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Histoire du Canal de Suez

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HISTOIRE
DU
CANAL DE SUEZ

Mesdames et Messieurs,

Je me suis rendu avec empressement à l’aimable invitation de mes collègues de la Société des gens de lettres. D’ailleurs, c’est toujours avec un grand plaisir que je reviens dans ce quartier des Écoles. Je ne puis oublier que c’est à l’École de médecine que j’ai eu, pour la première fois, l’honneur d’entretenir le public du canal de Suez. J’ai commencé par la jeunesse patriotique et fougueuse, car si l’on a pour soi la jeunesse et les femmes, on est sûr de réussir. (Vifs applaudissements.)

Dans cette dernière conférence, je serai heureux de retracer les faits historiques du percement du canal de Suez. Ce qui concerne les négociations a été publié ; les conventions avec le gouvernement égyptien sont connues de tout le monde ; pour le travail des ingénieurs, M. Lavalley a fait des rapports à la Société des ingénieurs civils. Ces diverses questions ont été bien comprises du public, qui sait par cœur l’isthme de Suez, comme si cet isthme était aux environs de Paris. Je me bornerai donc à vous raconter sommairement les circonstances qui ont amené ou accompagné l’exécution du canal. Mon récit aura peut-être quelque utilité et pourra servir à ceux qui veulent se rendre compte de l’enchaînement des faits et qui étudient le cœur humain. — Rien n’est logique comme les faits. Je vous les dirai sans préparation, et tels qu’ils me reviendront à la mémoire, ne choisissant que les principaux ou ceux qui me paraîtront devoir vous intéresser. (Très-bien ! très-bien !)

On me demande tous les jours, dans le monde, comment m’est venue l’idée du canal ; rien d’utile ne se fait sans cause, sans étude et sans réflexion. Un illustre homme d’État, M. Guizot, a dit que le temps ne respectait que ce qu’il avait fait. C’est après cinq années d’études et de méditations dans mon cabinet, cinq années d’investigations et de travaux préparatoires dans l’isthme et onze années de travaux d’exécution, que nous sommes arrivés au but de nos efforts.

En 1849, je fus envoyé, par le gouvernement, en mission extraordinaire à Rome, sous l’inspiration du vote d’une Assemblée souveraine. Je devais suivre une ligne de conduite déterminée par ce vote. Quand l’Assemblée législative remplaça la Constituante, on voulut me faire suivre une autre ligne de conduite que je n’ai pas à blâmer, mais que je ne pouvais admettre. Ne voulant pas trahir ma mission, j’abandonnai vingt-neuf années de service diplomatique. La politique m’ayant ainsi fait des loisirs, je me livrai à mes études premières sur l’Orient et l’Égypte, tout en me construisant une ferme dans le Berry ; cette situation se prolongea. Beaucoup de personnes m’ont jeté la pierre à cette époque et se sont détournées de moi, me reprochant de n’avoir pas changé d’opinion et de conduite. Les événements ont démontré, je crois, que la politique contraire à celle que j’avais l’ordre de suivre, et qui était conforme à mes idées, n’a pas été heureuse pour les intérêts de notre pays.

Appliqué à l’étude des questions orientales, mon esprit se reporta naturellement vers l’isthme de Suez. Il n’y a pas un enfant intelligent qui, à la première vue d’une carte géographique, n’ait demandé à son professeur pourquoi l’on n’allait point aux Indes en traversant l’isthme de Suez. Le maître répondait qu’il y avait une différence de niveau entre la mer Rouge et la Méditerranée ; qu’il était impossible de creuser dans le désert un canal qui ne fût rempli aussitôt par le sable, etc., etc.

Mais aujourd’hui tous ces fantômes ont disparu : ce qui était impossible, il y a cinquante ans, est devenu facile avec la vapeur, le télégraphe électrique et tous les moyens que la science a mis à notre disposition.

De 1849 à 1854, j’ai étudié tout ce qui se rattachait au commerce entre l’Occident et l’Orient ; j’ai reconnu que son mouvement doublait tous les dix ans, et que l’époque était venue où la formation d’une compagnie pour le percement de l’isthme de Suez pouvait le développer d’une façon merveilleuse. En 1852, lorsque mes études étaient déjà complètes et que je me vis dans l’alternative de gagner à ma cause un vice-roi d’Égypte que ses plaisirs absorbaient, ou de m’adresser à Constantinople, je pris ce dernier parti. Mes relations de famille et d’amitié permirent à ma demande d’être examinée, et me valurent la réponse que la solution de cette question ne concernait pas du tout la Porte ; qu’elle était plutôt l’affaire de l’Égypte. Remarquez que, plus tard, lorsque l’Égypte eut pris l’initiative du canal, l’Angleterre, qui avait fait faire, sans l’intermédiaire du Divan, le chemin de fer entre Alexandrie et Suez, réclama à la Porte, au nom de ses droits méconnus. Je gardai alors mon projet et je continuai à m’occuper de mes bestiaux et de ma ferme. (On rit.)

Un jour que j’étais sur le toit d’une maison en construction, au milieu des poutres et des charpentiers, on me présente un journal où étaient annoncés la mort du pacha et l’avénement de Mohammed-Saïd, fils de Méhémet-Ali.

Lorsque je résidais, comme agent français, auprès de Méhémet-Ali, ce grand prince m’avait témoigné beaucoup d’affection, à cause du souvenir de mon père qui avait représenté la France en Égypte, après la paix d’Amiens, et qui avait concouru à l’élévation du binbachi Méhémet-Ali-aga, venu de la Macédoine, avec un contingent de mille hommes.

Le premier consul Bonaparte et le prince de Talleyrand, ministre des relations extérieures, avaient donné pour instruction à leur agent de chercher parmi les milices turques un homme hardi et intelligent qui pût être désigné, pour être nommé, par Constantinople, pacha au Caire, titre à peu près nominal, dont il pourrait se servir pour abattre la puissance des mamelouks, contraires à la politique française. Un des janissaires de mon père lui amena un jour Méhémet-Ali-aga, qui, à cette époque, ne savait ni lire ni écrire. Il était parti de la Cavalle avec sa petite troupe, et il se vantait quelquefois d’être sorti du même pays qu’Alexandre. Trente ans plus tard, le corps consulaire venant complimenter, à Alexandrie, Méhémet-Ali-Pacha, sur les victoires de son fils Ibrahim-Pacha, en Syrie, le vice-roi d’Égypte se tournant vers moi, dit à mon collègue : « le père de ce jeune homme était un grand personnage, quand j’étais bien petit ; il m’avait un jour engagé à dîner, le lendemain j’appris qu’on avait volé un couvert d’argent à table, et comme j’étais la seule personne qui pût être soupçonnée de ce larcin, je n’osais pas retourner dans la maison de l’agent français, qui fut obligé de m’envoyer chercher et de me rassurer. » Ce qui est très-beau dans la bouche d’un homme qui triomphait, avouant qu’on aurait pu avec raison l’accuser de larcin (on rit). — Telle a été l’origine de mes relations avec l’Égypte et la famille de Méhémet-Ali et par suite de ma liaison avec Saïd-Pacha. Son père était un homme extrêmement sévère qui le voyait avec peine grossir d’une manière effrayante, (nouveaux rires), et qui, pour prévenir un embonpoint excessif chez un enfant qu’il aimait, l’envoyait grimper sur les mâts des bâtiments, pendant deux heures par jour, sauter à la corde, ramer, faire le tour des murailles de la ville. J’étais la seule personne qui fût alors autorisée à le recevoir ; quand il entrait chez moi, il se jetait sur mon divan, tout harassé. Il s’était entendu avec mes domestiques, ainsi qu’il m’en fit l’aveu après, pour obtenir d’eux de se faire servir en cachette du macaroni, et compenser ainsi le jeûne qu’on lui imposait. Le prince était élevé dans les idées françaises : tête impétueuse et grande sincérité de caractère.

Quand Saïd-Pacha fut arrivé au pouvoir, mon premier soin fut de le féliciter. Deux ans auparavant, il avait été accusé de conspiration. Pendant qu’une conspiration se trame, on ne convient jamais qu’on en fait partie. Il s’était vu maltraité par le vice-roi ; sa famille avait été exilée ; les mécontents se réunirent autour de lui et… il fut obligé de s’échapper comme il put. Il vint à Paris, y habita un hôtel, rue de Richelieu, où je l’allai visiter. Sa situation, l’accueil que je lui fis et ses souvenirs d’enfance amenèrent dès lors entre nous une amitié vraiment fraternelle. Peu de temps après, il retourna en Égypte et lorsqu’en 1854 il fut appelé à succéder à Abbas-Pacha, il me fixa un rendez-vous pour le retrouver à Alexandrie, au mois de Novembre 1854. Je m’y rendis. Il me donna pour résidence un de ses palais et m’engagea à l’accompagner au Caire, en traversant le désert libyque avec une petite armée de 11 000 hommes.

Le vice-roi installa son camp sur les ruines de Marea au delà du lac Maréotis, j’allai le rejoindre, j’avais toujours mon projet en tête, mais j’attendais le moment favorable pour en parler, car je voulais auparavant mettre le prince au courant du système, nouveau pour lui, des associations financières anonymes, qui peuvent apporter dans un pays des capitaux, sans ôter au souverain son influence, et en l’aidant au contraire à augmenter sa puissance par des moyens destinés à favoriser la prospérité publique. Il fallait en outre me concilier la bienveillance de l’entourage intime du vice-roi, composé en grande partie des vieux conseillers de son père, plus habiles aux exercices du cheval qu’à ceux de l’esprit. Je faisais avec eux des courses au désert, mon talent d’équitation m’avait conquis leur estime. Lié avec l’ancien compagnon d’enfance de Saïd, son ministre Zulfikar-Pacha, élevé à la française et en état de tout comprendre, je l’initiai à mon projet, et il fut convenu qu’il m’avertirait, le jour où il trouverait opportun que j’en parlasse à son maître.

Deux semaines se passèrent et le jour indiqué, 30 novembre 1854, je me présentai dans la tente du vice-roi placée sur une éminence entourée d’une muraille en pierres sèches et formant une petite fortification, avec embrasures de canons. J’avais remarqué qu’il y avait un endroit où l’on pouvait sauter à cheval par dessus le parapet, en trouvant au dehors un terre-plein sur lequel le cheval avait chance de prendre pied.

Le vice-roi accueillit mon projet, m’engagea à aller dans ma tente pour lui préparer un rapport et me permit de le lui apporter. Ses conseillers et généraux étaient autour de lui. Je m’élançai sur mon cheval qui franchit le parapet, descendit la pente au galop et me ramena ensuite dans l’enceinte, lorsque j’eus pris le temps nécessaire pour rédiger le rapport, qui était prêt depuis plusieurs années. Toute la question se trouvait résumée clairement dans une page et demie, et lorsque le prince en fit lui-même la lecture à son entourage, en l’accompagnant d’une traduction en turc, et qu’il demanda son avis, il lui fut unanimement répondu que la proposition de l’hôte, dont l’amitié pour la famille de Méhémet-Ali était connue, ne pouvait qu’être favorable et qu’il y avait lieu de l’accepter.

La concession fut immédiatement accordée. La parole de Mohammed-Saïd valait un contrat.

En arrivant au Caire, il reçut au devant de la citadelle les représentants des divers gouvernements qui venaient le féliciter sur son avènement à la vice-royauté, il dit alors au Consul général d’Amérique : « Je vais vous damer le pion, à vous autres Américains, l’Isthme de Suez sera percé avant le vôtre. » Là-dessus il se mit à parler du projet. Le Consul général d’Angleterre paraissait fort ému. Étant présent à l’audience, et sur un signe du Prince, je fis remarquer que l’entreprise telle qu’elle était conçue, ne devait porter ombrage à personne, que tous les pays y concourraient également, s’ils le désiraient, par une souscription publique et que si j’étais chargé de former une compagnie financière d’exécution, c’était non comme français, mais à titre d’ami de l’Égypte et du vice-roi. Chaque Consul général s’empressa de transmettre la nouvelle à son gouvernement et la réponse fut l’envoi à Mohammed-Saïd de la grand’croix des ordres de presque tous les souverains. (Très-bien ! Très-bien !)

L’acte de concession fut alors légalement octroyé le 30 novembre 1854. Une excursion fut décidée pour explorer l’Isthme, le Vice-Roi m’adjoignit trois ingénieurs français qu’il avait à son service, MM. Mougel Bey, Linant Bey et Aïvas. Pour quatre personnes il ne fallait pas moins de 60 chameaux dont 25 chargés d’eau, pour traverser ce désert peuplé aujourd’hui par 40 000 habitants. Nous partîmes du Caire, nous traversâmes l’Isthme, du Sud au Nord, étudiant la nature du terrain, examinant la possibilité d’un nouveau tracé, car depuis les temps les plus reculés on n’avait songé qu’à un canal intérieur, du Nil à la mer Rouge, et non à un canal sans écluses creusé directement entre les deux mers. C’était le projet d’un canal fluvial et non maritime qu’avaient adopté les Saint-Simoniens et le Père Enfantin, auxquels on doit les études de 1847 et la reconnaissance de l’égalité de niveau des deux mers.

Les anciens projets, y compris celui de M. Lepère, ingénieur en chef de l’expédition française en Égypte, se servaient de l’eau du Nil pour la navigation du canal, au moyen de prises d’eau et d’écluses. C’était une erreur, et c’est ce qui fait que les projets américains pour le percement de l’Isthme de Panama ne pourront pas réussir, tant que l’on n’aura pas trouvé le moyen de couper simplement l’Isthme d’une mer à l’autre. Jamais, en essayant d’amener l’eau d’un fleuve intérieur à la mer, on ne parviendra à faire un canal maritime.

D’ailleurs, pour un parcours qui abrégera le voyage de 3000 lieues, il viendra nécessairement une époque où vous aurez peut être 100 bâtiments par jour ; le passage pour chacun exigera au moins une demi-heure, or il n’y a pas 100 demi-heures par jour. Puis les écluses sont une œuvre humaine qu’il faut entretenir, et réparer, d’où des chômages forcés, une grande consommation d’eau, et pas de certitude absolue. Je crois qu’aucun des projets américains actuels ne peut donner de bons résultats. Je le dis ici devant des représentants de l’Amérique, il faut que l’on se persuade bien qu’il n’y a aucune différence de niveau entre l’Océan Pacifique et l’Océan Atlantique, sauf la différence de la hauteur des marées sur les côtes. Laplace et Fourier l’ont nié pendant 50 ans devant toutes les Académies. (Très-bien ! Très-bien !) Nous avons parfaitement constaté qu’il n’y avait pas de différence entre la mer Rouge et la Méditerranée, sauf celle qu’occasionnent les marées. En Amérique c’est la même chose. Je le dis hautement : les Américains ne pourront réussir qu’après avoir sérieusement étudié la question. Ils ont tracé leurs projets en lignes rouges ou bleues sur la carte, sans faire ni sondages, ni nivellements, ni aucun des travaux qui ont précédé notre entreprise. Nous avons passé cinq ans dans le désert, fait ensuite toutes les études préliminaires avant d’appeler des capitaux, et nous n’avons formé la compagnie d’exécution qu’après le verdict de la science Européenne. Que les gens honnêtes qui s’occupent de l’Isthme américain fassent, eux aussi, ces longues études préparatoires et nécessaires. Le canal de Suez s’est fait, grâce au concours des hommes supérieurs et compétents que nous y avions appelés. Ils sont venus faire un devis que dans l’exécution on n’a pas dépassé d’un centime, entendez-le bien. La science l’a emporté sur tous les points. (Très-bien ! Très-bien !)

Notre première exploration fut longue et pénible, et le résultat final a été celui que mon instinct m’avait fait deviner, à savoir qu’il ne fallait pas se servir de l’eau du Nil pour la navigation du canal de Suez. Dans notre parcours, nous écrasions sous les pieds de nos chameaux les croûtes de sels des lacs amers. Ces lacs ont 40 lieues de tour, c’était évidemment l’ancien golfe d’Heropolis. C’est par ce désert converti en mer intérieure que, le jour de l’inauguration, le 17 novembre dernier, une flotte a passé, l’Aigle en tête. (Applaudissements.)

Ce bassin contient aujourd’hui deux milliards de mètres d’eau. En 1854, notre caravane qui le traversait, portait notre eau, nos vivres, des moutons et des poules ; hors ces animaux, il n’y avait pas même une mouche dans ce désert affreux. Le soir, nous ouvrions nos cages à poules, pleins de confiance et nous étions sûrs, le lendemain matin, que toutes nos bêtes viendraient se réunir autour de nous pour ne pas être abandonnées dans ces lieux désolés, où l’abandon est la mort. Lorsqu’on levait le campement le matin, et qu’au moment du départ, une poule était restée picotant au pied d’un buisson de tamaris, vite, elle sautait effrayée sur le dos d’un chameau pour regagner sa cage. (On rit.) Les Fellahs que j’avais emmenés étaient dans une inquiétude continuelle, car les habitants des bords du Nil ont la plus grande frayeur du désert. Eh bien, c’est ce désert que nous avons parcouru dans tous les sens, pendant deux mois, en décembre 1854 et en janvier 1855. Nous avons subi des coups de vent, mais je dois dire que les sables du désert n’ont pas des inconvénients aussi graves qu’on se plaît à le répéter ; ils sont moins incommodes que la pluie ou la grêle qui, dans nos climats, nous surprennent en route. J’ai parcouru les déserts de l’Afrique jusque près de l’équateur, j’ai fait 350 lieues, monté sur un dromadaire, dans la saison des vents du sud, et je n’ai jamais été arrêté par ces vents réputés si violents, même lorsqu’ils soufflent en plein visage.

Un de nos compagnons de voyage disait que telle était la pénétration du sable, qu’il entrait presque dans les boîtes de montres hermétiquement fermées. Un jour que le vent nous était arrivé tout d’un coup, au moment du déjeuner, nous nous étions enveloppés de nos manteaux pour faire tranquillement notre repas. Cet ingénieur, persuadé que le sable pénétrait par les moindres fissures, cherchait à se mettre bien à l’abri ; mais il avait laissé sans le remarquer un trou au-dessus de sa tête, par lequel je m’amusais à verser du sable (on rit). Voyez, me disait-il, le sable traverse même les étoffes (nouveaux rires). On nous menace constamment de l’envahissement des sables dans le canal et de l’impossibilité de nous en affranchir. Ce préjugé est tellement enraciné dans l’esprit public, que chaque jour on en fait un empêchement formidable pour la conservation du canal.

Après le passage de 130 bâtiments pendant les fêtes de l’inauguration, aucun apport de sable, aucune érosion n’ont été constatés. Depuis cette époque, 2, 3, 4 et 5 navires ont passé chaque jour, et le canal est tout aussi intact qu’avant l’inauguration. (Très-bien ! très-bien ! applaudissements.)

J’ai reçu, hier soir, une dépêche télégraphique qui m’annonce que pendant le mois de mars, nous avons eu 640 000 fr. de recettes, et que 6 bâtiments ont passé depuis le 7, ce qui fait 22 depuis le 1er du mois. (Nouveaux applaudissements.)

La progression est celle-ci (je crois utile de vous la faire connaître en interrompant l’ordre de mes idées pour vous montrer la marche ascendante du transit) : les bâtiments qui ont passé par le canal étaient au nombre de 9 en décembre, de 19 en janvier, de 29 en février, de 52 en mars, etc., depuis le commencement d’avril jusqu’au 9 de ce même mois nous comptons déjà 22 bâtiments à vapeur. (Bravos prolongés.)

Vous voyez que la vapeur a remplacé la voile. J’en demande pardon aux bâtiments à voiles qui d’ailleurs trouveront un dernier refuge dans la mer Rouge si calomniée. On a inventé pour les bâtiments à vapeur des perfectionnements qui permettent de réduire de beaucoup l’espace occupé anciennement par les machines et qui procurent une économie de 50 % sur la consommation du charbon. Le vapeur anglais Brasilian, parti de Bombay, est arrivé à Liverpool portant dans ses flancs 13 000 balles de coton, et 2 500 balles de laine, ce qui équivaut à 4 000 tonnes. Il y a plus, et c’est un exemple admirable d’encouragement que l’Angleterre donne au commerce, par son initiative, un autre bâtiment, parti de Bombay, traverse le canal, dépose sa cargaison de coton sur les quais de Liverpool. Le coton immédiatement envoyé à Manchester, est mis en œuvre dans les manufactures et quelques jours après, le navire, avec sa précédente cargaison manufacturée, reprenait la mer, et retournait aux Indes par le canal. On a pu ainsi, en soixante-dix jours, amener des Indes et décharger en Angleterre du coton brut, puis le renvoyer tout travaillé aux Indes (applaudissements). J’ai voulu rapprocher cet exemple d’activité dévorante, du désert autrefois si aride où nos poules avaient si grande peur d’être oubliées (on rit). Aujourd’hui ce désert est peuplé. Nous y avons trois villes importantes. L’époque du début méritait d’être comparée à l’époque actuelle. (Très-bien !)

Permettez moi, après cette digression, de reprendre ma narration. Lorsque nous eûmes accompli notre première exploration et que les ingénieurs du vice-roi eurent rédigé leur avant-projet, je me rendis à Constantinople pour préparer l’exécution du projet et n’être pas accusé d’avoir manifesté trop d’impatience. Si j’ai été souvent hardi et entreprenant, je suis bien aise de montrer que j’ai pu être patient, quand il le fallait. Je n’ai jamais rien compromis ; on a souvent attaqué mon ardeur, mais dans n’importe quelle circonstance, j’ai pris des précautions, et surtout je n’ai jamais manqué de suivre le droit chemin, c’est le seul qui conduit d’une manière certaine au succès ; armé de la vérité, on est toujours assuré de la victoire. (Applaudissements.) Je me rendis donc à Constantinople, au moment de la guerre de Crimée. L’Angleterre étant opposée au canal, je m’entendis avec le Sultan, afin d’éviter toute collision entre les deux politiques. Je me contentai d’une lettre vizirielle adressée au vice-roi et permettant à ce dernier de continuer à s’occuper du canal.

Arrivé en Égypte, je remis cette lettre au vice-roi qui en fut fort satisfait ; nous organisâmes tous les préparatifs d’études, et il fut décidé que je m’adresserais, pour les compléter, aux ingénieurs européens les plus habiles.

J’ai eu à lutter quelque temps à mon retour en France contre les partisans du tracé indirect. J’étais seul, sans relations dans la presse, contre des savants de grand mérite.

Je pris le parti de faire répondre à la science par la science. J’écrivis aux ministres des principales puissances de me désigner les ingénieurs qui tenaient le premier rang dans leur pays et je leur demandai de les autoriser à se réunir à nous.

L’Autriche nous donna M. de Négrelli, l’Italie, M. Paléocapa, l’Espagne, M. Montesino, la Hollande, M. Conrad, directeur général du service des eaux, la Prusse, M. Lentzé, envoyé par M. de Humboldt. Comme il n’y a pas en Angleterre de corps d’ingénieurs, je fis un voyage dans ce pays, et je choisis MM. Rendel, Mac-Lean et Manby, ingénieurs distingués, ainsi qu’un marin, le capitaine Harris, qui avait fait soixante-dix voyages dans la mer Rouge.

La France mit à notre disposition M. Renaud, inspecteur général des ponts et chaussées, M. Lieussou, ingénieur hydrographe de la marine, les amiraux Rigault de Genouilly et Jaurès.

Ce cénacle de savants fut convoqué par un simple particulier qui donnait rendez-vous, à Paris, à un troisième étage de la rue Richepance.

La plupart des ingénieurs ne se connaissaient point entre eux ; c’étaient les hommes les plus compétents et dont la réunion présentait les plus grandes connaissances pratiques ; ils avaient quitté leurs affaires, la direction de leurs travaux, avec un remarquable désintéressement, pour fonder une ère de civilisation nouvelle. Au jour fixé, à huit heures du matin, ils furent tous exacts, arrivant par le chemin de fer de Madrid, d’Amsterdam, de Berlin, de Vienne, de Londres. Après les présentations, nous eûmes notre première séance, à la fin de laquelle il ne m’était déjà plus permis de douter du succès de mon entreprise. Vous le pensez bien, messieurs, le concours de ces hommes distingués n’a pas eu lieu dans un intérêt d’argent ; non. Aucun de ces savants n’a même voulu qu’on le remboursât de ses frais de voyage. (Applaudissements.) Ils nommèrent une sous-commission chargée d’étudier le terrain en Égypte. Cette sous-commission, composée de cinq membres, accomplit sa tâche au milieu de toutes les difficultés, avec un zèle et un dévouement infatigables. Arrivée à Alexandrie, elle parcourut toute la haute Égypte. Au moment de son départ, le vice-roi l’attendait au barrage du Nil. Les souverains aiment à jouer au soldat. (On rit.) Le vice-roi qui avait ses troupes autour de lui, en grande tenue, reçut les membres de la commission avec les plus grands honneurs.

Je l’en remerciai. Je le remerciai surtout de les avoir reçus comme des têtes couronnées… « Eh ! mais, me dit-il, ne sont-ce pas les têtes couronnées de la science ! » (Applaudissements.) Il fit venir son précepteur et nous dit : « Je vais mettre mon précepteur à côté de vous à table, parce que c’est lui qui m’a donné l’instruction ; si je dois quelque chose à quelqu’un, c’est à M. Kœnig, car la science est au-dessus de l’existence. Il m’a souvent mis au pain sec et à l’eau, mais je ne le lui rends pas aujourd’hui, il va déjeuner avec nous. » (Sourires approbatifs.)

Il fit généreusement sur sa cassette toutes les dépenses pour les explorations et les études de la commission qui dut remonter jusqu’à la première cataracte. Ces dépenses s’élevèrent à trois cent mille francs dont il refusa le remboursement, lorsque la compagnie fut formée quatre ans après. Une frégate vint attendre la commission à Péluse, et le 1er janvier 1856 nous rentrâmes à Alexandrie où le vice-roi nous attendait aux portes de son palais. Lorsqu’il apprit que la commission avait jugé le canal possible, en creusant l’isthme d’une mer à l’autre, sans recourir à l’eau du Nil, il se jeta dans mes bras et témoigna la plus vive satisfaction.

Il m’engagea à retourner en France avec la commission, à publier son rapport et à faire de la propagande en Angleterre.

Je partis, muni d’un acte définitif de concession et des statuts de la compagnie à former, lorsque je jugerais le moment opportun.

Dans mon premier voyage en Angleterre, autant je trouvai de sympathie chez les classes commerciales et lettrées, autant je trouvai de têtes de bois chez les hommes politiques. (Bruit et applaudissements.)

Ils disaient, comme autrefois les devins aux Pharaons, que cette œuvre était impossible ; qu’il y avait une grande différence de niveau entre les deux mers. Ah ! les devins de l’antiquité n’étaient autre chose que les politiques modernes ! (Rires.) Il n’est pas rare que les doctrinaires se trompent.

Avant d’aller en Angleterre, j’avais publié, à Paris, un travail pour préparer les esprits au rapport des ingénieurs. Étant en Angleterre, je fais la même publication en langue anglaise, mais je ne fais pas encore de meeting, j’expose simplement mon projet à quelques hommes d’affaires. Un jour je vais chez un éditeur anglais. Et ceci est à noter : on s’occupe trop en France des coups d’épingle de la presse ; en Angleterre on n’y fait pas attention. Là rien ne vous arrête, chacun dit ce qu’il pense et la vérité ne tarde pas à se faire jour, car la majorité des hommes est meilleure qu’on ne pense et le bien l’emporte en définitive sur le mal. (Applaudissements.)

Je vais donc chez mon éditeur anglais et je lui dis que mon désir est de répandre mon ouvrage, de le propager le plus possible et de le faire lire par tous. L’éditeur me promet une réponse pour le lendemain. Le lendemain je retourne chez lui et il me donne la note des dépenses, où la plus grosse somme est destinée à attaquer l’ouvrage. (On rit.) Il faut croire que l’épiderme des Anglais est moins sensible que le nôtre. Ce n’est pas nous qui payerions des verges pour nous fouetter. (Nouveaux rires.) « Il n’est pas besoin de louer un livre, me dit l’éditeur ; quand il est attaqué, les honnêtes gens veulent le connaître et juger eux-mêmes. Combien d’ouvrages n’ont eu une immense vogue que parce qu’on a sonné les cloches contre eux ! » L’éditeur anglais était un homme de bon sens pratique. A mon retour à Paris, je publiai le rapport des ingénieurs qui fit une grande sensation.

Il fallait retourner en Égypte pour mettre le projet à exécution, pratiquer des sondages à des intervalles de 150 à 200 mètres, faire des nivellements. Les ingénieurs chargés des travaux préparatoires s’en acquittèrent avec intelligence et dévouement. Ce n’est certes pas sans raison que dans tous les pays du monde on recherche avec un si grand empressement les ingénieurs sortant de l’École polytechnique, et que la France s’en glorifie. (Très-bien ! très-bien !)

J’arrive en Égypte. Aussitôt que la politique anglaise voit la bonne tournure que prennent nos affaires, ses agents ne reculent devant aucun moyen de nous nuire et vont jusqu’à menacer le vice-roi de déchéance ; on cherche même à le faire passer pour fou. On m’avait honoré de ce compliment (on rit) à l’époque de ma mission à Rome. C’est ainsi que l’on traite les gens, aujourd’hui. Il y a cent cinquante ans, on les aurait enfermés à la Bastille. (Sensation.)

Je m’efforçais de rassurer le vice-roi, en lui disant qu’il n’avait rien à craindre ; que j’avais sondé l’opinion publique en Angleterre et qu’elle était pour nous ; mais rien ne réussissait, je le voyais tout découragé, malade, s’irritant outre mesure ; le sang lui montait à la tête. Enfin, il me dit, un soir, qu’il ne pouvait plus résister à toutes ces obsessions ; qu’on voulait soudoyer ses troupes dont les officiers sont turcs et les exciter à la désertion. Je lui fis observer que rien de ce qui se passait dans le désert n’étant connu de personne, nous n’avions qu’à faire les travaux demandés par la commission et à nous aller promener dans le Soudan jusqu’à Kartoum. Il y a là des populations qui ont été décimées, qui souffrent depuis quarante ans. Le frère aîné de Méhemet-Ali y avait été envoyé à cette époque. Dès son arrivée, il fixa l’impôt à 1000 chameaux, 1000 esclaves, 1000 charges de bois, 1000 charges de paille ; il voulait tout par 1000. Les habitants, bon gré malgré, durent se soumettre. Mais, en même temps que l’on apportait ce tribut, on conspirait et l’on s’entendit pour se défaire d’Ismaïl-Pacha. Un jour que ce prince entouré de son état-major faisait un repas joyeux, les chefs insurgés enveloppèrent son camp d’une ceinture de combustibles composant une partie du tribut, le feu forma un immense cercle et tout Égyptien qui cherchait à en sortir était atteint par les flèches des Soudaniens. Ce fut un massacre épouvantable et l’on ne peut pas dire qu’il ne fût pas mérité.

La vengeance fut confiée par Méhémet-Ali à son gendre, le fameux Defderdar, qui commit dans ce pays de véritables atrocités ; plus de 100 000 esclaves en furent arrachés pour être conduits en Égypte. Le nom de cet homme est resté comme le synonyme de fléau de Dieu. Croiriez-vous qu’il eut un jour la barbarie de faire ferrer un palefrenier qui avait mal ferré son cheval !

Une femme du pays vint porter plainte contre un soldat qui lui avait acheté du lait et refusait de le lui payer. « En es-tu bien sûre ? lui demanda le tyran. Prends garde, on t’ouvrira le ventre s’il n’y a pas de lait dans celui de mon soldat. » (Mouvement d’horreur.) On ouvrit le ventre au soldat ; on y trouva le lait. Depuis quarante ans, ces populations sont dans un état déplorable. J’engageai fortement Saïd-Pacha à profiter des loisirs qu’on lui faisait pour aller porter un soulagement à ces grandes misères, et je lui promis de l’accompagner.

Nous partîmes pour la haute Égypte et nous traversâmes le désert de Korosko. Arrivé dans la Nubie, le misérable état des populations le désolait, car il était fort sensible. Nous nous étions donné rendez-vous à Berber, ancienne capitale de l’empire de Méroé, là où cessent les cataractes. C’était le 1er janvier 1857, et je voulais lui souhaiter la bonne année ; je fais une trentaine de lieues en quelques heures, j’arrive auprès de lui et je le surprends sous sa tente, pleurant à chaudes larmes, comme un enfant. « Qu’avez-vous ? » lui demandai-je. « Lorsque mes généraux sont entrés tout à l’heure, me dit-il, et qu’ils m’ont fait la même question, j’ai répondu que c’était la musique qui me touchait ; c’est bien plutôt le sort de cet infortuné pays dont ma famille a causé les malheurs ; et lorsque je pense qu’il n’y a pas de remède, c’est pour moi une grande affliction. » Il continua à donner rendez-vous dans les villages voisins qui ont de grandes places et des fortifications et m’engagea à l’accompagner.

Un jour il y avait plus de 150 000 personnes qui étaient venues, à sa suite, du fond même de l’Afrique. C’est une chose véritablement curieuse que la facilité avec laquelle on se met en voyage dans ces pays. En présence de cette foule, on vint annoncer au Prince que, malgré sa défense formelle, un vieux Turc avait enfermé dans sa cave un esclave ; il fait bâtonner le maître et donne ordre de l’enchaîner et de l’emmener. Enfin, pour ne point paraître au-dessous de l’enthousiasme populaire, il céda à un beau mouvement de générosité : « Allez, dit-il, enlever les canons de la citadelle et jetez-les dans le Nil. » Il faut renoncer à dépeindre les transports, l’excès de joie qu’un tel ordre excita parmi cette multitude. Pour moi, j’étais un peu inquiet. « Croyez-vous que vous n’alliez pas trop loin et que nous puissions toujours nous fier à ces gens-là, » objectai-je au vice-roi. « Les canons sont trop vieux, me dit-il, pour tirer un seul coup. » (Rires.) Quand tout le monde fut réuni, le vice-roi déclara qu’il laissait aux habitants le soin de s’administrer eux-mêmes ; qu’il ne leur donnerait plus de chefs turcs, qu’il voulait établir chez eux les municipalités qui depuis le commencement du monde sont l’élément de toute société.

Nous nous dirigeâmes vers Kartoum, nom dont le sens est trompe d’éléphant, parce que la ville est située comme entre les deux défenses, entre le fleuve Bleu et le fleuve Blanc. Kartoum se trouve au point de jonction, c’est une ville de 40 000 âmes fondée par Méhémet-Ali. J’arrive le soir chez le vice-roi qui était fort gai ; il me dit en riant qu’à son arrivée il avait été accueilli par une musique militaire, exécutée sur des instruments que le pharmacien du régiment avait raccommodés de son mieux avec du sparadrap. Mais à peine étions-nous à table, que je vois sa figure s’assombrir ; il déplore de nouveau l’impossibilité dans laquelle il se trouve de rien faire, pour réparer le malheur dont sa famille est la cause, et prétend qu’il ne lui reste plus qu’à abandonner complétement le pays.

L’instruction de ce prince était étendue, il connaissait les Livres Saints et les Commentaires du Coran. Nous étions assis paisiblement, lorsque subitement il se lève, prend son sabre et le lance contre la muraille. Sa fureur est extrême, il m’engage à me retirer dans sa propre chambre ; il voulait passer la nuit dans son salon de réception, — aucun de ses ministres n’osait l’approcher. — En Égypte, quand le vice-roi est en colère, chacun se sauve. (Rires.) Toute la nuit j’eus près de moi les ministres du Pacha qui le croyaient fou. Nous envoyions un bey de temps en temps vers lui pour savoir ce qu’il faisait… A 3 heures du matin, il demande un bain ; au petit jour, il m’appelle. Je le vois sur son divan : « Lesseps, me dit-il, vous vouliez vous promener sur le Nil blanc, je vous en donne la permission. — Vous étiez souffrant hier ? lui demandai-je. — Ah ! pardon, me dit-il, ce n’était pas contre vous que j’étais en fureur, c’était contre moi-même. Je voyais le mal, je ne voyais pas le remède, je m’irritais de n’avoir pas eu votre idée si pratique, de donner des lois à ce pays et de chercher à l’organiser. A votre retour, vous verrez, vous serez content de moi. »

Je m’embarquai pour remonter le Nil blanc avec Arakel-Bey, frère de Nubar-Pacha, aimable et intelligent jeune homme élevé en France, et ambitieux du bien. Nous voyions arriver de tous côtés sur des dromadaires, des caravanes qui voulaient, ainsi qu’elles disaient, remercier le grand prince qui donnait au pays la liberté. Le bruit s’en était répandu dans tout le désert. Quelques jours après je retourne chez le vice-roi. Il me dit qu’il a rendu trois ordonnances, lesquelles, à mon avis, sont un modèle d’organisation pour une société nouvelle. Le fonds en est la générosité, la loyauté, la droiture. (Très-bien ! très-bien !)

Arakel-Bey, nommé gouverneur général du Soudan, fut chargé de faire exécuter ces ordonnances. Malheureusement une mort prématurée est venue détruire les espérances fondées sur son administration.

Nous avions décidé notre retour en Égypte. Au lieu de revenir par le désert de Korosko, nous changions notre itinéraire et nous prenions le chemin opposé, par le grand désert de Bayouda. Pendant ce voyage de 350 lieues, je marchai toujours sans armes et je n’eus aucune inquiétude. Chargé d’armes, chargé de peur, dit-on avec raison. (Sourires approbateurs.) Je me tenais à plusieurs jours de distance du vice-roi, à cause de l’approvisionnement d’eau de nos caravanes, et j’étais toujours bien pourvu des vivres nécessaires.

« Comment se fait-il, me demandait souvent le Prince, que vous nagiez dans l’abondance pendant que tout nous manque ? — Je le crois bien, votre gouvernement a si fort maltraité ce pays que j’ai moi-même à souffrir de la défiance des habitants. Il faut que j’attende une heure, deux heures ayant que leurs enfants se risquent à m’approcher. » (Rires.) Ce sont toujours les enfants qu’on lance d’abord en reconnaissance. S’ils hésitent par trop, je leur jette quelques petites pièces de monnaie, des coquillages, de la verroterie. Ils ne tardent pas à s’en aller raconter à leurs mères ce qu’ils ont vu, et les femmes d’accourir ; ce ne sont pas généralement les plus jeunes. (Nouveaux rires.) Elles m’entourent et me demandent pourquoi j’ai fait des cadeaux à leurs enfants : « Je suis, leur dis-je, un homme généreux qui voyage pour mon plaisir et pour le bien des pays que je visite. » As-tu besoin de quelque chose ? crient en même temps toutes les voix. Si, au contraire, vous désirez quelques provisions, répliquai-je à mon tour, j’en ai rapporté beaucoup. Venez dans mon campement qui est à une heure d’ici ; nous ne sommes que trente. » Quand on a l’air de ne rien désirer, c’est alors que tout le monde vous offre ce dont on a besoin. (Très-bien ! très-bien !) Aussitôt que les femmes âgées étaient parties, arrivaient, curieuses, les jeunes filles (Ah ! ah !), assez jolies sous leur couleur de bronze florentin. Les jeunes hommes suivaient de près, cela s’entend. Alors on se livrait à des réjouissances sous la tente, on apportait des moutons, des chèvres, des dattes, du lait et tout ce qui pouvait nous être agréable. Chose curieuse ! ces gens-là n’ont jamais voulu recevoir mon argent ; cependant ils m’auraient peut-être tué si je m’étais présenté à eux avec des armes. Un autre jour, le vice-roi me dit : « Vous êtes privilégié, vous, à ce qu’il paraît. J’avais un très-beau service ; il est arrivé en morceaux. — Si vous preniez les précautions que je prends, lui répondis-je, et si vous ne confirez pas votre vaisselle à des gens qui n’y font aucune attention, il en serait autrement. » Or, le vice-roi, pour remplacer le chameau qui portait d’ordinaire ma vaisselle et qui était fatigué, en choisit un autre très-vif et presque sauvage, qui fit sauter mes assiettes et mon Service, à la grande hilarité du Prince qui se tenait les côtes en voyant le désastre du ménage qu’il m’avait donné lui-même. (On rit.)

Après trois mois de voyage, nous revînmes au Caire où tout était menaçant. Le gouvernement anglais, par la bouche de lord Palmerston, avait prononcé, au Parlement, des paroles désobligeantes à mon adresse. Il m’avait présenté comme une espèce de pick-pocket voulant prendre aux actionnaires leur argent dans leurs poches. (Hilarité générale.) L’alliance de la France et de l’Angleterre pour la guerre de Crimée durait encore ; muni d’une recommandation de M. de Rothschild, je commençai des meetings que je continuai en Angleterre, en Irlande et en Écosse, pendant vingt-deux jours. Comme preuve de la liberté dont la parole jouit outre-Manche, je dirai qu’à Liverpool le lord-maire, connaissant mon désir, m’offrit sa coopération, prépara la salle, fit les annonces à ses frais et prit la présidence de la réunion. Je m’attendais à un accueil peu favorable du public : il n’en fut rien. Maigre le mélange affreux des mots anglais que je noyais au milieu d’expressions françaises, chacun m’applaudissait, voulant montrer qu’il me comprenait parfaitement. Je parcourus ainsi l’Irlande et l’Écosse en vingt-deux jours, accompagné de M. Daniel-Adolphe Lange, notre représentant à Londres, qui me rendit de grands services. En arrivant dans cette ville, j’allai trouver les écrivains de la presse ; je les priai devenir à mon meeting ; ils y vinrent, et jamais je ne leur donnai un penny. Le soir je corrigeais les épreuves ; j’emportais mille exemplaires, et j’allais le lendemain dans une autre ville où je faisais distribuer mes épreuves. Je priais le personnage important de l’endroit de vouloir bien être président. Il y a partout des hommes qui aiment à rendre service ; et qui, dans un intérêt public, se prêtent de bonne grâce à ce qu’on leur demande. Je choisissais un secrétaire pour adresser les invitations. La liberté de discourir n’est gênée en rien en Angleterre ; elle est au contraire aidée, favorisée par tout le monde. Un jour, arrivant dans une localité, j’apprends que l’homme le plus considérable était un lord chef de justice qui inspectait la prison. J’entrai sans aucune difficulté ; mais quand je voulus sortir, je trouvai les portes fermées. (On rit.) Une autre fois, mon candidat présidait une cour de justice. Après que le premier procès fut terminé, je fis prier le personnage de passer dans son cabinet, et je lui dis que je voulais parler en public. « Tout le monde peut le faire, » me répondit-il. Il voulait d’abord s’excuser de prendre la présidence à cause de ses occupations, mais, sur mon insistance, il se chargea de tout, des frais de convocation, d’installation et des autres détails. Voilà comment les choses se passent en Angleterre ; on y comprend que la vérité sort toujours de la discussion ; les choses les plus absurdes y ont entrée libre, parce qu’elles provoquent utilement de bonnes explications. Notre haute société est, à mon sens, plus irréconciliable que les pauvres gens d’en bas. Pourquoi ne pas les instruire ou empêcher qu’on le fasse ? Je me suis trouvé à Marseille dans une chaude réunion populaire, composée de plus de trois mille personnes. Je n’ai pas craint de me mettre en face d’eux et de défendre ce qu’ils attaquaient. Qu’on les poursuive, qu’on entrave la liberté de discussion, la vérité ne parviendra point jusqu’à ces hommes, et cela uniquement au profit des doctrines funestes qui se propageront dans les sociétés secrètes. (Marques d’assentiment.) J’approuve qu’on enseigne le grec et le latin à nos enfants ; mais ce qu’il ne faut pas négliger, c’est de leur apprendre à sagement penser et à parler bravement. (Très-bien ! très-bien !)

Les hommes sont généralement de bonne foi ; quand on leur dit la vérité, ils l’écoutent et reviennent de leurs erreurs.

Mes discours ayant donné pleine satisfaction, et l’opinion publique m’étant favorable, je n’avais qu’à la suivre ; je revins en Égypte et à Constantinople, et me servis du succès des meetings pour contre-balancer les efforts de la diplomatie anglaise.

Je n’y réussis qu’en 1858 ; comme vous le voyez, les démarches avaient été longues et laborieuses. Songez que pendant les quatre premières années, je faisais par an dix mille lieues, plus que le tour du monde.

La résistance ne tarda pas à devenir moins vive du côté de Constantinople. Ces braves Turcs me disaient toujours : « Faites ce que vous voudrez ; seulement ayez soin de vous entendre avec les puissances et qu’elles ne viennent pas nous tourmenter sans cesse. »

Je continuai donc d’aller de Constantinople au Caire, et vice versa, jusqu’au moment qui me parut opportun pour demander au public des capitaux. On m’a beaucoup reproché cette hardiesse.

Les études préparatoires étaient très-avancées ; j’avais projeté une circulaire avec mes amis, je m’étais même occupé de l’organisation ; tout était prêt, mais je restais à Constantinople dans la crainte que, en l’absence d’un firman, il ne partît de la Porte une protestation. Nous nous trouvions dans une situation difficile que nos adversaires ne manquaient pas d’exploiter.

Pourtant je me décidai à partir pour Odessa, où je fus reçu à merveille, et pour les principales villes de l’Europe. J’y faisais des réunions qui excitèrent, comme au théâtre de Marseille, des transports d’enthousiasme, en dépit de tous les financiers et même de quelques-uns de mes amis qui me reprochaient ma précipitation, laquelle pouvait tout compromettre et rendre l’avenir impossible. Cependant on m’engageait à ouvrir la souscription chez M. de Rothschild. Je lui avais rendu quelques services, lorsque j’étais ministre à Madrid, et il voulait bien s’en montrer reconnaissant :

« Si vous le désirez, me dit-il, je ferai votre souscription dans mes bureaux.

— Et que me demanderez-vous pour cela ? répliquai-je enchanté.

— Mon Dieu, on voit bien que vous n’êtes pas un homme d’affaires… C’est toujours 5 pour 100.

— 5 pour 100 sur 200 millions, mais c’est 10 millions ! Je trouverai un loyer de 1200 francs et je ferai tout aussi bien mon affaire. » (Rires approbateurs.)

Or, le Grand-Central venait de quitter la place Vendôme ; c’est là que j’ai établi le siége de l’administration ; c’est là que les capitaux sont arrivés en abondance.

Suivant le conseil du vice-roi, j’avais réservé pour les puissances étrangères une partie des actions. Mais la France, à elle seule, en a eu, sur la totalité, 220 000, l’équivalent de 110 millions.

J’ai été, pendant le cours de cette souscription, témoin de faits assez curieux et pleins de patriotisme.

Deux personnes demandaient à souscrire. L’une était un vieux prêtre chauve, sans doute ancien militaire, qui me dit :

« Ces …… d’Anglais. (On rit.) Je suis heureux de pouvoir me venger d’eux en prenant des actions sur le canal de Suez. » (Très-bien !)

L’autre, qui vint dans nos bureaux, était un homme bien mis, je ne sais quelle était sa profession :

« Je veux, dit-il, souscrire pour le chemin de fer de l’île de Suède.

— Mais, lui fit-on observer, ce n’est pas un chemin de fer, c’est un canal ; ce n’est pas une île, c’est un isthme ; ce n’est pas en Suède, c’est à Suez.

— Cela m’est égal (nouveaux rires), répliqua-t-il ; pourvu que cela soit contre les Anglais, je souscris. » (Très-bien, très-bien.)

Le même entrain de patriotisme se rencontra chez beaucoup de curés, chez les militaires.

A Grenoble, tout un régiment du génie s’est cotisé pour avoir sa part dans cette œuvre éminemment française.

Les hommes de lettres eux-mêmes, et les fonctionnaires retirés, qui généralement n’ont pas un sou dans les affaires, voulurent encourager nos efforts.

Le vieux comte de Rambuteau, aveugle, me disait un jour :

« Je n’ai jamais placé un centime dans n’importe quelle entreprise, cependant je vous ai pris deux actions.

— Ces deux actions me font plus de plaisir, lui dis-je, que cent mille autres achetées par un banquier, car elles me sont une nouvelle preuve de la sympathie de la France pour mon entreprise. » (Très-bien, très-bien.)

Je m’arrête ici un moment ; vous devez avoir besoin de vous reposer quelques instants.

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