Histoire des salons de Paris (Tome 2/6): Tableaux et portraits du grand monde sous Louis XVI, Le Directoire, le Consulat et l'Empire, la Restauration et le règne de Louis-Philippe Ier
L'ATELIER
DE
MADAME DE MONTESSON
À BIÈVRE.
Tout ce qui porte un nom marquant, tout ce qui est notabilité frappe vivement l'imagination de la jeunesse, et nous porte vers l'objet qui, par un motif quel qu'il soit, a mérité de sortir de la voie commune et d'attirer l'attention de ses contemporains; ce fut ce qui m'arriva avec madame de Montesson. J'en avais beaucoup entendu parler... Son nom était surtout prononcé dans une terre où j'avais été dans mon enfance. La belle terre de Seine-Assise avait été achetée par une de nos amies... J'avais entendu parler de madame la marquise de Montesson, dans ces champs qui avaient été les siens, avec une reconnaissance qui n'avait pas d'équivoque, car elle était presque proscrite et ne pouvait plus faire le bien que d'intention.
Je venais de me marier, j'avais quinze ans, mais j'étais enfant seulement par l'apparence. Mes goûts étaient sérieux et me portaient à causer et à connaître tous les personnages du grand drame qui venait de se jouer, tandis que les fils de mon intelligence se débrouillaient. Les émigrés rentraient en foule... On entendait annoncer des noms qui paraissaient exhumés de la tombe!... Hélas! beaucoup d'eux en effet y étaient ensevelis, mais pour n'en plus sortir!... Ce fut à cette époque que mes oncles, messieurs de Comnène, rentrèrent de leur émigration[115]... Le prince Démétrius, frère aîné de ma mère, n'avait pas quitté soit Louis XVIII, soit l'armée de Condé. Mon autre oncle, l'abbé de Comnène, qui demeura avec moi jusqu'à sa mort[116], avait agi de même. Ils me trouvèrent mariée depuis peu de jours, et dirigèrent, de concert avec ma mère, une grande partie de mes relations sociales. Ce fut cette influence qui faisait dire à l'Empereur «que je voyais ses ennemis.»
Mon oncle avait beaucoup connu monsieur le duc d'Orléans le père; je lui en ai entendu parler avec un accent profondément touché. Il en avait conservé un souvenir complétement dégagé de madame de Villemomble (mademoiselle Marquise) et de ses compagnes; et madame de Montesson, avec ses grâces, sa douceur, ses excellentes manières, était un exemple, suivant mes oncles, que je devais suivre. Mon oncle Démétrius parlait continuellement des voyages de Villers-Cotterets... de Seine-Assise... et une fois sur ce chapitre, il ne tarissait plus. Ce fut dans ce même moment où il était sous le charme des souvenirs, que Junot me donna une petite campagne pour y passer les premiers mois d'une première grossesse pénible. Cette maison était dans la vallée de Bièvre; elle avait appartenu à M. de Chamilly, valet de chambre du Roi. Le parc, si l'étendue était suffisante pour faire un parc avec soixante arpents, était une des ravissantes choses dans ce genre que j'aie jamais vues... Les plus beaux arbres exotiques, la plus riche végétation, les plus beaux ombrages, des sites pittoresques, des points de vue ménagés avec un art merveilleux, faisaient de cette campagne une retraite enchantée!... Lorsque Junot en fit l'acquisition, le mois de mai commençait... Dans ce temps-là le mois de mai voulait dire printemps...: c'était alors le mois des roses... ce mois dédié à la mère de Dieu, parce qu'il était frais, pur et suave comme son culte!... La vallée de Bièvre était, à cette époque de l'année, comme un bouquet dont le parfum magique donnait du bonheur... Quelle belle contrée!... quel charme attaché à son souvenir!... C'est bien d'elle qu'on peut dire avec Ramond: «Son souvenir[117] rappelle celui de plusieurs printemps!...» Bien des émotions ont agité mon âme depuis cette année où je vis Bièvre pour la première fois!... Eh bien! le seul nom de cette vallée parfumée me transporte, par la pensée, par la puissance de cette mémoire de l'âme, à cette époque où, âgée de seize ans, j'arrivai dans ce beau pays, si heureuse et si gaie! portant si légèrement la vie, y trouvant à chaque pas de ces jouissances infinies dont la nature est prodigue envers nous, mais que nous dédaignons!... et que je fus assez heureuse pour ne pas méconnaître... J'avais seize ans!...
Je ne connais rien dans les environs de Paris qui puisse balancer l'aspect de la vallée de Bièvre, si ce n'est peut-être la vallée d'Aunay... Ses prairies sont vertes comme celles qui bordent les rives du lac de Thoune... L'herbe en est elle-même plus parfumée que celle des autres prairies dans le cercle qui entoure Paris... et lorsqu'on voit se balancer sur la montagne les longs rameaux des beaux chênes des bois de Verrières qui forment comme une couronne à cette contrée solitaire et romantique, on se croit transporté dans un pays éloigné, et, se laissant aller doucement à vivre, on rêve, on est bercé par une idée vague mais heureuse; c'est une vie toute de bonheur, on ne se rappelle alors que ce qui flatte notre âme et nos penchants: voilà du moins ce que j'ai éprouvé souvent à Bièvre[118]... Encore une fois j'avais seize ans!...
La vallée de Bièvre n'est plus aujourd'hui ce qu'elle était alors... Deux ou trois habitations, parmi lesquelles on comptait la maison seigneuriale qui était le château, formaient avec quelques autres maisons le village de Bièvre. Une manufacture de toiles peintes, à l'imitation de celle de Jouy, dont on apercevait le clocher au bout de la vallée, donnait beaucoup de mouvement et faisait un grand bien à cette contrée, qui paraissait séparée du monde et devoir servir de retraite à des hommes fuyant le bruit...
La maison que Junot avait achetée avait été construite par M. le marquis de Chamilly, premier valet de chambre de Louis XV; elle était ornée dans le goût du temps, ce qui, à l'époque de 1800, était de fort mauvais goût. En effet comment pouvait-on se résoudre à meubler un salon dont les glaces étaient entourées avec des bordures dorées et moulées, comme nous savons qu'on le faisait alors, avec des fauteuils en acajou recouverts d'une étoffe de soie tout unie, d'une couleur sombre; des formes austères, sans contours moelleux, pas de coussins, si ce n'étaient des carreaux de divan bien rembourrés en crin et tellement durs que l'impression du corps n'y demeurait pas; des trépieds de forme antique, des bronzes imités de ceux d'Herculanum, qu'on commençait alors à découvrir, des copies éternelles du grec et du romain enfin, voilà ce qui nous pourchassait jusqu'aux champs...
Quant à moi, entraînée dans le tourbillon, je faisais comme les autres, au grand courroux de ma mère, qui n'entendait pas raison sur l'article de l'ameublement et des convenances d'intérieur. Elle avait défendu pied à pied la grande maison de l'invasion de Mallard, mon tapissier, et de ses rideaux de percale blanche avec des galons et des franges rouges, bleues ou vertes, suivant l'ordre des pièces; et puis les meubles en crin!... les toiles peintes (nous ne connaissions pas encore les perses, c'est-à-dire que la mode n'en était pas encore venue, car ma mère me parlait toujours d'une perse doublée en taffetas, couleur de rose, pour ma chambre à coucher de Bièvre!...). Enfin, elle avait obtenu de meubler à sa guise un petit pavillon dans lequel elle logeait et qui n'était qu'à elle seule: on l'appelait le pavillon du Bain... La salle de bain était en effet dans le rez-de-chaussée de cette petite maison en miniature, et rien n'était plus gracieux que sa position. Il était au milieu du parterre et de l'orangerie, et une partie de l'année entouré du parfum des orangers, des myrtes et de toutes les plantes exotiques que renfermait la serre, qui était fort belle...
Cette campagne, car ce n'était pas assez considérable pour être appelé une terre ni un château, était un charmant lieu d'agrément, et tout-à-fait ce qui était nécessaire à Junot comme à moi, en ce que nous pouvions y venir en peu de temps, et qu'il lui était au moins possible de se distraire quelquefois en chassant dans les bois de Verrières et sur les étangs de Saclé.
J'ai dit que cette première année que je passai à Bièvre fut un véritable enchantement; je vais raconter comment une circonstance que j'avais été loin de prévoir augmenta pour moi le charme de la vallée de Bièvre.
Ma mère était assez bien portante à cette époque; elle avait voulu venir avec moi, pour m'aider dans mon installation. Ce fut une joie de plus: elle était si aimable, si charmante, si agréable comme société surtout!... Aussi passions-nous de ravissantes soirées... Le matin, on menait la vie de château... liberté entière jusqu'à trois heures. Alors on se réunissait dans le salon, pour travailler et lire pendant une heure, et puis on allait se promener.
Un jour, on remit à ma mère un billet, que lui apportait un domestique en livrée: c'était une chose peu commune alors, et ce fut une exclamation générale. Le domestique était à cheval, et nous l'avions vu entrer dans la cour.
—Ah! mon Dieu, dit ma mère, après avoir lu son billet, comment se fait-il que madame de La Tour soit notre voisine?...
Et voilà ma mère relisant son billet et renouvelant ses exclamations.
Ce billet était de madame la comtesse de La Tour, sœur de madame la duchesse de Polignac[119]. Ma mère l'avait beaucoup connue, et la voyait souvent avant la Révolution. Elle rentrait de l'émigration. Se trouvant à Bièvre, chez madame la marquise de Montesson, qui occupait le château, elle demandait à ma mère la permission de m'être présentée et de venir la voir.
—Ah! mon Dieu! tout de suite, n'est-ce pas, ma fille?
Et se tournant vers Junot, avec un de ces sourires qui la rendaient adorable:
—Et moi qui commande chez vous, mon enfant! est-ce que vous voulez bien recevoir ma vieille amie royaliste!... C'est que malheureusement tous mes amis le sont.
Junot se leva et alla lui baiser ses deux petites mains d'enfant, en lui assurant qu'il était heureux et fier de lui obéir en tout... Il adorait sa belle-mère... mais il n'ignorait, au reste, aucun bon sentiment, et tout aussitôt qu'on lui présentait une noble démarche, une bonne action, il semblait qu'on ne fît que le lui rappeler.
Madame de Montesson, qui était venue habiter le château de Bièvre, était la veuve de M. le duc d'Orléans, père de celui qui a péri dans la Révolution. L'abbé de Saint-Phar, l'abbé de Saint-Albin, qui venaient chez ma mère, ne nous l'avaient pas fait connaître en beau. Je la rencontrais quelquefois chez madame Bonaparte, aux Tuileries; elle y venait déjeuner. Alors le premier Consul était pour elle comme je ne l'ai jamais vu pour aucune femme. Pourquoi? je l'ignore. Je crois qu'à cette époque il avait des opinions très-erronées sur le faubourg Saint-Germain. Il le connaissait peu, et madame de Montesson, veuve du duc d'Orléans, lui semblait une princesse du sang royal de France!... Il n'en était rien.
Madame de Montesson venait de louer le château de Bièvre pour l'été: c'était une charmante habitation, petite, mais commode, et puis dans une ravissante situation. Madame de Montesson était là avec madame Robadet, sa dame de compagnie, madame de La Tour, mademoiselle de La Tour, dont la noble conscience se trouvait mal à l'aise de cette demi-dépendance... plusieurs autres femmes... la belle madame d'Ambert, madame la princesse de Guémené, la princesse de Rohan-Rochefort, madame de Fleury[120], madame de Boufflers, madame de Valence, petite-nièce de madame de Montesson. (Madame de Genlis revenait alors, je crois, de l'émigration et était en froid avec sa tante; elle ne vint pas cette année à Bièvre.) Quant aux hommes, c'étaient M. de Valence, M. de Narbonne, M. de Calonne, que je vis pour la première fois, avec une curiosité d'enfant... presque tout le corps diplomatique[121]... et puis beaucoup d'artistes et de littérateurs...
À peine le petit billet que j'écrivis pour ma mère à madame de La Tour était-il parti, que nous la vîmes arriver, courant au lieu de marcher, pour embrasser plus tôt ma mère... Elle la retrouvait toujours belle...; cependant ma mère souffrait déjà bien!... Pauvre mère!... mais elle était si belle et si gracieuse!...
—Oui, sans doute, je conduirai Laure à madame de Montesson, dit-elle aussitôt qu'on lui eut exprimé le désir de madame de Montesson de me voir... et dès demain... Et pourquoi pas ce soir? dit-elle avec sa vivacité ordinaire.
Et une demi-heure n'était pas écoulée que nous étions dans le salon de madame de Montesson, qui me prodigua toutes ses grâces et fut vraiment coquette pour moi.
Le fond habituel de la société de madame de Montesson était agréable. Il l'était d'abord par elle-même. Madame de Genlis a fait de sa tante un portrait totalement faux...: elle a représenté madame de Montesson comme une personne nulle, d'une finesse plutôt gauche qu'habile et sans agrément dans l'esprit. Tout cela n'est pas vrai: je ne crois pas que madame de Montesson fût bonne, tout au contraire; mais elle était fine, adroite, et je n'en veux pour preuve que les résultats. Sans doute madame de Genlis a eu à se plaindre de sa tante; c'est un fait étranger à ce qui nous occupe, c'est-à-dire à ce que madame de Montesson pouvait donner d'agrément dans son intérieur et dans sa société. Je lui ai toujours connu une excellente maison, bien tenue, et beaucoup de considération, qui peut-être n'était pas méritée à ce degré où elle l'avait portée, mais voilà tout; quant à ses agréments, ils étaient positifs.
Nous demeurâmes assez tard pour cette première visite; il y avait du monde, et la conversation était générale. L'abbé Delille venait de partir; il avait dit des vers avec un charme ravissant, me dit madame de Montesson.
—Connaissez-vous cet homme? me dit-elle, en me montrant un homme d'un extérieur simple, appuyé contre la porte du jardin, et regardant avec attention un grand vase de magnifique porcelaine de Sèvres, rempli des fleurs les plus suaves et les plus admirables par leurs riches couleurs. Je ne connaissais pas l'homme qu'elle me montrait; je le lui dis.
—C'est Van-Spandonck, me dit-elle. Regardez-le bien! c'est le meilleur des hommes, aussi naturel qu'il est habile. C'est mon maître, ajouta-t-elle en souriant.
Je la regardai en souriant à mon tour, car, après tout, elle avait soixante-dix ans. Elle comprit mon regard.
—Pourquoi pas? dit-elle répondant à ma pensée muette!... et quand l'âme est jeune, que les goûts sont aussi vifs, les impressions sont aussi fraîches, pourquoi frapper tout cela de veuvage? Serait-ce donc pour satisfaire à un sot préjugé; mais nous sommes plus sottes que lui. C'est déjà bien assez que nous lui fassions d'autres sacrifices, à ce monde stupide et méchant, sans aller encore lui immoler nos penchants les plus purs!... Non, non, laissez-moi vous donner cette morale, ma belle petite; madame votre mère ne me désavouera pas.
Madame de Montesson avait eu dans sa jeunesse le goût de dessiner des fleurs, mais elle ne l'avait exercé que comme les talents l'étaient à cette époque. Ce fut à soixante-six ou sept ans que, rencontrant Van-Spandonck, elle reprit son goût pour peindre les fleurs. Bientôt, avec ses dispositions et un tel maître, elle fit de rapides progrès, et en peu de temps elle en vint au point de faire une copie de son maître semblable à l'original. J'ai vu d'elle des choses admirables. Jusque-là elle n'avait fait que des niaiseries, c'est le mot. Ici elle peignait à l'huile et d'après nature[122].
—C'est le premier Consul qui m'a envoyé ce matin ce vase rempli de fleurs de la serre de la Malmaison, me dit-elle en me conduisant près de la gerbe embaumée. C'était adorable...
—Et moi aussi j'ai une serre, lui dis-je,... et j'aime assez les fleurs pour y cultiver les plus belles roses... Voulez-vous me permettre de vous les apporter moi-même, et, pour le prix de ma course, je ne demande que la permission de vous voir peindre.
Le lendemain, je lui apportai en effet une collection des plus belles fleurs, dont j'avais surveillé moi-même la récolte; il y en avait une immense corbeille: c'était ravissant à voir!... Nous la fîmes porter sur-le-champ dans le petit salon attenant à la chambre de madame de Montesson, où elle peignait pour avoir un beau jour. Elle se mit à l'œuvre sur-le-champ pour esquisser les fleurs et les principales teintes dans la pureté de leur coloris.
Madame de Montesson avait été charmante, et on le voyait bien encore, quoiqu'elle eût à cette époque soixante-huit ans!... Jamais je n'ai rencontré une vieille femme plus propre et plus soignée. À quelque heure qu'on fût chez elle, une fois midi sonné à la campagne et deux heures à Paris, on était sûr de la trouver habillée et en toilette convenable pour le matin et pour le soir. Le matin elle portait, en été, une redingote en percale blanche garnie d'une dentelle ou d'une mousseline festonnée. Pas de rubans, si ce n'est celui qui garnissait un bonnet monté par mademoiselle Despaux ou bien par Le Roy, mais toujours d'une couleur allant à son âge. Sur son front on voyait un tour de cheveux qui rappelaient la couleur dont les siens avaient dû être autrefois, toujours parfaitement annelés et bien odorants. Jamais de pantoufles; toujours des souliers de peau de chèvre ou de prunelle noire, et bien attachés en cothurne, comme la mode les faisait alors porter. Un très-beau châle de cachemire, soit blanc, noir ou gris, remplaçait pour elle le mantelet dont elle avait l'habitude. Ses mains, qu'elle avait dû avoir fort jolies, conservaient toujours cette fraîcheur de forme que la vieillesse garde rarement... Enfin madame de Montesson me fit l'effet de Diamantine dans le prince Titi. Je crus voir une fée, et à chaque instant je m'attendais à voir la fée Diamantine devenir une belle et grande reine resplendissante de lumière, comme dit le conte.
C'était une chose merveilleuse que de la voir peindre à son âge (et des fleurs encore) comme elle le faisait. Elle avait bien peint des fleurs dans sa jeunesse, mais c'était sur de l'étoffe. Il y avait même un meuble peint par elle dans un petit salon à Seine-Assise. Lorsque je lui dis que ce meuble existait et qu'on l'avait religieusement soigné, elle fut un moment sans pouvoir me parler...—Non, cette femme-là n'est pas une femme artificieuse et méchante, dis-je à ma mère et à mon mari le même jour.
—Voilà bien comme tu es! me dit ma mère; tu veux aller contre l'évidence.
Ma mère aimait, je ne sais pourquoi, madame de Genlis... elle avait des préventions contre madame de Montesson: elles lui étaient données par M. de Saint-Phar et M. de Saint-Albin, et puis madame d'Ambert. Toutes les fois que ma mère allait au Buisson de Mai[123], avant sa dernière maladie, elle en revenait toujours plus prévenue contre madame de Montesson.
Le château de Bièvre, qu'elle occupait alors, était l'habitation seigneuriale du marquis de Bièvre, cet homme si fameux avec si peu de titres à la célébrité; car il avait un esprit fort au-dessus de sa réputation, et de celui-là on n'en faisait aucun cas... Madame de Montesson nous en parlait tout en peignant, et son jugement sur lui fut confirmé par M. de Valence et une foule de gens qui tous l'avaient connu.
M. le marquis de Bièvre[124] était bien né, disaient les uns, et n'avait qu'une savonnette à vilain, disaient les autres... Son esprit, tourné à ce genre de rébus appelé calembour, acheva de se perdre par la réputation que le mauvais goût du temps lui donna.—En se voyant fameux, c'est le mot, parmi ses camarades et un certain monde dans lequel il régnait, M. de Bièvre devint insupportable, nous disait madame de Montesson.
—On le conduisit chez moi, dit-elle, car on en parlait tant qu'il fallait l'avoir vu pour être à la mode. M. le duc d'Orléans, qui aimait beaucoup ce genre de plaisanteries, mais avec mesure cependant, riait comme un enfant lorsque le marquis de Bièvre vint lire chez moi l'histoire de la comtesse Tation, et puis celle de la fée Lure et de l'ange Lure, son almanach des calembours, enfin une foule de pauvretés misérablement prônées. J'ai ri comme les autres en l'entendant pour la première fois; mais j'avoue que cette continuelle tension d'esprit me fatiguait au point de me faire quitter le salon au milieu d'une de ses plus belles histoires du père Hoquet, de l'abbé Casse, du père Drix et de l'abbé Vue, qui n'y voyait pas clair. L'histoire de ce dernier cependant était fort drôle...
M. MILLIN.
J'ai été témoin d'un fait qui ne fut pas agréable pour lui, et je crois que de quelques jours il ne fut pas empressé de faire des calembours. Mon frère Grandmaison était toujours en hostilité avec lui, mais il ne le craignait pas. Un jour M. de Bièvre parlait avec assez de mauvais goût des gens qui avaient deux noms.
—Vous avez bien raison, lui dit mon frère. C'est comme vous, par exemple... pourquoi avoir changé votre nom?... À votre place, je me serais appelé le maréchal de Bièvre.—En entendant Millin, tout le monde se mit à rire. Je ne savais pas pourquoi, et tout en riant comme les autres, je demandai de quoi il s'agissait. Je sus que le père de M. de Bièvre s'appelait Maréchal, et qu'il avait pris le nom de Bièvre après avoir acheté le château et en être devenu seigneur...
MADAME DE LATOUR.
J'ai été témoin de la scène dont on a parlé, mais qui était bien plus burlesque dans sa vérité... Il dînait ainsi que nous chez madame la comtesse Potocka, charmante Polonaise que nous avons tous connue à Paris. Il y avait au nombre des invités une femme très-spirituelle, madame de Vergennes, qui manifesta d'abord une grande admiration pour M. de Bièvre; elle écoutait avec une attention perfide tout ce qu'il disait, et puis riait à se pâmer. Mais enfin arriva le dîner: il fallut bien se résigner alors à parler le langage des humains, et M. de Bièvre, qui précisément ce jour-là avait bon appétit, était vulgaire au-delà de tout ce qu'on peut dire. Ce fut le moment du triomphe de madame de Vergennes... Elle parut chercher le sens du premier mot de M. de Bièvre... Elle demeura silencieuse, et paraissant chercher le sens de ce qu'il disait, et puis elle avouait qu'elle ne comprenait pas. Ce n'était pas seulement pour des épinards, c'était tout.—Je n'entends pas ce que vous voulez dire, disait madame de Vergennes... J'ai été me promener!... J'ai été... me... pro... mener... et à chaque syllabe elle semblait chercher...
—Mais, madame, s'écriait M. de Bièvre, j'ai été me promener, et voilà tout...
—Voilà tout! répétait madame de Vergennes... Eh bien! par exemple, voilà la première fois que je vous vois de cette force-là!... Vous êtes ce soir un sphinx véritable...
Le jeu dura de cette manière tout le temps du dîner. Jamais on ne vit un homme plus attrapé que M. de Bièvre; il était au moment d'en pleurer... Mais il prit madame de Vergennes dans la plus belle aversion depuis ce jour-là.
M. MILLIN.
C'était un homme qui valait bien mieux que sa réputation... Il était sérieux, même de sa nature; c'est la faute de son temps s'il a eu un si mauvais esprit. Pourquoi rire de ses sottises? on l'encourageait. Je dirai comme Alceste: C'est vous qui le poussez à mal dire.
MADAME DE MONTESSON, souriant.
Vous êtes bien sévère aujourd'hui, mon ami: pourquoi nous accuser des fautes de M. de Bièvre? Sans doute, nous avons ri de ce qu'il disait, mais c'était à son bon goût à discerner la vraie louange de la raillerie complimenteuse... Est-ce nous qui lui avons fait arranger son parc en calembours?
MILLIN.
Comment cela?
MADAME DE LATOUR.
Ah! c'est que Millin n'a pas vu le parc!...
LA MARQUISE DE COIGNY.
Ni moi non plus, ni Fanny!... Qu'est-ce donc qu'il a, ce parc?
MADAME DE MONTESSON, se levant en tenant toujours sa palette et son bâton de chevalet, et parlant en regardant en perspective ses belles fleurs terminées.
Eh bien! je suis précisément un peu fatiguée, je veux prendre l'air; nous allons parcourir le parc et les communs du château, car, eux aussi, ils ont leur part dans la distribution d'esprit.
Tout en parlant, madame de Montesson avait détaché un grand tablier de taffetas vert et des bouts de manches en même pour préserver sa robe blanche, dont l'éblouissante neige était toujours l'objet de mon admiration... Elle demanda un chapeau de paille, un parasol, qui ne s'appelait pas encore une ombrelle, et nous nous mîmes en marche sous les ravissants ombrages du parc de Bièvre, conduites par madame de Montesson.
Le parc du château de Bièvre et toutes ses dépendances appartenaient alors à madame Paulze, veuve d'un receveur-général des finances dont le nom était fort connu. Elle louait cette propriété, quoique riche encore. Sa mère avait une autre terre fort belle, appelée la Cour-Roland, et située sur le sommet de la montagne, en allant à Versailles et à Jouy.
Le parc de Bièvre était ravissant dans le moment de l'année où nous étions alors... Il était humide, et la Bièvre, qui le traversait et lui donnait ses eaux, entretenait une fraîcheur peut-être mauvaise pour les habitants du château, mais très-salutaire aux arbres et aux prairies. Tout y était d'un vert frais qu'on ne voyait que dans cette vallée enchanteresse. Les lilas et leurs grappes pourprées, les ébéniers aux rameaux d'or, les boules-de-neige, les rosiers, les épines roses et blanches, une foule d'arbres et d'arbustes odoriférants, rendaient cette retraite un lieu de délices. Mon parc était moins grand, mais plus soigné que celui de Bièvre[125].
Madame de Montesson nous conduisit par une longue allée de lilas encore fleuris jusqu'au bord d'un petit lac sur les eaux duquel était une petite flotte composée de quelques bateaux. Sur le vaisseau-amiral était une devise dont j'ai oublié jusqu'au sens. C'est mal à moi; mais j'ai toutes les mémoires, excepté celle du calembour, genre d'esprit que j'ai en aversion. Les eaux du lac étaient verdâtres, qualité peu agréable pour l'ornement d'un parc aussi beau, du reste, par ses ombrages. En nous éloignant du lac, nous entrâmes dans une forêt de sapins dont l'ombre mystérieuse avait engagé M. de Bièvre à en faire un lieu propre à tout ce que pouvait promettre une retraite aussi solitaire, et dans un rond assez bien entouré de talus recouverts de gazon dans lequel on avait semé une quantité de violettes et de pensées sauvages, on voyait six ifs plantés symétriquement.
—Nous voici, dit madame de Montesson, dans l'endroit décisif (des six ifs)... Comment trouvez-vous le jeu de mots?... Junot se prit à rire... je me fâchai: lui si spirituel! dont l'esprit surtout avait une élégance innée, et non pas inculquée par cette éducation qui souvent fait mentir les plus nobles natures!... Madame de Montesson riait de ma colère...—Ménagez-vous, me dit-elle, car vous en verrez bien d'autres!...
Nous arrivions alors dans une vaste prairie au bout de laquelle j'aperçus un point blanc...
MADAME DE MONTESSON.
Je préviens ces dames que nous allons à la laiterie... Comme la promenade est fatigante à cette heure du jour, nous pourrons peut-être y boire du lait.
MADEMOISELLE DE COIGNY.
Lorsque j'allai en Suisse, mon plus grand plaisir était de boire du lait lorsque j'avais bien chaud. Nous en trouvions toujours d'excellent dans les ruisseaux qui sont auprès des cabanes...
MADAME DE LATOUR.
Dans les ruisseaux!
MADEMOISELLE DE COIGNY.
Oui, le lait est déposé dans des baquets de sapin bien cerclés; on met le baquet dans le ruisseau, où il baigne jusqu'à la moitié; on le fixe avec plusieurs pierres, on le couvre avec une large ardoise, et le voyageur trouve à tout moment un lait savoureux et parfumé, même en l'absence des maîtres du chalet... Il boit quelquefois tout leur lait; mais au retour ils trouvent une pièce d'argent sur la table de leur chaumière, et alors ils bénissent l'étranger pour s'être arrêté sous leur toit et s'être restauré avec leur lait, comme nous allons le faire avec le lait de madame de Montesson.
Le fait est qu'il faisait chaud, et nous étions toutes fort altérées. Arrivées au bout de la prairie, nous ne vîmes aucune maison, ni rien qui annonçât une habitation... rien que ce poteau, qui de notre côté ne présentait qu'un poteau au haut duquel était un grand carré blanc. Tout-à-coup nous entendons une exclamation très-énergique de la marquise de Coigny, s'adressant à Eugène de Beauharnais, qui arrivait à l'instant, et qui se mit à rire comme un enfant qu'il était encore, en voyant le côté du poteau; nous y courûmes, et il nous fut loisible de faire comme lui. Sur le blanc mat du poteau se détachait en noir de charbon une immense lettre majuscule, un
I
C'était la lettre I de Bièvre!
J'avais chaud, j'avais soif, et je hais les calembours. Qu'on juge de ma colère!
Fanny de Coigny et moi, nous avions l'une pour l'autre un de ces attraits qu'on ne peut définir. Je l'aimais pour sa bonne grâce, pour son charmant et doux esprit, pour sa tournure distinguée, quoique l'on reprochât à sa taille de n'être pas parfaitement droite; je n'en sais rien. Je connais bien des femmes à taille d'asperge qui ne me plaisent pas autant qu'elle, et la quantité d'hommages déposés à ses pieds prouvaient qu'on était de mon avis. Lorsqu'on la connaissait plus intimement, on n'avait plus seulement de l'attrait, mais une franche et constante amitié. Nous nous éloignâmes, en nous tenant par le bras, de cette malencontreuse lettre I, et je crois aussi pour éviter une personne qui venait d'arriver et dont les intentions n'étaient pas un mystère; mais Fanny ne pouvait ni les partager ni les sanctionner, ne connaissant pas la volonté du premier Consul. Sa conduite fut admirable dans toutes ces circonstances. Quant à Eugène, il en était amoureux comme un fou... Il se mit bien respectueusement à quelque distance de nous; car il aimait et n'avait que vingt ans!... On ne fait jamais la volonté de son cœur alors... Nous parcourions ainsi, sous des voûtes de fleurs et de feuillage, respirant un air embaumé, tout le parc de Bièvre, trouvant à chaque pas de nouveaux calembours. Comme j'ai prévenu que je n'ai pas cette sorte de mémoire, il ne faut pas s'étonner si je ne les rapporte pas tous.
L'un d'eux cependant a trouvé grâce devant moi; c'est celui qui était sur la porte de l'écurie:
Honni soit qui mal y pense.
Honni soit qui mal y panse.
avec les armes d'Angleterre et la jarretière. C'est de tous ces misérables jeux de mots le moins mauvais.
En rentrant au château, nous trouvâmes des glaces et des rafraîchissements de toutes les sortes. Madame de Montesson nous dit qu'elle n'avait pas voulu nous donner une seconde représentation de la scène du Barmécide et du frère du barbier[126]... Elle n'avait pas besoin de nous le faire remarquer; jamais hospitalité de grande dame ne fut plus noblement exercée.
Je fis la proposition de retourner à l'atelier pour juger de l'effet de l'esquisse... Madame de Montesson me remercia d'un coup d'œil: elle n'osait pas le proposer elle-même. Lorsque nous y entrâmes, une vapeur embaumée vint nous envelopper, et un cri d'admiration échappa à tous ceux qui m'avaient précédée; car, auteur de la surprise, je voulais jouir de l'effet sans être sur le lieu de la scène...
Pendant l'absence que nous venions de faire, on avait été jusque chez moi. J'avais écrit au crayon sur une carte à ma mère de faire couper une gerbe de fleurs pour remplacer celles qui étaient fanées. Je nommais les arbustes qui étaient encore dans la serre et ceux plus avancés qui en étaient dehors... Ma mère, toujours élégante et charmante, avait groupé toutes ces fleurs dans un magnifique vase de porcelaine qui venait de chez Dagoty et m'avait été donné au jour de l'an rempli de fleurs artificielles de madame Roux. Ce vase ainsi garni était la plus délicieuse chose à contempler... Les fleurs n'étaient plus les mêmes, mais leurs teintes restaient: c'était l'essentiel...
Nous nous mîmes en cercle de nouveau autour de madame de Montesson, et l'entretien fut général. Jamais je n'ai passé de plus gracieuses heures que celles qui s'écoulèrent dans cette journée pour moi... Il y avait d'abord madame de Coigny, avec son spirituel et mordant esprit; sa fille, avec son charme et sa grâce innés, son visage doux entouré de boucles blondes, qui était pour moi une amie que j'aurais encore aujourd'hui, j'en suis certaine, si elle existait toujours... Millin, qui alors n'avait pas cette morgue d'une science qu'on lui a disputée depuis, et qui était tout simplement un homme; M. Suard, avec ses histoires du temps passé;... M. de Choiseul; madame de Guémené, qui avec sa gourmandise était bien amusante: elle me donna ce jour-là d'une poudre de cachou préparée pour mettre dans le café, qui en faisait une chose exquise!... M. de Saint-Phar et M. de Saint-Albin, qui n'avaient peut-être aucune spécialité d'esprit, mais qui étaient amusants alors, parce qu'ils avaient beaucoup vu de bonnes choses et les racontaient bien;... un homme d'un esprit ravissant, M. de Sainte-Foix;... et puis le bon Lavaupalière;... une Anglaise, qui avait, je crois, déjà le château pour l'année suivante, milady Clavering, amie dès ce temps-là de M. de Las Cases, qui était aussi tournoyant dans quelque petit cercle inconnu comme un Ariel à venir... que serait-il devenu si l'on avait prévu sa gloire future?... tout ce monde circulait autour de madame de Montesson, et puis c'était la personne la plus charmante de toutes... c'était sa nièce, madame de Valence! son charmant visage, la distinction de sa tournure et de ses manières, son esprit si naturel, auquel on semblait d'autant plus rendre hommage en raison de celui apprêté de sa mère... Madame de Valence était une bien aimable et bien charmante femme... Je ne pouvais le lui témoigner comme je le sentais dans mon esprit, mais elle a toujours dû le voir. M. de Valence n'était pas encore ennuyeux comme il l'est devenu depuis; il était même spirituel alors, et le prince de Nassau, qui m'honorait d'une grande attention, me disait que M. de Valence avait été un homme dont le mérite n'avait jamais été contesté.
—Jamais? lui dis-je.—Jamais.—C'est bien fort. Je ne suis qu'une enfant, mais je commencerai bien certainement la défaite de cette gloire imaginaire.
M. de Nassau hocha la tête.—C'était encore un bon faiseur de contes que celui-là...
M. de Talleyrand n'était pas encore l'heureux époux de madame Grant à cette époque.—Madame Grant était une belle personne, ayant encore de beaux cheveux blonds, de beaux yeux bleus, et tout ce qui fait plaire à un esprit qui se repose... M. de Talleyrand n'était pas ce jour-là à Bièvre...
Le soir, on lut une comédie de madame de Montesson, intitulée la Rentrée de l'Exilé... Ce fut M. de Valence qui lut, et qui lut admirablement; son organe était sonore, plein et très-assuré... La pièce était parfaitement mauvaise. Il fallut pourtant en dire son avis. Je tâchai de m'échapper. Je trouve criminel de donner un avis et de parler ainsi contre sa conscience: c'est faire errer et faire tomber dans un précipice l'auteur, qui peut-être serait le lendemain dans le droit chemin. Je m'esquivai dans le parc.—Au bout d'un moment je fus rejointe par quelqu'un que je reconnus à la voix: c'était le comte Louis de Narbonne.
—Et moi aussi, je me sauve, me dit-il.
—Laissez-moi, lui répondis-je, vous êtes un perfide ami! a-t-on jamais vu donner de l'encensoir par le nez à un auteur comme vous l'avez fait tout à l'heure?...
Il se mit à rire:
—Ma pauvre amie, vous ne connaissez pas encore le monde. Il faut le ménager, et pour cela, il faut lui mentir en face; que voulez-vous? il est ainsi fait, et nous aussi.
—Mais elle est mauvaise, cette pièce!...
—Je le crois bien, parbleu! dit une voix derrière nous... C'était M. de Sainte-Foix... il m'avait effrayée.
Mauvaise, dites-vous; elle est détestable...
MOI.
Et vous l'avez louée plus que personne!
M. DE SAINTE-FOIX.
Sans doute. Et j'ai fait mon devoir...
Des pas se firent entendre... c'étaient MM. de Saint-Phar et de Saint-Albin... —Eh bien! s'écria Saint-Phar à haute voix, que dites-vous du chef-d'œuvre dramatique?... Et ce Valence, qui va nous mettre du sentiment dans sa diction!... du sentiment! lui... mais on dit que le premier amour n'a pour rival que le dernier... Qu'en dis-tu, Narbonne?
LE COMTE LOUIS.
Je n'en sais ma foi rien, je n'en suis pas encore là...
Ils se mirent à rire aux éclats et se parlèrent bas entre eux. J'ai su depuis ce que voulait dire le mot sur M. de Valence, moi, ainsi que tout le monde...
M. DE SAINT-ALBIN.
J'ai entendu de mauvaises pièces d'elle, mais jamais de cette force-là...
M. DE SAINTE-FOIX.
Avez-vous jamais raconté à madame Junot l'histoire de la pièce et du duc d'Orléans?...
M. DE NARBONNE.
Je ne l'ai pas dite.
M. DE SAINT-PHAR.
Ni moi.
Qu'est-ce donc?
M. DE SAINTE-FOIX.
Ah! c'est une chose admirable de comique... pas la pièce, au moins, ne vous trompez pas... mais l'aventure. Voici le fait:—Imaginez-vous que madame de Montesson... (Il s'arrêta: il venait d'entendre marcher, et c'était une femme.)
MADAME DE COIGNY.
Ne vous dérangez pas... c'est moi... Je connais l'histoire, et si par aventure vous ne vous la rappelez pas bien, je vous aiderai; c'est une bonne histoire... La connais-tu, Fanny?
Mademoiselle de Coigny répondit que oui... Et cela se croit: avec sa mère la chose était probable... Nous arrivions alors au bord du petit lac, la nuit était ravissante, l'air doux, et tout juste ce qu'il fallait de clarté pour distinguer le charmant paysage qu'on apercevait au travers d'une percée faite dans le bois qui entourait le lac: on voyait la vallée tout entière.—Nous nous assîmes au bord du lac, et M. de Sainte-Foix commença.
—Vous saurez, nous dit-il, qu'un jour M. le duc d'Orléans nous convoqua pour le soir, afin d'entendre une comédie de lui... Une comédie de M. le duc d'Orléans! cela parut merveilleux aux uns!... impossible aux autres.... et singulier à tout le monde. Quoi qu'il en soit, Valençay, qui était le compère de tout ce que faisait le prince, nous dit avec un grand sérieux que l'œuvre était sublime. Le mot était fort, mais enfin... On invite des femmes, on invite des hommes, on invite deux cents personnes... On arrange la table, l'eau sucrée, le flambeau avec l'abat-jour, tout l'attirail. Il n'y manquait que l'auteur... Il y vint ma foi! Jusque-là j'avais pris la chose pour une plaisanterie... Mais pas du tout... Je vis l'énorme personne de M. le duc d'Orléans qui s'avançait, en faisant l'effet d'un navire qu'on va mettre à flot, vers sa petite table, avec un rouleau gros comme son bras... Cela me fit trembler! une pièce en cinq actes!—Il commence... Il lit... ma foi, ce n'était pas mal!—Cependant il y avait des fautes; mais la chose pouvait aller.—Grande admiration alors! Au troisième acte... délire... Au cinquième... ah! ma foi, c'était plus que du délire... On n'y tenait plus... on se précipite vers M. le duc d'Orléans... Les femmes l'embrassent, les hommes se prosternent... Je crois que je me suis prosterné aussi!... On pleurait... C'était un chamaillis de désespéré... M. le duc d'Orléans, hors de lui, se lève... s'agite... s'écrie: Mes amis! mes bons amis!... C'est trop! arrêtez!... arrêtez!.... La pièce n'est pas de moi! elle est de cet ange, aussi modeste que belle et remplie de perfection!
Et il montrait madame de Montesson.
Je ne suis pas assez habile, poursuivit Sainte-Foix, pour vous peindre la confusion des louangeurs!... mais la chose était faite... le moyen de dire maintenant: C'est une méchante pièce!... C'était impossible. Quant à elle, je vous jure qu'elle eut un complet triomphe, même sur moi. Je ne me rappelle jamais cette soirée sans honte. Comment ne l'ai-je pas devinée!
—Mais pourquoi ce mystère? demandai-je.
M. DE SAINTE-FOIX.
—Ah! voilà la question! je ne le puis dire ni vous non plus.
Nous retournâmes au château lentement, moi et ceux que madame de Montesson appelait ses amis!... J'étais triste... Quelle leçon venait de recevoir mon âme de seize ans[127]!...
SALON
DE MADAME DE STAËL[128],
AMBASSADRICE DE SUÈDE.
C'est une des chances les plus heureuses pour une femme littéraire que d'avoir à parler de madame de Staël..., cette femme dont le génie a jeté de si brillants rayons, non-seulement sur nous, pauvres déshéritées de toutes les gloires, mais sur le siècle qui la vit naître et celui qui, plus heureux encore, fut témoin de ses succès. Madame de Staël est un de ces êtres que la nature a richement dotés: car elle le fut non-seulement par le génie, mais Dieu, en lui donnant son intelligence, lui mit au cœur cette bonté native, cette noblesse de sentiments, cette grandeur dans les pensées qui la firent adorer de tout ce qui l'entourait. On sait bien qu'elle fut la femme la plus remarquable de son temps; mais tout le monde ne sait peut-être pas que madame de Staël avait un cœur d'or et qu'elle était bonne, mais bonne à être aimée tous les jours davantage dès qu'on l'avait connue.
Son éducation fut singulière, et peut-être doit-on être surpris que cette femme étonnante soit devenue ce qu'elle a été, après avoir été conduite par une main aussi peu faite pour guider sa jeune et brillante intelligence que sa mère. Madame Necker[129] avait une instruction remarquable, et lorsqu'elle se maria peut-être était-elle plus habile que sa fille à cette même époque de sa vie. Son père, M. Naaz, ministre protestant dans le pays de Vaud, avait une instruction savante; il l'inculqua à sa fille, et madame Necker était une des femmes les plus profondément instruites de son temps. Mais, en même temps qu'elle recevait de la science, son esprit recevait des opinions, et l'une des plus positives était que tout peut s'acquérir par l'étude. Ainsi donc, elle étudiait la société comme elle aurait étudié une question littéraire; elle observait tout, réduisait tout en système, et tirait alors de tout aussi des inductions et des observations qui, pour être toujours finement exprimées, n'étaient pas toujours justes. Un grand inconvénient de cette manière d'agir, c'est de faire attacher trop de détails aux grandes choses. L'esprit veut trouver à tout un point de contact, et il devient métaphysique.
Il faut ajouter à ce que je viens de dire de madame Necker qu'elle avait une moralité parfaite et que rien chez elle ne donnait l'idée d'une imperfection; elle était dans cette rectitude qui efface peut-être ce qui est imparfait, et M. Necker le sentait lorsque lui-même disait spirituellement:
Pour que madame Necker fût trouvée parfaitement aimable par le monde, il faudrait qu'elle eût quelque chose à se faire pardonner.
Ce n'est pas qu'elle fût sévère; elle était même caressante et prévenante dans son accueil, ses yeux bleus étaient doux et gracieux dans leur regard, et l'expression pure et angélique, la naïveté même de sa physionomie contrastait d'une manière adorable avec le maintien raide et compassé que la contraignait à avoir la triste maladie dont elle est morte.
Je ne parle ici de nouveau de madame Necker que pour dire à quel point elle différait avec sa fille, dont la nature de feu avait une puissance terrible sur elle-même, et devait plus tard mettre un obstacle à la réussite d'une éducation qui ne pouvait manquer d'être bizarre, appliquée par une mère comme madame Necker à une fille comme madame de Staël. Madame de Staël était toute âme, toute imagination, tendresse et pressentiment; tandis que madame Necker n'avait conservé aucun instinct de cette nature si brillante et si riche dans sa fille, habituée qu'elle avait été par elle-même à tout combattre et à tout dominer. Et puis ensuite madame Necker était à la vérité bonne mère, mais avant tout elle aimait son mari. Il était le point dominant de ses affections: lui, d'abord; et puis le reste venait ensuite... C'est donc par devoir qu'elle entreprit, toutefois avec zèle, l'éducation de sa fille, enfant unique, fruit de son union avec M. Necker.
On pense bien qu'avec sa manie d'appliquer à tout un système, madame Necker en eut un pour élever sa fille: ce fut l'opposé de Rousseau. Madame Necker pensait, au reste, avec raison que le système de Rousseau menait au matérialisme[130]. Voulant le combattre sous toutes ses formes, elle prit la route opposée, et fit agir l'esprit sur l'esprit. Elle avait pour opinion qu'il faut faire entrer dans une jeune tête une grande quantité d'idées; l'intelligence les mettra bien en ordre ensuite, disait-elle. L'exemple de madame de Staël le prouverait.
Mademoiselle Germaine Necker était une enfant charmante, quoiqu'elle n'eût pas cette beauté qui avait dû être remarquable dans sa mère... Elle était brune, fortement colorée, et offrait surtout l'apparence de la plus belle santé; ses grands yeux noirs révélaient déjà ce qu'elle devait plus tard prouver à l'Europe, et leur regard parlait de bonne heure la langue du génie[131].
M. Necker adorait sa fille; il lui parlait avec tendresse, la caressait, et lui donnait ainsi tout ce qui lui était refusé du côté de sa mère, qui, tout en l'aimant avec amour, ne savait pas revêtir son affection de ces formes douces et tendres qu'une mère sait si bien prendre. Souvent ses regards sévères contraignirent M. Necker à s'éloigner de sa fille...
—Vous défaites mon ouvrage avec votre faiblesse pour Germaine, disait madame Necker.
Mais Germaine avait une de ces natures qui jamais ne se déforment et jamais ne s'altèrent... Elle était aimante, surtout: C'est mon âme qui a fait mon esprit, disait-elle, aussitôt que j'ai vu qu'il était en moi un moyen de plus pour attacher.
Aimer, pour elle c'était la vie; exister, c'était aimer: aussi son père et sa mère furent-ils longtemps des dieux pour elle. Sa mère, par sa froideur apparente, concentra la tendresse de Germaine pour elle: mais son père en fut aimé avec l'idolâtrie qu'elle aurait eue jadis pour le dieu le plus vénéré; elle aima son père avec un sentiment indéfinissable: ainsi par exemple, en lui répondant même une plaisanterie, ce ne fut jamais sans émotion, et une émotion vive. Que de trésors dans cette âme! quelle fête du cœur continuelle!... Madame de Staël devait être adorée!... Eh bien! avec ce foyer d'amour qu'elle avait en elle, elle fut longtemps à ne dire et ne faire que ce que ses parents voulaient et désiraient. Son amour filial était sa vie... Ne quittant jamais sa mère et son père, témoin de tous les entretiens graves et profonds qui se tenaient dans le salon de sa mère, mais contrainte d'écouter sans parler, Germaine n'eut pas d'enfance, et tant qu'elle ne fut en effet que Germaine, l'enfant eut une existence misérable, si l'on veut se reporter à l'époque dont je parle et se rappeler quelle âme était dans ce corps d'enfant; en voici une preuve:
Mademoiselle Necker n'avait que dix ans lorsqu'on présenta M. Gibbon chez sa mère. Il faut avoir connu M. Gibbon pour avoir une idée de ce qui suit. M. Gibbon avait à peine cinq pieds, mais en revanche il était sphérique et pouvait avoir au moins dix pieds de circuit, comme disait M. de Bièvre:
—Lorsque j'ai besoin d'exercice, disait-il, je fais trois fois le tour de M. Gibbon.
Son ventre était surtout une chose à voir!... Il était enfin aussi burlesque qu'on peut l'être[132].
Mais Germaine ne l'avait pas vu ainsi: pour cette enfant toute âme et tout sentiment, une seule chose avait été visible parmi tout ce qui accablait M. Gibbon, c'était l'extrême plaisir que son père surtout trouvait à causer avec M. Gibbon; elle imagina un moyen de fixer pour toujours M. Gibbon près de ses parents, afin qu'ils pussent jouir de la société d'un homme qu'ils paraissaient autant aimer, et ce moyen était de l'épouser. Sans doute c'est une plaisanterie comique et qui d'abord porte à rire; mais on est profondément touché de cette bonté native, de cet instinct sublime de l'âme, qui, sans même deviner le sacrifice, ne voit que le bonheur à donner à ce qu'elle aime. Jamais je n'ai eu un sourire redoublé pour cette histoire, mais j'ai eu des larmes du cœur.
J'ai vu dans ce que ses enfants ont écrit de madame de Staël un mot charmant: c'est qu'elle a toujours été jeune et n'a jamais été enfant. Le seul fait qui caractérisa l'enfance chez elle était cette manie de faire des rois et des reines en papier, et de leur faire jouer la comédie ou la tragédie, mais en cachette, car sa mère était sévère sur ce point; et la pauvre Germaine ne pouvait se livrer à ce plaisir qu'avec un mystère qui redoublait le charme pour l'enfant... C'est de là que lui est demeurée cette manie de tourner dans ses doigts un petit morceau de papier ou bien une branche de feuillage.
Dans le salon de madame Necker, Germaine y était encore à seize ans comme si elle n'en eût eu que six. Un petit tabouret de bois était à côté du fauteuil de sa mère: c'était là que la pauvre enfant était contrainte de s'asseoir, et de se tenir droite comme si elle eût porté un collier de fer. Dès qu'elle entrait, une particularité assez singulière c'est qu'il se rendait près d'elle cinq ou six vieilles têtes qui lui parlaient avec une déférence qu'elles n'avaient pas ailleurs avec une personne de vingt-cinq ans. Une fois, un témoin raconte que l'un de ces hommes au regard profond, au rare sourire, au front élevé et penseur, s'approcha de la jeune fille de onze ans, et lui prenant les mains les garda longtemps dans les siennes en lui parlant avec un sérieux et un plaisir évidemment sentis: cet homme était l'abbé Raynal; les autres étaient Thomas, Marmontel, le baron de Grimm et La Harpe. À table, où elle dînait toujours, elle ne parlait jamais, mais elle écoutait avec une attention tellement active qu'il était impossible de ne pas dire: Cette jeune fille sera quelque jour une personne supérieure.
Une particularité assez remarquable, c'est que madame Necker, avec sa rigidité et son abnégation de tout, ait été aussi facile pour le spectacle et pour le monde relativement à sa fille... Mademoiselle Necker voyait chez sa mère non-seulement beaucoup de monde, mais des hommes dont la conversation forte et puissante avait bien de quoi donner à l'esprit d'un enfant une nourriture trop substantielle; celui de madame de Staël n'en fut que plus actif et plus tôt développé. Cette liberté accordée à son esprit fut précisément ce qui lui fit prendre un essor si prématuré: elle composait des portraits, des extraits, faisait des sortes de feuilletons en revenant du spectacle. Ses lectures étaient pour elle autant de drames en action. Clarisse et son enlèvement avaient été un événement de sa jeunesse, et c'est sûrement elle qui chargea quelqu'un qui partait pour l'Angleterre de ses compliments pour miss Howe: aussi une de ses amies les plus chères, madame Rilliet-Huber, dit-elle fort spirituellement que ce qui amusait le plus madame de Staël était ce qui la faisait pleurer.
Mais cette manière de traiter à la fois le corps et l'âme devint funeste à sa santé. Elle souffrit, et bientôt elle fut hors d'état de continuer ses études: elle avait alors quatorze ans. Les médecins consultés déclarèrent que la campagne pouvait seule lui rendre la santé. M. Necker l'y fit conduire, et madame Necker, privée de ce pouvoir qu'elle exerçait sur sa fille, trouva un tel désappointement dans cette privation que, ne regardant plus sa fille comme son ouvrage, elle abandonna la direction immédiate de son éducation et la remit à M. Necker.
Ce fut à Saint-Ouen que mademoiselle Necker alla reprendre la santé que sa mère lui faisait perdre dans cette éducation studieuse qui la tuait; là, une vie toute poétique succéda à celle mortellement ennuyeuse qu'elle menait dans le salon de sa mère. Mademoiselle Huber et elle, vêtues en nymphes ou en muses, parcouraient les beaux ombrages de Saint-Ouen en déclamant des vers, et lisant de cette belle prose des contemporains de mademoiselle Necker; elle-même composait des drames, qu'elle jouait ensuite avec mademoiselle Huber.
Ce fut alors que M. Necker put apprécier véritablement le charmant esprit de sa fille. Idolâtrant son père, mademoiselle Necker lui ouvrait tous les trésors de son cœur et de son esprit pour charmer ses loisirs toutes les fois qu'il venait auprès d'elle. Ces entretiens étaient charmants, mais ils changeaient de nature aussitôt que madame Necker arrivait en tiers; elle le comprit et le sentit, surtout... et ce ne fut pas une des moindres raisons qui les lui firent prendre dans une sorte d'éloignement. M. Necker avait sans doute pour sa femme une profonde admiration et un grand amour; mais il est de fait que sa fille, avec son imagination brillante et son esprit fécond et rapide, lui donnait plus de plaisir dans la conversation que madame Necker ne le pouvait faire avec le flegme toujours égal qui réglait ses moindres démarches ainsi que ses paroles...
Des amis communs de ma mère et de madame Necker m'ont raconté tout ce qu'il y avait de comique dans la façon dont se tenait madame de Staël dans le salon de sa mère avant son mariage. Elle craignait madame Necker, dont la physionomie naturellement sévère et sérieuse condamnait tacitement toutes les fautes de sa fille, qu'elle affectait de ne jamais reprendre autrement depuis son séjour à Saint-Ouen. Mademoiselle Necker alors se réfugiait derrière son père, comme dans un lieu de paix et de sûreté. Mais il arrivait bientôt qu'un homme d'esprit engageait une discussion; alors on voyait la tête de mademoiselle Necker qui s'avançait, et ses yeux si admirables dans leur regard, même au repos, briller comme deux étoiles dès qu'elle entendait une discussion intéressante; et tout aussitôt elle y venait prendre part. Elle quittait le lieu de sa retraite pour mieux écouter d'abord; ensuite elle répondait; la discussion s'engageait, et la lutte était établie pour le reste de la soirée.
La jalousie de madame Necker n'était pas positive; mais il est de fait qu'elle était jalouse de sa fille, dans la crainte de perdre les affections de son mari, qui paraissait se plaire plus dans sa conversation que dans la sienne. Ce charme de la conversation était le seul qui existât depuis longtemps dans l'intérieur de M. et madame Necker. Celui-là détruit, que devenait le reste? Aussi, lorsque M. Necker jouissait avec bonheur de l'esprit ravissant de sa fille, madame Necker en éprouvait involontairement une jalousie que peut-être elle ne s'avouait pas, mais qui n'en existait pas moins[133].
Avec cet esprit brillant et lucide, mademoiselle Necker avait une extrême bonté, qui adoucissait l'âpreté d'un jugement quelquefois trop rapide; jamais cependant elle ne fut amère dans ce qu'elle disait sur un individu, même en hostilité avec elle. Elle fut malheureuse; et le malheur, loin de l'aigrir, développa en elle de nouveaux germes de bonté, ainsi qu'il arrive toujours aux âmes nobles et grandes.
Pendant sa jeunesse, elle fut constamment captivée par le charme de la causerie: une personne spirituelle était pour elle une personne tout de suite à part des autres. Le salon de madame Necker, où sa fille avait introduit une conversation plus facile et plus gaie, fut le premier théâtre où madame de Staël fit preuve de cet admirable talent pour la parole qu'elle possédait au plus haut degré, et que son père rendit parfait en lui donnant des avis, qu'elle suivit avec respect et amour, comme tout ce qui venait de lui.
Elle avait eu pendant quelque temps la tentation d'être poëte: elle l'était par l'imagination; mais ses essais dans le drame lui firent comprendre que son talent n'était pas poétique.
Son premier ouvrage est peu connu; on croit assez généralement que c'est sur Rousseau, tandis que ce sont trois nouvelles. Ce genre avait été mis à la mode par Arnaud et madame Riccoboni; mademoiselle Necker le perfectionna, et elle fit trois nouvelles remplies d'intérêt et surtout de sensibilité. Puis vinrent les Lettres sur Rousseau. À leur apparition il y eut un étonnement général. Mademoiselle Necker n'avait que vingt ans, et cet ouvrage était vraiment prodigieux. Il précédait, d'ailleurs, l'époque de la Révolution, époque qui fit madame de Staël ce que nous l'avons connue. Lorsqu'elle écrivait ses Lettres sur Jean-Jacques, elle n'avait encore traversé aucune des tempêtes qui ont bouleversé sa vie. Il règne même dans cet ouvrage une sorte de calme et de sérénité qui est ensuite étrangère aux ouvrages qui suivirent. La douleur devait révéler le génie de madame de Staël.
On a beaucoup parlé de la figure de madame de Staël; je ne conçois pas qu'il y ait eu jamais une seule voix qui se soit élevée pour dire qu'elle était laide. Des yeux admirables, des épaules, une poitrine, des bras et des mains à servir de modèle, en voilà certes bien assez pour accompagner le plus étonnant talent: aussi le nombre des aspirants à la main de mademoiselle Necker fut-il grand; mais le choix était difficile. Madame Necker ne voulait qu'un protestant; M. Necker voulait un homme intact de tous points, et leur fille désirait rencontrer un homme avec lequel ses goûts fussent en rapport. Il y avait là dedans bien des intérêts à concilier; tous ne pouvaient être remplis. Mademoiselle Necker le comprit avec cette bonté de cœur qui presque toujours dans sa vie lui fit sacrifier son intérêt personnel; et lorsque M. le baron de Staël, ambassadeur de Suède, se présenta pour obtenir sa main, elle y consentit, parce que ce mariage convenait surtout à ses parents. Le baron de Staël était protestant; il était ami de Gustave III, d'une haute et belle naissance, d'une loyauté parfaite, et professant pour elle une profonde admiration.
J'ai beaucoup connu M. de Staël; il venait habituellement chez ma mère, et je le voyais journellement chez mon tuteur M. Brunetière; dont il était, à l'époque où je l'y rencontrai, l'ami et surtout l'obligé.
M. de Staël était beau, mais beaucoup plus âgé que mademoiselle Necker: c'était déjà une grande dissemblance entre elle et lui; mais il avait peu d'esprit, et je n'ai jamais compris cette union par cette seule raison, qui pour madame de Staël devait être immense.
C'était surtout dans son salon qu'elle dut souvent regretter d'avoir un auxiliaire aussi peu à elle. Ambassadrice, maîtresse d'une grande fortune, femme supérieure et parfaitement spirituelle, madame de Staël dut comprendre la vie sociale comme elle la comprit en effet. La vie de conversation devint pour elle un besoin; naturellement bienveillante et prévenante, elle inspirait facilement de l'amitié: aussi a-t-elle eu beaucoup d'amis.—Aussitôt qu'elle fut mariée et que le roi de Suède (Gustave III) eut promis de laisser M. de Staël ambassadeur en France aussi longtemps qu'il le voudrait, madame de Staël, libre alors d'assurer ses relations, en forma de choix qui devaient embellir sa vie; mais avant d'arriver à ce bonheur, elle devait éprouver bien des déceptions, recevoir bien des blessures. Que d'ingrats elle a faits!
Le moment où elle parut dans le monde était propice au projet formé par elle d'avoir, non pas une académie ni un bureau d'esprit chez elle, mais un lieu de réunion où chacun se rencontrerait avec plaisir, sûr de s'y retrouver le lendemain. Cette vie intime n'avait pas encore de répulsion dans son sein pour exclure la paix, ainsi qu'elle le fit plus tard lorsque les discussions politiques devinrent les maîtresses envahissantes de tous les salons de Paris: à l'époque du mariage de mademoiselle Necker[134], au contraire, on discutait, et les esprits lumineux comme celui de madame de Staël trouvaient un grand charme à entrer en lice et à soutenir quelques-unes de ces thèses qui ont placé madame de Staël, quelques années plus tard, au rang des premiers publicistes de l'Europe.
Madame de Staël n'avait aucune malveillance pour les femmes, mais elle n'aimait pas leur société, et cela était simple: on le conçoit surtout lorsqu'on l'a connue. Facile, et même entraînée par l'attrait que lui inspirait une personne qu'on lui présentait, elle ne tardait jamais à tendre la main en signe de pacte d'amitié aussitôt qu'on lui plaisait, et cela était prompt, car son jugement ne voulait aucun délai.
—Un jour ou dix ans, disait-elle à madame Necker de Saussure, voilà ce qu'il faut pour connaître les hommes; les intermédiaires sont trompeurs.
À l'époque de l'Assemblée des Notables, tout ce que la France avait de remarquable comme talent militaire, littéraire ou savant, se levait en foule pour assister au grand drame qui se préparait; toute la jeune France de l'époque précédente, c'est-à-dire celle de la guerre d'Amérique, revenue du Nouveau-Monde avec les idées de liberté qui germaient en leur âme, était arrivée à ce point de sacrifier sa vie pour la régénération de la patrie... de la patrie avilie par une suite de jours corrompus sous un long règne sans gloire, et résolue à donner des preuves des sentiments du dévoûment qu'ils consacraient au pays.
De ce nombre étaient une foule de grands noms: c'étaient Mathieu de Montmorency, Alexandre et Charles de Lameth, Charles de Noailles[135], le marquis de Clermont-Tonnerre, le comte Louis de Narbonne, M. de Talleyrand, M. de Voyer d'Argenson, Lally-Tollendal, l'abbé de Montesquiou, et le marquis de Montesquiou... et puis venaient les hommes à la tête et au courage de lion, au cœur de feu, au caractère de bronze, comme Barnave, Vergniaud, Buzot, Guadet, et tant d'autres qui ne sont plus, mais qui jamais ne seront oubliés.
Madame de Staël forma sa société, non-seulement à l'époque de son mariage, mais dans les années qui suivirent, et qui furent pour elle une mine où elle put choisir les esprits qui lui convenaient; le comte Louis de Narbonne fut distingué par elle comme l'esprit le plus charmant de cette époque où il fallait en même temps prouver qu'on avait de l'esprit, de la loyauté dans les relations, de la fidélité dans le commerce de la vie, et cette sûreté dont on ne s'occupait même pas attendu qu'elle était obligatoire. M. de Narbonne remplissait à ravir toutes les conditions voulues par le monde d'alors; sa grâce légère et tout aimable avait fait dire de lui qu'il était léger en tout. Cela n'est pas vrai: il avait du cœur, et une âme profondément aimante pour ceux qu'il aimait; son affection n'avait rien de banal. Madame de Staël a eu à s'en plaindre, m'a-t-on dit; cela m'étonne beaucoup, car M. de Narbonne, je le répète, avait une âme élevée et un cœur dévoué: que ne fait-on pas avec de telles qualités[136]?
Les autres amis de madame de Staël étaient alors M. de Clermont-Tonnerre, Mathieu de Montmorency, les Lameth, Barnave et les hommes de talent de l'époque, qui étaient admis dans son salon, ainsi que les gens dont l'esprit apportait un charme de plus à ces réunions plus regrettables pour ceux qui ne les ont pas entendues, qu'aucune de ces conversations du siècle de Louis XIV que j'ai entendu bien souvent regretter.
C'était en effet une ravissante chose qu'une conversation entre madame de Staël et des hommes tels que Vergniaud, Mirabeau, Barnave, Cazalès, et une foule de talents oratoires: le choix seul est embarrassant... Madame de Staël devait jouir de ces sortes de combats, car son esprit, tout étincelant de feu et de lucidité, était bien fait pour briller comme un météore au milieu de toutes ces merveilles du talent; elle avait elle-même un intérêt puissant à suivre la marche des événements qui se pressaient en foule autour de cette malheureuse France que madame de Staël aimait autant, et même plus, que sa propre patrie.
—J'aime la France, me disait-elle un jour, je l'aime avec une telle passion, que si le premier Consul m'ordonnait une bassesse pour y demeurer, je crois que je la commettrais!...
Mais elle se trompait en disant cette parole; car son âme était trop élevée pour comprendre seulement ce qui n'eût pas été la plus noble et la plus généreuse pensée. Sa vie entière l'a prouvé. Madame de Staël est en tout une femme à part.
J'ai déjà dit qu'elle n'aimait pas la société des femmes chez elle, et je le comprends. Madame de Staël concevait de grandes choses; sa parole avait un retentissement éclatant lorsqu'elle parlait sur un des grands sujets qui alors occupaient l'Europe. Sa conversation n'avait rien d'attrayant pour les autres femmes, et elle-même, sachant ne produire aucun effet sur elles, éprouvait pour les personnes qui l'écoutaient alors cette sorte de répulsion qui est bien naturelle certainement, lorsqu'elle est produite par l'effet que j'ai signalé. Madame de Staël bornait donc sa société à fort peu de femmes qu'elle avait connues chez sa mère, et dont l'attrait, le caractère, lui plaisaient, comme la duchesse de Grammont, madame de Lauzun, madame de Beauveau, madame de Poix, dont l'esprit ravissant formait à lui seul tout l'attrait d'une famille... Ensuite madame de Staël voyait beaucoup de femmes à cette époque, comme ambassadrice de Suède, mais qu'elle ne regardait pas comme sa société intime: le nombre en est grand; c'est ainsi que beaucoup de femmes disent aujourd'hui: J'allais chez madame de Staël; et lorsqu'en 1815 ces mêmes femmes se nommaient à madame de Staël et voulaient la contraindre à la reconnaître, madame de Staël, toujours naturelle et charmante, répondait négativement à toutes les grâces et à toutes les prévenances qu'elles lui apportaient avec d'autant plus de naïveté que ces mêmes femmes, devenues depuis vingt-cinq ans laides et vieilles, ne lui présentaient que des femmes ennuyeuses dont la jeunesse et la beauté ne fardaient plus la nullité.
C'était surtout lorsqu'il n'y avait que huit ou dix personnes dans le salon de madame de Staël, qu'il fallait l'entendre et même la voir... C'est alors qu'elle était pleine de charme; ses manières étaient parfaitement simples; et dans ces mêmes manières il régnait une telle insouciance apparente, que même les plus insignifiants personnages se trouvaient à l'aise. Que de fois j'ai entendu des femmes plus qu'ordinaires dire après avoir entendu et vu madame de Staël pour la première fois:
«Ce n'est que cela? en vérité, j'en dirais bien autant!» Rien ne déplaisait autant à madame de Staël que les choses arrangées; elle aimait l'imprévu en toutes choses. Cela s'accorderait peu, en apparence, avec l'esprit d'ordre qu'elle portait dans la vie matérielle, et pourtant cela était. Ce qu'elle imposait, et sa loi était douce, c'était une grande liberté sans licence, la demande faite par elle-même de se regarder chez elle comme si on était chez soi.—Travaillez, disait-elle à monsieur de Clermont-Tonnerre, travaillez à vos belles lois!
Et M. de Clermont-Tonnerre, charmé et séduit par cette personne si captivante, suspendait jusqu'à sa pensée pour dévorer la sienne.
Madame de Staël avait une grâce toute à elle dans ses mouvements. Je l'ai souvent observée, et j'ai trouvé, je crois, la raison de cette aisance dans la conviction qu'elle développait en elle une grande partie de ses avantages. Ses bras et ses mains, ses épaules, son port de tête, gagnaient beaucoup à être agités tandis qu'elle parlait, et, comme toutes les femmes, elle ajoutait cette manière de plaire aux yeux, au charme captivant de la parole dans une telle bouche!... On a prétendu que souvent elle était presque assoupie. Cela est vrai, et avait lieu surtout lorsqu'elle était chez elle au milieu de plusieurs personnes qui lui déplaisaient ou plutôt qui ne lui plaisaient pas, différence immense: alors elle se recueillait, elle rentrait en elle-même. Mais arrivait-il une personne aimée, ou seulement qui l'intéressât: alors ses paupières pesantes se relevaient instantanément avec une rapidité venant de l'âme; le feu éclatait aussitôt dans son regard, qui s'allumait pour annoncer une noble pensée, ou bien une parole du cœur.
Elle se mettait fort mal; je n'ai jamais pu en deviner la cause, parce qu'elle avait trop d'esprit dans tout ce qui regardait la vie habituelle, pour ne pas suivre assez régulièrement la mode, et obéir par-là à la parole parfaitement juste de M. le cardinal de Bernis: La mode est notre souveraine et le sera toujours,
....La suivre est un devoir, la fuir un ridicule, etc.
et il est de fait que madame de Staël se mettait ridiculement; mais cela tenait à sa nature: elle attachait si peu d'importance à ces choses, que, peu de temps après son mariage, faisant des visites, elle trouva que le bonnet qu'elle portait lui faisait mal à la tête, elle l'ôta et le tint à côté d'elle dans sa voiture. Arrivée chez la personne où elle allait, qui, je crois, était la princesse d'Hénin, madame de Staël monta chez elle sans remettre son bonnet, et cela sans affectation, tout naturellement, et sans une prétention qui eût été ridicule. Pour madame de Staël, la véritable existence, sa vie, à elle, était celle du cœur.
Le salon de madame de Staël, en 1789, comme en 1795, en 1800 et en 1814, c'était elle-même. Rien qu'elle n'y apparaissait: elle neutralisait tout avec une si grande supériorité, qu'à côté de sa voix, toutes faiblissaient et tout devenait inerte et pâle. Cependant, elle ne neutralisait pas avec intention; elle s'emparait de la parole lorsque le sujet lui plaisait, et elle allait avec une naïveté sublime qui inspirait à nous autres, pauvres simples qui l'écoutions, une telle admiration, que le silence lui répondait seul presque toujours.
À propos de cet esprit qui chez elle n'était qu'une partie de son génie, il me revient à la pensée une histoire qui prouve l'opinion d'elle-même sur son esprit et sur la force qu'elle pouvait lui donner pour qu'il agît vivement comme action.
C'était pendant le séjour à Coppet. M. Necker avait envoyé chercher à Genève madame Necker de Saussure, sa nièce, avec ses enfants. La voiture de M. Necker, conduite par son propre cocher, eut le malheur de verser sur le chemin de Coppet, et madame Necker donna ce motif pour excuser son retard à madame de Staël qui était venue au-devant d'elle. En l'écoutant, madame de Staël pâlit, s'arrête... et lui dit:
—Vous avez versé avec vos enfants?
—Oui.—Comment êtes-vous venus?—Mais dans la voiture de votre père.—Eh! je le sais... mais qui donc vous menait?—Richel[137].—Ah! mon Dieu! Richel!... Ah! mon Dieu! il aurait pu verser mon père, et à son âge!... Quant à vous, à celui de vos enfants... ce n'est rien. Tout se raccommode... Mais mon père! avec sa taille! sa grosse taille!...
Et se lançant à la sonnette et sonnant à tout rompre, elle donne ordre de faire venir Richel à l'instant...
Il dételait. Il fallut attendre.
Pendant ce peu de temps, elle fut dans la plus violente agitation... elle était tour à tour pâle et pourpre... de grosses larmes coulaient de ses yeux... Il était évident qu'elle souffrait beaucoup... de temps en temps on l'entendait prononcer quelques mots qui révélaient toute son inquiétude soulevée par le danger auquel l'imprudence d'un cocher exposait son père.
—Verser!... là... dans un fossé... y demeurer peut-être la nuit entière!... appeler... inutilement peut-être!... Ah! mon Dieu!...
Et elle reculait alors comme devant un spectre, une image terrible...
Enfin, Richel arriva; c'était un homme simple, mais bon, et dévoué à M. Necker et à sa fille comme les esclaves l'étaient jadis à leurs maîtres, mais du reste stupide. On conçoit le plaisant de la conversation qui dut suivre dès que Richel fut dans l'appartement. Madame de Staël était parfaitement bonne avec ses inférieurs; mais en ce moment un sentiment si passionné la dominait qu'elle n'était plus elle-même. Aussitôt que Richel fut dans la chambre, elle alla droit à lui, marchant avec une dignité froide en apparence qui démentait le mouvement de son sein. Elle ne pouvait parler... Sa voix était tremblante et étouffée.
—Richel, dit-elle à l'homme, vous a-t-on dit que j'avais de l'esprit?
Richel ouvrit d'énormes yeux.
—Richel, savez-vous que j'ai de l'esprit, vous dis-je?
Richel devint encore plus muet qu'habituellement.
—Eh bien! apprenez donc que j'ai de l'esprit... beaucoup d'esprit... prodigieusement d'esprit... Eh bien! voyez-vous, tout l'esprit que j'ai, je l'emploierai à vous faire enfermer pour le reste de vos jours dans un cachot, si jamais vous avez le malheur de verser mon père.
Madame Necker de Saussure a par la suite bien souvent cherché à l'égayer par le souvenir de cette aventure; mais madame de Staël, si facile à rire d'elle-même, ne put jamais donner un sourire à l'histoire de Richel... Alors la colère et l'émotion revenaient de nouveau l'animer.
—Et de quoi voulez-vous donc que je menace, disait-elle tout émue, si ce n'est de mon pauvre esprit[138]?...
Son père était pour elle autre chose qu'un père: c'était un culte..... un amour qui n'avait aucun nom... c'était comme pour Dieu!... Aussi, lorsqu'en 1788 M. Necker fut rappelé au ministère, quelque danger qu'il y eût, madame de Staël en fut heureuse, parce que la gloire de son père allait en recevoir un nouveau lustre... Cependant il y avait péril; M. Necker lui-même ne voyait sa nomination qu'avec une sorte de crainte, et ce ne fut que par honneur qu'il accepta en 1781. Lors de sa retraite, il était certain de faire beaucoup de bien, et laisser là le pouvoir au moment où son usage allait être utile lui causait une vive peine. Mais les temps étaient bien changés.—L'archevêque de Sens avait détruit tous ses plans, tout était bouleversé: aussi, lorsque sa fille vint lui annoncer à Saint-Ouen qu'il était nommé ministre:
—Ah! s'écria-t-il, que ne m'a-t-on donné ces quinze mois de l'archevêque de Sens!... Maintenant il est trop tard.
Il venait alors de publier son ouvrage sur l'importance des opinions religieuses. Le jour où il parut, madame de Staël parlait de cet ouvrage le soir chez elle avec un talent qui fit dire à Mathieu de Montmorency:
—Nous devons remercier M. Necker d'avoir fait un ouvrage qui inspire de si belles choses à sa fille.
Madame de Staël n'était pas aimée de la Reine, et je ne sais pas pourquoi. Il y avait dans madame de Staël une telle supériorité, que la Reine ne pouvait admettre une rivalité d'esprit,... de beauté, encore moins: comment se trouvaient-elles donc en contact? Je l'ignore; mais le fait est que la Reine avait pour elle plus que de l'indifférence. Ce qui prouve la bonté inépuisable du cœur de madame de Staël, c'est que la Reine a trouvé en elle au jour du malheur un appui, un défenseur, une amie grande et généreuse...
M. Necker avait été nommé quelques jours avant la Saint-Louis, et l'archevêque de Sens renvoyé au milieu des huées et des malédictions de la France, au bruit des coups de fusil tirés pour le venger sur le peuple de Paris, ce peuple, le même qu'au 14 juillet 1789 et dans les trois journées immortelles de 1830, où, pour la seconde fois depuis le commencement de la Révolution, il se leva terrible pour reconquérir sa liberté, en disant: Mais c'est moi qui suis la nation!... ce peuple, enfin, qu'une fois levé on ne fait taire qu'en le tuant... Cette fête de la Saint-Louis fut triste. Madame de Staël alla faire sa cour, et le soir chez elle, au milieu de son cercle d'amis et d'admirateurs, elle raconta comment la Reine avait reçu la nièce du ministre renvoyé beaucoup mieux que la fille du ministre rentrant... La foule était nombreuse chez madame de Staël: on l'écoutait, comme toujours, avec ce charme que l'harmonie de ses phrases apportait à l'oreille; mais cette fois il s'y joignait un nouveau sentiment lié à un grand intérêt. On voyait enfin que la Reine regardait l'opinion comme une chose parfaitement existante, il est vrai, mais on voyait en même temps qu'elle voulait la braver, puisque M. Necker, nommé par l'opinion, était repoussé par elle, tandis que l'archevêque de Sens, repoussé par cette même opinion, était favorisé de sa bonté la plus intime.
Il restait 250,000 francs au Trésor royal le jour où M. Necker rentra au ministère. Le lendemain, tous les banquiers de Paris ayant des fonds les apportèrent en foule à M. Necker, mais non pas au Trésor.
Le moment le plus lumineux pour la conversation dans le salon de madame de Staël fut celui qui précéda les États-Généraux... Fallait-il les convoquer? C'était une immense question... Tout ce qui allait chez madame de Staël faisait alors partie de ce que Paris, et même la France, possédait de plus remarquable... Les discussions étaient vives... madame de Staël y était sublime: c'est alors qu'elle était véritablement Corinne, la Corinne du Capitole, la Corinne triomphante, agitant ses beaux bras et formant presque le tableau de Gérard, lorsque, appuyée sur une table de marbre ou debout contre la cheminée, elle improvisait une riche et éloquente philippique contre cette vieille aristocratie qui perdait à la fois elle-même et le trône.
—Rendez-nous 1614, criait-elle...: voilà nos modèles et nos maîtres!...
C'était toujours avec une grande clarté que madame de Staël réfutait d'absurdes prétentions. Parfaitement instruite de la législation anglaise, elle la rapportait à la nôtre, non pas pour obtenir des résultats de ce rapprochement, mais pour montrer au contraire combien nous pouvions tirer un grand bien des exemples que non-seulement l'Angleterre, mais l'Europe, nous donnait. J'ai souvent entendu les plus intimes amis de madame de Staël raconter les merveilles qu'elle opérait avec la parole; une fois entre autres elle se montra sous un jour tellement brillant que tous les hommes qui l'entouraient demeurèrent en adoration, bien qu'on sût qu'elle était publiciste autant et mieux peut-être que Raynal et Montesquieu. Elle démontra que le système de la France était mauvais, et qu'en Europe il en existait beaucoup d'autres; et elle cita la Suède, où se trouve un quatrième ordre, qui est celui des paysans. C'est une belle idée; mais qu'elle fut belle entre les mains de madame de Staël!... comme elle la rendit lumineuse et rapide!... elle allait s'inculquer dans la pensée des autres avec une force que la conviction intime n'aurait pas donnée...
C'est au milieu de ces conversations graves et profondes que madame de Staël passait sa vie, et cette vie lui plaisait; elle avait, d'ailleurs, un rapport intime avec sa vie d'affection, et cette faute est peut-être à lui reprocher dans son existence sociale. Je ne me permettrais pas d'aborder un sujet qui, étant de sa vie privée, n'appartient pas à l'histoire; mais l'une tient à l'autre ici d'une manière trop inhérente pour l'en séparer: il faut s'y soumettre. Je dirai donc qu'il est malheureux que les amis intimes de madame de Staël se soient trouvés précisément les mêmes hommes dont elle combattait les opinions. Alors il arrivait ce que nous avons vu: c'est que l'affection l'emportait sur la conviction antérieure. Souvent, dans la conversation d'un jour, on trouvait un changement qui était produit par le motif que je viens de dire. C'est ainsi que madame de Staël, après avoir aimé et admiré Napoléon, le prit en détestation...
Les États-Généraux avaient été conseillés par M. Necker; et dans le fait, madame de Staël dit avec raison qu'ils s'annonçaient sous les auspices les plus heureux... Chaque matin, le salon de madame de Staël était rempli d'une foule immense qui venait autour d'elle chercher non pas des nouvelles, mais des avis et une direction de conduite. M. de Talleyrand, qui n'en recevait de personne, alors surtout, était pourtant déjà son esclave, quoiqu'il ne le soit devenu que quelques années plus tard; mais le comte Louis de Narbonne, M. de Lafayette, des hommes qui par leur naissance et leurs noms pouvaient beaucoup, furent dirigés et influencés par elle. Madame de Coigny[139], qui était en opposition avec la Reine, entra dans les vues de madame de Staël, et elle se mit aussi à prêcher une sorte de croisade qui devait nécessairement avoir une grande influence.
J'ai entendu madame de Staël elle-même, plusieurs années après, et lorsque le souvenir devait en être bien affaibli chez elle, raconter l'impression qu'elle avait ressentie lorsque, le 5 mai 1789, elle avait vu défiler devant elle les trois ordres des États-Généraux... Ses yeux scintillaient de nouveau en parlant de ces hommes qui étaient chargés, disait-elle, de la plus sainte mission, celle de soulager le peuple, et qui pouvaient tant pour son bonheur.
C'était chez elle, à Paris, avant son exil, lorsque le premier Consul l'avait frappée de son injuste colère.... Elle rappelait à sa mémoire tout ce qui lui avait donné la pensée que nous étions un grand et beau peuple...; elle décrivait avec une parole si animée, si colorée, la marche des trois ordres: celui de la noblesse avec ses touffes de plumes, ses habits étincelants d'or, son apparence chevaleresque; et puis le clergé avec ses rochets de dentelle, ses croix d'or, ses soutanes rouges et violettes; cette pompe religieuse, sœur du luxe des gentilshommes, venant contraster avec les six cents manteaux noirs, l'habit modeste de ce qui pourtant faisait le royaume, lorsque enfin, réveillée de son long sommeil, la masse se leva tout-à-coup, et, se voyant si nombreuse et si forte, fit connaître qu'elle avait la puissance.
—Ce jour-là, disait madame de Staël, les trois ordres allaient demander à Dieu des lumières pour se guider. C'est le lendemain qui fut solennel! Ce lendemain révéla un homme à l'Europe, mais surtout à la France... Cet homme... c'était Mirabeau!
Ah! si vous l'aviez vu traversant la salle pour aller gagner sa place!... c'était l'ange des ténèbres, sillonné de la foudre, et orgueilleux dans sa laideur comme s'il eût été le plus beau des archanges. Lorsqu'on le vit, un murmure accueillit cet homme, à qui sa conduite tarée avait valu l'exclusion de la bonne société; il avait abandonné cette société qui l'avait repoussé, mais ses adieux, comme ceux de Médée, lui promirent vengeance, et une vengeance sanglante.
Il comprit le murmure qui l'accueillit, et lui répondit par un regard indéfinissable qu'il prolongea pendant tout le temps qu'il mit à gagner le banc qu'il devait occuper... tandis que mon père... mon père fut couvert d'applaudissements lorsqu'il parut....
Et en parlant de son père, madame de Staël fondit en larmes. À cette époque, il vivait encore.
Il est difficile de suivre madame de Staël au milieu des scènes journalières qui se succédaient chaque jour. Sans doute elle n'était nullement révolutionnaire; mais, comme toutes les personnes dont l'esprit avait une haute portée, elle prévoyait que la France devait éprouver un grand changement, qu'une régénération entière allait s'opérer, et que le spectacle en serait magnifique et touchant.
Active, passionnée, aimant avec toute l'ardeur d'une âme méridionale, faite pour apprécier tout ce qui est grand et utile, madame de Staël dut voir la journée du 14 juillet avec enthousiasme; elle prenait la main de ses amis, la leur serrait avec émotion, en leur disant:
—C'est un mouvement national... Ici nulle faction étrangère; tout se fait par sentiment de conviction. Rien qui puisse ternir la belle pensée de la liberté pure et sainte.
Lafayette, Bailly, M. de Lally-Tollendal, qu'elle aimait beaucoup aussi, étaient proclamés par l'opinion à côté du nom de son père dans ces jours agités... ils étaient Français, on ne put les éloigner...; mais M. Necker était étranger, et bien qu'il EUT NOURRI la France de ses propres deniers, bien qu'il lui eût donné du pain, cette même France souffrit son exil... Oh! nous sommes ingrats!...
C'est cette noble, cette sublime action que M. de Breteuil osa appeler un accès de folie.
De toutes les femmes qui ont eu de l'influence sur la société en France particulièrement, pays plus sensible qu'un autre aux charmes de l'esprit, madame de Staël est, sans contredit, celle qui a exercé l'action la plus directe, parce qu'elle parlait aux sympathies. À l'époque où elle entra dans le monde comme femme mariée, elle y était connue sous tant de rapports remarquables que sa renommée était déjà établie, et que ce fut sans peine que son salon fut un point de réunion où toutes les notabilités du temps vinrent s'éprouver et même se combattre; car, même dès cette époque, elle pouvait dire comme en 1815: Ma maison est un hôpital politique; on y voit des blessés de tous les partis.
Son esprit remarquable et lumineux, son talent, son génie même, donnaient une grande valeur à ce qu'elle décidait, et son blâme ou son approbation était un malheur ou une joie pour cette foule dans laquelle se voyaient les chefs élégants du parti de la noblesse, comme les tribuns du peuple et les hommes penseurs de la science. Cette foule était autour d'elle; voilà ce qui composait son salon: on y voyait Mounier le publiciste; Barnave, dont le jeune et sublime talent fut terni par un mot; Lally-Tollendal, dont l'esprit, aidé de tristes souvenirs, en fit usage, trop souvent peut-être, pour provoquer l'intérêt, et dont le tort immense fut de quitter la France et l'Assemblée: le courage lui manqua; Lafayette, l'ami le plus ardent de la liberté et le niais politique le plus complet de la Révolution; Buzot, dont le caractère élevé, l'esprit fier, le bouillant courage, l'âme ardente, sensible et mélancolique, devaient le porter aux extrêmes: fait pour la vie privée et jeté malgré lui dans la carrière politique, il y portait une austère équité et ne savait pas composer avec le crime[140]; sa figure était noble, et sa tournure, ainsi que ses manières, d'une extrême élégance. Buzot professait la morale de Socrate et conservait la politesse de Scipion. Pétion, cet homme que les uns appellent traître, et les autres, l'ami du peuple et de la France: ces divers jugements ne sont pas étonnants dans un temps de révolution, où les hommes impressionnés ne voient que leurs intérêts, plus ou moins vivement froissés. Pétion n'était pas un traître; il a pu errer: hélas! qui n'a pas manqué de guide dans cette route périlleuse qui traversait la Révolution? Pétion avait une extrême bonhomie, et sa physionomie révélait cette bonhomie: le naturel et la perfidie vont mal ensemble, et pour moi c'est déjà une garantie pour juger Pétion. Voici un trait raconté par madame Roland, qui en fut elle-même témoin:
Elle était un jour chez madame Buzot, où elle dînait (c'était à l'époque de l'Assemblée Constituante). Buzot revint fort tard et amena plusieurs députés, entre autres Pétion: ce temps était celui où la Cour les traitait de factieux et de traîtres, et Pétion était, disait-on, le chef de ces factieux... Le même jour, en sortant de l'Assemblée, ils avaient été entourés et presque menacés; après le dîner, Pétion se jeta sur une très-large ottomane, et là il se mit à jouer avec un très-beau chien de Terre-Neuve, avec la gaîté et l'abandon d'un enfant; le jeu dura longtemps, et enfin le chien et Pétion s'endormirent ensemble et ronflèrent bientôt avec une sorte d'émulation. Je ne sais pas bien comment on s'y prend pour conspirer; mais ce que je sais, c'est que si j'étais membre d'un jury, je ne condamnerais pas un homme accusé seulement par l'opinion en ayant cette preuve de son caractère insouciant et gai.
—Ceux qui nous ont regardés avec une si grande colère, dit en riant Buzot en contemplant le groupe de Pétion et du chien, seraient bien étonnés s'ils voyaient à quoi nous sommes occupés!
J'ai déjà dit ce qu'était Buzot[141].
Un des hommes de la société de madame de Staël, dans ces temps orageux, dont les principes et la droite équité furent toujours les guides, était Thouret, ami de Barnave et de Chapelier, comme eux ardent ami de la liberté, et comme eux donnant sa vie pour soutenir ses principes. Quant à Barnave, il est bien connu. On sait quel était cet homme, à l'âme ardente, au sang bouillant, aux vues élevées, et dont l'éloquence admirable ne fut ternie dans sa vie parlementaire que par un seul mot, qui n'était pas même l'expression de sa pensée. Jeune, beau, ou du moins agréable, et surtout distingué, Barnave était, de tous les membres des États-Généraux, celui qui devait être le mieux orateur à la manière anglaise... Le parti royaliste voulait assez l'adopter, mais ce malheureux mot le perdit[142]... Les journaux parlèrent contre lui; les discours du côté droit, ceux de l'abbé Maury surtout, l'accablèrent: on l'irrita; bientôt il fut dans l'impossibilité de revenir sans s'humilier, et la délicatesse de son caractère s'y opposait. Quelle triste fin, et quel admirable et beau courage! Madame de Staël était faite pour comprendre un tel homme..... aussi l'a-t-elle apprécié.
L'abbé Sieyès, dont Mirabeau avait dit: Je le tuerai par son propre silence... était un des hommes les plus remarquables de cette époque; fin, rusé, cauteleux, il avait le rare talent d'être, en apparence, l'homme de tous les partis; mais il ne fut jamais celui d'aucun, et toute sa finesse ne l'amena, pour clore sa vie politique, qu'à être un niais vis-à-vis de Bonaparte qui se joua de lui au 18 brumaire.
Guadet, un des esprits les plus brillants de la Gironde, impétueux, bouillant dans l'attaque et ferme dans la défense, savait être l'homme parlementaire des temps de trouble, avec cette fermeté qui leur convient. Lié d'une amitié tendre avec Gensonné[143], aussi froid que son ami était ardent, leur liaison était peut-être d'autant plus intime qu'ils se ressemblaient peu. Guadet était orateur, tandis que Gensonné était logicien: aussi madame de Staël causait-elle davantage avec Guadet.
—Avant que Gensonné n'ait délibéré avec lui-même ce qu'il va vous répondre, disait-elle, on a oublié ce qu'on lui avait dit.
J'ai vu un jour madame de Staël bien belle elle-même en faisant l'éloge de Vergniaud pour le défendre contre je ne sais plus quelle sotte, ou plutôt je le sais bien, mais je ne veux pas le dire, qui soutenait que les Girondins étaient des scélérats imbéciles... Madame de Staël fut sublime!... elle s'éleva au-dessus d'elle-même... mais ce fut surtout en parlant de Vergniaud!... Vergniaud, le plus brillant orateur de l'Assemblée Constituante!... il n'improvisait pas comme Guadet, mais son talent était bien beau; toutefois, madame de Staël ne le pouvait aimer. Il était égoïste et froid, et n'aimait pas les hommes; son égoïsme était de la nature de ceux qui devaient surtout déplaire à madame de Staël: elle était bonne, expansive, généreuse, et surtout une personne dévouée.
Elle en donna des preuves en sauvant M. de Narbonne, lorsqu'il fut décrété d'accusation après le 10 août. Il fallait du courage pour le faire; mais elle en montra un remarquable et fut pour tous ses amis une amie sublime. M. de Narbonne était caché chez elle au moment où les officiers municipaux vinrent pour y faire une visite domiciliaire... le cœur battait à madame de Staël, qui, pendant tout le temps de la visite, affectant une liberté d'esprit bien loin d'elle, raillait les hommes chargés d'arrêter son ami, et voulait même les effrayer sur le danger auquel ils s'exposaient en violant l'hôtel d'un ambassadeur. C'est avec de telles paroles jetées à ces hommes d'une voix tremblante, le cœur palpitant, que madame de Staël parvint à les faire sortir de chez elle... Chaque fois qu'ils passaient, dans leurs recherches, auprès de la porte qui conduisait à la retraite de M. de Narbonne, alors elle redoublait de gaîté, et pourtant, disait-elle, je me sentais mourir!... M. de Narbonne fut sauvé, et dut la vie au courage de l'amie admirable qui exposait la sienne pour lui!... La retraite libératrice ne fut pas longtemps déserte; M. de Montesquiou y remplaça M. de Narbonne, et madame de Staël arracha à la mort deux victimes désignées par les bourreaux de septembre et d'août.
C'est à cette époque que l'on reprochait à madame de Staël de tenir un bureau d'esprit public.
—Elle corrompt l'esprit public! disait aussi plus tard le premier consul... C'était une étrange manie que de répéter cette phrase... Hélas! à l'époque où nous sommes arrivés maintenant, il n'était plus question de corrompre: le mal était fait; tout était produit, et le génie de madame de Staël, au contraire, venait apparaître comme une lueur libératrice et bienveillante... Une femme avec son talent et sa bonté... que ne pouvait-elle opérer en bien! et en effet, que ne fit-elle pas!...
Le Roi avait accepté la constitution; les Jacobins, les Cordeliers, toutes les sociétés populaires, étaient formés; Paris se trouvait transformé: plus de salon où se rencontraient les amis. Les intérêts de tout genre, une désunion entière, une agitation sourde, annonçaient l'orage, révélaient ce qui allait suivre. Déjà on pressentait la Convention...: les Genevois réfugiés, Clavières, Marat, Duroveray, tous avaient quitté l'Angleterre pour inonder la pauvre France au moment du paroxysme le plus terrible de sa révolution. La Gironde, déjà désignée par l'index sanglant de Robespierre et de Danton, faisait entendre le chant du cygne; Barbaroux, avec sa belle tête d'Apollon, son regard presque magique lorsqu'à la tribune il tonnait contre les monstres aux mains sanglantes, Barbaroux et tous ceux qui lui ressemblaient ne devaient attendre que malheur et proscription.
Et cependant délicat, même dans l'attaque, Barbaroux ne fit jamais un discours qui pût affliger son antagoniste; sensible, généreux, brave... quelles belles qualités furent s'éteindre dans le creuset sanglant de Robespierre!... Ces souvenirs sont affreux!...
C'est ainsi qu'on marchait vers 92, vers le 10 août!... Marat, qui déjà était à la tête d'une faction, et faisait plus de mal alors, peut-être, qu'il n'en fit ensuite, était regardé par madame de Staël comme une de ces apparitions fantastiques envoyées par le génie du mal. Elle racontait, ainsi que chacun le sait, comme personne. Voici une anecdote qu'elle nous dit un jour chez le maréchal Suchet, alors que celui-ci était encore garçon, et qu'il demeurait avec son frère, rue de la Ville-l'Évêque, dans l'hôtel qu'il n'a pas conservé depuis. C'était dans ces causeries intimes qu'elle était charmante, et surtout en racontant ce qu'elle avait vu à une époque si frappante et si vive d'émotions.
On sait que Marat était effroyablement laid. Cette laideur était encore augmentée par une manière de se mettre tout-à-fait absurde.—Une femme de Marseille, que je ne nommerai pas, car elle est toujours vivante, avait un cousin en prison et voulait l'en faire sortir. Elle va chez Marat et lui demande une audience. Admise seulement dans une première pièce, elle est d'abord refusée; elle insiste, et Marat, entendant la voix d'une femme, vient lui-même la prier d'entrer dans son cabinet. Il la fait s'asseoir et se place près d'elle sur un sopha fort élégant, contrastant avec la toilette de Marat, qui, pour le dire en passant, était curieuse. Il portait une chemise fine, mais crasseuse, et qui avait au moins une semaine de service... Cette chemise était ouverte et laissait voir une poitrine velue et jaunissante; des ongles longs et noirs se dessinaient au bout de ses doigts, qu'ils faisaient paraître crochus... Ses pieds, sans bas, étaient dans des bottes mal cirées, et une culotte blanche complétait cette toilette bizarre, en si grande opposition avec l'élégance de la pièce où il se trouvait. Ce salon était meublé en fort beau damas bleu; des rideaux très-amples et relevés en draperies[144], un beau lustre, et de magnifiques vases en porcelaine remplis de fleurs naturelles très-rares pour la saison, composaient un ameublement bien étrange autour d'un tel homme.
La jeune Marseillaise était jolie. Marat s'assit à côté d'elle, prit sa main, la lui déganta, la baisa avec une sorte de respect et d'émotion; ensuite cet homme étrange demanda à la jeune femme ce qu'elle voulait de lui; elle le lui dit: Marat sourit, en la regardant avec une expression singulière.
—C'est que la jeune femme en avait bien peur, disait madame de Staël; et en vérité, d'après ce qu'elle m'a dit, je crois que la liberté du cousin aurait pu lui coûter cher. Mais heureusement que le monstre n'avait pas faim, et qu'il était dans un de ces moments de repos où sa nature atroce ne criait pas: Sang et luxure! Et la pauvre enfant sortit pure de l'antre de la bête féroce!...—Le soir même, la jeune femme reçut la mise en liberté de son cousin... Cette mise en liberté envoyée par l'ami du peuple lui fut remise par une personne pour laquelle Marat demandait un service au mari de la jeune Marseillaise.
Mais quelle étude à faire, disait madame de Staël, que cet homme méditant le massacre de la moitié de la France et grandissant chaque jour dans son impudence sanguinaire et son impureté physique et morale!... Il se vautrait dans sa bauge d'où il lançait sur la France mort et malheurs... Et ce fut une femme qui seule eut le courage de frapper le monstre!... C'est un type d'une étrange espèce... C'est ainsi qu'il nous a conduits au 10 août et au 2 septembre.
Quelque courageuse que fût madame de Staël, elle pouvait rarement parler de cette journée de septembre sans frissonner à son souvenir...
M. de Narbonne était en sûreté: c'était un grand point pour madame de Staël. Le docteur Bolmann, le même qui, depuis, voulut sauver M. de Lafayette lorsqu'il était dans les prisons d'Autriche, le docteur Bolmann, Hanovrien, homme de cette nature d'élite qui devient plus généreuse devant le péril, avait sauvé M. de Narbonne: il était à Londres.—De tous les amis de madame de Staël, c'était peut-être alors un des plus précieux pour elle. Mais, je l'ai dit plus haut, M. l'abbé de Montesquiou avait remplacé M. de Narbonne dans la retraite hospitalière. Il fallait le sauver aussi! et comment le faire au moment d'une tempête comme celle qui était suspendue sur Paris? C'était le 31 août 1792!...
Madame de Staël, ayant obtenu des passe-ports pour la Suisse, faisait ses préparatifs de départ, et se disposait à emmener avec elle l'abbé de Montesquiou comme un des hommes de sa livrée, lorsqu'on vint lui annoncer que deux autres de ses amis, M. de Jaucourt et M. de Lally-Tollendal, venaient d'être arrêtés et mis à l'Abbaye...
On ignorait la tragédie que les monstres devaient jouer les jours suivants. Mais une vapeur sinistre enveloppait Paris, et tout malheur ordinaire dans un autre temps devenait menaçant au bruit de l'orage qui grondait déjà sourdement sur nos têtes.
—Ah! s'écria la généreuse femme, en se tordant les mains et marchant à grands pas dans l'appartement, comment les sauver?...
Tout-à-coup elle se rappelle que Manuel vient de publier des lettres de Mirabeau, avec une préface de lui. Il s'occupait aussi de littérature... «Il avait, disait madame de Staël, la bonne volonté de montrer de l'esprit...» Elle lui écrit aussitôt pour lui demander une audience. Manuel était alors syndic de cette terrible commune de Paris, sanguinaire souveraine dont la puissance éphémère devait marquer son passage par des ruisseaux de sang!
Manuel indiqua sept heures du matin à madame de Staël, alors ambassadrice de Suède. L'heure était matinale, mais madame de Staël n'y fit aucune attention. Manuel n'était pas levé... En l'attendant, madame de Staël remarqua le propre portrait de Manuel dans son cabinet.
—Il est vain, se dit-elle; il doit être facile à prendre par la louange.—Il entra dans ce moment dans le cabinet et fut parfaitement poli et homme du monde; madame de Staël lui parla de la position fâcheuse et même terrible de ses amis...
—Votre position est précaire, lui dit-elle: ne connaissez-vous pas la faveur populaire? aujourd'hui sur le trône, demain aux Gémonies... Sauvez M. de Lally et M. de Jaucourt, et réservez-vous un appui.
Manuel était un homme passionné, mais susceptible aussi de bons sentiments, et même de sentiments honnêtes... Il comprit madame de Staël.
—Je ferai ce que je pourrai, lui dit-il... Et le 1er septembre au matin il lui écrivit que Condorcet avait fait sortir M. de Lally[145], et qu'à la prière de madame de Staël il venait de faire mettre M. de Jaucourt en liberté.
Tranquille sur le sort de ses deux amis, madame de Staël put alors organiser la fuite de l'abbé de Montesquiou; il devait revêtir l'habit d'un de ses gens, sortir de Paris avant elle, et l'attendre hors de la barrière de Charenton, derrière une haie, jusqu'au moment où elle passerait.
Elle devait partir le 2 septembre au matin.
La prise de Longwy et de Verdun venait d'être annoncée, et le peuple était dans une telle agitation, que les plus affreux malheurs étaient à redouter. Madame de Staël, émue, agitée dans la nuit qui précédait son départ, se levait par intervalles, car elle ne pouvait dormir... Tout-à-coup elle entend sonner le tocsin!... C'était un horrible son... et le 10 août était trop près pour que le souvenir des heures cruelles de cette journée fût effacé.—Madame de Staël réunit tous les moyens de sûreté qu'elle avait préparés; ils étaient nombreux, et elle persista à partir, quoi qu'on pût lui dire.
Le matin venu, madame de Staël rassemble toutes ses forces, voit partir l'abbé de Montesquiou pour l'endroit où il doit l'attendre, et ordonne à ses gens de se mettre en grande livrée. Elle fit mettre six chevaux à sa voiture, et dans cet extraordinaire gala, elle sortit de son hôtel pour traverser Paris, croyant imposer au peuple par sa magnificence; mais elle se trompa.—C'était mal vu, car frapper non-seulement l'attention du peuple, mais réveiller son attention envieuse et haineuse, c'était une maladresse.
Il y parut bientôt... À peine la voiture de madame de Staël fut-elle en marche, qu'une foule de femmes, vieilles mégères, aussi cruelles que hideuses dans ces jours de sang et de deuil, l'entourèrent en criant qu'elle emportait l'or de la nation. Aux cris de ces furies accourut tout le peuple du quartier. Ils se jetèrent sur les postillons, en criant qu'il fallait que l'on conduisît la voiture et la femme à l'assemblée de la section... ce qui fut exécuté. Madame de Staël descendit de voiture, et eut la présence d'esprit de dire au domestique de l'abbé de Montesquiou d'aller avertir son maître...
—Vous êtes accusée d'emmener avec vous des proscrits, lui dit le président...
On examina les domestiques. Il s'en trouva un de moins: c'était celui qu'avait renvoyé madame de Staël, pour mettre en sa place l'abbé de Montesquiou...
—Il faut que vous alliez à la commune, dit le président. Et en effet elle y fut conduite.
Elle mit plus de trois heures à se rendre du faubourg Saint-Germain à l'Hôtel-de-Ville. Sa voiture allait au pas au travers d'une foule ivre de rage encore plus que de vin, et dont la fureur redoublait en voyant une grande dame dans une voiture armoriée et une riche livrée. Madame de Staël, réellement effrayée, s'adressa plusieurs fois aux gendarmes qui devaient la protéger; mais ils ne lui répondaient que par des menaces. Enfin, il était temps qu'elle arrivât, lorsque sa voiture atteignit le perron de l'Hôtel-de-Ville... Elle descendit de voiture au milieu d'une foule encore plus menaçante que celle qu'elle avait traversée... Elle était grosse cependant; mais cette situation si intéressante, même parmi les sauvages, ne fut chez des Français qu'une raison d'indécentes railleries... et ne les désarma pas...
En montant, elle se trouva sous une voûte de piques...: comme elle était à moitié de l'escalier, un homme ivre dirigea le bout de la sienne contre le sein de madame de Staël; le gendarme qui l'accompagnait plus spécialement détourna le coup avec son sabre... Si elle était tombée en ce moment, c'était fait d'elle...
La commune était présidée ce jour-là par Robespierre, ayant pour adjoints Billaud-Varennes et Collot-d'Herbois... Le bureau qui leur servait étant plus élevé, il fut possible de la placer à côté de ces hommes, et là du moins elle put respirer!... Là, à côté de Robespierre et de Collot-d'Herbois!... oh! il devait y avoir une odeur de sang dans cet air qu'on respirait près d'eux!...
C'est ici le lieu de placer un trait de rusticité égoïste digne d'être connu. On avait arrêté, en même temps que madame de Staël, le bailli de Virieu, envoyé de Parme... Comme elle reprenait ses sens, voilà cet homme qui se lève et déclare, avec toute la poltronnerie possible, qu'il ne connaît pas madame la baronne de Staël... En ce moment, Manuel arriva; il fut un peu surpris de trouver dans cet horrible lieu, et un tel jour, une femme comme madame de Staël... Son premier soin fut de répondre d'elle et de s'établir sa caution. Alors il la prit sous le bras et l'emmena dans son cabinet, où il l'enferma avec sa femme de chambre.
Pendant six heures elle demeura dans ce cabinet, ne pouvant appeler, ne l'osant pas!... mourant de soif, de faim, mais surtout d'inquiétude: le bruit du tocsin, les cris des victimes, les hurlements des meurtriers, le tumulte du massacre, tout parvenait jusqu'à elle d'une manière confuse, et lui donnait un mortel effroi... Hélas! il était fondé! pendant ce temps on massacrait à l'Abbaye!... À de fréquents intervalles, des groupes d'assassins revenaient de l'Abbaye et de la Force, les bras nus et sanglants, et poussant des cris de cannibales.
La voiture toute chargée de madame de Staël, gardée seulement par quelques domestiques, était demeurée au milieu du peuple, qui se disposait à la piller. Aucune force humaine ne la pouvait sauver, lorsque, de la fenêtre du cabinet de Manuel où elle était, madame de Staël vit tout-à-coup un grand homme en habit de garde national s'élancer sur le siége, et de là ordonner au peuple de ne toucher à aucune chose appartenant à l'ambassadrice de Suède. Cette lutte, très-vive et soutenue, dura plus de deux heures... Le soir, cet homme entra avec Manuel dans la chambre où on l'avait enfermée. Il avait été témoin des approvisionnements de blé donnés par M. Necker, et le souvenir de ces choses fut pour cet homme un motif de défendre la fille de celui qui avait nourri le peuple.
Lorsque Manuel entra dans la chambre, il était vivement ému...
—Ah! s'écria-t-il, combien je suis heureux d'avoir mis vos deux amis en liberté!
Il était pâle et tremblait fortement... Quoique le jour fût presque tombé, madame de Staël put distinguer le bouleversement de ses traits... Hélas! on égorgeait alors des vieillards et des femmes!...
Lorsqu'il fut nuit, Manuel ramena madame de Staël chez elle. Les réverbères n'étaient pas allumés, les rues étaient sombres et désertes... le massacre planait sur Paris... Quelle journée!... quelle nuit!... quelle époque, grand Dieu!...
Le lendemain, Tallien vint chez madame de Staël, et lui dit qu'un gendarme l'accompagnerait jusqu'à la frontière, et que, quant à lui, il aurait l'honneur de la suivre jusqu'à la barrière pour veiller à sa sûreté... Il y avait plusieurs personnes dans la chambre de madame de Staël qui pouvaient être compromises si l'autorité avait connu leurs noms... Madame de Staël demanda à Tallien de ne les pas nommer.—Il donna sa parole de garder le silence, et il l'a tenue. Honneur à lui!... Cette conduite était rare dans ces jours d'affreuse mémoire!... Madame de Staël partit enfin et traversa Paris au milieu des hordes d'assassins, qui donnaient la mort à tant de victimes innocentes, et frappaient avec joie sur le prêtre, le vieillard, la femme et l'enfant!... Arrivée à la barrière, elle se sépara de Tallien pour aller chercher une terre plus amie où elle pût enfin trouver le repos... et lui... rentra dans Paris... pour aller de nouveau distribuer des poignards et ranimer le courage des bourreaux fatigués en leur désignant de nouvelles victimes.
FIN DU TOME DEUXIÈME.
TABLE
DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE DEUXIÈME VOLUME.
- Pages.
- Salon de madame Roland. 1
- Salon de madame de Brienne et du cardinal de Loménie. 67
- Salon de madame la duchesse de Chartres, au Palais-Royal. 109
- Salon de madame la comtesse de Genlis. 163
- Salon du marquis de Condorcet. 201
- Salon de madame la comtesse de Custine (femme du général). 239
- L'atelier de madame de Montesson, à Bièvre. 323
- Salon de madame de Staël, ambassadrice de Suède. 359
PARIS.—IMPRIMERIE DE CASIMIR, RUE DE LA VIEILLE-MONNAIE, No 12.
Notes
1: Elle avait du talent et du courage, mais elle était insensée, et sa conduite extraordinaire lui a fait assigner une place certes bien éloignée de celle de madame Roland. Je parlerai d'elle plus tard.
2: Ce sont ses propres expressions.
3: Elle voulut mourir, dit-elle. La nature faillit l'exaucer; elle fut malade et en danger de mort en effet pendant vingt-deux jours.
4: On a tenté de faire son portrait sans pouvoir réussir, et cela n'est pas étonnant. Ce genre de physionomie est si difficile à faire! l'âme ne se peint que par reflet; elle peut se rendre dans un regard, mais non par celui d'un autre. Le regard est la plus puissante des séductions.
5: Même d'une mère ordinaire, car, à moins qu'on ne rencontre en sa route de ces monstres que la nature jette sur la terre en reculant d'horreur elle-même, on ne trouve pas de mauvaises mères. Le même anathème doit peser sur les enfants qui sont mauvais fils. La postérité elle-même est sévère pour ce crime. Quoique bien des siècles se soient écoulés depuis Sophocle, le souvenir de ses fils, maudits par l'opinion de leur patrie, repoussés par les lois, est encore aussi actif que le jour où, accusant la vieillesse de leur père, ce père leur répondit en montrant Œdipe à Colonne!... L'infortuné!... comme il avait dû souffrir pour arriver à choisir un pareil sujet!... Et telle était la profondeur de la blessure que ce fut son chef-d'œuvre que produisit le vieillard à la fin de sa carrière pour peindre des fils ingrats... Et ce n'était qu'un père!... Qu'aurait donc fait une mère?... Rien. Il y a une sorte de rapport mystérieux entre les enfants et la mère, qui donne à tous deux une tendresse que rien ne peut détruire et que tout contribue à augmenter.
6: Ce portrait était frappant, car l'amour-propre de Roland était positif, et d'une telle nature, que sa femme elle-même ne lui laissa pas voir sa supériorité une fois qu'elle le connut... Craignait-elle de l'éloigner d'elle?... cette pensée serait bien amère.
7: Elle était née en 1754.
8: Voir ce qu'elle a écrit sur la mélancolie et sur l'âme, dans ses œuvres. C'est écrit avec le sang de son cœur... mais ce qui est merveilleux, c'est l'écrit intitulé: Avis à ma fille. C'est une relation exacte de ce qui lui est survenu lorsqu'elle est accouchée de la petite Eudana, sa fille, et tout ce qu'elle a souffert pour la nourrir!... Ces avis donnés par cette femme qui, plus tard, aurait conduit un empire, ont un caractère sacré.
9: M. Bordenave était un chirurgien très-connu, membre de l'Académie des Sciences.
10: Si madame Roland n'aimait plus, elle est impardonnable, car l'amour fait tout excuser, et tant qu'on aime, on doit être pardonné; mais dès qu'on n'aime plus, on ne doit jamais laisser tomber une parole railleuse des mêmes lèvres qui ont prononcé des mots d'amour... l'insulte retourne alors à celui qui injurie... tout le tort est à lui... et si c'est une femme... oh, alors!... il y a de la honte.
11: Il avait un an de moins que sa femme.
12: Le commerce des bijoux qu'il avait entrepris lorsque son état de graveur alla mal.
13: Lorsqu'elle avait douze ans, elle eut un jour un transport presque délirant, dans lequel elle vit la Vierge qui l'appelait, disait-elle, au couvent. On l'y mit pour faire sa première communion.
14: Roland y était appelé pour les intérêts généraux des manufactures. C'était un homme d'un grand talent lui-même comme manufacturier, et surtout chef d'une manufacture.
15: Villefranche, demeure paternelle de M. Roland de la Platière. Il était d'une famille de robe noble et fort ancienne. Sa naissance était pour lui un motif d'orgueil, malgré ses idées de liberté.
16: Cette légèreté lui était reprochée dans l'assemblée par le parti contraire, qui sut en tirer quelquefois de tristes arguments contre lui... mais il était toutefois un homme des plus supérieurs, quoi qu'en aient dit ses ennemis.
17: Sylla mangeait aussi ses ongles.
18: Ces détails m'ont été racontés pour la dixième fois avant-hier matin par une personne très-connue dans cette malheureuse époque de la Révolution, et qui allait très-souvent chez madame Roland.
19: On veut aujourd'hui ternir la gloire de la Gironde.—C'est injuste et de plus impolitique.
20: Propres paroles de David William.
21: Ce qu'il a fait, car c'est pour avoir aimé sa femme au point de ne la pouvoir quitter qu'il a été arrêté. On l'avait arrêté... il pouvait fuir.
22: Bonnecarrère, témoin oculaire du fait, m'a dit que le Roi fut au moment de faire sortir Roland du salon; ce fut la Reine qui le retint. On a prétendu que ce fait avait été considéré comme une offense par le Roi, et qu'il ne le pardonna pas à Roland, et surtout à sa femme.
23: Voir à ce sujet l'Essai de M. de Chateaubriand sur les Révolutions, 1798, Londres.
24: Ministre de la justice.
25: L'esplanade produite par l'enlèvement du sommet de la montagne est un ouvrage vraiment curieux. C'est sur cette esplanade qu'est bâti le nouveau château, ayant vingt-sept croisées de face; un immense corps de logis avec deux beaux pavillons et deux pavillons isolés; des communs aussi beaux que pour une demeure royale; un chemin allant du château au bourg de Brienne, construit sur des arches et traversant un vallon très-profond; une salle de spectacle; des souterrains admirables par leur beauté et surtout leur utilité, en ce qu'ils assainissent le château... Mille dépendances, enfin, toutes faites avec grandeur et le plus souvent dans un but utile, font de cette demeure un lieu tout-à-fait digne d'un souverain.
26: Pont-sur-Seine, terre de Madame Mère; ce château, fort vaste et fort beau, était la seule chose remarquable de cette propriété. Il n'y avait pour parc qu'une étendue de terrain tout-à-fait inculte et sans ombrage. Ce château avait appartenu avant la révolution à M. le prince de Lusace (Xavier).
27: Il est à remarquer que, dans cette société de Brienne, il y eut trois suicides d'hommes très-remarquables, Condorcet, Chamfort et le cardinal; tous les trois incrédules! sans religion!... Voilà quel fut le résultat de la croyance philosophique.
28: À l'époque même de la Révolution, on disait dans les villages du Languedoc, et je l'ai entendu moi-même: Ah! c'est encore de l'ouvrage de notre bon archevêque, de notre père! Il était adoré dans tout son diocèse.
29: Brienne.
30: Fameux comédien.
31: L'hôtel de Madame Mère était l'hôtel de Brienne; il est situé rue Saint-Dominique, faubourg Saint-Germain. C'est aujourd'hui le Ministère de la Guerre.
32: Il n'a laissé qu'une fille, madame Lamourier, qui à son tour n'a également qu'une fille, qu'elle a mariée il y a trois à quatre ans.
33: Thouvenel a été mon médecin pendant plusieurs années. Il est mort d'une apoplexie séreuse.
34: Éloges de Molière et de La Fontaine. Ces deux morceaux sont peut-être ce que Chamfort a écrit de mieux.
35: On appelle ainsi, comme on le sait, une armure complète de chevalier dressée contre une muraille d'arsenal dans un vieux château.
36: Les jeunes gens qui avaient imaginé cette aventure s'étaient méfiés de son caractère difficile, et avaient fait ôter les balles par son domestique. Chacun en avait une et devait la rejeter au jeune homme, ce qui fut fait par celui qui fut mis en joue.
37: Le père du duc d'Orléans mort dans la Révolution, l'aïeul du Roi.
38: Son père lui donna pour première maîtresse mademoiselle Duthé, cette fameuse courtisane qui fut aussi la maîtresse du comte d'Artois; elle était encore vivante à Versailles il y a huit ans.
39: Quand on pense à l'admirable conduite de son fils dans l'émigration!
40: Il était savant sans pédanterie et faisait servir son instruction à l'amusement des autres, chose fort rare.
41: La société est tellement changée sous ce rapport, que j'ai vu il y a huit ans M. de Forbin, le type de la politesse de nos jours, se prendre de querelle une fois à l'Abbaye-aux-Bois assez fortement pour être obligé de sortir du salon où il était avec son antagoniste, homme des plus grossiers, et qui pourtant était reçu chez M. de Talleyrand, apparemment parce qu'il lui reposait l'esprit, et, chez madame Récamier, parce qu'elle est un ange de bonté.
42: C'était une manie qu'il avait... Il se promenait toujours en long et en large dans la chambre tandis qu'il parlait; c'était presque toujours lorsque la discussion l'attachait.
43: C'est ainsi qu'il est convenable d'appeler les princesses, et non pas continuellement par leur titre d'Altesse, comme on en a la coutume en France et comme on l'avait sous l'empire. Le mot madame est le plus respectueux, employé à la troisième personne.
44: Celui qu'on appelait Jaucourt Clair-de-Lune, surnom qu'on lui avait donné en raison de sa figure ronde et pâle.
45: Sœur de M. de Lamoignon.
46: C'était alors une chose fort rare en France.
47: Je donne cette histoire pour montrer comment se passaient les soirées au Palais-Royal.
48: L'histoire est en effet arrivée à M. le chevalier de Jaucourt.
49: Une chose assez singulière, c'est que madame de Genlis ne sache pas mettre l'orthographe des noms de ses amis. Elle ne met jamais de t aux noms de Balincourt et de Jaucourt.
50: C'est une chose plus importante qu'on ne le saurait croire que la démarche dans une femme et dans un homme. C'est un moyen de reconnaître l'élégance de leurs manières.
51: Les verges sont les dangers de la Révolution, et la clef des champs voudrait indiquer l'émigration... Cependant le fait s'est passé dans des années où certes on ne soupçonnait pas que la Révolution dût exister jamais: c'était, je crois, en 1764 ou 65.
52: Je connais un homme dont la physionomie triste et douce, le visage agréable et surtout le ravissant regard, ont une grande analogie avec son esprit naturellement triste et pourtant doucement railleur... Il y a un charme dans sa conversation, un attrait que je n'ai vu qu'à lui. Grand seigneur par sa naissance, par ses manières, il l'est de tout ce qui fait remarquer que les autres ne le sont pas. Le charme des manières de cette personne ne peut être imité, et ne sera jamais remplacé...
53: On n'allait jamais en uniforme autrefois ni à la Cour, ni dans le monde, excepté pour prendre congé. Alors, on portait l'uniforme de son régiment ou bien celui d'officier-général.
54: Madame de Polignac était fort laide, très-mordante et spirituelle; elle avait toutefois de la bonté.—Elle contait à ravir, et savait une foule d'anecdotes du temps de Louis XIV et de Louis XV.
55: On appelle ainsi la mise en jeu. Ainsi les joueurs sont souvent nommés pontes, pour cette raison.
56: Terme employé dans quelques jeux, tel que le pharaon, jeu fort en vogue alors: c'est de jouer le double de ce qu'on a joué la première fois. M. de Conflans dit ici que madame de Montauban fit un paroli de campagne. C'est une manière de parler, pour dire qu'elle avait voulu tricher, chose malheureusement fort en usage à cette époque aussi.
57: Le duc de Chartres avait déjà beaucoup de croyance aux Mesmer, aux Cagliostro et aux Saint-Germain. Quoi qu'il en soit, voici un fait positif qui a été raconté par le duc d'Orléans lui-même; je ne puis affirmer l'année précise, quoique M. de Sainte-Foix, qui me l'a raconté étant chez moi au Raincy, me l'ait dit également.—Étant un jour à dîner au Raincy avec le prince et trois ou quatre autres personnes de son intimité à la porte de Chelles chez son secrétaire des commandements M......., la conversation fut conduite sur les somnambulistes et les mesméristes... Le prince parut rêveur, il écouta plusieurs histoires qu'on raconta, en raconta lui-même, et tout-à-coup prenant mon bras, dit M. de Sainte-Foix, il me proposa de retourner au château en nous promenant. Nous partîmes, et à peine fûmes-nous à quelque distance que le duc me dit qu'il lui était arrivé il y avait peu de temps une aventure très-étonnante.
Un jour du mois dernier, me dit-il, je quittai un moment mon cabinet pour aller chercher un papier dont j'avais besoin dans ma chambre à coucher... J'y demeurai à peine un quart d'heure; en rentrant dans mon cabinet, j'y trouvai un homme vêtu de noir, les cheveux sans poudre, et dont le visage était d'une pâleur remarquable. Mon premier mouvement fut de m'élancer[57-A] sur cet homme... mais je me retins et lui demandai comment il s'était introduit chez moi, et en lui faisant cette question je me sentis frissonner, car mon cabinet n'avait aucune issue... Cet homme sourit et me dit qu'il n'avait besoin d'aucun secours humain pour parvenir là où il voulait aller... qu'il était dévoué à mes intérêts, qu'il m'aimait et ferait tout pour me servir, TOUT jusqu'à me faire voir le diable... Je puis beaucoup pour vous, monseigneur, me dit l'homme noir... Je puis immensément; il ne faut de votre part qu'un peu d'aide?—Que faut-il faire? m'écriai-je.—Avoir le courage de me suivre.—Je l'aurai.—Dès ce soir!—Dès ce soir.—Eh bien! soyez prêt.—À quelle heure?—Minuit.—Le lieu?—La plaine de Villeneuve-Saint-Georges; mais il faut venir seul et sans armes...—Je viendrai seul et sans armes...—À ce soir donc, monseigneur! jusque-là silence!!!...
À peine m'eut-il parlé que je ne le vis plus, sans que j'eusse pu m'apercevoir par quelle issue il avait disparu... Je demeurai solitaire jusqu'au moment du départ. À onze heures et demie j'étais à Villeneuve-Saint-Georges. Là je laissai les deux personnes qui m'accompagnaient, et j'entrai seul dans la plaine; la nuit était profonde... Je rencontre l'inconnu... Vous dire quel fut notre entretien m'est défendu; mais ce que je puis, c'est de vous communiquer un fait qui doit rassurer votre amitié... J'ai reçu dans cette nuit mystérieuse beaucoup d'avis précieux et un anneau... Cet anneau... le voici!...—Et le prince, entr'ouvrant sa veste, me fit voir un anneau de bronze dans lequel était enchâssée une pierre brillante qui au feu des bougies jetait un éclat inconnu et en effet presque magique...—Tant que je porterai cet anneau, me dit le prince, je n'ai rien à redouter de mes ennemis... mais si je le perds ou si je me le laisse ôter, je suis un homme perdu... Maintenant voici la suite de cette aventure. Je fus reconduit chez moi par l'inconnu, sans retourner à Villeneuve-Saint-Georges... Je lui offris cinq cents louis; il les refusa, en prit seulement cinquante, et il me quitta avec promesse de revenir chaque fois qu'il aurait un avis utile à me donner. Je le vois souvent, et toujours de même...
Voilà ce que j'ai entendu raconter à M. de Sainte-Foix à plusieurs reprises: MM. de Saint-Far et de Saint-Albin l'ont confirmé, c'est-à-dire pour l'avoir entendu dire au prince. J'ai demandé au premier ce qu'il pensait de cette aventure, et je l'ai trouvé dans un doute étrange. Remarquez, me dit-il, que cet anneau lui fut ôté sur la place de la Révolution!... Quel ténébreux mystère! Quoi qu'il en soit, voilà la vérité; cette histoire me fut en effet racontée par le duc d'Orléans lui-même dans le parc du Raincy où nous sommes, et dans cette même allée où nous nous promenons en ce moment.
Je fus prise d'un frisson qui me parcourut tout le corps; je jetai les yeux autour de moi et dans la profondeur des ombrages qui se prolongeaient au loin sous les arbres. Je crus un moment voir des ombres... Rentrons, dis-je à M. de Sainte-Foix... il est trop tard pour demeurer exposé au froid de la nuit... votre histoire m'a fait mal.
57-A: Il était d'une grande bravoure, et l'a prouvé mille fois, surtout dans l'aventure du ballon.
58: Madame de Montesson, tante de madame de Genlis, et non pas de M. de Genlis, comme l'ignorance à prétention le dit dans plusieurs biographies!...
59: Lorsqu'on ouvrit les prisons après thermidor, le comte de Périgord, frère de l'archevêque, venait dîner tous les jeudis chez ma mère... Il m'aimait comme son enfant. C'était le meilleur des hommes: ce fut lui qui fit fermer sa porte à M. de Laclos lorsqu'il sut qu'il était l'auteur des Liaisons dangereuses. Il avait pour madame de Genlis la plus profonde des haines; il était convaincu qu'elle avait amené les malheurs de la Révolution, et cette pensée, jointe à celle du duc d'Orléans, lui donnait même une dureté étrangère à son caractère.
60: M. de Puisieux était le chef de la famille de Sillery-Genlis; il avait désapprouvé le mariage de M. le comte de Genlis, et fut pendant longtemps assez irrité pour ne le pas vouloir accueillir, ainsi que sa femme. Madame de Puisieux était une personne dont l'esprit était fort imposant, à ce que dit madame de Genlis elle-même; aussi en avait-elle une peur affreuse, et lorsqu'enfin, la grande parente s'adoucissant, on permit aux jeunes mariés de venir à Sillery, madame de Genlis, ordinairement si mouvante et si parlante, ne bougeait et ne disait mot... Mais madame de Genlis était trop adroite pour ne pas profiter de son pouvoir de séduction. Madame de Puisieux fut conquise, comme le seront toujours les femmes qu'une autre femme voudra subjuguer avec de l'affection et des grâces de cœur... Le jour où la paix fut signée, madame de Genlis raconte que, lorsque tout le monde revint dans le salon, elle voulut l'annoncer elle-même.
«...Au bout de quelques minutes je dis d'un ton dégagé que, n'ayant pas été à la promenade, je voulais me dégourdir les jambes... et me levant aussitôt, je fis trois ou quatre sauts dans la chambre, et puis j'allai me jeter sur la chaise longue de madame de Puisieux en disant mille folies...» Qu'on se reporte à l'époque... aux robes à queues... aux paniers... à tout ce qu'avait de solennel le maintien et l'attitude d'une femme alors!
«Quelques jours après, dit-elle, un musicien de Reims vint à Sillery et joua du tympanon d'une manière surprenante. Madame de Puisieux se passionna pour cet instrument et regretta de voir partir le musicien. Aussitôt je pris la résolution, dit madame de Genlis, d'apprendre le tympanon.» Et en effet, elle en sut jouer au bout de six semaines aussi bien que le musicien rémois. Lorsqu'elle fut assez savante, ce qui lui coûta beaucoup de travail, et je crois cela sans peine, elle fit faire un habit d'Alsacienne, et un jour qu'il y avait du monde à Sillery, chose au reste fort ordinaire, car le château était toujours plein, madame de Genlis fit ôter la poudre de ses cheveux, les fit natter en deux tresses comme les Alsaciennes, puis, ayant mis sur sa tête une baigneuse et étant enveloppée dans une robe négligée et un mantelet de taffetas noir, elle descendit à l'heure du dîner, demandant pardon de son négligé et s'en excusant sur une migraine. Au dessert on vint dire à madame de Puisieux qu'une jeune Alsacienne venait d'arriver au château et demandait de jouer du tympanon devant elle.—Je vais la chercher, s'écria madame de Genlis en s'élançant dans la chambre voisine, où, jetant sa baigneuse et son mantelet, elle se trouva mise en Alsacienne avec son tympanon, et se présenta au même moment devant toute la société stupéfaite. Elle joua du tympanon à merveille, et charma tout le monde. «On me fit porter mon habit pendant quinze jours, dit elle-même madame de Genlis, pour donner une représentation de cette petite scène à tout ce qui venait à Sillery... Ce n'est pas sans dessein que j'ai rapporté ces détails, ajoute-t-elle... J'ai voulu montrer aux jeunes personnes que la jeunesse n'est heureuse que lorsqu'elle est docile et modeste[60-A]...»
J'avoue que j'ai cru avoir mal lu la première fois que je vis cette anecdote dans le premier volume de ses Mémoires!... et je pensai que peut-être elle avait voulu mettre: «La jeunesse n'est heureuse que lorsqu'elle s'amuse;» mais pas du tout; c'est «modeste» qu'il faut être. Quant à cela, ça va sans dire; mais que pour être modeste il soit nécessaire de se mettre en évidence de cette manière, de faire de l'éclat, de se masquer, de fixer tous les regards, d'attirer tous les hommages d'un cercle, voilà ce que je ne puis trouver en accord dans ma pensée avec la modestie d'une jeune fille à l'existence pure et ignorée, et faisant l'orgueil et la joie de sa famille par ses vertus simples et modestes. Cette anecdote m'a toujours paru une vraie plaisanterie avec laquelle madame de Genlis mystifie ses lecteurs comme elle mystifiait le chevalier don Tirmane.
60-A: Page 334, premier volume des Mémoires.
61: Ce n'est pas que j'aie le mauvais goût de déclamer contre ce siècle; il vaut autant, peut-être mieux que le nôtre. Je dis seulement que ce qui existait alors n'existe plus. D'autres choses ont remplacé le passé, voilà tout.
62: Mademoiselle Baillon était une charmante jeune personne, parfaite musicienne et composant à ravir. Elle a fait un opéra, appelé Fleur d'épine, qui eut du succès. Elle a épousé depuis le célèbre architecte Louis.
63: Le portrait de madame de Genlis dans le costume de ce quadrille existe, et je le possède.
64: Il n'en est pas ainsi aujourd'hui, où, pour entendre et souvent voir très mal jouer la comédie, on s'étouffe dans un lieu dans lequel on entasse à grand'peine six cents personnes, quand il n'y a place que pour trois cents.
65: Il existe des biographies vraiment impardonnables, parce que les auteurs peuvent se procurer près de la famille tous les renseignements possibles. M. Prudhomme a fait une galerie de Femmes célèbres, où les mensonges les plus grossiers se rencontrent à chaque ligne. Madame de Montesson, qu'il fait naître en Bretagne, n'y a même jamais été de sa vie. Elle est née à Paris, et elle était sœur de la mère de la comtesse de Genlis, comme la comtesse de Sercey l'était de son père.
L'autre jour, j'avais besoin d'un renseignement sur madame de Genlis; je fus avec confiance le chercher dans le Dictionnaire de la Conversation, à l'article Genlis, fait par J. Janin. Je ne m'attendais pas aux plus grossières erreurs; elles sont si singulières que je m'imagine qu'ayant trop d'occupation, M. J. Janin a fait faire cet article par un secrétaire, qui lui-même en a chargé quelqu'un très-ignorant de ce qu'a jamais fait madame la comtesse de Genlis.
66: Grand-père et grand'mère du marquis de Custine, l'auteur du Monde comme il est.
67: Le marquis Maurice de Balincourt, ami et estimé de tous ceux qui le connaissaient, est leur fils.
68: Ami de madame Dubocage; on lui attribuait les ouvrages qu'elle faisait, ainsi qu'à M. de Linant, un autre ami comme lui, littérateur.
69: Anne-Marie Lepage-Dubocage, née à Rouen le 22 octobre 1710. Elle mourut en 1802.
70: Ce sont les propres expressions de M. de Voltaire à madame Dubocage.
71: Amie fort intime de madame Dubocage, mais infiniment plus jeune ou moins vieille. Elle avait vingt-huit ans de moins, étant née à Paris en 1738. Elle a fait plusieurs ouvrages: une comédie, quelques romans et un volume de poésies; mais tout cela est dans l'oubli, tandis que les ridicules de l'auteur lui ont survécu. On connaît ce distique sur elle:
Fanny, belle et poëte, a deux petits travers;
Elle fait son visage et ne fait pas ses vers.
72: La Colombiade, poëme en dix chants, de madame Dubocage, sur la découverte du Nouveau-Monde.
73: Lettres de Stéphanie, roman historique en trois volumes, par madame de Beauharnais.
74: Mon frère, M. de Permon, dont le beau talent sur la harpe a eu une réputation européenne et méritée, avait à quinze ans (en 1784) une manière de jouer tellement remarquable, que Marie-Antoinette le voulut entendre. Mon frère improvisait toujours. Il a cependant composé plus de vingt morceaux, qui tous ont été gravés. L'un d'eux, une œuvre de trois sonates, a été dédié à ma tante, la princesse Démétrius de Comnène. Mon frère n'avait à cette époque que dix-sept ans. Selon madame de Genlis, l'intervalle entre ce moment et celui où elle créa et le doigté et la harpe, pour ainsi dire, n'aurait été que de très-peu d'années. La chose est impossible.
75: La grossièreté est aujourd'hui une partie indispensable de la manière d'être des hommes et des femmes. Les hommes sont mal élevés au point d'en être insupportables. Quant aux femmes, c'est encore pis, cela n'est pas tenable... plus elles sont grandes dames, plus je trouve la chose ridicule et sotte. Elles devraient savoir que, dans le temps d'une exquise politesse, il se disait d'un homme: Il est poli comme un grand seigneur. Pour les femmes, cela allait tout seul, on n'en parlait pas; elles étaient gracieuses, affables, prévenantes; et même, sans qu'on leur plût, elles savaient plaire.
76: Je donnerai le salon de chaque séjour des princes. Celui de Chantilly et celui de Villers-Cotterets sont remarquables.
77: Pendant les deux années que je passai à Bièvre avec madame de Montesson, j'ai recueilli de bien bons avis qu'elle me donna. Je ferai son salon à cette époque du consulat.
78: C'est la vérité: il y avait vingt-quatre colonels.
79: La terre de madame la comtesse d'Estourmelle s'appelait le Fretoy.
80: Elle raconte dans ses Mémoires que le jour où elle quitta l'hôtel de madame de Puisieux pour aller au Palais-Royal, son logement n'étant pas prêt, elle logea quelque temps dans les appartements du Régent, et que le luxe qui l'entourait contrastant avec ce qu'elle souffrait et sa lassitude, elle fondit en larmes. (Tome II, page 167.)
81: Mais pas pour les revenants; elle en avait peur.
82: Le père et la mère de celui que nous connaissons et qui est estimé et aimé de toute la bonne compagnie de France. Loyal, brave, bon ami, gai et toujours prêt à rendre un service, à faire une bonne action, en même temps qu'il conduira une partie de plaisir, le marquis de Balincourt est un de ces hommes que tout ce qui a un cœur est heureux d'avoir pour ami.
83: Son fils a la plus belle chevelure blonde qu'on puisse voir.
84: Marie-Jean-Antoine-Nicolas Caritat, marquis de Condorcet, né en Picardie en 1743. Sa famille devait son titre au château de Condorcet, en Dauphiné. Son oncle, l'évêque de Lisieux, le fit élever avec soin, et lui donna de puissants protecteurs. Il n'était pas riche, et fut toute sa vie d'une probité sévère, qui le fit mourir dans une sorte de misère.
85: Jean-Louis Soulavie (l'aîné). C'est lui qui a publié les Mémoires sur le duc de Richelieu et les Mémoires sur la règne de Louis XVI. Ce dernier ouvrage est plein de mérite; Napoléon en faisait grand cas.
86: C'était l'époque des querelles des parlements.
87: Théorie des sentiments moraux, etc., etc., suivie d'une dissertation sur l'origine des langues.
88: Né en 1743, il avait quarante-cinq ans au moment où la Révolution commença, en 87.
89: Ceci a pourtant besoin d'être expliqué. Je ne donne pas à ma pensée une latitude entière, comme on le peut croire.
90: Le portefeuille était la bourse de ce temps-là, à cause des assignats.
91: C'est un datura plus vénéneux que les autres, dont la combinaison avec l'opium d'Orient donnait à l'instant même la mort... Depuis nous avons trouvé l'acide prussique. Il y a une femme nommée, je crois, madame Pigeon, et puis madame Tharin, qui a empoisonné onze personnes avec l'acide prussique. J'ai rencontré dans le monde une femme qu'on m'a dit être l'amie de madame Pigeon, de cette dame colombe, qui je crois trompa un médecin qui fut sa dupe. Je verrai à connaître cette affaire plus clairement.
92: Ceci me rappelle un mot remarquable d'un paysan de Bourgogne... Le seigneur de ce village, anobli depuis vingt ou trente ans, parlait beaucoup de son désespoir d'être contraint à brûler SES TITRES! Enfin, un jour il convoque ses paysans dans la cour de son château, et fait de cet auto-da-fé une cérémonie, dont le détail devait le sauver, à ce qu'il espérait, du comité révolutionnaire. Il arriva donc fort gravement, portant dans ses bras un énorme paquet de parchemins du plus beau blanc, avec des touffes de rubans verts et rouges, dont l'éclat annonçait le peu d'existence... et il les jeta dans un grand brasier, qui avait été allumé au milieu de la cour du château. Mais soit que les parchemins fussent humides, soit que le feu ne fût pas assez ardent, soit enfin que Dieu s'en mêlât, les malheureux parchemins ne voulaient pas brûler... Le marquis avait beau souffler, rien ne prenait. Enfin, un paysan s'approchant du feu, et le regardant alternativement, lui et les parchemins, avec ce sourire niaisement fin que les paysans de nos provinces savent si bien allier avec une apparente stupidité, lui dit en patois:
—Laissez-les, laissez-les, monsu le marquis... y ne breuleront pas... y sont trop vards!...
93: Je l'ai fait pour le montrer comme point de contraste avec l'époque.
94: On doit avoir encore cette tapisserie au château de Louvois; elle y est bien longtemps demeurée comme une preuve parlante de cette histoire. Lorsque je fus en Bourgogne pour la première fois, elle y était encore, et M. Maldan, mon beau-frère, qui me montrait le château comme cicérone, me racontait que le tailleur d'Ancy-le-Franc, qui avait fait cette belle besogne, la tête montée par cette aventure, était venu à Paris pour s'y établir, comptant sur sa renommée; mais il fut obligé de revenir à Ancy-le-Franc.
95: Une épée était une chose indispensable dans la toilette et la tenue d'un homme. Il n'y avait qu'une exception, elle était pour le maître de maison chez lui; mais aussitôt qu'il y était en cérémonie, il avait l'épée au côté... Cette coutume était une mode, on peut le dire, de la régence et de Louis XV. Sous Louis XIV on ne portait à la cour ni l'épée, ni l'uniforme, excepté pour prendre congé quand on partait pour l'armée...
Une autre coutume qui paraîtra étrange aujourd'hui, c'était celle des gants. Un homme ne portait jamais de gants, si ce n'est à la chasse, ou bien à cheval. Il était reçu qu'un homme ne devait rien craindre, pas plus le hâle qu'autre chose, pour la beauté de ses mains. Quant à elles-mêmes, il était censé qu'elles étaient toujours assez soignées pour pouvoir serrer la main de la femme la plus élégante. Et puis les hommes de la bonne société, à cette époque, n'allaient jamais à pied; ce qui faisait que des manchettes en point d'Angleterre ou en maline brodée pour l'été, et en valencienne ou en point d'Alençon pour l'hiver, étaient suffisantes pour vêtir la main d'un homme. Cette coutume, au reste, de ne pas mettre de gants était tellement une loi de rigueur, que lorsque des hommes allaient faire une promenade à cheval, et au retour entraient dans l'écurie pour y laisser leurs chevaux, S'ils oubliaient d'ôter leurs gants, les palefreniers avaient un droit dont ils usaient. L'un d'eux allait vite cueillir quelques fleurs, et venait présenter un bouquet à celui qui avait oublié d'ôter ses gants. C'était une amende à laquelle il fallait se soumettre. La même rigueur, chose plus étonnante, existait à la chasse du roi, ou à toute autre chasse chez des gens de haute classe. Si, au moment de l'hallali, un chasseur, plus attentif au dernier cri du cerf qu'à l'étiquette de ses gants, arrivait les ayant aux mains... un piqueur allait couper une branche, et la donnait au chasseur distrait, qui s'empressait de payer l'amende...
Cette dernière partie de la coutume de ne pas avoir de gants, et cela seulement depuis Louis XIV, me ferait croire à une origine ignorée, mais positive, qui rappellerait un fait quelconque concernant le roi. L'amende qu'on imposait me porterait à le penser.
C'est ici le lieu de faire une remarque sur une chose qui m'a choquée bien souvent. J'ai parlé du mauvais ton des hommes aujourd'hui. C'est surtout dans l'ignorance des paroles du beau langage qu'ils sont bien en évidence, parce qu'ils veulent en imposer à eux-mêmes, et parlent avec aisance, Dieu sait comment! sur des sujets qu'ils ignorent. Par exemple, un homme croira parfaitement parler en disant très-haut: Taglioni a dansé comme un ange!—Déjazet a fait Frétillon en original.—Quant à Cinti, elle a chanté hier comme on ne chante plus, etc., etc.
Cette manière de retrancher l'épithète de madame ou de mademoiselle n'est aucunement de bon goût, et j'avoue que j'en ai été choquée. Cela va avec les reproches que l'abbé Delille fit à son ami le provincial, lorsqu'il lui dit: «Mon ami, ne demandez jamais du champagne, mais bien du vin de Champagne et du vin de Bordeaux; sans quoi les mauvais plaisants diront que vous dînez au cabaret.»
Et ainsi de suite!... Qu'on juge du reste d'après cela.
96: Je vais aller moi-même au-devant des objections qu'on pourrait faire sur cette parole, en me disant que cette belle société, dont je parle avec tant d'emphase, avait aussi des plaies bien repoussantes à voir. Je répondrai d'abord que ce n'est pas une raison qui combatte mon système que de me montrer, dans mon propre miroir, une physionomie étrangère parmi mes autres portraits... Les exceptions confirment les règles; et puis le détail que j'ai donné de cette scène montre au contraire la puissance des liens de famille sur cette autre puissance, qui est la plus forte, la plus souveraine de toutes. Les goûts avides voulant être satisfaits, jamais, à l'époque que je retrace, vous ne verrez une lutte corps à corps et sans frein entre un père et un fils, ou un frère et un frère. Je sais bien que toute cette histoire que je rapporte ici est de nature à fournir des arguments contre moi, parce que la critique s'empare de tout; mais je dirai à cette critique que les faits eux-mêmes répondent pour eux. Ainsi, à côté de madame de Logny, caractère qui partout, en tout lieu, serait regardé comme celui d'un monstre, vous voyez des anges de candeur et de bonté dont les blanches ailes cachent comme dans un sanctuaire les fautes de leur mère. Trouvez aujourd'hui un pareil exemple!
97: Je parle de la généralité.
98: Les impressions que j'ai reçues dans ma jeunesse sont demeurées profondément gravées dans mon cœur. J'ai visité le château de Louvois avec des personnes qui avaient vécu dans l'intimité de madame de Louvois, et qui me parlèrent longtemps non-seulement d'elle, mais de sa famille. Tous ces souvenirs se sont groupés autour de ma pensée le jour où j'ai voulu parler de madame de Custine... J'ai longtemps ignoré que la comtesse de Custine et mademoiselle de Logny n'étaient qu'une même personne.
99: Il était l'homme de Paris qui jouait le mieux les proverbes.
100: Prières pour la Passion. VIe station. Jésus sur la croix.
101: C'est dans ce sens aussi que j'ai écrit ici la biographie de madame de Custine. J'ai voulu donner une idée de la femme angélique qui, ayant tous les avantages pour briller dans le monde, préférait la retraite et y était heureuse. Cette figure est un type à observer.
102: J'en parle longuement dans mes Mémoires sur l'Empire. M. de Caulaincourt était l'un des meilleurs amis de ma mère.
103: C'est elle dont j'ai raconté l'intéressante histoire, dans le Salon de madame de Polignac, au premier volume.
104: Ma mère soutenait à M. de Caulaincourt qu'il avait été amoureux de madame de Crenay; il s'en défendait avec une opiniâtreté comique, disant pour ses raisons qu'il n'avait jamais aimé les femmes grasses, et que madame de Crenay était énorme, ce qui était vrai. M. de Caulaincourt le père était fort petit, et très-mince surtout; il était comme un enfant; il avait dû être fort joli dans sa jeunesse. Je ne l'ai jamais connu jeune.
105: J'ai vu la même chose pour madame de Catelan, femme de M. de Catelan, pair de France sous la Restauration.
106: Madame de Balincourt, mère de M. le marquis de Balincourt que nous connaissons tous, était mademoiselle de Champigny. Elle était la seconde femme de M. de Balincourt; sa première se nommait mademoiselle de la Maisonfort.
107: Adam Philippe, comte de Custine, né à Metz le 4 février 1740. Il eut, comme les enfants nobles de l'époque, une destination dès le berceau... Il fut voué à l'état militaire, et à sept ans, il était lieutenant en second dans le régiment de Saint-Chamans; pendant la guerre des Pays-Bas, il était à la suite, ou pour parler plus juste, quelque comique que cela soit, dans l'état-major du maréchal de Saxe[107-A]; on l'en fit revenir pour le mettre au collége, et lui faire faire sa première communion... Après ses études, il entra dans le régiment du Roi, et à vingt-un ans il fut colonel du régiment de Custine. Il voulut connaître parfaitement tout ce qui avait rapport à cette profession des armes qu'il devait embrasser comme l'un des défenseurs du trône. Les Cours du Nord étaient alors des écoles où l'on apprenait de grandes choses. Le comte de Custine se passionna pour la méthode allemande; il demeura longtemps à Berlin, et en arrivant en France, il introduisit la discipline allemande dans son régiment, et au moment où le canon retentit sur les plages américaines, il voulut aller secourir des opprimés, car son âme était noble et grande; il échangea son beau régiment de dragons pour le régiment de Saintonge infanterie, et il partit pour l'Amérique. Arrivé sur le théâtre de la guerre, il se conduisit comme le plus vaillant chevalier des temps historiques de la France... au siége de New-York, il gagna exactement son grade de maréchal-de-camp à la pointe de l'épée; il avait alors trente-huit ans. De retour en France, il fut nommé gouverneur de Toulon et puis député aux États-Généraux. Il avait dès lors des opinions politiques qui devaient le faire pencher vers le parti de la Révolution, mais jamais dans une exagération blâmable; jusqu'au moment où il se déclara pour la cause de la nation, parti que l'on ne peut blâmer, sa conduite fut toujours irréprochable, et en admettant que ce parti fût une faute, il l'a payée tellement cher, qu'il faut se taire devant une telle infortune. Le comte de Custine avait de la fermeté dans l'exécution de sa volonté, mais cette volonté était pour lui longtemps difficile à fixer; une fois arrêtée, il disait lui-même que rien ne devait coûter pour l'accomplir!... Un officier que je connais lui a entendu vanter un jour la conduite du feld-maréchal Lawdon, qui brûla la cervelle de sa propre main à deux soldats révoltés!... Il était fort habile comme chef militaire, et ses premiers pas dans la campagne de 92 furent aussi brillants qu'avantageux à la France; il prit Mayence, Worms, Spire, Francfort-sur-le-Mein... ensuite il abandonna ces mêmes rivages où il avait triomphé pour se replier sur l'Alsace. Cela est-il bien, cela est-il mal, je ne puis prononcer. À la chute des Girondins, il envoya à la Convention les papiers du général Wimpfen, démarche qu'on lui a reprochée. Sévère et d'une probité spartiate, ne pouvant voir les exactions qui se commettaient sous ses yeux, il n'épargna pas dans ses rapports les représentants du peuple et plusieurs généraux aussi corrompus que l'étaient souvent les proconsuls empanachés qui suivaient l'armée, mais n'étaient JAMAIS à sa tête!... Rappelé à Paris au commandement de..., il se vit en même temps traduit au Comité de salut public après avoir été appelé à la barre de la Convention... puis au Tribunal révolutionnaire! L'accusation portée contre lui était absurde!... Il dédaigna d'y répondre, il eut tort!... Il fut condamné par ce tribunal de sang, qui était heureux de frapper des têtes innocentes et vertueuses, car, je le répète, si le comte de Custine a erré, c'est qu'il a cru que le salut de la France dépendait du parti qu'on allait prendre; un ange le soutint dans ces épreuves cruelles, ce fut sa belle-fille! il semblait que les femmes portant le nom de Custine devaient l'honorer par leurs vertus, leur belle conduite, comme elles devaient le rendre célèbre par leur beauté et leurs agréments. Mademoiselle de Sabran, qui épousa le fils du comte de Custine, était une de ces ravissantes créatures que Dieu donne au monde dans un moment de munificence: belle, jeune, aimée, madame de Custine, ayant à peine vingt ans, s'enfermait à la Conciergerie avec son beau-père, le conduisait au tribunal, le soutenait dans ces moments d'épreuves!... et puis lorsqu'elle l'avait reconduit dans son cachot, elle allait porter d'autres consolations et verser leur baume dans le cœur brisé de son mari, qui, à peine lié à elle, voyait la mort se dresser entre eux!... Quelles heures l'infortunée passait ainsi entre un vieillard accablé par la fortune injuste et son mari, le père de son enfant, frappé du même coup et marchant en même temps vers un même but... l'échafaud!... Madame de Custine la jeune est la mère de M. le marquis de Custine qui existe aujourd'hui et qui est connu pour être l'un de ces hommes, quoique jeune encore, que l'on voit avec peine comme les derniers d'un temps de bonnes manières et d'exquise politesse. Je ne parle pas seulement de cette époque, mais de toutes celles qui l'ont précédée.
Son aïeul mourut avec cette résignation de l'homme vertueux et du sage: on l'a accusé de pusillanimité parce qu'il avait demandé un prêtre!... nous sommes absurdes en étant cruels, nous trouvons le moyen d'être moquables en étant atroces!... le général Custine mourut au contraire comme il avait vécu, en homme irréprochable...
«J'ignore comment je serai demain en allant à la mort, écrivait-il à son fils la veille de son supplice, nul homme ne peut répondre de lui; mais je m'efforcerai, mon fils, d'être digne du nom que je vous laisse.»
Quelle touchante simplicité dans ce peu de mots! point de vantarderie, de fausse vaillance, à cette heure solennelle où l'homme, vis-à-vis de lui-même,
Ne paie point à Dieu le prix de sa rançon.
Le général Custine mourut sur l'échafaud comme l'un des martyrs de notre infâme et sanglante époque, le 18 août 1793!
107-A: Ces détails sont positifs; ils viennent des bureaux de la Guerre.
108: Madame de Custine aurait été, je crois, plus âgée que madame de Ségur (femme de l'ambassadeur en Russie). La comparaison que faisait M. de Caulaincourt qui, en sa qualité de frère de madame d'Harville, était familier dans la maison de Custine, venait de ce qu'il aimait les deux familles également, et n'aimait pas les deux vicomtes, qu'il prétendait se ressembler beaucoup, ce qui était faux, car l'un était dissimulé.
109: Les femmes avaient alors des coiffeuses. Ce ne fut que sous Marie-Antoinette que les coiffeurs furent admis. Léonard fut le plus fameux de tous: ce fut lui qui coiffa la vicomtesse de Laval-Montmorency avec une serviette damassée coupée par bandes!
110: Je pourrais croire que madame de Genlis a été aigrie par la cause assez désagréable que je vais rapporter plus loin. Mais le même jugement a été porté par d'autres personnes, et celles-là désintéressées; j'ai longtemps cru que le vicomte de Custine était de cette autre branche dont il y a un colonel comte de Custine, encore existant aujourd'hui, et habitant Nogent-le-Rotrou.
111: Les enfants du comte de Custine sont: l'un, madame la marquise de Brézé, et l'autre, son fils, jeune homme de la plus belle espérance, périt sur l'échafaud quelques semaines après son père.
112: Cette lettre est copiée sur l'original cité par madame de Genlis elle-même.
113: M. le vicomte de Custine fut depuis attaché à M. le prince de Condé, comme capitaine de ses gardes... Il a toujours affecté sa passion pour madame de Genlis; et si, en effet, elle n'avait pas connu la vérité, elle pouvait croire à cette feinte qu'il continua bien longtemps encore après la mort de son infortunée belle-sœur!...
Maintenant je dois dire ma dernière pensée sur cette étrange aventure qu'il faut plutôt, après tout, regarder comme une de ces fatalités que les Anciens supportaient comme envoyées par les Dieux, et sous lesquelles ils courbaient la tête. Le chrétien devait fuir et porter dans un lointain monastère cette blessure qui pouvait atteindre du même coup tant de cœurs innocents!... mais que le vicomte de Custine fut un monstre comme le prétend madame de Genlis, et cela parce que cette belle passion dont elle était l'objet apparent devenait nulle par cette révélation de la cassette de la comtesse de Custine! La femme chrétienne soutint même par-delà la mort son rôle admirable de la femme forte et même sublime dans sa vertu!... Ce silence et ces lettres laissées à la volonté de Dieu pour être révélées ou célées selon son décret! Toutes les fois que je relis cette histoire, je m'incline devant cette belle mémoire qui me présente une femme belle et jeune, morte à vingt-quatre ans dans toute la pompe de cour la plus heureuse! Que les mystères de Dieu sont grands!...
Le vicomte de Custine n'est peut-être pas aussi coupable que madame de Genlis le représente. Qui sait ce que cet homme a souffert? Qui sait les douleurs inconnues qui ont brisé son âme? Cette funeste passion ne fut pas partagée: la vertu sans tache de madame de Custine répond de son innocence. Il y a des secrets dans le cœur, il y a des secrets dans l'amour surtout qu'on ne peut pénétrer; tout ce qui est passion ne se révèle qu'à ceux qui sont initiés à ses mystères. Sans doute le vicomte de Custine, au premier coup d'œil jeté sur cet amour incestueux, est un homme affreux et coupable. Mais qui peut connaître, apprécier tout ce qu'il a souffert peut-être? L'esprit se confond devant les mystères du cœur. Taisons-nous et plaignons ceux qui aiment comme le vicomte de Custine. La pitié est un sentiment qu'on peut leur accorder avec certitude de n'avoir aucun tort.
114: Madame la comtesse de Custine a laissé, comme je l'ai déjà dit, deux enfants, une fille et un fils. Le fils mourut sur le même échafaud que son père. Sa fille est madame la marquise de Dreux-Brézé, dont les vertus rappellent sa mère, et dont le fils, M. Scipion de Brézé, est l'un de nos plus habiles orateurs à la Chambre des Pairs: sa noble et courageuse conduite serait un titre de plus dans Une autre famille; dans la sienne, c'est tout simple... Son jeune frère, Pierre de Brézé, qui se fit prêtre à vingt ans, est l'un des plus honorables que compte le clergé français: il a, comme son frère Scipion, le talent de la parole; mais la sienne annonce seulement la loi de Dieu.
115: Le prince Démétrius, l'aîné de mes oncles, avait été accueilli par le duc de Parme comme un allié, un prince fugitif...; mon oncle y fut traité comme il avait été, au reste, en Piémont, qu'il ne quitta qu'à l'invasion des Français!...
116: C'était un saint homme que mon oncle l'abbé de Comnène!... il édifiait ma maison par sa vénérable conduite. Ferme et constant dans ses opinions, dévoué aux Bourbons dont l'état lui imposait la loi de fidélité, jamais il n'y manqua pendant quinze années qu'il fut auprès de moi. Certes, s'il l'eût voulu, il eût été non-seulement évêque, mais archevêque, et, à l'époque du concordat de 1803, peut-être aurait-il eu le chapeau, si Junot avait sollicité pour notre oncle... Mais, parfaitement bon pour tout le reste, il devenait intraitable tout aussitôt qu'il était question de religion. J'ai su depuis que mon oncle appartenait à ce qu'on nommait alors la petite église (on appelait ainsi les ecclésiastiques qui n'avaient pas reconnu le concordat de 1802). Mon oncle était d'une austère piété, mais seulement sévère pour lui seul.
117: Souvenirs en revenant de Gavarnie, à la grotte de Gèdres. Il dit ce mot en respirant l'odeur d'une violette.
118: Je puis dire que j'ai souvent éprouvé les mêmes sensations, soit en Suisse, soit en Italie, et même en Espagne. Un beau pays, une scène de la nature comme la Suisse en déroule quelquefois dans les solitudes sauvages du Splugen ou la ravissante vallée de Misogno... Les Pyrénées aussi!... et même je puis dire qu'elles me frappent davantage et plus immédiatement que les Alpes, dans le jeu de leurs décorations naturelles!...
119: Mademoiselle de Polastron.
120: Madame de Montrond.
121: En parlant de la société de Bièvre, je ne parle pas du salon de madame de Montesson à Paris. Cependant comme je la représente dans son atelier, et que je ne puis, en raison de la place, parler d'elle dans toutes ses positions, je parlerai de plusieurs personnes qui venaient en passant à Bièvre.
122: Je n'ai connu que madame Panckoucke, qui pût rivaliser avec madame de Montesson pour le coloris et l'art avec lequel il faut grouper les fleurs pour qu'elles aient de l'air entre leurs rameaux et leurs couronnes.
123: Charmante terre appartenant à madame d'Ambert, et située en Normandie.
124: Maréchal, marquis de Bièvre. Il était né en 1747, et entra fort jeune dans les mousquetaires noirs. Cela ne prouverait rien en faveur de sa noblesse: à cette époque, l'admission dans ce corps-là était facile.
125: Le parc de Bièvre a été probablement changé depuis cette époque, mais il était ainsi lorsque je le vis, en 1800.
126: Conte charmant des Mille et une Nuits.
127: Encore une fois je n'ai pas voulu dire que la société d'autrefois n'eût aucun inconvénients; mais ils sont demeurés sans aucune des compensations.
128: Je parlerai plus tard de madame de Staël, et même avec grands détails, à l'époque du Directoire, du Consulat et de l'Empire, ainsi que de la Restauration. Ce premier Salon n'est qu'une introduction à elle-même.
129: Suzanne Curchod, fille de M. Naaz.
130: Rousseau prétend, comme on le sait, que les idées ne nous arrivant que par les sens, il faut perfectionner les organes de nos perceptions, si nous voulons obtenir un développement moral qui ne soit ni trop illusoire ni trop irrégulier. Ce raisonnement tend au matérialisme.
131: Je parlerai avec détail de l'enfance de madame de Staël, ce que l'on n'a jamais fait; on ne la représente jamais qu'à l'époque de Corinne et de l'Allemagne.
132: C'est lui qui, se trouvant à Lausanne chez madame de Crouzas (qui fut depuis madame de Montolieu), en devint amoureux et lui déclara son amour. Cette figure ainsi agenouillée fit rire madame de Crouzas, car il s'était mis à genoux pour lui détacher cette belle déclaration... Enfin, lorsque la première hilarité fut passée, madame de Crouzas dit à M. Gibbon:—Allons, monsieur, relevez-vous, et n'en parlons plus. Mais voyant qu'il demeurait immobile:—Mais allons donc, M. Gibbon, relevez-vous donc.—Hélas! madame, je ne le puis!—Comment, vous ne pouvez vous relever! En effet, il était tellement énorme, que même l'aide de madame de Crouzas n'y fit rien: il fallut appeler un valet de chambre pour le remettre sur ses jambes.
133: Cette jalousie n'est pas de la nature de l'autre: c'est une tristesse et une crainte de perdre. Madame de Staël ne pouvait l'avoir, elle: sa supériorité était trop prononcée, et la société entière l'avait reconnue.
134: Un an avant l'Assemblée des Notables, en 1786.
135: Celui qui fut depuis le duc de Mouchy. Au moment de la Révolution, il était parfaitement beau et très-distingué.
136: Je parlerai plus tard de M. le comte Louis de Narbonne avec plus de détails, ainsi que de sa famille. M. de Narbonne a été pour moi un ami, un père, et un ami et un père aimé.
137: C'était le cocher de M. Necker.
138: Lorsqu'on connaît la bonté parfaite de madame de Staël, ce mot paraît alors ce qu'il est, plus touchant que tout ce qu'on pourrait dire.
139: Mademoiselle de Conflans.
140: Buzot eut la plus noble conduite dans l'Assemblée Constituante, et fut plus tard un rude adversaire des cannibales dans la Convention. Quelques hommes de sa force, et la Convention aurait reçu une autre direction encore plus salutaire dans ses résultats pour la France et les victimes de cette Convention, qui, se mutilant elle-même de ses propres mains le 31 mai, porta un coup funeste non-seulement à sa gloire, mais à ses intérêts, en détruisant la Gironde.
141: Ces deux hommes, accusés alors par la Cour comme Montagnards, périrent peu de temps après comme royalistes et déclarés traîtres à la patrie.
142: À la prise de la Bastille, il entendit parler avec véhémence contre les meurtres qui ensanglantèrent cette journée vraiment belle, car ce fut peut-être la seule journée où le peuple se soit battu vraiment pour la liberté. Barnave dit avec humeur: «Eh! le sang qui a coulé est-il donc si pur?»
143: Ils étaient tous deux des modèles à citer comme bons pères et bons maris; leur intérieur avait un parfum de bonheur qui touchait et attachait à eux.
144: Il paraît positif que Marat, dans les différents appartements qu'il a occupés, avait cette recherche dans une partie de son logement; et celle-là n'était ouverte qu'à peu de monde.
145: Ce qui fit sortir M. de Lally-Tollendal de l'Abbaye au moment où les assassins allaient y porter la mort, fut sa noble défense en faveur d'un de ses compagnons d'infortune; le courage qu'il témoigna désarma les monstres. Tant il est vrai que tout ce qui est grand frappe toujours juste!