra Nephté, reine d'Égypte, d'un Alsacien nommé Hoffmann, auteur de quelques petites poésies éparses et dispersées dans quelques journaux, et d'un opéra de Phèdre où il a eu le noble courage de défigurer un chef-d'œuvre de Racine; dans Nephté, c'est Mérope qu'il lui a plu de mutiler cette fois... La musique est d'un nommé Lemoine... dure et criarde, comme celle d'un disciple de Gluck!... mais comme ce genre de musique est encore à la mode, Nephté a réussi.»

La musique de Gluck dure et criarde!... voilà donc comment M. de La Harpe raisonne quand il parle musique; il est à peu près aussi conséquent avec le bon goût en parlant peinture. J'ai une grande peur qu'à mesure que le temps dévoilera la science de M. de La Harpe, elle ne nous paraisse ce qu'elle est en effet, une humeur âcre et malveillante sur tout ce qui ne sort pas de sa plume ou bien de celle de ses disciples; et la critique en effet peu raisonnable qu'il fait d'une foule d'ouvrages dans le siècle dernier prouve que cet homme n'était que haineux et surtout envieux. Mais pourquoi l'était-il de Gluck? me dira-t-on. Pourquoi? parce que c'était un homme sur la tête duquel tombaient des couronnes, et M. de La Harpe les voulait toutes pour lui... il louait Piccini parce qu'il savait bien que Piccini aurait quelques louanges, mais jamais de couronnes... il accordait la médiocrité, et ne pardonnait pas au génie!...

Ces querelles de Gluck et de Piccini ont été d'une grande gravité en France, en ce qu'elles ont agité la société et l'ont divisée. Elles ont été chez nous comme précurseurs des querelles politiques, et grondaient encore lorsque le premier coup de tonnerre annonçant les troubles de la France retentit sur nos têtes!... Gluck, arrivé à Paris en 1774, donna son dernier opéra, Écho et Narcisse, pauvre et triste composition pour un si grand maître, en 1780, et laissa inachevé le bel ouvrage des Danaïdes, que Saliéri, son élève bien-aimé, finit après le départ de Gluck. Telle était, au reste, la rage forcenée des deux partis, que souvent on les a vus se prendre de querelle assez follement pour en venir à de graves attaques, et même aux mains. La société perdait déjà de son urbanité dans la discussion, et les disputes commençaient. Un matin, chez l'abbé Morellet, il y avait beaucoup de monde, et entre autres les plus hauts partisans des deux partis... Mais, chez lui, les piccinistes y devaient être en force. L'abbé Arnaud, qui alors rédigeait le Journal de Paris, était presque le seul déterminé gluckiste, avec Suard... Il y avait de l'orage autour des deux noms fameux, et l'abbé Arnaud le savait bien.

Marmontel s'était, pour ainsi dire, associé à Piccini en lui donnant ses poèmes. Il avait choisi un nouvel ouvrage: c'était le Roland de Quinault. Il voulut l'adapter à la musique nouvelle lui donner des airs dont il manque, et en faire un nouvel ouvrage enfin. Gluck, au moment où il apprit cela, travaillait à un Roland. Aussitôt qu'il sut que Piccini faisait de la musique sur un poème qui paraissait devoir être meilleur que le sien, il l'abandonna, et le jeta même au feu.

—Eh quoi! lui dit-on, vous abandonnez ainsi votre travail de plusieurs semaines?

—Que m'importe? dit Gluck...

—Mais si Piccini fait paraître son Roland, et qu'il tombe?...

—J'en serai désolé pour lui et pour l'art, car c'est un beau sujet.

—Et s'il réussit?

—Je le referai.—

Belle parole! et qui donne bien la mesure du talent de cet homme qui avait la conscience de son génie!... Ce mot, répété à Piccini, ne l'avait pas humilié; au contraire, il sentait de l'orgueil d'avoir pour antagoniste un homme tel que Gluck... Mais il parut un jour dans le Journal de Paris un article fait par l'abbé Arnaud qui disait que Piccini faisait l'Orlandino et que Gluck ferait l'Orlando. Piccini fut blessé par ce mot; mais celui qui surtout fut atteint, ce fut Marmontel! Il était le poète, et c'était sur lui plus particulièrement que tombait tout le mordant de la parole... Il ressentit l'injure aussi vivement qu'un homme peut la ressentir; et, de ce jour, il cessa d'aller aux matinées de l'abbé Morellet, qui ne cessa pas pour cela, lui, d'avoir toujours ses réunions musicales et littéraires, parce qu'il avait pour principe que l'amitié ne doit pas imposer l'obligation de haïr ceux que nos amis n'aiment pas. Je me croirais, en effet, plutôt obligée d'aimer ceux qu'ils aiment... Je ne parle ici que de ces légers nuages qui se lèvent dans la vie habituelle du monde et qui se dissipent d'eux-mêmes; car je crois que de vrais amis ne prouvent au contraire leur attachement qu'en s'associant à tout ce qui arrive à leurs amis, et deviennent solidaires pour eux, soit en bonheur comme en douleur. L'abbé Morellet le sentit comme moi; et lorsque Marmontel épousa sa nièce, les réunions du matin cessèrent, parce que Marmontel avait pour ennemies toutes les femmes que j'ai nommées plus haut, et qui avaient épousé la querelle de l'abbé Arnaud, auquel jamais Marmontel n'avait pardonné ce mot de l'Orlandino... Ce fut cette seule parole qui sépara des amis, brisa d'anciens et d'intimes rapports... une parole!... Cette circonstance de la vie de l'abbé Morellet m'a fort attristée lorsqu'il me la raconta. Je le voyais alors fort souvent, non-seulement chez moi, mais tous les mercredis chez une femme bien spirituelle dont il était l'ami, et dont je suis étonnée de ne pas retrouver le nom plus souvent dans ses ouvrages et dans ceux de l'époque; c'est madame de Souza (madame de Flahaut), l'auteur d'Adèle de Sénanges[163]. Je voyais souvent dans cette maison l'abbé Morellet, et j'aimais mieux causer avec lui souvent qu'avec des gens plus jeunes que lui et bien moins amusants... Il était alors bien vieux, mais son esprit était encore jeune, et surtout son âme. J'avoue que sa conversation me charmait; sa diction était si pure... Il y avait dans la conversation de M. Morellet tout le charme attaché à la grâce de l'époque qu'il rappelait comme un portrait fidèle.

À l'époque du mariage de Marmontel avec la nièce de l'abbé Morellet, les réunions cessèrent donc, ainsi que je l'ai dit.—Vous ne pouvez, me disait l'abbé Morellet, vous faire une idée fidèle de ce qu'étaient devenues nos matinées littéraires et musicales! Si l'on voulait chanter ou faire de la musique, alors madame Suard avait un air ennuyé, madame Saurin faisait comme elle. Ma sœur et ma nièce, naturellement bonnes et douces, et qui jamais n'avaient été d'humeur querelleuse, étaient devenues d'une aigreur qui les rendait méconnaissables... Quant à Marmontel, il était tellement hors de la question, à force d'y être, qu'il se tenait là immobile et silencieux. Enfin, le sujet de cette guerre civile, Piccini, ne venait plus que rarement... Aussi, dès que ma nièce fut mariée, je rompis entièrement et cessai mes réunions littéraires et musicales... mais cela me fut pénible.

J'ai aimé l'abbé Morellet depuis cette conversation: je ne puis dire à quel point je fus touchée de voir ce vieillard, entouré d'amis et d'hommes remarquables par leurs talents et leur esprit, qui lui apportaient le tribut de ces talents et de cet esprit pour embellir sa vie, renoncer entièrement à ses jouissances pour donner la paix à son intérieur. J'avoue que je trouve même cette bonté, non-seulement excessive, mais de nature à faire paraître Marmontel sous un jour presque désavantageux, comme égoïste et tellement personnel qu'il mettait en oubli non-seulement les goûts, mais encore le bonheur des autres.

L'abbé Morellet l'aimait beaucoup, parce qu'il avait fait le bonheur de sa nièce. Mais d'après ce que je sais de madame Suard, madame Marmontel était un ange dont on ne pouvait méconnaître l'âme adorable, et Marmontel avait su l'apprécier.

Avant que les réunions du matin n'eussent cessé chez l'abbé Morellet, il y avait quelquefois aussi des lectures de poésies et de prose. L'abbé Morellet, fort obligeant, et n'ayant pas perdu le souvenir du temps où il était malheureux, accueillait tous ceux qui arrivaient de sa province. Il suffisait qu'on dît à son domestique qu'on était de Lyon pour parvenir auprès de lui.

Un jour, c'était le matin d'une de ses réunions, on lui annonce un jeune homme qui veut lui remettre une lettre de la part de M. Phélippeaux. Ce M. Phélippeaux était de Lyon, et avait des relations avec la famille de l'abbé Morellet[164]. Il donne ordre d'introduire ce jeune homme dans sa bibliothèque, où il alla le rejoindre quelques moments après.

En entrant, il trouve un jeune homme de vingt ans à peu près; sa taille était d'une extrême grandeur, il avait plus de six pieds, et cette taille frêle et peu soutenue était comme un long roseau sans appui.

Il y avait toute une étude à faire en regardant ce jeune homme. C'était lui-même l'étude personnifiée, et l'étude avec ses veilles, ses jeûnes et toutes ses austérités! Il était pâle, ses yeux étaient caves, son regard fatigué, son sourire rare, presque pénible, et comme une chose contraire à sa nature... La vue de ce jeune homme, me dit Morellet, me causa une profonde émotion. Du reste, sa mise était décente, il était en noir et convenablement vêtu.

Au moment où l'abbé Morellet entra dans la bibliothèque, le jeune homme était dans une extase complète et comme abîmé dans une admiration profonde; il regardait les livres que contenaient les différents corps de bibliothèque qui entouraient la pièce où il se trouvait. Ses regards, naturellement atones et abaissés, s'étaient relevés vifs et brillants pour parcourir les rayons chargés de ces in-folios précieux qu'il dévorait en apparence.

En apercevant le maître de la maison, le jeune homme rougit légèrement, et, cherchant aussitôt dans sa poche, il voulut y prendre une lettre qu'il devait y trouver; mais le jeune homme était évidemment maladroit..., il était timide; ses efforts, loin de lui faire trouver ce qu'il cherchait, l'en éloignaient encore... Enfin, dans sa détresse, il dit à l'abbé Morellet:

—Monsieur, je vous prie de croire que je ne suis point un intrigant.... Je suis, monsieur, un protégé de M. Phélippeaux....

Et le pauvre jeune homme cherchait toujours et sans trouver... Enfin, une idée lumineuse lui fit voir qu'il avait oublié ce qu'il cherchait... et tout aussitôt mettant son chapeau sur le bureau:

—Je reviens à l'instant, monsieur... Je vois ce que c'est, la lettre sera restée avec Cha....

Il s'arrêta, regarda M. Morellet avec anxiété et comme pour lui demander la permission de passer devant lui. Ce que l'abbé voyant, il se rangea et lui laissa le passage libre. Alors le jeune homme se lança comme un long boa, en rasant la terre, et alla dans l'antichambre pour y chercher sa lettre.

Au bout d'un moment, il revint avec la lettre de M. Phélippeaux, qui recommandait, en effet, ce jeune homme à la bienveillance de M. Morellet:

«Il est un peu timide, disait M. Phélippeaux, mais il a du talent. Je vous le recommande, M. l'abbé, avec toute l'insistance d'un vieil ami de votre père.»

Le jeune homme s'appelait Narcisse Prou. Tout devait être comique dans le pauvre garçon!

Tandis que Morellet lisait la lettre de l'ami Phélippeaux, M. Narcisse continuait son examen de la bibliothèque. L'abbé le suivait du coin de l'œil tout en lisant sa lettre, et il le voyait lever les mains au ciel comme pour témoigner son admiration d'une pareille richesse... Enfin, il se tourna vers M. Morellet, et lui dit:

—Ah! monsieur, dans quel paradis vous êtes ici!...

L'abbé se mit à rire, et pour démêler ce que pouvait lui vouloir cette étrange figure, il lui demanda en quoi il pouvait lui être utile.

M. Narcisse Prou était timide; mais, comme toutes les timidités véritables, la sienne disparaissait aussitôt qu'elle était mise à l'aise... Aussi, dès que l'abbé eut souri trois ou quatre fois à M. Narcisse, celui-ci fut aussi familier avec lui que s'il l'eût connu depuis vingt ans... Il rapprocha sa chaise du bureau, s'appuya sur ses coudes, en mettant sa petite tête dans ses mains longues et maigres, et dit à Morellet:

—Voici, monsieur: j'ai fait une tragédie... Je suis Suisse, monsieur, c'est-à-dire de la partie de la Savoie qu'on appelle ainsi...

Et il fit un signe d'intelligence à l'abbé comme pour lui dire que ceux qui arrangeaient la Suisse de cette manière n'y entendaient rien; et puis il poursuivit:

—J'ai donc fait une tragédie, et je l'ai faite sur un sujet patriotique... N'est-ce pas que j'ai bien fait, monsieur?

—Aussitôt, me dit Morellet, je frémis devant un Guillaume, numéro cent cinquante! Cependant je lui fis signe qu'il avait bien fait...

—Ah! je suis bien aise d'avoir votre approbation... M. le curé me soutenait que j'avais eu tort!... Mais vous me faites bien plaisir!...

Dans le moment, Marmontel entrait dans la bibliothèque, suivi de Piccini, son satellite, et de l'abbé Delille... Morellet hésita un moment, puis il leur dit:

—Messieurs, M. Narcisse Prou, qui m'est recommandé par un ami de ma famille, et que j'ai l'honneur de vous présenter, apporte à Paris une tragédie qu'il a faite il y a quelques mois. Il demande les avis de gens de lettres éclairés; si vous pouvez disposer de quelques instants, je vous aurai une grande obligation de l'écouter.

M. de Chastellux entra dans le même moment; il venait de rencontrer le Narcisse allant chercher son manuscrit dans l'antichambre, et sa longue taille l'avait frappé.

—Avez-vous donc un télégraphe? dit-il à l'abbé.

Morellet mit un doigt sur sa bouche... Dans ce moment, M. Narcisse rentra dans la bibliothèque. On l'établit à une table, avec le verre d'eau sucrée; les femmes prirent leur ouvrage, comme toujours, lorsqu'il y avait une lecture; et M. Narcisse se mit, mais très-lentement, à dénouer le ruban qui entourait son manuscrit.

C'est qu'il avait peur; la physionomie moqueuse de M. de Chastellux, celle tout aussi railleuse de l'abbé Delille, dont le type était particulièrement celui de la moquerie... la figure toute prête à le devenir de Marmontel, qui était là, à côté de Piccini, disposé à railler le pauvre auteur s'il y trouvait matière... Ils ne s'attendaient guère tous à ce qu'ils allaient entendre!...

Tandis que d'une main tremblante le Narcisse arrangeait son manuscrit, le reste des habitués arrivait, l'abbé Arnaud, madame Pourah, madame Suard et madame Saurin... En voyant cette foule, comme il l'appelait, Narcisse se sentit défaillir...

—Je ne puis lire, dit-il à l'abbé Morellet... Je ne le puis!...

—Allons! du courage, monsieur... lui dirent toutes les femmes, qui riaient à l'envi en voyant cet immense corps enfermé dans un habit noir comme dans une gaîne, et surtout en remarquant l'air effaré que le Narcisse conservait au milieu du cercle qui s'était formé autour de lui... Enfin, il prit tout-à-coup son parti... jeta un regard rapide autour de lui, et dépliant son manuscrit, il dit à haute voix:

Chamouny et le Mont-Blanc!... tragédie en cinq actes et en vers...

À ce singulier titre, tout le monde, d'abord stupéfait, éclata si bruyamment que le pauvre Narcisse en fut étourdi. Le fait est que l'abbé Morellet lui-même avait donné l'exemple; il lui avait été impossible de se contenir plus longtemps... Lorsque l'hilarité générale fut un peu apaisée, l'abbé Morellet se leva de sa place et fut près de Narcisse pour lui demander s'il ne s'était pas trompé, et si ce n'était pas une pièce de vers sur la Vallée de Chamouny et le Mont-Blanc; mais non, c'était bien Chamouny et le Mont-Blanc! tragédie en cinq actes et en vers.

—Mais comment avez-vous eu cette pensée? lui demanda Marmontel.

—Comment! répondit avec aigreur Narcisse Prou, ah! vous me demandez comment Chamouny et le Mont-Blanc m'ont inspiré une tragédie!... Si vous ne le comprenez pas je ne vous le ferai pas comprendre.

—Oh! oh! dit Marmontel à monsieur de Chastellux, il est méchant!...

—Monsieur, n'avez-vous pas peur que votre dénouement ne soit à la glace? lui dit le chevalier de Chastellux[165], qui ne pouvait, pour sa part, dire deux paroles sans qu'il y eût un jeu de mots ou bien un calembour... Il me semble que votre scène sera toujours bien froide et le dénouement à la glace, je le répète.

—Je le crois bien, monsieur: mon héros meurt gelé!...

Ici, les rires recommencèrent avec si peu de retenue que M. Narcisse fut contraint de voir qu'on se moquait de lui... Alors il prit tout-à-coup une indignation profonde!... il roula ses yeux avec une sorte d'égarement, s'arrêtant sur chacun des hommes qui l'entouraient, comme pour désigner celui à qui il jetterait le gant... Mais l'abbé Morellet ne voulant pas que la raillerie allât plus loin l'engagea à lire...

—Votre titre est un peu bizarre, lui dit-il; mais en écoutant la pièce, peut-être trouverons-nous que vous avez raison.

—Et voilà un véritable savant! un vrai Mécène! s'écria le Narcisse; ah! monsieur, que ne vous devrai-je pas?

Et le voilà dépliant pour la quatrième fois son manuscrit et faisant l'exposé de sa pièce... Ce que c'était que cette pièce, on ne le peut dire... Narcisse avait pris pour sujet la mort d'un jeune Florentin qui périt dans les neiges en voulant passer par Valorsine. Cet horrible événement eut lieu en 1770; mais le jeune homme ayant fait de cela une tragédie, c'était la bouffonnerie la plus complète, sur un sujet des plus tristes.

Mais Narcisse ne le voulut pas voir ainsi, et lorsque les rires étouffés éclatèrent bruyamment, il se leva, roula des yeux égarés par la fureur sur le cercle qui l'entourait, et rassemblant d'une main convulsive Chamouny et le mont Blanc, il dit à l'abbé Morellet:

—Je vous remercie, monsieur, de la bonne réception que vous m'avez faite... et surtout de l'accueil que le roi des glaciers a reçu chez vous...; quant à moi, je...

Il était si fort en colère qu'il ne put continuer, ou peut-être bien ne savait-il que dire, et saisissant son manuscrit, il s'élança hors de la chambre avant que l'abbé Morellet pût se lever pour le retenir, et sans écouter M. de Chastellux qui lui criait que le roi des glaciers était Velouti[166].

En me racontant cette histoire, l'abbé Morellet avait encore cette expression maligne et voltairienne qui dominait sur toute autre lorsqu'il racontait une histoire plaisante. Il ressemblait au reste fort à Voltaire, non-seulement pour ses opinions philosophiques et pyrrhoniennes, mais aussi par la forme du visage, et par ce sourire caustique et plus que malin qui révélait chez tous deux une absence complète de cour et d'affection.

Mais l'âme la plus déshéritée renferme toujours en elle une partie vulnérable par laquelle le malheur sait l'atteindre. L'abbé Morellet, avec son incrédulité, son scepticisme, fut contraint de reconnaître une vérité éternelle: c'est que la prière est notre seul refuge quand le malheur nous frappe. Il reçut la punition la plus terrible que Dieu puisse envoyer à l'homme!... l'isolement!... Cependant, il avait toujours été bon, et les lois de la société n'avaient pas été blessées par lui... Voilà comment les philosophes du XIXe siècle entendaient leur philosophie... Quant au reste de la morale et surtout de la religion, ils n'en parlaient pas, et tout devait aller ainsi. Hélas! il vint un moment où cet ami, ce père que nous avons dans les cieux, fut le seul qui demeura fidèle au malheureux!... et l'abbé Morellet fut contraint de reconnaître que là seulement était la véritable espérance.

Je fus frappée du changement subit de sa physionomie, un soir que je causais avec lui chez madame de Souza. On jouait, et comme je ne touche jamais une carte, je cherche toujours de préférence une causerie amusante; l'abbé Morellet et M. Suard, ainsi que M. de Vaisnes, étaient les hommes les plus agréables que l'on pût trouver alors... Quelquefois l'on faisait de la musique chez madame de Souza, lorsque Charles de Flahaut, son fils, était chez elle, et disposé à faire entendre sa voix, qui était vraiment ravissante avec le parti qu'il en tirait au moyen d'une excellente méthode. Mais ces bonnes fortunes-là étaient rares; et le plus souvent, les mercredis au soir, chez madame de Souza, on jouait et on causait. Lorsque je serai à l'article qui la concerne je montrerai comment elle était la plus charmante maîtresse de maison de cette époque; comment elle donnait une âme à une conversation, qu'elle savait rendre intime lorsque souvent son cercle était composé de gens qui se voyaient pour la seconde fois. Madame de Montesson avait encore cet art. Un des talents, pour rendre son salon agréable, qu'avait encore madame de Souza, était d'y laisser, en apparence, une entière liberté, mais de n'y permettre aucune licence. On y causait donc en petit comité et l'on se mettait quatre ou cinq personnes ensemble pour raconter des histoires et en entendre, et lorsqu'on était deux on n'en présumait rien, surtout lorsqu'on avait vingt ans comme moi et quatre-vingts comme l'abbé Morellet. N'allez pas croire pour cela que nous vivions dans l'âge d'or. Non pas, vraiment; on glosait tout comme aujourd'hui, on médisait comme aujourd'hui, car enfin on péchait comme aujourd'hui; seulement on y mettait plus de pudeur, et le monde, qui, après tout, est plus juste qu'on ne le dit, vous savait gré de ne le pas braver avec autant d'impudence que cela se fait maintenant[167]; et quand on parlait d'une femme pour raconter une aventure, c'était au moins à demi-voix.

Mais pour en revenir à l'abbé Morellet, je dirai qu'il me fit une impression très-profonde un soir, chez madame de Souza: il me parlait de l'agrément d'un intérieur de famille et du charme qu'on trouve à former une société choisie dans laquelle on admet des artistes et des gens de lettres... du temps qu'il avait mis à former cette société, et de l'influence qu'elle avait dans le monde littéraire; il me racontait ce qu'il avait vu de ces hommes de la Révolution, tels que Condorcet, Sièyes, Talleyrand, et beaucoup d'autres plus influents encore, comme Mirabeau, et des hommes qui, ainsi que ceux que je viens de nommer, avaient causé bien du mal en répandant leur doctrine perverse... Je le regardai plus attentivement que je ne le voulais probablement, car il me dit en me fixant à son tour, avec des yeux qui cherchaient ma pensée:

—Vous m'accusez dans votre opinion, n'est-ce pas?

—Je suis trop jeune pour avoir une opinion; mais... j'avoue que je croyais que, ami de d'Alembert, de Diderot et de toute la secte philosophique, vous aviez contribué pour le moins autant qu'eux à promulguer ces lois qui ont formé le code révolutionnaire qui nous a fait tant de mal.

L'abbé Morellet sourit tristement en m'écoutant:

—On vous a trompée, me dit-il, et je tiens à vous le prouver. Je veux causer avec vous devant votre oncle, l'abbé de Comnène; c'est un homme instruit et un homme de bien... je veux qu'il m'écoute... quant à vous qui êtes jeune et encore toute primitive, laissez-moi vous montrer que mes erreurs, car j'en ai eu de grandes et j'en ai commis dont le résultat me fait aujourd'hui la réputation d'un esprit corrupteur, laissez-moi vous montrer combien j'ai été puni par le Ciel de ces mêmes erreurs: hélas! la punition fut plus grande que la faute!...

Il était agité, et son visage osseux prit une pâleur effrayante.

—Laissez ce sujet ce soir, mon cher abbé, lui dis-je... vous me raconterez ce que vous voulez me dire un autre jour...

—Non, non; il est de bonne heure... appelez madame de Souza, elle ne joue pas à présent (ce qui était rare), pour qu'elle vienne me prêter secours si j'oubliais quelque chose.

Madame de Souza venait alors de publier Charles et Marie, charmant petit volume qui n'est pas assez remarqué parmi ses autres ouvrages... Lorsqu'elle fut assise entre nous, l'abbé Morellet commença son histoire si intéressante des jours révolutionnaires; il me dit comment, après avoir été l'homme le plus heureux par la fortune, et doublement heureux puisqu'il ne devait la sienne qu'à lui-même, par le bonheur intérieur que lui donnait une famille adorée et nombreuse[168], comment après avoir épuisé tous les genres de félicité comme homme, comme littérateur et comme l'un des chefs d'une secte qui avait la noble pensée de régénérer l'humanité, comment, après ce bonheur infini, il avait été frappé du malheur comme de la foudre à l'âge de soixante-dix ans!...

—Et comment encore ai-je senti le malheur?... sous toutes les formes!... et la dernière enfin, la plus terrible est venue m'annoncer toutes les souffrances au milieu des cris de la France agonisante!... J'étais SEUL!... c'était l'isolement... et l'isolement d'un vieillard!... un isolement entier!...

Ce souvenir était toujours odieux pour lui... Je l'ai vu depuis bien souvent, et toujours cette même pâleur se répandait sur ses traits.

—J'avoue que je ne comprenais pas bien comment l'abbé Morellet se trouvait isolé comme il me le disait, et entièrement isolé! C'était cependant encore plus complet qu'il ne le pouvait rendre par ce mot d'isolement; et lorsqu'il me donna les détails suivants, il me fit frémir aussi.

Il avait une maison très-vaste dans la rue du Faubourg-Saint-Honoré dans laquelle logeaient M. et madame d'Houdetot... mais ils étaient à la campagne ainsi que tous leurs domestiques. L'abbé Morellet n'en avait aucun, pas même de femme pour le service intérieur de sa chambre... Un homme de peine venait le matin pour frotter son appartement, cirer ses souliers, et puis cet homme s'en allait jusqu'au lendemain, et laissait l'abbé entièrement seul, occupé à écrire... livré à une humeur sombre qui produisait les plus étranges résultats... À ce souvenir, je l'ai vu quelquefois prêt à retomber dans l'égarement où il a été pendant toute l'année 1794... Madame de Souza, qui connaissait l'amertume des souvenirs de cette époque, le regardait en suppliante, pour qu'il ne poursuivît pas!...

—Non, non, dit-il, je dois raconter quelles étaient mes occupations. Hélas! ce n'étaient plus les chants suaves de Piccini!... ce n'était plus la lyre poétique de l'abbé Delille, qui charmaient mes oreilles; c'était un glas de mort qui tintait toujours autour de moi... J'étais seul, et il me semblait voir mille fantômes vêtus de linceuls autour de moi... J'étais FOU enfin! et je le sentais, ce qui était horrible... Eh bien! j'écrivais cependant!... et savez-vous sur quoi?... quel était le sujet de mes travaux?...

Il tremblait...

J'ai fait un livre dans lequel je proposais au gouvernement de la terreur d'utiliser les exécutions et de manger la chair de leurs victimes!... La disette couvrait la France!... C'était bien alors le moment où le cheval pâle de l'Apocalypse parcourait notre triste patrie et que la prostituée buvait le sang des saints[169]!...

Il était haletant... Madame de Souza le força de s'arrêter et de prendre un verre d'eau sucrée avec de la fleur d'orange...

—Je proposais dans mon ouvrage, poursuivit-il, d'établir une boucherie nationale... On aurait été contraint de s'y pourvoir et d'y aller trois fois la semaine sous peine d'être pendu soi-même au charnier populaire... Je voulais aussi que, dans ces repas spartiates que nous étions obligés de prendre au milieu de la rue, il y eût toujours un plat de cette affreuse chair!... Les monstres n'ont-ils pas fait boire du sang à mademoiselle de Sombreuil pour lui faire payer la vie de son père!...

Et se levant, il marcha dans la chambre avec une sorte d'égarement. Quant à moi, je ne lui demandais plus de se taire... il m'intéressait au plus haut degré...

—Cet ouvrage, me dit-il en se rasseyant, s'appelait le Préjugé vaincu!... ou Nouveau moyen de subsistance pour la nation, proposé au Comité de salut public, en messidor de l'an II[170] de la République française, une et indivisible.

—J'ai voulu le faire imprimer deux fois depuis le 9 thermidor... Suard, homme de bon goût et de bon esprit s'il en fut jamais, m'en détourna, en me disant que je serais universellement blâmé... La seconde fois, ce fut une amie dont l'esprit juste et fin ne donne que de bons avis.

Et il prit la main de madame de Souza, qu'il baisa avec une tendresse respectueuse.

—Mais, dit madame de Souza, je n'avais à cela aucun mérite; je lui ai dit ce que je pensais, et toutes les femmes auraient dit de même... J'ai été tellement frappée de dégoût à la première parole que l'abbé me dit de cet ouvrage, que je ne pus retenir l'expression, un peu franche peut-être, qui m'est échappée. Mais toutes les femmes penseraient comme moi, et soyez certain, l'abbé, que si vous aviez publié votre livre, pas un œil de femme ne se serait reposé sur une de ses pages.

L'abbé Morellet sourit ici avec une malignité diabolique.—Peut-être! dit-il... peut-être!... À la vérité, quelques années d'intervalle font beaucoup... Mais croyez bien que ces mêmes femmes dont les journaux vantaient à l'envi l'héroïsme et la grandeur d'âme, et qui, après le 9 thermidor, devenues des solliciteuses effrontées, mettaient en oubli toute pudeur comme elles avaient repoussé le danger, montrant par-là que la légèreté avait eu plus de part à leur héroïsme que l'élévation de leur âme[171], ces mêmes femmes auraient lu mon livre, ma bien chère amie, je vous le proteste.

—Quel mal vous me faites! lui dis-je.... Eh quoi! ces femmes pour lesquelles je voudrais un Plutarque... ces femmes sont ainsi jugées par vous!

—Ne l'écoutez pas, dit madame de Souza, avec un ton plus sévère que sa voix harmonieuse ne le lui permettait ordinairement. Je lui ai dit mille fois qu'il ne pense pas ce qu'il dit... C'est un fanfaron de méchanceté!... Monsieur l'abbé, racontez plutôt à madame Junot comment vous faisiez la cabriole sur votre lit... ce sera la petite pièce de votre horrible drame.

C'était donc ainsi qu'il passait sa vie, entièrement seul et écrivant de pareilles choses. Quelquefois il sortait pour prendre l'air, pour respirer, pour voir le ciel... mais toujours il se rencontrait avec une scène plus ou moins tragique... il en était venu au point de ne plus oser sortir!

Un jour, me dit-il, je souffrais beaucoup des suites d'une migraine qui m'avait tenu couché pendant trois jours... n'ayant pour me servir que mon homme de peine, dont j'entendais avec plaisir les pas retentir le matin sur le carreau des vastes corridors de cette maison inhabitée où le moindre son se répercutait... Je sortis vers le soir, au moment où le soleil se couchait sur Paris dans toute la pompe d'une belle journée de juillet, et je dirigeai mes pas vers les Champs-Élysées... Comme j'approchais de la barrière de l'Étoile, j'entendis des cris affreux et de ces vociférations de cannibales qui annonçaient quelque grande joie; les femmes surtout étaient en foule sur le bord du chemin, et regardaient vers Neuilly... Je vins machinalement me placer à côté d'elles, et, regardant au loin dans le nuage de poussière que le soleil couchant traversait de ses rayons, je ne distinguai d'abord que plusieurs voitures et des charrettes... bientôt elles furent devant moi... et je vis!... Dieu puissant! comment ai-je pu résister à ce spectacle affreux!... je vis défiler devant moi onze chariots découverts, remplis de femmes, d'enfants, d'hommes, de vieillards... Enfin c'étaient tous les nobles bannis de Paris par le décret du 17 germinal (avril), et réfugiés à Neuilly et à Fontainebleau!... Les malheureux avaient été parqués pour ainsi dire; mais la houlette pastorale de Fouquier-Tinville avait été dirigée sur eux, et le troupeau avait été ramené à Paris pour être égorgé et servi au peuple-roi!... Plusieurs hommes avaient les mains liées!—Ils ont eu l'audace de se défendre! s'écriaient les furies qui m'entouraient.—Au moment où le triste cortége défila devant moi, je levai les yeux, et mes regards rencontrèrent ceux de plusieurs amis!... Dieu bon! Dieu puissant! et vous ne tonniez pas sur les monstres!!!...

Madame de Souza et moi, nous baissions les yeux... Sans doute l'abbé Morellet n'avait pas prêché la révolution; mais ses excès n'étaient-ils pas le fruit de ces doctrines subversives de tout ordre?... Il le sentit probablement; car, cessant tout-à-coup de parler sur ce ton, il reprit sa narration, et nous dépeignit le local de cette maison qui lui appartenait rue du Faubourg-Saint-Honoré, et qu'il occupait alors seul. Il y avait un très-beau jardin, dans lequel il se promenait, et qu'il cultivait pour faire de l'exercice. La maison était immense, et la description qu'il faisait de son isolement, du silence effrayant qui régnait dans ces chambres solitaires une fois que la nuit avait jeté son ombre sur les quartiers même les plus populeux... cette mystérieuse retraite habitée par un seul homme... les bruits les plus simples devenant des alarmes... tout cela était décrit admirablement par l'abbé Morellet, et même, je le crois, avec une recherche de romancier, alors que le danger avait fui.

La peur le dominait à un tel point, me disait-il, que sa raison s'égara. Il devint somnambule!... Il se levait la nuit, courait dans sa chambre, croyait saisir un homme qui venait l'arrêter, le terrassait, l'assommait de coups donnés par son poignet, qui, malgré sa vieillesse, était plus à redouter que celui d'un jeune homme[172]... et puis il revenait à lui aux bruits de ses hurlements, de ses cris!... et il se trouvait seul, luttant avec lui-même sur le carreau, et souvent blessé par sa propre main!...

Enfin ces attaques de somnambulisme l'inquiétèrent au point de mettre une corde ou une sangle, ou quoi que ce fût, pour le retenir, s'il avait la volonté de s'élancer de son lit pour aller lutter avec un être imaginaire; ce moyen lui réussit en effet, et au bout de six mois ses accès se calmèrent.

Il n'avait pas été arrêté, parce que sa section était une des bonnes de Paris, et qu'il y était bien noté.—Mais qui pouvait alors répondre deux jours de son repos et même de sa vie!

Il avait été se promener un soir sur le bord de la rivière, et puis il était revenu par le haut des Champs-Élysées; il rentrait fatigué, cependant il se hâtait, parce que l'orage grondait déjà fortement... Et il voulait éviter la pluie en rentrant chez lui, lorsqu'une femme du voisinage, qui faisait chez lui l'office de portière, lui remit un papier qu'on avait apporté pour lui: c'était une invitation de se rendre à sa section pour affaire qui le concernait.

En lisant cet écrit, il se sentit défaillir... Eh quoi! avait-il pris si longtemps soin de sa vie pour périr misérablement après tant de malheurs!... Cependant il n'y avait pas à hésiter. La pluie tombait par torrents; mais cela ne l'arrêta pas un instant; et, malgré le temps qu'il faisait, il se mit en route pour aller à la section, tellement troublé qu'il oublia d'emporter un parapluie... Néanmoins ce qui est curieux, c'est qu'au travers de ce trouble il y avait du courage et du sang-froid; car l'abbé cacha plusieurs papiers, mais en en laissant qui pouvaient lui faire couper le cou, et en ayant le soin d'emporter quelque argent pour obvier aux premiers frais s'il était arrêté... Il était neuf heures du soir lorsqu'il sortit de chez lui.

Il était vieux, et, quoique vert encore, il ne marchait pas vite: aussi n'arriva-t-il au comité de sa section qu'à dix heures; il y avait séance. Les membres étaient tous des ouvriers que Morellet connaissait au moins de vue... Ils avaient tous le bonnet rouge, et fumaient en dissertant gravement, Dieu sait sur quoi... Morellet se fit connaître. Alors le président lui dit:

—Tu es accusé... on va t'interroger... tu peux t'asseoir, le comité te le permet.

—Comment te nommes-tu?—André Morellet.—Où es-tu né?—À Lyon.

Ici les membres du comité se regardèrent en fronçant le sourcil... et le président répéta sa question: «Où es-tu né?...—Je vous l'ai dit, à Lyon.—À Commune-Affranchie[173] dit le président d'une voix tonnante...—L'abbé s'empressa de répondre: À Commune-Affranchie.—De quoi vis-tu? Comment gagnes-tu ta vie? Quel est ton état enfin?—Je suis homme de lettres.» Les membres du comité se regardèrent; il était évident qu'ils ne savaient pas ce que c'était qu'un homme de lettres: aussi le président, pour arriver à son but, lui demanda de nouveau de quoi il vivait.

Ceci était le triomphe de Morellet. Son trouble ne l'avait heureusement pas empêché de prendre le brevet d'une pension qui lui avait été accordée par la Convention: il était de 1793, et motivé sur trente-cinq ans de travaux utiles. Le brevet portait ce titre:

Récompense nationale.

Je trouve que ce seul mot, articulé en 1793, prouve combien les hommes de la Révolution avaient ou du moins croyaient avoir d'obligation aux philosophes!

Le brevet fut reçu avec révérence par le président et les membres du comité qui savaient lire; car tous n'en étaient pas là.—Maintenant l'interrogatoire devint fort comique; après plusieurs questions que je ne me rappelle plus, le président dit à Morellet:

—Pourquoi étais-tu gai avant la Révolution, et pourquoi es-tu triste depuis?...

Morellet était fort drôle en rappelant ce moment: il prenait une expression sérieuse, qui jointe à son énorme nez et à la charpente osseuse de sa figure, lui donnait vraiment un singulier aspect; il prit donc son air le plus grave pour dire au président qu'il ne riait jamais, et n'était pas né plaisant.

—Où étais-tu le jour de la mort du tyran?—À Paris.—Ah! et où cela?—Chez moi.—N'as-tu pas une maison de campagne?—Non.—Tu mens.—J'avais un prieuré à Thimer, près de Châteauneuf, mais pas de maison de campagne.—Ah! cela s'appelle un prieuré! Et qui te l'avait donné?—M. Turgot.—Oh! c'était un bon citoyen!... qui aimait le peuple. Eh bien! après tout, tu es un bon enfant, dit le président à l'abbé Morellet; le comité est content de toi; tu peux te retirer sans remords...

Quel est le mot qu'il voulait dire? Je crois bien que l'abbé ne s'embarrassait guère du vrai sens de la phrase dans un pareil moment; mais, à sa place, j'aurais été curieuse de le faire expliquer.

Il faisait un temps horrible; il était près de minuit; il pleuvait à verse, et l'abbé n'avait pas de parapluie, comme on le sait; un des membres du comité, qui était son voisin, lui offrit de partager l'abri du sien, et ils cheminèrent ensemble. Morellet le fit exprès, pour obtenir des renseignements sur son accusation; et ce qu'il apprit est très-curieux pour l'histoire de cette époque.

La femme d'un cocher de M. de Coigny, appelée Gattrey, logeait, en 1793 et une partie de 1794, dans une petite chambre ayant vue sur le jardin de l'abbé Morellet: le voyant se promener en robe de chambre, et sachant qu'il était seul et propriétaire de la maison, elle fit des démarches pour entrer à son service, ou du moins être femme de peine et faire le plus gros de l'ouvrage. Mais, malheureusement pour elle, l'abbé, en se promenant le soir, l'avait entendue pérorer dans une petite cour attenant au jardin, et ses discours étaient ceux d'une furie et d'une mégère, non-seulement comme femme du peuple bavarde et méchante, mais comme un monstre vomi par les enfers. La sœur de l'abbé avait voulu la ramener au bien avant de quitter Paris; mais il est des choses impossibles. Cette femme, poussée par le refus de l'abbé, résolut sa perte. C'était une chose qui était facile à cette époque. Elle quitta la section des Champs-Élysées, pour aller à celle de l'Observatoire. Là, parmi cette horrible troupe de tricoteuses qui entouraient l'échafaud pour ajouter une douleur à celles qui abreuvaient les victimes, madame Gattrey voulut servir la république à sa manière, en dénonçant et faisant périr un aristocrate. Par la même raison qui faisait entendre ce qu'elle disait à l'abbé, elle entendait ce qu'il disait dans son jardin. Elle recueillit ses souvenirs, arrangea des mots, en dérangea d'autres, inventa et forma enfin une accusation très-suffisante pour faire aller à la guillotine le pauvre Morellet, s'il eût été dans une plus méchante section. Il est merveilleux de voir comment la vie d'une famille était alors à la merci d'une furie qui pouvait d'un mot faire tomber une tête, en rapportant qu'un homme a ri en août et pleuré en janvier!... Elle avait aussi son salon, madame Gattrey!... et ce salon avait aussi son importance, comme on le voit. Et l'abbé Morellet, en 1794, isolé, malheureux, proscrit pour ainsi dire par la terreur dans le fond d'une maison solitaire, pouvait pleurer amèrement sur l'influence que ses maximes et celles de ses amis avaient eues sur les masses qui alors exerçaient un si funeste empire!... C'était dans ces mêmes chambres jadis brillamment remplies de femmes aimables, d'hommes savants et distingués, et maintenant désertes et abandonnées, et seulement habitées par le propriétaire tremblant au seul bruit de ses pas.

FIN DU TOME PREMIER.

Notes

1: «Je la trouvai dans la chambre d'une de ses femmes; mademoiselle de Chevreuse et moi, nous nous assîmes sur une malle, et là nous parlâmes des affaires du moment, qui étaient bien alarmantes.»

2: Signes de ralliement de la Fronde.

3: La duchesse de Bouillon, la comtesse de Soissons, le maréchal de Luxembourg! et tant d'autres noms fameux parmi les plus respectés.

4: Anne de Gonzague, fille de Charles de Gonzague, duc de Nevers, puis de Mantoue, femme d'Édouard, comte palatin du Rhin. Elle était la plus intrigante personne du monde, très-dévouée à Mazarin et à Anne d'Autriche. Bossuet, qui était homme de cour en même temps qu'orateur, parle d'elle avec beaucoup de finesse dans son oraison funèbre: «Toujours fidèle à la reine Anne, dit-il, elle eut le secret de cette princesse et celui de tous les partis, tant elle était pénétrante, tant elle savait gagner les cœurs.»

5: Voir le compte-rendu de l'exposition de l'époque.

6: Je sais que je m'attirerai des reproches en disant que Voltaire n'est pas poëte.... On ne l'est pas cependant pour avoir fait des poésies légères, quelque parfaites qu'elles soient... Quel nom donnerez-vous à l'Arioste!... au Tasse?...

7: Voici à ce sujet un mot du prince de Conti le père. Son fils, le comte de la Marche, prit parti pour le parlement Maupeou; le vieux prince était pour l'ancienne magistrature, et pensait que la France était perdue si elle demeurait exilée.

«Je savais bien, dit-il un jour devant cent personnes, que le comte de la Marche était mauvais fils, mauvais père et mauvais mari, mais je ne le croyais pas mauvais citoyen.»

8: Il n'est que trop vrai que, dans l'origine, la Reine fut pour ce malheureux choix!...

9: Madame de Genlis.

10: Ce n'est pas par la douceur de sa voix et de son timbre que madame de Coigny donnait l'exemple chez elle, car elle avait un son de voix rauque le plus désagréable du monde.

11: M. Fox attaqua vivement M. Pitt dans le Parlement pour ce traité: chose étrange! parce que c'était nous qui étions froissés et perdus par ses clauses... Un jour M. Fox dit en plein parlement: «Il est étrange que M. Pitt croie aussi facilement à l'amitié de gens qui ont aidé l'Amérique à se soulever et à nous échapper. En vérité, ajouta-t-il, c'est comme ceux qui prennent pour positif: «Monsieur, j'ai bien l'honneur d'être votre très-humble et très-obéissant serviteur.» En même temps, il se tournait, avec un air ironique, du côté de M. Pitt.—«Et dont on l'est si peu, qu'on se bat avec lui le lendemain,» répondit froidement M. Pitt.

12: Ce fut sur lui qu'on fit ce quatrain; il est de M. de Rulhières:

Ce jeune homme a beaucoup acquis,
Acquis beaucoup je vous le jure.
Il s'est fait auteur et marquis,
Et tous deux malgré la nature.

13: M. de Maurepas avait un petit appartement que Louis XVI lui avait donné tout près du sien; il le sonnait comme Louis XV sonnait ses quatre filles. Il sonnait d'abord madame Adélaïde, elle sonnait alors madame Victoire, qui sonnait madame Sophie, et le dernier coup de cloche était pour madame Louise.

14: Malgré l'extrême douceur de ses manières, M. de Pezay ne pouvait retenir un sourire amer lorsqu'il disait que M. de Maurepas avait en effet refusé un jour de lui laisser rédiger le simple rapport de l'incendie d'une ferme royale. Après tout, il n'était qu'un intrigant un peu plus habile et mieux élevé qu'un autre, et voilà tout.

15: On a fondu les cuivres de ces cartes pendant la révolution, ce qui rend les exemplaires restants de la plus grande rareté. L'atlas de cartes géographiques accompagnant les Mémoires de Maillebois est aujourd'hui d'un prix idéal qui n'est surtout pas en rapport avec la valeur intrinsèque de l'ouvrage.

16: Celle d'Amérique pour l'indépendance.

17: À la mort de M. de Clugny, on remarqua qu'il était le premier ministre des Finances depuis Colbert qui mourut en place; il y en avait eu vingt-cinq!—M. de Clugny fut remplacé par Taboureau des Réaux, homme intègre et éclairé, dont la sincère probité et les talents ne purent lutter néanmoins contre les intrigues de M. de Pezay, qui voulait que son protégé fût seul.

18: Madame Necker, en parlant de M. Necker, est tellement exagérée qu'elle en arrive à être ridicule. Ainsi, par exemple, en parlant de M. Necker: «Il a surtout dans le regard je ne sais quoi de fin et de céleste, que les peintres n'ont jamais adopté que pour la figure des anges...» Et plus loin: «Duclos disait: Mon talent, à moi, c'est l'esprit; car il le mettait à la place de tout.... M. Necker peut dire: Mon talent, à moi, c'est le génie.»

19: Je crois avoir déjà dit dans mes mémoires sur l'empire que mon père était très-lié avec M. Necker, et qu'il l'estimait beaucoup. C'est de lui que j'ai appris à l'estimer aussi.

20: Sénac de Meilhan, intendant de Valenciennes, l'un des ennemis les plus acharnés contre M. Necker.

21: C'est ce que Saint-Lambert écrivait après avoir lu la correspondance de Rousseau.

22: Il y avait, en France, un respect religieux pour l'ancienne noblesse de robe, qui, en effet, était respectable et honorable sous tous les rapports: les Molé, les Lamoignon, d'Ormesson, d'Aguesseau, Trudaine, Joly de Fleury, Senozan, Nicolaï, Barentin, Colbert, Richelieu, Villeroy, Turgot, Amelot, d'Aligre, de Gourgues, Boutin, Voisins, Boullogne, Machault, Berulle, Sully, Bernage, Pelletier, Lescalopier, Rolland, de Cotte, Bochard de Sarron, etc., etc.

23: Il ne fut contrôleur-général qu'en 1789.

24: La ferme des postes mise en régie, et le bail cassé, les receveurs des domaines supprimés, les intendants de finances supprimés, les administrateurs réduits à six.

25: J'ai déjà dit qu'il s'appelait Masson.

26: M. de Talleyrand a beaucoup de ressemblance avec M. de Maurepas: il est comme lui railleur, même dans les choses sacrées, et d'une finesse d'aperçu qui tient plus au talent qu'au génie.

27: Suzanne Curchod de Naaz, fille d'un ministre protestant. Elle est née à Genève, quoique son père eût sa cure dans le pays de Vaud.

28: Les trésoriers de la maison du Roi, et ceux de la Reine; les trois offices de contrôleurs-généraux, ceux des trésoriers de la bouche, ceux de l'argenterie, celui des menus plaisirs, des écuries, et celui de la maison du Roi, etc., etc.

29: Grand-maître de la maison du Roi.

30: Ce fait du renvoi de M. de Sartines est bien curieux. On avait besoin de dix-sept millions pour la guerre d'Amérique; mais on voulait le cacher à M. Necker, qui alors était directeur-général. D'accord avec M. de Maurepas, alors ministre, M. de Sartines augmenta son budget de la marine de trois millions par mois. M. de Maurepas était malade; M. Necker, qui ne savait rien de cet accord entre le Roi, M. de Sartines et M. de Maurepas, accuse M. de Sartines en plein conseil. Le Roi se trouve seul; il n'ose dire: Je sais ce que c'est! M. de Sartines est renvoyé comme coupable. Le Roi dit ensuite qu'il l'avait oublié!... Le silence de M. de Sartines est bien beau.

31: Il est remarquable combien M. de Maurepas a de ressemblance avec M. de Talleyrand!

32: On avait fait des caricatures représentant madame Necker droite et pâle, se tenant raide et immobile devant son mari tandis que celui-ci dînait, et lui récitant un traité de morale. La maladie de madame Necker était une agitation nerveuse qui l'empêchait de se tenir assise.

33: On l'appelait le père de la science; il était l'élève du docteur Quesnay.

34: Tout ce qui est en italique est de madame Necker elle-même, et pris d'un portrait de M. Necker. (Voir ses Souvenirs.)

35: Successeur immédiat de M. Necker.

36: Ministre de la Marine, depuis maréchal.

37: Ministre de la Guerre, depuis maréchal, grand-père de l'auteur de l'ouvrage sur la campagne de Russie.

38: De la maison du Roi.

39: Des affaires étrangères.

40: Je dirai, une fois pour toutes, que les histoires que je rapporte sont toutes véritables, ainsi que les noms des personnes que je cite.

41: Quelle que fût la bonté naturelle de madame Necker, on sait que M. de Malesherbes était l'ami le plus intime de M. Turgot, et presque, par cette raison, l'ennemi de M. Necker!... M. de Malesherbes était ensuite plus qu'irréligieux; il était presque athée... et l'un des plus zélés philosophes, sorte de gens par leur nature peu aimés de madame Necker.

42: Petite-fille de la maréchale de Luxembourg. Voyez le ravissant portrait qu'en fait J.-J. Rousseau dans ses Confessions. C'est elle qu'il embrassa un jour sur l'escalier du château de Montmorency... ce qui le fit renvoyer du château.—Madame de Lauzun était un ange.

43: Mademoiselle de Stainville, femme du prince Joseph de Monaco, était une charmante personne; elle avait, à l'époque où elle se trouvait chez madame Necker, à peine dix-neuf ans. Ses cheveux blonds étaient les plus beaux du monde... Arrêtée d'abord en 93, elle obtint de rester chez elle avec des gardes; elle s'échappa et sortit de Paris... Elle erra plusieurs mois dans la campagne... Enfin, sa malheureuse destinée lui inspira la volonté de rentrer dans Paris... Elle fut arrêtée de nouveau, et cette fois condamnée à mort!... La malheureuse jeune femme écrivit à ce monstre à face humaine, à Fouquier-Tinville, en lui disant qu'elle était enceinte, espérant par cet innocent mensonge sauver sa vie... Le tigre ordonna le supplice... La veille de sa mort... la princesse de Monaco voulant laisser à ses deux filles un souvenir parlant de cette heure cruelle, coupa ses magnifiques cheveux blonds et les leur envoya. Comme on lui refusait des ciseaux, et qu'elle n'avait aucun instrument tranchant, elle cassa un carreau de vitre dont elle se servit!... Au moment d'aller à l'échafaud, elle craignit de paraître pâle et demanda du rouge.

—Si j'ai peur, dit-elle avec ce doux sourire d'ange qui était un des charmes puissants de son visage, que ces misérables n'en voient rien... Elle périt la veille de la mort de Robespierre, le 8 thermidor!...

Les deux filles qu'a laissées madame la princesse de Monaco sont madame la marquise de Louvois et madame la comtesse de La Tour-du-Pin.

Le fait de l'éloge de madame de Lauzun, lu par madame de Monaco, est exact; il se passa, comme je le rapporte, chez madame Necker.

44: M. de Buffon, né le 7 septembre 1707, avait alors quatre-vingts ans; il mourut à Paris l'année suivante 1788, le 16 avril.

C'est encore une réputation trop exhaussée; quand on voit sur le piédestal de sa statue que son génie égale la majesté de la nature, on se demande quelle louange ou donnera au vrai naturaliste qui soulèvera le voile de la nature et nous révèlera ses secrets. M. de Buffon a révélé seulement le secret d'écrire en prose avec tout le charme et la pompe de la poésie; mais pour être un brillant écrivain, on n'est pas un illustre savant, un homme nécessaire à la science spéciale de l'histoire naturelle. Je dirai plus, on peut lui faire à cet égard même de très-grands reproches. Ses tableaux sont ravissants, mais souvent hypothétiques. C'est une faute, une grande faute; Voltaire l'a bien senti, Condorcet également; Linnée, son contemporain, Linnée, qui fut maltraité par M. de Buffon, Linnée aura peut-être une place dans la postérité que le temps ne lui ravira jamais. Il a attaché son nom à des classifications jusque-là incertaines, et le beau système de M. de Jussieu a même respecté Linnée dans beaucoup de parties. Quant à M. de Buffon, il faut, en faisant son éloge, parler en même temps de Guéneau de Montbeillard, élégant écrivain, et de l'abbé Bexon, pour l'histoire des oiseaux; de M. Daubenton pour la partie anatomique des quadrupèdes, ainsi que de Mertrud; et enfin, pour l'histoire des serpents et des poissons, de M. de Lacépède, dont le talent ressemble tant à celui de M. de Buffon, en ce qu'il montre plus de brillant et de coloris que de profondeur.

Aristote avait posé les premiers fondements de la zoologie; Pline mêla le vrai et le faux, le ridicule et le sublime, accueillant toutes les versions, mais racontant admirablement ce que lui-même voyait; puis vinrent ensuite Gessner (Conrad), Aldrovande, et plus tard Césalpin, Agricola, Jean Rai. Tous ces esprits, cherchant la lumière, avaient préparé les voies, et lorsque M. de Buffon fut transporté au Jardin du Roi, au milieu de ces trésors dont la profusion étonnait même la science, il n'y vint pas seul, et n'y travailla jamais sans aide[44-A].

M. de Buffon est de Montbard; les détails de sa vie habituelle me sont aussi familiers que ceux d'un de mes parents les plus proches. Je sais donc de lui des traits qui repoussent le génie. Cette manie de n'écrire qu'habillé ou tout au moins poudré, et en jabot de dentelle... c'est pitoyable, et cela révèle un talent lorsqu'on y ajoute ce mot:

Le génie, c'est l'aptitude à la patience.

Avec ce système, le génie devrait être bien plus fréquent, tandis qu'il est bien rare!... Je crois au contraire que le génie, c'est la conception instantanée et surtout rapide de ce qui s'offre à nous. Cette pensée est viable ou elle ne l'est pas. Le moule dans lequel elle fut jetée ne vous la rendra pas. Voilà du moins comment je comprends le génie. Il fut créateur, mais créateur comme la Divinité. Dieu n'a ni repentir ni calcul; ce qu'il produit est parfait. Le génie!... oh! quel abus on a fait de ce grand nom! Le génie!... ce mot a été souillé... et maintenant il faudrait un autre mot pour désigner cette émanation de Dieu, cette parcelle du feu qui brûle devant son trône!... Quel abus nous avons fait et nous faisons encore des mots!!!

M. de Buffon n'aimait pas Linnée: cela devait être; mais pourquoi le laisser voir?... Linnée reçut longtemps les attaques peu courtoises de M. de Buffon sans lui répondre; cependant le savant de la Suède pensa que le silence était une approbation tacite, et il répondit; mais savez-vous comment? Le fait est assez peu connu.

Un jour, en parcourant les bruyères, les vallées et les lacs de sa province glacée, il trouva dans ses courses une plante fort ordinaire, laide et désagréable à voir, et même à étudier. Elle est de la famille des cariophyllées[44-B]; elle ne croît que dans des terrains arides et incultes. Les magiciennes de la Thessalie l'employaient dans leurs enchantements, et dans presque toutes ses touffes on est sûr de trouver un crapaud, parce qu'ils aiment cette plante; lorsque Linnée la trouva, elle était inconnue comme classification; il la plaça avec celles de sa parenté, et la baptisa du nom de BUFFONIA. Ce fut la seule vengeance qu'il tira de M. de Buffon, qui avait été fort mal pour lui.

Cette nature morale et cette nature physique s'alliant ensemble pour une passion humaine des plus basses, la vengeance, m'a toujours paru un texte bien remarquable à commenter!...

M. de Buffon était parfaitement aimable lorsqu'il était avec des personnes auxquelles il voulait plaire. Ses manières et son ton, tout en lui formait ce qu'on appelait alors un homme parfaitement aimable comme un homme du monde... Il avait ces formes non-seulement polies, mais complètement inconnues maintenant, et qui paraîtraient une sorte de caricature des manières d'aujourd'hui... M. de Buffon avait une belle tête de vieillard, et sa tournure avait de la distinction. Son père était conseiller au parlement de Dijon (Benjamin Leclerc).

Un fait que je tiens de mon oncle l'évêque de Metz, c'est que J.-J. Rousseau, passant par Montbard, voulut voir M. de Buffon; il était absent. Jean-Jacques se fit conduire chez lui, et là ayant demandé à être introduit dans le cabinet où travaillait M. de Buffon, Jean-Jacques se prosterna et baisa le seuil de la porte. Mon oncle a été témoin du fait.

M. de Buffon mourut, à Paris, le 16 avril 1788; son fils périt sur l'échafaud, sans que son nom, dont la France devait être trop fière pour le souiller de sang, pût le préserver de la proscription des cannibales qui nous décimaient.

44-A: Les deux frères de ma belle-mère, les oncles de Junot, qui s'appelaient messieurs Bien-Aymé, étaient les amis intimes de M. de Buffon; l'un était évêque de Metz, et avant la révolution premier chanoine de la cathédrale d'Évreux; l'autre, médecin ordinaire de M. le comte d'Artois. Mon oncle l'évêque de Metz était fort habile en botanique, et surtout en histoire naturelle, pour les insectes et les oiseaux. C'est lui qui a fait en entier tout l'article des Abeilles. Guéneau de Montbeillard était souffrant, et ce fut mon oncle qui s'en chargea.

44-B: Cette famille a deux espèces, l'une vivace et l'autre annuelle.

45: M. de Voltaire était mort depuis neuf ans (1778).

46: On sait qu'ils se détestaient; mais il y avait un raccommodage reblanchi, comme l'écrivait Voltaire au cardinal de Bernis.

47: C'est le mot de Lavater.

48: On appelle ainsi un rayon de petites rides qui se placent au coin de l'œil, entre l'œil et la tempe.

49: Je n'ai transcrit ici qu'une partie de ce charmant éloge de madame de Lauzun, écrit par madame Necker.

50: Il est étonnant que madame Necker fasse la faute toutes les fois qu'elle se présente.

51: Comme ce portrait ressemble à madame Récamier!

52: Quel inconcevable rapport entre ce portrait et celui qui serait fait pour madame Récamier! Beauté, bonté, agréments, considération, tout ce qui est attachant, ce qui tient à l'estime, au charme, à la renommée, tout ce qui fait aimer et plaire se trouve réuni sur les deux têtes de ces femmes charmantes! Comme on aurait été heureux de les voir toutes deux près l'une de l'autre! leurs destinées sont également brillantes devant les hommes, pures et parfaites devant Dieu!... Toutes deux belles et vertueuses, toutes deux frappées par le malheur:—mais l'une au moins est demeurée pour donner à ses amis le seul bien que Dieu leur accorde, la présence d'un ange consolateur. Une chose remarquable, c'est que madame de Staël a fait de madame Récamier le même portrait que madame Necker de madame de Lauzun.

53: Cette partie du portrait est surtout admirable et frappante de ressemblance.

54: Madame la comtesse de Blot était dame d'honneur de madame la duchesse d'Orléans.

55: Madame Necker prouvait ici ce qui se voit souvent; c'est que la théorie mise en pratique ne remplit pas toujours le même but. Il y avait chez madame Necker une sorte de froid dans la conversation qui ne se voyait nulle part, et sans qu'il y eût toutefois de l'ennui. Cela venait sans doute de l'état nerveux dans lequel elle était toujours. Elle ne pouvait s'asseoir et n'obtenait de repos que dans le bain.

56: Cette anecdote fut racontée le lendemain par madame de Staël elle-même chez son père. Je l'ai entendu raconter à M. de La Harpe.

57: Cette sorte de prévision ne veut rien dire du tout: Louis XVI avait au contraire la crainte du sort de Charles Ier, et c'est pour l'éviter qu'il agissait ainsi qu'il l'a fait. Ce n'était donc pas Charles qu'il fallait lui montrer, il ne connaissait que trop cette tragique histoire, mais le moyen de l'éviter par une marche plus saine et du moins raisonnable.

58: Madame la comtesse de Genlis, qu'on appelait alors madame de Sillery, par l'héritage de la terre de Sillery, avait été charmante et surtout très-gracieuse; elle avait une très-singulière qualité dont elle-même se vantait, que lui avait donnée la grande habitude de jouer la comédie. Elle était mime... elle avait donc la possibilité de prendre souvent, non pas une nouvelle figure, mais une nouvelle physionomie. Son genre de visage comportait plutôt de la gaîté et de la malice que des sentiments profonds. On voyait dans ses grands yeux fendus en amandes une expression qui racontait tout autre chose que ce qui devait animer un visage de jeune femme. Sa bouche était grande, mais ses dents fort belles et ses lèvres bien faites... seulement un mouvement imperceptible ramenait les deux lèvres l'une contre l'autre, ce qui donnait alors aux coins de la bouche une expression tout-à-fait déplaisante et fort méchante; et son nez, qui ne se sauvait de la réputation de gros nez que parce qu'il pouvait aussi prétendre à celle d'un nez retroussé, son nez recevait aussi un plissement qui le rendait tout autre, et changeait enfin tellement la physionomie de madame de Genlis lors d'une émotion vive, que j'ai entendu M. de Saint-Phare, qui passait sa vie chez moi et me parlait d'elle, qu'il aimait encore mieux que madame de Montesson, qu'il exécrait, me dire que madame de Genlis, assez maîtresse d'elle pour ne dire que ce qu'elle voulait, ne l'était pas assez pour contrefaire son visage.

59: Cette querelle, qui avait eu lieu dans l'année, vers la fin de la précédente, fut ridicule pour les deux parties. Préville prétendit que la statue assise de Voltaire, par Pigalle, ne devait pas être dans le foyer de la Comédie-Française, pour y insulter de son fauteuil à Racine, Corneille, et Molière, qui n'y avaient que des bustes. En conséquence, la statue fut provisoirement reléguée au grenier, et Voltaire n'eut qu'un buste comme les autres. Jusque-là les manières seules étaient à blâmer, car pour le fond M. de Voltaire ne devait pas obtenir un honneur que n'avaient pas ses rivaux. Mais M. de Voltaire, depuis soixante ans, était le bienfaiteur, on peut le dire, de la Comédie-Française, et cette reconnaissance lui était due. Et puis il était mort; et cette persécution exercée contre un vieillard, mort depuis dix ans, par une femme que son esprit devait éclairer, est une chose inconvenante de madame de Genlis.

60: M. de Maistre, dans l'une de ses Soirées de Pétersbourg, s'écrie:

«Vous voulez élever une statue à Voltaire, je n'y mets aucun obstacle; seulement, faites-la-lui élever par la main du bourreau!...»

61: Il est permis de dire ce que je dis là de madame de Genlis; mais ce qui ne l'est pas, c'est d'avoir fait d'elle une biographie aussi burlesque, sans être amusante, que celle qui se trouve dans le Dictionnaire de la Conversation, et qui est signée Jules Janin!... J'ai d'abord cru que je me trompais, que la biographie n'était pas celle de madame de Genlis, et que l'auteur n'était pas Jules Janin. Mais, hélas! à mon grand regret, c'était bien lui, c'était bien elle. Je n'aime pas à perdre mes illusions; il est trop tard pour les remplacer. Voilà que je croyais qu'avec l'esprit ravissant de M. Jules Janin on ne se trompait jamais, surtout quand on faisait des biographies et des articles qui frappent d'anathème, du moins par l'intention. Il faut que le marteau retombe alors sur l'enclume, ou bien il blesse celui qui donne le coup. Comment M. Jules Janin peut-il dire que madame de Genlis est dans l'oubli le plus entier?... un sommeil de mort!... éternel!... Mais où a-t-il pris cela? Ce n'est même pas dans sa pensée; car vingt lignes plus loin il dit que les ouvrages d'éducation de madame de Genlis sont toujours dans une foule de mains. Son opinion est vraiment originale. Ce ton tranchant avec lequel il prononce l'oraison funèbre de l'une de nos plus belles réputations littéraires a quelque chose d'amusant. Mais vient ensuite la partie plus sérieuse. Lorsqu'on parle d'un auteur, qu'on le déchire, qu'on le frappe de son fouet d'Aristarque, il faut avoir non-seulement étudié tout ce qui le concerne, mais connaître sa vie dans tous ses détails. Ce n'est pas pour prendre la défense de madame de Genlis que je dis cela; je ne l'aime pas, et je n'estime pas son caractère: mais je suis juste, et je veux de l'équité, précisément parce qu'elle est répréhensible. Je trouve qu'il y a de la lâcheté à accuser un coupable faussement. Pour en revenir à madame de Genlis, à sa biographie du Dictionnaire de la Conversation, l'auteur ne se doute pas même de ce qui la concerne, si ce n'est ce qu'il en a recueilli dans les conversations de gens qui eux-mêmes ne la connaissaient pas, et redisent ce qu'on a dit sans approfondir aucune chose. Ainsi donc on voit dans la biographie de M. Jules Janin que M. de Genlis épousa mademoiselle Ducret Saint-Aubin, et lui donna une fortune et un état dans le monde. Madame de Genlis était bien fille du marquis de Saint-Aubin; mais elle s'appelait madame la comtesse de Lancy, étant chanoinesse d'Alix, à Lyon: il fallait être d'une très-bonne noblesse pour cela. M. de Genlis n'avait aucune fortune que dix mille livres de rentes; il se maria secrètement et contre l'aveu de ses parents, qui ne revinrent à lui que long-temps après, et ce fut sa femme qui opéra ce rapprochement. Ensuite, où M. Jules Janin a-t-il vu que son mariage avec M. de Genlis fit surtout le bonheur et la fortune de madame de Genlis, en ce qu'il lui donna pour tante madame de Montesson?... C'est une ignorance profonde des faits les plus simples concernant madame de Genlis. Madame de Montesson était tante de madame de Genlis et non de M. de Genlis; elle était sœur de la mère de madame de Genlis, de madame de Saint-Aubin. Jamais elle n'eut le moindre crédit sur madame la duchesse de Chartres, à qui jamais elle n'a même parlé, bien loin de lui avoir donné madame de Genlis pour dame du palais. Ce n'est pas non plus madame la duchesse de Chartres qui nomma madame de Genlis gouverneur[61-A] des enfants d'Orléans. Ce fut le prince, et ce n'était pas au Palais-Royal que se faisait l'éducation, mais bien à Bellechasse, où un pavillon avait été bâti exprès. Je pourrais relever cent fautes encore plus fortes. Je me contente de parler seulement de celles-ci, elles feront juger du reste... M. Jules Janin écrit beaucoup; il n'a pas eu le temps de lire aucun des livres de madame de Genlis; il s'en est fait rendre compte; on lui a fait un résumé que bien, que mal, et voilà une pauvre femme jugée. Mais aussi une femme est bien ridicule d'oser écrire, et surtout d'avoir une réputation; de faire des livres qui se lisent!... Tout en n'aimant pas madame de Genlis, je rends hommage à son talent; car elle en a un très-positif. Sans doute, il est moins lumineux que celui de madame de Staël, et aujourd'hui que celui de Georges Sand, dont le rare mérite est de puiser ses inspirations à un foyer dont la flamme est bien rare à présent, celui du génie de l'âme. Mais pour n'être ni madame de Staël, ni madame Sand, madame de Genlis n'en est pas moins un de nos talents littéraires les plus distingués. C'est une évidence, et la nier ne peut être que le résultat d'une pensée mal conçue ou d'un ressentiment particulier.

61-A: Elle ne fut jamais non plus gouverneur. C'est un mot qui courut alors dans le monde; mais elle avait si peu ce nom, qu'elle a fait une sorte de journal-manuel intitulé: Leçons d'une Gouvernante.

62: Cette soirée, qui eut lieu en effet chez madame Necker un vendredi de la première année de la rentrée de son mari au contrôle-général, m'a été racontée par le cardinal Maury, par M. de La Harpe et par M. Millin, qu'on appelait alors Grandmaison, comme son frère, et qui allait quelquefois chez madame Necker lorsqu'elle recevait. Il travaillait alors à un journal qu'on appelait la Chronique de Paris, et il était en seconde et même troisième ligne dans cette belle société littéraire, composée alors de tout ce que nous avions d'hommes habiles; mais cela ne l'empêchait pas de remarquer et même d'écouter. À l'époque où les querelles de madame de Staël et de madame de Genlis devinrent tellement vives qu'elles amusèrent tout Paris, lors de Corinne et de Delphine, le cardinal Maury et Millin se rappelèrent tout ce qui s'était passé entre ces deux femmes; et dans nos veillées du Raincy comme dans celles de Paris, ils nous racontaient tout ce qui se passait les lundis et les vendredis chez madame Necker: les soupers du vendredi étaient charmants, surtout quand M. Necker n'y était pas, disait le cardinal.

63: Voyez, dans la Bibliothèque des Romans, la Femme auteur, ou la Femme philosophe, et une foule de petites nouvelles dans le même genre. Ce sont des pamphlets contre madame de Staël.

64: Madame de Genlis avait fondé un ordre appelé l'ordre de la Persévérance; elle prétendit alors que c'était un ordre ancien et qui venait de Pologne. Madame Potocka et un Polonais lui donnèrent quelques idées là-dessus, et le roi de Pologne acheva la mystification que voulait faire madame de Genlis. Cet ordre a fait beaucoup de bruit; on prétendit dans le temps que la Reine avait demandé à en être, et qu'elle avait été refusée; je ne le crois pas, quoique madame de Genlis le nie dans ses Mémoires de manière à le faire croire. Au reste, l'anneau donné aux chevaliers ne leur imposait tout simplement que la perfection; il portait en lettres émaillées: Candeur et loyauté, courage et bienfaisance, vertu, bonté, persévérance.

65: Un homme d'un mérite supérieur, et qui joint à ce mérite un esprit spécialement fin et d'une nature à la Sterne, M. Dupin, le président de la Chambre, me disait un jour en parlant de ces mains secouées, façon de s'aborder aussi grossière que ridicule, mais en usage enfin, et voilà ce qui lui déplaît avec raison, qu'il fallait nommer cela des patinades.

66: L'oncle de M. de Talleyrand. J'ai encore aujourd'hui ma bonne et excellente amie, la comtesse de La Marlière, qui, avec ses quatre-vingt-quatre ans, a toute la vivacité d'une femme de trente ans, et qui me parle de tout le dernier siècle avec un esprit qui est ravissant. Ce qu'elle sait est infini, ainsi que mon vieil ami M. Lageard de Cherval.

67: Grand-père d'Élie de Périgord.

68: Qu'on voie à quel point cela est vrai pour Napoléon: il avait madame de Staël contre lui; eh bien! elle lui a nui plus peut-être que 25,000 hommes.

69: Madame de Châlons, jeune et charmante femme, et cousine de la duchesse de Polignac; elle accompagna son mari en Portugal, où il fut nommé ambassadeur en 1790. Ce fut le dernier ambassadeur de famille que la France envoya dans la Péninsule. Il fut reçu avec le cérémonial le plus bizarre, où se trouvent de ces usages qu'on suit aujourd'hui parce qu'on l'a fait hier. Ce cérémonial était le plus ridicule du monde; le détail s'en trouve dans mes Mémoires sur l'empire. Par exemple, l'ambassadeur était reçu à la descente de son vaisseau ou de sa galère, soit qu'il fût venu par mer ou par l'Espagne, les deux seules routes pour parvenir à Lisbonne, par le grand de Portugal le dernier ayant reçu la grandesse. Ils montaient tous deux seuls dans une voiture de la cour; l'ambassadrice prenait une autre route également dans les voitures de la reine[69-A]. L'ambassadeur et le grand de Portugal arrivaient à l'ambassade; là, ils trouvaient une table somptueusement servie pour trente couverts, mais pas un convive. Ils se saluaient silencieusement et se mettaient à table. On offrait de deux ou trois plats au seigneur portugais, qui flairait seulement, et lorsque le cuisinier était bon, comme le mien, par exemple, qui était le meilleur de Paris[69-B], c'était un sacrifice. Les deux hommes demeuraient ainsi en face l'un de l'autre pendant vingt minutes à peu près... ensuite le Portugais se levait, et l'ambassadeur le reconduisait jusqu'à sa voiture. Une fois parti, l'ambassadeur remontait, bâillait, s'il était triste de son humeur, chose qu'il n'avait point osé faire, et riait, qu'il fût gai ou non, car il le fallait bien, de cet original qui venait ainsi demander à dîner à des gens qui arrivent et n'ont pas encore leurs malles ouvertes... La même chose arriva pour nous; ce fut l'ambassadeur d'Espagne, que nous ne connaissions pas, qui prêta tout ce dont on avait besoin. Voilà ce que c'était que le Portugal en 1806.

69-A: La reine était folle, mais elle régnait toujours; il y avait une régence, et les actes portaient son nom.

69-B: Il était si excellent, qu'un jour M. de La Vaupalière le reconnut en mangeant d'une tête de veau en tortue chez moi... La Vaupalière s'écria:—Il ne peut y avoir qu'un seul homme dans Paris qui puisse faire ainsi une tête de veau! C'est Harley!... C'était lui, en effet. Cet homme portait, vers la fin de son service, l'insolence culinaire à un tel point, qu'il ne faisait les jours de grands dîners chez moi que les trois ou quatre plats qui étaient devant moi, et qu'il savait que j'aimais;... le reste du dîner était bon, mais avec une grande différence: c'était celui qui était sous lui qui agissait. Quant à lui, il allait au spectacle à Lisbonne, au grand théâtre italien, avec la même fashionabilité que le premier secrétaire d'ambassade. C'était un type très-curieux à étudier que Harley. Tel était le nom de mon cuisinier... il vit toujours.

70: Madame de Staël, Louise-Germaine, etc., etc.

71: Je ne parle pas de sa figure, mais de sa personne; on sait qu'elle était admirablement faite, et que ses épaules, sa poitrine, ses bras et ses mains étaient d'une grande et rare beauté.

72: M. de Narbonne, le cardinal Maury, M. Suard, M. Frédéric de Châteauneuf, qui la virent plus tard à Coppet, me certifièrent tous cette vérité.

73: M. de Narbonne m'a souvent raconté que madame Necker évitait les discussions politiques avec autant de soin que sa fille les recherchait, et il me citait ce fait en me racontant qu'un jour, allant voir madame Necker le matin, il la trouva dans un entretien très-animé avec sa fille, et la suppliant de ne pas parler le soir politique dans son salon; à quoi la fille répondait avec chaleur, comme elle en mettait à tout ce qu'elle faisait, qu'elle ne pouvait se promettre à elle-même d'être comme sa mère le lui demandait. Ma mère, dit-elle à monsieur de Narbonne en riant, croit faire de moi comme d'une masse de cire qu'elle jetterait en moule, et qui prend la forme qu'on lui donne... Il faudrait que je fusse de même... Cela ne se peut pas, n'est-ce pas? Cependant elle promit de ne parler que de littérature. M. de Narbonne était alors lié avec mademoiselle Contat; il venait de l'être avec madame de Coigny (la marquise), et cette époque de 89 était le moment où il commençait à trouver madame de Staël plus aimable que toutes les autres femmes.

74: Je raconte cette soirée pour donner une idée des soupers intimes de madame Necker; c'était exactement ainsi.

75: Ce que pense et dit M. le chevalier de Boufflers dans son discours est bien curieux, il avait deviné l'avenir.

76: Ce discours est celui de M. de Boufflers même; je l'ai transcrit seulement par fragments, le trouvant moi-même fort beau; cependant, il a les défauts de son époque, l'abondance stérile des épithètes et des épithètes trois par trois... Ainsi, par exemple:

.... Les tableaux nouveaux, parlants et vivants... L'enthousiasme, la haine et l'impartialité, tracent le portrait de Philippe. Chaque chose a repris sa forme, son lustre et sa place, etc., etc.

J'ai mis ce fragment, parce qu'il est peu connu et qu'il rappelle l'époque; il est fort long, et je n'en ai pu placer qu'une petite portion.

77: Singulière coïncidence! Louis XVI, acceptant la constitution de 89, est appelé roi citoyen, comme Louis-Philippe, quarante-un ans plus tard!...

78: Ce qui est ici rapporté du discours de M. de Boufflers est textuellement copié dans le discours même de M. le chevalier de Boufflers. (Note de l'auteur.)

79: M. l'abbé Barthélemy était un des amis de la famille Necker.

80: Belle terre à quelques lieues de Paris, appartenant à cette époque à M. le marquis de Montesquiou. On y joua les Joueurs dans l'été de 1789, et M. de La Harpe y avait, en effet, un rôle, ainsi que Marmontel.

81: Ces noms étaient ceux des rôles qu'elle remplissait dans les différentes pièces qu'on a jouées à Maupertuis.

82: On sait qu'elle ne pouvait pas s'asseoir à cause d'un tremblement nerveux très-violent qui ne se calmait que dans le bain.

83: Marmontel n'avait aucune élégance dans sa personne: il était lourd et carré, avait l'air hommasse enfin.

84: Mauvaise tragédie de madame de Staël faite dans sa jeunesse. Je la connais, quoiqu'elle ait été longtemps presque cachée aux yeux du public. M. le comte Louis de Narbonne avait un exemplaire manuscrit de Jeanne Gray, et me le prêta. C'était celui qu'originairement avait écrit madame de Staël, sans y faire presque de corrections. Elle le lui fit redemander étant en Italie; j'ignore s'il le lui renvoya et ce qu'il est devenu.

85: Opinion textuelle de La Harpe dans sa Correspondance littéraire.

86: On appelle scènes et ressorts postiches, tout ce qui est en dehors de l'action, et qui pourrait en être ôté sans nuire à sa marche.

87: Tout ce qui a rapport à Fabre d'Églantine fut dit chez madame Necker un soir à souper, et le nom de M. Abauzit fut pris comme point de comparaison pour la patience.

88: La complainte dit:

L'églantine est la fleur que j'aime,
la violette est ma couleur;
Dans le souci tu vois l'emblème
Ces chagrins de mon triste cœur, etc.

89: Il avait été maltraité par Fabre dans le Poète de province, ou les Gens de lettres.

90: Témoin le charmant opéra de la Vestale, par M. de Jouy.

91: M. Auguste de Piis fit en effet paraître ce poëme sur l'alphabet en 1787 ou 1788. Il ne fut connu qu'un ou deux ans après, comme je le dis ici.

92: J'ai moi-même entendu M. de La Harpe dire à un jeune auteur de Brives[92-A] que mon beau-frère lui avait recommandé, et auquel il prenait assez d'intérêt pour lui donner des leçons et des avis: «Mon jeune ami, lorsque vous êtes dans une maison pour y faire une lecture ou pour y passer la soirée et porter ainsi votre tribut de paroles, regardez; et si vous voyez une expression d'ennui, ne vous fâchez pas; n'ayez jamais l'air piqué, rien n'est plus sot, et surtout n'en a plus l'air... Prétextez un mal de dents, un mal de tête... Si vous causez et que la conversation faiblisse, conduisez-la jusqu'au point de pouvoir vous éloigner sans vous faire remarquer. Enfin, lorsque vous plaisez, saisissez l'à-propos, et dominez fortement.» M. Alphonse Brénier a profité des avis de M. de La Harpe; je ne sais si ce sont eux qui lui ont fait trouver une place à la Colombie qui lui a donné 10,000 francs de rentes.

92-A: M. Alphonse Brénier.

93: Je le lui ai entendu dire moi-même; et il ajoutait: Cela est égal...

94: Le Roi Lu, charmante parodie du Roi Lear; elle fut donnée en même temps que trois ou quatre autres très-drôlement faites, et bien dans le genre parodie.

95: Le Philoctète de Sophocle, traduit presque littéralement par La Harpe, est une des bonnes pièces qui soient au Théâtre-Français, comme traduction. La couleur locale y est assez bien conservée.

96: Celui qui périt dans l'Oder en cherchant à sauver deux hommes qui se noyaient. Ce trait, l'un des plus beaux des temps modernes, est de l'année 1787. La pièce de vers de Marmontel est vraiment fort belle; c'est ce qu'il a fait de mieux peut-être, en ce genre surtout, car Marmontel manquait totalement la réussite de la chose qu'il tentait aussitôt qu'il lui fallait aborder le style noble et les mouvements oratoires de grand effet. Le style poétique et noble ne lui allait pas plus que le rhythme alexandrin, tandis que le style léger et le rhythme des vers à cinq pieds lui réussissaient presque toujours. Le principal mérite de ce petit poëme, c'est que Marmontel a su faire un petit morceau bien complet ayant un commencement, un milieu et une fin. La marche en est rapide, et l'intérêt n'y est jamais entravé. Ensuite, une remarque à faire, c'est de voir comme ces deux hommes se renvoient les louanges et la flatterie. Cette scène, au reste, est parfaitement vraie et point inventée.

97: L'Oder avait débordé, et les inondations étaient affreuses.

98: Ils l'ont été depuis, mais je ne sais où et comment; car je ne crois pas qu'ils soient dans les œuvres de M. de Rulhières, avec les Disputes et les Jeux de mains, deux petits poëmes ravissants également de lui.

99: Ce couplet fut improvisé un soir à souper, l'un des petits jours chez madame Necker, par Marmontel, à qui madame Necker donna en effet le mot CHAMPAGNE.

100: La reine Marie Leczinska était morte le 24 juin 1768; il n'y avait à la Cour que les filles du Roi et madame du Barry, favorite en titre, et présentée à Mesdames l'année qui suivit la mort de la Reine. (22 avril 1769.)

101: Marie-Antoinette-Josèphe-Jeanne de Lorraine était née à Vienne le 2 novembre 1755.

102: Cette liste étant écrite de la main de l'impératrice Marie-Thérèse, je la copie exactement sur l'original. Cette recommandation montre à quel point l'Impératrice connaissait la France et l'intérieur des familles de la Cour.

103: Le comte de Stainville, dont le père était le marquis de Stainville, ministre de l'Empereur, grand-duc de Toscane, près la Cour de France, et grand-chambellan.—Le comte de Stainville, ambassadeur de France à Rome, fut nommé à son retour à Paris à l'ambassade de Vienne. Il était Lorrain, titre de faveur à Vienne. Ce fut lui qui fit réussir le mariage de l'archiduchesse avec le Dauphin de France; il revint à Paris après trois mois de séjour à Vienne pour être créé duc et fait ministre des Affaires étrangères.—La duchesse de Choiseul était mademoiselle Crozat; c'était une personne charmante.

104: Ancien ambassadeur de France à Vienne, et dévoué au parti lorrain.

105: Il fut rappelé d'Allemagne au moment de ses triomphes par madame de Pompadour.

106: Ambassadeur à Vienne et également dévoué.

107: Ils avaient eu le secret de madame de Pompadour pour le fameux traité.

108: Qui de son couvent intriguait vivement pour le parti lorrain.

109: M. le duc de Duras, qui en Bretagne avait poursuivi le duc d'Aiguillon, ennemi du parti autrichien. La famille des Duras et des Durfort était dévouée au parti autrichien.

110: L'abbé de Vermont de même.—Il avait élevé Marie-Antoinette.

111: Impegno, embarras, gêne.

112: Ambassadeur de la Cour Impériale près la Cour de France. J'ai conservé le style et l'orthographe de Marie-Thérèse.

113: Je vais raconter un trait qui indiquera comment en France à cette époque un mot dit légèrement pouvait influer sur les affaires. Ce trait m'a été raconté par un témoin oculaire.

Au moment où madame de Pompadour arriva à la Cour, on sait qu'elle remplaçait madame de Châteauroux, qui selon les uns mourut empoisonnée, et selon les plus sensés mourut de la mort des justes, attendu que le cardinal de Fleury n'était pas un empoisonneur et qu'il n'y avait personne qui eût assez d'ambition pour vouloir gouverner le Roi. Madame de Châteauroux mourut, et mourut après avoir été une personne fort ordinaire. Sa vie est une suite de jours pâles et sans action, si ce n'est d'être la maîtresse d'un Roi, ce qui fait la faute d'une femme beaucoup moins pardonnable, surtout quand le Roi n'est pas éperdu d'elle; et c'était le cas de Louis XV, qui des trois sœurs n'aima jamais que madame de Vintimille. Une femme de mes amies, qui a beaucoup connu madame de Flavacourt[113-A], sœur de madame de Mailly et de madame de Châteauroux, me racontait dernièrement que madame de Vintimille, encore pensionnaire dans un couvent lorsque madame de Mailly, qui avait été belle, mais qui ne l'était plus guère, et qui était sotte parce qu'elle l'avait toujours été, tenait alors l'état de maîtresse du Roi, madame de Vintimille disait:

«J'irai à la Cour auprès de ma sœur de Mailly: le Roi me verra, le Roi m'aimera, et je gouvernerai ma sœur, le Roi, la France et l'Europe.»

Elle voulut si bien régner, au reste, qu'on prétend que le cardinal de Fleury l'empoisonna aussi: on dit toujours que les gens haut placés qui meurent ayant la colique meurent empoisonnés.

Madame de Vintimille fut en effet celle des trois sœurs que Louis XV aima le plus. Mais cela ne prouve pas qu'on l'empoisonna... Avec la nature de Louis XV, il aurait fallu empoisonner toutes les jolies femmes de sa Cour!... Mais je reprends l'histoire de madame de Châteauroux et de madame de Pompadour.

Madame de Pompadour avait donc succédé à madame de Châteauroux....... Quoique celle-ci fût morte, on fut étonné de voir madame de Pompadour lui vouer une haine d'autant plus extraordinaire qu'elles ne s'étaient jamais rencontrées. En voici un des motifs.

Il y avait dans Paris, au moment de la faveur de madame de Châteauroux, un coiffeur dont toutes les femmes raffolaient. Dagé avait pour pratiques les femmes les plus élégantes de la Cour, et il choisissait les têtes qu'il devait embellir. Madame la Dauphine[113-B], Mesdames, filles du Roi, se faisaient coiffer par Dagé, et la suffisance, ou, pour parler plus juste, l'insolence du coiffeur était sans bornes. Madame de Pompadour, en arrivant à la Cour, voulut avoir Dagé; il refusa. La favorite insista; le coiffeur refusa encore... Madame de Pompadour, qui s'appelait encore madame Lenormand d'Étioles, négocia avec le coiffeur, et finit par l'emporter sur une résistance qui peut-être ne demandait qu'à être vaincue. Dagé une fois fléchi, madame de Pompadour voulut lui faire payer l'humiliation qu'elle avait subie pour l'obtenir, et la première fois qu'elle fut coiffée par lui, au moment où la Cour était le plus nombreuse à sa toilette, elle lui dit:

Dagé, comment avez-vous donc obtenu une aussi grande vogue... et la réputation dont vous jouissez?...

—Cela n'est pas étonnant, madame, répondit Dagé, qui comprit la valeur du mot: je coiffais l'autre!

La cour de madame de Pompadour était trop nombreuse pour que le bon mot de Dagé ne fût pas connu dans tout Versailles avant une heure. En effet, madame la Dauphine, Mesdames de France répétèrent en riant aux éclats le bon mot de Dagé.... Il coiffait l'autre! Ce mot, répété par le parti de l'opposition, devint bientôt comme une bannière proclamant la division qui éclata peu après dans la famille royale pour et contre la favorite... Les princesses et les princes appelèrent madame d'Étioles madame Celle-ci, et madame de Châteauroux madame L'autre. Louis XV en fut désolé, et madame de Pompadour, furieuse de ce surnom plus peut-être que de celui du roi de Prusse[113-C], se mit à la tête d'une faction contre la famille royale, et, pour avoir plus de consistance qu'une maîtresse ordinaire, elle voulut se mêler de politique, et nous savons ce qui en est résulté!... Ce fut peut-être ce mot de Dagé qui amena cette résolution.

Louis XV fut un roi libertin moins pardonnable peut-être qu'un autre: il eut des maîtresses qui firent la honte du trône, sans qu'il en fût justifié par l'amour qu'il avait pour elles. Madame de Châteauroux, la seule qui ait eu une conduite vertueuse, sa faute exceptée, était du reste fort nulle d'esprit et de moyens; elle eut un beau mouvement en excitant le Roi à la guerre, mais il venait du cœur.

113-A: Madame de Flavacourt est morte fort âgée, l'an VII de la République (1798); elle était laide, mais plus spirituelle qu'aucune de ses sœurs, qui, du reste, étaient toutes fort ordinaires. Elle était dame du palais de la Reine.

113-B: Mère de Louis XVI.

113-C: Il l'appela, aussitôt qu'elle fut en titre, Cotillon IV.

114: Madame de Mailly, madame de Vintimille, et madame de Châteauroux.

115: Tant que Louis XV vécut, la Dauphine dissimula pour combattre avec succès l'ascendant de madame du Barry.

116: 14 avril 1770.

117: Le 15 avril.

118: J'ai entendu raconter le fait à l'empereur lorsqu'il était premier consul.

119: Généalogiste nommé par le Roi pour examiner les preuves de noblesse de ceux qui demandaient à être reconnus. Il était incorruptible; il disait un jour à mon oncle, le prince de Comnène, que ce qui lui avait le plus coûté était la résistance qu'il avait opposée à de belles personnes pleurant à ses pieds. Lorsqu'il vérifia nos preuves, il demeura en extase de savant devant des preuves comme celles fournies par mon oncle.

120: Elle ne pouvait pas mettre de bas: par exemple, lorsqu'elle était de service au jeu de la Reine, la Reine lui faisait signe d'ôter ses bas, ce qu'elle faisait tandis que le tapis la cachait.

121: Celui qui était avec le Roi avant Gamin.

122: Le traité de 1756.—Cette cause de nos malheurs est bien curieuse à étudier comme le plus puissant motif peut-être de notre Révolution. Toutes les puissances de l'Europe, l'Autriche exceptée, étaient intéressées à voir rompre ce traité de 1756 avec l'Autriche, les unes par esprit de vengeance, les autres pour leur propre intérêt. C'est important à approfondir.

123: Les économistes comme Turgot et les autres.

124: Oncle de M. de Talleyrand, et frère de l'archevêque de Périgord, Angélique de Talleyrand, celui dont M. de Quélen fut coadjuteur.

125: Valet de chambre du service inférieur, l'un des hommes les plus dévoués à la Reine.

126: On sait qu'il avait aussi ce défaut dans la marche, assez commun dans la famille.

127: Elle était fille du comte de Périgord, et tante d'Élie de Périgord, aujourd'hui prince de Chalais; elle était dame d'atours de la Reine, et donna sa démission, quelques instances qui lui fussent faites pour garder sa charge.

128: On lui avait donné un nom beaucoup moins honnête dans un Noël contre Marie-Antoinette, à propos de je ne sais plus quelle histoire.

129: Propres paroles de Louis XVI.

130: Le ministre de Charles X.

131: Cet enfant est M. le marquis de Custine, auteur de plusieurs ouvrages remarquables et supérieurs, parmi lesquels le beau roman du Monde comme il est tient peut-être le premier rang. Sa mère était une personne adorable, dont le souvenir est demeuré comme un culte dans le cœur de son fils.

132: Par son mariage avec mademoiselle de Villevieille.

133: Telle était aussi la volonté de Napoléon.

134: Il a fait beaucoup de bien au Languedoc, ma patrie; le commerce et les routes étaient l'objet de ses soins. Il fit du bien... mais il pouvait bien plus!

135: M. de Pompignan, archevêque de Vienne en Dauphiné, et président des trois ordres en 1789, à l'époque orageuse de leur réunion.

136: Exact.

137: Mon oncle, l'abbé de Comnène, grand-vicaire de l'archevêque de Bourges, était ce même soir chez M. de Beaumont, où il allait souvent.

138: Surtout de l'esprit.

139: Propres paroles de M. de Loménie.

140: En effet, M. l'abbé de Brienne devait en connaître quelque chose; il avait soutenu le matérialisme pur étant en Sorbonne avec l'abbé de Pradt... Plus tard, M. l'archevêque de Toulouse pratiqua la même croyance, et le dernier acte de sa vie, qu'il termina par un suicide, prouve que l'incrédule n'était pas converti.

141: Il est curieux de voir avec quelle mesure l'archevêque de Toulouse parle du clergé! Jamais son nom ne se trouve dans le cours de son très-long discours, et pourtant les évêques philosophes étaient nombreux.

142: Cette phrase porte entièrement sur M. Turgot, quoique M. de Loménie fût son disciple. Mais tel est le danger de repousser toute croyance. Qu'est-ce qu'un ami quand on repousse et méconnaît Dieu! M. Turgot était alors au ministère, et M. de Loménie voulait y arriver... Il était alors avec la cabale de madame de Marsan et toutes les dévotes de son parti... Il était grand seigneur, d'une antique et haute noblesse. Il y avait là bien des motifs de pardon! Enfin, M. Turgot n'avait aucun appui dans le monde où il était attaqué; il n'était que vertueux, et ce n'est pas assez, même pour faire le bien.

143: Celle qui est morte en rentrant en France à la Restauration; elle était sœur de monseigneur le duc de Bourbon.

144: M. le duc de Nivernais.

145: On connaît cette histoire; elle est dans les Souvenirs de Félicie, et très-vraie.

146: Attaché au service de la chambre de la Reine, et beau-père de madame Campan ou son mari.

147: D'où elle s'échappa aidée de la supérieure elle-même.—Tout le monde fut contre la victime dans cette odieuse affaire,—et cette victime, c'était la Reine!...

148: J'ai été bien aise de rapporter ce fait dont je puis certifier la vérité et qui ne peut être qu'agréable à la famille de madame de Marsan, s'il reste d'elle quelqu'un qui lui tienne d'assez près pour cela.

149: Hortense Mancini, nièce de Mazarin, épousa, en 1661, Charles-Armand de la Porte de La Meilleraie, fils du maréchal de ce nom, et lui porta les biens immenses de la maison de Mazarin. Elle mourut en 1699, laissant un fils qui hérita de cette fabuleuse fortune. Ce fils n'eut qu'une fille, qui à son tour fit entrer la riche succession des Mazarins dans la famille de Duras, d'où elle a passé par les femmes dans la famille d'Aumont, et puis dans celle des Matignons, ducs de Valentinois...

150: Duchesse de Boufflers en premières noces.

151: Il me faut raconter un trait qui fera juger de la moralité, comme honneur dans l'acception générale attachée à ce mot, de cette époque... Le prince de Conti donna une fête admirable au Temple, au roi de Danemark. Il y avait une quantité de femmes toutes plus parées les unes que les autres et couvertes de diamants. Celles qui n'en avaient pas assez en empruntaient ou en louaient chez leur joaillier. Madame de Brionne était, ce même soir, d'une magnificence achevée: sa robe était rattachée avec des nœuds de diamants et des fleurs en pierres précieuses... Sa robe n'avait été apportée qu'au moment de sa toilette, et ses femmes dûrent se hâter pour coudre les nœuds de pierreries et les fleurs... La robe était d'un velours nacarat très-épais, doublé de satin blanc... La difficulté de coudre dans cette étoffe fit que ses femmes posèrent les fleurs et les nœuds très-peu solidement... Au moment où la foule était le plus pressée, et comme on allait souper, plusieurs de ces nœuds et deux fleurs tombèrent sans que la princesse s'en aperçût. Elle ne le vit qu'à son arrivée dans la salle à manger, où la foule était si grande, qu'il fut impossible de retourner d'abord dans la grande galerie pour chercher les diamants. Lorsqu'on y fut, on retrouva non-seulement les nœuds, au nombre de trois, et les deux fleurs, mais l'un des nœuds ayant été écrasé sous les pieds, et les diamants s'étant échappés de la monture, on les retrouva tous... Sire, ils étaient trois mille[151-A]! et on peut bien dire ce mot; car pour ces sortes de bijoux, il faut des diamants d'un ou deux grains, ce qui fait appeler ces diamants de la grenaille. Eh bien! on a tout retrouvé. Je n'accuse aucune époque; mais je ne sais si aujourd'hui on serait aussi heureux que le fut madame de Brionne. Ce n'est pas madame Schickler, du moins; car ayant perdu, chez le comte Jules de Castellanne, une perle du prix, dit-on, de quinze mille francs, il fut impossible de la retrouver. Cela me parut d'autant plus singulier, qu'une perle fine ne s'écrase pas facilement.

151-A: Vers des Templiers de Raynouard.

152: Femme du gouverneur des pages de M. le duc d'Orléans (Montesson).

153: Sœur du prince de Chimay et de madame de Caraman.

154: Frère du duc de Coigny.

155: Il fut depuis duc de Guines.

156: À cette époque c'était la mode de faire des noëls sur tout ce qui se passait dans la société: ils étaient toujours méchants.

157: Il avait beaucoup connu mon père et ma mère avant la Révolution. Quant à moi, charmé de me retrouver, il m'eût peut-être bientôt oubliée, parce que je ne me souciais guère de savoir comment mon dîner s'organisait, et que je ne distinguais pas la dame de pique de la dame de cœur. Mais un jour il reconnut mon cuisinier en mangeant une tête de veau en tortue... Depuis ce moment-là je ne puis exprimer jusqu'à quel point son amitié pour moi fut portée! Il n'a jamais manqué un de mes dîners du mardi, jour destiné par Harley, mon cuisinier, à faire briller son talent culinaire. M. de Lavaupalière s'arrêtait devant la cuisine et demandait toujours à Harley le menu du dîner. Il mangeait en conséquence, et refusait ou acceptait en raison de ce qui devait être servi. Je me rappelle qu'un jour il était souffrant d'une attaque de goutte, qu'il augmentait par son détestable régime de vin de Champagne et de veilles. Mon médecin alors était le fameux Thouvenel, le mesmériste ou le mesmérien. Il était goutteux et gourmand comme M. de Lavaupalière; il était assis près de lui et le sermonnait en avalant son vin de Sillery frappé et du soufflé de gibier parfait. Thouvenel, homme fort habile, était aussi et même plus malade que Lavaupalière, et tout aussi gourmand. Il était grand partisan de Mesmer, et homme fort spirituel et fort entendu, quoique à système. Il a été longtemps mon médecin. C'est sa mort seule qui m'a fait prendre un autre docteur. Thouvenel mourut d'une apoplexie séreuse, en 1812. Ce fut alors que je pris Portal.

158: Le plus fameux arlequin que nous ayons eu en France. Ce nom d'arlequin est d'une origine obscure sur laquelle M. Court de Gébelin a jeté quelque lumière et que nous connaissons davantage en Italie. Son origine vient du mot lecchino (friand, gourmand). De lecchino, il lecchino, on a fait allecchino, et de là, chez nous, on a bien vite dénaturé et fait arlechino. Carlin portait un masque noir sur le visage, dont la forme écrasée a fait donner le nom de carlin aux chiens qui ressemblent à ce masque... Carlin improvisait une grande partie de ses rôles. M. de Florian a écrit pour lui les Deux Billets, la Bonne Mère, les Deux Jumeaux de Bergame, etc., etc.

159: Autrefois on n'applaudissait jamais devant le Roi ou quelque prince de la famille royale. Cette recherche de politesse et d'étiquette, qui existait pour établir la différence qu'il y avait entre les acteurs publics et ceux de société, avait surtout lieu dans toutes les comédies de société.

160: Madame Dhusson était belle-sœur de M. de Donézan; elle était redoutée dans le monde parce qu'elle racontait bien et qu'elle était toujours instruite de toutes les histoires scandaleuses ou qui prêtaient à rire: ce qu'elle ne manquait pas de redire.

161: Piccini avait une ravissante naïveté de caractère, et surtout une ignorance des premiers usages de la vie, qui était vraiment amusante. Aussi, ses amis le mystifiaient, et souvent: il était très-bon.

162: Le chevalier de Chastellux, depuis marquis de Chastellux, était attaché à M. le duc d'Orléans. C'était non-seulement un homme supérieur, mais un homme parfaitement aimable dans le monde. Il avait de la grâce dans la diction et du charme dans sa manière de conter. Il faisait de jolis vers, et j'en citerai de lui, à l'article du salon de madame de Genlis, qui montreront ce qu'il savait faire en ce genre. Il avait une belle âme et une noblesse de pensée et de volonté qui formaient un étrange contraste avec un caractère peu prononcé. Il était simple de manières, et sa conversation eût été particulièrement aimable s'il n'avait eu la manie de faire des pointes et des calembours sur chaque mot qu'on disait. Lorsque cette manie avait une trève, alors il était lui-même et d'une grande amabilité. Ma mère, qui l'a beaucoup connu et l'aimait fort, mais dont l'esprit charmant l'était surtout par sa grâce naïve et simple, ma mère ne pouvait quelquefois tolérer la façon de causer du marquis de Chastellux. Il épousa miss Plunket, une Anglaise, qui, depuis, fut attachée à madame la duchesse d'Orléans. Madame de Chastellux était remarquablement aimable, et une personne recommandable comme femme, comme mère et comme amie.

163: D'Adèle de Sénanges, de Charles et Marie, d'Eugène de Rothelin, et d'une foule de charmants ouvrages.

164: L'abbé Morellet était fils d'un papetier de Lyon et l'aîné de quatorze enfants.

165: Depuis marquis de Chastellux. Il avait l'esprit railleur.

166: Celui qui précéda Garchi et Velloni avant que ceux-ci allassent s'établir au pavillon de Hanovre, et puis rue Richelieu, au coin du boulevard.

167: Une femme jeune, jolie, ayant un grand nom, de la fortune, de l'agrément, tout ce qui peut faire remarquer dans le monde, a tout mis en oubli pour le sacrifier à un homme qu'elle aime plus que Tout, même ses enfants!... Jusque-là tout est si grand, même le désespoir de l'infortunée, qui dut être immense comme ses joies délirantes et ses extases, dont les rêves lui ont tout fait oublier, qu'on reste sans voix pour la blâmer... on la suit par la pensée dans la retraite où l'amour passionné d'un homme de génie la dédommageait de tant de biens perdus, et on sourit devant cette puissance du cœur frappant de nullité toutes les voix du monde! Moi-même je suis demeurée sans force pour blâmer devant l'excès de ce bonheur assez grand pour avoir fait oublier à une femme qu'elle était épouse et mère... Enfin, je comprenais son délire tout en la plaignant... lorsque tout-à-coup cette femme sort de sa retraite enchantée, où l'amour ne lui suffit plus!... Il lui faut le soleil du ciel; la lumière des yeux de son amant ne l'éclaire plus! Les voix du monde ont franchi le mur d'airain qu'elle-même avait élevé entre elle et lui... Elle a reparu tout-à-coup au milieu de ses fêtes!... Oh! que j'ai souffert pour elle!... Que de regards moqueurs!... que de sourires de dédain!... et l'amertume de ces blessures, redoublées encore par le peu de droit qu'avaient celles qui les faisaient!... et cette souffrance que j'ai ressentie pour elle, victime volontaire, quelle a dû être sa violence!... Elle est pourtant demeurée... Est-ce de la résignation?—Non.—Elle serait sans but, et la résignation en a toujours un... Serait-ce un sacrifice offert à l'homme qu'elle aime?—Non.—Il serait sans dignité et porterait même avec lui une teinte humiliante, qui, de tout ce qui est opposé au charme de l'amour, est sans doute le poison le plus mortel.. Une femme n'est adorée que parée d'une couronne de fleurs ou de laurier... La couronne d'épines ne fait incliner que sur la tête d'un Dieu!... Quel est donc le motif qui fait ainsi franchir le seuil de sa retraite à cette femme?... J'ai peur, pour elle et son bonheur, que ce ne soit au contraire aucun motif, mais l'entier oubli de tout respect humain.

168: Sa nièce madame Marmontel, Marmontel, qui vivait encore, et ses enfants, d'autres neveux ou nièces. Il était le quatorzième enfant de sa famille nombreuse: qu'on juge des parents à tous les degrés.

169: J'écrivis cette remarquable conversation, comme cela m'arrivait alors fort souvent, le soir en me couchant, et je n'en ai pas perdu un mot.

170: Juillet 1794.

171: Cette pensée de l'abbé Morellet fut entre lui et moi le sujet de beaucoup de vives querelles. Je soutenais le contraire parce que je le pense. Je terminerai cet article, relatif à la boucherie nationale, par une remarque bien triste: c'est que c'est sans aucun doute l'ouvrage le plus remarquablement bien écrit de l'abbé Morellet. Il m'en a lu plusieurs passages que j'ai admirés... Il y a une diction pure, une sorte d'élégance qui frappe même en opposition avec cet horrible sujet.

172: L'abbé Morellet était d'une force de corps peu commune. Ceux qui l'ont connu peuvent se rappeler sa structure osseuse et sa forte charpente.

173: Depuis le siége et les massacres on l'appelait ainsi.

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