Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu'à nos jours. Tome II
LIVRE VIII.
CHAPITRE 1.
COMMERCE.
1608-1744.
De l'Amérique et de ses destinées.--But des colonies qui y ont été établies.--Le génie commerçant est le grand trait caractéristique des populations du Nouveau-Monde.--Commerce canadien: effet destructeur des guerres sur lui.--Il s'accroît cependant avec l'augmentation de la population.--Son origine: pêche de la morue.--Traite des pelleteries de tout temps principale branche du commerce de la Nouvelle-France.--Elle est abandonnée au monopole de particuliers ou de compagnies jusqu'en 1731, qu'elle tombe entre les mains du roi pour passer en celles des fermiers.--Nature, profits, grandeur, conséquences de ce négoce; son utilité politique.--Rivalité des colonies anglaises; moyens que prend M. Burnet, gouverneur de la Nouvelle-York, pour enlever la traite aux Français.--Lois de 1720 et de 1727.--Autres branches de commerce: pêcheries, combien elles sont négligées.--Bois d'exportation.--Construction des vaisseaux.--Agriculture; céréales et autres produits agricoles.--Jin-seng.--Exploitation des mines.--Chiffre des exportations et des importations.--Québec, entrepôt général.--Manufactures: introduction des métiers pour la fabrication des toiles et des draps destinés à la consommation intérieure.--Salines.--Etablissement des postes et messageries (1745).--Transport maritime.--Taxation: droits de douane imposés fort lard et très modérés.--Systèmes monétaires introduits dans le pays; changemens fréquens qu'ils subissent et perturbations qu'ils causent.--Numéraire, papier-monnaie: cartes, ordonnances; leur dépréciation.--Faillite du trésor, le papier est liquidé avec perte de 5/8 pour les colons en 1720.--Observations générales.--Le Canadien plus militaire que marchand.--Le trafic est permis aux fonctionnaires publics; affreux abus qui en résultent.--Lois de commerce.--Etablissement du siège de l'Amirauté en 1717; et d'une bourse à Québec et à Montréal.--Syndic des marchands.--Le gouvernement défavorable à l'introduction de l'esclavage au Canada.
La découverte du Nouveau-Monde est un des événemens qui ont exercé l'influence la plus salutaire sur la destinée des Européens 85, et la plus funeste sur celle des nombreuses nations indiennes qui peuplaient les forêts de l'Amérique. L'amour de l'indépendance, inné parmi ces tribus nomades, et leur intrépidité ont retardé et retardent encore à peine leur ruine d'un jour: elles tombent au contact de la civilisation en même temps que les bois mystérieux qui leur servent de retraites. Bientôt, pour nous servir des paroles poétiques de Lamennais, elles auront disparu, sans laisser plus de trace que les brises qui passent sur les savanes et que les flots poussés par une force invisible entre les bancs de corail. En moins de trois siècles elles ont disparu d'une grande partie du continent Ce n'est pas ici le lieu de rechercher les causes de cet anéantissement de tant de peuples dans un si court espace de temps que l'imagination en est étonnée. Nous dirons seulement que l'introduction des Européens dans le Nouveau-Monde a donné un nouvel essor aux progrès de la civilisation. Elle a marqué cette ère incomparable, où un immense et fertile continent s'est trouvé tout-à-coup livré au génie des populations chrétiennes, au génie d'une immigration qui, foulant aux pieds les dépouilles sociales des temps passés, a voulu inaugurer une arche d'alliance nouvelle, une société sans priviléges et sans exclusion. Le monde n'avait encore rien vu de semblable. Cette nouvelle organisation doit-elle atteindre les dernières limites de la perfectibilité humaine? On le croirait si les passions des hommes n'étaient partout les mêmes, si l'amour des richesses surtout n'envahissait toutes les pensées, n'était devenu, comme celui des armes au moyen âge, la première idole de l'Amérique. Rien n'y entrave les lumières, ni vieux préjugés, ni vieilles doctrines, ni institutions antiques. La place du beau et du bon est vide. Les siècles passés n'ont laissé ni ruines, ni décombres, que la hache du défricheur n'ait abattues ou ne puisse niveler.
Note 85: (retour) «The discovery of America was, in this way, of as much advantage to Europe, as the introduction of foreign commerce would be to China. It opened a large market for the produce of European industry, and constantly provided a new employment for that stock which this industry accumulated». Brougham: Colonial policy of the European powers.
L'établissement de ce continent opéra une révolution surtout dans le commerce, qui embrasse tout aujourd'hui, et qui du rang le plus humble tend continuellement à occuper la première place de la société, et à y exercer la plus grande influence. Les armes, la mitre ont tour à tour exercé leur domination sur le monde, le commerce prend déjà leur place. Il règne, il doit régner en roi sur toute l'Amérique; son génie précipitera de gré ou de force sous son joug les contrées dont l'industrie sera trop lente à se réveiller. C'est donc aux peuples et aux gouvernemens à se préparer pour fournir une carrière qui doit les mener à la puissance. L'industrie a établi son trône dans cette portion du globe, qui remplit déjà d'étonnement ou de crainte les vieilles nations guerrières et aristocratiques de l'Europe.
Mais avant de parvenir à ce degré de grandeur auquel ce continent est destiné, mais qu'il ne doit atteindre qu'après avoir acquis les moyens de satisfaire à toutes ses exigences, et de posséder la liberté dont il a besoin, il a dû payer tribut et soumission aux métropoles qui l'ont peuplé. Il a dû comme l'enfant reconnaître leur autorité jusqu'à ce qu'il fût adulte, jusqu'à ce qu'il fût homme fait, c'est la la loi de la nature. C'est à ce titre et pour l'indemniser de sa protection, que l'enfant travaille pour son père. Aussi l'Europe a dit par la bouche de Montesquieu: «Les colonies qu'on a formées au delà de l'Océan sont sous un genre de dépendance dont on ne trouve que peu d'exemples dans les colonies anciennes, soit que celles d'aujourd'hui relèvent de l'Etat même, ou de quelque compagnie commerçante établie dans cet Etat.
«L'objet de ces colonies est de faire le commerce à de meilleures conditions qu'on ne le fait avec les peuples voisins, avec lesquels tous les avantages sont réciproques. On a établi que la métropole seule pourrait négocier dans la colonie; et cela avec grande raison, parce que le but de l'établissement a été l'extension du commerce, non la fondation d'une ville ou d'un nouvel empire.
«Ainsi c'est encore une loi fondamentale de l'Europe, que tout commerce avec une colonie étrangère est regardé comme un pur monopole punissable par les lois du pays: et il ne faut pas juger de cela par les lois et les exemples des anciens peuples 86 qui n'y sont guère applicables.
«Il est encore reçu que le commerce établi entre ces métropoles n'entraîne point une permission pour les colonies qui restent toujours en état de prohibition».
En vain la Nouvelle-Angleterre et la Virginie diront-elles: nous ne fûmes point fondées par des spéculateurs européens, mais par des hommes libres qui vinrent se réfugier dans les forêts du Nouveau-Monde pour se soustraire aux persécutions de leur mère-patrie, par des hommes libres qui vinrent y cacher leurs lois et leurs autels, l'Europe répondra: la colonie est soumise au pouvoir suprême de la métropole.
En vain le Canada dira-t-il, j'ai un pacte qui fut conquis après six ans d'une lutte acharnée, et scellé avec le plus pur sang de mes enfans, un pacte qui me garantit l'usage de ma religion et de ma propriété, c'est-à-dire de ma langue, de mes biens et des lois qui les régissent, l'Europe répondra: la colonie est soumise au pouvoir suprême de la métropole.
Le traité d'Utrecht fut suivi d'une longue période de paix presque sans exemple dans les annales du Canada. Depuis son établissement cette colonie avait presque toujours eu les armes à la main, pour repousser tantôt les Anglais, tantôt les Indiens, qui venaient tour à tour lui disputer un héritage couvert de ses sueurs et de son sang. Cette guerre semblait devenir plus vive à mesure qu'elle se prolongeait. Mais il vient un temps où les forces et l'énergie comme les passions s'usent et s'épuisent. Les parties belligérantes plus affaiblies encore en Amérique qu'en Europe, mirent enfin un terme à cette lutte, et les colons depuis si longtemps victimes de la politique de l'ancien monde, et de quelques hommes ambitieux du nouveau, purent goûter sans alarmes les fruits de leur industrie; et continuer sans interruption à développer leurs établissemens.
L'on aurait tort de croire avec quelques auteurs que l'espace qui s'écoula de 1713 à la guerre de 1744 fut nul pour l'histoire. Aucune époque, comme nous l'avons déjà dit, ne fut plus remarquable par les progrès du commerce et de la population, malgré la décadence et les embarras financiers de la mère-patrie, qui réagirent sur toutes ses colonies et retardèrent leur accroissement d'une manière fâcheuse. Par sa seule énergie, le Canada triompha des désavantages de sa situation dont le plus grave était son interdiction aux vaisseaux et aux marchandises étrangers. Mais il était encore trop faiblement peuplé pour sentir tout ce que cette tyrannie avait d'oppressif. Les colonies anglaises supportaient en silence le même joug, mais elles songeaient, elles alors, aux moyens de s'y soustraire.
D'un autre côté, la traite des pelleteries et les guerres continuelles avaient fait perdre à une partie des Canadiens le goût de la paix. Peuple chasseur et guerrier, il méprisait trop l'agriculture, les arts et le commerce; la considération et les honneurs ne pouvaient s'acquérir à ses yeux, que dans les combats et dans les entreprises hasardeuses et semées de dangers. Il fallait donc une longue tranquillité pour changer ces préjugés et ces habitudes. Une troisième cause d'appauvrissement pour lui, c'était l'émigration. Les colonies fondées sur les lacs et dans la Louisiane avaient été commencées par des Canadiens. Ce qui arrivait de France, comme on l'a observé ailleurs, était loin de combler le vide qu'ils laissaient en s'éloignant de leur patrie. Néanmoins ces obstacles furent graduellement surmontés, et la population qui était en 1719 de 22,000 âmes s'était élevée en 1744 à près de 50,000 âmes, et les exportations qui ne passaient pas cent mille écus (Raynal) montèrent en 1749 à 1400 mille francs.
Les Français furent probablement les premiers qui dotèrent l'Europe de la pêche de la morue, source inépuisable de richesses, par la découverte des bancs de Terreneuve; ils lui léguèrent de plus une nouvelle industrie dans la traite des pelleteries, dont les avantages cependant ont été plus d'une fois mis en question à cause de ses conséquences démoralisatrices.
Quoiqu'il en soit, ce commerce fut établi par les pêcheurs qui s'approchant des côtes du Canada et de l'Acadie, commencèrent avec les Indigènes un trafic qui leur rapporta des bénéfices considérables. Petit à petit on lia des relations plus intimes avec eux; plus tard on voulut avoir un pied à terre dans le continent même que l'on s'était contenté jusque là de côtoyer, et l'on y éleva des comptoirs pour la traite. Alors des spéculateurs riches et influens en demandèrent le monopole exclusif, à la condition d'y porter des colons pour établir ces contrées nouvelles, dont l'on pressentait vaguement l'avenir; ils l'obtinrent, et ainsi fut introduite la domination française sur une portion considérable du Nouveau-Monde.
L'on sait par quelles mains le monopole dont il s'agit a successivement passé en commençant par M. Chauvin, au début du 17e siècle. Placée spécialement sous la protection de ce monopole, la traite des pelleteries fut regardée dans tous les temps comme la branche la plus importante du commerce canadien. Aussi commencerons-nous par elle le tableau qui va suivre. Comme nous venons de le dire, c'est M. Chauvin qui exerça le premier le monopole de la traite d'une manière régulière et systématique. Il paraît que longtemps avant lui, ce privilège avait été accordé à plusieurs personnes, et que même Jacques Cartier l'avait obtenu, mais rien ne constate positivement que le reste des Français s'y soient soumis; on est plutôt porté à croire le contraire; car l'on sait que long temps encore après Henri IV, les traitans et les pêcheurs jouissaient d'une grande liberté dans les parages de ce continent, et qu'au temps de Champlain les villes repoussaient avec énergie, surtout la Rochelle, ce monopole, dont le commandeur de Chaste, M. de Monts, les de Caën jouirent les uns après les autres jusqu'en 1327. Alors se forma la compagnie des cent associés, à laquelle furent cédées à perpétuité la Nouvelle-France et la Floride. Outre les conditions ayant trait à la politique et à la colonisation dont nous avons parlé en son lieu, le roi lui accorda, pour toujours, le trafic des cuirs, peaux et pelleteries, et pour 15 ans, tout autre commerce par terre et par mer, à la réserve de la pêche de la morue et de la baleine qui resta libre à tous les Français, et de la traite des pelleteries que les habitans des pays cédés, purent faire avec les Indigènes, pourvu qu'ils vendissent les castors à ses facteurs, à raison d'un prix fixe. Il fut aussi stipulé que toutes les marchandises manufacturées dans la colonie seraient exemptées des droits en France pendant 15 ans.
Cette compagnie si fameuse, qui avait eu Richelieu pour son chef, n'ayant rempli aucune de ses obligations relativement à la colonisation, et ayant été entraînée dans des dépenses qui dépassaient ses revenus, avait restreint graduellement le cercle de ses affaires, de sorte qu'elle fût obligée en 1663, ou 36 ans après sa création, de se dissoudre et de remettre ses possessions au roi.
Dès l'année suivante, il s'en forma une nouvelle qui prit le nom de compagnie des Indes occidentales. Cette association subsista jusqu'en 1674. Elle eut en concession toutes les colonies françaises des Iles et du continent de l'Amérique, et toute la côte d'Afrique depuis le Cap-Vert jusqu'au Cap de Bonne-Espérance, avec le privilége exclusif du commerce, la pêche exceptée, pendant 40 ans, et la jouissance des droits et priviléges qui avaient été accordés aux cent associés. Le roi lui accorda en outre une prime de 40 livres par tonneau, sur les marchandises exportées de France dans les colonies ou des colonies en France. Les marchandises dont les droits avaient été payés à l'entrée, pouvaient être réexportées par elle à l'étranger en franchise. Elle n'avait pas non plus de droits à payer sur les vivres, munitions de guerre et autres objets nécessaires à l'armement de ses vaisseaux.
Le commerce d'importation et d'exportation se trouva ainsi de nouveau arraché des mains des colons pour être livré exclusivement à la nouvelle compagnie. Les cent associés avaient joui du même monopole; mais ils avaient été forcés en 1645 de l'abolir, et de signer un traité avec le député des habitans de la Nouvelle-France, par lequel ils leur abandonnaient la traite des pelleteries à la condition qu'ils acquitteraient la liste civile et militaire et toutes les autres dépenses de l'administration. Le nouveau privilége, plus exclusif encore que celui de 1627, souleva une opposition générale. En très peu de temps les marchandises n'eurent plus de prix; le conseil souverain fut obligé d'établir un tarif que rendit inutile la sagacité mercantile. La compagnie et ceux qui avaient encore d'anciennes marchandises, refusèrent de les vendre aux taux fixés par l'autorité, et elles disparurent du marché. Il était nécessaire de faire cesser au plus tôt un état de choses qui assujettissait les habitans à une gêne affreuse en les ruinant. En effet deux ans après (1666) la compagnie, sur le rapport de Colbert au roi, rendit libre et le commerce avec la mère-patrie et la traite des fourrures. Mais pour s'indemniser de la subvention des juges du pays, qui fut portée à sa charge, et qui se montait à 48,950 livres, elle se réserva le droit du quart sur le castor, du dixième sur les orignaux et la traite de Tadoussac, ce que les habitans acceptèrent sans murmurer, et le roi confirma avec satisfaction.
Cette compagnie, malgré les vastes domaines livrés à son exploitation, ne prospéra point. Soit que ces opérations fussent conduites sans prévoyance et sans économie, ou, ce qui est plus probable, que les colonies qu'on lui abandonnait ne fussent pas assez avancées pour alimenter un grand commerce, elle se trouva bientôt grevée d'une dette énorme. Elle employait plus de 100 navires. Elle devait en 1674, 3 millions 523 mille livres; cette dette avait été en partie occasionnée par la guerre qu'elle avait eue à soutenir contre les Anglais. Le capital versé s'élevait à un million 297 mille livres; en sorte que la caisse se trouvait débitrice pour 4 millions 820 mille livres. L'actif de la compagnie ne dépassait pas un million 47 mille livres. Sur les suggestions de Colbert, Louis XIV remboursa aux actionnaires leur mise, se chargea du paiement des 3 millions 523 mille livres, supprima la société, et rendit le commerce de l'Amérique libre à tous les Français, excepté celui du castor.
Le droit du quart sur les castors et du dixième sur les orignaux fut maintenu, et passa entre les mains du gouvernement qui l'afferma immédiatement à M. Oudiette. Il fut défendu de porter le castor ailleurs qu'à ses comptoirs dans la colonie, au prix fixé par l'autorité. Ce prix fut d'abord de 4 francs 10 sous, la livre; maie il devint bientôt nécessaire de diviser cette marchandise en 1re. 2de. et 3me. qualités, ou en castor gras, demi gras, et sec, et de modifier le tarif en conséquence. Le fermier payait les pelleteries que lui apportaient les habitans en marchandises; et comme il n'y avait que lui qui pouvait acheter le castor, qui formait alors la branche la plus importante du commerce général, ce même commerce se trouvait à sa merci; il pouvait le maîtriser à son gré. Aussi vit-on graduellement baisser le prix des fourrures chez les Sauvages et hausser celui des articles que les Français leur donnaient en retour, tandis que dans les colonies anglaises, où ce trafic était libre, les prix suivaient une marche contraire.
M. Oudiette obtint encore la ferme des droits sur les vins, eaux-de-vie et tabacs, qui étaient alors de dix pour cent. Plusieurs particuliers prétendaient en être exempts, on ne dit pas pour quels motifs; mais ils furent bientôt obligés de se soumettre à l'ordre du roi avec le reste du pays, qui ne songea point sans doute à disputer au souverain la prérogative de le taxer.
Cette ferme exista sans modification jusqu'en 1700, le tarif du castor et des marchandises non énumérées ici, subissant les variations plus ou moins bien mal entendues que l'intérêt du fermier parvenait à faire agréer au gouvernement. Mais à cette époque les Canadiens ne pouvant plus supporter la tyrannie de ce marchand, envoyèrent des députés en France pour y exposer les abus du système et demander un remède. M. de Pontchartrain, ministre, imagina une société qui embrasserait tous les habitans de la colonie. Par ce moyen on satisferait tous les mécontens en les absorbant. Mais le principe vicieux subsistait toujours, car on ne rétablissait pas la concurrence entre les citoyens pour exciter l'émulation et l'industrie; l'avantage de la liberté de commerce n'appartiendra donc encore qu'aux colonies anglaises toujours rivales du Canada.
Cependant l'on mit le projet à exécution. D'abord Louis XIV permit déporter librement tant en France qu'à l'étranger le castor provenant des traites faites en Amérique. Ensuite M. Roddes, devenu après M. Oudiette adjudicataire de la ferme des pelleteries, la remit à M. Pacaud, l'un des députés de la colonie, qui s'obligea en cette qualité de payer 70,000 livres de rente annuelle, et de composer une société pour l'exploitation de cette ferme, dont tous les Canadiens, marchands et autres, feraient partie. Une assemblée générale fut convoquée par le gouverneur et l'intendant, et une grande association mercantile se forma sons le nom de compagnie du Canada. Les plus petites actions étaient de 50 livres de France. Tout marchand fut tenu d'y entrer à peine d'être déchu de la faculté de commercer. Les seigneurs de paroisse purent en devenir membres avec leurs habitans. La compagnie de la baie du Nord (baie d'Hudson) formée quelque temps auparavant, se fondit dans la nouvelle association, qui eut la traite exclusive du castor, et qui obtint aussi que le commerce de cette pelleterie serait sévèrement prohibé avec la Nouvelle-York. Cette nouvelle organisation fut suivie d'un changement de tarif pour le castor, dont le prix baissait continuellement en France avec la qualité de celui qu'on y envoyait.
La compagnie du Canada fut un essai infructueux, qui ne profita ni aux habitans ni au commerce. En 1706 ses dettes se montaient déjà à près de 2 millions (1,812,000) de francs; elle fut forcée de se dissoudre, et de céder ses droits et priviléges à MM. Aubert et Cie. (Aubert Neret et Gayot) qui s'obligèrent de payer les créanciers. La colonie conserva la liberté de la traite du castor dans l'intérieur; mais elle fut obligée de porter cette pelleterie aux comptoirs des nouveaux cessionnaires qui eurent seuls le droit de l'exporter en France.
La compagnie d'Occident formée en 1717, succéda au privilége expirant de M. Aubert et de ses associés, et en 1723 la compagnie des Indes à cette première, qui s'était élevée et qui s'écroula avec la fortune et le système de Law. Elle le conserva pour la Louisiane et le pays des Illinois, jusqu'à la fin de 1731. A cette époque ces deux contrées rentrèrent sous le régime royal, et y demeurèrent jusqu'à la fin de la domination française.
Ce privilège n'avait pas toujours embrassé cependant les découvertes qu'on avait faites d'abord sur les lacs et ensuite dans la vallée du Mississipi, car on a pu voir que la Salle, par exemple, en avait obtenu la concession en 1675 avec le fort de Frontenac. Plus tard néanmoins toute la Nouvelle-France et toute la Louisiane furent soumises au même monopole jusqu'après la construction du fort anglais Oswégo. Alors la Nouvelle-York faisant une rude concurrence aux comptoirs de Frontenac, Toronto et Niagara, l'on craignit les suites des liaisons que la traite établirait entre les Sauvages et les Anglais. Le roi, pour y parer, prit ces postes entre ses mains, et réussit à retenir la plus grande partie du commerce du lac Ontario en payant les pelleteries plus cher; mais ce système avait tous les vices d'un trafic conduit par un gouvernement. Privé de l'oeil immédiat du maître et abandonné à des militaires, il entraîna des dépenses immenses et ne rendit aucun profit. Les avances furent faites presqu'en pure perte 87.
Il est difficile d'établir avec précision la valeur annuelle des exportations des pelleteries. Elles étaient en 1667, suivant l'auteur du Mémoire sur l'état du Canada, de 550,000 francs. Elles ont ensuite graduellement augmenté jusqu'au chiffre de 2 millions. D'après un calcul basé sur les droits payés par cette marchandise en 1754 et 1755, fait par ordre du général Murray 88, elles seraient tombées dans la première de ces deux années au chiffre de 1,547, 885 livres, et dans la seconde à celui de 1,265, 650 livres. Mais on ajoute que les régistres de douane d'où l'on avait tiré ces renseignemens, étaient très confus et irréguliers, et que les traitans les plus intelligens étaient d'opinion, qu'année commune le montant des fourrures exportées atteignait près de 3 millions et demi.
D'abord la traite se fit aux entrepôts de la compagnie où les Sauvages eux-mêmes, qui arrivaient à certaines époques de l'année, portaient leurs pelleteries. Après Tadoussac, après Québec, après les Trois-Rivières, Montréal attira seul toutes les fourrures. «On les voyait arriver au mois de juin sur des canots d'écorce d'arbres. Le nombre des Sauvages qui les apportaient n'y manqua pas de grossir à mesure que le nom français s'étendit au loin. Le récit de l'accueil qu'on leur avait fait, la vue de ce qu'ils avaient reçu en échange de leurs marchandises, tout augmentait le concours. Jamais ils ne revenaient vendre leurs pelleteries sans conduire avec eux une nouvelle nation. C'est ainsi que l'on vit se former une espèce de foire où se rendaient tous les peuples de ce vaste continent».
Les Sauvages en arrivant se campaient près de la ville, s'élevaient des tentes, rangeaient leurs canots et débarquaient leurs fourrures. Après avoir eu audience publique du gouverneur, ils les portaient au comptoir de la compagnie ou chez les marchands de la ville qui avaient le privilége de les acheter pour les revendre ensuite à cette société. Les Sauvages étaient payés en écarlatine, vermillon, couteaux, poudre, fusils, etc. Les autres en marchandises, ou en récépissés ou reçus qui avaient cours de monnaie dans la colonie, et qui étaient rachetés par des lettres de change à termes que les agens de la compagnie tiraient sur son caissier à Paris. Cela dura tant que les Français n'eurent point de concurrens; mais bientôt des antagonistes dangereux et pleins d'activité s'élevèrent â côté d'eux et leur enlevèrent une partie de la traite. Les Anglais se bornèrent d'abord au pays des Iroquois, mais les cinq cantons furent bientôt épuisés de pelleteries, et il fallut en trouver ailleurs. Ces Sauvages furent dans les commencemens leurs coureurs de bois, puis ils marchèrent eux-mêmes à leur suite et se répandirent de tous côtés, et de tous côtés on accourut à eux. Ils se trouvèrent en communication avec toutes les nations établies sur les rives du St.-Laurent depuis sa source, et sur celles de ses nombreux tributaires. «Ce peuple avait des avantages infinis pour obtenir des préférences sur le Français son rival. Sa navigation était plus facile, et dès-lors ses marchandises s'offraient à meilleur marché. Il fabriquait seul les grosses étoffes qui convenaient le mieux au goût des Sauvages. Le commerce du castor était libre chez lui, tandis que chez les Français il était, et fut toujours asservi à la tyrannie du monopole. C'est avec cette liberté, cette facilité qu'il intercepta la plus grande partie des marchandises qui faisaient la célébrité de Montréal.
«Alors s'étendit sur les Français du Canada un usage qu'ils avaient d'abord resserré dans des bornes assez étroites. La passion de courir les bois, qui fut celle des premiers colons, avait été sagement restreinte aux limites du territoire de la colonie. Seulement on accordait chaque année à vingt-cinq personnes la permission de franchir ces bornes pour aller faire le commerce chez les Sauvages. L'ascendant que prenait la Nouvelle-York rendit ces congés beaucoup plus fréquens. C'étaient des espèces de priviléges exclusifs qu'on exerçait par soi-même ou par d'autres. Ils duraient un an ou même au-delà. On les vendait et le produit en était distribué, par le gouverneur de la colonie, aux officiers ou à leurs veuves et à leurs enfans, aux hôpitaux ou aux missionnaires, à ceux qui s'étaient signalés par une belle action ou par une entreprise utile, quelquefois enfin aux créatures du commandant lui-même, qui vendait les permissions. L'argent qu'il ne donnait pas ou qu'il voulait bien ne pas garder, était versé dans les caisses publiques; mais il ne devait compte à personne de cette administration.
«Elle eut des suites funestes. Plusieurs de ceux qui faisaient la traite se fixaient parmi les Sauvages pour se soustraire aux associés dont ils avaient négocié les marchandises. Un plus grand nombre encore allaient s'établir chez les Anglais, où les profits étaient plus considérables. Sur des lacs immenses, souvent agités de violentes tempêtes; parmi des cascades qui rendent si dangereuse la navigation des fleuves les plus larges du monde entier; sous le poids des canots, des vivres, des marchandises qu'il fallait voiturer sur les épaules dans les portages, où la rapidité, le peu de profondeur des eaux obligent de quitter les rivières pour aller par terre; à travers tant de dangers et de fatigues on perdait beaucoup de monde. Il en périssait dans les neiges ou dans les glaces; par la faim ou par le fer de l'ennemi. Ceux qui rentraient dans la colonie avec un bénéfice de six ou sept pour cent, ne lui devenaient pas toujours plus utiles, soit parcequ'ils s'y livraient aux plus grands excès, soit parceque leur exemple inspirait le dégoût des travaux assidus. Leurs fortunes subitement amassées, disparaissaient aussi vite: semblables à ces montagnes mouvantes qu'un tourbillon de vent élève et détruit tout-à-coup dans les plaines sablonneuses de l'Afrique. La plupart de ces coureurs, épuisés par les fatigues excessives de leur avarice, par les débauches d'une vie errante et libertine, traînaient dans l'indigence et dans l'opprobre une vieillesse prématurée» (Raynal).
Ces congés qui étaient transportables tombèrent aussitôt dans le commerce. Donnant permission d'importer jusqu'à la charge de plusieurs canots de pelleteries, ils se revendaient ordinairement six cents écus. Six hommes partaient avec mille écus de marchandises qu'on leur avait fait payer quinze pour cent de plus que le cours du marché, et revenaient avec 4 canots chargés de castors valant 8 mille écus. Après avoir déduit 600 écus pour le congé, 1000 pour les marchandises 2560 pour le prêt à la grosse aventure ou 40 pour cent sur les 6400 restant que le marchand chargeait pour ses avances, le résidu appartenait aux coureurs de bois. Le marchand revendait ensuite le castor au bureau de la compagnie à 25 pour cent de profit. Il est inutile de dire qu'avec un pareil système et de pareils bénéfices, l'on devait finir par rebuter les Sauvages qui en étaient les victimes, et perdre entièrement un commerce où le vendeur primitif voyait sa marchandise rapporter après qu'elle était sortie de ses mains, 700 pour cent de profit sans qu'elle eût changé d'état.
Le monopole de la traite se bornait au castor en s'étendant quelquefois à l'orignal depuis 1666. A partir de cette année, toutes les autres pelleteries dont le commerce était considérable, restèrent libres ou soumises momentanément, comme les produits agricoles et les marchandises, à des lois et des règlemens coloniaux si vagues et si éphémères qu'il règne dans leur histoire beaucoup d'obscurité. Les actes publics et les jugemens des tribunaux renferment nombre de décrets sur cette matière, desquels l'on peut conclure que le marchand canadien refusa toujours de se soumettre au joug que voulait lui imposer l'autorité locale. Il n'a supporté patiemment dans tous les temps que son exclusion du commerce étranger et le monopole de l'exportation du castor en France. Sur tout le reste, il est resté dans la jouissance d'une grande liberté.
A venir jusqu'au traité de 1713, la plus grande partie de la traite de l'Amérique septentrionale était entre les mains des Français. Par ce traité ils perdirent entièrement celle de la baie d'Hudson; et la Nouvelle-York qui, depuis le chevalier Andros, cherchait à leur enlever aussi celle de l'Ouest sans beaucoup de succès, vit tout-à-coup ses efforts couronnés des plus heureux résultats.
Nous avons déjà rapporté ailleurs comment M. Burnet, qui connaissait de quel immense avantage serait pour la Grande-Bretagne la possession de ce commerce, travailla à fermer aux Canadiens les contrées de l'Ouest, et comment M. de Beauharnais l'avait prévenu. Voyons maintenant quel fut l'effet des moyens qu'il employa pour parvenir à ce grand but, qui fut constamment l'objet de sa sollicitude. Tout semblait favoriser la Nouvelle-York, situation géographique plus rapprochée, population plus nombreuse et plus commerçante, marchandises plus modiques. Ces trois avantages étaient de la dernière importance, et le Canada ne se voyait aucun moyen de les contrebalancer. Le prix des marchandises était beaucoup plus élevé en France qu'en Angleterre de même que le fret et l'assurance maritime. La différence était encore plus grande dans les colonies. Aussi se faisait-il un commerce très étendu de contrebande entre Montréal et Albany. Non seulement on tirait de cette dernière ville les tissus de laine que l'on ne manufacturait pas en France, mais on importait ouvertement de là tous les ans une quantité considérable d'autres marchandises qui ne servaient point au négoce avec les Sauvages. Dans une seule année le Canada reçut 900 pièces d'écarlatine pour la traite, outre des mousselines, des indiennes, des tavelles, du vermillon, etc. Que faisait alors l'industrie française? Que faisait la compagnie des Indes? Elle en introduisait annuellement une douzaine de cents pièces qu'elle tirait elle même de l'Angleterre; et elle défendait à tout autre négociant d'en importer en Canada 89. De sorte que le manufacturier français était pour cet article comme exclus de nos marchés. Le traitant anglais pouvait, dans cet état de choses, vendre aux Indiens, comme il le faisait aussi, moitié moins cher que le traitant français, faire le double de profit, et cependant payer encore le castor trois chelings sterling la livre tandis que ce dernier n'en pouvait donner que deux francs.
Quand M. Burnet prit les rênes de la Nouvelle-York, il vit du premier coup d'oeil qu'en en fermant l'entrée aux Canadiens il rendrait leur situation encore plus mauvaise, en les privant des objets qui leur étaient absolument nécessaires pour leur négoce, et en leur enlevant un marché pour leurs pelleteries, Albany où ils vendaient le castor le double de ce que le payait la compagnie des Indes. En 1720, un acte fut passé par la législature, par forme d'essai, prohibant pour trois ans tout commerce avec le Canada; et en 1727, on s'empressa de le rendre permanent. L'effet en fut aussi prompt que fatal pour ce pays. Les tissus de laine qui s'étaient vendus jusque là £ 13 2 6 la pièce, à Montréal, montèrent aussitôt à £25.
Burnet, marchant toujours vers son but, fit ouvrir à Oswégo, sur la rive méridionale du lac Ontario, un comptoir pour attirer les Indiens; c'était le complément nécessaire de l'acte législatif de 1720. Les traitans français ne purent plus dès lors continuer la concurrence, et le roi, quelques années après, fut obligé de prendre entre ses mains les postes de Frontenac, Toronto et Niagara, et de donner les marchandises à perte pour conserver avec la traite des pelleteries l'alliance des Indigènes; car la traite était encore plus essentielle pour la sûreté des possessions françaises et le succès de leur politique que pour leur prospérité commerciale.
C'est en 1727, pendant que la Nouvelle-York excluait le Canada de ses marchés, que le roi de France donnait un édit semblable pour ses colonies. Depuis bien des années, il recommandait de défendre sévèrement toute relation entre elles et l'étranger, et depuis la dernière guerre surtout ses ordres étaient devenus plus fréquens et plus impératifs. 90 Rien ne prouve mieux combien les intérêts les plus chers des colonies sont quelquefois sacrifiés à cette législation qui courbe sous le même niveau et le Canada et l'Archipel du Mexique, et l'Amérique et l'Asie, sans tenir compte de la différence des circonstances et du mal fait aux uns ou aux autres, pourvu que le résultat général réponde au calcul de la métropole.
Presque tous les autres postes de traite devinrent dès lors privilégiés; c'est-à-dire que ceux qui les obtenaient y faisaient la traite exclusivement. Ces postes se donnaient, se vendaient ou s'affermaient, et dans ces trois cas le commerce souffrait également de leur régie; ils étaient loués communément pour trois ans, et le fermier ou possesseur voulait dans ce court espace de temps faire une fortune rapide et considérable; le moyen qu'il employait pour y réussir était de vendre le plus cher possible les marchandises qu'il y portait, et d'acheter de même les pelleteries au plus bas prix, dut-il tromper les Sauvages après les avoir enivrés. En 1754, on avait dans le poste de la mer d'Ouest une peau de castor pour quatre grains de poivre, et on a retiré jusqu'à huit cents francs d'une livre de vermillon! Voilà comment se conduisait la traite dans les dernières années du régime français. Il paraissait évident à tout le monde que ce commerce allait être complètement et rapidement frappé de mort, si on ne réussissait à rejeter les colons anglais en dehors des vallées du St.-Laurent et du Mississipi; et déjà même il était trop tard, dans l'opinion de bien des gens, pour entreprendre cette tâche; ils disaient que l'on aurait dû avoir élevé des digues avant le débordement. Personne néanmoins ne soupçonnait alors que la partie que la France et la Grande-Bretagne jouaient ensemble sur ce continent fût si près de sa fin qu'elle l'était déjà.
Nous nous sommes étendu sur la traite des pelleteries, parce que des motifs de politique et de sécurité nationale s'y trouvaient étroitement liés; c'était l'objet, l'agent actif qui perpétuait l'alliance avec les Indigènes, dont nous avons plus d'une fois signalé les avantages et même la nécessité. Elle méritait donc une grande place. Quant aux autres branches du négoce qui ont été cultivées dans ce pays, il ne sera pas nécessaire de nous y arrêter si longtemps, mais nous n'en oublierons aucune un peu importante, car le commerce ne peut nous être indifférent; il forme avec l'agriculture la grande occupation de toutes les classes des populations américaines, depuis le citoyen le plus opulent jusqu'au citoyen le plus humble.
Après la traite des fourrures venait la pêche. Celle de la morue et de la baleine resta presque toute entière entre les mains des Européens; de tout temps peu de Canadiens s'y livrèrent. Ceux-ci s'adonnèrent plus spécialement à celle du loup-marin et du marsouin qui fournissaient d'excellentes huiles pour les manufactures et l'éclairage; sept ou huit loup-marins donnaient une barrique d'huile; les peaux servaient à différens usages. Cette pêche se faisait dans le fleuve et le golfe St.-Laurent et sur la côte du Labrador, où le gouvernement affermait à des particuliers pour un certain nombre d'années des portions de grève, des îles ou des côtes 91. Il fut établi jusqu'à 14 pêches au marsouin en bas de Québec en 1722 (Documens de Paris). L'on exportait dans les dernières années une grande quantité d'huile en France, ainsi que des salaisons de harengs et d'autres poissons. Les bois auraient dû former aussi un objet fort considérable, mais ce commerce ne prit jamais un grand développement, et quoique la construction des navires fût encouragée par le roi, on n'en faisait qu'un petit nombre. Louis XV offrit une gratification de 500 francs par vaisseau de 200 tonneaux; 150 francs par bateau de 30 à 60 tonneaux, vendus en France ou dans les Iles (Documens de Paris), et il fit établir des ateliers de construction à Québec, garnis des ouvriers nécessaires pour bâtir des bâtimens pour sa marine.
L'on reprochait aux navires canadiens de coûter beaucoup plus que ceux qui étaient faits en France, et de durer moins longtemps, attendu que le chêne dont on se servait était tiré des lieux bas et humides, et qu'après avoir été coupé l'hiver, on le mettait l'été suivant à l'eau pour le descendre à Québec, pratique qui en altérait la bonté. Quoiqu'il en soit, la construction était tellement négligée, que, suivant un rapport fait au ministre, les Anglais fournissaient une partie des bâtimens employés même à la navigation intérieure du pays, non pas parce que leur bois était meilleur, ou leurs bâtimens mieux construits, mais parce qu'ils les donnaient à meilleur marché. Talon avait vainement introduit la culture des chanvres et ouvert des chantiers pour la préparation des bois de construction. On ne sait, dit Raynal, par quelle fatalité tant de richesses furent longtemps négligées ou méprisées.
La cupidité chez les uns et une fatale insouciance chez les autres font tomber aujourd'hui encore dans les mêmes fautes. On ne fabrique ni toiles, ni goudron, et nos bois, par un mauvais choix et une mauvaise préparation surtout le chêne, ont de la peine à supporter la concurrence avec ceux de la Baltique sur les marchés de notre métropole, même avec les droits qui les protègent.
L'exploitation des mines de fer ne fut commencée aux Trois-Rivières que vers 1737. Elle fut d'abord dirigée d'une manière peu judicieuse. En 1739 les nouveaux fermiers étendirent et perfectionnèrent les travaux, et produisirent assez de ce métal, plus précieux que l'or, pour la consommation intérieure. Il en fut même exporté quelques échantillons qui furent trouvés d'une qualité supérieure. Cette forge est encore en opération.
Dès le temps de Cartier les rives du lac Supérieur étaient célèbres parmi les nations indigènes pour leurs mines de cuivre. Les Sauvages en montrèrent des morceaux à ce voyageur. Les rapports des Français qui découvrirent ce lac confirmèrent ensuite ceux des Sauvages. En 1738, le roi envoya deux mineurs allemands nommés Forster pour ouvrir celle de Chagouïa-mi-gong 92. Cette entreprise fut ensuite abandonnée. Les lettres du roi qui adressent ces deux étrangers à l'intendant du Canada, contiennent des recommandations singulières sur la manière dont ils doivent être traités. Après les pelleteries, après le poisson et les huiles, les céréales formaient l'article d'exportation le plus important; il l'était plus que le bois. Une partie était consommée dans le pays même par les troupes et l'autre exportée. Il en sortait dans les bonnes années environ 80,000 minots en farines et en biscuits 93. Le Canada en produisit en 1734 738,000 minots, outre 5,000 de maïs, 63,000 de pois, et 3,400 d'orge. La population était alors de 37,000 habitans 94.
Une plante célèbre découverte par le Jésuite Lafitau dans nos forêts en 1718, vint enrichir un instant le pays d'un nouvel objet d'exportation. Le jin-seng que les Chinois tiraient à grands frais du nord de l'Asie, fut porté des bords du St.-Laurent à Canton. Il fut trouvé excellent et vendu très cher; de sorte que bientôt une livre qui ne valait à Québec que 2 francs y monta jusqu'à vingt-cinq. Il en fut exporté en 1752 pour 500 mille francs. Le haut prix que cette racine avait atteint excita une aveugle cupidité. On la cueillit au mois de mai au lieu du mois de septembre, et on la fit sécher au four au lieu de la faire sécher lentement et à l'ombre; elle ne valut plus rien aux yeux des Chinois, qui cessèrent d'en acheter. Ainsi un commerce qui promettait de devenir une source de richesse, tomba et s'éteignit complètement en peu d'années.
Québec était le grand entrepôt du Canada.
Il envoyait annuellement 5 ou 6 bâtimens à la pêche du loup-marin, et à peu près un pareil nombre dans les Iles et à Louisbourg chargés de farine, lesquels revenaient avec des cargaisons de charbon, de rum, de mêlasse, de café et de sucre. Il recevait de France une trentaine de navires formant environ 9,000 tonneaux.
Dans les temps les plus florissans, les exportations du Canada ne dépassèrent pas 2,000,000 livres en pelleteries, dont 800,000 en castor, 250,000 livres en huile de loup-marin et de marsouin; une pareille somme en farine ou pois, et 150,000 livres en bois de toutes les espèces. Ces objets pouvaient former chaque année 2,650,000 livres. Si l'on ajoute à cela une somme de 600,000 livres pour les divers autres produits et le jin-seng au moment de sa plus grande vogue, on aura un total de 3 millions 250 mille livres.
L'auteur des «Considérations sur l'état du Canada pendant la guerre de 1755» 95, évaluait alors le montant des exportations à environ 2 millions et demi, et celui des importations à huit millions de vente 96. Comment cet immense déficit entre l'importation et l'exportation était-il comblé? Par les dépenses que le roi faisait dans la colonie, et qui ont été de tout temps nécessaires pour rétablir la balance du commerce. Elles augmentaient prodigieusement dans les temps de guerre, d'où il s'ensuit qu'avant celle des Sept ans, les importations avaient dû rester bien au-dessous de la somme de huit-millions. Ainsi on peut les fixer en trouvant le chiffre des dépenses annuelles du gouvernement, et comme l'on sait qu'en 1749, ces dépenses n'excédèrent pas 1 million 700 mille livres, l'importation de cette année dut être d'environ 4 millions 200 mille livres.
Note 96: (retour) L'histoire de M. Smith contient un état (V. appendice C.) des exportations et des importations de ce pays dont les chiffres diffèrent essentiellement de ceux de l'auteur des Considérations.
L'importation se composait de vins, d'eaux-de-vie, d'épiceries, de marchandises sèches de toute espèce dont une bonne partie de luxe, car le luxe était grand en Canada comparativement à sa richesse, de quincailleries, de poteries, de verreries, etc., etc.
Il ne faut pas croire néanmoins que cette augmentation rapide de l'importation fût profitable aux négocians. Le temps qu'elle a signalé fut celui d'une dépression générale et de la ruine d'un grand nombre parmi eux. Le roi faisait venir une partie des marchandises nécessaires pour le service militaire, et le reste était acheté à Québec et à Montréal. Mais ces achats ne se faisaient pas en droiture chez le négociant ou par soumission au rabais. Les fonctionnaires qui avaient l'administration des fournitures et la comptabilité, s'étaient secrètement associés ensemble, comme nous le dirons ailleurs, et spéculaient sur le roi et sur le commerce. Sachant d'avance ce que le service demandait, «la grande compagnie», c'est ainsi que l'on nommait cette société occulte, faisait ses achats avant que le public eût connaissance des besoins de ce service; et comme ces achats étaient considérables, elle payait souvent 15 à 20 au-dessous du cours, et ensuite après avoir accaparé les marchandises, elle les revendait au roi à 25, 80, et jusqu'à 150 pour cent de profit.
Il est facile de concevoir par ce qui précède que le commerce Canadien étant peu étendu, ses ressources à peine utilisées, le manque de récoltes, les irruptions des Sauvages, les guerres devaient le jeter continuellement dans des perturbations profondes et rendre le prix des marchandises excessif. C'est ce qui engagea la France, malgré la répugnance naturelle des métropoles à permettre l'établissement des manufactures dans leurs colonies, à autoriser en Canada la fabrique des toiles et des étoffes grossières, par une lettre (1716) dont on ne doit pas omettre de donner ici la substance d'après Charlevoix, lettre qui tout en déclarant avec franchise qu'il ne doit pas y avoir de manufactures en Amérique, parcequ'elles nuiraient à celles de France, permettait d'en établir quelques unes pour le soulagement des pauvres.
Le ministre écrivit donc que le roi était charmé d'apprendre que ses sujets du Canada reconnussent enfin la faute qu'ils avaient faite, en s'attachant au seul commerce des pelleteries, et qu'ils s'adonnassent sérieusement à la culture de leurs terres, particulièrement à y semer du chanvre et du lin: que Sa Majesté espérait qu'ils parviendraient bientôt à construire des vaisseaux à meilleur marché qu'en France, et à faire de bons établissemens pour la pêche: qu'on ne pouvait trop les y exciter, ni leur en faciliter les moyens; mais qu'il ne convenait pas au royaume que les manufactures fussent en Amérique, parceque cela ne se pouvait pas permettre, sans causer quelque préjudice à celles de France, que néanmoins elle ne défendait pas absolument qu'il ne s'y en établit quelques unes pour le soulagement des pauvres.
En peu de temps il se monta des métiers pour les étoffes de fil et de laine dans toutes les chaumières et jusque dans le manoir du seigneur; et depuis cette époque la population des campagnes a eu en abondance des vêtemens propres à ses travaux et à toutes les saisons. L'usage s'en est conservé et s'en répand aujourd'hui jusque dans les établissemens anglais.
C'est vers 1746, pendant les hostilités avec la Grande-Bretagne, que la rareté de cet article fit songer à fabriquer du sel en Canada. La guerre y avait déjà fait naître plusieurs industries utiles. Le gouvernement chargea M. Perthuis d'établir des salines à Kamouraska; mais cette entreprise, qui aurait pu être si avantageuse pour les pêcheries de Terreneuve et du golfe St.-Laurent, ne fut point continuée; on ne sait au juste à quelle époque elle tomba. Il paraît qu'on avait déjà fait du sel autrefois dans le pays et que l'on avait très bien réussi 97.
Note 97: (retour) M. Denis, a French gentleman, says that «excellent salt has formerly been made in Canada, even as good as that of Brouage, but that after the experiment had been made, the salt pits dug for that purpose had been filled up to the great prejudice and discredit of the colony.» Natural & civil History of the French Dominions in North & South America.
L'année précédente (janvier 1745) avait été témoin d'une grande et utile amélioration, l'introduction des postes et des messageries pour le transport des lettres et des voyageurs. M. Begon, intendant, accorda à M. Lanouillier le privilége de les tenir pendant 20 années entre Québec et Montréal, lui imposant en même temps un tarif de charges gradué sur les distances. Le pays n'avait pas encore eu d'institutions postales, il n'a pas cessé d'en jouir depuis.
Nous avons dit que Québec était l'entrepôt général du commerce. Les Normands étant les premiers qui aient établi ce commerce en fondant la colonie, les embarquemens s'étaient faits d'abord au Havre-de-Grace ou à Dieppe. Dans la suite la Rochelle se substitua graduellement à ces ports, et avant la fin du siècle, elle fournissait déjà toutes les marchandises nécessaires à la consommation du pays et à la traite avec les Indiens. Il venait aussi des vaisseaux de Bordeaux et de Bayonne avec des vins, des eaux-de-vie et du tabac.
Une partie de ces vaisseaux prenaient en retour des chargemens de pelleteries, de grains et de bois. Quelques uns allaient au Cap-Breton prendre du charbon de terre pour la Martinique et la Guadeloupe, où il s'en consommait beaucoup dans les raffineries de sucre. Les autres s'en retournaient sur lest en France ou seulement aux Iles du golfe St.-Laurent, où ils se chargeaient de morue à Plaisance ou dans les autres pêcheries de ces parages. Plusieurs marchands de Québec étaient déjà assez riches du temps de la Hontan pour avoir plusieurs vaisseaux sur la mer.
Il était d'usage alors de ne partir de l'Europe pour l'Amérique qu'à la fin d'avril ou au commencement de mai. Dès que les marchandises étaient débarquées à Québec, les marchands des autres villes arrivaient en foule pour faire leurs achats, qui étaient embarqués sur des barges et dirigés vers les Trois-Rivières et Montréal. S'ils payaient en pelleteries, on leur vendait à meilleur marché que s'ils soldaient en argent ou en lettres de changes, parce qu'il y avait un profit considérable à faire sur cet article en France. Une partie des achats se payait ordinairement en cette marchandise, que le détailleur recevait des habitans ou des Sauvages. Montréal et les Trois-Rivières dépendaient de Québec, dont les marchands avaient sur ces places un grand nombre de magasins conduits par des associés ou des commis. Les habitans venaient faire leurs emplettes dans les villes deux fois par année; et telles étaient alors la lenteur et la difficulté des communications, que les marchandises se sont vendues longtemps jusqu'à 50 pour cent de plus à Montréal qu'à Québec.
A l'exception des vins et des eaux-de-vie qui payaient déjà un droit de 10 pour cent, et du tabac du Brésil grevé de 5 sous par livre; aucun autre article ne fut imposé par la France en Canada avant la quatrième guerre avec les Anglais, c'est-à-dire en 1748. Alors Louis XV établit par un édit un tarif général qui frappa d'un droit de 3 pour cent toutes les marchandises entrantes ou sortantes. Il y fut fait cependant des exceptions importantes en faveur de l'agriculture, de la pêche et du commerce des bois. Ainsi le blé, la farine, le biscuit, les pois, les fèves, le maïs, l'avoine, les légumes, le boeuf et le lard salés, les graisses, le beurre, etc., furent laissés libres à la sortie; les denrées et marchandises nécessaires à la traite et à la pêche dans le fleuve St.-Laurent, à l'entrée et à la sortie; les cordages et le sel à l'entrée; les chevaux, les vaisseaux construits en Canada, le bardeau, le bois de chêne pour la construction des navires, les mâtures, le merrain, les planches et les madriers de toute espèce, le chanvre et le hareng salé, à la sortie. Ces exceptions étaient comme l'on voit très étendues et toutes dans l'intérêt de l'agriculture et des industries mentionnées plus haut. Sur les représentations des habitans, le roi décida encore que ce tarif n'aurait d'effet qu'après la guerre.
Ainsi de 1666 aux dernières années de la domination française en Amérique, les marchandises et les produits agricoles ne payèrent aucun droit d'entrée et de sortie ni en Canada, ni en France, excepté les vins, eaux-de-vie, guildives et le tabac du Brésil. Les restrictions du commerce canadien étaient seulement relatives aux rapports avec l'étranger toujours sévèrement défendus, et à la traite du castor; encore l'exclusion touchant celle-ci n'était-elle que pour l'exportation en France, car dans la colonie le marchand pouvait acheter cette pelleterie du Sauvage pour la revendre ensuite, au taux fixé par le gouvernement, au comptoir de la compagnie.
Après 1753, époque de la mise en force de la loi d'impôt dont l'on vient de parler, la guildive paya 24 livres la barrique, le vin 12, les eaux-de-vie 24 la velte. Il paraît que le tarif pour les marchandises sèches n'était pas exact, et que certains articles payaient plus et d'autres moins, proportion gardée avec les 3 pour cent qu'on avait voulu imposer.
Les droits d'entrée et de sortie produisaient dans les temps ordinaires environ 300 mille livres 98. La disposition de la loi de l'impôt relative à l'obligation de payer les droits au comptant, gêna le marchand sans avantage pour la chose publique; elle porta un grave préjudice au commerce. Dans ce pays où l'on est obligé à cause de l'hiver de faire de grands amas de marchandises qui restent invendues sur les tablettes une partie de l'année, cette loi était plus qu'injudicieuse; elle le greva d'une nouvelle charge que le consommateur dût payer, car l'on sait que la marchandise supporte non seulement les frais qu'elle occasionne, mais encore la demeure ou l'intérêt de l'argent qu'elle coûte.
Le numéraire, ce nerf du trafic, manquait presque totalement dans les commencemens de la colonie. Le peu qui y était apporté par les émigrans ou autres, en ressortait presqu'aussitôt, parce que le pays produisait peu et n'exportait encore rien. Les changemens fréquens que l'on fit plus tard dans le cours de l'argent, n'eurent d'autre effet que de faire languir le commerce qui naissait à peine. L'on sait qu'il n'y a aucune question sur laquelle il soit plus facile de se tromper, que sur la question des monnaies. Le besoin s'en faisait vivement sentir dans les îles françaises du golfe du Mexique. La compagnie des Indes occidentales obtint la permission du roi d'y faire passer en 1670 pour 100 mille francs de petites espèces marquées à un coin particulier; et deux ans après il fut ordonné que cette monnaie ainsi que celle de France, aurait cours dans toutes les possessions françaises du Nouveau-Monde en y ajoutant un quart en sus. Malgré cette addition de 25 pour cent qui était, il est vrai, loin d'être exorbitante pour couvrir la différence du change entre Paris et Québec, à cette époque où le Canada exportait encore si peu, les espèces ne cherchèrent qu'à sortir du pays. C'est le commerce et non le souverain qui règle la valeur de l'argent; le prix des marchandises monte ou baisse avec elle. L'expédient ne répondit point aux avantages qu'on s'en était promis. Le gouvernement eut alors recours à un papier qu'il substitua aux espèces, pour payer les troupes et les dépenses publiques. Ce fut là une décision des plus funestes pour notre commerce en ce qu'elle le priva d'un numéraire dont il avait besoin. Les premières émissions se firent après 1689. Le papier conserva son crédit quelques années, et les marchands le préféraient aux espèces sonnantes; mais le trésor, dans les embarras de la guerre de la succession d'Espagne, n'ayant pu payer les lettres de change tirées sur lui par la colonie, ce papier tomba dans le discrédit et troubla profondément toutes les affaires. Les habitans, réduits au désespoir, firent dire au roi qu'ils consentiraient volontiers à en perdre une moitié si Sa Majesté voulait bien leur faire payer l'autre. Ce papier ne fut liquidé qu'en 1720 et avec perte de cinq huitièmes. Louis XV, se vit condamné à traiter avec ses pauvres sujets canadiens comme un spéculateur malheureux; car c'était une véritable banqueroute, pronostic obscur de celle de 1758, qui devait peser si lourdement sur ce pays, et de cette autre si fameuse, celle qui compléta le grand naufrage de la monarchie en 1793.
La monnaie de carte fut abolie en 1717, et le numéraire circula seul avec sa valeur intrinsèque et sans augmentation de quart. L'on tombait d'un extrême dans l'autre; car le numéraire étant frappé en France, le coût et les risques du transport de cette monnaie, etc., devaient nécessairement en augmenter la valeur; cependant le mal était moins grand qu'en le fixant trop haut; il dut prendre sa place dans l'échelle comme une marchandise, et tel qu'il doit être considéré dans un bon système monétaire.
L'usage exclusif de l'argent ne dura pas longtemps. Le commerce demanda le premier le rétablissement du papier-monnaie plus facile de transport que les espèces. L'on revint aux cartes avec les mêmes multiples et les mêmes divisions. Ces cartes portaient l'empreinte des armes de France et de Navarre, et étaient signées par le gouverneur, l'intendant et le contrôleur; il y en avait de 1, 3, 6, 12 et 24 livres; de 7, 10 et 15 sous, et même de 6 deniers; leurs valeurs réunies n'excédaient pas un million. «Lorsque cette somme ne suffisait pas, dit Raynal, pour les besoins publics, on y suppléait par des ordonnances signées du seul intendant, première faute; et non limitées pour le nombre, abus encore plus criant. Les moindres étaient de 20 sous, et les plus considérables de cent livres. Ces différens papiers circulaient dans la colonie; ils y remplissaient les fonctions d'argent jusqu'au mois d'octobre. C'était la saison la plus reculée où les vaisseaux dussent partir du Canada. Alors on convertissait tous ces papiers en lettres de change qui devaient être acquittées en France par le gouvernement. Mais la quantité s'en était tellement accrue, qu'en 1743 le trésor du prince n'y pouvait plus suffire, et qu'il fallut en éloigner le paiement. Une guerre malheureuse qui survint deux ans après en grossit le nombre, au point qu'elles furent décriées. Bientôt les marchandises montèrent hors de prix, et comme à raison des dépenses énormes de la guerre, le grand consommateur était le roi, ce fut lui seul qui supporta le discrédit du papier et le préjudice de la cherté. Le ministère, en 1659, fut forcé de suspendre le paiement des lettres de change jusqu'à ce qu'on en eût démêlé la source et la valeur réelle. La masse en était effrayante.
«Les dépenses annuelles du gouvernement pour le Canada, qui ne passaient pas 400 mille francs en 1729, et qui, avant 1749, ne s'étaient jamais élevées au-dessus de dix-sept cents mille livres, n'eurent plus de bornes après cette époque.» Mais n'anticipons pas sur l'ordre du temps.
Dans ce système monétaire, le Canada n'était détenteur d'aucune sécurité réelle. La monnaie est ordinairement un signe qui représente une valeur réelle et qui a lui-même une valeur intrinsèque. En Canada elle était le signe du signe. On n'y voyait d'espèces que celles qu'apportaient les troupes et les officiers des vaisseaux, ou la contrebande avec les colonies anglaises; et elles étaient aussitôt enlevées pour faire de la vaisselle, être renfermées dans les coffres ou envoyées dans les Iles. La monnaie de cartes était préférée aux ordonnances parce que la valeur des premières était toujours payée toute entière en lettres de change avant les secondes, de sorte que si les dépenses du gouvernement excédaient le montant de l'exercice de la colonie, l'excédant était soldé en ordonnances retirées ensuite par ces cartes pour lesquelles il ne pouvait sortir néanmoins de lettres de change que l'année suivante; on appelait cela faire la réduction. «Dans le courant de 1754, au lieu de faire une réduction qui eut été trop forte, on délivra des lettres de change pour la valeur entière des papiers portés au trésor, mais payables seulement, partie en 1754, partie en 1755 et partie en 1756. Alors les cartes furent confondues avec les ordonnances; on ne donna pas pour leur valeur des lettres de change à plus court terme. Il est même à présumer qu'on a cherché à anéantir cette monnaie, le trésorier ne s'en servant plus dans les paiemens. Cette opération qui n'occasionnait qu'environ 6 pour cent de différence sur les paiemens ordinaires, fit augmenter les marchandises de 15 à 20 pour cent et la main d'oeuvre à proportion.
«Les espèces, poursuit l'auteur que nous citons ici, qui sont venues avec les troupes de France, ont produit un mauvais effet. Le roi en a perdu une partie dans les vaisseaux le Lys et l'Alcide; elles ont décrédité le papier; la guerre n'était pas encore déclarée lorsqu'elles parurent en Canada, et on croyait avec raison que les lettres de change continueraient à être tirées pour le terme de trois ans; les négocians donnèrent donc leurs marchandises à 16 et 20 pour cent meilleur marché en espèces; on trouvait sept francs de papier pour un écu de six francs. Dès que la déclaration de la guerre a été publiée, cet avantage a diminué; les négocians n'ont pas osé faire des retours en espèces; il en a passé quelques parties à Gaspé; le reste est entre les mains de gens qui ne font point de remises en France; ils aiment mieux perdre quelque chose, et le garder dans leurs coffres en effets plus réels que des cartes et des ordonnances; en conséquence ces papiers ont circulé presque seuls dans le commerce; ils ont été portés au trésor, et ont augmenté les lettres de change qu'on a tirées» sur le gouvernement à Paris.
Tel fut le commerce canadien sous le règne français, assujetti d'un côté aux entraves dérivant de la dépendance coloniale et jouissant de l'autre de la plus grande liberté, exclu des marchés étrangers et affranchi en général de tout droit et de toute taxe avec la mère patrie, enfin déclaré libre et permis à tout le monde, et soumis en plusieurs circonstances à toutes sortes de vexations et de monopoles. Si le commerce et l'industrie eussent fleuri en France, si les vaisseaux de cette nation eussent couvert les mers comme ceux de la Grande-Bretagne, nul doute qu'avec la liberté dont jouissait le marchand canadien, et qui était large pour le temps, il ne fût parvenu à une grande prospérité. Mais que pouvait faire le Canada, exclu du commerce étranger, avec une métropole presque sans marine et sans industrie, et dont le gouvernement était en pleine décadence. Que pouvait faire le Canada, malgré la liberté dont on voulait le faire jouir? Ne pouvant atteindre à une honnête prospérité, ni trouver dans ses efforts une récompense légitime et honorable, il tourna les yeux vers une carrière où le génie martial des Français s'élance toujours avec joie, vers une carrière où l'honneur est toujours au delà du danger, et non le bonnet vert de la banqueroute mercantile. Le Canadien, inspiré par son gouvernement trop pauvre pour le faire protéger par l'armée régulière, prit le fusil, devint soldat et contracta ce goût pour les armes qui nuisit tant dans la suite au développement et au progrès du pays. Ou eut beau déclarer que le commerce était libre et permis à tout le monde, que les chefs ne sauraient être trop attentifs à favoriser tous les établissemens qui peuvent concourir à son bien et à son avantage 99, peu de personnes s'y livraient, et il languissait.
Il est une autre pratique tenant à l'organisation du gouvernement de la colonie, qui lui fut aussi très préjudiciable par l'excès qu'on en fit. C'était la permission donnée aux employés publics, quelquefois du plus haut rang, et aux magistrats de faire le commerce même avec le roi dont ils étaient les serviteurs, afin de se refaire de l'insuffisance reconnue de leurs appointemens 100. La plupart des gouverneurs généraux et particuliers participèrent aux profits de la traite 101. Tout le monde commerçait, les religieux comme les militaires, comme les laïcs. Le Séminaire trafiquait avec la Nouvelle-York et avait un vaisseau en mer. (Dépêche de M. de Beauharnais 1741. Mémoire du Séminaire). Les Jésuites tenaient comptoir ouvert au Sault-St.-Louis sous le nom de deux demoiselles Desauniers. (Lettre de M. Bigot au ministre 1750). Cet usage avait pris naissance avec la colonie, fondée par une compagnie de marchands, et gouvernée longtemps par des marchands qui conduisaient à la fois les affaires publiques et leur négoce. Il fut malheureusement toléré jusqu'aux derniers jours du régime français, et ouvrit la porte aux plus funestes et aux plus criminels abus, qui atteignirent leur dernier terme dans la guerre de 1755. Ces employés, l'intendant Bigot à leur tête, parvinrent à cette époque de crise, où le temps ne permettait point de porter un remède aux maux de l'intérieur, à accaparer toute la fourniture du roi, qui s'éleva jusqu'à plus de 15 millions à la fin de la guerre 102. Par un système d'association habilement ménagé, ils achetaient ou vendaient, comme nous l'avons exposé tout à l'heure, tout ce que le gouvernement voulait vendre ou acheter. Agissant eux-mêmes pour le roi, il est facile de concevoir que les articles du marchand qui n'était pas dans leur alliance, n'étaient jamais admis. La liberté et la concurrence si nécessaires à l'activité du commerce furent détruites, ainsi que l'équilibre des prix que l'association dont il s'agit fit monter à un degré exorbitant, malgré l'abondance des denrées et des marchandises, au point que cette cherté factice devint une cause de disette réelle.
Le vice du système ne s'était pas encore manifesté d'une manière si hideuse; mais il avait dû produire dans tous les temps un grand mal, et causer un découragement fatal au négociant industrieux qui ne pouvait lutter avec des hommes placés dans de meilleures conditions que lui. Cela n'est pas une exagération, «car, selon le Mémoire de Bigot accusé dans l'affaire du Canada, c'est le roi qui faisait les plus grandes consommations dans les colonies; et par conséquent, c'est vis-à-vis de lui principalement qu'on pouvait faire un commerce d'une certaine importance, et qui pût en le rendant florissant, y attirer des Européens.» C'est ce qu'écrivait l'intendant au ministre dans sa lettre du 1 novembre 1752. «Le Canada est de toutes les colonies celle où l'on fait le commerce le plus solide. Il n'est cependant fondé pour la plus grande partie que sur les dépenses immenses que le roi y fait».
Un pareil système devait, surtout aux époques de guerre, ruiner par les accaparemens tous les marchands qui n'étaient pas dans le monopole; et si ce résultat n'arriva que dans la guerre de la conquête, c'est que l'honneur et l'intégrité avaient en général régné jusque là parmi les fonctionnaires publics.
Le commerce canadien, excepté la traite des pelleteries et le système monétaire, fut l'objet de peu de lois et de règlemens faits pour en favoriser ou en régler le développement d'une manière particulière et spéciale à venir jusqu'au 18e. siècle. A cette époque on commença à législater sur cette matière. Outre les lois qui concernent la liberté du trafic dont nous avons parlé plus haut, et les arrêts du conseil supérieur et de l'intendant qui avaient plus immédiatement rapport à sa police ou à des cas particuliers, d'autres lois ont été promulguées en différens temps dont l'on doit dire quelque chose par l'influence qu'elles ont dû exercer.
La première est le règlement relatif aux siéges d'amirauté qui furent établis dans toutes les colonies françaises en 1717.
Cette institution fut revêtue de deux caractères, l'un judiciaire et l'autre administratif, que se partagent aujourd'hui la cour de l'amirauté et la douane. Comme tribunal, la connaissance de toutes les causes maritimes qui durent être jugées suivant l'ordonnance de 1681 et les autres règlemens en vigueur touchant la marine, lui fut déférée. Comme administration, elle eut la visite des vaisseaux arrivans ou partans, et le pouvoir exclusif de donner des congés à tous ceux qui faisaient voile pour la France, pour les autres colonies ou pour quelque port de l'intérieur. Ces congés étaient des passavans, et chaque vaisseau était tenu d'en prendre un à son départ et de le faire enregistrer au greffe de l'amirauté. Les bâtimens employés au cabotage de la province, n'étaient obligés que d'en prendre un par an. Il fallait en outre le consentement du gouverneur aux congés pour la pêche ou pour les navires qui menaient des passagers en France.
La seconde fut l'arrêt de la même année qui établit une bourse à Québec et une autre à Montréal, et permit aux négocians de s'y assembler tous les jours afin de traiter de leurs affaires mercantiles. Cela était demandé depuis longtemps par le commerce, auquel l'on accorda aussi la nomination d'un agent ou syndic pour exposer, lorsqu'il le jugerait convenable, ses voeux ou pour défendre ses intérêts auprès du gouvernement.
Cet agent commercial remplaça probablement le syndic des habitations, dont l'on n'entendait plus parler, et dont les fonctions étaient peut-être déjà tombées en désuétude.
Quant aux lois de commerce proprement dites, il y eut cela de singulier qu'il n'en fut promulgué aucune d'une manière formelle. Les tribunaux suivirent l'ordonnance du commerce ou le code Michaud 103, qui était la loi générale du royaume, ainsi que les y autorisaient les décrets qui les constituaient. Le Canada n'a vu jusqu'à ce jour inaugurer dans son sein par l'autorité législative locale, aucun code commercial particulier. A défaut de lois à cet égard, l'ordonnance du commerce fut introduite en vertu d'une disposition générale de l'édit de création du conseil souverain en 1663; et cette ordonnance devint par le fait et la coutume loi du pays. Le code anglais a été introduit de la même manière par un décret de la métropole.
Nous ne croyons pas devoir omettre de mentionner ici une décision du gouvernement français qui lui fait le plus grand honneur. C'est celle relative à l'exclusion des esclaves du Canada, cette colonie que Louis XIV aimait par dessus toutes les autres à cause du caractère belliqueux de ses habitans, qu'il voulait former à l'image de la France, couvrir d'une brave noblesse et d'une population vraiment nationale, catholique, française, sans mélange de race. Dès 1688, il fut proposé d'y introduire des nègres. Cette proposition ne rencontra aucun appui dans le ministère, qui se contenta de répondre qu'il craignait que le changement de climat ne les fît périr, et que le projet serait dès lors inutile 104. C'était assez pour faire échouer une entreprise qui aurait greffé sur notre société la grande et terrible plaie qui paralyse la force d'une portion si considérable de l'Union américaine, l'esclavage, cette plaie inconnue sous notre ciel du Nord qui, s'il est souvent voilé par les nuages de la tempête, ne voit du moins lever vers lui que des fronts libres aux jours de sa sérénité.
CHAPITRE II.
LOUISBOURG.
1744-1748.
Coalition en Europe contre Marie-Thérèse pour lui ôter l'empire (1740.)--Le maréchal de Belle-Isle y fait entrer la France.--L'Angleterre se déclare pour l'impératrice en 1744.--Hostilités en Amérique.--Ombrage que Louisbourg cause aux colonies américaines.--Théâtre de la guerre dans ce continent.--Les deux métropoles, trop engagées en Europe, laissent les colons à leurs propres forces.--Population du Cap-Breton; fortifications et garnison de Louisbourg.--Expédition du commandant Duvivier à Canseau et vers Port-Royal.--Déprédations des corsaires.--Insurrection de la garnison de Louisbourg.--La Nouvelle-Angleterre, sur la proposition de M. Shirley, en profite pour attaquer cette forteresse.--Le Colonel Pepperrell s'embarque avec 4,000 hommes, et va y mettre le siège par terre tandis que le commodore Warren en bloque le port.--Le commandant français rend la place.--Joie générale dans les colonies anglaises; sensation que fait cette conquête.--La population de Louisbourg est transportée en France.--Projet d'invasion du Canada qui se prépare à tenir tête à l'orage.--Escadre du duc d'Anville pour reprendre Louisbourg et attaquer les colonies anglaises (1746); elle est dispersée par une tempête.--Une partie atteint Chibouctou (Halifax) avec une épidémie à bord.--Mortalité effrayante parmi les soldats et les matelots.--Mort du duc d'Anville.--M. d'Estournelle qui lui succède se perce de son épée.--M. de la Jonquière persiste à attaquer Port-Royal; une nouvelle tempête disperse les débris de la flotte.--Frayeur et armement des colonies américaines.--M. de Ramsay assiège Port-Royal.--Les Canadiens défont le colonel Noble au Grand-Pré, Mines.--Ils retournent dans leur pays.--Les frontières anglaises sont attaquées, les forts Massachusetts et Bridgman surpris et Saratoga brûlé; fuite de la population.--Nouveaux armemens de la France; elle perd les combats navals du Cap-Finistère et de Belle-Isle.--Marine anglaise et française.--Faute du cardinal Fleury d'avoir laissé dépérir la marine en France.--Le comte de la Galissonnière gouverneur du Canada.--Cessation des hostilités; traité d'Aix-la-Chapelle (1748).--Suppression de l'insurrection des Miâmis.--Paix générale.
L'abaissement de la maison d'Autriche est un des grands actes de la politique de Richelieu. Quoiqu'il eût bien diminué sa puissance, il y en avait en France qui désiraient la faire tomber encore plus bas. Tel était le maréchal de Belle-Isle qui exerçait une grande influence sur la cour de Versailles, lors de l'avènement de Marie-Thérèse à la couronne de son père, l'empereur Charles VI. A peine cette femme illustre et si digne de l'être, eut-elle pris possession de son héritage, qu'une foule de prétendans, comme l'électeur de Saxe, l'électeur de Bavière, le roi d'Espagne, le roi de Prusse le grand Frédéric, le roi de Sardaigne, se levèrent pour réclamer à divers titres les immenses domaines de l'Autriche. Le maréchal de Belle-Isle entraîna la France, malgré l'opposition du premier ministre, le cardinal de Fleury, dans la coalition contre Marie-Thérèse pour soutenir les prétentions de l'électeur de Bavière, qui aurait été beaucoup plus formidable qu'elle s'il eût pu réussir à la dépouiller de ses vastes possessions. L'on sait quel cri de patriotisme et d'enthousiasme sortit du sein des états de la Hongrie lorsque cette princesse se présenta avec son fils dans les bras au milieu de leur auguste assemblée, et invoqua leur secours par ces paroles pleines de détresse: «Je viens remettre entre vos mains la fille et le fils de vos rois». Mourons pour notre reine! s'écrièrent les nobles Hongrois en élevant leurs épées vers le ciel.
L'Angleterre qui avait d'abord gardé la neutralité, ne tarda pas à se déclarer, lorsqu'elle vit la fermeté avec laquelle l'impératrice faisait tête à l'orage, et elle jeta son épée à côté de la sienne dans la balance. C'était commencer les hostilités contre la France, et allumer la guerre en Amérique, où les colonies anglaises brûlaient toujours du désir de s'emparer du Canada.
Ces colonies montraient déjà, comme nous l'avons dit ailleurs, une ambition qui aurait pu faire présager à un oeil clairvoyant ce qu'elles voudraient être dans l'avenir; une inquiétude républicaine mais qu'elles dissimulaient soigneusement, semblait les tourmenter aussi. Cela n'échappa pas tout-à-fait dans le temps à la sagacité de la Grande-Bretagne. Le parti puritain qui avait autrefois gouverné l'ancienne Angleterre avait transporté son esprit de domination dans la nouvelle. Le génie de ces colons semblait prendre de la grandeur lorsqu'ils considéraient les immenses et belles contrées qu'ils avaient en partage, et il n'est guère permis de douter après ce que nous avons déjà vu jusqu'à ce jour, que les Etats-Unis voudront remplir toute leur destinée.
En Canada, l'on s'attendait depuis longtemps à la guerre. Les forts avancés avaient été réparés et armés, les garnisons de St.-Frédéric et de Niagara augmentées et Québec mis autant que possible en état de défense. Des mesures furent prises également pour chasser tous les Anglais de l'Ohio, où ils commençaient à se montrer; et M. Guillet avait été chargé de rassembler les Sauvages du Nord pour tenter une entreprise qui aurait eu sans doute du retentissement si elle eût pu réussir, mais que l'on ne pouvait guère se flatter d'accomplir, la conquête de la baie d'Hudson.
Du reste le fort de la guerre devait se porter sur le Cap-Breton et la péninsule acadienne. Le cardinal Fleury, qui détestait la guerre, laissa le Canada à ses propres forces. La Nouvelle-York, de son côté, redoutait plus les hostilités qu'elle ne les désirait. L'on se rappelle la visite du patron d'Albany, M. Ransallaer, en Canada et la proposition secrète qu'il fit au gouverneur d'une neutralité entre les deux pays. L'on ne devait donc pas s'attendre à une guerre bien vive sur le St.-Laurent et les lacs, du moins pour le présent. D'ailleurs le premier poste à prendre par les Canadiens sur cette frontière était celui d'Oswégo, et M. de Beauharnais n'osait pas le faire, d'abord parce que la colonie était trop faible et trop dépourvue de tout pour aller attaquer l'ennemi chez lui, et en second lieu, parcequ'il craignait l'opposition des Iroquois 105.
Cependant les difficultés entre les deux nations au sujet des frontières, avaient fait croire qu'à la première rupture elles se porteraient de grands coups en Amérique, et qu'un dénouement tel serait donné à la question des limites, qu'elle serait mise en repos pour longtemps. Néanmoins ni l'Angleterre ni la France, trop occupées probablement en Europe, ne songèrent à établir un champ de bataille dans le Nouveau-Monde. Ce furent les colons eux-mêmes qui se chargèrent de remplir cette portion du grand drame, et qui sans attendre d'ordres de l'Europe se mirent en mouvement.
Le Canada était peu garni de soldats; il n'y en avait pas mille pour défendre tous les postes depuis le lac Erié jusqu'au golfe St.-Laurent; mais Louisbourg, comme clef des possessions françaises du côté de la mer, avait une garnison de 7 à 8 cents hommes.
Ce boulevard devait protéger aussi la navigation et le commerce. Sa situation entre le golfe St.-Laurent, les bancs et l'île de Terreneuve et l'Acadie, était des plus favorables ayant la vue sur toutes ces terres et sur toutes ces mers. Les pieds baignés par les flots de de l'Océan, il était ceint d'un rempart en pierre de 30 à 36 pieds de hauteur et d'un fossé de 80 pieds de large. Il était en outre défendu par deux bastions, deux demi-bastions, et trois batteries de six mortiers et percées d'embrasures pour 148 pièces de canons. Sur l'île à l'entrée du port, vis-à-vis de la tour de la Lanterne, on avait établi une batterie à fleur d'eau de 30 pièces de canon de 28, et au fond de la baie, en face de son entrée, à un gros quart de lieue de la ville, une autre, la batterie royale, de 30 canons: savoir 28 de 42 livres de balles et 2 de 18. Cette batterie commandait le fond de la baie, la ville et la mer. L'on communiquait de la ville à la campagne par la porte de l'Ouest, et un pont-levis défendu par une batterie circulaire de 16 canons de 24. L'on travaillait depuis vingt-cinq ans à ces ouvrages, qui étaient défectueux sous le rapport de la solidité, parceque le sable de la mer dont on était forcé de se servir, ne convenait nullement à la maçonnerie; et Louisbourg passait pour la place la plus forte de l'Amérique; on le disait imprenable quoique les fortifications n'en fussent pas achevées. Mais il en était de ces fortifications comme de bien d'autres dans ce continent, qui ont une grande réputation au loin; mais qui perdent leur redoutable prestige dès qu'elles sont attaquées. Québec avait un grand nom et Montcalm n'osa pas attendre l'ennemi dans ses murs. D'ailleurs le gouverneur, le comte de Raymond, avait fait ouvrir le chemin de Miré qui conduisait au port de Toulouse dans une autre partie de l'île. Ce chemin, avantageux pour le commerce, avait, du côté de la campagne, affaibli la force naturelle de la place, protégée jusque là par les marais et les aspérités du sol; mais cette voie en en rendant l'accès facile permettait d'approcher jusqu'au pied des murailles. A la faveur de sa renommée, cette forteresse servait de retraite assurée aux vaisseaux canadiens qui allaient aux Iles, et protégeait une nuée de corsaires qui s'abattaient sur le commerce des Américains et ruinaient leurs pêches dans les temps d'hostilités. Les colonies anglaises voyaient donc avec une espèce de terreur ces sombres murailles de Louisbourg dont les tours s'élevaient au-dessus des mers du Nord comme des géans menaçans.
La population du Cap-Breton était presque toute réunie à Louisbourg. Il n'y avait que quelques centaines d'habitans dispersés sur les côtes à de grandes distances les uns des autres. On en trouvait moins de 200 de cette ville à Toulouse, où un pareil nombre à peu près étaient concentrés et s'occupaient de culture, alimentaient la capitale de denrées, élevaient des animaux et construisaient des bateaux et des goëlettes; une centaine habitaient les îles rocheuses et arides de Madame, quelques autres s'étaient répandus sur la côte à l'Indienne, à la baie des Espagnols (Sidney), au port Dauphin ainsi qu'en plusieurs autres endroits de l'île.
Le gouvernement du Cap-Breton et de St.-Jean était entièrement modelé sur celui du Canada. Le commandant, comme celui de la Louisiane, était subordonné au gouverneur général de la Nouvelle-France résidant à Québec; mais vu l'éloignement des lieux, ces agens secondaires étaient généralement indépendans de leur principal. Dans ces petites colonies, l'autorité et les fonctions de l'intendant étaient aussi déférées à un commissaire-ordonnateur, fonctionnaire qui a laissé après lui en Amérique une réputation peu enviable.
Au temps de la guerre de 1744 M. Duquesnel était gouverneur du Cap-Breton, et M. Bigot commissaire-ordonnateur. L'on connaît peu de chose sur le premier; à peine son nom est-il parvenu jusqu'à nous. Le second faisait alors au Cap-Breton, loin de l'oeil de ses maîtres, cet apprentissage d'opérations commerciales dont les suites ont été si fatales à toute la Nouvelle-France. On entretenait dans l'île 8 compagnies françaises de 70 hommes et 150 Suisses du régiment de Karrer, en tout 700 hommes quand les compagnies étaient complètes. On en détachait une compagnie pour l'île St.-Jean, une autre pour la batterie royale, et on faisait de petits détachemens pour garder plusieurs autres points de la côte; le reste formait la garnison de Louisbourg. C'étaient là toutes les forces dont l'on pouvait disposer pour garder l'entrée de la vallée du St.-Laurent.
Les colonies anglaises n'étaient guère mieux pourvues de troupes que celles de la Nouvelle-France; mais il n'y avait point de comparaison entre le chiffre de leurs habitans et le chiffre de ceux de ce dernier pays. Confiantes dans leurs forces, elles montraient moins d'empressement que les Français pour courir aux armes. Aussi ceux-ci avaient toujours l'avantage du premier coup, car ils savaient qu'ils devaient suppléer par la rapidité à ce qui leur manquait en force réelle.
L'on reçut à Louisbourg la nouvelle de la déclaration de la guerre plusieurs jours avant Boston. Les marchands armèrent sur le champ de nombreux corsaires, qui firent des conquêtes précieuses qui les enrichirent. Bigot possédait pour sa part plusieurs de ces vaisseaux, les uns tout seul, les autres en participation avec des particuliers. Le commerce américain fut désolé par ces courses et fit des pertes considérables.
Le gouverneur, M. Duquesnel, qui connaissait l'état de l'Acadie, que l'Angleterre abandonnait, comme avait fait la France, à elle-même, résolut d'en profiter. Il n'y avait que 80 hommes de garnison à Annapolis, et les fortifications étaient tellement tombées en ruines que les bestiaux montaient pour paître par les fossés sur les remparts écroulés. Le commandant Duvivier fut chargé de former un détachement de 8 à 900 hommes tant soldats que miliciens, de s'embarquer sur quelques petits bâtimens qui furent mis à sa disposition, et de tomber sur l'Acadie.
Le premier poste qu'il attaqua fut Canseau, situé à l'extrémité sud du détroit de ce nom. Il s'en rendit maître après avoir fait prisonniers les habitans et la garnison composée de 4 compagnies incomplètes de troupes, et le brûla. De là il se mit en marche, mais avec lenteur, pour Annapolis avec une soixantaine de soldats et 700 miliciens et Sauvages. Rendu aux Mines il s'arrêta subitement sans que l'on sût trop pourquoi, puis ensuite il se retira vers le Canada après avoir fait sommer inutilement Annapolis de se rendre. Cet officier a été blâmé de n'avoir pas marché avec rapidité sur cette ville pour l'attaquer tandis qu'elle était encore dans sa première surprise. Les principales familles s'étaient déjà enfuies à Boston avec leurs effets les plus précieux, et il paraît que dans le premier moment, elle n'aurait pu résister à un assaut. Il y aurait trouvé le P. Laloutre qui l'investissait avec 300 Indiens du Cap de Sable et de St.-Jean, accourus pour l'aider à faire cette conquête. Mais ce délai ayant donné le temps aux assiégés de recevoir des renforts, les Sauvages furent obligés de se retirer.
Cependant les corsaires, après avoir désolé la marine marchande anglaise, infestaient maintenant les côtes de Terreneuve, incommodaient les petites colonies qui y étaient dispersées, et menaçaient même Plaisance malgré ses fortifications et ses troupes. La nouvelle de l'irruption des Français en Acadie et des déprédations de leurs corsaires à Terreneuve arriva presqu'en même temps à Boston que celle de la rupture de la paix. Toutes les colonies furent dans l'alarme pour leurs frontières. Elles levèrent immédiatement des troupes pour garder leurs postes avancés du côté du Canada ou en augmenter les garnisons; et le Massachusetts fit à lui seul élever une chaîne de forts de la rivière Connecticut aux limites de la Nouvelle-York. Mais tandis qu'elles s'empressaient de prendre les mesures de sûreté que semblait commander la première attitude de leurs ennemis, il se passait à Louisbourg, dans le sein même du boulevard des Français, un événement qui les tranquillisa d'abord un peu, et qui ensuite leur donna probablement l'idée de venir attaquer cette forteresse. Cet événement qui aurait été grave dans tout autre temps, et qui l'était doublement dans les circonstances actuelles, est l'insurrection de la garnison qui éclata dans les derniers jours d'octobre 1744.
Cette garnison, faute d'ouvriers, était chargée de l'achèvement des fortifications. Dans les derniers temps, il paraît qu'on négligeait de payer le surplus de solde que ces travaux valaient aux soldats. Ils se plaignirent d'abord; ils murmurèrent ensuite, sans qu'on en fît aucun cas. Alors ils résolurent de se faire justice à eux-mêmes, et ils éclatèrent en révolte ouverte.
La compagnie Suisse donna le signal. Ils s'élurent des officiers, s'emparèrent des casernes, établirent des corps-de-gardes, posèrent des sentinelles aux magasins du roi et chez le commissaire-ordonnateur Bigot, auquel ils demandèrent la caisse militaire sans oser la prendre néanmoins, et ils firent des plaintes très vives contre leurs officiers qu'ils accusaient de leur retenir une partie de leur salaire, de leurs habillemens et de leur subsistance. Ce fonctionnaire les fit satisfaire de suite sur une partie de ces points, et tout l'hiver il employa la même tactique quand les insurgés devenaient trop menaçans. Depuis plus de six mois la garnison était ainsi en pleine rébellion lorsque l'ennemi se présenta devant la place.
Le bruit de ce qui se passait à Louisbourg s'était, comme on doit le supposer, répandu rapidement jusque dans la Nouvelle-Angleterre. Le gouverneur du Massachusetts, M. Shirley, crut que l'on ne devait pas perdre une si belle occasion d'attaquer un poste qui portait tant de préjudice, causait des craintes sérieuses et d'où venaient de sortir encore les troupes qui avaient brûlé Canseau, et les corsaires qui faisaient tous les jours essuyer de grandes pertes à leur commerce. Il écrivit dans l'automne à Londres pour proposer au gouvernement d'attaquer Louisbourg dès le petit printemps et avant qu'il eût reçu des secours, ou du moins de seconder les colons qui se chargeraient eux-mêmes de l'entreprise. Il représenta au ministère que ce poste était, en temps guerre, un repaire de pirates qui désolaient les pêcheries et interrompaient le commerce; que la Nouvelle-Ecosse serait toujours en danger tant que cette forteresse appartiendrait aux Français, et que si cette province tombait entre leurs mains l'on aurait six ou huit mille ennemis de plus à combattre; que pour toutes ces raisons il était de la plus haute importance de prendre Louisbourg. Il ajouta qu'en prenant ce boulevard l'on porterait un coup mortel aux pêcheries françaises, que le Cap-Breton était, comme on le savait, la clef du Canada et protégeait la pêche de la morue qui employait par an plus de 500 petits vaisseaux de Bayonne, de St.-Jean-de-Luz, du Havre-de-Grace et d'autres villes; que c'était une école de matelots, et que cette pêche jointe à celle pour la production des huiles, faisait travailler dix mille hommes et circuler dix millions. Dans le mois de janvier 1745 sans attendre de réponse de Londres, M. Shirley informa les membres de la législature qu'il avait une communication à leur faire, mais qu'il exigeait auparavant le secret sous le sceau du serment. Après avoir pris cette précaution, il leur transmit par message la proposition d'attaquer Louisbourg. Elle étonna les membres de la législature, et l'entreprise parut si hasardeuse qu'elle fut d'abord rejetée. Mais Shirley ne se découragea pas. Ayant gagné quelques uns de ces membres, la mesure fut reprise et après de longues discussions passa à la majorité d'une voix. Immédiatement Shirley écrivit à toutes les colonies du Nord pour leur demander de l'aide en hommes et en argent, et pour les engager à mettre un embargo sur leurs ports afin que rien ne pût transpirer du projet. Une partie seulement de ces colonies répondit à son appel. Mais en peu de temps on eut levé et équipé plus de 4,000 hommes, qui s'embarquèrent sous les ordres d'un négociant nommé Pepperrell, et firent voile pour le Cap-Breton où ils furent arrêtés trois semaines par les glaces qui entouraient l'île. Le commodore Warren envoyé d'Angleterre avec quatre vaisseaux de guerre pour bloquer Louisbourg du côté de la mer, les rallia à Canseau et contribua puissamment au succès de l'entreprise.
L'armée débarqua au Chapeau-Rouge, et marcha de suite sur la place à laquelle elle annonça son arrivée devant les murailles par de grands cris. Profitant de la première surprise, le colonel Vaughan alla incendier dans la nuit même, de l'autre côté de la baie, les magasins du roi remplis de boissons et d'objets de marine. L'officier qui commandait la batterie royale près de là, soupçonnant quelque trahison, l'abandonna et se retira sur le champ dans la ville, premier effet de la méfiance qu'avait dû faire naître dans les officiers l'état de révolte de leurs troupes. La garnison était alors composée d'environ 600 soldats et de 800 habitans qui s'étaient armés à la hâte.
A la première alarme le général Duchambon, commandant, fit rassembler les troupes et les harangua; il en appela à leurs sentimens, et leur représenta que l'arrivée des ennemis leur offrait une occasion favorable de faire oublier le passé et de montrer qu'ils étaient encore bons Français. Ces paroles ranimèrent leur patriotisme, et ces gens qui n'étaient qu'outrés contre les injustices de leurs supérieurs, reconnurent leur faute et rentrèrent aussitôt dans le devoir, sacrifiant leur ressentiment au bien de la patrie. Malheureusement les officiers refusèrent toujours de croire à la sincérité de leurs dispositions, et cette méfiance avait déjà eu et eut encore les plus funestes résultats comme on va le voir tout à l'heure.
Quoique l'ennemi eût débarqué et se fût approché de la ville sans opposition, à la faveur de la surprise, son succès n'aurait été rien moins qu'assuré si le général français eût fondu sur lui pendant qu'il formait son camp et qu'il commençait à ouvrir ses tranchées. En effet de simples milices, rassemblées avec précipitation, commandées par des marchands n'ayant aucun principe militaire, auraient été déconcertées par des attaques régulières et vigoureuses; elles n'auraient pu résister à la bayonnette; un premier échec les aurait découragées. Mais on s'obstina à croire que la garnison ne demandait à faire des sorties que pour déserter; et ses propres chefs la tinrent comme prisonnière jusqu'à ce qu'une si mauvaise défense eût réduit la ville à capituler le 16 juin, après avoir perdu 200 hommes. L'île entière suivit le sort de Louisbourg son unique boulevard, et la garnison et les habitans au nombre de 2,000 furent transportés à Brest où l'on fut étonné un jour de voir débarquer tout-à-coup une colonie entière de Français que des vaisseaux anglais laissèrent sur le rivage. Warren qui fermait l'entrée du port avec sa flotte venait de prendre un vaisseau de 64 canons portant 560 hommes qui étaient envoyés pour relever la garnison. Si ce renfort eût pu y pénétrer, Louisbourg était sauvé. Les Américains qui savent allier le flegme avec la ruse, laissèrent flotter encore plusieurs jours le drapeau blanc sur les remparts; et par ce moyen plusieurs vaisseaux français richement chargés, trompés par ce signe, vinrent se jeter au milieu des ennemis.
Le succès de l'expédition de Louisbourg, qui n'avait coûté presqu'aucune perte, surprit en Amérique et en Europe, et en effet il devait surprendre. Pour ceux qui ignoraient ce qui s'était passé dans la garnison française, comment croire que le plan de réduire une forteresse régulière «formé par un avocat, exécuté par un marchand à la tête d'un corps d'artisans et de laboureurs», eût pu réussir; et pourtant c'est ce qui venait d'avoir lieu. L'orgueil européen en fut blessé, et «quoique cette conquête mît la Grande-Bretagne en état d'acheter la paix, elle excita sa jalousie contre les colonies qui l'avaient faite» 106. Nous verrons dans la prochaine guerre que les exploits des Canadiens excitèrent de même l'envie des Français et jusqu'à celle du général Montcalm, et que cette faiblesse contribua chez ce commandant à le dégoûter d'une lutte au succès de laquelle il fit la faute grave de ne pas croire dès le commencement, et celle encore plus grande de répandre cette idée parmi les troupes.
Tandis que les vainqueurs se félicitaient, et attribuaient eux-mêmes dans leur étonnement le succès qu'ils venaient de remporter au secours d'une providence dont la main avait paru manifestement dans tout le cours de l'entreprise, la nouvelle de la prise de Louisbourg parvint en France et tempéra la joie qu'y causaient la célèbre victoire de Fontenoy et la conquête de l'Italie autrichienne. A Londres la perte de cette bataille et le débarquement du prétendant, le prince Edouard, en Ecosse ne permirent guère non plus d'exalter la conquête américaine. En Canada la sensation fut profonde, car l'on croyait que l'attaque de Louisbourg n'était que le prélude à celle de Québec. M. de Beauharnais ne resta pas en conséquence oisif. Il présida à Montréal une assemblée de six cents Indiens de diverses nations, parmi lesquels il y avait des Iroquois, et qui montrèrent tous les meilleures dispositions pour la France. Il fit descendre à Québec une partie des milices et des Sauvages, et activa l'achèvement des fortifications de la ville auxquelles on travaillait déjà depuis si longtemps. L'enceinte fut refaite en maçonnerie.
En même temps ce gouverneur écrivait en France pour presser le ministère de reprendre Louisbourg et l'Acadie, leur assurant que 2,500 hommes suffiraient pour faire la conquête de cette dernière province. Il fallait à tout prix se remparer de ces deux possessions; c'était le passage du golfe qui était interrompu, «les Anglais, observait-il dans une dépêche, tiennent toujours la même conduite, ils veulent occuper tous les passages et ils les occupent en effet». Pour la défense du Canada, écrivait encore M. de Beauharnais, envoyez-moi des munitions et des armes, je compte sur la valeur des Canadiens et des Sauvages. En effet la prise de Louisbourg par les milices de la Nouvelle-Angleterre avait piqué l'amour-propre des premiers qui brûlaient de se mesurer avec les Américains.
Mais là où la conquête anglaise fit l'impression la plus pénible, ce fut dans la Nouvelle-Ecosse même, parmi les populations acadiennes abandonnées des Français et regardées avec défiance par les Anglais. Le pressentiment du malheur qui devait leur arriver plus tard les inquiétait déjà. Ils venaient de voir la population du Cap-Breton déportée toute entière en France. Ils craignaient une plus grande infortune, celle d'être enlevés et dispersés en différens exils. Ils firent demander au gouverneur à Québec si on n'aurait pas de terres à leur donner en Canada; et celui-ci fut réduit à éluder cette question d'un peuple qui méritait à un si haut degré la bienveillance de la France.
Les vives instances de M. de Beauharnais ne restèrent pas cependant sans effet. Le gouvernement résolut de mettre sans retard ses recommandations à exécution; et M. de Maurepas dirigea les préparatifs d'un armement comme la France n'en avait pas encore mis sur pied pour l'Amérique. Le secret de sa destination fut caché avec le plus grand soin. Le duc d'Anville, homme de mer dans le courage et l'habileté duquel on avait la plus grande confiance, fut choisi pour le commander. Il était de la maison de la Rochefoucault, et il savait allier à la bravoure cette politesse et cette douceur de moeurs que les Français seuls conservant dans la rudesse attachée au service maritime (Voltaire). Bigot, dont le nom devait être associé à tous les malheurs des Français dans ce continent, fut nommé intendant de la flotte, par son protecteur le ministre de la marine. Jamais entreprise n'avait été combinée avec tant de sagesse et de prudence; tous les événemens possibles semblaient avoir été prévus. La flotte consistait en 11 vaisseaux de ligne et 30 autres plus petits bâtimens et transports, portant 3,000 hommes de débarquement sous les ordres de M. de Pommeril, maréchal de camp, et qui devaient être renforcés par 600 Canadiens et autant de Sauvages. Les Canadiens s'embarquèrent à Québec dans les premiers jours de juin 107.
Il n'y avait rien en Amérique de capable de résister à cette force. Le duc d'Anville avait ordre de reprendre et de manteler Louisbourg, d'enlever Annapolis et d'y laisser garnison; de détruire Boston, de ravager les côtes de la Nouvelle-Angleterre, et enfin d'aller inquiéter les colonies à sucre britanniques dans le golfe mexicain. Le succès n'aurait pas été douteux sans une fatalité qui s'attachait à toutes les entreprises françaises, même à celles qui semblaient les mieux combinées pour amener un résultat définitif. Lorsqu'elles étaient au-dessus des efforts des hommes, elles venaient périr sous les coups des élémens. Le tableau de la fin de cette expédition présente les traits les plus sombres et les plus tragiques de l'histoire. Chibouctou (Halifax) en Acadie est le lieu où la flotte avait rendez-vous. La traversée calculée à six semaines fut de plus de cent jours. Mais enfin on était à la vue du port et chacun commençait à se livrer à ses espérances et à oublier les fatigues d'une longue traversée, lorsqu'une tempête furieuse surprend les vaisseaux et les disperse; une partie est obligée de relâcher dans les Antilles, une autre en France; quelques transports périssent sur l'île de Sable et le reste, battu par les vents durant dix jours, ne peut pénétrer qu'avec peine au port qu'il avait été si près de toucher avant la tempête, et où il entre maintenant avec une épidémie qui vient d'éclater avec une violence extrême à bord, causée par le long séjour de compactes agrégations d'hommes dans les entreponts. L'on se hâta de débarquer les malades et d'établir des hôpitaux à terre. Les vivres avaient été entièrement consommées, et il fallut en envoyer chercher à de grandes distances. M. de Conflans qui avait été détaché de la flotte avec trois vaisseaux de ligne et une frégate pour convoyer des bâtimens marchands qui s'en allaient aux Iles, et qui avait ordre de rallier M. d'Anville à la hauteur des côtes de l'Acadie, ne s'y trouva point. Cet officier du reste peu habile avait suivi ses instructions; mais après avoir croisé quelque temps dans les eaux de la péninsule, ne voyant point arriver le duc d'Anville, il avait pris le parti de retourner en France. De sorte que déjà avant d'avoir vu l'ennemi, l'expédition avait perdu une grande partie de ses forces. Mais la maladie était encore plus funeste pour elle que les élémens. La mort emportait les soldats et les matelots par centaines, par milliers. Peut-on rien imaginer de plus lugubre que cette flotte enchaînée à la plage par la peste; que ces soldats et ces équipages encombrant d'immenses baraques érigées à la hâte sur des côtes incultes, inhabitées et silencieuses comme des tombeaux, en face de l'immense océan qui gémissait à leurs pieds et qui les séparait de leur patrie vers laquelle ils tournaient en vain leurs regards expirans. Un sombre désespoir s'était emparé de tout le monde. La contagion se communiqua aux fidèles Abénaquis qui étaient venus pour joindre leurs armes à celles des Français, et en fit périr le tiers. Ce fléau remplit d'effroi les ennemis eux-mêmes, qui se tinrent au loin dans un moment où ils auraient pu anéantir sans effort l'expédition française. L'amiral Townshend regardait avec terreur du Cap-Breton où il était avec son escadre, les ravages qui désolaient ses malheureux adversaires.
Cependant les lettres interceptées annonçant l'arrivée d'une flotte anglaise, avait nécessité la tenue d'un conseil de guerre, où les opinions furent partagées sur ce qu'il y avait à faire. Le duc d'Anville dont le caractère altier se révoltait sous le poids d'aussi grands malheurs, mourut presque subitement. M. d'Estournelle qui le remplaça dans le commandement, convoqua un nouveau conseil et proposa d'abandonner l'entreprise et de retourner en France. Cette proposition fut repoussée surtout par M. de la Jonquière, troisième en grade sur la flotte. Le nouveau commandant tomba alors dans une agitation extrême, la fièvre s'empara de lui, et dans son délire il se perça de son épée. Ces scènes tragiques ne rappellent-elles pas les désastres de la retraite des Grecs après la prise de Troie.
L'on était rendu au 22 octobre et il y avait 42 jours que l'on était à Chibouctou, pendant lesquels il était mort 1,100 hommes et 2,400 «depuis le départ de l'escadre de France. Sur 200 malades qui furent mis alors sur un navire un seul survécut et débarqua en France malgré les plus grands soins dont ils furent tous entourés! Cependant rien ne pouvait abattre la détermination des officiers français; malgré tous ces désastres, et quoiqu'il ne restât plus que quatre vaisseaux de guerre, on résolut encore d'aller assiéger Port-Royal ou Annapolis. On remit à la voile; mais une nouvelle tempête éclata sur ce débris de la flotte devant le Cap de Sable, et l'obligea de faire route pour la France. M. de Maurepas, en apprenant tant d'infortunes, fit cette simple et noble réponse: «Quand les élémens commandent, ils peuvent bien diminuer la gloire des chefs; mais ils ne diminuent ni leurs travaux ni leur mérite».
Nous avons dit que 600 Canadiens et autant de Sauvages devaient se joindre aux troupes que portait la flotte du duc d'Anville; et que les premiers étaient partis de Québec sur 7 bâtimens pour l'Acadie. Ce renfort, commandé par M. de Ramsay, débarqua à Beaubassin dans la baie de Fondy, et fut très bien accueilli par les habitans qu'il avait mission d'empêcher de communiquer avec Port-Royal. Toute la population acadienne flottait entre l'espérance et la crainte. Elle disait que si les projets des Français ne réussissaient pas, elle serait perdue, parcequ'elle avait refusé de prendre les armes pour ses maîtres. Aussi reçut-elle la nouvelle de l'arrivée du duc d'Anville avec de grandes démonstrations de joie, car elle se croyait sauvée, joie funeste qu'elle devait pleurer en larmes de sang dans un cruel exil et dans une dispersion plus cruelle encore! M. de Ramsay, après avoir attendu longtemps en vain l'expédition française aux Mines, se disposait à revenir en Canada, sur les ordres de M. de Beauharnais, pour s'opposer aux projets que les grands préparatifs des ennemis annonçaient contre cette province, et il s'était déjà mis en route lorsqu'il fut rattrapé par un envoyé du duc d'Anville, qui le fit revenir sur ses pas avec 400 Canadiens; et bientôt après il s'approcha avec ce petit corps de Port-Royal qu'il bloqua par terre quoique la garnison y fût de 6 à 700 hommes, en attendant la flotte qui portait les troupes aux quelles il devait se joindre pour faire la conquête de l'Acadie. Nous avons vu pourquoi elle ne vint pas.
Cependant le détachement de M. de Ramsay en Acadie et l'arrivée du duc d'Anville à Chibouctou, éloignèrent la guerre des frontières du Canada, qui avait été sérieusement menacé. La prise de Louisbourg avait rempli les habitans de la Nouvelle-Angleterre d'une humeur toute martiale; ils ne tarissaient pas sur leur conquête comme des soldats encore peu accoutumés à la victoire. Tandis que les esprits étaient pleins d'enthousiasme, M. Shirley proposa d'exécuter le vaste projet qu'il avait conçu déjà depuis longtemps, et qui n'était rien moins que de chasser les Français de toute l'Amérique continentale. Ce projet n'était pas aussi difficile qu'il le paraissait au premier abord, vu la supériorité du nombre des Anglais sur mer et sur terre dans ce continent. Ce gouverneur après s'être consulté avec le chevalier Peter Warren et le général Pepperrell qui venait de recevoir les honneurs de la chevalerie pour son exploit à Louisbourg, en écrivit au ministère. Malgré les graves préoccupations de celui-ci causées par la présence du Prétendant au milieu de la Grande-Bretagne, le duc de New-Castle, secrétaire d'état, adressa une circulaire à tous les gouverneurs des colonies américaines pour leur enjoindre de lever autant d'hommes qu'il serait possible et de les tenir prêts à marcher au premier ordre. Le plan du cabinet de St.-James, c'était toujours l'ancien projet d'attaquer le Canada par terre et par mer simultanément. Le vice-amiral Warren devait faire voile d'Europe avec un corps de troupes commandé par le général St.-Clair, prendre en passant à Louisbourg les milices de la Nouvelle-Angleterre et aller mettre le siége devant Québec. Les levées de la Nouvelle-York et des autres colonies devaient se rassembler à Albany et marcher sur le fort St.-Frédéric et Montréal. Les colonies devaient fournir 5,000 hommes, et elles en votèrent plus de 8,000 tant leur ardeur était grande; mais ni flotte ni armée ne vinrent d'Angleterre, et l'on se vit forcé d'ajourner une entreprise qui était devenue depuis longtemps une pensée fixe chez nos voisins. Cependant pour ne pas perdre entièrement le fruit des dépenses qu'ils avaient faites, ils voulurent enlever le fort St.-Frédéric, sur le lac Champlain, et M. Clinton, gouverneur de la Nouvelle-York, avait réussi à engager les cinq cantons à prendre les armes, lorsque l'on apprît que M. de Ramsay était à Beaubassin, et que les Acadiens, travaillés par ses intrigues, menaçaient de se soulever. Aussitôt l'expédition de St.-Frédéric fut abandonnée, et les troupes furent dirigées vers l'Acadie pour couvrir Annapolis, dont la reddition aurait entraîné la perte de la province.
Mais à peine ces troupes étaient-elles en route qu'une nouvelle d'une nature infiniment plus grave se répandit comme un éclair dans toutes les possessions anglaises et y sema l'alarme et la consternation. C'était celle de l'apparition de la flotte du duc d'Anville sur les côtes de l'Acadie; elle fut connue à Boston le 20 septembre. Le peuple, qui dans son triomphe croyait déjà tenir tout le Canada, passa subitement de l'exaltation à l'épouvante; car l'armement des Français paraissait trop formidable pour avoir seulement Louisbourg et l'Acadie pour objet, et l'on devina facilement contre qui allaient être dirigés ses coups, et que les assaillans allaient devenir les assaillis. En peu de jours 6,400 hommes de milices accoururent de l'intérieur du pays au secours de Boston, et 6,000 autres devaient se tenir prêts dans le Connecticut à y marcher au premier ordre. Le gouverneur fut investi de pouvoirs illimités pour fortifier le havre de cette ville et renforcer les ouvrages de la citadelle, dont l'on fit une des plus fortes que les Anglais possédassent sur le bord de la mer en Amérique. La plus grande activité régnait partout pour repousser l'invasion; mais, comme l'on a vu, il n'était pas besoin de tant de préparatifs ni de tant d'efforts. «Les exemples d'une protection aussi remarquable sont rares, s'écrie un puritain dans sa reconnaissance. Si l'ennemi eût réussi dans son projet, il est impossible de dire jusqu'à quel point les colonies américaines eussent été dévastées, à quel état de misère elles eussent été réduites. Lorsque l'homme est l'instrument dont le ciel se sert pour détourner une calamité publique, on doit encore y voir la main du Dieu; mais ici ce n'est pas au pouvoir humain qu'on doit d'y avoir échappé. Si les philosophes attribuent cet événement extraordinaire à un hasard aveugle, à une nécessité fatale, les chrétiens l'attribueront certainement à la volonté d'un Dieu tout puissant».
Pendant ce temps-là M. de Ramsay, qui était toujours à Annapolis, où il avait fait une centaine de prisonniers, reprit, à la nouvelle de la seconde dispersion de la flotte française, le chemin de Beaubassin afin d'y établir ses quartiers d'hiver, la saison étant trop avancée pour retourner en Canada la même année. M. Shirley, inquiet de le voir si proche de la capitale acadienne, y envoya un nouveau corps de troupes du Massachusetts, pour renforcer la garnison qui avait déjà été augmentée de trois compagnies de volontaires. Le gouverneur d'Annapolis, M. Mascarène, demandait 1000 hommes pour déloger les Français; mais une partie seulement, environ 500, sous les ordres du colonel Noble, avait pu lui être fournie et avait été prendre position au Grand-Pré dans les Mines, à quelque distance de Beaubassin où était M. de Ramsay. Les deux corps se trouvaient en présence l'un de l'autre, mais séparés par la baie de Fondy. Au milieu de l'hiver les officiers canadiens proposèrent à leur commandant, qui ne put les refuser, d'aller surprendre le colonel Noble dans ses quartiers. A cet effet il mit 300 Canadiens et Sauvages sous les ordres de M. Coulon. Pour atteindre l'ennemi il fallait faire le tour du fond de la baie, ce qui portait la distance à parcourir au milieu des neiges et des bois à près de soixante lieues. Le détachement se mit en marche en raquettes, et arriva exténué de fatigue devant les cantonnemens anglais dans le mois de février 1747. Le 11 au matin, après avoir pris un moment de repos, il tomba avec une extrême vigueur sur l'ennemi, qui, surpris d'abord, fit ensuite la plus grande résistance. Le feu se prolongea jusqu'à 3 heures de l'après-midi avec vivacité. Le colonel Noble fut tué et plus du tiers de ses hommes mis hors de combat, le reste, ne pouvant fuir à cause de la profondeur de la neige, s'était réfugié au nombre de 300 dans une grande maison fortifiée où il obtint, par sa belle défense, une capitulation honorable. Cet exploit fit un grand bruit à Boston, et on le regarda en Angleterre comme un des plus hardis que l'on pût entreprendre, et dont le résultat était de nature à abattre un peu l'orgueil des vainqueurs de Louisbourg 108.
Les Canadiens cependant, manquant de vivres, ne purent pousser plus loin leur avantage, et ils furent même obligés de rentrer dans leur pays dès que la saison le permit, comme ils avaient projeté de le faire l'automne précédent.
L'échec du Grand-Pré n'était pas le seul qu'éprouvaient nos voisins depuis le commencement des hostilités. Leurs frontières étaient continuellement dévastées par les bandes qui s'y succédaient l'une à l'autre avec une prodigieuse activité depuis l'automne de 1745, et quelquefois il y en avait plusieurs en même temps sur pied. Mais au loin l'éclat de la conquête du Cap-Breton avait jeté dans l'ombre toutes ces petites expéditions, qui à la longue devaient harasser cependant beaucoup l'ennemi. On en comptait jusqu'à 27 depuis le commencement de la guerre, c'est-à-dire depuis trois ans. Le fort Massachusetts situé à cinq lieues au-dessus de celui de St.-Frédéric, avait été enlevé par capitulation par M. Rigaud de Vaudreuil à la tête de 700 Canadiens et Sauvages, qui avaient ensuite ravagé 15 lieues de pays et répandu la terreur dans la Nouvelle-Angleterre. M. de la Corne de St.-Luc avait attaqué le fort Clinton et complètement défait un détachement ennemi qu'il avait précipité à coups de hache dans une rivière. Saratoga avait été pris et la population massacrée. Le fort Bridgman, attaqué par M. de Léry, était aussi tombé en son pouvoir. Les frontières de Boston à Albany n'étaient plus tenables, les forts avancés furent évacués et la population alla chercher une retraite dans l'intérieur des villes 109; n'osant elle-même faire ce genre de guerre, elle ne put réussir qu'à engager quelques Agniers à faire des irruptions insignifiantes dans le gouvernement de Montréal. Tel était l'état des choses en Amérique.
A Paris le ministère français ne fut pas découragé par les désastres de la flotte du duc d'Anville; et malgré l'immense infériorité numérique de la marine française comparée à la marine de la Grande-Bretagne, il résolut non seulement de reprendre l'expédition que les élémens et le fléau d'une contagion avaient interrompu d'une manière si funeste l'année précédente, mais encore d'envoyer un armement dans les Indes pour soutenir les succès que M. de la Bourdonnaie venait d'y remporter, en battant l'amiral Peyton et en enlevant Madras sur la côte du Coromandel. En conséquence deux escadres furent équipées à Brest et à Rochefort; celle du Canada, la plus considérable des deux, fut mise sous les ordres de l'amiral de la Jonquière, qui s'était opposé l'année précédente au retour des débris de la flotte du duc d'Anville avant d'avoir pris Port-Royal, et sur qui était retombé le commandement après la mort de M. d'Estournelle; celle des Indes eut pour commandant M. de St.-George. Les deux escadres réunies formaient six vaisseaux de haut bord, six frégates et quatre navires armés en flute par la compagnie des Indes; elles convoyaient une trentaine de bâtimens chargés de troupes, de provisions et de marchandises; elles devaient aller quelque temps de conserve.
L'Angleterre n'avait pas eu plus tôt connaissance du dessein des Français, qu'elle avait résolu de le faire échouer; et à cet effet elle avait chargé les amiraux Anson et Warren avec dix-sept vaisseaux d'intercepter les deux escadres françaises et de les détruire s'il était possible. Ils partirent de Portsmouth et les rencontrèrent le 3 mai à la hauteur du Cap-Finistère en Espagne. Aussitôt M. de la Jonquière ordonna aux vaisseaux de ligne de ralentir leur marche et de se ranger en bataille, et aux convois de forcer de voile vers leur destination sous la protection des frégates. Ainsi les Français osèrent opposer leurs six vaisseaux aux dix-sept des Anglais; ils ne pouvaient guère espérer de vaincre, ils voulaient seulement gagner du temps en arrêtant l'ennemi.
Le combat s'engagea et continua avec un acharnement égal. Anson et Warren manoeuvraient pour envelopper leur ennemi, et la Jonquière pour les déjouer; mais à la fin il ne put empêcher ses vaisseaux d'être cernés; et, accablés sous le nombre, ils furent obligés l'un après l'autre d'amener leur pavillon. La perte des Français fut de 700 hommes. Ce fut une affaire où les vaincus s'illustrèrent autant que les vainqueurs. Anson envoya immédiatement à la poursuite des convois une partie de ses forces qui enlevèrent neuf voiles. L'on conduisit à Londres 22 charriots chargés de l'or, de l'argent et des effets pris sur la flotte, dont la défaite priva la Nouvelle-France d'un puissant secours. Le marquis de la Jonquière avait montré beaucoup de talent dans le combat. Le capitaine du vaisseau anglais le Windsor s'exprimait ainsi dans sa lettre sur cette bataille: Je n'ai jamais vu une meilleure conduite que celle du commandant français, et pour dire la vérité, tous les officiers de cette nation ont montré un grand courage; aucun d'eux ne s'est rendu que quand il leur a été absolument impossible de manoeuvrer. En effet, jamais à aucune époque la marine française n'eut des officiers plus braves; ils faisaient partout des prodiges de valeur qui étaient souvent couronnés de succès; et lorsqu'ils succombaient c'était sous le nombre.
Aussi un historien anglais fait-il la remarque que dans cette guerre l'Angleterre dut plus ses victoires maritimes au nombre de ses vaisseaux qu'à son courage.
Il semblait, dit Voltaire, que les Anglais dussent faire de plus grandes entreprises maritimes. Ils avaient alors six vaisseaux de 100 pièces de canons, treize de 90, quinze de 80, vingt-six de 70, trente-trois de 60. Il y en avait trente-sept de 50 à 54; et au-dessous de cette forme, depuis les frégates de 40 canons jusqu'aux moindres, on en comptait jusqu'à 115. Ils avaient encore quatorze galiotes à bombes, et six brûlots. C'était en tout deux cent soixante-et-trois vaisseaux de guerre, indépendamment des corsaires et des vaisseaux de transport. Cette marine avait le fond de quarante mille matelots. Jamais aucune nation n'avait eu de pareilles forces. Tous ces vaisseaux ne pouvaient être armés à la fois, il s'en fallait beaucoup. Le nombre des soldats était trop disproportionné; mais enfin en 1746 et 1747, les Anglais avaient à la fois une flotte dans les mers d'Ecosse et d'Irlande, une à Spithead, une aux Indes orientales, une vers la Jamaïque, une à Antigua, et ils en armaient de nouvelles selon le besoin.
Il fallut que la France résistât pendant toute la guerre, n'ayant en tout qu'environ trente-cinq vaisseaux de roi à opposer à cette puissance formidable. Il devenait plus difficile de jour en jour de soutenir les colonies. Si on ne leur envoyait pas de gros convois, elles demeuraient sans secours à la merci des flottes anglaises. Si les convois partaient ou de France ou des Iles, ils couraient risque étant escortés d'être pris avec leurs escortes.
Après la bataille sous le Cap-Finistère, il ne restait plus aux Français sur l'Atlantique que sept vaisseaux de guerre. Ils furent donnés à M. de l'Estanduère pour escorter les flottes marchandes aux Iles de l'Amérique, et furent rencontrés près de Belle-Isle par l'amiral Hawke qui avait 14 vaisseaux. Le combat, comme au Cap-Finistère, fut long et sanglant, mais les guerriers français étaient réduits par un gouvernement caduc et imprévoyant à ne plus combattre que pour l'honneur. Deux vaisseaux seulement sortirent de cette nouvelle lutte et rentrèrent à Brest comme des monceaux flottans de ruines, le Tonnant et l'Intrépide; mais un convoi de 250 voiles avait été sauvé. Le premier était monté par l'amiral lui-même; le second, par un Canadien le comte de Vaudreuil. Ce combat est célèbre dans les annales de la marine française pour la résistance qu'offrit le Tonnant, attaqué quelque temps par la ligne entière des Anglais: fatigués de leurs efforts, ceux-ci le considérant comme une proie qui ne pouvait les fuir, le laissent respirer un moment; mais trompés dans leur attente, ils recommencent un combat aussi inutile que le premier. Il parvient à leur échapper remorqué par l'Intrépide qui avait soutenu une pareille lutte, qui était venu partager ses dangers, et qui eut également part à sa gloire (Anquetil). L'amiral anglais fut accusé devant une cour martiale pour n'en avoir pas fait la conquête. Dans ces temps-là, la Grande-Bretagne, piquée de l'audace de ses ennemis, faisait passer ses amiraux par les armes s'ils montraient la moindre faiblesse.
La France ne resta plus alors qu'avec deux vaisseaux de guerre. «L'on reconnut dans toute son étendue la faute du cardinal de Fleury d'avoir négligé la marine, indispensable pour les peuples qui veulent avoir des colonies. Cette faute était difficile à réparer. Elle était, comme l'événement l'a prouvé, irréparable pour la France. La marine est un art et un grand art, qui demande une longue expérience». L'Angleterre le savait et elle ne donna pas le temps à son ancienne rivale de rétablir la sienne, elle attaqua le reste de ses possessions continentales de l'Amérique et s'en empara. La perte du Canada est imputable à cette erreur, qui priva la mère-patrie des moyens de secourir cette colonie quand elle eut besoin de son aide.
Le marquis de la Jonquière devait relever M. de Beauharnais dans le gouvernement de la Nouvelle-France; sa commission était datée de 1746, et il avait ordre après la campagne du duc d'Anville, de se rendre à Québec. Fait prisonnier à la bataille du Cap-Finistère, il eut pour remplaçant, durant sa captivité, le comte de la Galissonnière; et en 1748 le roi donna pour successeur à M. Hocquart, intendant, M. Bigot, l'ancien commissaire-ordonnateur de Louisbourg, étendant en même temps sa juridiction sur toute la Nouvelle-France et sur toute la Louisiane.
Cependant si la France était malheureuse sur mer, elle obtenait de grands triomphes sur le continent de l'Europe. Les victoires du maréchal de Saxe, qui venait encore de gagner la fameuse bataille de Laufeld sur le duc de Cumberland (1747), avaient enfin déterminé les alliés à faire la paix, désirée vivement par tous les peuples las de cette sanglante lutte. Dès le milieu de l'été (1747) le duc de New-Castle avait envoyé aux colonies anglaises les ordres du roi de licencier toutes leurs troupes, levées d'abord pour envahir le Canada, retenues ensuite pour s'opposer à l'invasion du duc d'Anville, et enfin renvoyées dans leurs cantons respectifs par la cessation des hostilités. En Canada néanmoins on ne croyait pas devoir sitôt poser les armes; et l'annonce de l'envoi d'un armement considérable sous le commandement de M. de la Jonquière, faisait croire que l'issue de la guerre était encore éloignée. L'on s'attendait même que l'ennemi allait renouveler cette année son projet d'invasion, et les habitans des côtes avaient reçu ordre, par précaution, de se retirer à son approche, et ceux de l'île d'Orléans d'évacuer cette île. En même temps, sur le bruit qui s'était répandu que le fort St.-Frédéric allait être attaqué, on avait levé plusieurs centaines d'hommes pour le secourir. Du reste les partis qui allaient en guerre se succédaient de manière à ce qu'il y en eût toujours sur les terres des ennemis. Mais sur la fin de l'été les nouvelles apportées d'Europe par le comte de la Galissonnière, qui arriva en septembre pour prendre les rènes de l'administration, et le désarmement des colonies américaines ne laissèrent guère de doute que la paix était prochaine. Elle fut en effet signée à Aix-la-Chapelle en 1748. Le marquis de St.-Sévérin, l'un des plénipotentiaires français, avait déclaré qu'il venait accomplir les paroles de son maître, «qui voulait faire la paix non en marchand mais en roi», paroles qui, dans la bouche de Louis XV, renfermaient moins de grandeur que d'imprévoyance et de légèreté. Il ne fit rien pour lui et fit tout pour ses alliés. Il laissa avec une indifférence regrettable la question des frontières entre les colonies des deux nations en Amérique sans solution, se contentant de stipuler qu'elle serait réglée par des commissaires. On avait fait une faute de ne pas préciser celles de l'Acadie en 1712 et 1713, on en fit une encore bien plus grande en 1748, en abandonnant cette question aux chances d'un litige dangereux, car les Anglais ne faisaient que gagner à cette temporisation. La destruction de la marine française dans la guerre qui venait de finir, augmentait leurs espérances, et leur désir de les voir se réaliser, c'est-à-dire de se voir bientôt maîtres de toute l'Amérique septentrionale. Aussi le traité d'Aix-la-Chapelle, l'un des plus déplorables, dit un auteur, que la diplomatie française ait jamais acceptés, n'inspira aucune confiance et ne procura qu'une paix armée. Le Cap-Breton fut rendu à la France en retour de Madras, pris aux Indes par M. de la Bourdonnaie, et des conquêtes des Français dans les pays bas. Ainsi tout se trouva placé en Amérique sur le même pied qu'avant la guerre, excepté que Louis XV n'avait plus de marine pour y protéger ses possessions.
En même temps que l'on recevait d'Europe la nouvelle de la suspension des hostilités entre les puissances belligérantes, laquelle s'étendait aux deux mondes, l'on apprenait aussi des grands lacs le rétablissement de la tranquillité qui avait été momentanément troublée par une conspiration des Miâmis.
Pendant longtemps les Sauvages accueillirent les Européens comme des amis et des protecteurs; ils recherchaient leur alliance avec empressement pour obtenir le puissant secours de leurs bras contre leurs ennemis. Mais le prodigieux développement de ces étrangers leur inspira ensuite des soupçons et même de l'épouvante. Dès lors ils cherchèrent à s'en isoler, à garder la neutralité, ou même à les détruire s'il était possible. Depuis quelques années il se disaient tout bas «la peau rouge ne doit pas se détruire entre elle, laissons faire la peau blanche l'une contre l'autre 110.» Cependant il y en avait parmi eux de plus impatiens, de plus vifs les uns que les autres. Les Miâmis étaient de ce nombre; ils formèrent en 1747 le complot de détruire tous les habitans du Détroit. L'on remarquait en même temps une agitation sourde dans toutes les nations des lacs, au point qu'il devint nécessaire de renforcer la garnison de Michilimackinac. Les Miâmis devaient courir aux armes une des fêtes de la Pentecôte. Heureusement une vieille femme fort attachée aux Français vint découvrir toute la trame au commandant du Détroit M. de Longueuil, qui prit immédiatement des mesures pour la faire avorter; elles suffirent pour en imposer aux barbares. Il ne fut tué que quelques Français isolés. L'on prit le fort des Miâmis dont ils avaient eux-mêmes brûlé une partie avant de fuir, et le secours qui arriva peu après du bas St.-Laurent, acheva de les intimider. Ils n'osèrent plus remuer et la Nouvelle-France se trouva ainsi en paix sur toutes ses frontières.
CHAPITRE III.
COMMISSION DES FRONTIÈRES.
1748-1755.
La paix d'Aix-la-Chapelle n'est qu'une trève.--L'Angleterre profite de la ruine de la marine française pour étendre les frontières de ses possessions en Amérique.--M. de la Galissonnière, gouverneur du Canada.--Ses plans pour empêcher les Anglais de s'étendre, adoptés par la cour.--Prétentions de ces derniers.--Droit de découverte et de possession des Français.--Politique de M. de la Galissonnière, la meilleure quant aux limites.--Emigration des Acadiens; part qu'y prend ce gouverneur.--Il ordonne de bâtir ou relever plusieurs forts dans l'Ouest; garnison au Détroit, fondation d'Ogdensburgh (1749).--Le marquis de la Jonquière remplace M. de la Galissonnière.--Projet que ce dernier propose à la cour pour peupler le Canada.--Appréciation de la politique de son prédécesseur par M. de la Jonquière; le ministre lui enjoint de la suivre.--Le chevalier de la Corne et le major Lawrence s'avancent vers l'isthme de l'Acadie et s'y fortifient; forts Beauséjour et Gaspareaux; Lawrence et des Mines.--Lord Albemarle, ambassadeur britannique à Paris, se plaint des empiétemens des Français (1750); réponse de M. de. Puyzieulx.--La France se plaint à son tour des hostilités des Anglais sur mer.--Etablissement des Acadiens dans l'île St.-Jean; leur triste situation.--Fondation d'Halifax (1749).--Une commission est nommée pour régler la question des limites: MM. de la Galissonnière et de Silhouette pour la France; MM. Shirley et Mildmay pour la Grande-Bretagne.--Convention préliminaire: tout restera dans le Statu quo jusqu'au jugement définitif.--Conférences à Paris; l'Angleterre réclame toute la rive méridionale du St.-Laurent depuis le golfe jusqu'à Québec; la France maintient que l'Acadie suivant ses anciennes limites, se borne au territoire qui est à l'est d'une ligne tirée dans la péninsule de l'entrée de la baie de Fondy au cap Canseau.--Notes raisonnées à l'appui de ces prétentions diverses.--Les deux parties ne se cèdent rien.--Affaire de l'Ohio; intrigues des Anglais parmi les naturels de cette contrée et des Français dans les cinq cantons.--Traitans de la Virginie arrêtés et envoyés en France.--Les deux nations envoyent des troupes sur l'Ohio et s'y fortifient.--Le gouverneur fait défense aux Demoiselles Desauniers de faire la traite du castor au Sault-St.-Louis; difficulté que cela lui suscite avec les Jésuites, qui se plaignent de sa conduite à la cour, de la part qu'il prend lui et son secrétaire au commerce et de son népotisme.--Il dédaigne de se justifier.--Il tombe malade et meurt à Québec en 1752.--Son origine, sa vie, son caractère.--Le marquis Duquesne lui succède.--Affaire de l'Ohio continuée.--Le colonel Washington marche pour attaquer le fort Duquesne.--Mort de Jumonville.--Défaite de Washington par M. de Villiers au fort de la Nécessité (1754).--Plan des Anglais pour l'invasion du Canada; assemblée des gouverneurs coloniaux à Albany.--Le général Braddock est envoyé par la Grande-Bretagne en Amérique avec des troupes.--Le baron Dieskau débarque à Québec avec 4 bataillons (1755).--Négociations des deux cours aux sujet de l'Ohio.--Note du duc de Mirepoix du 15 janvier 1755; réponse du cabinet de Londres.--Nouvelles propositions des ministres français; l'Angleterre élève ses demandes.--Prise du Lys et de l'Alcide par l'amiral Boscawen.--La France déclare la guerre à l'Angleterre.
La paix d'Aix-la-Chapelle ne fut qu'une trève; à peine les hostilités cessèrent-elles un moment en Amérique. Les colonies anglaises avaient suivi avec le plus vif intérêt surtout la lutte sur l'Océan, et elles avaient vu détruire avec une joie indicible les derniers débris de la flotte française dans le combat de Belle-Isle, où elle brilla d'un dernier éclat. En effet la marine de la France détruite, qu'allaient devenir ses possessions d'outre-mer, ce grand, ce beau système colonial, oeuvre de génie, qui lui assurait une si vaste portion de l'Amérique, et qui lui coûtait moins peut-être que les caprices des maîtresses de ses souverains.
Profitant de cette circonstance heureuse pour elles, les colonies américaines voulurent reculer leurs frontières au loin. Il se forma une société composée d'hommes influens de la Grande-Bretagne et des colonies, pour occuper la vallée de l'Ohio, dans laquelle elle obtint en 1749 une concession de 600,000 âcres de terre. Ce n'était pas la première fois que l'on enviait cette fertile et délicieuse contrée. Dès 1716, M. Spotswood, gouverneur de la Virginie, avait proposé d'y acheter des Indigènes un territoire, et de former une association pour y faire la traite; mais le cabinet de Versailles s'y étant opposé, le projet avait été abandonné 111. Dans le même temps les journaux de Londres annonçaient de nouveaux établissemens, et il était question de porter jusqu'au fleuve St.-Laurent ceux que l'on devait former du côté de l'Acadie, et l'on ne donnait aucunes bornes à d'autres que l'on projetait du côté de la baie d'Hudson 112. L'agitation qui régnait à cet égard ne faisait que confirmer les Français dans leurs appréhensions d'un grand mouvement agresseur de la part de leurs voisins; elles étaient d'autant plus vives ces craintes qu'ils se voyaient moins de moyens pour résister.
M. de la Galissonnière les partageait entièrement. C'était un homme de mer distingué, et qui devait plus tard se rendre célèbre par sa victoire devant l'île de Minorque sur l'amiral Byng. Il était actif, éclairé, et il donnait à l'étude des sciences le temps que ne demandaient pas ses fonctions publiques. Il ne gouverna le Canada que deux ans, mais il donna une forte impulsion à l'administration et de bons conseils à la cour qui, s'ils avaient été suivis, eussent peut-être conservé à la France cette belle colonie. En prenant les rênes du gouvernement, il travailla à se procurer des renseignemens exacts sur les pays qu'il avait à administrer; il s'étudia à en connaître le sol, le climat, les productions, la population, le commerce et les ressources. Persuadé que la paix ne pourrait tarder à se faire, il avait dès la première année porté son attention sur la question des frontières qu'il n'était pas possible de laisser plus longtemps indécise. Il promena longtemps ses regards sur la vaste étendue des limites des possessions françaises; il en étudia minutieusement les points forts et faibles; il sonda les projets de ses voisins, et il finit par se convaincre que l'isthme qui joint la péninsule acadienne au continent, à l'est, et les Apalaches à l'ouest, étaient les deux seuls boulevards de l'Amérique française; que si l'on perdait l'un, les Anglais débordaient jusqu'au St.-Laurent et séparaient le Canada de la mer; que si l'on abandonnait l'autre, ils se répandaient jusqu'aux grands lacs et à la vallée du Mississipi, isolaient le Canada de ce fleuve, lui enlevaient l'alliance des Indiens et restreignaient les bornes de ce pays au pied du lac Ontario. Ce résultat était inévitable d'après le développement qu'avaient pris leurs établissemens, et d'après le génie ambitieux qu'on leur connaissait. Le passé était là pour donner sa sanction à la justesse de ce jugement.
On a beaucoup blâmé la France de la position qu'elle osa prendre dans cette circonstance; elle a été même accusée par les siens d'ambition et de vivacité. Voltaire va jusqu'à dire qu'une pareille dispute, élevée entre de simples commerçans, aurait été apaisée en deux heures par des arbitres; mais qu'entre des couronnes il suffit de l'ambition et de l'humeur d'un simple commissaire pour bouleverser vingt états, comme si la possession d'un territoire assez spacieux pour former trois ou quatre empires comme la France, comme si l'avenir de ces magnifiques contrées, couvertes aujourd'hui de millions d'habitans, avait à peine mérité l'attention du cabinet de Versailles. Par cela seul que la Grande-Bretagne montrait tant de persistance, ne devait-on pas être au moins sur ses gardes.
Le mouvement que l'on se donnait en Angleterre et dans ses colonies, l'éclat des préparatifs que l'on faisait, et l'importance des projets qu'ils annonçaient, tout cela était de nature à exciter l'attention du Canada et de la cour. Ce fut dans le premier pays comme le plus intéressé, où l'inquiétude était la plus sérieuse.
Jusqu'alors le cabinet de St.-James s'était abstenu de formuler ses prétentions d'une manière définie et précise; il ne les avait fait connaître que par son action négative pour ainsi parler, c'est-à-dire qu'il n'en avançait directement aucune lui-même, mais il contestait celles des Français comme on l'a vu lorsque ceux-ci voulurent s'établir à Niagara et à la Pointe à la Chevelure et continuer leur séjour au milieu des Abénaquis après le traité d'Utrecht; et encore, dans ce dernier cas, tandis qu'il déclarait à ces Sauvages que tout le pays appartenait à la Grande-Bretagne depuis la Nouvelle-Angleterre jusqu'au golfe St.-Laurent, il gardait le silence vis-à-vis de la France sur cette prétention qu'il devait cependant faire valoir plus tard 113. Du côté de l'ouest son silence avait été encore plus expressif, ou plutôt il avait reconnu la nullité de son droit en refusant de sanctionner la formation d'une compagnie de l'Ohio en 1716. Mais aujourd'hui les choses sont changées. Le traité d'Utrecht lui donne l'Acadie; il annonce que cette province s'étend d'une part depuis la rivière Kénébec jusqu'à la mer, et de l'autre depuis la baie de Fondy jusqu'au St.-Laurent 114. Il maintient que le territoire entre la rivière Kénébec et celle de Penobscot en se prolongeant en arrière jusqu'à Québec et au St.-Laurent, lui avait toujours appartenu, et que les véritables bornes de la Nouvelle-Ecosse ou de l'Acadie, suivant ses anciennes limites, sont l°. une ligne droite tirée de l'embouchure de la rivière Penobscot au fleuve St.-Laurent; 2°. ce fleuve et le golfe St.-Laurent jusqu'à l'Océan au sud-ouest du Cap Breton; 3°. l'Océan de ce point à l'embouchure du Penobscot. Il va plus loin; il dit même que le fleuve St.-Laurent est la borne la plus naturelle et la plus véritable entre les possessions des deux peuples.
Note 113: (retour) Il est singulier que le Conseil Privé recevait du Bureau des colonies et plantations en 1713 et par conséquent avant le traité précité, un rapport dans lequel on disait «que le Cap-Breton avait toujours fait partie de l'Acadie, et que la Nouvelle-Ecosse comprenait toute l'Acadie bornée par la rivière Ste.-Croix, le St.-Laurent et la mer». Régistres d'extraits des procès-verbaux du Board of colonies and plantations etc. déjà cités dans ce vol.
Le pays ainsi réclamé en dehors de la péninsule acadienne avait plus de trois fois l'étendue de la Nouvelle-Ecosse, et commandaient le golfe et l'embouchure du St.-Laurent. C'était la porte du Canada, et la seule par où l'on pouvait y entrer de l'Océan en hiver, c'est-à-dire pendant 5 mois de l'année.
Le territoire que l'Angleterre disputait aux Français au-delà des Apalaches était encore beaucoup plus précieux pour l'avenir. Le bassin de l'Ohio seul jusqu'à sa décharge dans le Mississipi, n'a pas moins de deux cents lieues de longueur; mais ce n'en était là qu'une faible partie; l'étendue réclamée n'était pas définie; elle n'avait et ne pouvait avoir à proprement dire aucune limite, c'était un droit occulte, qui devait entraîner avec lui la possession des immenses contrées représentées sur les cartes entre les lacs Ontario, Erié, Huron et Michigan, le haut Mississipi et les Alléghanys, et qui forment maintenant les Etats de la Nouvelle-York, de la Pennsylvanie, de l'Ohio, du Kentucky, de l'Indiana, de l'Illinois et les territoires qui sont de chaque côté du lac Michigan, et entre les lacs Erié et Huron et le fleuve Mississipi. Le Canada se serait trouvé séparé de la Louisiane par de longues distances, et complètement mutilé. Des murs de Québec et de Montréal on aurait pu voir flotter le drapeau britannique sur la rive droite du St.-Laurent. De pareils sacrifices équivalaient, dans notre opinion, à une cession tacite de la Nouvelle-France.
En présence de ces prétentions annoncées à la possession de pays découverts par les Français, et formant partie intégrante des territoires occupés par eux depuis un siècle et demi, qu'avait à faire M. de la Galissonnière, sinon de maintenir les droits de sa patrie? Certainement ce n'était pas à lui à les abandonner. Tous les mouvemens qu'il ordonna sur nos frontières lui auraient donc été dictés par la nécessité de sa situation, s'il n'avait pas été été convaincu d'ailleurs lui même de leur à propos. Mais il y a plus. L'article 9 du traité d'Aix-la-Chapelle stipulait positivement que toutes choses seraient remises dans le même état qu'elles étaient avant la guerre, et la Grande-Bretagne avait envoyé deux otages à Versailles pour répondre de la remise de Louisbourg dans l'île du Cap-Breton. Or la France avait toujours occupé le pays jusqu'à l'isthme de la péninsule acadienne. L'érection du fort St.-Jean et la possession du Cap-Breton immédiatement après le traité d'Utrecht étaient des actes publics, éclatans, de cette occupation dont la légitimité semblait avoir été reconnue par le silence que la cour de Londres avait gardé jusqu'après le traité qui venait de mettre fin à la guerre; car ce ne fut qu'alors que le gouverneur de la Nouvelle-Ecosse, le colonel Mascarène, voulût forcer les habitans de la rivière St.-Jean à prêter serment de fidélité à l'Angleterre et s'approprier leur pays 115.
Après ce que l'on vient de dire, M. de la Galissonnière n'ayant point de discrétion à exercer, devait prendre des mesures pour la conservation des droits de son pays, et c'est ce qu'il fit; il y envoya des troupes et il donna ses ordres pour repousser même par la force les Anglais s'ils tentaient de sortir de la péninsule et de s'étendre sur le continent; et il écrivit à M. Mascarène à la fois pour se plaindre de sa conduite à l'égard des habitans de St.-Jean, et pour l'engager à faire cesser les hostilités qui avaient continué contre les Abénaquis, quoique ceux-ci eussent mis bas les armes dès que le traité d'Aix-la-Chapelle avait été connu. Ces plaintes donnèrent lieu à une suite de lettres assez vives que s'écrivirent mutuellement le marquis de la Jonquière et M. Cornwallis, qui avaient remplacé, le premier le comte de la Galissonnière, et le second M. Mascarène, en 1749.
Cependant jusque là le gouvernement français était manifestement dans son droit. Mais M. de la Galissonnière avait formé un projet qu'il communiqua à la cour et qu'il réussit à lui faire adopter, qui ne pouvait être en aucune manière justifiable. Ce projet était d'engager les Acadiens à abandonner en masse la péninsule pour venir s'établir sur la rive septentrionale de la baie de Fondy. Le but en ceci était d'abord de couvrir la frontière du Canada de ce côté par une population dense et bien affectionnée, et ensuite de réunir toute la population française sous le même drapeau. L'exécution d'un semblable dessein en tout temps aurait été chose difficile, mais dans l'état actuel des relations entre la France et l'Angleterre, elle avait le caractère d'un acte déloyal; c'était prêcher la désertion aux sujets d'une puissance amie; car quoique pour des motifs religieux les Acadiens refusassent de prêter le serment du test, et se donnassent pour des neutres, ils n'en étaient pas moins aux yeux des signataires du traité d'Utrecht des sujets britanniques. Néanmoins la cour affecta à ce projet une somme assez considérable, et les missionnaires français répandus parmi les Acadiens, blessés dans leurs sentimens religieux par la soumission à un gouvernement protestant, et dans leur amour propre national par leur sujétion à un joug étranger, se prêtèrent volontiers aux voeux de leur ancienne patrie, en quoi ils furent aussi trop bien secondés par les Acadiens eux-mêmes, entre lesquels et leurs vainqueurs aucune sympathie ne pouvait s'établir. Les deux plus puissans motifs qui agissent sur les hommes, la religion et la nationalité, secondaient donc les vues de M. de la Galissonnière. Le P. Germain à Port-Royal et l'abbé de Laloutre à Beaubassin sont ceux qui entrèrent le plus avant dans ce projet, et qui firent les plus grands efforts pour engager les Acadiens à abandonner leur fortune qui consistait dans leurs fermes, et, ce qui devait être encore plus sensible pour eux, la terre qui les avait vu naître et où reposaient les cendres de leurs pères. Cette émigration commença en 1748.
Tandis que le gouverneur travaillait ainsi dans l'est à élever une barrière dans l'isthme de la Péninsule pour arrêter les Anglais, il ne mettait pas moins d'activité à leur fermer l'entrée de la vallée de l'Ohio dans l'ouest. Visitée par la Salle en 1679, cette vallée fut comprise dans les lettres patentes de 1712, pour l'établissement de la Louisiane, et elle avait toujours été fréquentée depuis pour passer de cette province en Canada. Les traitans anglais commençant à s'y montrer, M. de la Galissonnière y envoya en 1748 M. Céleron de Bienville avec 300 hommes pour en expulser tous les traitans de cette nation qui pourraient s'y trouver, et pour en prendre possession d'une manière solennelle en plantant des poteaux et en enterrant des plaques de plomb aux armes de France en différens endroits, après en avoir dressé procès verbal en présence des tribus du pays, lesquelles ne virent pas ces formalités s'accomplir sans inquiétude et sans mécontentement. Les plus hardies ne cachèrent même pas leurs sentimens à cet égard. M. Céleron 116 écrivit aussi au gouverneur de la Pennsylvanie pour l'informer de sa mission et le prier de donner des ordres pour qu'à l'avenir les habitans de la province n'allassent pas commercer au delà des monts Apalaches, où il avait l'expresse injonction de les arrêter et de confisquer leurs marchandises s'ils y faisaient la traite. En même temps M. de la Galissonnière était en correspondance active avec les gouverneurs de la Nouvelle-Ecosse, de Boston et de New-York, MM. Mascarène, Shirley et Clinton; il envoyait une garnison au Détroit, il faisait relever le fort de la baie des Puans, démantelé par M. de Ligneris lors de son expédition contre les Outagamis, il faisait bâtir un autre fort au milieu des Sioux, un en pierre à Toronto et celui de la Présentation, aujourd'hui Ogdensburgh, sur la rive droite du St.-Laurent entre Montréal et Frontenac, afin d'être plus à portée des Iroquois qu'il voulait gagner entièrement à la France. La milice n'avait pas échappé non plus à son attention, et dès son arrivée dans le pays, il avait envoyé le chevalier Péan pour en faire la revue paroisse par paroisse, et pour en lever des rôles exacts; elle pouvait former alors une force de 12,000 hommes.
C'est au milieu de ces importantes occupations, et des efforts qu'il faisait pour donner quelqu'espèce de solidité aux frontières du Canada, qu'il vit arriver à la fin du mois d'août 1749, le marquis de la Jonquière, qui venait pour le relever en vertu de sa première commission. Cet amiral avait été nommé gouverneur du Canada au temps de l'expédition du duc d'Anville, mais ayant ensuite été fait prisonnier au combat naval du Cap-Finistère, il n'avait recouvré la liberté qu'à la paix. M. de la Galissonnière lui communiqua tous les renseignemens qu'il avait pu recueillir sur le Canada; il lui dévoila ses plans et ses vues; il lui fit part enfin avec une noble et patriotique franchise de tout ce qu'il croyait nécessaire pour la sûreté et la conservation de ce pays, auquel, de retour en France, il ne cessa point de s'intéresser avec le même zèle et la même vigilance. Il proposa au ministère en arrivant à Paris d'y envoyer 10,000 paysans, pour peupler les bords des lacs et le haut du St.-Laurent et du Mississipi. A la fin de 1750, il lui adressa encore un long mémoire dans lequel il prédit que si le Canada ne prenait pas l'Acadie au commencement de la première guerre qui éclaterait, cette dernière province ferait tomber Louisbourg. Il recommandait de détruire Oswégo, d'empêcher les Anglais, dont il développa les desseins, de s'établir sur l'Ohio, même par la force; et déclara que tout devait être fait pour augmenter et fortifier le Canada et la Louisiane, surtout pour établir solidement les environs du fort St.-Frédéric et les postes de Niagara, du Détroit et des Illinois 117.
Ces plans de M. de la Galissonnière parurent très hardis à son successeur, qui attendait peut-être peu de chose de l'énergie du gouvernement, et qui en conséquence ne crut pas devoir les suivre tous, particulièrement ceux qui avaient rapport à l'Acadie, de peur de porter ombrage à l'Angleterre, vu surtout que des commissaires venaient d'être nommés pour régler les différends qui existaient entre les deux nations. Sa prudence fut taxée à Paris de timidité, et l'ordre lui fit transmis de garder les pays dont la France avait toujours été en possession. Le chevalier de la Corne qui commandait sur cette frontière, fut chargé de choisir un endroit en decà de la péninsule pour s'y fortifier et recevoir les Acadiens. Il choisit d'abord Chédiac sur le golfe St.-Laurent; mais il l'abandonna ensuite parcequ'il était trop éloigné, et il vint prendre position à Chipodi entre la baie Verte et la baie de Chignectou. M. Cornwallis, nouveau gouverneur de la Nouvelle-Ecosse, prétendant que son gouvernement embrassait non seulement la péninsule, mais encore l'isthme et la côte septentrionale de la baie de Fondy avec St.-Jean, envoya le major Lawrence au printemps de 1750 avec 400 hommes pour en déloger les Français et les Sauvages. Il ordonna en même temps d'intercepter les vaisseaux qui leur apportaient des vivres de Québec, à eux et aux Acadiens réfugiés. A son approche les habitans de Beaubassin, encouragés par leur missionnaire, mirent eux-mêmes le feu à leur village et se retirèrent derrière la rivière qui se jette dans la baie de Chignectou, avec leurs femmes et leurs enfans et ce qu'ils purent emporter de leurs effets. 118 C'était un spectacle noble et cruel tout à la fois. Jamais on n'avait vu encore des colons montrer un pareil dévouement à une métropole regrettée. Le chevalier de la Corne s'avança avec des forces, et planta le drapeau français sur la rive droite de cette rivière, déclarant au major Lawrence qu'il avait ordre de lui en défendre le passage jusqu'à ce que la question des limites fût décidée. Alors le commandant anglais se retira à Beaubassin, sur les ruines fumantes duquel il éleva un fort qui reçut son nom; il en fit aussi bâtir un autre aux Mines. Les Français firent construire de leur côté le fort de Beauséjour sur la baie de Fondy, et celui de Gaspareaux dans la baie Verte sur le golfe St.-Laurent; on fortifia également la rivière St.-Jean, et l'on resta ainsi en position l'arme au bras en attendant le résultat des conférences des commissaires à Paris.
En ce temps là lord Albemarle était ambassadeur auprès de la cour de France. Par ordre du cabinet de Londres, il écrivit le 20 mars 1750 au marquis de Puyzieulx pour se plaindre des empiétemens des Français en Acadie. Ce dernier répondit le 31 du même mois, que Chipodi était sur le territoire du Canada comme St.-Jean, et que la France en avait toujours été en possession; que les habitans ayant été menacés par les Anglais, M. de la Jonquière, n'ayant encore reçu aucun ordre de sa cour, avait cru devoir envoyer des forces pour les protéger. Le 7 juillet, le même ambassadeur représenta encore au marquis de Puyzieulx, que les Français avaient pris possession de toute cette partie de la Nouvelle-Ecosse depuis la rivière Chignectou jusqu'à celle de St.-Jean; qu'ils avaient brûlé Beaubassin, en avaient organisé les habitans en compagnies après leur avoir donné des armes; que le chevalier de la Corne s'était ainsi formé un corps de 2,500 hommes y compris ses soldats, et que cet officier et le P. Laloutre avaient fait, tantôt des promesses, tantôt des menaces d'un massacre général, aux habitans de l'Acadie pour les persuader d'abandonner leur pays. Il protesta ensuite que le gouverneur Cornwallis n'avait jamais fait ni eu dessein de faire d'établissement hors des limites de la péninsule, et il terminait par demander que la conduite de M. de la Jonquière fut désavouée, que ses troupes se retirassent, et que les dommages qu'elles avaient faits fussent réparée. Sur ces accusations graves, l'ordre fut donné d'écrire sans délai pour demander au gouverneur du Canada, des informations précises sur ce qui s'y était passé. «S'il y avait des Français, écrivit M. Rouillé, qui se fussent rendus coupables des excès qui font l'objet de ces plaintes, ils mériteraient punition et le roi en ferait un exemple». Au mois de septembre un mémoire en réponse aux plaintes de l'Angleterre fut remis à lord Albemarle, dans lequel on donnait la relation des mouvemens du major Lawrence et du chevalier de la Corne et de leur entrevue, relation qui est en substance à peu près semblable à ce qu'on a rapporté plus haut. Le 5 janvier 1751, ce fut le tour du cabinet de Versailles de se plaindre; il représenta que les vaisseaux de guerre britanniques avaient pris jusque dans le fond du golfe St.-Laurent des navires français, surtout ceux qui portaient des vivres pour les troupes qui étaient stationnées le long de la baie de Fondy. La cour de Londres ne donna, dit le duc de Choiseul, aucune satisfaction. Alors le marquis de la Jonquière se crut en droit d'user de représailles, et il fit arrêter à l'Ile-Royale trois ou quatre bâtimens anglais qui furent confisqués.
Cependant plus de 3000 Acadiens avaient déjà émigré de l'Acadie dans l'île St.-Jean; dont l'établissement avait été abandonné depuis l'insuccès de M. de St.-Pierre, et sur la terre ferme le long de la baie de Fondy. Le manque de récolte et les casualités de la guerre laissèrent tous ces malheureux en proie à une disette qui régna sans discontinuation jusqu'à la chute du Canada. L'immigration d'ailleurs des Acadiens ne cessait presque point. L'arrivée à Chibouctou d'environ 3,800 colons de la Grande-Bretagne, qui fondèrent la ville d'Halifax en 1749, semblait les avoir confirmés dans leur détermination; ils se dirigeaient sur Québec, sur Madawaska, et sur tous les lieux qu'on voulait bien leur indiquer, pourvu qu'ils ne fussent pas sous la domination de l'Angleterre. Celle-ci dont cette fuite extraordinaire accusait la modération et la justice, en éprouva un profond ressentiment, dont les Acadiens qui étaient restés dans la péninsule se ressentirent, et qui influa beaucoup sur ses dispositions à la guerre. Tels étaient les événemens insignifians en apparence, qui fournirent des prétextes pour faire reprendre les armes dans les deux mondes.
Tant de difficultés avaient induit les deux cours à nommer sans délai la commission à laquelle faisait allusion le traité d'Aix-la-Chapelle, et qui fut saisie de la question des limites. C'est la France qui avait pris l'initiative. Le bruit des préparatifs que l'on faisait en Angleterre, et les débats qui avaient eu lieu dans le Parlement au sujet d'un plan proposé par M. Obbs touchant la traite de la baie d'Hudson, dans lequel il paraissait vouloir étendre les frontières très avant dans le Canada, avaient éveillé ses craintes; la cour de Versailles fit remettre par son chargé d'affaires, M. Durand, à celle de Londres, au mois de juin 1749, un mémoire dans lequel elle exposait ses droits aux territoires en dispute, et proposait de nommer des commissaires pour régler à l'amiable les limites des colonies respectives. Cette proposition fut acceptée 119 dans le mois de juillet suivant, et les commissaires nommés, savoir: MM. Shirley et Mildmay de la part de l'Angleterre, et le comte de la Galissonnière et M. de Silhouette de la part de la France, s'assemblèrent à Paris. M. Shirley comme M. de la Galissonnière avait été gouverneur en Amérique. Outre les limites de l'Acadie, ces commissaires avaient encore d'autres intérêts à régler concernant les îles Caraïbes, de Ste.-Lucie, la Dominique, St.-Vincent et Tabago, dont les deux nations se disputaient la propriété.
Une des principales conventions qui accompagnèrent la création de cette commission, fut que rien ne serait innové dans les pays sur le sort desquels elle devait prononcer 120. Les mouvemens du chevalier de la Corne et du major Lawrence, la construction des forts qu'ils avaient ordonnée dans l'isthme de l'Acadie, tout cela fut regardé par les deux cours comme des violations des conventions dont on vient de parler; elles s'étaient demandées réciproquement des explications, des éclaircissemens, qu'elles s'étaient fournis avec empressement, en protestant chaque fois de leur désir sincère de conserver la paix, et en s'assurant qu'elles allaient envoyer des ordres à leurs gouverneurs respectifs de ne rien entreprendre, et de faire cesser toute espèce d'hostilités.
Par l'article 12 du traité d'Utrecht, la France avait cédé à l'Angleterre la Nouvelle-Ecosse ou Acadie, suivant ses anciennes limites, comme aussi la ville de Port-Royal. Or la difficulté entre les deux nations était de déterminer ces limites qui ne l'avaient jamais été.
Dans le mémoire que les commissaires britanniques remirent à ceux du roi de France le 21 septembre 1750, ils réclamèrent comme les véritables bornes de l'Acadie: «Sur l'ouest du côté de la Nouvelle-Angleterre, par la rivière de Penobscot, autrement dite Pentagoët; c'est-à-dire en commençant par son embouchure, et de là en tirant une ligne droite du côté du nord jusqu'à la rivière St.-Laurent, ou la grande rivière du Canada: au nord par la dite rivière St.-Laurent, le long du bord du sud jusqu'au cap Rosiers, situé à son entrée; à l'est par le grand golfe de St.-Laurent, depuis le dit cap Rosiers du côté du sud-est, par les îles de Bocalaos ou Cap-Breton laissant ces îles à la droite, et le golfe de St.-Laurent et Terreneuve avec les îles y appartenantes, à la gauche, jusqu'au cap ou promontoire nommé Cap-Breton; et au sud par le grand océan Atlantique, en tirant du côté du sud-ouest depuis le dit Cap-Breton par cap Sable, y comprenant l'île du même nom, à l'entour du fond de la baie de Fondy qui monte du côté de l'est dans le pays jusqu'à l'embouchure de la dite rivière de Penobscot ou Pentagoët» 121.
Et ils ajoutèrent: «D'autant qu'à diverses fois, pendant la possession de la dite Acadie par la couronne de France, on a de sa part tâché d'étendre ses limites du côté de l'ouest jusqu'à la rivière de Kinibeki prétendant que les terres ou territoires situés entre les dites rivières de Penobscot et Kinibeki, faisaient partie de la dite Acadie, et comme tels y appartenaient, lesquelles dites terres ou territoires appartenaient pour lors et appartiennent présentement à la couronne de la Grande-Bretagne: or les susdits commissaires déclarent que toutes les terres et territoires situés entre les dites rivières de Penobscot et Kinibeki, et qui sont bornés du côté du nord par la dite rivière St.-Laurent, appartiennent à la couronne de la Grande-Bretagne, tant par ancien droit qu'en vertu du dit traité d'Utrecht».
Dans le mémoire que les commissaires français remirent le même jour aux commissaires britanniques, en échange de celui qu'ils en en avaient reçu, il était déclaré «iº. Qu'Annapolis n'était pas comprise dans les anciennes limites de l'Acadie; ce qui était conforme d'ailleurs aux plus anciennes descriptions du pays, et par conséquent l'ancienne Acadie ne renfermait qu'une partie de la péninsule de ce nom. 2º. Que l'île de Canseau se trouvant située dans une des embouchures du golfe St.-Laurent, l'Angleterre pouvait se rappeler les plaintes portées depuis longtemps de la part du roi, concernant l'invasion violente de cette île en 1718 dans le sein de la paix, par le sieur Smart, capitaine de l'Ecureuil, navire de guerre anglais; sur lesquelles plaintes il y avait eu des commissaires nommés, et rien de décidé; mais il était à observer, que quelque temps après la cour d'Angleterre avait accordé des indemnités pour les effets enlevés par le dit navire. 3º. Que les limites entre la Nouvelle-France et la Nouvelle-Angleterre n'avaient dû subir aucun changement, et devaient être aujourd'hui telles qu'elles étaient avant le traité d'Utrecht, qui n'avait rien changé à cet égard».
Cette déclaration n'ayant pas paru assez précise aux commissaires anglais, on leur dit, le 16 novembre, que «l'ancienne Acadie commençait à l'extrémité de la baie française depuis le cap Ste.-Marie, ou le cap Fourchu; qu'elle s'étendait le long des côtes, et qu'elle se terminait au Cap Canseau».
Ainsi tandis que d'une part, la Grande-Bretagne réclamait tout le territoire situé entre le fleuve et le golfe St.-Laurent, l'Atlantique et une ligne tirée de la rivière Kénébec à ce fleuve, en suivant la parallèle du nord, la France de l'autre, ne lui laissait pas même la péninsule acadienne entière; elle en réclamait le côté situé sur la baie de Fondy, sauf la ville de Port-Royal cédée nommément par le traité. Si l'on jette un moment les yeux sur une carte géographique, l'on verra que les prétentions des deux peuples étaient des plus opposées. Outre la Nouvelle-Ecosse actuelle, les contrées que demandait l'Angleterre forment aujourd'hui la plus grande partie de l'Etat du Maine, tout le Nouveau-Brunswick et une portion considérable du Bas-Canada. Après l'énoncé de ces prétentions et s'être suffisamment pressenti, l'on dut conserver peu d'espoir d'un ajustement amical. Aucune des parties ne paraissait disposée à rien céder, et en effet l'on ne voit point qu'aucun compromis ait été offert. Cependant les deux parties contendantes procédèrent à énumérer les titres sur lesquels elles appuyaient leurs réclamations. Cela fut l'objet de deux autres mémoires très volumineux, le premier par les commissaires de Sa Majesté britannique en date du 11 janvier 1751, le second par les commissaires de Sa Majesté très chrétienne en date du 4 octobre suivant, en réponse à celui qu'on vient de mentionner et à un autre du 21 septembre précédent. L'on fouilla dans l'histoire de l'Acadie et du Canada jusqu'à leur origine, l'on cita une foule de documens, l'on apporta de nombreuses preuves de part et d'autre; chacun défendit sa cause avec adresse et habileté, mais on ne put se convaincre; chaque cabinet resta à peu près dans la position qu'il avait prise d'abord, et il ne résulta de la commission des limites que trois volumes in quarto de mémoires, pièces justificatives, etc., pour embrouiller les questions qu'elle était chargée de régler, sans retarder un moment la guerre lorsque la Grande-Bretagne fut prête.
Les commissaires britanniques commencèrent leurs observations par dire qu'ils étaient heureux de pouvoir appuyer leur demande, non seulement de plusieurs déclarations et actes d'Etat, mais de la possession uniforme de la France pendant plusieurs années avant et après le traité de Breda; qu'ils n'allégueraient aucun fait qui ne fût authentique, ni aucune preuve qui ne fût concluante. Alors ils entrèrent en matière, développant ces preuves les unes après les autres. Le premier document qu'ils citèrent fut la commission de M. de Charnisé, nommé en 1647 gouverneur «des pays, territoires, côtes et confins de l'Acadie, à commencer dès le bord de la grande rivière St.-Laurent, tant du long de la côte de la mer et des îles adjacentes, qu'en dedans de la terre ferme, et en icelle étendue, tant et si avant que faire se pourra jusqu'aux Virgines» ou possessions anglaises. Ils passèrent ensuite à une lettre du comte d'Estrades, ambassadeur de Louis XIV, dans laquelle il se plaignait (1662) que la France jouissait paisiblement de l'Acadie, lorsqu'Olivier Cromwell envoya faire une descente avec quatre vaisseaux dans la rivière St.-Jean, lesquels prirent après cela les forts de l'Acadie, nommant Pentagoët la première place de cette province au sud; et à une autre lettre où (1664) il parle de restitution de l'Acadie depuis Pentagoët jusqu'au Cap-Breton. Le traité de Breda (1667) fut ensuite invoqué comme l'argument le plus convaincant. Le roi d'Angleterre, conformément à l'article X de ce traité, avait signé un acte de cession de tout le pays de l'Acadie dont Sa Majesté très-chrétienne avait autrefois joui, dans lequel les noms des forts et habitations de Pentagoët, St.-Jean, Port-Royal, Hève et Cap de Sable, avaient été insérés à la demande de M. de Ruvigny. Ils indiquèrent encore un mémoire de MM. de Barillon et de Bonrepaus de 1687, dans lequel il était dit que Pentagoët est situé en Acadie; une lettre de M. de Villebon, gouverneur de cette province de 1698; les propositions que fit l'ambassadeur de France en 1700, portant ces mots «que les limites de la Nouvelle-France du côté de l'Acadie s'étendent jusqu'à la rivière Kénébec;» enfin la commission de M. de Subercase nommé en 1710 gouverneur de l'Acadie, du Cap-Breton, îles et terres adjacentes depuis le cap des Rosiers du fleuve St.-Laurent, jusqu'à l'ouverture de la rivière Kénébec.
Après avoir ainsi exposé longuement toutes leurs preuves, qu'ils déclarèrent n'être pas de nature à pouvoir être contestées, et qu'elles démontraient que la couronne de France, lorsqu'elle avait été en possession de l'Acadie, avait toujours demandé et possédé comme tel tout le territoire renfermé dans les limites énoncées dans leur mémoire du 21 septembre, MM. Shirley et Mildmay dirent qu'ils pourraient tranquillement s'en tenir à la demande de sa Majesté; mais qu'afin de mettre cette demande sous un jour encore plus clair, ils allaient expliquer ce qu'on entendait par Nouvelle-Ecosse, et pourquoi ce nom avait été inséré dans le traité. Alors ils citent les documens dans lesquels sont désignées les limites du pays portant ce nom. Le premier, sont les lettres patentes par lesquelles Jacques I céda, en 1621, au chevalier Guillaume Alexander toutes les terres réclamées par l'Angleterre aujourd'hui comme formant l'Acadie, et auxquelles fut donné alors pour la première fois le nom de Nouvelle-Ecosse. Les autres sont une commission du roi de France à Etienne de la Tour de 1651; un ordre d'Olivier Cromwell de 1656; le traité d'Utrecht dans lequel le pays en question est appelé Nouvelle-Ecosse autrement dite l'Acadie; et ils maintiennent que ces faits sont une pleine réponse à l'assertion des commissaires de sa Majesté très-chrétienne, que la Nouvelle-Ecosse est un mot en l'air; et pour preuve que les noms Acadie et Nouvelle-Ecosse veulent dire la même chose, ils ajoutent, que comme dans la négociation qui précéda le traité d'Utrecht, la cour de la Grande-Bretagne demandait ce pays par le nom de la Nouvelle-Ecosse; et la cour de France dans ses écrits, l'appelait par celui de l'Acadie, quoiqu'elles entendissent toutes les deux le même territoire; et comme de fait, il avait quelquefois appelé par l'un, puis par l'autre de ces noms, et souvent par les deux simultanément, il fut convenu, pour prévenir toutes difficultés, d'insérer dans le traité les deux appellations de Nouvelle-Ecosse et d'Acadie; et que c'est ainsi que le territoire, qui avait toujours été désigné par l'un ou l'autre de ces noms, avait été cédé à la Grande-Bretagne.
Voilà pour ce qui regardait l'Acadie. Quant au territoire situé entre les rivières Penobscot et Kénébec borné au nord par le St.-Laurent, ils déclarèrent que la cour de Londres avait toujours maintenu ses droits sur ce pays comme faisant partie de la Nouvelle-Angleterre; ce que prouvaient un grand nombre de titres, et notamment une lettre du comte d'Estrades, qui dit que Pentagoët est la première place de l'Acadie du côté de la province anglaise. La réfutation du mémoire de M. Durand, chargé d'affaires de France à Londres, occupa ensuite les commissaires britanniques. Dans cette nouvelle tâche ils répétèrent, en y ajoutant quelques aperçus nouveaux, les argumens dont ils avaient déjà fait usage, et qu'il est inutile de revoir ici; puis ils terminèrent leurs observations par inviter les commissaires de la cour de Versailles à exposer particulièrement les limites qu'ils regardaient comme les véritables bornes de l'Acadie ou Nouvelle-Ecosse, et de produire leurs raisons à l'appui.
MM. de la Galissonnière et de Silhouette ne répondirent que le 4 octobre suivant par un mémoire extrêmement volumineux, précédé d'une introduction, et divisé en 20 articles. Dans cette pièce, ils commencent par citer textuellement les articles XII et XIII du traité d'Utrecht, et observent, qu'on n'a point vu depuis près de quarante ans qui se sont écoulés depuis la signature de ce traité, que la cour britannique, malgré plus d'une circonstance favorable, ait formé des prétentions pareilles à celles qu'elle élève aujourd'hui, quoique ç'eût été naturellement le temps de faire valoir les réclamations qui auraient été fondées en droit et en raison.
Ne pourrait-on pas soupçonner sans injustice, poursuivent-ils, que l'on a formé quelque nouveau projet en Angleterre, qui ne tend à rien moins qu'à préparer les moyens d'envahir le Canada en entier, à la première occasion favorable?
Rien en effet ne serait plus facile, si l'on cédait, comme le proposent les commissaires de Sa Majesté britannique, l'un des côtés de l'embouchure du fleuve St.-Laurent et toute la rive méridionale de ce fleuve jusque vis-à-vis de Québec.
Mais le traité d'Utrecht, disent-ils, ne peut autoriser d'aussi vastes prétentions, et c'est pour cela que le cabinet de Londres est obligé de chercher des preuves étrangères à l'état de la question. Afin de mettre les choses dans leur véritable jour, ils vont faire l'historique de la fondation de la Nouvelle-France, et s'étendre dans de longs détails sur ce que l'on entend par Acadie et Nouvelle-Ecosse, et sur l'inexactitude des inductions que les commissaires anglais ont tirées des anciens traités touchant les contrées qui ont porté les noms Acadie, Etchemins ou 122 Norembègue, Gaspésie, etc. En effet tout le raisonnement de ces commissaires s'appuie, dans leur opinion, sur la commission du gouverneur M. de Charnisé, sur les lettres du comte d'Estrades, sur le traité de Breda, et les lettres et commissions des gouverneurs Villebon et Subercase, sur les lettres patentes d'érection de la Nouvelle-Ecosse, la commission de la Tour, un ordre de Cromwell et enfin sur le traité d'Utrecht. Quant à la commission de Charnisé, disent-ils, il y eut abus de mots et de confiance, il surprit l'ignorance du gouvernement, car il se fit donner sous le nom d'Acadie, l'administration des pays connus avant et après lui sous ceux d'Etchemins, Acadie et Gaspésie. Que de plus pour faire voir la confusion qui régnait alors au sujet de la situation des pays en Amérique, et que le témoignage du comte d'Estrades, invoqué à plusieurs reprises par les commissaires britanniques, ne peut être d'aucun poids, il suffit de mentionner qu'il étendait les limites de l'Acadie de manière à embrasser la Nouvelle-York. Venant ensuite au traité de Breda, MM. de la Galissonnière et de Silhouette maintiennent que l'Angleterre n'a pas cédé, mais restitué l'Acadie par ce traité, et que si elle avait prétendu à la paix d'Utrecht tout ce qu'elle avait restitué à la France par le traité de Breda, elle n'aurait pas manqué, au lieu de ces expressions, selon ses anciennes limites, d'insérer ces termes, selon le traité de Breda; ce qui en aurait assuré l'exacte ressemblance. Mais même alors ce traité ne remplirait pas à beaucoup près l'étendue de ses demandes, puisque le gouvernement de M. Denis, qui s'étendait depuis le cap Canseau jusqu'au cap des Rosiers, près de l'embouchure du fleuve St.-Laurent, n'a point fait partie de la restitution stipulée par le traité de Breda, et que les Anglais prétendent aujourd'hui que non seulement cette partie de la Nouvelle-France, mais encore la continuation de ses côtes et de la rive méridionale du fleuve St.-Laurent, jusqu'à Québec, doit leur appartenir en vertu du traité d'Utrecht.
Quant au mémoire d'un ambassadeur de France de 1686, qui dit que les côtes de l'Acadie s'étendent de l'île Percée jusqu'à la rivière St.-George; à la lettre de M. Villebon qui porte les bornes de son gouvernement de l'Acadie jusqu'à la rivière Kénébec, etc., etc., on répond que toutes ces pièces sont postérieures au traitée de Breda, qu'alors l'abus de donner le nom d'Acadie à la baie Française était assez fréquent, mais qu'elles ne peuvent s'appliquer aux anciennes limites. Ainsi rien de fixe au sujet de la définition des limites de l'Acadie dans les actes publics cités par les commissaires anglais. Au contraire toutes ces preuves sont différentes ou contradictoires.
Les raisons que l'on tire des lettres patentes d'érection de la Nouvelle-Ecosse, sont dans leur opinion, encore plus faciles à détruire. La France n'a point fait à l'Angleterre une double cession; l'une de la Nouvelle-Ecosse, l'autre de l'Acadie, mais purement et simplement la cession d'un seul et même pays, qui depuis le traité d'Utrecht s'appelle la Nouvelle-Ecosse, et qui auparavant ne renfermait que l'Acadie suivant ses anciennes limites.
La France, en effet, n'a jamais possédé aucune colonie en Amérique sous le nom de la Nouvelle-Ecosse, dénomination qui n'existait pas, au moins pour elle. Vouloir imposer à son gré des dénominations aux possessions des autres puissances, prétendre que ces noms nouveaux ne sont point de vains noms, qu'ils ont quelque réalité, bâtir sur cette illusion des droits et un système de propriété, ce serait aller contre toutes les notions reçues, contre toutes les lois et tous les usages des nations. Comment peut-on prétendre que ce que les Français possédaient sous le nom d'Acadie et de Nouvelle-France, ait pu former une colonie étrangère sous le nom de Nouvelle-Ecosse.
Au reste les ordres de Cromwell ne pourraient affecter les limites des possessions françaises, et la Nouvelle-Ecosse du traité d'Utrecht est exactement définie par ce traité même, c'est l'Acadie, «suivant ses anciennes limites», avec «ses appartenances et ses dépendances».
Les commissaires français remarquent encore que les commissaires anglais pour déterminer des limites anciennes, ont eu recours à des cartes modernes; mais la plupart même des cartes modernes, et toutes les anciennes, restreignent l'Acadie dans la péninsule, ou dans une partie seulement de la péninsule, et ils citent à leur appui une foule d'autorités.
On insiste particulièrement, continuent M. de la Galissonnière et son collègue, sur le traité d'Utrecht, parce que c'est incontestablement ce traité qui, dans cette occasion fait la loi des deux puissances; c'est par où l'on a terminé ce mémoire. C'est le seul titre en vertu duquel l'Angleterre possède l'Acadie; et de tous les titres c'est un des plus décisifs contre les prétentions de la Grande-Bretagne.
Ce traité exclut formellement Port-Royal de l'Acadie.
Il décrit la situation des côtes de cette province du nord-est au sud-ouest, ce qui les borne à Canseau d'un part, et de l'autre à la hauteur de la baie Française.
Il exclut toute prétention des Anglais dans le golfe St.-Laurent, excepté sur l'île de Terreneuve et les îles adjacentes.
En un mot il cède aux Anglais toute l'Acadie, mais il ne leur cède, ni le pays des Etchemins, ni la baie Française, excepté Port-Royal, ni la grande baie du St.-Laurent, ni la partie méridionale du Canada.
Ensuite ils procèdent à établir quelles étaient les anciennes limites de l'Acadie. Il semble, disent-ils, que la véritable et ancienne Acadie ne peut être que cette partie de l'Amérique à laquelle le nom en a été donné exclusivement à toute autre.
S'il y a un pays en Amérique qui ait été connu sous la dénomination d'Acadie, et qui jamais n'en ait eu d'autre, ce pays est nécessairement distinct et différent de ceux qui ont eu, qui ont conservé, et qui conservent encore des dénominations différentes.
Ce principe paraît si clair et si évident par lui-même qu'on ne suppose point qu'il puisse être contesté; et c'est d'après ce principe qu'on déterminera l'étendue de l'ancienne Acadie. Ils déployent alors une foule de titres et d'actes publics pour prouver que ce que l'Angleterre réclame portait anciennement les noms de Etchemins ou Norembègue, baie Française, Acadie, Grande Baie du St.-Laurent, Gaspésie, etc., et que dans un mémoire adressé au roi en 1685, l'intendant du Canada, M. de Meules, disait que les terres du Canada commencent au Cap-Breton. Ils ajoutent à ces preuves les témoignages de nombreux auteurs, et entre autres des géographes Halley, Salmon, Homan, etc.; des historiens Jean de Laët, Denis, Champlain et Lescarbot, dont le concours forme un corps de preuves, suivant eux, qu'il est impossible de contredire, et en présence desquelles c'est sans doute par une pareille inadvertance que les commissaires anglais ont avancé au paragraphe LXXVI, que la rivière St.-Laurent est la borne la plus naturelle et la plus véritable entre les possessions des Français et celles des Anglais, et qu'elle a toujours été appuyée comme telle par la France même, jusqu'au traité d'Utrecht. Halley écrit (1718) que l'Acadie est la partie du sud-est de la Nouvelle-Ecosse, Salmon (1739) dit la même chose. M. Denis, gouverneur d'une partie du Canada, mentionne positivement dans sa description des côtes de l'Amérique septentrionale, que l'Acadie commence au sortir de la baie Française ou de Fondy, à l'Ile-Longue, et qu'elle finit à Canseau. Il appelle la côte des Etchemins celle qui va de la rivière St.-Jean au sud, et la baie Française la côte qui va de cette rivière à l'Ile-Longue en faisant le tour de la baie de Fondy. Champlain assigne les mêmes limites à l'Acadie, quoique d'une manière moins précise. Lescarbot met Port-Royal dans la Nouvelle-France ou Canada, nom tant célébré en Europe, dit-il, et qui est proprement l'appellation de l'une et de l'autre rive de cette grande rivière.
Les commissaires français terminent toutes leurs observations en disant qu'on est en droit de conclure, que la prétention de l'Angleterre sur les anciennes limites de l'Acadie, est fondée sur de fausses notions des premiers établissemens des deux nations en Amérique, sur le préjugé insoutenable que la France n'a anciennement possédé l'Acadie qu'en vertu des cessions et des dons qui lui auraient été faits par l'Angleterre; sur l'illusion qui fait supposer antérieurement au traité d'Utrecht une colonie française existante en Amérique sous le nom de Nouvelle-Ecosse; sur la confusion des anciennes limites de l'Acadie, avec le dernier état de cette province; sur la fausse application de quelques titres qui prouvent ce qui n'est pas contesté, et qui ne prouvent rien de ce qu'il fallait prouver; sur l'idée d'assimiler ce qui ne se ressemble point, une cession et une restitution; enfin sur une interprétation du traité d'Utrecht dont on ne s'était pas avisé depuis quarante ans que ce traité a été conclu; interprétation purement arbitraire, et contredite par des pièces authentiques et par celles-mêmes que l'Angleterre produit: en un mot, le système des commissaires de Sa Majesté britannique ne se concilie ni avec les anciens titres, ni avec la lettre, non plus qu'avec l'esprit du traité d'Utrecht.
Ainsi furent attaquées et défendues les prétentions avancées par les deux cours relativement aux limites de l'Acadie. Ces prétentions étaient des plus opposées, et la France qui avait demandé le renvoi aux commissaires, dut s'appercevoir que la Grande-Bretagne ne voulait pas la paix, et que ce n'était que par temporisation qu'elle avait agréé la nomination d'une commission. En demandant la rive droite du St.-Laurent de la mer à Québec et même jusqu'à la source de ce fleuve, c'était la guerre; elle savait bien aussi que la France ferait les plus grands sacrifices pour l'éviter, et c'est pourquoi elle fit des propositions que la cour de Versailles ne pouvait adopter sans se déshonorer. Le cabinet de Londres ne céda rien de son ultimatum, et la commission qui négociait depuis trois ans à Paris, continua encore deux ans ses controverses tantôt animées tantôt languissantes sans en venir à aucun résultat.
Cependant si les mouvemens qui menaçaient la paix avaient cessé du côté de l'Acadie pendant les négociations des commissaires, il n'en était pas ainsi dans la vallée de l'Ohio; et tandis que l'on croyait que la guerre, s'il y en avait une, surgirait de la question des limites de la première province, elle était commencée, contre les prévisions de l'Europe, par les Virginiens au milieu des forêts qui séparaient le Canada et la Louisiane.
M. de la Jonquière gouvernait la Nouvelle-France. Il suivait, d'après les ordres de sa cour, le plan que M. de la Galissonnière avait tracé, qui était d'empêcher les Anglais de pénétrer sur le territoire de l'Ohio. Malgré les sommations qui leur avaient été faites de la part de la France, la Pennsylvanie et le Maryland continuaient de donner des passeports à leurs traitans pour aller au delà des Apalaches, où ils excitaient les Indiens contre les Français, et leur distribuaient des armes, des munitions et des présens. Trois y furent arrêtés en 1750 et envoyés en France comme prisonniers. Par représailles les Anglais saisirent un pareil nombre de Français et les emmenèrent au sud des Apalaches. Cependant la fermentation qui allait croissante parmi les Indigènes agités par toutes ces intrigues, obligeait le Canada, ou du moins lui fournissait le prétexte de faire marcher des troupes afin de les contenir.
Tandis que ces barbares étaient ainsi en proie aux inspirations haineuses des Américains, les cinq cantons prêtaient l'oreille à celles des Français, qui s'étaient encore rapprochés d'eux en s'établissant à la Présentation ainsi que nous l'avons rapporté ailleurs. L'abbé Piquet, que M. Hocquart appelle l'Apôtre des Iroquois et les Anglais le Jésuite de l'Ouest, jouissait d'une grande influence sur ces tribus. M. de la Joncaire, celui qui avait établi le poste de Niagara, fut chargé d'aller résider au milieu d'elles. Le but des Anglais était d'engager les naturels de l'Ohio à en chasser les Français, et celui de ces derniers d'engager les Iroquois à garder la neutralité en cas de guerre, car ils ne pouvaient prétendre leur faire prendre les armes contre leurs anciens alliés.
Ainsi tout ce qui se passait en Amérique et en Europe entre les deux couronnes, ne laissait que peu d'espérance d'une heureuse issue de leurs difficultés. Il se publiait déjà des écrits en Angleterre dans lesquels on disait qu'il fallait s'emparer des colonies de la France avant qu'elle eût relevé sa marine. Dès ce temps-là (1751), et sur ses représentations, M. de la Jonquière recevait quantité de munitions de guerre, une augmentation des compagnies de marine, des recrues pour remplacer les vieux soldats, etc. Il faisait renforcer la garnison du Détroit, et envoyait M. de Villiers relever M. Raymond qui commandait dans les régions des lacs, et qui écrivait que les nations méridionales se déclaraient pour les Anglais et que tout était dans le plus grand désordre.
Cependant M. de la Jonquière touchait au terme de sa carrière, qu'il acheva au milieu de pitoyables querelles avec les Jésuites. Il paraît que depuis quelques années ces pères faisaient secrètement la traite dans leur mission du Sault-St.-Louis, sous le nom de deux demoiselles Desauniers, et qu'ils envoyaient leur castor à Albany, par contrebande. Cet exemple était imité par d'autres; et le directeur de la compagnie des Indes se plaignait de cette violation des lois, contraire à son privilége, depuis longtemps sans succès. A la fin M. de la Jonquière, pressé d'intervenir, voulut y mettre ordre et fit défendre aux demoiselles Desauniers de continuer leur trafic. Celles-ci refusèrent d'obéir; les Jésuites montrèrent leur concession qui leur donnait le droit de faire la traite; ils soulevèrent les Sauvages. Le P. Tournois était le plus animé dans cette dispute. Le gouverneur, sur l'ordre du roi, le fit passer en France avec les deux entremetteuses, les demoiselles Desauniers 123.
Mais il ne fut pas longtemps sans éprouver le ressentiment de l'ordre puissant qu'il avait offensé. On écrivit contre lui aux ministres, on l'accusa de s'être emparé du commerce des pays d'en haut, chose qu'il pouvait faire, la cour en ayant donné le droit aux gouverneurs, mais qu'il n'était pas convenable sans doute d'exercer; on dit aussi qu'il faisait tyranniser les marchands par son secrétaire auquel il avait donné le commerce exclusif de l'eau-de-vie pour les Indiens; que les meilleurs postes étaient pour ceux qui entraient en société avec lui ou avec ses favoris, etc. Les trafiquans qui n'auraient pas osé prendre l'initiative, firent écho à ces accusations. Tant de plaintes lui attirèrent les reproches de la cour. Dans sa réponse il en méprisa assez le sujet et il eut assez d'orgueil pour n'en pas parler, tandis qu'il fit un pompeux détail de ses services, et qu'il parut insinuer que l'Etat lui était encore redevable, malgré les honneurs et les richesses dont il en avait été comblé. Il terminait sa lettre par demander son rappel; mais intérieurement accablé de chagrin, ses blessures se rouvrirent et il expira à Québec le 17 mai 1752, âgé de 67 ans. Il fut enterré dans l'église des Récollets à côté de MM. de Frontenac et de Vaudreuil, deux de ses prédécesseurs.
Il était né dans la terre de la Jonquière en Languedoc en 1686, d'une famille originaire de la Catalogne. Il avait combattu en Espagne dans la guerre de la succession, avait assisté à la réduction des Cévennes, et à la défense de Toulon assiégé par le duc de Savoie. Il avait aussi accompagné Duguay-Trouin à Rio-Janeiro, et pris part au combat de l'amiral de Court contre l'amiral Matthews en 1744. C'était un homme grand, bien fait, d'un air imposant, et d'un courage intrépide; mais il était, dit-on, peu instruit et il ternit ses grandes actions par un défaut qu'on pardonne rarement à un homme public, l'avarice. Il avait amassé des sommes immenses dans ses voyages; il pouvait mépriser le commerce en Canada, et il ne le fit pas; c'est ce qui empoisonna les dernières années de sa vie. Il fit venir plusieurs de ses neveux de France pour les enrichir, et n'ayant pu faire nommer l'un d'eux, un capitaine De Bonne de Miselle, adjudant général, il lui concéda une seigneurie et lui accorda la traite exclusive du Sault-Ste.-Marie. Quoiqu'il fût riche de plusieurs millions, le marquis de la Jonquière se refusa pour ainsi dire le nécessaire jusqu'à sa mort. On rapporte que dans sa dernière maladie des bougies ayant été placées près de son lit, il les fit ôter et remplacer par des chandelles de suif, disant «qu'elles coûtaient moins cher et éclairaient aussi bien». Malgré ce défaut, la France perdit beaucoup en le perdant; c'était un de ses marins les plus habiles, et qui était doué de cette constance indomptable à la guerre d'autant plus précieuse pour la France, qu'elle luttait alors avec des forces inégales sur l'Océan. Le baron de Longueuil administra pour la seconde fois par intérim, la colonie jusqu'à l'arrivée du marquis Duquesne de Menneville en août 1752. Ce nouveau gouverneur, recommandé au roi par M. de la Galissonnière, était capitaine de vaisseau et de la maison du fameux amiral de Louis XIV. Ses ordres portaient de suivre en tout la conduite de ses prédécesseurs, c'est-à-dire d'empêcher les Anglais et de passer les Apalaches et de sortir de la péninsule acadienne, où ils avaient déjà 15 à 16 hommes de troupes.
124La guerre devenait de plus en plus imminente. La milice canadienne fut organisée et exercée; on augmenta les fortifications de Beauséjour; on achemina des troupes sur l'Ohio, où M. Bigot voulait que l'on envoyât 2,000 hommes, bâtit trois forts et plusieurs magasins d'entrepôt 125, précautions qu'il jugeait nécessaires pour s'assurer la possession de cette contrée. Ces troupes se mirent en route en 1753 sous les ordres de M. Péan. Les Anglais en faisaient autant de leur côté. Les Indigènes sollicités par les deux partis ne savaient que faire; ils étaient surpris, troublés de voir arriver de toutes parts des soldats, de l'artillerie, des munitions de toute espèce, au milieu de leurs forêts jusque-là silencieuses. Les forts de la Presqu'Isle et Machaux s'élevèrent successivement du lac Erié en gagnant la rivière Ohio. M. Legardeur de St.-Pierre qui y commandait, fut notifié de se retirer par le gouverneur anglais de la Virginie, qui acheminait alors des troupes sur les Apalaches. M. de Contrecoeur qui avait remplacé M. de St.-Pierre, s'avança à son tour avec 5 ou 6 cents hommes, faisant évacuer devant lui, et après sommation, un petit fort occupé par le capitaine Trent; et rendu sur le bord de l'Ohio, il y éleva le fort Duquesne en 1754 (Pittsburg). En même temps l'ordre était donné à tous les commandans français dans ces contrées de s'assurer des Sauvages par des présens; des détachemens de troupes étaient stationnés aux forts de Machault et de la Presqu'Isle entre le fort Duquesne et le Détroit; des vaisseaux étaient mis sur les chantiers des lacs Erié et Ontario pour le service des transports, et le gouverneur de la Louisiane était informé de tout ce qui se passait, et recevait instruction d'engager les Indiens de son gouvernement à se joindre aux forces qui étaient sur l'Ohio. M. de Contrecoeur apprenant qu'un corps considérable de troupes anglaises marchait à lui sous le commandement du colonel Washington, chargea M. de Jumonville d'aller à sa rencontre, et de le sommer de se retirer, attendu qu'il était sur le territoire français. Cet officier partit avec une escorte de 30 hommes; il avait reçu ordre de se tenir sur ses gardes de peur de surprise, tout étant en confusion dans la contrée, où les Indigènes ne parlaient que de guerre; il choisissait en conséquence ses campemens de nuit avec précaution. Le 17 mai (1754) au soir il s'était retiré dans un vallon profond et obscur, lorsque des Sauvages qui rôdaient le découvrirent et en informèrent le colonel Washington, qui arrivait dans le voisinage avec ses troupes. Celui-ci marcha toute la nuit pour le cerner, et le lendemain au point du jour il l'attaqua avec précipitation marchant comme à une surprise à la tête de son détachement. Jumonville fut tué avec neuf hommes de sa suite. Les Français prétendent que ce député fît signe qu'il était porteur d'une lettre de son commandant; que le feu cessa et que ce ne fut qu'après que l'on eût commencé la lecture de la sommation que les assaillans se remirent à tirer. Washington affirme qu'il était à la tête de la marche, et qu'aussitôt que les Français le virent, ils coururent à leurs armes sans appeler, ce qu'il aurait dû entendre s'ils l'avaient fait. Il est probable qu'il y a du vrai dans les deux versions; l'attaque fut si précipitée qu'il dût s'ensuivre une confusion qui ne permit pas de rien démêler; mais s'il n'y a pas eu d'assassinat, on se demandera toujours pourquoi Washington avec des forces si supérieures à celles de Jumonville, montra une si grande ardeur pour le surprendre au point du jour comme si c'eût été un ennemi fort à craindre? Ce n'était point certainement avec 30 hommes qu'il était en état d'accepter le combat. Quoiqu'il en soit, cet événement n'amena pas la guerre, car déjà elle était résolue, mais il la précipita. Washington continua son chemin et alla construire le fort palissade de la Nécessité sur la rivière Monongahéla qui se jette dans l'Ohio, où il attendait de nouvelles troupes pour aller attaquer le fort Duquesne, lorsqu'il fut attaqué lui-même. M. de Contrecoeur en apprenant la mort tragique de Jumonville résolut de le venger. Il donna 600 Canadiens et 100 Sauvages 126 à M. de Villiers, frère de la victime, pour aller attaquer dans son nouveau fort, Washington, lequel voyant arriver les Français, sortit dans la plaine avec 400 hommes qu'il rangea en bataille, pour les recevoir; mais ses soldats n'attendirent pas la première décharge des assaillans, ils se replièrent aussitôt sous leurs retranchemens garnis de 9 pièces de canon. Le feu fut très vif de part et d'autre; mais les Canadiens combattaient avec tant d'ardeur qu'ils éteignirent le feu des batteries. La fusillade dura jusqu'au soir, que les assiégés capitulèrent afin d'éviter un assaut. Ils avaient perdu 58 hommes, et les vainqueurs 73. Ceux-ci rasèrent le fort et se retirèrent. Tels sont les humbles exploits par lesquels le futur conquérant des libertés américaines commença sa carrière; la guerre parut maintenant inévitable, quoique l'on parlât encore de paix. La victoire que M. de Villiers venait d'obtenir, fut le premier acte de ce grand drame de 29 ans, dans lequel la puissance française et anglaise devait subir de si terribles échecs en Amérique.
Cependant que faisait la commission des frontières à Paris? Tandis «que toutes les colonies anglaises, dit le duc de Choiseul, se mettaient en mouvement pour exécuter le plan de l'invasion générale du Canada, formé et arrêté à Londres, les commissaires britanniques ne paraissaient s'occuper que du soin de concourir avec ceux du roi à un plan de conciliation». Mais le duc de Choiseul et les autres membres du ministère français, ne pouvaient être encore les dupes de cette politique. Ils avaient remarqué la persistance des Anglais à vouloir pénétrer dans la vallée de l'Ohio, et c'est en conséquence de cette persistance et de l'agitation observée parmi les Indiens, qu'ils avaient eux-mêmes ordonné en 1742 et 3, d'y faire passer des forces et d'établir des forts formant chaîne du lac Erié à cette rivière, et en 1754 de rejeter le colonel Washington au-delà des Apalaches. La Grande-Bretagne ne laissait plus à ce qu'il semblait ses commissaires à Paris que pour conserver les apparences aux yeux de l'Europe et du gouvernement français, dont la décrépitude ne permettait guère que de faibles efforts pour résister à l'orage qui se formait. Le plus grand sujet d'anxiété pour le cabinet de Versailles c'étaient les finances. Le trésor était vide. Depuis déjà plusieurs années il murmurait sans cesse contre les dépenses du Canada. Lorsqu'il fallût faire des préparatifs de guerre, il éclata en plaintes ouvertes; chaque vaisseau apportait des reproches amers à l'intendant, sur l'excès des dépenses; mais peu ou point de soldats pour défendre la colonie. Et pourtant la nouvelle de la mort de Jumonville et de la capitulation de Washington faisait la plus grande sensation en Europe. Le peuple français exclus alors par la nature de son gouvernement des affaires publiques, et qu'on berçait de l'espoir de la conservation de la paix, dut aussi se désabuser. Il fallait faire la guerre. L'Angleterre avait formé ses plans d'invasion comme on l'a vu depuis longtemps; et c'est en conséquence des ordres qu'elle avait envoyés l'année précédente (1753) aux gouverneurs de toutes ses colonies, afin de les exhorter à agir de concert pour leur commune et mutuelle défense, qu'ils s'assemblèrent en convention au nombre de 7, le 14 juin (1754), à Albany. Dans cette réunion, on signa un traité de paix avec les Iroquois, et l'on dressa un projet d'union fédérale pour que les avis, les trésors et les forces des diverses provinces fussent employés dans une juste proportion contre l'ennemi commun. Le gouvernement de la confédération dans laquelle entraient toutes les colonies, devait être administré par un président nommé par la couronne, et par un grand conseil choisi par les diverses assemblées coloniales. Le président était investi de toute l'autorité exécutive, et le pouvoir législatif lui était déféré concurremment avec le conseil. Les pouvoirs de ce nouveau gouvernement devaient être de faire la paix et la guerre avec les Sauvages, de lever des troupes, fortifier les villes, imposer des taxes sous l'approbation du roi, nommer les officiers civils et militaires, etc. Un si beau projet fut rejeté pourtant par toutes les parties, mais pour des motifs différens; par les colonies parcequ'il donnait trop d'autorité au président, et par la couronne parcequ'il en donnait trop au représentans du peuple. Comme on l'a observé ailleurs, les guerres avec le Canada tendaient continuellement à réunir les provinces anglaises ensemble, et à en accoutumer insensiblement les peuples à regarder le gouvernement fédéral comme le meilleur pour tous. Le projet de la convention des gouverneurs ayant été rejeté, il fut résolu, faute d'un pouvoir central suffisant, de faire la guerre avec les troupes régulières de la métropole, auxquelles les troupes coloniales serviraient d'auxiliaires; et en même temps les colons votèrent des hommes et des subsides, aidés du gouvernement impérial, qui fit mettre de grosses sommes à leur disposition, et nomma le colonel Braddock, officier qui avait servi avec distinction sous le duc de Cumberland qui l'aimait, pour leur général en chef. Les instructions qu'il reçut avant son départ pour le Nouveau-Monde, contenaient le plan des opérations qui devaient être entreprises contre le Canada 127. Une expédition devait mettre la vallée de l'Ohio sous la puissance britannique après en avoir chassé les Français. Les forts St.-Frédéric, sur le lac Champlain, Niagara, au pied du lac Erié, et Beauséjour dans l'isthme de l'Acadie, devaient être aussi attaqués l'un après l'autre ou simultanément, selon les circonstances. Les colonies avaient ordre d'armer les milices et d'incorporer plusieurs régimens. Les troupes régulières rassemblées en Irlande, s'embarquèrent avec le général en chef dans le printemps de 1754, sur une escadre commandée par l'amiral Keppel, chargé de seconder sur mer les efforts que l'on allait bientôt faire sur terre. Le général Braddock tint en arrivant une conférence en Virginie avec tous les gouverneurs de province, et là il fut arrêté qu'il marcherait lui-même avec les troupes britanniques pour prendre le fort Duquesne; que le gouverneur Shirley attaquerait le fort Niagara avec les troupes provinciales; qu'un autre corps, tiré des provinces du nord et commandé par le colonel Johnson, tomberait sur le fort St.-Frédéric, et que le colonel Monckton avec les milices du Massachusetts prendrait Beauséjour et Gaspareaux. On ne songea plus qu'à surprendre le Canada en en hâtant l'invasion.
Cependant le gouvernement français n'était pas resté inactif en présence de tous ces préparatifs de l'Angleterre où, depuis longtemps, le langage des journaux et les discours prononcés dans les chambres, lui faisaient connaître l'opinion publique, puissante alors comme aujourd'hui sur le ministère de cette nation. Il rassembla une flotte à Brest sous le commandement du comte Dubois de la Motthe, et y fit embarquer 6 bataillons de vieilles troupes formant 3,000 hommes 128, dont deux pour Louisbourg et quatre pour le Canada. Le baron Dieskau, maréchal de camp, qui s'était distingué sous le maréchal de Saxe, les commandait. Il avait pour colonel d'infanterie M. de Rostaing, et pour aide-major le chevalier de Montreuil. Le marquis Duquesne demanda son rappel pour rentrer dans le service de la marine. Son départ ne causa aucun regret, quoiqu'il eût conduit assez heureusement les affaires publiques, et pourvu avec sagesse à tous les besoins de la colonie; son caractère altier et hautain l'avait empêché de devenir populaire. Il eut pour successeur le marquis de Vaudreuil de Cavagnac, gouverneur de la Louisiane, qui débarqua à Québec au commencement de l'été, suivi quelques jours après de l'intendant Bigot, qui venait de donner à Paris des éclaircissemens sur la situation des finances du Canada. Le gouverneur, troisième fils de celui qui avait succédé à M. de Callières au commencement du siècle, fut reçu avec des démonstrations de joie par les Canadiens qui le désiraient, qui l'avaient fait demander au roi, et qui accoururent pour voir leur compatriote, espérant qu'il allait faire succéder aux temps malheureux qu'on avait passés jusqu'alors, ces jours fortunés que leur rappelait le gouvernement de son père.
La flotte anglaise qui portait le général Braddock et ses troupes, partie au commencement de janvier 1755 de Cork, arriva à Williamsburgh en Virginie le 20 février. L'amiral Dubois de la Motthe ne fit voile de Brest qu'à la fin d'avril, ou trois mois après Braddock, avec les renforts, munitions et matériel de guerre destinés pour le Canada. Ici il est nécessaire de noter les dates. Le gouvernement de Londres résolut de faire intercepter cette escadre, et l'amiral Boscawen, chargé de l'entreprise, fit voile de Plymouth le 27 avril.
Dans le temps même où ces mouvemens avaient lieu, la diplomatie chercha à se ressaisir d'une affaire qui devait être évidemment décidée à coups de canon. Le 15 janvier (1752) l'ambassadeur français, M. le duc de Mirepoix, remit une note à la cour de Londres proposant de défendre toute hostilité entre les deux nations; que les choses, quant au territoire de l'Ohio, fussent mises dans l'état où elles étaient avant la dernière guerre; «que les prétentions respectives sur ce terrain, fussent à l'amiable déférées à la commission, et que pour dissiper toute impression d'inquiétude, Sa Majesté britannique voulût bien s'expliquer ouvertement sur la destination et les motifs de l'armement qui s'était fait en Irlande».
Le cabinet de Londres répondit le 22 du même mois en demandant que la possession du territoire de l'Ohio, ainsi que de tous autres, fût, au préalable, remise dans le même état où elle était avant le traité d'Utrecht, ce qui était avancer de nouvelles prétentions et reculer du traité d'Aix-la-Chapelle au traité d'Utrecht; et que pour ce qui était de l'armement, la défense de ses droits et de ses possessions, était le seul but de celui qui avait été envoyé en Amérique, et que ce n'était pas pour offenser quelque puissance que ce pût être, ni rien faire qui pût donner atteinte à la paix générale. Le duc de Mirepoix remit une réplique le 6 février proposant, 1º. que les deux rois ordonnassent aux gouverneurs respectifs de s'abstenir de toute voie de fait et de toute nouvelle entreprise. 2º. Que les choses fussent remises dans l'état où elles étaient ou devaient être avant la dernière guerre dans toute l'étendue de l'Amérique septentrionale, conformément à l'article IX du traité d'Aix-la-Chapelle. 3º. Que conformément à l'article XVIII du même traité, Sa Majesté britannique fit instruire la commission établie à Paris de ses prétentions, et des fondemens sur lesquels elles étaient appuyées.
Dans la suite la France modifia encore ses propositions, et consentit à prendre pour règle provisionnelle l'état où se trouvèrent les choses après le traité d'Utrecht, et que les deux nations évacueraient tout le pays situé entre l'Ohio et les Apalaches. C'était revenir sur ses pas et acquiescer à la proposition du ministère anglais du 22 janvier; elle n'avait aucun doute que ces conditions ne fussent acceptées, d'autant plus que le cabinet de Londres venait d'assurer à M. de Mirepoix que les armemens faits en Irlande, et la flotte qui en était partie, avaient principalement pour objet de maintenir la subordination et le bon ordre dans les colonies anglaises. Mais ce cabinet, à l'aspect de la nouvelle attitude de la France, mit en avant de nouvelles prétentions comme s'il avait craint la paix, et le 7 mars il fit remettre un nouveau projet de convention par lequel il était stipulé, 1º. Que l'on démolirait non seulement les forts situés entre les monts Apalaches et l'Ohio, mais que l'on détruirait encore tous les établissemens situés entre l'Ohio et la rivière Ouabache ou de St.-Jérome; 2º. Que l'on raserait aussi les forts de Niagara et le fort Frédéric sur le lac Champlain; et qu'à l'égard des lacs Ontario, Erié et Champlain, ils n'appartiendraient à personne, mais seraient également fréquentés par les sujets de l'une et l'autre couronne, qui y pourraient librement commercer; 3º. Que l'on accorderait définitivement à l'Angleterre, non seulement la partie contentieuse de la presqu'île au nord de l'Acadie, mais encore un espace de vingt lieues du sud au nord, dans tout le pays qui s'étend depuis la rivière de Pentagoët jusqu'au golfe St.-Laurent; 4º. Enfin, que toute la rive méridionale de la rivière St.-Laurent serait déclarée n'appartenir à personne et demeurerait inhabitée.
A ces conditions, Sa Majesté britannique voulait bien confier aux Commissaires des deux nations la décision du surplus de ses prétentions. C'était une véritable déclaration de guerre, car la cour de Versailles ne pouvait accepter ces conditions, qui équivalaient à la perte du Canada, et qui l'auraient déshonorée aux yeux du monde entier. Aussi les accueillit-elle par un refus absolu 129. Les négociations se prolongèrent, nourries par de nouvelles propositions, jusqu'au mois de juillet, chaque partie protestant qu'elle agissait avec candeur et confiance, et les ministres de la Grande-Bretagne, sur l'inquiétude causée par la destination de la flotte de l'amiral Boscawen, assurant ceux de la France que certainement les Anglais ne commenceraient pas. Le duc de New-Castle, le comte de Granville et le chevalier Robinson dirent positivement à l'ambassadeur français qu'il était faux que cet amiral eût des ordres offensifs. Le gouverneur du Canada, qui s'était embarqué sur un des vaisseaux de l'escadre de M. de la Motthe, avait de son côté ordre du roi de n'en venir à une guerre ouverte que quand les Anglais auraient effectivement commis des hostilités caractérisées 130.
Note 129: (retour) Le ministre écrivit alors au gouverneur du Canada: «Quoiqu'il en soit, Sa Majesté est très résolue de soutenir ses droits et ses possessions contre des prétentions si excessives et si injustes; et quelque soit son amour pour le paix, elle ne fera pour la conserver que les sacrifices qui pourront se concilier avec la dignité de la couronne et la protection qu'elle doit à ses sujets» (Documens de Paris). La cour était de bonne foi dans ces paroles.
Cependant l'amiral Boscawen, parti le 27 avril d'Angleterre, arrivait sur les bancs de Terreneuve avec ses onze vaisseaux à peu près dans le même temps que la flotte française de M. de la Motthe, sans pouvoir la rencontrer; mais quelques-uns des vaisseaux de cette flotte s'en étant séparés depuis plusieurs jours, tombèrent au milieu de l'escadre anglaise, qui enleva le Lys et l'Alcide, sur lesquels se trouvaient plusieurs officiers du génie, et huit compagnies de troupes formant partie des 3,000 hommes envoyés en Amérique. M. de Choiseul rapporte que M. Hocquart qui commandait l'Alcide, se trouvant à portée de la voix du Dunkerque de 60 canons, fit crier en Anglais: Sommes-nous en paix ou en guerre? On lui répondit nous n'entendons point; on répéta la même question en Français, même réponse. M. Hocquart la fit lui-même; le capitaine anglais répondit par deux fois la paix, la paix. D'autres questions s'échangeaient encore lorsque le Dunkerque lâcha sa bordée à demi-portée de pistolet ses canons tous chargés à deux boulets et mitrailles. Bientôt l'Alcide et le Lys furent cernés par les vaisseaux de Boscawen et forcés de se rendre après avoir perdu beaucoup de monde, et entre autres officiers, le colonel de Rostaing. «War, dit M. Haliburton, though not formally declared, was, by this event, actually commenced; but by not complying with the usual ceremonies, the administration exposed themselves to the censures of several neutral powers of Europe, and fixed the imputation of fraud and freebooting on the beginning of the war». Immédiatement après, trois cents bâtimens marchands, qui, sur la foi de la paix, parcouraient les mers avec sécurité, furent enlevés comme l'eussent été par des forbans des navires sans défense. Cette perte fut immense pour la France, qui, forcée à une guerre maritime, se vit ainsi privée de l'expérience irréparable de cinq à six mille matelots.
La nouvelle de la prise du Lys et de l'Alcide arriva à Londres le 15 juillet. Le duc de Mirepoix eut immédiatement une entrevue avec les ministres anglais, qui attribuèrent ces hostilités à un mal-entendu, et qui lui dirent que cet événement ne devait point rompre la négociation. La France, accoutumée à compter avec l'Europe, se voyait ainsi par la faiblesse de son gouvernement, traitée comme une nation du second ou du troisième ordre. La cour de Versailles, ne pouvant plus se faire illusion, rappela son ambassadeur et la guerre fut déclarée à la Grande-Bretagne.
FIN DU SECOND VOLUME.