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Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu'à nos jours. Tome II

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CHAPITRE III.

COLONISATION DU CAP-BRETON.

1713-1744.

Motifs qui engagent le gouvernement à établir le Cap-Breton.--Description de cette île à laquelle on donne le nom d'Ile-Royale.--La nouvelle colonie excite la jalousie des Anglais.--Projet de l'intendant, M. Raudot, et de son fils pour en faire l'entrepôt général de la Nouvelle-France, en 1706.--Fondation de Louisbourg par M. de Costa Bella.--Comment la France se propose de peupler l'île.--La principale industrie des habitans est la pêche.--Commerce qu'ils font.--M. de St.-Ovide remplace M. de Costa Bella.--Les habitans de l'Acadie, maltraités par leurs gouverneurs et travaillés par les intrigues des Français, menacent d'émigrer à l'Ile-Royale.--Le comte de St.-Pierre forme une compagnie à Paris en 1719, pour établir l'île St.-Jean voisine du Cap-Breton; le roi concède en outre à cette compagnie les îles Miscou et de la Magdeleine. L'entreprise échoue par les divisions des associés.

Le traité d'Utrecht arracha des mains débiles et mourantes de Louis XIV les portes du Canada, l'Acadie et l'île de Terreneuve. De ce traité trop fameux date le déclin de la monarchie française, qui marcha dès lors précipitamment vers l'abîme de 1792. La nation humiliée parut cependant vouloir faire un dernier effort, pour reprendre en Amérique la position avantageuse qu'elle venait de perdre, et elle projeta un système colonial plus vaste encore que celui qui existait avant la guerre, et dont l'heureuse terminaison de la découverte du Mississipi, favorisa l'exécution. En cela le peuple français montrait qu'il n'avait rien perdu lui-même de son esprit d'entreprise ni de son énergie; mais le gouvernement n'avait plus la force ni les moyens de le protéger suffisamment dans une pareille oeuvre. D'ailleurs les circonstances étaient telles qu'il fallait tout sacrifier à l'existence du gouvernement et de la dynastie. Louis XIV n'avait-il pas, par le traité d'Utrecht, acheté le trône d'Espagne pour sa famille au prix de plusieurs de ses colonies, c'est-à-dire, en violant l'intégrité du royaume?

La perte des deux provinces du golfe St.-Laurent, laissait le Canada exposé du côté de l'Océan aux attaques de la puissance qui le touchait déjà du côté de la terre; de sorte qu'en cas d'hostilités celle-ci pouvait empêcher tout secours extérieur d'y parvenir, et le séparer ainsi de sa métropole. Il était donc essentiel tant sous le point de vue défensif, que pour conserver nos pêcheries et avoir un lieu de relâche dans ces parages orageux, de changer une situation si compromettante pour la domination française dans cette partie du monde. Il nous restait encore dans ces lieux, entre autres îles, celle du Cap-Breton, située entre l'Acadie et Terreneuve les deux provinces cédées. Cette île qu'on avait méprisée jusqu'alors, et que l'on était bien aise aujourd'hui de trouver, quoiqu'elle fût très exposée, pouvait devenir comme une double épine dans le flanc des nouvelles acquisitions anglaises qu'elle séparait en deux. On planta le drapeau français sur ses rives désertes, on commença à y édifier des fortifications considérables et qui annonçaient la volonté de protéger efficacement l'entrée de la vallée du St.-Laurent. Ces travaux et l'importance que le Cap-Breton prit tout à coup en France, attirèrent l'attention de sa rivale. L'Angleterre qui avait cru, en s'emparant de l'Acadie et de toute l'île de Terreneuve, porter un coup mortel à la Nouvelle-France, vit avec surprise envelopper entièrement ses colonies, et s'élever depuis les côtes du Cap-Breton jusqu'aux sables de Biloxi, une ceinture de forts dont les canons menaçaient tous les points de leurs vastes frontières. Cette attitude inattendue lui inspira un étonnement mêlé de crainte. Maîtresse des deux plus grands fleuves de l'Amérique septentrionale, fleuves qui lui assuraient la plus grande partie de la traite avec les Sauvages, régnant sur deux vallées fertiles de mille à douze cents lieues de développement, dans lesquelles l'on trouve les productions de tous les climats, la France pouvait acquérir en peu d'années assez de force pour y être inexpugnable. La jalousie de la Grande-Bretagne et la politique prévoyante de ses colonies, qui, dans leur anticipation d'indépendance future, ne désiraient que de voir s'affaiblir le lien d'intérêt commun qui unissait les métropoles ensemble lorsqu'il s'agissait de tenir les colons dans la sujétion, se promirent bien chacune avec ses motifs à elle propres, de réunir, à la première rupture, leurs efforts contre le nouveau poste français du Cap-Breton. Ce poste s'était ainsi suscité, par le fait de sa création, dès en naissant, un ennemi redoutable. La cour de Versailles avait prévu cette hostilité, et ses plans pour y faire face étaient excellens; mais la langueur dans laquelle le monarque du Parc aux Cerfs laissait tomber sa puissance au milieu des débauches, ne permit point de les mettre complètement à exécution: la décrépitude fut la cause des désastres dont cette île devint le théâtre avant de passer aux mains de l'étranger.

Le Cap-Breton, situé au midi de l'île de Terreneuve, dont il est séparé par une des bouches du golfe St.-Laurent de 15 à 16 lieues de large, a, au sud, le détroit de Canseau d'une lieue de traverse à la péninsule acadienne; et à l'ouest l'île St.-Jean (ou du Prince-Edouard). Sa longueur n'est pas tout à fait de 50 lieues. Sa figure à peu près triangulaire est fort irrégulière cependant, et le pays est tellement entrecoupé de lacs et de rivières que les deux parties principales ne tiennent ensemble que par un isthme d'environ 800 verges, qui sépare le port de Toulouse où est situé St.-Pierre, de plusieurs lacs assez considérables dont le plus grand s'appelle Le Bras d'Or. Ces lacs se déchargent au nord-est dans la mer.

Le climat y ressemble à celui de Québec, excepté que le froid y est moins vif à cause du voisinage de l'Océan. Quoique les brumes et les brouillards y soient fréquens, l'air n'y est pas malsain. Elle était couverte de chênes, de pins, d'érables, de planes, de cèdres, de trembles, &c., tous bois propres à la construction. Son sol est susceptible de toutes les productions du bas St.-Laurent, et les montagnes y ayant leur pente au sud, peuvent être cultivées jusqu'à leur sommet. La chasse et la pêche y étaient très abondantes. Elle renferme des mines de charbon de terre et de plâtre, dont une partie amoncelée par bancs au-dessus du sol, était en conséquence plus facile à exploiter que celle qu'il faut aller chercher, comme aujourd'hui, dans les entrailles de la terre.

Il y a un grand nombre d'excellens ports, tous situés du côté de la pleine mer. Les plus beaux sont celui de Ste.-Anne, celui de Louisbourg qui a près de quatre lieues de tour, et dans lequel on entre par un passage de moins de quatre cents verges formé par deux petites îles, et indiqué à la navigation par le cap Lorembec, dont on aperçoit la cime à douze lieues de distance; celui de Miray situé au nord de de l'île Scatari et que les gros vaisseaux peuvent remonter six lieues; et enfin celui des Espagnols, aujourd'hui Sidney, qui a une entrée d'environ mille pas de largeur, et qui allant toujours eu s'élargissant se partage, au bout d'une lieue, en deux bras de trois lieues de longueur assez profonds pour faire de très bons havres.

L'île du Cap-Breton n'avait été fréquentée jusque dans les dernières années, l'été, que par quelques pêcheurs qui y faisaient sécher leur poisson, et, l'hiver, que par des habitans de l'Acadie qui y passaient pour faire la traite des pelleteries avec les Indiens. Vers 1706 elle attira l'attention de M. Raudot, intendant de la Nouvelle-France, qui envoya conjointement avec son fils, au ministère un mémoire relatif à son établissement. Ce mémoire fort circonstancié nous donne une opinion très favorable des connaissances de cet administrateur; et il est fâcheux que la direction du commerce canadien n'ait pas toujours été dans des mains aussi expérimentées. Mais il est vrai aurait-il été possible à un seul homme de neutraliser, pour le Canada, les effets de la politique européenne de la France; c'est-à-dire, d'empêcher que celle-ci en voulant maintenir sa supériorité sur terre, ne la perdît sur mer, ce qui entraînait la ruine de ses colonies.

L'intendant avait imaginé un nouveau plan pour le commerce de l'Amérique du Nord, dans lequel le Cap-Breton devait jouer un grand rôle en devenant l'entrepôt général de cette partie du monde. L'idée en était neuve et ingénieuse; mais elle était mise au jour dans le moment le moins favorable pour être bien accueillie. Néanmoins elle ne fut pas entièrement perdue comme on le verra plus tard.

Après s'être étendu sur les motifs qu'on avait eus d'établir le Canada et sur le commerce des pelleteries, le seul dont on se fût sérieusement occupé jusqu'alors, et auquel on avait tout sacrifié, ces deux administrateurs disaient que le temps était arrivé de donner une nouvelle base au négoce de la Nouvelle-France; que la traite des fourrures devenait de jour en jour moins profitable et cesserait tôt ou tard, que d'ailleurs elle répandait des habitudes vicieuses et vagabondes parmi la population, qui négligeait la culture des terres pour un gain trompeur. Ils faisaient ensuite une comparaison à ce sujet entre la conduite des Américains et la nôtre. Ceux-là, répétaient-ils, sans s'amuser à voyager si loin de chez eux comme nous, cultivent leurs terres, établissent des manufactures, des verreries, ouvrent de mines, construisent des navires et n'ont jamais regardé les pelleteries que comme un accessoire. Nous devons les imiter et nous livrer à un commerce plus avantageux et plus durable. Comme eux encourageons l'exportation des viandes salées, des bois de toutes sortes, du goudron, du brai, des huiles, du poisson, du chanvre, du lin, du fer, du cuivre, &c. A mesure que le chiffre des exportations s'élèvera, celui des importations suivra une marche ascendante proportionnelle; tout le monde sera occupé, les denrées et les marchandises seront abondantes, et par conséquent à meilleur marché; cette activité attirera l'émigration, augmentera les défrichemens, développera la pêche et la navigation, et répandra enfin une vie nouvelle dans tous les établissemens de cette contrée aujourd'hui si languissante. Ils démontraient par un raisonnement parfaitement conforme aux meilleurs principes de l'économie politique moderne, les avantages qui résulteraient de cet état de choses pour la France elle-même; car qu'on ne dise pas, ajoutaient-ils, que si le Cap-Breton tire du Canada une partie de ses denrées que la France peut lui fournir, c'est autant de défalqué du commerce du royaume; celui-là achètera d'autant plus de marchandises françaises qu'il vendra de produits, et plus les manufactures de France emploieront de bras, plus sa population augmentera et plus elle consommera de productions agricoles. Ils terminaient ce long document par insister avec force sur la nécessité de coloniser le Cap-Breton, de faire un dépôt général dans cette île qui se trouvait entre la mère-patrie et l'Acadie, Terreneuve et le Canada, et au centre des pêcheries. Cette île pourrait fournir de son cru, à la première, des morues, des huiles, du charbon de terre, du plâtre, des bois de construction, etc.; aux autres, des marchandises entreposées venant de France, qu'elle échangerait contre les denrées de ces diverses provinces. Il y a plus, observaient-ils encore, ce n'est pas seulement en augmentant la consommation des marchandises en Canada que l'établissement projeté serait utile au royaume, on pourrait aussi faire passer des vins, des eaux de vie, des toiles, du ruban, des taffetas, etc., aux colonies anglaises qui sont très peuplées et qui en achèteraient beaucoup, quand même ce négoce ne serait pas permis. En un mot M. Raudot voulait faire du Cap-Breton dans les limites des possessions françaises, ce que la Grande-Bretagne est aujourd'hui pour le monde, le centre du commerce. Si nous établissions maintenant un chemin de fer entre Halifax et l'extrémité supérieure du Canada, le projet de M. Raudot avec la variante cependant d'Halifax au lieu de Louisbourg, serait bien près de sa réalisation puisque la différence entre les deux entreprises ne tiendrait qu'à celle des circonstances diverses du transport entre ces deux époques. En 1706 l'entrepôt avait besoin de voies liquides pour recevoir et expédier dans toutes les directions les productions et les marchandises. Aujourd'hui un entrepôt peut être placé aussi bien au centre d'un continent qu'au sein d'une mer, parce que l'on peut sur terre faire rayonner des chemins de fer tout aussi bien que des vaisseaux sur l'Atlantique, et que la vapeur franchit les espaces même avec plus de rapidité sur le premier que sur le dernier élément. Ce projet, M. Raudot voulait en confier l'exécution, non à une compagnie toujours égoïste et sacrifiant sans cesse l'avenir au présent, mais au gouvernement qu'il priait de s'en charger, entrant dans les détails les plus minutieux pour lui en démontrer les facilités; mais la guerre que la France soutenait alors contre l'Europe entière et qui occupait toute l'énergie et toutes les forces du royaume, absorbant une partie de sa jeunesse et le trop-plein de la population, ne lui laissait ni le temps ni les moyens de penser à une pareille entreprise. Après la guerre cependant, les choses ayant subi des altérations profondes, la réalisation de ce projet devint non seulement utile, mais d'une absolue nécessité.

L'on commença par changer le nom du Cap-Breton pour lui donner celui d'Ile-Royale, qu'il n'a conservé que durant le temps qu'il est resté entre les mains des Français. L'on choisit ensuite pour quartier général le Havre à l'Anglais dont le nom fut aussi remplacé par celui de Louisbourg. Ce port situé au milieu d'un terrain stérile, ne pouvait être fortifié qu'à grands frais, parce qu'il fallait tirer les matériaux de fort loin. Bien des gens auraient préféré le port Ste.-Anne qui est plus spacieux, très facile à rendre presqu'imprenable, et entouré d'un pays abondant en marbre et en bois de commerce. M. de Costa Bella, qui venait de perdre son gouvernement de Plaisance cédé aux Anglais, fut chargé de commencer la nouvelle colonie et de jeter les fondemens de Louisbourg.

La France comptait moins sur l'émigration sortie de son sein pour peupler l'île et la ville qu'elle voulait fonder, que sur ses anciens sujets de l'Acadie et de Terreneuve. Elle crut que leur antipathie pour leurs nouveaux maîtres les engagerait à venir s'y établir; elle les y invita même ainsi que les Abénaquis, comme s'il eût été raisonnable d'espérer que des colons feraient plus de sacrifices pour augmenter la puissance de leur ancienne mère-patrie que cette mère-patrie elle-même. Les gouverneurs anglais, aveuglés par leurs préjugés religieux et nationaux, avaient d'abord mécontenté, par de mauvais traitemens, les Acadiens, qui, dans leur désespoir, menacèrent d'émigrer. Mais lorsque ces gouverneurs virent la France former un nouvel établissement à côté d'eux, ils se hâtèrent de changer de conduite et de rassurer les colons qui allaient les abandonner. C'est ainsi que la Grande-Bretagne se conduisit envers les habitans du Canada en 1774. Voyant ses anciennes colonies prendre les armes contre elle, elle s'empressa de leur assurer l'usage de leur langue et de leurs institutions nationales, pour les empêcher de joindre les rebelles et les engager à défendre sa cause. Plus tard cependant, lorsqu'elle crut n'avoir plus besoin d'eux, elle les sacrifia; et en cela elle ne fit que répéter ce qu'elle avait déjà fait à l'égard des malheureux Acadiens. Telle est la justice de la politique entre les mains de laquelle les colons, plus que tous autres, ne sont que des jouets, une marchandise.

Les Acadiens rassurés, comme on l'a dit, par les paroles des gouverneurs anglais, ne purent se résoudre à abandonner leurs terres sur lesquelles ils jouissaient d'une douce aisance, et se transmettaient depuis longtemps de père en fils les moeurs pures et patriarcales de leurs ancêtres. Il ne s'en trouva qu'un petit nombre qui voulût émigrer, les uns parce qu'ils ne pouvaient s'habituer au nouveau joug, les autres parce qu'ils avaient peu de chose à perdre en s'en allant; ils vinrent de Terreneuve et de l'Acadie s'établir à Louisbourg et en d'autres endroits de l'île, où ils formèrent de petits villages sans ordre et dispersés sur le rivage, chacun choisissant le terrain qui lui convenait pour la culture ou la pêche.

La ville de Louisbourg bâtie en bois sur une langue de terre qui s'avance dans la mer, atteignit une demi-lieue de longueur dans sa plus grande prospérité. Les rares maisons de pierre qu'on y voyait appartenaient au gouvernement. On y construisit des cales, c'est-à-dire des jetées, qui s'étendant au loin dans le port, servaient pour charger et décharger les navires. Comme le principal objet du gouvernement en prenant possession de l'Ile-Royale, était de s'y rendre inexpugnable, il commença à fortifier Louisbourg en 1720; il y dépensa des sommes énormes et qui dépassèrent trente millions. Il pensa que ce n'était pas trop pour protéger les pêcheries, pour assurer la communication de la France avec le Canada, pour ouvrir en temps de guerre un asile aux vaisseaux venant des Indes occidentales.

La principale industrie des habitans consistait dans la pêche. La traite des fourrures qui s'y faisait avec quelques Sauvages Micmacs était de peu de chose. Cependant le grand nombre d'ouvriers employés d'abord par le gouvernement, pour exécuter ses vastes travaux, et ensuite l'activité de la pêche portèrent graduellement la population de cette colonie à 4000 âmes. Cette population était employée sur la fin au commerce de la morue sèche. Les habitans les moins aisés, suivant Raynal, y employaient deux cents chaloupes et les plus riches cinquante goëlettes de trente à cinquante tonneaux. Les chaloupes ne quittaient jamais les côtes de plus de quatre ou cinq lieues; les goëlettes allaient jusque sur le grand banc de Terreneuve et dans l'automne portaient elles-mêmes leurs précieuses cargaisons en France ou dans les îles de l'archipel du Mexique. Dans le fait l'Ile-Royale n'était qu'une grande pêcherie; et sa population, composée en hiver des pêcheurs fixes, faisait plus que doubler en été par l'arrivée de ceux de l'Europe, qui s'éparpillaient sur les grèves pour faire sécher leur poisson. Elle recevait sa subsistance de la France ou des Antilles. Elle tirait de la première des vivres, des boissons, des vêtemens et jusqu'à ses meubles; elle faisait ses retours en envoyant de la morue dans une partie des vaisseaux qui lui apportaient ces marchandises, le reste allant faire la pêche pour se former une cargaison. Elle expédiait pour les Iles vingt ou vingt-cinq bâtimens de 70 à 140 tonneaux chargés de morue, de madriers, de planches, de merrain, de charbon de terre, de saumon, de maquereau salé, et enfin d'huile de poisson; elle en rapportait du sucre, du café, des rums et des sirops. Elle parvint à créer chez elle un petit commerce d'échange, d'importation et d'exportation. Ne pouvant consommer ce qu'elle recevait de France et des Iles, elle en cédait une partie au Canada et une autre plus considérable à la Nouvelle-Angleterre, qui venait les chercher dans ses navires et apportait en paiement des fruits, des légumes, des bois, des briques, des bestiaux, et par contrebande, des farines et même de la morue.

Malgré cette apparente prospérité, la plus grande partie des habitans languissait dans la misère. La pêche comme les manufactures pour un riche qu'elle fait, retient des milliers d'hommes dans l'indigence. L'expérience nous a démontré depuis longtemps que les industries qui emploient un grand nombre de bras, ont toutes le même inconvénient, la pauvreté excessive des artisans qu'elles occupent. Outre cette cause à laquelle on doit attribuer une partie de la misère des colons de l'Ile-Royale, les circonstances dans lesquelles ils étaient venus s'y établir étaient de nature à augmenter encore le mal; fuyant le joug étranger en Acadie et à Terreneuve, ils avaient tout sacrifié pour venir vivre et mourir sous le drapeau de la France, qui ne faisait pas tout ce qu'elle aurait dû faire pour protéger une population qui lui montrait tant de dévouement. Ils arrivèrent dénués de tout dans l'île. Dans l'impuissance, dit l'historien que nous avons cité plus haut, de se pourvoir d'ustensiles et des premiers moyens de pêches, ils les avaient empruntés à un intérêt excessif. Ceux même qui n'avaient pas eu besoin d'abord de ces avances, ne tardèrent pas à subir la dure loi des emprunts. La cherté du sel et des vivres, les pêches malheureuses les y réduisirent peu à peu. Des secours qu'il fallait payer vingt à vingt-cinq pour cent par année, les ruinèrent sans ressource.

Telle est à chaque instant la position relative de l'indigent qui sollicite des secours, et du citoyen opulent qui ne les accorde qu'à des conditions si dures, qu'elles deviennent en peu de temps fatales à l'emprunteur et au créancier; à l'emprunteur, à qui l'emploi du secours ne peut autant rendre qu'il lui a coûté; au créancier, qui finit par n'être plus payé d'un débiteur que son usure ne tarde pas à rendre insolvable. Il est difficile de trouver un remède à cet inconvénient, car enfin il faut que le prêteur ait ses sûretés, et que l'intérêt de la somme prêtée soit d'autant plus grand que les sûretés sont moindres.

Le fondateur du Cap-Breton fut remplacé par M. de St.-Ovide. En 1720, l'Angleterre nomma pour gouverneur de l'Acadie et de Terreneuve, M. Philippe Richard, qui fut bien étonné en arrivant dans son gouvernement de trouver les anciens habitans français en possession de leur langue, de leur religion et de leurs lois, et en communication journalière avec l'Ile-Royale comme s'ils eussent encore été soumis à la couronne de France; il voulut prendre sur le champ des mesures pour leur anglification en masse, croyant que les choses avaient assez changé pour lui permettre d'exécuter ce projet sans danger. Il commença d'abord par leur interdire tout commerce avec l'Ile-Royale; il leur fit ensuite signifier qu'il leur donnait quatre mois pour prêter le serment d'allégeance. M. de St.-Ovide était informé de tout ce qui se passait; il se hâta de faire avertir les habitans que s'ils consentaient à ce qu'on exigeait d'eux, qu'on les priverait bientôt de la liberté de professer leur religion, et que leurs enfans abandonneraient celle de leurs pères; que les Anglais les traiteraient comme des esclaves; que leur esprit d'exclusion et leur antipathie naturelle contre les Français, les tiendraient toujours séparés d'eux, que les Huguenots, quoique unis à ce peuple par les liens de la religion, en étaient la preuve.

Les Acadiens n'avaient pas attendu cependant ces suggestions de leurs anciens compatriotes, pour répondre à M. Richard; ils lui représentèrent qu'ils étaient restés dans le pays à la condition qu'ils y jouiraient de leurs usages et de leurs institutions tel qu'ils l'entendraient; que sans cela ils se seraient retirés soit en Canada soit à l'Ile-Royale comme le leur permettait le traité d'Utrecht, après avoir vendu leurs terres; que la crainte de perdre une population si industrieuse et de dépeupler le pays, avait engagé le gouvernement britannique à acquiescer à leur demande; que leur demeure dans le pays avait été d'un grand avantage pour les Anglais eux-mêmes en ce que c'était à leur considération que les Sauvages, leurs fidèles alliés, les laissaient, eux les Anglais en repos, ce qui était vrai. Ils laissèrent entrevoir aussi à l'imprudent gouverneur que s'il persistait à mettre son projet à exécution de les forcer de prêter le serment de fidélité, ou de leur ôter leurs pasteurs, il pourrait bien exciter une insurrection qui deviendrait formidable par l'union aux insurgés de tous les Indigènes jusqu'à la rivière Kénébec. Au reste M. de St.-Ovide avait déjà pris des mesures pour faire passer les Acadiens dans l'île St.-Jean, que l'on se proposait alors d'établir. Force fut donc à M. Richard d'abandonner ses projets d'anglification. Le cabinet de Londres ne fit cependant que les ajourner, et l'orage ne se dissipa au-dessus de la tête des malheureux Acadiens que pour éclater plus tard avec une fureur redoublée et afin de mieux compléter leur naufrage.

Nous avons dit que le gouvernement français avait formé le projet d'établir l'île St.-Jean. Cette île en forme d'arc de vingt-deux lieues de long sur une plus ou moins de largeur, et qui est située dans le voisinage du Cap-Breton, dont elle peut être considérée comme une annexe, lui aurait été en effet d'une grande utilité. Elle possède un sol fertile, des pâturages excellens. Jusqu'à la pacification d'Utrecht elle avait été oubliée comme l'Ile-Royale. En 1719 il se forma une compagnie avec le double projet de la défricher et d'y établir de grandes pêcheries. C'était à l'époque du fameux système de Law, et il était plus facile de trouver des fonds que de leur conserver la valeur factice que l'engouement des spéculateurs y avait momentanément attachée. Le comte de St.-Pierre, premier écuyer de la duchesse d'Orléans, se mit à la tête de l'entreprise, et le roi lui concéda alors l'île en question avec celle de Miscou, et l'année suivante les îles de la Magdeleine. Malheureusement l'intérêt qui avait réuni les associés les divisa, tous les intéressés voulurent avoir part à la régie, et la plupart n'avait pas la moindre expérience de ces entreprises; on ne doit pas en conséquence être surpris si tout échoua. L'île retomba dans l'oubli d'où on l'avait momentanément tiré jusque vers 1749, que les Acadiens, fuyant le joug anglais, commencèrent à s'y établir.


LIVRE VII.


CHAPITRE I.

SYSTÈME DE LAW.--CONSPIRATION DES NATCHÉS.

1712-1731.

La Louisiane, ses habitans et ses limites.--M. Crozat en prend possession en vertu de la cession du roi.--M. de la Motte Cadillac, gouverneur; M. Duclos, commissaire-ordonnateur.--Conseil supérieur établi; introduction de la coutume de Paris.--M. Crozat veut ouvrir des relations commerciales avec le Mexique; voyages de M. Juchereau de St.-Denis à ce sujet; il échoue.--On fait la traite des pelleteries avec les Indigènes, dont une portion embrasse le parti des Anglais de la Virginie.--Les Natchés conspirent contre les Français et sont punis.--Désenchantement de M. Crozat touchant la Louisiane; cette province décline rapidement sous son monopole; il la rend (1717) au roi, qui la concède à la compagnie d'Occident rétablie par Law.--Système de ce fameux financier.--M. de l'Espinay succède à M. de la Motte Cadillac, et M. Hubert à M. Duclos. M. de Bienville remplace bientôt après M. de l'Espinay.--La Nouvelle-Orléans est fondée par M. de Bienville (1717).--Nouvelle organisation de la colonie; moyens que l'on prend pour la peupler.--Terrible famine parmi les colons accumulés à Biloxi.--Divers établissemens des Français.--Guerre avec l'Espagne.--Hostilités en Amérique: Pensacola, île Dauphine.--Paix.--Louis XV récompense les officiers de la Louisiane.--Traité avec les Chicachas et les Natchés.--Ouragan du 12 septembre (1722).--Missionnaires.--Chute du système de Law.--La Louisiane passe à la compagnie des Indes.--Mauvaise direction de cette compagnie.--M. Perrier, gouverneur.--Les Indiens forment le projet de détruire les Français; massacre aux Natchés; le complot n'est exécuté que partiellement.--Guerre à mort faite aux Natchés; ils sont anéantis, 1731.

Les premiers colons de la Louisiane furent des Canadiens. Ce petit peuple qui habitait l'extrémité septentrionale du Nouveau-Monde, sans avoir eu presque le temps de s'asseoir sur la terre qu'il avait défrichée, courrait déjà à l'aventure vers des contrées nouvelles; ses enfans jalonnaient les rives du St.-Laurent et du Mississipi dans un espace de près de douze cents lieues! Une partie disputait les bords glacés de la baie d'Hudson aux traitans anglais, tandis qu'une autre guerroyait avec les Espagnols presque sous le ciel brûlant des tropiques. La puissance française dans l'Amérique continentale semblait reposer sur eux. Ils se multipliaient pour faire face au nord et sud. Partout pleins de dévouement et de bonne volonté, ils manient aussi bien l'aviron du traitant-voyageur, que la hache du défricheur, que le fusil du soldat. Ce tableau des Canadiens a quelque chose de neuf et de dramatique; on aime à voir ce mouvement continuel qui les entraîne dans toutes les directions au milieu des forêts et des nombreuses tribus sauvages qui les regardent passer avec étonnement. Ils furent dans le Nouveau-Monde comme ces tirailleurs qui s'éparpillent dans un combat en avant d'une colonne dont ils annoncent la charge. Cependant ce tableau si pittoresque, ce système d'enlever ainsi les Canadiens à des occupations sédentaires et agricoles pour en faire comme des précurseurs, des pionniers de la civilisation, était-il favorable au même degré aux intérêts de leur pays, à eux-mêmes? C'est là une question qui détruit bien vite le prestige qui nous faisait illusion, en nous amenant à juger les choses à leur juste valeur. Mais notre objet n'est pas ici d'en poursuivre la solution. Au nom de leur roi, les Canadiens obéissaient sans calculer ni les sacrifices, ni les conséquences, et l'on peut se demander s'il n'est pas arrivé jusqu'à ce jour, que ce zèle ait eu des suites funestes pour eux. Quoiqu'il en soit, nous verrons dans le cours de ce chapitre que c'est aux Canadiens principalement que la France dut la conservation de la Louisiane, comme c'était à eux qu'elle devait celle du Canada depuis un quart de siècle.

En même temps qu'elle fortifiait le Cap-Breton, elle s'occupait de l'établissement de la Louisiane, dont elle réclamait pour territoire du côté du sud et de l'ouest jusqu'à la rivière Del Norte, et de là en suivant les hauteurs qui séparent cette rivière de la rivière Rouge jusqu'aux Montagnes-Rocheuses, au golfe de Californie et à la mer Pacifique 69; du côté de l'est toutes les terres dont les eaux tombent dans le Mississipi.

Note 69: (retour) Carte publiée par l'Académie française.

La Mobile ne conserva guère plus longtemps que Biloxi le titre de chef-lieu. Les désavantages propres à cette localité la firent abandonner pour l'île Dauphine, ou du Massacre, ainsi nommée à cause des ossemens humains, restes sans doute d'une nation détruite, qu'on y trouva ensevelis sous le sol. Cette île très basse est couverte d'un sable blanc cristallin si brûlant que rien n'y pousse. L'on se sent saisi à son aspect d'une profonde tristesse. Ce qui la fit rechercher d'abord c'est le port qu'elle possédait; mais elle le perdit peu de temps après que l'on s'y fut établi; un coup de mer en ferma l'entrée.

Le gouvernement absorbé tout entier par la guerre de la succession d'Espagne, ne put prendre entre ses mains la colonisation de cette province. Il se déchargea de cette tâche, dont il avait le succès fort à coeur, sur l'énergie particulière et les efforts des hommes entreprenans. Il existait alors à Paris un négociant habile qui avait acquis une vaste fortune dans le commerce maritime, et qui avait rendu des services signalés au royaume en important une grande quantité de matières d'or et d'argent dans un temps où l'on en avait très besoin. Le roi l'avait nommé conseiller-secrétaire de la maison et couronne de France au département des finances. Ce marchand était M. Crozat. Il lui abandonna en 1712, pour 16 ans, le privilége exclusif du commerce de la Louisiane, et en pleine propriété l'exploitation des mines de cette contrée; c'était agir contrairement à l'esprit du mémoire de M. Raudot, dont nous avons parlé dans le dernier chapitre. M. Crozat qui n'avait attribué qu'à un système vicieux le peu de succès qu'on y avait fait jusqu'alors, se mit en frais d'utiliser incessamment sa gigantesque Concession.

Louis XIV nomma M. de la Motte Cadillac gouverneur en remplacement de M. de Muys, mort en se rendant en Amérique. M. Duclos eut la charge de commissaire-ordonnateur à la place de M. d'Artaguette rentré en France, et un conseil supérieur fut établi pour trois ans, composé de ces deux fonctionnaires et d'un greffier avec pouvoir de s'adjoindre des membres. Ce conseil était un tribunal général pour les affaires civiles et criminelles grandes ou petites. Il devait procéder suivant la coutume de Paris dont les lois furent seules reconnues dans ce pays comme elles l'étaient déjà en Canada. Cette organisation purement despotique, puisque l'administration militaire, civile et judiciaire se trouvait réunie dans les mêmes mains, ne fait qu'ajouter un exemple de plus à ce que nous avons dit, que les colonies françaises furent toutes soumises à leur naissance à un régime militaire absolu.

M. de la Motte Cadillac débarqua à la Louisiane en 1713. Afin de l'intéresser à son commerce, M. Crozat se l'était associé. La nouvelle colonie devint plus que jamais une exploitation mercantile. Le gouverneur dirigea toute son attention vers le commerce. Il trouva en arrivant que les colons languissaient plutôt qu'ils ne vivaient dans un des plus excellens pays du monde, faute d'avances et faute de débouchés pour leurs denrées. Après avoir jeté les yeux autour de lui, il chercha à ouvrir des relations commerciales avec ses voisins; il s'arrêta d'abord aux Espagnols. Il envoya un navire chargé de marchandises à Vera-Cruz. Le vice-roi du Mexique, fidèle aux maximes exclusives de son temps et de son pays, défendit le débarquement de ces marchandises et ordonna au vaisseau de s'éloigner. Malgré le résultat de cette première tentative, M. de Cadillac ne se découragea pas, et résolut d'en faire une seconde par terre. Il choisit pour cela M. Juchereau de St.-Denis, un des voyageurs canadiens les plus intrépides, et qui était à la Louisiane depuis 14 ans.

Cet employé fit deux voyages dans le Mexique (Le page Dupratz), qui furent remplis d'incidens et d'aventures galantes et romanesques. Il ne fut de retour de son second voyage qu'en avril 1719, n'ayant pas eu plus de succès que dans le premier.

Tandis que le gouverneur cherchait ainsi à s'ouvrir des débouchés dans le Mexique, il avait envoyé faire la traite chez les Natchés et les autres nations du Mississipi, où ses agens trouvèrent des Anglais de la Virginie, pour lesquels les Chicachas allaient devenir de nouveaux Iroquois. La même lutte sourde qui existait dans le nord allait se répéter dans le sud, et partager entre les deux peuples rivaux les Indigènes. Bientôt en effet, l'on vit d'un côté plusieurs tribus, ayant à leur tête les Alibamons et les Chactas, tomber sur la Caroline et y commettre des ravages; et, de l'autre, les Natchés tramer la destruction des Français, qui ne furent sauvés que par la promptitude et la vigueur avec lesquelles le gouverneur sut agir. A cette occasion, les barbares se virent condamnés par M. de Bienville, qui commandait l'expédition contre eux, à élever de leurs propres mains, au milieu de leur principal village, un fort pour ceux-mêmes qu'ils voulaient anéantir. C'était la première humiliation que subissait leur grand chef, qui prétendait descendre du soleil et qui en portait le nom avec orgueil. Ce fort, aujourd'hui Natchez, situé sur le Mississipi, couronnait un cap de 200 pieds d'élévation; il fut appelé Rosalie du nom de madame de Pontchartrain, dont le mari, ministre d'état, protégeait la famille des Lemoine d'où sortait Bienville. C'est l'année suivante (1715) que M. du Tisné jeta les fondemens de Natchitoches, ville maintenant florissante.

Cependant les grandes espérances que M. Crozat avait conçues relativement à la Louisiane, s'étaient dissipées peu à peu; il y avait à peine quatre ans qu'il avait cette province entre les mains, et déjà le commerce en était détruit. Le monopole de ce grand fermier avait frappé tout de mort. Avant sa concession il s'y faisait encore quelques affaires. Les habitans de la Mobile et de l'île Dauphine exportaient des provisions, des bois, des pelleteries chez les Espagnols de Pensacola, dans les îles de la Martinique et de St.-Domingue et en France, et ils recevaient en échange les denrées et les marchandises dont ils avaient besoin pour leur consommation ou leur trafic avec les Indiens. M. Crozat n'y eut pas plutôt fait reconnaître son privilége que cette industrie naissante s'éteignit. L'arbre ne recevant plus de lumière et de chaleur que du caprice d'un homme assis dans un comptoir de Paris, se dessécha rapidement et il mourut. Les vaisseaux des Iles ne parurent plus; il fut défendu d'aller à Pensacola d'où provenait tout le numéraire de la colonie, et de vendre à d'autres qu'aux agens de M. Crozat, qui donnèrent les prix qu'ils voulurent. Celui des pelleteries fut fixé si bas que cette marchandise fut toute portée, par les chasseurs, en Canada ou dans les colonies anglaises. Le concessionnaire, à l'aspect de la décadence de la colonie, n'en voulut pas voir la cause là où elle était; il adressa à diverses reprises de vaines représentations au gouvernement qui ne les écouta pas. Enfin épuisé par les grandes avances qu'il avait faites pour les nombreux établissemens formés en diverses parties du pays, et trompé dans son attente d'ouvrir par terre et par mer des communications avec le Mexique pour y verser ses marchandises et en tirer des métaux, dégoûté aussi d'un privilége plus onéreux que profitable, il le remit au roi, qui le concéda de suite à la compagnie d'Occident, dont le succès étonna d'abord toutes les nations.

Un aventurier écossais, Jean Law, homme plein d'imagination et d'audace, cherchant avec avidité l'occasion d'attirer sur lui l'attention de l'Europe par quelque grand projet, trouva dans la situation financière de la France, un moyen de parvenir au but qu'il désirait d'atteindre. Ayant fait une étude de l'économie politique dont Turgot et Smith devaient plus tard faire une science, il se présenta à Paris comme le sauveur de la nation et le restaurateur de ses finances délabrées. Quel remède inattendu a-t-il trouvé pour combler l'abîme de la dette nationale, qui devient de jour en jour plus incommensurable malgré tous les efforts que l'on fait pour le fermer? Le papier monnaie et les mines imaginaires de la Louisiane. Le pays même que Crozat vient de rejeter avec dégoût, après y avoir perdu des sommes considérables, est la panacée qui doit produire une aussi grande merveille.

Il n'y a que l'état déplorable de la France qui ait pu entraîner le peuple, le roi et ses ministres dans ces illusions vers lesquelles ils se portèrent avec une ardeur qui se communiqua à d'autres pays.

«Ponce de Léon n'eut pas plutôt abordé à la Floride en 1512, qu'il se répandit dans l'ancien et le nouveau-monde que cette région était remplie de métaux. Ils ne furent découverts ni par François de Cordoue, ni par Velasquez de Ayllon, ni par Philippe de Narvaez, ni par Ferdinand de Soto, quoique ces hommes entreprenans les eussent cherchés pendant trente ans avec des fatigues incroyables. L'Espagne avait enfin renoncé à ses espérances; elle n'avait même laissé aucun monument de ses entreprises; et cependant il était resté vaguement dans l'opinion des peuples que ces contrées renfermaient des trésors immenses. Personne ne désignait le lieu précis où ces richesses pouvaient être; mais cette ignorance même servait d'encouragement à l'exagération. Si l'enthousiasme se refroidissait par intervalle, ce n'était que pour occuper plus vivement les esprits quelque temps après. Cette disposition générale à une crédulité avide, pouvait devenir un merveilleux instrument dans des mains habiles».

Law sut mettre ces vagues croyances à profit. Ce financier avait commencé ses opérations en établissant avec la permission du régent en 1716 une banque avec un capital de 1200 actions de mille écus chacune. La nouvelle institution dans ces sages limites, augmenta le crédit et fit un grand bien, car elle pouvait faire face à ses obligations facilement; mais on avait toujours les yeux tournés vers la Louisiane, et c'est là où l'on devait trouver l'or pour payer les dettes de l'Etat. En 1717 la compagnie d'Occident fut rétablie par Law; on lui céda immédiatement la Louisiane et on l'unit à la banque; on donna encore à cette association la ferme du tabac et le commerce du Sénégal. Dans la supposition du succès, elle devait dégénérer en un affreux monopole. Mais à cette époque on était incapable de juger des avantages ou des désavantages de ces grandes opérations; et à venir encore jusqu'à nos jours, les opinions des hommes les plus éclairés sont opposées et contradictoires sur la matière.

Quoiqu'il en soit, les actions de la compagnie d'Occident se payaient en billets d'Etat que l'on prenait au pair quoiqu'ils ne valussent que cinquante pour cent dans le commerce. Dans un instant le capital de 100 millions fut rempli; chacun s'empressait de porter un papier décrié, croyant le voir bientôt racheté en bel or de la Louisiane. Les créanciers de l'Etat qui entrevoyaient leur ruine dans l'abaissement graduel des finances, se prirent à cette spéculation, comme à leur seul moyen de salut. Les riches entraînés par le désir d'augmenter leur fortune, s'y lancèrent avec des rêves dont Law avait soin de nourrir la cupide extravagance. «Le Mississipi devint un centre où toutes les espérances, toutes les combinaisons se réunissaient. Bientôt des hommes riches, puissans, et qui pour la plupart passaient pour éclairés, ne se contentèrent pas de participer au gain général du monopole, ils voulurent avoir des propriétés particulières dans une région qui passait pour le meilleur pays du monde. Pour l'exploitation de ces domaines, il fallait des bras: la France, la Suisse et l'Allemagne fournirent avec abondance des cultivateurs, qui, après avoir travaillé trois ans gratuitement pour celui qui aurait fait les frais de leur transportation, devaient devenir citoyens, posséder eux-mêmes des terres et les défricher.»

Cependant le gouverneur et le commissaire-ordonnateur de la Louisiane avaient été changés. M. de la Motte Cadillac avait eu pour successeur M. de l'Espinay, et M. Duclos M. Hubert; mais quelque temps après, M. de Bienville fut nommé commandant général de toute la Louisiane. Les Français occupaient alors Biloxi, l'île Dauphine, la Mobile, Natchez et Natchitoches sur la Rivière-Rouge. Ils avaient aussi commencé des établissemens sur plusieurs autres points du pays. Biloxi était redevenu chef-lieu. Le port de l'île Dauphine avait été abandonné pour l'Ile aux Vaisseaux. L'obstination que l'on mettait à demeurer sur une côte stérile, pour ne pas s'éloigner de la mer, démontre que le but de la colonisation de cette contrée avait été jusque là tout commercial. Enfin l'on commença à croire que les bords du Mississipi présentaient de plus grands avantages pour la situation d'une capitale. On résolut d'aller chercher un asile sur la rive gauche de ce fleuve, dans un endroit que M. de Bienville avait déjà remarqué à 30 lieues de l'Océan. Ce gouverneur avec quelques pauvres charpentiers et faux-sauniers y jeta, en 1717, les fondemens d'une ville qui est aujourd'hui l'une des plus populeuses et des plus riches du Nouveau-Monde. Il la nomma Nouvelle-Orléans en l'honneur du duc d'Orléans, régent du royaume. La Louisiane avait eu pour fondateur un Canadien illustre dans nos annales, la capitale de ce beau pays allait devoir son existence également à un de nos compatriotes. M. de Pailloux fut nommé gouverneur de la nouvelle ville, où arriva l'année suivante un vaisseau qui avait été agréablement trompé en trouvant 16 pieds d'eau dans l'endroit le moins profond du Mississipi. L'on ne croyait pas que ce fleuve fut navigable si haut pour les gros navires. On transféra seulement en 1722 le gouvernement à la Nouvelle-Orléans. On ne pouvait se résoudre dans cette province à perdre la mer de vue, tandis qu'en Canada l'on cherchait au contraire à s'en éloigner en s'élevant toujours sur le St.-Laurent pour suivre la traite des pelleteries dans les forêts.

La compagnie d'Occident n'avait pas été plus tôt en possession de la Louisiane qu'elle avait travaillé à organiser un nouveau gouvernement, et à former un système d'émigration propre à assurer le rapide établissement de cette province, et surtout l'exploitation des mines abondantes dont le métal précieux devait payer la dette nationale, ce chancre qui dévorait la France et minait déjà le trône si fier de sa royale et antique dynastie.

Dans la nouvelle organisation M. de Bienville fut nommé gouverneur général et directeur de la compagnie en Amérique; M. de Pailloux, major-général; M. Dugué de Boisbriand, autre Canadien, commandant aux Illinois, et M. Diron, frère de l'ancien commissaire-ordonnateur, inspecteur-général des troupes.

La Louisiane avait été cédée à la compagnie en 1717; dès le printemps suivant huit cents colons sur trois vaisseaux quittaient la Rochelle pour cette contrée. Il y avait parmi eux plusieurs gentilshommes et anciens officiers, au nombre desquels était M. Lepage Dupratz qui a laissé d'intéressans mémoires sur cette époque pleine d'intérêt. Cette émigration se dispersa sur différens points. Les gentilshommes étaient partis avec l'espoir d'obtenir de vastes seigneuries en concession, et d'introduire dans la nouvelle province une hiérarchie nobiliaire comme il en naissait alors une en Canada. Law lui-même voulut donner l'exemple. Il obtint une terre de quatre lieues en carré, à Arkansas, qui fut érigée en duché; et il fit ramasser quinze cents hommes, tant Allemands que Provençaux pour la peupler; il devait encore y envoyer 6000 Allemands du Palatinat; mais c'est dans ce moment même (1720) que croula sa puissance éphémère avec l'échafaudage de ses projets gigantesques qui laissèrent sur la France les ruines de la fortune publique et particulière. Le contrecoup de cette grande chute financière, qui n'avait encore rien eu de pareil chez les modernes, ébranla profondément la jeune colonie, et l'exposa aux désastres les plus déplorables. Des colons rassemblés à grands frais plus de mille furent perdus avant l'embarquement à Lorient. «Les vaisseaux qui portaient le reste de ces émigrans ne firent voile des ports de France qu'en 1721, un an après la disgrace du ministre; et il ne put donner lui-même aucune attention à ce débris de sa fortune. La concession fut transportée à la compagnie». Cette compagnie ne donna point l'ordre de cesser d'acheminer les colons vers l'Amérique. Une fois en route ces malheureux ne pouvaient arrêter, et la chute du système les laissait sans moyens. On les entassait sans soin et sans choix dans des navires et on les jetait sur la plage de Biloxi, d'où ils étaient transportés dans les différens lieux de leur destination. En 1721, les colons furent plus nombreux que jamais; on les embarquait en France avec une imprévoyance singulière. L'on n'avait pas à Biloxi assez d'embarcations pour suffire à les monter sur le Mississipi. Il y eut encombrement de population, les provisions manquèrent et la disette apparut avec toutes ses horreurs; on n'eut plus pour vivre que les huîtres que l'on péchait sur le bord de la mer. Plus de cinq cents personnes moururent de faim, dont deux cents de la concession de Law. L'ennui et le chagrin en conduisirent aussi plusieurs au tombeau. La mésintelligence, la désunion, suite ordinaire des malheurs publics, se mit dans la colonie; l'on forma des complots, et l'on vit une compagnie de troupes Suisses qui avait reçu ordre de se rendre à la Nouvelle-Orléans, passer, officiers en tête, à la Caroline 70.

Note 70: (retour) Charlevoix: Journal historique.

Ce sont ces désastres qui engagèrent enfin à abandonner Biloxi, cette rive funeste, et la Nouvelle-Orléans devint définitivement la capitale de la Louisiane.

Il ne faut pas croire néanmoins que tant d'efforts, quoique mal dirigés, fussent sans fruit. Nombre d'établissemens furent commencés, réussirent et sont aujourd'hui des places considérables. Sans doute l'on eût pu faire mieux, beaucoup mieux; mais Raynal exagère singulièrement le mal. Une colonisation forte, permanente, puissante, se fait graduellement, se consolide par ses propres efforts et la jouissance d'une certaine liberté. Ne fût-il mort personne à Biloxi, les émigrans eussent-ils tous été des cultivateurs laborieux, intelligens, persévérans, et l'on sait que ces qualités manquaient à beaucoup d'entre eux, encore le succès prodigieux qu'on attendait ne se serait pas réalisé: on a vu jusqu'à quel degré on avait élevé les espérances de la France. Les mines du Mississipi devaient payer la dette nationale, et la Louisiane elle-même devait relever son commerce et former un empire français. On fut cruellement trompé sur tous ces points. Ce désappointement amer causa une sensation si profonde, resta tellement empreint dans les esprits, que longtemps après il influençait encore la plume irritable de l'historien des deux Indes, et que le sage Barbé-Marbois ne put au bout d'un siècle échapper totalement à l'impression qu'il avait laissée dans sa patrie. Ces espérances qu'on avait formées s'appuyaient sur une base chimérique, le système de Law, sur lequel il convient maintenant de rapporter les jugemens qu'on a prononcés.

«Dans leur appréciation, les uns comme M. Barbé-Marbois, disent que Law après avoir persuadé aux gens crédules que la monnaie de papier peut, avec avantage tenir lieu des espèces métalliques, tira de ce faux principe les conséquences les plus extravagantes. Elles furent adoptées par l'ignorance et la cupidité, et peut-être par Law lui-même, car il portait de l'élévation et de la franchise jusque dans ses erreurs.

«Les hommes éclairés résistèrent cependant, et beaucoup de membres du parlement de Paris opposaient à ses impostures les leçons de l'expérience. Vaine sagesse! Jean Law parvint à persuader au public que la valeur de ses actions était garantie par des richesses inépuisables que recélaient des mines voisines du Mississipi. Ces chimères appelées du nom de système de Law, ne différaient pas beaucoup de celles qu'on s'est efforcé de nos jours de reproduire sous le nom de Crédit. Quelques-uns ont prétendu que tant d'opérations injustes, tant de violations des engagemens les plus solennels, étaient le résultat d'un dessein profondément médité, et que le régent n'y avait consenti que pour libérer l'Etat d'une dette dont le poids était devenu insupportable. Nous ne pouvons adopter cette explication. Il est plus probable qu'après être entré dans une voie pernicieuse, ce prince et son conseil furent conduits de faute en faute à pallier un mal par un mal plus grand et à tromper le public en se faisant illusion à eux-mêmes. Si au contraire ils avaient agi par suite d'une mesure préméditée, il y aurait encore plus de honte dans cet artifice que dans la franche iniquité du Directoire de France, quand en 1797 il réduisit au tiers la dette publique».

D'autres ayant Say à leur tête, attribuent le naufrage du système à une autre cause. «Les gouvernemens qui ont mis en circulation, dit ce grand économiste, des papiers-monnaies, les ont toujours présentés comme des billets de confiance, de purs effets de commerce, qu'ils affectaient de regarder comme des signes représentatifs d'une matière pourvue de valeur intrinsèque. Tels étaient les billets de la banque formée, en 1716, par l'Ecossais Law, sous l'autorité du régent. Ces billets étaient ainsi conçus:

La banque promet de payer au porteur à vue.... livres, en monnaie de même poids et au même titre que la monnaie de ce jour, valeur reçue, à Paris, etc.

La banque, qui n'était encore qu'une entreprise particulière, payait régulièrement ses billets chaque fois qu'ils lui étaient présentés. Ils n'étaient point encore un papier-monnaie. Les choses continuèrent sur ce pied jusqu'en 1719 et tout alla bien 71. A cette époque, le roi, ou plutôt le régent remboursa les actionnaires, prit l'établissement entre ses mains, l'appela banque royale, et les billets s'exprimèrent ainsi:

«La banque promet de payer au porteur à vue... livres, EN ESPÈCES D'ARGENT, valeur reçue à Paris etc.

Note 71: (retour) Voyez dans Dutot, volume II, page 200, quels furent les très bons effets du système dans ses commencemens.

«Ce changement, léger en apparence, était fondamental. Les premiers billets stipulaient une quantité fixe d'argent, celle qu'on connaissait au moment de la date sous la dénomination d'une livre. Les seconds ne stipulant que des livres, admettaient toutes les variations qu'il plairait au pouvoir arbitraire d'introduire dans la forme et la matière de ce qu'il appellerait toujours du nom de livres. On nomma cela rendre le papier-monnaie fixe: c'était au contraire en faire une monnaie infiniment plus susceptible de variations, et qui varia bien déplorablement. Law s'opposa avec force à ce changement: les principes furent obligés de céder au pouvoir, et les fautes du pouvoir, lorsqu'on en sentit les fatales conséquences, furent attribuées à la fausseté des principes.»

Telles sont les opinions d'un homme d'état et d'un économiste célèbre. L'un et l'autre, trop exclusifs dans leurs idées, n'ont peut-être pas dit toute la vérité. Say, ne faisant aucune attention aux entreprises étrangères à la banque de Law, semble attribuer uniquement sa catastrophe à l'altération des monnaies. Marbois partant d'un autre principe, l'impute à la base chimérique donnée à cette banque, en la faisant dépendre du succès des compagnies orientale et occidentale rétablies ou formées par le financier étranger. Ne pourrions nous pas dire plutôt que le système de Law était prématuré pour la France; et qu'il ne pouvait convenir qu'à une nation très commerçante et qui fût déjà familière avec les opérations financières et le jeu du crédit public. Or l'on sait que les Français en général ne l'étaient pas alors. C'était là la grande faute du système qui commença à éclairer la France, dit Voltaire, en la bouleversant. Avant lui, «il n'y avait que quelques négocians qui eussent des idées nettes de tout ce qui concerne les espèces, leur valeur réelle, leur valeur numéraire, leur circulation, le change avec l'étranger, le crédit public; ces objets occupèrent la régence et le parlement.

«Adrien de Noailles duc et pair, et depuis maréchal de France, était chef du conseil des finances..... Au commencement de ce ministère l'Etat avait à payer 900 millions d'arrérages; et les revenus du roi ne produisaient pas 69 millions à 30 francs le marc. Le duc de Noailles eut recours en 1716 à l'établissement d'une chambre de justice contre les financiers. On rechercha les fortunes de 4410 personnes, et le total de leurs taxes fut environ de 219 millions 400 mille livres; mais de cette somme immense, il ne rentra que 70 millions dans les coffres du roi. Il fallait d'autres ressources».

On s'adressa au commerce. Il était peu considérable comparativement parlant; les guerres l'avaient ruiné, on voulut le faire grandir tout-à-coup en formant un crédit factice, comme si le commerce était fondé sur le crédit et non le crédit sur le commerce. On oublia qu'il manquait à la France un capital réel, l'esprit d'entreprise et d'industrie. Law avait senti le vice de la situation, et c'est pour cela qu'il faisait de si grands efforts pour augmenter le négoce du royaume en activant l'établissement des possessions d'outre-mer. Mais les ressources dont il jetait ainsi la semence allaient venir trop tard à son secours; d'ailleurs dans son ardeur fiévreuse, il s'en était laissé imposer sur les avantages que présentait, par exemple, le Nouveau-Monde. Il crut ou feignit de croire que la Louisiane renfermait des richesses métalliques inépuisables et capables de suppléer à tous les besoins. Il se trompa. On a pu voir ce qu'était cette contrée et ce que l'on pouvait attendre d'elle. Force fut donc à Law, faute d'un Pérou, faute de marchandises, faute d'industrie, faute enfin d'autres valeurs réelles, d'asseoir son papier-monnaie sur le numéraire seulement qu'il y avait en France. Ce papier il fallut l'augmenter, on altéra les espèces, en leur donnant aussi à elles une valeur factice; de là la ruine du système; cette opération absurde amena une banqueroute. L'on s'aperçut alors que, relativement à la Louisiane du moins, le système était fondé sur une chimère.

Après cette catastrophe la compagnie d'Occident, cessionnaire de tous les droits de Law, n'en conserva pas moins la possession du pays, qu'elle continua de gouverner et d'exploiter comme un monopole. Ce système avait déjà coûté 25 millions. «Les administrateurs de la compagnie qui faisait ces énormes avances, avaient la folle prétention de former dans la capitale de la France le plan des entreprises qui convenaient à ce nouveau monde. De leur hôtel, on arrangeait, on façonnait, on dirigeait chaque habitant de la Louisiane avec les gênes et les entraves qu'on jugeait bien ou mal favorables au monopole. Pour en cacher les calamités on violait, on interceptait la correspondance avec la France. «Les morts et les vivans, disait Lepage Dupratz, sont également à ménager pour ceux qui écrivent les histoires modernes, et la vérité que l'on connaît est d'une délicatesse à exprimer qui fait tomber la plume des mains de ceux qui l'aiment». Quant à l'établissement du pays par l'émigration des classes agricoles de France, le régime féodal y mettait obstacle. Les nobles et le clergé, possesseurs du sol et du gouvernement, n'avaient garde de favoriser l'éloignement des cultivateurs, et d'acheminer les vassaux dont ils tiraient toute leur fortune sur le Nouveau-Monde. Aussi très peu de paysans français ont-ils quitté le champ paternel pour venir en Amérique à aucune époque. En un mot, rien en France au commencement du dernier siècle n'était capable de donner une forte impulsion à la colonisation.

Malgré ces entraves, malgré toutes ces fautes et les malheurs qui en furent la suite, néanmoins l'on fit encore plus qu'on n'aurait pu l'espérer, et les établissemens formés en différens endroits de la Louisiane, assurèrent la possession de cette province à la France. L'hostilité de l'Espagne, les armes des Sauvages et la jalousie des colonies anglaises ne purent lui arracher un pays qu'elle conserva encore longtemps après avoir perdu le Canada.

Outre les cinq ou six principaux établissemens formés par les Français dont on a parlé ailleurs, l'on en avait encore commencé d'autres aux Yasous, au Baton-Rouge, aux Bayagoulas, aux Ecores-Blancs, à la Pointe coupée, à la Rivière-Noire, aux Paska-Ogoulas et jusque vers les Illinois. C'était occuper le pays sur une grande échelle; et toutes ces diverses plantations se maintinrent et finirent la plupart par prospérer.

Pendant que Law était tout rempli de ses opérations financières, des événemens survenus en Europe avaient mis les armes aux mains de deux nations qui semblaient devoir être des alliés inséparables, depuis le traité des Pyrénées, la France et l'Espagne. Albéroni fut le principal auteur de cette levée de boucliers funeste pour le pays qu'il servait et pour lui-même.

Albéroni, observe un auteur moderne, avait les projets les plus ambitieux et les plus vastes; autrefois prêtre obscur dans l'Etat de Parme, espion et flatteur du duc de Vendôme, qu'il suivit en Espagne, il était parvenu de cette vile condition à la plus haute fortune; il était cardinal et ministre absolu du faible Philippe V, qu'il gouvernait de concert avec la reine, et voulait relever la puissance espagnole pour accroître la sienne; il semblait enfin aspirer à jouer le rôle d'un Richelieu. L'Angleterre, la France, l'Empire et la Hollande conclurent à Londres (2 août 1718), un nouveau traité qui reçut le nom de quadruple alliance. L'empereur y renonça pour lui-même et pour ses successeurs, à toute prétention à la couronne d'Espagne, à condition que Philippe V lui restituerait la Sicile et remettrait la Sardaigne au duc de Savoie. On somma le roi d'Espagne d'accéder à ce traité dans le délai de trois mois; mais Albéroni conspirait alors avec la duchesse du Maine contre le régent, et reçut cette proposition avec une hauteur insolente. Tout était préparé pour le succès de son projet: des troupes espagnoles devaient être jetées en Languedoc et en Bretagne, où existaient déjà des germes de révolte; on s'emparerait du régent, qu'on renfermerait dans une forteresse; on convoquerait les Etats-Généraux; on obtiendrait l'annulation des traités de Londres et de La Haye; on ferait déclarer le duc d'Orléans déchu de son droit de succession à la couronne, et la régence serait déférée à Philippe V, qui se trouverait alors sur les premiers degrés d'un trône auquel il tenait bien plus qu'à la couronne que son aïeul Louis XIV avait placée sur sa tête. Le prince de Cellamare, ambassadeur d'Espagne, était l'agent accrédité de cette conspiration, dans laquelle la duchesse du Maine avait entraîné quelques grands seigneurs et beaucoup d'intrigans subalternes. Tout le secret de l'affaire fut découvert dans les papiers d'un abbé Porto-Carréro, qu'on arrêta sur la route d'Espagne, où il se rendait pour prendre les derniers ordres d'Albéroni.

Le régent dès qu'il fut instruit du complot montra la plus grande vigueur. Il fit arrêter l'ambassadeur de Philippe V, et punir les complices de la duchesse du Maine. Il déclara ensuite la guerre à l'Espagne qui eut la France et l'Angleterre sur les bras, l'Angleterre comme signataire du traité de la quadruple alliance et parce qu'Albéroni avait cherché à y ranimer le parti du prétendant, le prince Charles, auquel il avait offert des secours. Les Espagnols furent partout malheureux; ils furent battus sur mer par les Anglais, et sur terre par les troupes françaises qui envahirent leur pays, conduites par le maréchal de Berwick. Ils reçurent aussi des échecs en Amérique où M. de Sérigny fut envoyé avec trois vaisseaux pour s'emparer de Pensacola que l'on trouvait trop rapproché de la Louisiane, et que d'ailleurs l'on convoitait depuis longtemps, parceque c'est le seul port qu'il y ait sur toute cette côte depuis le Mississipi jusqu'au canal de Bahama. Don Jean Pierre Matamoras y commandait. Attaquée du coté de la terre par 700 Canadiens, Français et Sauvages, sous les ordres de M. de Chateauguay, et du côté de la mer par M. de Sérigny, la place se rendit (1719) après quelque résistance, et la garnison et une partie des habitans furent embarquées sur deux navires français pour la Havane. Mais ces deux navires étant tombés en route au milieu d'une flotte espagnole, furent enlevés et ils entrèrent comme prises là où ils croyaient paraître en vainqueurs.

La nouvelle de la reddition de Pensacola fit une grande sensation dans la Nouvelle-Espagne et le Mexique. Le vice-roi, le marquis de Valero, mit en mouvement toutes les forces de terre et de mer dont il pouvait disposer, et dès le mois de juin don Alphonse Carrascosa entra dans la baie sur laquelle cette ville est bâtie avec 12 bâtimens, 3 frégates et 9 balandres portant 850 hommes de débarquement. A la vue des Espagnols, une partie de la garnison composée de déserteurs, de faux-sauniers et autres gens de cette espèce, passa à l'ennemi; le reste, après s'être à peine défendu, força M. de Chateauguay à se rendre. La plupart de ces misérables entrèrent immédiatement au service espagnol, et les autres furent jetés par Carrascosa, pieds et poings liés à fond de cale des vaisseaux. Il rétablit ensuite Don Matamoras dans son gouvernement et lui laissa une garnison suffisante.

Après cette victoire, le vice-roi espagnol décida de chasser les Français de tout le golfe du Mexique, et Don Carnejo fut chargé de cette tâche avec son escadre à laquelle devaient se rallier tous les vaisseaux de sa nation qu'il rencontrerait. Carrascosa de son côté tourna ses voiles vers l'île Dauphine et la Mobile qu'il croyait prendre sans beaucoup de difficultés; mais tous ces projets des Espagnols finirent malheureusement. D'abord un détachement des troupes de Carrascosa fut défait par M. de Vilinville à la Mobile, ce qui l'obligea d'abandonner l'attaque de cette place; ensuite il fut repoussé lui-même à Guillory, ilot de l'île Dauphine autour de laquelle il roda pendant quatorze jours comme un vautour qui épie sa proie. Le brave Sérigny déjoua tous ses mouvemens, quoiqu'il eût pourtant avec lui moins de 200 Canadiens et le même nombre de Sauvages sur lesquels il put compter, le reste de ses forces se composant de soldats mal disposés dont il se défiait plus que des ennemis mêmes.

Leurs attaques ayant été repoussées, les Espagnols durent s'attendre, suivant l'usage de la guerre, à se voir assaillis à leur tour. En effet, le comte de Champmêlin arriva avec une escadre française pour reprendre Pensacola. M. de Bienville fut chargé d'investir la place par terre avec ses Canadiens et ses Sauvages, tandis que le comte de Champmêlin lui-même l'attaquerait par mer. Ce projet fut exécuté avec promptitude et vigueur. Carrascosa avait embossé sa flotte à l'entrée du port et hérissé le rivage de canons; après deux heures et demie de combat, tous les vaisseaux espagnols amenèrent leurs pavillons; et le lendemain, Bienville ayant continué une fusillade fort vive toute la nuit avec Pensacola, cette ville se rendit pour prévenir un assaut. On fit de 12 à 15 cents prisonniers, parmi lesquels se trouvaient un grand nombre d'officiers. On démantela une partie des fortifications et on laissa quelques hommes seulement dans le reste.

Ce fut après cette campagne que le roi crut devoir récompenser les officiers canadiens qui commandaient à la Louisiane depuis sa fondation, et aux efforts desquels il devait la conservation de cette colonie, qui était leur ouvrage; car les colons européens, concessionnaires et autres, périssant de faim ou dégoûtés du pays, désertaient par centaines, surtout les soldats, et se réfugiaient dans les colonies anglaises. Cela alla si loin que le gouverneur de la Caroline crut de son devoir d'en informer M. de Bienville. Le pays se vidait avec autant de rapidité qu'il s'était rempli. Les principaux d'entre les Canadiens étaient MM. de Bienville, de Sérigny, de St.-Denis, de Vilinville et de Chateauguay, «Les colons les plus prospères, dit Bancroft, c'étaient les vigoureux émigrans du Canada qui n'avaient guère apporté avec eux que leur bâton et les vêtemens grossiers qui les couvraient». Le gouvernement français n'avait pas en effet de sujets plus utiles et plus affectionnés. Renommés par leurs moeurs paisibles et la douceur de leur caractère dans la paix, ils formaient dans la guerre une milice aussi dévouée qu'elle était redoutable. Louis XV nomma M. de Sérigny capitaine de vaisseau, récompense qui était bien due à sa valeur, à ses talens et au zèle avec lequel il avait servi l'Etat depuis son enfance, n'ayant jamais monté à aucun grade dans la marine qu'après s'être distingué par quelqu'action remarquable ou par quelque service important. M. de St.-Denis reçut un brevet de capitaine et la croix de St.-Louis. M. de Chateauguay fut nommé au commandement de St.-Louis de la Mobile. Cependant la guerre tirait à sa fin. Excitée par un ministre ambitieux, sans motifs raisonnables qui pussent la justifier, elle n'apporta, comme on l'a déjà dit, que des désastres à l'Espagne. La paix signée le 17 février 1720, mit fin à cette querelle de famille. Albéroni disgracié, fut reconduit en Italie, escorté par des troupes françaises, et y acheva sa vie dans l'obscurité, après s'être un instant bercé de l'espoir de changer la face du monde. L'on déposa les armes en Amérique comme en Europe, et le port de Pensacola, pour lequel on se battait depuis trois ans, fut rendu aux Espagnols.

La paix avec cette nation fut suivie de près par celle avec les Chicachas et les Natchés, qui avaient profité de la guerre pour commettre des hostilités contre la Louisiane. Ces heureux événemens, successivement annoncés, allaient enfin laisser respirer le pays qui ne demandait que du repos, quand un ouragan terrible qui éclata le 12 septembre 1722, y répandit partout la désolation. La mer gonflée par l'impétuosité du vent, franchit ses limites et déborda dans la campagne renversant tout sur son passage. La Nouvelle-Orléans et Biloxi furent presque renversés de fond en comble, et les infortunés habitans durent recommencer la construction de ces villes comme pour la première fois.

Jusqu'à cette époque, le gouvernement ne s'était point occupé du soin des âmes dans la Louisiane. Le pieux Charlevoix qui arrivait de cette contrée, appela en 1723 l'attention de la cour sur cette mission. Les intérêts de la religion et de la politique, les idées traditionnelles, le système suivi dans la Nouvelle-France, tout devait recommander ce sujet important au bon accueil du gouvernement. «Nous avons vu, observe cet historien, que le salut des Sauvages fut toujours le principal objet que se proposèrent nos rois partout où ils étendirent leur domination dans le Nouveau-Monde, et l'expérience de près de deux siècles nous avait fait comprendre que le moyen le plus sûr de nous attacher les naturels du pays, était de les gagner à Jésus-Christ. On ne pouvait ignorer d'ailleurs qu'indépendamment même du fruit que les ouvriers évangéliques pouvaient faire parmi eux, la seule présence d'un homme respectable par son caractère, qui entende leur langue, qui puisse observer leurs démarches, et qui sache en gagnant la confiance de quelques uns se faire instruire de leurs desseins, vaut souvent mieux qu'une garnison; on peut du moins y suppléer, et donner le temps aux gouverneurs de prendre des mesures pour déconcerter leurs intrigues». Cette dernière raison fut sans doute d'un plus grand poids que la première auprès du voluptueux régent et de la plupart des membres de la compagnie des Indes, à cette époque d'indifférence et d'incrédulité. Des Capucins et des Jésuites furent envoyés pour évangéliser les Indigènes, surtout pour les disposer favorablement envers les Français.

L'an 1726 fut le dernier de l'administration de M. de Bienville, administration rendue si difficile et si orageuse par le vice du système de M. Crozat, et par la chute mémorable de celui de Law. Les désastres qui en furent la suite n'empêchèrent pas néanmoins les Français de se maintenir dans le pays et de triompher dans la guerre avec les Espagnols. Lorsque M. Perrier, lieutenant de vaisseau, arriva au mois d'octobre pour remplacer M. de Bienville, qui passa en France, il trouva la Louisiane assez tranquille au dehors, bonheur acquis après des luttes de toute espèce et dont elle devait s'empresser de jouir, car il se formait déjà dans le silence des forêts et les conciliabules secrets des barbares un orage beaucoup plus menaçant que tous ceux qu'elle avait eu à traverser jusqu'à ce jour, et qui devait l'ébranler profondément sur sa base encore si fragile.

La Compagnie d'Occident avait fait place à la compagnie des Indes, créée en 1723, et dont le duc d'Orléans s'était fait déclarer gouverneur. «Le privilège embrassait l'Asie, l'Afrique et l'Amérique. On voit dans les délibérations de cette association, composée dé grands seigneurs et de marchands, paraître tour à tour l'Inde, la Chine, les comptoirs du Sénégal, de la Barbarie, les Antilles et le Canada. La Louisiane y tient un rang principal. L'utilité publique, autant que la grandeur et la gloire du monarque, avait fait accueillir, sous Louis XIV, les premiers projets de la fondation d'une colonie puissante. Mais dans l'exécution, rien n'avait répondu à cette intention: la nouvelle compagnie se montra encore moins habile que celle qui l'avait précédée. On cherche en vain dans ses actes les traces du grand dessein colonial formé par le gouvernement. On trouve presqu'à chaque page des nombreux registres qui contiennent les délibérations de l'association, des tarifs du prix assigné au tabac, au café et à toutes les denrées soumises au privilège. Ce sont des discours prononcés en assemblée générale pour exposer l'état florissant des affaires de la compagnie, et on finit presque toujours par proposer des emprunts qui seront garantis par un fonds d'amortissement. Mais l'amortissement était illusoire; les dettes s'accumulèrent au point que les intérêts ne purent être payés, même en engageant les capitaux. Des bilans, des faillites, des litiges, et une multitude de documens, prouvent que les opérations, ruineuses pour le commerce, ne furent profitables qu'à un petit nombre d'associés.

«Rien d'utile et de bon ne pouvait en effet résulter d'un tel gouvernement. Une circonstance prise parmi une foule d'autres, fera juger jusqu'où purent être portés les abus.

«Le gouverneur et l'intendant de la Louisiane étaient, par leurs fonctions, comme interposés entre la compagnie et les habitans pour modérer les prétentions réciproques et empêcher l'oppression. Mais ces magistrats étaient nommés par les sociétaires eux-mêmes. On lit dans les actes, que pour attacher aux intérêts de la compagnie le gouverneur et l'intendant, il leur est assigné des gratifications annuelles et des remises sur les envois de denrées en France. Les suites de ce régime furent funestes à la Louisiane sans enrichir les actionnaires».

C'est pendant que toutes ces transactions occupaient la compagnie des Indes, transactions qui avaient leur contrecoup dans la colonie, que les nations indigènes depuis l'Ohio jusqu'à la mer, formèrent le complot de massacrer les Français. Il fallait peu d'efforts pour faire prendre les armes aux Sauvages contre les Européens, qu'ils regardaient comme des étrangers incommodes et exigeans, ou des envahisseurs dangereux. C'étaient pour eux des ennemis qui, parlant au nom de l'autel et de la civilisation, prétendaient avoir droit à leur pays, et les traitaient sérieusement de rebelles s'ils osaient le défendre. D'abord ces Européens se conduisirent bien envers les naturels qui les reçurent à bras ouverts; mais à mesure qu'ils augmentaient en nombre, qu'ils se fortifiaient au milieu d'eux, leur langage devenait plus impératif; ils commencèrent bientôt à vouloir exercer une suprématie malgré les protestations des Indiens. Il en fut de même partout où ils s'établirent en Amérique, c'est-à-dire là où ils ne furent pas obligés de s'emparer du sol les armes à la main. Les Français, grâce à la franchise de leur caractère, furent toujours bien accueillis et en général toujours aimés des Sauvages. Ils ne trouvèrent d'ennemis déclarés que dans les Iroquois et les Chicachas, qui ne voulurent voir en eux que les alliés des nations avec lesquelles ils étaient eux-mêmes en guerre. Les Français en effet avaient constamment pour politique d'embrasser la cause des tribus au milieu desquelles ils venaient s'établir.

On sait avec quelle jalousie les colonies anglaises les voyaient s'étendre le long du St.-Laurent et sur le bords des grands lacs. Elles en ressentirent encore bien davantage lorsqu'elles les virent prendre possession de l'immense vallée du Mississipi. Les Chicachas se présentèrent ici, comme les Iroquois l'avaient fait sur le St.-Laurent, pour servir leurs vues. Les Anglais qui les visitaient se mirent par leurs propos à leur inspirer des sentimens de défiance et de haine contre les Français; ils les peignirent comme des traitans avides, et des voisins ambitieux, qui les dépouilleraient tôt ou tard de leur territoire. Petit à petit la crainte et la colère se glissèrent dans le coeur de ces Sauvages naturellement altiers et farouches, et ils résolurent de se défaire une bonne fois d'étrangers, qui semblaient justifier en effet une partie de ces rapports en augmentant tous les ans le nombre de leurs établissemens, de manière qu'il n'allait bientôt plus rester une seule bourgade indienne dans la Louisiane. Pour l'exécution d'un pareil dessein, il fallait un secret inviolable, une dissimulation profonde, beaucoup de prudence et l'alliance d'un grand nombre de tribus, afin que les victimes fussent frappées dans tous les lieux à la fois par la nation même au sein de laquelle elles pourraient se trouver. Plusieurs années furent employées pour mûrir et étendre le complot. Les Chicachas, qui en étaient les premiers auteurs, conduisaient toute la trame. Ils n'y avaient point fait entrer ceux qui étaient attachés aux Européens comme les Illinois, les Arkansas, et les Tonicas. Toutes les autres tribus l'avaient embrassé, soit volontairement, soit après y avoir été entraînées; chacune devait faire main basse sur l'ennemi commun dans sa localité, et toutes devaient frapper le même jour et à la même heure depuis une extrémité du pays jusqu'à l'autre.

Les Français, ignorant ce qui se passait, ne songeaient qu'à jouir de la tranquillité profonde qui les environnait. Les tribus qui formaient partie du complot redoublaient pour eux les témoignages d'attachement, afin d'augmenter leur confiance et leur sécurité. Les Natchés leur répétaient sans cesse qu'ils n'avaient point d'alliés plus fidèles; les autres nations en faisaient autant, c'était un concert d'assurances d'amitié et de dévouement. Bercés par ces protestations perfides, ils dormaient sur un abîme. Heureusement, la cupidité des Natchés et l'ambition d'une partie des Chactas, une des plus nombreuses nations de ce continent, et qui voulaient tirer parti de cette catastrophe, trahirent une trame si bien ourdie, et la dévoilèrent avant qu'elle eût pu s'exécuter complètement.

Comme on l'a dit, le jour et l'heure du massacre des Français avaient été pris. La hache devait se lever sur eux à la fois dans tous les lieux où il en respirerait un. Leur plus grand établissement était chez les Natchés. M. de Chepar y commandait. Quoique cet officier se fût brouillé avec les naturels, ceux-ci feignaient avec cette dissimulation dont ils ont poussé l'art si loin, d'être ses plus fidèles amis; ils en persuadèrent si bien ce commandant, que, sur des bruits sourds qui se répandirent qu'il se formait quelque complot, il fit mettre aux fers sept habitans qui avaient demandé à s'armer pour éviter toute surprise; il porta de plus, par une étrange fatalité, la confiance jusqu'à recevoir soixante Indiens dans le fort et jusqu'à permettre à un grand nombre d'autres de se loger chez les colons et même dans sa propre maison. On ne voudrait pas croire à une pareille conduite, si Charlevoix ne nous l'attestait, tant elle est contraire à celle que les Français avaient pour règle constante de tenir avec les Sauvages.

Les conspirateurs se préparaient sans bruit, et, sous divers prétextes, venaient prendre les postes qui leur avaient été assignés au milieu des établissemens français. Pendant que l'on attendait le jour de l'exécution, des bateaux arrivèrent aux Natchés chargés de marchandises pour la garnison de ce poste, pour celle des Yasous ainsi que pour les habitans. L'avidité des barbares fut excitée, leurs yeux s'allumèrent à la vue de ces richesses; leur amour du pillage n'y put tenir. Oubliant que leur démarche allait compromettre le massacre général, ils résolurent de frapper sur le champ, afin de s'emparer de la cargaison des bateaux avant sa distribution. Pour s'armer ils prétextèrent une chasse voulant présenter, disaient-ils, au commandant du gibier pour fêter les hôtes qui venaient de lui arriver; ils achetèrent des fusils et des munitions des habitans et, le 28 novembre 1729, ils se répandirent de grand matin dans toutes les demeures en publiant qu'ils partaient pour la chasse, et en ayant soin d'être partout plus nombreux que les Français. Pour pousser le déguisement jusqu'au bout, ils entonnèrent un chant en l'honneur de M. de Chepar et de ses hôtes. Lorsqu'ils eurent fini, il se fit un moment de silence; alors trois coups de fusil retentirent successivement devant la porte de ce commandant. C'était le signal du massacre. Les Sauvages fondirent partout sur les Français, qui, surpris sans armes et dispersés; au milieu de leurs assassins, ne purent opposer aucune résistance; ils ne se défendirent qu'en deux endroits. M. de la Loire des Ursins, commis principal de la compagnie des Indes, attaqué à peu de distance de chez lui, tua quatre hommes de sa main avant de succomber. A son comptoir huit hommes qu'il y avait laissés, eurent aussi le temps de prendre leurs armes; ils se défendirent fort longtemps, mais ayant perdu six des leurs, les survivans réussirent à s'échapper; les Natchés eurent huit de tués dans cette attaque. Ainsi leurs pertes se bornèrent à une douzaine de guerriers tant leurs mesures avaient été bien prises. En moins d'un instant deux cents Français périrent dans cette boucherie, il ne s'en sauva qu'une vingtaine avec quelques nègres la plupart blessés; 150 enfans 60 femmes et presqu'autant de noirs furent faits prisonniers.

Pendant le massacre, le Soleil ou chef des Natchés, était assis sous le hangard à tabac de la compagnie des Indes, attendant tranquillement la fin de cette terrible tragédie. On lui apporta d'abord la tête de M. de Chepar, qui fut placée devant lui, puis celles des principaux Français qu'il fit ranger autour de la première; les autres furent mises en piles. Les corps restèrent sans sépulture et devinrent la proie des chiens et des vautours; les Sauvages ouvrirent le sein des femmes enceintes et égorgèrent presque toutes celles qui avaient des enfans en bas âge, parcequ'elles les importunaient par leurs cris et leurs pleurs; les autres jetées en esclavage furent exposées à toute la brutalité de ces barbares couverts du sang de leurs pères, de leurs maris ou de leurs enfans. On leur dit que la même chose s'était passée dans toute la Louisiane, où il n'y avait plus un seul de leurs compatriotes, et que les Anglais allaient venir prendre leur place.

Tel fut le massacre du 28 novembre des Français. Raynal raconte différemment la cause qui fit avancer cette catastrophe, mais sa version quoique plus romantique semble par cela même moins probable. D'ailleurs le témoignage de l'historien de la Nouvelle-France mérite ici le plus grand poids. Contemporain de ces événemens dont il venait de visiter lui-même le théâtre, et ami du ministère qui a dû lui donner communication de toutes les pièces qui avaient rapport à ce sujet, il a été plus qu'un autre en état d'écrire la vérité.

La nouvelle de ce désastre répandit la terreur dans toute la Louisiane. Le gouverneur, M. Perrier, en fut instruit le 2 décembre à la Nouvelle-Orléans. Il fit partir sur le champ un officier pour avertir les habitans, sur les deux rives du Mississipi, de se mettre en garde, et en même temps pour observer les petites nations éparpillées sur les bords de ce fleuve.

Les Chactas, qui n'étaient entrés dans le complot que pour profiter du dénoûment, ne bougèrent point. Les Natchés ignoraient la haine que cette nation ambitieuse leur portait. Ils ne savaient pas qu'elle méditait depuis longtemps leur destruction ou leur asservissement, et que ce n'avait été que la crainte des Français qui l'avait arrêtée quelques années auparavant. Avec une politique astucieuse mais profonde, les habiles Chactas les encouragèrent dans leur coupable projet, afin de les mettre aux prises avec les Européens. Ils avaient jugé que ceux-ci les appelleraient à eux, et qu'alors ils pourraient se défaire facilement de cette nation. L'événement justifia leur calcul.

M. Perrier ne pénétra pas d'abord cette politique ténébreuse, et quand il l'aurait fait, cela ne l'aurait pas empêché de se servir des armes des Chactas pour venger l'assassinat des siens. La plupart des autres tribus qui avaient pris part au complot, voyant le secret éventé et les colons sur leurs gardes, ne remuèrent point. Celles qui se compromirent par des voies de fait, payèrent cher leur faute. Les Yasous, qui avaient, au début de l'insurrection, surpris le fort qui était au milieu d'eux et égorgé les dix-sept Français qui s'y trouvaient, furent exterminés. Les Corrois et les Tioux subirent le même sort. Les Arkansas, puissante nation de tout temps fort attachée aux Français, étaient tombés sur les premiers et en avaient fait un grand massacre; ils poursuivirent aussi les Tioux avec tant d'acharnement qu'ils les tuèrent jusqu'au dernier. Ces événemens, la réunion d'une armée aux Tonicas et les retranchemens qu'on faisait partout autour des concessions, tranquilisèrent un peu les colons, dont la frayeur avait été si grande, que M. Perrier s'était vu obligé de faire détruire par des nègres une trentaine de Chaouachas qui demeuraient au-dessous de la Nouvelle-Orléans, et dont la présence faisait trembler cette ville!

M. de Perrier fit ceindre la Nouvelle-Orléans d'un fossé auquel il ajouta quelques petits ouvrages de campagne; il fit monter au Tonicas deux vaisseaux de la compagnie, puis il forma pour attaquer les Natchés, une petite armée dont il donna le commandement au major Loubois, n'osant point encore quitter lui-même la capitale, parceque le peuple avait quelques appréhensions sur la fidélité des noirs. Toutes ces mesures firent rentrer dans les intérêts des Français, les petites nations du Mississipi, qui s'en étaient détachées. Dès lors l'on put compter sur des alliés nombreux; l'on n'avait jamais douté de l'affection des Illinois, des Arkansas, des Offagoulas et des Tonicas, et l'on était sûr maintenant des Natchitoches qui n'avaient point inquiété M. de St.-Denis, et des Chactas tout en armes contre les Natchés. La Louisiane était sauvée.

Cette nouvelle attitude dans les affaires était due à l'énergie de M. Perrier. «Il ne pouvait opposer à la foule d'ennemis qui le menaçaient de toutes parts que quelques pallissades à demi-pourries, et qu'un petit nombre de vagabonds mal armés, et sans discipline; il montra de l'assurance et cette audace lui tint lieu de forces. Les Sauvages ne le crurent pas seulement en état de se défendre, mais encore de les attaquer».

Ce gouverneur écrivait au ministère le 18 mars 1730: «Ne jugez pas de mes forces par le parti que j'ai pris d'attaquer nos ennemis; la nécessité m'y a contraint. Je voyais la consternation partout et la peur augmenter tous les jours. Dans cet état j'ai caché le nombre de nos ennemis et fait croire que la conspiration générale est une chimère, et une invention des Natchés pour nous empêcher d'agir contre eux. Si j'avais été le maître de prendre le parti le plus prudent, je me serais tenu sur la défensive et aurais attendu des forces de France pour qu'on ne pût pas me reprocher d'avoir sacrifié 200 Français de 5 à 600 que je pouvais avoir pour le bas du fleuve. L'événement a fait voir que ce n'est pas toujours le parti le plus prudent qu'il faut prendre. Nous étions dans un cas, où il fallait des remèdes violens, et tâcher au moins de faire peur si nous ne pouvions pas faire de mal».

Loubois était aux Tonicas avec sa petite armée destinée à agir contre l'insurrection. La mauvaise composition de ses troupes qui servaient par force et ne subissaient qu'avec peine le joug de la discipline, apporta dans ses mouvemens une lenteur qui était d'un mauvais augure. M. Lesueur arrivant à la tête de 800 Chactas, ne le trouvant point aux Natchés, attaqua seul ces Sauvages et remporta sur eux une victoire complète. Il délivra plus de 200 Français ou nègres. L'ennemi battu se retira dans ses places fortifiées devant lesquelles Loubois n'arriva que le 8 février (1730), et campa autour du Temple du Soleil. Le siége fut mis devant deux forts qu'on attaqua avec du canon, mais avec tant de mollesse, que le temps de leur reddition parut très éloigné. Les Chactas, fatigués d'une campagne qui durait déjà depuis trop longtemps à leur gré, menacèrent de lever leur camp et de se retirer. On ne pouvait rien entreprendre sans ces Indiens qui, sentant qu'on avait besoin d'eux, affectaient une grande indépendance. Il fallut donc accepter les conditions qu'offraient les assiégés, et se contenter de l'offre qu'ils faisaient de rendre tous les prisonniers qu'ils avaient en leur possession. Dans toute la colonie cette conclusion de la campagne fut regardée comme un échec, et le gouverneur sévèrement blâmé. M. Perrier écrivit à la cour pour se justifier, que les habitans commandés par MM. d'Arembourg et de Laye avaient montré beaucoup de bravoure et de bonne volonté, mais que les soldats s'étaient fort mal conduits. Les assiégés étaient réduits à la dernière extrémité; deux jours de plus et on les aurait eus la corde au cou; mais on se voyait toujours au moment d'être abandonné par les Chactas, et leur départ aurait exposé les Français à recevoir un échec et à voir brûler leurs femmes, leurs enfans et leurs esclaves comme les en menaçaient les barbares. Les Chicachas qui tenaient toujours les fils de la trame, et qui avaient voulu engager les Arkansas et nos autres alliés à entrer dans la conspiration générale, ne levaient point le voile qui les cachait encore; ils se contentaient de faire agir secrètement leur influence. Les Chactas, quoique sollicités vivement par les Anglais, qui accompagnèrent leurs démarches de riches présens, de se détacher des colons de la Louisiane, refusèrent d'abandonner la cause de ces derniers, et ils jurèrent une fidélité inviolable à M. Perrier, qui s'était rendu à la Mobile pour s'aboucher avec eux et contrecarrer l'effet de ces intrigues. Les secours qui venaient d'arriver de France avaient contribué beaucoup à raffermir et à rendre plus humbles ces barbares, qui se regardaient déjà avec quelque espèce de raison comme les protecteurs de la colonie.

Cependant la retraite de M. de Loubois avait élevé l'orgueil des Natchés; ils montraient une hauteur choquante. Il était aisé de voir qu'il faudrait bientôt mettre un frein à leur ardeur belliqueuse. Comme à tous les Indiens, un succès ou un demi-succès leur faisait concevoir les plus folles espérances; parceque leurs forteresses n'avaient pas été prises, ils croyaient faire fuir les Français devant eux comme une faible tribu. Cette erreur fut la cause de leur perte; les hostilités qu'ils commirent leur attirèrent sur les bras une guerre mortelle. Le gouverneur avait formé avec les renforts qu'il avait reçus et les milices, un corps d'environ 600 hommes, qui s'assembla dans le mois de décembre (1730) à Boyagoulas. Il partit de là deux jours après, et remonta le Mississipi sur des berges pour aller attaquer l'ennemi sur la rivière Noire, qui se décharge dans la rivière Rouge à dix lieues de son embouchure. A la nouvelle des préparatifs des Français, la division se mit parmi les malheureux Natchés, et elle entraîna la ruine de la nation entière. Au lieu de réunir leurs guerriers ils les dispersèrent; une partie alla chez les Chicachas, une autre resta aux environs de leur ancienne bourgade. Quelques uns se retirèrent chez les Ouatchitas, un plus grand nombre errait dans le pays par bandes, ou se tenait à quelques journées du fort qui renfermait le gros de la nation, le Soleil et les autres principaux chefs, et devant lequel les Français vinrent asseoir leur camp. Intimidés par les seuls apprêts des assiégeans, ils demandèrent à ouvrir des conférences. Perrier retint prisonniers les chefs qu'on lui avait députés pour parlementer, et surtout le Soleil, qu'il força d'envoyer un ordre aux siens de sortir de leur fort sans armes. Les Natchés refusèrent d'abord d'obéir à leur prince privé de sa liberté; mais une partie ayant obtempéré ensuite à ses ordres; le reste, voyant tout perdu, ne songea plus qu'à guetter l'occasion d'échapper aux assiégeans, ce à quoi ils réussirent. Ils profitèrent d'une nuit tempêtueuse pour sortir du fort avec les femmes et les enfans, et ils se dérobèrent à la poursuite des Français.

L'anéantissement de ces barbares n'était pas encore complet. Il restait à atteindre et à détruire tous les corps isolés dont nous avons parlé toute l'heure, lesquels pouvaient former une force d'à peu près quatre cents fusils. Lesueur s'adressa au gouverneur pour avoir la permission de les poursuivre, promettant de lui en rendre bon compte. Il fut refusé. M. Perrier n'avait pas dans les Canadiens toute la confiance que la plupart méritaient, et élevé dans un service où la discipline et la subordination sont au plus haut point, il ne pouvait comprendre qu'on puisse exécuter rien de considérable avec des milices qui ne reconnaissent d'autre règle que l'activité et une grande bravoure. Il aurait sans doute pensé autrement, s'il eût fait réflexion qu'il faut plier les règles suivant la manière de combattre de ses ennemis. Les mêmes préjugés s'étaient élevés dans l'esprit de Montcalm et de la plupart des officiers français dans la guerre de 1755, et cependant ce furent ces mêmes Canadiens qui sauvèrent dans les plaines d'Abraham les troupes réglées d'une complète destruction.

Perrier de retour à la Nouvelle-Orléans, envoya en esclavage à St.-Domingue tous les Natchés qu'il ramenait prisonniers, avec leur grand chef, le Soleil, dont la famille les gouvernait depuis un temps immémorial et qui mourut quelques mois après au cap Français. Cette conduite irrita profondément les restes de cette nation orgueilleuse et cruelle, à qui la haine et le désespoir donnèrent une valeur qu'on ne leur avait point encore connue. Ils se jetèrent sur les Français avec fureur; mais ce désespoir ne fit qu'honorer leur chute et révéler du moins un noble coeur. Ils ne purent lutter longtemps contre leurs vainqueurs, et presque toutes leurs bandes furent détruites. St.-Denis leur fit essuyer la plus grande défaite qu'ils eussent éprouvée depuis leur déroute par Lesueur. Tous les Chefs y périrent. Après tant de pertes ils disparurent comme nation. Ceux qui avaient échappé à la servitude ou au feu, se réfugièrent chez les Chicachas auxquels ils léguèrent leur haine et leur vengeance.


CHAPITRE II.

LIMITES.

1715-1744.

Etat du Canada: commerce, finances, justice, éducation, divisions paroissiales, population, défenses.--Plan de M. de Vaudreuil pour l'accroissement du pays.--Délimitation des frontières entres les colonies françaises et les colonies anglaises.--Perversion du droit public dans le Nouveau-Monde au sujet du territoire.--Rivalité de la France et de la Grande-Bretagne.--Différends relatifs aux limites de leurs possessions.--Frontière de l'Est ou de l'Acadie.--Territoire des Abénaquis.--Les Américains veulent s'en emparer.--Assassinat du P. Rasle.--Le P. Aubry propose une ligne tirée de Beaubassin à la source de l'Hudson.--Frontière de l'Ouest.--Principes différens invoqués par les deux nations; elles établissent des forts sur les territoires réclamés par chacune d'elles réciproquement.--Lutte d'empiétemens; prétentions des colonies anglaises; elles veulent accaparer la traite des Indiens.--Plan de M. Burnet.--Le commerce est défendu avec le Canada.--Etablissement de Niagara par les Française et d'Oswégo par les Anglais.--Plaintes mutuelles qu'ils s'adressent.--Fort St.-Frédéric élevé par M. de la Corne sur le lac Champlain; la contestation dure jusqu'à la guerre de 1744.--Progrès du Canada.--Emigration; perte du vaisseau le Chameau.--Mort de M. de Vaudreuil (1725); qualités de ce gouverneur.--M. de Beauharnais lui succède.--M. Dupuy, intendant.--Son caractère.--M. de St.-Vallier second évêque de Québec meurt; difficultés qui s'élèvent relativement à son siége, portées devant le Conseil supérieur.--Le clergé récuse le pouvoir civil.--Le gouverneur se rallie au parti clérical.--Il veut interdire le conseil, qui repousse ses prétentions.--Il donne des lettres de cachet pour exiler deux membres.--L'intendant fait défense d'obéir à ces lettres.--Décision du roi.--Le cardinal de Fleury premier ministre.--M. Dupuy est rappelé.--Conduite humiliante du Conseil.--Mutations diverses du siége épiscopal jusqu'à l'élévation de M. de Pontbriant.--Soulèvement des Outagamis (1728); expédition des Canadiens; les Sauvages se soumettent.--Voyages de découverte vers la mer Pacifique; celui de M. de la Vérandrye en 1738; celui de MM. Legardeur de St.-Pierre et Marin quelques années après; peu de succès de ces entreprises.--Apparences de guerre; M. de Beauharnais se prépare aux hostilités.

Nous revenons au Canada dont nous reprenons l'histoire en 1715. Après une guerre de vingt-cinq ans, qui n'avait été interrompue que par quatre ou cinq années de paix, les Canadiens avaient suspendu à leurs chaumières les armes qu'ils avaient honorées par leur courage dans la défense de leur patrie, et ils avaient repris paisiblement leurs travaux champêtres abandonnés déjà tant de fois. Beaucoup d'hommes étaient morts au combat ou de maladie, sous les drapeaux. Un plus grand nombre encore avaient été acheminés sur les différens postes dans les grands lacs et la vallée du Mississipi, d'où ils ne revinrent jamais. Cependant malgré ces pertes et les troubles de cette longue époque, et quoique l'émigration de France fût presque nulle, le chiffre des habitans n'avait pas cessé de s'élever. Lorsque la paix fut rétablie, il dut donc augmenter encore plus rapidement. En effet, sous la main douce et sage de M. de Vaudreuil, le pays fit en tout, et par ses seuls efforts, des progrès considérables. Ce gouverneur, qui revint en 1716 de France, où il avait passé deux ans, et qui apporta dans la colonie la nouvelle de la mort de Louis XIV et l'ordre de proclamer son successeur, s'appliqua avec vigilance à guérir les maux que la guerre avait faits. Conduisant avec un esprit non moins attentif les négociations avec les Iroquois, comme on l'a vu ailleurs, non seulement il désarmait ces barbares, mais il les détachait tout à fait des Anglais, en achevant de les persuader que leur intérêt était au moins de rester neutres dans les grandes luttes des blancs qui les entouraient. C'était assurer la tranquillité des Canadiens, qui purent dès lors se livrer entièrement à l'agriculture et au commerce, libres de toutes les distractions qui avaient jusqu'ici continuellement troublé leurs entreprises. A aucune autre époque, excepté sous l'intendance de M. Talon, le commerce ne fut l'objet de tant de sollicitude de la part de l'autorité, que pendant les dernières années de l'administration de M. de Vaudreuil. Cette importante matière occupa presque constamment ce gouverneur. Si les décrets qui furent promulgués à cette occasion, sont fortement empreints des idées du temps, et de cet esprit exclusif qui a caractérisé la politique des métropoles, ils annoncent toujours qu'on s'en occupait.

Un des grands embarras qui paralysaient alors le gouvernement canadien, c'était le désordre des finances si étroitement liées dans tous les pays au négoce. Les questions les plus difficiles à régler sont peut-être les questions d'argent, aux temps surtout où le crédit est détruit. Aujourd'hui les besoins du luxe et des améliorations sont si grands, si pressans, que les capitalistes courent d'eux-mêmes au devant des emprunteurs pour leur fournir des fonds qui ne leur seront peut-être jamais remboursés; ils ne demandent que la garantie du paiement de l'intérêt; et l'adresse des financiers consiste à trouver le secret d'en payer un qui soit le plus bas possible. A l'époque à laquelle nous sommes parvenus, il n'en était pas ainsi; les capitaux étaient craintifs et exigeans, le crédit public continuellement ébranlé, était presque nul, surtout en France. De là les difficultés qu'y rencontrait l'Etat depuis quelques années, et qui précipitèrent la révolution de 89. Le Canada souffrait encore plus que le reste du royaume de cette pauvreté humiliante. Détenteur d'une monnaie de cartes que la métropole, sa débitrice, était incapable de racheter, il dut sacrifier la moitié de sa créance pour avoir l'autre, ne pouvant attendre. L'ajustement de cette affaire prit plusieurs années; elle fut une des questions dans la discussion desquelles la dignité du gouverneur comme représentant du roi, eut le plus à souffrir.

La chose dont le Canada avait le plus de besoin après le règlement du cours monétaire, c'était l'amélioration de l'organisation intérieure rendue nécessaire par l'accroissement du pays. Les lois demandaient une révision, le code criminel surtout qui admettait encore l'application de la question. Heureusement pour l'honneur de nos tribunaux, ils eurent rarement recours à cette pratique en usage encore alors dans presque toutes les contrées de l'Europe, pratique qui déshonore l'humanité et la raison. Elle existait cependant dans notre code, on pouvait s'en prévaloir, et on le fit jusque dans les dernières années de la domination française 72. L'agriculture, l'éducation étaient des objets non moins dignes de l'attention d'un homme d'état éclairé; mais ils furent presque constamment négligés. M. de Vaudreuil, on doit lui rendre cette justice, s'occupa un moment de l'éducation, et il établit en 1722 huit maîtres d'école en différens endroits du pays. Nous n'avons pas voulu passer sous silence le seul acte de ce genre émané de l'autorité publique que l'on trouve dans les deux premiers siècles de notre histoire. Quant aux autres objets que nous venons d'indiquer, sauf le commerce, quoiqu'ils eussent besoin de modifications et de perfectionnemens, on ne s'en occupa point. L'immobilité est chère au despotisme. La défense du pays dut aussi préoccuper l'esprit du gouverneur. Les fortifications de Québec, commencées par MM. de Beaucourt et Levasseur, et ensuite discontinuées parceque les plans en étaient vicieux, furent reprises en 1720 sur ceux de M. Chaussegros de Léry, ingénieur, approuvés par le bureau de la guerre. Deux ans après il fut résolu de ceindre Montréal d'un mur de pierre avec bastions, la palissade qui l'entourait tombant en ruine. L'état des finances du royaume obligea de faire supporter une partie de cette dépense par les habitans et les seigneurs de la ville.

Note 72: (retour) Procédures judiciaires déposées aux archives provinciales. Entre autres cas, nous avons remarqué ceux d'Antoine Hallé et du nommé Gaulet, accusés de vol en 1730, et celui de Pierre Beaudouin dit Cumberland, soldat de la compagnie de Lacorne, accusé d'avoir mis le feu aux Trois-Rivières en 1752. Ce dernier fut déshabillé et mis dans des brodequins, espèce de torture qui consistait à comprimer les jambes. Le nombre des questions à faire était fixé, et à chacune d'elles le supplice augmenté. M. Faribault s'occupe à recueillir quelques unes de ces procédures, et à les mettre en ordre pour les conserver. Rien ne sera plus propre à l'étude de la jurisprudence criminelle sous le régime français, que ces pièces authentiques. Elles révéleront à un homme de loi les qualités bonnes ou mauvaises de cette jurisprudence. Si le volume des écritures est un signe de sa bonté, on peut dire vraiment que le droit criminel qui régissait nos ancêtres était un des plus parfaits.

M. de Vaudreuil, après avoir terminé les négociations avec les cantons, et l'affaire du papier-monnaie dont nous parlerons plus en détail ailleurs, fit faire une nouvelle division paroissiale de la partie établie du pays, qui était déjà, comme l'on sait, partagée en trois gouvernemens: Québec, Trois-Rivières et Montréal.

On la divisa en quatre-vingt deux paroisses, dont 48 sur la rive gauche du St.-Laurent et le reste sur la rive droite. La baie St.-Paul et Kamouraska étaient les deux dernières à l'est, l'Ile-du-Pads et Chateauguay à l'ouest. Cette importante entreprise fut consommée en 1722 par un arrêt du conseil d'état enregistré à Québec.

Une autre mesure qui se rattachait à la division territoriale, était la confection d'un recensement. Depuis longtemps il n'en avait pas été fait de complet et d'exact. L'on comptait, d'après un dénombrement exécuté en 1679, 10,000 âmes dans toute la Nouvelle-France, dont 500 seulement en Acadie; et 22,000 arpens de terre en culture 73. Huit ans plus tard, cette population n'avait subi qu'une augmentation de 2,300 âmes. M. de Vaudreuil voulant réparer cet oubli, ordonna d'en faire un tous les ans avec autant de précision que possible pendant quelques années 74. L'on trouva par celui de 1721, 25,000 habitans en Canada, dont 7,000 à Québec et 3,000 à Montréal, 62,000 arpens de terre en labour et 12,000 en prairies. Le rendement de ces 62,000 arpens de terre atteignait un chiffre considérable; il fut dans l'année précitée de 282,700 minots de blé, de 7,200 de maïs, 57,400 de pois, 64,000 d'avoine, 4,500 d'orge; de 48,000 livres de tabac, 54,600 de lin et 2,100 de chanvre, en tout 416,000 minots de grain ou 6-2/3 minots par arpent, outre 1-2/3 livre de tabac, lin ou chanvre. Les animaux étaient portés à 59,000 têtes, dont 5,600 chevaux.

Note 73: (retour) Documens de Paris.
Note 74: (retour) L'on trouvera le résumé de ceux de 1719, 20 et 21 dans l'Appendice (A).

L'on voit par ce dénombrement que près de la moitié de la population habitait les villes, signe que l'agriculture était fort négligée. Le total des habitans faisait naître aussi, par son faible chiffre, de pénibles réflexions. Le gouverneur qui prévoyait tous les dangers du voisinage des provinces américaines, dont la force numérique devenait de plus en plus redoutable, appelait sans cesse l'attention de la France sur ce fait qu'elle ne devait plus se dissimuler. Dès 1714, il écrivait à M. de Pontchartrain: «Le Canada n'a actuellement que 4,484 habitans en état de porter les armes depuis l'âge de quatorze ans jusqu'à soixante, et les vingt-huit compagnies des troupes de la marine que le roi y entretient, ne font en tout que six cent vingt-huit soldats. Ce peu de monde est répandu dans une étendue de cent lieues. Les colonies anglaises ont soixante mille hommes en état de porter les armes, et on ne peut douter qu'à la première rupture, elles ne fassent un grand effort pour s'emparer du Canada, si l'on fait réflexion qu'à l'article XXII des instructions données par la ville de Londres à ses députés au prochain parlement, il est dit qu'ils demanderont aux ministres du gouvernement précédent, pourquoi ils ont laissé à la France le Canada et l'île du Cap-Breton?» Dans son désir de voir augmenter la province, il proposa inutilement d'en faire une colonie pénale.

Le voluptueux Louis XV, qui cherchait dans les plaisirs à s'étourdir sur les malheurs de la nation, répondit aux remontrances de Vaudreuil en faisant quelques efforts qui cessèrent bientôt tout-à-fait; il envoya à peine quelques émigrans, et les fortifications entreprises aux deux principales villes du pays, restèrent incomplètes au point que Montcalm, 30 ans après, n'osa se retirer derrière celles de Québec avec son armée, quoiqu'elles eussent encore été augmentées. En 1728 le gouverneur proposa de bâtir une citadelle dans cette capitale; on se contenta de lui répondre: «Les Canadiens n'aiment pas à combattre renfermés; d'ailleurs l'Etat n'est pas capable de faire cette dépense, et il serait difficile d'assiéger Québec dans les formes et de s'en rendre maître» (Documens de Paris).

Cependant un sujet qui dominait tous les autres, et qui devait être tôt ou tard une cause de guerre, inquiétait beaucoup le gouvernement; ce sujet était la question des frontières du côté des possessions britanniques. La cour de Versailles y revenait fréquemment et avec une préoccupation marquée. Elle avait d'immenses contrées à défendre, qui se trouvaient encore sans habitans; et les questions de limites, on le sait, si elles traînent en longueur, s'embrouillent de plus en plus. Le langage des Anglais s'élevait tous les jours avec le chiffre de leur population coloniale. Leur politique, comme celle de tous les gouvernemens, ne comptaient qu'avec les obstacles: la justice entre les nations est une chose arbitraire qui procède de l'expédience, de l'intérêt, ou de la force; ses règles n'ont d'autorité qu'autant que la jalousie des divers peuples les uns contre les autres veille au maintien de l'équilibre de leur puissance respective; elle a pour base enfin la crainte ou le glaive.

La grandeur des projets de Louis XIV sur l'Amérique, avait, comme ceux qu'il avait formés sur l'Europe, effrayé l'Angleterre, qui chercha à les faire avorter, ou à se les approprier s'il était possible. Elle disputa aux Français leur territoire, elle leur disputa la traite des pelleteries, elle leur disputa aussi l'alliance des Indiens. La période qui s'est écoulée de 1715 à 1744, si elle n'est pas encore une époque de guerre ouverte, est un temps de lutte politique et commerciale très vive, à laquelle des intérêts de jour en jour plus impérieux, ne laissent point voir de terme. Dans les premières années de l'établissement de l'Amérique, les questions de frontières et de rivalité mercantile n'avaient pas encore surgi; on ne connaissait pas toute l'étendue des pays dont on prenait possession, il ne s'y faisait pas encore de commerce. Mais au bout d'un siècle et demi, les établissemens français, anglais, espagnols avaient fait assez de progrès pour se toucher sur plusieurs points, et pour avoir besoin de l'alliance ou des dépouilles des Indigènes, afin de faire triompher les prétentions nouvelles qu'ils annonçaient chaque jour. Les lois internationales, violées dès l'origine dans ce continent par les Européens, y étaient partout méconnues et sans force. Après que le pape se fut arrogé le droit de donner aux chrétiens les terres des infidèles, tout frein fut rompu; car quel respect pouvait-on avoir en effet pour un principe qu'on avait enfreint, en mettant le pied dans le Nouveau-Monde, en s'emparant de gré ou de force d'un sol qui était déjà possédé par de nombreuses nations. Aussi l'Amérique du Nord présenta-t-elle bientôt le spectacle qu'offrit l'Europe dans la première moitié de l'ère chrétienne; et une guerre sans cesse renaissante s'alluma entre les Européens pour la possession du sol.

Ils montrèrent une grande répugnance à se lier par un droit quelconque, en reconnaissant certains principes qui dussent servir de guide dans la délimitation de leurs territoires respectifs; mais ils ne purent éviter d'en avouer quelques uns, car la raison humaine a besoin de suivre certaines règles même dans ses plus grands écarts. Quoique ces principes fussent peu nombreux et même peu stricts, on voulut encore souvent s'en affranchir. Après avoir reconnu que la simple découverte donnait le droit de propriété, ensuite que la prise de possession ajoutée à la découverte, était nécessaire pour conférer ce droit, on s'arrêta à ceci, que la possession actuelle d'un territoire, auparavant inoccupé, investissait seule du droit de propriété. L'Angleterre et la France adoptèrent à peu près cette interprétation, soit par des déclarations, soit par des actes. Partant de là il sera facile d'apprécier les différends élevés entre les deux nations relativement aux frontières de leurs colonies, lorsqu'il n'y aura que l'application du principe à faire. Quant aux difficultés provenant de l'interprétation différente donnée à des traités spéciaux, comme dans le cas des limites de l'Acadie, la manière la plus sûre de parvenir à la vérité sera d'exposer simplement les faits.

Après le traité d'Utrecht l'Angleterre garda l'Acadie sans en faire reconnaître les limites, et ne réclama point les établissemens formés le long de la baie de Fondy, depuis la rivière de Kénébec jusqu'à la Péninsule. Les Français restèrent en possession de la rivière St.-Jean et s'y fortifièrent; ils continuèrent d'occuper de même la côte des Etchemins jusqu'au fleuve St.-Laurent sans être troublés dans leur possession. Telle fut quant à eux la conduite de la Grande-Bretagne; mais à l'égard des Abénaquis, elle en suivit une autre, et la Nouvelle-Angleterre n'eut pas plus tôt reçu le traité qu'elle en fit part à ces Sauvages, en leur disant que la province cédée, c'est-à-dire l'Acadie, s'étendait jusqu'à sa propre frontière. Et pour les accoutumer en même temps à voir des Américains et les détacher des missionnaires français, elle leur en envoya un de sa façon et de sa croyance. Le ministre protestant s'établit à l'embouchure de la rivière Kénébec, où il commença son oeuvre en se moquant des pratiques catholiques.

Le P. Rasle, Jésuite, qui gouvernait cette mission depuis un grand nombre d'années, n'eut pas plus tôt appris ce qui se passait, qu'il résolut de venger les injures faites à son Eglise. Il commença une guerre de plume avec le ministre à laquelle, bien entendu, les Abénaquis ne comprirent rien. Le protestant tomba dans la vieille ornière des injures et des accusations d'idolâtrie, ce qui était au moins une maladresse en présence de Sauvages; le Jésuite l'emporta et son adversaire fut obligé de retourner à Boston. Les Anglais se rejetèrent alors sur le commerce qui leur était toujours si favorable, et, moyennant des avantages qu'ils promirent, ils obtinrent la permission d'établir des comptoirs sur la rivière Kénébec. Bientôt les bords de cette rivière se couvrirent de forts et de maisons; ce qui excita les craintes des Indigènes. Ceux-ci questionnèrent leurs nouveaux hôtes, qui se crurent assez forts pour lever le masque, et répondirent que la France leur avait cédé le pays. S'apercevant trop tard qu'ils étaient joués, les Sauvages, refoulant pour le moment leur colère dans leur coeur, envoyèrent sans délai une députation à Québec pour savoir de M. de Vaudreuil si cela était fondé. Ce gouverneur leur fit dire que le traité d'Utrecht ne faisait aucune mention de leur territoire. Ils résolurent dès lors d'en chasser les nouveaux venus les armes à la main. C'est à cette occasion qu'apprenant les prétentions émises par la Grande-Bretagne, la France proposa en 1718 ou 19, d'abandonner le règlement de cette question à des commissaires, ce qui fut accepté; mais les commissaires ne firent rien.

Cependant les Anglais avaient des doutes sur les dispositions des Abénaquis, qui leur faisaient des menaces (Jeffery), et ils crurent qu'il y aurait plus de sûreté pour eux s'ils avaient des otages entre leurs mains; ils employèrent, pour s'en procurer, divers moyens qui passèrent pour des trahisons et les rendirent odieux aux Sauvages, qui commencèrent à murmurer. Le gouverneur de la Nouvelle-Angleterre, craignant un soulèvement, leur fit demander une conférence pour terminer leurs difficultés à l'amiable. Les Abénaquis y consentirent; mais le gouverneur n'y vint point; ce qui blessa profondément ces hommes susceptibles et fiers. Ils auraient pris les armes sans le P. de la Chasse, supérieur général des missions dans ces quartiers, et le P. Rasle, qui les engagèrent à écrire à Boston pour demander les otages qu'on leur avait surpris, et pour sommer les Anglais de sortir du pays dans deux mois. Cette lettre étant restée sans réponse, le marquis de Vaudreuil eut besoin de toute son influence pour les empêcher de commencer les hostilités: cela se passait en 1721.

Cependant les Américains attribuaient l'antipathie des naturels aux discours des Jésuites. On sait qu'ils portaient une haine profonde à ces missionnaires qu'ils voyaient comme des fantômes attachés dans les forêts aux pas des Indiens, pour leur souffler à l'oreille la guerre contre eux, et l'horreur de leur nom. Ils crurent que le P. Rasle était l'auteur de ce qui ne devait être attribué qu'à leur ambition; et tandis que ce Jésuite employait toute son influence pour empêcher les Abénaquis de les attaquer, ils mettaient sa tête à prix et envoyaient vainement 200 hommes pour le saisir dans le village indien où il faisait ordinairement sa résidence. Ils furent plus heureux à l'égard du baron de St.-Castin, chef des Abénaquis et fils de l'ancien officier du régiment de Carignan, qui s'était aussi, lui, attiré leur vengeance. Il demeurait sur le bord de la mer. Un vaisseau bien connu parut un jour sur la côte; il y monta comme il faisait quelquefois pour visiter le capitaine; mais dès qu'il fut à bord il fut déclaré prisonnier et conduit à Boston (janvier 1721), où on le traita comme un criminel. Il y fut retenu plusieurs mois, malgré les réclamations de M. de Vaudreuil. Ayant été enfin élargi, il passa en France peu de temps après pour recueillir l'héritage de son père dans le Béarn; il ne revint point en Amérique.

Ces actes qui portaient une grave atteinte à l'indépendance des Abénaquis, avaient comblé la mesure. La guerre fut chantée dans toutes les bourgades. Ils incendièrent tous les établissemens des Anglais de la rivière Kénébec sans cependant faire de mal aux personnes. Ceux-ci qui attribuaient aux conseils du P. Rasle tout ce que ces Indiens faisaient, formèrent un nouveau projet pour s'emparer de lui mort ou vif. Sachant l'attachement que ses néophites lui portaient, ils envoyèrent en 1724 onze cents hommes pour le prendre et pour détruire Narantsouak, grande bourgade qu'il avait formée autour de sa chapelle. Cerner le village entouré d'épaisses broussailles, l'enlever et le livrer aux flammes fut l'affaire d'un instant. Au premier bruit le vieux missionnaire était sorti de sa demeure. Les assaillans jetèrent un grand cri en l'apercevant et le couchèrent en joue. Il tomba sous une grêle de balles avec 7 Indiens qui voulurent lui faire un rempart de leurs corps. Les vainqueurs épuisèrent ensuite leur vengeance sur son cadavre. Ayant exécuté leur assassinat, car une expédition entreprise pour tuer un missionnaire n'est pas une expédition de guerre, ils se retirèrent avec précipitation. Les Sauvages rentrèrent aussitôt dans leur village, et leur premier soin, tandis que les femmes cherchaient des herbes et des plantes pour panser les blessés, fut de pleurer sur le corps de leur infortuné missionnaire.

«Ils le trouvèrent percé de mille coups, la chevelure et les yeux remplis de boue, les os des jambes fracassés, et tous les membres mutilés d'une manière barbare. Voilà, s'écrie Charlevoix, de quelle manière fut traité un prêtre dans sa mission au pied d'une croix, par ces mêmes hommes qui exagéraient si fort en toute occasion les inhumanités prétendues de nos Sauvages qu'on n'a jamais vu s'acharner ainsi sur les cadavres de leurs ennemis». Après que ces néophites eurent lavé et baisé plusieurs fois les restes d'un homme qu'ils chérissaient, ils l'inhumèrent à l'endroit même où était l'autel avant que l'église fût brûlée.

La guerre, après cette surprise, continua avec vigueur et presque toujours à l'avantage des Abénaquis, quoiqu'ils ne fussent pas aidés des Français. M. de Vaudreuil ne pouvant leur donner de secours, n'empêchait pas cependant les tribus sauvages de le faire, en leur démontrant que les Anglais plus nombreux étaient plus à craindre que les Français, qui au contraire contribuaient par leur seule présence, malgré leur petit nombre, à la conservation de l'indépendance des nations indigènes 75.

Note 75: (retour) Documens de Paris.

En 1725, ce gouverneur étant à Montréal y vit arriver quatre députés du Massachusetts et de la Nouvelle-York, MM. Dudley, Taxter, Atkinson et Schuyler, pour traiter de la paix avec les Abénaquis, dont plusieurs chefs se trouvaient alors dans cette ville. Après avoir remis une réponse vague à M. de Vaudreuil, qui avait demandé satisfaction de la mort du P. Rasle, les envoyés cherchèrent à entrer secrètement en négociation avec les Indiens; mais ces derniers, inspirés par le gouverneur, repoussèrent cette proposition, et voulurent que l'on s'assemblât chez lui.

L'on y tint plusieurs conférences dans lesquelles furent discutées la question des limites et celle des indemnités. L'ultimatum des Sauvages fut qu'ils conserveraient tout le territoire à partir d'une lieue de Saco à aller jusqu'à Port-Royal, et que la mort du P. Rasle et les dommages faits pendant la guerre seraient couverts par des présens.

Les Français, en mettant en oubli dans cette occasion leurs prétentions sur les terres baignées par les eaux de la baie de Fondy, ne faisaient que reconnaître l'indépendance des Abénaquis, comme ils avaient fait celle des Iroquois. L'on remarquera ici, que les Européens dans leurs négociations relatives au territoire des Sauvages, n'ont jamais tenu compte de ces peuples, tandis que leurs agens les regardaient souvent, comme dans le cas actuel, comme des nations libres et indépendantes.

Il était facile de prévoir, cependant, que les agens des colonies anglaises, si toutefois ils étaient autorisés à traiter de la paix, n'accepteraient point de pareilles propositions. Aussi se contentèrent-ils de répondre qu'ils feraient leur rapport à Boston. Ils se plaignirent ensuite du secours que l'on avait fourni aux Abénaquis contre la foi des traités, dont ils réclamèrent l'exécution, et demandèrent les prisonniers de leur nation qu'il y avait en Canada. Ils faisaient probablement allusion à la part qu'avaient prise aux hostilités les Indiens domiciliés dans cette province, comme les Hurons de Lorette.

Les Français qui redoutaient le rétablissement de la paix et le rapprochement des deux peuples, virent avec plaisir la rupture des conférences; mais elles n'avaient été réellement qu'ajournées, car deux ans après, en 1727, un traité fut conclu entre les parties belligérantes à Kaskébé. Lorsque la nouvelle en parvint à Paris, le ministre en exprima son regret, sentant tout le danger que courrait désormais le Canada s'il était attaqué du côté de la mer. Il écrivit qu'à tout prix les missionnaires conservassent l'attachement des Abénaquis 76. Trop d'intérêts leur dictaient d'ailleurs cette politique pour qu'ils ne la suivissent pas.

Note 76: (retour) Documens de Paris.

Quant à la délimitation de cette frontière que le P. Aubry avait proposé de fixer en tirant une ligne de Beaubassin à la source de la rivière Hudson, il paraît qu'il n'en fut plus question jusqu'après la guerre de 1744. Ce missionnaire canadien, illustré par la plume de Chateaubriand et le pinceau de Girodet dans un tableau remarquable, était en 1618 dans cette contrée. Il écrivait que l'Acadie se bornait à la péninsule, et que si on abandonnait les Sauvages, les Anglais étendraient leurs frontières jusqu'à la hauteur des terres près de Québec et de Montréal. L'humble prédicateur avait prévu les prétentions du cabinet de Londres 30 ans avant leur énonciation. La faute du gouvernement français fut de n'avoir pas distingué, par une ligne de division, chacune de ses provinces. Il n'y avait pas de limites tracées et connues entre l'Acadie et le Canada, et les autorités canadiennes comme celles de l'Acadie avaient fréquemment fait acte de juridiction pour les mêmes terres 77.

Note 77: (retour) Charlevoix était de la même opinion, car dans une lettre qu'il écrivit à la duchesse de Lesdiguières lorsqu'il voyageait en Canada huit ans après le traité d'Utrecht, il s'exprime ainsi. «Les Abénaquis ou Canibas voisins de la Nouvelle-Angleterre ont pour plus proches voisins les Etchemins ou Malécites, aux environs de la rivière de Pentagoët, et plus à l'est sont les Micmacs ou Souriquois, dont le pays propre est l'Acadie, la suite de la côte du Golfe St.-Laurent jusqu'à Gaspé» etc.

Tel fut l'état des choses du côté de l'Acadie jusqu'au traité d'Aix-la-Chapelle. Les Français établis sur la rivière St.-Jean, le long de la côte des Etchemins, et depuis cette côte jusqu'au fleuve St.-Laurent, ceux mêmes qui habitaient les Mines, le voisinage de l'isthme et les autres pays les plus proches de celui qui avait été cédé à la Grande-Bretagne, ne s'aperçurent d'aucun changement dans leur état ou dans leurs possessions. Les Anglais ne tentèrent ni de les chasser du pays, ni de les obliger à prêter serment de fidélité au roi d'Angleterre.

Les vues et les prétentions des deux peuples n'étaient pas moins opposées touchant la délimitation de leurs frontières au sud-ouest de la vallée du St.-Laurent, et à l'est de celle du Mississipi. Mais ici la question se simplifiait. La France avait posé pour principe que les vallées découvertes et occupées par elle lui appartenaient avec toutes les terres arrosées par les eaux qui y tombaient; ainsi elle réclama en vertu de ce principe le pays des Iroquois jusqu'à ce qu'elle l'eût abandonné par une stipulation expresse; ainsi elle prit possession de l'Ohio non seulement par droit de découverte, mais aussi parce que cette rivière se jetait dans le Mississipi. L'Angleterre, plus lente à pénétrer dans l'intérieur du continent que sa rivale, et qui s'y était laissé fort devancer par elle, refusa d'admettre cette base dans ses négociations pour des raisons faciles à apprécier. A défaut de principe, elle se rejeta, pour justifier dans la suite ses envahissemens, sur le motif de la sûreté nationale, et, suivant l'accusation consacrée, sur l'ambition de la France, qui la menaçait toujours ainsi qu'elle se plaisait à le dire à ses peuples.

Pourtant le gouvernement français depuis l'ouverture du 18e siècle jusqu'à la révolution, était comme ces vieillards dont le génie, a survécu à la force. Les grandes conceptions de Richelieu, de Colbert et de Louis XIV, relativement aux colonies, se conservaient en France; elles éclairaient ses hommes d'état, qui tâchaient de les suivre; mais leurs efforts échouaient devant le vice des institutions sociales, qui étouffait à la fois l'énergie et la liberté, l'industrie et l'émigration. Voyant que l'entreprise particulière ne réussissait pas pour peupler la Nouvelle-France, la cour donna à la colonisation en Canada un caractère presque militaire; mais ce n'était pas tant comme moyen de coloniser le pays plus rapidement, que comme précaution pour défendre le territoire qu'on possédait déjà. Beauséjour, Niagara, le fort Duquesne furent ainsi des colonies purement militaires. Mais la ruine des finances et la caducité du gouvernement ne permirent point de suivre ce système sur une grande échelle. Peut-être eût-il été préférable dès le commencement d'avoir choisi la colonisation militaire, puisque Louis XIV avait rendu la nation plus guerrière que commerciale; ou encore mieux les deux colonisations civile et militaire comme on le fit un moment du temps de Talon.

Par le traité d'Utrecht, la France avait cédé à la Grande-Bretagne les droits qu'elle prétendait avoir au territoire de la confédération iroquoise. C'était une cession plus imaginaire que réelle pour l'Angleterre, car les cinq cantons n'avaient jamais cessé de se regarder comme peuples libres et indépendans; et si elle persistait à vouloir les soumettre à sa souveraineté, elle s'en faisait des ennemis irréconciliables. Le gouvernement français les reconnut de suite en refusant de négocier avec eux par l'intermédiaire de la Nouvelle-York. On a vu plus haut comment M. de Vaudreuil avait conclu un traité de paix directement avec la confédération, qui refusait de reconnaître la suprématie britannique, comme elle avait toujours fait celle de la France.

Cependant cette dernière se maintenait dans le haut de la vallée du St.-Laurent et dans le bassin du Mississipi par la traite qu'elle faisait et par l'alliance qu'elle avait contractée avec les tribus indiennes. L'Angleterre travaillait ouvertement ou en secret depuis longtemps à lui enlever l'une et l'autre. Aucun moyen ne fut plus efficace pour cela que celui qui fut adopté par la Nouvelle-York en 1720, sur la recommandation de son gouverneur, M. Barnet, et qui consistait à prohiber tout commerce avec le Canada. «Les Français, écrivait M. Hunter, gouverneur de la province anglaise, au Bureau du commerce à Londres, les Français ont des forts et des établissemens sur plusieurs points du Mississipi et des lacs, et ils réclament ces contrées et le commerce qui s'y fait comme leur appartenant; si ces établissemens augmentent et continuent de prospérer, l'existence même des plantations anglaises sera menacée.... je ne sache pas sur quoi ils fondent leur droit, et je ne vois de moyen de parer au mal que je viens de signaler, qu'en leur persuadant de l'abandonner. Ce qu'il y aurait ensuite de mieux à faire, ce serait d'étendre nos frontières et d'augmenter le nombre de nos soldats» 78.

Note 78: (retour) Lettre du 9 juillet 1718: Documens de Londres.

Jamais homme d'état ne s'est exprimé avec plus de franchise. Ne se croyant pas obligé de voiler son langage, il dit les choses telles qu'elles sont. Il ne cherche point à s'autoriser de titres chimériques pour établir un droit de priorité en faveur de sa patrie; il se contente de mentionner ses motifs qui sont tout d'intérêt: l'intérêt est sa règle, car de droit, même celui de possession, même celui de premier occupant qui dans le cas actuel est le meilleur, il n'en reconnaît pas.

M. de Vaudreuil suivait d'un oeil jaloux tous les actes de ses voisins. Il vit toute la portée de la recommandation de M. Burnet, et du statut législatif qui avait été passé pour lui donner force de loi. Immédiatement il se mit en frais d'en contrecarrer les funestes conséquences. M. de la Joncaire reçut l'ordre (1721) d'établir un poste à Niagara, du côté du sud, afin d'empêcher les Anglais de s'introduire sur les lacs, ou d'attirer le commerce de ces contrées à Albany. C'était un homme intelligent et qui possédait à un haut degré cette éloquence figurée qui charment tant les Sauvages. Il obtint sans difficulté des Tsonnonthouans, par qui il avait été adopté et qui le chérissaient comme un de leurs compatriotes, la permission d'ouvrir un comptoir dans leur pays. Une députation envoyée auprès des Onnontagués, et composée du baron de Longueuil, du marquis de Cavagnal, fils du gouverneur, et de deux autres personnes, obtenait, de son côté, l'assentiment de ce canton au nouvel établissement. Aussitôt que la nouvelle en parvint à Albany, M. Burnet écrivit au gouverneur canadien pour protester contre cette violation du traité d'Utrecht; celui-ci répondit que Niagara avait toujours appartenu à la couronne de France. Burnet, ne pouvant obtenir d'autre satisfaction, et ne voulant pas commettre lui-même d'hostilité, s'adressa aux Iroquois pour les engager à expulser les Français par la force. Il attachait avec raison une grande importance à ce poste, qu'il regardait comme funeste à sa politique, lº parce qu'il protégeait la communication du Canada avec le Mississipi par l'Ohio, communication qu'il voulait interrompre au moyen de ses alliés; et 2º. parce que, si les Français y mettaient une garnison assez forte, ils seraient maîtres du passage du lac Ontario; et qu'au contraire si le fort était démoli, les Sauvages occidentaux dépendraient des Anglais 79. Burnet se plaignit vivement à tous les cantons, dont il mit quatre dans ses intérêts; mais il ne put engager les Tsonnonthouans, ni à renvoyer Joncaire, ni à lui permettre à lui-même de s'établir dans leur pays. Alors il résolut d'ouvrir un comptoir sur cette frontière, et il choisit l'entrée de la rivière Oswégo à mi-chemin entre Niagara et le fort de Frontenac, vers lequel le poste de Joncaire devait acheminer la traite (1721) 80.

Note 79: (retour) «I will do my endeavours écrit M. Burnet au Bureau du commerce, in the spring without committing hostility, to get our Indians to demolish it. This place is of great consequence for two reasons, 1st. because it keeps the communication between Canada and Mississipi by the river Ohio open, which else our Indians would be able to intercept at pleasure, and 2d. if it should be made a fort with soldiers enough in it, it will keep our Indians from going over the narrow part of the lake Ontario by this only pass of the Indians without leave of the French, so that if it were demolished the far Indians would depend on us».

Documens de Londres.

Note 80: (retour) Documens de Paris.--Journal historique de Charlevoix.

Les deux nations étaient décidées de se maintenir dans les positions qu'elles avaient ainsi prises. Louis XV écrivait de sa main sur un mémoire: «Le poste de Niagara est de la dernière importance pour conserver le commerce des pays d'en haut». Il ordonna de bâtir un fort en pierre sur l'emplacement même de celui que M. Denonville y avait élevé autrefois, il rendit libre la traite de l'eau de vie aux Sauvages, comme elle l'était chez les Anglais, et rétablit la vente des congés qui furent fixés à 250 livres (1725). En même temps M. de Beauharnais reçut instruction d'empêcher aucun étranger de pénétrer sur le territoire français, soit pour commercer, soit pour étudier le pays; il fut défendu aux Anglais de rester plus de deux jours à Montréal. Il y en avait beaucoup d'établis dans cette ville, ouvriers, marchands et autres. Il paraît que leur grand nombre avait excité les soupçons du gouvernement 81.

Note 81: (retour) Lettre de M. Dupuy, intendant 1727.

Le duc de New-Castle, ministre secrétaire d'état, se plaignit en vain à la cour de Versailles de l'établissement de Niagara, que l'Angleterre regardait comme un empiétement sur le territoire cédé par le traité d'Utrecht. M. Burnet écrivit aussi de nouveau à M. de Vaudreuil dans ce sens une lettre qui fut remise au baron de Longueuil, gouverneur par intérim après la mort du dernier, par M. Livingston alors en Canada ostensiblement pour son éducation, mais probablement chargé de quelque mission secrète.

Ne recevant aucune réponse favorable, le gouverneur de la Nouvelle-York commença à se fortifier à Oswégo; et il répondit à la sommation que M. de Beauharnais lui fit porter en 1727 de se retirer de ce poste, en y envoyant une forte garnison pour le défendre en cas d'attaque. Oswégo possédait une double importance pour les Anglais; il était nécessaire à leur projet de s'emparer de la traite des pelleteries, et il protégeait les établissemens que leurs colons formaient entre l'Hudson et le lac Ontario.

Ces difficultés et ces empiétemens amenaient l'un après l'autre des représailles. Voyant qu'il ne pouvait déloger Burnet du poste qu'il occupait sur le lac, M. de Beauharnais tourna sa position et vint élever un fort vers la tête du lac Champlain, à la pointe à la Chevelure (Crown Point). Ce lac, comme l'on sait, qui se décharge dans le St.-Laurent par la rivière Richelieu, tire ses eaux du plateau où prend sa source la rivière Hudson qui va se jeter du côté opposé dans la mer, à New-York. Entouré de montagnes vers le haut, ses rives s'abaissent graduellement à mesure qu'on approche de St.-Jean, bourg situé à son extrémité inférieure. M. de la Corne, officier canadien distingué, appela le premier l'attention sur l'importance d'occuper ce lac, qui donnait entrée dans le coeur de la Nouvelle-York. En effet, de la Pointe à la Chevelure on menaçait à la fois non seulement Oswégo et Albany, mais encore du côté de l'orient la Nouvelle-Angleterre. Aussi n'eut-elle pas plus tôt appris la résolution des Français, que la législature de cette dernière contrée vota une somme d'argent pour envoyer, conjointement avec la Nouvelle-York, une ambassade en Canada, afin de l'engager à abandonner cette position. En même temps elle pressa la première province d'exciter l'opposition des cinq nations. Mais ses démarches n'eurent aucune suite, et les Français, malgré les réclamations et les menaces, y construisirent le fort St.-Frédéric, ouvrage à machicoulis, et le gardèrent jusqu'à la fin de la guerre commencée en 1755. C'est ainsi que dans une lutte d'un nouveau genre, lutte d'empiétemens, lutte de sommations et de contre-sommations, les deux premières monarchies de l'Europe se disputaient pacifiquement, pour se les disputer ensuite les armes à la main, quelques lambeaux de forêts où déjà germaient sous leurs pas le républicanisme et l'indépendance.

Ces transactions, graves par les suites qu'elles devaient avoir, se passaient entre 1716 et 1744. Cependant, à la faveur de la paix, le Canada faisait des progrès, lents peut-être si l'on veut, parce qu'ils n'étaient dus qu'à l'accroissement naturel de la population, mais constans et assurés, malgré les ravages d'une épidémie, la petite vérole, fléau qu'on n'avait pas encore appris à dompter, et qui décima à plusieurs reprises la population blanche et indigène. Les défrichemens s'étendaient de tous côtés, les campagnes surtout se peuplaient, les habitans, reposés de leurs anciens combats, avaient pris goût à des occupations paisibles et plus avantageuses pour eux et pour le pays.

L'émigration laissée à elle même, avait aussi repris son cours, mais elle suffisait à peine pour combler le vide que laissaient ceux qui périssaient dans les longues et dangereuses pérégrinations qu'ils entreprenaient pour la traite des pelleteries. En 1725 cependant on voulut la ranimer. Il y eut une espèce de flux dans le cours émigrant. Le Chameau, vaisseau du roi, partit de France chargé d'hommes pour le Canada. Il portait M. de Chazel qui venait remplacer M. Begon, comme intendant, M. de Louvigny nommé au gouvernement des Trois-Rivières, et plusieurs officiers, ecclésiastiques et marchands. Cette émigration précieuse moins par le nombre que par les lumières et les capitaux qu'elle apportait, devait donner un nouvel élan au pays; mais malheureusement elle ne devait point parvenir à sa destination. Une horrible tempête surprit le Chameau à la hauteur de Louisbourg, à l'entrée du golfe St.-Laurent, et le jeta, au milieu de la nuit, sur les rescifs de l'île encore sauvage du Cap-Breton, où il se brisa. Personne ne fut sauvé. Le lendemain la côte parut jonché de cadavres et de marchandises. La nouvelle de cet affreux désastre fit une douloureuse sensation dans toute la Nouvelle-France, qui ressentit longtemps cette perte. Lorsqu'elle était encore à la déplorer, elle en fit une autre, qui ne lui fut pas moins sensible, dans la personne de M. de Vaudreuil, qui expira le 10 octobre (1725) après avoir gouverné le Canada pendant 21 ans avec sagesse et l'approbation du peuple, dont il fut sincèrement regretté. Son administration ne fut troublée par aucune de ces querelles qui ont si souvent agité la colonie et divisé les grands fonctionnaires publics et le clergé; et elle fut constamment signalée par des événemens heureux, dus en grande partie à sa vigilance, à sa fermeté, à sa bonne conduite, et aussi au succès qui accompagnait presque toutes ses entreprises; car la chance entre pour beaucoup dans les événemens humains. Il eut pour successeur le marquis de Beauharnais, qui avait déjà été intendant à Québec après M. de Champigny. Nommé en 1705 à la direction des classes de la marine en France, il était capitaine de vaisseau lorsqu'il fut choisi par Louis XV pour administrer le gouvernement de l'importante colonie du Canada, où il n'arriva qu'en 1726, et dont les rênes lui furent remises par le baron de Longueuil qui les tenait depuis la mort du dernier gouverneur.

L'intendant Begon, que M. de Chazel venait relever, eut pour successeur M. Dupuy, maître des requêtes, ancien avocat général au conseil du roi, et fidèle disciple de l'esprit et des doctrines des parlemens de France. Il ne fut pas plutôt entré en fonctions, qu'il voulut augmenter l'importance du conseil supérieur dans l'opinion publique, inspirer à ses membres les sentimens d'un haut respect pour leur charge, et raffermir en eux cette indépendance de caractère qui sied si bien à une magistrature intègre, et qui a fait regarder les parlemens français comme les protecteurs, les défenseurs nés du peuple.

Jaloux des droits de la magistrature, esclave de la règle, le nouvel intendant ne fut pas longtemps dans le pays sans se voir aux prises avec plusieurs des autorités publiques, accoutumées à jouir d'une assez grande latitude dans leurs actes, et à exercer leurs pouvoirs plus suivant l'équité ou la convenance que suivant l'expression rigide de la lettre. Le premier différend grave qui s'éleva ainsi, naquit d'une circonstance fortuite, la mort de l'évêque de Québec, M. de St.-Vallier, qui avait succédé en 1680 à M. de Laval, forcé à la retraite par son grand âge et ses infirmités. Cette longue querelle que nos historiens ont ignorée, car aucun d'eux n'en fait mention 82, souleva le clergé et le gouverneur contre le conseil dirigé par M. Dupuy. En général le gouverneur et l'intendant étaient opposés l'un à l'autre; c'étaient deux rivaux attachés ensemble par la politique royale pour s'observer, se contenir, se juger; si l'un était plus élevé en rang, l'autre possédait plus de pouvoir, si le premier avait pour courtisans les hommes d'épée, l'autre avait les hommes de robe et les administrateurs subalternes; mais ce système en rassurant la jalousie du trône, devait désunir à jamais ces deux grands fonctionnaires, mal que rien ne pouvait compenser. Jusqu'à présent l'intendant s'est rangé du côté du parti clérical; aujourd'hui M. Dupuy occupe la position du gouverneur qui s'est rallié au clergé.

Note 82: (retour) J'en ai trouvé tous les détails dans les régistres du conseil supérieur, et dans une pièce consignée dans l'Appendice (B) de ce volume, découverte par M. Faribault dans les archives provinciales. Les limites précises des pouvoirs du gouverneur et de l'intendant qu'on a eu tant de peine à fixer, sont indiquées avec clarté dans plusieurs documents de ce grand procès.

L'évêque de Québec mourut en décembre 1727, pendant l'absence de M. de Mornay, son coadjuteur depuis 1713. M. de Lotbinière, archidiacre, se préparait à faire les obsèques du prélat, en sa qualité de grand vicaire, lorsque le chapitre prétendit que ses fonctions avaient cessé comme tel par le décès de l'évêque; que le siége épiscopal était vacant, et que c'était à lui, le chapitre, à régler tout ce qui avait rapport à l'inhumation du pontife et à l'élection de son successeur.

L'archidiacre repoussa cette prétention; et sur le refus que l'on fit d'obtempérer aux ordres qu'il donnait en sa qualité de grand vicaire, il fit assigner devant le conseil supérieur, c'est-à-dire devant l'autorité civile, le chapitre pour répondre de sa rébellion. Le chapitre se contenta de déclarer avec dédain qu'il ne reconnaissait aucun juge en Canada capable de prendre connaissance des motifs du différend élevé entre lui et le plaignant, qu'il ne pouvait être traduit que devant l'official du diocèse, et qu'il en appelait au roi en son conseil d'état. C'était l'ancienne prétention cléricale de récuser les tribunaux civils ordinaires. M. Dupuy la traita de monstrueuse, le conseil supérieur tenant, disait-il, en ce pays la place des parlemens français, qu'il fallait reconnaître avant de pouvoir en appeler à la couronne. Des scènes de scandale suivirent ces premières altercations. Le chapitre se rendit tumultueusement, à la tête d'une foule de peuple, à l'Hôpital-Général, à l'entrée de la campagne, où était déposé le corps de l'évêque, auprès duquel il avait défendu aux fidèles d'aller prier; il se précipita avec fracas dans la chapelle, manda devant lui la supérieure du monastère, la suspendit de ses fonctions et mit le couvent en interdit, afin d'empêcher sans doute la cérémonie des obsèques. Tout cela dénotait peu de respect pour la mémoire du chef du clergé que l'on venait de perdre, et rappelait aux plaisans quelques unes des scènes du Lutrin.

Cependant le conseil supérieur rendait son arrêt (janvier 1728) sur la vacance du siége épiscopal, qu'il déclara rempli attendu l'existence de M. de Mornay, coadjuteur et successeur désigné du dernier évêque, lequel avait même en cette qualité gouverné les missions de la Louisiane. Le chapitre se trouvait par là privé de faire aucun acte de juridiction diocésaine. Il avait bien bravé le conseil lors de l'inhumation, à présent que l'on était à l'important de l'affaire, il ne balança pas à se mettre en pleine insurrection contre lui. En conséquence, M. de Tonnancourt, chanoine de la cathédrale, monta en chaire le jour de l'Epiphanie avec un mandement contre l'intervention du pouvoir civil, qu'il lut aux fidèles, avec ordre à tous les curés de le publier au prône de leurs paroisses respectives. L'intendant fit informer immédiatement contre le chanoine audacieux. Toute la rivalité jalouse qui existait en France entre le clergé et les parlemens toujours quelque peu libéraux et jansénistes, se manifesta dans cette dispute, qui du reste n'eût intéressé que la chronique religieuse et les légistes canoniques, si, à cette phase de son progrès, le gouverneur ne fût intervenu tout à coup pour interrompre le cours des tribunaux. M. de Beauharnais alla beaucoup plus loin que M. de Frontenac dans cette intervention dangereuse. Il se déclara le champion du chapitre. Il se rendit le 8 mars au conseil supérieur avec son secrétaire par lequel il fit lire une ordonnance interdisant à ce corps toute procédure ultérieure dans l'affaire du clergé, et cassant les arrêts qui avaient déjà été rendus. Il voulut aussi imposer silence au procureur général. Cette haute cour tint en cette circonstance grave, une conduite pleine de dignité. Elle ordonna d'abord au secrétaire du gouverneur de se retirer, parcequ'il ne faisait pas partie du conseil; elle protesta ensuite contre l'insulte faite à la justice; et, par une déclaration motivée en présence du gouverneur lui-même, dans laquelle elle qualifia ses prétentions de téméraires autant que nouvelles dans la colonie, elle résolut de porter ses plaintes au roi de l'atteinte faite à l'indépendance et à l'autorité des tribunaux.

Le gouverneur sortit irrité. Il fit publier à la tête des troupes et des milices des villes et des campagnes, son ordonnance d'interdiction avec défense de recevoir les arrêts du conseil supérieur sans son ordre exprès. Le conseil répondit par une contre-ordonnance du 27 mars (1728) dans laquelle on trouve ces mots: «Les peuples savent bien et depuis longtemps que ceux qui ont ici l'autorité du prince pour les gouverner, ne peuvent en aucun cas se traverser en leurs desseins; et que dans les occasions où ils sont en diversité de sentimens pour les choses qu'ils ordonnent en commun, l'exécution provisoire du projet différemment conçu, dépend du district dans lequel il doit s'exécuter; de sorte que si le conseil supérieur a des vues différentes d'un gouverneur général en chose qui regarde la justice, c'est ce que le conseil ordonne qui doit avoir son exécution; et de même s'il y a diversité de sentiment entre le gouverneur général et l'intendant sur des choses qui les regardent en commun, les vues du gouverneur général prévaudront si ce sont choses purement confiées à ses soins, telle qu'est la guerre et la discipline militaire hors de laquelle, étant défendu au gouverneur général de faire aucune ordonnance telle qu'elle soit, il ne peut jamais faire seul qu'une ordonnance militaire. Les ordonnances de l'intendant doivent de même s'exécuter par provision, quand ce dont il s'agit est dans l'étendue de ses pouvoirs, qui sont la justice, la police et les finances, sauf à rendre compte au roi de part et d'autre chacun en son particulier, des vues différentes qu'ils auront eues, à l'effet que le roi les confirme ou les réforme à son gré. Telle est l'économie du gouvernement du Canada 83

Note 83: (retour) «Le gouverneur et lieutenant général dans le Canada n'a aucune autorité sur les cas d'amirauté, et nulle direction sur les officiers qui rendent la justice».--Règlement de 1684 signé du roi et du grand Colbert, et un grand nombre d'autres règlemens rendus depuis dans le même sens.

Le conseil maintint la position qu'il avait prise, et sévit contre les rebelles. Quelques uns de ses membres cependant furent gagnés ou intimidés par M. de Beauharnais; et l'un d'eux, le nommé Crespin, après avoir voté avec ses collègues, refusa de remplir certaines fonctions qu'ils lui avaient déférées temporairement dans la conduite du grand procès qui les occupait. On l'interdit. Cela se passait le 6 avril. Le 30 mars les troupes avaient été appelées une seconde fois sous les armes, et les officiers avaient déchiré à coups d'épée les nouveaux arrêts et les nouvelles ordonnances du conseil. Le gouverneur était résolu d'aller aux dernières extrémités. Les prisons furent forcées et tous les décrétés par justice du tribunal furent élargis et reçus au château St.-Louis. Les officiers qui osèrent désapprouver cette conduite furent mis aux arrêts. Non encore content, M. de Beauharnais, qui était à Montréal, adressa le 13 mai une lettre de cachet à son lieutenant à Québec, pour exiler les deux conseillers les plus opiniâtres, l'un M. Gaillard, à Beaupré, et l'autre M. d'Artigny à Beaumont. Ce coup d'état, qui était heureusement un fait inouï dans le pays, y fit une grande sensation. Jusqu'alors le cours de la justice avait été rarement interrompu, du moins avec cet éclat qui nous rappelle une triste époque, l'interdiction des deux juges canadiens de Québec en 1838. Le gouverneur voulait rendre le conseil incompétent en le réduisant à moins de cinq membres actifs, nombre nécessaire pour rendre les arrêts. L'intendant publia aussitôt une autre ordonnance (29 mai) en sa qualité de président et de seul chargé de le convoquer, pour enjoindre à tous ses membres de rester à leur poste, sous peine de désobéissance, et de ne tenir aucun compte de l'ordre illégal du gouverneur.

Le conseil se trouva ainsi en opposition à ce dernier et à la majorité du clergé. Les Récollets inclinant ordinairement pour le pouvoir civil, se rangèrent cette fois avec l'autorité militaire et ecclésiastique. Les Jésuites, contre leur usage, se tinrent, à ce qu'il paraît, à l'écart et observèrent une prudente réserve. Le roi avait été saisi de l'affaire dès le commencement, et l'on sut bientôt à quoi s'en tenir sur la conduite que suivrait le ministère. Ce qui se passait alors en France était d'ailleurs un avertissement suffisant pour les plus clairvoyans.

Le cardinal de Fleury avait remplacé le cardinal Dubois à la tête des affaires. Par une espèce d'ironie l'immoral Louis XV ne voulait être servi que par des cardinaux. Le nouveau ministre tâchait d'apaiser les troubles religieux qui agitaient le royaume à l'occasion de la bulle unigenitus. Cette bulle proclamait l'infaillibilité du pape; et le cardinal avait promis de se vouer à sa défense pour obtenir le chapeau. «Comme prêtre, dit un auteur, il oublia qu'il se devait à la France et non à la cour de Rome; il se fit juge opiniâtre des consciences, quand il ne fallait être que conciliateur. Il avait des vues bornées, peu de génie, beaucoup d'égoïsme; il craignait les Jésuites et les servait afin de ne pas les avoir pour ennemis».

Le concile provincial d'Embrun tenu en 1727, ayant condamné l'évêque de Senez, accusé d'avoir attaqué la fameuse bulle, le parlement et le barreau s'élevèrent contre le jugement, le parlement qui bravait alors la cour de Rome, en refusant la légende de Grégoire XII béatifié à la sollicitation des Jésuites, et qui s'élevait devant le cardinal comme l'opposant de ses vues. On conçoit quelle amertume cette conduite laissait dans le coeur du ministre, et dans quelle disposition d'esprit il reçut la nouvelle des démêlés entre le chapitre et le conseil supérieur de Québec, image du parlement de Paris. La querelle canadienne se confondit à ses yeux avec la querelle française. M. Dupuy fut immédiatement rappelé, et l'ordre envoyé, dès le 1 juin 1728, au conseil supérieur de lever les saisies du temporel des chanoines et curé de la cathédrale, qu'il avait ordonnées dans le cours des procédures.

Il y eut alors dans ce conseil un revirement d'opinion peu honorable pour ses lumières ou pour son indépendance. M. d'Artigny et M. Gaillard, s'étant présentés pour y prendre place comme à l'ordinaire, furent informés par M. Delino, qui le présidait en l'absence de son chef disgracié, qu'il avait été décidé qu'ils ne pourraient être admis jusqu'à ce que le roi se fût prononcé au sujet de la lettre de cachet du marquis de Beauharnais du 13 mai. Cette suspension dura jusqu'à l'arrivée du nouvel intendant, M. Hocquart, l'année suivante 84.

Note 84: (retour) Registres de l'intendant. Registres du conseil supérieur.

Tel fut le dénoûment de ce différend, dans lequel le conseil finit par jouer un rôle servile qui ne caractérise que trop souvent les autorités coloniales. M. Dupuy avait, aux premiers avis, remis sa charge afin de ne point partager la honte de ces rétractations.

Quant à l'élection de l'évêque, la position prise par l'autorité civile fut maintenue, puisque M. de Mornay succéda à M. de St.-Vallier en vertu de son droit de second dignitaire du diocèse. Cependant il ne vint point en Canada. M. Dosquet, nommé évêque de Samos, arrivé avec M. Hocquart en 1729, y fit les fonctions de pontife comme coadjuteur jusqu'en 1735, époque de la résignation de M. de Mornay et de la sienne. M. de Pourroy de l'Auberivières fut choisi pour remplir le siége vacant; mais il mourut en arrivant à Québec en 1739. Enfin il eut pour successeur M. Dubreuil de Pontbriant, le premier Canadien qui ait porté la mitre. Sa nomination interrompit ces mutations fréquentes de la première charge ecclésiastique du pays.

Depuis 14 ans aucune expédition militaire n'avait appelé les Canadiens sous les drapeaux. C'était une chose inouïe dans nos annales. Mais tout à coup, en 1728, le bruit du tambour retentit sur les places publiques, et annonça aux habitans qu'il se passait quelque chose d'inaccoutumé parmi les peuplades de l'Occident. On sut bientôt en effet que c'était une des nations du Michigan qui avait pris les armes, les Outagamis. On demandait seulement quelques hommes de bonne volonté, qui se présentèrent. Cette expédition, quoique composée d'un petit nombre de guerriers, avait, comme la plupart de celles où s'étaient déjà distingués les Canadiens, quelque chose de vaste qui frappait l'imagination du soldat par l'immense distance et la solitude des pays à parcourir. Elle se mit en route pour le pays des Outagamis, nation farouche et cruelle. C'étaient les Iroquois, c'étaient surtout les colonies américaines brûlant de s'emparer du Détroit, qui l'avaient armée au commencement du siècle contre les Canadiens, qui la connaissaient à peine. «Ce peuple aussi brave que l'Iroquois, moins politique, beaucoup plus féroce, qu'il n'a jamais été possible, ni de dompter, ni d'apprivoiser, et qui semblable à ces insectes, qui paraissent avoir autant d'âmes que de parties de leurs corps, renaissent pour ainsi dire après leur défaite», ce peuple se trouvait partout, et était devenu l'objet de la haine de toutes les nations de ce continent. Depuis vingt-cinq ans les Outagamis ou Renards interrompaient le commerce, et rendaient les chemins presqu'impraticables à plus de cinq cents lieues à la ronde. Ils avaient presque tous été détruits dans la guerre de 1712, par M. Dubuisson. Le peu qui avait échappé au massacre, rôdait continuellement dans le voisinage des postes français. Ils infestaient par leurs brigandages et leurs meurtres, non seulement les rives du lac Michigan, mais encore toutes les routes qui conduisaient du Canada à la Louisiane, entravant par là gravement le commerce. Une seconde expédition entreprise contre eux deux ans après, par ordre de M. de Vaudreuil, et conduite par M. de Louvigny, lieutenant du roi à Québec, n'avait fait que les arrêter pendant un temps. Elle s'était terminée par un traité que ce commandant signa avec eux, suivant ses instructions, et par lequel il les obligea à céder leur pays à la France. Mais cela n'empêcha pas ces Sauvages de reprendre bientôt leurs anciennes habitudes de pillage, et de commettre des hostilités partout où ils se trouvaient. Ils engagèrent même plusieurs autres tribus à suivre leur exemple. M. de Beauharnais poussé à bout jura de les exterminer. Mais comment saisir des hommes nomades, qui n'ont point d'asile fixe, et qui s'échappent et disparaissent dans des régions inconnues sans qu'on puisse suivre leur trace?

C'est ce que l'on essaya. 450 Canadiens et 7 à 8 cents Sauvages, commandés par M. de Ligneris, entrèrent sur leur territoire. Une portion de cette petite armée s'était mise en route, au commencement de juin, de Montréal. Elle avait remonté la rivière des Outaouais en canot, avait traversé le lac Nipissing, pénétré, par la rivière aux Français, dans le lac Huron, et traversé ce lac après y avoir été rejointe par le reste des Indiens. Arrivée à Michilimackinac le 1 août, elle débarquait enfin le 14 à Chicago, au fond du Michigan, après deux mois et neuf jours de marche.

Les premiers ennemis qu'elle eût à combattre, furent les Malhomines ou Folles-Avoines, ainsi nommés parcequ'ils se nourrissaient d'une espèce de riz qui croît en abondance dans les plaines marécageuses situées au sud du lac Supérieur. Le lendemain cette tribu, que les Outagamis avaient entraînée dans leur alliance, se présenta rangée en bataille sur le rivage pour s'opposer au débarquement des Français. Mais à peine leurs canots eurent-ils touché la terre, que les Canadiens et leurs alliés saisissant leurs haches et leurs fusils, s'élancèrent vers les Malhomines avec de grands cris. La mêlée fut vive mais courte, Salle et de Perrot, avait néanmoins l'expérience des voyages, et l'on pouvait espérer un résultat satisfaisant. Il partit en 1738 avec ordre de prendre possession des pays qu'il découvrirait, pour le roi, et d'examiner attentivement quels avantages l'on pourrait retirer d'une communication entre le Canada ou la Louisiane et l'océan Pacifique. Le gouvernement avait l'intention de prolonger la ligne des postes de traite jusque sur cette mer. Les regards des Européens sans cesse tournés vers l'Occident, semblaient chercher cette terre promise qui avait embrasé le génie de Colomb, ce ciel mystérieux, et qui fuit toujours, vers lequel comme une puissance magique pousse continuellement la civilisation.

M. de la Vérandrye passa par le lac Supérieur, longea le pied du lac Winnipeg, et remontant ensuite la rivière des Assiniboils, s'avança vers les Montagnes-Rocheuses qu'il n'atteignit pas cependant, s'étant trouvé mêlé dans une guerre avec les naturels dans laquelle il perdit une partie de ses gens, ce qui l'obligea d'abandonner son entreprise. Ce voyageur raconta ensuite au savant suédois, Kalm, qui visitait le Canada en 1749, qu'il trouva dans les contrées les plus reculées qu'il avait parcourues, et qu'il estimait être à 900 lieues de Montréal, de grosses colonnes de pierre d'un seul bloc, quelquefois appuyées les unes contre les autres, et d'autres fois superposées comme celles d'un mur; que ces pierres n'avaient pu être disposées ainsi que de main d'homme, et qu'une d'elles était surmontée par une autre fort petite n'ayant qu'un pied de long sur quatre ou cinq pouces de large, portant sur deux faces des caractères inconnus. Cette petite pierre fut envoyée au secrétaire d'état, à Paris. Plusieurs des Jésuites qui l'avaient vue en Canada, assurèrent à Kalm que les lettres qui y étaient gravées, ressemblaient parfaitement à celles des Tartares. Les Sauvages ignoraient par qui ces blocs avaient été apportés là, et disaient qu'on les y voyait depuis un temps immémorial. L'origine tartare des caractères paraît très probable à Kalm; elle semblerait en effet confirmer l'hypothèse d'une émigration asiatique, de qui serait descendue au moins une partie des tribus sauvages de l'Amérique.

L'on donna au pays découvert par M. de la Vérandrye, le nom de «Pays de la mer de l'Ouest», parce que l'on crut n'être pas bien éloigné de cette mer; et on y établit une chaîne de petits postes pour contenir les Indigènes et faire la traite des pelleteries. Le plus reculé fut d'abord celui de la Reine, à 100 lieues à l'ouest du lac Winnipeg sur la rivière des Assiniboils; on en construisit ensuite trois autres en gagnant toujours le couchant; le dernier prit le nom de Paskoyac, de la rivière sur laquelle il était assis.

Sous l'administration de M. de la Jonquière, une nouvelle expédition fut mise sur pied pour la même fin. L'intendant Bigot était alors en Canada; il forma, pour faire la traite en même temps que des découvertes, une société composée du gouverneur et de lui-même, de MM. Breard, contrôleur de la marine, Legardeur de St.-Pierre, officier plein de bravoure et fort aimé des Indiens, et de Marin, capitaine décrié par sa cruauté, mais redouté de ces peuples. Ces deux derniers furent chargés de l'oeuvre double de l'association. Marin devait remonter le Missouri jusqu'à sa source, et de là suivre le cours de la première rivière sur laquelle il tomberait, qui irait se jeter dans l'Océan. St.-Pierre passant par le poste de la Reine, devait aller le rejoindre sur le bord de cette mer à une certaine latitude. Mais tout cela était subordonné à la spéculation pour laquelle on s'était associé, c'est-à-dire que les voyageurs interrompraient l'expédition dès qu'ils auraient amassé assez de pelleteries. Ils ne furent pas loin, et ils revinrent chargés d'une riche moisson. Les associés firent un profit énorme. M. Smith fait monter la part seule du gouverneur à la somme prodigieuse de 300,000 francs. La France ne retira rien de cette expédition, dont l'Etat fit tous les frais.

Cependant l'attitude que prenaient les colonies françaises et anglaises devenait de plus en menaçante, et la tournure des affaires en Europe annonçait une rupture prochaine entre les deux nations. La question des frontières, tenue en suspens par l'impossibilité de concilier les prétentions avancées de part et d'autre laissait depuis longtemps les colons dans l'attente des hostilités. Dès 1735, M. Raensalaer, patron ou seigneur d'Albany, sous prétexte de voyager pour son amusement, et dans la prévision de la reprise des armes, vint en Canada, et informa secrètement le gouverneur que dans les dernières guerres, l'on avait ménagé leur pays, et que M. de Vaudreuil avait recommandé à ses alliés de n'y pas faire de courses; que la Nouvelle-York avait fait la même chose de son côté, et qu'elle était encore disposée à en user de même.

En 1740 la guerre était devenue encore plus probable. M. de Beauharnais avait, sur les ordres de la cour, fait mettre les forts de Chambly, St.-Frédéric et Niagara en état de défense. Il travaillait aussi depuis longtemps à resserrer davantage les liens qui unissaient les Sauvages aux Français. Il tint à cet effet de longues conférences avec eux (1741), dans lesquelles il put s'assurer, que, s'ils n'étaient pas tous très attachés à notre cause, la puissance croissante de nos voisins, excitait leur inquiétude et leur jalousie. L'on faisait bien de ménager, de rechercher même ces peuples qui, d'après un dénombrement fait en 1736, de toutes leurs tribus depuis les Abénaquis jusqu'aux Mobiles, comptaient 15,675 guerriers.

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