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Histoire des salons de Paris (Tome 2/6): Tableaux et portraits du grand monde sous Louis XVI, Le Directoire, le Consulat et l'Empire, la Restauration et le règne de Louis-Philippe Ier

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SALON
DE
MADAME LA COMTESSE DE GENLIS.
PREMIÈRE ÉPOQUE.
AVANT LE PALAIS-ROYAL, BELLE-CHASSE ET L'ARSENAL.

J'ai peu vécu avec madame de Genlis; je ne suis même allée que deux fois chez elle avec le cardinal Maury, qui voulait former entre nous une liaison qui était impossible, parce que j'aimais avec passion le talent et le caractère de madame de Staël, dont elle s'était déclarée l'ennemie; mais j'ai passé ma vie avec les personnes de France qui pouvaient le mieux me la faire connaître: l'une était sa tante, madame de Montesson[58], et les autres les plus intimes de la société de M. le duc d'Orléans. Madame de Genlis rentrait en France au moment de mon mariage. J'avais été prévenue en sa faveur par ses livres. Adèle et Théodore, ce chef-d'œuvre si vanté, qui n'est plus aujourd'hui qu'un ouvrage toujours remarquable, mais enfin susceptible de comparaison avec un autre livre, Adèle et Théodore me paraissait sublime... Ma mère, qui ne lisait jamais, et n'avait en toute sa vie lu que Télémaque, se faisait lire Adèle et Théodore, et retrouvait une foule de personnages de sa connaissance parfaitement dépeints dans beaucoup de portraits de cet ouvrage. Le vieux comte de Périgord (oncle de M. de Talleyrand) reconnaissait aussi des gens de sa connaissance lorsque le jeudi[59] je lisais haut avant et après le dîner. J'avais donc beaucoup de raisons pour me laisser aller à de l'attrait, si j'en eusse ressenti pour elle; mais ce fut tout le contraire. Madame de Staël ne m'a jamais fait éprouver un pareil sentiment: j'ai admiré aussitôt que j'ai lu et entendu cette femme étonnante, sans qu'elle me commandât de le faire; et il y a en moi, pour madame de Genlis, une répulsion que je ne puis vaincre: elle s'impose avec une telle autorité, qu'elle inspire aussitôt l'envie de résister. Nous avons en nous l'esprit de contradiction, mais c'est là surtout que nous le trouvons plus actif que jamais... J'ai connu des amis de madame de Genlis qui la défendaient de ce reproche de fatuité; mais la preuve en est donnée par elle-même. Lisez ses Mémoires.

L'existence sociale de madame la comtesse de Genlis est une sorte de problème difficile à résoudre; elle se compose d'une foule de contradictions plus extraordinaires les unes que les autres. Elle était d'une famille noble dont le nom et les alliances lui donnèrent à huit ans le droit d'être nommée chanoinesse du chapitre d'Alix à Lyon, et elle se nomma jusqu'à son mariage madame la comtesse de Lancy. Elle épousa M. de Genlis, homme de grande qualité et allié de près à toutes les grandes familles du royaume; et jamais cependant madame de Genlis n'eut dans le monde l'attitude d'une grande dame... Parlant toujours de vertu, de piété, de devoirs, elle n'eut jamais dans toute sa vie la moindre considération, tout en fulminant contre les femmes qui avaient un amant... publiant des traités sur l'amitié, des protocoles d'affection de toutes les sortes, ayant toujours une collection de souvenirs pour chaque jour de l'année, et finissant par mourir isolée, sans un ami véritable pour lui fermer les yeux... Quelle est la morale de ces réflexions?... Une bien triste!...

Quoi qu'il en soit, madame de Genlis, puis madame de Sillery, et enfin madame de Genlis a été assez influente sur nos affaires à l'époque où nous sommes dans cet ouvrage pour que nous lui donnions un moment de spéciale attention. L'importance que cette femme eut sur les destinées de la France est d'une telle nature que nous devons nous en occuper, et d'autant mieux qu'elle met à nier une foule de faits les plus notoires de ce temps, où son nom se trouve mêlé, une telle naïveté, qu'en vérité il est impossible de ne se pas croire sous une sorte de prestige lorsqu'on lit en même temps ces pages où elle prétend n'avoir jamais parlé à des hommes que non-seulement elle devait connaître comme rapports de société, mais dont elle devait être l'amie. Longtemps avant les premiers éclats de la Révolution, madame de Genlis préparait cette influence qui éclata ensuite comme une bombe maudite, et couvrit de ses éclats jusqu'à celle qui avait préparé la mèche et l'avait peut-être allumée.

C'est une vie bizarre que celle qu'elle avait menée dans sa première jeunesse, s'il faut le dire. Cette vie nomade, ambulante, avait à cette époque surtout un caractère d'autant plus étrange qu'il était inusité: ne quittant un château que pour aller dans un autre, se déguisant en paysanne pour courir la campagne... allant ou du moins voulant aller de Genlis à Paris à franc étrier et en bottes fortes, et trouvant, heureusement pour elle, un maître de poste dont la raison valait mieux que la sienne... mystifiant tous ceux qui lui tombaient sous la main, mangeant des poissons crus, et tout cela à dix-huit ans, avec une jolie figure; jouant de la harpe comme Apollon, jouant la comédie comme Thalie, dansant comme Terpsichore, faisant des armes comme Bellone, sage comme Minerve, voilà comment se trouvait en ce monde madame de Genlis, ainsi que je l'ai déjà dit, lorsqu'elle fut nommée dame pour accompagner madame la duchesse de Chartres...

On ne pouvait pas parler du salon de madame de Genlis avec cette vie nomade que je viens de rappeler. Le moyen de fixer une telle personne en un même lieu plusieurs mois de suite?... Un seul endroit cependant était celui de sa prédilection: c'était le château de Sillery, lorsque surtout il appartenait à M. et à madame de Puisieux[60]... La raison qui lui fit prendre la route qu'elle suivit alors peut être bonne; je ne déciderai rien à cet égard. Je dirai seulement que ce salon de Sillery devait être une singulière école pour une jeune personne, lorsque madame de Genlis y tenait son cours de bonnes manières, à l'usage des jeunes filles qui doivent être modestes et retirées dans leur intérieur; c'est une sorte de parade, et pas autre chose[61]...

Avant d'entrer au Palais-Royal, madame de Genlis eut cependant pendant un hiver un salon fort remarquable, en ce qu'il n'eut pas beaucoup d'imitateurs. Ce mouvement qui la portait à de continuels voyages se concentra dans l'intérieur de sa maison, mais avec le même désir de plaisirs et de fêtes.—Il se mêlait à cette activité joyeuse les relations douces et paisibles d'une amitié comme il s'en voit peu aussi de nos jours. Madame de Genlis était intimement liée avec la comtesse de Custine. C'était une personne de la plus haute vertu, comme je l'ai dit dans l'article qui la concerne. Madame de Genlis y allait tous les samedis régulièrement, mais madame de Custine allait moins chez elle; elle vivait fort retirée, et cette solitude à laquelle ses goûts la portaient l'éloignait des plaisirs bruyants que madame de Genlis provoquait chaque jour.

Chez madame de Genlis, on voyait déjà, à cette époque, quoiqu'elle fût encore fort jeune femme, combien elle aurait un jour le goût, non-seulement d'apprendre et de savoir, mais de vouloir qu'on ne l'ignorât pas.—Elle rassemblait chez elle des savants, des artistes, chose alors encore assez inusitée dans la haute compagnie. Le fameux Cramer, violon fort habile, ainsi que Jarnowitz, Duport, sur le violoncelle; mademoiselle Baillon[62], sur le piano; madame de Genlis, sur la harpe et pour le chant; mais surtout Albanezi, chanteur italien; Friseri, sur sa mandoline, tous ces talents composaient des concerts charmants.—On jouait des proverbes—des charades en action; on mettait un fait quelconque en ballet, et on en faisait un quadrille. Ce fut ce même hiver que madame de Genlis inventa une mode fort originale, qui fut suivie avec une sorte de fureur. La mode de jouer des proverbes continuant toujours, madame de Genlis fit un quadrille appelé les Proverbes. Chaque couple formait un proverbe dans la marche deux à deux qui toujours précédait la danse principale. La duchesse de Lauzun, habillée fort simplement et parée de sa seule beauté, avait seulement une ceinture grise, et la devise était:

«Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée.»

Elle était menée par M. de Belzunce.

La duchesse de Liancourt, dont l'esprit et la grâce prouvaient dès cette époque que les femmes destinées à porter ce nom seraient aimables, spirituelles et gracieuses, madame la duchesse de Liancourt était menée par le comte de Boulainvilliers, et leur proverbe était:

«À vieux chat jeune souris.»

M. de Saint-Julien, un des hommes les plus agréables de la société de Paris, menait madame de Marigny; leur proverbe était singulier en raison de ce qui l'avait motivé. M. de Saint-Julien était déguisé en Maure... son visage était teint... Madame de Marigny tenait un mouchoir à la main, et de temps à autre elle le passait sur le visage noirci de M. de Saint-Julien; le proverbe était:

«À laver la tête d'un Maure, on perd sa lessive.»

Madame de Genlis venait ensuite, conduite par le vicomte de Laval magnifiquement vêtu, tandis qu'elle était habillée en paysanne.... Elle avait l'air fort gai et fort animé, tandis que le vicomte de Laval, fort triste naturellement et presque toujours ennuyé, et tout chargé de pierreries, semblait succomber à un sommeil invincible; leur devise était:

«Contentement passe richesse.»

Gardel, alors l'homme le plus à la mode pour ces sortes de divertissements, fit la figure du quadrille, qui signifiait aussi un proverbe:

«Reculer pour mieux sauter.»

Gardel s'y surpassa, et fit la plus charmante figure de contre-danse et la plus animée qu'on puisse voir. Cette figure ressemblait beaucoup à une mazourka... Madame de Genlis en avait composé l'air.

On comprend qu'une vie aussi joyeuse devait être une vie de bonheur pour une jeune et jolie femme comme madame de Genlis. Son intérieur était heureux, du moins d'après ce qu'elle dit elle-même. M. de Genlis l'aimait avec passion, et partageait tous ses plaisirs ou plutôt toutes ses folies: il était lui-même un homme fort spirituel, faisait de jolis vers, jouait la comédie à ravir, et avait toute la corruption nécessaire pour être l'un des hommes les plus agréables dans un cercle où cette corruption était absolument nécessaire. M. de Sillery a été parfaitement dépeint à cet égard dans un ouvrage de beaucoup d'esprit qui parut il y a quelques années...

Madame de Genlis jouait la comédie chez elle à cette époque, malgré son retour à Paris (c'était ordinairement jusque-là un amusement uniquement réservé pour la campagne, mais elle eut toujours besoin de faire de l'effet), aidée, dans le commencement, par mademoiselle Baillon seulement; car les femmes du monde, dans ce temps, ne se lançaient point d'un pas aussi délibéré sur le théâtre du monde pour y comparaître tout à la fois comme actrices et comme femmes de la société. Les deux rôles étaient difficiles à soutenir et à bien jouer en même temps.

Cependant les succès de madame de Genlis inspirèrent de la jalousie; cela devait être: on le lui fit sentir à propos de ce quadrille des proverbes. On voulut le danser au bal de l'Opéra. Pour faire remarquer l'excessive différence des époques, je dirai que madame de Genlis et les femmes du quadrille, qui étaient madame la duchesse de Lauzun, madame la duchesse de Liancourt et d'autres personnes de cette classe, elle-même, enfin, qui tenait aux premières familles du royaume, entrèrent toutes cinq, avec leurs danseurs qui les conduisaient, dans la salle de l'Opéra, qui alors était au Palais-Royal; ces dames entrèrent à minuit, à visage découvert, et firent ainsi le tour de la salle, attirant plus que l'attention, attendu qu'elles la commandaient, parce que le privilége d'un quadrille était de suspendre toutes les autres danses.

Ce quadrille des proverbes fit donc son entrée et le tour de la salle, et se disposait à commencer son pas de ballet, composé par Gardel, lorsque tout-à-coup un énorme chat vint rouler en miaulant d'une manière effroyable jusqu'au milieu du groupe de proverbes, montrant des griffes qui menaçaient toutes les robes, et roulant deux yeux de feu qui faisaient vraiment pâlir les plus intrépides.

Le premier moment fut d'autant plus terrible que le chat, à qui le jeu plaisait, se hérissait de plus en plus et devint menaçant. Mais ici la scène changea. M. de Saint-Julien, très-ennuyé, à ce qu'il paraît, d'être dérangé, soit dans son rôle du quadrille, soit dans celui qu'il jouait alors, fut vraiment irrité. On avait d'abord repoussé assez doucement l'énorme Rominagrobis. Mais voyant qu'il s'entêtait, ils lui donnèrent des coups de pied qui dérangèrent la fourrure de chat qui l'enveloppait, et l'on vit le visage barbouillé d'un petit Savoyard que les coups de pied commençaient à faire pleurer. Les danseurs redoublèrent alors leurs corrections en raison de leur colère; car il était évident que c'était un coup monté contre le quadrille. Les spectateurs qui voulaient voir ce fameux quadrille prirent parti pour lui, et madame de Genlis fut bientôt vengée du mauvais goût de cette attaque. On sut quel en était l'auteur: c'était le duc de Chartres et ses amis... Il ne connaissait pas alors madame de Genlis... Les choses changèrent bien, depuis cette soirée, et en fort peu de temps. L'opinion des deux frères du prince, que j'ai beaucoup connus, M. de Saint-Albin et M. de Saint-Far, était que les sentiments qui attachèrent si longtemps M. le duc de Chartres à madame de Genlis datent de cette soirée, où il la vit sans en être aperçu.

Madame de Genlis était fort jolie à cette époque, très-fraîche, très-gracieuse, et, pour dire le mot, très-agaçante; son esprit, d'une haute supériorité, annonçait déjà ce qu'elle serait un jour. Son regard était ravissant et ses yeux d'une grande beauté. Son nez un peu fort, mais légèrement relevé à l'extrémité, donnait à sa physionomie une expression piquante qui, jointe à l'esprit d'observation qui dominait tout le reste dans cette jolie tête, devait lui donner une véritable séduction. Ses dents étaient encore bien alors, ce qui donnait de la grâce à son sourire. Sa taille, sans être élevée, avait la juste proportion qui plaît dans une femme... Son cou était seulement un peu long. Telle était madame de Genlis à vingt-deux ans.

Le jour de ce quadrille, elle était, comme je l'ai dit, habillée en paysanne; sa jupe était d'un taffetas broché rose sur rose, bordée de trois chefs d'argent cousus à plat sur la jupe. Le corset était en satin couleur de rose également, lacé par-devant avec un ruban de la même nuance, et semblait à peine retenir une chemise de la plus fine batiste, bordée d'une magnifique valencienne. La taille de madame de Genlis était ravissante à cette époque; elle était aisée, ronde et menue, souple et jouant avec toutes les attitudes, qu'elle prenait en s'y laissant aller plutôt que de se les laisser imposer par un rôle. Sur sa tête, pour compléter son costume, elle n'avait qu'une rose au milieu d'une touffe de gaze d'argent et de petites plumes[63]...

Les acteurs de ses pièces étaient des hommes du monde. L'un, M. Coqueley, était un des premiers acteurs de Paris pour jouer les proverbes, avec le président de Périgny, ainsi que le comte d'Albaret. Ce dernier allait chez madame Necker, qui, dans ses Souvenirs, s'en moque avec assez peu de charité, ce que madame de Genlis reproche d'autant plus vivement à madame Necker, qu'elle trouvait M. d'Albaret charmant. Il jouait les proverbes à ravir, ce qui annonçait beaucoup d'esprit... Les femmes étaient la marquise de Roncé, mademoiselle Baillon et madame de Genlis. Quant aux spectateurs, ils étaient toujours bien choisis[64]. C'étaient des amis, des connaissances, et jamais des inconnus. Il fallait arriver à nos jours à cet entier démolissement de toutes les bonnes et anciennes coutumes pour voir un mélange bizarre de femmes et d'hommes se heurtant, se déchirant, et craignant de s'asseoir à côté l'un de l'autre, parce qu'ils ne se sont jamais vus. Ceci me rappelle le joli mot du duc d'Ayen à Louis XV.

C'était du temps de madame du Barry. On regrettait presque madame de Pompadour. Le vice avait au moins un masque avec elle, et si madame de Pompadour jouait à la souveraine, elle ne s'en acquittait pas mal... Mais l'autre, comme la nommait Dagé; c'était vraiment trop fort. Un soir, le roi vit à sa table des figures tellement étranges que le pauvre La France se pencha tout ému vers M. le duc d'Ayen, et lui demanda le nom de deux hommes assis en face de lui, et dont l'aspect ignoble contrastait avec le lieu où ils se trouvaient.

—Ma foi, sire, répondit le duc d'Ayen, je ne les connais pas... Je ne rencontre ces gens-là que chez vous!...

La société intime de madame de Genlis n'était pas de ce genre; le fond en était surtout remarquable, seulement pris dans sa famille: madame la marquise de Montesson[65], sœur de la mère de madame de Genlis, madame de Bellevau, son autre tante, madame de Sercey, sœur de son père, madame de Puisieux, M. de Puisieux, la marquise de Sillery-Genlis, sa belle-sœur, le chevalier de Barbantane, M. de Sauvigny, auteur de plusieurs charmants ouvrages, l'abbé Arnaud, l'auteur du Comte de Comminges, le chevalier de Talleyrand, frère du baron de Talleyrand, M. de Vérac, madame de Vérac, sa femme, le comte et la comtesse de Custine[66], le vicomte de Custine, le comte et la comtesse de Balincourt[67], neveu et nièce du maréchal de Balincourt, madame de Gourgues, madame d'Harville. À ces réunions, qui avaient lieu presque tous les jours, parce qu'on se réunissait toujours chez l'une des personnes que je viens de nommer, venait quelquefois se joindre une femme charmante, madame la marquise de Louvois. Son histoire vraiment tragique donnait un grand intérêt à sa physionomie déjà fort aimable et gracieuse. Je l'ai rapportée en peu de mots pour donner un aperçu de ce qui est par tout pays une action simple sans doute, mais qui cependant, contée dans tous ses détails, révèle ce que la noblesse des sentiments, chez nous, était à une époque où la noblesse de la naissance entretenait celle des actions de la vie habituelle.

Le plaisir était donc le mobile de tout ce qui se faisait dans une réunion d'hommes et de femmes, dès qu'ils étaient rassemblés dans un salon.

On aurait, je crois, décerné un prix à celui qui aurait proposé un nouveau moyen de passer gaîment les heures de la soirée... Pour en donner une idée, je vais raconter ce qui eut lieu chez madame de Genlis, un soir de ce même hiver qui précéda son entrée au Palais-Royal.

Le comte d'Albaret, dont j'ai dit tout à l'heure que madame Necker se moquait, était le meilleur des hommes; mais il avait une qualité plus précieuse au milieu du monde où il vivait, il avait de l'esprit... Sa bonhomie, qui était extrême, prêtait quelquefois à rire, et voilà pourquoi madame Necker, qui prenait tout au sérieux, l'avait jugé moquable et même ennuyeux, tandis qu'il était au contraire fort amusant et fort spirituel.

Un soir il arrive chez madame de Genlis, où il trouve réunis le chevalier de Barbantane, M. de Genlis et plusieurs autres personnes du même esprit, et il leur raconte que la veille il avait passé une soirée charmante, quoique avec des pédants.

Il appelait ainsi en plaisantant les gens de lettres.

—Où donc avez-vous été? demanda madame de Genlis.

—Chez la muse Dubocage, répondit le comte d'Albaret, et je vous jure que je m'y suis fort diverti; on a raconté une foule d'histoires de M. de Voltaire, et lui-même y eût été si on avait voulu me croire.

—Et comment cela? dit madame de Genlis.

—Vous ne connaissez pas mon talent d'imitation? Demandez à M. de Genlis.

M. de Genlis certifia de la vérité de la chose.—Eh bien! voulez-vous mettre à exécution un joli projet? dit le comte d'Albaret.—Oui, oui! s'écrièrent toutes les jeunes femmes. Que faut-il faire?—Vous mettre tous dans les habits de la société Bocagère. Madame de Genlis, dont le talent mimique est parfait, prendra à ravir le personnage de madame Dubocage... Je me charge de Voltaire, Genlis fera l'abbé Duresnel[68] ou Pinart, et madame de Roncé remplira le personnage de madame Fanny de Beauharnais.

Ce projet fut accueilli avec transport... Madame de Genlis avait non-seulement entendu parler de madame Dubocage, mais elle l'avait vue chez sa tante, madame de Montesson. Madame Dubocage avait été fort belle, et quoiqu'elle eût alors plus de soixante-cinq ans[69], on voyait encore sur son visage des restes d'une grande beauté. Madame de Genlis prit des informations exactes sur son costume, ses habitudes, ses manières, et au bout de quinze jours elle représentait madame Dubocage avec une perfection qui devait bien alarmer son mari ou toute autre personne qui voulait lire dans son regard quelle était la pensée de son âme. Quant à M. d'Albaret, il copia Voltaire avec sa grande taille sèche et voûtée, son regard vif et malin, son sourire sardonique; il n'avait alors rien de celui du bonhomme que madame Necker raillait, et il prouvait sans lui répondre qu'elle s'était trompée.—En vérité, disait-il à madame Dubocage transformée, le jour où j'ai lu vos descriptions si animées de Rome et de l'Italie, j'ai cessé de regretter de n'avoir pas vu la ville sainte... Et il souriait... Je connaissais déjà Constantinople par lady Montague... Grâce à vous, je donne la préférence à Rome[70].

Alors madame de Genlis prenait l'air d'une personne qui compte sur des louanges; elle parlait de son voyage en Italie.

—Ah! s'écriait madame Beauharnais[71]... c'est dans la Colombiade[72] qu'il faut chercher de beaux vers.

—Cela ne vaut pas une seule page d'une lettre de Stéphanie[73], répondait Genlis-Dubocage en souriant doucement.

—Ah! que dites-vous là?...

Et madame de Roncé, qui déclamait à ravir, agitant sa main pour faire faire silence, fit entendre les vers suivants:

Ces Ottomans jaloux peuplent de vastes champs,
Où brillèrent jadis des empires puissants:
Le berceau des beaux-arts, l'Égypte utile au monde;
L'opulente Assyrie, en voluptés féconde;
La Phénicie, où l'homme osa braver les mers;
Et tant d'autres états, dont l'éclat, les revers
Dans l'abîme des temps se perdent comme une ombre!
La renommée oublie et leurs faits et leur nombre;
Tout périt, tout varie, et la course des ans
Change le fil des eaux et la face des champs.

M. de Périgny, qui avait pris le personnage de M. de la Condamine, se pencha alors vers madame Dubocage, et lui dit d'un accent pénétré ce madrigal que M. de la Condamine avait en effet adressé à madame Dubocage, en dépit de l'anathème qui exclut les savants de l'arène poétique.

D'Apollon, de Vénus, réunissant les armes,
Vous subjuguez l'esprit, vous captivez le cœur,
Et Scudéri, jalouse, en verserait des larmes;
Mais sous un autre aspect son talent est vainqueur:
Elle eut celui de faire oublier sa laideur;
Tout votre esprit n'a pu faire oublier vos charmes.

À peine M. de la Condamine avait-il fini que M. de Voltaire reprenait, et puis c'était M. Duresnel, M. de Linant, madame de Beauharnais; mais Voltaire eut, à ce qu'il paraît, un triomphe complet. M. d'Albaret le jouait comme Fleury Frédéric II, sans aucune charge, sans aucune caricature... Il improvisait de temps en temps des vers en l'honneur de madame Dubocage, et alors la joie devenait folle... Ce divertissement, a dit elle-même madame de Genlis, dont nous ne prenions aucune fatigue, et dont le plaisir, au contraire, se renouvelait sans cesse, eut lieu jusqu'à cinq fois; et telle était la sûreté de la société à cette époque, que le secret en fut gardé religieusement, et ce ne fut que longtemps après la mort de madame Dubocage que madame de Genlis consentit à en parler...

La manie de la comédie de société était dans sa plus grande force à cette époque, et c'était madame de Genlis qui l'avait mise à la mode. C'était elle aussi, s'il faut l'en croire, qui, aidée d'un pauvre maître de harpe nomme Gaiffre, fit connaître ce qu'on pouvait tirer de cet admirable instrument. Mais ici je ne puis être aussi complaisante pour elle. Elle raconte quelquefois sans réfléchir, et l'histoire de la harpe est tout-à-fait dans ce cas d'oubli. Pour pouvoir l'accepter, il faudrait oublier ce qu'était Krumpholtz en 1782, tout ce qu'il avait déjà composé et les élèves qu'il avait faits[74].

La France était à cette époque un vrai pays de féerie, et l'un de ses plus grands charmes était cette société si polie, si gracieuse, si soigneuse de plaire dans ses rapports mutuels! Quelles délices! quels plaisirs sans cesse renaissants dans cette association formée par des personnes qui vivaient toujours dans des rapports que rien n'altérait que quelques plaisanteries malignes, mais jamais de ces calomnies, même de ces médisances qu'aujourd'hui on raconte avec la grossièreté de la mauvaise éducation!... Je ne sais si l'on appelle cela de la franchise... en tous cas on se tromperait fort... C'est de la méchanceté mal apprise, et cette méchanceté-là est la plus intolérable de toutes[75]...

Parmi tous les moyens de s'amuser qui étaient autour de soi, un surtout fort agréable était de suivre régulièrement les réceptions des princes et d'être l'été des voyages: ceux de Villers-Cotterets, pour le duc d'Orléans; de l'Île-Adam, pour le prince de Conti; de Chantilly, pour le prince de Condé; de Navarre, pour le duc de Bouillon; de....., pour le duc de Penthièvre. Tous ces voyages étaient charmants. On y jouait la comédie, on y dansait, on y faisait de la musique, et tout cela gaîment et sans l'ennui d'une étiquette gênante. La plupart des princes que je viens de nommer avaient une aisance communicative[76]. On s'y plaisait, et d'autant plus que les séjours formaient des liaisons que l'hiver voyait encore resserrer. À cette époque, tout contribuait à faire la société; aujourd'hui, tout, au contraire, nous conduit à son démolissement. Que nous étions Français alors! Que sommes-nous à présent?...

Il me revient à la mémoire un mot de madame de Montesson qu'elle me dit un jour à Bièvre en causant avec moi, pendant qu'elle peignait des fleurs à l'huile, ce qu'elle faisait admirablement, étant élève de Van-Spandonck:

—Ma belle petite, me dit-elle, vous venez de vous marier; vous êtes jeune, vous êtes jolie; vous entrez dans le monde; rappelez-vous une chose essentielle: c'est de ne pas vous laisser aller au très-mince plaisir de médire, car non-seulement cela gâte le ton d'une femme, mais cela la rend laide... C'est comme le jeu...

Jamais je n'ai oublié ce mot; il m'a expliqué pourquoi la société ancienne était si sûre...

—Ne vous laissez pas aller non plus, me disait madame de Montesson, à cet esprit moqueur qui aurait l'air de vouloir faire trop remarquer vos belles dents. La moquerie est une arme qui ne fait peur qu'aux sots, et qui vous fait haïr de tous. Il y a, dans la moquerie, de la pensionnaire tout à la fois, et de la sottise. Ne soyez pas moqueuse, par intérêt pour vous-même, ma chère enfant[77]...

Pendant beaucoup d'années, madame de Genlis eut un salon particulier comme celui dont j'ai tout à l'heure fait la description, et elle maintenait, outre cette agitation musicale et littéraire, sept à huit autres salons dont on pouvait dire qu'elle faisait les honneurs. Cela est si vrai, qu'elle-même raconte comment elle bouleversait le Vaudreuil, chez le vieux président Portal, ainsi que Villers-Cotterets, chez le duc d'Orléans; car il paraît que la maison d'Orléans était habituée à sa domination. Elle était mariée, elle ne pouvait donc pas épouser M. le duc d'Orléans; mais sa tante, madame de Montesson, ne l'était pas, et son adresse fit peut-être réussir ce mariage plus que toutes les ruses coquettes de madame de Montesson. Madame de Genlis avait la plus singulière existence qu'on puisse imaginer, surtout à une époque où les femmes étaient paisibles et vivaient beaucoup dans leur intérieur de société; c'est-à-dire qu'on se voyait beaucoup, mais sans aller s'établir les uns chez les autres, comme le faisait madame de Genlis. Elle pouvait aller à Sillery, magnifique terre appartenant à M. de Puisieux, et puis au marquis de Genlis; mais il aurait fallu demeurer trois mois en repos, ne pas se montrer, ne pas faire du bruit enfin, et faire du bruit était ce qu'elle voulait... Cette existence nomade me paraît bien étrange! M. de Genlis, dont l'esprit et la finesse n'annoncent pas la faible apathie d'un homme qui se laisse mener, M. de Genlis conduisait sa femme partout; il était de toutes les fêtes, dont elle était l'âme, pour ainsi dire, et ne la quittait que pour aller à son régiment des grenadiers de France, dont il était l'un des vingt-quatre colonels[78]. Madame de Genlis préludait, à cette époque, au rôle que depuis elle a joué; son ambition a toujours été grande. Madame de Staël, accusée par elle et grandement méconnue, ou du moins dépeinte par une plume ennemie, n'a jamais montré la plus petite partie de ce caractère. Madame de Genlis, au contraire, toujours avide de succès et de louanges, souffrait aussitôt que l'attention se portait sur un autre que sur elle... cela se voit lorsqu'elle parle d'une aventure qui lui arriva chez madame d'Estourmelle[79]. Son fils, enfant gâté et insupportable, à ce qu'il paraît, se mit autour de madame de Genlis comme ces mouches qui ne nous quittent pas, et nous tourmentent non-seulement de leur bourdonnement, mais de leurs piqûres. Cet enfant voulut avoir le chapeau de madame de Genlis, un chapeau parfaitement frais et orné de charmantes fleurs... Rien n'eût été plus facile que de le refuser à l'enfant; mais madame de Genlis ne le voulut pas, dit-elle, pour ne pas l'affliger. Elle ôta son joli chapeau, ses cheveux demeurèrent épars, et elle resta bien autrement en vue que si l'enfant eût pleuré cinq minutes du refus du chapeau. Pour dire toute la chose, il faut ajouter que s'il ne se fût agi que de détacher un ruban et de livrer un chapeau à un enfant, sans trouver le fait plus croyable, je l'admettrais; mais lorsqu'on se reporte aux toilettes du temps, aux coiffures surtout!... Ce chapeau tenait sur la tête de madame de Genlis par plus de cinquante grandes épingles noires; il fallait donc défaire ces épingles, se mettre entre les mains de madame d'Estourmelle, qui, à chaque épingle, devait pousser une exclamation sur la complaisance de madame de Genlis!... Et voilà ce qu'on appelle du naturel et de la modestie!...

Cet adorable enfant qui faisait ainsi déshabiller les gens qui venaient chez sa mère, se jetait à corps perdu sur les genoux des femmes, déchirait leurs robes, les chiffonnait, faisait le plus détestable petit être que Dieu ait formé, et selon moi le moins supportable. Quant à madame de Genlis, elle s'en arrangeait, le trouvait même fort gentil... mais madame d'Estourmelle l'avait embrassée et avait dit tout haut:

Voyez qu'elle est douce et bonne! comme elle est jolie! comme elle a de beaux cheveux!

J'ai montré comment l'existence qu'on avait alors, comment cette manière de vivre rendait la société sociable. Il y avait une habitude de relation toute gracieuse, que l'envie, la sottise, ne venaient pas troubler. Un homme allait tous les jours chez une femme dont l'esprit lui plaisait, sans que pour cela la médisance, ou plutôt la calomnie, s'exerçât sur eux lorsqu'ils ne songeaient pas l'un à l'autre... Les idées étaient moins étroites; il y avait une pudeur qui arrêtait le reproche à cet égard, et la vie devenait douce et facile; on se voyait, on se revoyait; les relations devenaient intimes sans être criminelles. C'est ainsi que j'ai encore vu la société de ma mère, et que j'ai cherché à former la mienne lorsque je me suis mariée.

Je voyais autre chose, d'ailleurs, dans cette sorte d'association de la haute classe entre elle. À force d'en parler à Napoléon, il l'avait compris; et, dans les années de l'empire, il me parla souvent, de lui-même, de ce que les femmes pouvaient exercer d'influence sur la société généralement... Son génie avait à l'instant compris la portée immense que peut avoir une société active et puissante, unie d'abord par des intérêts de plaisirs, mais qui sont eux-mêmes un mobile de nécessité, et qui ensuite devient un lien impossible à rompre par tous les fils dont il se compose. Hélas! maintenant tout est brisé, rompu, et une stérile tradition est tout ce qui nous reste!

Je parlerai plus tard des différents salons des princes, où madame de Genlis marquait d'une manière très-supérieure et très-influente. Je vais seulement raconter maintenant comment elle quitta son logement du cul-de-sac Saint-Dominique et l'hôtel de Puisieux pour aller habiter le Palais-Royal.

Je ne ferai aucune remarque sur cette séparation d'avec madame de Puisieux, cette femme qui avait été pour madame de Genlis une seconde mère. Ceci n'est pas de mon sujet; je dirai seulement que les démarches furent faites pour obtenir une place de dame pour accompagner chez madame la duchesse de Chartres, parce que madame de Genlis ne voulait pas être à Versailles... Pour quelle raison, je l'ignore... Ce n'était pas à cause de la légèreté de la jeune cour, je suppose! M. le duc de Chartres rendait facile sur ces sortes de difficultés... on fit un mystère à madame de Puisieux des démarches faites... M. de Genlis voulut avoir aussi une place, on la lui accorda également; il fut nommé capitaine des gardes de M. le duc de Chartres, et l'heureux ménage quitta une amie, une société libre, indépendante, une bienfaitrice, de vrais plaisirs enfin, pour aller demander du bonheur à cette société de cour, qui ne donne jamais, en paiement de tous les biens qu'on lui porte, que malheur et souffrance; madame de Genlis le comprit avant de le savoir[80] par un triste pressentiment.

Quelque temps avant l'entrée de madame de Genlis au Palais-Royal, il lui arriva une manière d'aventure qui donne parfaitement l'idée de ce qu'était alors la bonne compagnie aimable.

Madame de Genlis avait auprès d'elle un abbé italien, qui lui faisait lire le Dante et le Tasse et qui lui apprenait toutes les beautés de sa langue; cet homme fut pris tout-à-coup d'une attaque de choléra-morbus; on envoya chercher le premier médecin venu; cet homme lui donne de la thériaque. Madame de Genlis était absente; en rentrant on lui dit le fait de la thériaque: elle avait lu Tissot, à ce qu'elle nous apprend, ce qui fait qu'elle était dans la classe de ces personnes qui faisaient dire à Corvisard qu'il vaudrait mieux pour l'humanité qu'il n'y eût pas de médecins, s'il n'y avait pas de bonnes femmes; quoi qu'il en soit, elle avait lu dans Tissot que la thériaque était mortelle en pareille circonstance. C'est un coup de pistolet tiré dans la tête, dit Tissot... Il disait vrai, à ce qu'il paraît: car le pauvre abbé mourut dans des tortures affreuses deux heures après. Il était onze heures du soir; madame de Genlis effrayée, quoiqu'elle prétendît être esprit-fort[81], déclara qu'elle ne voulait pas coucher dans la même maison que ce mort, qui faisait peur à voir... M. de Genlis fit mettre ses chevaux, et madame de Genlis alla demander l'hospitalité à M. et madame de Balincourt[82]: on la reçut à merveille, et M. de Balincourt lui donna sa chambre: elle était endormie depuis quelques minutes, lorsqu'elle est réveillée par la voix joyeuse de M. de Balincourt, qui chantait dans la chambre de son hôtesse tout en se cognant les jambes contre les meubles:

Dans mon alcôve,
Je m'arracherai les cheveux[83]...
Je sens que je deviendrai chauve,
Si je n'obtiens ce que je veux
Dans mon alcôve.

Madame de Genlis, tout-à-fait réveillée par cet impromptu jovial, se mit sur son séant, et après avoir pensé quelques instants, répondit:

Dans votre alcôve
Modérez l'ardeur de vos feux;
Car, enfin, pour devenir chauve,
Il faudrait avoir des cheveux
Dans votre alcôve.

Pour comprendre cette réponse il faut savoir que M. de Balincourt avait très-peu de cheveux... on éclata de rire, on apporta des lumières; aussitôt deux charmantes femmes, madame de Balincourt et madame de Ranché, sœur de M. de Balincourt, sautèrent sur le lit, firent et dirent mille folies, jusqu'à trois heures du matin. Alors M. de Balincourt s'en alla un moment, et reparut ensuite avec un bonnet de coton, une veste de basin blanc, et portant une immense corbeille remplie de pâtisseries parfaites, ainsi qu'un plateau chargé de confitures sèches et de fruits glacés...

—Allons! s'écria M. de Balincourt, il faut faire réveillon! et aussitôt les voilà entourant le lit et faisant et disant mille folies... le réveillon dura jusqu'à une heure du matin... à la fin on laissa dormir la pélerine jusqu'à midi; à midi, de nouvelles folies de M de Balincourt réveillèrent madame de Genlis. Son mari, lorsqu'il vint pour la reprendre, fut obligé de rester à l'hôtel de Balincourt, et pendant cinq ou six jours ils menèrent tous la plus folle comme la plus heureuse des vies. C'était une partie sur l'eau, une course à la campagne,... à la halle!... on jouait des proverbes... on riait... on s'amusait surtout, et on était heureux...

SALON
DE
M. LE MARQUIS DE CONDORCET.

La société était changée complétement dans ses usages et ses manières, et nulle gradation, aucune transition préparatoire ne nous avaient amenés où nous nous trouvions à l'époque où nous sommes parvenus dans ce livre. Le mouvement révolutionnaire avait communiqué une force ascendante à tous les esprits qui les contraignait à suivre une voie dans laquelle ils se trouvaient d'abord gênés, puis tellement à l'aise qu'il était bien difficile à une maîtresse de maison d'imposer à son salon une règle de manières toujours suivie. Les débats politiques étaient d'autant plus fréquents que l'amour de la liberté était vrai dans beaucoup de cœurs. Chez un peuple libre les débats n'ont aucun terme, il faut même dire que la liberté n'existe que par eux; le silence annonce l'anéantissement: de la discussion jaillit la lumière. À l'époque où vivait encore l'homme dont je vais raconter la vie, il y avait autour de lui une foule de rares talents qui, jaloux de prouver ce qu'ils pouvaient pour la patrie, dévoilaient leur opinion dans des discussions animées où l'on retrouvait encore l'excellent ton du temps précédent, mais le regret de ne l'y pas maintenir; cependant, chaque jour, ce regret s'effaçait pour faire place aux éclats bruyants, à une parole retentissante, et la dispute enfin remplaçait la discussion. Les querelles devenaient fréquentes, les duels se multipliaient. On ne parlait que de la rencontre de MM. le vicomte de Noailles et de Barnave; de celle de Barnave et de Cazalès, de M. de Pontécoulant et de M. D.... et d'une foule de duels importants qui étaient eux-mêmes des sujets de nouvelles disputes sans terminer la querelle qu'ils semblaient servir.

Barnave, dont le beau talent oratoire devait être autrement accompagné que par une humeur querelleuse et fâcheuse, avait une grande bravoure, non pas celle qui convient au tribun du peuple, qui doit être calme, raisonnée, et seulement active devant le danger de la patrie, ainsi que fit Cicéron lorsque Catilina menaça Rome. Barnave était impressionnable et d'une humeur inquiète qui le faisait courir après un succès de tribune, non pas dans le but d'obtenir la remise d'un impôt ou le retrait d'une loi fâcheuse, mais pour que son nom fût prononcé. Il avait apporté à l'assemblée une renommée de bravoure et la voulait soutenir. Aussi dans son duel avec Cazalès, il le blessa d'un coup de pistolet, tandis que la générosité aurait peut-être voulu qu'il eût tiré en l'air.

Toutes ces querelles intérieures ajoutaient au trouble que faisait naître le malheur public; mais personne ne comprenait mieux le mal que les affaires politiques recevaient de cette agitation, que le marquis de Condorcet.

Ami de Turgot et de Malesherbes, les deux hommes les plus vertueux de leur temps, disciple aimé de d'Alembert, estimé de Voltaire, qui entretenait avec lui une correspondance suivie, le marquis de Condorcet méritait cette estime universelle et cette renommée dont il jouissait par un caractère noble et ferme, des opinions arrêtées, une indépendance courageuse, et surtout par des sentiments d'humanité et de justice que la véritable philosophie inspire et qu'il pratiquait avec les vertus de chaque jour de l'homme de bien.

C'est ainsi, du moins, qu'il était avant la Révolution: mais aussitôt que la cloche révolutionnaire eut tinté, il trompa l'espoir que ses amis avaient mis en sa haute nature; les doctrines les plus fortes furent exaltées par lui. Doué de qualités supérieures, il ne les employa que pour le mal, et fait pour créer il ne sut que détruire.

Sa femme, Sophie de Grouchy (sœur du maréchal), était l'une des plus belles personnes de son temps. Douée, comme son mari, de qualités précieuses, elle n'en fit comme lui qu'un funeste usage; spirituelle comme l'une des femmes les plus aimables du siècle de Louis XIV, instruite comme l'une des plus remarquables de celui qui le suivit, madame de Condorcet employa le pouvoir que lui donnaient ses talents et sa beauté, non-seulement sur son mari, mais sur tout ce qui venait dans son salon, pour opérer le terrible mouvement subversif de toutes choses, ce mouvement enfin qui devait dans sa violente rapidité emporter à la fois et ceux qu'il frappait et ceux qui l'opéraient.

Le marquis de Condorcet[84] était un de ces hommes dont l'influence comme homme du monde est d'autant plus à redouter, qu'on leur sait gré dans la société de s'y montrer comme prenant part à ses plaisirs et à ses habitudes. M. de Condorcet n'est cependant pas au premier rang comme penseur profond, ni comme écrivain... surtout à une époque où ils étaient l'un et l'autre si nombreux!... Mais son esprit était élevé et vindicatif; il avait surtout une verve et une volonté de faire pour arriver au bien qui faisait prendre à cet esprit tous les genres de composition qu'il lui plaisait de choisir; mais son ouvrage le plus remarquable est le dernier qu'il écrivit pendant le temps de sa proscription et qui parut deux ans après, intitulé: Esquisse du progrès de l'esprit humain. C'est la perfectibilité de l'homme, mais illimitée et considérée dans l'espèce et dans l'individu... C'est un système peut-être plus effrayant pour l'homme pieux qu'il n'est admirable pour le savant. Il y a un matérialisme révoltant, je trouve, dans cette volonté de l'esprit humain de se déifier lui-même et de remplacer la divinité; car telle est la pensée de Condorcet dans ce dernier ouvrage écrit au reste sous l'influence d'une violente irritation contre la société d'alors. Les excès qui se commettaient journellement lui paraissaient monstrueux, et il regardait sans doute que ce que la société pouvait en mal elle le pouvait en bien. C'est par la toute-puissance de l'homme se régénérant, se déifiant, avec l'aide du temps, que Condorcet veut remplacer le pouvoir de la puissance éternelle. C'est pour lui l'œuvre de la civilisation, des progrès enfin de l'esprit humain; c'est là le but de la société: il y a dans cette pensée une sorte de parodie de la religion qui me révolte et m'a toujours inspiré une profonde répulsion pour les doctrines de Condorcet, et conséquemment pour ses ouvrages; mais en étudiant l'âme de cet homme, en voyant tout ce qu'il a souffert, en examinant surtout le genre de séduction qui avait été exercé sur lui par sa femme, que je considère comme plus coupable que lui des malheurs que Condorcet a certainement amenés par ses doctrines corruptrices, considérant surtout que la mort a des poids égaux pour juger ceux qu'elle a frappés, j'ai repoussé toute prévention et j'ai écrit ce que je savais sur Condorcet.

Pendant longtemps Condorcet s'appliqua surtout, comme écrivain philosophique, à prouver aux détracteurs des nouvelles doctrines que, loin d'être nuisible à la vertu, la philosophie au contraire était favorable à tous les genres de progrès de l'esprit. Peut-être se trompait-il; mais du moins la philosophie de Condorcet avait-elle un caractère tout différent du fatalisme dogmatique de Diderot et de ses sectaires et du douloureux scepticisme fataliste de Voltaire. Le système de Condorcet, opposé à ceux de Voltaire et de Diderot, n'est qu'une chimère sans doute comme le leur; mais celui-ci est au moins celui d'un cœur exalté qui rêve le bien: on voit en lui une grande sympathie pour ses semblables; c'est plutôt un esprit égaré par l'incrédulité contagieuse du siècle où il vivait qu'une âme corrompue voulant elle-même corrompre. Il se maria assez tard avec mademoiselle de Grouchy, et peut-être l'influence qu'exerça cette jeune et belle personne sur lui, au moment où il devait prendre une route pour agir activement dans les temps odieux qui le virent au premier rang des philosophes politiques, fut-elle terrible, au lieu d'être ce que devait produire la voix d'une femme jeune et belle parlant à un homme dont le pouvoir pouvait devenir immense...

La société de Condorcet, avant les moments malheureux où il se sépara des monstres qui décimaient la France, était une société choisie d'hommes de lettres et de femmes d'esprit dont l'âge et les manières étaient en rapport avec ceux de madame de Condorcet. Elle faisait elle-même les honneurs de son salon avec une grâce parfaite, que sa beauté remarquable augmentait encore. Le choix des amis de Condorcet prouve la pureté de ses intentions: c'étaient les hommes les plus honnêtes de leur époque; c'étaient M. Turgot, M. de Malesherbes, M. Suard, l'abbé Morellet, Marmontel, Helvétius, madame Helvétius, d'Alembert, l'homme le plus naïvement méchant qu'ait enfanté la secte philosophique; l'abbé Soulavie allait aussi chez Condorcet, mais je ne le cite que comme homme d'esprit; le chevalier Turgot, frère du ministre, était aussi l'un des habitués du salon de Condorcet; M. de Fongeroux, savant distingué de l'académie des Sciences, ainsi que M. de Bondaray, également de l'académie des Sciences, et le duc de Lauraguais, allaient aussi chez Condorcet. La conversation était quelquefois spirituelle et légère, mais le plus souvent abstraite et d'un sérieux qui excluait le charme de la causerie intime; ce n'était que lorsque l'abbé Morellet, Marmontel et Suard étaient chez Condorcet qu'il y avait plus de gaîté dans la conversation.

J'ai parlé, en commençant cet ouvrage, de l'influence de la société en France sur les idées et les événements politiques. C'est surtout à cette époque que, de l'intérieur des salons, les idées réformatrices s'élançaient dans le monde, germaient dans les jeunes têtes avides d'émotion, et puis ensuite éclataient, comme on l'a vu, et produisaient des effets désastreux.

Soulavie[85], que je rencontrais assez souvent dans une maison de nos amis communs, racontait qu'un jour, allant chez madame de Condorcet, il y trouva M. Turgot le ministre et le chevalier Turgot, son frère, brigadier des armées du Roi, avec M. de Fongeroux, de l'Académie des Sciences... Lorsque l'abbé Soulavie entra dans le salon de Condorcet, il remarqua une profonde émotion sur le visage des personnes qui étaient dans l'appartement. Cette émotion et le style employé alors étaient une des innovations que la nouvelle philosophie introduisait dans la discussion. La haute société, le grand monde, le monde élégant, enfin, était toujours calme, et jamais le ton de la parole ne s'élevait au-dessus d'un diapason très-mesuré... Le genre déclamatoire n'était donc pas de bon goût; mais ce n'était pas ce qui arrêtait la secte dont faisaient partie tous ceux que je viens de nommer, et puis ensuite le sujet qui les occupait était en effet de nature à exaspérer un caractère plus doux encore que celui de M. Turgot.

C'était le lendemain du jour où la brochure de M. Necker avait paru; elle renfermait en effet des attaques terribles contre M. Turgot et son administration...

—Malheureuse nation! s'écriait M. Turgot; tu ne te relèveras jamais des maux que Necker te prépare!...

—Vraiment! disait Condorcet avec cette parole indécise qu'il avait toujours... Vraiment!... Nous en serons quittes pour un second système de Law... M. de Fongeroux, qu'en pensez-vous?

M. de Fongeroux, naturellement timide, ne répondait qu'en souriant et en s'inclinant, pour montrer son approbation... Soulavie, qui entrait dans la chambre et ne savait pas de quoi il s'agissait, le demanda au chevalier Turgot. Celui-ci regarda son frère, qui, s'avançant vers Soulavie, lui prit le bras, et lui dit avec ce ton déclamatoire, quoiqu'il voulût être simple, que Diderot avait mis à la mode parmi ses partisans:

Jeune homme que nous aimons, prends, et lis...

Il ouvre en même temps la brochure de M. Necker, au dernier chapitre de la législation des grains, et il ajoute:

Que devons-nous attendre d'un ministre qui se passionne contre la CLASSE IMPORTANTE dans un État, pour prendre parti pour une autre, celle qui ne possède rien!... Attendons-nous à voir se renouveler en France les scènes des Gracques.

J'aime M. Necker; mais j'avoue que peut-être M. Turgot avait-il raison dans cette circonstance.

«Presque toutes les institutions civiles, dit la brochure de M. Necker, ont été faites par les propriétaires. On est effrayé, en ouvrant le code des lois, de n'y découvrir partout que cette vérité!... On dirait qu'un petit nombre d'hommes, après s'être partagé la terre, ont fait des lois d'union et de garantie contre LA MULTITUDE... comme ils se seraient fait des abris dans les bois pour se défendre contre LES BÊTES SAUVAGES!...»

Voilà ce qu'a écrit et publié M. Necker lors de l'insurrection des blés le 2 mai 1775. C'est prêcher la loi agraire, après tout. Elle est bien singulière aussi, cette émulation dans les deux partis philosophiques pour la réforme de la France! Je ne puis la comparer qu'à l'émulation des partis populaires de l'Assemblée Constituante, dans laquelle toutes les factions et toutes les familles révolutionnaires, réunies sous une même voûte, la faisaient retentir de motions et de cris, avec lesquels ils travaillaient à saper jusqu'en ses fondements la plus ancienne monarchie de l'Europe...

Oui, c'est M. Necker qui a fait faire l'émeute des blés le 2 mai... Sans doute l'intention était bonne, et le but était le même; et les désastres opérés dans la Révolution l'ont été en grande partie par cette même classe prolétaire que M. Necker mettait, avant tout, dans la balance de ses affections. M. Turgot ne parlait, au contraire, que de la classe possédant, mais comme industrielle et utile. Je le répète, j'aime M. Necker, que tous les miens aimaient; mais l'évidence, dans cette circonstance, est pour M. Turgot... Il faut une justice impartiale pour les temps de troubles; sinon les jugements sont impossibles.

—C'est M. Necker qui a dirigé l'émeute des blés, dit le chevalier Turgot en s'approchant de M. Soulavie... Il l'a fait pour perdre mon frère, ajouta-t-il avec un accent de fureur concentrée.

—Ceci est faux, par exemple.

—Mon ami! s'écria son frère, je vous ai déjà dit que vous m'affligiez en parlant ainsi!... M. Necker peut avoir de mauvaises idées en administration; mais qu'il excite une émeute dans un moment où la monarchie montre toute sa misère[86], dans la seule vue de perdre un homme innocent, voilà ce que je ne puis consentir à entendre proclamer par quelqu'un de ma famille!...

Le chevalier Turgot regarda son frère avec un sentiment indéfinissable de tendresse et de reproche; puis se tournant, vers Soulavie:

—Je suis fâché, lui dit-il, de ne pas être de l'avis de mon frère; mais j'avoue que je ne le puis... C'est M. Necker qui a fait faire l'émeute pour les blés, répéta-t-il avec plus de force... d'abord à Dijon le 20 avril, et puis à Paris le 2 mai suivant... Mais ayez de la prudence; car M. Necker est moins généreux que mon frère, qui refusa de signer la détention du Genevois à la Bastille, et il expédia des lettres de cachet contre ses ennemis, même contre M. le duc de Lauraguais, qui défend, dans ses écrits, ses propriétés contre les attentats de M. Necker.

Et en parlant ainsi, M. le chevalier Turgot avait les yeux enflammés et la voix tremblante; tandis que M. de Condorcet, avec le sourire du calme et de la réflexion, approuvait ce que disait son ami; et d'Alembert, avec sa petite figure de singe, semblait se railler de tout ce qu'il entendait...

Ce fut à cette époque que notre langage subit un changement très-marqué; ce fut cette même querelle de M. Necker et de M. Turgot qui donna jour à ce changement: d'abord dans la brochure de M. Necker, écrite dans un ton sentimental, qui existe au reste dans tous les écrits de M. Necker, il parle de la hausse ou de la baisse d'un boisseau de blé avec la même expression qu'il mettait à nous dire qu'il avait remarqué l'absence d'un ami bien aimé... M. Turgot et son frère portaient au même degré ce ton sentimental; M. Turgot, le brigadier des armées du Roi, incrédule en fait d'opinions religieuses, comme l'étaient son frère et M. de Malesherbes, ennemi déclaré des folies et des dissipations de la Cour. Ligués tous deux avec Condorcet et toute cette société savante qu'il réunissait chez lui, ils firent un grand mal à la royauté; en voulant frapper M. Necker, ils frappèrent sur le pouvoir, car ils étaient inhérents l'un à l'autre. Condorcet, par sa naissance et ses relations, était tout à la fois homme du grand monde et homme de science; il pouvait faire beaucoup de mal, et il en fit. Madame de Staël, alors ambassadrice de Suède à Paris, avait aussi son influence; on voit dans son admirable livre des Considérations sur la Révolution française tout le mal que cette faction philosophique de Condorcet et de Turgot a fait à son père.

Et, en effet, on comprend comment leur concours dans une même opération, leur émulation, la haine qui en résulta, leur activité pour arriver mieux et plus vite, tous ces sentiments animaient ces deux hommes; mais l'amour de la patrie était nul chez l'un, puisque ce pays n'était pas le sien, et chez l'autre il était presque annulé par la haine qu'il ressentait pour M. Necker. M. Necker et lui se détestaient véritablement, et cette haine, excitant les hautes notabilités sociales dans un pays comme celui de France, devait mettre le feu dans la plus simple conversation, aussitôt qu'un partisan de l'un se trouvait en face d'un champion de l'autre dans un salon. Ma partialité pour M. Necker se trouve ici fort heureusement à l'aise, car il est reconnu que sa conduite fut honorable et belle pendant cette malheureuse lutte, et que dans ses écrits il ne dit jamais d'injures directes à M. Turgot; tandis que celui-ci invectivait M. Necker avec une violence que rien ne peut excuser. Qu'on lise les ouvrages de Turgot sur ce sujet; Condorcet en publiait au moins trois tous les ans... Il avait au reste une indépendance de pensées bien admirable. M. le duc de la Vrillière était chancelier et fort en faveur; il se présenta une occasion où le marquis de Condorcet dut écrire sur la Vrillière et le louer... Le marquis s'y refusa obstinément et donna sa démission lors de l'avénement de M. Necker au ministère, pour éviter tout rapport avec un homme qui était l'ennemi de son meilleur ami. Cet emploi était dans l'administration des monnaies et fort éminent. C'est une preuve d'amitié qui aujourd'hui ne paraîtrait qu'une sotte et plate niaiserie... mais j'ai tort... on n'a pas besoin de la juger, car personne ne donnera cet embarras; et lorsqu'on a une bonne place, on la garde.

Les soirées se passaient chez Condorcet à faire des lectures, à lire des vers, à causer, non-seulement sur les sciences, mais aussi sur les beaux-arts et la littérature. C'était un peu ce qu'on appelle un bureau d'esprit. Madame de Condorcet, jeune, belle et charmante, avait le défaut qui alors commençait à ternir tant de qualités agréables dans une jeune et jolie femme...: elle écrivait; et comme son esprit s'appuyait souvent sur celui de son mari, elle prit involontairement la teinte philosophique de cet esprit sérieux et penseur... Elle a traduit Adam Smith, et l'a enrichi de plusieurs lettres bien dignes de sortir de la plume d'une femme, et dans lesquelles elle supplée à ce qu'a omis Adam Smith: c'est sur la sympathie[87]. L'ouvrage qu'elle a traduit est tout-à-fait dans le style qui convient non-seulement à une femme, mais à une mère de famille. Cependant, dans cette relation, bien éloignée, sans doute, de tout ce qui a rapport à la politique, on trouve encore une teinte de cet esprit tracassier et disputeur qui à cette époque avait non-seulement envahi les salons des femmes les plus charmantes, mais avait terrassé toutes nos anciennes et belles coutumes, et foulé d'un pied audacieux tout ce qui florissait autour de notre fauteuil de maîtresse de maison, véritable trône du haut duquel nous dictions des oracles... Madame Roland, madame de Condorcet, madame de Genlis, madame de Staël, madame Cottin, ont toujours été des reines, je le sais... mais des reines sans royaumes, et leur pouvoir étant dégagé de ce prisme qui entourait le sceptre et empêchait de sentir ce qu'il avait de dur en frappant; ce pouvoir jadis si doux, qu'on ressentait en craignant de s'y soustraire, ce pouvoir se perdit sans même passer en d'autres mains, et c'est à peine aujourd'hui si la tradition nous en est demeurée... Il faut, pour en parler, qu'on invoque le souvenir du salon d'une actrice qui jouait bien Madame de Clainville ou la Coquette corrigée, parce que le comte Louis de Narbonne, le vicomte de Ségur, le duc de Lauzun, et plusieurs autres de l'époque élégante, allaient dîner chez la courtisane, et lui disaient quelquefois sérieusement... et quelquefois en riant aussi...:

—Ma chère, saluez ainsi; vous ferez comme madame du Barry.

Et voilà où nous irons chercher nos traditions de l'époque... et cela n'est pas surprenant. Comment en eût-il été différemment?... La révolution de la Cour d'abord, qui arriva par Marie-Antoinette, et celle de 89 qui arriva bien aussi par elle et qui fit une révolte dans une révolution!... Le moyen de conserver une tradition, quelque légère qu'elle soit, au milieu de ces bouleversements répétés!... Je rendrai compte tout à l'heure d'une foule de détails dont mon jeune esprit fut vivement frappé à cette époque. Ce fut le temps qui succéda au 9 thermidor... et puis le Directoire... ce temps où les jeunes filles, ayant encore leur habit de deuil, s'en allaient, le tête couronnée de roses, danser la gavotte dans un bal public, au risque de heurter du pied quelque cadavre!... Quel temps et quels souvenirs!...

Condorcet, dont j'ai parlé dans cette relation, n'était plus jeune[88] au moment où la Révolution commença; sa figure, sans être remarquablement belle, avait une expression qui frappait. Son front était vaste et bombé, ses yeux couverts mais vifs et donnant des regards profonds, qui révélaient de grandes et hautes pensées; son nez était aquilin et très-prononcé; sa bouche était le trait le plus caractéristique de sa figure; son sourire était calme, mais il devenait facilement satirique. Il annonçait une chose intime qu'il ne traduisait que par cette expression légèrement moqueuse qui relevait les coins de sa bouche lorsque la pensée qu'il accompagnait était trop vivement sentie. Mais dans toute sa personne comme dans sa physionomie on retrouvait cette expression malheureuse que Walter Scott a bien raison de reconnaître sur le visage de ceux qui doivent mourir de mort violente ou prématurée... Je ne prétends pas retrouver cette expression sur un front après qu'il m'a été non-seulement nommé mais indiqué par la voix publique, et entouré d'un jugement qui me force à ne le prononcer qu'avec mépris ou bien avec louange. Je ne me laisse pas entraîner à ce jugement. Je ne loue ou ne blâme que d'après moi-même. Je l'ai assez prouvé, je le crois, dans Catherine, dans M. de Bourmont et beaucoup de personnes qui m'apparaissent entourées d'une auréole de gloire ou bien frappées d'un mépris injuste. Je pose la figure en face de moi, je l'interpelle devant son siècle, et les accusations, ou les choses qui existent comme telles, me répondent souvent et la justifient ou bien l'accusent... C'est la loi que je me suis imposée pour beaucoup de personnages du grand drame que je me suis chargée de mettre sur la scène: je veux parler de l'histoire des salons de Paris. Celle de nos affaires politiques tient immédiatement à celle des salons. Il y a plus qu'un rapprochement, il y a fraternité.

Ce que je pense là-dessus est de tous les pays; mais pour la France, c'est une immense vérité...

Intimement lié avec toute la troupe philosophique, enfant de Voltaire et de Diderot, Condorcet, ainsi que je l'ai fait observer, ne tenait à aucune de leurs doctrines; la sienne se prolonge encore de nos jours, au reste, et j'avoue que j'aime encore mieux voir suivre sa croyance, toute funeste qu'elle est, que celle bien autrement désolante de Voltaire et de Diderot. L'empereur en la pratiquant nous a fait bien du mal ainsi qu'à lui-même!... Qu'est-ce donc en effet que la mort de toutes choses? le néant!... Est-ce donc pour ce but que l'homme travaillerait? Quelle image plus désolante voulez-vous présenter à l'œil qui voit encore, mais qui voit avec la conviction qu'une fois fermé cet œil ne se rouvrira plus, même devant un juge... même devant une punition éternelle. Car tout est préférable à ce mot épouvantable: Le néant!... L'âme se glace en l'entendant seulement prononcer!...

Secrétaire de l'Académie des Sciences, l'un des quarante de l'Académie, correspondant de beaucoup d'autres académies en Europe, ami de toutes les notabilités connues... Condorcet est peut-être l'homme qui a le plus écrit de notre époque... Ses ouvrages sont nombreux et présentent le double avantage d'avoir été faits par un homme de la science, et de l'époque où cette science régénérait le pays. Ses articles de journaux surtout sont fort remarquables: ils n'ont pas le défaut qu'on peut reprocher à son style dans ses autres ouvrages, d'être lourd et quelquefois monotone; ses articles de journaux ont du sel, du mordant, et font souvent image. Il a écrit surtout dans la Feuille villageoise et la Chronique de Paris. Mais son œuvre principale est sa dernière production, ce qu'il écrivit tandis qu'il errait proscrit et hors la loi, et qu'il cherchait un asile dans les bois et les carrières après avoir quitté l'amie généreuse qui l'avait accueilli pendant son malheur; cet ouvrage, intitulé: Esquisses des progrès de l'esprit humain, fut imprimé en 1795 un an après sa mort. Il a fait un plan de constitution, une Vie de Voltaire, une Vie de Turgot. Beaucoup d'ouvrages aussi sur les mathématiques lui ont fait un nom distingué dans les hautes sciences. Comme littérateur, son premier ouvrage fut remarquable et lui valut la place de secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences et devint un titre au fauteuil académique: ce sont ses Éloges des académiciens morts depuis 1669. Sans doute ils sont inférieurs à ceux de Fontenelle, mais on reconnaît dans Condorcet un mérite au-dessus du mérite vulgaire; et tout ce qui sort de la ligne commune est si fort à estimer, que je place immédiatement celui qui marche ainsi hors du chemin battu dans un lieu où les hommages peuvent lui être rendus. Oui, il faut une récompense à qui n'est pas vulgaire.

Condorcet était naturellement bon et d'une grande équité. Cette rectitude dans l'habitude de la vie était portée par lui dans tout ce qu'il faisait et surtout dans ses écrits... Il était juste non-seulement dans ce qu'il imposait aux autres, mais il l'était même dans ses opinions politiques, du moins le croyait-il, et cela l'excuse... Je prouverai par un fait que je sais de lui qu'il avait une grande impartialité de jugement et que, même au risque de se donner tort, il disait lui-même ce qui le condamnait...

Son extérieur était plutôt bien qu'autrement, ainsi que je l'ai dit plus haut; mais il était timide, ce qui nuit toujours à un homme et lui donne des manières empruntées[89]. Il était réservé, même froid; mais son âme était brûlante, et sous cet extérieur réservé, sous ce front de glace, était une pensée de feu.

«Ne vous y trompez pas, disait d'Alembert, c'est un volcan couvert de neige

Un tort grave qu'on peut lui reprocher est d'avoir aidé Voltaire à dénaturer le sens des belles pensées de Pascal... Mais chez Voltaire il y avait mauvaise foi, chez Condorcet rien de semblable. Voltaire trouvait sans doute Pascal un trop rude jouteur pour lui laisser toutes ses armes, il fallait le désarmer pour avoir quelquefois raison; tandis que Condorcet n'y songeait pas, et égaré par son maître ou plutôt ses maîtres, il a porté la main sur un des monuments de l'esprit le plus admirable peut-être que l'homme ait produit!... C'est un tort grave; mais il en est un plus profond que tous, c'est d'avoir siégé à la Convention... Je parle de ce tort avec amertume, parce que je sais plus positivement que beaucoup d'autres que Condorcet savait combien Louis XVI était un honnête homme, et voici un fait à cet égard dont fut témoin celui qui me l'a raconté, M. Brunetière, mon tuteur.

Madame Dupaty, veuve du président au parlement de Bordeaux, de celui qui fut l'auteur des Lettres sur l'Italie, était parente de M. de Condorcet. Il y soupait souvent, et il causait plus familièrement dans cette maison qu'ailleurs; j'ai déjà dit qu'il avait beaucoup de timidité et une sorte de difficulté dans la parole. Un soir, après souper chez madame Dupaty, Condorcet était soucieux et parut vouloir parler. À cette époque (89 ou 90), il faisait partie d'une commission relative aux monnaies, et le Roi admettait souvent cette commission au conseil pour parler avec ses membres sur l'objet de leur travail.

—Savez-vous, dit Condorcet, qu'on se trompe lourdement en disant du Roi qu'il est un homme sans talent et sans esprit? Je vous dis, et je l'affirme sur l'honneur, que Louis XVI est un homme d'une grande capacité. Nous avons eu ce matin deux conseils pour les subsistances. J'ai été appelé, la délibération a été longue, et, comme vous le pensez bien, hérissée de difficultés... Le Roi a parlé le dernier, après avoir écouté chacun de nous avec une grande attention... Il a pris la parole, a résumé les discours de chacun, après avoir parlé de la situation du pays et de l'Europe mieux qu'aucun des orateurs, et a conclu par son opinion personnelle, qui m'a paru pleine de sens et surtout très-lumineuse et forte, de cette force de raisonnement et de logique à laquelle rien ne résiste... Après l'avoir écouté, nous nous sommes regardés avec étonnement et n'avons rien trouvé de mieux à faire que d'adopter ses vues... Je vous certifie, ajouta Condorcet d'une voix émue, que Louis XVI est un homme très-éclairé et... un honnête homme... Car tout ce qu'il disait pour le bien et la tranquillité de la ville de Paris et des provinces, on ne le dit, on ne le sait que lorsqu'on est un bon prince.

Voilà quelle était l'opinion de Condorcet en 1790 et 1791. Depuis il eut sans doute des motifs pour changer d'opinion; car, avec le caractère bien connu de Condorcet, il n'eût jamais voté la mort du Roi.

Il fut de la faction des Girondins, et lui aussi fut un admirateur du caractère énergique: cela devait être; ami de Brissot, il devait marcher sous sa bannière, et les maximes sanguinaires de Robespierre et des autres membres de ce comité de salut public dont il fit partie quelque temps le révoltèrent. C'est alors qu'il fit plusieurs motions qui le firent décréter d'accusation, et enfin mettre hors la loi. Il avait adressé quelque temps avant une épître à sa femme, dans laquelle l'on trouvait sa pensée!

«Ils m'ont dit: Choisis d'être oppresseur ou victime.
J'embrassai le malheur, et leur laissai le crime.»

Devenu proscrit après avoir proscrit lui-même, Condorcet ne sut quelque temps où reposer sa tête. Enfin une amie généreuse, car c'était jouer sa vie que sauver celle d'un malheureux à cette époque horrible, madame Verney, lui donna un asile pendant huit mois. Un jour Condorcet demeure seul, voit un journal oublié sur une table; il y lit que toute personne accusée et convaincue d'avoir recelé ou sauvé un condamné était condamnée elle-même... Madame Verney était sortie. Condorcet laisse un mot pour la prévenir qu'il quitte son toit sauveur, où sa tête peut appeler la mort, et le malheureux, au milieu de la nuit, ne sachant où porter ses pas, sort de cet asile hospitalier pour aller au-devant de la mort...

Il fut errant et caché pendant plusieurs jours. Il allait demandant un asile, tantôt aux carrières de Montrouge, aux bois de Verrières, ou bien dans les environs de Clamart et de Fontenay-aux-Roses... Le malheureux n'avait plus que des vêtements en lambeaux!

M. et madame Suard avaient été ses amis... Il se rappela qu'ils avaient une maison, où sa femme et lui étaient venus ensemble, à Fontenay-aux-Roses. Sa femme! si jeune et si belle! sa femme! maintenant abandonnée... et la femme d'un proscrit!... Ses souvenirs le pressent en foule, et lorsqu'il arrive à l'un des deux pavillons qui forment la maison de Suard, ses yeux sont encore humides de larmes... Il sonne, un domestique vient ouvrir. À l'aspect de cet homme dont la barbe longue, les cheveux hérissés et remplis de paille et d'herbes sèches, les habits déchirés, la figure hâve et les yeux hagards donnent seuls de la terreur, le domestique recule d'abord... mais un second regard le fait revenir sur lui-même:

—Ah! monsieur, dit-il à Condorcet, dans quel état vous revois-je!

—Eh quoi! dit le marquis terrifié de se voir reconnu... vous savez qui je suis!...

—Oui, monsieur... j'ai eu l'honneur de voir monsieur le marquis chez M. de Trudaine.

—Silence! parle bas, malheureux! tu me perds et toi aussi!

Le domestique se retourna vivement... il n'y avait personne.

—Ah! monsieur m'a bien effrayé!... C'est que si mon maître voyait monsieur... il ne l'aime plus! ajouta l'honnête garçon en baissant les yeux; et le regard dérobé à l'investigation du proscrit voulait dire:

Et moi aussi je ne vous aime plus!...

—Comment! Suard...

—Ce n'est pas M. Suard, monsieur... il loge dans l'autre pavillon. C'est M. de Monville qui occupe celui-ci...

Condorcet remercie le bon domestique qui lui avait donné la plus sublime aumône d'un cœur généreux et bien né, de la pitié pour la grande infortune d'un coupable; car Condorcet l'était devant Dieu et les hommes depuis la mort du Roi.

Depuis cette funeste époque, Suard et sa femme avaient également cessé de voir M. et madame de Condorcet!... Condorcet connaissait leur opinion, mais aussi il savait combien tous deux étaient honnêtes et purs. C'étaient des cœurs auxquels on pouvait se confier!... Il ne se trompait pas; à peine Suard l'eut-il reconnu que, voulant éviter même une parole qui pouvait les trahir, il fit aller la seule servante qu'il eût dans le village pour y faire une commission, et alors il put embrasser son malheureux ami qui était expirant de besoin.

—Un peu de pain, dit-il... Je me meurs... Un peu de pain par charité!...

—Suard lui servit lui-même du fromage et du pain, avec du vin... Ce secours le ranima... Il put parler... Il put enfin faire une sorte de testament verbal dans lequel il recommandait sa fille à Suard... sa fille qu'il adorait!... Ah! nous aussi nous avons des enfants, et nous comprenons tout ce qu'il y a d'affreux dans cette dernière parole de celui qui va mourir et qui dit pour toujours adieu à son enfant lorsqu'il est lui-même plein de vie et de force, et que cette vie lui est arrachée par des cannibales qui couvrent sa patrie de sang et de deuil... Cette situation est sans doute affreuse... Mais combien elle redouble d'horreur lorsque, descendant au fond de son âme, on y trouve un remords qui vous crie: Pourquoi avoir éveillé ces monstres qui font tomber aujourd'hui la tête du père de ton enfant?... Condorcet parla longtemps de sa fille... un moment de sa femme, mais sans intérêt... Il remit cependant à son ami une somme de 600 fr. pour elle... mais sans ajouter une autre parole; puis il recommanda à Suard le manuscrit laissé chez madame Verney, lui demandant de le publier; ensuite ils avisèrent ensemble aux moyens d'aller à Paris pour demander à quelques-uns des anciens amis de Condorcet, Garat, par exemple, une lettre d'invalide pour que Condorcet pût gagner un port et s'embarquer... Condorcet remercia Suard et convint avec lui qu'il reviendrait prendre cette lettre que Suard devait immédiatement aller chercher à Paris...

—Ah! dit le proscrit en se levant et retombant aussitôt sur sa chaise...

—Mon Dieu! qu'avez-vous? s'écria Suard...—Rien de nouveau... Je suis blessé... au pied. Et il lui montra en effet son pied tout ensanglanté!... Suard sentit son cœur se serrer de nouveau... Condorcet s'en aperçut.

—Pas de faiblesse, lui dit-il... Rendez-moi un dernier service encore avant que je quitte votre toit hospitalier, mon ami... Donnez-moi du tabac... Si vous saviez tout ce que j'ai souffert depuis que j'en suis privé!... C'est plus douloureux que de n'avoir pas de pain!...

Suard lui en arrange un cornet... Dans le moment où il allait le mettre dans sa poche, un souvenir d'un nouveau genre le frappa.

—Ah! mon ami, mettez le comble à votre généreuse amitié! Donnez-moi un Horace! je vous en conjure!...

Suard lui donna un Horace, et Condorcet partit de cette maison, heureux encore dans son infortune, car il avait trouvé un ami...

En quittant la maison de Suard, il se dirigea vers les carrières, dans lesquelles il se tint caché pendant tout le jour... Il ne devait retourner que le lendemain chercher cette carte d'invalide que Suard avait été demander à Garat.

Garat la lui accorda à l'instant; mais pour plus de sécurité il employa un autre moyen, quelque puissant qu'il fût lui-même dans le gouvernement d'alors... Il se rendit à Auteuil auprès de Cabanis, ancien ami de Condorcet comme lui; Cabanis était alors employé dans les hôpitaux... Il donna pour Condorcet une vieille lettre de passe pour un invalide retournant chez lui en sortant de l'hôpital... Cette carte était cent fois plus sûre qu'aucun passeport... Garat la remit à Suard et retourna à Paris. Cette bonne action n'est pas la seule qu'il ait faite; il est bon de le dire.

Mais tandis que ses amis s'occupaient de sa sûreté, Condorcet ne pouvait plus en profiter. Le malheureux, en partant de chez Suard, n'avait pas songé qu'il lui fallait éviter tous les lieux habités, et il n'avait emporté qu'un seul morceau de pain, un seul!... la faim devint bientôt tellement impérieuse qu'elle domina et la crainte du cachot et celle de la mort, et qu'il sortit de sa retraite poursuivi par une faim si terrible qu'il aurait en ce moment bravé l'échafaud... Il entre, à Clamart, dans un mauvais cabaret dans lequel étaient seulement une femme et un de ces espions volontaires, espèces de serpents plus dangereux que les espions véritables.

Condorcet, dont la barbe et les cheveux hérissés, les yeux hagards et le regard inquiet, l'habit en lambeaux, la démarche incertaine, auraient éveillé l'attention de gens bien plus confiants, attira sur lui la surveillance de l'espion. Cet homme ne le quitta plus des yeux et le désigna à la maîtresse du cabaret... Condorcet, affamé, mourant de fatigue, ne fit aucune attention à ce colloque ayant lieu pour ainsi dire sous ses yeux; il commanda et dévora aussitôt une omelette avec l'avidité d'une faim assez violente pour l'avoir fait sortir de sa retraite en face de l'échafaud.

—Payez moi, lui dit brutalement l'hôtesse en lui voyant expédier sa dernière bouchée, et craignant probablement qu'il ne s'échappât.

Condorcet, sans réfléchir à ce qu'il fait, tire de sa poche un portefeuille de satin blanc[90], brodé en soie plate, comme on brodait alors; l'élégance de ce portefeuille frappa en même temps l'hôtesse et l'espion.

—Qui es-tu? demanda brusquement l'espion.

Condorcet était naturellement embarrassé dans sa parole, comme on le sait, et dans ce moment il le fut encore davantage pour répondre aux questions faites brutalement, et son embarras devint bientôt plus que de la timidité... Il hésita d'abord; mais se rappelant ensuite le nom d'un homme de ses amis, membre comme lui de l'Académie des Sciences, il répondit qu'il était au service de M. du Séjour, conseiller à la Cour des Aides, savant distingué, et qui connaissait particulièrement Condorcet... Il pouvait donc donner sur cette maison des détails qui auraient prouvé qu'il était en effet au service de M. du Séjour. Mais cette réponse vint trop tard pour balancer l'effet de son extérieur et du portefeuille trop élégant pour lui appartenir. Il fut arrêté et conduit au Bourg-la-Reine, chef-lieu du district, où, ne pouvant rendre un compte satisfaisant de sa personne, il fut jeté dans une prison comme vagabond...

Le lendemain il fut trouvé mort lorsqu'on entra dans sa chambre; il avait pris du stramonium[91] combiné avec de l'opium. Il avait ce poison toujours sur lui. Cabanis l'avait composé et donné à plusieurs d'entre eux. L'archevêque de Sens l'avait employé pour échapper à l'échafaud, évitant par cette mort volontaire de porter sa tête sur cet autel où chaque jour on offrait en holocauste le sang le plus pur à la divinité, fille d'enfer, qui régnait alors sur la France!

—Je ne les crains pas si j'ai une heure devant moi! avait dit Condorcet à Suard...

Il avait toujours avec lui ce poison comme dernière ressource contre l'infortune.

Corvisart avait aussi de ce poison, appelé poison de Cabanis.

La dose pour mourir était fixée dans une petite recette qui enveloppait le poison. C'était une petite boule, grosse comme ces billes avec lesquelles jouent les enfants... La couleur en est brune (marron foncé). Cela se brisait en petits morceaux dans la bouche et se fondait facilement. On meurt sans aucune douleur. Il paraît que ce poison cause une congestion sanguine aux poumons. Ce qui le ferait croire, c'est que Condorcet fut trouvé mort avec tous les signes d'une attaque d'apoplexie, et le sang lui sortait par le nez. Le chirurgien appelé dit que cet homme inconnu, arrêté la veille, était mort dans la nuit d'une attaque d'apoplexie...

C'est ce même poison qui servit depuis à l'empereur, à Fontainebleau!... Mais le portant depuis longtemps sur sa poitrine, la chaleur l'avait, à ce qu'il paraît, altéré, et Napoléon ne put échapper aux tortures qu'on lui préparait à Sainte-Hélène; quant à la honte, elle est tout entière sur ses bourreaux...

La destinée de Condorcet est curieuse à examiner, ainsi que celle de tous les grands acteurs du drame de la Révolution: quelle fut leur fin? quelle fut leur vie politique même? Cette liberté qu'ils ont fondée, où donc est-elle?... quel est le moment où la France en a joui? Qu'on me le désigne, et je bénirai même l'époque la plus désastreuse de ces temps affreux. Mais l'impossibilité est positive. Est-ce donc en 93, lorsque la place de la Révolution voyait rouler quarante et cinquante têtes tous les jours, et que les prisons, insuffisantes pour contenir les victimes innocentes, se voyaient multiplier au nombre de cinquante?... Est-ce sous le Directoire, temps infâme de l'humiliation de la France, au milieu d'elle et sur la frontière?... Est-ce sous l'empire, temps de gloire et de renommée, et même de bonheur, mais où la liberté était enchaînée?... Non, la liberté ne nous fut jamais donnée... Toujours promise, c'est vrai, mais toujours inconnue pour nous. Eh bien! c'est pourtant à elle que nous avons vu sacrifier tant de nobles têtes; c'est pour la fonder, disait-on, qu'il fallait faire couler tant de sang!... Hélas! lorsque l'esprit de parti ne troublait pas la raison de ces hommes qui depuis furent en délire, voilà comment ils s'exprimaient. Il est curieux d'observer quelle était leur opinion sur le moyen d'amener le monde à cet état de perfectibilité humaine, but des vrais philosophes.

Voici un passage d'un avertissement mis par Condorcet en tête de l'Homme aux quarante écus, dans une édition de Voltaire faite à Kehl, tome LVII, in-12:

«Ceux qui ont dit les premiers que le droit de propriété dans toute son étendue, celui de faire de son industrie et de ses deniers un usage absolument libre, était un droit aussi naturel et surtout bien plus important pour les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des hommes, que celui de faire partie pour un dix-millionième de la puissance législative; ceux qui ont ajouté que la conservation de la sûreté et de la liberté personnelle est moins liée qu'on ne croit avec la liberté de la constitution... tous ceux qui ont dit ces vérités ont été utiles aux hommes en leur apprenant que le bonheur était plus près d'eux qu'ils ne le pensaient, et que ce n'est pas en bouleversant le monde, mais en l'éclairant, qu'ils peuvent espérer de trouver le bien-être et la liberté...»

...Quelle fin que celle de l'homme qui avait écrit de si belles pensées!

Sa femme, l'une des plus remarquables de son temps, pour sa beauté, son esprit et ses connaissances, fut bien coupable dans les efforts qu'elle-même tenta auprès de Condorcet pour l'exciter au lieu de le calmer, au moment où le paroxysme révolutionnaire était au plus haut degré. C'est à son instigation qu'il proposa cette loi insensée qui ordonnait de brûler ses titres de noblesse[92]... Que voulait dire cette parade? Pour les nobles vraiment nobles, cette mesure ne servait au contraire qu'à faire resplendir leur noblesse d'un nouvel éclat en mettant au néant toute cette noblesse moderne sortie des savonnettes à vilain, comme on appelait les marquisats achetés, et voilà tout. Quant au reste, il n'en était ni plus ni moins. Madame de Condorcet, après la mort de son mari, fut doublement malheureuse par ses remords et par sa ruine totale. Encore belle et jeune même, elle se vit réduite à faire de petits portraits à la gouache pour exister. Elle était retirée à Auteuil, où sa vie s'écoulait misérablement à l'époque du consulat. Elle était sœur du maréchal Grouchy.

SALON
DE
Mme LA COMTESSE DE CUSTINE
(FEMME DU GÉNÉRAL).
PREMIÈRE PARTIE.
MADEMOISELLE DE LOGNY.

C'était une chose rare à l'époque à laquelle nous sommes arrivés dans cet ouvrage, qu'une femme jeune, belle, riche, d'une grande naissance, et vivant solitaire au milieu de ce monde si bruyant dont les éclats ne la touchèrent pas, et ne lui donnèrent jamais la tentation d'aller dans ses fêtes partager les joies folles de ces femmes moins belles qu'elle, et dont le triomphe eût disparu devant le sien.

Mais cette vie tumultueuse n'était pas celle qu'elle préférait... elle cherchait le calme, le silence, aimait la solitude d'une église pour y prier longtemps; puis elle rentrait dans sa maison, asile sanctifié par les vertus d'un ange, embelli par le charme de son caractère; elle y retrouvait une famille dont elle faisait le bonheur et la gloire, un enfant au berceau qu'elle-même nourrissait, une sœur dont elle était l'idole, un mari dont elle était l'orgueil, et des amis dont elle était la joie.

Cette femme était madame la comtesse de Custine... Il y avait loin sans doute de l'agitation fiévreuse qui faisait courir les femmes au-devant de toutes les folies qu'elles allaient chercher dans les bals, les fêtes, les spectacles de tous genres qui remplissaient le temps de délire que l'hiver consacre toujours aux saturnales du plaisir, au calme profond de l'hôtel de Custine... et cependant ce n'était pas du silence, ce n'était pas du sommeil... on y riait, on y était joyeux, mais de cette joie du cœur qui n'a pas d'éclats et qui rit tout bas. Ayant une grande fortune, possédant tout ce que le monde appelle éléments de bonheur, madame de Custine voulut y joindre celui que donne la vertu... elle avait l'âme et la figure d'un ange, elle devait vivre comme eux.

Son salon[93] était le point de réunion de plusieurs jeunes femmes qui avaient de l'esprit et des talents; sa société était extrêmement choisie sans qu'il y eût cependant de la pédanterie; elle-même était parfaitement naturelle et gaie. Sa conduite fut toujours d'une pureté irréprochable; elle était pieuse, charitable, mais aussi elle était fort indulgente; elle aimait les lettres, et les protégeait; elle avait beaucoup de finesse dans l'esprit, et ses amis citaient d'elle une foule de mots charmants, ce qui devait être, puisque le fond de son esprit était le naturel et la bonté. Lorsqu'une jeune femme timide lui était présentée, elle l'encourageait avec une bienveillance dont la jeune femme était d'abord touchée, et qui la lui acquérait pour amie tout aussitôt. Madame de Custine aimait à voir ses amies autour d'elle; elle choisissait pour cette réunion le samedi, parce que M. de Custine allait à Versailles pour faire sa cour, et souvent pour accompagner le Roi à la chasse, lorsqu'il était nommé. Elle avait alors à souper huit à dix femmes et quelques hommes; mais souvent, et c'était là ce qu'elle préférait, elles étaient huit ou dix femmes seules sans un autre homme que le vicomte de Custine, beau-frère de la comtesse. Madame de Genlis, amie intime de madame de Custine, faisait porter sa harpe; elle jouait et chantait. On jouait quelquefois des proverbes. L'abbé Delille, qui alors entrait dans le monde sous les auspices de son poëme des Jardins, et qui en faisait des lectures avec le charme qu'il mettait à dire ses vers, était admis dans ces petites réunions, où la joie était toujours plus sentie que dans des lieux où le bruit était plus éclatant.

Madame de Custine était belle, sa taille élégante, et tout son ensemble fort distingué; mais l'habitude de sa physionomie était triste et rêveuse. On voyait, au travers de ce regard d'ange, qu'il existait, au-delà de ce que voyait le monde, une peine secrète qui froissait une âme tendre... Madame de Custine n'avait pas été heureuse dans sa première jeunesse de jeune fille... et sa vie à cette époque est une de ces histoires qu'il faut conter et entendre pour se reposer du bruit fatigant que produisent tant de vaines louanges données à des perfections idéales.

M. de Logny, receveur-général des finances, avait laissé en mourant une très-grande fortune, dont devaient hériter, à la mort de leur mère, deux filles, dont l'une était madame de Custine, l'autre madame de Louvois; madame de Louvois était l'aînée.

C'était une charmante créature, une miniature parfaite; des mains, des bras et des pieds modelés, des traits ravissants de finesse et charmants par leur harmonie entre eux... une voix douce, un esprit comme sa voix, un cœur excellent, une âme comme celle de sa sœur, voilà ce qu'était mademoiselle de Logny l'aînée lorsque M. le marquis de Louvois, fils du marquis de Souvré, et l'un des hommes les plus spirituels, les plus méchants et les plus riches de France, obtint sa main.

C'était un singulier homme que M. de Louvois; il était amusant, après tout, et lorsque le public assistait aux scènes qui se passaient à Louvois, on était heureux de pouvoir rire de ce rire joyeux que provoque la vraie malice. M. de Louvois n'était pas l'exemple de la soumission filiale; mais qu'est-ce que cela importait aux spectateurs? Aussi, lorsqu'il parvenait dans la société de Paris quelque tour joué par M. de Louvois à son père, on en riait, et on en rit encore de souvenir.

Je suis presque Bourguignonne, et les hauts faits de M. de Louvois m'ont été racontés dans la province même par mes parents, qui avaient un grand recueil de tous les crimes de M. de Louvois; en voici un dont madame de Marlague, femme fort aimable, qui avait à cette époque une terre près d'Ancy-le-Franc, m'a attesté la vérité.

M. de Louvois dépensait beaucoup; le marquis de Souvré était fort avare, et il ne lui envoyait pas d'argent lorsqu'une fois il avait dépensé celui de sa pension.

Cela n'arrangeait nullement M. de Louvois; aussi faisait-il des dettes, et bientôt il en vint au point de n'avoir plus de crédit chez aucun de ses fournisseurs. Il était alors à Brest, je crois, ou dans une autre ville du littoral de la Bretagne... il allait quitter sa garnison pour retourner à Louvois, et pas un louis pour faire le voyage... il en était aux expédients, il le fit bientôt voir... Il vendit tous ses habits et ne garda pour faire sa route qu'un méchant habit râpé que n'avait pas voulu son valet de chambre; enfin, il partit pour Louvois tout-à-fait en enfant prodigue.

Lorsque le marquis de Souvré vit son fils dans cet équipage, il fut content; il crut d'abord que, par économie, il avait pris pour le voyage le plus mauvais de ses habits; mais lorsque, les jours qui suivirent son arrivée, il lui vit toujours la même toilette, il lui demanda s'il ne se proposait pas de changer enfin d'habit.

—Cela me serait difficile, monsieur.

—Pourquoi cela?

M. DE LOUVOIS.

Parce que je n'ai pas apporté avec moi d'autres habits; toute ma garde-robe est demeurée à Brest, avec mes uniformes.

M. DE SOUVRÉ.

Mais vous êtes fou! fit-on jamais une pareille sottise!... j'ai après-demain cinquante personnes à dîner... Comment voulez-vous vous montrer dans un pareil équipage?

M. DE LOUVOIS.

Mais, monsieur, rien n'est plus facile que d'y remédier... je vais faire venir un tailleur d'Ancy-le-Franc, et mon habit sera prêt pour demain soir... et pour cela je vous demanderai de m'avancer vingt-cinq louis... je ne crois pas que le tailleur d'Ancy-le-Franc me prenne plus...

M. DE SOUVRÉ, furieux.

Ah! ah! voilà pourquoi vous êtes arrivé ici en véritable enfant prodigue! Eh bien! monsieur, vous pouvez achever à vous seul la comédie comme vous l'ayez commencée. Je ne serai pas aussi Cassandre que le père du mauvais vaurien qui ne revient dans la maison paternelle que pour commettre de nouveaux désordres... Je ne vous donnerai pas une obole.

M. DE LOUVOIS, froidement.

C'est votre dernier mot, monsieur?

M. DE SOUVRÉ.

Je n'ai pas deux paroles... vous n'aurez pas la gloire de m'avoir mystifié, monsieur, cette fois-ci!...

Monsieur de Souvré avait appris que, l'année précédente, son fils avait raconté dans un souper d'officiers comment il s'y était pris pour lui attraper de l'argent. Cette mystification filiale, comme l'appelait M. de Louvois, devait lui coûter cher, mais aussi devait donner lieu à la plus amusante des aventures. M. de Souvré résolut d'user de sévérité envers son fils; mais M. de Louvois n'était pas un homme qu'on pût corriger!...

Remonté dans son appartement, il se promena longtemps avant de s'arrêter au parti qu'il devait prendre... enfin un coup d'œil jeté par hasard sur les murs de sa chambre lui donna une idée aussi comique qu'originale, qu'il se hâta de mettre à exécution. Il commanda en conséquence à son valet de chambre, espèce de Crispin de comédie, et que M. de Souvré avait dans la plus belle des haines, d'aller lui chercher le tailleur du village. Le valet de chambre crut avoir mal entendu, il fit répéter son maître deux fois; il comprit enfin que c'était bien le tailleur d'Ancy-le-Franc que voulait le marquis. Il alla chercher cet homme, qui crut à son tour que le valet de chambre était dans l'erreur, et qui ne le suivit au château qu'avec une sorte de crainte. M. Maldan, de Laignes, dont le père était dans les affaires de M. de Souvré et de toute la famille de Louvois, était alors à Louvois, et m'a raconté le fait plus de dix fois; il en a été le témoin oculaire.

En entrant dans la chambre de M. de Louvois, le tailleur le trouva juché sur une chaise, en garçon tapissier, ayant ôté son vieil habit, et occupé à déclouer une vieille tapisserie représentant Clorinde et Tancrède[94]; cette tapisserie en manière de haute lisse, et bordée d'un point de Hongrie, était tellement remplie de poussière qu'on se voyait à peine dans la chambre. Lorsqu'elle fut détendue, M. de Louvois ordonna qu'on la battît bien et à plusieurs reprises; cela fait, il la fit rapporter dans sa chambre et commença la plus étrange conversation avec le tailleur du village.—Tu sais bien ton métier, n'est-il pas vrai? dit-il au tailleur très-étonné de tout ce qu'il voyait, et bien plus occupé à deviner ce que pouvait vouloir faire M. le marquis qu'il ne l'avait été de sa vie pour lui-même... en sorte que la question de M. de Louvois le trouva au dépourvu; M. de Louvois la répéta, mais avec plus d'humeur.

—Tu sais bien ton métier, n'est-ce pas, faquin?...

M. de Louvois, quoique très-jeune, était déjà redouté de ses vassaux futurs; il était même plus que redouté; et l'excès de sa violence, qui, après tout, n'était souvent provoquée que par la rigueur de son père, était une cause de la terreur que les paysans de ses terres avaient de lui... Le pauvre tailleur le regarda sans lui répondre. Enfin une troisième fois M. de Louvois très-énergiquement lui demanda:

Sais-tu bien ton métier, coquin?

L'épithète croissait et devenait significative... le tailleur comprit enfin que le marquis était fou ainsi que lui-même le dit ensuite; aussi s'empressa-t-il de lui répondre:

—Oui, monseigneur.

—Es-tu capable de me faire pour après-demain, à midi, un habillement complet?

LE TAILLEUR.

Oui, monseigneur.

M. DE LOUVOIS.

Habit, veste et culotte?

LE TAILLEUR.

Oui, monseigneur.

M. DE LOUVOIS.

Je ne suis pas ton seigneur, et tu m'impatientes; réponds-moi tout naturellement: es-tu capable d'employer une étoffe qui n'est pas en usage, et qui sera difficile à mettre en œuvre? réfléchis bien avant de t'engager.

LE TAILLEUR, avec orgueil.

Oui, mons..., oui, monsieur le marquis...

M. DE LOUVOIS.

Eh bien! prends ma mesure...

Le tailleur prit la mesure de M. de Louvois avec le même sérieux qu'aurait mis à cette opération le plus fameux tailleur de Paris... Cela fait, il attendit les ordres de M. de Louvois; son valet de chambre, qui connaissait l'état de la bourse du tailleur, ainsi que celle de son maître, se pencha à l'oreille de celui-ci, et lui dit très-bas:

—Monsieur, voilà bien la mesure prise... mais ce n'est pas tout, et l'étoffe?...

M. de Louvois haussa les épaules, et s'adressant au tailleur:

—Prends cette tapisserie que tu vois à terre auprès de toi, dit-il au rustre... tu dois trouver amplement dans toute cette partie que j'ai mise à bas de quoi me faire un habit complet... emporte ta marchandise, mets-toi à l'ouvrage, et sois prêt pour après-demain à midi... Sinon!...

Ce fut pour le coup que le tailleur crut que M. de Louvois n'avait pas la tête saine... mais sa volonté était impérative; il s'imagina enfin que les grands seigneurs pouvaient avoir des modes étrangères aux coutumes de province... il ramassa la tapisserie, et finit par penser qu'il y aurait en effet de l'originalité dans cet habillement, et le plus curieux, c'est qu'il mit de l'amour-propre à le faire... il arrangea les choses de façon que les deux bras de Clorinde, dont l'un tenait un sabre, couvrirent les deux manches très-exactement... et le corps de la guerrière fit le même office sur le dos, et la partie inférieure dans les deux basques. Tancrède, dont les jambes étaient revêtues de cothurnes richement ornés de mufles de lion dorés, recouvrit les deux côtés de la culotte... quant à la veste, elle était légèrement ornée des plumes des deux casques.

Le surlendemain, M. de Louvois avait envoyé son valet de chambre, qui était dans le secret de cette belle affaire, dès le matin chez le tailleur pour qu'il fût exact. Il avait passé la nuit et tint parole; à midi il était au château avec le précieux habillement, que M. de Louvois revêtit avec une joie complète; la chose avait du mérite, car on était alors dans le plus fort de l'été, et la chaleur était étouffante... C'était une étrange figure que celle de M. de Louvois, ayant alors à peine vingt ans, et vêtu d'un habit à nul autre pareil, car certainement, depuis le jour où l'Arétin se mit dans un habit de papier peint à l'huile, représentant une riche étoffe, pour aller faire sa cour à l'empereur Charles-Quint, on n'avait imaginé un pareil vêtement. Ce qui complétait la bouffonne mascarade, c'était une riche garniture de dentelles que lui avait donnée la femme de charge, vieille femme attachée autrefois au service de la mère de M. de Louvois, et qui, l'ayant vu naître, l'aimait et le gâtait, comme on le disait alors. En apprenant la sévérité de M. de Souvré, elle avait cherché à l'adoucir; et elle s'était occupée à monter un jabot et des manchettes en superbe maline brodée; elle avait joint à cela des bas de soie blancs et un col de très-belle mousseline des Indes. Elle ignorait l'histoire de la tapisserie comme tout le monde, car le secret avait été fidèlement gardé par le tailleur et le valet de chambre, et la bonne vieille femme de charge dit au valet de chambre en lui donnant ses dentelles et ses bas de soie:

—Du moins ce cher enfant relèvera-t-il un peu le triste état de son vieil habit... mais aussi! comment est-il possible, monsieur Comtois, que vous ayez laissé venir M. le marquis de Louvois dans un pareil état!...

M. de Louvois avait aussi trouvé le moyen d'avoir une épée assez belle[95], à laquelle la femme de charge se chargea de mettre un nœud... Son valet de chambre se surpassa dans la manière de le coiffer... Enfin c'était le plus étrange composé de choses inconvenantes et convenables qu'il soit possible d'imaginer!... C'est ainsi arrangé qu'il attendit, avec un battement de cœur inimaginable, le moment où il ferait son entrée triomphale dans le salon.

Les convives arrivèrent. M. de Louvois ne bougea pas de son appartement aux premières voitures, qui n'amenaient que des personnes assez indifférentes pour lui; mais lorsqu'on lui annonça la voiture de madame l'intendante et de quelques autres femmes de distinction, il s'élança, léger comme un sylphe, et se trouva à la portière au moment où la voiture s'arrêtait devant le perron, prêt à donner la main à madame l'intendante, qui d'abord crut avoir une vision, et qui retomba ensuite dans le fond de sa voiture, toute pâmée et riant à en mourir!...

Quant à M. de Louvois, parfaitement impassible et sérieux, il attendait avec un air modeste que ces dames eussent épuisé leur gaîté, ce qu'il ne pouvait espérer; car à chaque nouveau coup d'œil jeté sur lui, on faisait une nouvelle découverte qui redoublait cette gaîté. C'était la plus burlesque des histoires de M. de Louvois, et il en faisait de bonnes... Enfin l'intendante sortit de sa voiture, et, se confiant à M. de Louvois, elle se disposait à monter au château, lorsque le marquis de Souvré arriva lui-même pour recevoir ses convives... Sa venue sur le lieu de la scène acheva le comique de l'aventure. M. de Louvois a dit depuis que jusque-là la chose avait été médiocrement, et qu'en l'imaginant il avait spécialement compté sur ce qu'il appelait la coopération de son père.

Aussitôt, en effet, que M. de Souvré aperçut cette étrange figure qui montait gravement l'escalier du perron du château, ayant Clorinde sur les deux bras, Tancrède sur le dos et l'intendante au poing, M. de Souvré eut le caractère assez mal fait pour se fâcher!... Se fâcher!... à la bonne heure encore!... mais ne pas rire! voilà qui ne mérite aucune pitié.. M. de Louvois, eût-il fait pis, aurait encore bien fait... Quoi qu'il en soit, M. le marquis de Souvré, en apercevant son fils, lui lança un regard de colère furieuse, qui devait le foudroyer; mais M. de Louvois avait aussi revêtu la cuirasse de Clorinde, et tous les traits qu'on lui décochait venaient mourir à ses pieds sans le frapper.... Il n'en continua pas moins à mener madame l'intendante comme en triomphe, et sa manière ne changea en rien sous l'artillerie incessante de son père:

—Monsieur, s'écria enfin M. de Souvré, que la fureur rendait presque inintelligible, monsieur, qu'est-ce donc que cette mascarade?

—Monsieur, répondit M. de Louvois très-respectueusement, j'ai eu l'honneur de vous répondre avant-hier, lorsque vous m'ordonnâtes d'avoir pour aujourd'hui un autre habit que celui que je portais, que je n'en avais pas d'autre... et je vous demandai...

—Assez, assez, monsieur, s'écria M. de Souvré...

—Je vous demande humblement la permission de me justifier devant ces dames, monsieur, interrompit M. de Louvois. Je vous ai demandé de l'argent pour me faire faire un habit; vous m'avez refusé avec raison, car je suis bien coupable!... mais il fallait vous obéir, monsieur... car je ne voulais pas ajouter la désobéissance à mes autres torts, et j'ai fait faire cet habit.

J'ai entendu raconter l'histoire par un témoin même du fait, qui dit que rien ne peut donner une idée d'abord de la figure de M. de Louvois; Carmontel fit son portrait par ordre du comte de la Marche (depuis M. le prince de Conti) dans son costume de vieille tapisserie. Quant à lui, il demeurait sérieux et calme, donnant toujours la main à l'intendante, entourée de plus de vingt personnes qui étaient arrivées depuis le colloque filial[96] et paternel, et dont la gaîté, contenue d'abord, avait ensuite éclaté, comme on peut se l'imaginer, devant une telle représentation.

M. de Louvois était alors fort jeune; son esprit, naturellement caustique, se trouva aigri et presque excité par cette lutte continuelle entre son père et lui... Mes oncles, entre autres l'abbé de Comnène, ont beaucoup connu et aimé le marquis de Souvré, et j'ai été accoutumée à entendre parler de lui avec un grand respect et beaucoup d'affection. Quant à M. de Louvois, on en disait du mal, parce que son esprit satirique n'épargnait personne, et qu'à cette époque, ainsi que je l'ai déjà souvent démontré, la malveillance était plus qu'une malice lorsqu'elle s'exerçait sur des êtres inoffensifs; c'était grave. On était marqué d'un sceau réprobateur, et Gresset, en faisant sa comédie du Méchant, prit, dit-on, pour modèle le caractère de M. de Louvois. Son immense fortune, sa position dans le monde, ses alliances, tout lui donnait le droit de demander à la société du bonheur et une existence agréable... Il préféra déclarer la guerre à cette même société, dont il pouvait devenir lui-même l'un des plus importants personnages comme esprit distingué et comme amateur éclairé des arts. Son père espérant que le mariage pourrait peut-être calmer cet esprit inquiet, cette âme turbulente sans être passionnée, il regarda autour de lui, car il pouvait choisir, et il fixa son choix sur mademoiselle de Logny l'aînée. Madame de Logny était veuve et sa fortune immense; elle n'avait que deux filles, dont la dot était, dit-on, de plus d'un million pour chacune d'elles...

Mesdemoiselles de Logny étaient toutes deux charmantes. L'aînée était fort petite, mais une miniature ravissante... C'étaient les plus jolis pieds, les plus jolies mains, une perfection de détails qu'il est difficile de décrire, et puis une charmante physionomie candide et exprimant tout ce qu'en effet renfermait de perfections l'âme d'une femme angélique comme l'était madame de Louvois.

Madame de Logny, dont le caractère sera suffisamment dépeint par les faits qui vont se succéder dans cette histoire, madame de Logny avait un côté vulnérable dans son âme, et c'était ce qui avait quelque rapport avec sa fille aînée surtout. Cette enfant était l'enfant de sa tendresse, et toutes ses préférences étaient pour cette tête chérie. Enfin elle n'aimait qu'elle après elle-même. Aussi l'un des articles du contrat fut que M. et madame de Louvois habiteraient avec madame de Logny.

Or, il est une vérité, et cette vérité existe depuis que le mariage est institué, et que par conséquent il y a des gendres et des belles-mères: ce sont deux feux grégeois renfermés dans le même lieu, et ce qu'il y a d'affreux, c'est que la pauvre jeune femme est la victime de la lutte, qui commence d'abord par des explications et finit toujours par une rupture[97]. Viennent ensuite les querelles et les raccommodements replâtrés, comme on le dit vulgairement; aux raccommodements succèdent les disputes et les injures, tout cela d'une charmante manière parmi les gens bien élevés; mais, ne fût-ce qu'à voix basse, les disputes ont lieu, et des disputes entre parents, c'est ce feu grégeois dont je parlais... Quel est le plus coupable des deux? je n'en sais rien. Je suis belle-mère, et je ne saurais pas affirmer que je n'ai jamais eu tort. Le fait est que le gendre et la belle-mère sont deux natures, qui probablement ne peuvent pas vivre ensemble; le mieux pour tous est donc de vivre séparés, mais unis, puisque être réunis est impossible.

Mais de toutes les belles-mères de France et de tous les gendres du monde, madame de Logny et M. de Louvois étaient les plus incapables de vivre ensemble pendant quinze jours. M. de Louvois prit bientôt pour sa belle-mère une de ces belles aversions, bien complètes, bien cubiques, qui rendent, au reste, la vie un enfer pour ceux qui sont seulement témoins de ces scènes scandaleuses. Bientôt madame de Logny crut s'apercevoir que sa fille l'aimait moins; cela n'était pas vrai. M. de Louvois pouvait bien être un méchant cœur en tout ce qui frappait le ridicule, pour cela il était sans pitié, mais il avait de l'honneur, et jamais une parole qui aurait pu frapper à côté d'un sentiment douteux même ne serait sortie de ses lèvres. Le premier soupçon manifesté à cet égard l'exaspéra si puissamment qu'il voulait sortir de l'hôtel de sa belle-mère, quoiqu'il fut minuit!... Madame de Louvois se jeta aux pieds de son mari, les mouilla de ses larmes... il resta, mais le coup avait été porté, et la blessure ne devait plus se fermer... Cela est pour toutes les discussions... Il est des mots qu'il ne faudrait jamais dire!...

Madame de Louvois aimait sa mère avec une grande tendresse, mais elle adorait son mari... À compter du jour où se rompirent leurs rapports intérieurs, elle n'en connut plus de tranquilles ni d'heureux. Sa mère, dont le caractère était naturellement terrible, devint elle-même aussi malheureuse que tout ce qui l'entourait; car enfin elle aimait sa fille, et le refroidissement de son affection, en lui donnant une souffrance inconnue, développa dans son âme des sentiments qui peut-être seraient demeurés éternellement inactifs dans un état heureux.

Poussée au désespoir par le renouvellement journalier des plus cruelles scènes, madame de Logny crut qu'il suffisait de montrer à sa fille que son mari ne l'aimait plus pour qu'elle revînt à elle... Elle jugeait madame de Louvois d'après son propre cœur... elle ignorait au contraire l'effet qu'elle allait produire... Madame de Louvois devait haïr l'être qui lui enlevait ses illusions pour mettre du malheur en la place de son bonheur bien-aimé! Mais c'était sa mère... elle ne fit que s'éloigner... L'infortunée n'avait même plus un cœur pour y verser ses peines, un sein sur lequel elle pût pleurer!... et à vingt ans elle demeurait isolée, entourée des plus douces affections, et si bien faite pour les sentir!...

M. de Louvois était absent. À son retour de la campagne, où il avait été passer huit jours, il trouve sa femme pâle et mourante... voulant se taire, mais l'âme trop brisée pour contenir et ses tortures et le sujet de ses souffrances... Enfin elle parla!... En l'écoutant, son mari sourit avec une expression qui devait avertir la malheureuse femme de l'avenir qui se préparait pour elle... Elle n'osait parler à son mari... seulement elle le regardait en pleurant... mais quelle éloquence dans ce regard!... que de souffrances cachées venaient s'y révéler! il semblait dire:—Grâce!... grâce pour moi qui ai tant souffert!...

Monsieur de Louvois n'était pas un homme méchant dans l'acception attachée à ce mot... En voyant souffrir aussi cruellement un être parfait dont le seul crime, après tout, était de l'aimer assez pour le défendre contre une mère injuste, toutes les facultés actives de son âme se soulevèrent contre sa belle-mère, et les larmes de madame de Louvois ne servirent plus au contraire qu'à entretenir une haine qui devait amener un résultat funeste pour les acteurs de ce terrible drame...

Un jour, madame de Logny était allée dîner à Auteuil chez M. de la Popelinière. Elle revint tard... en entrant dans la cour de son hôtel, elle vit toute la partie qu'occupait madame de Louvois sombre et solitaire; c'était le jour de la loge de madame de Louvois à l'Opéra... Madame de Logny fit sonner sa montre:

—Minuit! dit-elle... déjà retirée! serait-elle malade? Votre sœur devait-elle aller à l'Opéra ce soir? demanda madame de Logny à sa fille cadette, qu'elle avait fait sortir du couvent depuis peu de jours...

—Oui, madame, elle devait y aller avec madame de Belzunce... Cette réponse calma l'inquiétude qui avait saisi madame de Logny en voyant toutes ces fenêtres fermées, et pas un rayon de lumière rompre ce voile noir qui semblait envelopper cette partie du bâtiment... Madame de Logny a dit depuis à quelqu'un de son intimité qu'un pressentiment sinistre l'avait frappée au moment où sa voiture était entrée dans la cour de son hôtel...

Ce pressentiment n'était que trop fondé!... Madame de Louvois n'était plus chez sa mère!... Son mari avait enfin exécuté ce qu'il méditait depuis bien des jours!... Il avait acheté un hôtel, l'avait fait meubler, avait tout disposé; et puis, pour éviter une scène, il avait choisi un jour où sa belle-mère était absente pour annoncer à sa femme qu'elle allait quitter la maison maternelle... Le désespoir de madame de Louvois fut affreux!... Elle se mettait à genoux devant son mari, lui prenait les mains, les lui baisait en les mouillant de larmes!... Pauvre femme! souffrir et pleurer... toujours des douleurs, toujours des sacrifices!... Mais cette fois qu'il était grand! et puis qu'il était inattendu! car M. de Louvois avait tout caché à sa femme... il avait compris que madame de Louvois ne pouvait entrer en aucune manière dans un mystère qui avait pour but de causer une grande peine à sa mère. De quel droit demanderait-elle un jour à ses enfants du respect ou de l'amour, si elle-même était mauvaise fille?... Cette pensée, qui n'était suggérée que par un sentiment tout personnel, devrait être plus connue qu'elle ne l'est de la génération présente...

En quelques heures tout fut accompli. Madame de Louvois, au désespoir, quitta furtivement la maison maternelle pour n'y plus jamais revenir!... En passant le seuil de cette porte qu'elle croyait ne jamais franchir pour toujours que dans son cercueil, elle sentit son cœur se briser, et, tombant à genoux dans sa voiture, elle fondit en larmes!... Son mari, qui appréciait l'étendue du sacrifice qu'elle lui faisait, la releva, et, la pressant sur son cœur, il lui promit de lui rendre tout le bonheur qu'elle laissait derrière elle... Mais, dans un pareil instant, la pauvre enfant ne l'entendait pas... les torts de sa mère s'effaçaient à chaque tour de roue de cette voiture qui l'enlevait à elle! Et sa sœur!... cette amie de son enfance, cette sœur bien-aimée, cet ange!... ne plus la voir!... Un moment madame de Louvois crut qu'elle allait mourir...

—Je ne puis, non, je ne puis les quitter! s'écria-t-elle dans une angoisse qui bouleversait tous les traits de son charmant visage...

M. de Louvois fit arrêter la voiture.

—Vous êtes maîtresse de vos actions, dit-il à sa femme. Je ne m'oppose pas à ce que vous demeuriez avec votre mère... Mais vous savez que jamais je ne repasserai le seuil de sa maison... Quant à vous, c'est votre devoir d'y retourner, si votre cœur vous y entraîne... Mais alors... adieu pour toujours!...

Madame de Louvois demeura pâle et glacée en écoutant ces terribles paroles!... Quelle option on lui proposait!... d'un côté sa mère et sa sœur!... de l'autre son mari, un mari qu'elle adorait!... Cette torture de l'âme à laquelle elle fut soumise pendant quelques minutes, elle ne sait pas elle-même a-t-elle dit depuis, comment elle put la supporter! Enfin la nature elle-même se prononça, car une plus longue indécision aurait brisé l'être délicat qui l'éprouvait... Elle se jeta toute en larmes dans les bras de son mari, en lui criant:

—Toi! toi!... Mais ne dis pas que tu ne reverras plus ma mère!...

M. de Louvois a dit que ce cri du cœur avait été si puissamment jeté qu'il avait été au moment de ramener sa femme chez sa mère... Mais cette pensée fut tellement fugitive que madame de Louvois l'ignora toujours. Ils arrivèrent dans leur nouvel asile, et pendant plusieurs jours madame de Louvois fut distraite par les soins que réclamait d'elle une nouvelle installation.

Mais qui peut peindre la fureur de madame de Logny?... Plus elle avait aimé sa fille, plus son abandon, ainsi qu'elle appelait son départ, lui semblait outrageant!... Selon elle, madame de Louvois devait avoir assez d'empire sur son mari pour l'empêcher de partir... Les sentiments les plus haineux s'éveillèrent dans cette âme remplie de passions violentes et hors de mesure: elle blasphéma, elle maudit; et lorsque sa plus jeune fille, épouvantée de ses accès furieux, lui demandait en pleurant de pardonner à sa sœur, elle lui criait:—Tais-toi! ne me parle pas de cette étrangère! N'a-t-elle pas une autre famille?

L'ange[98] qui plaidait ainsi pour l'autre ange absent pleurait alors avec une profonde douleur, et mettait aux pieds de la croix toutes ses larmes et ses souffrances, en demandant à Dieu de changer le cœur de sa mère, et de lui inspirer pitié et pardon pour sa fille absente. Mademoiselle de Logny était de la plus grande piété... Élevée à Panthemont, elle n'en avait pas rapporté dans sa famille une grande hauteur, des manières insupportables, et tout ce que réprouve, au contraire, une douce charité, une vraie piété. Elle aimait sa sœur avec une grande tendresse; elle respectait sa mère, la craignait, mais remplissait exactement envers elle les devoirs d'une fille chrétienne. La beauté de mademoiselle de Logny était d'un autre caractère que celle de sa sœur. Madame de Louvois n'était que jolie d'ailleurs; mademoiselle de Logny était parfaitement belle. Ses yeux fendus en amandes donnaient un regard qu'on n'oubliait plus lorsqu'il s'était une fois arrêté sur vous. Ses paupières longues, soyeuses, s'abaissaient sur ses joues avec l'expression muette et pourtant si éloquente des vierges de Raphaël... Souvent un étranger, passant auprès de la chapelle de la Vierge à Saint-Sulpice, s'arrêtait avec une admiration saintement respectueuse devant une femme qui priait... En voyant ce front blanc et pur, cette tête ravissante de beauté s'incliner humblement comme la moins belle des servantes de Dieu devant sa sainte mère; en voyant tant de perfections extérieures exhalant un parfum du ciel, l'étranger devinait l'âme d'un ange, et disait en s'éloignant à regret:

—Oh! si elle priait jamais pour moi!...

Pour elle, inattentive aux choses de ce monde, elle priait et pleurait. Sa sœur, exilée de la maison maternelle, lui apparaissait dans ses rêves, la suivait incessamment. Sa mère, implacable dans son ressentiment, non-seulement refusait jusqu'aux lettres de madame de Louvois, mais elle avait défendu sous les peines les plus sévères qu'on prononçât son nom devant elle. Un jardinier au service de la famille depuis vingt-sept ans, et qui avait vu naître madame de Louvois, fut chassé sans pitié par sa cruelle mère pour avoir conservé chez lui un arbuste qu'il avait planté le jour où mademoiselle de Logny l'aînée avait fait sa première communion. Cet arbuste était une double-épine rose à fleurs doubles... En arrivant dans la terre où cette épine était plantée, madame de Logny ordonna que l'arbuste fût arraché. Le vieux jardinier s'y prit si bien que l'arbuste ne souffrit pas de son déplacement, et il le replanta dans le fond du petit jardin de sa maison. Madame de Logny, ayant appris cette fraude pieuse, chassa le vieillard qui lui montrait un cœur humain pour répondre à la parole d'une mère sans entrailles...

La vengeance et la haine sont deux hôtes que le cœur d'une femme ne devrait jamais recevoir... mais celui d'une mère!... il en devrait ignorer le nom!... Que de nuits sans sommeil! que de jours sans repos! que de souffrances sans relâche!... Madame de Logny, incessamment torturée par des sentiments haineux, l'esprit toujours tendu vers des projets de vengeance, ne tarda pas à ressentir les effets d'une existence hors nature... Son sang s'enflamma, et une maladie chronique longue et douloureuse vint ajouter les maux du corps à ceux de l'âme...

Mademoiselle de Logny, dévouée par devoir, le fut alors de cœur pour remplacer la fille absente auprès du lit mortuaire de sa mère. Elle espérait que le moment viendrait où madame de Logny rappellerait l'enfant exilée!... Elle épiait chaque instant favorable... mais, hélas! il n'en venait pas! plus madame de Logny avançait vers la tombe, plus son ressentiment devenait implacable!... Il y avait dans l'âme de cette femme des semences de haine d'une amertume inconnue pour qui porte le nom de femme!... Sa fille était bien malheureuse!... elle venait de découvrir une vérité que son respect filial lui avait jusqu'alors dérobée!... sa mère n'avait aucune piété... Mademoiselle de Logny, au désespoir, se révéla tout entière dans ce moment solennel; la jeune fille timide disparut pour faire place à la fille chrétienne... Sans sortir du respect qu'elle devait à sa mère, elle résolut d'empêcher l'affreux malheur de lui voir rendre à Dieu une âme impénitente ne sachant pas pardonner... Depuis cinq jours et cinq nuits, madame de Louvois était dans la maison de sa mère comme une criminelle qui serait obligée de céler et sa voix et ses pas... Un ami de madame de Logny, le président de Périgny, homme d'une probité exacte et positive, et dont l'âme était aussi tendre et bonne que son caractère[99] était honorable, le président de Périgny se joignit à mademoiselle de Logny, qu'il aimait et vénérait, pour obtenir le pardon de madame de Louvois... Ils dirent quelques paroles vagues... Au premier mot, madame de Logny, qui était mourante, parut se ranimer, et une expression si terrible se peignit dans son regard agonisant que mademoiselle de Logny n'osa poursuivre et fit signe au président de ne pas continuer... Dans ce moment le curé de sa paroisse, ayant appris l'état désespéré de la malade, crut qu'il était de son devoir de se présenter chez elle, même sans être appelé... En le voyant, madame de Logny parut agitée... elle se détourna, témoignant ainsi sa volonté... Mais l'homme de Dieu était là pour remplir une mission, il devait se laisser repousser; le prêtre chrétien ne peut jamais être humilié... Il parla de Dieu à la mourante... lui montra ses miséricordes, lui dit combien il était indulgent et paternel!... qu'il suffisait d'un instant de repentir pour racheter une vie entière de fautes et même d'oubli de Dieu!... Madame de Logny, immobile et silencieuse, ne paraissait pas entendre les paroles du prêtre... Il voulut alors arriver à son âme par une route qu'il jugeait plus accessible!... il osa prononcer le nom de madame de Louvois!... À ce nom, tout le corps de la mourante s'agita... ses lèvres, qui étaient demeurées fermées pour répondre à l'homme de Dieu quand il lui parlait de sa miséricorde, ses lèvres s'ouvrirent pour dire au curé:

—Monsieur, je vous ordonne de sortir!...

Le curé s'éloigna avec soumission; mais, à la prière de mademoiselle de Logny, il ne quitta pas la maison.

Après son départ, madame de Logny parut vivement agitée; elle appela le président de Périgny.

—Je veux voir mon notaire, lui dit-elle d'une voix tremblante d'émotion... mais d'une émotion qui n'avait rien de doux... Faites-le venir... et qu'il se hâte, je sens qu'il en est temps.

Le notaire était un homme d'une haute probité, comme les notaires l'étaient presque tous à cette époque... Il s'approcha de madame de Logny avec l'intention de calmer l'irritation de ses ressentiments dont il connaissait toute l'étendue, car depuis deux ans il avait constamment lutté avec madame de Logny pour l'empêcher de dénaturer entièrement sa fortune: la pensée que sa fille aurait sa part dans sa succession la mettait au désespoir... Cette femme n'avait rien d'humain!...

Le notaire espérait qu'accablée par la souffrance, elle serait plus accessible aux représentations qu'il voulait lui faire... mais quelle fut sa surprise lorsque la moribonde, se soulevant à demi, lui dit sèchement:

—Je vous ai mandé pour faire mon testament et non pour vous demander conseil... Je n'en prends que de moi-même dans une affaire telle que celle-ci, surtout lorsqu'elle se décide sur un lit de mort!... Si vous ne voulez pas écrire sous ma dictée... sortez et laissez-moi... les moments me sont comptés...

Le notaire s'inclina et lui dit qu'il était prêt... En effet, que pouvait-il faire?... Madame de Logny aurait fait faire son testament par un notaire étranger qui ne pouvait défendre aucun intérêt dans une famille qui lui était inconnue. Le notaire de madame de Logny avait toujours une espérance, quelque vague qu'elle fût, d'être utile aux enfants de la mourante.

Les dispositions de madame de Logny furent longues à légaliser... et lorsque le notaire sortit de sa chambre, elle était expirante... Sa fille, mademoiselle de Logny, était pendant ce temps en prières, et demandait à Dieu de la guider dans une circonstance aussi délicate... À demi éclairée par quelques mots que sa mère avait laissé échapper dans un moment de délire, elle voulut éloigner d'elle jusqu'à l'inquiétude de pouvoir écouter une tentation. Elle fit prier le président de Périgny de passer chez elle. Lorsqu'ils furent seuls, mademoiselle de Logny dit au président qu'elle avait de vives inquiétudes sur le sort de sa sœur...

—Je crains, dit-elle, que ma mère ne persiste dans sa funeste résolution et que nous ne puissions obtenir le pardon de ma sœur... Cette nuit, tandis que je veillais auprès de ma mère, j'ai recueilli quelques paroles qui m'ont fait trembler!... Mais si, comme je le redoute, j'étais l'objet d'une injuste préférence, je veux qu'un engagement solennel me lie à jamais... C'est dans vos mains, monsieur, c'est à vous, vous que je regarde comme un père, que je jure ici devant mon Sauveur (et elle se mit à genoux devant un crucifix) de rendre à ma sœur la part qui lui revient dans le bien de ma mère!... Vous êtes témoin et dépositaire du serment que j'en fais, monsieur;... c'est comme un testament, maintenant, poursuivit-elle: je suis engagée, quoi qu'il arrive.

Le président aimait mademoiselle de Logny comme si elle eût été sa fille... il fut touché aux larmes de cette énergie donnée par le cœur que venait de témoigner cette jeune fille en face d'une position épineuse selon les vues du monde, mais facile pour une personne comme mademoiselle de Logny... elle n'était point faite pour ce monde et ne le comprenait pas...

—Allons retrouver ma mère, dit-elle à Périgny, je viens d'entendre sortir le notaire...

C'était lui, en effet, qui venait de quitter madame de Logny; accablée par l'effort qu'elle avait dû faire pour dicter ses dernières volontés, fatiguée peut-être de ce doute qui s'établit au chevet de mort du chrétien réfractaire, madame de Logny paraissait souffrir plus qu'elle n'avait encore souffert: sa respiration courte et pressée, son regard vague et quêteur, un tremblement convulsif qui agitait tous ses membres, semblaient annoncer que sa dernière heure allait bientôt sonner; sa fille se mit à genoux près de son lit, en priant Dieu tout bas. En ce moment minuit sonnait... madame de Logny tressaillit... Cette cloche, dont le son se perdait au loin, tout en résonnant à l'oreille de ceux qui veillaient, lui parut comme une sorte d'appel.

—Quelle est cette heure?... demanda-t-elle d'une voix assez assurée.

MADEMOISELLE DE LOGNY.

Minuit, ma mère...

MADAME DE LOGNY.

Minuit!... voilà la dernière fois que je l'entendrai sonner!...

MADEMOISELLE DE LOGNY, se remettant à prier, dit à voix basse plusieurs prières... peu à peu sa voix s'élève:

Ô mon rédempteur! victime d'amour et de patience... je remets mon esprit entre vos mains... et puisqu'en mourant vous nous avez ouvert le chemin du ciel, permettez à cette âme chrétienne d'entrer dans la demeure de vos élus... accordez-lui...

MADAME DE LOGNY, interrompant sa fille.

Qu'est-ce que cette prière que vous dites?

MADEMOISELLE DE LOGNY.

Les stations de la Passion, ma mère; Jésus-Christ sur la croix[100]...

MADAME DE LOGNY, très-agitée.

Des prières!... je n'en veux pas!... je ne peux pas prier, moi!...

En ce moment, le curé de la paroisse, qui voulait au moins prier pour la mourante, tenta un nouvel effort auprès d'elle et rentra dans la chambre: en l'apercevant, madame de Logny éprouva une sensation terrible et qui devait ressembler à des remords; cependant elle jeta un regard encore animé par le feu de la haine... elle comprenait tacitement que ce prêtre chrétien était chargé d'absoudre et jamais de maudire... voilà quelle était la parole de Dieu... Le curé comprit le regard de madame de Logny, mais il ne s'en effraya pas... il devait parler...

—Madame, dit-il à la mourante, vous êtes bien malade: sans doute Dieu vous rendra la santé... mais il faut se préparer constamment à la mort... et surtout il faut être chrétienne.

MADAME DE LOGNY, dont les traits sont déjà altérés par les approches de la mort.

Monsieur le curé... monsieur... je vous ai déjà dit que je ne voulais pas que le clergé s'immisçât dans mes affaires de famille!... et en voilà... plus... peut-être... que j'ai...

LE CURÉ, l'interrompant vivement.

Madame, les moments que Dieu vous laisse sont trop précieux pour être perdus en vaines paroles... Vous avez deux enfants, madame...

MADAME DE LOGNY.

Silence... silence!...

LE CURÉ.

Non, madame; je ne garderai pas le silence dans une heure aussi terrible: je veux vous sauver... vous sauver de vous-même!... pardonnez... pardonnez au nom de celui qui pardonna à ses bourreaux...

MADEMOISELLE DE LOGNY, à genoux près du lit de sa mère.

Ma mère... grâce pour ma sœur!... grâce!

MADAME DE LOGNY, d'une voix sourde.

Jamais!... jamais!...

MADEMOISELLE DE LOGNY fait signe à Périgny d'aller chercher madame de Louvois... et prenant la main déjà glacée de madame de Logny.

Ma mère!... tandis que peut-être vous accusez ma sœur d'être loin de vous... elle était là!...

MADAME DE LOGNY fait un mouvement suivi d'un gémissement. Mademoiselle de Logny continua:

Depuis six jours elle partage mes veilles... elle est là... la voilà...

À cette dernière parole, madame de Logny retrouva un reste de forces... elle se dressa à demi sur son lit, jeta un œil hagard vers la porte où madame de Louvois, soutenue par le président, attendait l'arrêt de sa mère. En la voyant, la physionomie déjà bouleversée de madame de Logny devint effrayante... Un son rauque s'échappa de sa poitrine; enfin, rassemblant ce qui lui restait de forces, elle jeta à sa malheureuse fille ces foudroyantes paroles:

—Je te maudis!...

Et retombant sur ses oreillers, elle expira peu d'instants après au milieu d'horribles convulsions.

Quant à sa malheureuse fille, elle était tombée sans connaissance sous l'anathème de sa mère, et pendant plusieurs heures on craignit pour sa vie. Revenue à elle, l'infortunée quitta cette maison où elle avait reçu la naissance et où sa mère venait de lui donner la mort... À compter de ce jour elle n'en eut plus un seul d'heureux, et peu d'années s'écoulèrent entre la malédiction maternelle et la mort de la fille innocente et maudite.

DEUXIÈME PARTIE.
MADAME LA COMTESSE DE CUSTINE.

Aussitôt que sa mère eut rendu le dernier soupir, mademoiselle de Logny quitta cette maison qui lui était devenue odieuse après les événements qui venaient de s'y passer; elle se retira à Panthemont. Ce fut là que le président de Périgny fit ouvrir le testament de madame de Logny... elle y déshéritait ses deux filles et donnait son argenterie, ses diamants, toute sa fortune, au président... Il avait fallu ce fidéi-commis pour que M. de Louvois ne pût attaquer le testament... Le président remit donc fidèlement à mademoiselle de Logny toute la fortune de sa mère, qui était immense et dans le plus bel état...: cette fortune allait à plus de cent vingt mille francs de rentes, sans compter un mobilier estimé au-delà de cent mille écus...

Lorsque mademoiselle de Logny fut en possession entière, alors elle fit faire un partage égal de tout ce qu'avait laissé sa mère... une tasse, même la plus commune, ne demeura pas dans son lot, et lorsque tout fut terminé, une cuillère de vermeil dépareillée ne trouvant pas sa place, mademoiselle de Logny la rompit en deux et en envoya la moitié à sa sœur!...

Un an après la mort de sa mère, mademoiselle de Logny fut demandée en mariage par tout ce que la cour de France avait de jeunes gens distingués et par leur naissance et par leur fortune... Elle hésita longtemps dans son choix; enfin elle se détermina en faveur de M. le comte de Custine, l'un des premiers seigneurs de la Lorraine, et lui-même, personnellement, était un homme supérieur: séduit par tout ce qu'il entendait dire de mademoiselle de Logny, il se mit sur les rangs pour obtenir sa main, et fut assez heureux pour être choisi par elle.

Jamais un mariage fait sous d'aussi heureux auspices n'eut de plus heureuses suites. J'ai dit quelques mots sur le bonheur calme de l'hôtel de Custine, mais je ne suis sans doute parvenue qu'imparfaitement à donner une idée de cette félicité des anges telle que celle qui se rencontre dans le mariage, lorsque les deux époux s'aiment! C'est de toutes les joies terrestres la plus profonde et la plus vive...

J'ai dit que le cercle de madame de Custine était borné; cependant il était assez étendu pour que son salon[101] offrît à l'observation un point de comparaison assez piquant avec ce monde bruyant qui l'entourait; toutes ses amies étaient jeunes et d'un esprit agréable: l'une d'elles vient seulement de mourir il y a peu de mois: c'est madame la comtesse d'Harville, dont le mari était sénateur et l'un des hommes les plus honorables de l'ancienne noblesse attachés à l'Empire; il était chevalier d'honneur de l'impératrice Joséphine. Madame d'Harville était jolie, son esprit parfaitement agréable et son commerce entièrement sûr; je ne l'ai connue qu'âgée, mais toujours aimable: elle était sœur de mon petit père Caulaincourt[102], père du duc de Vicence. La marquise de Brehan[103], dame du palais de la reine Marie-Antoinette, était aussi l'une des amies de madame de Custine: sa petite taille était une miniature parfaite; elle était charmante, et son esprit, sa grâce, ses talents (elle peignait les fleurs d'une manière remarquable), en faisaient une personne vraiment nécessaire dans une intimité lorsqu'une fois on l'avait connue et appréciée. Venait ensuite madame de Vaubecourt, jolie et agréable femme, que pendant longtemps madame de Custine admit dans l'intimité de son intérieur et que tout le monde croyait une ingénue naïve, et qui n'était rien moins que cela... Son mari était un homme parfaitement sérieux, qui ne riait que par éclats et puis qui retombait dans un silence de plusieurs semaines; ce qui lui arriva dans la suite n'était pas fait pour changer son humeur. La comtesse de Crenay n'était pas jolie, mais elle avait une sorte d'originalité qui amusait, surtout lorsqu'on savait jouer d'elle; elle était bien la personne du monde la plus heureuse; elle était laide, et quoique jeune elle paraissait vieille; tout cela n'était rien pour elle, elle ne le voyait pas: bien loin de là, elle était convaincue qu'on ne pouvait la voir sans l'adorer; il y a des femmes comme cela, il y a même des hommes... Quant à madame la comtesse de Crenay, c'était avec une bonne foi qui avait en vérité de la bonhomie: elle avait un recueil d'histoires plus ou moins tragiques des infortunés qui se mouraient d'amour pour elle: les uns se jetaient à l'eau, les autres s'empoisonnaient ou bien s'asphyxiaient...; enfin, c'eût été un hôpital curieusement peuplé que celui qui aurait renfermé ses victimes. Le curieux de la chose, c'est qu'elle était, avec ce ridicule, la personne la meilleure et la plus facile à vivre: ce qu'elle disait, elle en était convaincue; si l'on avait l'air de douter, elle n'insistait pas: mais pour elle la chose n'étant pas douteuse, elle souriait et n'en parlait plus. Un jour, madame de Custine lui dit:

—Ma chère, je veux absolument que vous me disiez le nom de quelques-uns de ces amants malheureux. Allons, vous ne craignez pas mon indiscrétion; d'ailleurs, c'est un secret de famille (madame de Crenay était cousine de madame de Custine).

C'était surtout à souper et à dîner chez sa mère, madame de La Tour-du-Pin, que madame de Crenay recevait ces bienheureuses déclarations dont les expressions brûlantes, disait-elle, me causent quelquefois beaucoup d'émotion!... Alors madame de Custine et madame d'Harville redoublaient d'insistance, et madame de Crenay cédait enfin, et c'était pour leur dire les noms d'hommes ayant cinquante ans et qui devaient être horriblement ennuyeux et laids à vingt-cinq. Un jour M. de Caulaincourt, frère de madame d'Harville, écrivit une déclaration des plus passionnées à madame de Crenay et la signa du nom d'un gentilhomme de Normandie qui avait été recommandé à M. de Crenay. Cet homme était silencieux, et même taciturne; il était jeune, mais point agréable. En tout la conquête n'avait rien de séduisant.

Madame de Crenay laissait habituellement son sac à ouvrage et son sac à parfiler dans le salon; tandis qu'on allait souper, M. de Caulaincourt prit son temps et mit dans le sac à parfiler la lettre d'amour et deux charmants morceaux en or pour parfiler, ainsi que cela était la mode alors. L'un représentait un cœur enflammé percé d'une flèche, l'autre un petit chien. Chacun de ces morceaux avait un petit papier attaché avec une épingle. Sur l'un on lisait:

Brûlant et blessé comme lui!

Et sur l'autre:

Fidèle et soumis comme lui!

Il y avait peu de monde ce soir-là à souper chez madame de Custine... On était en été, et elle-même n'était à Paris que par une raison extraordinaire. M. de Caulaincourt ne craignait donc pas les suites de son espièglerie. Il soupa fort gaîment et attendit avec une joie parfaite le moment de jouir de sa malice.

Il vint enfin; après avoir causé pendant quelque temps, madame de Custine donna le signal du travail, et toutes les dames se réunirent autour d'une grande table ronde, sur laquelle étaient leurs sacs à parfiler, tandis que les hommes, qui, ce soir-là, étaient M. de Caulaincourt, M. de Ludre, M. de Toussaint et le vicomte de Custine, beau-frère de madame de Custine, se disposaient à faire la lecture de quelque ouvrage nouveau, ou bien à raconter les histoires courantes, pourvu néanmoins qu'elles n'attaquassent pas directement la réputation d'une femme. Madame de Custine était d'une sévérité positive à cet égard-là.

Les femmes s'assirent donc et commencèrent à dénouer leurs sacs à parfilage...

—Ah! mon Dieu! s'écria madame de Crenay, qu'est-ce que cela?...—Elle venait d'attraper le petit chien...

—Ah! mon Dieu! s'écria-t-elle encore; cette fois c'était de douleur, elle s'était piquée à l'épingle qui attachait le petit billet...

À la vue de toutes ces belles choses, tout le monde se récria. M. de Caulaincourt[104], qui était seul dans le secret, gardait un sérieux imperturbable: il avait mis la lettre dans le sac à ouvrage dans lequel était le mouchoir de poche. Il priait le Ciel que madame de Crenay eût envie de se moucher pour qu'elle trouvât la bienheureuse lettre. Cela ne fut pas long... elle ouvrit l'autre sac, et voilà la lettre d'amour, qui sentait l'ambre de manière à donner dix migraines, qui roule au milieu de la chambre... Pour le coup, il n'y avait pas moyen de nier!... Comme madame de Crenay avait une excellente réputation, qu'elle méritait par la régularité de sa conduite... elle fut très-troublée de ce torrent de preuves d'amour qui lui arrivait comme pour lui donner raison vis-à-vis des incrédules... L'effet de cette aventure fut très-comique. Madame de Crenay la prit au sérieux et voulait se fâcher contre le gentilhomme qui avait poussé la hardiesse jusqu'à séduire les gens, disait madame de Crenay. Car enfin, comment le chien, et le cœur, et la lettre étaient-ils arrivés dans les sacs!... On lui accorda tout ce qu'elle voulut, et M. de Caulaincourt lui proposa de remettre le cœur, le chien et la lettre à celui qui les avait envoyés.

—Mais pour cela, dit-il, il faut que je sache le nom de l'audacieux. Madame de Crenay fut longtemps à se décider... Enfin, elle consulta madame de Custine, qui fut confondue en apprenant le nom et le rang de celui qu'on rendait ainsi coupable sans qu'il y songeât. M. de Caulaincourt reçut donc la lettre, le chien et le cœur, avec une réponse très-sèche et très-clairement vertueuse... Ce qui fut bien plus amusant, ce fut le courroux digne et glacé avec lequel madame de Crenay a toujours accueilli depuis le malheureux gentilhomme dont on avait pris le nom, et qui a dû ne jamais comprendre la cause de cette sévérité. Madame de Custine, lorsqu'elle sut plus tard la plaisanterie tout entière, voulut désabuser madame de Crenay et disculper le gentilhomme; il n'y eut pas moyen, madame de Crenay n'en voulut rien croire... Elle aimait aussi la danse avec passion et dansait fort légèrement, quoique très-grasse et très-grande[105]... Sa maison était agréable, et ses soupers et ses bals avaient de la réputation.

Madame de Genlis, amie fort intime de madame de Custine, embellissait ses soupers du samedi et du dimanche par ses talents, qui, au fait, à cette époque étaient, relativement à ceux des autres femmes, très-supérieurs à ce qu'on rencontrait dans la société. Elle jouait de la harpe, elle chantait, jouait la comédie, faisait des livres, tout cela fort médiocrement pour aujourd'hui (j'en excepte les livres), mais enfin alors elle était une merveille, une neuvième, dixième muse, comme j'ai entendu le chevalier de Boufflers appeler madame Hainguerlot... Madame de Balincourt[106] était aussi une amie qui augmentait le charme de cette réunion, qui avait lieu toutes les semaines lorsque madame de Custine était à Paris...

Les amis de madame de Custine remarquèrent vers ce temps qu'elle était mélancolique. Sa santé s'altéra, elle devint plus sédentaire, et son salon fut constamment le rendez-vous de tout ce que la Lorraine avait de plus distingué parmi la noblesse, et de tout ce que la Cour avait également de remarquable en considération et en position élevée. Madame de Custine était si respectée, qu'il suffisait d'avoir été admis chez elle pour l'être partout... et elle n'avait que vingt-trois ans!... Son mari l'adorait... Elle avait un fils et une fille dont elle s'occupait exclusivement... Hélas! son fils infortuné est mort sur l'échafaud comme son père! et lorsque les grands yeux mélancoliques de sa mère se reposaient sur lui, avec leur regard d'ange, y avait-il donc un pressentiment maternel qui lui montrait pour son enfant bien-aimé un avenir sinistre?...

Alarmé de sa tristesse et de son changement, le comte de Custine voulut que l'intérieur de sa maison prît une teinte de gaîté plus prononcée... Il donna de grands dîners, même des bals, dans lesquels la comtesse de Custine était la plus belle de toutes; son air était si noble, sa taille si élégante, la beauté de ses traits si parfaitement pure!... et lorsqu'un sourire venait éclairer cette physionomie angélique, elle était alors d'une beauté véritablement remarquable...

Les jours où l'hôtel de Custine était ouvert et illuminé pour une fête, alors la comtesse semblait repousser une pensée qui lui était odieuse!... elle paraissait souffrir, mais avec cette résignation qu'ont les saintes!...

—Mon amie, lui disait souvent madame d'Harville... vous me cachez une souffrance!... à moi!...

Et l'ange remuait doucement la tête, comme pour démentir ce soupçon d'une amie... mais en relevant ses longues paupières on voyait trembler une larme entre ses longs cils... et madame d'Harville se désespérait de voir son amie ainsi frappée par une peine secrète qu'elle s'obstinait à lui cacher; car elle était sa plus intime amie: madame de Genlis prétend qu'elle était plus étroitement liée avec elle qu'avec toute autre; cela peut être, mais pas pour madame d'Harville...

Le vicomte de Custine était toujours fort assidu chez son frère; il allait peu à la Cour, et les jours où le comte de Custine était de la chasse du Roi, le vicomte le remplaçait dans son salon pour y recevoir les hommes qui y venaient en son absence...

C'est un caractère type que celui de M. le vicomte de Custine; je le connaissais par relation, en ayant entendu parler à plusieurs personnes qui m'en avaient donné une étrange idée. L'une était M. de Bonnecarrère, ami du général Custine, dont il avait des lettres bien curieuses; l'autre était Saint-Phar, et la troisième était madame de Montesson, qui m'en parla avec beaucoup de détails un jour à Bièvre, à propos de sa nièce[107].

Le physique du vicomte de Custine était agréable. Il était grand, svelte, et d'une extrême élégance; ses traits étaient fins et doux, ses cheveux blonds et remarquables par leur finesse, ce qui faisait croire qu'il en avait peu tandis qu'il en avait beaucoup... Son frère avait une autre expression, et cette expression, moins élégante peut-être, était plus forte d'attraction pour ceux qui auraient eu à choisir entre les deux frères... Le comte de Custine avait plus d'énergie, et surtout de cette énergie de l'âme qui révèle les vertus qu'elle renferme.

En voyant le vicomte de Custine, on avait le désir de causer avec lui; en voyant le comte, on avait la volonté d'en faire son ami... Placé dans le monde aussi haut que le pouvait vouloir son ambition, par sa belle naissance, sa grande fortune et sa considération personnelle, le comte de Custine eut toujours une existence honorable comme elle devait l'être. Mais il avait de l'ambition, et peut-être que son humeur un peu acerbe, sa répugnance à se plier aux moindres complaisances, même convenables, pour la Cour, lorsqu'il fut sollicité quelquefois de le faire, furent un obstacle à une élévation plus rapide après son retour d'Amérique.

Sa femme en était adorée, et pourtant elle le craignait... elle avait pour lui une affection tendre et dévouée, mais elle redoutait l'humeur sévère du comte. Souvent elle cachait une faute légère commise par un domestique, de crainte que le comte ne le chassât... Aussi les gens de sa maison l'avaient-ils surnommée Notre-Dame de Bon-Secours!...

Ce fut quelque temps avant le dérangement de la santé de madame de Custine, que le vicomte, son beau-frère, fut atteint d'une passion insensée pour madame de Genlis... Cette passion devint bientôt publique, et madame de Genlis ne put faire un pas sans que l'obsession du vicomte de Custine ne vînt entraver ses démarches les plus simples. Cela en vint au point que madame de Genlis fut contrainte d'en parler à la comtesse, sa belle-sœur; quel fut son étonnement de ne pas la trouver de son sentiment!

—Vous vous trompez sur son compte, lui dit la comtesse: mon beau-frère ne vous porte qu'un intérêt profond et ne vous veut aucun mal. Ne lui en veuillez pas: c'est moi qui vous le demande.

Quelque recommandation que fît la comtesse, madame de Genlis exigea le départ de M. de Custine pour la Corse. Tous ceux qui pouvaient avoir des doutes sur cette passion manifestée si singulièrement par le vicomte, étaient étonnés que madame de Genlis affectât une aussi grande sévérité; le vicomte de Custine était parfaitement agréable, et M. de Caulaincourt (le père), qui le comparait au vicomte de Ségur, comme il complétait la comparaison entière du comte de Custine au comte de Ségur, et de madame de Ségur à madame de Custine, disait que le vicomte de Custine était un homme charmant[108]. Sa taille était haute et bien prise, et d'une élégance remarquable, surtout comme distinction. Mais son regard et son sourire, qui étaient d'abord ce qui paraissait charmant en lui, devenaient au contraire comme une répulsion en ce que le sourire avait une expression sardonique et toujours railleuse, et que le regard était, lorsqu'il ne le surveillait pas, faux et comme quêteur... Cependant ses yeux étaient bleus, et lorsqu'il le voulait, leur douceur était infinie... Voici, au reste, le portrait qu'en fait madame de Genlis dans ses Mémoires, et que j'avais entendu faire bien avant que les Mémoires de madame de Genlis ne parussent. Les intérêts de cœur de M. de Caulaincourt avaient été liés d'une manière intime à la famille Custine, d'une telle sorte, que plus tard il ne parlait jamais de cette époque sans que le nom du général ne vînt sur ses lèvres. Frère de la meilleure amie de madame de Custine, il l'avait aimée avec passion, mais infructueusement, comme tout ce qui l'a aimée d'amour! Que de fois, lorsque je lui entendais citer le nom de madame de Custine comme l'exemple de toutes les vertus, j'étais loin de me douter que cette même madame de Custine était l'aïeule de l'auteur du Monde comme il est!... Ainsi donc il a eu deux anges pour mères!...

Voici ce portrait du vicomte de Custine:

«.....Il avait alors vingt-sept à vingt-huit ans, une taille et une figure particulièrement élégantes; on trouvait son visage joli: il ne m'a jamais plu (c'est madame de Genlis qui parle), parce que sa physionomie exprimait habituellement la raillerie et la moquerie, et qu'il y avait dans son regard je ne sais quoi de furtif, de faux et de méchant que je n'ai vu qu'à lui, et qui me paraissait d'autant plus surprenant, qu'il était blond et que ses yeux étaient bleus, ce qui ordinairement donne l'air de la douceur. Il avait de l'esprit, de la finesse et quelquefois de la gaîté, une jolie conversation, un ton parfait, et la réputation d'un jeune homme instruit, sage et très-aimable... Il avait beaucoup lu, et surtout l'histoire de France et tous les mémoires qui s'y rapportent. Il en parlait bien et sans pédanterie... Quand je consultais ma raison et mon jugement, il me semblait digne des plus grands éloges...; quand je le regardais et que je l'observais, il me déplaisait à l'excès. Il se piquait aussi d'aimer avec passion la musique, ce qui motivait les transports auxquels il se livrait lorsque je jouais de la harpe... Un soir il se trouva mal en m'écoutant, tandis que je chantais en m'accompagnant ce bel air de Castor et Pollux: Tristes apprêts, pâles flambeaux!...

«Je suis convaincue, dit plus loin madame de Genlis, qu'il savait pâlir à volonté.»

Voilà ce portrait tel qu'elle le fait.

La passion du vicomte de Custine pour madame de Genlis, amie intime de sa belle-sœur et femme répandue dans le grand monde, comme cousine de madame la maréchale d'Estrées, nièce de M. de Puisieux, cordon bleu et ministre intime sous Louis XV, et puis ensuite comme femme supérieure fort à la mode et dont le nom était déjà célèbre; cette passion de M. de Custine, qui lui-même était un homme fort connu dans la haute société, dont il était l'un des membres les plus marquants par son nom et ses agréments, ne pouvait manquer de faire beaucoup de bruit; ce fut ce qui arriva, d'autant mieux qu'il n'épargna rien pour la rendre éclatante aux yeux de tous. Il suivait madame de Genlis sous mille déguisements: aujourd'hui c'était un mendiant à la porte d'une église; demain une coiffeuse[109]! parmi celles qui venaient la coiffer; une autre fois il revêtait l'habit de livrée de l'un des valets de pied de madame de Genlis... Il lui écrivait les lettres les plus passionnées!... et madame de Genlis était charmante à cette époque. Elle était jeune, faite pour plaire et pouvait donc croire qu'elle plaisait en effet!... Je fais cette remarque pour arriver à ce qui pouvait résulter de ce jeu... si toutefois c'était un jeu... Il écrivait surtout beaucoup; madame de Genlis lui renvoya ses lettres cachetées après avoir lu les premières, à ce qu'elle dit; c'est ici que je crois pouvoir émettre un doute sur cette sévérité de madame de Genlis. Mais cela n'a aucun rapport avec ce drame si grand et dont les ressorts tiennent évidemment à cette position de la société à cette époque. Voyez ce rôle joué par un homme de la plus haute naissance... voyez les mœurs qui ont été reflétées dans plusieurs ouvrages, et l'on peut porter un jugement sur une époque relativement à une partie seulement...

Le vicomte de Custine aimait beaucoup tout ce qui faisait effet; mais en même temps il s'écriait qu'il n'aimait pas le monde et qu'une vie simple et retirée, comme celle de sa belle-sœur par exemple, lui convenait à merveille!.... Dans le paroxysme le plus violent de sa passion pour madame de Genlis, il fut aimé d'une femme jeune et fort jolie: elle était toute jeune, naïve, et l'aima avec une passion que lui-même ne repoussa que pour faire un éclat. C'est un caractère très-prononcé que celui du vicomte de Custine!...

Cette jeune femme, qui l'aima bientôt avec tout le délire d'un premier amour, et qui se croyait aimée, fut un jour entraînée à lui avouer sa passion... Le vicomte se jeta à ses genoux en lui demandant sa pitié!...

—Accordez-moi votre amitié, lui dit-il en fondant en larmes... je ne suis pas digne de votre amour... J'aime!... sans être aimé, grand Dieu! et je souffre tous les maux d'un amour méprisé!!!

—Oh! s'écria la jeune victime, comment ne vous aime-t-elle pas!... Le vicomte alors, sans aucune nécessité, lui nomma madame de Genlis et lui dit combien il était malheureux de cette passion dédaignée qui consumait sa vie!... Ce fut la jeune femme elle-même qui raconta le fait à madame de Genlis... C'était là ce que voulait le vicomte... Quant à sa conduite envers elle, il faisait les plus inconcevables extravagances... Un jour, madame de Genlis avait quelques inquiétudes relativement à la santé de madame de Mérode, l'une de ses amies habitant Bruxelles; elle en parle un soir à souper chez la belle-sœur du vicomte de Custine... il ne dit rien, seulement il sort avant tous les autres convives... Le surlendemain à midi, il demande à être introduit chez madame de Genlis et lui remet un petit billet de la comtesse de Mérode qui la rassurait sur sa santé... Le vicomte était allé à Bruxelles à franc-étrier. Il avait vu madame de Mérode et puis était reparti!... Ce sont de ces traits dignes de l'époque la plus chevaleresque qu'on ne peut expliquer que d'une manière: c'est que le vicomte aimait à jouer des proverbes, chose qu'il devait faire dans la perfection!... Ce fut alors que, poussé au désespoir, il disparut tout-à-coup et pendant plusieurs semaines. Son frère, le comte de Custine, dont le cœur était parfait, alla à sa recherche et dans le plus véritable désespoir, et peut-être que les rigueurs un peu exagérées de madame de Genlis lui parurent trop sévères... Quoi qu'il en soit, au bout d'un mois on retrouva le vicomte. Où croyez-vous qu'il s'était allé cacher?... dans la forêt de Sénart... Au moment où, dit-il, il s'allait tuer..... il avait rencontré un ermite, puis encore un ermite, enfin une douzaine d'ermites, ce qui m'a l'air d'être une communauté... Ces bons frères, en effet, s'étaient réunis pour vivre en commun du produit de leur industrie, et ils faisaient des bas de soie, des rubans et de différentes petites choses qu'ils vendaient à Paris et à Essonne. Le vicomte demeura parmi ces hommes simples et pieux... Il leur en imposa et leur fit plusieurs mensonges pour motiver son arrivée parmi eux... et surtout son séjour. Au bout d'un certain temps, il les quitta et rentra dans Paris lorsqu'il se vit découvert.—Il avait laissé croire en quittant l'hôtel de Custine qu'il allait se donner la mort... La terreur d'un tel adieu avait tellement dominé son malheureux frère que sa douleur fut au moment de le rendre insensé... Le vicomte jouait ainsi avec le cœur de tout ce qui était autour de lui, et d'une voix douce laissait tomber dans leur âme des paroles de mort et de désespoir... Quelle était donc la nature de cet homme?... madame de Genlis en porte ce jugement un peu plus loin, et son attachement exclusif pour le reste de la famille la rend tout-à-fait admissible à donner son opinion.

«Le vicomte de Custine, dit-elle, savait prendre tous les masques, même celui de la religion[110]!... Il alla dans cette Chartreuse de la forêt de Sénart, et y passa quatre mois dans les exercices de la plus haute piété: il était, disait-il, rendu à la religion! Les solitaires le prenaient pour un saint! En les quittant, il les laissa tout édifiés. Il avait suivi leurs exercices et même travaillé avec eux. Ils vantèrent sa douceur, sa simplicité, sa candeur. Je suis persuadée, ajoute-t-elle, que le vicomte de Custine s'est beaucoup amusé dans cet ermitage: car il y avait une telle duplicité dans son caractère, que, même sans but et sans intérêt, il se délectait dans l'hypocrisie. Un jour, dit encore madame de Genlis, il jouait au whist avec moi; tout-à-coup il laisse tomber les cartes... et me fixant avec une attention plus que ridicule il suspend ainsi la partie... Il me mit en colère... Une jeune femme sentimentale, qui le trouvait charmant, se leva indignée, et dit que j'étais monstrueuse!...»

Cette scène se passa chez madame la comtesse d'Harville, où la comtesse de Genlis allait passer presque toutes les soirées qu'elle ne passait pas chez elle depuis le malheur qui avait frappé l'hôtel de Custine.

J'ai déjà dit que madame de Custine souffrait, et souffrait sans se plaindre; mais on voyait se développer, malgré les soins, sur ce beau visage, des principes de mort, qui, chaque jour, devenaient plus visibles. Dans l'hiver qui suivit sa dernière couche elle sortit peu, et s'efforça de rendre sa maison encore plus agréable à ses jeunes amies. Elle avait perdu sa sœur... Madame de Louvois était morte, et cet héritage que madame de Custine avait si vertueusement partagé était revenu dans les mains pures qui l'avaient restitué pour obéir à la loi de Dieu... Le chagrin avait frappé madame de Custine au milieu de cette félicité domestique dont elle jouissait... et puis son heure avait sonné sans doute! Elle alla en Lorraine, passa quelques mois auprès de sa belle-mère, qui, elle aussi, était un modèle de vertu. La comtesse revint à Paris vers la fin de l'automne; M. de Caulaincourt et madame d'Harville se trouvèrent chez elle pour l'embrasser en descendant de voiture... En la voyant, M. de Caulaincourt recula d'épouvante!... C'était la mort qu'il voyait sur ce visage, où la beauté des traits luttait encore avec une décomposition frappante...

Le comte de Custine était demeuré en Lorraine; le vicomte était revenu avec sa belle-sœur... M. de Caulaincourt lui dit combien il était frappé de son changement..... En l'écoutant, le vicomte pâlit:

—La croyez-vous malade? lui dit-il...

—Mais son état vous est mieux connu qu'à moi, répondit M. de Caulaincourt... Comment a-t-elle supporté la route?...

Le vicomte, au lieu de répondre, passa chez sa belle-sœur. Elle était à demi couchée sur une ottomane... pâle, ses beaux grands yeux à demi fermés... Sa main tombait à côté d'elle; M. de Caulaincourt la prit... elle était brûlante et sèche!... Le lendemain, elle était très-mal... On fit appeler Tronchin... Elle avait une fluxion de poitrine, et fut dès le premier jour dans le plus grand danger...

Madame de Genlis lui était profondément attachée... Aussitôt que le danger fut reconnu, elle s'établit au chevet du lit de son amie et fut sa garde-malade... Madame d'Harville vint aussi remplir tous les devoirs pieux d'une amie... Mais les ravages furent rapides, et bientôt on désespéra de la malade. L'ange allait retourner au ciel.

Une nuit, elle ne dormait pas, et entendit doucement prier près d'elle... C'était madame d'Harville.

—Je voudrais entendre, dit-elle.

Son beau-frère, qui veillait avec les deux amies, accourut à sa voix. En l'apercevant, un mouvement inexprimable anima la physionomie de madame de Custine, surtout en le voyant s'agenouiller et prier.

Lorsque la prière fut terminée, la malade voulut boire...

—Et vous, dit-elle, comment vous traite-t-on ici?... Hélas! l'œil de la maîtresse ne peut veiller sur les soins rendus à ses hôtes, ajouta-t-elle avec un angélique sourire!... Elle fit appeler son maître d'hôtel:

—Qu'il y ait toujours dans le salon, dit-elle, des oranges, du raisin et des eaux glacées, surtout pour la nuit!... Soyez exact à exécuter cet ordre... C'est peut-être le dernier!...

—Maintenant, ajouta-t-elle, prions encore!... prions ensemble! C'est surtout auprès du lit d'une mourante que doit se réaliser cette vérité: «Jésus-Christ sera au milieu de nous, lorsque nous serons quelques-uns rassemblés en son nom...» Quelques moments après, elle fit elle-même cesser la prière pour faire approcher le vicomte de Custine, et lui demander s'il avait envoyé chercher son frère... Le vicomte répondit par un signe affirmatif.

—Pourvu qu'il soit encore temps! dit-elle, en élevant au ciel ses admirables yeux, animés de l'amour de Dieu dans ce moment terrible où la mort s'approchait brutalement d'elle et posait son doigt osseux sur le corps parfait de beauté de cette jeune femme que Dieu rappelait à lui à vingt-quatre ans!...

Vers le matin, elle était tellement agitée qu'elle ne pouvait même sommeiller.—Mon amie, dit-elle à madame de Genlis, prenez ce volume (et elle lui indiquait un livre qui était sur une table) et venez ici, bien près, m'en lire un chapitre...

Ce livre était un recueil de morceaux de littérature religieuse... elle se fit lire les Quatre fins de l'homme, par Nicolle... Arrivée à un passage sur la mort, qu'elles avaient souvent médité ensemble:

—N'allez pas plus loin, dit-elle, cela vous affligerait!...

Et elle se fit lire l'Imitation!...

La nuit qui précéda sa mort fut affreuse! elle luttait contre la maladie avec la vigueur d'une nature pure et vierge et la force d'âme qui se rattache aux liens de mère, d'épouse et d'amie!... Quelle vie que celle abandonnée par elle?... Amour, amitié, considération, fortune, beauté!... voilà les biens qu'elle quittait!...

Le matin du cinquième jour, Tronchin déclara qu'il n'y avait plus d'espérance!... Le vicomte de Custine, madame d'Harville et madame de Genlis passèrent dans le salon, où ils sanglotèrent pendant plus d'une heure, tandis que la mourante était enfermée avec son confesseur et son notaire... Il était alors quatre heures du matin... À cinq heures, elle rappela ses amis auprès d'elle... Elle avait voulu savoir de Tronchin combien il lui restait d'heures à vivre!... C'était un dimanche.

—Je voudrais que vous me lussiez la messe, dit-elle à son amie... En la voyant, madame de Genlis fut frappée de son admirable beauté... toute trace de souffrance avait disparu... C'était une auréole d'ange qui entourait sa tête, ou plutôt, c'était la sainte qui déjà appartenait au Ciel... En la voyant si belle, ils tombèrent à genoux près de son lit, et ne purent avoir aucune inquiétude... Qu'est-ce que que la mort pouvait oser sur ce corps si beau? L'espérance revint dans tous les cœurs... On lut la messe auprès d'elle.

—Maintenant je suis bien, dit-elle à madame de Genlis, allez à la messe; vous l'entendrez à mon intention...

Elle lui donna un livre d'heures qui lui servait habituellement... M. de Caulaincourt, qui arrivait alors pour avoir de ses nouvelles, en reçut aussi un livre, qu'elle lui donna... Madame de Genlis alla entendre la messe avec madame de Caulaincourt: il était alors neuf heures du matin; au bout de trois quarts d'heure ils revinrent; tout était fini: l'ange était au ciel!...

Le désespoir de cette maison ne se peut décrire; les larmes et les cris étaient déchirants!... Le soir, le malheureux comte arriva. À la vue de ses deux enfants, qui venaient à lui sans être conduits par leur mère comme toujours, il se sentit défaillir, et son désespoir fut aussi profond que long à se calmer... Son cœur était parfait, et il avait su apprécier l'âme que Dieu avait commise à sa garde et dont le bonheur lui avait été confié.

Pendant plusieurs mois, une seule existence lui fut permise par le violent chagrin qui détruisait aussi sa vie... Il allait déjeûner avec M. et madame de Genlis; ensuite ils allaient se promener en voiture ou à cheval ou à pied. Le comte de Custine rentrait, et puis madame de Genlis, madame de Balincourt, madame d'Harville ou madame de Crenay, enfin, l'une de ces dames, jamais plus d'une ou de deux, allait dîner avec lui; on y trouvait son frère le vicomte, dont la passion violente pour madame de Genlis était alors à son plus haut degré... Au bout de plusieurs mois, madame de Genlis put faire un peu de musique... Alors le comte de Custine lui envoya une harpe, que madame de Custine avait achetée pour son amie, afin que la sienne ne fît pas de trop fréquents voyages... Il y joignit une clef en or émaillée de noir, avec ces mots:

Ne l'oubliez jamais...

Je cite ce fait comme un démenti donné à ceux qui parlent de la dureté du général Custine. Un homme qui sent profondément les sentiments d'amour et d'amitié est un homme digne d'être aimé...

Il joignit à ce présent celui du portrait de madame de Custine et de ses enfants[111]. Je l'ai vu, ce portrait; M. de Caulaincourt en avait une copie, ainsi que madame d'Harville. Qu'elle était belle!

Plusieurs mois s'écoulèrent. Le comte de Custine et le vicomte voyaient chaque jour madame de Genlis...: ce fut alors que le vicomte s'en alla à la Trappe et fit toutes ses folies!... Enfin il revint, et pendant un peu de temps on eut la paix. Mais bientôt les scènes ridicules recommencèrent, et il finit par devenir importun, même à son frère, le meilleur des hommes.

Un jour, M. de Custine arrive chez madame de Genlis; il était pâle et paraissait bouleversé...

—Attendez-vous à apprendre une affreuse perfidie, dit-il à son amie.—De quoi s'agit-il?—De mon frère!—De votre frère, grand Dieu!...—C'est un malheureux!... non-seulement il vous trompait, mais... (Ici le général ne put parler, tant il était oppressé)—il aimait ma femme!... Madame de Genlis demeura immobile.—Oui, poursuivit le général, il aimait la femme de son frère... cet ange dont la pureté devait repousser un tel amour; car la vertu et le vice sont incompatibles dès qu'ils apparaissent l'un à l'autre.

Madame de Genlis demanda comment la chose s'était découverte: son amour-propre souffrait un peu de voir s'en aller en fumée cette passion qui avait occupé tout Paris pendant deux ans!... Le comte, dont l'indignation lui permettait à peine de parler, lui raconta que le matin même, voulant mettre en ordre quelques papiers particuliers de madame de Custine, quelque douloureux que fût ce devoir, il l'avait accompli; il ne restait plus qu'une seule cassette renfermant des lettres de madame d'Harville et de madame de Louvois. Le comte allait refermer cette cassette en reprenant les lettres de madame d'Harville, lorsqu'il crut s'apercevoir que la boîte avait un double fond; en effet, elle en avait un, et même fort profond. Il trouva le secret, et dans ce double fond plus de cent lettres de son frère adressées à sa femme; et quelles lettres!... Tout ce que l'esprit peut employer de plus subtil pour attaquer le raisonnement, tout ce que l'amour sait dire de doux et de captivant pour endormir le cœur, tout ce que le délire, enfin, de la passion peut produire pour égarer les sens et troubler l'âme, était employé dans ces lettres... Madame de Custine les avait gardées comme une précaution utile; elle avait lu les Causes célèbres, et savait l'histoire de madame de Ganges!...

Mais tout ce que cet ange avait dû souffrir en vivant à côté d'un pareil homme!... Toujours tremblante, et redoutant une découverte qui devait faire couler le sang fraternel dans sa demeure... en face d'un frère dont la parole d'amour résonnait chaque jour à son oreille pure et chaste, la vie de madame de Custine fut empoisonnée dans son bonheur même. Lorsqu'on a connu cette femme angélique, soit par elle-même, soit par ses amis; lorsqu'on a fléchi le genou devant cette nature d'élite qui montre une âme brûlante de l'amour de Dieu et continuellement livrée à l'exercice de toutes les vertus domestiques et privées comme la femme forte de l'Écriture, en voyant cet homme circuler autour d'elle et chercher à l'endormir par ses paroles emmiellées, toutes de vice et d'imposture, on croit reconnaître le serpent, l'Ève chrétienne, et le Paradis souillé enfin par la présence du tentateur se retrouve dans cette maison où un frère veut jeter de la honte au front d'un frère et perdre une âme d'ange avec son âme de démon...

Le comte de Custine, en parlant à madame de Genlis, ne lui dit pas tout: il lui fallait ménager l'amour-propre de cette femme vraiment offensée... et dans la noble franchise de son caractère le général n'avait pu se contenir; mais il avait besoin de confiance, et surtout de conseils!... Il alla à madame d'Harville... C'était une sœur pour madame de Custine... Son âme vertueuse recula devant un tel plan, conçu et mis à exécution en présence de cette femme angélique et sainte qu'ils pleuraient!... Madame d'Harville avait aussi été l'objet des hommages du vicomte de Custine; mais comme elle lui répondit sans aucune coquetterie, et qu'elle n'était pas à la mode comme madame de Genlis, il s'éloigna...

—Que je vous plains! dit-elle au général. Que comptez-vous faire?—Je ne sais!—Gardez le silence.—Ah! le pourrai-je jamais!—Vous le devez à la mémoire de celle qui vous a montré cette route par sa propre conduite. En vous laissant ces lettres, elle a voulu vous instruire, sans jouer le rôle d'accusatrice; elle a remis cette cause terrible entre les mains de Dieu!... Mais je la connais assez pour être certaine qu'elle mourrait à vos pieds pour obtenir l'oubli du crime de votre frère.

Le général était sombre et même farouche... Facile à émouvoir par des sentiments violents tels que celui qui alors bouleversait son âme, il ne savait lui-même s'il existait... Il froissait ces lettres dans ses mains convulsives... et parfois il en lisait quelques lignes qui lui rendaient sa fureur; l'une de ces lettres répondait probablement à des reproches d'avoir fait une action indigne d'un honnête homme, en affectant pour madame de Genlis une passion qu'il n'avait pas:

«Tant mieux que tout le monde croie que c'est elle qui m'envoie en Corse; mais vous qui, avec une âme si grande, si noble et si sensible, n'en êtes qu'effrayée et non touchée, comment pouvez-vous craindre pour elle cette impression dangereuse dont vous me parlez?... Confiez-vous davantage à sa vanité; soyez persuadée qu'en voyant l'objet de cette action, elle la trouvera toute simple[112]

Le comte de Custine se résolut à garder le silence!... Quelle noble résolution et quelle âme assez maîtresse d'elle-même peut demeurer devant un frère qui a médité votre perte!... Mais le comte connaissait le monde! il savait surtout que de toutes les supériorités, celle de la vertu, qu'il a moins que toutes les autres, l'importune davantage; il ne fallait donc pas porter à son tribunal souvent injuste une cause comme celle qui se présentait... Mais quel effort!... quelle grandeur!... quelle admirable vertu surtout que le silence gardé vis-à-vis de son frère!... Car JAMAIS il ne sut à quel point l'offense avait été connue!... Le comte de Custine brûla ses lettres!... il n'en garda que quelques-unes qui constataient la pure et sainte conduite de la martyre qui avait été frappée au cœur, pendant cinq années d'un supplice renouvelé tous les jours, à toutes les heures, à toutes les minutes!... Sa vie en fut, sans doute, abrégée!... Le vicomte de Custine est un type à étudier.... C'est un de ces caractères qui appartiennent à la science physiologique.... C'est une âme formée autrement que l'âme d'un méchant ordinaire... Il ne se trouve pas dans les sentiers du vice connus. Il lui fallait de nouvelles émotions dans le mal... pour le commettre il lui fallait un encouragement par la singularité du forfait... il fallait enfin que le crime le fît sourire devant son étrange nature!...

Le général Custine était essentiellement bon; il aimait son frère avec une extrême tendresse. Aussi fut-il bien malheureux pendant un an de la contrainte qu'il s'imposait, car le vicomte demeurait chez lui, et puis il se calma. Toutefois, jamais la confiance ne se rétablit entre les deux frères... elle était devenue impossible... Ce qui est déchiré ne se peut reprendre sans que la couture ne soit visible! Quoi qu'il en soit, jamais le vicomte n'a su que son frère connaissait son crime[113].

Je finis cet article, qui a montré une société pure et vertueuse au milieu de Paris corrompu, par le portrait de madame de Custine. Je l'ai lu à deux personnes qui se la rappellent encore, et m'ont certifié qu'il était ressemblant. J'ai fait exprès de donner cet article, dans lequel j'ai montré un caractère de l'époque, tel que celui du méchant, par exemple, mais plus corrompu encore et au milieu d'un cercle de femmes pures et vertueuses... mais le reste, dont j'ai connu deux femmes, était une parfaite image de la société morave dans la religion catholique. Cette maison, dont le nom illustre, la grande fortune, les alliances, lui donnaient une première place, que la beauté et les vertus de sa jeune maîtresse lui assuraient encore, cette maison paraissant comme une oasis dans le désert, au travers des détours infects de notre Babylone, m'a semblé devoir être montrée dans tous ses détails. Et l'épisode du vicomte de Custine donne encore plus de vigueur aux touches du pinceau qui fait revivre une époque.

Voici le portrait de madame de Custine.

«....Mariée à dix-sept ans, elle passa sept années dans le monde, pour y offrir le modèle de la plus rare perfection... Sa vie fut courte, mais pure, irréprochable et parfaitement heureuse. Je n'ai jamais vu dans la jeunesse, avec une beauté remarquable, une raison si ferme, des principes et une piété si austères, réunis à tant de grâce, de gaîté, de douceur et d'indulgence... Elle n'allait jamais au spectacle ni au bal, mais elle trouvait tout simple qu'on y assistât, et ses amies s'habillaient souvent chez elle pour qu'elle présidât à leur parure... Il était dans sa destinée de ne devoir ses vertus et sa considération qu'à elle seule. Elle entra dans le monde sans guide ni mentor... et cependant sans conseils, sans surveillance, jamais elle ne fit une fausse démarche ni une faute!... Elle avait infiniment d'esprit et ne l'employait qu'à perfectionner sa raison et son caractère. Riche, jeune, et belle comme un ange, elle mena toujours une vie sédentaire, avec tant de simplicité, que son goût pour la retraite ressemblait à de la paresse: elle était charmée qu'on le crût ainsi.—J'aime mieux, disait-elle à ses amies, que l'un m'accuse d'indolence que de singularité.

«Madame la comtesse de Custine vécut sept ans dans le monde avec la considération personnelle d'une femme de quarante ans, dont la conduite aurait toujours été parfaite[114].

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