Histoire du Canal de Suez
La séance est suspendue. Quelques minutes après, M. de Lesseps reprend ainsi :
Nous arrivons à la seconde partie de cette conférence. Je dis : nous, parce que vous y prenez autant de part que moi. Il est certain que si votre bienveillance n’était là pour me soutenir, je parlerais avec moins d’aisance que je ne le fais devant vous. Je vous parle comme à des amis. (Applaudissements.)
Nous sommes arrivés au moment où la Compagnie est constituée financièrement. Le Conseil d’administration envoie une commission prendre possession des terrains. Nous nous présentons avec un exposé adressé au vice-roi, que les difficultés continuellement suscitées depuis la formation de la Société avaient poussé à bout, à ce point qu’il ne voulait plus nous entendre, et ne nous accordait que les audiences les plus courtes possibles. Pour lui donner connaissance de notre lettre, il fallut la mettre sur un fauteuil et la reprendre afin qu’il n’eût pas l’air d’avoir reçu notification de l’existence de la Compagnie. Comme je savais qu’au fond nous pouvions compter sur lui, nous restions toujours dans une extrême réserve. Nous partîmes pour le Caire, et lui pour la haute Égypte. Un jour il apprend que j’avais besoin de me rendre au Caire où il se trouvait ; aussitôt il fait monter son neveu, le vice-roi actuel, et son frère, en wagon avec lui, et presse tellement la marche du train que son frère lui dit : « Monseigneur, nous courons plus de danger sur ce chemin de fer qu’avec M. de Lesseps. » (On rit.)
Sans me comparer à Moïse, une chose m’étonnait, étant jeune, quand je lisais la Bible. On y voit, en effet, qu’il entrait chez Pharaon, le reprenait, le menaçait. Comment se fait-il, me demandais-je, qu’un si grand souverain ne mette pas ce gaillard-là à la porte, ou même qu’il le laisse s’approcher de lui ? (Nouveaux rires.) Voici pourquoi. En Orient, lorsqu’un prince a connu quelqu’un pendant son enfance, il ne peut pas lui interdire le seuil de sa maison. Aussi le vice-roi prenait-il le parti de s’en aller. Pendant longtemps, lorsque les difficultés surgissaient de toutes parts, rien ne l’ennuyait plus que de parler du canal ; il me demandait de rester plusieurs semaines sans le voir ; il disait à tout le monde de ne me rien accorder, pendant que sous main il permettait de me venir en aide. Ainsi, dans un campement où l’on nous refusait l’eau, un de nos ingénieurs ne put en obtenir qu’en menaçant de son pistolet le chef de barque intimidé. Devant ses ministres, le vice-roi s’indigna de cette conduite, qu’il approuvait, j’en suis certain. En public, il disait qu’il m’avait retiré son amitié ; qu’il défendait de nous secourir, etc. Un jour, en plein Conseil, il venait de faire une sortie de ce genre ; tout le monde avait quitté la salle, lorsque, dans un coin, le vice-roi aperçut le gouverneur de la ville. « Que fais-tu là ? lui demanda-t-il ; n’as-tu pas entendu ce que j’ai ordonné ? — Pardon, monseigneur, mais Votre Altesse l’a fait avec tant de violence qu’il est impossible que ce soit sa pensée. — Tu m’as compris, dit le vice-roi ; va-t’en, mais prends garde que si tu laisses soupçonner que j’ai pu t’autoriser à aider Lesseps, tu auras affaire à moi. » (Rires et applaudissements.)
Aussi, dès le lendemain, j’eus l’audace, du moins aux yeux du public, de faire chercher parmi les Européens les gens du pays qui étaient disposés à entrer à notre service. On avait chassé de nos chantiers tous les indigènes ; il ne nous était resté que des Français. Ils sont toujours solides au poste, nos compatriotes ! Sans eux, je n’aurais pas fait le canal qui est bien l’œuvre de leur science et de leur énergie. (Vifs applaudissements !) — Ce jour-là, je louai pour 1200 francs par jour un bateau à vapeur qui dépendait du gouvernement ; j’y embarquai des gens de toute espèce au nombre de deux cents ; je me mis à leur tête, et la police ne nous demanda pas nos papiers. En quittant le port, je n’avais pas osé réclamer un bulletin de santé, ne voulant pas me mettre à dos l’absolutisme sanitaire. Depuis la fameuse peste de Marseille, en 1750, on prend toutes sortes de moyens pour se garantir d’un mal qui arrive bien rarement et que les quarantaines n’empêchent jamais, lorsqu’il doit venir ; on s’entoure de précautions parfaitement inutiles et qui nuisent au commerce. (Marques d’approbation.) C’est ainsi que le premier bateau des Messageries impériales qui vient d’arriver des Indes par le canal a été retenu cinq jours à Marseille.
A Damiette, je trouve un garde que j’emmène. « Et si je perds ma place ? me demande-t-il. — Je t’en donnerai une autre, » lui dis-je. (Rires approbatifs.) Il vient avec moi chez le gouverneur, qui, m’apprend-on, est au lit. C’est bon ! puisqu’il n’y a pas de gouverneur, nous sommes maîtres de la ville (nouveaux rires d’approbation) ; nous prenons des provisions et nous retournons à bord sur un canot. Quelques jours après, j’interroge le gouverneur sur la maladie grave qui le retenait au lit quand j’avais voulu le voir. Voici ce qu’il en est, me répondit-il : « J’avais envoyé une dépêche télégraphique au vice-roi pour l’informer que tu avais ramassé des hommes et réuni des provisions, pour les amener à Port-Saïd, et je demandai des instructions. « Imbécile ! me répondit le vice-roi, ce n’est pas ainsi qu’on écrit Saïd ! » Quand j’ai vu que la solution était si peu claire, afin de couper court à toute difficulté, je me suis mis au lit. » (Hilarité.)
Je reviens au départ du Caire de la Commission administrative chargée de prendre possession du terrain de l’isthme. On alla demander au chef des chameliers du Caire une centaine de chameaux. Il prétendit qu’il n’en avait pas. Lorsqu’on m’apporta cette nouvelle, j’étais occupé à exhorter mes compagnons à la patience envers les Arabes… J’interromps mon discours ; je vais trouver dans ma chambre le chef chamelier, je lui fais une telle peur qu’il se jette à genoux et me promet tout ce que je veux. Je l’emmène devant le gouverneur et je lui fais donner l’ordre de former notre caravane.
Nous arrivons au dernier village qu’on rencontre avant de quitter la basse Égypte. Pendant que mes compagnons étaient partis pour la chasse, on m’apprend qu’un officier de la police du Caire, homme qui nous suivait depuis plusieurs jours, s’était emparé de quelques-uns de nos chameliers et les avait emprisonnés la corde au cou.
Immédiatement je me rends vers lui, et en pleine place publique, après lui avoir demandé ses ordres qu’il ne put me montrer, je le traitai de façon à montrer à la population que j’étais au-dessus de lui. En Orient, il faut être le marteau ou l’enclume. Les jeunes gens du village et surtout les femmes se précipitèrent, avec de grandes clameurs, du côté de la prison, et ouvrirent les portes aux prisonniers qui reçurent chacun une guinée de 25 francs en indemnité du traitement qu’ils avaient subi. (Très-bien ! très-bien !)
Notre dernière station, avant de nous enfoncer dans le désert, était proche de Koreïn, sur la route de Syrie, où les philosophes grecs, les patriarches, de grands conquérants, la sainte famille et Napoléon Ier ont passé. Quelques-uns de nos hommes vont demander de l’eau et du lait. On leur répond qu’il n’y en a point. La vérité était, comme je le savais, que l’officier de la police du Caire, qui continuait à nous suivre, avait excité les habitants du village à nous refuser tous les approvisionnements. Je fais venir les principaux de la localité sous ma tente. En ce moment nous courions un grand danger, car on annonçait à Alexandrie que nous avions été assassinés et massacrés par les Arabes. Je n’en savais rien. Cependant j’eus la précaution de donner à entendre à mes visiteurs que je n’étais pas homme à me laisser toucher impunément. Là-dessus, après le café, je leur montre un revolver que j’avais dans mes bagages, contrairement à mes habitudes et pour en faire cadeau. Je fais ranger six bouteilles vides à une certaine distance, et des six coups de mon revolver je les brise, à la grande stupéfaction de mes hôtes. « Sachez bien, leur dis-je, que nous sommes vingt dans ma bande et que je suis le plus mauvais tireur de tous. Nous entrons dans le désert, où tout point noir sera pour nous une gazelle. » Personne n’est venu déranger notre voyage ; nous l’avons fait en toute tranquillité. Nous avons pris possession du terrain et donné le premier coup de pioche à Port-Saïd, au grand émoi de lord Palmerston.
En arrivant à Suez, le gouverneur de la ville, accompagné du chef de police que j’avais mis à la raison, me fit ses excuses.
Le vice-roi avait promis de nous donner 20 000 hommes ; mais en 1861 il fut si tourmenté, il y eut dans la diplomatie une telle animosité, qu’il me pria, et avec une certaine raison, de ne pas l’obliger à tenir ses engagements. Je lui conseillai moi-même d’user d’une grande prudence. C’est alors que je fis un voyage chez mes amis les Philistins, population de travailleurs solides et vigoureux, puisque Samson en était. (On rit.) Comme ils tiennent toutes les plaines depuis les confins de l’Égypte jusqu’aux montagnes de Jérusalem, ils ont toujours été l’effroi des voyageurs. Pourtant, il arrive souvent que les hommes, ainsi que les chevaux, ne sont méchants que parce qu’ils ont peur. (Rires.) Si vous leur apparaissez tout armés, ils vous tueront dans la crainte que vous ne vouliez les tuer. C’est bien naturel. Je cheminais à dromadaire, accompagné seulement de deux personnes ; en parcourant les dunes de Katieh, qui ont 30 ou 40 lieues de longueur, avec des hauteurs de 4 ou 500 pieds composées de sables extrêmement fins, nous nous égarâmes.
En poussant ma monture en avant de nos compagnons, je remarquai du côté de la plaine une route qui me parut être la route de Syrie. Je criai à mes compagnons, qui me suivaient à distance, de venir vers moi. A ma voix, quatre hommes armés de sabres et de pistolets sortent d’un bois où ils étaient embusqués, jettent leurs manteaux et se précipitent vers nous.
J’étais sur une hauteur. « Eh bien ! mes amis, leur demandai-je, pourquoi accourez-vous si vite ?
— Nous pensions, me dirent-ils, que tu étais égaré, et nous venions te secourir, parce que si la nuit te surprenait au milieu de ces dunes, il y aurait grand danger. »
Peut-être ces gens étaient-ils là pour détrousser les passants. (On rit.) Mais ils me croyaient en danger, ils vinrent à mon aide, comme leur religion les y oblige. Ceci peut servir à l’étude du cœur humain.
Quand je rencontrais des groupes d’Arabes, je m’avançais seul vers eux ; je les saluais au nom de Dieu. Loin de me faire du mal, ils m’engageaient à venir dans leurs tentes, où je trouvais la meilleure hospitalité : les femmes faisaient sécher mes vêtements, me donnaient le café, etc. Dans chaque village je répandais en grand nombre une proclamation que j’avais fait imprimer pour appeler les populations au travail. Je leur disais que jusqu’à présent, ils avaient vécu comme des tigres, et que, s’ils voulaient, ils gagneraient beaucoup plus d’argent à venir travailler dans l’isthme, et courraient moins de dangers qu’à errer sur les grandes routes au risque d’attraper des rhumatismes ou des balles. Vous n’avez pas idée des ovations que me firent ces gens-là, sur toute la route. Sur la frontière d’Égypte, à El-Arich, les habitants me portèrent sur leurs épaules jusqu’au haut de la citadelle, où le gouverneur me donna l’hospitalité.
Les principaux de la ville m’accompagnèrent ensuite jusqu’à la limite de l’Égypte et de la Syrie, en chantant des psaumes et des cantiques.
Ces détails interrompent mon récit, mais l’attention avec laquelle vous m’écoutez m’engage à continuer. (Parlez, parlez.) A l’époque de la guerre de Syrie, en 1834, Ibrahim-Pacha avait eu à se plaindre de la population de Bethléem qui est catholique. Il avait envoyé aux galères tous les habitants en état de porter les armes, 400 jeunes gens et sans doute, comme fauteurs, une douzaine de vieillards. Étant président de la commission de santé, je voyais, à chacune de mes visites d’inspection, ces 12 vieillards et ces 400 jeunes gens qui entonnaient des cantiques en faveur de la France. Je leur demandai ce qu’ils voulaient, et ce qu’ils avaient fait. « Nous sommes emmenés en esclavage, me disaient-ils, parce que nous étions liés avec le chef Abougoch. » C’était un chef qui commandait le défilé où David tua jadis Goliath. Abougoch, issu d’une ancienne famille (elle remonte à 1100 ans) s’opposait de tout son pouvoir à la domination des Turcs sur ses compatriotes. J’allai trouver le vice-roi Méhémet-Ali ; j’intercédai officieusement auprès de lui en faveur de ces malheureux catholiques ; je le priai de les rendre à leurs familles. Méhémet-Ali me répondit : « Je ne peux pas vous promettre de faire tout ce que vous désirez et ce que je désire moi-même : je crains de blesser mon fils Ibrahim en renvoyant tous ces prisonniers qu’il a voulu punir de leur révolte ; mais soyez tranquille, chaque semaine, j’en remettrai cinq à votre disposition. »
Aussitôt que cette nouvelle fut connue dans Bethléem, ma porte ne cessa d’être assiégée par les femmes et les parents de ceux qui étaient détenus aux galères. Je ne pouvais pas sortir de chez moi sans être, comme les grands de l’antiquité, entouré d’une foule de malheureux qui venaient solliciter ma protection. Ils me pressaient de toutes parts, déchiraient mes habits. Cependant Ibrahim-Pacha continuait le cours de ses victoires au mont Taurus et l’on pouvait sans le blesser être plus généreux vis-à-vis des Bethléemitains.
Dans cet état de choses, j’imaginai d’aller un jour chez Méhémet-Ali avec mes vêtements tout en lambeaux. « Qu’avez-vous ? me dit le vice-roi. — C’est votre faute, répliquai-je, et je ne sais pas ce que cela peut durer. Tant que vous n’aurez pas mis en liberté mes protégés retenus aux galères, il en sera de même, et je ne suis pas au bout de mes peines, si vous ne relâchez que cinq prisonniers par semaine. » Enfin le vice-roi se rendit à mes prières et laissa tous ces braves gens retourner dans leur pays.
Trente ans après, dans le voyage dont je vous parle aujourd’hui, dès le premier jour de mon arrivée à Jérusalem, des vieillards en robe rouge viennent me saluer et me remercier en disant : « C’est toi qui nous as sauvés autrefois en détournant de nous la vengeance d’Ibrahim-Pacha… sois béni. » Bien que charmé de cette bonne rencontre, j’étais un peu chagrin de voir que des hommes de mon âge fussent déjà si vieux. (Sourires.) Il y avait alors à Jérusalem une centaine de cavaliers français et cinquante officiers d’état-major, accompagnant le général Ducros, appartenant au corps expéditionnaire français. Venus pour assister aux fêtes de Pâques, je les engageai à m’accompagner jusqu’à Bethléem.
Depuis les croisades on n’avait pas vu défiler dans les montagnes de Jérusalem, des cavaliers français, les trompettes en tête ; nous rencontrâmes échelonnés sur la route, de distance en distance, des jeunes gens d’abord, ensuite des hommes âgés qui augmentaient successivement notre cortège. A notre arrivée à Bethléem, la ville était en fête ; les femmes faisaient fumer l’encens devant les naseaux de mon cheval, et comme c’est l’habitude, répandaient le sang des agneaux dans les rues ; des fenêtres et des toits on chantait nos louanges selon la coutume orientale et notre chemin était jonché de verdure et de fleurs. Les officiers français ne cherchaient point à dissimuler leur émotion. Nous étions parvenus à la grotte de la Nativité, quand un vieillard se sépara des autres, et me présentant un enfant : « Voilà, me dit-il, un fils de ceux que vous avez sauvés. » (Bruyants applaudissements.)
Je vous remercie, messieurs. Croyez bien que si je vous dis ces choses, ce n’est pas pour provoquer vos applaudissements, c’est parce qu’elles ont été le commencement de cet élan et de cet enthousiasme universels que le temps n’a pu affaiblir, et qui ont mené à sa fin notre grande œuvre. (Nouveaux applaudissements.)
Ismaïl-Pacha, en arrivant au pouvoir, en 1863, se montra fort loyal à notre égard. Ce prince, comme son père, est un bon administrateur, et il se montra désireux de régulariser la situation de la compagnie.
A ce propos, plusieurs personnes vont m’objecter les théâtres et les acteurs pour lesquels il a fait dernièrement de grandes dépenses. Mais c’est un moyen de civilisation. On civilise par la science, on civilise aussi par le plaisir. (Très-bien, très-bien.) Le vice-roi veut à tout prix une régénération des mœurs de son pays ; il veut réformer les harems qui sont une cause d’abaissement intellectuel et moral (marques d’approbation) ; il veut que les femmes jouent leur rôle dans la société. Il leur a déjà réservé dans les théâtres des loges dont il fera plus tard, je l’espère, enlever les grilles dorées.
Je lui sais beaucoup de gré, au nom de la civilisation française, de s’être adressé à la France pour amuser et instruire ses sujets. Il a compris que la femme, dans la société, est le premier élément de progrès.
Le vice-roi sent bien que la transformation des musulmans est empêchée par l’inégalité injuste qui existe entre l’homme et la femme. En Orient, le monde ne marche que sur une jambe ; c’est pour cela qu’on y est en retard. (Très-bien ! très-bien !)
Un jour, je me promenais à cheval avec le gouverneur de Suez, homme intelligent élevé en Turquie.
« Comment se fait-il que nous restions toujours au-dessous de vous, me disait-il attristé. J’ai des compagnons qui ont fait leurs études en France, en Angleterre ou en Allemagne ; pourquoi, une fois en Orient, font-ils comme les autres ? » En ce moment vint à passer, montée sur un cheval, la jeune fille du consul Anglais. « Lorsque vos femmes et vos filles galoperont ainsi à vos côtés, lui répondis-je, vous serez un peuple civilisé. » (Très-bien.)
J’ai dit la même chose au vice-roi, ce qui l’a frappé beaucoup. Il désire se servir des moyens qui ont civilisé les chrétiens, car la religion musulmane ne s’oppose pas au progrès. Un verset du Coran dit : Celui qui s’entête à vouloir faire toujours ce qu’a fait son père mérite les flammes de l’enfer.
Ismaïl est arrivé au pouvoir en 1863, avec les mêmes difficultés que son prédécesseur, en présence de l’opposition anglaise, mais il a su les surmonter, aidé par l’arbitrage de l’empereur qu’il avait bien voulu provoquer lui-même.
Nous sommes enfin sortis des difficultés politiques et nous avons obtenu le firman du sultan.
Dès lors, avec le concours de MM. Borel et Lavalley, grâce à leurs gigantesques inventions, nous avons fait marcher les travaux avec une activité qui, on peut le dire, n’avait pas de précédents dans l’histoire de l’industrie.
Nos dragues, dont les couloirs étaient aussi longs qu’une fois et demie la colonne Vendôme, enlevaient de 2 à 3 mille mètres cubes par jour, et comme nous en avions 60, nous parvenions à extraire par mois jusqu’à 2 millions de mètres cubes.
C’est une quantité dont personne ne peut se faire une idée exacte. Tâchons pourtant de nous en rendre compte en nous servant de comparaisons. 2 millions de mètres cubes couvriraient toute la place Vendôme et s’élèveraient à la hauteur de 5 maisons posées les unes au-dessus des autres. 2 millions de mètres cubes couvriraient encore toute la chaussée des Champs-Élysées jusqu’à la hauteur des arbres, entre l’obélisque et l’arc de triomphe, ou bien tout le boulevard, depuis la Madeleine jusqu’à la Bastille, serait occupé jusqu’au premier étage des maisons. (Marques d’étonnement.)
Voilà ce que nous enlevions par mois. Il a fallu 4 mois pour les 400 000 mètres cubes du Trocadéro, tandis que nous en creusions 2 millions en un mois. Rendons justice, messieurs, aux hommes de science et de courage qui ont exécuté cet immense travail. Ils ont bien mérité de la patrie et de la civilisation.
Il y a quelques mois, nous dûmes annoncer à notre Assemblée générale que le canal serait ouvert le 17 novembre. Il l’a été, en effet, non sans difficulté, non sans de terribles émotions. Je n’ai jamais vu aussi clairement que la chute est bien près du triomphe, mais en même temps que le triomphe appartient à celui qui, marchant en avant, met sa confiance en Dieu et dans les hommes. (Bruyants applaudissements !)
Quinze jours avant l’inauguration du canal, les ingénieurs viennent me dire qu’entre deux sondages pratiqués de 150 en 150 mètres, au moyen de puits carrés où pouvaient se tenir douze hommes, on a découvert une roche très-dure qui brisait les godets de nos dragues. On nous a reproché de ne pas nous en être aperçus plus tôt. Est-ce qu’on pouvait faire des sondages plus rapprochés sur une longueur de 164 kilomètres ? A cette fâcheuse nouvelle, je cours à l’endroit indiqué. Il y existait une lentille de roche, s’élevant jusqu’à 5 mètres au-dessus du plafond du canal et ne laissant que 3 mètres d’eau. Que faire ? Tout le monde commence par déclarer qu’il n’y a rien à faire. D’abord, m’écriai-je, vous allez demander de la poudre au Caire, de la poudre en masse, et puis si nous ne pouvons pas faire sauter le rocher, nous sauterons nous-mêmes. (Rires et applaudissements.)
Les souverains étaient en route pour venir au rendez-vous : toutes les flottes du monde avaient été convoquées, elles allaient arriver ; il fallait à tout prix être en mesure de les recevoir. L’intelligence et l’énergie de nos travailleurs nous ont sauvés. Pas une minute n’a été perdue et tous les navires ont pu passer. (Applaudissements.)
Enchanté de ce résultat, le vice-roi vient me trouver et m’engage à faire les dispositions nécessaires pour recevoir les souverains et les étrangers, au nombre de 6000, que nous devions abriter et nourrir. Des hangars furent construits en quelques jours, pouvant contenir 600 personnes avec des tables toujours renouvelées et servies. Le vice-roi avait fait venir 600 cuisiniers et 1000 domestiques de Trieste, de Gênes, de Livourne et de Marseille. Il y avait aussi, en face du canal d’eau douce et du lac Timsah, un village de 25 000 Arabes qui donnaient également l’hospitalité sous des tentes. Tous ces préparatifs étaient faits, lorsque le 15, au moment où j’allais partir pour Port-Saïd, à 9 heures du soir, j’entends un bruit de pétards et de fusées qui éclatent. C’étaient les feux d’artifice qu’on avait apportés pour les fêtes et qui, arrivés trop tard par le chemin de fer, n’avaient pu être transportés, selon mon désir, en dehors d’Ismaïlia, dans les dunes. On les avait mis malheureusement dans le chantier de menuiserie et de charpentes qui occupait le milieu de la ville, et elle faillit devenir tout entière la proie des flammes. Deux mille hommes de troupes nous arrivent fort à propos et la ville est sauvée, grâce au moyen toujours employé à Constantinople et qui consiste à rafraîchir sans cesse, en inondant les murailles et les toits des maisons voisines.
Malgré nos efforts, la muraille chauffée tout autour, à une température extraordinaire, menaçait de propager l’incendie, lorsqu’on vint m’annoncer que sous le sol du chantier on avait caché dans le sable une bonne provision de poudre. Je recommandai de ne rien dire et de diriger les pompes de ce côté. Heureusement le vent tomba tout à fait et la ville fut préservée.
Le 16 novembre, 160 bâtiments étaient arrivés. Le lendemain matin, on devait assister aux prières des musulmans et des chrétiens. Deux estrades semblables avaient été préparées pour recevoir deux autels. Une troisième estrade était destinée aux souverains, aux personnages invités.
Les diverses dispositions étaient prises, quand arrive un coup de mer très-violent qui couvre d’eau toute la plage et entoure les tribunes. Nous ne savions comment nous tirer de là ; enfin avec du sable nous parvînmes à former autour des tribunes un espace libre et sec. On était ainsi entouré d’eau, et ce fut un spectacle magique de voir à leur arrivée les invités traverser ce lac improvisé.
C’était la première fois que l’autel chrétien et l’autel musulman se trouvaient en face, et que les deux clergés officiaient ensemble.
Les ordres avaient été distribués pour faire partir le 17 au matin la flotte d’inauguration. Le soir du 16, après avoir reçu l’Impératrice et les étrangers, je m’entends avec le capitaine du port, officier de marine très-distingué, M. Pointel, que la mort nous a enlevé depuis ; nous avions tout organisé, quand, à minuit, on m’annonce qu’une frégate égyptienne s’est échouée à trente kilomètres de Port-Saïd, au milieu des eaux, c’est-à-dire que, placée en travers, elle était montée sur une des berges, et barrait le passage. Aussitôt je fis réunir les moyens nécessaires pour la déséchouer ; un bateau à vapeur fut expédié avec des hommes et les moyens nécessaires à l’opération. Ils reviennent à deux heures et demie du matin, disant qu’il est impossible de faire bouger la frégate. Messieurs, il faut avoir confiance, en ce monde, sans quoi l’on ne peut rien faire. (Très-bien, très-bien.) Je ne voulus rien changer au programme du lendemain. Logiquement j’avais tort, mais les faits ont prouvé que j’avais raison. (Nouvelles marques d’approbation.) Ne soyons pas doctrinaires… cela ne vaut rien ni en affaires ni en politique. (Très-bien, très-bien. Applaudissements redoublés.)
A 3 heures du matin, le vice-roi qui était parti pour Ismaïlia, afin d’y recevoir les souverains et les princes, apprenant l’échouage de la frégate, était revenu en toute hâte ; en passant, il avait fait faire des efforts inutiles pour soulever la frégate ; il m’appela à bord de son bateau, et je le trouvai dans une vive inquiétude, car les moments étaient comptés. Si nous avions remis l’inauguration seulement au lendemain, qu’aurait-on dit ? Des dépêches commandées de Paris publiaient déjà que tout était perdu.
Des secours puissants furent mis à la disposition du Prince, qui emmena avec lui un millier de marins de son escadre. Nous convînmes qu’il y avait trois moyens à employer : chercher d’abord à ramener le bâtiment dans le milieu du chenal, ou le coller sur les berges, et si ces deux moyens échouent, il y en a un troisième… Nous nous regardâmes en face, les yeux dans les yeux… « Le faire sauter ! s’écria le Prince. — Oui, oui, c’est cela, ce sera magnifique ! » Et je l’embrassai. (Salve d’applaudissements.) « Mais au moins, ajouta le khédive en souriant, attendrez-vous que j’aie enlevé ma frégate, et que je vous aie annoncé que le passage est libre. » Je ne voulus pas même accorder ce répit. (Rires approbatifs.) Le lendemain matin, j’arrivai à bord de l’Aigle, sans parler de l’accident à personne, comme bien vous le pensez.
La flotte se mit en marche, et ce ne fut que cinq minutes avant d’arriver à l’endroit de l’échouement, qu’un amiral égyptien monté sur un petit bateau à vapeur nous fit signe que le canal était dégagé. (Bravo !) Lorsque nous arrivâmes à Kantara, qui est à 34 kilomètres de Port-Saïd, le Latif pavoisé nous salua de ses canons, et tout le monde fut enchanté de l’attention qu’on avait eue de placer ainsi cette grande frégate au passage de la flotte d’inauguration. (Rires et applaudissements.) Arrivée à Ismaïlia, l’Impératrice me raconta que pendant toute la durée du voyage elle avait eu comme un cercle de fer autour de la tête, parce que, à chaque instant, elle croyait voir l’Aigle s’arrêter, l’honneur du drapeau français compromis et le fruit de tous nos travaux perdu. (Sensation.) Suffoquée par son émotion, elle dut quitter la table, et nous l’entendîmes éclater en sanglots, sanglots qui lui font honneur, car c’était le patriotisme français qui débordait de son cœur. (Applaudissements.)
Nous avions passé sans difficulté sur le rocher du Sérapeum, et ce qui me fit un grand plaisir, c’est qu’au moment de le franchir, des ouvriers qui étaient près de là, regardant si nous touchions au plafond du canal, avaient exprimé leurs transports de joie par un geste qu’aucune expression ne peut rendre. (Ici M. de Lesseps excite, en imitant le geste de ces ouvriers, les applaudissements de toute la salle.)
Il faut dire que depuis le commencement du travail, il n’y a pas un gardien de tente qui ne se soit cru un agent de la civilisation. C’est ce qui nous a fait réussir. (Très-bien ! très-bien !)
Le passage s’est effectué à merveille. 130 bâtiments ont inauguré l’ouverture du canal, et depuis ce jour il n’y a pas eu d’interruption dans le trajet. Désormais le canal est ouvert à tous les bâtiments, quel que soit leur tirant d’eau.
La navigation à vapeur voit s’ouvrir devant elle, non-seulement l’Arabie, la Chine, la Cochinchine, le Japon et les îles Philippines, mais encore la côte orientale de l’Afrique qui offre de si merveilleuses ressources au commerce, à cause de ses rivières et de ses fleuves. On y a découvert des mines de charbons très-riches. Du Japon, jusqu’à San Francisco, des multitudes d’archipels répandus sur deux mille lieues de l’océan Pacifique appellent la colonisation, non des gouvernements, mais de l’initiative individuelle.
A l’exemple de nos anciens cadets de famille qui ont conquis le Canada, la Louisiane, les Indes, que les jeunes gens d’aujourd’hui, au lieu de végéter dans l’oisiveté ou de suivre des carrières qui ne les mènent à rien de bon, aillent féconder de nouvelles Iles de France !
Que rien ne les décourage ! l’esprit d’initiative et de persévérance appartient à notre nation plus qu’à toute autre. (Applaudissements.)
Mesdames et messieurs, je vous remercie de votre bienveillance, et j’espère que vous ferez des vœux afin que le canal réussisse pour ses actionnaires, comme il a réussi pour la science et pour l’honneur de la France.
M. de Lesseps est salué par des applaudissements redoublés et l’Assemblée se sépare vivement impressionnée.
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